Dieu-avec, Dieu-contre

Transcription

Dieu-avec, Dieu-contre
ThEv vol. 4, n° 1, 2005
p. 89-94
Henri Blocher
Dieu-avec, Dieu-contre
Entre les deux oracles « sensationnels » de l'Enfant promis (7.14ss ; 9.5s.),
l'attention risque de se relâcher à la lecture d'Ésaïe 8. Pourtant, dans la composition si soignée du « Livret de l'Emmanuel », le chapitre joue un rôle non-négligeable. Par plusieurs de ses thèmes et de ses énoncés, il mérite au moins d'être
examiné au scanner, fût-ce brièvement.
C'est toujours le temps de la crise assyrienne, entre 735 et 732. L'Assyrie
féroce domine le Moyen-Orient : Oswalt compare sa puissance militaire et son
invincibilité apparente à celle de l'armée allemande en 1939 et 19401. Achaz,
qui détient le pouvoir à Jérusalem, refuse de se joindre à une coalition de petits
pays, en particulier ses voisins d'Israël (Samarie) et de Syrie, qui veulent secouer
le joug de l'Ogre : il fait le choix stratégique de l'alliance assyrienne. Les Israélites et les Syriens lancent une offensive contre Juda... Au chapitre 7, le prophète
porte au roi habile mais impie un double message : la coalition qui fait trembler
les Jérusalémites n'aboutira pas à ses fins, elle échouera bientôt ; mais si Achaz
s'entête à courtiser les Assyriens, au lieu de se confier en YHWH seul comme
celui-ci l'exige, les mêmes Assyriens dévasteront le pays. Un malheur sans nom
s'abattra sur le peuple, avant que Dieu accomplisse son plan – car il ne se laissera
pas mettre en échec – et fasse naître le Roi promis (non des œuvres d'Achaz mais
d'une « jeune fille », signe prodigieux pour la Maison de David), un Roi qui
méritera le nom d'Emmanuel, Avec-nous-Dieu.
BIBLE AU SCANNER
Ésaïe 8
Quelque temps après, Ésaïe prolonge ce message. Il continue de parler des
événements contemporains, mais en visant toujours, par-delà, l'accomplissement plénier du Dessein des siècles. Il le fait toujours, croyons-nous, en entre1.
John N. OSWALT, The Book of Isaiah, chapters 1-39, Grand Rapids, Eerdmans, 1986, p. 226.
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laçant de théologie l'interprétation et la prédiction des faits : nous adoptons
comme hypothèse de lecture que le chapitre 8 élabore le paradoxe du Saint
d'Israël. Le Dieu qui « fait mourir et fait vivre » (1 S 2.6), s'il est le Dieu-avecnous, se révèle aussi le Dieu-contre, dressé contre un peuple qui se réclame de
Dieu-avec, Dieu Contre lui : il déploie contre lui une « œuvre étrange » de
jugement (És 28.21) À cette dualité correspond un partage parmi les humains...
1. La menace dans la délivrance
Le signe de la naissance de Maher-Shalal-Hash-Baz (v. 1-4) est, pour Juda,
un signe de délivrance2. Parallèle, avec contraste, du signe d'Emmanuel, il a pour
fonction, sans intervention miraculeuse (au contraire de ce qu'on voit en 7.1114), de préciser la chronologie (ce que ne fait pas l'autre) : dans un délai d'environ
deux ans, les ennemis présents de Juda auront capitulé devant l'Assyrien.
Mais « ce peuple », le peuple de Jérusalem, est bien fou de faire la fête !
Cette armée assyrienne qu'Achaz et ses partisans applaudissent se retournera
sous peu contre Juda, elle inondera le pays de ses ravages (comme annoncé en
7.16-17 et suggéré, comme une menace, en 7.4-9). C'est le désastre qui se cache
sous la délivrance3. Ésaïe joue finement de l'image hydraulique : parce qu'ils ont
rejeté/méprisé (PV, assonance avec P’’) les eaux de Siloé, qui coulent doucement (discrètement, presque secrètement), la crue du grand fleuve assyrien va
partout se répandre (v. 6,7s.). Les eaux de Siloé coulent de la source du Guihon
(2 Ch 32.4,30), symbole de la bénédiction quotidienne accordée par le
Seigneur à la cité, sans éclat ni fracas (cf. Za 4.6). L'attitude humaine qui leur
correspond est la confiance modeste et persévérante, malgré, souvent, les
apparences défavorables. Les Jérusalémites attirent sur eux le malheur parce
qu'ils se sont laissés fasciner par l'étalage de sa force par la superpuissance
assyrienne, représenté par l'Euphrate en crue. Ils ont misé sur les gros bataillons,
2.
Nous avons déjà fait quelques observations dans de précédents articulets de la série Bible au scanner, « Le signe
pour la maison de David (És 7.14) », Théologie Évangélique 2, 2003/2, p. 127-131 (128), et 2003/3, p. 195-199 (198).
3. Cette interprétation nous paraît celle qui convient le mieux, en contexte (c'est l'option d'Oswalt) ; elle implique de
comprendre le v. 6b, « parce qu'il s'est réjoui au sujet de Retsîn et de Remalia », de la joie éprouvée à Jérusalem à
l'annonce de leur défaite (celle de v. 4). D'autres, y compris J. Alec Motyer, voient dans « ce peuple » Israël/Ephraïm,
et comprennent Ps’{’, réjouissance (avec), dans le sens de l'adhésion enthousiaste des Israélites de Samarie à la politique de leur roi, ou, plus souvent, lisent l'homophone PsV{V, perte de force, décomposition (leçon recommandée par la
BHS). Mais « ce peuple », sauf en 9.15, désigne habituellement Juda ; surtout, l'accusation d'avoir rejeté les eaux de
Siloé se comprend mal des Israélites/Ephraïmites.
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les engins et les chars. Ils ont fondé leur choix sur les grandeurs « charnelles ».
Outre la préférence divine pour les façons d'agir silencieuses et peu visibles, les
eaux de Siloé pourraient représenter la volonté d'agir par la dynastie davidique :
le sacre de Salomon avait eu lieu au Guihôn (1 R 1.38) ; mais, si tel était le cas,
ce ne serait pas la dynastie en la personne d'Achaz, mais en celle d'Emmanuel à
venir.
Si la délivrance annoncée par le nom de Maher-Shalal-Hash-Baz recèle une
menace pour le peuple qui méprise l'offre divine faite à la foi, elle n'est pas univoque non plus pour les Assyriens vainqueurs. Après qu'ils auront servi au châtiment de « ce peuple », ils auront bien tort de se vanter de leurs succès (cf. 10.1215). YHWH reste souverain, lui qui a fait choix de Jérusalem. Leur projet
échouera, la terreur les saisira (v. 9-10). Les deux mentions de la formule !LPPnQ€
»O, à la fin des versets 8 et 10, suggèrent les deux faces de la paradoxale dualité :
la première que le Roi porteur de ce titre ira jusqu'à partager la misère du pays
meurtri ; c'est son pays qu'il verra ruiné ; la seconde, qu'à cause de lui, le cruel
oppresseur sera finalement écrasé. Humble solidarité/Victoire rédemptrice !
2. De cette pierre, deux coups
Le morceau qui suit (v. 11-15) propose de la manière la plus distincte le
paradoxe du Dieu terrible et consolateur. Il le fait en jouant des deux images
associées à la pierre, à la roche. La métaphore sert depuis longtemps pour le
Seigneur (dès Dt 32.4, 1 S 2.2). Il sera, lui le Seigneur YHWH pour les deux
Maisons d'Israël (Israël et Juda), le Rocher sacré du Temple, sanctuaire pour les
siens4 ; le Temple était un lieu d'asile, l'image suggère donc la sûre protection
divine. Mais il sera aussi pierre d'achoppement, le rocher sur lequel ou sous lequel
on se brise (v. 14s.). Et cette dualité constituera un piège : parce que les Israélites
penseront avoir en lui un refuge disponible, ils ne se garderont pas du choc
mortel. Ils trébucheront pour leur perte et tomberont dans la trappe.
Comment, dans l'Ancien Testament, YHWH a-t-il été un piège pour les
Israélites, un sanctuaire (Éz 11.16) mais aussi une pierre d'achoppement ? Il a
pu l'être par la sévérité accrue, proportionnelle aux privilèges (Am 3.2). Il l'a été
plus précisément par la confiance présomptueuse que les Israélites ont tirée de
Certains ont voulu suivre le Targum, et corriger PLTGn£, sanctuaire, en P¡T»£, piège, mais cette correction facilitante (elle efface le paradoxe) n'est pas retenue par la plupart. 0LTGn£est lié à l'injonction du verset précédent (v. 13) à
sanctifier YHWH, WDTG£~(même racine).
4.
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se savoir le peuple élu, de se rappeler les délivrances passées, d'avoir au milieu
d'eux le Temple du vrai Dieu (Jr 7.4,10,14, cf. ch. 26). Cette présomption les
a perdus.
Le piège s'est refermé sur eux plus tragiquement encore par la suite : quand
est venu chez les siens le Messie attendu. La même présomption les a empêchés
de le reconnaître. Certes, un petit nombre a trouvé en lui le Refuge, le
Sanctuaire, le Rocher du salut ; par lui, ils ont reçu la grâce du relèvement (Lc
2.34, le mot « relèvement » est anastasis, habituellement traduit « résurrection »).
Mais pour d'autres, le signe de contradiction qu'a été Jésus-Christ a provoqué la
chute. Le Nouveau Testament lui applique donc le texte d'Ésaïe 8.14s., associés
à d'autres (És 28.16 ; Ps 118.22s. ; Dn 2.34s.,45) : le Seigneur venu lui-même
« dans la chair » pour être le Temple véritable (Jn 2.21), mais aussi la pierre
d'achoppement, le rocher de scandale, c'est lui (Mt 11.6 et 21.44 ; Rm 9.32s. ;
1 P 2.6-8).
Selon quelle différence le rapport au Seigneur se révèle-t-il salut plutôt que
ruine ? Sont pris au piège ceux que domine la peur, que leur imagination
panicarde porte à voir partout des conspirations (És 8.12) : la peur en 735 faisait
apparaître comme seule raisonnable la politique d'Achaz, l'alliance avec
l'Assyrie... Lorsque l'être humain est aliéné de Dieu, obligé de se protéger luimême par son vœu d'autonomie, travaillé en profondeur par le néant qui habite
son choix, c'est la peur qui dicte une grande partie de ses conduites. Elle enfante
ses idolâtries et superstitions. L'obsession de la conspiration ou du complot,
dont la rumeur galope si follement dans nos sociétés comme dans celles d'autrefois, en offre un symptôme caractéristique. Cette peur est refus de Dieu. Elle se
heurte à lui, et se brise.
À l'opposé de cette peur, la « crainte » de YHWH (8.13). Craindre le
Seigneur, c'est discerner en lui Celui qui compte vraiment, dont la Réalité
commande tout le reste ; c'est penser, c'est agir, en fonction de sa Réalité. « Dis
moi ce que tu crains, et je te dirai ce que tu crois ». Autrement dit, c'est le
« sanctifier », le reconnaître activement pour ce qu'il est, le Saint d'Israël, la
Transcendance et l'Absolu en personne. Ceux qui le sanctifient trouvent en lui
le « sanctuaire » – ceux qui le sanctifient malgré les apparences modestes, si
discrètes des eaux de Siloé, malgré l'apparence simplement humaine du
Seigneur fait serviteur. Autrement dit, ceux qui croient ou se confient en lui,
comme l'énonce le passage apparenté d'Ésaïe 28.16 (PDiPQ). L'apôtre Paul le
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fait ressortir (Rm 9.32), ainsi que Pierre, qui ajoute la référence au mystère de
l'élection et de la réprobation divines (1 P 2.7s.).
3. Le Dieu caché dans l'Écriture
La dualité mérite-t-elle encore le nom de paradoxe ? Les versets qui suivent
(8.16ss) parlent d'un Dieu qui « cache sa face » (v. 17) mais communique son
témoignage ou attestation (Ws€Gk) et son instruction ou directive (W{Uk, v. 16,20).
Dans la nuit du temps présent, il communique ses secrets de lumière comme
promesse de l'Aurore (v. 20b). Les deux mots peuvent désigner assez généralement la révélation verbale, la W{Uk peut être celle de Moïse, mais il paraît plus
probable qu'il s'agisse ici des oracles transmis par le prophète. L'insistance porte
sur leur conservation : mis par écrit, ils doivent être « serrés » en lieu sûr,
« scellés » pour que nul ne puisse soupçonner de fraude quand les prédictions
associées s'accompliront (mais ce n'est pas que leur contenu reste ignoré, ils sont
aussi enseignés aux disciples)5. C'est la volonté qui donne naissance à l'Écriture.
Le Dieu caché se trouve dans l'Écriture. C'est dans le rapport à elle que se
concrétise la foi au Rocher-Sanctuaire.
L'attitude et la démarche opposées, de ceux qui achoppent au Rocher de
scandale, se caractérise par la tentative de communiquer avec les puissances de la
nuit même, par le moyen de techniques divinatoires et de trafics occultes (v. 19).
Nous avons vu l'homme qui s'est coupé de la vie de Dieu cherchant désespérément à se protéger, mais en vain ; de même, dans la ténèbre angoissante où il
tâtonne, il cherche désespérément un peu de lumière et se livre à la fausse lumière
du mensonge, plus profondément aliéné que jamais. Les chuchotements
qu'évoque le texte correspondent, paraît-il, au mode qu'on attribuait aux
communications des « esprits » (les esprits des défunts) parlant, du £s{O, par le
truchement du médium6 ; le contraste est significatif avec la claire proclamation
prophétique et son inscription dans un document « objectif », à des fins vérifica5.
Qui parle au v. 16 ? Les exégètes sont partagés. Si c'est le prophète, et qu'il s'adresse à Dieu, la requête « Serre,
scelle » est un peu étonnante (s'il s'adresse à ses disciples, c'est le singulier des verbes). Si c'est Dieu qui parle au prophète, le sujet change du v. 16 au v. 17 sans autre avertissement (mais de tels sauts n'ont rien d'exceptionnel dans le
style hébraïque). De toute façon, la conservation des oracles est voulue de Dieu, et les disciples sont à la fois ceux du
prophète et de YHWH.
6. La LXX traduit le terme rendu « spirites, nécromanciens » par « ventriloques » (engastrimuthous, et encore comme
quatrième désignation hoï ek tès koïlias phônousin). Elle suggère ainsi une interprétation reçue parmi les Juifs en son
temps, et nous fait réfléchir à la part de charlatanisme qui se mêle presque toujours aux pratiques occultes (il faut aider
le surnaturel insuffisant ; on trompe les autres et on se trompe soi-même).
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trices (même si la prophétie reste pour le Seigneur un moyen pauvre et discret,
sans éclat aux yeux du monde). Le texte relève, avec une tragique ironie, l'alliance
avec la mort ; l'homme transgresse pour mieux voir, mais comme l'avoue le mot
« occulte » par son étymologie, il s'enfonce par là dans l'obscurité ; il transgresse
pour mieux vivre, mais l'entreprise a le goût de la mort.
Les deux démarches classent les individus, mais elles font aussi deux communautés. Les égarés sont nombreux dans « ce peuple », l'Israël selon la chair, assimilable à Sodome – sauf le Reste selon l'élection de la grâce (És 1.9). Face au peuple,
ce Reste constitue un embryon de communauté. Des disciples recueillent la
Parole (v. 16), Ésaïe et les enfants que Dieu lui a donnés7, une sorte de communauté, ont le sentiment de constituer un signe et présage (v. 18) : le signe et
présage, dans la foi qui attend (v. 17), de la communauté de la foi au Messie venu,
qui est aussi le Prophète – ainsi l'a compris l'auteur aux Hébreux (Hé 2.13).
Nous sommes cette communauté, qui serre l'oracle écrit en son cœur, et
possède en YHWH Jésus-Christ son Rocher, son Sanctuaire.
Henri BLOCHER
Collectif
7. Avec Calvin, nous pensons que les « enfants » pourraient être les disciples plutôt que les deux garçonnets aux noms
symboliques mentionnés dans le livre ; cf. notre article cité, Théologie Évangélique 2, 2003/2, p. 128 n. 2. Mais le point
n'est pas décisif.
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