Désordre dans la ville

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Désordre dans la ville
Monsieur Loïc J. D. Wacquant
"Désordre dans la ville"
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 99, septembre 1993. pp. 79-91.
Citer ce document / Cite this document :
Wacquant Loïc J. D. "Désordre dans la ville". In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 99, septembre 1993. pp. 7991.
doi : 10.3406/arss.1993.3064
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1993_num_99_1_3064
LOÏC J.D. WACQUANT
« Désordre
dans
la ville »
:
:
.
prédateurs sociaux de tous acabits et l'accumulation
L'ouvrage
rigoureusede duWesley
américaines,
analyse
« désordre
G.lesSkogan,
dimensions
urbain étude
» dansdu
concise
lesphéno
villes
et d'ordures et de déchets.
Skogan construit un indicateur synthétique permett
mène, trace son impact sur le destin des quartiers et éva ant
de mesurer chacune de ces dimensions et établit que
lue l'efficacité des deux principales politiques visant à les composantes physique et sociale du désordre urbain
l'enrayer, soit la police de proximité et la mobilisation sont fortement corrélées. Et, comme on s'y attendait,
communautaire. L'auteur, politologue à l'Université de qu'elles atteignent toutes deux leurs valeurs les plus éle
Northwestern, s'appuie pour ce faire sur une impression vées dans les quartiers bigarrés ou segregues les moins
nante
batterie d'enquêtes par questionnaire auprès de stables ainsi que dans les zones où se concentrent les
13 000 habitants de 40 quartiers réalisées entre 1979 et couches sous-prolétarisées des communautés afro-amér
1983 dans les métropoles de Chicago, Philadelphie, San icaineet latino. De fait, le facteur racial s'avère être le
Francisco, Atlanta, Houston, et Newark dans le New Jer plus puissant déterminant du désordre et du déclin
sey, et prolongées par des entretiens approfondis dans urbains, qu'il nourrit par le biais de l'instabilité et de la
dix de ces quartiers ayant généré près de dix mille pages pauvreté des populations. On pourrait objecter que Sko
de texte (l'annexe p. 187-197 récapitule les principales gan ne fait là que mesurer des représentations qui peu
caractéristiques des données, la construction des indica vent être soit arbitraires, soit elles-mêmes affectées de
teurset les méthodes de régression utilisées).
forts biais ethniques ou de classe. Il n'en est rien. La per
La première partie de l'ouvrage définit la notion de ception
du désordre dépend moins des caractéristiques
« désordre urbain » Skogan met sous ce terme non pas démographiques et sociales des interviewés que de leur
(seulement) des pratiques relevant de la délinquance lieu de résidence Blancs et Noirs, propriétaires et loca
mais un ensemble lié de comportements et de propriét taires, classes moyenne et ouvrière, jeunes et vieux d'un
és
écologiques synonymes de désorganisation et d'ano- même quartier s'accordent largement dans le jugement
mie et qu'il regroupe en deux composantes, l'une sociale qu'ils portent sur l'état et l'évolution de leur cadre de vie.
et l'autre physique. Le désordre social recouvre, par ordre
Les réactions des habitants au désordre urbain sont
croissant de gravité selon les enquêtes, l'ébriété sur la bien connues colère, démoralisation collective, peur et
voie publique, les gangs, le harcèlement et les faits de montée des antagonismes entre groupes - notamment
violence dans la rue et le trafic de drogue ; sont égale raciaux, mais aussi entre générations et entre familles
ment mentionnés à ce chapitre le vagabondage et la pré propriétaires et locataires - sont les corrélats communs
sence de personnes sans domicile fixe souffrant souvent
de troubles mentaux. Le désordre physique se manifeste
principalement par le vandalisme (de type tactique, vin * A propos de l'ouvrage de Wesley G. Skogan, Disorder and Decline :
Crime and the Spiral of Decay in American Neighborhoods, Berkeley et
dicatif,
inter-générationnel ou « contagieux »), l'abandon Los
Angeles, University of California Press, 1990 et 1992, 218-xi p.,
de bâtiments dégradés qui attirent marginaux, malfrats et index, bibliographic
Actes de la recherche en sciences sociales, N° 99, septembre 1993, 79-82
80
Loïc J.D. Wacquant
:
doxalement, la montée du désordre et de la criminalité
dans les villes américaines est en partie imputable aux
changements intervenus dans l'organisation et la mission
de leurs services de police durant le dernier quart de
siècle. En se centralisant (suite aux innovations technolo
giquesque sont le téléphone et les transmissions radio)
et en se professionnalisant à outrance, la police a rétréci
son champ d'action; en adoptant une attitude étroit
ementlégaliste centrée sur les crimes les plus spectacul
aires
et en privilégiant l'efficacité bureaucratique, qui
requiert des résultats chiffrables, elle s'est isolée du
public et a négligé les manifestations communes du
désordre urbain.
La police de proximité est-elle capable de pallier ces
carences? Le programme mis en œuvre à Houston s'y est
employé inter alia par l'ouverture d'un poste de police
« communautaire » pour l'information et les contacts avec
les résidents, la tenue de réunions de quartier et de visites
dans les écoles, l'offre gracieuse de services parapoliciers
tel que le fichage des enfants (pour aider à leur identif
icationen cas de rapt) 2 ou même médicaux (prise de ten
sion artérielle), la diffusion de circulaires, l'organisation
d'escortes nocturnes et une grande campagne de net
toyage.
Globalement, ce programme a enregistré un suc
cès modeste le désordre (objectif et subjectif) a quelque
peu décru, et avec lui le sentiment d'insécurité ; les habi
tants se disent plus souvent satisfaits de la police. Mais
l'analyse détaillée révèle que ces améliorations concer
nentpresque exclusivement les résidents blancs, de
classe élevée et propriétaires de leur logement, de sorte
que « les privilégiés sont devenus plus privilégiés encore
et les disparités entre habitants se sont creusées » (p. 197).
Le programme de Newark a eu encore moins d'impact et
suggère même une détérioration de la qualité de vie des
résidents les plus démunis qui sont les premiers visés par
le resserrement du dispositif policier ce qui est une amél
ioration
pour les uns se traduit par une aggravation des
problèmes des autres. La police communautaire s'avère
des plus inefficaces, et ses effets sont inégaux, voire per
vers, dans les quartiers hétérogènes au plan ethnique ou
social, ceux-là mêmes qui souffrent du plus grand
désordre.
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:
:
du déclin rapide qu'ont connu nombre de districts des
villes américaines. Ainsi la seule dégradation physique
d'un quartier suffit-elle à accroître directement la percep
tion
de dangerosité et le sentiment d'insécurité qui y
règne, entraînant à terme une augmentation de l'inc
idence réelle de la criminalité (le coefficient de corréla
tion
entre désordre et taux effectif de vols est de +0,60).
Car le désordre a trois conséquences néfastes au niveau
de la dynamique sociale du quartier. Premièrement, il
sape les mécanismes de contrôle informel dont dispose la
communauté locale loin d'avoir les effets bénéfiques de
solidarisation que lui attribuent certaines théories néodurkheimiennes, il tend à réduire les contacts entre voi
sins et stimule les pratiques individuelles de défense et
de fuite, qui accentuent à leur tour l'isolement et la
méfiance. Deuxièmement, le désordre sociophysique
déstabilise le marché du logement, en décourageant
d'éventuels acquéreurs immobiliers, et freine les flux de
ressources extérieures en détournant les ardeurs d'inves
tisseurs potentiels. Troisièmement, il pousse propriétaires
et familles « respectables » à l'exode et attire a contrario
une sur-représentation d'individus engagés dans des acti
vités « déviantes » ou délictueuses. Ce double mouvement
de filtrage sélectif - émigration des habitants des classes
possédantes et éduquées auxquels se substituent des
familles fragiles ou marginales au plan socioéconomique
et culturel - stigmatise le quartier de sorte que l'une des
conséquences du désordre urbain est... encore plus de
désordre1. Désorganisation et déclin se renforcent
mutuellement dans une spirale fatale.
Comment lutter contre ce cercle vicieux ? La seconde
partie du livre propose une évaluation empirique des
deux principales politiques mises en œuvre aux EtatsUnis lors de la dernière décennie. La première relève de
ce que les Américains rangent sous le vocable aux
connotations chaleureuses de community policing. Cette
stratégie (qui connaît une vogue sans précédent en
Grande-Bretagne depuis les émeutes raciales du début
de la décennie 80) met en œuvre quatre principes
connexes élargir la vocation de la police à la résolution
des problèmes locaux (plutôt que la seule lutte contre la
criminalité) ; décentraliser le maintien de l'ordre et
réorienter les patrouilles de manière à irriguer une multi
plicité de canaux de communication informelle avec la
population; adapter l'offre de services policiers à la
demande locale ; enfin agir comme catalyseur et soutien
à l'organisation du quartier. S'il n'y a rien là que de très
louable, il y a aussi loin des principes aux applications et
des prédictions théoriques aux effets réels. Avant de pas
ser au crible fin deux programmes de « police commun
autaire » à Houston et Newark, Skogan note que,
1 - Serge Paugam a montré qu'une dynamique similaire est à l'œuvre
dans la stigmatisation résidentielle qui pèse sur les cités HLM de la
« banlieue » française (La disqualification sociale, Paris, PUF, 1991).
2 - Une véritable hystérie collective s'est développée autour du kid
napping
et des violences contre les enfants dans l'Amérique des années
1980, dont Joel Best analyse les mécanismes dans Threatened Chil
dren : Rhetoric and Concern About Child-Victims, Chicago, The Uni
versity of Chicago, 1991.
DESORDRE DANS LA VILLE
8/
tous ordres restreignent sévèrement la palette des
mesures envisageables. Au point qu'on peut se demand
er
si les stratégies de police et de mobilisation commun
autaires sont plus que de simples manœuvres de diver
sion. L'auteur frôle cette conclusion quand il ébauche,
mais bien trop brièvement, une analyse de 1'« économie
politique du désordre urbain», d'où il ressort que les
quartiers en perdition sont les victimes expiatoires des
politiques urbaines des gouvernements fédéral et locaux
aggravées par les décisions du patronat et des grandes
bureaucraties privées (banques et compagnies d'assu
rance en particulier). Ce sont des politiques, impulsées
et imposées par les élites urbaines, qui ont créé le fossé
gigantesque qui sépare aujourd'hui les quartiers noirs de
1' inner city et les territoires protégés blancs et aisés des
suburbs, concentrant misère et sous-emploi dans les
ghettos et les barrios du cœur des métropoles (la corré
lation entre désordre et taux de chômage est de +0,84) 4.
Les stratégies d' environmental design (recyclage des
déchets, utilisation de matériaux indestructibles rendant
impossible le vandalisme et facilitant la surveillance,
réglementation par le biais des plans d'occupation du
sol) que Skogan met en avant à la fin du livre ne sont que
des pis-aller indolores mais impuissants à juguler des pro
cessus enracinés dans les rapports de force politico-éc
onomiquesentre dominants (classes possédantes, Blancs,
décideurs des secteurs public et privé) et dominés dans
les luttes pour s'approprier l'espace qui dépassent de loin
le cadre étroit du quartier, voire même celui de la ville
proprement dite 5.
Skogan reste finalement prisonnier de la conception
segmentaire de la « communauté » comme entité social
ementet racialement homogène qui est l'un des piliers de
l'idéologie urbaine américaine. Quand il soutient que
« les solutions doivent être soigneusement adaptées aux
problèmes spécifiques auxquels chacune des commu3 - Pour une démonstration empirique minutieuse de ce point, lire
Janet Abu-Lughod et al., The End of the Urban Village : the Struggle for
New York's Lower East Side, Oxford, B. Blackwell, 1993.
4 - C'est le découpage politique de l'espace qui constitue le socle de
l'exclusion urbaine en Amérique (M. Weir, « From Equal Opportunity
to "The New Social Contract" Race and the Politics of the American
"Underclass" », in M. Cross et M. Keith, éd., Racism, the City and the
State, New York, Routledge, 1993, p. 93-107). L'articulation entre divi
sions sociales et divisions spatiales en Amérique apparaît nettement à
l'analyse comparative, cf. S. S. Fainstein, I. Gordon et M. Harloe, Divi
ded Cities : New York and London in the Contemporary World, Oxford,
B. Blackwell, 1992.
5 - Cf. John R. Logan et Harvey L. Molotch, Urban Fortunes : The Poli
tical Economy of Place, Berkeley, University of California Press, 1987,
et John R. Logan et Todd Swanstrom, éd., Beyond City Limits : Urban
Policy and Economic Restructuring in Comparative Perspective, Phila
delphie, Temple University Press, 1990.
:
:
:
Deuxième stratégie de lutte contre le déclin urbain, le
community organizing. Vieille tradition des Etats-Unis
(Tocqueville la louait déjà dans ses écrits d' outre-Atlant
ique),
la mobilisation communautaire sur fond de bénév
olat se donne plusieurs objectifs tous de bon sens pré
venir la menace, organiser l'auto-surveillance collective
du quartier (c'est le fameux programme de « Neighbo
rhood
Crime Watch » auquel collaborent 7 % des adultes
américains), réprimer les contrevenants ou s'attaquer aux
racines mêmes du désordre. Elle a toutefois un inconvén
ient
de taille elle présume qu'un quartier est doté d'une
capacité de mobilisation et des ressources organisationnelles, matérielles et culturelles nécessaires pour s'orga
niser de manière durable, ce qui n'est pas le cas des
zones pauvres et ségréguées. Deux expériences visant à
y « transplanter » ce type de dispositif, l'une conduite dans
dix quartiers de Chicago, l'autre à Minneapolis, se révè
lent être des échecs complets. A Chicago, la fondation
Ford engloutit un demi-million de dollars à soutenir des
« groupes de surveillance de bloc » par la distribution de
tracts, le sponsoring de séminaires, la formation d'animat
eurs,etc., avec pour seul résultat une augmentation
- pur « effet Hawthorne » - de la participation « à la base »,
mais sans effet d'entraînement sur les interactions et la
solidarité entre voisins, l'efficacité d'intervention et la pré
vention
collectives. Loin de diminuer, les désordres
sociaux et physiques et l'insécurité ont même augmenté
là où les efforts dits communautaires étaient les plus sou
tenus. Vantée depuis les années 70 par les politiciens de
tous bords et par le gouvernement comme la solution
véritablement « américaine » au problème de la déprédat
ion
et de la criminalité de rue (entre autres parce qu'elle
a le grand avantage de dégager la responsabilité de l'Etat
et des villes, dont elle épargne les budgets), la réponse
communautaire est un mythe dont la principale fonction
a été de détourner l'attention des causes profondes du
désordre urbain que sont la misère, l'illettrisme et le
racisme. Non seulement elle repose sur une vision pas
séiste irréaliste des rapports sociaux dans la ville, avec
l'idée qu'on peut y reconstituer des relations de type « vi
l ageois
» chaleureuses et personnalisées 3 ; elle tend de
surcroît à aggraver les désavantages des quartiers pauvres
en figeant la distribution existante de l'espace et des res
sources
immobilières entre classes et races.
Skogan clôt son ouvrage par une discussion des
limites que le cadre juridique et politique des Etats-Unis
impose à toute politique de lutte contre le déclin urbain.
La diversité ethnique de la population, la décentralisation
extrême et la fragmentation de l'appareil politico-admin
istratif
du fait de la structure fédérale de la force
publique, des contraintes budgétaires et juridiques de
82
Loïc J.D. Wacquant
cette dégradation, il est infiniment plus compliqué d'en
guérir les conséquences. Deuxième point, l'importance
de l'organisation du travail de police et de son intégra
tion
à la vie du quartier sans doute l'une des principales
causes des tensions qui s'observent aujourd'hui dans bon
nombre de cités françaises est-elle à rechercher dans
l'inadéquation des méthodes et des pratiques policières
aux populations et au terrain sur lesquelles elles s'exer
cent.Skogan montre que quand la police est considérée
comme une présence étrangère ou même ennemie, elle
devient inapte à remplir un rôle autre que répressif et agit
alors comme un ferment supplémentaire de désordre 7.
Mais surtout, le déclin urbain est nourri par une série de
cercles vicieux qu'il est très difficile d'enrayer si l'on ne
s'attaque pas dès l'origine, voire par anticipation, à la
dualisation de l'espace Urbain et à l'accroissement des
écarts entre zones prospères et stables d'un côté, poches
de misère et d'insécurité de l'autre, que favorise partout
l'éclatement ou le retrait de l'Etat.
:
6 - Voir Claude Fischer, •■ Ambivalent Communities How Americans
Understand Their Localities », in Alan Wolfe, éd., America at Century's
End, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 79-90.
7 — Le caractère contre-productif des pratiques discriminatoires de la
police et de sa distanciation des populations locales est souligné par
Jean-Claude Monet, « Police et racisme », in M. Wieviorka, éd., Racisme
et modernité, Paris, La Découverte, 1993, p. 307-317. Pour une illustra
tion
dans le cas britannique, E. Cashmore et E. McLaughlin, éd., Out of
Order: Policing Black People, Londres, Routledge, 1992.
:
nautés est confrontée » (p. 186), il ne fait que renforcer la
division politique, produit de l'histoire urbaine et raciale
de l'Amérique, entre « communautés » qui est la cause
même du problème auquel il souhaite remédier et la
principale source de l'inefficacité patente des politiques
américaines en la matière. Aussi longtemps que le déclin
urbain est formulé et traité en termes particularistes et
exclusifs de maintien de l'ordre local plutôt qu'en terme
inclusif de citoyenneté, il perdurera6. On peut donc
regretter que Skogan consacre le moins de pages (seu
lement
sept) aux facteurs les plus décisifs, soit les
contraintes macropolitiques et idéologiques qui enfer
ment et la théorisation du problème et sa résolution pra
tique dans un carcan d'impuissance, si tant est que bon
nombre des relations statistiques qu'il porte au jour ne
s'expliquent que dans le contexte de ségrégation raciale,
d'inaction gouvernementale et de désinvestissement
public qui caractérise les villes américaines depuis vingtcinq ans.
Disorder and Decline contient néanmoins plusieurs
enseignements immédiatement applicables au problème
des «banlieues» en France. D'abord, il souligne l'i
nfluence
déterminante du cadre écologique sur la trajec
toire des quartiers. La dégradation des bâtiments et du
cadre de vie suffit souvent à marquer un quartier comme
lieu de relégation et à déclencher une série de processus
démographiques et sociaux qui aggravent très vite le sort
de ses habitants. S'il est relativement facile de prévenir
qu'émeutes et protestations à caractère ethnoracial
s'observent aussi bien en période de récession écono
mique que durant les phases de prospérité et d'expan
sion
industrielle. Le modèle proposé par Susan Olzak,
mariage de la théorie écologique centrée sur le concept
de « niche » ethnique et de la théorie de la mobilisation
Susan Olzak
des ressources dérivée de l'analyse des mouvements
The Dynamics of Ethnic Competition and
sociaux, permet de différencier et d'expliquer le déroule
Conflict
menttemporel et la localisation géographique des
Stanford, Standord University Press, 992.
confrontations inter-ethniques et des mouvements de
contestation communautaires relevés par la presse dans
A l'encontre de la plupart des théories sociologiques éta 77 grandes villes américaines entre 1877 et 1914. Ce
blies du conflit ethnique, qui voient dans cette forme de modèle a le mérite d'intégrer indicateurs économiques
violence collective le fruit de la pauvreté et de l'exclusion nationaux et données macrosociétales (telles que le
des minorités opprimées, Olzak montre que c'est la comp rythme et la composition des flux migratoires), variables
étition
entre groupes, liée notamment à la désagrégation municipales (dont la ségrégation et la concentration
du marché du travail, qui nourrit les affrontements inte socioprofessionnelles des catégories en présence) et
rcommunautaires
en rompant l'équilibre du système des caractéristiques indigènes (type et évolution du capital
rapports inégaux qui les lient. Ce qui explique organisationnel détenu par chaque groupe). La clarté des
1
Notes de lecture
par Loïc J. D. Wacquant
NOTES DE LECTURE
83
George M. Frederickson
The Arrogance of Race : Historical Perspectives
on Slavery, Racism, and Social Inequality
Middletown, Wesleyan University Press, 1988.
:
Les 17 essais réunis dans ce recueil riche et compact
offrent un vaste panorama des travaux d'un des plus éminents spécialistes de l'esclavage et du racisme en Amér
ique - entre autres livres qui ont marqué ce secteur de la
recherche historique, on doit à George Frederickson The
Black Image in the White Mind'(197'1) et White Supremac
y
: A Comparative Study of American and South Afri
can History (1981). Un premier groupe d'essais explore
sous l'angle biographique les conflits idéologiques qui se
nouent au xixe siècle autour de l'esclavage et les repré
sentations
que les membres de l'élite sudiste blanche se
faisaient des Noirs (on lira avec un intérêt particulier la
dissection nuancée des vues pour le moins ambiguës
d'Abraham Lincoln, apôtre de l'abolition de l'esclavage
mais partisan du retour en Afrique des Noirs, dont il ne
pouvait concevoir qu'ils soient les égaux des Blancs en
humanité). Un second ensemble regroupe une série de
commentaires serrés et de dialogues critiques avec les
travaux de collègues qui ont contribué à renouveler l'hi
storiographie
du Sud américain durant les deux dernières
décennies, de Herbert Gutman à Joel Williamson en pas
sant par Eugene Genovese et C. Vann Woodward. La tro
isième partie rassemble cinq articles comparatifs sur les
bases sociales et idéologiques de la suprématie blanche
dans le Grand Sud américain et en Afrique du Sud. Le
principal enseignement de ce recueil est qu'une fois ins
titution alisé,
le racisme constitue une force symbolique
et matérielle autonome, irréductible à ses fondements
économiques et ses fonctions sociopolitiques, qui joue
un rôle déterminant dans la trajectoire historique de la
nation américaine. Mais s'il se refuse à réduire le racisme
à une simple dérive des inégalités de classe, Frederick
son
se garde bien de l'absolutiser « Le racisme n'est pas
une maladie héréditaire incurable inscrite dans la nature
humaine mais plutôt le produit de conditions historiques
résultant de l'interaction entre classe, culture et politique
et ces conditions peuvent être transformées. »
1
Ronald Takaki
Iron Cages : Race and Culture in NineteenthCentury America
Oxford et New York, Oxford University Press, 990.
Cette histoire comparative de la domination ethnique et
raciale dans l'Amérique du siècle dernier se distingue des
monographies habituelles sur le sujet par deux caractér
istiques. Premièrement, en analysant de concert le tra
itement
des Noirs, des Indiens, des Mexicains et des immi
grants d'origine asiatique, elle démontre le caractère
systémique ou, si l'on veut, d'emblée « multiracial » de
l'hégémonie blanche et elle découvre ses bases cultu
relles dans la conception fondatrice de la République
américaine. Ensuite, elle relie méthodiquement les di
scriminations
multiformes imposées à ces groupes non
seulement aux doctrines racistes émanant de la société
blanche mais aussi aux transformations successives de
l'économie politique des diverses régions des Etats-Unis.
Le livre se clôt sur un important épilogue dans lequel
Takaki esquisse un parallèle entre la fermeture de la
« frontière » de l'Ouest à la fin du xixe siècle et la crise de
l'hégémonie économique globale des Etats-Unis et sug
gère comment le déploiement des deux mythes complé
mentaires
de Y underclass noire comme épouvantail
social et des asiatiques comme « minorité modèle >• parti
cipe d'une restauration idéologique des valeurs origi
nelles d'ascétisme, d'esprit d'entreprise et de responsabil
ité
individuelle qui marque le grand retour en force du
darwinisme social et racial en Amérique.
Malcom Cross (éd.)
Ethnie Minorities and Industrial Change in
Europe and North America
Cambridge, Cambridge University Press, 992.
1
observations, la rigueur et l'originalité de la méthode,
enfin la minutie avec laquelle l'auteur confronte, l'une
après l'autre, les hypothèses dérivées des principales
théories rivales et les données historiques font de cet
ouvrage un paradigme pour l'étude comparative de la
résurgence des conflits ethniques en cette fin de siècle.
La décennie 80 a été marquée par une profonde transfo
rmation des métropoles industrielles d'Amérique et
d'Europe, sous l'effet d'une part du désinvestissement et
de la tertiairisation de l'emploi, qui se traduisent par une
précarisation rapide du travail pour la main-d'œuvre sans
qualification, de l'autre du renforcement de la présence,
voire de la concentration résidentielle, de populations
récemment immigrées et de « minorités » ethniques larg
ement dépendantes de l'emploi déqualifié et donc sou
mises à des niveaux sans précédent de chômage et
d'exclusion durable du lien salarial. Sans toutefois être
rigoureusement comparatifs (quatre portent sur la
Grande-Bretagne, trois sur les Etats-Unis, et deux sur
84
Loïc J.D. Wacquant
Power, qui est parvenue à délégitimer toute politique
publique de réduction des disparités socioéconomiques
entre Blancs et Noirs l'étonnante persistance d'images
et de prénotions sur la culture noire héritées de l'ère
esclavagiste ; la résurgence du « racisme scientifique »
avec l'interminable pseudo-débat sur l'infériorité géné
tique des Américains de couleur (où l'on s'aperçoit que la
défense de l'authenticité culturelle « afrocentrique »
converge avec les partisans les plus obtus de l'hérédité
biologique stricte) ; les mécanismes micro-économiques
de la discrimination raciale ainsi qu'elle s'observe dans le
comportement des employeurs, des salariés et des clients
d'une entreprise (Franklin offre ici l'une des discussions
Louise Lamphere (éd.)
Structuring Diversity : Ethnographie Perspect les plus claires et convaincantes du phénomène) ; enfin
les usages sociaux du discours stigmatisant sur Vunderc
ives
on the New Immigration
Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1992.
lasscomme réalité et fantasme racial. L'argument-force
qui court à travers le livre est que la sur-représentation
Cette ethnographie collective, menée par six équipes massive des Noirs au plus bas de la structure de classe et
interdisciplinaires ethniquement mixtes, des rapports dans les quartiers les plus dégradés des villes en déclin
entre nouveaux immigrants et résidents établis, Blancs et fait peser une lourde suspicion sur la communauté afroNoirs, hispanisants et asiatiques, dans six centres urbains américaine tout entière et diminue gravement les chances
(Miami, Chicago, Houston, Philadelphie, Monterey Park de mobilité et de prospérité de l'ensemble de ses
dans la banlieue de Los Angeles, et Garden City dans membres, y compris ceux qui ont le privilège de jouir
l'Etat du Kansas) porte un regard novateur sur 1'« intégra d'un statut (petit) bourgeois.
tion
» au quotidien et sur l'apprentissage différentiel de la
citoyenneté dans l'Amérique d'aujourd'hui. D'où il res
sort que l'isolement et la marginalité durables des immi
grés récents (postérieurs à la réforme du système des Inside the L. A. Riots : What Really Happened quotas d'immigration de 1965) tiennent moins à leurs And Why It Will Happen Again
caractéristiques culturelles, linguistiques ou familiales New York, Institute for Alternative Journalism, 992.
propres qu'aux processus ségrégatifs dont sont vecteurs
ce que Lamphere appelle les «institutions médiatrices». Cent cinquante pages de portraits, photos, dessins,
Loin d'opérer un mélange des populations de souche et articles de fonds et manifestes, interviews de jeunes des
des nouveaux arrivants, l'entreprise, le système scolaire, ghettos et barrios, d'émeutiers et de policiers, de mar
le logement et l'appareil politique et administratif local chands
coréens et d'immigrés mexicains, de rappeurs et
contribuent, séparément et par leurs interactions, à maint d'officiels une mosaïque de reportages à chaud et d'ana
enir les barrières qui les divisent et donc à perpétuer les lyses à froid, par quelques-uns des meilleurs journalistes
préventions et les suspicions dont se nourrissent les ant et intellectuels militants du pays, pour comprendre les
agonismes
ethniques.
causes profondes du soulèvement urbain le plus meurt
rierqu'ait connu l'Amérique en un siècle ; sur l'ignorance
complice et l'impotence hypocrite des politiques et des
bureaucrates de tous bords et de tous niveaux ; et sur les
Raymond Franklin
futurs possibles des quartiers d'exil de la mégalopole
américaine. Un kaléidoscope de textes et d'images qui
Shadows of Race and Class
Minneapolis, The University of Minnesota Press, 1992.
s'efforce de briser le monopole du discours exotisant et
normalisateur de la presse officielle américaine et de
Une analyse succincte et précise des rapports entre donner à voir et à percevoir le continent immergé de
inégalités de classe et division raciale dans l'Amérique souffrance et de misères dont les émeutes déclenchées
des années 1950-1990, centrée sur cinq thèmes la viru par le procès des policiers-bourreaux de Rodney King, à
lente réaction néo-conservatrice aux avancées du mou la fois jacquerie de pauvres et insurrection raciale,
vements
des droits civils et aux revendications du Black n'étaient que la pointe émergée.
:
:
1
;
l'Allemagne), les douze chapitres de ce recueil publié
sous l'égide du Centre of Research in Ethnie Relations de
l'Université de Warwick apportent des matériaux empi
riques et des éléments de réflexion sur la question de la
convergence structurale entre l'Europe et les Etats-Unis
et sur l'articulation, variable selon les pays, de la décomp
osition industrielle, des inégalités sociales et des ten
sions ethnoraciales dont la violence raciste dans la ville
est l'une des expressions les plus répandues.
NOTES DE LECTURE
85
tant que West Indians visant à limiter l'influence électo
rale
d'une éventuelle coalition noire unifiée.
L'établissement d'une identité afro-antillaise reste tou
tefois foncièrement fragile en raison de l'asymétrie entre
division raciale et différenciation ethnique constitutive de
Qu'advient-il des immigrés venus des Antilles anglo la structure profonde de l'espace social nord-américain. A
phones, une fois entrés aux Etats-Unis? Se fondent-ils preuve l'ambivalence des immigrés des Caraïbes, tiraillés
dans la communauté afro-américaine du fait de leur cou qu'ils sont entre un sentiment de solidarité (raciale) avec
leur de peau ou forment-ils au contraire une collectivité les Noirs américains de souche et la volonté de se démar
distincte dotée d'une identité propre? Du fait de la rigi querd'eux et d'établir leur propre identité (ethnique) afin
dité de la séparation des races, la première vague de de se protéger du stigmate indélébile qu'est la couleur de
migrants venus des Caraïbes dans les années 20 et 30 peau.
n'avait guère le choix et a suivi la première voie pour
s'intégrer à l'élite noire urbaine. Avec la « nouvelle immig
ration » qui amène plus d'un demi-million des leurs en
Amérique entre 1965 et 1980, les Noirs d'origine antillaise Gerald Davis Jaynes et Robin M. Williams, Jr
se pensent en termes « ethniques » plutôt que raciaux et A Common Destiny : Blacks and American
revendiquent toute leur place en tant que tels dans la Society
mosaïque socioculturelle du pays.
Washington, National Academy Press, 989.
A partir d'observations de terrain et d'entretiens
approfondis avec les militants et responsables politiques La somme des connaissances sur les inégalités raciales
de la nouvelle communauté en formation dans son fief dans les domaines économique, social, culturel, médical,
de Brooklyn, Kasinitz décrypte le travail de fabrication juridique et politique à travers une radiographie systéma
de cette «ethnicité pan-antillaise» qui émerge à la tiquede l'évolution de la position des Noirs dans la
confluence des rapports de solidarité de la vie quoti société américaine depuis la Seconde Guerre mondiale.
dienne et des stratégies collectives dans le champ poli Synthèse des travaux d'une centaine de spécialistes et
tique. La genèse d'une identité ethnique apparaît dans ce d'une commission de 22 chercheurs venus de toutes les
cas comme le produit conjoncturel de deux processus disciplines, ce volume touffu offre à la fois une mine de
connexes qui, sous certaines conditions structurales, données et des analyses nuancées sur le statut des Noirs
viennent à se renforcer mutuellement. Le premier, qui dans les Etats-Unis d'aujourd'hui.
Prenant pour toile de fond l'étude classique de Gunprocède « par le bas », s'ancre dans le développement de
quartiers à coloration ethnique, l'établissement d'un sec nar Myrdal, An American Dilemma (1945), et le rapport
teur réservé sur le marché de l'emploi et le tissage d'un de la Commission Kerner (1968) sur les causes des
canevas d'organisations communautaires. Le second, émeutes raciales qui avaient secoué les grands ghettos
opérant « par le haut », s'exprime par les manœuvres str noirs dans les années 60, Jaynes (un économiste) et
atégiques
de notables économiques et politiques décidés à Williams (un sociologue) dressent un bilan mitigé, fait
se servir de la bannière antillaise comme moyen d'accès à d'un mixte d'avancées spectaculaires et de régressions
un appareil municipal organisé selon le principe du clien non moins criantes, et marqué par la « persistance de la
pauvreté, de la ségrégation, de la discrimination et de la
télisme ethnique.
Trois séries de facteurs expliquent le changement du fragmentation sociale dans des proportions alarmantes »
mode d'insertion d'une génération de migrants à l'autre
Ces tendances contrastées, voire contradictoires, sont le
la redéfinition de l'opposition de caste entre Noirs et produit de trois forces d'intensité variable durant le demiBlancs à l'échelle de la société américaine et la transfo siècle considéré la mobilisation politique de la commun
rmationcorrélative des représentations de la culture noire auténoire et de ses alliés, en particulier durant la phase
(avec notamment la montée d'une imagerie spécifique de revendication des droits civiques (qui ne deviennent
ment
africaine) la mutation de l'organisation politique effectifs qu'avec le Civil Rights Act de 1964 et le Voting
indigène, qui, en écartant les leaders noirs traditionne Rights Act de 1965) ; la résistance protéiforme, d'abord
llement
issus des Caraïbes au profit de leurs rivaux ouverte et violente puis plus indirecte et insidieuse,
autochtones montés du Sud de l'Union, encourage les opposée par la majorité blanche à la remise en cause de
premiers à fonder leurs propres réseaux politiques enfin l'ordre racial établi ; enfin les performances et les varia
le soutien actif des politiciens blancs à la mobilisation en tions cycliques de l'économie nationale. Les gains
;
;
:
:
.
1
1
Philip Kasinitz
Caribbean New York: Black Immigrants and
the Politics of Race
Ithaca, Cornell University Press, 992.
Katrina Hazzard-Gordon
Jookin' : The Rise of Social Dance Formations in
African Culture
Philadelphie, Temple University Press, 99
I.
:
Partant de l'hypothèse que « les Noirs se sont servis de la
danse comme d'un moyen d'expression de leurs expé
riences collectives », Jookin 'retrace l'évolution des diver
ses
formes de danse au sein de la communauté afro-amé
ricainedepuis l'introduction des premiers esclaves en
1619 jusqu'aux années 1950. Sur la base d'archives munic
ipales et d'histoires orales recueillies auprès de music
iens, de griots et de résidents de la ville de Cleveland,
dans l'Ohio, l'auteur, qui allie formation sociologique et
expérience artistique, explicite la signification de ces
danses et les met en rapport avec les conditions socio
culturelles
qui ont influé sur leurs transformations entre
autres, le roulement des migrations, l'urbanisation et
l'entrée dans l'économie industrielle, mais aussi et sur
tout la ségrégation et la violence raciales menant à la fo
rmation
du ghetto.
Ce portrait attachant de la classe paysanne puis
ouvrière afro-américaine témoigne de l'extraordinaire
vitalité culturelle dont celle-ci a été porteuse. Il montre
qu'à l'instar de l'Eglise, le jook (tripot de danse) fut l'un
des sanctuaires historiques de l'identité populaire noire.
Mais s'il a fonctionné avant tout comme rempart contre la
domination blanche et comme ferment de solidarité com
munautaire,
ce que l'auteur appelle « le continuum des
danses afro-américaines » n'en fut pas moins traversé dès
l'origine par une forte tendance à la dualisation de classe,
dont on retrouve les prémisses dans la formation, au
cours de l'ère esclavagiste, d'une petite élite de mulâtres
libres tournée vers les hiérarchies promulguées par la
société blanche. En portant au jour cette tension fondat
riceentre la célébration de son héritage africain d'un
côté et l'emprunt forcé ou révérencieux aux formes euro
péennes
dominantes de l'autre, Jookin' apporte une
contribution originale à la sociologie historique de la cul
ture noire américaine.
I.
Gary Orfield et Carole Askinaze
Closing the Door : Conservative Policy and
Black Opportunity
Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 99
1
majeurs de la communauté noire sont venus dans les
décennies 40 et 60, soit en période de croissance écono
mique et de mobilisation politique fortes. Depuis le
milieu des années 70, c'est la stagnation qui prédomine et
qu'accentue la différenciation croissante, au sein même
de la communauté noire, entre une classe moyenne éduquée relativement prospère et des couches pauvres de
plus en plus marginalisées.
Mais, surtout, si les principaux indicateurs en matière
de revenus, d'insertion socio-professionnelle, de scolari
sation ou de participation politique révèlent de nets pro
grès ils n'en restent pas moins loin du comblement des
écarts entre Noirs et Blancs. Ainsi, les élus noirs sont pas
sés d'une poignée en 1940 a plus de 6 800 en 1988 mais
ils ne représentent toujours que 1,5 % du personnel poli
tique, soit le dixième de leur part dans la population du
pays. Le revenu moyen des familles afro-américaines n'a
jamais dépassé 62 % de celui des familles blanches et, en
trente ans, le taux de chômage des Noirs n'est jamais
tombé en deçà du double de celui des Blancs. Un tiers
des ménages noirs du pays vivaient en dessous du « seuil
officiel de pauvreté » en 1988, le même taux qu'en 1969,
et le nombre d'enfants noirs élevés dans la misère n'a
cessé d'augmenter dans les années 80 pour dépasser la
moitié des 0-12 ans.
De même, l'évolution des « attitudes raciales » dans le
sens d'une plus grande tolérance n'empêche pas la per
sistance
de réactions hostiles et de pratiques d'ostracisation de la part des Blancs. En 1980, par exemple, 60%
des Blancs refuseraient d'envoyer leurs enfants dans une
école comptant une majorité d'écoliers de couleur; 55%
seraient prêts à déménager si des Noirs venaient habiter
dans leur quartier ; et la ségrégation raciale extrême du
logement (dont l'indice atteint 80 sur un maximum de
100 dans les 30 plus grandes métropoles du pays) n'a
pratiquement pas bougé en 30 ans.
C'est dire que, même si la politique active et concer
tée
de réduction des inégalités raciales que les auteurs
appellent de leurs vœux venait à être mise en œuvre (et
on distingue mal à ce jour quelles forces politiques
auraient intérêt à les défendre en l'état du champ poli
tique),
«l'assimilation des Noirs dans une société qui
n'établisse plus de distinctions discriminatoires sur la
base de la couleur de peau n'est pas pour demain ». Et le
retour d'un cycle de violence raciale ouverte n'est pas à
exclure, du fait d'une part de la détérioration continue
des conditions et des chances de vie des couches popul
aires de la communauté noire, de l'autre de la méfiance
profonde de cette dernière à l'égard d'un système poli
cier et judiciaire unanimement considéré comme fonciè
rement partial, sinon raciste.
Loïc J.D. Wacquant
1
86
Avec son économie en plein boom, sa tradition politique
progressiste, sa bourgeoisie noire solidement implantée
et comprenant une forte proportion de diplômés du
NOTES DE LECTURE
87
1
Roger W. Waldinger, Howard Aldrich, Robin Ward et al.
Ethnie Entrepreneurs: Immigrant Business in
Industrial Societies
Newbury Park, Sage Publications, 990.
Suite au ralentissement de la croissance et à la restructu
ration
des économies avancées d'un côté, au gonflement
de l'immigration et à l'installation définitive de populat
ions
étrangères longtemps perçues (à tort) comme « de
passage » de l'autre, les deux dernières décennies ont vu
la floraison d'entreprises dites «ethniques», c'est-à-dire
tenues par, et bien souvent pour, des immigrés récents
qui se distinguent de leur société d'accueil par diverses
caractéristiques ethnoculturelles et légales. Cela tant aux
Etats-Unis, où c'est une vieille tradition historique, qu'en
Grande-Bretagne, en Allemagne et en Hollande, et à un
degré moindre en France, où le phénomène, pour être
plus récent et moins marqué, n'en est pas moins avéré
(en région parisienne, un propriétaire de commerce sur
dix est né à l'étranger). Cet ouvrage collectif, fruit de la
collaboration de chercheurs américains et européens,
dresse un panorama de l'évolution de V ethnie business
sur les deux continents et avance un modèle censé
rendre compte des variations entre pays et entre groupes,
et dans le temps au sein d'un même pays.
Selon ce modèle (qui prolonge les analyses que son
principal maître d' œuvre, Roger Waldinger, avait déve
loppé dans son importante étude Through the Eyes of the
Needle : Immigrants and Enterprise in New York's Gar
ment Trades, New York, New York University Press,
1989), les stratégies économiques des migrants récents
dans le secteur indépendant résultent de l'interaction,
dans un contexte institutionnel et historique précis, entre
deux classes de facteurs d'un côté la structure des
chances d'accès à l'entreprise offertes par la société
d'accueil, qui dépend elle-même de l'état du marché
(nature, segmentation et concentration de l'offre de pro
duits de consommation « ethniques ») et des conditions
d'accession à la propriété économique (écologie et
démographie des PME, niveau et formes de compétition
pour les places vacantes, politiques étatiques visant à
faciliter ou à freiner le développement du petit patronat) ;
de l'autre les caractéristiques du groupe considéré, dont
les principales sont les « facteurs prédisposants » (tels que
l'absence d'autre voie de mobilité, la pré-sélection
qu'effectue la migration elle-même, l'expérience acquise
dans le commerce et l'industrie, et le niveau d'aspiration)
et la capacité de mobilisation du capital social spécifique
(structure et densité des rapports intra-communautaires,
appel à la main-d'œuvre parentale, et mécanismes d'inté
gration des immigrés). Quant à la propension variable
qu'affichent diverses catégories d'immigrés à s'investir
dans ce secteur d'activité dans une société donnée, elle
s'explique par les ressources propres du groupe liées à
sa trajectoire précédant la migration, aux circonstances
de son entrée dans le pays d'accueil (en tant que migrat
ionde travail ou de peuplement), enfin à son expérience
post-migratoire (niveau de classe à l'entrée et degré de
ségrégation et de discrimination infligés par la populat
ion
autochtone).
:
:
supérieur, Atlanta, berceau de Martin Luther King, fief
d'Andrew Young et dynamique capitale du « Nouveau
Sud » , avait tout pour devenir la vitrine du progrès pro
mis par l'économie de marché accompagnée d'une poli
tique raciale de «laissez-faire, laissez-passer » fondée sur
la dénégation magique des inégalités structurales entre
Blancs et Noirs. Dans cet ouvrage rigoureusement docu
menté et vigoureusement formulé, Orfield et Askinaze
montrent comment une décennie de politiques fédérale
et locale ultra-conservatrices ont produit le résultat exac
tement opposé à celui qui était escompté une régres
sionraciale et sociale sans précédent, caractérisée par
une détérioration drastique des conditions de vie et des
opportunités offertes à la communauté noire.
Ayant réduit à néant la thèse des idéologues conser
vateurs selon laquelle la persistance de la misère et la
montée des tensions raciales seraient des « effets pervers »
de l'excessive générosité de l'Etat-providence, Orfield
attaque de front l'argument dit libéral (c'est-à-dire pro
gressiste)
selon lequel la croissance de l'économie suffi
raità améliorer à terme la situation des familles noires.
En vérité, le marché est incapable, par lui-même, de
combler le fossé qui sépare les races. Pire, une expans
ionéconomique qui s'opère par la médiation de mar
chés du travail et du logement fortement segregues se tra
duit par un accroissement généralisé des inégalités entre
Noirs et Blancs. Les effets dévastateurs de la politique
reaganienne sur la « Mecque noire » de cette fin de siècle
et l'impuissance patente des gouvernements locaux noirs
à les amortir à leur niveau montrent la nécessité d'inte
rventions étatiques directes visant à briser les barrières qui
enferment les Noirs à l'intérieur de villes en déclin et leur
ouvrent l'accès à ces banlieues blanches qui monopolis
ent
toujours plus complètement les retombées de la
prospérité.
88
Loïc J.D. Wacquant
1.
1
:
I.
sion étalés sur plusieurs hectares boisés) offrent une édu
cation à la carte suivie par un conseiller pédagogique
individuel. Est-il dès lors surprenant que 97 % des élèves
de New Trier entrent à l'université alors que plus de la
moitié des écoliers de Chicago ne finissent pas le cycle
Dans la grande tradition des muckrackers du début du secondaire ?
siècle, Jonathan Kozol dévoile dans un livre en forme de
Outre la ségrégation résidentielle et l'indifférence
«J'accuse» le véritable apartheid éducatif qui s'est ins patente des responsables politiques, la dualisation accé
tauré en Amérique au fil de trois décennies de négligence lérée de l'enseignement public s'explique par le système
politique, de gabegie bureaucratique et de dereliction des de financement local basé sur la taxe d'habitation qui
écoles publiques, aujourd'hui réduites à l'état de ban- génère des disparités vertigineuses dans les moyens dont
toustans scolaires où sont parqués les enfants de couleur disposent les divers établissements à San Antonio, au
de milieu populaire.
Texas, la circonscription scolaire la plus pauvre dépense
Abandonné par les Blancs et par les classes moyennes 2 100 dollars annuels par élève contre 19 300 dollars dans
comme on fuit un navire qui coule, paralysé par la pénur les quartiers aisés. Le délabrement de l'école américaine
ie
chronique de moyens et par la démoralisation de son urbaine pose en termes réalistes la question des coûts
personnel, l'enseignement public de l'Amérique urbaine sociaux et de l'effroyable gâchis humain causé par la pau
est plus segregué et plus inégalitaire aujourd'hui qu'il ne périsation
du secteur public dans une société avancée.
l'était en 1954, année où la décision de la Cour suprême
Brown versus Board of Education avait ouvert une
brèche dans le système légal de séparation des races et
donné l'espoir d'une égalisation des chances dans l'accès Joe William Trotten ]r. (éd.)
aux études. Les voyage de Kozol à travers les écoles The Great Migration in Historical Perspective :
riches et pauvres d'une dizaine de villes des Etats-Unis New Dimensions of Race, Class, and Gender
prend des allures de film surréaliste tant sont criantes les Bloomington, University of Indiana Press, 99
injustices qu'il dépeint. Les écoliers de East St. Louis à la
frontière du Missouri manquent des semaines de cours La « grande migration » des Noirs du Sud des Etats-Unis
après que leurs salles de classe aient été inondées par le vers les métropoles industrielles du Nord du pays est
débordement répété des égouts de la ville. Dans tel ét l'une des plus importantes de l'histoire contemporaine.
ablis ement
de Brooklyn, on a converti en classes les pla Entre 1916 et 1930, suite à l'arrêt net de l'immigration
cards, la buanderie, les couloirs et même les urinoirs, et européenne du fait de la guerre mondiale, ce ne sont pas
le matériel est si détérioré que les enseignants interdisent moins d'un million et demi de personnes qui quittent les
aux élèves d'écrire sur les tableaux de peur qu'ils ne se Etats du Dixieland pour rallier New York City, Philadel
blessent. A Chicago, les auxiliaires refusent par peur de phie,
Pittsburgh, Detroit et Chicago. Mouvement quasi
violence de faire des remplacements dans les lycées du religieux de quête d'une « terre promise » d'où l'oppres
ghetto, dont seulement un sur quatre offre une filière sion
raciale serait bannie, ce mouvement de population a
menant à l'université et qui disposent en moyenne d'un alimenté la formation des grands ghettos urbains, la
orientateur pour 420 élèves. A Washington, à trois pas de constitution d'une classe ouvrière noire et la première
la Maison blanche, dans le quartier d'Anacostia où les poussée significative des revendications d'accès à la
enfants ont coutume de chaparder des victuailles à la pleine citoyenneté pour les Américains de couleur. Long
cantine du fait de la faim chronique qui sévit, le provi temps traitée comme une simple toile de fond de l'épo
seur ferme l'école avant l'heure en prévision d'une péeurbaine afro-américaine, notamment par l'école dite
fusillade dont il a été averti à l'avance. A Détroit, telle de la « ghettoïsation » (associée aux noms d'Allan Spear,
école primaire ne dispose que d'un livre pour trois élèves Gilbert Osofsky et David Katzman) qui domine l'histori
et les cours de saisie informatique dans les lycées profes ographie noire du xxe siècle depuis son eclosión à la fin
sionnels se font sans ordinateur faute de matériel. Pen des années 60, cette migration a récemment été élevée
dant ce temps, à New Trier, banlieue huppée de Chicago, au rang d'objet à part entière par une nouvelle générat
les enfants de la haute bourgeoisie blanche suivent entre ion
de jeunes chercheurs soucieux de démêler, ville par
soi une scolarité modèle dans un lycée public dont les ville, région par région, les liens changeants entre flux
installations luxueuses (dont sept gymnases, une piscine migratoires, formes d'urbanisation et de prolétarisation,
et transformations sociopolitiques internes à la commuolympique, un auditorium et son propre studio de
1
Jonathan Kozol
Savage Inequalities : Children in America's
Schools
New York, Crown Publishers, 99
NOTES DE LECTURE
89
:
Cette fresque historique, patiemment tissée à partir d'un
impressionnant matériau d'archives, de journaux
d'époque et de la correspondance privée des familles de
migrants, dresse, un tableau intimiste exceptionnellement
riche de l'exode collectif qui amène 70 000 Noirs du delta
du Mississipi à Chicago entre 1916 et 1919- L'auteur étu
die d'abord la genèse sociale de cette « fièvre du Nord »
qui pousse inexorablement au départ et qu'alimentent les
lettres des parents montés dans le Midwest ainsi que les
légendes sociales colportées par les émigrés en visite au
pays, mais aussi et surtout la véritable révolution cognit
iveque déclenche la diffusion du Chicago Defender,
premier journal militant noir du pays. Grossman ensuite
retrace de l'intérieur l'expérience vécue de la migration
avant d'analyser en détail le douloureux apprentissage
de la réalité urbaine une fois installé à Chicago.
Land of Hope éclaire bien des aspects négligés de
cette migration et, ce faisant, suggère de nombreuses
pistes d'exploration et de comparaison avec d'autres cou
rants migratoires. On y trouve par exemple une descrip
tion
étonnante de la résistance farouche, et souvent vio
lente, que les Blancs du Sud opposent initialement au
départ de ces « bons Noirs » (darkies) tous les moyens
sont bons pour enrayer la fuite des travailleurs noirs dont
les bras sont indispensables à l'économie arriérée de l' exConfédération. Cet effort désespéré reçoit l'appui d'une
large fraction de l'élite de couleur locale qui craint (à juste
titre) que l'effritement de leur base démographique
n'annule la parcelle de pouvoir dont elle jouit comme
intermédiaire auprès de l'ordre blanc. Côté Chicago, on
découvre les dissensions tenaces qui émaillent la solidar
ité
entre vagues de migrants et le virulent antagonisme
de classe auquel les nouveaux arrivants se heurtent de la
Roger D. Abrahams
Down in the Jungle. Negro Narrative Folklore
from the Streets of Philadelphia
New York, Aldine de Gruyter, 2e éd., 1963 et 1970, rééd.
1992.
Cette réédition d'un classique de l'ethnographie et de la
sociolinguistique afro-américaine, longtemps épuisé et
encore trop peu connu au-delà du cercle restreint des
spécialistes, est la meilleure introduction existante à l'éc
onomie verbale de l'honneur qui forme la charpente de la
culture virile de la rue dans le ghetto. De l'analyse de
récits, chansons, poèmes et autres fables du folklore oral
récoltés en 1958-1959 dans le ghetto noir de Philadel
phie,
il ressort que la dextérité verbale et les joutes rhé
toriques
servent à affirmer l'identité masculine dans un
univers âpre et intensément compétitif dominé par la
manipulation et la coercition, et que les talents oratoires
fonctionnent comme un instrument essentiel de ce que
Weber appelerait la Styliesierung de la vie quotidienne
au sein du milieu populaire noir (on pourra relire à ce
sujet du même auteur, Positively Black, Englewood Cliffs,
Prentice-Hall, 1970).
Ayant, dans la première partie de l'ouvrage, présenté
un schéma de la structure des rapports interpersonnels
dans le ghetto, tout entière surdéterminée par l'exclusion
raciale, Abrahams y recherche les raisons de la popularité
des récits héroïques dans la culture orale noire, dont les
deux figures-clefs sont le trickster, qui vainc par la malice
et l'intelligence, et le badman, qui triomphe à force de
prouesses physiques et de courage. Puis il se penche suc
ces ivement
sur deux traditions orales celle des jokes,
version afro-américaine de contes urbains que l'on
retrouve chez d'autres groupes et celle, plus spécifique,
du toast, sorte de poème narratif improvisé à partir d'un
récit standard (tels « Le naufrage du Titanic », « Stackolee
le badman » ou « The Signifying Monkey »), surchargé de
mots et de situations obscènes, qui peut durer de deux à
vingt minutes, et que l'on déclame de manière théâtrale
dans le but d'affirmer sa virilité ou, ce qui revient au
même, de «féminiser» son opposant.
:
James R. Grossman
Land of Hope : Chicago, Black Southerners,
and the Great Migration
Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1989.
part de la petite bourgeoisie noire établie, qui voit dans
ces hordes de paysans pauvres et frustes un facteur de
déséquilibre susceptible de remettre en cause la division
raciale du travail et de l'espace sur laquelle repose son
fragile statut.
;
nauté noire. Ce volume collectif dirigé par Joe William
Trotter, Jr., tête de file de ce courant (à qui l'on doit Black
Milwaukee : The Making of an Industrial Proletariat,
1915-1945, Urbana et Chicago, University of Illinois
Press, 1985, et Coal, Class, and Color : Blacks in Sou
thern West Virginia, 1915-1932, ibid., 1990) présente
une synthèse et un éventail représentatif des travaux de
ce qui prend l'allure d'une « école de la migration », dont
ceux de Peter Gottlieb, James Grossman, Darlene Clark
Hine, Earl Lewis et Shirley Ann Moore.
Loïc J . D Wacquant
.
90
1.
1
David R. Roediger
The Wages of Whiteness : Race and the
Making of the American Working Class
Londres et New York, Verso, 99
I.
1
Jack Santino
Miles of Smiles, Years of Struggles : Stories of
Black Pullman Porters
Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 99
De la guerre de Sécession à la guerre du Vietnam, les
Pullman porters (ainsi qu'on appelait les employés des
wagons-lits des lignes ferroviaires) ont été à la pointe des
luttes syndicales et de la formation de l'aristocratie
Arnold R. Hirsch et Joseph Logsdon (éd.)
Creole New Orleans : Race and Americanization
Baton Rouge et Londres, Louisiana State University Press,
992.
1
A la croisée de l'histoire néo-marxiste du mouvement
ouvrier, de la nouvelle histoire sociale des idées (pour
partie inspirée de Bakhtine et de la psychanalyse) et de
l'historiographie de l'esclavage et de ses retombées, cet
ouvrage pose en termes directs et intrépides la question
incongrue de la « blancheur » de la classe ouvrière améri
caine, c'est-à-dire de l'équation qui s'établit, au fil du long
xixe siècle, soit entre la Révolution et la guerre de Séces
sion,entre travailleur et Blanc qui fait que l'identité de la
classe ouvrière est d'emblée, dans le mouvement même
par lequel elle se forme, entremêlée à l'affirmation d'une
identité raciale exclusive. En se pensant comme Blancs,
par opposition aux Noirs irrévocablement associés au sta
tut dégradant de l'esclave et perçus comme l'incarnation
démoniaque d'un mode de vie préindustriel qu'ils haïs
sent et regrettent à la fois, les ouvriers d'origine euro
péenne
résolvent symboliquement la tension née de la
discordance grandissante entre l'idéal masculin d'aut
onomie hérité de l'idéologie républicaine jacksonienne
d'un côté, et la réalité de leur dépendance sans cesse
élargie à l'égard du salariat et de leur soumission concomittante à la discipline du travail en usine. Ainsi la per
sistance
de l'esclavage au cœur de l'ordre républicain a-telle non seulement sévèrement limité la critique du
capitalisme industriel mais encore fourni un repoussoir
social qui, par delà les bénéfices matériels tirés de l'exclu
siondes Noirs, offre un profit symbolique qui nourrit
l'assentiment des ouvriers à la vision suprématiste
blanche. Défi à l'histoire populiste et aux simplifications
tant de la théorie marxiste que de ses rivales d'inspiration
«libérale», également aveugles à la genèse et à la force
sociales d'un racisme indigène aux classes populaires,
cette étude ouvre une voie nouvelle à l'étude des rap
ports historiques entre race et classe en Amérique.
ouvrière, voire de la petite bourgeoisie, de couleur en
Amérique. Sous la férule de A. Philip Randolph, leader
charismatique et orateur hors-pair, ils forment le premier
syndicat de travailleurs noirs, le Brotherhood of Sleeping
Car Porters (dont la devise est « Fight or Be Slaves » et
bataillent ferme pour faire reculer l' inéquité raciale et la
discrimination dans les chemins de fer. Considérés
comme des notables en raison de leurs revenus relativ
ementélevés et du prestige découlant de leur association
avec une clientèle blanche aisée, ils jouissent d'une
grande autorité au sein de la communauté afro-améri
caine
(où ils sont un parti très recherché par les filles de
bonne famille) et doivent à leurs interminables périples
d'acquérir une vision inhabituellement élargie du monde
social. Mais, une fois à bord du train, outre des condi
tionsde travail éreintantes et l'absence de perspective de
promotion ou de reconversion, les Pullman porters doi
vent supporter les humiliations racistes et les brimades
quotidiennes d'une clientèle paternaliste qui les consi
dère comme des serviteurs personnels (par exemple,
l'usage veut qu'ils cirent les chaussures des passagers
mais ils ne sont pour cela rémunérés que par pourboire,
ce qui ravive le souvenir douloureux de l'ère esclavag
iste).Et la société blanche fait d'eux l'un de ses modèles
raciaux les plus odieux en les représentant comme des
bouffons souriants et obséquieux, une manière d'Oncle
Tom enfantin satisfait de son sort et réconcilié avec son
infériorité. Aussi leur « folklore professionnel » est-il mar
qué d'une profonde ambivalence où s'opposent stigmate
racial et fierté ouvrière, solidarité communautaire et dis
tance au rôle.
Cette histoire orale, tirée du film ethnographique du
même nom tourné par Jack Santino et Paul Wagner et
magnifiquement illustrée de photographies d'époque qui
composent à elles seules une remarquable sociologie
visuelle de la transformation historique des rapports
raciaux en Amérique, nous fait revivre leur labeur quoti
dienà travers l'Amérique et partager leur philosophie de
la vie, leurs espoirs et leurs déboires, leurs passions et
leurs doutes.
Depuis sa fondation en 1718, New Orleans (et le terri
toire de Louisiane après que Napoléon l'eut vendu aux
Etats-Unis en 1803) constitue une « province étrange » de
l'Amérique, nettement séparée du reste du pays non seu-
NOTES DE LECTURE
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:
1
lement par son isolement géographique et économique dérive de l'influence européenne, les classifications
mais surtout par le mélange historique unique des peu raciales chinoises s'enracinent dans une longue tradition
plements,
des langues et des traditions qui s'y opère au fil intellectuelle indigène qui atteint son apogée dans les
du xixe siècle. Ce qui en fait un laboratoire unique pour années 20 et 30 avant d'être l'objet d'un enseignement
observer l'affrontement entre la culture franco-africaine systématique dans les écoles. Passant au crible traités de
venue des colonies de la mer des Caraïbes, caractérisée méd^ine et d'anthropologie, recherches génétiques et
par la dominance du catholicisme, un art de vivre sen- pratiques eugéniques, manuels scolaires et pamphlets
sualiste et la relative fluidité des divisions ethnoraciales, politiques, débats intellectuels et controverses de presse,
et une culture anglo-américaine protestante puritaine Diköter reconstitue les différentes figures du discours
venue des colonies de la Nouvelle-Angleterre. Les six savant et pseudo-savant sur la « race » comme type anatoessais qui composent Creole New Orleans évoquent cette mique, lignage, proto-nation et espèce.
Au début du xxe siècle, ces stéréotypes raciaux
confrontation et, avec elle, le passage d'un multi-ethnisme tolérant en 1850 à l'instauration d'un clivage racial s'agglomèrent en une doctrine qui fait des Chinois de
dichotomique entre Noirs et Blancs en 1880, - ou com descendance han un groupe biologique distinct, qui
ment, tout en conservant son caractère propre, New serait descendu de l'Empereur Jaune, fondement naturel
de la nation chinoise et engagé dans une « guerre raciale »
Orleans rentre dans l'ordre américain.
à mort contre les Blancs pour la suprématie du monde.
C'est également durant cette période, soit du renverse
ment
de la dynastie Manchu en 1911 à la prise de pouvoir
communiste en 1949, que se cristallisent et se répandent
Frank Diköter
des théories eugénistes élaborées qui font de la sélection
The Discourse of Race in Modem China
Stanford, Stanford University Press, 992.
génétique un instrument de renaissance nationale et dont
la popularité explique l'accueil chaleureux que reçoivent
On se représente souvent la pensée raciale comme un les thèses nazies auprès de larges secteurs de l'intell
monopole de la civilisation occidentale. A tort cette igentsia chinoise. On regrette que cet ouvrage novateur
étude érudite des doctrines raciales en Chine du xixe ne couvre pas la période maoïste, durant laquelle dis
siècle à la Seconde Guerre mondiale démontre que les cours de classe et discours racial fusionnent nonobstant
distinctions sociales à bases (supposément) phénoty- l'interdiciton officielle de ce dernier promulguée par le
piques et biologiques jouent un rôle important dans la pouvoir communiste en même temps que le bannisse
pensée sociale chinoise moderne et que, loin d'être en ment
des sciences sociales.