Un mariage dans le ghetto

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Un mariage dans le ghetto
Monsieur Loïc J. D. Wacquant
Un mariage dans le ghetto
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 113, juin 1996. pp. 63-84.
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Wacquant Loïc J. D. Un mariage dans le ghetto. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 113, juin 1996. pp. 63-84.
doi : 10.3406/arss.1996.3183
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1996_num_113_1_3183
Résumé
Un mariage dans le ghetto
Au fil du récit ethnographique d'un mariage dans le ghetto de Chicago, on cherche à restituer quelquesuns des principes et des formes de sociabilité propres au milieu (sous-)prolétarien noir américain
contemporain et à réfléchir sur les conditions sociales de construction d'un objet honni et dans la réalité
et dans la science sociales. Rendus obsolètes par les transformations du marché du travail et du champ
politique, les habitants des Bantoustans urbains de l'Amérique doivent se satisfaire de copies
démarquées et de succédanés inférieurs des biens, rites et valeurs sanctifiés par la société
environnante. Le millénarisme profane qui empreint leur vie quotidienne est le moyen non pas de
résister, comme le veut certaine sociologie populiste, mais simplement d'exister dans les interstices des
institutions dominantes.
C'est l'occasion d'insister sur les vertus de l'observation ethnographique de longue durée (plus de trois
ans dans le cas présent). Celle-ci permet de s'imprégner de la temporalité spécifique du monde social
considéré et d'élaborer ses hypothèses in situ, mais aussi de sortir de la logique du procès en
explicitant l'intérêt de connaissance qui guide le chercheur, intérêt particulièrement incongru dans un
univers fortement soumis à l'urgence matérielle comme l'est le ghetto afro-américain. Au sein de pareil
univers, l'amitié s'avère être une condition indispensable à la production de données non artefactuelles
car elle seule permet de clarifier le rapport social qui lie le sociologue à ses informateurs-amis, et ce
dans les deux sens, de sorte à le faire fonctionner comme un préanalyseur permanent et à minimiser la
charge de violence symbolique nécessairement impliquée dans un tel échange inégal.
Abstract
A marriage in the ghetto.
The ethnographice narration of a marriage in Chicago's ghetto serves to uncover some of the principles
and forms of sociability specific to the contemporary Afro-American (sub)proletariat and to reflect on the
social conditions of construction of an object reviled in both social reality and social science. Rendered
redundant by the twofold transformation of the labor market and of the political field, the residents of
America's urban Bantustans have to make do with degraded imitations and inferior substitutes of the
goods, rites, and values sanctified by the encompassing society. The profane millenarism that suffuses
their everyday life is the vehicle, not of resistance, as certain populist sociology would have it, but of
mere existence within the cracks of the dominant institutions.
It affords an opportunity for stressing the virtues of ethnographic observation of the longue durée (over
three years in this case). The latter allows one to imbibe the specific temporality of the social world
under examination and to elaborate one's hypothesis in situ, but also to eschew the logic of the trial by
explicating the « knowledge interest » guiding the researcher, an interest particularly incon- gruous in a
universe as strongly subjected to the press of material urgency as is the Afro-American ghetto. Within
such universe, friendship turns out to be an indispensible precondition for the production of nonartefactual data in that it alone permits the clarification of the social relation that ties the sociologist to
his informant-friends, and this in both direction, so as to make this relation fonction as a permanent preanalyzer and to minimize the weight of symbolic violence necessarily entailed by such unequal
exchange.
Zusammenfassung
Heirat im Ghetto.
Im Verlauf des ethnographischen Berichts über eine Heirat im Chicagoer Ghetto wird versucht, einige
Prinzipien und die dem gegenwärtigen amerikanischen schwarzen (Unter-)Proletariat eigentümlichen
Geselligkeitsformen herauszustellen, und in dieser Form über die sozialen Bedingungen der
Konstruktion eines in der sozialen Realität wie in ihrer wissenschaftlichen Behandlung mit Hohn
betrachteten Objekts zu reflektieren. Durch die Wandlungen des Arbeitsmarktes und des politischen
Feldes sozusagen überflüssig geworden, sind die Bewohner der städtischen Bantoustans Amerikas
dazu gezwungen, sich mit billigen Imitationen und ohne Markenzeichen auf den Markt gebrachten
Ersatzartikeln der geheiligten Güter, Riten und Werte der umgebenden Gesellschaft zufriedenzugeben.
Der ihr alltägliches Leben kennzeichnende Millenarismus ist ein Mittel, nicht des Widerstands, wie
manchen populistischen Soziologen es gerne scheinen möchte, sondern allein des in den Lücken der
herrschenden Institutionen gefristeten einfachen Überlebens.
An dieser Stelle ist angebracht, ausdrücklich die Vorzüge langzeiträumiger ethnographischer
Beobachtungen (im vorliegenden Fall : drei Jahre) zu betonen. Nur sie erlauben es, sich ganz von der
spezifischen Zeitlichkeit der untersuchten sozialen Welt imprägnieren zu lassen, Hypothesen in situ
aufzustellen, aber auch sich bei der Formulierung des den Forscher dominierend leitenden
Erkenntnisinteresses aus der vor Oit herrschenden Prozesslogik auszukoppeln, ein in einem derart
materieller Dringlichkeit unterworfenen Universum, wie die afro-amerikanischen Ghettos es darstellen,
besonders unangebrachtes Anliegen. Freundschaft erweist sich in einer solchen Welt als
unentbehrliche Bedingung für die Erstellung nicht bloß künstlich erzeugter Daten, denn nur sie allein
gestattet, die den Soziologen an seine Informanden-Freunde bindenden sozialen Beziehungen in dem
zweifachen Sinn. mit Genauigkeit zu bestimmen, daß zum einen dieselben von ihm permanent im
vorhinein analysiert werden, und daß er auf der anderen Seite das in einem solch' ungleichen Austausch notwendigerweise implizierten Potential symbolischer Gewalt zu vermindern versucht.
Loïc J. D. Wacquant
UN
MARIAGE
DANS
LE
G
ETTO
I
y a quarante ans, E. Franklin Frazier arguait dans Black Bour des États-Unis est condamnée à voir son existence se déroul
geoisie que la classe moyenne afro-américaine s'est fabriqué er
largement à l'écart (ou, au mieux, dans les interstices) des
« un monde de faux-semblants et d'illusions » dans lequel elle institutions dominantes, qu'il s'agisse du marché du travail sala
cherche « un refuge à son infériorité et à son inconséquence rié, de l'école, de l'Église ou de la forme dite modale de la
économique dans la société américaine1». Aujourd'hui cette famille. Suite à la détérioration continue de ses conditions
proposition semble s'appliquer avec plus de pertinence, sinon de matérielles depuis les années 60 et devant le rétrécissement
cruauté, au sous-prolétariat de couleur des métropoles étatsu- extrême de ses chances de vie, on comprend qu'elle se replie
niennes.
dans un univers de façades et de jeux de miroirs où chacun
Rendue doublement obsolète, au plan économique par la s'évertue à faire croire, aux autres et à soi-même, qu'il est
restructuration du marché du travail et au plan politique par le autre, et qu'il vaut mieux que le peu qu'il est et le peu qu'il a.
déplacement du centre de gravité électoral du pays ^ers les Dans ces conditions, se satisfaire de copies démarquées et de
banlieues blanches conservatrices, la population parquée dans succédanés inférieurs des biens, des rites et des valeurs sanct
ces véritables réserves urbaines que sont les grands ghettos ifiés par cette société qui les rejette comme on le ferait d'une
caste d'intouchables - selon le paradigme révélé plus bas par
l'anecdote du quiproquo autour du champagne et du Chámp
ale,
son pâle produit de substitution, dont le marié ignore
Sßonny -Lee
lequel est l'original et lequel l'imitation -, c'est, pour les habi
tants du ghetto, chercher non à « résister» mais, tout simple
ana
ment, à exister dans les termes que cette dernière leur
concède.
¡-Anthony <Jvoiy
Comment, sans cela, supporter, en sus de la misère, le
invite you to be with us
poids du double stigmate, racial et territorial, qui pèse sur tout
résident du ghetto du fait de sa couleur de peau et de sa relé
as we begin ouï new life together
gation dans un lieu maudit devenu le symbole de toutes les
« pathologies sociales » dont souffre et s'indigne le pays ? L'e
on ôatuïaay, Oeptembeï twenty-ninth
spèce de millénarisme profane qui empreint nécessairement la
Illustration non autorisée à la diffusion
nineteen nundlea ana ninety
vie quotidienne dans la «Ceinture noire» peut se lire indif
féremment dans la prospérité de l'économie du jeu sous toutes
at jou\ o 'clock in me afteïnoon
ses formes, légales ou non, dans la popularité imbattable des
émissions de télévision, soap operas ou concours d'argent, qui
dñichigan ~L laza Jnotel
mettent en scène le fantasme de l'apesanteur sociale, dans
l'adulation universelle dont sont l'objet les vedettes sportives,
2600 óouth ótate ótUet
dans le dynamisme d'un capitalisme de brigandage centré sur
cet ultime commerce des illusions qu'est la drogue, ou dans les
Chicago, Ullinois
Ahe deception will follow trie ceïemony
1 - E. F. Frazier, Black Bourgeoisie, New York, Macmillan, 1957, p. 146.
Ce classique de la sociologie américaine était originellement paru en
français aux Éditions Pion deux ans auparavant.
Loïc J. D. Wacquant
1
1
professions de foi, inlassablement réitérées en dépit de tout,
dans la promesse du « rêve américain »2.
On en décèlera de nombreuses traces dans ce récit d'un
mariage dans le ghetto de Chicago, composé d'extraits (retransc
rits
et partiellement réécrits pour en faciliter la compréhens
ion)
du journal ethnographique tenu au cours de ma recherche
sur la genèse sociale de la vocation du boxeur professionnel. Ce
fragment, reconstitué à partir de notes consignées sur-le-champ
dans mon carnet de terrain et oralement grâce à un magnéto
phonede poche, puis complétées et dactylographiées sur micro
ordinateur
le soir même, met en scène plusieurs personnages
déjà rencontrés dans un article précédent3: DeeDee, l'entra
îneurseptuagénaire du Woodlawn Boys Club, la salle de boxe du
South Side dans laquelle, trois années durant, j'ai fait l'apprentis
sage
du métier de combattant; Anthony, un de ses poulains,
passé professionnel l'automne précédent après six ans de comp
étition
chez les amateurs; et quelques-unes des principales
figures du Boys Club. Il se situe à un stade de mon investigation
où, après plus de deux ans d'un côtoiement presque journalier,
ma compagne Elizabeth (Liz dans le texte) et moi-même avons
été admis au sein de l'/nner circle du gym et jouissons à ce titre
de l'entière confiance de ses habitués. À ce moment, en effet,
ma fidélité envers le Boys Club et mon amour du noble art ont
été abondamment attestés, par mon assiduité aux entraîne
mentset ma soumission aux mêmes contraintes que mes pairs,
par ma prestation au tournoi amateur des Golden Gloves en
tant que représentant du club l'hiver précédent4, par les ser
vices rendus aux uns et aux autres au fil des mois, enfin, s'il en
était besoin, par le fait que je sois revenu habiter Chicago après
un bref exil à Boston pour raisons professionnelles.
Ceci pour souligner que les observations que j'ai pu réaliser
au sein du ghetto de Chicago ne l'ont été qu'au prix d'un long
travail de re-connaissance mutuelle avec ces amis qui devien
dront peu à peu aussi des informateurs. Et pour déprendre le
lecteur de l'idée qu'il serait envisageable de rendre compte d'un
pareil monde à partir d'un point de vue distant et extérieur. Il
fallait au contraire, renversant l'image commune du sociologue
comme observateur en survol, assumer pleinement les interf
érences causées par notre immixtion dans le faisceau des rela
tions interpersonnelles dont la salle était le noyau, et tirer profit
épistémologique, en la faisant fonctionner comme un pré-analy
seur
permanent, de l'interrogation que ne manquait pas de sus
citer notre simple présence en ces lieux, hautement improbable
en raison de notre statut social comparativement élevé mais
surtout de notre identité raciale et nationale.
Est-il besoin de redire que l'ethnographe est, d'emblée, qu'il
le veuille ou non, partie prenante au «jeu social indigène»
et qu'il est toujours « impliqué, le plus souvent à son insu,
dans un réseau d'alliances et d'oppositions» (G. Althabe,
« Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Ter
rains, 7, octobre 986, p. 3- 2) qui contribue à déterminer
tant les réactions des enquêtes à son intrusion que son
point de vue sur l'objet et, partant, sa construction ? Melvin
Pollner et Robert Emerson soulignent avec justesse que le
sentiment que l'enquêteur de terrain peut avoir de n'être
qu'un simple observateur, de s'être parfaitement fondu dans
le milieu étudié et l'illusion corrélative que sa présence y est
vierge d'effets (syndrome qui mériterait le joli nom de
« paralogisme du caméléon »), est en fait un accomplisse
ment
contingent qui s'appuie sur la « coopération collu
soire » des enquêtes. («The Dynamics of Inclusion and Dis
tance in Fieldwork Relations», in R. M Emerson (éd.),
Contemporary Field Research : a Collection of Readings, Boston,
Little, Brown, 1983, p. 235-252).
On ne saurait trop insister à cet endroit sur les vertus de
l'observation ethnographique de longue durée. Non seulement
elle permet de s'imprégner par acclimatation prolongée de la
temporalité spécifique du monde social considéré et d'élaborer
puis de tester ses hypothèses in situ dans le temps. Mais aussi et
surtout, elle ouvre la possibilité de tisser des rapports de
confiance personnelle et d'estime, voire d'affection, mutuelle
sans lesquels il peut se révéler impossible de vaincre les rési
stances et les préventions de tous ordres que tout membre d'un
groupe dominé est fondé à nourrir envers un représentant de
cette culture savante qui est avant tout, pour lui ou elle, un in
strument
d'exclusion, et donc de se donner les moyens de sor
tir de la logique du procès qui régit trop souvent les études
portant sur les pratiques populaires ou considérées comme
«hors normes». La série indéfinie des interactions répétées
avec l'enquêteur permet en effet à l'enquêté de mener sa
propre enquête sur ce dernier, et donc de mieux comprendre
(ou de moins mécomprendre) l'intérêt de connaissance qui
l'anime, intérêt particulièrement incongru, sinon incompréhensi
ble,
dans un univers aussi fortement soumis à l'urgence matér
ielle et à la nécessité la plus immédiate que l'est le ghetto noir
américain 5.
2 - Selon une enquête sur la perception des chances et des mécanismes
de mobilité sociale menée en 1987 dans le cadre de l'Urban Poverty
and Family Structure Project de l'Université de Chicago, une vaste
majorité des résidents du ghetto soutiennent l'idée que « chacun a sa
chance en Amérique » et que la réussite sociale est d'abord le fruit des
compétences et des efforts de l'individu. Il n'y a pas de mot pour dire le
choc que fut pour moi le fait de mesurer de première main l'emprise de
l'idéologie de {'opportunity for all jusqu'au fond des taudis les plus
déshérités du ghetto (pour une synthèse de recherches sur le sujet, J.
Hochschild, Facing Up the American Dream : Race, Class and the Soul
of the Nation, Princeton, Princeton UP, 1995, spécialement chap. iv).
3 - Auquel je renvoie pour une présentation des objectifs et des modal
itésde cette recherche, ainsi qu'un aperçu biographique des protagon
isteset une sociographie succincte du quartier de Woodlawn
cf. L. J. D. Wacquant, «Corps et âme: notes ethnographiques d'un
apprenti-boxeur», Actes de la recherche en sciences sociales, 80,
novembre 1989, p. 33-67.
4 - L. J. D. Wacquant, «Busy Louie aux Golden Gloves», Gulliver, 6,
avril-juin 1991, p. 12-33.
5-11 m'est arrivé à plusieurs reprises d'écrire dans mon journal qu'un tel
travail a quelque chose d'indécent, voire même al obscène, et j'ai dû sou
vent batailler un fort sentiment de voyeurisme, à décrire quotidienne
ment
avec application le fonctionnement d'un univers si dur et si défait.
:
64
Un mariage dans le ghetto
« Ça coûte cher un mariage, un vrai »
:
!
:
Samedi 29 septembre 1990 je passe chercher DeeDee chez lui pour l'amener à la salle comme prévu vers
une heure de l'après-midi. [...] En fermant la porte de
son appartement à triple tour puis la grille avec son cade
nas(quel paradoxe il n'a aucun bien de valeur et il lui
faut se barricader comme si son petit deux-pièces regor
geait de richesses)11, DeeDee grogne «J'aurais dû me
fiche de c'putain de gym. Y'aura personne de toute façon
aujourd'hui avec le mariage d'Anthony. » On roule tran
quil ement
jusqu'à la salle malgré Titus [mon chien] qui
couine comme un putois à l'arrière. DeeDee m'apprend
que Curtis s'est fait casser une vitre de son truck [sa Jeep]
et voler le contenu du coffre en allant à un match de
football américain des Bears dimanche dernier. «Y
pourra jamais la payer cette fichue caisse de toute façon
(no-how). » C'est vrai que je ne vois pas comment il pourr
aithonorer les traites de ce monstre automobile [une
Jeep Cherokee 4x4 haut de gamme coûtant plus de
24 000 dollars acquise à crédit et dont les traites se mon6 - On trouvera une très belle illustration de ces remarques dans l'e
nquête sur la prostitution à Oslo faite par Cecilie Hoïgard et Liv Finstad,
Backstreets : Prostitution, Money and Love, Cambridge, Polity Press et
University
lre
publication
Park,1986.The Pennsylvania State University Press, 1992,
:
7 - Pour les observations perspicaces qui vont dans ce sens, G. Mauger,
«Enquêter en milieu populaire», Genèses, 6, décembre 1991, p. 125143.
8 - Charles et Betty Lou Valentine offrent un éloge de la fusion positi
viste avec le point de vue (présumé) de l'indigène dans « Making the
Scene, Digging the Action, and Telling it Like it is anthropologists at
Work in the Dark Ghetto», in N. E. Whitten et J. F. Szwed (éds.), AfroAmerican Anthropology : Contemporary Perspectives, New York, The
Free Press, 1970, p. 403-418.
9 — Alcida Ramos démontre ce point en confrontant trois « tropes » et
hnographiques
appliqués à une même culture, décrite tour à tour
comme féroce, erotique et intellectuelle (« Reflecting on the Yanomami Ethnographie Images and the Pursuit of the Exotic», in
George E. Marcus éd., Rereading Cultural Anthropology, Durham et
Londres, Duke University Press, 1992, p. 48-68).
10 — Dont le dernier avatar est la « panique morale » autour de X underc
lass, ce groupe fantasmatique qui serait apparu au cœur du ghetto
dans les années 70-80, que d'aucuns rendent responsable de sa dété
rioration accélérée et que les observateurs les mieux intentionnés (dont
certains sociologues qui, vite oublieux de leur devoir, lequel en pareil
cas est d'analyser la construction sociopolitique de cette catégorie fic
tive et les usages sociaux qui en sont faits, ont participé activement à la
diffusion de la croyance doxique dans son existence) n'hésitent pas à
décrire comme foncièrement « antisocial », pour ne pas dire barbare.
11 - À cause de l'insécurité, DeeDee prend soin de toujours cadenasser
la grille de sa porte d'entrée quand il est dans son appartement (■< Du
fait que j'suis seul dedans »), mais il laisse le cadenas de la grille de la
porte arrière entrouvert de façon à pouvoir évacuer les lieux d'urgence
en cas de besoin. S'il s'absente pour la nuit, il s'arrange pour qu'une
nièce ou une amie vienne dormir chez lui. Quand il part pour plusieurs
jours accompagner ses boxeurs sur la route, il nous confie son bien le
plus précieux - sa télévision - en consigne.
:
C'est aussi qu'on se trouve ¡ci dans un cas où l'amitié est
une condition sociale de possibilité de la production de données qui
ne soient pas complètement artefactuelles puisqu'elle seule
permet, non d'éliminer la relation sociale qui lie le sociologue
à ses informateurs-amis, ainsi que le voudrait la fiction métho
dologique
du positivisme, mais de la clarifier, et ce dans les
deux sens, de façon à minimiser la charge de violence symbol
iqueimpliquée dans un tel échange inégal - ce qui ne va pas
sans poser des problèmes moraux délicats alimentant chez
l'ethnographe un examen de conscience continu, pendant et
après l'enquête, qui peut se révéler générateur d'angoisses et
de blocages analytiques difficiles à surmonter6. L'interaction
fréquente et rapprochée qu'autorise la relation d'amitié per
met, du côté du sociologue, de collationner et de confronter
les diverses « présentations de soi » que déploient les ind
igènes sur les différents marchés, plus ou moins tendus en
fonction de leur degré d'officialité, qui composent la trame
structurale des transactions de leur vie quotidienne, et notam
mentles variations qui marquent le passage des situations pr
ivées aux situations (semi-)publiques7. De l'autre côté, elle
fournit à l'enquêté des opportunités variées de «tester» l'e
nquêteur
et d'éprouver aussi bien sa sincérité que sa
(re)connaissance des valeurs cardinales de l'univers spécifique,
en l'occurrence les valeurs viriles d'honneur (heart, «avoir du
cœur», et toughness, être «dur») fondées principalement sur
le capital corporel et sur la maîtrise pratique de l'éthique de la
combine (hustling).
Il va sans dire qu'un tel compte rendu ethnographique - au
sens de l'ethnométhodologie - n'a nullement pour prétention
de livrer la réalité du ghetto «telle qu'en elle-même», fût-ce
en faisant rétrospectivement sien le dicton de la rue qui
assigne à bon compte au chercheur la fonction présumée sans
ambiguïté de telling it like it is dont se sont réclamés certains
anthropologues populistes à l'époque de la montée du mouve
mentséparatiste noir8. Bien au contraire: il est là pour réaf
firmer que, quelque brute qu'elle soit, toute ethnographie, y
compris celles qui, moyennant un pléonasme épistémique, se
revendiquent et se pensent comme purement « descriptives »,
est une construction, organisée, consciemment ou non, par un
cadre théorique et social agissant à la manière d'un prisme
réfracteur des «données» du réel qui retiennent l'attention
et font l'objet d'un enregistrement qui est toujours et avant
toute chose une sélection 9.
Enfin, eu égard à la démonisation dont il est périodique
ment
l'objet et qui tend à en faire l'incarnation honnie d'une
sorte de degré zéro de l'humanité au cœur de la civilisation
présumée la plus avancée de la planète10, un tel récit peut
avoir la vertu, toute négative, de rappeler que, en dépit de son
état de délabrement et de l'insécurité physique et sociale qui
règne en son sein, le ghetto demeure le support de formes de
sociabilité spécifiques et le creuset d'une riche culture express
ive
qui aident à rendre vivable une existence qui, sans elles,
ne le serait sans doute pas.
65
66
Loïc J. D. Wacquant
Portrait d'Anthony
mentaires (d'une valeur de 200 dollars par mois) et la petite
allocation qu'elle touche du service de l'aide sociale, ajoutés au
maigre salaire d'Anthony (180 dollars par semaine), suffisent à
montée
comme
note
bien
décède
ménage,
Onzième
que
DeeDee),
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alors
matériellement
mère
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enfant
assumer
qu'il
etAnthony
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comme
enfance
mère,
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et: «Anthony
femme
[de
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heureuse
On
d'usine,
peau]
man
filles
de», peine à assurer la subsistance de base de leur ménage qui
compte déjà deux enfants (il est arrivé plus d'une fois à ma
compagne Elizabeth d'emmener le petit Antonio manger au
restaurant proche de la salle de boxe après avoir réalisé qu'il
geait à notre faim, mais y a des fois où
n'avait rien dans l'estomac depuis la
veille). Au point que, chaque matin,
peut-être on passait une semaine sans
électricité et des hivers on passait peutAnthony achète un Chicago Sun Times à
80 centimes dans un distributeur auto
être une semaine ou deux sans chauffage,
matique de journaux afin de chaparder
mais alors on avait l'électricité et puis à la
quatre exemplaires qu'il revend à la
place on se chauffait au kérosène. »
sauvette dans la rue pour gagner de
Durant toutes ses années de lycée, il tra
quoi se payer son ticket de bus jus
vaille comme aide-cuisinier au Roberts
qu'au gym (et DeeDee lui donne régu
Hotel, un établissement du South Side, de
6 à 9 heures du matin et il n'a guère le
lièrement
le dollar nécessaire pour
loisir de prendre goût à la chose scolaire.
faire le trajet retour).
«J'étais jamais l'élève qui est devant dans la
Féru d'arts martiaux, ceinture noire
classe, non, tu vois, j'étais toujours plutôt
de tae-kwondo, menant de front deux
l'élève du fond. » Adolescent, il est
carrières sur le ring, l'une en boxe
réputé dans son quartier pour ses capaci
américaine et l'autre en kick-boxing,
tés
athlétiques, qui lui valent d'être son
Anthony rêve d'ouvrir une école de
«champion de slap-boxing» (sorte de
karaté (« Mon plan, Louie, c'est un jour
boxe des rues où les opposants s'affron
d'avoir mon beau petit dojo à moi »)
tent
paumes ouvertes, à coups de gifles,
qui lui permettrait d'assurer l'indépen
traditionnellement prisée par les jeunes
dance
financière de sa petite famille. Sa
du ghetto, aujourd'hui en rémission du
préparation physique irréprochable
fait de la prolifération des armes de
consume son existence quotidienne. Il
poing). Et quand ses copains d'enfance se
s'entraîne avec une rage qui frise l'hys
joignent aux gangs locaux, lui se tourne à la place vers les arts térie, puisque DeeDee doit souvent lui crier après pour le faire
martiaux. Aujourd'hui il crédite la discipline du karaté de l'avoir s'arrêter, et il n'est pas rare qu'il aille, en cachette de ce dern
préservé des tentations et des destructions de la rue.
ier, mettre les gants dans une autre salle de la ville une fois
À vingt-sept ans, le poste à mi-temps de moniteur sportif bouclé son entraînement au Woodlawn Boys Club. En fait - je
auprès du service des parcs de la ville qu'il occupe depuis 1986 le note dans mon carnet de terrain après un entretien à l'emest le seul emploi stable qu'il ait connu. Sa future épouse, Bonn porte-pièce avec Anthony - l'entraînement est comme sa porte
ie, qui a comme lui arrêté ses études au sortir du lycée, a tra de secours hors du réel, son opium, le seul fil conducteur d'une
vaillé un temps comme hôtesse d'accueil à la banque Harris, existence dont le principe de cohérence est, on va le voir, l'
mais elle est au chômage depuis plus d'un an. Les coupons ali- incohérence
la plus absolue, objective autant que subjective.
!
:
.
:
tent à 480 dollars par mois, soit plus de la moitié de son
revenu familial] « Y paie sa facture mensuelle et il lui
reste plus rien pour manger», souffle DeeDee d'un air
incrédule 12
Je voudrais acheter un cadeau à Anthony et sa femme
et je demande conseil à DeeDee « J'sais pas. D'habitude
c'est les femmes qui s'occupent de ça, pas les hommes.
Tu peux lui glisser cinq ou dix dollars dans une enve
loppe, ouais, tu peux faire ça»13. On trouve le vieil
Edward, un nouveau qui s'est inscrit au club hier et qui
rêve éveillé de faire une carrière pro en dépit de son âge
avancé, battant la semelle devant la grille du gym où il
attend depuis midi dans le froid - il faut en vouloir Je
dépose DeeDee à la salle avant de filer à la maison finir
de taper mes notes de la veille sur les combats de l'Ara12 - Cet achat proprement suicidaire provoque l'ire irrépressible de
DeeDee et de l'entourage de Curtis. L'affaire connaîtra son issue
logique quand, deux ans plus tard, le concessionnaire reprendra pos
session du véhicule après règlement d'une somme forfaitaire comme
solde de dettes de Curtis, de sorte que ce dernier aura perdu et la voi
ture et l'intégralité des versements effectués en vue de son paiement.
13 - Lors de son 70e anniversaire, nous avons organisé une petite fête
surprise au gym en l'honneur de DeeDee. Les boxeurs s'étaient cotisés
pour lui offrir un énorme gâteau (décoré par une petite figurine de
plastique représentant une aguichante jeune fille nue très claire de
peau) et une carte de vœux à laquelle étaient agrafés des billets de un,
cinq et dix dollars.
Un mariage dans le ghetto
67
:
:
!
:
:
:
:
gym, en jouant aux cartes ou aux dés, tu vois, des petites
combines comme ça (HV hustlin' jobs). J'faisais ça tous
les jours » 15. Dès le lendemain de la cérémonie, sa douce
moitié annonçait la couleur « Lundi matin tu vas aller te
chercher un boulot. » DeeDee n'en revenait pas « Quand
elle m'a dit qu'elle voulait plus qu'j'aille à la salle de
billard, j'iui ai dit: "Tu blagues là ou quoi?" J'ai dit:
"What?" Et j'ai bien rigolé. C'est quoi ça? J'ai jamais eu
un job régulier et tu m'dis d'aller m'en trouver un? Et [ma
sœur] Rose qu'arrêtait pas de lui dire "Toi tu ramènes ta
paie à la maison et lui tout ce qu'il fait c'est de rester le
cul assis dans son gym à gaspiller tout ton argent." Un
beau jour, comme ça, j'arrive à la maison et j'regarde
dans l'tiroir où elle rangeait l'argent d'habitude et il est
vide. J'ai compris l'message. Alors je m'suis trouvé un
boulot et j'ai travaillé trois semaines dans les abattoirs
avant de m'faire virer pour avoir foutu un gnon à un
contremaître... Ouais, ce p'tit salaud (that damn bas
tard) y mettait son doigt dans la figure à me dire que son
p'tit frère travaillait plus dur que moi. J'iui ai dit (prenant
une voix menaçante) "C'est moi que tu montres du
doigt là? T'arrêtes de me pointer du doigt ou tu vas te
ramasser un poing dans la gueule." Il s'est pas arrêté
alors j'ai cogné, wham! En plein dans l'pif, y saignait
comme une bête alors j'ai décampé... Je m'faisais sans
arrêt foutre à la porte, tout l'temps. Rose, elle était tou
jours à sa fenêtre et quand elle m' voy ait venir (imitant la
voix de sa sœur) "Et le voilà à nouveau, maman (rires)
Y s'est encore fait virer." À International Harvester,
ils m'ont même escorté jusqu'au portail d'sortie après
que j'ai cogné un mec qui m'emmerdait. J'étais un dur
(bad). Puis j'étais pas bon au turbin de toute façon
(I wasn't workable no-how). Après j'ai boulonné p't'être
six mois à Cicero dans une usine, j'étais sur une machine,
j'crois bien qu'c'était une machine à estamper le cou
vercle des grenades [pendant la Seconde Guerre mond
iale]. J'avais averti le contremaître "T'as pas intérêt à
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.
:
;
:
gonne Theater. Puis je redescends sur la 63e Rue à 3 heur
es et demie chercher Liz qui finit sa semaine de travail
chez Daley's [restaurant familial proche de la salle sur la
63e Rue14]. Elle me confirme que le patron exploite son
personnel jusqu'à la moelle les serveuses sont payées
3,25 dollars de l'heure, soit en dessous du salaire min
imum légal, et en plus elles doivent régulièrement faire
des heures supplémentaires rémunérées au même taux.
L'autre jour, un des cuisiniers s'est méchamment brûlé
l'avant-bras en manœuvrant une bouilloire d'huile
résultat, il a été viré car le proprio ne veut payer ni cou
verture médicale ni congés.
Nous passons prendre DeeDee au gym où seulement
deux gars sont venus s'entraîner cet après-midi. Il
musarde dans la cuisine attenante et semble bien décidé
à perdre le plus de temps possible - je ne sais pas pour
quoi. Quand je lui fais remarquer l'heure qui avance, il
se contente de répéter « Oh, c'est pas grave, un mariage.
C'est pas grave si on est en retard... J'ai jamais été qu'à
deux mariages dans toute ma vie, celui de ma nièce que
j'ai mariée, ça doit bien faire trente ans, et Curtis. C'est les
deux seuls où j'ai été. Quand j'ai marié ma nièce, j'avais
les cheveux longs comme les tiens (regard de déploration amusée) et je les avais coiffés tout droits, dressés
comme des épines. Quand la cérémonie s'est finie, j'ai
couru à la maison me passer la tête sous l'eau » Il rit dou
cement
en se rappelant cet épisode. Et les mariages de
ses frères et sœurs? «Non, j'suis jamais allé à leur
mariage, c'est pas la grosse affaire (ain't no big thing).
On pouvait pas se le payer... Shit/Ça coûte cher, un
mariage, un vrai. Ça va pas être un mariage de haute
volée (this ain't gonna be no big-time wedding). »
DeeDee soupçonne que Chears [un jeune espoir du
Club] s'apprête lui aussi à convoler mais qu'il n'ose pas
lui faire part de ses plans de noces car DeeDee le lui a
déconseillé. En général il préfère que ses boxeurs se
marient ou qu'ils aient une petite amie officielle (steady)
plutôt qu'ils courent les filles - ce qui est considéré
comme tabou durant la préparation pour un combat.
Mais pas dans ce cas «J'iui ai dit de pas s'marier tout de
suite s'il veut gagner les Golden Gloves [grand tournoi
amateur de la ville]. Y m'a dit qu'il veut tenter sa chance
encore une fois. J'suppose qu'il a changé d'avis. » Après
le mariage, dit-il, « les femmes changent si vite, t'as ce
changement d'attitude... ». Ainsi, quand lui-même s'est
marié, il y a de cela plus de cinquante ans (une affaire
sommaire, une cérémonie de masse à la mairie avec cent
cinquante autres couples, durée cinq minutes, coût total
trois dollars), son épouse a immédiatement exigé qu'il
cesse de traîner dans les salles de billard du South Side
où il allait « se faire un peu d'argent à la fermeture du
14 - Le restaurant «Chez Daley» est le dernier commerce du quartier
tenu par un Blanc. Fondé par un immigrant irlandais à l'occasion de
l'exposition colombienne de 1892 et racheté en 1918 par le père de
l'actuel propriétaire, George R., qui a lui-même pris sa succession en
1970, c'est le seul grand établissement de Woodlawn. Il draine de ce
fait une clientèle importante (le restaurant encaisse en moyenne de six
à sept cents « additions » entre 5 heures du matin et midi, plus de mille
les bons jours) et constitue un lieu de sociabilité populaire très prisé.
C'est aussi le plus gros employeur du quartier avec de 25 à 40 salariés
selon la saison, surtout des gens du quartier, tous noirs et la plupart
embauchés à temps partiel et sur horaires flexibles comme c'est l'usage
dans ce secteur sous-régulé des services (ce fut le cas d'Elizabeth, qui y
travaille alors illégalement au jour le jour).
15 — L'économie et la culture souterraines des pool halls de Chicago est
très bien décrite dans l'ouvrage de Ned Polsby, Hustlers, Beats, and
Others, Chicago, The University of Chicago Press, 1967.
68
Loïc J. D. Wacquant
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— Je sais pas, ça vous regarde pas.
— Si ça me regarde, si je signe cette carte. (D'un ton
inquisiteur :) Combien tu vas mettre?
— Je vous ai dit, DeeDee, c'est une décision qui ne
regarde que moi.
— Bon (contrarié), ben moi j'mets ça, t'as qu'à faire
pareil.
Il sort un petit paquet de billets de un dollar de la
poche de sa veste de survêtement bleu et il en sélec
tionne cinq qu'il glisse dans l'enveloppe. (Je ne peux pas
lui dire que je vais mettre 50 dollars, et encore moins que
je comptais donner 100 dollars avant de me raviser sur le
conseil de Liz en apprenant qu'Anthony a touché
2 000 dollars pour son combat d'hier soir - je lui ferai
une cassette vidéo avec les extraits du film sur le gym où
il figure, comme complément.) DeeDee disparaît dans
les vestiaires un long moment, en principe pour se chan
ger mais surtout pour. gaspiller encore un bon
moment Liz me glisse qu'on croirait qu'il fait exprès de
se mettre en retard et elle n'a pas tort. Plus tard, alors
qu'on attend assis dans la voiture tous les deux devant la
maison que Liz s'habille, le vieux coach m'avouera
«J'veux pas aller aux cérémonies de mariage, parce
qu'après y vont vouloir que j'me mette en costard et tout
le tralala. I dont' wanna be bothered« (et aussi, il n'a pas
les fringues qu'il faut en ce moment).
Sur un coin du bureau de l'arrière-salle, un faire-part
de décès «In Loving Memory of: Mr. Bryant fohnson »,
avec la photo floue d'un jeune garçon en tricot de corps.
Personne à la salle ne le connaît vraiment, c'était un ami
de feu Charles [entraîneur et compère de DeeDee]. La
biographie de ses accomplissements est on ne peut plus
succincte16 « Bryant est né le 20 avril I960. Il a été élevé
et éduqué ici à Chicago, Illinois. Bryant rendait souvent
visite au Lord's House of Prayer [une petite église du
quartier]. Bryant Johnson a été rappelé auprès de son
Créateur le 19 septembre 1990. » Selon DeeDee, il « s'est
fait descendre à coups de revolver dans une dope house11
sur 63e et Indiana ». Ce secteur de Woodlawn est complè
tement sinistre, «c'est comme une ville fantôme». (Hier
quand je lui ai dit que j'allais visiter le Rosenblum Boys
Club, une maison pour jeunes située sur le South East
Side, DeeDee a demandé au gros Stan, cousin balèze de
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m'faire marner " Dégage de ma vue, les contremaîtres je
leur fous sur la gueule moi (leave me the hell alone ! Get
outa my face ! I would crack a foreman). »
Sans s'interrompre, DeeDee lance à Fred qui taquine
du sac de frappe, en avançant brusquement son menton
d'un geste exagéré « Ne lève pas le menton en l'air
comme ça ou tu vas rencontrer le marchand de sable.
Garde tes jambes sous toi, et ne baisse pas ta main
gauche quand t'envoies une droite. » II poursuit son récit
en décrivant comment il fallait armer la machine à estam
per
les grenades en tapant du pied sur une manette, insé
rerles grenades, abaisser manuellement la presse avant
de la relever et de recommencer la même opération à
l'infini «J'étais là à rêvasser (out there daydreamin'), et
puis j'ai séché 90 jours sur 120, ouais. Alors y m'ont foutu
dehors tout d'suite, ça a pas raté. C'est comme, s'il pleut
par exemple, j'vais pas aller bosser. Je jette un œil au ciel
et je m'dis "bof, non", et j'reste à la maison (rires). Après
ça j'ai essayé de travailler dans le bâtiment avec la famille
de Moody [un voisin]. Mais c'était la même chose. Y m'disait "Allez on va au boulot", moi je lui réponds "Man,
t'as vu comme le temps se couvre? et puis j'ai pas envie
d'y aller de tout'façon." Un jour sa sœur Rose, qui tra
vail ait
comme employée de maison "chez des Blancs
riches à Beverly" [à l'époque une banlieue huppée de
Chicago], cherchait un garçon pour laver les vitres de
leur demeure "J'y suis allé et j'ai fait semblant de leur
nettoyer leurs vitres tout' la matinée, puis à midi j'ai dit à
Rose qu'y faut qu'j'aille au gym et voilà. Et j'suis parti,
j'avais même pas lavé une seule vitre." Mais, ne manq
uait-il pas d'argent avec des activités aussi irrégulières
"J'ai jamais eu l'amour de l'argent. T'avais pas besoin
d'argent avant, tout était tellement pas cher. Je m'faisais
assez pour vivre entre les combats et mes combines dans
les pool halls. "
Je demande à DeeDee si nous devons acheter une
carte de vœux pour accompagner le cadeau de mariage ;
il ronchonne qu'il suffit d'utiliser l'enveloppe et le cartonnet d'invitation envoyés par les futurs époux, ce qui
m'étonne un peu. Comme je le questionne pour savoir si
« ça se fait », il avoue qu'il n'en est pas trop sûr et il tél
éphone de l'arrière-salle du gym à sa sœur Rose pour vérif
ier. Elle lui dit que non mais DeeDee n'en démord pas
« Mais non, c'est juste un boxeur de la salle. C'est pas une
grande affaire. Oh que oui, les mariages, c'est très coû
teux. » Je m'éclipse donc pour aller acheter une carte au
Walgreen's du coin de Cottage Grove Avenue. De retour
au club, je griffonne trois mots de vœux et je la signe, de
même que Liz qui la passe à DeeDee pour qu'il y
applique son paraphe. Il demande quelle somme d'ar
gent je compte mettre dans l'enveloppe.
16 - La coutume en milieu populaire noir urbain veut que, lors des
funérailles, la famille et les proches du défunt se cotisent pour faire
imprimer un faire-part établissant une sorte de résumé de sa vie qui est
distribué durant la veillée du corps. C'est le funeral home où se déroule
la veillée qui le produit sur un modèle standard.
17 — Sur le fonctionnement de ces plaques tournantes de revente et de
consommation de stupéfiants, voir T. Williams, Crackhouse : Notesfrom
the End of the Line, Reading, Addison- Wesley, 1992.
Un mariage dans le ghetto
69
Une cérémonie intime au Michigan Motel
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tours de la Life Insurance Company sur la 35 e Rue ér
igées à ce moment. La cité d'Ida B. Wells, dont les buil
dings décharnés s'étendent sur une dizaine de pâtés à
partir de Cottage Grove et de la 43e Rue, était le premier
ensemble HLM de la ville ouvert aux Noirs et les familles
d'alors étaient ravies d'y emménager c'était un luxe
inouï à l'époque 20. De nos jours les gens feraient tout et
n'importe quoi pour éviter de retomber dans un project
ainsi la petite Rochelle [une fille-mère de dix-neuf ans
amie de Liz] qui préfère « tourner » dans les abris pour
SDF du South Side avec ses trois gamins pour leur épar
gner le purgatoire des logements publics.
C'est dans ce secteur que crèche « Boxhead » John [un
des habitués de la salle, ainsi surnommé à cause de son
crâne en forme de boîte]. DeeDee remarque que ça fait
une paye qu'on ne l'a pas vu, justement depuis le
moment où il était censé emménager dans son nouveau
quartier. « P't'être qu'y s'est fait foutre au trou » - éventual
ité
tout à fait banale quand un membre du gym dispar
aît
quelque temps de la circulation, la première explica
tion
invoquée est qu'il est en prison. Sur le chemin, je
relève cette publicité que je n'avais jamais vue, une
grande affiche avec des petits bonshommes dessinés en
traits-bâtons blancs sur fond noir qui occupe tout un pan
d'un bâtiment à demi écroulé « Faites que vos enfants
ne soient pas les prochaines victimes de crimes violents. »
Un peu plus loin, une autre affiche conseille : « N'aban
donnez pas! Priez: ça marche. Gardez votre famille
unie. »
Alors que nous approchons du motel, DeeDee se
plaint de ce que ce n'est vraiment pas un endroit pour
une cérémonie de mariage. « C'est même pas prévu pour
faire une bringue (to party) alors... P't'être qu'y vont
:
!
!
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:
:
Curtis et ancien homme fort d'un gang local, de m'accompagner car c'est un autre secteur très dangereux.)
Avant de quitter le vestiaire, DeeDee s'enquiert
auprès de Liz de ses impressions sur le meeting de Louis
Farakkhan [le leader de la Nation of Islam, groupe poli
tico-religieux
extrémiste noir] auquel Shante l'a amenée
hier - il y avait paraît-il plus de 10 000 fidèles pour écout
erson discours-sermon. Elle nous décrit comment
Farakkhan a exhorté ses disciples à contribuer au fina
ncement de leur cause les volontaires, des patrons, doct
eurs, politiciens, enseignants ou techniciens noirs, sou
vent habillés avec luxuriance, s'avançaient chacun à son
tour sur la scène pour déposer leur contribution dans la
corbeille des dons. Et le speaker de déclamer à l'adresse
de la foule l'identité du donataire et le montant précis de
son chèque. Liz voulait faire un chèque de deux dollars
pour voir si le speaker allait oser l'en remercier (tout ce
qui touche à la religion a la vertu de l'irriter au plus haut
point) mais Shante l'en a heureusement dissuadée c'eût
été l'esclandre. « Et Shante, combien il a mis dans la cor
beille? » demande DeeDee. Pas le moindre sou. Le vieux
coach part d'un petit rire faussement indigné « Oh non,
non, non! Ne m'dis pas ça! Il a rien donné du tout? (en
insistant avec délectation sur le "nuttirï'X Et il arrêtait pas
d'en parler, il en était tout excité Comme il en parlait,
j'aurais cru qu'il allait donner au moins mille dollars. »
Son ton est moqueur mais sans méchanceté 18.
On largue enfin les amarres du gym, cap sur le
mariage après un bref détour par la maison. [...] En
remontant ce couloir sinistre bordé de part et d'autre de
bâtiments condamnés et de commerces défoncés qu'est 18 — Quelques mois plus tard, Shante réussira à me faire admettre à une
Cottage Grove Avenue, DeeDee note avec une pointe de réunion similaire tenue par Farakkhan devant 15 000 partisans à la salle
sports de l'Université d'IUinois (où je suis le seul Blanc présent) et
nostalgie qu'il a bien connu l'époque héroïque du vice des
j'assisterai, médusé, à une grand-messe du millénarisme racial qui
district du South Side durant les années de la Prohibi s'ouvre sur cette sorte d'enchère à la hollandaise qui permet à la notab
tion
19 - il y a même travaillé un temps comme garde du ilité noire locale de se donner l'illusion d'entrer en communion avec
corps, videur, barman et, à ses heures creuses, à « assom les «masses» défavorisées.
19 - Les grands «districts du vice» (quartiers chauds) des métropoles
merles Blancs qui sortaient des boîtes de nuit ronds américaines
de l' entre-deux-guerres étaient délibérément implantés en
comme des billes » pour les soulager de leurs bijoux et lisière du ghetto par les municipalités, au grand dam de la population
de leurs derniers dollars. Les maisons de prostitution, noire qui en subissait les retombées nuisibles (I. Light, « The Vice Indust
in the American City», American Sociological Review, 43, 4, avril
tavernes, hôtels de passe, dancings et autres clubs de ry
1978, et St. Clair Drake et H. R. Cayton, Black Metropolis: A Study of
jazz, tout a été rasé au début de la décennie 50 lors d'une Negro Life in a Northern City, New York, Harper and Row, 1945,
grande opération dite de « rénovation urbaine » qui avait 2 vol.).
- Sur la restructuration de l'habitat urbain dans l'après-guerre, et les
pour but à peine déguisé de rogner sur le ghetto des par 20
effets de la politique à' urban renewal (rebaptisée Negro removal par
celles alléchantes pour les promoteurs immobiliers dési ses critiques) sur le South Side de Chicago, voir A. R. Hirsch, Making the
reux d'étendre le centre-ville, au point que DeeDee n'en Second Ghetto : Race and Housing in Chicago, 1940-1960, Cambridge,
University Press, 1983, et D. Bowly, jr. The Poorhouse : Sub
reconnaît plus rien aujourd'hui. Il avait des amis, des big Cambridge
sidized Housing in Chicago, 1895-1976, Carbondale, Southern Illinois
wheels du milieu, qui logeaient dans les prestigieuses University Press, 1976.
70
Loïc J. D. Wacquant
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portant une coupe de fruits et sur laquelle quelqu'un
dépose un plat de gambas nageant dans une sauce
tomate infâme. S'y assoit, tout en sourires, la mère d'An
thony, une magnifique matrone noire dans une robe de
même couleur. Dans le coin-cuisine, collé au miroir, un
patchwork de photos d'Anthony « Ice » Ivory (c'est son
nom de ring), dont bon nombre prises par moi au cours
des deux années passées bras dessus, bras dessous avec
Mohammed Ali, au garde-à-vous avec DeeDee, posant
avec Leon Spinks, en train de grimacer à faire des abdo
minaux ou de rire assis au bureau dans l'arrière-salle du
gym, en action sur le ring puis saluant le public avec ses
adversaires d'un soir après leur combat.
Il est 4 h 40 mais la cérémonie de mariage, qui devait
se dérouler à 4 heures tapantes, n'a toujours pas débuté
(les manœuvres de DeeDee pour arriver en retard auront
donc été en pure perte!). Anthony, fagoté dans un cos
Les nouveaux mariés prêtent serment.
tume blanc neige et une large ceinture bleue, fait penser
faire la fête dans la salle du restaurant, j'sais pas. » C'est à un prince charmant jouant dans une publicité pour
vrai que le site n'est pas rutilant Le Michigan Motel est Monsieur Propre. Liz me dit qu'il ressemble à un trouba
une sorte de forteresse à un étage en briques jaunâtres dourd'opérette — et c'est tristement vrai. Il est à la fois
située au croisement de la 26 e Rue et de State Street, dans superbe d'élégance et pathétique superbe parce qu'il
l'ombre des projects de la Chicago Housing Authority qui est droit et svelte et son visage aux traits épurés et au
flanquent cette artère sur des kilomètres, à deux « blocs » teint sombre contraste fortement avec ses habits, pathé
à peine des huit voies de l'autoroute Dan Ryan et de leur tique parce que son costume de location a l'air d'être en
circulation infernale. À l'entrée, mitoyenne du poste de plastique et il est si raide dedans qu'on croirait à chaque
police du district de Wentworth, l'un des plus délabrés et instant qu'il va se briser en morceaux comme le verre
réputé le plus dangereux de la ville21, une enseigne d'une ampoule. Il porte une redingote blanche sur une
kitsch aux lettres orangées identifie la bâtisse carrée sans chemise crème avec veston et nœud papillon bleu, ainsi
ouvertures extérieures, dans l'enceinte de laquelle on qu'un pantalon blanc et des chaussures assorties en plas
pénètre par un portail comme dans un fortin. Une aile est tique. Il nous lance un de ses sourires si timides qu'on en
occupée par le « Restaurant-Service » et les trois autres est gêné pour lui et il a le plus grand mal à ne pas rougir.
par des petites chambres avec garage au pied du mur ; Son fils Antonio est revêtu d'un petit costume deux
les coursives aux rambardes grillagées courent le long de pièces tout blanc et porte fièrement à deux mains un
fenêtres étroites qui donnent côté « cour » sur le parking - coussin rouge sur lequel repose l'alliance de la promise.
Hier j'ai demandé à Bonnie s'ils vont faire quelque
on se croirait dans une prison plutôt que dans un hôtel.
chose
de spécial pour leurs noces - un voyage, une sort
L'établissement a été choisi parce qu'une des sœurs
d'Anthony y est employée comme serveuse et a pu à ce ie, que sais-je. Non rien. C'est déprimant. Du coup je ne
savais plus trop que lui dire. Quand Hightower [un
titre bénéficier d'une ristourne.
Nous entrons dans la petite salle du restaurant (un ancien du gym] vient naïvement poser la même question
rectangle de 15 mètres sur 10 environ) où famille et amis à Anthony, ce dernier annonce à la cantonade que Bonn
sont déjà rassemblés et piaffent d'impatience sur le lin ieet lui iront passer toute la semaine prochaine à Wauoléum rouge qui couvre le sol. Des guirlandes bleues et kegan, la petite bourgade grise et misérable de la ban
blanches égaient la pièce. Les affichettes indiquant le lieue nord de Chicago dont Ed Ford, son manager, est
prix des petits déjeuners (« Spécial Jambon-œufs $4,50 ») conseiller municipal. (Je trouve que c'est pire que rien,
sont encore scotchées au mur et à même les vitres. Deux ce simulacre de voyage de noces. Ça me rappelle Curtis
longues tables placées près de l'entrée sur lesquelles sont
posés des plats vides feront office de buffet tandis que
- Pour une description de l'intérieur de la vie quotidienne dans ce
six autres entourées de chaises et rangées en épi le long 21
quartier, lire L. J. D. Wacquant, « "The Zone" Le métier de "hustler"
du mur opposé accueilleront les convives. Dans l'angle dans le ghetto noir américain», Actes de la recherche en sciences
proche des cuisines trône un faux bar avec une table sociales, 92, juin 1992, p. 38-58.
Un mariage dans le ghetto
Une
variante
71
d'aspiration
petite-bourgeoise
Le mariage de «Mighty» Mark Chears, autre membre du Woodlawn Boys Club, six mois plus
tard dans une église du même quartier, offre une variante petite-bourgeoise de celui d'Anthony
qui éclaire, par contraste, les spécificités de ce dernier. Ce qui différencie les deux cérémonies,
ce n*est pas tant l'écart brut de condition entre les protagonistes et leurs entourages respectifs,
quoique celui-ci soit loin d'être négligeable, que la différence qu'il révèle entre leurs chances
objectives et leur volonté corrélative d'ascension, différence qui trouve son expression dans le
plus grand degré de « formalité » du mariage de Chears et dans la capacité matérielle et sociale
supérieure de ses participants à mettre en scène une approximation satisfaisante du modèle
socialement consacré du « vrai mariage ».
:
Mark Dante Chears et sa femme Laura Vaughn ont
tous les deux un emploi stable, lui comme commis
à la reprographie dans une officine de services de
secrétariat du centre-ville, elle comme réceptionniste dans
une compagnie d'assurances. Ils possèdent une voiture (un
modèle compact récent en très bon état) et ils ont pu
bénéficier d'un prêt pour se porter acquéreurs d'un petit
pavillon dans une banlieue noire de la ville - indice irréfu
table d'une trajectoire ascendante de sortie du ghetto.
Manière de bien marquer son appartenance aux couches
« respectables » de la classe ouvrière noire, celle dont la vie
sociale s'oriente en priorité vers les institutions officielles de
la communauté, le mariage de Chears se déroule non pas
dans un lieu profane mais à l'église, en l'occurrence la Saint
Paul Church of God, dont la devise est Jesus Never Fails
(«Jamais Jésus ne faillit»), en présence du père et de la
mère des deux époux, de leurs fratries au grand complet
ainsi que de leurs parentés respectives, dont un fort contin
gentde jeunes hommes, peu présents au mariage d'An
thony. L'union de Mark et Laura est en outre consacrée par
un pasteur réputé et respecté, ayant « pignon sur rue » (le
fondateur de la Saint Paul Church of God, établissement
religieux qui fête cette année-là son cinquante-sixième anni
versaire),
et non par une connaissance personnelle du marié
sans ancienneté dans le maniement des sacrements. Autres
différences la taille et l'aisance matérielle relative de l'assi
stance, dont témoignent l'accumulation de cadeaux faits aux
époux, la prolixité des appareils photos et des caméras
vidéo parmi les invités et l'embauche d'un vidéaste officiel, le
buffet enfin, nettement plus garni que celui du Michigan
Motel, même s'il est aussi servi dans des assiettes en carton
avec des couverts en plastique. En fait, c'est tout l'accompa
gnement du rituel qui est empreint d'un plus grand souci
des formes et du désir de projeter une image conforme à la
représentation dominante du mariage, même si, là encore,
c'est la famille qui, de la chorale à la cuisine, prend en charge
le travail cérémoniel.
La Saint Paul Church of God est un bâtiment carré austère et
fonctionnel, entouré de majestueuses grilles noires, situé sur la
55e Avenue et South Wahash Street à un « bloc » de la cité de
Stateway Gardens. Elle est flanquée, d'un côté par deux pro
jects de trois étages assez dégradés, de l'autre par le Chaney
Ford Child Care Center (une garderie privée, également entou
rée
de hautes grilles noires en métal). Le sol du vestibule d'en
trée est recouvert de linoléum vert pétard (celui dont les pro
priétaires
de pavillons ouvriers aiment à recouvrir leur jardin
pour faire croire qu'ils ont un beau gazon); les portes d'entrée
sont décorées de vitraux à l'effigie des deux pasteurs qui dir
igent la congrégation, Most Reverend J. 0. Patterson, et Right
Reverend Louis H. Ford. Un panneau publicitaire composé de
vieilles photos de l'église avant son agrandissement annonce
que celle-ci vise, pour sa campagne de financement en cours, à
susciter la générosité de « 75 000 membres donnant chacun
75 dollars sur un total de 3 millions de membres, soit
$ 5 625 000». Une plaque commemorative datée de 1969
dresse la liste des membres ayant versé une contribution de
plus de I 000, 500, 300 et 200 dollars (leurs noms sont ran
gés de haut en bas par ordre d'importance de leur don).
A l'entrée de l'église, les invités signent le « livre de mariage »,
un joli cahier blanc entouré de dentelles et de fleurs blanches
en plastique, avant de pénétrer dans la nef. Le programme de
la cérémonie, imprimé sur du papier rose de qualité, montre
bien qu'on est là trois crans au-dessus du mariage d'Anthony: la
robe de la mariée a été achetée chez «Georgina's Bridals by
Moonlight», une maison de ¡a place, tandis que celles des
demoiselles d'honneur étaient fournies par « Eva's Bridals and
Fashions by Bari-Jay ». Le manage est vidéoscopé par Charles
Mabry et la photo assurée par Unlimited Photography.
72
Loïc J. D. Wacquant
I
Orgue ! Pampampampam ! Et voici la mariée, dans une robe
superbe, qui descend l'allée au bras de son père. Son futur lui
prend galamment la main et ils gravissent deux marches pour
s'arrêter sous l'arche en forme de cœur. Le pasteur entame son
prêche en évoquant philosophiquement le retard Incongru de
Chears sous le regard courroucé de sa belle. Tous deux clament
« will » d'une voix énergique et la foule rit, bon enfant, quand
les mariés prononcent leurs vœux avec tant de sérieux (Chears
en sanglote I) qu'ils en attrapent chacun à tour de rôle un fou
rire. Elle lui promet obéissance, lui respect, et l'un et l'autre fidél
ité. On tend les bagues au pasteur : «Je tiens dans ma main
deux très beaux bijoux, vraiment superbes et selon toute appa
rence fort coûteux. Ces alliances m'ont l'air plus belles même
que la mienne.» Il mentionne qu'il s'est marié il y a cinq ans
avant de tonner: « Et je n'ai aucune honte à porter mon
alliance! Même à cette époque qui est la nôtre où bien des
jeunes hommes désormais préfèrent porter cinq anneaux au
lobe de leur oreille plutôt qu'une bague à leur doigt!» Et l'assi
stance d'approuver bruyamment : « Yeah Tell it! »
Apothéose du rituel, la mariée s'empare du micro et, accom
pagnée par ses frères à l'orgue et à la batterie, se lance dans
une version éblouissante de «Inséparable», dédiée à son
époux ému : « You're incredible to me It's so good to know,
inseparable, yesss we aaare » La foule reprend le refrain, bat
des mains en cadence et ruisselle de joie avant d'applaudir à
tout rompre (Laura a vraiment une voix remarquable et on ne
peut qu'être transporté par l'émotion qu'elle charrie : j'en ai la
chair de poule). « Vous pouvez vous lever et embrasser la
mariée. » A nouveau des applaudissements puis Amos, le frère
de Laura, y va de sa chansonnette tandis que les mariés et leur
suite quittent la salle en procession.
Après la cérémonie proprement dite, les invités se réunissent
dans le Fellowship Center attenant pour présenter leurs vœux
au couple, saluer la famille et. offrir leurs cadeaux. L'immense
salle surplombée d'un plafond voûté en bois abrite quatre
longues tables de cinquante couverts chacune, flanquées de
quatre petites tables rondes réservées aux époux et consorts.
Dans un coin, au fond, trône une Immense pièce montée carrée
encadrée de quatre « échangeurs » en sucre portant des petits
couples (noirs) en plastique conduisant à une fontaine minia
turequi s'écoule au milieu du gâteau. Tout à côté, deux tables
recouvertes d'un amoncellement de cadeaux de mariage. Les
invités font sagement la queue pour saluer un(e) à un(e) les
grooms, les maids et enfin les mariés et leurs parents. Beau
coup d'animation, les flashes crépitent et les caméras vidéo ron
ronnent.
Il est temps de passer à table. Au menu : salade de
haricots, salade de pommes de terre froides, chips, carrés de
fromage (une imitation ratée de gruyère du Wisconsin), des
ailes de poulet frit et des cuisses de poulet au barbecue. Le tout
abondamment arrosé de punch aux fruits et de Pepsi-Cola.
..
!
!
!
..
..
Tout le monde est habillé de façon très formelle, costards
deux et trois pièces, costumes à queue-de-pie, robes de soirée,
avec toutefois des dégradés - certains invités n'ont pas de cra
vate et sont vêtus assez modestement, mais toujours avec un
grand sens de l'élégance. Foule de jeunes hommes arborant des
coupes flat-top (le bas du crâne rasé tout autour de la tête) et
des airs drôles, maladroits dans leurs habits du dimanche, et
de petites vieilles dans des robes vert et rose bonbon enlumi
néesde faux diamants.
C'est la panique pendant un bon moment car le marié a
tout bonnement. disparu de la circulation. La cérémonie
était supposée commencer à 1 4 h 30 et Chears finit par
appeler à 1 5 h 30, alors que certains invités commençaient à
partir, pour dire que le mariage débutera à 16 h 15. Humour
grinçant et rires gênés: « Does he got cold feet? » (la pro
verbiale
peur de se faire passer la bague au doigt censée
paralyser le célibataire au dernier moment). DeeDee grogne :
«j'devrais lui mettre une bonne tarte. » Finalement, après plus
de deux heures d'une attente teintée d'angoisse, Chears fait
son apparition, encadré de son cousin et d'Anthony. Soulage
mentgénéralisé. On le rabroue, on le taquine (« tu veux un
baquet d'eau chaude pour tes pieds froids?»), on l'embrasse.
Sa mère, paraît-Il, lui passe un savon formidable, de même que
sa future qui attendait son arrivée en pleurant de honte au
sous-sol de l'église.
Les invités, quelque deux cent cinquante personnes, dont
quatre Blancs perdus dans l'assistance, se massent à l'intérieur
de l'église, une grande salle en béton aménagée dans un style
austère, avec pour seule décoration murale deux portraits des
révérends, qu'ils remplissent environ au tiers. Face à l'allée prin
cipale, les chaises réservées à la chorale, à gauche un orgue
électrique et une batterie, au centre un grand portique fait de
fleurs roses en plastique en forme de cœur et une caméra
vidéo sur son trépied. Entrée solennelle des neuf groomsmen
(en costume et jabot noirs) et des neuf bridesmaids fen robe
d'un bleu criard), formant des couples scintillants, à pas lents
et cadencés, au son d'une bande de musique soul gorgée de
saxo et de basse. Un pas sur la gauche, un pas sur la droite,
on intervertit les positions et on avance (les employés de ser
vice de l'église s'esbaudissent du spectacle, glués à la vitre de
la porte latérale). Viennent ensuite deux dames de compagnie
en robe bleu pâle qui portent des bouquets blancs (en plas
tique), toujours d'un pas cadencé, en tournant sur elles-mêmes
tous les dix mètres sous les applaudissements, puis deux
enfants en costume rayé crème qui déroulent un tapis blanc
(lui aussi en plastique) le long de l'allée centrale jusqu'à l'autel
au pied duquel attend Chears (ficelé dans un costume queuede-pie blanc qui le fait ressembler à un catcheur). Deux petites
filles en dentelle blanche sèment des pétales de rose sur le
chemin de procession.
Un mariage dans le ghetto
.
:
!
!
Bonnie, dans une très jolie robe toute blanche, entourée
de voiles et avec une longue traîne. Elle s'avance de la
même manière qui se veut solennelle (et qui n'en jure
que plus avec le cadre), escortée de deux femmes âgées
habillées de robes aux couleurs éclatantes. T-Jay pro
nonce
les paroles d'usage dans son vernaculaire aux
intonations vigoureuses - on distingue à grand-peine ce
qu'il dit mais l'essentiel est de se guider à son débit. Il
manque de pratique mais n'empêche c'est bigrement
émouvant. Ah, la force des rituels On a beau se vouloir
distant et garder un regard analytique, on n'y échappe
jamais complètement (sur le coup, ça me donne même
envie de me marier). Ce n'est pas Anthony et Bonnie qui
me démentiront, eux qui en ont le minois tout retourné.
Sous le coup de l'émotion, lui se trompe de bague tandis
qu'elle répond à sa place à la tirade du pasteur! Finale
ment, l'acte est consommé l'alliance au doigt, les nou
veaux mariés s'embrassent. T-Jay demande quelques
minutes pour un bref sermon sur le thème «it's a sick
world, it's a troubled world» («notre monde est malade,
notre monde est dérangé»). Il enjoint avec emphase les
époux de tout faire pour assurer la pérennité de leur
union, notamment en y accueillant le Seigneur. Et de
déplorer avec non moins de vigueur la dissolution de
tant de mariages dans notre « société malade » Applau
dissements
et embrassades. On félicite les heureux tour
tereaux.
La mère d'Anthony les étouffe dans ses bras l'un
après l'autre - elle est le seul parent présent car Bonnie,
elle, a perdu père et mère.
Kitchen mitraille sans relâche, le flash généreux c'est Noël à la Toussaint pour lui On sort dans la cour
pour faire une série de photos de mariés, d'abord seuls
!
;
!
:
Les nouveaux mariés posent avec la mère et les grand-mères d'Antony.
qui était allé passer la journée au parc d'attractions de
Wisconsin Dells, à une heure de route de Chicago, avec
sa femme et ses deux gosses, et dont il avait ramené des
photos le montrant faisant le signe « V » des doigts de la
main, en Rayban et survêtement, agrippé au volant d'une
réplique de voiture de Formule Un.) Je bavarde avec
Maurice, le grassouillet praticien de kick-boxing qu'An
thony entraîne à la salle et que Liz a repéré hier dans le
service d'ordre du meeting de Farakkhan.
Nous sommes entourés des invités dans leurs habits
clinquants, les jeunes hommes l'air sérieux en costume et
cravate, les femmes plus rieuses en robes à strass et
paillettes aux généreux décolletés. On attend dans l'un
des couloirs que la mariée fasse son entrée. Kitchen (un
alcoolique chronique qui traîne au gym et survit en
louant à l'occasion des combats ses services de photo
graphe amateur et autres petits boulots) est là qui prend
des photos à la chaîne, de même que T-Jay (un cinquant
enaire, ancien boxeur amateur qui continue de s'entraî
ner
à Woodlawn). C'est même lui qui va marier Anthony
et Bonnie outre son emploi de serrurier auprès de la
municipalité, il est pasteur depuis deux ans mais c'est
seulement le deuxième mariage qu'il célèbre. Je reste
collé à Anthony afin de pouvoir prendre des photos de
près quand je m'aperçois... que la cérémonie a débuté
sans que je m'en rende compte
Une éclaircie s'est formée au milieu de la pièce.
Anthony se dirige solennellement vers son centre, suivi
de son témoin dans un costume noir qui lui donne des
méchants airs de mañoso ils s'avancent tous deux en
cadence, en marquant chaque pas avec une lenteur
empruntée. C'est pompeux et dérisoire à la fois. Arrive
73
puis avec les frères et sœurs, puis entourés de toute la
famille et des invités. Kitchen s'évertue à ce que le signe
« Miller Lite » [marque de bière] qui clignote à la fenêtre
du bar ne figure pas sur l'image. Quand une dispute
éclate à propos de qui au juste doit être inclus sur le port
rait de famille, un grand Muslim rencontré pour la pre
mière fois hier au combat d'Anthony y met fin en lançant
un tonitruant «we're all one big black family !» («nous
sommes tous une seule et même grande famille noire »).
Après la séance de photo, Ford reste un long moment
dehors à discuter « affaires » avec Anthony en affectant un
air sérieux.
Ce qui me frappe le plus dans cette cérémonie, c'est
le contraste flagrant entre l'habillement, flashy, plein de
style, d'apparence riche, et l'exubérance des invités d'un
côté, et leur parler et leur comportement corporel de
l'autre, fortement marqués par la modestie de leur condit
ion. Ça me fait quelque chose de voir Anthony se
marier. Je l'aime beaucoup et il est si réservé dans le
quotidien. Je voudrais pouvoir partager plus avec lui
mais nous n'échangeons jamais que des bribes de
conversation à la salle - il est vrai que sa conversation
est parfois difficile à suivre (DeeDee suppute qu'il est
déjà punchy à cause des coups de pied à la tête encais
sés
durant sa longue carrière de kick-boxing) et nous
avons si peu en commun. Pourtant je me sens très
proche de lui par certains côtés.
À l'extérieur du restaurant.
Loïc J. D. Wacquant
De retour dans la salle, je bavarde avec Hightower
(ancien boxeur du club, reconverti depuis comme tech
nicien en radiologie), à qui je fais un compte rendu
détaillé du combat d'Anthony hier soir. Quand je lui
explique la recherche que je mène, il m'interrompt pour
demander si je suis détenteur d'un Master of Art (maît
rise), qui semble être le diplôme le plus élevé qu'il
connaisse. En apprenant que j'en ai même deux, il lâche
sur un ton grave en me fixant droit dans les yeux « C'est
un grand honneur de connaître quelqu'un qui a deux
MA, un très grand honneur (a real privilege). » Mais ce
qui lui coupe le souffle c'est que je lui réponde - et il voit
bien que je suis sincère - que c'est un honneur pour moi
que de connaître des gens comme lui et DeeDee. On
prend rendez-vous pour la semaine prochaine pour que
je l'interviewe sur sa carrière entre les cordes (« pour moi
la boxe, c'est un art, un craft, comme être électricien »).
:
74
Les nouveaux mariés font la bringue
[...] Après la cérémonie, chacun félicite d'abondance
les nouveaux mariés avant que ne commence le repas.
Le dee-jay du bar mitoyen s'active et passe de la musique
à fond - soul, blues, house music, à laquelle se mêle le
commentaire du match de football américain que diffuse
la télévision du bar. Ça tangue et ça chaloupe. Il y a un
Un mariage dans le ghetto
75
:
!
:
:
filer parmi les convives. Anthony demande qu'on lui
donne à manger et qu'on ne l'expulse pas tant qu'il se
comporte honorablement. Je papote avec un ami d'en
fance d'Anthony ils ont grandi dans le même coin, sur la
76e Rue et Peoría. «C'est un bon quartier, il a ses bons
côtés et ses mauvais côtés, comme tous les quartiers,
hein? Le bon côté, c'est que chacun se garde par-devers
soi (keep to their self) et s'occupe de ses affaires. J'aime
ça. Puis t'as des voyous (your bad crowd) comme dans
tous les coins, hein? Mais les gens s'occupent de leurs
oignons. J'veux dire, qu'est-ce que tu peux demander
de plus? » Je ne sais pas si c'est volontaire mais je suis
servi en dernier et Liz constate que les femmes qui ser
vent sont malaimables avec elle, alors qu'elle les aide
avec diligence (il est évident que certaines n'aiment pas
trop les Blancs ; peut-être se demandent-elles ce qu'on
fiche là).
Les sœurs d'Anthony s'emmerdent ferme dans le coul
oir qui mène au bar, assises en grappe sur une des ban
quettes
à finir de manger. La brune mignonne en robe
bleue lamée lâche tout fort « C'est chiant. Personne ne
danse » Je note une circulation intense à l'entrée des toi
lettes dames où une sœur d'Anthony à demi soûle fait un
ramdam du diable ; un mec essaie de la calmer d'un
regard menaçant mais elle est très défiante - les rapports
entre les sexes sont passablement agressifs et suspicieux
pour ce que j'ai pu en observer jusqu'ici. Comme on ne
danse toujours pas dans la salle du mariage, l'une des
sœurs va trouver refuge dans le bar avec trois autres invi
téset ils se mettent à danser en formation sur une chan
sonde soul que hurle le juke-box. Les clients du bar
applaudissent, les encouragent de la voix et de leurs
rires. Les quatre danseurs se tiennent par l'épaule et se
balancent en cadence, pivotent d'un quart de tour, se
baissent de concert en se trémoussant avant de répéter la
manœuvre dans l'autre sens. (Le lendemain, DeeDee me
dira que « c'est rien ça, de mon temps, on avait des
groupes de danse, dans les années 30 et 40, t'aurais vu
ça, c'était quelque chose! ». Lui-même dansait régulièr
ement
avec deux de ses copains22.) Côté restaurant, la
stéréo n'est pas des plus modernes son gros baffle
unique posé sur une chaise déverse un son tellement dis
tordu qu'on ne peut pas s'asseoir devant sans risquer d'y
sacrifier ses oreilles.
O'Bannon (un postier proche de la retraite faisant
partie du cercle des habitués du gym) arrive avec sa
femme Tammy. C'est le seul, à part Kitchen, T-Jay et moi,
à avoir un appareil photo (détail révélateur), un modèle
22 - Sur les différentes danses afro-américaines et leur histoire, voir
K. Hazzard-Gordon, Jookirí The Rise of Social Dance Formations in
African-American Culture, Philadelphie, Temple University Press,
1990, notamment le chap, in sur la période récente.
■.
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;
.
:
petit buffet avec au menu deux gros ananas « fourrés »
aux fruits (les morceaux de pastèques et les raisins sont
abîmés et, pour certains, carrément avariés) et quatre
grands plats au total, comprenant un assortiment de
légumes à feuilles (qu'on regroupe sous l'appellation
générique de greens), des œufs garnis, du jambon cuit,
un poisson décoré à l'ananas, une salade de patates et
des fried chicken legs (pas même de cuisses ou de
blancs). Deux des plats sont posés sur des petits
réchauds à gaz. Les couverts sont en plastique et il n'y a
pas de boissons (à l'exception d'une bombonne de thé
froid qui baigne dans une glacière) il faut aller au bar
d'à côté acheter à vil prix des root beers, des Miller Lite et
des Cocas. Ce sont les femmes et les filles qui servent les
invités attablés tout autour de la salle ; les hommes ne
sont pas censés intervenir. [. .] Comme d'habitude, Liz et
moi sommes les seuls Blancs, y compris au bar qui, outre
les invités, n'est fréquenté que par des Noirs du quartier.
« Mighty » Mark Chears arrive en compagnie de son
frère et de son meilleur ami, tout contrit d'être en retard.
Sa bouille de Canaque des îles détonne avec son costard
tiré à quatre épingles qui lui donne un air endimanché
qu'on ne lui connaissait pas. Il s'entraîne dur en ce
moment ; quand il ne vient pas à Woodlawn, il va mettre
les gants trois fois par semaine avec Anthony à Fernwood Park. [...] Voilà aussi «Killer» Keith et sa petite
amie du moment il porte un costume noir en velours
impeccable avec, à la boutonnière, une broche « Boxing »
en forme de gant (il n'y a que lui pour ça !). Kitchen vient
me réclamer l'argent des photos qu'il a prises de Liz dans
les bras de Mohammed Ali lors de la visite de ce dernier
à la salle la semaine précédente ; il a déjà fait tirer des
doubles mais il n'a plus de liquide pour les sortir du
magasin. Après tractations, je lui donne 40 dollars. Il me
montre d'autres photos prises lors de l'apparition d'Ali au
gym, éparpillées au fond du coffre de l'épave qui lui sert
de voiture. Il n'aura pas le temps de les faire refaire tout
de suite car il a trouvé un petit boulot, « juste un job de
déménageur ». Il n'est payé que lorsqu'il y a des meubles
à décharger, soit huit heures les bons jours alors qu'il
passe jusqu'à quatorze heures dans le hangar auquel il
est assigné. Il me confie en souriant « J'vais pas le garder
longtemps, j'travaille jamais longtemps, Louie, tu sais
bien. » II espère gagner encore un peu d'argent en faisant
des photos de Mohammed Ali qui y faisait campagne
hier avec Neal Hartigan, un des candidats à l'élection
pour le poste de gouverneur de l'Illinois.
Pendant qu'on sert à manger, je compte 34 femmes et
7 gamins sur un total de 64 invités. Relativement peu
d'hommes donc. Un clochard (bum) au visage hâve et
habillé dans des nippes de récupération a réussi à se
Loïc J. D. Wacquant
:
!
:
.
grand public tout « préréglé » avec le flash qui se congé. En partant, on leur remet des assiettes en papier
déclenche automatiquement. Les mariés coupent le garnies de nourriture et emballées dans du papier alumi
gâteau et posent pour la postérité, s'offrant mutuellement nium.
une coupe de champagne aux lèvres. Je sors devant l'en
trée pour prendre tranquillement mes notes et je tombe
sur... Shante dehors en train de scruter par la fenêtre « Une semaine de repos
pour voir qui est là. Il est habillé d'un pantalon de cuir et tu prends bien soin de ta femme»
brillant et d'un gros pull en laine gris et rouge. On se
tombe dans les bras. Il a amené un cadeau (un étui à
Les sœurs d'Anthony et ses amis dansent avec aban
montre, semble-t-il) emballé dans un sac plastique. «Je don- ses frères ne semblent pas être là car DeeDee n'en
pensais pas venir, j'ai l'estomac tout barbouillé. Mais je voit pas un seul à me présenter. Les couples se meuvent
voulais pas rater ça, parce qu'Anthony, c'est mon pote à dans des styles variés mais toujours hauts en couleur et
moi (that's my man)« — il dit cela de beaucoup de gens, avec une grande sensualité. Je me lance dans une brève
comme Curtis qui n'est pas avare quand il s'agit de nom mais méritante imitation de M. C. Hammer faisant son
mer son meilleur ami (« un meilleur ami, t'en as jamais de running man à la demande de Shante - et à la grande
hilarité des gars du gym qui applaudissent en me voyant
trop »).
Ça y est, les mariés ont ouvert le bal, si on peut dire, gesticuler tel un pantin à la manière du rappeur d'At
et la nouba commence pour de bon. Pendant que les lanta. O'Bannon me défie de danser avec une grande
invités se trémoussent aux sons rauques de James dame en robe rouge au décolleté vertigineux qui cara
Brown, je bavarde avec Shante qui ne veut pas danser. cole au centre de la piste. Et c'est l'explosion générale de
Son pull en laine est trop chaud et il va trop transpirer, stupéfaction et de rires quand je relève le gant et entame
dit-il. (En fait, c'est surtout qu'il ne veut pas montrer son un ballet fougueux avec ma partenaire.
côté soft: un homme digne de ce nom se doit toujours
O'Bannon (qu'on surnomme O. B.) fait des photos de
de présenter une apparence dure et menaçante pour groupe avec tous les boxeurs du club disposés en évent
conserver la réputation nécessaire pour survivre dans la ailautour d Anthony, une main à plat sur l'épaule du
rue. Ainsi, quand Shante et son amie vont danser, c'est voisin et l'autre dressée avec le poing fermé. Bouscul
toujours dans des night-clubs très loin de son quartier.) ades,oreilles d'âne, Shante bagarre pour se mettre
Le magnétophone qu'on lui a offert en février est déjà devant. Très drôle. Dans le bar, DeeDee (qui me semble
hors d'état de marche ; par chance j'avais souscrit une bien guilleret) se plaint auprès de Tammy du fait que son
garantie universelle et donc il peut le faire réparer pour mari a suggéré à Anthony que, lors des noces, il est
rien, ce qui le soulage grandement. Il ne vit pas s'il n'a d'usage que le mari retire la jarretelle de la cuisse de son
pas sa dose quotidienne de gangster rap (variété, de rap épouse et embrasse solennellement la chair ainsi offerte
militant qui célèbre les vertus masculines du ghetto). Son devant les invités. DeeDee est violemment contre et
amie Darlene doit mettre au monde leur fils en ajoute en riant qu'il a menacé O. B. de l'assommer d'un
novembre mais on ne connaît pas la date exacte. Il se crochet gauche s'il insistait. Heureusement qu'il est inte
peut que ce soit un prématuré, comme les quatre autres rvenu car Anthony s'apprêtait à obtempérer dans la salle
enfants qu'elle a eus précédemment. « C'est mauvais ça, du restaurant afin que Kitchen immortalise l'événement.
parce que l'enfant, il est pas complètement en forme 23 »
O. B. se défile en arguant qu'il n'a fait que lui enseigner
[...] Shante doit aller au temple de la Nation of Islam la tradition. À quoi Tammy, sa digne épouse, rétorque en
demain car Farakkhan y fera une de ses rares apparit piaillant de rire « Mais c'est trop vieux jeu t'es vraiment
ions.Il me demande où j'achète mes cassettes à prix de dépassé, ça se fait plus depuis des lustres. »
gros car il voudrait repiquer les sermons du leader de
DeeDee me révèle qu'il raffole de l'armagnac Napo
Nation of Islam pour son frère et son cousin.
léonque je lui ai ramené de France le mois dernier. Il en
Liz m'apprend que DeeDee est en pétard que Curtis a donné à goûter à ses voisines (mais à doses homéopat
et Lorenzo ne se soient pas montrés alors qu'ils étaient hiques)et celles-ci en étaient estomaquées - au sens
dûment invités. Shante a failli ne pas venir lui aussi car il propre. « On devrait Ça devrait être à la disposition de
n'avait pas l'argent pour prendre le train. Il a dû aller
quémander à sa mère ses derniers sous pour réunir à
grand-peine les 2 dollars 50 requis pour faire le trajet 23 - Effectivement, le petit Aaron, dont je deviendrai le parrain, naîtra
trois semaines d'avance et devra passer le premier mois de sa vie
aller-retour sur la ligne du « El » (d'où le prétexte de l'e avec
en soins intensifs pour cause d'arythmie cardiaque (on craint même
stomac
barbouillé). Les invités commencent à prendre pendant plusieurs jours qu'il ne survive pas).
Un mariage dans le ghetto
77
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.
:
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:
de loin bavarder avec emphase, assis droit comme un I
sur son tabouret, un bras autour de l'épaule de la fille.
DeeDee ressort finalement du bar et me fait signe que
nous partons. À la dernière minute, alors que nous nous
rhabillons, DeeDee, Liz, Maurice et moi, dans l'entrée qui
donne à gauche dans la salle de fête où s'est déroulé le
mariage, à droite dans le bar, Anthony propose à Dee
Dee de sabler le champagne, dont il vient d'ouvrir une
bouteille. Comme il prononce mal le mot, DeeDee s'enquiert « Tu veux dire du champagne ou du Chámpale ? »
(Le Chámpale est une boisson gazeuse et sucrée faibl
ement alcoolisée, version commerciale dégradée du
champagne qui joue délibérément sur l'ambiguïté des
marques.) Anthony hésite un instant avant de lancer, tout
fier, un « Chámpale » retentissant.
DeeDee, faisant une moue dégoûtée « Quoi, du
Chámpale ? J'en veux pas de ce truc. T'es sûr que c'est du
Chámpale, pas du champagne ? » Anthony bafouille - il a
bien du mal à répondre puisqu'il ne connaît visiblement
pas la différence entre les deux produits. DeeDee à nou
veau « Le champagne, c'est le vrai truc (the real stuff).
Le Chámpale, c'est rien qu'de la flotte. » Sa lanterne éclai
rée,Anthony rectifie le tir il jure qu'il ne peut s'agir que
d'une bouteille d'authentique champagne. Mais DeeDee
a déjà assez bu et décline son offre. [. .]
Une dernière fois, DeeDee réitère ses instructions au
nouveau marié « Tu me prends la semaine entière de
repos. Pas d'entraînement, ça veut dire pas d'entraîne
ment.
J'veux pas entendre dire qu'on t'a vu à Fuller Park
ou Windy City» (deux autres salles de boxe de la ville).
Anthony allonge une moue de gosse brimé, à croire
qu'on vient de lui faire part d'une vraie catastrophe.
D'une petite voix déçue, Anthony implore le vieux
coach « Mais, DeeDee, vous savez que j'adore courir. —
Tu peux faire ton footing si tu veux. Mais pas d'entraîne
ment.
Je veux que tu restes chez toi à prendre bien soin
de ta femme. » Anthony a l'air soulagé « Mais DeeDee,
je peux m'entraîner à la maison. Vous savez comment
c'est chez moi j'ai une pièce à l'arrière avec mes sacs de
frappe et mes haltères et tout. — Ouais, je sais. C'que tu
fais chez toi, ça te regarde. Mais j'veux pas te voir dans
:
:
:
:
:
tout le monde. » Ce bar n'en a pas, inutile de demander
« II est bien ce bar, mais c'est pas un bigtime bar. » Ce qui
n'empêche pas les petites grappes d'habitués de bien
s'amuser et de discuter avec allant24. Tammy s'est atta
blée au bar telle une génisse à son étable et descend
verre sur verre. Liz sirote un alcool qui, bien que fort
ement dilué, lui fait tourner la tête. DeeDee s'envoie un
brandy et O'Bannon vient chercher un double shot gin
ger ale avant de repartir dans la salle du restaurant. Je
commande piteusement un Coca-Cola (avec trois quarts
de glace et un quart de Coca comme il se doit), ce qui
me vaut d'essuyer les ricanements étonnés de Tammy.
Il se fait tard et DeeDee veut rentrer. Nous nous pré
parons
donc à lever le camp. Mais l'énorme sœur blonde
à l'allure de vamp d'Anthony arrête le vieux coach dans
le couloir du bar et l'écrase contre son poitrail généreux
pour le remercier d'être venu. Elle lui souhaite «bonne
chance avec Anthony à Los Angeles». (Que je sache, il
n'a jamais été question qu'Anthony aille boxer à L. A.
avec DeeDee l'explication, qui viendra plus tard, est
qu'Anthony raconte des bobards à sa famille sur sa car
rière. Mais DeeDee répond comme si de rien n'était.)
« Oh, il est pas encore prêt pour partir sur la côte Ouest.
Faut qu'je parle avec cet autre idiot (fool) [le manager
d'Anthony] à ce propos. Il est pas prêt encore. Et puis il
était pas prêt pour cet autre combat [hier soir, son pre
mier match en dix rounds] non plus. Quand il sera prêt,
on verra. » La sœur d'Anthony acquiesce « Bon, si vous
le dites, je vous crois. C'est vous qui connaissez ça, alors
nous, on est avec vous. On vous le confie. Avec vous au
moins on est sûr qu'il se fera pas abîmer. »
DeeDee va tirer sa révérence à Anthony et Bonnie qui
sont déjà dans la cuisine attenante à la salle en train de
vider les plats et de ranger les ustensiles lavés (c'est la
famille qui va faire tout le nettoyage, de même qu'elle a
fait la cuisine et le service). J'arrive juste à la fin du bref
sermon de DeeDee aux nouveaux époux. Il est tout rire
quand il dit à Anthony « Pas d'entraînement toute la
semaine. Tu me prends une semaine de repos. Et tu
prends bien soin de ta femme. (En se tournant vers Bonn
ie) Tu m'as entendu une semaine de repos. Si t'as
besoin de plus de temps, tu m'appelles. » Et il se marre
devant la mine déconfite d'Anthony qui n'ose piper le
moindre mot de protestation. Alors qu'on s'apprêtait à
lever l'ancre, DeeDee tombe sur une jolie petite Noire
trentenaire qui à l'évidence le connaît et les voilà repartis
pour un dernier verre et une solide séance de rapping2^.
Quand je le retrouve au bar, il me fait signe du regard de
le laisser à ses manœuvres. J'acquiesce d'un regard
entendu. Anthony n'en revient pas de voir DeeDee « en
chasse » et se poste à l'autre entrée du bar pour l'observer
24 - On trouvera un tableau pointilliste de la riche vie sociale et li
nguistique
qu'abritent les bars des quartiers populaires noirs américains
dans l'excellente étude de Michael J. Bell, The World From Brown's
Lounge : An Ethnography of Middle-Class Play, Urbana et Chicago,
University of Illinois Press, 1983.
25 — Sur l'art verbal du rapping et ses variantes sociales, voir E. Folb,
« Rappin' in the Black Vernacular», Human Behavior, 2, août 1973,
p. 16-20, et R. D. Abrahams, Down in the Jungle : Negro Narrative Folk
lore from the Streets of Philadelphia, New York, Aldine de Gruyter,
1970, 2eéd.
78
Loïc J. D. Wacquant
un gym pendant sept jours. Pas un de moins. Et j'demanderai à Bonnie. Elle et moi on va s'parler au téléphone. Je
lui ai dit de m'appeler si tu prends pas soin d'elle. » Cette
concession de dernière minute fait naître un large sourire
sur le visage d'Anthony.
Est-ce l'effet de l'alcool? L'affaire semblait entendue
quand DeeDee se lance brusquement dans une tirade
enflammée « Tu me la feras pas (you ain 't gonna fool
me), tu m'entends ? J'suis peut-être pauvre, sans le sou,
mais j'sais de quoi j'parle. Et c'est pas souvent que tu
m'attraperas à dire des choses qui sont pas vraies. » À
preuve, il affirme garder en permanence sur lui un billet
fétiche de 100 dollars qu'il est prêt à parier banco avec
quiconque ose mettre ses dires en doute « Et si j'ai tort,
c'est 100 dollars pour toi. Curtis a essayé et il a raté. Ratliff a essayé et il les a pas eus. Personne. J'ai soixante-dix
berges tu t'doutes bien que j'ai pas atteint soixante-dix
berges en étant couillon. »
Quand nous allons à la voiture, je demande à Dee
Dee ce qu'il en est de cette histoire de voyage à Los
Angeles « Oh, c'est rien ça. C'est des bobards. Anthony,
il est comme Curtis et les autres y raconte des tas de
bobards. » Dans le cas présent, il fait croire à sa famille
qu'il est au seuil de la réussite dans sa carrière pugilistique, à la veille de s'exiler à Los Angeles pour accéder
au plus haut niveau. [. .] DeeDee dit aussi de Chears (qui
portait un magnifique costume gris foncé et une cravate
bleue avec une broche en or) qu'« il ressemble à un mec
qui sort de sa campagne ». À quoi le voit-on? «Juste son
allure. Pareil pour Ford. » Ce dernier peut prendre des
airs slick (habile, manipulateur) et big time il suffit de
voir les chaussures qu'il porte, un modèle ancestral
d'après DeeDee, pour débusquer son jeu. D'ailleurs
n'est-il pas de Waukegan « C'est la cambrousse làbas26?»
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!
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.
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.
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:
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:
que je négocie avec les flics, je l'entends qui grommelle
dans sa barbe «I'll be damned, Til be damned^.
Comme c'est la règle, je dois impérativement rester
dans la voiture sans faire de geste brusque jusqu'à ce que
le policier vienne à ma fenêtre. Surtout ne pas ouvrir ma
porte. Je le vois dans mon rétroviseur, un beau cop blanc
corpulent, qui s'approche à pas comptés, la main contre
le crosse du revolver qui pend à sa ceinture, dans la
lumière tournante et blafarde du gyrophare. Il se penche
précautionneusement vers moi à travers la fenêtre et,
avant même que je propose de lui présenter mes papiers,
me demande ce que je faisais dans ce motel. J'explique
que j'étais au mariage d'un ami boxeur et que je rentre
de Boston où j'ai malheureusement oublié mon permis
de conduire. Ça n'a pas l'air de le satisfaire et il se tourne
vers DeeDee « Est-ce que ce gentleman-là est de Chi
cago ? »
DeeDee se tourne vers lui « Ouais, j'suis du South
Side de Chicago, j'y ai vécu les soixante-dix ans de ma
vie. » Sur quoi il déclame son adresse, ce qui ne manque
pas de m'étonner il doit être pompette, ça ne lui re
ssemble
guère d'être si aimable avec les flics
— Qu'est-ce que vous faisiez dans cet hôtel? Vous
savez que c'est pas un endroit recommandable.
— J'suis DeeDee V., j'suis entraîneur et un de mes
boxeurs s'est battu hier pour le titre de champion de l'Illinois (c'est un bobard) et il a gagné. Et aujourd'hui c'était
son mariage, là.
Le policier a soudain l'air intéressé « Ah bon, vous
êtes entraîneur de boxe? Et qui vous entraînez, vous
avez des poids lourds ? »
DeeDee énumère fièrement ses principaux poulains
du moment, «Curtis Strong, le champion de l'Illinois,
Rodney Wilson qui vient juste de combattre à Las Vegas,
et Lorenzo Smith, invaincu en dix combats » Le flic red
emande si ce sont des poids lourds non, des légers et un
mi-moyen; il n'est pas convaincu. Pendant ce temps, le
«VOUS ÉTUDIEZ CES GENS-LÀ?»
second policier examine mon permis de conduire fran
çais d'un œil sévère et décrète abruptement qu'il n'est
Je manœuvre dans la cour intérieure du motel et pas valide (ce qui est vrai mais il ne peut pas le savoir).
débouche sur la 26e Rue avant de tourner sur State Street. Je maintiens que si, en vain. Ils s'apprêtent à nous
Je n'ai pas sitôt fait cent mètres que le gyrophare bleu embarquer au poste quand leur attention est attirée par
d'une voiture de police s'allume derrière moi. Merde Me ma carte de prof à Harvard sur laquelle est inscrit Har
voilà à nouveau arrêté et cette fois-ci en plus je n'ai vard University-Officer (ainsi qu'on désigne les membres
aucun papier d'Illinois sur moi (j'ai perdu mon porte du corps professoral). Perplexes, ils s'enquièrent de
feuille le jour de mon départ pour Boston le mois der
nier). DeeDee doit fulminer intérieurement il n'est rien
au monde qu'il déteste plus que de se faire contrôler par 26 - Les citadins désignent parfois les immigrés récents de la campagne
la police mais, à ma grande surprise, il n'en laisse rien du terme péjoratif de bama, suggérant qu'ils viennent de l'État d' Ala
pris ici comme modèle d'arriération. En retour, les habitants des
paraître et se contente de me faire remarquer que j'ai bama,
zones rurales dénigrent leurs cousins de la ville en les qualifiant de city
grillé un stop en tournant après le feu (mais, pendant slickers (jouant sur la polarité négative du terme slicM).
Un mariage dans le ghetto
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savoir si je suis... officier de police! Non, je réexplique fait que je sorte de cet hôtel « C'est parce que t'es blanc,
que je suis enseignant-chercheur à Harvard mais que c'est pour ça. Comme t'es un Blanc, ils se figurent que si
mon terrain est à Chicago, d'où ma présence ici. DeeDee, t'es allé dans cet hôtel, c'est ou qu't'es monté voir une
qui effectivement est légèrement soûl, s'offre de des fille (you pulled tricks) ou qu't'es venu chercher de la
cendre de voiture afin de leur montrer son veston au dos came 27 »
duquel est inscrit « Golden Gloves » en lettres d'or. Le
DeeDee précise que jamais de sa vie entière il n'a
premier flic lui aboie nerveusement de rester dans la voi payé d'amende sur la route parce qu'il veillait au grain
ture et fait brusquement deux pas en arrière comme pour «J'ai jamais pris d'contravention, jamais d'excès de
nous mettre en joue. DeeDee insiste et fait mine de sortir vitesse, rien, et j'conduisais tous les jours. Ma voiture, des
de la Plymouth. Le flic nous ordonne d'un vigoureux voitures volées, les voitures de potes. Souvent aussi
mouvement de sa lampe-torche de surtout ne descendre j'conduisais avec des policiers dans ma voiture. Et j'condu véhicule sous aucun prétexte.
naissais tellement de flics. J'en ai entraîné des tas, des
Le flic agressif lance à son collègue « Bon, je te flics... À l'époque, j'pouvais même pas aller à la salle à
laisse, tu fais ce que tu veux avec. Mais il devrait pas pied. Dès que j 'sortais de mon bâtiment, y avait quel
conduire en tout cas. » L'autre, plus conciliant, me redit
qu'un pour me proposer de m'emmener en voiture au
« Ce motel, là, c'est vraiment un très mauvais coin, vous gym. Y m'voyaient à la télé ou ma photo dans les jour
savez. (Avec insistance :) Alors dites-nous, vous y faisiez naux. J'étais très populaire. »
quoi, hein? » II m'autorise finalement à sortir de la voiture
DeeDee veut s'arrêter pour acheter des sandwichs
pour m'expliquer. Je réitère que j'étais à un mariage, rien mais pas à la petite épicerie de la 69e Rue car, dit-il, les
de plus, ce qui d'évidence lui paraît peu vraisemblable. sandwichs y sont dégoûtants («garbage»)- On pousse
« Bon d'accord, alors comme ça vous étudiez ces gens-là donc jusque sur la 75e et Vincennes, au comptoir du
(these people, prononcé avec un petit accent de mépris)? fameux Wilson, un ancien boxeur à lui. Vieux joint
C'est pour ça que vous traînez avec eux et que vous étiez typique du ghetto une pièce unique aménagée dans
dans ce motel? » Je comprends que c'est l'argument qu'il une ancienne station-service abandonnée, avec pour tout
a envie d'entendre - et en plus il se trouve que c'est vrai. équipement un long comptoir nu derrière des vitres blin
Alors je fais acte de connivence oui, c'est le sujet de dées bardées de portraits à la gloire de Harold Washing
mon étude, «ces gens-là», c'est pour ça que j'étais au ton
(premier maire noir de la ville), LeRoy Martin (son
Michigan Motel, dont je ne connais que trop bien la mauv chef de police, lui aussi noir), Jesse Jackson, ainsi que de
aise réputation (c'est ce qui a l'air de le tracasser le photos de mode tirées de magazines afro-américains
plus). Et il décide finalement de me relâcher ma vantant coiffures et habits « black » DeeDee en ressort
« confession » et la carte d'identité d'Harvard me valent avec un paquet de deux sandwichs « C'est pour Liz et
d'éviter de passer la nuit au poste. « C'est votre femme à toi, je sais que vous avez rien de prêt à manger à la mai
l'arrière? Vous devriez faire plus attention à bien son» (c'est gentil mais je m'inquiète de savoir qu'il a
conduire quand vous avez une fille jolie comme elle dépensé de son argent pour ça).
dans votre voiture. »
Je me gare dans la contre-allée derrière le bâtiment de
Je remonte en voiture et nous voilà repartis. Heureu DeeDee. Ce dernier emporte les trois grands sacs plas
sement que DeeDee est grisé d'alcool sinon il serait d'hu tique pleins de boîtes de céréales que je lui ai ramenés
meur massacrante qu'on se soit fait contrôler ainsi par la d'Harvard (grappillées au jour le jour dans le restaurant
police. Il en profite pour me donner une énième leçon de ma résidence universitaire) ainsi que les habits que
de conduite « Combien de fois t'ai-je dit de ralentir jus Liz a fait nettoyer pour lui (elle insiste pour garder à
qu'à l'arrêt complet au feu avant de tourner à droite? repriser un pantalon qui a un gros trou à la fesse et DeeMais tu veux pas écouter c'qu'on te dit. Et personne veut
jamais m'écouter. J'ai soixante-dix ans alors personne fait
attention à c'que je dis. » DeeDee nous explique com27 - Quand je circulais avec DeeDee sur le South Side, il n'était pas rare
que nous soyons pris en filature par une voiture de police banalisée
ment les policiers sont organisés en paires avec une divi l'association
d'un jeune Blanc et d'un vieux Noir dans une auto cabos
sion du travail convenue à l'avance l'un joue le rôle de séesuffisait à nous rendre hautement suspects. Il est également pos
que les policiers qui nous ont arrêtés au sortir du Michigan Motel
méchant, prend une attitude tough, agressive et intransi sible
aient pensé (notamment en voyant ma carte d'« officier») que j'étais un
geante, prêt à vous embarquer au moindre prétexte, tan inspecteur en civil menant une opération d'infiltration d'un réseau de
dis que l'autre fait le mec réglo, conciliant et plutôt cool trafic de drogue. Un incident similaire est arrivé à Philippe Bourgois
d'un contrôle de police dans un magasin de East Harlem (■■ In
qui essaie d'arranger les choses au mieux. Je m'étonne lors
Search of Horatio Alger Culture and Ideology in the Crack Economy »
quand même que les flics aient été alertés par le simple Contemporary Drug Problems, hiver 1989, p. 619).
80
Loïc J. D. Wacquant
Dîner chez DeeDee
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Dimanche 30 septembre 1990. DeeDee m'appelle au
téléphone vers 2 heures de l'après-midi: «Alors, et ce
sandwich?» Succulent. Un nirvana gastrique. «Ça fait
longtemps que je voulais m'arrêter au joint de Wilson
mais, à chaque fois qu'on rentre de chez Rose avec Liz,
j'veux pas la mettre en retard. » DeeDee a gardé d'excel
lentsrapports avec lui depuis qu'il a pris sa retraite du
ring - comme avec la plupart de ses poulains «Je l'ai
entraîné dans les années 60, avant de partir aux Philip
pines [où il a été coach pendant plusieurs années auprès
d'un gros promoteur de Manille]. Après il est parti sur la
route, il s'est battu en Europe. Il a jamais percé (hit the
big time) mais il se battait comme un diable. Ouais. Et
son nez pissait le sang comme un diable aussi, pire que
le tien ! (rires - je me fais souvent mettre les naseaux en
sang durant les séances de sparring à la salle). Et en plus
il avait pas un nez fait pour saigner comme ça. Après,
quand il est allé en Europe, je sais pas qu'est-ce qu'ils lui
ont fait là-bas, s'ils lui ont cautérisé ou quoi, j'étais pas
avec lui, mais il s'est arrêté de saigner tout net. » Bref
commentaire sur le match de football américain entre lès
Denver Broncos et les Buffalo Bills, qu'il suit d'un œil
distrait à la télévision. « Bon ben, je suis en train de cuisi
nerun peu, j'vous rappellerai dans une heure ou deux. »
Effectivement DeeDee rappelle peu après 5 heures
«La nourriture est prête.» En d'autres termes - mais
encore fallait-il comprendre - vous êtes invités à dîner à
la maison. Nous partons chez lui vers 18 h 30, à la
conclusion du match des Chicago Bears (battus 24-10 par
ces brêles de Los Angeles Rams). DeeDee nous ouvre sa
porte en même temps que ses voisines d'en face, qui ont
cru qu'on tapait à la leur. Bonjour cordial à Theresa, qui
s'amuse du fait que ses enfants étaient malades l'autre
jour après avoir goûté à l'armagnac offert par DeeDee.
Ce dernier promet de les convier sous peu à « une autre
dégustation »
C'est un vrai repas de gala que nous a mijoté Dee
Dee dans cinq plats bosselés qui frémissent sur les feux
de sa petite cuisinière, il a préparé du poulet, des greens,
des pois cassés (black-eyed peas), des patates douces, du
meatloafet du pain de maïs (corn bread), et tout ça rien
que pour nous. (L'autre jour, il a confié à Liz «J'ai jamais
cuisiné pour personne depuis que j'ai cuisiné pour Ratliff
[un mi-lourd au punch dévastateur que DeeDee avait
formé et qui, après un moment de gloire éphémère - il a
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..
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Dee ne cède qu'après avoir protesté avec véhémence).
Nous montons à son appartement par l'escalier de ser
vice. À travers la grille de fer qui barre l'entrée de son
logement, on peut voir le voisin de palier de DeeDee, un
Noir, la trentaine bedonnante, affairé à installer une hor
loge dans sa cuisine, assisté de sa femme. DeeDee leur
dit bonsoir sur un ton amical et annonce tout de suite
«J'ai des céréales pour toi, Bobby. Faut que j't'en donne
pour tes gosses et puis pour la petite d'à côté aussi. » (Les
marchandises et objets que nous donnons à DeeDee et
qui n'ont pas pour lui de valeur d'usage immédiat sont
injectés dans le circuit de troc interne à son bâtiment.
C'est le cas par exemple de l'armagnac Napoléon qu'il
distille à petites doses à ses voisines, Betty et la grosse
Theresa sur le palier d'en face, en échange de quoi elles
gardent un œil sur son appartement durant son absence
de la journée. La semaine dernière, il leur a rétrocédé
une partie des légumes que lui avait donnés le manager
de Curtis [un millionnaire qui vit dans un ranch à deux
heures de Chicago]. Et il peut compter sur les talents de
bricoleur de son voisin Bobby pour les réparations à
faire dans son logement. Ces circuits de réciprocité
jouent un rôle essentiel dans sa vie quotidienne en ti
ssant un réseau de relations d'obligation mutuelle, ils lui
permettent de se procurer toute une gamme de menus
biens et services inaccessibles pour lui en secteur mar
chand 28.)
DeeDee ouvre l'énorme cadenas d'acier qui ferme la
grille de la porte de sa cuisine. C'est inhabituel de rentrer
dans son appartement par-derrière. À peine a-t-il allumé
la lumière qu'il pousse un hurlement de terreur, «Aaaah !
What's that?! » en bondissant en arrière, comme s'il avait
été attaqué par une bête féroce. Je suis surpris par sa
réaction d'épouvanté devant un. petit papillon de nuit
gris qui volette au ras du plafond. DeeDee fait plusieurs
tentatives infructueuses pour l'abattre à coups de béret
car il n'ose s'en approcher. Je suggère que l'animal en
furie est parti et que tout est rentré dans l'ordre mais
DeeDee ne veut rien entendre. Je m'arme donc de son
chapeau et pars en chasse de la bête que j'écrase contre
la porte de la cuisine. Soulagement de DeeDee qui est
encore un peu grisé par l'alcool bu au bar. Il espère que
son téléphone ne va pas lui sonner aux oreilles demain
matin et dit qu'il nous appellera s'il décide de cuisiner.
Nous lui disons bonsoir à travers la lourde grille de la
porte d'entrée (que je ferme car DeeDee n'arrive pas à
passer le cadenas dans sa fente). Il attrape la main de Liz
puis la mienne entre les barres et les presse dans la
sienne pour nous remercier. Il est presque 11 heures.
Retour à la maison. Liz va se coucher pendant que je
prends consciencieusement mes notes.
28 — Carol Stack a démontré l'importance de ces chaînes de réciprocité
entre femmes du ghetto dans All Our Kin : Strategies for Survival in a
Black Community, New York, Random, 1976.
Un mariage dans le ghetto
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détenu pendant quelques semaines un titre mondial -, a chaîne à l'autre. «I'm a flipper, j'regarde jamais rien trop
connu un brutal déclin et une fin de carrière catastro longtemps, ça m'agace » 30.
phique]. Mais je cuisinerai exprès pour vous parce que
Quand l'image s'arrête sur un des colosses qui fo
toi et Louie, vous êtes mes buddies. ») Le menu s'inscrit rment la ligne défensive des Bears, DeeDee [qui pourtant
dans la tradition culinaire du Sud mais DeeDee maintient n'est pas un petit gabarit avec son bon mètre 88] lance
que c'est « juste de la cuisine, c'est trois fois rien tout ça ». avec une pointe de regret: «Ah, comme j'aurais aimé
Son lit, qui mange tout l'espace de l'étroite cuisine, de être un balèze comme ça, un vrai, real big. » Et si vous
l'évier à l'entrée de la salle de bain, est tiré à quatre aviez fait à peine 50 kilos pour 1,60 mètre? «Oh, je me
épingles. Le cendrier qui repose sur la petite table en fer serais tiré une balle dans la tête. C'est comme Curtis,
à la tête du matelas avec le téléphone, la télécommande regarde comment il va élever tous ses gosses riquiqui
de sa télévision, ses cigarettes et ses médicaments, a été (midgets)? Ça va être dur pour eux. Ça va être dur pour
vidé et nettoyé. Tout l'appartement, soit l'unique pièce son fils de grandir. Il s'en tirera jamais, à moins d'en avoir
de cinq mètres sur quatre qui fait séjour mais que Dee dans la cervelle. Si t'as pas c'qu'il faut à l'étage (il tape sa
Dee utilise plus comme un débarras, encombrée qu'elle tempe de son majeur), ton seul espoir c'est d'être grand
est d'un bibus où repose une antique chaîne stéréo, d'un et costaud. Sinon t'as aucune chance de t'en sortir,
mini-bar rococo en bois aux dorures rouges et de deux ouais. »
divans, dont l'un sert de lit de fortune à ses invité(e)s ou
On reparle du joint de Wilson où nous sommes allés
locataires intermittents, est propre et rangé 29. Le four de acheter les sandwichs hier. Est-ce avec ses cachets de
la cuisinière marche à fond, la porte ouverte, afin de boxeur qu'il s'est acheté ce commerce ? « Oh, ça m'étonfournir un complément de chauffage. Sur le linoléum des nerait. Non, lui et sa femme, ils avaient un joint plus petit
pièces de monnaie que DeeDee laisse par terre de sorte de l'autre côté de la rue et ils ont travaillé dur et économ
que, quand il est « dans la mouise (hit bad times), je me isé.» Wilson lui-même y travaille tous les jours aux cui
baisse et j'ies ramasse et ça me fait un peu de monnaie. sines avec sa femme et son fils. C'est pour cela que la
Des fois j'arrive à m'faire trois dollars comme ça ». (C'est nourriture est si bonne. [...] Puis la conversation revient
une sorte de système d'assurance ou d'épargne forcée, et sur les combats de l'avant-veille. « C'est dommage qu'An
le montant dérisoire de la somme dit bien son impor thony soit pas plus costaud. Y'a tellement de gars qui
tanceet la pénurie qu'il tente de pallier.)
peuvent lui "marcher à travers". Dommage mais c'est
DeeDee nous fait signe de prendre nos assiettes comme ça. C'est de commencer par le kick-boxing qui
(dans une pile toute dépareillée) et de nous asseoir à lui fait ça il est trop axé sur la défense. »
table. Lui ne veut pas d'assiette «Ne vous souciez pas
DeeDee craint que Ford, son manager, ne pousse la
de moi. J'ai pas trop faim. J'crois pas que j'vais manger. » carrière d'Anthony trop vite par ignorance alors que Jack
Je lui explique que ce serait choquant en France pour un [le promoteur de la place] voudrait le protéger pour s'as
hôte de ne pas partager le repas de ses invités, ce qui surer de faire un minimum d'argent avec lui « Ouais,
étonne DeeDee Buddy Red (son beau-frère, ainsi suJack veut le "faire monter" (build him up). Il dit qu'on
rnommé
à cause de son teint de peau très clair) et ses peut faire quelque chose avec lui, lui donner quelques
sœurs Rose et Agnès ne font-elles pas de même? Ça combats faciles, spot him here and there, et puis une fois
semble aller de soi pour lui. Il nous encourage à nous qu'il a un bon palmarès et qu'il est prêt, lui avoir un bon
servir d'abondance. Il a même acheté une boîte de CocaCola spécialement pour moi, en dépit de son inimitié
profonde pour toutes les boissons gazeuses (très mauv 29 - L'utilisation que fait DeeDee de son appartement dans sa routine
vie, en décalage par rapport aux usages conventionnellement ins
aises pour un boxeur en phase de préparation on dit de
crits dans l'agencement des pièces et des équipements, n'est pas sans
que le pop reste « accroché à tes flancs comme de la rappeler les usages de l'espace du couple ouvrier décrit par Yvette Delcolle ») «Je t'ai vu en boire au bar l'autre soir. Tu vois, saut dans son « Carnet de socioanalyse-I l'inforjetable », Actes de la
j'oublie pas les choses. » Liz se sert généreusement et recherche en sciences sociales, 74, septembre 1988, p. 83-88.
- Comme bien des habitants du ghetto, DeeDee reçoit la télé sur
dévore le contenu de son assiette j'attaque la mienne 30
câble (une quarantaine de chaînes en sus des trois chaînes nationales
avec plus de mesure c'est une cuisine assez lourde mais libres) sans payer la redevance mensuelle il s'est fait raccorder illég
au câble collectif de son bâtiment par un « braconnier » de l'éle
délicieuse. On bavarde de choses et d'autres tout en alement
ctronique
au tarif modique de 20 dollars le branchement. Shante
mangeant. DeeDee est mi-assis, mi-allongé sur le lit, face applique une tactique différente il s'abonne un premier mois afin
à la télévision (posée sur une caisse sous l'encadrement d'obtenir un décodeur puis refuse de payer ses factures de raccorde
et de restituer l'appareil à la compagnie installatrice, au besoin en
de la salle de séjour), la télécommande en main et, ment
menaçant de représailles physiques le malheureux employé chargé de
comme à son habitude, il saute sans discontinuer d'une collecter les abonnements en souffrance.
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Loïc J. D. Wacquant
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payday (combat lucratif), où tu prends un sérieux client laquelle il aiguisait son rasoir. Il coinçait la tête de Dee
mais au moins tu ramasses un peu d'argent. Mais ça sera Dee entre ses jambes, «baisse ton pantalon », et il le batt
pas possible avec Ford. Il est jimblé Ford, et il connaît ait. « Quand ma mère et mon père sortaient au cinéma,
pas le business. » DeeDee trouve par contre que j'ai fait mon père nous roustait tous (whup all of us) avant de
des progrès notables dans mon appréciation du noble partir, comme ça au moins il réveillait pas les voisins à
art mon jugement sur les combats de l'Aragonne Theat nous rouster au retour. Il savait de toute façon qu'on
erétait plus précis et juste. Toutefois je n'avais pas allait faire des bêtises dès qu'ils seraient partis. »
relevé le choc de tête du deuxième round qui a fait dire à
DeeDee avait cuisiné le meatloaf'il y a trois jours.
DeeDee en riant après, dans les vestiaires, à Anthony
Mais il est allé compléter ses courses aujourd'hui avec
« Hey-hey, j'ai vu qu'il t'a filé un bon coup de boule, Sherry [la femme de Curtis] et il lui a donné à elle aussi
t'avais des larmes plein les yeux et tu voyais plus rien. »
des boîtes de céréales de Harvard pour ses gosses. Il
DeeDee est toujours sceptique des gars qui arrivent nous montre le petit « masseur électrique » qu'une amie
au gym en se vantant d'avoir combattu à un haut niveau lui a prêté pour essayer de chauffer ses genoux quand ils
dans un autre État si c'était le cas, ils seraient déjà mana sont trop douloureux mais ça n'a pas vraiment d'effet.
geset sous contrat avec un promoteur valable « T'as pas Ces derniers lui font mal en permanence mais « j'prends
d'boxeur de valeur qui s'promène dans la nature comme pas de médicament pour la douleur. j'peux même plus
ça. Les amateurs solides, on les repère. Et c'est rare les danser maintenant. Même un bon verre suffit plus,
pros qui réussissent sans une bonne carrière amateur. » comme avant, si j'bois un peu, j'arrive à danser. J'ai
Exemple Mohammed Ali, qui avait une aura nationale essayé l'autre soir mais rien à faire, j'pouvais pas. » Cela
très jeune chez les amateurs. La première fois qu'il est l'attriste car il adore ça et il a toujours beaucoup dansé
venu à Chicago pour la finale des Golden Gloves, il a «Oh, man! Comme je dansais! Y'avait qu'un mec
perdu lors de son dernier combat mais la seconde fois, meilleur que moi sur tout le South Side, Ricky Nesson.
toujours au Chicago Stadium sur le West Side, il a rem Alors j'ai mis les gants et j'iui ai filé une raclée. »
porté le titre avec panache et sa réputation était scellée.
Je m'escrime pendant vingt bonnes minutes à essayer
« T'aurais dû être là pour entendre ce que le vieux de régler les chaînes de la télé et j'arrive à capter la 44,
Floyd disait l'autre jour. Il dit qu'il veut combattre maint une chaîne de langue espagnole que DeeDee veut rece
enant. » Quoi, le vieux Floyd [un policier qui s'entraîne voir car elle passe de la boxe tard le soir. La semaine pro
avec acharnement à la salle mais sans mettre les gants, chaine,
elle doit diffuser en différé les combats de l'Ar
simplement pour se maintenir en forme physique] avec agonne Theater, dont celui de brother Anthony. Il est
ses cinquante balais ? DeeDee n'est guère surpris
bientôt 9 heures. DeeDee est un peu fatigué et il nous
« Ouep. Il l'a pas dit comme ça, mais je sais que c'est ça confie qu'il a «de la compagnie ce soir». Nous tirons
qu'il veut. Ils ont pas besoin de l'dire j'peux lire leurs donc notre révérence et rentrons à la maison, repus
pensées. J'sais lire les gens. Tu vois, Louie, t'as plus d'ins comme des coucou rdes.
truction
que moi mais tu connais pas les gens comme
j'ies connais j'suis un voyant (psychic), moi, j'iis leurs
pensées. Je connais les boxeurs. Floyd dit qu'il veut Visite impromptue
qu'on "parle tous les deux" et je sais bien c'que ça veut chez les jeunes mariés
dire. »
DeeDee raconte ensuite comment, gamin, à six ou
18 octobre 1990 [...] Je repars à 9 heures du soir
sept ans, le fait d'être « toujours maigrichon » ne l'empê chez Anthony sur 7301 South Steward, en bordure de la
chaitpas d'avoir le dessus dans les bagarres car il était voie ferrée. Morne vision de son habitat un bâtiment en
plus rapide et malin que ses adversaires. Quand des gros brique délabré dans un périmètre sombre et sale face à la
costauds (qu'on appelle butch) l'attrapaient et le « cl ligne de chemin de fer qui court le long d'Hamilton Park.
aquaient»
(slammed) par terre, «j'prenais une grosse (Tout à l'heure, il m'y amènera en passant par un tunnel
pierre ou une brique et wham/», un bon coup sur le sous la voie ferrée jonché d'ordures et de pneus usés,
crâne. « Et après j'courais chez moi en pleurant. Et j'savais pour me montrer le circuit de course qu'il fait tous les
que j'allais prendre une dérouillée. » De fait, sa mère le matins, tout fier et excité on croirait qu'il entre en transe
roustait d'importance. Mais le pire c'était quand son dès qu'il parle de son entraînement.) Pas de numéros sur
[beau-]père lui administrait une correction maison. Il lui les bâtisses, ni d'adresse ou même de boîtes aux lettres.
ordonnait d'aller couper lui-même une branche dans un La porte d'entrée de son building est complètement
arbre ou bien il se servait de la lanière de cuir avec défoncée on entre en passant à travers le cadre en écar-
Un mariage dans le ghetto
.
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plaque minéralogique, c'est Park Forest, Burbank, Oak
Lawn »), qui font patiemment la queue en attente de leur
commande. Au vu et au su de tous. Rares sont les
familles qui ne sont pas mêlées d'une façon ou d'une
autre à l'économie de la drogue, à titre de client, de dis
tributeur
ou de victime. La police elle-même ferme les
yeux et se contente de prélever sa part du trafic31. Les
revendeurs de rue, qu'on appelle des «coursiers», sont
souvent des gamins de sept à huit ans (parce qu'ils pas
sent plus facilement à travers le filet de la législation ant
idrogue).
«C'est tout le temps. Ils t'accostent tout le
temps, c'est dingue (tripped out), comme quand j'vais
attraper mon bus, hein "T'es réglo (straight) toi?" Et ça,
ça veut dire, si t'es acero en manque (shakirí and fiendin'), il a ce qu'il te faut pour t'envoyer planer pour un
moment. »
Anthony affirme que tous les meurtres dans le quart
iersont, de près ou de loin, liés au commerce de la
drogue. De même la plupart des vols. Comme dans son
bâtiment, qu'il tient pour relativement sûr vis-à-vis de
l'extérieur ; c'est de l'intérieur que vient le principal dan
ger « On s'est rendu compte que c'est quelqu'un dans le
building qui vole, parce qu'y en a plusieurs qui se dro
guent. Mais quand ils te cambriolent, ils prennent qu'une
seule chose bien précise, comme la télé ou la vidéo, ou
une bonne stéréo, juste de quoi se faire assez d'argent
pour acheter leur dose. » [. .]
Retour à l'appartement. Anthony s'assoit sur le petit lit
du coin, moi par terre sur le tapis rouge miteux en face
de lui, mon magnétophone posé sur la cuisse, Bonnie
sur une chaise à côté (elle ne dira plus un mot de la soi
rée). J'avais prévu de faire un entretien méthodique mais
Anthony est brusquement emporté - et moi avec — dans
un torrent verbal, interrompu de démonstrations de boxe
et de tae-kwondo, alimenté de notations de jeunesse et
de jugements dans tous les sens sur Curtis, la boxe, son
entraînement, Ford, le karaté, sa jeunesse, son quartier,
la montée de l'immoralité, les dégâts de la drogue parmi
ses copains d'enfance. Un mélange d'une incohérence
totale je ne sais comment le suivre, le ralentir ou le redi
riger. Il ne répond absolument à aucune question. J'a
pprends incidemment qu'il s'entraîne non seulement au
gym de Woodlawn mais aussi chez lui et au club de Fernwood Park où il est moniteur. La douce Bonnie est son
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;
tant une planche censée rafistoler ce qui reste de la vitre.
Lumière jaune blafarde sur les murs bleus délavés, aux
plâtres ravinés et couverts de graffiti l'escalier en bois
grince sous mes pas. Grilles de fer devant toutes les
portes. Partout l'odeur de la misère. Glaçant. Je tape au
hasard à la porte du premier, une voix rauque me répond
à travers la porte que c'est au second. Après un long
moment, Bonnie m'ouvre, emmitouflée dans un cardi
gan,et me fait entrer dans un vaste appartement vétusté
et dénudé de meubles. C'est terrible de découvrir le
cadre quotidien d'Anthony, qui par comparaison ferait
presque apparaître Shante et Curtis comme des bourg
eois.
Bonnie dormait mais elle s'est rhabillée à la va-vite, je
l'embrasse. Je suis halluciné par la scène. Murs nus, un
lit d'enfant dans un coin par terre, un autre escamotable
replié dans une armoire entrouverte, des vêtements
posés à même le sol en petits paquets sur des sacs en
plastique. Au fond de la salle de séjour béante, les deux
petits dorment, allongés en sens inverse l'un de l'autre,
avec chacun la tête à un bout du même fauteuil en
mousse déplié, sous une fine couverture rouge. Atmo
sphère tropicale ils chauffent l'appartement avec la
douche car les radiateurs ne fonctionnent pas. C'est pour
ça qu'ils espèrent déménager bientôt, sans parler du
loyer exorbitant pour un taudis pareil. Peut-être pour
habiter dans le bâtiment de DeeDee mais rien n'est sûr.
Outre leurs enfants, Antonio et Bianca, l'appartement
accueille aussi une sœur de Bonnie et son gamin.
Je bavarde avec Bonnie et lui donne un lot de
doubles des photos prises lors du mariage. Du coup elle
me montre leur album de mariage, touchant de naïveté
et de pauvreté artistique. À côté de chaque cliché, elle a
écrit au feutre une courte légende « Soyons heureux
maintenant, toi et moi», «Toute la famille réunie pour
souhaiter du bonheur au couple » (ça me peine de le
noter mais la plupart sont émaillées de fautes d'ortho
graphe). Anthony arrive dix minutes plus tard, tendu
comme un arc dans son survêt bleu trop court pour ses
longs membres de poulpe, et se fond en sourires de timi
dité de me savoir là. J'ai amené quatre énormes sacs de
bonbons que je lui donne. Du coup les enfants se
réveillent et se régalent - Bonnie aussi («Anthony me
disait déjà que je deviens trop grosse de toute façon,
alors... »)•
Anthony propose d'aller marcher dans le parc de
l'autre côté de la voie ferrée afin de me montrer le coin
où s'effectue le gros du commerce de drogue du quart
ier. [...] Chaque matin de la semaine, peu avant 6 heur
es, le croisement est encombré de voitures, des grosses
cylindrées venues des banlieues blanches (« tu vois leur
31 — 11 est de notoriété publique que certains policiers participent act
ivement au trafic de drogue dans le ghetto, soit en se faisant payer pour
»tourner la tête de l'autre côté», soit en tant que revendeurs ou
consommateurs réguliers. Pour s'approvisionner à bon compte, il suffit
à un agent qui arrête un petit dealer de me de s'approprier la marchand
ise
confisquée et de relâcher l'intéressé sur l'instant en contrepartie de
son silence.
Loïc j. D. Wacquant
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entraîneur en second à la maison elle le fait travailler
aux pads [i.e. en lui tendant des gants plats à viser par
des enchaînements de coups spécifiés] et au job stick.
Vision surréaliste de Bonnie dans son manteau poursui
vant
Anthony autour de la table de cuisine armée d'un
manche à balai au bout duquel est ficelé un vieux gant de
boxe avec lequel elle tente de toucher son fuyant mari.
Anthony saute sans prévenir - ni s'en rendre compte
— d'un sujet à l'autre mais revient de façon obsessionnelle
sur ses techniques d'entraînement. Il note des séries de
coups sous forme de combinaisons chiffrées (1 pour le
jab, 2 pour le direct du droit, 3 pour le crochet du gauche
à la face, etc.) qu'il apprend par cœur et répète inlass
ablement 1-1-4-8-3, 2-3-2-1-6-3, et ainsi de suite. Il va jus
qu'à dresser à l'avance par écrit son programme de pré
paration
pour chaque semaine (il me donne celui de la
semaine passée, griffonné au stylo sur une feuille arr
achée à un carnet à spirales). Au cadre de la porte de la
cuisine, il a suspendu une poire en cuir remplie de
limaille de fer qui sert à travailler les esquives de la tête.
Démonstration immédiate de l'exercice, auquel il
s'adonne tous les matins à 4 heures tapantes, avant d'al
lerfaire son footing.
[...] Il parle avec des mots durs et coupants de son
métier, du gym, des démêlés et imbroglios divers entre
Jack [l'organisateur de combats de la place, un Blanc qui
contrôle l'économie locale de la boxe], Ford [son manag
ernoir], DeeDee, et lui. Il prend très mal les tentatives
de Jack de contrôler sa carrière et se plaint de ce que
DeeDee se range trop souvent à l'avis de ce dernier
« C'est comme, c'est comme, ils veulent que je combatte
mais seulement quand Jack lui il le veut. C'est comme, si
je suis un cheval dans son écurie, je me lève tous les
matins, mon entraîneur me sort et me fait trotter, me
bouchonne, me donne à manger et me remet dans Vécur
ie, de retour dans mon stall, et puis Jack, il passe, et il
dit "Hey, comment va?" Il s'arrête un moment et puis, tu
sais bien, dans le bureau [du gym] (imitant un accent de
Blanc). "Comment il va ce bel étalon noir?", comme ça,
"ça va, okay". Et puis ils choisissent qui va être mon pro
chain adversaire, ils me gardent dans mon écurie, je
cours, je m'entraîne comme il faut et puis il dit "Jamais
je le laisserai combattre." » DeeDee l'a averti que Ford ne
connaît pas bien le business et qu'il est trop pressé de
recouvrer sa mise financière initiale. Anthony défend son
manager « Mais Ford, lui, il me dit qu'il est casé
(settled) il a tout ce qu'il veut, une maison à lui, de l'a
rgent, il envoie ses enfants à l'université... tout ce qu'il
veut maintenant c'est de voir son boxeur avec une cein
ture de champion du monde. Il me dit que c'est ça qu'il
veut, une photo de moi avec la ceinture. »
Pendant ce temps, les gamins tourbillonnent et crient
sans discontinuer autour de nous. Pris dans cette tour
mente mentale et sonore, je me sens empli de pitié et de
dégoût à la fois. Mon Dieu, mon Anthony si doux et si
gentil, comment accepter de te voir condamné à cette vie
de rien et gonflé à craquer de projets aussi illusoires? Je
voudrais en pleurer mais c'est au-delà des larmes et des
mots. Finalement, épuisé, déboussolé, horrifié par tant
de souffrance et d'insécurité, je mets fin à cette interview
en miettes en prétextant de l'heure tardive il est 11 heur
es, les petits devraient déjà dormir et Anthony a rendezvous avec son entraînement avant l'aurore. Il insiste pour
me raccompagner dehors (il tient même à m'« ouvrir»
avec emphase la porte d'entrée de son bâtiment). En par
tant je l'aperçois, seul dans le hall ouvert à tous les vents
de son building décrépi, appliqué à boxer son ombre sur
le mur.
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