Si l`été revenait : presque la mort ou la vie dans le théâtre d`Arthur

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Si l`été revenait : presque la mort ou la vie dans le théâtre d`Arthur
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DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
Si l’été revenait : presque la mort ou la vie dans le théâtre
d’Arthur Adamov
Arthur Adamov, un revenant du théâtre français ?
Tatsiana Kuchyts Challier
Université Stendhal Grenoble III
Grenoble, France
[email protected]
Abstract: “What connection between dream and theatre?” wondered Arthur Adamov, the author of Si
l’été revenait (1968), before he answers : “The very big importance of nearly, everywhere, always.” Relating the
story of Adamov’s own life , this last play composed of four dreams which are made by different sleepers tells the
story of a neurotic quartered between life and death, haunted and fascinated by a mysterious summer (l’été) that
he beseeches. What été, or even Léthé is there invoked? The playwright’s one with its childish faults too heavy to
endure, chastised by Adamov’s impossibility of being. More than a nostalgia for an horrible lost youth personified
by the main characters that are almost like their creator, Si l’été revenait is the variation-repetition of his own
death – Léthé – which has always haunted him. Disguised as the summer of life in Adamov’s oneiric theatre,
Lethe brings him almost the promise to start again life that has never really started.
Keywords: Arthur Adamov, theatre, life, death, dream, neurosis, creative process.
Toute littérature a ses écrivains bénis et
maudits. Producteurs d’œuvres parfaites, – bien
ficelées et à mille lieues de tout sujet
dérangeant, les premiers, épargnés par la
disgrâce du destin et celle des lecteurs,
connaissent la gloire et le succès qui durent audelà de la mort. Quant aux seconds qui défient le
goût des masses en mettant le lecteur mal à
l’aise, leur œuvre, souvent bancal et
« imbanquable », selon le bon mot de JeanMarie Boëglin1, leur confère le statut de recalés à
l’examen d’une large reconnaissance. Chassés
des institutions et mal-aimés du public, ils
deviennent des réprouvés relégués dans quelque
purgatoire de l’altérité pour avoir tenté de
planter la lucidité en leurs contemporains. La
sulfureuse franchise de leur écriture l’emporte
sur le souci de perfection et celui de célébrité.
Nue et totale, n’épargnant personne, pas même
ceux qui la professent, cette franchise s’avère
souvent être fatale à l’écrivain et à son œuvre. À
mi-chemin de la gloire et du scandale, sans
connaître la véritable popularité, ces derniers
n’accèdent qu’à un demi-succès – un demi-être –
lequel confère à leurs œuvres le statut de morts
vivants.
1
Homme des théâtres français et algérien, Jean-Marie
Boëglin a été proche d’Arthur Adamov dans les années 19401950. Il a notamment présenté à ce dernier le jeune metteur
en scène lyonnais, Roger Planchon, qui par la suite deviendra
un des metteurs en scène du théâtre d’Adamov.
Un de ces écrivains dont l’œuvre ne cesse,
aujourd’hui encore, de purger sa peine
d’agitateur de consciences a pour nom Arthur
Adamov. Ne figurant pas dans les manuels
scolaires, absent des programmations de
théâtres, Adamov est une des figures
emblématiques d’une littérature en marge à celle
que l’on célèbre en France et que l’on propage à
l’étranger. Avec Arthur Rimbaud, Antonin Artaud,
Roger Gilbert-Lecomte et quelques autres
« poètes maudits », il fait partie des non grati
du cénacle littéraire qui n’a pas réussi à les
récupérer au profit de l’Institution. Loin d’être un
panégyrique de l’État français – comme, du
reste, des autres États2 – de glorifier l’homme et
le citoyen – trop complexe pour être loué – de
chanter la vie – trop effrayante pour que l’on en
jouisse – les textes d’Adamov ne sauraient
satisfaire le goût du public apolitique,
conformiste ou à la recherche de la distraction.
Sacrifiant la popularité à l’autel de l’exigence, cet
écrivain se consacre au dur labeur du réveil des
esprits :
Le devoir de l’écrivain est de se bien pénétrer
du désespoir dont son époque est faite. Il ne
2
On pense, en l’occurrence, à la Suède de Si l’été revenait
aux États-Unis d’Amérique auxquels Adamov a consacré deux
pièces : Off Limits et La Politique des Restes. Dans l’une
comme dans l’autre, l’auteur s’en prend à la politique
américaine, celle, entre autres, de l’impérialisme et de la
ségrégation raciale.
Ştiinţe socio-umane
suffit pas de constater la monstrueuse inutilité
des forfaits qui se commettent dans le monde. Il
faut, si difficile que ce soit, percevoir
l’accompagnement du drame, plus sombre peutêtre que le drame lui-même : la torpeur,
l’avilissement des consciences, le désintérêt
absolu devant l’immense tableau d’épouvante qui
ne trouble même plus les sommeils. Il faut
arriver à concevoir la puissance d’oubli plus
inhumaine, plus incompréhensible encore que la
puissance de crime, et cela afin de mieux
connaître l’horreur des monstres que contient
l’homme.3
Plus que des valeurs « sûres » de la
littérature mondiale traitant de vérités générales,
l’œuvre adamovien s’inspire de leurs contraires
qui, se focalisant sur les côtés obscurs de
l’homme, « sentent le soufre » et sèment le
doute dans les consciences tourmentées : Kafka,
Dostoïevski, Artaud, Strindberg ou Büchner.
Dicté par sa névrose d’homme traqué, inspiré de
son douloureux passé d’apatride dépourvu de
richesses4, le théâtre d’Adamov, incompris en
France, ne semble intéresser qu’un public
« étroit » de passionnés qui n’ignorent ni le
parcours de cet auteur, ni ses convictions, ni le
mal-être intime qui le hantait. Un public qui,
somme toute, ressemble à Adamov-le-névrosé,
l’éprouvé du destin et le réprouvé de la société.
N’ayant pas l’habitude ni la disposition d’être
« véhémentement violée »5, pour reprendre
l’expression de Jacques Lemarchand, cette
dernière peut reprocher à Adamov bien des
choses, à commencer par son Aveu (1946). Ce
livre commencé en 1939 est un recueil d’essais
introspectifs où les réflexions d’Adamov sur son
propre malaise névrotique sont doublées de
celles sur « le temps de l’ignominie » que furent
les années de l’occupation allemande en France.
Battant en brèche plus d’un tabou, ce « water
3
Arthur Adamov, « L’Aveu » in Je…Ils…, éd. Gallimard, 1969,
Paris, p. 148.
4
Surpris par la guerre de 1914 en Allemagne, les parents
d’Arthur Adamov, alors riches propriétaires de puits de
pétrole, n’ont jamais pu regagner leur Russie natale. En
1918, leurs puits de pétrole ont été nationalisés par le
pouvoir soviétique.
5
Dans « Avertissement à La Parodie et à L’Invasion »
précédées d’extraits d’une lettre d’André Gide et de textes de
Jacques Lemarchand, Jean Vilar, René Char, Roger Blin,
Henri Thomas et Jacques Prévert, on trouve les paroles
suivantes de Jacques Lemarchand : « L’Invasion est l’une des
pièces qui m’a le plus véhémentement violé dans mon
fauteuil, troublé dans ma paix ruminante de lecteur. » In
Arthur Adamov, Ici et Maintenant, éd. Gallimard, Paris, 1964,
p. 11.
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closet »6 intime ne pouvait qu’irriter les partisans
de la morale conjuguant les préceptes du
maréchal Pétain et ceux de l’Église et substituant
à la liberté, la fraternité et l’égalité la
soumission, la traitrise et la ségrégation.
Rapidement converti à l’écriture théâtrale,
Adamov a continué de transcrire son mal de
vivre avec un remarquable franc-parler tout en le
liant à la névrose de la société de son temps,
celle de la France successivement « malade »
d’antisémitisme, de pétainisme, de gaullisme et
d’impérialisme. Cet autre « aveu » que toutes les
pièces d’Adamov, écrivain longtemps apatride,
rendent public lui a valu les foudres de la critique
dramatique alors très puissante, et même sa
carrière. D’autre part, le spectateur des années
1950-1970 n’a pas suivi ce dramaturge dans sa
contestation de la société bourgeoise : « Je n’ai
pas eu le succès commercial, ni la veine qui
permet les reprises »7, disait le dramaturge dans
L’Homme et l’Enfant.
Il existe l’opinion que le théâtre d’Adamov
continue de pâtir des convictions politiques de
son auteur lequel, comme on le sait, fut un
« compagnon de route » du Parti Communiste
Français, sans toutefois en être l’adhérant : les
événements de Hongrie (1956) et de
Tchécoslovaquie (1968) l’en auraient dissuadé.
Conscient des dérives du communisme à la
soviétique et les condamnant, Adamov ne
renonce pourtant pas au progressisme dans son
théâtre : ainsi, lorsque, en 1968, il entreprend
d’écrire sa pièce suédoise, L’État Providence qui
prendra l’actuelle forme de Si l’été revenait, il
veut lui donner un contenu politique. Fasciné par
le socialisme du pays « où l’on ignore le
chômage et la faim, où le crime est pratiquement
inexistant, où il n’y a ni taudis ni ghettos, où la
guerre est inconnue depuis cent cinquante
ans »8, Adamov décide de faire de cette
providence suédoise le thème de sa nouvelle
pièce. Cependant, au fur et à mesure il s’aperçoit
que le bonheur social si vanté dans ce pays,
contredit
par
le
taux
de
suicides
grimpant, masque en réalité le malheur
individuel des habitants :
L’État Providence. Bien montrer les rapports
de chacun avec cet État idéal, et ces rapports se
trouvent modifiés au fur et à mesure que la
pièce s’avance, s’amplifie, que la tranquillité
6
L’expression appartient à Arthur Adamov. Voir in « En
feuilletant ″Aveu″ » in Arthur Adamov, Je…Ils…, éd.
Gallimard, 1969, Paris, p. 9.
7
Arthur Adamov, L’Homme et l’Enfant, éd. Gallimard, 1968,
Paris, p. 178.
8
Arthur Adamov, Si l’été revenait, éd. Gallimard, Paris, 1970,
p. 15.
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extérieure s’installe, que le tourment intérieur
grandit. Les uns verront dès le départ
l’impossibilité de vivre dans un monde où tout
est fait cependant pour qu’il soit possible d’y
vivre. Les autres s’apercevront de cet état de
choses peu à peu, au cours de l’action. Des
troisièmes ne s’en apercevront jamais,
continueront de se croire heureux, alors qu’ils ne
le sont pas. Face au bonheur proposé, une
diversité de réactions s’impose. […]9
Regagné par sa propre obsession de suicide
précipitée par de nombreuses déceptions –
professionnelles, politiques et autres –,
admettant l’impossibilité d’ignorer la nouvelle
offensive de sa névrose, Adamov abandonne
progressivement le point de vue politico-social de
ce qui va devenir sa nouvelle pièce au profit de
celui onirique et psychologique, n’y laissant que
quelques brèves allusions au sujet de la socialdémocratie dont il semble revenir : « Et j’ai…
presque tous les droits dans mes rêves de dire
que l’ONU est subordonnée à l’OTAN… Presque
tous les droits. », écrira-t-il dans Les Lettres
françaises10. Entre la vie et la mort, il écrit Si
l’été revenait dont les titres provisoires rendent
compte de son état mental : J’ai peur, Je ne
veux pas être un vaincu… avant de finalement
céder au vertige mortel le 15 mars 1970.
Les institutions et le public français de nos
jours supporteraient-ils toujours aussi mal, de la
part d’un auteur dramatique, la remise en
question de leur fonctionnement et l’atteinte à la
tranquillité de leur (in)conscience ? Dépourvu de
présent, maintenu dans un étrange sommeil
artificiel qui le confine dans une « presque
existence », il semble suspendu entre la vie et la
mort. Aujourd’hui, en dépit de son évidente
actualité, le théâtre d’Adamov – pour des
questions de coût, de convictions ou de
rentabilité – n’est guère joué en France, mises à
part quelques tentatives disparates de le
réhabiliter : on pense surtout à Emmanuel
Daumas qui a présenté, en 2007, à la Maison de
la Culture de Grenoble, Si l’été revenait et à
Gabriel Garran qui a récemment monté Les
Retrouvailles d’Adamov, au Théâtre de la
Tempête (Cartoucherie), quarante deux ans
après avoir mis en scène Off Limits au Théâtre
de la Commune d’Aubervilliers. Adamov, mort
vivant du théâtre français, serait-il « revenant »
sur les scènes de France ?
9
Note du journal inédit d’Arthur Adamov citée in Pierre
Mélèse, Adamov, éd. Seghers, Paris, 1973, p. 109.
10
Arthur Adamov, « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les
Lettres françaises, 4 février 1970.
Si l’été revenait et la dramaturgie du
« presque »
Le théâtre d’Adamov fait donc figure d’un
revenant : peut-il seulement en être autrement
pour un œuvre conçu comme tel, du fait de
l’onirisme qui le nourrit ? Or l’état de
l’évanescence que le dramaturge y transpose de
sa propre vie est sa nature même. Le rêve et la
névrose omniprésents chez Adamov sont une
réalité psychique – la sienne propre –, une
manière de faire face à la maladie et une façon
d’appréhender son inquiétante époque. « Tout
ce qui est rêvé existe, se projette sur un certain
plan »11, notait-il dans L’Aveu. Ce plan, pour
Adamov, est l’écriture qui sert de catharsis aux
angoisses dont l’origine est à la fois objective (le
monde extérieur) et subjective (la personnalité
propre). Ainsi Si l’été revenait, sa dernière pièce
achevée, retrace-elle le parcours vital du
dramaturge en évoquant des souvenirs
conscients et des réminiscences inconscientes
consignés sur papier et attribués aux
personnages qui, endormis, se meuvent dans un
espace de la presque objectivité :
Ce spectacle, quel sera-t-il ? Je n’en sais rien.
Tout ce que je sais, c’est que toutes les images
qui viendront frapper le regard se juxtaposeront,
décors jetés en hâte sur d’autres décors,
personnes transformées à la hâte en d’autres
personnes. « Mais cette personne-ci, où l’ai-je
vue la dernière fois ? C’est drôle tout de même, il
me semble bien… »
Ce « il me semble bien » veut dire c’est
presque sûr.12
Si l’auteur de Si l’été revenait ne tranche pas
entre rêve et veille, réel et fantasme, subjectivité
et monde extérieur, c’est que pour lui, il n’y a
pas de frontière possible entre ces fallacieux
contraires : le rêve prolonge la réalité et la vie
tend vers le sommeil de la mort ; le réel
engendre les fantasmes et ceux-ci s’inspirent de
la vie ; enfin, la réalité subjective a pour modèle
celle extérieure qui la façonne. Tout en variant
les perspectives, les quatre rêves de la pièce
racontent presque la même histoire (la pièce a
manqué d’avoir pour titre Variations sur un
même thème13), l’impossibilité d’être des rêveurs
qui est presque celle d’Adamov. Englués dans un
infantilisme (Lars, Brit) ou un humanitarisme
11
Arthur Adamov, Je…Ils…, op.cit., p. 120.
Arthur Adamov, « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les
Lettres françaises, 4 février 1970.
13
Arthur Adamov, « Notes préliminaires » in Si l’été revenait,
op.cit., p. 9.
12
Ştiinţe socio-umane
(Alma) sans issue, victimes de la névrose réelle
(Lars, Thea) ou de la prétendue folie (Viktor), à
la fois coupables et innocents, il est presque sûr
que ces derniers revivent sur scène le vécu de
leur créateur, le rêveur principal de Si l’été
revenait :
Presque sûr enfin que la vie est bien comme
la voit le rêveur, partagée et unie à la fois, et le
théâtre, le vrai, c’est celui où l’on se trouve
presque dans la réalité, mais sans y être
absolument, une distance vous sépare d’elle.
Bien sûr, il faudrait d’abord définir ce mot de
réalité, mais comment y parvenir ? Je sais en
tout cas que je n’y parviendrai pas 14.
S’inspirant du Songe de Strindberg, Adamov
structure sa pièce à la manière de ce grand
maître qui a influencé son premier théâtre :
plaçant ses héros qui se doublent et se
dédoublent dans un espace indéfini15 d’où toute
chronologie est bannie, mélangeant souvenirs,
impressions et choses vécues, ressuscitant les
familiers disparus dans des corps étrangers,
condensant des traits et des caractères, l’auteur
de Si l’été revenait imite la forme incohérente du
rêve en rendant tout événement possible et
vraisemblable : le retour des morts, la réalisation
de désirs défendus, la suppression des obstacles,
l’expiation des fautes. Cependant, le plus grand
emprunt à Strindberg consiste à faire gouverner
cette suite de songes apparemment décousus
par une seule et même conscience supervisant
tout ce qui s’y passe. Et cette conscience qui
reste debout alors que les autres sommeillent est
celle d’Arthur Adamov.
La vie qu’Adamov partage avec les créatures
peuplant l’espace onirique de Si l’été revenait est
précisément une demi-existence (demi : ce qui
est partagé en deux) qui suppose une relation de
dépendance mutuelle entre les deux parties du
« pacte créateur » : pas plus que les
personnages
ne
peuvent
se
mouvoir
indépendamment de la volonté de celui qui leur
insuffle la vie, leur créateur ne saurait être ce
qu’il est sans les avoir inventés et les avoir mis
sur scène. D’où la nécessité, pour les deux, de
vivre presque la même réalité constituée
d’angoisses
et
de
désirs
semblables,
d’événements passés et présents, de choses
communément vécues mais qui, à la fois
14
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récurrentes et insaisissables, échappent à la
compréhension
immédiate.
Ces
choses
pourraient être l’inceste (Lars-Thea/ Lars-Mme
Petersen), l’homosexualité (Alma-Thea-Brit), la
honte (Lars-Viktor/ Thea-Mme Petersen) ; mais
cela n’est pas certain, bien que presque sûr. Ce
qui, au contraire, est indiscutable, c’est
qu’Adamov en fait des thèmes obsédants, et qu’à
ce titre ces motifs-là ont leur importance dans la
pièce. Et leur importance consiste exactement à
pointer la conscience de culpabilité partagée par
tous les rêveurs, la presque même conscience de
culpabilité qui rongeait Adamov et qui – chose
presque sûre – lui a dicté cette dernière œuvre.
Le demi-être des personnages-rêveurs de Si
l’été revenait qui s’exprime en leur incapacité
d’évoluer sur le plan affectif, professionnel, social
ou encore politique, ce qui met d’ailleurs en
doute la validité de la notion même d’évolution
du personnage dans cette pièce, est aussi une
extériorisation de leur état intérieur dans une
presque-existence matérielle à lisière de l’être et
du non-être, du dedans et de dehors. Et cette
presque-existence est un autre fait d’Adamov luimême :
Je dis que ce seul mot : exister, par l’analyse
de sa structure, suffit à rendre compte du
malheur inséparable de l’existence humaine.
Le préfixe ex implique l’idée d’un mouvement
qui rejette du dedans au dehors. Exister signifie :
se tenir au-dehors. Du seul fait qu’il existe,
l’homme est déjà exilé, expulsé, donc mis hors
de tout. Il n’y a pas à chercher ailleurs.16
Dans la conception adamovienne du terme,
l’« ex-istence » se résumant à « être à demi » ou
à « être presque », à la fois au-dedans et en
dehors du monde matériel, n’est autre que l’état
intermédiaire entre la vie et la mort, celui du
rêve. En évoquant sa dernière œuvre, Adamov
disait :
Je passe volontairement du rêve à ce qu’il est
convenu d’appeler réalité, et inversement.
Et puis enfin, chaque théâtre, quel qu’il soit,
est à sa manière onirique. Aussi bien le vrai
grand théâtre social, la Jeanne des abattoirs de
Brecht, que le mince vaudeville où les portes
s’ouvrent, se ferment, se rouvrent de nouveau
pour laisser passer les personnages du jeu
fantomatique… et réaliste à la fois.17
Arthur Adamov, « Presque Le théâtre ou le rêve » in Les
Lettres françaises, 4 février 1970.
15
Clin d’œil à Alfred Jarry et au « nulle part » qu’est la
Pologne dans Ubu roi, l’évocation, dans Si l’été revenait, de la
Suède de la fin des années 1960 sert davantage à dissimuler
le lieu de l’action que de l’ancrer dans un espace-temps
précis.
16
Arthur Adamov, Je…Ils…, op.cit., p. 73.
« Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises,
4 février 1970.
17
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Si le théâtre, selon Adamov, est presque
toujours onirique, de la même manière que tout
rêve est théâtral pour Freud, c’est que tous deux
savent que le rêve et le théâtre mettent en
scène l’accomplissement de désirs de « sa
majesté
le
Moi »,
tout
aberrants
et
masochistes que ces derniers puissent paraître.
Pour Adamov qui aspire à ne plus « ex-ister »,
c’est-à-dire ne plus souffrir, le rêve, tout
angoissé soit-il, est un espace presque
réconfortant qui permet de fuir la souffrance du
réel et de mithridatiser la mort qui le guette. Le
rêve de la nuit parvient presque à le venger du
désespoir des jours.
Aux confins de l’existence, le rêve
Quel point commun entre la vie et la mort ?
L’existence qui les unit tout en les séparant.
Exister est une notion ambigüe : à la fois être en
vie, présent à la réalité objective (existere) et
déjà l’abandonner en s’en extrayant (ex-sistere),
en laissant vacante la place de l’âme qui anime
le corps. Le latin existere/ex-sistere renvoie
simultanément aux idées de « sortir de » et de «
(se)maintenir », d(e)’«
(s’)arrêter »
et
de
« demeurer ». En tant que présence au monde
matériel, l’existence est le fait de la vie qu’on
représente comme éphémère, ayant pour seule
perspective la mort ; en tant qu’absence, elle est
l’état de soustraction à être toujours précaire et
de passage à non-être que l’on imagine éternel.
Ces deux idées s’avèrent cependant être
absurdes, car, d’une part, la présence de l’avenir ne saurait définir l’état de ce qui est
destiné à non-être et de l’autre, est éternel ce
qui n’a ni commencement ni fin ; or, cette
dernière caractéristique n’est pas le propre de la
mort qui, elle, possède au moins un
commencement. Entre les miroirs renversés que
sont la vie, état provisoire possédant une
perspective et la mort, état dit perpétuel sans
nul horizon pourrait-il, dans le contexte de leur
aberrance commune, y avoir quelque espace
intermédiaire ?
La réponse à cette interrogation serait : le
rêve. Dépourvu de tout a-venir (but ou destin), à
la fois discontinu et récurrent, le rêve est un
résultat de l’activité du psychisme en veille qui
s’oppose au repos du corps ; partant, il
représente
l’espace
transitionnel
entre
dynamisme et indolence, action et inertie, vie et
mort. Engendré par l’état de sommeil, celui de
demi-être, le rêve est lui-même imitation de la
vie et simulacre de son contraire. À mi-chemin
entre matérialité et illusion, s’ancrant dans la
réalité objective mais aussi dans la subjectivité
du dormeur, le rêve ne relève d’aucun des deux
états évoqués plus haut. Manifestement confus
et inconséquent, il échappe à l’explication (du
moins, immédiate) qui pourrait faire valoir l’idée
de sa prédestination pour la vie. Composé
d’idées et d’images mouvantes, il ne saurait être
assimilé à l’immuabilité et l’irréversibilité de la
mort. Et pourtant, imposant au corps vivant une
cessation partielle de ses activités, le rêve frôle
l’une et l’autre : l’euphémisme du « sommeil
éternel » ne traduit-il pas parfaitement
l’ambigüité de sa nature, celle de s’enraciner
dans l’être tout en côtoyant le non-être ?
Demeurant corporellement dans la réalité
objective, le rêveur laisse partir son esprit dans
un fort étrange voyage dont la destination est à
la fois en-deçà et au-delà de la présence
matérielle de son corps à la vie. À l’époque
prépsychanalytique, les ténèbres de ce qu’on
appelle
aujourd’hui
l’inconscient
étaient
quelquefois assimilées au royaume des
puissances hostiles qui guettaient le dormeur à
l’heure de l’entrée dans le royaume de Morphée.
Comparé à une petite mort et à ce titre redouté
par les esprits superstitieux, le rêve était
représenté comme un espace intermédiaire entre
être et ne plus être qu’ils se voyaient contraints à
visiter, chaque nuit, au risque de ne plus pouvoir
accomplir le voyage de retour : les prières
chrétiennes destinées à être prononcées avant
de s’endormir ne comportent-elles pas la trace
de la crainte vivace dans la conscience humaine,
celle ne pas ressurgir de son sommeil ? Il a fallu
attendre la théorie sur le rêve dans laquelle
Freud démystifie l’activité psychique du dormeur
en la dépouillant de toute métaphysique pour
que le rêve cesse de représenter une menace de
passage dans l’au-delà et devienne synonyme du
voyage introspectif, par ailleurs porteur de
solutions aux problèmes relevant de la vie
psychique.
Espace transitionnel qui brouille l’évidence de
la présence-absence de l’être humain au monde
matériel, le rêve élève le dormeur au-dessus du
réel – exsistit – et transporte son esprit dans
l’invisible mais bien tangible réalité du Moi. Lui
conférant les fonctions du juge et justicier de son
propre parcours « vu d’en haut » et la puissance
d’accomplir ce qu’il ne lui est pas donné
d’accomplir dans la vie éveillée, le rêve l’érige en
démiurge de son propre destin. Sœur du rêve
nocturne, toute écriture ne saurait être autre
chose que re-création ou réfection de l’existence
propre, sa remise en scène dans un lieu
inapparent qui, tel un théâtre, jouxte la
vraisemblance et l’illusion.
Ştiinţe socio-umane
Le théâtre onirique d’Adamov, l’art
de « bricoler dans l’incurable »
Rompre le secret de l’intime marqué par la
souffrance, le faire frôler d’autres intimes
pareillement isolés et dolents : n’est-ce pas le
rêve par excellence des dramaturges dont l’art
consiste à abolir les frontières entre privé et
public sur une scène de théâtre ? Endroit apriori
public – peuplé d’acteurs et tourné vers le
spectateur –, la scène cesse de l’être dès que le
spectacle commence, servant de lieu de représentation à une action personnelle dont la
première se joue toujours dans l’imaginaire du
créateur. L’investissement de l’espace collectif de
la scène par celui intime du dramaturge qui
résulte de toute représentation s’accomplit avec
l’assentiment des deux parties, l’une donnant en
partage son intimité et l’autre manifestant le
souhait d’accepter ce partage. Au-delà de
l’interprétation du discours du dramaturge par
son allocutaire, la représentation ne permet-elle
pas la mise en place d’une inter-prêtation des
intimes qui s’interpénètrent et, se nourrissant
l’un de l’autre, « bricolent » chacun dans son
propre incurable ?
Lorsque, dans « Avertissement à La Parodie
et à L’Invasion »18, Adamov parle de son théâtre
comme de « projection dans le monde sensible
des états et des images qui en constituent les
ressorts cachés », de « mise en évidence […] du
contenu caché, latent, qui recèle les germes du
drame », il s’agit pour lui de procéder également
à une inter-prêtation de drames propre et
étranger, de permettre au « monde visible » et
au « monde invisible » de se toucher et se
heurter. Espace où le rêve règne en maître, la
scène ne se prête-t-elle pas volontiers à ce
fantasme d’interpénétration des univers que la
vie sépare ?
Domaine de création comme équivalent
éveillé de fantaisies nocturnes : la faculté de
satisfaire les fantasmes irréalisés dans la vie que
partagent la littérature et le rêve n’a pas
échappé à Freud. Après avoir analysé de
nombreux rêves de la nuit, celui-ci s’est interrogé
sur le rôle des fantaisies diurnes que sont les
productions des écrivains. Dans un écrit de 1915,
« Actuelles sur la guerre et la mort », l’inventeur
de la psychanalyse constatait : « Nous ne
pouvons […] pas ne pas chercher dans le monde
de la fiction, dans la littérature, dans le théâtre,
un substitut aux pertes inhérentes à la vie. »19
18
Arthur Adamov, Ici et Maintenant, op.cit., pp.13-14.
19
S. Freud, Œuvres Complètes, v. XIII, 1914-1915, éd. PUF,
Paris, 1988, p. 146.
143
Cette vision de la création comme d’un
accomplissement fantasmatique des désirs non
réalisés dans la vie sera reprise dans « Court
abrégé de psychanalyse » (1923-1924) :
Nous avons vu qu’une portion de l’activité
d’esprit humaine est orientée vers la maîtrise du
monde extérieur réel. La psychanalyse ajoute
désormais qu’une autre portion, spécialement
tenue en haute estime, de l’activité créatrice
animique sert à l’accomplissement de souhait, à
la satisfaction substitutive de ces souhaits
refoulés qui, depuis les années de l’enfance,
résident insatisfaits dans l’âme de tout un
chacun. »20
Enfin, dans « Autoprésentation » (19241925), Freud comparait l’activité de la création
poétique et artistique au « royaume de la
fantaisie » :
On reconnut que le royaume de la fantaisie
était une ”réserve” qui avait été aménagée lors
du passage douloureusement ressenti du
principe de plaisir au principe de la réalité, afin
de permettre un substitut pour une satisfaction
pulsionnelle à laquelle il avait fallu qu’on renonce
dans la vie effective. L’artiste, comme le névrosé,
s’était retiré de la réalité effective insatisfaisante
et retranché dans ce monde de la fantaisie,
mais, contrairement au névrosé, il s’entendait à
en sortir en trouvant le chemin de retour et à
reprendre pied dans la réalité effective. Ses
créations, les œuvres d’art, étaient des
satisfactions
en
fantaisie
de
souhaits
inconscients.21
À part être le moyen privilégié de satisfaction
des souhaits irréalisés, que serait le processus
créateur sinon une réponse de l’esprit à la
violence d’une réalité, toujours plus ou moins
subjective et appréhendée comme une menace à
l’intégrité du sujet ? La production littéraire
déjoue cette appréhension en influant sur ce que
l’existence semble avoir d’irréparable. En ce
sens, création est récréation de l’âme en peine,
mais aussi recréation de soi et du monde dans
l’optique du créateur, l’art de « bricoler » dans
ce que tous les hommes ont d’incurable. Or
l’« incurable » de l’homme, c’est sa dimension
intime, sa structure mentale à laquelle Freud a
reconnu les strates consciente et inconsciente,
toutes deux modelées par les expériences de
l’existence.
20
S. Freud, Œuvres Complètes, v. XVI, 1921-1923, éd. PUF,
Paris, 1991, p. 352.
21
S. Freud, Œuvres Complètes, v. XVII, 1923-1925, éd. PUF,
Paris, 2006, p. 112.
144
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
L’« incurable » d’Adamov, c’est d’abord cet
état de division intérieure sur laquelle il insiste
dans L’Aveu :
Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi.
Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout
ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si
je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a
mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne
sais pas le nommer. Mais je suis séparé.22
« Altéré », assoiffé de la présence de l’autre
extérieur dont il est séparé, Adamov souffre de
ne pas pouvoir « passer outre aux frontières
personnelles, crever l’opacité de sa peau qui [le]
sépare du monde ». Altéré, il l’est aussi au sens
d’« écartelé », sentant un écart à l’intérieur de
lui-même :
Car cet écart, c’est un écartèlement pour moi.
Je dis que l’homme est un écartelé. Et pas
seulement un écartelé, un crucifié.
Je dis que l’homme mis en croix, écartelé,
dont les membres sont étirés vers les quatre
horizons, centre déchiré, est le cœur même de la
création23.
De L’Aveu jusqu’à Si l’été revenait, la
représentation de « l’homme écartelé et
crucifié » hantera durablement le théâtre
adamovien, quelle que soit l’idéologie du
moment qui le fera naître. Du premier théâtre
métaphysique à celui qui marie névrose
individuelle et celle collective en passant par le
théâtre politique, l’image frappante de l’homme
déchiré par ses contradictions ne quittera jamais
le centre de la création adamovienne. Ainsi, Si
l’été revenait mettra-elle en scène des êtres
complexes, à la fois narcissiques et philanthropes
(Alma), brillamment intelligents et malades
mentaux (Viktor), empêchés de grandir et
grandement
lucides
(Lars),
parfaitement
innocents et terriblement coupables (Thea),
insignifiants mais capitaux pour la survie de
l’autre (Brit). L’ambivalence des sentiments de
chacun pour chacun, la « hainamoration » que
tout le monde se voue et la passion-répulsion
vouée à l’Autre sont en quelque sorte une
métaphore filée de l’écartèlement du Moi
adamovien déquadruplé – équartelé – en les
rêveurs de Si l’été revenait, à la fois solitaires et
unis par la solitude de leurs rêves.
22
23
Arthur Adamov, Je…Ils…, op.cit., p. 27.
Id., p. 31.
Cependant, le rêve complexe qu’est Si l’été
revenait est là pour remédier à cette solitude des
rêveurs : n’abolit-il pas, de l’un de ses
composants à l’autre, les frontières de l’espace
en véhiculant les situations identiques de
l’exclusion des personnages, de la culpabilité
éprouvée par chacun et du châtiment partagé
par tous ? Ainsi Lars, pour avoir raté ses études
universitaires et giflé le Recteur, chef de
l’Institution, se trouve-t-il radié de la vie
professionnelle, tandis que Viktor, le « gifleur »
l’État, est enfermé dans un lieu qui rappelle à la
fois l’asile et la prison, se trouvant ainsi éjecté de
la société. Il en est de même pour Thea et Brit :
la première, fille malaimée de Mme Petersen,
sœur incestueuse de Lars et rivale du couple
extérieur
Brit/Alma
est
bannie
de
la
communauté, tandis que l’autre, réduite à
l’insignifiance par son statut de « pièce
rapportée », ne peut qu’être exclue du monde
des êtres vivants.
Chacun des rêves compense la frustrante
réalité intime des rêveurs en réalisant, ne seraitce que d’une manière éphémère, leurs
fantasmes les plus chers. Lars se fait disculper
par Viktor, celui même qu’il a trahi en le laissant
enfermer, de la mort de sa sœur et de sa mère,
il se voit accéder à une vie adulte ; Thea
transgresse l’interdit de l’inceste qu’elle réalise
avec Lars, le frère qu’elle auréole ; Brit accède à
une vie de femme en épousant Lars qui, dans le
rêve de celle-ci, acquiert une situation
professionnelle à la hauteur de ses envies à elle ;
Alma enfin qui satisfait son désir utopique de
sauver le tiers monde du capitalisme. Seul Viktor
auquel Adamov a enlevé le statut de rêveur, et
qui, probablement, représente la part obscure et
incurable de l’auteur est privé de fantasmes et,
partant, de leur réalisation. À la fois fou et
extrêmement lucide, Viktor incarne la mauvaise
conscience, inconsolable et toujours en veille, de
tous les rêveurs. C’est lui qui ranime, dans le
rêve de Lars, la culpabilité du rêveur en pointant
sa lâcheté :
VIKTOR : […] Il est vrai que tu n’aimes pas te
rappeler certaines choses. Par exemple,
comment tu as fait le mouchard, en disant que
c’était moi qui avais vidé la tirelire des pauvres.
Résultat, me voilà enfermé à ta place.
C’est également lui qui, dans le rêve de Thea,
révèle à la fois le désir incestueux de Lars et son
homosexualité latente, sa haine du père et le
remords qui lui est concomitant :
VIKTOR, en pyjama, entrant : Alors c’est toi,
Thea, toujours seule et triste, comme honteuse,
Ştiinţe socio-umane
parce que tu ne m’as pas amené ton freluquet
de frère, qui a le béguin pour moi ? Pardin il a
bien le béguin pour toi. Et moi, de plus, je suis
son père. Oh, ce qu’il peut me détester !
[…]
VIKTOR : […] Ton frérot pensait bien à toi, et
en même temps rampait devant Viktor. Le
remords, ça ne pardonne pas !
Comme il se le doit dans tout rêve lequel,
selon l’observation de Freud, « ne s’inspire
jamais que de sentiments personnels »24, tous
les rêveurs et les non-rêveurs incarnent peu ou
prou les personnes de l’entourage de l’auteur
auxquels ce dernier était lié sur le même mode
d’ambivalence affective que les dormeurs de Si
l’été revenait. La note faite par Adamov dans son
journal inédit rédigé en même temps n’est pas
loin de le confirmer :
Ne pas réveiller le souvenir des rapports que
j’ai pu avoir, enfant, avec ma sœur, et non plus
mon remords de n’être pas allé voir ma mère à
l’hôpital de Brévannes. Et le père, le patron, qui
s’était tué peu de temps avant. Le père détesté,
mais dont l’image demeure, l’implacable. [Et
surtout cette] idée de l’inceste me torture, me lie
à la mort même, si de justesse je l’évite.25
Ainsi, l’instance du père détesté, « fou » de
jeux de cartes et enfermé – « tué » – par le
« fils » est en partie figurée par Viktor auquel le
rêve de Brit apportera une réhabilitation ; celle
de la sœur amoureuse et malaimée à laquelle
Adamov était lié par des relations troubles
revivrait en Thea, à la fois récompensée par son
amour et punie pour ses torts ; la mère trop
aimante et interdictrice serait représentée par la
sinistre et bonasse Mme Petersen dont Thea
expiera la mort solitaire. Tout au long de Si l’été
revenait, le Moi créateur d’Adamov bricole dans
l’incurable de son passé-présent en y apportant
des rectifications, en expiant ses propres fautes
et en réclamant le paiement de dettes auprès
d’autres fautifs. Rompant la chronologie du
temps vécu et abolissant les frontières de
l’espace, faisant mourir les vivants et
ressuscitant les morts, le travail du rêve qu’est Si
l’été revenait permet à son auteur, aux moyens
de condensation et de déplacement des idées et
des images, de réinventer son propre parcours et
de proclamer, dans le derniers rêve, par la
bouche de celui qu’on aurait assimilé à la
24
S. Freud, Le rêve et son interprétation, éd. Gallimard,
Paris, 1925, p. 72.
25
Pierre Mélèse, Adamov, éd. Seghers, Paris, 1973, p. 109.
145
projection la plus directe d’Adamov : « Enfin,
tout est réglé ! ».
« Si Léthé revenait » : le théâtre où
la mort venge de la vie
« Quel rapport entre le rêve et le théâtre ? »,
se demandait Arthur Adamov dans un de ses
derniers textes26. « Le non-alignement au réel »,
répondait-il en précisant un certain nombre de
traits que partagent l’espace onirique et
dramaturgique : la très grande importance du
presque, le symbolisme des objets et des êtres,
la chronologie déviée, la discontinuité du
discours, enfin, l’apparent illogisme qui peut être
propre au rêve comme au théâtre, sans oublier
leur faculté commune de satisfaire indirectement
les désirs refoulés. Chez Adamov, le rêve et le
théâtre réalisent un fantasme essentiel et
récurrent qui consiste à s’arracher à une
insoutenable réalité psychique. Celle-ci étant trop
complexe, il nous est impossible à la définir ici en
quelques lignes. Ce que l’on peut en dire, c’est
qu’elle se manifeste, dans le théâtre d’Adamovécrivain et sur L’Autre Scène27 d’Adamov-rêveur,
sous forme d’obsessions dont la principale est
une quête ininterrompue de la mort, si bien que
ce théâtre mérite le nom de « théâtre de la Mort
qui délivre ».
Quel rapport existe-t-il entre le rêve, le
théâtre et la névrose dans l’œuvre dramatique
d’Arthur Adamov ? Les trois sont intimement
liés : la névrose inspire le rêve de la nuit
transposable dans l’écriture et commande le
processus de la création. Pour Freud, ce dernier
était comparable aux rêves éveillés. Adamov qui
s’intéressait beaucoup aux travaux de Freud sur
le rêve reconnaissait la grande influence de sa
névrose sur ses créations théâtrales, parmi
lesquelles Si l’été revenait. Rappelant à la vie
littéraire les obsessions d’Adamov-homme, la
souffrance névrotique qui les avait engendrées
dans le psychisme servait à Adamov-écrivain à
les neutraliser et à les catharsiser. Cette
ambivalence de la névrose, la capacité qu’elle
possède d’œuvrer simultanément à la destruction
de sa victime et à sa guérison, Freud l’avait
remarquée dans une lettre à Wilhelm Fliess dans
laquelle il tire un trait d’équivalence entre le
mécanisme de la création littéraire et celui des
fantaisies névrotiques :
26
« Presque Le théâtre ou le rêve » in Les Lettres françaises,
4 février 1970.
27
Le terme appartient à Octave Mannoni. Voir Clefs pour
l’Imaginaire ou l’Autre Scène, éd. Seuil, Paris, 1969.
146
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
Le mécanisme de la création littéraire est le
même que celui des fantaisies hystériques.
Goethe réunit pour son Werther quelque chose
qu’il a vécu, son amour pour Lotte Kästner, et
quelque chose qu’il a entendu, le destin du jeune
Jérusalem
qui
se
suicida.
Il
joue
vraisemblablement avec le projet de se tuer,
trouve là le point de contact et s’identifie à
Jérusalem, à qui il prête ses propres motifs tirés
de son histoire d’amour. Au moyen de cette
fantaisie, il se protège contre l’effet de son
expérience vécue. Donc Shakespeare a
finalement raison d’associer création littéraire et
délire (fine frenzy [trad. : belle fantaisie]).28
Les rêves nocturne et diurne seraient donc la
matérialisation des représentations et la
réalisation des fantasmes engendrées par la
névrose. Chez Adamov, le théâtre et le rêve
réalisent le fantasme de mort du « rêveur
principal » qu’est l’auteur, et qui se projette sur
les rêveurs fictifs et leur attribue ses
« défaillances personnelles » : les masochistes,
les buveurs, les drogués, les mutilés et autres
malades au psychisme déséquilibré. Ainsi, à
chaque instant côtoyant la mort des autres sans
que celle-ci ne les étonne ni ne les afflige, les
protagonistes de Si l’été revenait tendent euxmêmes vers le ne plus être ; ce souhait trouve
sa réalisation dans le sentiment de la faute qui
écrase Lars et Thea, l’effacement de Brit,
l’enfermement de Viktor dans un asile et la
morbide mélancolie d’Alma. Ce qui crée ce
souhait inconscient commun aux personnages de
la pièce, c’est l’insoutenabilité d’une certaine
réalité que chacun d’eux vit sur le mode qui lui
est propre, et dont leurs comportements
névrotiques tentent d’abréger la durée.
Lars, par exemple, se sent coupable vis-à-vis
de son ami Viktor qu’il a laissé punir à sa place
pour un délit non avoué et de sa sœur Théa dont
il « a volé, violé l’âme », avant de l’avoir laissée
se suicider29. Réalisant son échec professionnel
et social (ratage répété d’études, absence de
perspective professionnelle), cet enfant attardé
réalise également son incapacité de grandir, de
se détacher de l’imago maternelle qui écrase son
autonomie et l’empêche d’agir en homme : les
effets de la surprotection de Mme Petersen, sa
mère et l’inceste réalisé avec Thea, sa sœur
aînée qui, par moments, se prend pour la mère
de Lars en sont la preuve. À la menace de rester
confiné dans l’enfance, Lars acquiesce et répond
28
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, trad.
Françoise Kahn et François Robert, éd. PUF, Paris, 2006, p.
318.
29
Arthur Adamov, Si l’été revenait, éd. Gallimard, Paris,
1970, p. 21.
par la compulsion de fuite dans celle-ci. Thea,
elle, se sent surtout coupable d’avoir causé la
mort de Mme Petersen, en restant, « un certain
mardi », avec son frère Lars au lieu
d’accompagner la mère dans un de ses voyages
caritatifs. Ce mardi-là, elle a transgressé l’interdit
de l’inceste, ce qui a eu pour effet de tuer
l’instance parentale qui l’avait proféré. Ne
pouvant supporter le poids de sa double
culpabilité, Thea se tue à l’emplacement même
de la mort de sa mère. Brit, à son tour, est
présentée comme « l’objet servi par Alma »30.
Cette dernière est une copine de Lars et de Brit
dont la supériorité se démontre par sa capacité
de « servir une Brit à son vieil ami d’enfance
Lars »31. Effacée et insignifiante, presque
inexistante, Brit s’assimile dans son rêve à un
paquet porté par Alma sur lequel celle-ci a tous
les droits. Le désir de Brit, c’est d’être admise
dans la famille Petersen, mais il se heurte à la
méfiance de Thea, au mépris de Mme Petersen
et à l’indifférence de Lars qui ne pense qu’à
Thea. La résignation de Brit à se sacrifier pour
Lars, sa chosification est une variante de
masochisme
qui
touche
beaucoup
de
personnages d’Adamov, au même titre que son
versant opposé, le narcissisme, et qui n’est
qu’une autre forme de la mise à mort de soi.
Dans Si l’été revenait, la figure narcissique par
excellence est Alma : « amie expérimentée,
gentille, belle et méprisante à la fois »32, cette
rêveuse qui incarne une révolutionnaire tentera
d’exercer sa pseudo-supériorité dans le tiers
monde, ce à quoi elle échouera. L’ampleur de cet
échec, proportionnelle à l’amour-propre d’Alma,
finira par l’amener au suicide.
Si l’on se penche sur l’histoire d’Adamovhomme, on découvre qu’à travers les sentiments,
les états et les actes des quatre rêveurs de Si
l’été revenait, Adamov-dramaturge expie et
exorcise ses propres défaillances : l’infantilisme,
la culpabilité filiale et fraternelle, l’incapacité
d’être reconnu sur le plan professionnel et de
lutter efficacement contre les névroses
individuelle et sociale (le capitalisme). Un certain
nombre de ces défaillances seraient liées à une
obscure faute sexuelle qui persiste dans sa
conscience, et qui l’empêche de quitter le giron
familial et de devenir homme. Lars-Adamov est
un enfant trop protégé par la mère. « Il faut
croire que j’ai bien peu et bien mal grandi »,
dira-t-il dans son rêve avant de jeter à la figure
de sa mère, dans celui d’Alma : « Je voudrais
30
Arthur Adamov, « Notes préliminaires » in Si l’été revenait,
éd. Gallimard, Paris, 1970, p. 10.
31
Id.
32
Ibid.
Ştiinţe socio-umane
tant, tant sortir de ce vestiaire où tu m’as
relégué ! ». Le « devenir homme », à l’époque
d’Adamov, passe par la promotion sociale
soumise à la condition de diplômes : le motif de
ratage de plusieurs études présent dans le rêve
de Lars semble renvoyer au non-lieu d’études
universitaires d’Adamov, à son refus de suivre le
conseil paternel et de s’inscrire à l’école Bréguet
pour devenir ingénieur. « Je sais bien que j’ai
raté la médecine, l’architecture, et que la
botanique n’était pour moi qu’une diversion »,
avouera Lars dans son rêve. La gifle morale
donnée au père qui le voyait ingénieur, et non
pas écrivain prend forme d’un geste équivalent à
l’endroit du Recteur, instance paternelle par
excellence qui le radie de l’Université et, partant,
met une croix sur sa promotion professionnelle
et sociale.
La culpabilité d’Adamov-adulte de laisser
mourir seule sa mère33 a une extrême
importance dans le rêve de Thea qui ne parvient
pas à surmonter sa culpabilité filiale vis-à-vis de
Mme Petersen. Néanmoins, bien qu’il l’attribue
essentiellement à Thea dont le personnage
incarnerait à sa sœur Armik, Adamov
s’exclamera par la bouche de Lars, dans le
premier rêve de Si l’été revenait : « De toute
façon, on ne laisse pas mourir seuls les
mourants. De toute façon, on ne laisse pas
seules et perdues les personnes qui sont prêtes à
les assistes. » Cette dernière exclamation révèle
également la faute d’Adamov envers sa sœur qui
– et la pièce le montre clairement – l’attire
sexuellement, bien que cet inceste n’ose pas
s’avouer comme tel34 : « Oh, le coupable, c’est
toujours moi, je le sais bien. Et c’est moi aussi
qui ai enjoint à Thea de ne pas suivre mère, et
cela pour la garder près de moi, pour manger le
chanvre de ses cheveux ». Quant à la faute de
Lars par rapport à Viktor, malade mental
éminemment lucide qui tantôt remplit le rôle de
son avocat, tantôt lui fait des remontrances,
celle-ci prendrait sa source dans l’amitié
d’Adamov avec Antonin Artaud et Roger GilbertLecomte. Adamov aurait pu se reprocher de ne
pas avoir pu sauver de la drogue le second et de
libérer trop tard le premier de l’asile de Rodez,
où il savait qu’Arthaud était « maltraité » par les
33
La mère de l’écrivain malade de tuberculose, Hélène
Bagatouroff-Adamov, s’est éteinte (seule ? en compagnie de
sa fille Armik ?) à Paris, à l’hôpital de Brévannes, en 1942.
34
À ce sujet, on trouve, dans Notes préliminaires, le propos
suivant d’Adamov : « Lars encore. Évocation de sa
“perversité”, ambivalence du désir qu’il a à la fois d’Alma, de
Brit et de Thea. Il demeure que c’est de Thea surtout qu’il
s’agit, de l’inceste qui n’ose pas s’avouer comme tel, et cela
même dans les pays les plus modernes. » Arthur Adamov, Si
l’été revenait, op.cit., p. 9.
147
électrochocs du Dr Ferdière, son médecin
psychiatre.
Cette culpabilité étendue sur tous les rêveurs
de la pièce qui, à la fin, entraîne leur mort,
symbolique (Lars/Brit) ou réelle (Thea/Alma)
n’est autre qu’une mise à mort de soi que
d’Adamov rejoue sur le mode fantasmatique. Il le
fait de la même manière que Goethe évoqué par
Freud dans la lettre à Fliess citée plus haut. Au
moyen
de
la
variation-répétition
des
circonstances de la mise à mort des dormeurs de
Si l’été revenait, Adamov déjoue sur la menace
du suicide qui sévit en lui : « J’ai voulu me
suicider à vingt ans, puis à trente, puis avant
d’atteindre la quarantaine »35, note-t-il dans
L’Homme et l’Enfant. À soixante ans, l’âge où il
écrit Si l’été revenait (1968), cette menace est
encore plus actuelle qu’elle ne l’était avant : ses
obsessions personnelles font une nouvelle
offensive précisément à l’époque où il se met à
écrire cette œuvre vouée à devenir ultime. Par
ailleurs, les circonstances36 de sa mort laissent
un doute quant au caractère accidentel de cette
dernière en faisant penser à l’hypothèse du
suicide.
Pièce entièrement dictée par les obsessions
intimes revenues de la jeunesse, Si l’été revenait
est un mauvais rêve basé sur un fond d’anciens
et actuels remords. Pour le Moi conscient
d’Adamov qui, au moment de sa composition,
essayait de voir clair dans les ténèbres de son
inconscient, il importait de renouer avec
l’expression littérale de ses hantises et
complexes dans un cadre onirique délaissé dans
son « deuxième théâtre », celui d’inspiration
brechtienne. Quant à son Moi inconscient, celuici serait plutôt tenté de céder au vertige du
suicide que son esprit tourmenté dessine comme
l’unique moyen de mettre fin au martyre de vie.
Ainsi, s’arracher à une insoutenable réalité, celle
de l’impossibilité d’être qui est une forme de
mort par une continuelle mise à mort de soi
équivaut-il à s’arracher à la Mort elle-même par
sa mithridatisation ininterrompue.
Si l’été revenait : ce titre obscur et évasif ne
saurait
dissimuler
au
lecteur/spectateur
l’appréhension du retour évoqué par l’auteur.
Quel « été », voire « était » Adamov invoque-t-il
dans cette pièce fallacieusement située à
Stockholm où Adamov semble n’avoir jamais été,
peuplée par des héroïnes aux robes estivales
dont la légèreté de la tenue ne saurait ancrer
35
Arthur Adamov, L’Homme et l’Enfant, op.cit., p.18.
Adamov a pris une dose excessive des barbituriques –
intentionnellement ? accidentellement ? – la veille de sa mort
le 15 mars 1957.
36
148
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
l’action dans le temps ? L’espace onirique
permet-il seulement un quelconque ancrage
spatio-temporel, excepté celui de la réalité du
Moi rêveur, alias Arthur Adamov ? La réponse
serait : le sien propre, celui des coulpes
anciennes trop cuisantes châtiées, plus que par
l’impuissance sexuelle, par l’impossibilité d’être.
Plus qu’à la nostalgie d’une horrible jeunesse
enfuie
incarnée
par
les
personnagesprotagonistes qui ressemblent presque en tout à
leur créateur, penserait-on à la variationrépétition de la mort propre – Léthé – qui
obsède Adamov. Une Léthé mystifiée en été qui,
loin d’accabler ou d’épouvanter, apporte l’oubli,
voire l’espoir de recommencer ce qui n’a pas
connu de commencement à celui qui fut un
« empêché de vivre ».
Adamov, Arthur, « Presque Le théâtre ou le rêve »,
Les Lettres françaises, 4 février 1970.
Freud, Sigmund, Le rêve et son interprétation, éd.
Gallimard, Paris, 1925.
Freud, Sigmund, Œuvres Complètes, v. XIII, 19141915, éd. PUF, Paris, 1988.
Freud, Sigmund, Œuvres Complètes, v. XVI, 19211923, éd. PUF, Paris, 1991.
Freud, Sigmund, Œuvres Complètes, v. XVII, 19231925, éd. PUF, Paris, 2006.
Freud, Sigmund, Lettres à Wilhelm Fliess, éd. PUF,
Paris, 2006.
Mannoni, Octave, Clefs pour l’Imaginaire ou Autre
Scène, éd. Seuil, Paris, 1969.
Mélèse, Pierre, Adamov, éd. Seghers, Paris, 1973.
Bibliographie
Adamov, Arthur, Ici et Maintenant, éd. Gallimard,
Paris, 1964.
Adamov, Arthur, L’Homme et l’Enfant, éd. Gallimard,
Paris, 1968.
Adamov, Arthur, Je… Ils…, éd. Gallimard, Paris,
1969.
Adamov, Arthur, Si l’été revenait, éd. Gallimard,
Paris, 1970
Tatsiana Kuchyts Challier
Docteur en Lettres et Arts
(Université Stendhal Grenoble
III, France), membre associé
de
TRAVERSES
19-21
(É.CRI.RE).