A livre sacré, valeurs universelles
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A livre sacré, valeurs universelles
A livre sacré, valeurs universelles ? Daniel Faivre Directeur de Recherches au CUCDB 1. La Bible, pilier des valeurs occidentales ? Les sociétés occidentales se sont construites sur un fonds culturel et religieux largement hérité de la pensée judéo-chrétienne. Une telle affirmation relève d’ailleurs davantage de la tautologie que de la révélation. De là découle un second postulat : la première pierre d’achoppement de ces « valeurs judéo-chrétiennes », celle sur laquelle devraient s’adosser toutes les autres, devrait logiquement être à chercher du côté de la Bible. Tel sera donc ici notre propos que de débusquer, dans la Bible hébraïque, c’est-à-dire dans ce qui doit être le socle de notre patrimoine anthropologique et culturel, les assises archaïques des valeurs morales qui fondent nos sociétés contemporaines. Certes, la chose ne sera pas facile, car ces valeurs se disent avec les mots d’une langue vieille de vingt-cinq siècles, avec les représentations sociales d’une collectivité inégalitaire, esclavagiste et patriarcale, avec des références à un institué politique qui mêle le temporel au spirituel et d’où est exclue toute forme de démocratie. Avec enfin une vision du monde dans laquelle la science postule l’homme comme une créature née des œuvres d’une divinité et l’univers comme le terrain de jeu d’entités divines mystérieuses et menaçantes. Ces valeurs peuvent, en outre, apparaître masquées, sous forme de paraboles ou d’antithèses et se dérober ainsi à notre entendement. Cependant, quelle que soit la manière dont il les formule, tout peuple a besoin de points d’ancrage éthiques, juridiques et sociaux. Le droit, tel qu’il s’exprime dans le Lévitique ou le Deutéronome, répond à ces préoccupations. Mais ce présent article ne prétend pas réaliser une lecture exhaustive des codes moraux hébraïques, qui demanderait des développements beaucoup trop larges. Nous ne nous pencherons que sur ce qui nous paraît constituer les piliers fondateurs des vertus hébraïques. En effet, pour prétendre à l’universalité, des valeurs doivent forcément être concises et, pour tout dire, minimalistes. Pensons en particulier à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui, en dix-sept articles, pose les principes constitutifs de la république à la française. 2. De l’universalité du Décalogue Ce rapprochement nous invite naturellement à regarder tout d’abord du côté de la grande proclamation biblique énoncée à deux reprises avec très peu de variantes, le Décalogue1, qui recense les commandements supposés fondateurs du peuple d’Israël. Leur nombre est sans doute l’indice de peuples sans écriture pour lesquels les dix doigts des deux mains, lorsqu’ils étaient au complet, devaient constituer un support mnémotechnique fiable. Rappelons-en rapidement le contenu : ‒ 1. Affirmation du monothéisme. ‒ 2. Expulsion de l’idolâtrie. ‒ 3. Condamnation du blasphème. ‒ 4. Obligation du Shabbat. ‒ 5. Honneur rendu à ses géniteurs. ‒ 6. Interdiction du crime. ‒ 7. Prohibition de l’adultère. ‒ 8. Interdiction du vol. ‒ 9. Rejet du faux témoignage. ‒ 10. Rejet de la convoitise. En première lecture, nous pourrions simplement constater qu’il s’agit là des principes fondamentaux à toute forme d’organisation sociale, issue d’un groupe humain soucieux de pérennité. On retrouve d’ailleurs des proclamations similaires dans le Livre des Morts 1. Exode XX, 1-18 et Deutéronome V, 6-21. © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 1 égyptien (vers le milieu du IIe Millénaire avant notre ère) ou encore dans la Série Shurpu à Babylone (XIVe ‒ XIe Siècles). Ainsi, de tels rapprochements sont de nature à nous faire penser qu’il s’agit bien là de propos à portée universelle. Le Décalogue biblique pourrait alors légitimement prétendre au rôle de fondateur premier d’une éthique humaniste, qui se serait par la suite progressivement imposée à notre société et qui, sous une forme plus condensée encore, s’expose sur les frontons des mairies avec ces trois paroles, Liberté, Égalité, Fraternité. Mais avant d’entériner cette filiation, il convient cependant d’étudier un peu plus en détail le contenu de ces deux tablettes que YHWH confia, lors de la théophanie du Sinaï, à un Moïse qui aura pour toujours les traits hallucinés et la barbe phosphorescente de Charlton Heston2 et qui le présenta à Israël, au terme d’une cérémonie plutôt houleuse qui faillit se terminer par l’extermination complète du peuple, après le culte du veau d’or 3. Naturellement, nous sommes ici dans un mythe de fondation et il n’est pas question de prendre ce récit pour une vérité historique. Mais si l’épisode lui-même est hautement discutable, il n’en constitue pas moins un fait fondateur pour l’histoire ultérieure d’Israël et c’est sous cette forme qu’il est passé dans le dogme yahwiste. À ce titre, la théophanie du Sinaï recouvre une inattaquable réalité. Le commandement inaugural place déjà l’exégète devant un choix de traduction difficile : « tu n’auras pas d’autres élohîm en regard de ma face ». Le terme [‘élohîm] est, tout à la fois, le pluriel naturel d’élo’âh, « dieu » sous sa forme poétique, ainsi qu’un pluriel de majesté signifiant « Dieu », au sens d’une unicité hénothéiste qui concentre en elle-même la totalité du divin. Ici, c’est clairement un pluriel puisque l’adjectif « autre » l’est également. Mais surtout, allié au second commandement, cette injonction possède, implicitement, une prise de position ethnique : toute personne, tout peuple adorant d’autres divinités que YHWH se trouvent naturellement exclus de ce Décalogue, qui fonde précisément l’alliance initiale qui sépare le peuple « élu » des autres peuples. Ainsi, cette première proposition du Décalogue perd-elle son caractère universel sitôt même qu’elle est exposée : elle exclut de l’alliance toutes les nations, c’est-à-dire concrètement tous les non-Israélites, soupçonnés d’attitudes religieuses concurrentes. Naturellement, la condamnation du blasphème figurée dans le troisième alinéa n’est là que pour renforcer ces prescriptions. Mais cette première mise en garde va sans doute plus loin. Certes, elle comporte cette clause ethnocentrique que nous venons de mettre en évidence, mais elle a également vocation de mise en garde à usage interne. Précisons d’abord que sa double recension pourrait être l’indice d’une rédaction ancienne, d’autant qu’elle apparaît au sein du corpus deutéronomiste que l’on fait généralement remonter à partir de la fin du VIIIe S av. J.-C.4. Cependant, quelle que pût être sa date de rédaction, cette incitation à l’unicité est la marque de certaines tendances sacerdotales et surtout prophétiques qui traversent toute l’histoire l’Israël et de Juda. En effet, le monothéisme, comme religion populaire, ne semble attesté qu’à partir de l’Exil, et essentiellement parmi les milieux juifs déportés à Babylone. Certes, YHWH fut, très tôt, le dieu national de Juda, à qui on rendait hommage lors de grandes fêtes au sanctuaire, mais la piété populaire a conservé tout un foisonnement de déités secondaires, claniques ou locales, plus accessibles à une pratique religieuse familiale. Cette condamnation de représentations d’images divines quelles qu’elles soient semble concerner tout particulièrement ce que les rédacteurs appellent les teraphîm et qui étaient des figurines représentant des divinités familiales, probablement sous la forme des ashérah, qui était l’épouse du grand dieu sémitique Él. Certaines représentations l’identifient clairement comme la compagne de YHWH, comme le montrent par exemple les inscriptions 2. Il s’agit bien sûr du film illustrissime de Cecil B. DeMille, Les Dix Commandements, sorti en 1956 et qui, avec 85 millions d’entrées en salle pour la seule première année de sa sortie, a dû être vu et revu, jusqu’à aujourd’hui, par près d’un milliard de spectateurs, si on inclut ses multiples passages à la télévision et la vente de DVD. 3. Exode XXXII. 4. Pierre BUIS, « art. Décalogue », in Dictionnaire Encyclopédique de la Bible, Éditions Brepols, Maredsous, 1987, p. 336. © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 2 de Kuntillet Ajrud, un site situé dans le Nord-Est du Sinaï, une forteresse judéenne datée du VIIIe Siècle avant notre ère. YHWH y est représenté sous une forme taurine fortement sexuée est Ashérah apparaît comme une compagne des plus familières. Sources : http://www.lebtahor.com/Archaeology/inscriptions/kuntillet%20%20ajrud%20inscriptions.htm Ainsi donc, les trois premiers édits du Décalogue ne semblent pas avoir vocation universelle mais, au contraire, une définition très contraignante du peuple désigné à l’élection. La suite des commandements demande elle aussi des éclairages plus complets. L’obligation du Shabbat semble de même nature. Elle donne au temps qui passe une mesure chronologico-ethnique, si nous pouvons oser ce néologisme. Parce que la sacralisation de l’espace ne suffit pas, il faut également sanctuariser le calendrier et la fixation d’un jour consacré à la divinité nationale d’Israël (et surtout de Juda) fait partie de ces conventions. En se dégageant du calendrier lunaire adopté par la plupart des Sémites, pour enraciner le cycle de sept jours dans le processus de création yahwiste, cette contrainte rituelle constitue un moyen de se différencier des autres peuples. Ainsi, les quatre premiers commandements ne semblent guère porter en eux des éléments d’universalité. La glorification de ses parents, évoquée par le cinquième commandement, semble constituer un caractère moins ethnique. Les Anciens sont, partout dans le ProcheOrient antique, l’objet d’une forme de vénération. Cela s’explique par une espérance de vie que l’on s’accorde à fixer aux alentours de trente ans. Naturellement, tous ne trépassaient pas si tôt, mais on ne pouvait atteindre la vieillesse, selon les conceptions anthropologiques du moment, sans un sérieux coup de pouce de la divinité tutélaire du clan. Aussi les vieillards étaient-ils chargés d’une aura de mystère et de sagesse qui en faisait les intermédiaires obligés entre leur progéniture et la divinité. En outre, on doit probablement l’essentiel des sources écrites à des gens ayant largement dépassé la trentaine. Ceci explique aussi probablement cela. Le commandement suivant est de ceux qui, dans nos sociétés contemporaines ouvertes aux droits de l’homme, avec une exception peut-être pour certains des États-Unis, pose le moins de problème : « tu ne tueras point ». Qui, hormis le Texan le plus obtus, le Saoudien le plus intégriste ou le Chinois le moins tolérant, pourrait s’insurger contre cette valeur ? Questionnons cependant la notion de peine de mort avant de nous hasarder à toute autre spéculation ! Le code Lévitique nous offre, sur ce type de châtiment, un panorama assez peu conforme à l’injonction initiale. On peut très rapidement en résumer les commandements par le chapitre XX : culte de Moloch, peine de mort, pratiques nécromanciennes, peine de mort, adultère, peine de mort, homosexualité, peine de mort, bestialité, peine de mort, rapports sexuels avec une femme ayant ses règles, peine de mort… Si la décision de tuer relève du seul droit divin et s’impose ex cathedra aux individus lui-même, elle n’en constitue pas moins un comportement social des plus courants car il incombe bien entendu aux hommes de procéder aux exécutions. Ainsi, le « tu ne tueras point » s’accompagne d’un grand nombre d’exceptions. © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 3 En outre, on peut mettre cette injonction en opposition avec une autre pratique ritualisée dans l’ancien Israël, celle du herem. Le terme hébreu de [herem] est le plus souvent traduit par « anathème » ; il a le sens plus général d’ « interdit ». Il s’agit d’une pratique guerrière consistant à offrir toute la population d’une ville ennemie à YHWH. En d’autres termes, il faut exterminer tout ce qui y vit, avec interdiction totale pour les vainqueurs de s’en approprier. Le butin appartient en totalité à YHWH. L’exemple le plus frappant est évidemment celui de Jéricho. Une fois prise de la manière que l’on connaît, la ville est vouée au herem et seule Raham, la prostituée qui avait facilité l’entrée d’espions israélites sera sauvée, ainsi que les gens de sa maison. Le texte biblique est d’ailleurs d’une clarté exemplaire : Ils livrèrent au herem tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, enfants et vieillards, même le bœuf et l’âne, au fil de l’épée. (Josué VI, 21) L’injonction d’extermination est d’ailleurs si forte que, parce qu’une fraction du peuple l’avait bafouée, l’armée sera mise en déroute devant la forteresse d’Ay. Heureusement, après une sérieuse mise au point de YHWH, la ville sera prise le surlendemain et sa population totalement exterminée, pour la plus grande gloire du dieu d’Israël. Bien sûr, ces épisodes de la prise de Jéricho et d’Ay n’ont qu’une historicité des plus relatives et, pour dire les choses plus nettement encore, relèvent essentiellement du mythe héroïque. Mais l’épisode relaté par le livre de Josué n’en décrit pas moins une pratique qui fait partie intégrante des valeurs guerrières rattachées à Yhwh Çeva’ôt, c’est-à-dire YHWH des Armées. Une pratique dont on n’a cependant jamais vu attestée, par d’autres sources, de sa réelle mise en application. À défaut sans doute d’une armée réellement efficace. Bornons-nous à reconnaître qu’il s’agit surtout là d’un vœu pieux, même si la piété contemporaine s’accorde assez mal avec ce type de vœu. Ainsi, le « tu ne tueras point » révélé dans le Décalogue ne s’applique pas aux peuples étrangers, c’est-à-dire à ceux que YHWH ou ses récipiendaires désignent comme « bons à tuer ». Comme il ne s’applique pas davantage pour les membres du peuple ayant enfreint la règle divine, ce commandement possède donc un sens des plus restreints. Il n’a alors aucune valeur universelle qui soit de nature à modéliser nos propres comportements. En outre, la pratique de la lapidation institutionnalise une forme d’exécution qui associe l’ensemble du peuple au geste létal. Nous pourrions donc utiliser la parodie et dire : « tu ne tueras point… sauf dans les cas prévus par la Loi ». Les autres commandements relèvent du même constat. Qu’il s’agisse d’adultère, de vol, de faux témoignage ou de convoitise, la sanction s’applique avec la même sévérité. Ces valeurs sont donc essentiellement destinées à réglementer la vie au sein même de la communauté. Mais elles deviennent caduques lorsqu’il s’agit de peuples étrangers, soumis au butin, comme on peut le voir avec le chapitre XIV de la Genèse lorsqu’Abram abandonne les biens et les captifs de guerre à Melkiçédek. Soumises, leurs filles le sont également à la convoitise des vainqueurs, comme en témoigne, par exemple, dans l’épisode de la captive razziée que l’on souhaite prendre pour femme5. Le Décalogue n’est ainsi pas le meilleur angle d’attaque pour tenter de jauger la question des valeurs dans la Bible hébraïque. Il nous faut donc en chercher une autre. 3. Valeurs éthiques, valeurs marchandes Si la Bible doit nous transmettre des valeurs, une autre démarche consiste, pour l’historien à la questionner sur le sens qu’elle donne à ce mot. Elle évoque d’ailleurs fréquemment les « hommes de valeur », sur lesquels nous nous interrogerons également. Il nous appartient donc de chercher à définir ce qui se cache derrière cette expression et si nous pouvons en tirer des enseignements pour nos valeurs contemporaines occidentales. 5. Deutéronome XXI, 10-13. © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 4 Deux mots existent en hébreu pour désigner la « valeur », mais ils ne la qualifient ni ne la quantifient de la même manière. Le terme générique de [hayil], fréquemment rencontré (222 occurrences), est très souvent utilisé dans un sens militaire : il peut avoir le sens de « vaillance » (I Samuel XIV, 48), de « guerrier » (Josué I, 14), de « troupe » (II Rois VI, 14) ou même de « guerre » (II Samuel XXIV, 9). Il est cependant utilisé à quinze reprises pour désigner des hommes ou des femmes « de valeur ». Mais le flou reste de mise sur le sens précis qu’il faut attribuer à ce terme, si ce n’est qu’il dégage une incontestable dimension de puissance. Ce mot a un sens essentiellement anthropologique et n’apparaît jamais dans une acception commerciale : l’hébreu utilise un autre terme, ["érèk] pour fixer la « valeur » marchande des choses. Au moins peut-on dire qu’à la différence du français, l’hébreu biblique n’use pas encore d’un langage passé au rouleau compresseur du libéralisme économique. Mais ce dernier mot est n’est pas essentiellement réservé aux biens, il peut être également un indicateur de la valeur humaine, dans un sens qui n’incline guère à l’humanisme. En effet, un passage pour le moins déconcertant (Lévitique XXVII, 1-8) permet d’évaluer la valeur des individus, qui varie selon l’âge et le sexe. On peut le reproduire sous forme de tableau : Âge Hommes Femmes moins de 1 mois 0 sicle 0 sicle de 1 mois à 5 ans 5 sicles 3 sicles de 5 ans à 20 ans 20 sicles 10 sicles de 20 ans à 60 50 sicles 30 sicles plus de 60 ans 15 sicles 10 sicles ans Il s’agit ici de « sicles du sanctuaire », 1 sicle équivalant à 11,5 grammes : il s'agit là de sicles d'argent. Le texte est assez ambigu : il s’agit de personnes ayant consacré un vœu à YHWH. Plus prosaïquement, ce tableau est probablement destiné à évaluer la quantité de travail que chaque individu pourra fournir au service du Temple. On remarquera naturellement que la disparité salariale homme/femme est déjà intégrée dans le système de valeurs, ce qui n’a guère changé au fil des siècles et des millénaires suivants. Mais il ne s’agit sans doute pas là d’une valeur dont il nous faut nous montrer fiers. Pendant le premier mois, la survie de l'enfant est très incertaine et la valeur marchande de l'enfant est nulle. Mais dès l'âge de cinq ans, ce comput laisse entendre que l'enfant peut déjà travailler. Son prix ne varie d'ailleurs pas entre 5 et 20 ans. On remarquera enfin que l’honneur que l’on doit à ses parents, tel qu’il est pourtant formulé avec force dans le Décalogue, est soluble dans le travail, puisque même un enfant de six ans possède une valeur marchande supérieure à celle d’un sexagénaire. Puisque la « valeur » non marchande des individus peine à être définie, attardons-nous sur ces hommes et ces femmes « de valeur » dont nous parle le texte biblique. Trois extraits nous permettront d’en mieux cerner le sens : Tu distingueras parmi le peuple des hommes de valeur craignant Dieu, des hommes de vérité et haïssant le profit […] qui jugeront le peuple. (Exode XVIII, 21) © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 5 Viens, tu es un homme de valeur et tu annonces le bien. (I Rois I, 42) Classe des portiers du Temple : les fils de… car ils étaient des hommes de valeur. (I Chroniques I, 26) En résumé, il s’agit, dans le premier extrait, de désigner des chefs destinés à juger, c’est-àdire à commander le peuple, d’introniser un grand prêtre dans la seconde citation et de mettre en évidence des fonctions militaires dans le dernier verset, car il s’agit de défendre l’accès au sanctuaire. Nous constatons donc que le sens du mot « valeur » reste inchangé quand il s’applique à des individus. Peut-être aurons-nous plus de chance en questionnant la « femme de valeur », mentionnée également, quoique moins souvent, dans le texte biblique. En fait, elle n’apparaît que dans les Proverbes et, si elle ne revêt aucun caractère guerrier, n’est guère de nature à nous faire adopter ses qualités comme le parangon de valeurs universelles. Une femme de valeur est une couronne pour son mari, mais la femme sans honneur est comme la carie dans ses dents. (Proverbes XII, 4) D’où cette question lancinante… Qui trouvera une femme de valeur ? (Proverbes XXXI, 10) La réponse vient aussitôt dans la suite du chapitre : la femme de valeur se lève avant le jour, travaille efficacement, tisse la laine et le lin, plante la vigne, fait bonne figure devant son mari, élève ses enfants avec efficacité, nourrit toute sa maison et travaille encore bien après la tombée du jour... Et il y en a comme cela deux pleines pages. En tiraillant un peu le concept, on pourrait peut-être élever ces qualités au rang de valeur universelle car une telle conjugaison de talents devient rare, de nos jours. Mais il n’est pas certain qu’elles reçoivent l’aval des organisations féministes. Et, de fait, la « valeur » qui s’exprime dans la Bible hébraïque autour de la femme sert surtout à illustrer la notion de mariage : c’est par lui que s’assujettit l’épouse à son mari, son [ba"al], littéralement son « maître » ou son « propriétaire ». Dans ce texte comme dans bien d’autres, l’égalité des sexes, valeur contemporaine s’il en fût, est encore un combat. Car bien entendu, l’épouse modèle doit effectuer toutes ces tâches avec le sourire aux lèvres. En dernier recours, il nous reste à interroger la question du Bien et du Mal, afin d’y déceler des traces d’héritage potentiel. Nous trouvons, pour désigner le « bien », le même mot que pour le « bon » : [tôv]. Avec ses 533 occurrences, il apparaît vraiment comme un mot valise, sans autre définition que celles qu’on lui assigne dans la langue française. Il est d’ailleurs très souvent associé contradictoirement au Mal : [ra"] ou, sous une autre forme, [râ"âh], un mot également très utilisé (300 occurrences pour la première forme, 366 pour la seconde). L’un comme l’autre ont un champ sémantique assez proche de celui de leurs homologues français, c’est-à-dire très vaste, et la Bible ne permet guère de s’en faire une image précise. Ils opposent le positif au négatif, le favorable au défavorable, le gentil au méchant… mais il est bien difficile d’aller au-delà de ces constats pour le moins élémentaires. D’ailleurs, les premiers chapitres de la Genèse mettent clairement en garde sur les dangers d’une connaissance trop poussée du Bien et du Mal : c’est la cause même de la contingence humaine. Certes, on y trouve quand même une connotation évidemment morale, comme dans l’extrait suivant : Vos fils ne savent pas encore distinguer le bien et le mal. (Deutéronome I, 39) © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 6 Mais elle ne nous renseigne qu’imparfaitement sur ces notions. Et, de fait, il semble bien que la ligne de démarcation entre le Bien et le Mal, comme la fixation de tout système de valeur, passe essentiellement par la crainte de Dieu. Ce qui risque de provoquer les foudres divines ressort du Mal et ce qui plait à YHWH procède du Bien. En résumé, nous ne pouvons que constater que toute cette question des valeurs tourne autour d’un seul et même besoin : le désir de protection. Qu’il s’agisse des Hébreux sous leur forme nomade ou des royaumes d’Israël et de Juda, les conditions d’existence des hommes ont toujours été précaires et la survie du clan rarement assurée. Aussi ont-ils construits un système de valeurs adapté à leurs besoins vitaux : un ensemble de vertus ethnocentrées autour de la défense commune, avec comme pivot une divinité guerrière que l’on retrouve très fréquemment sous le qualificatif déjà mentionné de yhwh çevâ’ôt, c’est-à-dire « YHWH des armées ». La valeur centrale de tout le texte biblique, celle qui sous-tend toutes autres et sans laquelle aucune autre ne peut s’exercer, c’est de toute évidence la force, la puissance, la capacité à se protéger militairement des appétits expansionnistes étrangers, égyptiens, philistins ou babyloniens. C’est la puissance du soldat qui livre son ennemi à l’anathème, c’est la puissance du mari qui devient le propriétaire de la femme, c’est la volonté de l’homme libre qui soumet les esclaves. Tout cela sous le regard vigilant de la divinité. Et, de fait, les systèmes religieux avaient, à cette époque, une fonction radicalement différente de celle qu’ils occupent aujourd’hui, au moins dans nos pays laïcisés. Ils faisaient partie prenante de l’ensemble des champs d’actions occupés par l’homme. Mieux même, ils les organisaient. Le pouvoir des rois, des princes, des juges ne trouvait sa légitimité qu’en référence à un pouvoir spirituel plus grand que lui et qui le surdéterminait. La séparation des pouvoirs chère à Montesquieu était totalement inimaginable dans un tel système. Ainsi, les valeurs véhiculées par la religion sont tout autant d’ordre politique que moral et doivent d’abord être mises au service de la sécurité du peuple, dans un monde où la fragilité des hommes est encore la préoccupation dominante. Elles répondent donc avant tout à des exigences contingentes qui tendent à nous échapper aujourd’hui. Certes, parce qu’elles sont inscrites dans un corpus de textes sacrés, les Dix Paroles du Sinaï s’ancreront dans les crédos juif et chrétien ultérieurs, qui les réinterpréteront en fonction d’autres circonstances historiques. Et quand ces religions s’universaliseront, elles donneront à cette profession de foi un caractère intemporel, absolu et œcuménique. Mais il s’agira alors d’une relecture, de l’actualisation d’un texte ancien à des réalités nouvelles et nécessairement différentes. Ainsi donc, il existe évidemment plusieurs lectures du Décalogue. Nous avons simplement ici tenté de restaurer, autant que faire se peut, le sens premier de ce texte que l’on présente souvent, à tort ou à raison, comme fondateur. Il en va d’ailleurs probablement ainsi de tous les systèmes de valeurs, qui ne sont que ce que les hommes en font, pour répondre aux exigences de leur temps et qui, à ce titre, sont nécessairement chargées d’une forme de consensus. Ces « valeurs européennes » par exemple, qui apparaissent dans le traité constitutionnel de Lisbonne signé en 2007 et qui permettent de jauger la légitimité d’un État à intégrer l’Union Européenne, ne sont que le reflet d’une époque qui a su, au prix d’un appareillage policier et juridique contraignant, imposer une sécurité optimale pour une majorité de citoyens. Ainsi protégées, les nations d’Europe, par la voix de leurs penseurs, peuvent clamer au monde un humanisme qui ne s’exerce qu’à l’intérieur de frontières clairement établies et que nul ici, hormis quelques extrémistes, ne saurais condamner. Qui, en effet, oserait mettre en doute la démocratie que le meilleur moyen de gouverner les hommes, même si celle-ci est « le pire des système, à l’exception de tous les autres », aurait ajouté Churchill ? Cependant, malgré ces déclarations généreuses, l’Union Européenne peine à propager ces valeurs, supposées universelles, dans certaines régions du globe, dans le Tiers-monde en particulier où elle exerce pourtant une grande influence. Que penser par exemple du système si vilipendé ici des « valeurs maoïstes », qui ont quand même permis à la Chine de sortir la plus grosse communauté humaine terrestre de la famine, au prix d’un mépris brutal © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 7 des droits de l’homme quand l’Inde, qui s’efforce de les préserver, voit toujours mourir de faim des couches entières de sa population ? Les Européens ont eu la chance de naître et de vivre sur un continent qui a pu, au prix d’une histoire souvent sanglante, créer des sociétés relativement apaisées et arc-boutées sur un système de valeurs qui vante l’humanisme et la notion de droit. Mais un tel système est-il exportable ? Rappelons-nous les paroles de Robespierre répondant à Brissot au club des Jacobins sur l’opportunité de déclencher la guerre en Europe pour propager la Révolution : « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution »6. Que la sécurité du peuple vienne brutalement à être remise en cause par une crise grave et on peut légitimement penser que le plus progressiste des systèmes de valeurs s’effondrerait comme un château de cartes, comme il s’est effondré dans l’Allemagne des années 1930 ou dans la France de l’Occupation. Aussi, vouloir à tout prix chercher à ancrer nos idéaux humanistes et démocratiques dans des fondements originels universels revient à traiter la quadrature du cercle. C’est faire de notre propre perception de l’homme et du monde un archétype capable d’interpréter toutes les autres. C’est aussi prendre le risque que de penser que l’Histoire se déroule selon une forme de déterminisme supérieur qui règlerait le cours de nos vies, quand elle n’est que le fruit du hasard et de la nécessité, selon l’expression que l’on prête à Démocrite. Une telle attitude, alors, fleure bon l’intégrisme, qui se cache fréquemment derrière ces volontés militantes d’un retour frénétique aux sources et à une forme originelle de pureté pour masquer des intentions fort peu humanistes. Fort de ces considérations, il faut sans doute se faire une raison : « la valeur absolue » n’existe guère qu’en mathématiques. 6. Marc BOULOISEAU, Georges LEFEBVRE et Albert SOBOUL, Œuvres de Maximilien Robespierre, t. VIII, Éditions du Centenaire de la Société des études robespierristes, Paris, 1964, pp. 81-82. © Document issu du site Enseignement & Religions – janvier 2016 8