L`ÉQUITÉ DU PROCÈS PÉNAL ET LA LUTTE INTERNATIONALE

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L`ÉQUITÉ DU PROCÈS PÉNAL ET LA LUTTE INTERNATIONALE
L’ÉQUITÉ DU PROCÈS PÉNAL
ET LA LUTTE INTERNATIONALE
CONTRE LE TERRORISME.
RÉFLEXIONS AUTOUR DE DÉCISIONS
INTERNES ET INTERNATIONALES RÉCENTES
par
Hélène TIGROUDJA
Professeur à l’Université d’Artois
(Faculté de droit de Douai)
1. La «guerre contre le terrorisme» («War on terror» (1)) dure
depuis plus de cinq années et aucun signe de «paix» ne laisse présager une fin proche. Au contraire, dans sa décision largement médiatisée du 29 juin 2006 rendue dans l’affaire Hamdan v. Rumsfeld, la
Cour suprême américaine a laissé entendre que le «conflit» entre les
Etats-Unis et les groupes terroristes menaçant la sécurité de l’Etat
était encore dans une phase d’hostilités actives («active hostilities»)
qui justifie les pouvoirs spéciaux du Président américain en matière
de détention (2). Les débats qui ont entouré, au sein du Congrès
américain, la rédaction du Military Commission Act ne sont, de ce
point de vue, guère plus réjouissants (3).
(1) Ce terme de «guerre au terrorisme» est apparu à partir des attentats du 11 septembre 2001, d’abord dans les discours du Président des Etats-Unis. Il a été repris
et relayé depuis, notamment en doctrine, et parmi les nombreux écrits sur ce thème,
voy. l’ouvrage particulièrement exhaustif de Helen Duffy, The ‘War on terror’ and
the framework of International Law, Cambridge : Cambridge Press University, 2005,
488 p.
Notre propos n’est pas de le remettre en cause dans la mesure où, pour aussi juridiquement contestable qu’il soit, il n’en produit pas moins des effets juridiques et
notamment, quant au partage des pouvoirs dans l’ordre juridique américain.
(2) U.S. Supreme Court, Hamdan v. Rumsfeld, 29 juin 2006, p. 72 (le texte des
décisions récentes citées dans cette étude est disponible sur le site de la Cour
suprême américaine à l’adresse suivante : http://www.supremecourtus.gov/opinions/05slipopinion.html)
(3) Dans sa dernière version adoptée le 29 septembre 2006, le Military Commission
Act contient, en effet, de nombreuses dispositions qui posent de sérieux problèmes
au regard du droit international des droits de l’homme. En particulier, la loi contient
une disposition autorisant, dans certains cas, à utiliser au cours d’un procès devant
la commission militaire, des aveux obtenus sous la contrainte : «Sec. 948r. Compul→
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En pratique, il est indéniable cependant que le contexte juridique
dans lequel cette «guerre» est menée a évolué depuis 2001 : après une
première phase au cours de laquelle le pouvoir judiciaire s’est volontairement mis en retrait pour laisser au pouvoir exécutif toute latitude
pour conduire les hostilités (4), l’on commence, à partir de 2004, à voir
ressurgir le juge – et avec lui, les exigences en matière de légalité,
d’Etat de droit et de respect des libertés – dans le débat sur les moyens
à utiliser pour combattre et faire disparaître le terrorisme international.
2. C’est dans ce contexte que la Cour suprême américaine a rendu
son arrêt dans l’affaire Hamdi v. Rumsfeld le 28 juin 2004, dans
lequel elle affirme pour la première fois que les ressortissants américains arrêtés et détenus dans le cadre de cette guerre doivent avoir
accès à un juge pour contester leur statut de «combattant ennemi».
Le même jour, elle pose, dans l’arrêt Rasul v. Bush, que les personnes détenues sur la base militaire américaine de Guantanamo Bay
(Cuba) doivent se voir reconnaître l’accès aux juridictions des
Etats-Unis pour demander la protection de leurs droits (5). Enfin,
dans la décision précitée du 29 juin 2006, la juridiction suprême a
condamné la création, par le Président Bush, des commissions mili←
sory self-incrimination prohibited; statements obtained by torture or other methods of
coercion (a) In General – No person shall be required to testify against himself at a
proceeding of a military commission under this chapter. (b) Statements Obtained by
Torture – A statement obtained by use of torture shall not be admissible in a military
commission under this chapter, except against a person accused of torture as evidence
the statement was made. (c) Statements Obtained Before Enactment of Detainee
Treatment Act of 2005 – A statement obtained before December 30, 2005 (the date of
the enactment of the Detainee Treatment Act of 2005), in which the degree of coercion
is disputed may be admitted only if the military judge finds that – (1) the totality of
the circumstances renders it reliable and possessing sufficient probative value; and
(2) the interests of justice would best be served by admission of the statement into evidence.`(d) Statements Obtained After Enactment of Detainee Treatment Act of 2005
– A statement obtained on or after December 30, 2005 (the date of the enactment of
the Detainee Treatment Act of 2005), in which the degree of coercion is disputed may
be admitted only if the military judge finds that – (1) the totality of the circumstances
renders it reliable and possessing sufficient probative value; (2) the interests of justice
would best be served by admission of the statement into evidence; and 3) the interrogation methods used to obtain the statement do not violate the cruel, unusual, or inhumane treatment or punishment prohibited by the Fifth, Eighth, and 14th Amendments to the United States Constitution.»
(4) Comme l’illustrent les premières décisions des juridictions fédérales américaines
rendues en 2002-2003, saisies par des personnes détenues à Guantanamo Bay.
(5) Ces deux décisions ont fait l’objet de nombreux commentaires de la part de la
doctrine américaine. Pour une approche synthétique et critique, voy. R. Dworkin,
«What the Court really said», New York Review of Books, 12 août 2004 (http://
www.nybooks.com/).
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taires au lendemain des attentats de 2001 (6), parce que contraires
au droit interne et au droit humanitaire.
Au Royaume-Uni, de nombreuses lois spéciales anti-terroristes
ont été adoptées depuis 2001 et sous des aspects différents, la
Chambre des Lords a été amenée à se prononcer sur la marge de
manœuvre de l’exécutif en la matière. Dans une première décision
rendue en décembre 2004, elle souligne que la détention illimitée
d’étrangers soupçonnés d’être liés à des activités terroristes, en vue
de l’éloignement du territoire, porte atteinte aux articles 5 et 14 de
la Convention européenne des droits de l’homme (7). Un an plus
tard, dans une longue décision du 8 décembre 2005, les Lords
posent que l’utilisation, par les autorités britanniques, d’éléments
de preuve obtenus sous la torture doit être exclue.
Ces décisions de juridictions suprêmes, dont on connaît le rôle historique fondamental dans l’élaboration et la protection des droits et
libertés, ont été accueillies favorablement par les défenseurs des
droits de l’homme, au regard du vide juridique qui caractérisait,
depuis 2001, la situation des personnes arrêtées dans le cadre de la
lutte contre le terrorisme. Néanmoins, une lecture attentive de certaines d’entre elles témoigne du fait que le juge national, et spécialement le juge américain, est particulièrement perméable aux arguments tenants aux impératifs de sécurité du pays et de sa
population, ce qui amoindrit d’autant la protection des droits des
personnes arrêtées et détenues.
3. D’où l’intérêt d’une comparaison avec la manière dont la Cour
européenne des droits de l’homme appréhende la même question des
effets de la lutte contre le terrorisme sur la notion et le contenu du
procès équitable (8). Ce prisme étroit a été préféré à la question plus
(6) Order du 13 novembre 2001 qui autorise le Secrétaire de la défense à créer de
telles commissions pour juger les étrangers dans le cadre de la guerre au terrorisme
(«non-citizens in the war against terrorism»). Les modifications que l’Order a connues
par la suite n’ont pas porté sur ce pouvoir présidentiel qu’une partie de la doctrine
américaine a critiqué car non-fondé sur une habilitation du Congrès (voy. en particulier C.A. Bradley et J.L. Goldsmith, «Congressional authorization and the war
on terrorism», Harvard Law Review, 2005, vol. 118, pp. 2048-2133).
(7) Ch. des Lords, A et al. v. Secretary of State for the Home Department, 16 décembre 2004, UKHL (les décisions de la Chambre des Lords sont disponibles à l’adresse
suivante : http://www.parliament.uk/lords/index.cfm).
(8) Le matériau utilisé pour cette étude aurait d’ailleurs pu inclure la jurisprudence de la Cour interaméricaine concernant surtout la législation anti-terroriste
adoptée par le Pérou et qui a, à plusieurs reprises, été contestée devant la juridiction
(voy., pour un exemple récent, l’arrêt du 25 novembre 2004, Lori Berenson Mejia c.
→
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générale de la conciliation entre les droits de l’homme in abstracto
et la lutte contre le terrorisme, dans la mesure où de nombreuses
études y ont déjà été consacrées.
Or, l’on constate que si certains arrêts récents peuvent laisser
entendre que la juridiction européenne elle-même n’est pas insensible aux arguments des Etats liés à la sécurité nationale, comme le
montre par exemple son arrêt, confirmé par la Grande Chambre,
dans l’affaire Ramirez Sanchez c. France (9), son approche commandée par les exigences de la prééminence du droit et de la société
démocratique se distingue de celle des juges américains et, dans une
moindre mesure, des juridictions anglaises.
En s’appuyant plus précisément sur les aspects de l’équité du
procès qui ont déjà donné lieu à des actions, tels que la question de
la récolte de preuves, de leur utilisation ou de l’étendue des droits
de la défense, l’analyse de la pratique judiciaire interne et européenne permet de conclure à une approche différenciée des effets des
impératifs de lutte contre le terrorisme sur les garanties judiciaires
(I). Cette démarche comparative n’aura cependant d’intérêt que si
l’on cherche ensuite à comprendre ce qui explique ces différences
entre, d’un côté, la Cour suprême américaine et, de l’autre, la Cour
européenne des droits de l’homme et la Chambre des Lords, plus
proche sur ce terrain de la juridiction européenne que de son homologue américain (II).
I. – Les effets différenciés de la lutte contre
le terrorisme sur les garanties judiciaires
accordées à la personne
4. Dans aucun des systèmes juridiques que l’on a retenus comme
cadre de l’analyse, les garanties judiciaires ne sont posées comme
absolues : la conception anglo-saxonne des droits de l’homme en
←
Pérou, série C, n° 119). Néanmoins, ces décisions seront laissées de côté dans la
mesure où la Cour interaméricaine utilise très largement la jurisprudence européenne
pour interpréter le contenu du droit à la protection judiciaire de la personne soupçonnée ou accusée d’actes de terrorisme.
(9) Voy. cette Revue, pp. 247 et s.; Cour eur. dr. h.(GC), 4 juillet 2006. Voy. aussi
l’arrêt du 26 octobre 2006, Chraidi c. Allemagne, dans lequel la Cour européenne
estime qu’une détention provisoire de plus de cinq années n’est pas contraire à l’article 5, §3 de la Convention, eu égard notamment à la complexité du procès «into serious offences of international terrorism, having caused the death of three and serious
suffering to more than hundred victims» (§47).
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fait, certes, une pierre angulaire (10) mais, lorsque les circonstances
l’exigent, ces garanties sont limitées pour poursuivre un objectif
posé comme supérieur (11). La Convention européenne des droits de
l’homme, contrairement à d’autres instruments internationaux, ne
les protège pas de manière absolue au sens de son article 15 et, en
pratique, la Cour européenne a, très tôt, posé que l’article 6 du
texte européen se prête à des «limitations implicitement admises».
Or, et en laissant de côté la question même du titulaire de ces
droits procéduraux qui continue à poser problème (12), l’analyse de
la pratique judiciaire interne et européenne illustre le fait que, sur
deux aspects particuliers des garanties judiciaires, le droit de la
preuve (A) et les droits de la défense stricto sensu (B), une définition
variable est retenue de ces limitations.
A. – La récolte et l’utilisation des preuves dans le cadre
de la lutte internationale contre le terrorisme
5. Dans la lutte internationale contre le terrorisme, la récolte
d’informations de toute nature et en tout genre est fondamentale
tant pour prévenir d’éventuels actes terroristes que pour les réprimer, lorsqu’ils n’ont pu être évités (13). Dans sa résolution 1373 du
(10) Pour un rappel des principaux traits de la conception anglo-saxonne des
droits fondamentaux et son influence sur les anciennes colonies britanniques et les
Etats du Commonwealth, voy. notamment J. Dutheil de la Rochère, «Le pouvoir
judiciaire et les libertés au Royaume-Uni», Pouvoirs, n° 37 («La Grande-Bretagne»),
1986, pp. 101-114; I. Campbell, «Fundamental Rights and their protection – the
role of the judge in England and Wales», in S. Dubourg-Lavroff et J.-P. Duprat,
(éd.), Droits et libertés en Grande-Bretagne et en France, Paris, L’Harmattan, coll.
Logique juridique, 1999, pp. 23-50.
(11) Il faut noter que dans une décision récente (Goiburu et autres c. Paraguay,
22 septembre 2006), la Cour interaméricaine des droits de l’homme a érigé le droit
au juge en norme impérative du droit international.
(12) Aux Etats-Unis, la question des titulaires des garanties judiciaires reste controversée et extrêmement ardue car, si la Cour suprême a posé sans ambiguïté que
les personnes détenues à Guantanamo Bay (Cuba) peuvent saisir les juridictions américaines (Rasul v. Bush, 2004), le problème reste entier, de la situation juridique de
celles qui sont détenues dans d’autres bases, situées hors du territoire américain et
dont les enquêtes menées au sein du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne
ont démontré la réalité. Sur les difficultés à déterminer l’étendue de la juridiction des
juges américains, voy. J.E. Pfander, «The limits of habeas jurisdiction and the global war on terror», Cornell Law Review, 2006, pp. 497-540.
(13) Pour John Yoo («Courts at War», Cornell Law Review, 2006, p. 587),
«Information is an indispensable weapon in the conflict against this new kind of
enemy, and intelligence gathered from captured operatives is perhaps the most effective means of preventing future terrorist attacks upon U.S. territory».
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28 septembre 2001, le Conseil de sécurité des Nations Unies insiste
d’ailleurs sur cet élément sur lequel les Etats doivent «intensifier et
accélérer» leur coopération (14). Les diverses commissions d’enquête
qui se sont penchées sur les circonstances précédant les attentats de
2001, comme ceux de Madrid ou de Londres, ont fait ressortir cette
évidence selon laquelle l’efficacité de la lutte contre les actes terroristes dépend au plus haut point de la qualité de l’information. C’est
la raison pour laquelle du reste le Patriot Act adopté par le Congrès
américain immédiatement après les attentats est quasi exclusivement consacré aux pouvoirs de police en matière de rassemblement
des renseignements.
Cet impératif de sécurité ne produit cependant pas les mêmes
effets selon l’ordre juridique dans lequel on se trouve : il est prééminent en droit américain (1) alors que la Cour européenne contrôle
strictement la récolte et l’utilisation des preuves dans le procès
pénal (2). Le juge britannique tient, quant à lui, une position intermédiaire qui le conduit à lire l’impératif de sécurité à la lumière des
exigences de la Convention européenne (3).
1. L’utilisation de preuves secrètes en droit américain
6. En droit américain, les objectifs de lutte contre le terrorisme
– qui existent et sont affirmés bien avant les attentats de 2001 – se
sont fait sentir essentiellement sous deux aspects du droit de la
preuve : les agences étatiques et les forces de sécurité ont vu leurs
pouvoirs de surveillance de la population s’accroître considérablement, à la hauteur de la «menace» à éliminer; par ailleurs, les informations recueillies ont vu leur «immunité» (15) renforcer. Cela signifie que, pour des raisons liées à la sécurité nationale, certains
éléments de preuve peuvent être soustraits à la connaissance de la
personne soupçonnée et de son avocat civil.
Cette immunité n’est pas nouvelle en droit américain et, plus
généralement, en common law : dès 1980, le Classified Information
Procedure Act l’établit devant les juridictions ordinaires, détaillant
le droit qu’a l’Etat de ne pas divulguer certaines informations au
cours d’un procès. Ce droit a été repris et réaffirmé pour les procédures ayant cours devant les juridictions militaires par le Military
Rule of Evidence 505 ainsi que dans les instances relatives aux affai(14) L’un des deux accords conclus par l’Union européenne avec les Etats-Unis en
juin 2003 porte d’ailleurs sur l’échange des informations.
(15) Pour reprendre une institution issue de la common law et encore appliquée en
droit anglais notamment.
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res liées à l’immigration (16). Lorsque les juridictions fédérales et la
Cour suprême ont eu l’occasion de se prononcer sur cette utilisation
de «preuves secrètes» (17), elles n’ont pas nécessairement conclu à
leur inconstitutionnalité, opérant plutôt une mise en balance entre
la protection des droits de la défense et le coût que la divulgation
d’informations sensibles pourrait avoir (18).
Compte tenu du caractère extraordinaire et controversé de la
mise en place des commissions militaires par le Président américain
en 2001 et qui autorise l’utilisation de telles preuves (19), il était
prévisible que la question de leur constitutionnalité soit posée à la
Cour suprême et c’est en partie ce qui l’a conduite, dans sa décision
du 29 juin 2006, à conclure que ces commissions étaient illégales. Le
raisonnement de la Cour s’appuie essentiellement sur le fait que le
Président américain n’a pas suffisamment justifié les dérogations
introduites dans la procédure par rapport à celle existant déjà
devant les cours martiales et, de manière quelque peu surabondante, elle examine ensuite cette procédure au regard du droit international humanitaire et, en particulier, de l’article 75 du Protocole
I de 1977 pour conclure que le droit à un procès équitable ne serait
pas garanti (20). Il en résulte que ce n’est pas tant l’utilisation des
preuves secrètes qui est condamnée par la Cour car, comme on l’a
vu, cette possibilité existe déjà dans d’autres domaines et n’a
jamais été considérée comme inconstitutionnelle ou illégale en soi,
mais plutôt le fait que le Président ait étendu les conditions de leur
utilisation par rapport au droit applicable devant les juridictions
(16) Pour un exposé et une analyse du droit américain sur ce point, voy. «Secret
evidence in the war of terror», Harvard Law Review, 2005, pp. 1962-1984 (article sans
nom d’auteur) et J.E. Kastenberg, «Analyzing the constitutional tensions and
applicability of Military Rule of Evidence 505 in courts-martial over United States
service members : secrecy in the shadow of Lonetree», Air Force Law Review, spring
2004, (disponible sous format électronique sur le site de la revue, à l’adresse
suivante : http://www.au.af.mil/au/cpd/jagschool/LawReview/index.htm).
(17) Tout comme l’auteur de l’étude précitée, on entend par «preuves secrètes» les
preuves présentées par l’Etat et au juge mais soustraites à la connaissance de
l’accusé et de son défenseur.
(18) Nous reviendrons dans la deuxième partie sur le raisonnement des juges américains en termes économiques.
(19) Les motifs avancés par le Commission Order n° 1 (révisé en août 2005) sont
les suivants : «protection of information classified or classifiable (…); information
protected by law or rule from unauthorized disclosure; the physical safety of participants in Commission proceedings, including prospective witnesses; intelligence and
law enforcement sources, methods, or activities; and other national security
interests».
(20) Nous reprendrons, dans les paragraphes qui suivent, ce raisonnement de la
Cour suprême au regard des droits de la défense.
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militaires, sans justification satisfaisante aux yeux du juge
suprême. La décision du 29 juin 2006 est importante de ce point de
vue car elle condamne ces commissions mais, dans le même temps,
la Cour se garde bien de fixer des règles strictes en la matière, qui
découleraient du Due Process of Law inscrit au Ve amendement.
7. Il y a d’ailleurs, dans cet arrêt Hamdan v. Rumsfeld, un point
fondamental de la procédure devant les commissions militaires qui est
soulevé pour ensuite être abandonné et passé sous silence par la Cour
suprême. L’utilisation de preuves secrètes au cours du procès est loin
d’être le seul aspect du droit de la preuve qui a été modifié par le
Commission Order n° 1. Ce dernier prévoit aussi l’utilisation de «any
evidence that would have probative value to a reasonable person». La
Cour suprême le relève (21) mais passe ensuite à la question des preuves secrètes. Or, à notre sens et dans un contexte où l’usage de la torture pour obtenir des aveux est de moins en moins illégitimé (22) et
où les soupçons à l’égard des autorités américaines ne peuvent être
ignorés du juge, il eut été bon que la Cour réaffirmât les limites des
pouvoirs de ces autorités d’investigation dans la récolte de preuves
ou, à tout le moins, le principe de leur neutralisation et de leur exclusion au cours de l’instance, comme l’a fait la Chambre des Lords dans
une décision de 2005 sur laquelle nous reviendrons.
Et en dehors même de ces cas extrêmes d’utilisation de la force
pour obtenir des preuves, la procédure devant les commissions qui
fait, au fond, disparaître toutes conditions d’admissibilité des preuves et accorde un pouvoir d’appréciation considérable au président
de la commission aurait pu ou dû conduire la Cour à se prononcer
sur les problèmes soulevés par ces éléments. La récolte de preuves
et leur présentation au procès étant même en amont du processus
probatoire, la juridiction aurait pu s’y intéresser au préalable avant
d’examiner leur utiliser au procès et de se concentrer uniquement
sur la question des preuves secrètes.
La réserve de la Cour suprême est regrettable car elle n’aide pas
à clarifier la situation juridique des accusés ni les obligations d’origine constitutionnelle ou d’autre nature, à la charge de l’Exécutif
dans la conduite de cette «guerre au terrorisme». L’on constatera
(21) U.S. Supreme Court, déc. du 29 juin 2006, Hamdan v. Rumsfeld, p. 51 :
«Under this test, not only is testimonial hearsay and evidence obtained through coercition fully admissible, but neither live testimony nor witnesses’ written statements
need be sworn».
(22) Ce que confirme l’adoption, quelques semaines plus tard, du Military Commission Act déjà mentionné.
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plus loin que la juridiction suprême n’est pas plus diserte sous
l’angle plus général des droits de la défense de la personne soupçonnée/accusée d’actes liés au terrorisme.
2. Le contrôle européen des conditions de rassemblement et d’utilisation des preuves
8. Il ne s’agit pas, dans le cadre de cette étude, de revenir de
manière détaillée sur la jurisprudence européenne relativement au droit
de la preuve (23), mais plus modestement, d’en rappeler les grands
traits qui permettront ensuite de comparer le raisonnement de la Cour
européenne à celui des juridictions américaines et britanniques.
Des principaux arrêts rendus en la matière, il découle qu’une certaine marge de manœuvre est laissée aux autorités publiques lors du
rassemblement des preuves, cette marge de manœuvre variant en
fonction de l’infraction qu’il s’agit de réprimer et des «intérêts
concurrents» en présence (24).
Dans son arrêt Schenk c. Suisse, la Cour établit qu’il n’y a pas de
contradiction en soi entre une récolte illégale de moyens de preuves
et l’équité du procès pénal (25), l’usage de moyens «déloyaux» tels
que les agents infiltrés n’étant donc pas interdit de manière absolue.
De même, si le droit de ne pas s’auto-incriminer consacré par la
Cour est venu enrichir l’article 6 de la Convention, le juge européen
n’interdit pas aux autorités de tirer des conséquences du silence
gardé par la personne soupçonnée (26).
Quant à la manière dont les preuves doivent être produites au
cours du procès, elle doit respecter les deux principes cardinaux que
sont l’égalité des armes et le contradictoire qui commandent notamment, comme le rappelle l’arrêt rendu dans l’affaire Öcalan c. Turquie, le droit de l’accusé et/ou de son défenseur d’accéder à son dossier, le droit à la divulgation des moyens de preuves (27) et
(23) Voy. notamment sur ces questions, dans la présente livraison de la revue,
M.-A. Beernaert, «La recevabilité des preuves en matière pénale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme»; A. Jacobs, «L’arrêt Cottin c.
Belgique ou l’irrésistible marche vers l’expertise contradictoire en matière pénale».
(24) Cour eur. dr. h. (GC), 27 octobre 2004, Edwards et Lewis c. Royaume-Uni, §46
(confirmation par la Grande Chambre de l’arrêt du 22 juillet 2003).
(25) Cour eur. dr. h., 12 juillet 1988, §45.
(26) Cour eur. dr. h., 8 février 1996, John Murray c. Royaume-Uni, §47.
(27) Cour eur. dr. h., 16 février 2000, Jasper c. Royaume-Uni, §§50 et s. Dans cette
affaire, la Cour établit cependant que le droit à la divulgation n’est pas absolu et en
l’espèce, elle a d’ailleurs conclu à la non-violation de l’article 6, §1er de la Convention.
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l’utilisation de certains moyens de preuves comme le témoignage
anonyme ou d’un co-inculpé de l’accusé (28).
Dans chaque cas, le contrôle européen opéré porte sur l’ensemble
de la procédure pénale et, même si le juge européen n’est pas insensible à la nécessité de protéger l’efficacité des méthodes d’investigation et de l’enquête de police, il vérifie que l’élément de preuve litigieux a, en réalité, été neutralisé, exclu ou corroboré par d’autres
éléments au cours de la procédure (29).
La circonstance selon laquelle la plupart des procès à l’origine des
affaires tranchées par la Cour ne portaient pas sur des faits liés au
terrorisme ne doit pas, à notre sens, être surévaluée. L’arrêt de la
Grande Chambre rendu dans l’affaire Öcalan c. Turquie illustre le
fait que les «infractions graves relatives à la ‘sécurité
nationale’» (30) dont était accusé le requérant n’ont pas eu de conséquences particulières sur l’interprétation de la protection due à
l’accusé au titre des articles 5 et 6 de la Convention.
9. La lutte internationale contre le terrorisme conduit cependant,
depuis plusieurs années, à poser la question de la limite des moyens
à utiliser pour obtenir des preuves et en particulier, en lien avec le
respect de la dignité et de l’intégrité physique et morale de la personne. La Cour suprême israélienne avait, il y a peu et avant de
revenir sur sa décision, considéré que l’utilisation de la contrainte
pour obtenir des aveux n’était pas inconstitutionnelle, au nom de la
lutte contre le terrorisme.
Jusqu’à des affaires récentes, la Cour européenne n’avait pas
eu à se prononcer sur la recevabilité de preuves sous cet angle,
mais c’est chose faite dans son arrêt de Grande Chambre rendu
dans l’affaire Jalloh c. Allemagne (même si l’infraction à l’origine
de l’affaire était liée au trafic de stupéfiants et non à des accusations d’actes de terrorisme) et surtout dans celui du 21 septembre 2006, Söylemez c. Turquie. Dans le premier cas,
lorsqu’elle examine la nécessité de l’intervention médicale pratiquée sur le requérant pour qu’il libère des stupéfiants ingurgités,
la Cour note l’angoisse, la souffrance et l’humiliation engendrées
par la méthode utilisée, attentatoires, selon elle, à l’intégrité
physique et mentale de la personne en violation de
(28) Cour eur.
Van Mechelen c.
(29) Cour eur.
(30) Cour eur.
dr. h., 20 septembre 1993, Saïdi c. France, §§43-44; 23 avril 1997,
Pays-Bas, §§49 et s.
dr. h., 12 juillet 1988, Schenk c. Suisse, §48.
dr. h. (GC), 12 mai 2005, Öcalan c. Turquie, §101.
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l’article 3 (31). Sous l’angle du droit à un procès équitable, la
Cour décide ensuite d’examiner la question de l’utilisation de
preuves obtenues en violation de l’article 6 au cours du procès
et de rappeler que : « Même dans des situations extrêmement difficiles, telles que la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les
peines et traitements inhumains ou dégradants, quels que soient
les agissements de la victime. L’article 3 ne prévoit pas d’exceptions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et il ne souffre nulle dérogation en vertu
de l’article 15, § 2 même en cas de danger public menaçant la vie
de la nation […] » (§ 99).
Elle se sert d’ailleurs de cette première affaire pour dire dans
l’arrêt Söylemez qu’une «déclaration faite en méconnaissance de
l’article 3 est intrinsèquement dépourvue de fiabilité. […] La prise
en compte d’une telle preuve pour établir la culpabilité d’une personne est incompatible avec les garanties de l’article 6 de la
Convention» (32).
Il est regrettable cependant que la section n’ait pas choisi de suivre la position de la Grande Chambre dans l’arrêt Jalloh, qui avait
fait référence, dans la partie de son arrêt réservé au droit pertinent,
à la règle de l’exclusion de telles preuves, inscrite à l’article 15 de
la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines
et traitements inhumains et dégradants (33).
Les tribunaux britanniques, quant à eux, ont récemment été confrontés à une question similaire et une réponse y a été apportée par
la Chambre des Lords en 2005.
3. La récolte et l’utilisation des preuves devant les tribunaux anglais
et l’Anti-terrorism, Crime and Security Act (2001)
10. Les arrêts rendus par la Cour européenne sur les différents
aspects du droit de la preuve (méthodes d’investigation, perquisitions, écoutes téléphoniques, utilisation des preuves au cours du
(31) Cour eur. dr. h. (GC), 11 juillet 2006, Jalloh c. Allemagne, §79. Sur cet arrêt,
cons. aussi dans la présente livraison de la Revue l’étude précitée de
M.-A. Beernaert.
(32) Cour eur. dr. h., 21 septembre 2006, Söylemez c. Turquie, §122.
(33) Cette disposition est rédigée de la manière suivante : «Tout Etat partie veille
à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne
puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est
contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite».
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
procès, divulgation de certaines pièces secrètes…) sont pour la plupart issus d’affaires impliquant les autorités britanniques et, d’une
manière générale, les décisions européennes condamnant l’Etat ont
entraîné des modifications du droit anglais et de la pratique des tribunaux. Néanmoins, au lendemain des attentats du 11 septembre
2001, un certain nombre de lois ont été adoptées, renforçant les
pouvoirs de police dans la recherche et la collecte des preuves (34).
Or, la question s’est posée aux juges anglais, de savoir quels effets
les impératifs liés à la lutte contre le terrorisme avaient sur la protection des droits, dont la protection contre la torture au cours d’un
interrogatoire. En particulier, se retrouve la question de la torture
que certains tentent de qualifier de «légale» contre des personnes
soupçonnées d’actes liés au terrorisme et de l’utilisation des informations ainsi obtenues au cours d’une éventuelle procédure.
La Chambre des Lords a tranché la question dans une décision rendue le 8 décembre 2005, à une faible majorité (35). De manière plus précise, le problème à règler résidait dans la question de savoir si l’appel
devait être accordé contre une décision de la commission spéciale de
l’immigration qui avait admis le principe de l’utilisation de preuves
obtenues par la torture infligée non par les autorités britanniques sur
le territoire du Royaume-Uni mais à l’étranger, par des agents d’Etats
étrangers (36). Le Security Act de 2001 introduit en effet une dérogation par rapport aux règles procédurales valables devant les tribunaux
en autorisant la possibilité pour la commission spéciale d’utiliser des
preuves qui ne seraient pas recevables devant d’autres tribunaux (37).
Or, devant la Chambre des Lords, les auteurs de l’appel invoquent la règle de l’exclusion de preuves obtenues sous la torture,
règle qui prendrait sa source tant dans le common law que dans le
droit international des droits de l’homme.
(34) En particulier, le Anti-terrorism, Crime and Security Act de 2001, le Prevention of Terrorism Act de 2005 et le Terrorism Act de 2006. Le texte de ces lois est
disponible à l’adresse suivante : http://www.opsi.gov.uk/acts.
(35) House of Lords, [2005]UKHL71, A(FC) and others v. Secretary of State for
the Home department (conjoined appeals), 8 décembre 2005.
(36) La Commission spéciale avait considéré que le fait que les preuves aient été
obtenues par la torture pouvait entrer en ligne de compte au moment de l’appréciation de ces éléments de preuve («was relevant to the weight of the evidence», §9 de l’opinion de Lord Bingham of Cornhill) mais ne les rendait pas pour autant illégales.
(37) Id. : «May the Special Immigration Appeals Commission […] when hearing an
appeal […] receive evidence which has or may have been procured by torture inflicted,
in order to obtain evidence, by officials of a foreign state without the complicity of the
British authorities?» (§1er de l’opinion de Lord Bingham of Cornhill).
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L’opinion émise par les juges de la Chambres des Lords est
unanime : la règle de l’exclusion de tels moyens de preuve est un
principe général de common law et, pour l’affirmer, Lord Bingham
of Cornhill s’appuie en partie sur le droit américain; un principe qui
trouve aussi sa source dans la notion de procès équitable telle
qu’elle résulte de la jurisprudence de la Cour européenne analysée
par les Lords, mais en même temps, un principe consacré par le
droit international (dont l’article 15 de la Convention des Nations
Unies de 1984 évoqué plus haut), la prohibition de la torture étant
une norme impérative (38). Les exigences liées à la lutte contre le
terrorisme ne sont pas ignorées par Lord Bingham of Cornhill mais
son analyse des précédents des tribunaux anglais, de la pratique
d’autres juridictions internes, des recommandations des différents
organes d’organisations internationales et du droit international des
droits de l’homme le conduisent à conclure qu’il n’existe aucune
«decision, resolution, agreement, or advisory opinion suggesting
that a confession or statement obtained by torture is admissible in
legal proceedings if the torture was inflicted without the participation of the state in whose the jurisdiction are held, or that such evidence is admissible in proceedings related to terrorism» (39).
Cette affirmation en faveur de la règle de l’exclusion a été unanime et n’est pas, dans la suite de la décision, remise en cause par
les autres Lords qui ne font que reprendre ce que Lord Bingham of
Cornhill a développé. Ce n’est donc pas sur ce point que les effets
des objectifs poursuivis par la lutte contre le terrorisme se sont fait
sentir. Ils se sont plutôt déplacés – et c’est là que se situe le désaccord entre les Lords – sur le terrain de la preuve lorsqu’elle est obtenue par la torture. Pour la majorité des juges, il faut exclure toute
preuve douteuse de la procédure devant la commission spéciale
d’immigration, même lorsque le justiciable n’est pas parvenu à
prouver au-delà de tout doute raisonnable le cas de torture. Une
suspicion suffit («plausible suspicion») et doit conduire les organes
internes à ne pas tenir compte de ces preuves (40). Pour la minorité
des juges en revanche, qui s’appuie d’ailleurs sur une décision ren(38) Ce raisonnement est posé par Lord Bingham of Cornhill et repris ensuite, avec
quelques variantes, par les six autres Lords.
(39) Id., §45.
(40) De ce point de vue, les arrêts de 2006 de la Cour européenne évoqués plus
haut adoptent la même souplesse sur cette question de la preuve dans la mesure où
c’est en s’appuyant sur la présomption de fait qui oblige l’Etat à fournir des
«explications plausibles» de mauvais traitements prétendument subis par une personne détenue, qu’elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention (traitement inhumain).
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
due en 2005 en la matière par les juges allemands dans l’affaire El
Motassadeq (41), la règle de l’exclusion ne doit jouer que lorsque la
preuve de la torture a été apportée au-delà de tout doute raisonnable, de manière à ce que cette mesure exceptionnelle dans une procédure ne devienne pas une règle de droit commun (42).
Cette décision est intéressante car révélatrice de la complexité
avec laquelle se pose la question de la neutralisation des preuves
obtenues par la torture dans le cadre de procédures internes. Les
opinions sont unanimes sur le principe, mais divergent sur les conditions de mise en œuvre et c’est à ce stade que les objectifs de célérité et d’efficacité des enquêtes menées sont réintroduits dans le raisonnement des juges minoritaires.
On retrouve les mêmes hésitations des juges internes lorsqu’il s’agit
de définir avec précision le catalogue des garanties judiciaires auxquelles peut prétendre la personne accusée d’actes liés au terrorisme (43).
B. – L’étendue des droits de la défense
et la lutte contre le terrorisme
11. Comme cela a été souligné plus haut, le droit à un procès équitable ou, pour utiliser une expression de common law qui n’est pas parfaitement synonyme, le due process of law, n’est pas un droit absolu et
l’étendue des droits que l’accusé (44) peut en tirer varie en fonction des
circonstances dans lesquelles s’inscrit l’infraction qui lui est reprochée.
Or sur ce terrain, la comparaison des différents ordres juridiques
étudiés montre que si, pour l’heure, les tribunaux fédéraux américains retiennent une définition minimale des droits de la défense
dans le contexte de la guerre au terrorisme (1), l’affaire Öcalan c.
(41) NJW, 2005, p. 2326.
(42) Id., opinion de Lord Hope of Craighead, §118.
(43) Nous employons délibérément cette expression vague d’actes liés au terrorisme dans la mesure où, dans les différents ordres juridiques ici étudiés, les affaires
ne portent jamais sur un même fait et qu’il n’existe aucune harmonie entre les Etats,
dans la définition de cette infraction. Or, il suffit de lire les décisions judiciaires américaines pour se rendre compte que, sous le vocable englobant de «guerre contre le
terrorisme», en réalité, les faits reprochés aux personnes détenues sont très différents
(participation directe ou indirecte aux attentats du 11 septembre; participation aux
conflits afghan ou irakien; aide au financement d’activités terroristes; liens avec un
groupe terroriste, etc.).
(44) Une fois encore, nous précisons que l’objet de cette étude n’est pas d’analyser
la question de la légalité de la détention en elle-même des personnes simplement
soupçonnées d’actes liés au terrorisme, mais, en aval, les procédures pénales ouvertes
le cas échéant contre ces personnes.
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Turquie servira à conclure que la Cour européenne maintient une
conception exigeante des garanties judiciaires, même en cas
d’infractions graves (2) (45).
1. Le standard minimum des droits de la défense de la personne
accusée de terrorisme en droit américain
12. Dans la décision de la Cour suprême américaine du 29 juin
2006, rendue dans l’affaire Hamdan v. Rumsfeld, des éléments
importants sont apportés par les juges, qui permettent de clarifier
et de préciser quelque peu la situation juridique floue et précaire
des personnes détenues à Guantanamo. La juridiction est saisie en
particulier d’un jugement d’une Court of appeals qui estimait que
les commissions militaires mises en place par le Président américain
n’étaient pas illégales. Pour plusieurs motifs différents qu’il serait
trop long à reproduire (beaucoup se fondent d’ailleurs sur l’interprétation de la législation interne) (46), le juge suprême casse cette
décision et, parmi les motifs, il retient que la procédure prévue
devant les commission militaires a posé problème au regard notamment des droits de la défense.
En particulier, la Cour suprême note que, selon cette procédure,
l’accusé se voit reconnaître certains droits tels que le droit à la présomption d’innocence ou celui de recevoir une copie des accusations
portées à son encontre dans une langue qu’il comprend. Néanmoins,
le responsable près le ministre de la Défense («Appointing
Authority») ou le président de la commission peuvent choisir
d’exclure l’accusé et son représentant de son propre procès (47). Le
droit d’être présent à son procès n’est donc pas garanti dans ces circonstances.
(45) A notre connaissance, la Chambre des Lords ne s’est pas encore, quant à elle,
prononcée sur la question spécifique des droits de la défense de la personne soupçonnée de terrorisme. L’importante décision du 16 décembre 2004 sur laquelle nous
reviendrons portait sur la question de la légalité des pouvoirs du ministre de l’Intérieur en termes de détention et non sur les garanties judiciaires du détenu.
(46) En particulier, la Cour suprême note que les commissions militaires qui sont
normalement et historiquement compétentes pour juger des crimes de guerre ne peuvent pas être considérées compétentes pour connaître des faits reprochés à l’accusé,
qui n’entrent pas dans la qualification de crime de guerre (conclusion d’un long raisonnement, p. 49 de l’arrêt).
(47) P. 50 de l’arrêt : «the accused and his civilian counsel may be excluded from,
and precluded from ever learning what evidence was presented during, any part of
the proceeding that either the Appointing Authority or the presiding officer decides
to ‘close’».
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
Or, la Cour suprême ne voit pas de raisons suffisantes conduisant
à adopter pour les commissions militaires une procédure à ce point
dérogatoire à celle utilisée par les cours martiales. Ce n’est qu’à la fin
de l’arrêt, une fois que sa certitude est forgée, qu’elle se penche sur
la question de la compatibilité de ces commissions avec le droit international humanitaire et en particulier avec l’article 3 commun aux
quatre Conventions de Genève de 1949, combiné à l’article 75 du Protocole n° 1 de 1977. Selon elle, l’applicabilité de l’article 3 au cas de
l’espèce ne pose guère de difficulté, contrairement à ce que soutenait
le gouvernement et à ce qu’avait admis la Court of appeals, l’accusé
ayant été capturé au cours du conflit en Afghanistan et l’article 3
n’étant pas réservé aux cas où les Parties en conflit sont parties aux
Conventions (48). Elle en déduit donc que l’accusé a le droit d’être
jugé dans le respect des «garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés» au sens de l’article 3. Or, la juridiction interprète le contenu des «garanties judiciaires» à la lumière
de l’article 75, §4 du Protocole n° I, certes non ratifié par les Etats
mais dont le contenu est, selon elle, le reflet du droit coutumier (49).
(48) Pp. 66-68 de l’arrêt.
(49) L’article 75, §4 du Protocole n° 1 établit que : «Aucune condamnation ne sera
prononcée ni aucune peine exécutée à l’encontre d’une personne reconnue coupable d’une
infraction pénale commise en relation avec le conflit armé si ce n’est en vertu d’un jugement préalable rendu par un tribunal impartial et régulièrement constitué, qui se conforme aux principes généralement reconnus d’une procédure judiciaire régulière comprenant les garanties suivantes : a) la procédure disposera que tout prévenu doit être
informé sans délai des détails de l’infraction qui lui est imputée et assurera au prévenu
avant et pendant son procès tous les droits et moyens nécessaires à sa défense; b) nul
ne peut être puni pour une infraction si ce n’est sur la base d’une responsabilité pénale
individuelle; c) nul ne sera accusé ou condamné pour des actions ou omissions qui ne
constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international qui lui
était applicable au moment où elles ont été commises. De même, il ne sera infligé
aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été
commise. Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l’application d’une peine
plus légère, le délinquant doit en bénéficier; d) toute personne accusée d’une infraction
est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie; e) toute
personne accusée d’une infraction a le droit d’être jugée en sa présence; f) nul ne peut
être forcé de témoigner contre lui-même ou de s’avouer coupable; g) toute personne accusée d’une infraction a le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge
et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes
conditions que les témoins à charge; h) aucune personne ne peut être poursuivie ou
punie par la même Partie pour une infraction ayant déjà fait l’objet d’un jugement
définitif d’acquittement ou de condamnation rendu conformément au même droit et à la
même procédure judiciaire; i) toute personne accusée d’une infraction a droit à ce que
le jugement soit rendu publiquement; j) toute personne condamnée sera informée, au
moment de sa condamnation, de ses droits de recours judiciaires et autres ainsi que des
délais dans lesquels ils doivent être exercés».
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On peut regretter cependant qu’à partir de ce constat, la Cour
suprême n’ait pas poussé plus loin son analyse du fonctionnement
des commissions militaires au regard des garanties judiciaires et
qu’elle s’en soit tenue au droit de l’accusé d’être présent à son procès, d’autant qu’elle conclut en soulignant l’extrême flexibilité avec
laquelle les exigences de l’article 3 commun aux Conventions de
Genève peuvent être interprétées. Bien d’autres garanties judiciaires sont limitées et amoindries par la procédure devant les juridictions militaires – les commissions comme les cours martiales – et,
plutôt que de ne fixer qu’un standard minimum de ces droits (celui
d’être présent à son procès) et de ne retenir qu’une conception restrictive de la «Rule of Law» qu’elle évoque à la fin de son arrêt, les
juges de la Cour suprême auraient pu rappeler à l’exécutif ce que
signifie le Due process of law, principe cardinal du constitutionnalisme américain (50). Certains auteurs américains avaient espéré que
la manière dont la guerre au Viêt Nam avait été menée par l’exécutif entraînerait, pour le futur, une vigilance accrue de la part du
Congrès et du pouvoir judiciaire lors de périodes de
«uncertainty» (51), ce qui n’est manifestement pas le cas dans cette
«guerre au terrorisme».
2. L’approche européenne des droits de la défense de la personne
accusée de terrorisme
13. Comme sur la question de la preuve, il ne s’agit évidemment
pas, dans le cadre de cette étude, d’exposer de manière exhaustive
l’interprétation que donne la Cour européenne des droits de la
défense, mais à partir de l’arrêt de la Grande Chambre Öcalan c.
Turquie, de caractériser l’approche retenue par la Cour de ces droits
protégés par l’article 6, §3 de la Convention (52) dans un contexte
(50) La doctrine américaine qui commente les décisions de la Cour suprême est,
elle-même, bien en peine de dresser un catalogue des droits des étrangers détenus de
Guantanamo. Ils ont droit «at least some level of constituional protection […]; entitled to at least a minimal levl of due process protection», mais il est difficile d’en connaître le contenu («Secret evidence in the war on terror», Harvard Law Review, 2005,
p. 1975).
(51) L.M. Damrosch, «War and uncertainty», The Yale Law Journal, 2005,
pp. 1405-1417. L’auteur fait, en particulier, une analyse des écrits de John Hart Ely
sur la guerre du Viet Nam, au regard de la situation constitutionnelle actuelle des
Etats-Unis et du rôle modeste tenu par le Congrès et les juges.
(52) Selon cette disposition, «tout accusé a droit notamment à : a) être informé, dans
le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillé, de la
nature et de la cause de l’accusation portée contre lui; b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense; c) se défendre lui-même ou avoir
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
de lutte contre le terrorisme (53). Dans cette affaire, le requérant
soulevait un certain nombre de griefs sur le terrain de l’article 6 :
défaut d’indépendance et d’impartialité de la Cour de sûreté de
l’Etat qui avait prononcé sa condamnation; équité de la procédure
devant cette juridiction et, en particulier, défauts dans le droit
d’être assisté et dans les conditions d’accès au dossier pénal et aux
éléments de preuves retenus contre lui (54).
Dans le droit fil de sa jurisprudence, la Cour commence par établir que la procédure devant la Cour de sûreté n’offre pas l’apparence de l’indépendance et de l’impartialité compte tenu de la présence d’un magistrat militaire qui intervient, au surplus, à
différents stades de la procédure. Elle évoque, certes, les
«infractions graves» reprochées au requérant, non pas pour amoindrir la protection à laquelle il a droit en vertu de la Convention
mais plutôt pour justifier les craintes qu’il pouvait avoir à l’égard
de cette juridiction (55). Et c’est en rappelant à l’Etat que les tribunaux se doivent d’inspirer de la confiance aux justiciables dans
une société démocratique (56) qu’elle conclut à la violation de l’article 6, §1er de la Convention (57).
Quant aux droits de la défense dont la violation est alléguée, la
juridiction européenne ne s’éloigne pas plus des lignes tracées dans
ses arrêts antérieurs : la jurisprudence John Murray sur l’applicabilité de l’article 6 à la garde à vue est reprise, la présence de l’avocat
étant jugée fondamentale pour éviter que l’équité du procès à venir
ne soit atteinte de manière irrémédiable et pour préserver, en particulier, le droit de la personne de ne pas s’auto-incriminer (58). Or
←
l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un
défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office lorsque les intérêts
de la justice l’exigent; d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir
la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que
les témoins à charge; e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend
pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience».
(53) Il faut rappeler que l’arrêt de la Grande Chambre du 12 mai 2005 confirme
l’arrêt de la chambre du 12 mars 2003.
(54) Cour eur. dr. h. (GC), 12 mai 2005, §§94 et s.
(55) Id., §101.
(56) Id., §103.
(57) Pour une réaffirmation récente, voy. l’arrêt du 6 juillet 2006, Erbakan c. Turquie, §§74-76.
(58) Cour eur. dr. h., 8 février 1996, John Murray c. Royaume-Uni, §63 : «Une
législation nationale peut attacher à l’attitude d’un prévenu à la phase initiale des
interrogatoires de police des conséquences déterminantes pour les perspectives de la
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dans l’affaire Öcalan, la Grande Chambre constate, en reprenant à
son compte l’arrêt de 2003, que la condamnation du requérant s’est
essentiellement fondée sur les déclarations faites au cours de sa
garde à vue, sans la présence de son avocat (59).
La Cour ajoute, au surplus, que pour que les droits de la défense
soient effectifs, l’accusé doit pouvoir s’entretenir avec son défenseur
«hors de portée d’ouïe d’un tiers» ce qui constitue une condition
d’efficacité de l’article 6, §3(c) notamment (60). Ce rappel de la règle
de la confidentialité, que la Chambre ancrait notamment, en 2003,
dans «plusieurs textes internationaux» (61) est loin d’être inutile car
l’une des règles de procédure applicables aux commission militaires
américaines – et non examinée par la Cour suprême dans sa décision
du 29 juin 2006 – est d’autoriser la surveillance des communications
entre un avocat et son client (62).
Toujours au regard de l’article 6, §3(c), la juridiction européenne
estime que la restriction du nombre de visites entre le requérant et
son défenseur a porté préjudice à la qualité de la défense et, là
encore, l’on constate que dans le raisonnement de la Cour, le caractère exceptionnel de l’affaire, les faits qui sont reprochés
(«nombreux actes de violence perpétrés par une organisation illégale
armée») (63) et sa position en tant que chef de cette organisation,
sont des éléments qui ont été retenus non pas pour interpréter à la
baisse les garanties découlant de l’article 6, §3, mais plutôt pour
condamner l’Etat de ne pas avoir facilité les rencontres entre le
requérant et son avocat.
Quant à la question de l’accès au dossier du procès, l’on a déjà
vu plus haut que, si ce droit n’est pas absolu, la juridiction euro←
défense lors de toute procédure pénale ultérieure. En pareil cas, l’article 6 exige normalement que le prévenu puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police. Ce droit, que la Convention n’énonce pas
expressément, peut toutefois être soumis à des restrictions pour des raisons valables.
Il s’agit de savoir dans chaque cas si, à la lumière de l’ensemble de la procédure, la
restriction a privé l’accusé d’un procès équitable».
(59) Cour eur. dr. h. (GC), 12 mai 2005, §119.
(60) Id., §121.
(61) Cour eur. dr. h., 12 mars 2003, §§144 et s. L’article 8, §2(d) de la Convention
américaine des droits de l’homme prévoit, en effet, le «[…] droit pour l’accusé de se
défendre lui-même ou d’être assisté d’un défenseur de son choix et de communiquer avec
celui-ci librement et sans témoin».
(62) Department of Defense Military Commission, Instruction n° 5, annex B, Paragraph I (30 april 2004).
(63) Cour eur. dr. h. (GC), 12 mai 2005, §123.
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
péenne en adopte une interprétation large, cet accès ressortissant de
l’équité du procès et facilitant la préparation de la défense. Dans cet
arrêt Öcalan, elle souligne du reste que cet accès ne doit pas être
uniquement réservé aux conseils de l’accusé mais à l’accusé luimême qui a droit à un «examen direct» des éléments de preuves (64).
Et la Cour de conclure que «l’ensemble de ces difficultés a eu un
effet global tellement restrictif sur les droits de la défense que le
procès équitable, énoncé à l’article 6, a été enfreint» (65).
14. Sur le fond du droit, les deux arrêts rendus en 2003 et 2005
dans cette affaire Öcalan ne s’écartent donc guère de la jurisprudence de la Cour sur les questions de preuves, de droits de la
défense et plus généralement de droit à un procès équitable. Néanmoins, dans une perspective comparée, ils sont particulièrement
intéressants dans la mesure où l’on constate d’une part que la personnalité du requérant et l’argumentation de l’Etat fondée sur les
nécessités de la lutte contre le terrorisme n’entraînent pas, dans
l’approche de la Cour européenne, un amoindrissement des garanties judiciaires et que, d’autre part, si la Cour tient compte, à plusieurs reprises, des circonstances exceptionnelles à l’origine de la
requête, elle le fait toujours en faveur de l’accusé. Parce que les juridictions internes avaient à juger une affaire complexe, les garanties
de l’article 6 devaient être d’autant plus respectées. Et c’est là –
nous y reviendrons ensuite – l’un des éléments principaux qui distingue cette approche européenne des droits à protéger dans le
cadre de la lutte contre le terrorisme, de celle retenue par certaines
juridictions nationales.
Le juge anglais, quant à lui, a une position singulière par rapport
aux deux approches qui viennent d’être décrites à grands traits : il
n’est pas aussi détaché que la Cour européenne des exigences de la
lutte contre le terrorisme; mais en même temps et parce que les rapports que son ordre juridique entretient avec le droit international
et le droit européen sont différents de ceux prévalent aux EtatsUnis, il est nécessairement influencé par l’approche européenne de
ces questions.
✩
(64) Id., §129.
(65) Id., §136.
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15. Sans vouloir schématiser à l’excès les positions respectives des
juridictions, on constate qu’à l’attitude conciliante (au sens premier
du terme) de la Cour suprême américaine s’oppose une posture plus
intransigeante de la Cour européenne des droits de l’homme peu
perméable, au fond, aux impératifs de sécurité nationale et de lutte
contre le terrorisme lorsqu’il s’agit d’interpréter les droits protégés
par les articles 3, 5 ou 6 de la Convention. Le juge anglais a, quant
à lui, une position plus difficile à tenir en tant que juridiction
interne sensible aux exigences de son Etat mais en même temps,
ayant intégré, plus ou moins volontairement, l’approche européenne.
Des justifications de différentes natures peuvent expliquer et permettre de comprendre ces positions divergentes face à un même
objet : la protection des droits individuels dans un contexte de lutte
contre le terrorisme.
II. – Les justifications de ces approches différenciées
de l’équité du procès dans un contexte
de lutte contre le terrorisme
16. Malgré l’apparente universalité de la notion de procès équitable et la circulation accélérée des normes entre les systèmes juridiques, qui nourrit cette apparence, il est manifeste que la définition du procès équitable varie, y compris dans l’ordre juridique des
Etats fortement intégrés dans un même ensemble conventionnel, tel
qu’en droit européen des droits de l’homme (66). Cette variation est
encore plus évidente dans des situations de crises et lorsque l’Etat
connaît des circonstances exceptionnelles dans la mesure où la protection des droits de l’accusé reconnue, dans les systèmes étudiés,
comme une nécessité, se trouve concurrencée par d’autres nécessités.
S’agissant précisément des contours de la notion de procès équitable en droit américain, dans le système juridique anglais et dans
(66) Dans une étude comparée de cette notion de procès équitable, une équipe de
chercheurs a mis en lumière le fait que, malgré les influences de certains modèles
(dont principalement, le modèle européen tiré de l’interprétation juridictionnelle de
l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme), il existait surtout des
conceptions nationales particulières et cette apparente uniformité de la notion ne
serait qu’un «mythe» : voy. H. Ruiz Fabri (dir.), Procès équitable et enchevêtrement des
espaces normatifs, UMR Droit comparé, Paris I, Paris, Société de législation comparée, 2003, 290 p. (spéc. pp. 21-52).
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le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme, au
moins deux catégories d’explications peuvent être avancées pour
justifier les différences d’approche retenues par les juges : une première catégorie de justifications tenant à l’espace institutionnel luimême différent dans lesquels sont inscrits ces juges (A) et une
seconde catégorie, renvoyant cette fois aux paradigmes utilisés
(B) (67).
A. – Les justifications tenant
à l’espace institutionnel des juges
17. L’expression quelque peu vague d’«espace institutionnel» est
utilisée pour désigner en réalité le cadre normatif et constitutionnel
dans lequel les juges sont enserrés, mais également, politique et
social. Or, si dans cette entreprise de comparaison, le référent principal est le juge américain (68), il recèle deux caractéristiques essentielles qui jouent un rôle fondamental et permettent d’expliquer la
différence d’approche des garanties judiciaires relevée par rapport
aux autres organes étudiés : ce juge national est l’organe judiciaire
d’un Etat qui se considère en guerre (1) et dont la tradition et la
pratique se soucient assez peu du droit international (2) (69).
1. Les juges face à la «guerre» ou à «l’état d’exception»
18. La Cour suprême américaine, la Chambre des Lords au
Royaume-Uni et la Cour européenne des droits de l’homme ne réagissent pas de la même manière face aux impératifs liés à la sécurité
invoqués par les exécutifs et cela pourrait s’expliquer par le fait que
les deux premières juridictions citées sont des organes de l’Etat
alors que la Cour de Strasbourg est une juridiction internationale.
Cette situation constitutionnelle entraîne assurément des conséquences sur la posture qu’elles adoptent respectivement face à la
(67) Cette étude ne prétendant pas à l’exhaustivité, il apparaît que d’autres justifications pourraient être avancées, qui permettraient de distinguer plus nettement
par exemple les méthodes du juge anglais de celles de la Cour de Strasbourg mais
nous nous concentrons ici sur les explications qui nous semblent être les plus pertinentes.
(68) Le juge américain adoptant, aux yeux du juriste européen de droit romain,
la position la plus difficile à comprendre et à analyser, compte tenu de l’éloignement
conceptuel notamment.
(69) Ces deux caractéristiques peuvent expliquer la position du juge avec une
intensité variable. La première des deux est manifestement un élément déterminant
dans l’attitude de la Cour suprême américaine.
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Hélène Tigroudja
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nécessité de lutter contre un «danger» avéré ou non qui menace la
vie de la nation.
Dans le même temps, cette distinction entre juridiction interne et
juridiction internationale n’explique que partiellement la différence
d’approche, le juge anglais n’ayant, sur la question qui nous intéresse, que peu de points communs avec le juge américain. La vraie
ligne de partage et la véritable clé de lecture des jurisprudences
analysées se situent plutôt dans la distinction entre les juges dans
un contexte de guerre et ceux qui continuent à évoluer et à penser
comme en temps de paix.
Que cette notion de «war on terror» soit critiquable à plusieurs
titres, cela ne fait guère de doute mais là n’est pas le problème : le
fait est que l’ordre constitutionnel américain a connu un changement de régime le 12 septembre 2001, lorsque le Congrès a donné
au Président des pouvoirs exceptionnels pour conduire cette guerre.
La conséquence en est que tout en étant conscient que ce conflit
n’est en rien conventionnel et semblable aux guerres du passé, le
juge américain se considère lui-même comme l’organe d’un Etat en
situation de guerre, comme le montrent les arrêts de la Cour
suprême rendus dans les affaires Hamdi, Rasul ou Hamdan. Dans
cette dernière affaire, l’on a vu que l’arrêt du 29 juin 2006 utilise,
comme normes de références internationales, l’article 3 commun aux
Conventions de Genève et, à titre de droit coutumier, l’article 75 du
Protocole n° 1 de 1977 et ce n’est qu’en note qu’est mentionné
l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques pourtant ratifié par les Etats-Unis (70) et dont on sait que,
même en situation de conflit, il reste applicable (71).
(70) Cet instrument conventionnel a été ratifié par les Etats-Unis le 8 juin 1992
(signé en 1977).
(71) Il n’est plus nécessaire de revenir sur les décisions de la C.I.J. réaffirmant
cette double applicabilité du droit international humanitaire et des normes issues du
droit international des droits de l’homme sur un territoire occupé ou connaissant une
situation de conflit armé. Voy. son avis du 9 juillet 2004 sur Les conséquences de
l’édification d’un mur en territoire palestinien occupé et l’arrêt du 30 décembre 2005
dans l’affaire des Activités armées sur le territoire de la République démocratique du
Congo (R.D.C. c. Ouganda).
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
Ce contexte de «state of war» accepté par la Cour suprême (72) a
des effets évidents sur son attitude car la question n’est plus de
savoir comment protéger un individu contre l’arbitraire de l’Etat
mais on en revient à la question classique de ce que peut faire le
juge face à l’exécutif qui conduit la guerre et qui doit disposer des
moyens de le faire. Pour une partie de la doctrine américaine, pour
l’Exécutif comme pour la majorité des membres du Congrès (73) –
suivis, au moins dans l’esprit, par les juges suprêmes –, la Cour est
une «court at war» et en cette qualité, elle doit laisser la plus grande
latitude possible à l’exécutif pour mener à bien les combats. La conduite de la guerre n’a jamais été et n’est toujours pas une question
justiciable, cela reste «a political question» (74). R. Dworkin rappelle
d’ailleurs que, quelle que soit la forme de la guerre menée, la Cour
suprême ne s’est jamais départie de cette attitude de self-restreint et
de rappeler, en particulier, qu’elle a «toléré» (pour reprendre
l’expression de l’auteur) les camps de détention des citoyens américano-japonais au cours de la Seconde Guerre mondiale ou les méthodes employées pour mener la guerre idéologique qu’a été la «chasse
aux sorcières» dans les années 1950 (75). Il ne faut certes pas minimiser l’apport des arrêts rendus par la Cour suprême depuis 2004,
mais dans le même temps, l’on comprend mieux ses réticences et
hésitations à définir avec précision un statut en faveur des personnes qui se trouvent, pour divers motifs, entre les mains de l’exécutif.
19. De ce point de vue et malgré la filiation historique entre le
droit américain et le droit anglais, ajoutée au fait que, sur le plan
diplomatique, le Royaume-Uni s’est, très tôt, allié aux Etats-Unis
(72) U.S. Supreme Court, décision Hamdi v. Rumsfeld (28 juin 2004). En l’espèce,
avant de s’interroger sur les droits des «combattants ennemis», le juge O’Connor qui
a rédigé l’opinion de la Cour a pris soin d’établir la légalité de la détention du requérant (citoyen américain capturé au cours des combats en Afghanistan), au regard des
pouvoirs spéciaux que le Congrès a cédé au Président.
(73) Au cours des débats au Congrès sur la loi adoptée le 28 septembre 2006 par
le Congrès, portant sur la détention et le jugement des prisonniers de la «guerre au
terrorisme», des sénateurs de la majorité ont rappelé que les juges «n’avaient pas à
prendre des décisions touchant à l’armée en temps de guerre», d’autant que, bien
souvent, les juridictions américaines n’étaient saisies que de «demandes futiles» (propos reproduits dans Le Monde, 30 septembre 2006, p. 4, «M. Bush impose sa loi sur
le traitement des ‘ennemis combattants illégaux’»).
(74) Voy. en particulier la position radicale, en défaveur de l’intervention du judiciaire (surtout civil) dans la conduite de la guerre au terrorisme, de John Yoo,
«Courts at war», Cornell Law Review, 2006, pp. 573-601.
(75) R. Dworkin, «Threat to patriotism», New York Review of Books, 2002, vol. 49
(http://www.nybooks.com/).
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Hélène Tigroudja
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dans la lutte contre le terrorisme et que l’Etat a lui aussi connu des
attentats sur son territoire en juillet 2005, la Chambre des Lords a
adopté une position beaucoup plus critique et sceptique à l’égard
des prétentions de l’exécutif. Certes, en tant que juge interne, ses
décisions récentes témoignent du fait qu’elle peut être perméable et
sensible aux arguments liés à la nécessité de protéger la sécurité
nationale. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans sa décision
de décembre 2004, A and others v. Secretary of State for the Home
Department, portant notamment sur les pouvoirs exceptionnels du
secrétaire d’Etat de désigner des étrangers comme terroristes et de
décider, en conséquence, de leur détention jusqu’au moment de leur
éloignement du territoire (76), les Lords ne remettent pas en cause
la faculté qu’a le gouvernement de définir l’état d’urgence au sens
de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La majorité de la Chambre des Lords reconnaît que le contrôle judiciaire opéré sur la qualité d’une situation en «état d’urgence» ne
peut être que minimal, l’appréciation de la situation d’urgence
étant avant tout une «political question» (77). Malgré cette concession faite à l’exécutif, l’un des Lords n’hésite pas, avec une liberté
de ton qui contraste singulièrement avec celui des juges américains,
à manifester ses réserves et ses doutes sur la réalité de l’urgence et
la pertinence de la qualification, en établissant un parallèle avec les
«faulty intelligence assessments» ayant conduit à l’intervention
armée en Irak au printemps 2003 (78). Ce scepticisme rejaillit
d’ailleurs sur le contrôle de proportionnalité particulièrement rigoureux entre l’objectif poursuivi et les mesures prises, et illustre le fait
(76) Pouvoirs exceptionnels reconnus au Secrétaire d’Etat par le Anti-terrorism,
Crime and Security Act du 14 décembre 2001 (part 4).
(77) §29 de l’arrêt.
(78) §154 de la décision (opinion de Lord Scott of Foscot) : «It is certainly true
that the judiciary must in general defer to the executive’s assessment of what constitutes a threat to national security or to «the life of the nation». But judicial memories are no shorter than those of the public and the public have not forgotten the
faulty intelligence assessments on the basis of which United Kingdom forces were
sent to take part, and are still taking part, in the hostilities in Iraq. For my part I
do not doubt that there is a terrorist threat to this country and I do not doubt that
great vigilance is necessary, not only on the part of the security forces but also on
the part of individual members of the public, to guard against terrorist attacks. But
I do have very great doubt whether the ‘public emergency’ is one that justifies the
description of «threatening the life of the nation».
Pour un commentaire de cette décision, voy. E. Guild, «L’état d’exception, le
juge, l’étranger et les droits de l’homme : trois défis des Cours britanniques», Culture
et conflits, n° 58, 2005, pp. 183-204; A. Chirinos, «Finding the balance between
liberty and security : the Lords’ decision on Britain’s Anti-terrorism Act», Harvard
Human Rights Journal, 2005, vol. 18, p. 275.
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
que les juges souhaitent s’ériger en gardiens des droits même dans
un contexte aussi exceptionnel (79).
20. Au total, on comprend que le choix du vocabulaire pour qualifier la situation juridique qui résulte des attentats de 2001 est loin
d’être anodin et produit, à l’inverse, de puissants effets : la «war on
terror» a affecté l’ordre constitutionnel américain, jusques et y compris les rapports entre le pouvoir exécutif et la branche judiciaire
alors qu’en droit anglais – et l’on peut, sans être excessif, le prendre
pour modèle de la posture des autres droits européens –, l’état
d’urgence créé par les attaques ou la menace terroristes n’est pas
nié mais il ne modifie pas de manière substantielle l’équilibre des
pouvoirs, si ce n’est, comme dans le cas anglais, dans le sens d’un
accroissement de la vigilance des juges à l’égard des agissements de
l’exécutif.
Cette différence de situation institutionnelle entre les juges américains, britanniques et de Strasbourg nous semble être l’élément
principal permettant d’expliquer les attitudes variables à l’égard
des exigences en matière de protection des garanties judiciaires.
Un autre élément d’ordre structurel, sans doute moins important
mais qui permet aussi de comprendre les deux voies suivies par les
juges américains et anglais, a trait à la perméabilité au droit international des ordres juridiques respectifs de ces derniers.
2. La perméabilité variable des systèmes juridiques internes au droit
international
21. Le degré d’ouverture des ordres juridiques anglais et américain au droit international est également un facteur permettant
d’expliquer la différence d’approche dans la protection des
droits. Si l’on reprend brièvement les principales décisions analysées, l’on s’aperçoit que, dans l’arrêt de la Cour suprême américaine du 29 juin 2006 rendu dans l’affaire Hamdan v. Rumsfeld,
le droit international – et en particulier les instruments de droit
humanitaire et de droits de l’homme –, ne semble jouer, au fond,
qu’un rôle superfétatoire dans le raisonnement des juges. Leur
conviction que les commissions militaires sont illégales est établie essentiellement sur le fondement du droit interne et en particulier sur la pratique historique, législative et judiciaire rela(79) Comme le souligne Alexandra Chirinos (op. cit., p. 275), «the House of Lords
decision suggests the judiciary’s willingness to function as an ultimate safeguard
against measures that contravene international human rights standards».
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tive aux commissions militaires. Les développements de la Cour
suprême portant sur le droit international humanitaire n’ajoutent pas grand chose à la décision et sur le plan formel, ils occupent peu de place dans l’arrêt, comparés aux décisions de la
Chambre des Lords.
En effet, que ce soit dans l’arrêt du 16 décembre 2004 relatif
aux pouvoirs du secrétaire d’Etat britannique en matière de
détention indéfinie des étrangers soupçonnés d’être des terroristes
ou dans celui du 8 décembre 2005 sur l’utilisation de preuves obtenues sous la torture, la part du droit international est fondamentale (les articles 5 et 15 de la Convention européenne ainsi que la
jurisprudence pertinente de la Cour européenne dans la première
décision (80) et essentiellement la Convention des Nations Unies
de 1984 contre la torture et autres peines et traitements inhumains et dégradants dans le second arrêt). Dans les deux cas, les
juges ne délaissent pas la common law ni les autres règles de droit
interne mais les questions de protection des droits à trancher le
sont surtout, formellement à tout le moins, au regard des engagements conventionnels du Royaume-Uni. De cette manière, le juge
britannique se départit quelque peu de sa qualité de juge interne,
juge national sensible aux préoccupations liées à la sécurité et à
la « survie de la nation », pour être avant tout un juge de protection des droits de l’homme.
Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer que cette attitude protectrice du juge anglais est nouvelle et directement issue du droit international et, notamment, de l’insertion de la Convention européenne
en droit interne par le Human Rights Act (81). Bien au contraire, il a
déjà été noté le rôle fondamental joué, depuis fort longtemps, par les
juges anglais dans l’élaboration et la protection des libertés, qui leur
a valu d’exercer «une magistrature morale sans équivalent avec
l’autorité réelle mais limitée dont jouissent leurs homologues
(80) Sur un plan purement formel, il faut d’ailleurs constater que l’extrême longueur des décisions de la Chambre des Lords est due au fait que d’abondants extraits
de la jurisprudence européenne sont cités. Dans la première décision par exemple,
l’arrêt de 1996 rendu dans l’affaire Chahal c. Royaume-Uni est utilisé à de nombreuses reprises pour établir l’illégalité des pouvoirs spéciaux d’un étranger lors d’une
procédure d’éloignement du territoire.
(81) Il faut rappeler que, si le Royaume-Uni a joué un rôle fondamental dans la
rédaction de la Convention européenne des droits de l’homme (en la personne de Sir
Maxwell-Fyfe) qu’il a très tôt ratifiée (le 8 mars 1951), ce n’est que le 9 novembre
1998 que le Human Rights Act a été adopté dans le but de «give further effect to rights
and freedoms guaranteed under the European Convention on Human Rights» (préambule de l’Act entré en vigueur le 2 octobre 2000).
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continentaux» (82). Néanmoins, force est de constater que depuis le
Human Rights Act de 1998, les juridictions n’hésitent plus à tirer le
maximum d’effet des instruments de droits de l’homme par lesquels
l’Etat est lié. On pourrait, certes, se poser la question de savoir si, en
tant que juge d’un Etat dualiste, la Chambre des Lords ne fait, pas
que respecter la volonté du législateur en appliquant la Convention
européenne ou la Convention des Nations Unies de 1984 contre la torture transposée en droit interne (83). Du point de vue qui nous intéresse – à savoir, comparer les méthodes de jugement des juges et les
solutions retenues – la question n’est cependant guère pertinente dans
la mesure où, de ce processus d’intégration de la Convention européenne en droit anglais, il résulte un rapprochement important de la
manière dont les juges européens et anglais abordent la protection des
droits individuels au regard de la lutte contre le terrorisme.
22. Pour le juge américain, la situation reste différente. Depuis
longtemps déjà, les doctrines européenne et américaine n’ont de
cesse de souligner la complexité des rapports entre le système
interne et les normes internationales, la Constitution américaine de
1787 n’étant pas, sur ce terrain, d’une grande clarté (84).
Aujourd’hui encore, certains auteurs américains tiennent des positions qui peuvent paraître surprenantes aux yeux du juriste européen, habitué aux ordres juridiques ouverts, avec plus ou moins
bonne volonté, aux systèmes juridiques mis en place par le Conseil
de l’Europe et l’Union européenne : les juridictions américaines continuent à être parfois perçues comme une «arme de la politique
étrangère» (85) de l’exécutif plutôt que comme un agent d’exécution
des règles internationales par lesquelles l’Etat est lié. Les règles conventionnelles et coutumières internationales sont considérées
comme inutilisables, car posant, pour les premières, des problèmes
insurmontables d’interprétation, et pour les secondes, des difficultés
(82) J. Dutheil de la Rochère, «Le pouvoir judiciaire et les libertés au
Royaume-Uni», op. cit., p. 103. Et l’auteur de souligner que (p. 101), «le pouvoir
judiciaire, gardien des libertés, s’incarne au Royaume-Uni dans la personne des juges
des cours supérieures».
(83) Cette question ne sera pas tranchée dans le cadre de cette étude car à nos
yeux, elle mériterait une analyse plus fouillée et approfondie de la pratique judiciaire
anglaise depuis, surtout, les années 1990.
(84) Pour une recension et une analyse de la pratique de la Cour suprême américaine
en matière de droit international, voy., parmi les nombreuses études, A. Lavinbuk,
«Rethinking Early Judicial Involvment in Foreign Affairs : an Empirical Study of the
Supreme Court’s Docket», The Yale Law Journal, 2005, pp. 855-903.
(85) J. Yoo, «Federal courts as weapons of foreign policy : the case of Helms-Burton Act», Hastings International and Comparative Law Review, 1997, pp. 747 et s. Du
même auteur, voy. aussi «Courts at War», Cornell Law Review, 2006, pp. 594 et s.
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de preuve de l’existence même de la norme, les juges fédéraux
n’étant pas des spécialistes de droit international (86).
Quand bien même, dans d’autres domaines et sur d’autres questions, la Cour suprême américaine a su faire preuve d’une grande
ouverture sur le droit international, que les sources d’interprétation
utilisées concernent ou non directement les Etats-Unis (87), il est
manifeste que, dans ce contexte exceptionnel de «guerre», le réflexe
du juge est plutôt celui du repli, les ressources du droit interne étant
suffisantes pour apporter une solution aux questions soulevées.
Sur un plan plus sociologique, il faut comprendre aussi que les
normes internationales sont perçues, surtout depuis les débats
ayant précédé l’intervention anglo-américaine de 2003 en Irak,
comme des contraintes et des obstacles imposés aux Etats-Unis
pour mettre en œuvre leur «droit naturel à la légitime défense» (88).
En Europe, l’insertion des anciens ennemis dans des organisations
régionales plus ou moins fortement intégrées a été perçue comme le
seul moyen d’éviter le retour de la guerre sur le continent et d’une
manière plus générale, l’histoire constitutionnelle d’un grand nombre d’Etats montre qu’après chaque guerre, conflit d’une autre
nature, révolution ou période autoritaire, l’un des aspects de la
réforme constitutionnelle consiste à ouvrir largement l’ordre juridique au droit international, comme gage, sans doute, de la légitimité
du nouvel ordre juridique (89). Aux Etats-Unis, le rapport au sys(86) J. Yoo, «Courts at War», op. cit., pp. 595-597. L’auteur avance d’ailleurs que
«a candidate’s prominence in the field of public international law or international
relations would not be a strong selling point for a nominee» (p. 597).
(87) L’on songe en particulier aux arrêts de la juridiction suprême, déclarant
inconstitutionnelles les législations de certains Etats fédérés relatives aux relations
homosexuelles entre adultes consentants (U.S. Supreme Court, décision du 26 juin
2003, Lawrence v. Texas).
(88) Pour s’en convaincre, il suffit de lire les propos des professeurs J.O. McGinnis
et I. Somin tenus lors d’une conférence récente à la University of Chicago, «Against
International Law as part of our law», texte qui va paraître à la Stanford Law
Review (2007) sous forme interrogative («Should International Law be part of our
law?»). Les auteurs expliquent en quoi les défauts, insuffisances et graves lacunes du
droit international doivent conduire les juges à ne pas l’utiliser pour écarter l’application du droit national (texte dans sa version provisoire sur le site de la University
of Chicago).
(89) Les constitutions adoptées dans les années 1990 pour les Etats d’Europe centrale et orientale après la disparition de l’URSS et la dissolution de la Yougoslavie
en sont des exemples topiques (même si ces textes ont souvent été très fortement
«inspirés» par les organisations régionales européennes), auxquels peuvent s’ajouter
les réformes constitutionnelles qu’a connu le Continent sud-américain au cours de
cette même période.
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
tème international n’a jamais été semblable et il continue de régner,
à nos yeux, un sentiment d’absence de légitimité, qu’éprouve le juge
national lorsqu’il a recours aux normes «externes» (90).
Ces éléments exposés sont utiles pour lire et comprendre les décisions analysées : ils sont d’un poids et d’une valeur variables et ne
sont donc pas à placer sur le même plan. De cette situation institutionnelle des juges va découler une autre série d’éléments portant
cette fois sur le raisonnement des juges et qui expliquent aussi la
différence d’approche observée quant à la protection des droits judiciaire.
B. – Les justifications tenant aux raisonnements
utilisés par les juridictions nationales
et européenne
23. Si l’on part du principe selon lequel le juge anglais, sans en
gommer les spécificités, est particulièrement proche de la Cour de
Strasbourg du point de vue qui nous occupe, il reste, dans cette
approche comparatiste, deux postures à comprendre : le raisonnement de la Cour suprême américaine et celui de la juridiction européenne de droits de l’homme. Or, la lecture des arrêts du juge
suprême et des commentaires livrés par la doctrine américaine, ainsi
que des décisions européennes en la matière depuis l’affaire Irlande
c. Royaume-Uni fait ressortir un raisonnement profondément différent lorsqu’il s’agit d’apprécier les limitations aux droits (1), les
juridictions n’utilisant pas les mêmes paradigmes (2).
1. La différence d’appréciation des conditions de limitations aux
droits individuels
24. A la lecture des décisions internes sur lesquelles cette étude
s’est appuyée et spécialement des décisions américaines, l’on constate
que les juges raisonnent essentiellement en terme de «balance test» :
peut-on restreindre le droit à l’intégrité physique ou morale de la personne soupçonnée/accusée de terrorisme pour obtenir des aveux au
nom de la sécurité de l’Etat? Doit-on accepter un procès fondé sur
une conception moindre de l’équité lorsque la personne est poursuivie
pour un crime grave? Comme le résume R. Dworkin, devant les juridictions internes, la question théorique et sous-jacente est la
suivante : «what any nation can afford to provide, by way of protec(90) Les opinions exprimées par le juge Soal dans les arrêts de la Cour suprême
sont, sur cette question, particulièrement éloquents.
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Hélène Tigroudja
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tion for accused criminals, must at least partly depend on the consequences such protections would have for its own security» (91).
Le débat interne sur la protection des droits individuels est donc
essentiellement posé en termes de conciliation et d’arbitrage entre,
d’un côté, la liberté et la dignité et, de l’autre, la sécurité. L’outil
à la disposition de la Cour suprême n’est d’ailleurs pas nouveau et
est élaboré dans une décision de 1976, Mathews v. Elridge qui soulevait la question du contenu du due process of law dans le cadre
d’une procédure administrative portant sur les droits à certaines
prestations sociales (92). Dans cette affaire et selon une démarche
didactique, la Cour suprême explique que pour déterminer le contenu du due process of law, trois éléments doivent être soumis à
l’examen, soulignant d’emblée le caractère relatif et insaisissable a
priori de la notion : «first, the private interest that will be affected
by the official action; second, the risk of an erroneous deprivation
of such interest through the procedures used, and the probable
value, if any, of additional or substitute procedural safeguards; and
finally, the Government’s interest, including the function involved
and the fiscal and administrative burdens that the additional or
substitute procedural requirement would entail» (93). L’approche de
la juridiction suprême est donc fondée sur trois éléments qui teintent son raisonnement d’utilitarisme. La doctrine américaine l’a
d’ailleurs parfois qualifié de «bilan coûts-avantages» en termes presque économiques, le juge ne se contentant pas de confronter les
intérêts concurrents mais analysant aussi le coût, pour les parties,
du non-respect des garanties procédurales. Si ce coût est jugé faible
par rapport à l’avantage escompté par l’Etat, la limitation ou le
non-respect ne sont donc pas jugés contraires à la Constitution.
Ce mode de raisonnement ternaire avait déjà été critiqué par certains auteurs dès 1976 compte tenu du caractère fluctuant et indéterminé qu’il donne au contenu des garanties judiciaires (94) et il est
(91) R. Dworkin (R.), «The threat to Patriotism», The New York Review of
Books, 28 février 2002 (le texte de l’article est disponible à l’adresse suivante : http:/
/www.nybooks.com/)
(92) A notre connaissance, cet arrêt n’est pas disponible sur le site de la Cour
suprême américaine. En revanche, il est reproduit et annoté par Elisabeth Zoller
dans ses Grands arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, Paris, PUF, coll. Droit
fondamental, 2000, pp. 875 et s., n° 52.
(93) Id., p. 880.
(94) Voy. notamment M.H. Redish, M.C. Lawrence, «Adjudicatory independence
and the values procedural due process», Yale Law Journal, 1986, pp. 455 et s. (spéc.
p. 474).
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à nouveau parfois considéré comme inadéquat et inadapté dans les
affaires liées à la guerre au terrorisme, compte tenu notamment de
l’enjeu pour les personnes privées de liberté (95). Il frappe, au surplus, d’une grande incertitude la notion de due process of law, surtout dans un cadre où l’on devine que les intérêts du gouvernement
à la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité du territoire
sont particulièrement élevés.
25. De ce point de vue, l’approche européenne des conditions
de limitations aux droits diffère dans le sens où elle reste binaire,
la juridiction européenne analysant le but poursuivi par l’ingérence dans un droit au regard de la nécessité de préserver la
« substance » de ce dernier, substance qui n’est nullement, dans la
plupart des cas, appréciée a minima. Certes, il ne s’agit pas de
schématiser et d’opposer de façon manichéenne le droit américain et le droit européen mais il nous semble que la méthode
binaire de raisonnement retenue par la Cour européenne donne
à la notion de procès équitable un contenu plus stable et moins
soumis aux circonstances des affaires. Dans les arrêts européens
mentionnés dans la première partie de cette étude, l’on a constaté que le cadre factuel et circonstanciel dans lequel s’inscrivent
les litiges a moins d’effets sur la solution qu’en droit américain.
Dans l’affaire Öcalan parmi d’autres, le contexte de lutte contre
le terrorisme et la personne même du requérant entraînent moins
de conséquences (96) que dans les décisions de la Cour suprême
dans lesquelles la position des juges est tout entière déterminée
par la « déclaration de guerre » que le Président a lancée contre
le terrorisme en 2001.
Mais cette distinction entre juridictions ne porte pas uniquement sur les méthodes de raisonnement lorsqu’elles sont confrontées à la limitation à un droit, elle renvoie, en amont, à une
(95) Les commissions militaires mises en place par le Président américain pouvant dans certains cas et sous certaines conditions de vote notamment infliger la
peine capitale. Même lorsque les auteurs américains critiquent ce Mathews test, ils
ne l’utilisent pas moins comme clé d’analyse de la jurisprudence actuelle de la Cour
suprême et en particulier, de l’arrêt Hamdi v. Rumsfeld de 2004 « Secret evidence
in the war on terror » (article sans nom d’auteur), Harvard Law Journal, 2005, pp.
1977-1982.
(96) Cette précaution de langage est suscitée, comme nous l’avons déjà dit, par
l’arrêt Ramirez Sanchez c. France de 2005 (confirmé en Grande Chambre en 2006)
dans lequel il nous semble que la Cour n’est pas insensible à la personnalité du requérant et adopte, en conséquence, une interprétation moins exigeante à nos yeux de
l’article 3 de la Convention.
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Hélène Tigroudja
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différence fondamentale tenant au paradigme utilisé par les
juges.
2. Les paradigmes variables utilisés par les juges
26. La Cour européenne n’est « qu’une » juridiction de protection des droits de l’homme : son existence et sa raison d’être
sont entièrement déterminées par l’article 19 de la Convention
comme elle le rappelle d’ailleurs parfois dans ses arrêts (97). A
l’inverse, le juge interne – et en particulier la Cour suprême
américaine – peut certes jouer un rôle fondamental en matière
de garantie des droits individuels mais il a d’autres fonctions
dans l’ordre constitutionnel dans lequel il agit. L’ensemble des
constats établis dans les paragraphes précédents et tenant aux
différences de situation qui entraînent des différences dans les
méthodes d’analyse des juges ont, lorsque l’on remonte la
chaîne de raisonnement, une conséquence fondamentale concernant les paradigmes utilisés pour trancher un litige impliquant
les droits individuels.
En effet, même s’il est indéniable que dans la jurisprudence de
la Cour européenne, les questions de nécessité, de proportionnalité
et de marge nationale d’appréciation impliquent aussi, comme on
l’a vu, une balance entre des impératifs concurrents, les solutions
retenues témoignent du fait que, contrairement aux juges américains qui sont avant tout des arbitres entre intérêts sociaux, le
juge européen prend pour point de départ un impératif – la
dignité, la liberté, l’équité du procès – et examine les mesures
nationales à l’aune de cet impératif. Il nous semble en effet que
le contexte de lutte internationale contre le terrorisme n’a pas
atteint l’accord – au sens tant sociologique, voire philosophique
que juridique – qui a réuni certains Etats européens après 1945
pour placer au cœur de la « société démocratique » la « prééminence
du droit » et la « dignité de la personne ». Bien au contraire, cet
accord initial entre une poignée d’Etats a, on le sait, suscité
l’adhésion d’un plus grand nombre d’Etats par la suite et ce qui
constitue les « valeurs du Conseil de l’Europe » n’a pas été renégocié
à la suite des attentats américains, espagnols ou britanniques. Ces
valeurs ont été réaffirmées récemment par les organes du Conseil
de l’Europe et l’indignation soulevée par la découverte de centres
secrets de détention de la CIA en Europe témoigne de la vigueur
(97) Voy. parmi de nombreux autres, l’arrêt du 21 septembre 2006 rendu dans
l’affaire Söylemez c. Turquie, §121.
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de ces « valeurs européennes » (98). Même si la lutte contre le terrorisme peut, elle-même, être considérée comme une « question de
valeurs », les exigences de la « société démocratique » doivent conduire à définir les instruments utilisables et acceptables pour
mener cette lutte (99).
Cela facilite d’autant le travail du juge européen qui peut conserver comme point de départ de ses raisonnements, sans risque de
frustrer la demande sociale, les valeurs inscrites dans le Préambule
de la Convention européenne. Et il nous semble que l’incorporation
de la Convention en droit anglais et l’influence de la jurisprudence
européenne sur les tribunaux nationaux entraînent les mêmes constats pour le Royaume-Uni : la réaction sévère de certains membres
de la Chambre des Lords aux «erreurs» de l’exécutif dans la conduite de l’invasion de l’Irak dans l’arrêt de 2004 mentionné plus
haut illustre le fait que le juge continue de jouer son rôle de protecteur des droits individuels contre les abus de l’exécutif. Au surplus, le récent rapport établi par le Joint Committee on Human
Rights réaffirme avec vigueur que, si en droit international est en
train de naître une obligation à la charge des Etats de poursuivre
et de juger les auteurs d’actes terroristes, cette obligation doit être
mise en œuvre «within the legal framework provided by […] human
rights obligations» (100).
27. Pour la Cour suprême américaine, la tâche est plus ardue
parce que l’Etat est «on war» et c’est un paradigme qu’elle a intégré
dans ses raisonnements et qui produit des conséquences juridiques.
(98) Voy. en particulier la réaction du président de l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe à la suite des déclarations du Président Bush (allocution du 7
septembre 2006), reconnaissant que des «méthodes parallèles» sont actuellement utilisées par la CIA : «Le Président Bush dit que ces détentions secrètes et ces interrogatoires menés en vertu de ce qu’il appelle ‘une série de procédures parallèles’ ont
empêché d’autres attentats et sauvé des vies. Mais en raison même du secret ainsi
gardé, cette assertion ne pourra jamais être vérifiée, et, même si elle est véridique,
de telles méthodes réduiront à long terme notre sécurité au lieu de l’accroître. Kidnapper des gens et les torturer en secret – quelque tentant que l’avantage puisse en
paraître à court terme –, c’est là le fait de criminels, non d’un gouvernement démocratique. A longue échéance, de telles pratiques ne font que multiplier les terroristes
et miner les valeurs en faveur desquelles nous combattons. L’Europe n’aura aucune
part à un système aussi dégradant».
(99) M. Verdussen, «La lutte contre le terrorisme dans une société
démocratique», Colloque international d’Athènes (1er et 2 juin 2006), La société démocratique et les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant (à paraître).
(100) Joint Committee on Human Rights, «Counter-terrorist policy and Human
Rights», 1er août 2006 (rapport disponible sur le site de la Chambre des Lords à
l’adresse déjà mentionnée plus haut).
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A l’inverse du droit européen et des ordres juridiques internes des
Etats membres du Conseil de l’Europe, les attentats subis par les
Etats-Unis sur leur sol ont eu pour conséquence de remettre en
cause ou de rouvrir à la négociation sociale certaines valeurs telles
que le due process of law ou la protection de l’intégrité physique et
morale des personnes (101). Les débats sur la légalisation des
méthodes d’interrogatoires des agences de sécurité américaines (102)
et sur la suspension de l’habeas corpus – «un droit vieux de sept
siècles» (103) – témoignent bien du fait que la valeur de la dignité
est revue à la baisse, dans un contexte de guerre, le silence de la
Cour suprême dans l’affaire Hamdan v. Rumsfeld de 2006 allant
dans ce sens. L’approche minimaliste des garanties judiciaires que
l’on a constatée dans les arrêts de 2004-2006 ne font que renforcer
ce constat de changement de paradigme, ce qui est regrettable et
que déplore une partie minoritaire des membres du Congrès, qui
voit dans le Military Commission Act une atteinte à «l’intégrité
morale» de l’Etat et «un outil de despotisme» (104).
✩
28. L’analyse comparée des décisions internes et internationales
n’avait pas pour objet de vanter les «mérites» de la jurisprudence
européenne face aux «errements» ou «insuffisances» de la pratique
de la Cour suprême américaine mais plutôt de tenter d’expliquer les
différences d’approches dans la protection des droits, dont il n’est
pas toujours aisé, pour le juge, de se défaire. Et dans la mesure où
il nous semble que la clé principale de lecture et de compréhension
de ces décisions tient au contexte de «guerre» ou de «paix» dans
(101) L’écrivain chilien Ariel Dorfman, qui a été témoin de la répression et des tortures commises notamment lors du renversement du gouvernement de S. Allende en
1973, exprime parfaitement ce que nous devons tenir pour une régression juridique
et morale surtout : «[la révélation des actes de torture] a conduit presque toutes les
nations de la planète, au cours des dernières décennies, à signer des traités faisant
de ces abominations des crimes contre l’humanité, des violations prohibées dans le
monde entier. […] Or, ce sont cette sagesse et ces lois que nous envisageons
aujourd’hui de jeter aux orties en formulant la question : ‘la torture marche-t-elle?’,
en osant nous demander si nous pouvons nous permettre d’interdire la torture puisque nous voulons vaincre le terrorisme» (Le Monde du 30 septembre 2006, p. 19,
«L’homme qui ne cessait de trembler»).
(102) Comme on l’a noté dans l’introduction de cette étude, le Military Commission Act aura pour conséquence d’autoriser les membres de la commission militaire
à utiliser des preuves qui auraient été obtenues sous la contrainte avant le 30 décembre 2005.
(103) Comme le rappelle l’un des sénateurs démocrates ayant voté contre la loi (Le
Monde du 30 septembre 2006, p. 4).
(104) Id. (propos du sénateur républicain de l’Oregon, Gordon Smith).
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Rev. trim. dr. h. (69/2007)
lequel les uns et les autres sont situés, la détermination de ce qu’est
un procès «équitable» continuera à suivre deux voies parallèles tant
que le système juridique américain et la société se placeront dans
une situation de «active hostilities» selon les mots de la Cour
suprême.
✩