Si l`été revenait : presque la mort ou la vie dans le théâtre d`Arthur
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Si l`été revenait : presque la mort ou la vie dans le théâtre d`Arthur
138 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Si l’été revenait : presque la mort ou la vie dans le théâtre d’Arthur Adamov Arthur Adamov, un revenant du théâtre français ? Tatsiana Kuchyts Challier Université Stendhal Grenoble III Grenoble, France [email protected] Abstract: “What connection between dream and theatre?” wondered Arthur Adamov, the author of Si l’été revenait (1968), before he answers : “The very big importance of nearly, everywhere, always.” Relating the story of Adamov’s own life , this last play composed of four dreams which are made by different sleepers tells the story of a neurotic quartered between life and death, haunted and fascinated by a mysterious summer (l’été) that he beseeches. What été, or even Léthé is there invoked? The playwright’s one with its childish faults too heavy to endure, chastised by Adamov’s impossibility of being. More than a nostalgia for an horrible lost youth personified by the main characters that are almost like their creator, Si l’été revenait is the variation-repetition of his own death – Léthé – which has always haunted him. Disguised as the summer of life in Adamov’s oneiric theatre, Lethe brings him almost the promise to start again life that has never really started. Keywords: Arthur Adamov, theatre, life, death, dream, neurosis, creative process. Toute littérature a ses écrivains bénis et maudits. Producteurs d’œuvres parfaites, – bien ficelées et à mille lieues de tout sujet dérangeant, les premiers, épargnés par la disgrâce du destin et celle des lecteurs, connaissent la gloire et le succès qui durent audelà de la mort. Quant aux seconds qui défient le goût des masses en mettant le lecteur mal à l’aise, leur œuvre, souvent bancal et « imbanquable », selon le bon mot de JeanMarie Boëglin1, leur confère le statut de recalés à l’examen d’une large reconnaissance. Chassés des institutions et mal-aimés du public, ils deviennent des réprouvés relégués dans quelque purgatoire de l’altérité pour avoir tenté de planter la lucidité en leurs contemporains. La sulfureuse franchise de leur écriture l’emporte sur le souci de perfection et celui de célébrité. Nue et totale, n’épargnant personne, pas même ceux qui la professent, cette franchise s’avère souvent être fatale à l’écrivain et à son œuvre. À mi-chemin de la gloire et du scandale, sans connaître la véritable popularité, ces derniers n’accèdent qu’à un demi-succès – un demi-être – lequel confère à leurs œuvres le statut de morts vivants. 1 Homme des théâtres français et algérien, Jean-Marie Boëglin a été proche d’Arthur Adamov dans les années 19401950. Il a notamment présenté à ce dernier le jeune metteur en scène lyonnais, Roger Planchon, qui par la suite deviendra un des metteurs en scène du théâtre d’Adamov. Un de ces écrivains dont l’œuvre ne cesse, aujourd’hui encore, de purger sa peine d’agitateur de consciences a pour nom Arthur Adamov. Ne figurant pas dans les manuels scolaires, absent des programmations de théâtres, Adamov est une des figures emblématiques d’une littérature en marge à celle que l’on célèbre en France et que l’on propage à l’étranger. Avec Arthur Rimbaud, Antonin Artaud, Roger Gilbert-Lecomte et quelques autres « poètes maudits », il fait partie des non grati du cénacle littéraire qui n’a pas réussi à les récupérer au profit de l’Institution. Loin d’être un panégyrique de l’État français – comme, du reste, des autres États2 – de glorifier l’homme et le citoyen – trop complexe pour être loué – de chanter la vie – trop effrayante pour que l’on en jouisse – les textes d’Adamov ne sauraient satisfaire le goût du public apolitique, conformiste ou à la recherche de la distraction. Sacrifiant la popularité à l’autel de l’exigence, cet écrivain se consacre au dur labeur du réveil des esprits : Le devoir de l’écrivain est de se bien pénétrer du désespoir dont son époque est faite. Il ne 2 On pense, en l’occurrence, à la Suède de Si l’été revenait aux États-Unis d’Amérique auxquels Adamov a consacré deux pièces : Off Limits et La Politique des Restes. Dans l’une comme dans l’autre, l’auteur s’en prend à la politique américaine, celle, entre autres, de l’impérialisme et de la ségrégation raciale. Ştiinţe socio-umane suffit pas de constater la monstrueuse inutilité des forfaits qui se commettent dans le monde. Il faut, si difficile que ce soit, percevoir l’accompagnement du drame, plus sombre peutêtre que le drame lui-même : la torpeur, l’avilissement des consciences, le désintérêt absolu devant l’immense tableau d’épouvante qui ne trouble même plus les sommeils. Il faut arriver à concevoir la puissance d’oubli plus inhumaine, plus incompréhensible encore que la puissance de crime, et cela afin de mieux connaître l’horreur des monstres que contient l’homme.3 Plus que des valeurs « sûres » de la littérature mondiale traitant de vérités générales, l’œuvre adamovien s’inspire de leurs contraires qui, se focalisant sur les côtés obscurs de l’homme, « sentent le soufre » et sèment le doute dans les consciences tourmentées : Kafka, Dostoïevski, Artaud, Strindberg ou Büchner. Dicté par sa névrose d’homme traqué, inspiré de son douloureux passé d’apatride dépourvu de richesses4, le théâtre d’Adamov, incompris en France, ne semble intéresser qu’un public « étroit » de passionnés qui n’ignorent ni le parcours de cet auteur, ni ses convictions, ni le mal-être intime qui le hantait. Un public qui, somme toute, ressemble à Adamov-le-névrosé, l’éprouvé du destin et le réprouvé de la société. N’ayant pas l’habitude ni la disposition d’être « véhémentement violée »5, pour reprendre l’expression de Jacques Lemarchand, cette dernière peut reprocher à Adamov bien des choses, à commencer par son Aveu (1946). Ce livre commencé en 1939 est un recueil d’essais introspectifs où les réflexions d’Adamov sur son propre malaise névrotique sont doublées de celles sur « le temps de l’ignominie » que furent les années de l’occupation allemande en France. Battant en brèche plus d’un tabou, ce « water 3 Arthur Adamov, « L’Aveu » in Je…Ils…, éd. Gallimard, 1969, Paris, p. 148. 4 Surpris par la guerre de 1914 en Allemagne, les parents d’Arthur Adamov, alors riches propriétaires de puits de pétrole, n’ont jamais pu regagner leur Russie natale. En 1918, leurs puits de pétrole ont été nationalisés par le pouvoir soviétique. 5 Dans « Avertissement à La Parodie et à L’Invasion » précédées d’extraits d’une lettre d’André Gide et de textes de Jacques Lemarchand, Jean Vilar, René Char, Roger Blin, Henri Thomas et Jacques Prévert, on trouve les paroles suivantes de Jacques Lemarchand : « L’Invasion est l’une des pièces qui m’a le plus véhémentement violé dans mon fauteuil, troublé dans ma paix ruminante de lecteur. » In Arthur Adamov, Ici et Maintenant, éd. Gallimard, Paris, 1964, p. 11. 139 closet »6 intime ne pouvait qu’irriter les partisans de la morale conjuguant les préceptes du maréchal Pétain et ceux de l’Église et substituant à la liberté, la fraternité et l’égalité la soumission, la traitrise et la ségrégation. Rapidement converti à l’écriture théâtrale, Adamov a continué de transcrire son mal de vivre avec un remarquable franc-parler tout en le liant à la névrose de la société de son temps, celle de la France successivement « malade » d’antisémitisme, de pétainisme, de gaullisme et d’impérialisme. Cet autre « aveu » que toutes les pièces d’Adamov, écrivain longtemps apatride, rendent public lui a valu les foudres de la critique dramatique alors très puissante, et même sa carrière. D’autre part, le spectateur des années 1950-1970 n’a pas suivi ce dramaturge dans sa contestation de la société bourgeoise : « Je n’ai pas eu le succès commercial, ni la veine qui permet les reprises »7, disait le dramaturge dans L’Homme et l’Enfant. Il existe l’opinion que le théâtre d’Adamov continue de pâtir des convictions politiques de son auteur lequel, comme on le sait, fut un « compagnon de route » du Parti Communiste Français, sans toutefois en être l’adhérant : les événements de Hongrie (1956) et de Tchécoslovaquie (1968) l’en auraient dissuadé. Conscient des dérives du communisme à la soviétique et les condamnant, Adamov ne renonce pourtant pas au progressisme dans son théâtre : ainsi, lorsque, en 1968, il entreprend d’écrire sa pièce suédoise, L’État Providence qui prendra l’actuelle forme de Si l’été revenait, il veut lui donner un contenu politique. Fasciné par le socialisme du pays « où l’on ignore le chômage et la faim, où le crime est pratiquement inexistant, où il n’y a ni taudis ni ghettos, où la guerre est inconnue depuis cent cinquante ans »8, Adamov décide de faire de cette providence suédoise le thème de sa nouvelle pièce. Cependant, au fur et à mesure il s’aperçoit que le bonheur social si vanté dans ce pays, contredit par le taux de suicides grimpant, masque en réalité le malheur individuel des habitants : L’État Providence. Bien montrer les rapports de chacun avec cet État idéal, et ces rapports se trouvent modifiés au fur et à mesure que la pièce s’avance, s’amplifie, que la tranquillité 6 L’expression appartient à Arthur Adamov. Voir in « En feuilletant ″Aveu″ » in Arthur Adamov, Je…Ils…, éd. Gallimard, 1969, Paris, p. 9. 7 Arthur Adamov, L’Homme et l’Enfant, éd. Gallimard, 1968, Paris, p. 178. 8 Arthur Adamov, Si l’été revenait, éd. Gallimard, Paris, 1970, p. 15. 140 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 extérieure s’installe, que le tourment intérieur grandit. Les uns verront dès le départ l’impossibilité de vivre dans un monde où tout est fait cependant pour qu’il soit possible d’y vivre. Les autres s’apercevront de cet état de choses peu à peu, au cours de l’action. Des troisièmes ne s’en apercevront jamais, continueront de se croire heureux, alors qu’ils ne le sont pas. Face au bonheur proposé, une diversité de réactions s’impose. […]9 Regagné par sa propre obsession de suicide précipitée par de nombreuses déceptions – professionnelles, politiques et autres –, admettant l’impossibilité d’ignorer la nouvelle offensive de sa névrose, Adamov abandonne progressivement le point de vue politico-social de ce qui va devenir sa nouvelle pièce au profit de celui onirique et psychologique, n’y laissant que quelques brèves allusions au sujet de la socialdémocratie dont il semble revenir : « Et j’ai… presque tous les droits dans mes rêves de dire que l’ONU est subordonnée à l’OTAN… Presque tous les droits. », écrira-t-il dans Les Lettres françaises10. Entre la vie et la mort, il écrit Si l’été revenait dont les titres provisoires rendent compte de son état mental : J’ai peur, Je ne veux pas être un vaincu… avant de finalement céder au vertige mortel le 15 mars 1970. Les institutions et le public français de nos jours supporteraient-ils toujours aussi mal, de la part d’un auteur dramatique, la remise en question de leur fonctionnement et l’atteinte à la tranquillité de leur (in)conscience ? Dépourvu de présent, maintenu dans un étrange sommeil artificiel qui le confine dans une « presque existence », il semble suspendu entre la vie et la mort. Aujourd’hui, en dépit de son évidente actualité, le théâtre d’Adamov – pour des questions de coût, de convictions ou de rentabilité – n’est guère joué en France, mises à part quelques tentatives disparates de le réhabiliter : on pense surtout à Emmanuel Daumas qui a présenté, en 2007, à la Maison de la Culture de Grenoble, Si l’été revenait et à Gabriel Garran qui a récemment monté Les Retrouvailles d’Adamov, au Théâtre de la Tempête (Cartoucherie), quarante deux ans après avoir mis en scène Off Limits au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Adamov, mort vivant du théâtre français, serait-il « revenant » sur les scènes de France ? 9 Note du journal inédit d’Arthur Adamov citée in Pierre Mélèse, Adamov, éd. Seghers, Paris, 1973, p. 109. 10 Arthur Adamov, « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises, 4 février 1970. Si l’été revenait et la dramaturgie du « presque » Le théâtre d’Adamov fait donc figure d’un revenant : peut-il seulement en être autrement pour un œuvre conçu comme tel, du fait de l’onirisme qui le nourrit ? Or l’état de l’évanescence que le dramaturge y transpose de sa propre vie est sa nature même. Le rêve et la névrose omniprésents chez Adamov sont une réalité psychique – la sienne propre –, une manière de faire face à la maladie et une façon d’appréhender son inquiétante époque. « Tout ce qui est rêvé existe, se projette sur un certain plan »11, notait-il dans L’Aveu. Ce plan, pour Adamov, est l’écriture qui sert de catharsis aux angoisses dont l’origine est à la fois objective (le monde extérieur) et subjective (la personnalité propre). Ainsi Si l’été revenait, sa dernière pièce achevée, retrace-elle le parcours vital du dramaturge en évoquant des souvenirs conscients et des réminiscences inconscientes consignés sur papier et attribués aux personnages qui, endormis, se meuvent dans un espace de la presque objectivité : Ce spectacle, quel sera-t-il ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que toutes les images qui viendront frapper le regard se juxtaposeront, décors jetés en hâte sur d’autres décors, personnes transformées à la hâte en d’autres personnes. « Mais cette personne-ci, où l’ai-je vue la dernière fois ? C’est drôle tout de même, il me semble bien… » Ce « il me semble bien » veut dire c’est presque sûr.12 Si l’auteur de Si l’été revenait ne tranche pas entre rêve et veille, réel et fantasme, subjectivité et monde extérieur, c’est que pour lui, il n’y a pas de frontière possible entre ces fallacieux contraires : le rêve prolonge la réalité et la vie tend vers le sommeil de la mort ; le réel engendre les fantasmes et ceux-ci s’inspirent de la vie ; enfin, la réalité subjective a pour modèle celle extérieure qui la façonne. Tout en variant les perspectives, les quatre rêves de la pièce racontent presque la même histoire (la pièce a manqué d’avoir pour titre Variations sur un même thème13), l’impossibilité d’être des rêveurs qui est presque celle d’Adamov. Englués dans un infantilisme (Lars, Brit) ou un humanitarisme 11 Arthur Adamov, Je…Ils…, op.cit., p. 120. Arthur Adamov, « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises, 4 février 1970. 13 Arthur Adamov, « Notes préliminaires » in Si l’été revenait, op.cit., p. 9. 12 Ştiinţe socio-umane (Alma) sans issue, victimes de la névrose réelle (Lars, Thea) ou de la prétendue folie (Viktor), à la fois coupables et innocents, il est presque sûr que ces derniers revivent sur scène le vécu de leur créateur, le rêveur principal de Si l’été revenait : Presque sûr enfin que la vie est bien comme la voit le rêveur, partagée et unie à la fois, et le théâtre, le vrai, c’est celui où l’on se trouve presque dans la réalité, mais sans y être absolument, une distance vous sépare d’elle. Bien sûr, il faudrait d’abord définir ce mot de réalité, mais comment y parvenir ? Je sais en tout cas que je n’y parviendrai pas 14. S’inspirant du Songe de Strindberg, Adamov structure sa pièce à la manière de ce grand maître qui a influencé son premier théâtre : plaçant ses héros qui se doublent et se dédoublent dans un espace indéfini15 d’où toute chronologie est bannie, mélangeant souvenirs, impressions et choses vécues, ressuscitant les familiers disparus dans des corps étrangers, condensant des traits et des caractères, l’auteur de Si l’été revenait imite la forme incohérente du rêve en rendant tout événement possible et vraisemblable : le retour des morts, la réalisation de désirs défendus, la suppression des obstacles, l’expiation des fautes. Cependant, le plus grand emprunt à Strindberg consiste à faire gouverner cette suite de songes apparemment décousus par une seule et même conscience supervisant tout ce qui s’y passe. Et cette conscience qui reste debout alors que les autres sommeillent est celle d’Arthur Adamov. La vie qu’Adamov partage avec les créatures peuplant l’espace onirique de Si l’été revenait est précisément une demi-existence (demi : ce qui est partagé en deux) qui suppose une relation de dépendance mutuelle entre les deux parties du « pacte créateur » : pas plus que les personnages ne peuvent se mouvoir indépendamment de la volonté de celui qui leur insuffle la vie, leur créateur ne saurait être ce qu’il est sans les avoir inventés et les avoir mis sur scène. D’où la nécessité, pour les deux, de vivre presque la même réalité constituée d’angoisses et de désirs semblables, d’événements passés et présents, de choses communément vécues mais qui, à la fois 14 141 récurrentes et insaisissables, échappent à la compréhension immédiate. Ces choses pourraient être l’inceste (Lars-Thea/ Lars-Mme Petersen), l’homosexualité (Alma-Thea-Brit), la honte (Lars-Viktor/ Thea-Mme Petersen) ; mais cela n’est pas certain, bien que presque sûr. Ce qui, au contraire, est indiscutable, c’est qu’Adamov en fait des thèmes obsédants, et qu’à ce titre ces motifs-là ont leur importance dans la pièce. Et leur importance consiste exactement à pointer la conscience de culpabilité partagée par tous les rêveurs, la presque même conscience de culpabilité qui rongeait Adamov et qui – chose presque sûre – lui a dicté cette dernière œuvre. Le demi-être des personnages-rêveurs de Si l’été revenait qui s’exprime en leur incapacité d’évoluer sur le plan affectif, professionnel, social ou encore politique, ce qui met d’ailleurs en doute la validité de la notion même d’évolution du personnage dans cette pièce, est aussi une extériorisation de leur état intérieur dans une presque-existence matérielle à lisière de l’être et du non-être, du dedans et de dehors. Et cette presque-existence est un autre fait d’Adamov luimême : Je dis que ce seul mot : exister, par l’analyse de sa structure, suffit à rendre compte du malheur inséparable de l’existence humaine. Le préfixe ex implique l’idée d’un mouvement qui rejette du dedans au dehors. Exister signifie : se tenir au-dehors. Du seul fait qu’il existe, l’homme est déjà exilé, expulsé, donc mis hors de tout. Il n’y a pas à chercher ailleurs.16 Dans la conception adamovienne du terme, l’« ex-istence » se résumant à « être à demi » ou à « être presque », à la fois au-dedans et en dehors du monde matériel, n’est autre que l’état intermédiaire entre la vie et la mort, celui du rêve. En évoquant sa dernière œuvre, Adamov disait : Je passe volontairement du rêve à ce qu’il est convenu d’appeler réalité, et inversement. Et puis enfin, chaque théâtre, quel qu’il soit, est à sa manière onirique. Aussi bien le vrai grand théâtre social, la Jeanne des abattoirs de Brecht, que le mince vaudeville où les portes s’ouvrent, se ferment, se rouvrent de nouveau pour laisser passer les personnages du jeu fantomatique… et réaliste à la fois.17 Arthur Adamov, « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises, 4 février 1970. 15 Clin d’œil à Alfred Jarry et au « nulle part » qu’est la Pologne dans Ubu roi, l’évocation, dans Si l’été revenait, de la Suède de la fin des années 1960 sert davantage à dissimuler le lieu de l’action que de l’ancrer dans un espace-temps précis. 16 Arthur Adamov, Je…Ils…, op.cit., p. 73. « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises, 4 février 1970. 17 142 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Si le théâtre, selon Adamov, est presque toujours onirique, de la même manière que tout rêve est théâtral pour Freud, c’est que tous deux savent que le rêve et le théâtre mettent en scène l’accomplissement de désirs de « sa majesté le Moi », tout aberrants et masochistes que ces derniers puissent paraître. Pour Adamov qui aspire à ne plus « ex-ister », c’est-à-dire ne plus souffrir, le rêve, tout angoissé soit-il, est un espace presque réconfortant qui permet de fuir la souffrance du réel et de mithridatiser la mort qui le guette. Le rêve de la nuit parvient presque à le venger du désespoir des jours. Aux confins de l’existence, le rêve Quel point commun entre la vie et la mort ? L’existence qui les unit tout en les séparant. Exister est une notion ambigüe : à la fois être en vie, présent à la réalité objective (existere) et déjà l’abandonner en s’en extrayant (ex-sistere), en laissant vacante la place de l’âme qui anime le corps. Le latin existere/ex-sistere renvoie simultanément aux idées de « sortir de » et de « (se)maintenir », d(e)’« (s’)arrêter » et de « demeurer ». En tant que présence au monde matériel, l’existence est le fait de la vie qu’on représente comme éphémère, ayant pour seule perspective la mort ; en tant qu’absence, elle est l’état de soustraction à être toujours précaire et de passage à non-être que l’on imagine éternel. Ces deux idées s’avèrent cependant être absurdes, car, d’une part, la présence de l’avenir ne saurait définir l’état de ce qui est destiné à non-être et de l’autre, est éternel ce qui n’a ni commencement ni fin ; or, cette dernière caractéristique n’est pas le propre de la mort qui, elle, possède au moins un commencement. Entre les miroirs renversés que sont la vie, état provisoire possédant une perspective et la mort, état dit perpétuel sans nul horizon pourrait-il, dans le contexte de leur aberrance commune, y avoir quelque espace intermédiaire ? La réponse à cette interrogation serait : le rêve. Dépourvu de tout a-venir (but ou destin), à la fois discontinu et récurrent, le rêve est un résultat de l’activité du psychisme en veille qui s’oppose au repos du corps ; partant, il représente l’espace transitionnel entre dynamisme et indolence, action et inertie, vie et mort. Engendré par l’état de sommeil, celui de demi-être, le rêve est lui-même imitation de la vie et simulacre de son contraire. À mi-chemin entre matérialité et illusion, s’ancrant dans la réalité objective mais aussi dans la subjectivité du dormeur, le rêve ne relève d’aucun des deux états évoqués plus haut. Manifestement confus et inconséquent, il échappe à l’explication (du moins, immédiate) qui pourrait faire valoir l’idée de sa prédestination pour la vie. Composé d’idées et d’images mouvantes, il ne saurait être assimilé à l’immuabilité et l’irréversibilité de la mort. Et pourtant, imposant au corps vivant une cessation partielle de ses activités, le rêve frôle l’une et l’autre : l’euphémisme du « sommeil éternel » ne traduit-il pas parfaitement l’ambigüité de sa nature, celle de s’enraciner dans l’être tout en côtoyant le non-être ? Demeurant corporellement dans la réalité objective, le rêveur laisse partir son esprit dans un fort étrange voyage dont la destination est à la fois en-deçà et au-delà de la présence matérielle de son corps à la vie. À l’époque prépsychanalytique, les ténèbres de ce qu’on appelle aujourd’hui l’inconscient étaient quelquefois assimilées au royaume des puissances hostiles qui guettaient le dormeur à l’heure de l’entrée dans le royaume de Morphée. Comparé à une petite mort et à ce titre redouté par les esprits superstitieux, le rêve était représenté comme un espace intermédiaire entre être et ne plus être qu’ils se voyaient contraints à visiter, chaque nuit, au risque de ne plus pouvoir accomplir le voyage de retour : les prières chrétiennes destinées à être prononcées avant de s’endormir ne comportent-elles pas la trace de la crainte vivace dans la conscience humaine, celle ne pas ressurgir de son sommeil ? Il a fallu attendre la théorie sur le rêve dans laquelle Freud démystifie l’activité psychique du dormeur en la dépouillant de toute métaphysique pour que le rêve cesse de représenter une menace de passage dans l’au-delà et devienne synonyme du voyage introspectif, par ailleurs porteur de solutions aux problèmes relevant de la vie psychique. Espace transitionnel qui brouille l’évidence de la présence-absence de l’être humain au monde matériel, le rêve élève le dormeur au-dessus du réel – exsistit – et transporte son esprit dans l’invisible mais bien tangible réalité du Moi. Lui conférant les fonctions du juge et justicier de son propre parcours « vu d’en haut » et la puissance d’accomplir ce qu’il ne lui est pas donné d’accomplir dans la vie éveillée, le rêve l’érige en démiurge de son propre destin. Sœur du rêve nocturne, toute écriture ne saurait être autre chose que re-création ou réfection de l’existence propre, sa remise en scène dans un lieu inapparent qui, tel un théâtre, jouxte la vraisemblance et l’illusion. Ştiinţe socio-umane Le théâtre onirique d’Adamov, l’art de « bricoler dans l’incurable » Rompre le secret de l’intime marqué par la souffrance, le faire frôler d’autres intimes pareillement isolés et dolents : n’est-ce pas le rêve par excellence des dramaturges dont l’art consiste à abolir les frontières entre privé et public sur une scène de théâtre ? Endroit apriori public – peuplé d’acteurs et tourné vers le spectateur –, la scène cesse de l’être dès que le spectacle commence, servant de lieu de représentation à une action personnelle dont la première se joue toujours dans l’imaginaire du créateur. L’investissement de l’espace collectif de la scène par celui intime du dramaturge qui résulte de toute représentation s’accomplit avec l’assentiment des deux parties, l’une donnant en partage son intimité et l’autre manifestant le souhait d’accepter ce partage. Au-delà de l’interprétation du discours du dramaturge par son allocutaire, la représentation ne permet-elle pas la mise en place d’une inter-prêtation des intimes qui s’interpénètrent et, se nourrissant l’un de l’autre, « bricolent » chacun dans son propre incurable ? Lorsque, dans « Avertissement à La Parodie et à L’Invasion »18, Adamov parle de son théâtre comme de « projection dans le monde sensible des états et des images qui en constituent les ressorts cachés », de « mise en évidence […] du contenu caché, latent, qui recèle les germes du drame », il s’agit pour lui de procéder également à une inter-prêtation de drames propre et étranger, de permettre au « monde visible » et au « monde invisible » de se toucher et se heurter. Espace où le rêve règne en maître, la scène ne se prête-t-elle pas volontiers à ce fantasme d’interpénétration des univers que la vie sépare ? Domaine de création comme équivalent éveillé de fantaisies nocturnes : la faculté de satisfaire les fantasmes irréalisés dans la vie que partagent la littérature et le rêve n’a pas échappé à Freud. Après avoir analysé de nombreux rêves de la nuit, celui-ci s’est interrogé sur le rôle des fantaisies diurnes que sont les productions des écrivains. Dans un écrit de 1915, « Actuelles sur la guerre et la mort », l’inventeur de la psychanalyse constatait : « Nous ne pouvons […] pas ne pas chercher dans le monde de la fiction, dans la littérature, dans le théâtre, un substitut aux pertes inhérentes à la vie. »19 18 Arthur Adamov, Ici et Maintenant, op.cit., pp.13-14. 19 S. Freud, Œuvres Complètes, v. XIII, 1914-1915, éd. PUF, Paris, 1988, p. 146. 143 Cette vision de la création comme d’un accomplissement fantasmatique des désirs non réalisés dans la vie sera reprise dans « Court abrégé de psychanalyse » (1923-1924) : Nous avons vu qu’une portion de l’activité d’esprit humaine est orientée vers la maîtrise du monde extérieur réel. La psychanalyse ajoute désormais qu’une autre portion, spécialement tenue en haute estime, de l’activité créatrice animique sert à l’accomplissement de souhait, à la satisfaction substitutive de ces souhaits refoulés qui, depuis les années de l’enfance, résident insatisfaits dans l’âme de tout un chacun. »20 Enfin, dans « Autoprésentation » (19241925), Freud comparait l’activité de la création poétique et artistique au « royaume de la fantaisie » : On reconnut que le royaume de la fantaisie était une ”réserve” qui avait été aménagée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de la réalité, afin de permettre un substitut pour une satisfaction pulsionnelle à laquelle il avait fallu qu’on renonce dans la vie effective. L’artiste, comme le névrosé, s’était retiré de la réalité effective insatisfaisante et retranché dans ce monde de la fantaisie, mais, contrairement au névrosé, il s’entendait à en sortir en trouvant le chemin de retour et à reprendre pied dans la réalité effective. Ses créations, les œuvres d’art, étaient des satisfactions en fantaisie de souhaits inconscients.21 À part être le moyen privilégié de satisfaction des souhaits irréalisés, que serait le processus créateur sinon une réponse de l’esprit à la violence d’une réalité, toujours plus ou moins subjective et appréhendée comme une menace à l’intégrité du sujet ? La production littéraire déjoue cette appréhension en influant sur ce que l’existence semble avoir d’irréparable. En ce sens, création est récréation de l’âme en peine, mais aussi recréation de soi et du monde dans l’optique du créateur, l’art de « bricoler » dans ce que tous les hommes ont d’incurable. Or l’« incurable » de l’homme, c’est sa dimension intime, sa structure mentale à laquelle Freud a reconnu les strates consciente et inconsciente, toutes deux modelées par les expériences de l’existence. 20 S. Freud, Œuvres Complètes, v. XVI, 1921-1923, éd. PUF, Paris, 1991, p. 352. 21 S. Freud, Œuvres Complètes, v. XVII, 1923-1925, éd. PUF, Paris, 2006, p. 112. 144 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 L’« incurable » d’Adamov, c’est d’abord cet état de division intérieure sur laquelle il insiste dans L’Aveu : Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation. Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Mais je suis séparé.22 « Altéré », assoiffé de la présence de l’autre extérieur dont il est séparé, Adamov souffre de ne pas pouvoir « passer outre aux frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui [le] sépare du monde ». Altéré, il l’est aussi au sens d’« écartelé », sentant un écart à l’intérieur de lui-même : Car cet écart, c’est un écartèlement pour moi. Je dis que l’homme est un écartelé. Et pas seulement un écartelé, un crucifié. Je dis que l’homme mis en croix, écartelé, dont les membres sont étirés vers les quatre horizons, centre déchiré, est le cœur même de la création23. De L’Aveu jusqu’à Si l’été revenait, la représentation de « l’homme écartelé et crucifié » hantera durablement le théâtre adamovien, quelle que soit l’idéologie du moment qui le fera naître. Du premier théâtre métaphysique à celui qui marie névrose individuelle et celle collective en passant par le théâtre politique, l’image frappante de l’homme déchiré par ses contradictions ne quittera jamais le centre de la création adamovienne. Ainsi, Si l’été revenait mettra-elle en scène des êtres complexes, à la fois narcissiques et philanthropes (Alma), brillamment intelligents et malades mentaux (Viktor), empêchés de grandir et grandement lucides (Lars), parfaitement innocents et terriblement coupables (Thea), insignifiants mais capitaux pour la survie de l’autre (Brit). L’ambivalence des sentiments de chacun pour chacun, la « hainamoration » que tout le monde se voue et la passion-répulsion vouée à l’Autre sont en quelque sorte une métaphore filée de l’écartèlement du Moi adamovien déquadruplé – équartelé – en les rêveurs de Si l’été revenait, à la fois solitaires et unis par la solitude de leurs rêves. 22 23 Arthur Adamov, Je…Ils…, op.cit., p. 27. Id., p. 31. Cependant, le rêve complexe qu’est Si l’été revenait est là pour remédier à cette solitude des rêveurs : n’abolit-il pas, de l’un de ses composants à l’autre, les frontières de l’espace en véhiculant les situations identiques de l’exclusion des personnages, de la culpabilité éprouvée par chacun et du châtiment partagé par tous ? Ainsi Lars, pour avoir raté ses études universitaires et giflé le Recteur, chef de l’Institution, se trouve-t-il radié de la vie professionnelle, tandis que Viktor, le « gifleur » l’État, est enfermé dans un lieu qui rappelle à la fois l’asile et la prison, se trouvant ainsi éjecté de la société. Il en est de même pour Thea et Brit : la première, fille malaimée de Mme Petersen, sœur incestueuse de Lars et rivale du couple extérieur Brit/Alma est bannie de la communauté, tandis que l’autre, réduite à l’insignifiance par son statut de « pièce rapportée », ne peut qu’être exclue du monde des êtres vivants. Chacun des rêves compense la frustrante réalité intime des rêveurs en réalisant, ne seraitce que d’une manière éphémère, leurs fantasmes les plus chers. Lars se fait disculper par Viktor, celui même qu’il a trahi en le laissant enfermer, de la mort de sa sœur et de sa mère, il se voit accéder à une vie adulte ; Thea transgresse l’interdit de l’inceste qu’elle réalise avec Lars, le frère qu’elle auréole ; Brit accède à une vie de femme en épousant Lars qui, dans le rêve de celle-ci, acquiert une situation professionnelle à la hauteur de ses envies à elle ; Alma enfin qui satisfait son désir utopique de sauver le tiers monde du capitalisme. Seul Viktor auquel Adamov a enlevé le statut de rêveur, et qui, probablement, représente la part obscure et incurable de l’auteur est privé de fantasmes et, partant, de leur réalisation. À la fois fou et extrêmement lucide, Viktor incarne la mauvaise conscience, inconsolable et toujours en veille, de tous les rêveurs. C’est lui qui ranime, dans le rêve de Lars, la culpabilité du rêveur en pointant sa lâcheté : VIKTOR : […] Il est vrai que tu n’aimes pas te rappeler certaines choses. Par exemple, comment tu as fait le mouchard, en disant que c’était moi qui avais vidé la tirelire des pauvres. Résultat, me voilà enfermé à ta place. C’est également lui qui, dans le rêve de Thea, révèle à la fois le désir incestueux de Lars et son homosexualité latente, sa haine du père et le remords qui lui est concomitant : VIKTOR, en pyjama, entrant : Alors c’est toi, Thea, toujours seule et triste, comme honteuse, Ştiinţe socio-umane parce que tu ne m’as pas amené ton freluquet de frère, qui a le béguin pour moi ? Pardin il a bien le béguin pour toi. Et moi, de plus, je suis son père. Oh, ce qu’il peut me détester ! […] VIKTOR : […] Ton frérot pensait bien à toi, et en même temps rampait devant Viktor. Le remords, ça ne pardonne pas ! Comme il se le doit dans tout rêve lequel, selon l’observation de Freud, « ne s’inspire jamais que de sentiments personnels »24, tous les rêveurs et les non-rêveurs incarnent peu ou prou les personnes de l’entourage de l’auteur auxquels ce dernier était lié sur le même mode d’ambivalence affective que les dormeurs de Si l’été revenait. La note faite par Adamov dans son journal inédit rédigé en même temps n’est pas loin de le confirmer : Ne pas réveiller le souvenir des rapports que j’ai pu avoir, enfant, avec ma sœur, et non plus mon remords de n’être pas allé voir ma mère à l’hôpital de Brévannes. Et le père, le patron, qui s’était tué peu de temps avant. Le père détesté, mais dont l’image demeure, l’implacable. [Et surtout cette] idée de l’inceste me torture, me lie à la mort même, si de justesse je l’évite.25 Ainsi, l’instance du père détesté, « fou » de jeux de cartes et enfermé – « tué » – par le « fils » est en partie figurée par Viktor auquel le rêve de Brit apportera une réhabilitation ; celle de la sœur amoureuse et malaimée à laquelle Adamov était lié par des relations troubles revivrait en Thea, à la fois récompensée par son amour et punie pour ses torts ; la mère trop aimante et interdictrice serait représentée par la sinistre et bonasse Mme Petersen dont Thea expiera la mort solitaire. Tout au long de Si l’été revenait, le Moi créateur d’Adamov bricole dans l’incurable de son passé-présent en y apportant des rectifications, en expiant ses propres fautes et en réclamant le paiement de dettes auprès d’autres fautifs. Rompant la chronologie du temps vécu et abolissant les frontières de l’espace, faisant mourir les vivants et ressuscitant les morts, le travail du rêve qu’est Si l’été revenait permet à son auteur, aux moyens de condensation et de déplacement des idées et des images, de réinventer son propre parcours et de proclamer, dans le derniers rêve, par la bouche de celui qu’on aurait assimilé à la 24 S. Freud, Le rêve et son interprétation, éd. Gallimard, Paris, 1925, p. 72. 25 Pierre Mélèse, Adamov, éd. Seghers, Paris, 1973, p. 109. 145 projection la plus directe d’Adamov : « Enfin, tout est réglé ! ». « Si Léthé revenait » : le théâtre où la mort venge de la vie « Quel rapport entre le rêve et le théâtre ? », se demandait Arthur Adamov dans un de ses derniers textes26. « Le non-alignement au réel », répondait-il en précisant un certain nombre de traits que partagent l’espace onirique et dramaturgique : la très grande importance du presque, le symbolisme des objets et des êtres, la chronologie déviée, la discontinuité du discours, enfin, l’apparent illogisme qui peut être propre au rêve comme au théâtre, sans oublier leur faculté commune de satisfaire indirectement les désirs refoulés. Chez Adamov, le rêve et le théâtre réalisent un fantasme essentiel et récurrent qui consiste à s’arracher à une insoutenable réalité psychique. Celle-ci étant trop complexe, il nous est impossible à la définir ici en quelques lignes. Ce que l’on peut en dire, c’est qu’elle se manifeste, dans le théâtre d’Adamovécrivain et sur L’Autre Scène27 d’Adamov-rêveur, sous forme d’obsessions dont la principale est une quête ininterrompue de la mort, si bien que ce théâtre mérite le nom de « théâtre de la Mort qui délivre ». Quel rapport existe-t-il entre le rêve, le théâtre et la névrose dans l’œuvre dramatique d’Arthur Adamov ? Les trois sont intimement liés : la névrose inspire le rêve de la nuit transposable dans l’écriture et commande le processus de la création. Pour Freud, ce dernier était comparable aux rêves éveillés. Adamov qui s’intéressait beaucoup aux travaux de Freud sur le rêve reconnaissait la grande influence de sa névrose sur ses créations théâtrales, parmi lesquelles Si l’été revenait. Rappelant à la vie littéraire les obsessions d’Adamov-homme, la souffrance névrotique qui les avait engendrées dans le psychisme servait à Adamov-écrivain à les neutraliser et à les catharsiser. Cette ambivalence de la névrose, la capacité qu’elle possède d’œuvrer simultanément à la destruction de sa victime et à sa guérison, Freud l’avait remarquée dans une lettre à Wilhelm Fliess dans laquelle il tire un trait d’équivalence entre le mécanisme de la création littéraire et celui des fantaisies névrotiques : 26 « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises, 4 février 1970. 27 Le terme appartient à Octave Mannoni. Voir Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, éd. Seuil, Paris, 1969. 146 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Le mécanisme de la création littéraire est le même que celui des fantaisies hystériques. Goethe réunit pour son Werther quelque chose qu’il a vécu, son amour pour Lotte Kästner, et quelque chose qu’il a entendu, le destin du jeune Jérusalem qui se suicida. Il joue vraisemblablement avec le projet de se tuer, trouve là le point de contact et s’identifie à Jérusalem, à qui il prête ses propres motifs tirés de son histoire d’amour. Au moyen de cette fantaisie, il se protège contre l’effet de son expérience vécue. Donc Shakespeare a finalement raison d’associer création littéraire et délire (fine frenzy [trad. : belle fantaisie]).28 Les rêves nocturne et diurne seraient donc la matérialisation des représentations et la réalisation des fantasmes engendrées par la névrose. Chez Adamov, le théâtre et le rêve réalisent le fantasme de mort du « rêveur principal » qu’est l’auteur, et qui se projette sur les rêveurs fictifs et leur attribue ses « défaillances personnelles » : les masochistes, les buveurs, les drogués, les mutilés et autres malades au psychisme déséquilibré. Ainsi, à chaque instant côtoyant la mort des autres sans que celle-ci ne les étonne ni ne les afflige, les protagonistes de Si l’été revenait tendent euxmêmes vers le ne plus être ; ce souhait trouve sa réalisation dans le sentiment de la faute qui écrase Lars et Thea, l’effacement de Brit, l’enfermement de Viktor dans un asile et la morbide mélancolie d’Alma. Ce qui crée ce souhait inconscient commun aux personnages de la pièce, c’est l’insoutenabilité d’une certaine réalité que chacun d’eux vit sur le mode qui lui est propre, et dont leurs comportements névrotiques tentent d’abréger la durée. Lars, par exemple, se sent coupable vis-à-vis de son ami Viktor qu’il a laissé punir à sa place pour un délit non avoué et de sa sœur Théa dont il « a volé, violé l’âme », avant de l’avoir laissée se suicider29. Réalisant son échec professionnel et social (ratage répété d’études, absence de perspective professionnelle), cet enfant attardé réalise également son incapacité de grandir, de se détacher de l’imago maternelle qui écrase son autonomie et l’empêche d’agir en homme : les effets de la surprotection de Mme Petersen, sa mère et l’inceste réalisé avec Thea, sa sœur aînée qui, par moments, se prend pour la mère de Lars en sont la preuve. À la menace de rester confiné dans l’enfance, Lars acquiesce et répond 28 S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, trad. Françoise Kahn et François Robert, éd. PUF, Paris, 2006, p. 318. 29 Arthur Adamov, Si l’été revenait, éd. Gallimard, Paris, 1970, p. 21. par la compulsion de fuite dans celle-ci. Thea, elle, se sent surtout coupable d’avoir causé la mort de Mme Petersen, en restant, « un certain mardi », avec son frère Lars au lieu d’accompagner la mère dans un de ses voyages caritatifs. Ce mardi-là, elle a transgressé l’interdit de l’inceste, ce qui a eu pour effet de tuer l’instance parentale qui l’avait proféré. Ne pouvant supporter le poids de sa double culpabilité, Thea se tue à l’emplacement même de la mort de sa mère. Brit, à son tour, est présentée comme « l’objet servi par Alma »30. Cette dernière est une copine de Lars et de Brit dont la supériorité se démontre par sa capacité de « servir une Brit à son vieil ami d’enfance Lars »31. Effacée et insignifiante, presque inexistante, Brit s’assimile dans son rêve à un paquet porté par Alma sur lequel celle-ci a tous les droits. Le désir de Brit, c’est d’être admise dans la famille Petersen, mais il se heurte à la méfiance de Thea, au mépris de Mme Petersen et à l’indifférence de Lars qui ne pense qu’à Thea. La résignation de Brit à se sacrifier pour Lars, sa chosification est une variante de masochisme qui touche beaucoup de personnages d’Adamov, au même titre que son versant opposé, le narcissisme, et qui n’est qu’une autre forme de la mise à mort de soi. Dans Si l’été revenait, la figure narcissique par excellence est Alma : « amie expérimentée, gentille, belle et méprisante à la fois »32, cette rêveuse qui incarne une révolutionnaire tentera d’exercer sa pseudo-supériorité dans le tiers monde, ce à quoi elle échouera. L’ampleur de cet échec, proportionnelle à l’amour-propre d’Alma, finira par l’amener au suicide. Si l’on se penche sur l’histoire d’Adamovhomme, on découvre qu’à travers les sentiments, les états et les actes des quatre rêveurs de Si l’été revenait, Adamov-dramaturge expie et exorcise ses propres défaillances : l’infantilisme, la culpabilité filiale et fraternelle, l’incapacité d’être reconnu sur le plan professionnel et de lutter efficacement contre les névroses individuelle et sociale (le capitalisme). Un certain nombre de ces défaillances seraient liées à une obscure faute sexuelle qui persiste dans sa conscience, et qui l’empêche de quitter le giron familial et de devenir homme. Lars-Adamov est un enfant trop protégé par la mère. « Il faut croire que j’ai bien peu et bien mal grandi », dira-t-il dans son rêve avant de jeter à la figure de sa mère, dans celui d’Alma : « Je voudrais 30 Arthur Adamov, « Notes préliminaires » in Si l’été revenait, éd. Gallimard, Paris, 1970, p. 10. 31 Id. 32 Ibid. Ştiinţe socio-umane tant, tant sortir de ce vestiaire où tu m’as relégué ! ». Le « devenir homme », à l’époque d’Adamov, passe par la promotion sociale soumise à la condition de diplômes : le motif de ratage de plusieurs études présent dans le rêve de Lars semble renvoyer au non-lieu d’études universitaires d’Adamov, à son refus de suivre le conseil paternel et de s’inscrire à l’école Bréguet pour devenir ingénieur. « Je sais bien que j’ai raté la médecine, l’architecture, et que la botanique n’était pour moi qu’une diversion », avouera Lars dans son rêve. La gifle morale donnée au père qui le voyait ingénieur, et non pas écrivain prend forme d’un geste équivalent à l’endroit du Recteur, instance paternelle par excellence qui le radie de l’Université et, partant, met une croix sur sa promotion professionnelle et sociale. La culpabilité d’Adamov-adulte de laisser mourir seule sa mère33 a une extrême importance dans le rêve de Thea qui ne parvient pas à surmonter sa culpabilité filiale vis-à-vis de Mme Petersen. Néanmoins, bien qu’il l’attribue essentiellement à Thea dont le personnage incarnerait à sa sœur Armik, Adamov s’exclamera par la bouche de Lars, dans le premier rêve de Si l’été revenait : « De toute façon, on ne laisse pas mourir seuls les mourants. De toute façon, on ne laisse pas seules et perdues les personnes qui sont prêtes à les assistes. » Cette dernière exclamation révèle également la faute d’Adamov envers sa sœur qui – et la pièce le montre clairement – l’attire sexuellement, bien que cet inceste n’ose pas s’avouer comme tel34 : « Oh, le coupable, c’est toujours moi, je le sais bien. Et c’est moi aussi qui ai enjoint à Thea de ne pas suivre mère, et cela pour la garder près de moi, pour manger le chanvre de ses cheveux ». Quant à la faute de Lars par rapport à Viktor, malade mental éminemment lucide qui tantôt remplit le rôle de son avocat, tantôt lui fait des remontrances, celle-ci prendrait sa source dans l’amitié d’Adamov avec Antonin Artaud et Roger GilbertLecomte. Adamov aurait pu se reprocher de ne pas avoir pu sauver de la drogue le second et de libérer trop tard le premier de l’asile de Rodez, où il savait qu’Arthaud était « maltraité » par les 33 La mère de l’écrivain malade de tuberculose, Hélène Bagatouroff-Adamov, s’est éteinte (seule ? en compagnie de sa fille Armik ?) à Paris, à l’hôpital de Brévannes, en 1942. 34 À ce sujet, on trouve, dans Notes préliminaires, le propos suivant d’Adamov : « Lars encore. Évocation de sa “perversité”, ambivalence du désir qu’il a à la fois d’Alma, de Brit et de Thea. Il demeure que c’est de Thea surtout qu’il s’agit, de l’inceste qui n’ose pas s’avouer comme tel, et cela même dans les pays les plus modernes. » Arthur Adamov, Si l’été revenait, op.cit., p. 9. 147 électrochocs du Dr Ferdière, son médecin psychiatre. Cette culpabilité étendue sur tous les rêveurs de la pièce qui, à la fin, entraîne leur mort, symbolique (Lars/Brit) ou réelle (Thea/Alma) n’est autre qu’une mise à mort de soi que d’Adamov rejoue sur le mode fantasmatique. Il le fait de la même manière que Goethe évoqué par Freud dans la lettre à Fliess citée plus haut. Au moyen de la variation-répétition des circonstances de la mise à mort des dormeurs de Si l’été revenait, Adamov déjoue sur la menace du suicide qui sévit en lui : « J’ai voulu me suicider à vingt ans, puis à trente, puis avant d’atteindre la quarantaine »35, note-t-il dans L’Homme et l’Enfant. À soixante ans, l’âge où il écrit Si l’été revenait (1968), cette menace est encore plus actuelle qu’elle ne l’était avant : ses obsessions personnelles font une nouvelle offensive précisément à l’époque où il se met à écrire cette œuvre vouée à devenir ultime. Par ailleurs, les circonstances36 de sa mort laissent un doute quant au caractère accidentel de cette dernière en faisant penser à l’hypothèse du suicide. Pièce entièrement dictée par les obsessions intimes revenues de la jeunesse, Si l’été revenait est un mauvais rêve basé sur un fond d’anciens et actuels remords. Pour le Moi conscient d’Adamov qui, au moment de sa composition, essayait de voir clair dans les ténèbres de son inconscient, il importait de renouer avec l’expression littérale de ses hantises et complexes dans un cadre onirique délaissé dans son « deuxième théâtre », celui d’inspiration brechtienne. Quant à son Moi inconscient, celuici serait plutôt tenté de céder au vertige du suicide que son esprit tourmenté dessine comme l’unique moyen de mettre fin au martyre de vie. Ainsi, s’arracher à une insoutenable réalité, celle de l’impossibilité d’être qui est une forme de mort par une continuelle mise à mort de soi équivaut-il à s’arracher à la Mort elle-même par sa mithridatisation ininterrompue. Si l’été revenait : ce titre obscur et évasif ne saurait dissimuler au lecteur/spectateur l’appréhension du retour évoqué par l’auteur. Quel « été », voire « était » Adamov invoque-t-il dans cette pièce fallacieusement située à Stockholm où Adamov semble n’avoir jamais été, peuplée par des héroïnes aux robes estivales dont la légèreté de la tenue ne saurait ancrer 35 Arthur Adamov, L’Homme et l’Enfant, op.cit., p.18. Adamov a pris une dose excessive des barbituriques – intentionnellement ? accidentellement ? – la veille de sa mort le 15 mars 1957. 36 148 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 l’action dans le temps ? L’espace onirique permet-il seulement un quelconque ancrage spatio-temporel, excepté celui de la réalité du Moi rêveur, alias Arthur Adamov ? La réponse serait : le sien propre, celui des coulpes anciennes trop cuisantes châtiées, plus que par l’impuissance sexuelle, par l’impossibilité d’être. Plus qu’à la nostalgie d’une horrible jeunesse enfuie incarnée par les personnagesprotagonistes qui ressemblent presque en tout à leur créateur, penserait-on à la variationrépétition de la mort propre – Léthé – qui obsède Adamov. Une Léthé mystifiée en été qui, loin d’accabler ou d’épouvanter, apporte l’oubli, voire l’espoir de recommencer ce qui n’a pas connu de commencement à celui qui fut un « empêché de vivre ». Adamov, Arthur, « Presque Le théâtre ou le rêve », Les Lettres françaises, 4 février 1970. Freud, Sigmund, Le rêve et son interprétation, éd. Gallimard, Paris, 1925. Freud, Sigmund, Œuvres Complètes, v. XIII, 19141915, éd. PUF, Paris, 1988. Freud, Sigmund, Œuvres Complètes, v. XVI, 19211923, éd. PUF, Paris, 1991. Freud, Sigmund, Œuvres Complètes, v. XVII, 19231925, éd. PUF, Paris, 2006. Freud, Sigmund, Lettres à Wilhelm Fliess, éd. PUF, Paris, 2006. Mannoni, Octave, Clefs pour l’Imaginaire ou Autre Scène, éd. Seuil, Paris, 1969. Mélèse, Pierre, Adamov, éd. Seghers, Paris, 1973. Bibliographie Adamov, Arthur, Ici et Maintenant, éd. Gallimard, Paris, 1964. Adamov, Arthur, L’Homme et l’Enfant, éd. Gallimard, Paris, 1968. Adamov, Arthur, Je… Ils…, éd. Gallimard, Paris, 1969. Adamov, Arthur, Si l’été revenait, éd. Gallimard, Paris, 1970 Tatsiana Kuchyts Challier Docteur en Lettres et Arts (Université Stendhal Grenoble III, France), membre associé de TRAVERSES 19-21 (É.CRI.RE).