Atsaras : figure de l`altérité indienne
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Atsaras : figure de l`altérité indienne
Atsaras : figure de l’altérité indienne ? Nathalie Gauthard Université de Nice – LIRCES La recherche que je mène depuis deux ans sur les bouffons tibétains a débuté par un constat : durant mes premiers terrains au Népal à partir de 2002 – alors que j’écrivais ma thèse sur l’adaptation des danses sacrées tibétaines sur les scènes internationales – , je constatais qu’un des éléments incontournable des danses bouddhiques in situ, c’est-à-dire au monastère de Shechen au Népal, manquait systématiquement à l’appel une fois programmées à l’extérieur pour un public payant1. Ce personnage central, polymorphe et polyvalent, solennel et grotesque, faiseurs de tours (joker) et garant de l’ordre est un « bouffon sacré », un trickster, un « divin fripon ». L’atsara, en tibétain, dont le nom est un dérivé du sanskrit acharya, se traduit par « maître spirituel ». Son origine diffère selon les écoles bouddhiques et les sources dont nous disposons. Pour René de Nebesky-Wojkowitz, il représente les hindous, comme l’indique l’origine du nom ainsi que son apparence : en témoigne parfois ses cheveux noués sur le sommet du crâne comme les mendiants indiens2. Il se peut alors que ces atsara raillent le clergé hindou, probablement en souvenir d’une tentative de propagande hindouiste au nord de l’Inde, ou bien qu’ils incarnent l’aversion traditionnelle entre les peuples des plaines et ceux des montagnes. Généralement, les écoles bouddhiques s’accordent pour dire qu’ils descendent des Mahasiddha, les « grands accomplis » indiens apparus entre le VIIe et le XIIe siècle durant l’époque qui vit le développement du bouddhisme tantrique vajrayana en Inde et au Tibet. Dans certains villages reculés du Bhoutan, les atsara peuvent avoir une autre signification telle qu’être l’incarnation des divinités protectrices de la vallée. 1 À part au Théâtre du Soleil à Paris où il fit une timide apparition à l’entrée pour oblitérer les billets. 2 René de Nebesky-Wojkowitz, Tibetan Religious Dances, Tibetan Text and Annoted Translation of the ‘Cham-Yig’ (1976), Delhi, Pilgrims Books, rééd. 1997, p. 82. 1 Certains atsara, en particulier, sont assimilé au saint bhoutanais Drukpa Kunley ou à un personnage de la vie mythique de Yeshe Tsogyal, l’épouse du grand saint Padmasamhava3, comme Phalang Dzieu le bouvier. Indispensables au bon déroulement d’un festival de danses bouddhiques, ils sont généralement au nombre de deux ou quatre, même si lors de mon dernier terrain ethnographique en 2014, ils n’étaient que trois et n’étaient pas tous désignés comme atsara : à l’heure du bouddhisme mondialisé, ils se nomment eux-mêmes « clowns ». Outre leurs facéties, ils ont de nombreuses responsabilités, de multiples visages : ils sont le « service d’ordre » de la cérémonie, disciplinant la foule qui a tendance à déborder sur l’aire de danse des moines, ils servent d’accessoiristes ou de costumiers durant les danses, ils peuvent corriger les erreurs des moines-danseurs, ils sont parfois chargés de retrouver les enfants perdus dans la foule, de faire la promotion de l’écologie (ramassage des bouteilles en plastique ou des ordures) ou du préservatif comme au Bhoutan. Cela implique une bonne connaissance de l’ordre des danses et de tous les autres rituels qui sont exécutés durant ces représentations publiques. Ethnographie au monastère de Shechen Le monastère de Shechen, où je me rends régulièrement depuis 2002 pour assister aux festivals de danses sacrées, a été reconstruit au Népal à partir des années 1980 après la destruction de l’original au Tibet durant la révolution culturelle. Son dirigeant, Dilgo Khyentse Rinpoche, bien qu’exilé au Bhoutan auprès de la famille royale depuis 1959, a entrepris de reconstruire son monastère à Bodnath, en banlieue de Katmandou. Pour ce faire, il a fait appel à de nombreux artistes bhoutanais et, par la même occasion, a revivifié les traditions de danses sacrées dans son monastère. Néanmoins, lorsqu’on procède à une étude comparative entre les atsara du Bhoutan et ceux du Népal, on constate de nombreuses divergences. Entretien personnel avec Matthieu Ricard et Rabjam Rinpoche du monastère de Shechen en novembre 2012. 3 2 Les atsara, qu’ils soient du monastère de Shechen ou au Bhoutan, portent toujours un large masque au nez très proéminent le plus souvent de couleur rouge, jaune ou marron auquel est adjoint sur le dessus une sorte de long boudin en tissu rouge terminé par un petit pompon jaune ou rouge. Le masque, fait de plusieurs couches de tissu collées ou en bois, recouvre la totalité du visage. Il arbore un large sourire figé avec les lèvres entrouvertes, peintes en rose pâle, dévoilant deux rangées de dents blanches. Parfois, outre le costume bariolé, des ballons en plastique gonflables sont également fixés au masque, dont la forme oblongue et les couleurs rouge et jaune rappellent leur surprenante coiffe de boudin rouge au pompon. Outre le masque et le costume, les atsara possèdent des accessoires indispensables que sont le ballon ou le bol et surtout le phallus en bois au Bhoutan (absent au monastère de Shechen au Népal). Ces objets possèdent un fort pouvoir symbolique : le ballon (en vessie de porc au Bhoutan) ou le bol est censé renfermer les maladies ou les obstacles sur le chemin de l’éveil et le phallus symbolise l’accomplissement spirituel. Notons qu’au Bhoutan de nombreuses représentations de phallus ornent les murs des maisons et des monastères pour les protéger du mauvais sort. Cette pratique serait éventuellement liée à Drukpa Kunley4. Si les atsara de Shechen paraissent plutôt sages, leurs homologues bhoutanais sont parfois critiqués pour demander de l’argent au public5 ou parce que leurs propos et comportements obscènes ne sont guère appréciés, particulièrement des femmes. Les lamas rappellent alors qu’il s’agit de la tradition et que ce comportement scandaleux, obscène et grossier est une bénédiction, un test pour mettre la foi à l’épreuve car d’un point de vue bouddhiste il existe trois niveaux de compréhension : externe, interne et caché. L’externe symbolise l’assistance technique de l’atsara pour les danseurs masqués, sur les accessoires, costumes ou pas de danse. L’interne concerne la non-compréhension par le public de la portée hautement religieuse du ‘cham, l’atsara fournissant ainsi le moment de détente et de distraction. Vient enfin le caché, 4 Françoise Pommaret et Tashi Tobgay, « Bhutan’s Pervasive Phallus: Is Drukpa Kunley Really Responsible? ». 5 On m’a rapporté la même anecdote au sujet d’un ‘cham organisé pour des touristes au Ladakh. 3 c’est-à-dire leur haut niveau de réalisation en tant qu’incarnation des Mahasiddha libres de tout attachement et de tout comportement mondain. Ainsi dernièrement, les atsara du Bhoutan via leurs blagues grossières ont décidé de promouvoir le port du préservatif, « une bonne manière d’instruire le peuple sans les mettre dans l’embarras6 » selon le témoignage d’un atsara cité dans le journal du Bhoutan. Une identité ambiguë Lors de mes entretiens avec les responsables du monastère de Shechen (abbés, érudits, religieux, performeurs), tous étaient très évasifs sur les origines réelles de ces bouffons et surtout très étonnés que l’on puisse s’y intéresser. Gilles Tarabout rapporte la même chose en Inde à propos des bouffonnerie rituelles : « les saynètes ont parfois un énorme succès dans l’instant, on rit beaucoup. Mais ce sont des nonévénements : il n’y a pas grand-chose à en dire. L’une des réponses, obtenue non sans mal, fut une fois en anglais : it’s a joke! »7. Aucun texte religieux ne traite de ces personnages ambigus, il n’existe pas de pratique religieuse liée à eux contrairement à toutes les divinités qui apparaissent lors des festivals religieux où ils sévissent. Ces bouffons sont néanmoins des personnages récurrents dans les aires géographiques himalayennes. L’esthétique du masque renseigne sur leurs origines indiennes : de couleur sombre, comme la peau des Indiens, doté d’un grand nez busqué. On retrouve ces caractéristiques physiques indiennes dans l’hagiographie de la divinité tibétaine Yeshe Tsogyal, une reine du Tibet devenue la disciple principale de Padmasambhava, considéré comme le second Bouddha pour les Tibétains. Dans l’hagiographie de Yeshe Tsogyal, il est fait mention d’un voyage au Népal où elle redonne la vie à un jeune Indien, Atsara Sale, un esclave pauvre qu’elle achète, affranchit et qui devient son compagnon. Il y a bien une concordance entre l’hypothèse de Nebeskyhttp://www.raonline.ch/pages/bt/rel/btrel_festival01b1.html Gilles Tarabout, « Des gags dans le culte. Remarques sur la bouffonnerie rituelle au Kerala », Théâtres indiens, dir. Lyne Bansat-Boudon, Paris, EHESS, coll. « Puruṣārtha », n° 20, 1998, pp. 274. 6 7 4 Wojkowitz du « mendiant indien » et la description donnée dans la vie de Yeshe Tsogyal. Du reste, le costume de l’atsara est un assemblage de lambeaux de tissu bigarré, proche des vêtements en loque des mendiants (on peut trouver une ressemblance avec le costume d’Arlequin). Le deuxième bouffon est également indien, un bouvier que l’on trouve également dans l’hagiographie de Padmasambhava. Phalang Dzieu, qui veut dire littéralement « gardien de cochons et de bétails », est celui qui répandit la rumeur que Mandarava (autre divinité féminine tibétaine et compagne de Padmasambhava), qui s’était faite nonne, fréquentait un vagabond (encore un). Le roi promit une récompense à celui qui confirmerait cette rumeur et ce très laid bouvier se présenta. Plus tard, il se repentit et devint également disciple de Guru Padmasambhava. Le troisième bouffon que j’ai vu au monastère de Shechen s’appelle vraisemblablement Praolo, le garçon-singe. Au Bhoutan il est associé à un personnage appelé Gadpupa, le « vieux », qui est lié à la longévité et dont la particularité, outre les prières de longue vie, est de faire moult plaisanteries obscènes et qui, doté d’un pénis en bois, chante les éloges du divin phallus dont il bénit les membres de la maisonnée8. Au monastère de Shechen, qui est également un monastère très fréquenté par les étrangers, les pénis en bois n’existent pas et les plaisanteries restent au niveau d’une aimable pantomime. Conclusion La présence de ces bouffons est la preuve vivante d’une porosité existante entre les pratiques populaires et religieuses. Le bouddhisme tibétain ayant amalgamé au cours Pascale Dollfus et Gisèle Krauskopff, Mascarades en Himalaya. Les vertus du rire, Éditions Findalkly, Suilly-la-Tour, 2014, p.83. 8 5 de son histoire tout un tas d’influence9, il est normal que ces personnages du peuple innervent leurs pratiques religieuses. Tout comme leurs nombreuses fonctions, ils ont aussi de multiples identités. Ils incarnent l’étranger, le mendiant, mais aussi le fou affranchit des conventions. À l’image de leur costume, ils sont un assemblage composite d’origine variée, assimilée à des époques diverses et de manière non uniforme ; seule leur figure d’étranger reste une constante. 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