la theorie des dominos en question pour democratiser le

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la theorie des dominos en question pour democratiser le
LA THEORIE DES DOMINOS EN
QUESTION POUR DEMOCRATISER LE
MOYEN-ORIENT :
DE LA TROISIEME GUERRE DU GOLFE
AUX REVOLTES ARABES
Chiraz EL FASSI
Juin
Editrice responsable : A. Poutrain – 13, Boulevard de l’Empereur – 1000 Bruxelles
2012
Introduction ............................................................................................ 2
A.
Le projet du Grand Moyen-Orient pour démocratiser le monde
arabe ...................................................................................................... 2
B.
De la révolution tunisienne à la contagion dans le monde arabe .... 4
1.
La révolution en Tunisie ............................................................ 4
2.
La contagion dans le monde arabe.............................................. 5
3.
La suite de la contestation ......................................................... 7
C.
La démocratisation du monde arabe : les failles de la vision
néoconservatrice ..................................................................................... 8
Conclusion ............................................................................................. 11
1
Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected]
Introduction
Les révoltes que vit le monde arabe depuis fin 2010 ont fortement surpris les
observateurs de la vie régionale et internationale. La soudaineté, l’enchaînement
des contestations, et leur effet « boule de neige » à l’échelle de la région, ont
pris de court le monde entier. La surprise était d’autant plus forte que la rupture
intervient au sein d’un monde considéré jusqu’alors comme réfractaire au
changement et à la transition démocratique.
Du Maroc à la Syrie, en passant par la péninsule arabique, la vague de
contestation s’est répandue, très rapidement, dans toute la région du monde
arabe, laissant à penser que les régimes tomberaient les uns après les autres
comme des châteaux de cartes. Les similitudes qui lient entre eux les pays
arabes laissent à penser qu’un évènement aussi marquant qu’une révolution
aurait incontestablement des impacts régionaux. L’analyse de la succession
rapide des évènements durant l’année 2011 montre bien les liens entre la chute
de ces différentes dictatures. Est-ce, pour autant, une illustration de la théorie
des dominos développée, en 2003, par l’administration Georges W. Bush ?
C’est, en effet, dans cette optique d’effets de contagion que fut développé le
projet du Grand-Moyen-Orient qui contribua à justifier l’intervention militaire en
Irak en 2003. En partant des évènements vécus lors de ces révoltes arabes,
cette analyse a pour objectif d’étudier la pertinence de la théorie des dominos
dans le Moyen-Orient en particulier et plus généralement dans le monde arabe.
En cette période de transition, les inconnues restes nombreuses et les dangers
sont réels, notamment les risques de détournement par des mouvances
religieuses, ou de confiscation ou de récupération par les militaires, ou encore
par des interventions extérieures. Par conséquent, en aucun cas, il ne s’agira de
prédire les résultats de ces mouvements, car comme disait Raymond Aron : « les
hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font »1
A. Le projet du Grand Moyen-Orient
démocratiser le monde arabe
pour
Le 9 mai 2003, le Président Georges W. Bush présentait, dans un discours à
l’université de Caroline du Sud, un nouveau projet concernant le Grand MoyenOrient (« Broader Middle East »). Il s’agissait de modifier, à travers une
« stratégie avancée » le paysage politique et économique de cette région autour
des trois concepts suivants : démocratisation, développement et sécurité.
L’objectif de ce projet était, donc, de démocratiser la vaste région allant du
Maroc à l’Afghanistan en passant par le Moyen-Orient et la Péninsule arabique,
afin d’assurer paix et stabilité sur la scène internationale. La méthode se basait
sur la théorie des dominos. Au-delà de la simple analogie avec l’image d’une
1
Aron Raymond, cité in Kadher Bichara, « La mise en place et la crise du système autoritaire dans le monde
arabe », Institut européen de la Méditerranée, novembre 2011.
2
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rangée de dominos tombant les uns après les autres, ce concept fait partie
intégrante des différentes théories étudiées dans la politique étrangère
américaine. A l’origine, cette théorie fut mise en avant par le Président
Eisenhower, le 7 avril 1954, pour expliquer la probable expansion du
communisme qui à partir de la prise de pouvoir par les communistes chinois,
était susceptible de s’étendre partout en Asie du Sud-Est et dans le Tiers
Monde. »2 Et de fait, en 1975, toute l’Indochine était sous l’emprise communiste.
Les administrations Kennedy et Johnson ont repris la formule des dominos pour
justifier l’intervention militaire au Vietnam.
Dans le plan de Georges W. Bush, la première pièce à faire tomber était Saddam
Hussein. Sa chute entrainerait, par conséquence, la chute successive des autres
tyrans arabes, à commencer par le voisin syrien Bachar al-Assad. « Pour que le
vin de la démocratie puisse être versé, il fallait faire sauter le bouchon Saddam
Hussein3 »
A l’époque, les principales critiques à ce projet portaient sur l’ignorance, dans
cette théorie, de la réalité hétérogène de cette vaste région. En outre,
cette doctrine était davantage considérée comme un habillage des prétentions
impériales de l’hégémonie américaine que comme un acte de bonne foi afin de
faire gouter aux Etats de cette région les bienfaits des valeurs démocratiques.
Une dizaine de semaines auparavant, le 20 février 2003, le président Bush avait
présenté devant l’« American Entreprise Institue » son projet ambitieux de
démocratiser l’Irak. Dans les grandes lignes, il s’agissait d’un plan général dans
lequel ce pays ne représentait que la première étape d’une transformation de
l’ensemble de la région : « La nation irakienne (…) est tout à fait en mesure de
rejoindre le camp de la démocratie et de vivre dans un climat de liberté. (…) Un
nouveau régime en Irak serait le symbole même, spectaculaire et édifiant, de la
liberté pour toutes les autres nations de la région. (…) Un succès en Irak pourrait
aussi être l’amorce d’une période nouvelle pour la paix au Moyen-Orient et
mettre en branle le processus de création d’un Etat palestinien authentiquement
démocratique. »4.
La suite est connue : un mois plus tard, l’opération « Iraqi Freedom » était
lancée par une coalition internationale menée principalement par les Etats-Unis
et la Grande Bretagne, qui conduisit à la chute du régime baathiste le 9 avril, par
la prise de Bagdad et l’arrestation de Saddam Hussein le 14 décembre 2003.
2
Vaïsse Maurice, ss la dir. de, Dictionnaire des Relations internationales de 1900 à nos jours, armand colin,
p120
3
Perle Richard cité par Frachon Alain & Vernet Daniel, l’Amérique messianique : les Guerres des
néoconservateurs, Paris, Seuil, 2004
4
Cité in Rashid Khalidi L’Empire aveuglé, les Etats-Unis et le Moyen-Orient, Beacon Press, Boston, Actes Sud,
Arles, 2004.
3
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Cependant, malgré la fin d’un régime tyrannique, la phase de reconstruction de
l’Etat irakien est rapidement apparue plus difficile. Neuf ans après l’intervention
militaire, et en dépit de l’organisation d’élections législatives le 7 mars 2010
« saluées par la communauté internationale »5, la démocratie semble avoir peine
à s’installer. Les attentats perpétrés régulièrement montrent que les bases
terroristes n’ont pas été détruites, l’instabilité, l’insécurité et les violences n’ont
pas cessé de marquer le quotidien irakien.
Et en référence au projet de Grand Moyen-Orient, l’intervention en Irak semble
avoir conduit davantage à un rapprochement entre les gouvernements irakien et
iranien qu’à la propagation de la démocratie dans la région. C’est d’ailleurs, en
raison du refus du gouvernement du Premier Ministre, Nouri Al-Maliki, de
renouveler l’immunité aux milliers de soldats américains chargés de poursuivre la
formation des soldats irakiens que le retrait fut programmé en fin de l’année
2011.
B. De la révolution tunisienne à la contagion
dans le monde arabe
1. La révolution en Tunisie
En 2008, des manifestations avaient déjà eu lieu au sud-ouest de la Tunisie, pour
une question liée au chômage endémique dans la zone minière de Gafsa. Mais
alors que la population réclamait des mesures socioéconomiques, la réponse du
régime fut sécuritaire. La police tunisienne tirait à balles réelles sur des centaines
de jeunes faisant un mort et plusieurs blessés6. Cette manifestation, qui s’était
prolongée quelques mois dans une ville quadrillée par les militaires et la police,
n’a pas connu d’effet multiplicateur à l’échelle nationale. Pourtant, lorsque le 17
décembre 2010, une personne s’est immolée à Sidi Bouzid, région au centre de
la Tunisie, les frustrations locales se sont rapidement propagées à l’échelle
régionale puis nationale.
Le soulèvement populaire en Tunisie est d’abord parti d’une profonde révolte
sociale. Depuis le 14 janvier 2011, on a découvert que les chiffres de la pauvreté
avaient été manipulés par l’ancien régime. En 2005, ce dernier avait placé le
seuil de pauvreté à 1,25 dollar par personne et par jour pour quantifier le taux
de pauvreté. Avec ce montant, on obtient une proportion de 3,8% de Tunisiens
vivant au-dessous du seuil de pauvreté. Alors qu’en plaçant le seuil de pauvreté
à 2 dollars par jour, on arrive à 11,5% de Tunisiens pauvres. En réalité, l’ancien
régime jouait habilement avec les méthodes de calculs de la Banque mondiale,
prenant le seuil de la pauvreté extrême (moins de 1,25$/jour) pour qualifier le
taux de pauvreté « supérieure » (moins de 2$/jour). A la stupéfaction générale,
5
Libération « Trois semaines après les élections, l’Irak cherche toujours un vainqueur », 24 mars 2010 [en
ligne] http://www.liberation.fr/monde/0101626460-trois-semaines-apres-les-elections-l-irak-cherche-toujoursun-vainqueur
6
France 24, La Tunisie réprime durement une manifestation, 6 juin 2008. [en ligne]
http://www.france24.com/fr/20080607-tunisie-reprime-durement-une-manifestation-tunisie-manifestation
4
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le Ministre des Affaires sociales annoncera en mai 2011 qu’un Tunisien sur
quatre, soit 25% de la population, vit sous le seuil de pauvreté selon les
standards de la Banque mondiale (moins de 2$/jour)7. L’ex-Premier Ministre de
transition, Mohamed Ghanouchi, également Premier Ministre sortant de Ben Ali,
faisait état du chiffre officiel de 550.000 chômeurs dont quelque 140 000
diplômés de l’enseignement supérieur, soit 25% de cette catégorie.
Ensuite, sur le plan économique, la Tunisie a longtemps disqualifié la maind’œuvre compétente et instruite. Les diplômés occupaient des postes de basse
qualification. Et de manière générale, l’économie, peu diversifiée, s’inscrivait
dans la logique de la division internationale du travail et de la sous-traitance
avec des créations d’emplois de basse qualification. La Tunisie, généralement
qualifiée de bonne élève par les grandes instances internationales telles que le
FMI et la Banque mondiale, s’est donc concentrée sur la croissance économique,
sans tenir compte de la justice sociale.
Dans le domaine politique, et à l’instar de la plupart des autres pays arabes, les
élections étaient systématiquement truquées, lui assurant entre 99,27% et un
minimum de 89,67% des suffrages exprimés entre 1989 et 2009. L’amendement
constitutionnel de mai 2002 avait ouvert la voie à une présidence à vie, en
supprimant la limitation à trois mandats successifs.
Enfin, pour mieux contrôler la société civile, Ben Ali s’appuyait sur une police
omnipotente et omniprésente. Depuis son arrivée à la Présidence, les effectifs de
la police avaient été multipliés par cinq et comptaient 130.000 hommes sur une
population d’un peu plus de 10 millions d’habitants. A titre de comparaison, à
niveau de population quasi semblable, la Belgique compte aujourd’hui 39.000
policiers.
Face à la vague de contestation, l’ex-Président tenta de réprimer les
manifestants mais les forces de sécurité furent rapidement débordées. Lorsque
l’armée décida de ne pas intervenir, Ben Ali fut contraint de s’exiler en Arabie
Saoudite.
2. La contagion dans le monde arabe
La chute du dictateur tunisien créa un sentiment d’euphorie partagé dans la
plupart des pays arabes. Très rapidement, des mouvements spontanés de
manifestation prirent des formes sans précédent.
L’Egypte fut le premier pays touché. En réalité, la révolution tunisienne n’a pas
été l’unique élément déclencheur. Les premières sources de la contestation
remontent à 2004, avec l’organisation du mouvement « Kifaya » (« ça suffit »), à
travers lequel les jeunes exprimaient leur lassitude face à la corruption et au
manque de perspectives pour l’avenir. Face à ce mouvement, l’Egypte s’était
décidée à organiser des élections en 2005. Bien que largement biaisée, cette
7
Le Point, Près d’un quart des tunisiens sous le seuil de la pauvreté, 28 mai 2011, [en ligne]
http://www.lepoint.fr/monde/pres-d-un-quart-des-tunisiens-sous-le-seuil-de-pauvrete-28-05-20111336061_24.php
5
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consultation avait fait émerger une opposition parlementaire menée par les
Frères musulmans, remportant 88 sièges sur 454.
Lorsqu’en janvier 2011, un soulèvement populaire spontané en Tunisie avait
provoqué, pour la première fois, la fuite d’un dictateur et la chute de son régime,
l’évènement galvanisa les Egyptiens avides de changements. Les manifestations,
parfois violentes, de la place Tahrir ont conduit à la démission du Président Hosni
Moubarak le 11 février, à peine un mois après la chute de Ben Ali, laissant le
pouvoir aux mains du Conseil suprême des forces armées.
Au Yémen, le renversement du dictateur fut plus long car il dépendait d’un
accord habilement négocié avec l’Arabie Saoudite. Alors que les manifestations
visant à réclamer le départ de leur président Ali Abdallah Saleh au pouvoir depuis
33 ans, débutèrent seulement deux jours après la fuite de Ben Ali, il aura fallu
attendre plus d’un an pour que les Yéménites voient leurs attentes se
concrétiser. En effet, ce n’est que le 23 novembre 2011 que le Président accepte
de signer l’accord de Riyad, lui octroyant l’impunité, à lui et à son clan, lui
assurant l’entière jouissance de sa fortune et l’autorisant à rester Président
honorifique jusqu’à la fin de son mandant. Le 21 février, l’élection présidentielle
transfèrera le pouvoir au seul candidat déclaré, le vice-Président Abd-Rabbo
Mansour Hadi.
En Libye, les révoltes populaires ont pris une tournure différente. Les massacres
perpétrés par les forces militaires du colonel Kadhafi, et les menaces
« d’éradiquer les rats, quartier après quartier, ruelle après ruelle, maison après
maison », ont conduit à l’internationalisation de la crise. Ainsi, après de longues
et intenses négociations diplomatiques, le Conseil de sécurité des Nations Unies
s’est accordé sur la notion de « responsabilité de protéger » et obtient l’adoption
des résolutions 1970 (gel des avoirs des dignitaires et octroi d’un mandat
d’instruction à la Cour pénale internationale) et 1973 (imposition par la force de
zones d’exclusion aériennes et protection des populations civiles). L’intervention
de l’OTAN aura permis un retournement de la situation donnant l’avantage aux
insurgés, et la chute du dictateur au pouvoir depuis 1969.
Depuis mars 2011, la Syrie a également rejoint les peuples déterminés à abattre
la dictature et à lutter pour leur liberté. Les premiers rassemblements pacifiques
se sont organisés le 18 mars réclamant les libérations de prisonniers politiques,
des réformes politiques, la suppression de l’état d’urgence et du tribunal de la
sûreté de l’Etat. Mais les choses ont très vite dégénéré. Tirs sur la foule,
coupures d’eau, d’électricité, incapacité pour les blessés de se faire soigner,
ambulances mitraillées, dès les premières manifestations, la répression féroce du
régime s’est fait ressentir. En mai 2012, l’Observatoire syrien des droits de
l’Homme estimait le nombre de victimes à 12.000 depuis mars 2011. En réaction
à ces massacres et coincés par l’incapacité d’aboutir à un consensus, l’ONU et la
Ligue arabe ont désigné l’ancien Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, comme
émissaire spécial pour la crise syrienne. Après d’intenses négociations avec le
régime, un plan en six points a été décrété le 11 mars 2012, comprenant un
cessez-le-feu, l’ouverture d’un dialogue politique, l’acheminement de l’aide
humanitaire, la fin des détentions arbitraires, la liberté de mouvement pour les
journalistes et la liberté d’association et de manifestation pacifique pour les
6
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syriens. A l’heure actuelle, la Syrie est encore en crise. De nombreuses raisons
semblent empêcher un scénario à la libyenne. Tout d’abord l’incapacité d’aboutir
à une unanimité au Conseil de Sécurité de l’ONU, suite aux vétos systématiques
de la Russie et de la Chine bloquant toute résolution substantiellement forte. Par
ailleurs, entre sunnites majoritaires, alaouites minoritaires mais détenant le
pouvoir, chrétiens et kurdes, le paysage socio-confessionnel hétérogène fait
craindre la tournure d’une guerre civile. Les attentats perpétrés au mois de mai
2012 dans les villes de Damas et d’Alep (au nord) renforcent les craintes à cet
égard. Enfin, la crise syrienne est d’autant plus complexe qu’elle risque de se
répercuter dans les pays voisins, en particulier au Liban, où le paysage politique
reste fortement marqué par les fractures entre pro- et anti-syriens. Tous ces
éléments démontrent que l’issue reste encore floue. Mais si la détermination du
peuple persiste, Bachar Al-Assad pourrait être la cinquième « victime » des
révoltes arabes.
3. La suite de la contestation
Bien que l’ampleur des manifestations ne soit pas comparable avec les cas
étudiés au point 2, il est pertinent de noter que la révolution tunisienne a
également marqué les populations d’autres Etats de la région. La vague de
contestation s’est propagée dans de nombreux pays arabes amenant les
dirigeants à promettre ou à entreprendre des mesures de réformes pour
désamorcer la contestation. Ainsi, en Algérie, les manifestations qui ont suivi la
révolution tunisienne ont amené le président Abdelaziz Bouteflika à annoncer, le
22 février 2011, des mesures en faveur de l’emploi des jeunes et contre la
corruption. Le 24 février, il poursuivit ses réformes en levant l’état d’urgence, en
vigueur depuis 1992. « Prises dans la foulée du "printemps arabe", toute une
série de mesures ont tenté de contenir l'effet domino. Des milliards de dinars ont
été versés pour contenir le mécontentement des jeunes et augmenter les salaires
des fonctionnaires, avec effet rétroactif »8. Ces réformes ont débouché, le 10 mai
2012, sur des élections législatives fortement contestées par la population locale.
Bahreïn, Maroc, Jordanie, et Arabie Saoudite, ces monarchies n’ont pas été
épargnées. Le soulèvement au Bahreïn a même conduit à une intervention
militaire lancée le 14 mars 2011 par les pays du Conseil de Coopération du Golfe
afin d’aider les forces locales à maintenir l’ordre. Le Maroc et la Jordanie sont
également confrontés à des revendications politiques, économiques et sociales,
mais avec la particularité que les régimes monarchiques ne sont pas remis en
question.
Même l’Arabie Saoudite a du entreprendre des réformes sociales pour
désamorcer l’agitation populaire qui a découlée de la révolution tunisienne. C’est
dans ce contexte que la très riche monarchie du Golfe annonçait, en mars 2011,
un déboursement de 25,6 milliards d’euros pour répondre aux revendications
populaires, améliorer la sécurité sociale, financer des crédits au logement et
soutenir les étudiants démunis.
8
Mandraud Isabelle « Le silence des indignés algériens », le Monde, 09 mai 2012
7
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Ainsi, nous pouvons constater qu’aucune région n’a été épargnée par la vague
des révoltes arabes suite à la révolution tunisienne. Cette dernière a donc
provoqué un « effet domino », à croire que tous les peuples du monde arabe
attendait cet élément déclencheur pour manifester leur soif de liberté. Mais dans
ce cas, pourquoi ces mêmes peuples n’ont-ils pas profité de la « libération » de
l’Irak, telle que l’appelait les néoconservateurs, pour réclamer des réformes
démocratiques ?
C. La démocratisation du monde arabe : les
failles de la vision néoconservatrice
Si l’intervention militaire de 2003 en Irak avait, conformément à la théorie
annoncée, comme objectif de démocratiser le Moyen-Orient, - postulat qui laisse
de côté la particularité géostratégique et les richesses naturelles de Bagdad -,
force est de constater que cette intervention n’aura pas provoqué les effets
escomptés.
Les évènements énoncés au point B démontrent que la révolution tunisienne,
contrairement à l’expérience irakienne, a bien engendré un effet de dominos
dans le monde arabe. Dès lors, comment expliquer cette contagion ?
Avant de répondre à cette question, arrêtons-nous brièvement sur les
particularités qui différencient les révoltes arabes les unes des autres et sur base
desquelles l’effet dominos est contesté par certains.
Deux types de particularités ont, jusqu’à présent, été mis en avant pour
démentir la dite thèse. Le premier concerne la nature de la révolte qui, d’un cas
à l’autre ne permet pas de parler de reproduction automatique de la révolution
dans les autres pays arabes.
En effet, la contestation en Tunisie et en Egypte est d’abord née de
revendications socio-économiques, et ensuite politiques. Au niveau social, les
inégalités étaient devenues insupportables. Les oligarchies s’auto-reproduisaient
et pillaient littéralement les richesses nationales, alors que le reste de la
population souffrait (et continue de souffrir) d’un chômage de masse affectant
principalement les jeunes, qui constituent une part importante dans ces sociétés
(les moins de 30 ans représentent le tiers de la population en Tunisie, et un peu
plus de la moitié de la population égyptienne). Dans l’ordre croissant des taux de
chômage, l’Egypte occupe le 107e rang du classement mondial et la Tunisie
arrive au 140e rang9. Au niveau politique ensuite, les régimes se caractérisaient
par le déni généralisé des droits démocratiques et la perpétuation des systèmes
autoritaires et dictatoriaux. Jusqu’à l’heure des révolutions, la Tunisie n’avait
connu que 2 présidents depuis son indépendance en 1956, et l’Egypte 3 depuis
1954. En Tunisie, les élections étaient systématiquement truquées, assurant au
Président déchu entre 99,27% et un minimum de 89,67% des suffrages
exprimés entre 1989 et 2009. L’amendement constitutionnel de mai 2002 avait
9
Zaki Laïdi, « Faillite des régimes rentiers », in le Monde, 4 février 2011.
8
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ouvert la voie à une présidence à vie, en supprimant la limitation à trois mandats
successifs. De même qu’en Egypte, les rumeurs se propageaient sur l’élection
présidentielle prévue en septembre 2011, qui devait supposer soit une réélection
de Moubarak, soit la passation du pouvoir à son fils Gamal.
En Libye, par contre, la contestation a tout de suite été de nature politique. Mais
pour bien comprendre ces raisons, il faut remonter à l’origine de l’arrivée de
Kadhafi au pouvoir. Dans un premier temps, lorsque ce dernier accède au
pouvoir en 1969, après le renversement de la monarchie, il instaure une
république inspirée du nassérisme égyptien : la République arabe libyenne. Mais
en 1977, M. Kadhafi dissout l’Etat pour lui substituer une « Grande Commune »
exerçant le « pouvoir des masses ». Dans la « Grande Commune »
(Jamahiriya10), il n’y a officiellement ni Etat, ni système représentatif ou
cooptatif, mais un système de gestion de la cité direct. La structure du pouvoir
est duale et repose sur la cohabitation entre des structures civiles (ou
populaires) et des structures « révolutionnaires ». Le Congrès général libyen du
peuple assume le rôle d’un Parlement et le Comité populaire général, celui de
gouvernement. Concrètement, le pouvoir total appartient aux seules structures
révolutionnaires qui dépendent directement du « Frère et Guide de la
Révolution », Mouammar Kadhafi. En 1973, il supprime la Constitution libyenne,
laissant le Coran et son livre vert faire office de loi.
Enfin, au Bahreïn, le mouvement de contestation né le 14 février 2011 provient
d’un profond sentiment de discrimination fondé sur des différences
confessionnelles. Dans cet archipel de 750 km², la population, qui s’élève à
540.000 personnes, est à 70% chiite. Néanmoins, la dynastie des Al-Kalifa, de
confession sunnite, dirige le pays depuis plus de deux siècles en accordant des
privilèges aux membres de leur communauté pourtant minoritaires. La dynastie
entretient également un lien privilégié avec les autres monarchies du Golfe,
notamment à travers le Conseil de coopération du Golfe (CCG), expression de
l’intégrité régionale. C’est donc dans ce contexte de protection des liens
privilégiés que le CCG lança une intervention militaire le 14 mars 2011, pour
soutenir les forces de maintien de l’ordre du Bahreïn, dépassées par le
soulèvement populaire. L’intérêt d’étouffer la contestation
fut d’autant
significatif qu’elle semblait être appuyée par la République islamique d’Iran.
Cette diversité socio-confessionnelle que l’on retrouve au Bahreïn est d’autant
plus marquée en Syrie. Néanmoins, cette complexité n’est pas à l’origine de la
contestation. Au contraire, c’est la coexistence pacifique des diverses
communautés religieuses ou ethniques en Syrie qui représente la base du
soutien au régime des Assad.
Toutes ces différences historiques, sociales, culturelles ou religieuses
démontrent qu’une situation n’est pas transposable d’un pays à l’autre. Ce qu’on
appelle généralement « le monde arabe » n’est pas un monde homogène mais
regorge, en réalité, d’une multitude de mondes arabes.
10
« Jamahiriya est un néologisme arabe forgé par Mouammar Kadhafi sur le substantof Jamahir (masse).
Jamahiriya signifie littéralement « chose des masses » mais peut se traduire également par « Commune », au
sens révolutionnaire du terme.
9
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La seconde particularité concerne les réponses qui ont été données par les
régimes menant ou non à une période de transition. La répression violente des
régimes du colonel Kadhafi et de Bachar al-Assad ne sont pas comparables aux
cas tunisien et égyptien où l’armée a refusé de protéger ou a abandonné le
soutien du Président contesté. La structure complexe des forces militaires
libyennes explique ce soutien indéfectible au colonel Kadhafi. Estimée à 120.000
hommes armés, la structure militaire de la Jamahiriya était composée d’une
armée régulière d’environ 70.000 soldats, de corps armés parallèles
partiellement recrutés parmi les soutiens tribaux de Mouammar Kadhafi, ainsi
que des corps de mercenaires constitués essentiellement de miliciens sierraléonais, libériens, tchadiens, soudanais et algériens. Ces forces dépendent donc
directement du colonel Kadhafi et ce qui explique pourquoi elles lui sont restées
fidèles jusqu’aux derniers instants. A la grande différence de l’implication
marquée des forces libyennes, l’armée tunisienne a, de son côté, agi pour
protéger le peuple et pour forcer Ben Ali au départ. En Egypte par ailleurs,
l’armée s’est imposée au début des évènements pour combler le vide sécuritaire
dans la rue mais est, ensuite, restée neutre lorsque les milices de Moubarak ont
agressé les manifestants sur la place Tahrir. Le rôle des armées tunisienne et
égyptienne, a donc été significatif pour provoquer la chute des dictateurs.
Ces particularités ont donc contribué à contester la notion d’effet de dominos.
Ainsi, le chercheur belge Baudouin Dupret déclare en février 2011 : « il n’est pas
rationnel de penser que la contestation s’étend de manière mécanique (…). Si
contagion il y a, c’est principalement du fait des médias, d’une communauté de
langue et d’une grande désespérance sociale. Au-delà, c’est le contexte propre à
chaque pays qui s’impose et permet d’expliquer que la contestation s’y déclenche
ou pas »11.
Certes, l’émergence d’une scène médiatique arabe unifiée a effectivement
favorisé l’intercompréhension entre les peuples. Cependant, c’est surtout
Internet et les réseaux sociaux qui ont joué un rôle décisif en termes de
communication et de mobilisation. Ces outils ont permis, avant tout, de créer, au
sein de la jeunesse arabe, un sentiment de solidarité sans précédent et un espoir
commun permettant de rompre avec l’idée de déterminisme qui garantissait la
stabilité des régimes autoritaires.
Au-delà des différences, les similitudes liées à la langue, à l’histoire, et à la
situation politique ont créé un sentiment commun entre tous les peuples arabes,
rappelant l’ère du nassérisme où l’unique référence culturelle commune était
celle de l’arabité.
En ce sens, la révolution tunisienne a été une source d’inspiration pour les autres
peuples aux aspérités similaires, et a engendré cet effet de dominos que l’on n’a
pas connu après l’intervention militaire en Irak.
Tel que le mentionne Sophie Bessis : « la révolution tunisienne a provoqué un
effet d’exemplarité, qui a permis d’abord le soulèvement égyptien, puis les
11
Dupret Baudouin, « révolutions ou révoltes », La Revue nouvelle, n°4, avril 2011
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autres. L’exemplarité de la Tunisie a été de montrer qu’il était possible de
dépasser la peur »12.
L’expérience irakienne nous démontre qu’on n’instaure pas une démocratie par
une intervention militaire et sans la volonté de la population. En Irak, Saddam
Hussein avait beau être un tyran ayant perpétré des massacres que personne ne
peut contester, aucun peuple ne s’est identifié au projet de « démocratisation »
en 2003. Car l’intervention américaine était perçue comme l’expression d’une
politique impérialiste, se souciant peu du sort des civils.
Finalement, cette thèse nous amène à reconsidérer foncièrement la nature des
politiques des puissances occidentales au Moyen-Orient, et plus généralement
dans le monde arabe. Pour se propager, la démocratie doit résulter de
l’expression d’une volonté populaire. Elle ne peut s’imposer ou s’exporter par une
intervention militaire. Seule la volonté populaire permet d’assoir la démocratie et
de provoquer un véritable « tsunami », pour reprendre l’expression d’Antoine
Basbous13.
Conclusion
Les mouvements de contestation que connait le monde arabe depuis la fin de
l’année 2010 ont surpris et interpellé nombre d’observateurs et de chercheurs.
En renversant des régimes autoritaires vieux de plusieurs décennies, ces révoltes
ont bousculé l’ordre des possibles, et ont démontré la fragilité de régimes
réputés jusqu’alors comme étant solides et stables.
Alors que la théorie des dominos avait été évoquée par l’administration
néoconservatrice de Georges W. Bush, pour justifier l’intervention militaire en
Irak, force est de constater que la chute de Saddam Hussein n’a pas contribué à
provoquer la démocratisation de toute la région. Pourtant, la rapidité avec
laquelle les flammes de la révolte se sont propagées après la révolution
tunisienne a montré que le désir de changement était bien présent au sein des
peuples arabes.
Si les particularités liées à la nature de la contestation populaire et aux réponses
données par les régimes ne permettent d’affirmer la reproductibilité d’un modèle
de révolution, les nombreuses similitudes qui unissent les pays arabes ont, quant
à elles, permis d’engendrer un effet de contagion dans toute la région.
Par l’utilisation des outils d’Internet et des réseaux sociaux, la révolution
tunisienne a créé un sentiment de solidarité et un espoir commun permettant de
rompre avec l’idée de déterminisme qui garantissait la stabilité des régimes
autoritaires.
12
Bessis Sophie « De quoi les révoltes arabes sont-elles le nom ? », La Revue internationale et stratégique,
n°83, automne 2011, Armand Colin
13
Basbous Antoine, le tsunami arabe, novembre 2011, Paris, Fayard.
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En ce sens, l’étude des révoltes arabes rappelle l’hypothèse des
néoconservateurs selon laquelle un évènement produit dans un Etat arabe peut
avoir des répercussions dans toute la région en raison des liens qui unissent ces
pays. L’analyse comparative de ces révoltes et de l’intervention américaine en
Irak en 2003 nous permet de constater que, l’effet de dominos, dans le
processus de démocratisation, ne peut émerger que de la volonté populaire.
Finalement, les révoltes arabes auront montré à l’humanité que le peuple reste
l’unique souverain de son destin.
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