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LA PARODIE RELIGIEUSE
N’EST PAS UNE INJURE
Cour de cassation de France, 14 novembre 2006
par
Michel LEROY
Président de chambre au Conseil d’Etat
Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
La loi du 29 juillet 1881 est une des plus connue de France : elle
est mentionnée sous d’innombrables mentions «défense d’afficher»
qu’arborent les murs des villes et villages de ce pays. Quand elle a
été adoptée, la Troisième République n’avait pas dix ans et elle
tenait à rétablir les libertés fondamentales qui avaient été bridées
sous le Second Empire. D’où cette loi «sur la liberté de presse»,
essentielle dans un régime dont la Constitution ne comportait pas
de garantie des droits fondamentaux (1). Son objet premier, comme
l’indique son intitulé, est d’abolir les entraves à la liberté de presse.
«C’est une loi de liberté, telle que la presse n’en a jamais eue en
aucun temps. Elle a supprimé toutes les mesures préventives; elle
s’est conformée, dans la détermination des infractions en petit nombre qu’elle a retenues, aux règles du droit commun pour les incriminations pénales» (2). En même temps que la liberté de presse,
cette loi traite de questions qui sont en étroite relation avec elle : le
droit de réponse, la circulation des publications étrangères, l’affichage – d’où les inscriptions qui ornent tant de murs (3) –, le colportage et la vente sur la voie publique, et les délits commis par
(1) Ce n’est en effet que dans la constitution de la IVème République (27 octobre
1946) que figure, au préambule, la réaffirmation des «droits et libertés de l’homme
et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République».
(2) Circulaire du garde des sceaux du 9 novembre 1881, Dalloz 1881, troisième
partie, p. 106.
(3) Le droit des propriétaires des murs d’y interdire l’affichage est établi implicitement par l’article 17, alinéa 3, de la loi, qui sanctionne la destruction d’affiches
«apposées ailleurs que sur les propriétés de ceux qui auront commis cette lacération
ou altération». Le point 22 de la circulaire adressée le 9 novembre 1881 par le ministre de la justice aux procureurs généraux près les cours d’appel est plus explicite
(Dalloz, 1881, troisième partie, p. 108).
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voie de presse ainsi que leur répression. Parmi ces délits figurent la
provocation à divers crimes et délits et à la désertion, des cris ou
chants séditieux, l’offense au Président de la République, la publication de fausses nouvelles ayant troublé la paix publique, l’outrage
aux bonnes mœurs et l’offense envers les chefs d’Etat ou agents
diplomatiques étrangers, mais aussi la diffamation et l’injure.
Celles-ci sont définies à l’article 29 :
«Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à
l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel
le fait est imputé est une diffamation. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation
d’aucun fait est une injure».
Et l’article 34 ne comminait de peine en raison de diffamations
ou d’injures dirigées contre la mémoire des morts «que dans le cas
où les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention
de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers
vivants».
L’article 68 de la même loi abrogeait globalement, sans aucun
égard aux règles de légistiques actuelles qui imposent d’identifier
avec précision les dispositions abrogées, «les édits, lois, décrets,
ordonnances, arrêtés, règlements, déclarations généralement quelconques, relatifs à l’imprimerie, à la librairie, à la presse périodique
ou non périodique, au colportage, à l’affichage, à la vente sur la
voie publique et aux crimes et délits prévus par les lois sur la presse
et les autres moyens de publication».
Conscient de l’imprécision de cette disposition, le ministre de la
Justice a cru bon de donner dans une circulaire «la liste des principaux délits abrogés», au nombre desquels figurent l’«outrage à la
morale publique et religieuse» et l’«outrage à une religion reconnue
par l’Etat» (4).
Cette loi a été modifiée à diverses reprises. En 1939, sans que les
définitions de la diffamation et de l’injure soient modifiées, les peines sont aggravées par un décret-loi du 21 avril quand l’infraction
est «commise envers un groupe de personnes qui appartiennent, par
leur origine, à une race ou une religion déterminée, dans le but
d’exciter à la haine entre les citoyens ou les habitants». Adoptée en
vue de lutter contre la vague d’antisémitisme qui secouait la France
(4) Point 73 de la circulaire précitée, 12° et 13°, p. 112.
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et allait d’ailleurs la submerger quelques mois plus tard, la disposition se ressent de son contexte. Le terme «juif» s’appliquant à la fois
à un peuple et à une religion, seules la race et la religion sont retenues comme circonstance aggravante de l’injure, et encore, avec
quelques maladresses : la première est de limiter la disposition aux
personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou une
religion; la précision est surabondante pour la race, et inutilement,
voire dangereusement restrictive, pour la religion : les convertis ne
bénéficient pas de la protection accrue. Une autre – mais celle-là est
délibérée – est de limiter l’aggravation de sanction aux injures
collectives; le rapport s’en explique : ce n’est pas l’intérêt des discriminés qui est protégé, c’est la collectivité nationale; tout ce qui
la divise l’affaiblit; les injures individuelles n’entrent pas en ligne de
compte dans cette perspective. Abrogée dès l’arrivée du maréchal
Pétain au pouvoir, et rétablie à la Libération, cette disposition a été
étendue en 1972 (5) aux injures proférées «envers une personne ou
un groupe de personnes». Depuis lors, les individus bénéficient de la
protection accrue, et, d’autre part, le champ des injures visées est
élargi : c’est «à raison de leur origine ou de leur appartenance ou
non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion
déterminée»; autrement dit, l’ethnie et la nation sont ajoutées, et la
non-appartenance rejoint l’appartenance. Et en 2004, les injures
fondées sur le sexe, l’orientation sexuelle et le handicap sont soumises au même régime (6).
Bref, cette loi de 1881 qui réprimait à l’origine les injures, est
devenue en 1939, une loi de répression des discriminations raciales
et religieuses, puis, des discriminations en général, commises par
tout moyen de communication tant soit peu performant (7).
Des juges du fond en ont fait de bien singulières applications,
auxquelles la Cour de cassation a dû, par deux fois, mettre le holà.
L’arrêt annoté est en effet le second en deux ans qui sanctionne une
interprétation dévoyée de cette loi.
(5) Loi 72-546 du 1er juillet 1972.
(6) Loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004, art. 21 et 22.
(7) En 1881, discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics,
écrits, imprimés, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, placards ou affiches exposés au regard du public. Actuellement la liste a été complétée
par «dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit,
de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des
lieux ou réunions publics» et «tout moyen de communication au public par voie
électronique».
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Une première affaire mettait en cause les dirigeants d’une association de lutte contre le sida qui organisait chaque année une journée de prévention invoquant la protection de «Sainte-Capote». Leur
campagne de 2003 était annoncée par des affiches portant les mentions «Sainte Capote protège nous... Le préservatif, féminin ou masculin, reste le seul moyen de protection efficace contre le SIDA», et
représentant une nonne, dont l’allure, il est vrai, n’invitait pas spécialement à l’abstinence.
L’intention des auteurs procédait, à l’évidence, d’un souci de
santé publique, et l’invocation de type religieux, devait tout aussi
évidemment être prise avec quelque recul : elle mêlait la métaphore,
l’irrévérence et l’ironie, affublant d’un attribut religieux une technique protectrice condamnée par l’Eglise en raison de la propriété
contraceptive qu’elle a aussi – et même d’abord. Mais les intégristes
n’ont aucun sens de l’humour : une association cléricale d’extrême
droite, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de
l’identité française (AGRIF), a porté plainte, estimant que la présentation d’un personnage féminin affublé d’un voile de religieuse et
d’une croix pectorale associée à l’image de Sainte Capote et de
l’exhortation «protégez-nous» était injurieuse envers les chrétiens.
En première instance, le 29 avril 2004, le tribunal correctionnel de
Toulouse a condamné les responsables à une amende de 1 000 A avec
sursis pour «injure publique envers un particulier en raison de sa race,
de sa religion ou de son origine». Appel a été interjeté, et, le
12 janvier 2005, la cour d’appel de Toulouse a confirmé le jugement,
ajoutant 400 A de dommages et intérêts à payer à la partie civile pour
les frais de procédure. L’essentiel de sa motivation, largement
empruntée au tribunal correctionnel, tient en l’alinéa suivant :
«Les premiers juges ont ensuite relevé que si l’utilisation de
l’expression Sainte Capote n’était pas en elle-même critiquable,
l’association de l’image dénaturée d’une religieuse, représentée les
épaules nues, les lèvres maquillées et dont le regard n’évoquait ni
la sainteté, ni la piété, ni la chasteté, à l’expression Sainte Capote
et à un dessin de préservatifs ne traduisait pas l’alternative ‘chasteté ou préservatif’, mais avait eu pour objet et pour effet de créer
un amalgame provocateur et de mauvais goût et de susciter l’idée
d’un certain anticléricalisme et que le visuel avait pu être ressenti
par les catholiques ou du moins par certains d’entre eux comme une
offense envers eux en raison de leurs croyances et de leurs pratiques. Il suffira d’y ajouter d’une part, que l’injure peut prendre la
forme d’un graphisme, d’autre part, que la communauté des catho-
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liques unis par leur foi commune et leur croyance dans les dogmes
et les règles de leur église, tels qu’exprimés notamment par le pape,
constitue un groupe suffisamment déterminé pour être victime
d’injures, enfin que c’est vainement que les prévenus invoquent une
prétendue contradiction entre l’appréciation portée par le tribunal
sur le caractère injurieux de l’association et le ressenti des plaignants, ceux-ci se plaignant justement de ce que l’image de la religieuse, qui renvoie pour eux à la sainteté, ait été détournée».
Ainsi, ce qui choque, pour la cour de Toulouse, ce n’est pas tellement l’association du préservatif à la sainteté, c’est uniquement la
suggestion que la nonne représentée pourrait ne pas être aussi vertueuse qu’il sied à une personne de son état. Et suggérer cela, c’est,
par «un amalgame provocateur et de mauvais goût» – les cours et
tribunaux sont-ils les juges du bon goût? –, injurier tous les catholiques. A ce régime-là, le premier étudiant qui entonne «les moines
de Saint-Bernardin» ou «le cordonnier Pamphile», serait passible de
la correctionnelle! Et l’anticléricalisme dont l’affiche risque, selon la
cour, de «susciter l’idée», figure au nombre des opinions dont la
liberté est garantie dans un Etat qui n’est pas théocratique. La cour
ajoute que «l’intention coupable était établie dans la mesure où les
prévenus avaient nécessairement conscience que la diffusion de
cette publicité offenserait la communauté catholique». Comme le
tribunal correctionnel, elle estime établi le «délit d’injures raciales
publiques envers un groupe de personnes, à raison de son appartenance à une religion déterminée».
Cet arrêt procède de confusions majeures : entre race et religion
d’une part, entre injure envers un groupe de personnes et irrespect
d’opinions, d’autre part. Dans le domaine de la répression pénale,
où l’accord règne pour interpréter restrictivement les textes qui
comminent des peines, c’est au prix d’une double extension du sens
premier de la loi pénale que le tribunal et la cour en arrivent à
déclarer l’infraction établie : extension de l’injure raciale à l’injure
religieuse, et extension de l’injure envers des personnes à la parodie
de personnages liés à l’église, comprise comme une offense à la communauté religieuse concernée dans son ensemble.
Un pourvoi en cassation a été formé, et accueilli par un arrêt du
14 février 2006 (8). La Cour de cassation commence par énoncer
«que les restrictions à la liberté d’expression sont d’interprétation
(8) Publié sur le site droit des religions à l’adresse http://www.droitdesreligions.net/
juris/ ccass/20061402.htm
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étroite»; cela va sans dire, mais il est inquiétant qu’elle ait dû rappeler une exigence aussi fondamentale de l’interprétation en droit
pénal. Elle poursuit : «si le tract litigieux a pu heurter la sensibilité
de certains catholiques, son contenu ne dépasse pas les limites
admissibles de la liberté d’expression», et cette brève motivation
justifie la cassation. Cette phrase met le doigt sur la distinction fondamentale qui régit le droit en la matière : heurter la sensibilité de
certaines personnes, ce n’est pas les injurier. L’injure est dirigée
contre des personnes, collectivement ou individuellement. Heurter
des idées, des opinions ou des convictions, c’est licite, c’est l’usage
de la liberté d’expression, et c’en est même un de ses objets les plus
utiles : les idées et conceptions n’évoluent que par leur entrechoquement. Et si les défenseurs des idées ou convictions malmenées s’en
trouvent offusqués, l’indignation n’a jamais tué personne, et la leur
est le prix à payer pour la liberté d’expression.
Alors que ces affaires étaient pendantes, et peut-être encouragée
par les décisions de Toulouse, une autre association cléricale s’en est
prise à une publicité autrement plus voyante : dans un quartier fréquenté de Paris, un échafaudage avait été recouvert d’une affiche
de quelque onze mètres de haut et quarante de large, qui portait
une publicité pour des vêtements féminins représentant douze femmes élégamment vêtues et un homme le dos nu, dans un agencement copié sur la célèbre fresque de Léonard de Vinci représentant
la Cène (9). Elle a introduit une action en référé et a obtenu du tribunal de grande instance de Paris une ordonnance imposant sous
peine d’astreinte d’enlever cette représentation. Sur appel de la
firme de vêtements qui avait pris l’initiative de cette publicité, la
cour d’appel de Paris a confirmé l’ordonnance (10). Ces deux décisions considèrent l’affichage comme une «injure faite aux catholiques, selon le tribunal de grande instance, plus précisément comme
«une injure […] aux sentiments religieux et à la foi des catholiques»
selon la cour, mais là, au prix d’une dénaturation de la notion légale
d’injure, qui tient en un outrage à des personnes et non à des sentiments ou des convictions (11). Le commentateur de l’arrêt salue
(9) Visible en l’église Santa Maria delle Grazie à Milan.
(10) L’ordonnance du T.G.I. du 10 mars 2005 et l’arrêt de la Cour d’appel du
8 avril 2005 ont été publiés au Dalloz, 2005, p. 1326, avec une note de Patrice Rolland.
(11) Pour une analyse critique plus détaillée de ces décisions, voy. notre contribution intitulée «Le droit au blasphème», in Liber amicorum Paul Martens. L’humanisme dans la résolution des conflits. Utopie ou réalité?, Bruxelles, Larcier, 2007,
pp. 383-398.
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en lui une décision qui «donne, tout à la fois, le fondement qui permet d’interdire certaines représentations comme outrageantes pour
une religion ou une conviction, mais aussi les limites précises et
assez étroites qui permettent de respecter au mieux la liberté
d’expression». Il commente, sans l’ombre d’une réprobation, une
jurisprudence assez fournie, qui consacre le «droit à une jouissance
paisible des convictions religieuses» et se livre à l’exégèse des décisions du tribunal de grande instance et de la cour d’appel, dont il
conclut que l’injure tient au cumul de l’usage commercial des symboles religieux fondamentaux, d’une part, et de la large publicité
donnée à la représentation litigieuse, d’autre part. Il se réfère sans
réserve à la jurisprudence que la Cour européenne des droits de
l’homme a développée à propos de systèmes juridiques dans lesquels
le blasphème est réprimé, et qui est de ce fait de peu de secours
dans un pays où il ne l’est pas. Il ne relève pas que le résultat
auquel aboutissent les juges parisiens, comme ceux de Toulouse peu
avant, est en opposition totale avec un des objectifs de la loi qu’ils
entendent appliquer, tels que les avait explicités in tempore non suspecto le ministre qui en avait assumé la responsabilité, sans que
jamais le législateur ne soit venu en prendre le contre-pied.
Tout comme dans l’affaire de «Sainte-Capote», l’arrêt qui avait
interdit cet affichage d’une parodie de Cène a été cassé par l’arrêt
annoté. Après avoir rejeté deux moyens de procédure, la Cour de
cassation retient les moyens qui invoquaient la violation de la loi du
29 juillet 1881, et la définition qu’elle donne de l’injure. Sa motivation tient en quelques lignes, dont l’essentiel est que cette parodie
«n’avait pas pour but d’outrager les fidèles de confession catholique,
ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur
obédience», alors que l’injure est une «attaque personnelle et directe
dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse». Bref, se moquer d’une religion n’est pas attaquer
ses adeptes. La distinction est ainsi clairement établie entre le respect des personnes, qui appelle une protection inconditionnelle, et
celui des idées d’autrui, qui ne s’impose nullement. C’est l’enseignement qui se dégage de la confrontation des articles 1er et 9 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales : l’un impose aux Etats signataires de reconnaître «à
toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés»
qu’elle énonce, l’autre protège expressément le droit, pour les personnes, «de changer de religion ou de conviction», ce qui implique
que les religions et convictions peuvent être discutées, parodiées,
daubées. Le «droit à la jouissance paisible de la liberté de religion»
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que le tribunal de grande instance avait cru déceler dans un arrêt
de la Cour européenne des droits de l’homme et qu’a salué le commentateur, n’existe tout simplement pas en France.
Les arrêts rendus par la Cour de cassation le 14 février et le
14 novembre 2006 ont le mérite de l’afficher clairement. Dans un
Etat qui a inscrit le principe de laïcité dans sa constitution – et qui
se targue, mais abusivement (12), d’être «le seul pays européen à
avoir explicitement consacré la laïcité dans sa Constitution» (13) –,
il apparaît cohérent qu’aucune autorité publique n’accorde de protection aux religions en tant que telles. La laïcité de l’Etat, selon
le rapport récemment établi à son sujet, «repose sur trois valeurs
indissociables : liberté de conscience, égalité en droit des options spirituelles et religieuses, neutralité du pouvoir politique» (14). Ce dernier aspect implique que les pouvoirs publics n’ont pas à prêter
main-forte aux responsables religieux pour faire respecter leurs convictions. Qu’ils leur assurent le libre exercice de leurs cultes en les
protégeant contre ceux qui entendraient le troubler, ce n’est que
garantir le libre exercice de la liberté d’opinion; qu’ils contribuent
à l’entretien des lieux de culte, cela participe en partie du même
esprit, en partie d’une préoccupation culturelle, quand ces lieux présentent – comme c’est souvent le cas – une valeur architecturale,
c’est encore leur rôle. Mais aller au-delà, les protéger dans l’espace
public, c’est contraire au principe de neutralité, composante essentielle de la laïcité. Les religions disposent d’armes pour se défendre :
anathèmes et excommunications servent à cela. Que ces armes ne
soient guère efficaces à l’égard de ceux qui n’adhèrent pas à la religion en cause n’autorise pas leurs dignitaires à appeler à leur
secours les autorités d’un Etat laïc, qui doivent rester étrangères
aux querelles confessionnelles.
A considérer les affaires évoquées ci-dessus sous cet angle, la Cour
de cassation est laïque. Mais pour les autres juridictions, en tout cas
(12) Ce principe est également consacré par les constitutions de la Turquie (article
2) et de la Fédération de Russie (article 14). D’autres, sans employer le terme «laïc»,
consacrent néanmoins la séparation des institutions religieuses et de l’Etat, qui est
l’élément cardinal de la laïcité : Bulgarie (article 13.2), Slovénie (article 7), Slovaquie
(articles 1er et 24.3), Portugal (article 41.4), Lettonie (article 99); la Constitution
d’Estonie affirme qu’il n’y a pas d’église d’Etat (article 40.2).
(13) Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, remis le 11 décembre 2003, dit
«Rapport Stasi», publié notamment sur Internet à l’adresse : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/ 034000725/0000.pdf, p. 32.
(14) Ibidem, p. 9.
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pour celles de Toulouse et Paris, cela paraît douteux... Sauf que
tout récemment, l’acquittement du rédacteur en chef de Charlie
Hedbo par le tribunal correctionnel de Paris le 22 mars 2007 (15) du
chef des poursuites intentées contre lui pour avoir reproduit les caricatures de Mahomet publiées dans un journal danois – acquitté, lui,
par le tribunal d’Aarhus le 26 octobre 2006 –, s’inscrit dans la ligne
de la jurisprudence de la Cour de cassation, encore qu’il contienne
certaines réminiscences des décisions antérieures (16). Il est vrai
qu’il vient après les arrêts de «Sainte-Capote» et de la «Cène»... et
que la religion en cause n’est pas celle qui est dominante dans le
pays. Peut-être cela a-t-il inspiré les propos qu’on y trouve, avec
l’heureuse distinction entre l’offense aux idées, licite, et l’offense
aux personnes, réprimée : «Attendu qu’en France, société laïque et
pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la
liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle
de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse; que le
blasphème qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé
à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse». Le propos est
d’autant plus remarquable qu’ici, la publication avait un côté provocateur marqué. Sans doute l’intention première était-elle de brandir cette publication comme un manifeste en faveur de la liberté
(15) Publié par extraits à l’adresse http://www.droitdesreligions.net/actualite/ nouvelleactu/mars_2007/027.htm
(16) Il énonce notamment «que le droit à une jouissance paisible de la liberté de
religion fait également l’objet d’une consécration par les textes supranationaux»,
alors que ce propos extrait de l’arrêt du 23 août 1994 de la Cour européenne des
droits de l’homme (Otto-Preminger-Institut c. Autriche) était situé dans un contexte
qui en limitait la portée aux situations où les convictions religieuses sont l’enjeu de
violences : «Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils
appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le
rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de
doctrines hostiles à leur foi. Toutefois, la manière dont les croyances et doctrines religieuses font l’objet d’une opposition ou d’une dénégation est une question qui peut
engager la responsabilité de l’Etat, notamment celle d’assurer à ceux qui professent
ces croyances et doctrines la paisible jouissance du droit garanti par l’article 9 (art.
9). En effet, dans des cas extrêmes le recours à des méthodes particulières d’opposition à des croyances religieuses ou de dénégation de celles-ci peut aboutir à dissuader
ceux qui les ont d’exercer leur liberté de les avoir et de les exprimer».
Le jugement retient également l’argument lié à la publicité des images litigieuses,
énoncé par la cour de Paris dans l’affaire de la Cène, et relevé par le commentateur
de l’arrêt : «Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres
supports tels que des affiches exposées sur la voie publique».
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d’expression, mais elle était clairement dirigée contre un courant
d’opinion minoritaire en France, et, plus généralement en Europe,
mais dominant dans de nombreux pays musulmans. Le juge d’un
état laïc, où nulle disposition n’incrimine le blasphème se devait
d’acquitter, comme celui d’un état théocratique ne pourrait que
condamner.
Reste à voir si les juridictions françaises donneront la même étendue à la liberté d’expression lorsque les tenants de la religion dominante se sentiront outragés (17). Comme ceux-ci sont susceptibles,
les occasions ne devraient pas manquer. La saine application du
principe d’égalité dans un Etat laïc veut que toutes les religions
soient traitées de la même manière. Les mouvements cléricaux qui
mettent leur point d’honneur à agir en justice contre les auteurs de
la moindre impertinence à l’égard de leur foi devraient en être pour
leurs frais et leurs menaces contre les propos mécréants (18) rester
de vaines rodomontades.
✩
(17) Le mouvement catholique intégriste qui se vante d’introduire de multiples
actions contre tout ce qui s’en prend à cette religion, fait preuve d’une remarquable
mansuétude à l’égard des outrages à la religion musulmane. On peut lire ce qui suit
sur le site de l’AGRIF (http://www.agrif.fr/communiques/communique07022007.asp)
en date du 7 février 2007, soit peu avant l’acquittement du rédacteur en chef de
Charlie Hebdo :
«... Les sentiments religieux doivent être respectés. Charlie hebdo, tout à son
obsession antireligieuse, ne les respecte pas. Toutefois, les caricatures contre le ‘prophète’ sont, en l’espèce, plus politiques qu injurieuses. Le tribunal devra dire si le
fait d’imputer l’origine d’une tradition terroriste au prophète – qui fut tout de même,
d’après toutes ses biographies musulmanes (voy. en particulier la Sira), un grand
massacreur selon les coutumes de son époque, constitue une infraction pénale ou
l’expression d’une opinion.»
(18) «Avec l’AGRIF […] il ne faut plus désormais que l’on puisse […] se moquer
de la seule religion chrétienne, alors que l’on ne tolère pas les offenses à toute autre.
Il ne faut pas que l’on puisse […] se moquer de nos traditions chrétiennes. Il n’est
plus possible pour l’honneur de notre pays que le Pape soit sans cesse obscènement
injurié jusque sur les chaînes nationales de radio ou de télévision» (http://
www.agrif.fr/combat/idees.asp).