Les temps des espèces - CNRS Nord
Transcription
Les temps des espèces - CNRS Nord
iologie CONSERVATION - Écologie Carcinologie Primatologie Ichtyologie Éthologie 62 Panoramique de la vallée du parc national de Yosemite (cliché Tuxyso/Creative Commons). Les temps des espèces : comment le changement climatique influence-t-il la biodiversité ? Les alertes environnementales s’accumulent et semblent se juxtaposer, car on oublie que ces phénomènes sont le produit d’une réaction en chaîne complexe. À l’approche de la COP21, voici un point indispensable sur la façon dont le vivant réagit face au changement climatique… ESPÈCES № 17 - Septembre 2015 Climatologie Entomologie Géologie Physiologie - Les temps des espèces Océanographie Zo 63 mondiale des écosystèmes associait le changement global à cinq phénomènes liés aux activités humaines : - la destruction des habitats d’espèces, souvent au profit des expansions agricole et urbaine ; - l’introduction d’espèces invasives, favorisée par la mondialisation des échanges ; - la surexploitation des espèces, associée à l’expansion démographique de l’espèce humaine ; - la pollution environnementale ; - le changement climatique. Texte de Maxime Pauwels, maître de conférences, [email protected] et illustrations de Julien Nowak, doctorant, [email protected] Unité “Évolution, écologie et paléontologie”, UMR CNRS 8198, université de Lille L e sommet de la Terre, à Rio, en 1992, a abouti à l’adoption de la convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), dans laquelle les États signataires (les “parties”) s’engagent à lutter contre le changement climatique, et de la convention sur la diversité biologique (CDB), dans laquelle les parties s’engagent pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité. Depuis, les parties se retrouvent lors de conférences (COP) au cours desquelles elles évaluent l’efficacité des mesures prises et discutent de celles à prendre. Avec le temps, la COP de la CCNUCC, comme celle qui aura lieu en fin d’année à Paris (COP21), a pris plus d’importance dans la vie politique et l’espace médiatique que la COP de la CDB. Changement climatique et évolution de la biodiversité sont cependant étroitement liés. Essayons, en quelques pages, de découvrir ces liens. Biodiversité, changement global et changement climatique La biodiversité est en crise : les écosystèmes se dégradent et les espèces qui les habitent disparaissent à un taux croissant. Ces phénomènes, planétaires, indiquent un “changement global” de l’environnement. En 2005, une évaluation Le changement climatique n’est donc qu’un facteur parmi d’autres du changement global. Il y a dix ans, son influence était considérée comme faible ou modérée. Depuis, les modèles climatiques développés par le Groupe international d’experts sur le climat (GIEC) ont prédit que les modifications climatiques s’accentueraient au cours des prochaines décennies. En conséquence, on devrait observer une influence de plus en plus forte du changement climatique sur l’évolution de la biodiversité. Celui-ci pourrait même devenir le facteur majeur du changement global. D’ici à 2050, il amènerait plus du tiers des espèces au bord de l’extinction. Pourquoi la dépendance des espèces à l’évolution du climat est-elle si forte ? Les espèces et le temps qu’il fait En écologie, on observe généralement que les aires de distribution géographique des espèces sont limitées et correspondent à des régions du globe présentant des conditions environnementales particulières. Ces conditions sont décrites à l’aide de paramètres environnementaux. Ces paramètres sont dits “abiotiques”, lorsqu’ils mesurent des caractéristiques physicochimiques de l’environnement, comme l’altitude, la nature du sol, le pH, etc. Ils sont dits “biotiques” lorsqu’ils s’intéressent à l’abondance des autres espèces avec lesquelles l’espèce étudiée interagit, comme ses proies, ses prédateurs, ses compétiteurs, ses parasites, etc. En mesurant les valeurs de ces paramètres, on montre que chaque espèce a des préférences : elle supporte certaines altitudes mieux que d’autres, certains types de sols mieux que d’autres. Chaque espèce a besoin que les espèces dont elle se nourrit soient suffisamment présentes, que les espèces qui la consomment ne soient pas trop abondantes, etc. L’ensemble des préférences de l’espèce détermine ce que l’on appelle sa “niche écologique”. Quand on s’intéresse au climat, on s’intéresse à un nombre réduit de paramètres abiotiques. Ce sont souvent les niveaux de température et de précipitations. En écologie, on considère que les paramètres climatiques sont parmi les plus importants des paramètres environnementaux. Autrement dit, les niveaux de température et de précipitations expliqueraient pourquoi on trouve, ou pas, une espèce donnée dans une ESPÈCES № 17 - Septembre 2015 iologie CONSERVATION - Écologie Carcinologie Primatologie Ichtyologie Éthologie 64 région du globe, ne laissant qu’un rôle secondaire aux autres caractéristiques de l’environnement. Les espèces et le temps qui change Or le climat change. Si le climat détermine majoritairement les aires de distribution des espèces, et si le climat change, alors, c’est simple comme un syllogisme, les aires de distribution des espèces changeront elles aussi. En d’autres termes, les espèces migreront pour trouver ailleurs les niveaux de température et de précipitations qu’elles connaissent actuellement dans leurs habitats. Quelques analyses rétrospectives concluent que des mouvements ont déjà eu lieu. Dans le parc national de Yosemite, en Californie, la moitié des espèces de petits mammifères se retrouvent ainsi à des altitudes plus élevées en moyenne de 500 m par rapport au début du xxe siècle. Suite au réchauffement climatique, elles migreraient à plus haute altitude pour y trouver les températures qui leur conviennent. De même, en Europe, plusieurs dizaines d’espèces de papillons ont étendu leur aire de distribution de quelques dizaines (voire centaines) de kilomètres À gauche : pour chaque paramètre de l’environnement, les espèces ont des préférences. Leur abondance est maximale pour certaines conditions environnementales (par exemple de température et de précipitations), que l’on dira optimales. Lorsque l’on s’éloigne de ces valeurs, l’espèce est moins abondante. Au delà des valeurs extrêmes, l’espèce n’existe pas. La combinaison des préférences pour plusieurs paramètres environnementaux définit la niche écologique de l’espèce. Deux espèces présentant des préférences différentes auront des niches écologiques différentes. À droite : il existe une relation causale relativement simple entre niche écologique et aire de distribution. Idéalement, l’aire de distribution correspond aux régions du monde où les conditions environnementales correspondent à la niche écologique, et réciproquement. Deux espèces présentant des niches écologiques différentes auront des aires de distribution différentes. ESPÈCES № 17 - Septembre 2015 plus au nord au cours des dernières décennies parce qu’elles trouvent à plus haute latitude qu’auparavant les températures qui leur conviennent. Les espèces, le temps, et l’espace Dans un monde dégagé de toutes contraintes matérielles, le changement climatique ne poserait aucun problème pour la biodiversité : il suffirait aux espèces “d’accompagner” le changement climatique en se déplaçant depuis les régions du globe qui leur sont devenues défavorables vers celles qui leur deviennent favorables. Dans le monde réel, ce peut être plus compliqué. Migrer ne va pas de soi. Les espèces animales de grande taille ou qui volent ont des capacités de migration élevées. Les espèces de petite taille ou terrestres ont des capacités moindres. Les espèces végétales migrent aussi – par leurs graines, pour la plupart – en fonction du vent, ou grâce à d’autres espèces, animales. Mais, parce que le climat change rapidement, les capacités de migration de certaines espèces pourraient être insuffisantes. Aux Amériques, on pense qu’environ 10 % des espèces de mammifères seront incapables de migrer suffisamment vite pour suivre le changement climatique du xxie siècle. Les primates seraient parmi les espèces les plus touchées. Pour ces espèces, on peut craindre une diminution de l’aire de distribution. De plus, les capacités de migration, envisagées seules, ne suffisent pas à prédire si une espèce pourra suivre géographiquement l’évolution du climat. Tout d’abord, parce qu’elle peut rencontrer sur son chemin des obstacles qui limiteront son déplacement. La migration d’une espèce terrestre sera par exemple ralentie par une chaine de montagnes ou un espace aquatique. Parfois, l’obstacle est tel que la migration est tout simplement impossible : une espèce polaire ne pourra pas migrer plus au nord, une espèce insulaire sera condamnée Climatologie Entomologie Géologie Physiologie - Les temps des espèces Océanographie Zo 65 par la taille de l’île. En outre, la région devenue favorable sera peut-être déjà occupée par une espèce compétitrice, prédatrice ou parasite. Enfin, il peut advenir – et cela se produit déjà – que la destruction des écosystèmes les ait réduits à une mosaïque d’habitats fragmentés, souvent distants les uns des autres, et séparés par des milieux très anthropisés, souvent hostiles. Or, plus la distance entre deux endroits favorables est grande, plus la migration est difficile. Les espèces et le temps qui passe : l’adaptation au changement climatique À défaut de pouvoir migrer, les espèces pourront peut-être s’adapter. Depuis Darwin, on sait que les espèces évoluent dans le temps sous l’effet de la sélection naturelle. Exposées à certaines conditions environnementales, les espèces changent et peuvent développer des adaptations qui assurent leur survie. Vu sous cet angle, le climat est aussi un facteur d’évolution. L’histoire de la vie sur Terre est d’ailleurs pleine d’exemples d’évolutions d’espèces en relation avec le climat. L’évolution du genre Homo lui-même aurait été significativement influencée par des oscillations climatiques et environnementales en Afrique de l’Est. En conséquence du changement climatique, il est donc possible que l’écologie des espèces évolue, rendant inutile toute migration vers de nouveaux espaces. En particulier si les préférences climatiques changent suffisamment rapidement, cela pourrait limiter les conséquences négatives si redoutées. La possibilité de ce type d’adaptation reste encore mal connue, mais un nombre croissant d’études suggère que cela existe. Chez les plantes, par exemple, on observe parfois un avancement de la floraison permettant d’éviter la sécheresse estivale. Chez certains insectes, comme la coccinelle à deux points, les conditions climatiques détermineraient la fréquence des Les aires de distribution des espèces sont largement déterminées par le climat (a). Si le climat change, les espèces disparaîtront des régions devenues défavorables et pourront coloniser des régions devenues favorables (b). Cela sous-entend que de nouvelles régions favorables existeront et que les espèces pourront les coloniser sans entrave. Si les capacités de migration des espèces ne leur permettent pas de migrer suffisamment vite (c), si des obstacles (montagne, milieux anthropisés, etc.) contraignent la migration (d), ou si les nouvelles régions sont occupées par des espèces en interaction négative (compétiteur, prédateur, parasite, etc., (e), les déplacements seront limités. Dans ces cas, il se peut que l’aire de distribution se réduise. Si elle se réduit trop, l’espèce disparaîtra. Dans un scénario alternatif non exclusif, les espèces évolueront au cours du changement climatique et leurs préférences changeront (f) ; la migration ne sera alors pas nécessaire. formes mélaniques aux élytres noirs à points rouges. Chez d’autres, des papillons notamment, ce sont les capacités de migration qui évolueraient avec le climat. Le changement climatique est aujourd’hui incontestable et aura des conséquences sur la biodiversité. La conséquence la plus attendue est une migration d’espèces qui, disparaissant dans des zones devenues inhospitalières, devront coloniser de nouveaux espaces pour survivre. Mais, à la vitesse où s’effectue le changement climatique, les espèces auront-elles le temps soit de migrer, soit de s’adapter ? Pour favoriser ces deux événements, la biologie de la conservation propose deux actions : - faciliter la migration des espèces en leur proposant des corridors écologiques (c’est le sens de la mise en place du réseau Natura 2000 et du réseau écologique paneuropéen) ; - garantir le maintien d’un niveau élevé de diversité génétique au sein des espèces, car cette diversité est la condition indispensable à l’adaptation. ❁ ESPÈCES № 17 - Septembre 2015