La guerre picrocholine – Le combat de Frère Jean
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La guerre picrocholine – Le combat de Frère Jean
Plan et lecture analytique réalisés par Melle Emilie Chazette, [email protected] La guerre picrocholine – Le combat de Frère Jean C’est une simple querelle entre les fouaciers de Lerné, marchands de galettes, et les bergers de Grandgousier, qui se trouve à l’origine de cette guerre. Les fouaciers, sujets du roi Picrochole, se plaignent à ce dernier qui réplique immédiatement en mobilisant troupes et matériel ; sans réflexion ni déclaration préalable, il dévaste les terres de son voisin. Les moines de l’abbaye de Seuilly sont affolés par l’invasion des ennemis qui saccagent leurs vignes. Tandis qu’ils prient, Frère Jean des Entommeures, décidé à ne pas laisser détruire ses vignes, intervient dans la mêlée. Sur ces paroles, il ôta sa grande robe et se saisit du bâton de la croix, qui était en cœur de sorbier, long comme une lance, tenant bien en main et parsemé de fleurs de lys, presque toutes effacées. Et il sortit ainsi, vêtu de sa casaque, le froc accroché à sa ceinture. Et du bâton de la croix, il donna si brusquement sur les ennemis, qui, sans ordre, ni enseigne, ni tambour, ni trompette, grappillaient dans l’enclos ( car les porte-drapeau et les porte-enseigne avaient posé leurs drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambours pour les emplir de raisin, les trompettes étaient chargés de ceps, chacun de son côté ), il les chargea donc si rudement, sans crier gare, qu’il les renversait comme des porcs, frappant à tort et à travers, selon l’ancienne escrime. Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, à d’autres il démettait les vertèbres du cou, à d’autres il disloquait les reins, ravalait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, renfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, brisait les jambes, déboitait les hanches, émiettait les tibias. Si quelqu’un voulait se cacher au plus épais des ceps, il lui froissait toute l’épine dorsale et l’éreintait comme un chien. Si un autre voulait se sauver en fuyant, il lui réduisait la tête en miettes à travers la suture lambdoïde. Si quelque autre grimpait dans un arbre, pensant y être en sûreté, de son bâton il l’empalait par le fondement. Si quelqu’un de ses connaissances lui criait : « - Ah, Frère Jean, mon ami, Frère Jean, je me rends ! - Tu y es, disait-il, bien forcé. Mais tu vas aussi rendre ton âme à tous les diables ! » Et d’un coup il l’étendait. Et s’il y en avait d’assez téméraires pour lui résister en face, il démontrait là la force de ses muscles. Il leur transperçait la poitrine par le thorax et le cœur. A d’autres, en frappant au bas des côtes, il retournait l’estomac, ce dont ils mouraient aussitôt. D’autres, il les frappait si férocement au nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. A d’autres, à travers les couilles il perçait le boyau culier. Croyez bien que c’était le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu. Les uns criaient : Sainte Barbe ! D’autres : Saint Georges ! D’autres : Sainte Nitouche ! D’autres : Notre-Dame de Cunault ! de Lorette ! de Bonnes Nouvelles ! de la Lenou ! de Rivière ! Les uns se vouaient à Saint Jacques ; d’autres au saint Suaire de Chambéry – mais il brûla trois mois plus tard, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin ; d’autres à Cadouin ; d’autres à Saint Jean d’Angély ; les autres à saint Eutrope à Saintes, à saint Mesme de Chinon, à Saint Martin de Candes, à saint Cloud de Cinay, aux reliques de Javarsay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans confession, les autres criaient à pleine voix : « Confession ! Confession ! J’avoue mes péchés ! Miséricorde ! Je me remets en tes mains, Seigneur ! » Si forts étaient les cris des blessés que le prieur de l’abbaye sortit avec tous ses moines ; lorsqu’ils aperçurent tous ces pauvres gens renversés au milieu de la vigne et blessés à mort, ils en confessèrent quelques uns. Rabelais, Gargantua, chapitre XXV, 1534 Pbmatique : Comment Rabelais parvient-il dans ce texte à mettre le registre épique au service de la parodie polémique ? I – Un combattant redoutable 1.1 Un héros guerrier l.1 à 4 : Homme de décision et d’action. Armement et préparation tel un chevalier, renforcé par la comparaison l.2 (« telle une lance » ; arme symbolisant la dureté, la maniabilité) et la référence à la royauté avec les fleurs de lys. La précision « presque toutes effacées » en fait véritablement un chevalier des temps anciens ; renforcé l.8-9 avec la référence à « l’ancienne escrime ». Son arme prend également un aspect sacré (Les chevaliers d’autrefois étaient des croyants exemplaires au service de dieu et du Roi) « bâton de la croix » l.1 Comportement héroïque : Frère Jean combat seul contre une multitude : « Et il sortit ainsi » l.3, « les ennemis » l.4, « aux uns » l.10, « aux autres » l.10 (construction antithétique renforçant l’impression de nombre), « Si quelqu’un » l.14, « Si un autre » l.16, « Si quelque autre » l.17, « Si quelqu’un de ses connaissances » l.19, « s’il y en avait d’assez téméraires » l.23, « A d’autres », l.24 et 26, « D’autres » l.25, « Les uns » l.28, 32, 36, « D’autres » l.29, 30, 31, 32,33, « les autres » l.34, 36. Termes volontairement flous et répétés, qui permettent d’insister sur le nombre, donc sur le courage et la vaillance du moine. Ces termes permettent également de rythmer le texte, de montrer l’aspect désordonné du combat, renforcé grâce au participe présent l.8 « frappant à tort et à travers ». Le texte insiste également sur la force du moine : « du bâton de la croix, il donna si brusquement » l.3-4, « il les chargea donc si rudement » l.7, « il démontrait là la force de ses muscles » l.22 1.2 Des ennemis en déroute Image néfaste des ennemis. Ceux-ci se comportent comme des pillards avides et sans scrupules. Ce ne sont plus des soldats, mais seulement des animaux goinfres qui dépouillent le clos des moines. Désorganisation, renoncement à une apparence de combattants fiers (énumération l.4, démission l.5-6). Apparence résumée par le narrateur avec la comparaison « comme des porcs » l.8. Cet aspect animalier est gardé au fil du texte « gueule » l.12, « comme un chien » l.15 Le fait que ces gens se comportent en détrousseurs, en voleurs de bas étage comptant sur l’aspect pacifiste des moines pour mieux les voler emporte l’adhésion du lecteur envers la colère du personnage. Son combat est justifié : on retrouve ici l’une des valeurs des écrivains humanistes dont Rabelais fait partie : les guerres défensives sont acceptables et justes. On note également la lâcheté totale des ennemis, totalement déconfits devant la force de Frère Jean : « voulait se cacher » l.14, « voulait se sauver » l.16, « grimpait dans un arbre, pensant y être en sûreté » l.17, « criait » l.19, « je me rends » l.19, « criaient » l.27, « se vouaient » l.31, « criaient à pleine voix » l.35. Cette lâcheté est d’ailleurs soulignée ironiquement dans le texte, les ennemis appelant « Sainte-Nitouche » à leur secours l.29. Ainsi Frère Jean recouvre peu à peu l’image d’un justicier implacable et impitoyable : nulle supplication ne le fait fléchir (l.19-21), même ceux qu’il pouvait connaître auparavant ne trouvent pas grâce à ses yeux : c’est la colère divine qui semble tomber sur les ennemis impies (l.19) ! Frère Jean n’a aucune considération pour ses ennemis comme en témoigne la comparaison l.15 « comme un chien ». Toutefois, cet aspect guerrier n’a de vocation qu’à servir la parodie et le registre comique chers à Rabelais, qui, grâce à son personnage, se moque des scènes guerrières propres aux romans de chevalerie et s’attaque ironiquement à la religion, par le biais de la satire. II – Un texte parodique 2.1 Une sauvagerie comique La plupart des verbes reposent sur le champ lexical de la violence : « chargea » l.7, « renversait » l.8, « frappant » l.8, énumération l.10-13 :« écrabouillait », « rompait », « démettait » l.10, « disloquait », « ravalait », « pochait », « fendait » l.11, « renfonçait », « défonçait », « brisait », « déboitait » l.12, « émiettait » l.13, « froissait », « éreintait » l.14, « réduisait la tête en miettes » l.16, « empalait » l.17, « étendait » l.21, « transperçait », « frappant » l.23, « frappait » l.24, « perçait » l.25. Action continue, violence constante et forcenée qui est nettement exagérée : le carnage est te l qu’il en devient comique. Ainsi pouvons-nous percevoir l’ironie du narrateur dans son adresse au lecteur l.25-26 : « Croyez bien que c’était le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu ». Alliance du superlatif et de l’adj fort « horrible » exprime une épouvante qui est aussi factice que l’héroïsme de ce combat. Complicité entre lecteur et narrateur, qui s’amusent ensemble de la situation burlesque et rocambolesque. Violence burlesque encore renforcée par l’omniprésence du champ lexical du corps humain, qui montre qu’aucun endroit n’est épargné par les coups de Frère Jean. Enumération l.10-13 « cervelle », « bras et jambes » l.10, « vertèbres du cou », « rein », « nez », « yeux » l.11, « mâchoire », « dents », « omoplates », « jambes » l.13, « hanches », « tibias » l.13. « tête » l.16, « poitrine », « thorax », « cœur », « côtes » l.23, « estomac », « nombril » l.24, « tripes » l.25. Le recours ponctuel au registre familier dans ses dénominations renforce l’aspect prosaïque du combat, montrant bien l’aspect fictif de la pseudo noblesse du combat : « gueule » l.12, « couilles » l.25. Ce recul, ce détachement face au combat est encore renforcé par la présence de termes scientifiques dans certaines dénominations, termes scientifiques semblant saugrenus dans une narration purement épiques : « épine dorsale » l.14, « suture lambdoïde » l.16, « boyau culier » l.25. Le combat est ridiculisé de par son exagération même. On note de nombreuses tournures hyperboliques à cet effet ; l’énumération l.10-13, mais aussi l.14 « lui froissait toute l’épine dorsale » (superlatif), « réduisait la tête en miettes » l.16, « l’empalait par le fondement » l.17-18 (avec un simple bâton !), « si férocement » l.24 (adv d’intensité + adv), « à travers les couilles il perçait le boyau culier » l.25, « Si forts étaient les cris » l.37, « tous ces pauvres gens », « blessés à mort » l.38. Les détails donnés sont qui plus est parfois si précis qu’ils en deviennent burlesques (l.16, l.24-25). Ce combat exagéré et burlesque constitue donc une parodie des combats héroïques des romans de chevalerie. L’aspect comique de ce texte est qui plus est renforcé par une satire de la religion et de la superstition portée par l’ironie de Rabelais. 2.2 Une religion mise à mal Les nombreuses exclamations poussées par les soldats mis à mal par Frère Jean permettent à l’auteur de dresser une critique ironique de la superstition naïve, celle qui amène les gens à se placer sous la protection d’une « sous-divinité », d’un saint célèbre. Le choix des noms prononcés n’est pas dû au hasard. « Sainte Barbe » et « Saint Georges » l.27 et 28, de par leurs noms mêmes, semblent rattachés au combat lui-même et non à la religion (Barbe attribut de virilité, Saint Georges combat un dragon mythologique ; la référence à ce saint ne fait que renforcer l’impression de puissance démesurée de Frère Jean, mais en aucun cas elle n’implique une notion de piété dans le texte). « Sainte Nitouche » l.29 est une façon ironique de souligner la lâcheté des soldats. « NotreDame » l.30 est la première référence sérieuse à Marie, mais le nombre de lieux évoqués dans l’énumération qui suit tourne tout de suite cette référence en ridicule. Il s’agit en effet de lieux où s’est développé le culte de la Vierge. « Saint Jacques » l.31 fait référence à un culte très répandu au XVIème siècle (St Jacques de Compostelle et ses pèlerinages…) ; l’introduire dans ce texte comique permet à Rabelais d’exprimer indirectement son scepticisme quant à cette croyance. L’énumération des saints divers et variés se poursuit des l.32 à 34, dans lesquelles Rabelais exploite sa connaissance de la région de Chinon. Ces nombreux et divers appels se soldent par l’hyperbole ironique « mille autres bons petits saints » l.34, ramenant ces sollicitations à de vaines superstitions assez ridicules. Superstitions qui ne servent strictement à rien, les soldats les accomplissant ne trouvant pas grâce pour autant. L.31-32, la référence au Saint Suaire est également ironique : le saint suaire est le linge qui aurait entouré le corps du Christ à sa mort ; le fait qu’il « brûle » l.31 le ramène à l’image d’un simple morceau de tissu qui n’a rien de sacré ; impression renforcée l.32 « on n’en put sauver un seul brin ». Pour l’auteur, la religion ne se situe pas dans un matérialisme consistant à garder des objets ou à vénérer des représentations quelconques On retrouve ici le recul critique et intellectuel prôné par les Humanistes, recul qu’on retrouvera dans le Déisme de nombreux auteurs des Lumières au XVIIIème siècle. Enfin, la parole directe donnée l.36 aux soldats victimes de la force de Frère Jean laisse également douter de la sincérité de leurs supplications : la demande de « Miséricorde » est-elle destinée véritablement à Dieu ou plutôt au combattant terrible qui est en train de les tuer ? La critique du clergé atteint son apogée dans les dernières lignes du texte. « Si forts étaient les cris des blessés que le prieur de l’abbaye sortit avec tous ses moines » l.37 : le rapport de conséquence mis en place dans cette phrase montre bien que c’est parce qu’ils savent qu’il n’y a plus de danger que les religieux sortent de leur abbaye. L’hyperbole « tous ses moines » insiste sur le fait que le nombre de religieux est assez conséquent : ce nombre s’est pourtant bien gardé de résister à l’ennemi, laissant Frère Jean combattre seul face à un grand nombre. La lâcheté de ces religieux est d’autant plus exacerbée par le courage du personnage principal. « tous ces pauvres gens » l.38 : hyperbole ironique mettant en scène une plainte hypocrite du prieur ; fausse charité chrétienne, mise en évidence par la tournure antithétique « tous ces pauvres gens » / « quelques uns » l.39 ; l’action des prêtres reste bien réduite ! Enfin la précision « renversés au milieu de la vigne » l.38 semble une condamnation implicite du carnage fait, non pour son aspect sanguinaire et impitoyable mais plus pour le désordre provoqué : les moines semblent ne s’intéresser qu’à une tranquillité confortable et ordonnée, qui ne sollicite ni trop de travail ni trop de courage, et se contente de sauver passivement les apparences.
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