Désordre dans la ville
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Désordre dans la ville
Monsieur Loïc J. D. Wacquant "Désordre dans la ville" In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 99, septembre 1993. pp. 79-91. Citer ce document / Cite this document : Wacquant Loïc J. D. "Désordre dans la ville". In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 99, septembre 1993. pp. 7991. doi : 10.3406/arss.1993.3064 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1993_num_99_1_3064 LOÏC J.D. WACQUANT « Désordre dans la ville » : : . prédateurs sociaux de tous acabits et l'accumulation L'ouvrage rigoureusede duWesley américaines, analyse « désordre G.lesSkogan, dimensions urbain étude » dansdu concise lesphéno villes et d'ordures et de déchets. Skogan construit un indicateur synthétique permett mène, trace son impact sur le destin des quartiers et éva ant de mesurer chacune de ces dimensions et établit que lue l'efficacité des deux principales politiques visant à les composantes physique et sociale du désordre urbain l'enrayer, soit la police de proximité et la mobilisation sont fortement corrélées. Et, comme on s'y attendait, communautaire. L'auteur, politologue à l'Université de qu'elles atteignent toutes deux leurs valeurs les plus éle Northwestern, s'appuie pour ce faire sur une impression vées dans les quartiers bigarrés ou segregues les moins nante batterie d'enquêtes par questionnaire auprès de stables ainsi que dans les zones où se concentrent les 13 000 habitants de 40 quartiers réalisées entre 1979 et couches sous-prolétarisées des communautés afro-amér 1983 dans les métropoles de Chicago, Philadelphie, San icaineet latino. De fait, le facteur racial s'avère être le Francisco, Atlanta, Houston, et Newark dans le New Jer plus puissant déterminant du désordre et du déclin sey, et prolongées par des entretiens approfondis dans urbains, qu'il nourrit par le biais de l'instabilité et de la dix de ces quartiers ayant généré près de dix mille pages pauvreté des populations. On pourrait objecter que Sko de texte (l'annexe p. 187-197 récapitule les principales gan ne fait là que mesurer des représentations qui peu caractéristiques des données, la construction des indica vent être soit arbitraires, soit elles-mêmes affectées de teurset les méthodes de régression utilisées). forts biais ethniques ou de classe. Il n'en est rien. La per La première partie de l'ouvrage définit la notion de ception du désordre dépend moins des caractéristiques « désordre urbain » Skogan met sous ce terme non pas démographiques et sociales des interviewés que de leur (seulement) des pratiques relevant de la délinquance lieu de résidence Blancs et Noirs, propriétaires et loca mais un ensemble lié de comportements et de propriét taires, classes moyenne et ouvrière, jeunes et vieux d'un és écologiques synonymes de désorganisation et d'ano- même quartier s'accordent largement dans le jugement mie et qu'il regroupe en deux composantes, l'une sociale qu'ils portent sur l'état et l'évolution de leur cadre de vie. et l'autre physique. Le désordre social recouvre, par ordre Les réactions des habitants au désordre urbain sont croissant de gravité selon les enquêtes, l'ébriété sur la bien connues colère, démoralisation collective, peur et voie publique, les gangs, le harcèlement et les faits de montée des antagonismes entre groupes - notamment violence dans la rue et le trafic de drogue ; sont égale raciaux, mais aussi entre générations et entre familles ment mentionnés à ce chapitre le vagabondage et la pré propriétaires et locataires - sont les corrélats communs sence de personnes sans domicile fixe souffrant souvent de troubles mentaux. Le désordre physique se manifeste principalement par le vandalisme (de type tactique, vin * A propos de l'ouvrage de Wesley G. Skogan, Disorder and Decline : Crime and the Spiral of Decay in American Neighborhoods, Berkeley et dicatif, inter-générationnel ou « contagieux »), l'abandon Los Angeles, University of California Press, 1990 et 1992, 218-xi p., de bâtiments dégradés qui attirent marginaux, malfrats et index, bibliographic Actes de la recherche en sciences sociales, N° 99, septembre 1993, 79-82 80 Loïc J.D. Wacquant : doxalement, la montée du désordre et de la criminalité dans les villes américaines est en partie imputable aux changements intervenus dans l'organisation et la mission de leurs services de police durant le dernier quart de siècle. En se centralisant (suite aux innovations technolo giquesque sont le téléphone et les transmissions radio) et en se professionnalisant à outrance, la police a rétréci son champ d'action; en adoptant une attitude étroit ementlégaliste centrée sur les crimes les plus spectacul aires et en privilégiant l'efficacité bureaucratique, qui requiert des résultats chiffrables, elle s'est isolée du public et a négligé les manifestations communes du désordre urbain. La police de proximité est-elle capable de pallier ces carences? Le programme mis en œuvre à Houston s'y est employé inter alia par l'ouverture d'un poste de police « communautaire » pour l'information et les contacts avec les résidents, la tenue de réunions de quartier et de visites dans les écoles, l'offre gracieuse de services parapoliciers tel que le fichage des enfants (pour aider à leur identif icationen cas de rapt) 2 ou même médicaux (prise de ten sion artérielle), la diffusion de circulaires, l'organisation d'escortes nocturnes et une grande campagne de net toyage. Globalement, ce programme a enregistré un suc cès modeste le désordre (objectif et subjectif) a quelque peu décru, et avec lui le sentiment d'insécurité ; les habi tants se disent plus souvent satisfaits de la police. Mais l'analyse détaillée révèle que ces améliorations concer nentpresque exclusivement les résidents blancs, de classe élevée et propriétaires de leur logement, de sorte que « les privilégiés sont devenus plus privilégiés encore et les disparités entre habitants se sont creusées » (p. 197). Le programme de Newark a eu encore moins d'impact et suggère même une détérioration de la qualité de vie des résidents les plus démunis qui sont les premiers visés par le resserrement du dispositif policier ce qui est une amél ioration pour les uns se traduit par une aggravation des problèmes des autres. La police communautaire s'avère des plus inefficaces, et ses effets sont inégaux, voire per vers, dans les quartiers hétérogènes au plan ethnique ou social, ceux-là mêmes qui souffrent du plus grand désordre. : : : du déclin rapide qu'ont connu nombre de districts des villes américaines. Ainsi la seule dégradation physique d'un quartier suffit-elle à accroître directement la percep tion de dangerosité et le sentiment d'insécurité qui y règne, entraînant à terme une augmentation de l'inc idence réelle de la criminalité (le coefficient de corréla tion entre désordre et taux effectif de vols est de +0,60). Car le désordre a trois conséquences néfastes au niveau de la dynamique sociale du quartier. Premièrement, il sape les mécanismes de contrôle informel dont dispose la communauté locale loin d'avoir les effets bénéfiques de solidarisation que lui attribuent certaines théories néodurkheimiennes, il tend à réduire les contacts entre voi sins et stimule les pratiques individuelles de défense et de fuite, qui accentuent à leur tour l'isolement et la méfiance. Deuxièmement, le désordre sociophysique déstabilise le marché du logement, en décourageant d'éventuels acquéreurs immobiliers, et freine les flux de ressources extérieures en détournant les ardeurs d'inves tisseurs potentiels. Troisièmement, il pousse propriétaires et familles « respectables » à l'exode et attire a contrario une sur-représentation d'individus engagés dans des acti vités « déviantes » ou délictueuses. Ce double mouvement de filtrage sélectif - émigration des habitants des classes possédantes et éduquées auxquels se substituent des familles fragiles ou marginales au plan socioéconomique et culturel - stigmatise le quartier de sorte que l'une des conséquences du désordre urbain est... encore plus de désordre1. Désorganisation et déclin se renforcent mutuellement dans une spirale fatale. Comment lutter contre ce cercle vicieux ? La seconde partie du livre propose une évaluation empirique des deux principales politiques mises en œuvre aux EtatsUnis lors de la dernière décennie. La première relève de ce que les Américains rangent sous le vocable aux connotations chaleureuses de community policing. Cette stratégie (qui connaît une vogue sans précédent en Grande-Bretagne depuis les émeutes raciales du début de la décennie 80) met en œuvre quatre principes connexes élargir la vocation de la police à la résolution des problèmes locaux (plutôt que la seule lutte contre la criminalité) ; décentraliser le maintien de l'ordre et réorienter les patrouilles de manière à irriguer une multi plicité de canaux de communication informelle avec la population; adapter l'offre de services policiers à la demande locale ; enfin agir comme catalyseur et soutien à l'organisation du quartier. S'il n'y a rien là que de très louable, il y a aussi loin des principes aux applications et des prédictions théoriques aux effets réels. Avant de pas ser au crible fin deux programmes de « police commun autaire » à Houston et Newark, Skogan note que, 1 - Serge Paugam a montré qu'une dynamique similaire est à l'œuvre dans la stigmatisation résidentielle qui pèse sur les cités HLM de la « banlieue » française (La disqualification sociale, Paris, PUF, 1991). 2 - Une véritable hystérie collective s'est développée autour du kid napping et des violences contre les enfants dans l'Amérique des années 1980, dont Joel Best analyse les mécanismes dans Threatened Chil dren : Rhetoric and Concern About Child-Victims, Chicago, The Uni versity of Chicago, 1991. DESORDRE DANS LA VILLE 8/ tous ordres restreignent sévèrement la palette des mesures envisageables. Au point qu'on peut se demand er si les stratégies de police et de mobilisation commun autaires sont plus que de simples manœuvres de diver sion. L'auteur frôle cette conclusion quand il ébauche, mais bien trop brièvement, une analyse de 1'« économie politique du désordre urbain», d'où il ressort que les quartiers en perdition sont les victimes expiatoires des politiques urbaines des gouvernements fédéral et locaux aggravées par les décisions du patronat et des grandes bureaucraties privées (banques et compagnies d'assu rance en particulier). Ce sont des politiques, impulsées et imposées par les élites urbaines, qui ont créé le fossé gigantesque qui sépare aujourd'hui les quartiers noirs de 1' inner city et les territoires protégés blancs et aisés des suburbs, concentrant misère et sous-emploi dans les ghettos et les barrios du cœur des métropoles (la corré lation entre désordre et taux de chômage est de +0,84) 4. Les stratégies d' environmental design (recyclage des déchets, utilisation de matériaux indestructibles rendant impossible le vandalisme et facilitant la surveillance, réglementation par le biais des plans d'occupation du sol) que Skogan met en avant à la fin du livre ne sont que des pis-aller indolores mais impuissants à juguler des pro cessus enracinés dans les rapports de force politico-éc onomiquesentre dominants (classes possédantes, Blancs, décideurs des secteurs public et privé) et dominés dans les luttes pour s'approprier l'espace qui dépassent de loin le cadre étroit du quartier, voire même celui de la ville proprement dite 5. Skogan reste finalement prisonnier de la conception segmentaire de la « communauté » comme entité social ementet racialement homogène qui est l'un des piliers de l'idéologie urbaine américaine. Quand il soutient que « les solutions doivent être soigneusement adaptées aux problèmes spécifiques auxquels chacune des commu3 - Pour une démonstration empirique minutieuse de ce point, lire Janet Abu-Lughod et al., The End of the Urban Village : the Struggle for New York's Lower East Side, Oxford, B. Blackwell, 1993. 4 - C'est le découpage politique de l'espace qui constitue le socle de l'exclusion urbaine en Amérique (M. Weir, « From Equal Opportunity to "The New Social Contract" Race and the Politics of the American "Underclass" », in M. Cross et M. Keith, éd., Racism, the City and the State, New York, Routledge, 1993, p. 93-107). L'articulation entre divi sions sociales et divisions spatiales en Amérique apparaît nettement à l'analyse comparative, cf. S. S. Fainstein, I. Gordon et M. Harloe, Divi ded Cities : New York and London in the Contemporary World, Oxford, B. Blackwell, 1992. 5 - Cf. John R. Logan et Harvey L. Molotch, Urban Fortunes : The Poli tical Economy of Place, Berkeley, University of California Press, 1987, et John R. Logan et Todd Swanstrom, éd., Beyond City Limits : Urban Policy and Economic Restructuring in Comparative Perspective, Phila delphie, Temple University Press, 1990. : : : Deuxième stratégie de lutte contre le déclin urbain, le community organizing. Vieille tradition des Etats-Unis (Tocqueville la louait déjà dans ses écrits d' outre-Atlant ique), la mobilisation communautaire sur fond de bénév olat se donne plusieurs objectifs tous de bon sens pré venir la menace, organiser l'auto-surveillance collective du quartier (c'est le fameux programme de « Neighbo rhood Crime Watch » auquel collaborent 7 % des adultes américains), réprimer les contrevenants ou s'attaquer aux racines mêmes du désordre. Elle a toutefois un inconvén ient de taille elle présume qu'un quartier est doté d'une capacité de mobilisation et des ressources organisationnelles, matérielles et culturelles nécessaires pour s'orga niser de manière durable, ce qui n'est pas le cas des zones pauvres et ségréguées. Deux expériences visant à y « transplanter » ce type de dispositif, l'une conduite dans dix quartiers de Chicago, l'autre à Minneapolis, se révè lent être des échecs complets. A Chicago, la fondation Ford engloutit un demi-million de dollars à soutenir des « groupes de surveillance de bloc » par la distribution de tracts, le sponsoring de séminaires, la formation d'animat eurs,etc., avec pour seul résultat une augmentation - pur « effet Hawthorne » - de la participation « à la base », mais sans effet d'entraînement sur les interactions et la solidarité entre voisins, l'efficacité d'intervention et la pré vention collectives. Loin de diminuer, les désordres sociaux et physiques et l'insécurité ont même augmenté là où les efforts dits communautaires étaient les plus sou tenus. Vantée depuis les années 70 par les politiciens de tous bords et par le gouvernement comme la solution véritablement « américaine » au problème de la déprédat ion et de la criminalité de rue (entre autres parce qu'elle a le grand avantage de dégager la responsabilité de l'Etat et des villes, dont elle épargne les budgets), la réponse communautaire est un mythe dont la principale fonction a été de détourner l'attention des causes profondes du désordre urbain que sont la misère, l'illettrisme et le racisme. Non seulement elle repose sur une vision pas séiste irréaliste des rapports sociaux dans la ville, avec l'idée qu'on peut y reconstituer des relations de type « vi l ageois » chaleureuses et personnalisées 3 ; elle tend de surcroît à aggraver les désavantages des quartiers pauvres en figeant la distribution existante de l'espace et des res sources immobilières entre classes et races. Skogan clôt son ouvrage par une discussion des limites que le cadre juridique et politique des Etats-Unis impose à toute politique de lutte contre le déclin urbain. La diversité ethnique de la population, la décentralisation extrême et la fragmentation de l'appareil politico-admin istratif du fait de la structure fédérale de la force publique, des contraintes budgétaires et juridiques de 82 Loïc J.D. Wacquant cette dégradation, il est infiniment plus compliqué d'en guérir les conséquences. Deuxième point, l'importance de l'organisation du travail de police et de son intégra tion à la vie du quartier sans doute l'une des principales causes des tensions qui s'observent aujourd'hui dans bon nombre de cités françaises est-elle à rechercher dans l'inadéquation des méthodes et des pratiques policières aux populations et au terrain sur lesquelles elles s'exer cent.Skogan montre que quand la police est considérée comme une présence étrangère ou même ennemie, elle devient inapte à remplir un rôle autre que répressif et agit alors comme un ferment supplémentaire de désordre 7. Mais surtout, le déclin urbain est nourri par une série de cercles vicieux qu'il est très difficile d'enrayer si l'on ne s'attaque pas dès l'origine, voire par anticipation, à la dualisation de l'espace Urbain et à l'accroissement des écarts entre zones prospères et stables d'un côté, poches de misère et d'insécurité de l'autre, que favorise partout l'éclatement ou le retrait de l'Etat. : 6 - Voir Claude Fischer, •■ Ambivalent Communities How Americans Understand Their Localities », in Alan Wolfe, éd., America at Century's End, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 79-90. 7 — Le caractère contre-productif des pratiques discriminatoires de la police et de sa distanciation des populations locales est souligné par Jean-Claude Monet, « Police et racisme », in M. Wieviorka, éd., Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993, p. 307-317. Pour une illustra tion dans le cas britannique, E. Cashmore et E. McLaughlin, éd., Out of Order: Policing Black People, Londres, Routledge, 1992. : nautés est confrontée » (p. 186), il ne fait que renforcer la division politique, produit de l'histoire urbaine et raciale de l'Amérique, entre « communautés » qui est la cause même du problème auquel il souhaite remédier et la principale source de l'inefficacité patente des politiques américaines en la matière. Aussi longtemps que le déclin urbain est formulé et traité en termes particularistes et exclusifs de maintien de l'ordre local plutôt qu'en terme inclusif de citoyenneté, il perdurera6. On peut donc regretter que Skogan consacre le moins de pages (seu lement sept) aux facteurs les plus décisifs, soit les contraintes macropolitiques et idéologiques qui enfer ment et la théorisation du problème et sa résolution pra tique dans un carcan d'impuissance, si tant est que bon nombre des relations statistiques qu'il porte au jour ne s'expliquent que dans le contexte de ségrégation raciale, d'inaction gouvernementale et de désinvestissement public qui caractérise les villes américaines depuis vingtcinq ans. Disorder and Decline contient néanmoins plusieurs enseignements immédiatement applicables au problème des «banlieues» en France. D'abord, il souligne l'i nfluence déterminante du cadre écologique sur la trajec toire des quartiers. La dégradation des bâtiments et du cadre de vie suffit souvent à marquer un quartier comme lieu de relégation et à déclencher une série de processus démographiques et sociaux qui aggravent très vite le sort de ses habitants. S'il est relativement facile de prévenir qu'émeutes et protestations à caractère ethnoracial s'observent aussi bien en période de récession écono mique que durant les phases de prospérité et d'expan sion industrielle. Le modèle proposé par Susan Olzak, mariage de la théorie écologique centrée sur le concept de « niche » ethnique et de la théorie de la mobilisation Susan Olzak des ressources dérivée de l'analyse des mouvements The Dynamics of Ethnic Competition and sociaux, permet de différencier et d'expliquer le déroule Conflict menttemporel et la localisation géographique des Stanford, Standord University Press, 992. confrontations inter-ethniques et des mouvements de contestation communautaires relevés par la presse dans A l'encontre de la plupart des théories sociologiques éta 77 grandes villes américaines entre 1877 et 1914. Ce blies du conflit ethnique, qui voient dans cette forme de modèle a le mérite d'intégrer indicateurs économiques violence collective le fruit de la pauvreté et de l'exclusion nationaux et données macrosociétales (telles que le des minorités opprimées, Olzak montre que c'est la comp rythme et la composition des flux migratoires), variables étition entre groupes, liée notamment à la désagrégation municipales (dont la ségrégation et la concentration du marché du travail, qui nourrit les affrontements inte socioprofessionnelles des catégories en présence) et rcommunautaires en rompant l'équilibre du système des caractéristiques indigènes (type et évolution du capital rapports inégaux qui les lient. Ce qui explique organisationnel détenu par chaque groupe). La clarté des 1 Notes de lecture par Loïc J. D. Wacquant NOTES DE LECTURE 83 George M. Frederickson The Arrogance of Race : Historical Perspectives on Slavery, Racism, and Social Inequality Middletown, Wesleyan University Press, 1988. : Les 17 essais réunis dans ce recueil riche et compact offrent un vaste panorama des travaux d'un des plus éminents spécialistes de l'esclavage et du racisme en Amér ique - entre autres livres qui ont marqué ce secteur de la recherche historique, on doit à George Frederickson The Black Image in the White Mind'(197'1) et White Supremac y : A Comparative Study of American and South Afri can History (1981). Un premier groupe d'essais explore sous l'angle biographique les conflits idéologiques qui se nouent au xixe siècle autour de l'esclavage et les repré sentations que les membres de l'élite sudiste blanche se faisaient des Noirs (on lira avec un intérêt particulier la dissection nuancée des vues pour le moins ambiguës d'Abraham Lincoln, apôtre de l'abolition de l'esclavage mais partisan du retour en Afrique des Noirs, dont il ne pouvait concevoir qu'ils soient les égaux des Blancs en humanité). Un second ensemble regroupe une série de commentaires serrés et de dialogues critiques avec les travaux de collègues qui ont contribué à renouveler l'hi storiographie du Sud américain durant les deux dernières décennies, de Herbert Gutman à Joel Williamson en pas sant par Eugene Genovese et C. Vann Woodward. La tro isième partie rassemble cinq articles comparatifs sur les bases sociales et idéologiques de la suprématie blanche dans le Grand Sud américain et en Afrique du Sud. Le principal enseignement de ce recueil est qu'une fois ins titution alisé, le racisme constitue une force symbolique et matérielle autonome, irréductible à ses fondements économiques et ses fonctions sociopolitiques, qui joue un rôle déterminant dans la trajectoire historique de la nation américaine. Mais s'il se refuse à réduire le racisme à une simple dérive des inégalités de classe, Frederick son se garde bien de l'absolutiser « Le racisme n'est pas une maladie héréditaire incurable inscrite dans la nature humaine mais plutôt le produit de conditions historiques résultant de l'interaction entre classe, culture et politique et ces conditions peuvent être transformées. » 1 Ronald Takaki Iron Cages : Race and Culture in NineteenthCentury America Oxford et New York, Oxford University Press, 990. Cette histoire comparative de la domination ethnique et raciale dans l'Amérique du siècle dernier se distingue des monographies habituelles sur le sujet par deux caractér istiques. Premièrement, en analysant de concert le tra itement des Noirs, des Indiens, des Mexicains et des immi grants d'origine asiatique, elle démontre le caractère systémique ou, si l'on veut, d'emblée « multiracial » de l'hégémonie blanche et elle découvre ses bases cultu relles dans la conception fondatrice de la République américaine. Ensuite, elle relie méthodiquement les di scriminations multiformes imposées à ces groupes non seulement aux doctrines racistes émanant de la société blanche mais aussi aux transformations successives de l'économie politique des diverses régions des Etats-Unis. Le livre se clôt sur un important épilogue dans lequel Takaki esquisse un parallèle entre la fermeture de la « frontière » de l'Ouest à la fin du xixe siècle et la crise de l'hégémonie économique globale des Etats-Unis et sug gère comment le déploiement des deux mythes complé mentaires de Y underclass noire comme épouvantail social et des asiatiques comme « minorité modèle >• parti cipe d'une restauration idéologique des valeurs origi nelles d'ascétisme, d'esprit d'entreprise et de responsabil ité individuelle qui marque le grand retour en force du darwinisme social et racial en Amérique. Malcom Cross (éd.) Ethnie Minorities and Industrial Change in Europe and North America Cambridge, Cambridge University Press, 992. 1 observations, la rigueur et l'originalité de la méthode, enfin la minutie avec laquelle l'auteur confronte, l'une après l'autre, les hypothèses dérivées des principales théories rivales et les données historiques font de cet ouvrage un paradigme pour l'étude comparative de la résurgence des conflits ethniques en cette fin de siècle. La décennie 80 a été marquée par une profonde transfo rmation des métropoles industrielles d'Amérique et d'Europe, sous l'effet d'une part du désinvestissement et de la tertiairisation de l'emploi, qui se traduisent par une précarisation rapide du travail pour la main-d'œuvre sans qualification, de l'autre du renforcement de la présence, voire de la concentration résidentielle, de populations récemment immigrées et de « minorités » ethniques larg ement dépendantes de l'emploi déqualifié et donc sou mises à des niveaux sans précédent de chômage et d'exclusion durable du lien salarial. Sans toutefois être rigoureusement comparatifs (quatre portent sur la Grande-Bretagne, trois sur les Etats-Unis, et deux sur 84 Loïc J.D. Wacquant Power, qui est parvenue à délégitimer toute politique publique de réduction des disparités socioéconomiques entre Blancs et Noirs l'étonnante persistance d'images et de prénotions sur la culture noire héritées de l'ère esclavagiste ; la résurgence du « racisme scientifique » avec l'interminable pseudo-débat sur l'infériorité géné tique des Américains de couleur (où l'on s'aperçoit que la défense de l'authenticité culturelle « afrocentrique » converge avec les partisans les plus obtus de l'hérédité biologique stricte) ; les mécanismes micro-économiques de la discrimination raciale ainsi qu'elle s'observe dans le comportement des employeurs, des salariés et des clients d'une entreprise (Franklin offre ici l'une des discussions Louise Lamphere (éd.) Structuring Diversity : Ethnographie Perspect les plus claires et convaincantes du phénomène) ; enfin les usages sociaux du discours stigmatisant sur Vunderc ives on the New Immigration Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1992. lasscomme réalité et fantasme racial. L'argument-force qui court à travers le livre est que la sur-représentation Cette ethnographie collective, menée par six équipes massive des Noirs au plus bas de la structure de classe et interdisciplinaires ethniquement mixtes, des rapports dans les quartiers les plus dégradés des villes en déclin entre nouveaux immigrants et résidents établis, Blancs et fait peser une lourde suspicion sur la communauté afroNoirs, hispanisants et asiatiques, dans six centres urbains américaine tout entière et diminue gravement les chances (Miami, Chicago, Houston, Philadelphie, Monterey Park de mobilité et de prospérité de l'ensemble de ses dans la banlieue de Los Angeles, et Garden City dans membres, y compris ceux qui ont le privilège de jouir l'Etat du Kansas) porte un regard novateur sur 1'« intégra d'un statut (petit) bourgeois. tion » au quotidien et sur l'apprentissage différentiel de la citoyenneté dans l'Amérique d'aujourd'hui. D'où il res sort que l'isolement et la marginalité durables des immi grés récents (postérieurs à la réforme du système des Inside the L. A. Riots : What Really Happened quotas d'immigration de 1965) tiennent moins à leurs And Why It Will Happen Again caractéristiques culturelles, linguistiques ou familiales New York, Institute for Alternative Journalism, 992. propres qu'aux processus ségrégatifs dont sont vecteurs ce que Lamphere appelle les «institutions médiatrices». Cent cinquante pages de portraits, photos, dessins, Loin d'opérer un mélange des populations de souche et articles de fonds et manifestes, interviews de jeunes des des nouveaux arrivants, l'entreprise, le système scolaire, ghettos et barrios, d'émeutiers et de policiers, de mar le logement et l'appareil politique et administratif local chands coréens et d'immigrés mexicains, de rappeurs et contribuent, séparément et par leurs interactions, à maint d'officiels une mosaïque de reportages à chaud et d'ana enir les barrières qui les divisent et donc à perpétuer les lyses à froid, par quelques-uns des meilleurs journalistes préventions et les suspicions dont se nourrissent les ant et intellectuels militants du pays, pour comprendre les agonismes ethniques. causes profondes du soulèvement urbain le plus meurt rierqu'ait connu l'Amérique en un siècle ; sur l'ignorance complice et l'impotence hypocrite des politiques et des bureaucrates de tous bords et de tous niveaux ; et sur les Raymond Franklin futurs possibles des quartiers d'exil de la mégalopole américaine. Un kaléidoscope de textes et d'images qui Shadows of Race and Class Minneapolis, The University of Minnesota Press, 1992. s'efforce de briser le monopole du discours exotisant et normalisateur de la presse officielle américaine et de Une analyse succincte et précise des rapports entre donner à voir et à percevoir le continent immergé de inégalités de classe et division raciale dans l'Amérique souffrance et de misères dont les émeutes déclenchées des années 1950-1990, centrée sur cinq thèmes la viru par le procès des policiers-bourreaux de Rodney King, à lente réaction néo-conservatrice aux avancées du mou la fois jacquerie de pauvres et insurrection raciale, vements des droits civils et aux revendications du Black n'étaient que la pointe émergée. : : 1 ; l'Allemagne), les douze chapitres de ce recueil publié sous l'égide du Centre of Research in Ethnie Relations de l'Université de Warwick apportent des matériaux empi riques et des éléments de réflexion sur la question de la convergence structurale entre l'Europe et les Etats-Unis et sur l'articulation, variable selon les pays, de la décomp osition industrielle, des inégalités sociales et des ten sions ethnoraciales dont la violence raciste dans la ville est l'une des expressions les plus répandues. NOTES DE LECTURE 85 tant que West Indians visant à limiter l'influence électo rale d'une éventuelle coalition noire unifiée. L'établissement d'une identité afro-antillaise reste tou tefois foncièrement fragile en raison de l'asymétrie entre division raciale et différenciation ethnique constitutive de Qu'advient-il des immigrés venus des Antilles anglo la structure profonde de l'espace social nord-américain. A phones, une fois entrés aux Etats-Unis? Se fondent-ils preuve l'ambivalence des immigrés des Caraïbes, tiraillés dans la communauté afro-américaine du fait de leur cou qu'ils sont entre un sentiment de solidarité (raciale) avec leur de peau ou forment-ils au contraire une collectivité les Noirs américains de souche et la volonté de se démar distincte dotée d'une identité propre? Du fait de la rigi querd'eux et d'établir leur propre identité (ethnique) afin dité de la séparation des races, la première vague de de se protéger du stigmate indélébile qu'est la couleur de migrants venus des Caraïbes dans les années 20 et 30 peau. n'avait guère le choix et a suivi la première voie pour s'intégrer à l'élite noire urbaine. Avec la « nouvelle immig ration » qui amène plus d'un demi-million des leurs en Amérique entre 1965 et 1980, les Noirs d'origine antillaise Gerald Davis Jaynes et Robin M. Williams, Jr se pensent en termes « ethniques » plutôt que raciaux et A Common Destiny : Blacks and American revendiquent toute leur place en tant que tels dans la Society mosaïque socioculturelle du pays. Washington, National Academy Press, 989. A partir d'observations de terrain et d'entretiens approfondis avec les militants et responsables politiques La somme des connaissances sur les inégalités raciales de la nouvelle communauté en formation dans son fief dans les domaines économique, social, culturel, médical, de Brooklyn, Kasinitz décrypte le travail de fabrication juridique et politique à travers une radiographie systéma de cette «ethnicité pan-antillaise» qui émerge à la tiquede l'évolution de la position des Noirs dans la confluence des rapports de solidarité de la vie quoti société américaine depuis la Seconde Guerre mondiale. dienne et des stratégies collectives dans le champ poli Synthèse des travaux d'une centaine de spécialistes et tique. La genèse d'une identité ethnique apparaît dans ce d'une commission de 22 chercheurs venus de toutes les cas comme le produit conjoncturel de deux processus disciplines, ce volume touffu offre à la fois une mine de connexes qui, sous certaines conditions structurales, données et des analyses nuancées sur le statut des Noirs viennent à se renforcer mutuellement. Le premier, qui dans les Etats-Unis d'aujourd'hui. Prenant pour toile de fond l'étude classique de Gunprocède « par le bas », s'ancre dans le développement de quartiers à coloration ethnique, l'établissement d'un sec nar Myrdal, An American Dilemma (1945), et le rapport teur réservé sur le marché de l'emploi et le tissage d'un de la Commission Kerner (1968) sur les causes des canevas d'organisations communautaires. Le second, émeutes raciales qui avaient secoué les grands ghettos opérant « par le haut », s'exprime par les manœuvres str noirs dans les années 60, Jaynes (un économiste) et atégiques de notables économiques et politiques décidés à Williams (un sociologue) dressent un bilan mitigé, fait se servir de la bannière antillaise comme moyen d'accès à d'un mixte d'avancées spectaculaires et de régressions un appareil municipal organisé selon le principe du clien non moins criantes, et marqué par la « persistance de la pauvreté, de la ségrégation, de la discrimination et de la télisme ethnique. Trois séries de facteurs expliquent le changement du fragmentation sociale dans des proportions alarmantes » mode d'insertion d'une génération de migrants à l'autre Ces tendances contrastées, voire contradictoires, sont le la redéfinition de l'opposition de caste entre Noirs et produit de trois forces d'intensité variable durant le demiBlancs à l'échelle de la société américaine et la transfo siècle considéré la mobilisation politique de la commun rmationcorrélative des représentations de la culture noire auténoire et de ses alliés, en particulier durant la phase (avec notamment la montée d'une imagerie spécifique de revendication des droits civiques (qui ne deviennent ment africaine) la mutation de l'organisation politique effectifs qu'avec le Civil Rights Act de 1964 et le Voting indigène, qui, en écartant les leaders noirs traditionne Rights Act de 1965) ; la résistance protéiforme, d'abord llement issus des Caraïbes au profit de leurs rivaux ouverte et violente puis plus indirecte et insidieuse, autochtones montés du Sud de l'Union, encourage les opposée par la majorité blanche à la remise en cause de premiers à fonder leurs propres réseaux politiques enfin l'ordre racial établi ; enfin les performances et les varia le soutien actif des politiciens blancs à la mobilisation en tions cycliques de l'économie nationale. Les gains ; ; : : . 1 1 Philip Kasinitz Caribbean New York: Black Immigrants and the Politics of Race Ithaca, Cornell University Press, 992. Katrina Hazzard-Gordon Jookin' : The Rise of Social Dance Formations in African Culture Philadelphie, Temple University Press, 99 I. : Partant de l'hypothèse que « les Noirs se sont servis de la danse comme d'un moyen d'expression de leurs expé riences collectives », Jookin 'retrace l'évolution des diver ses formes de danse au sein de la communauté afro-amé ricainedepuis l'introduction des premiers esclaves en 1619 jusqu'aux années 1950. Sur la base d'archives munic ipales et d'histoires orales recueillies auprès de music iens, de griots et de résidents de la ville de Cleveland, dans l'Ohio, l'auteur, qui allie formation sociologique et expérience artistique, explicite la signification de ces danses et les met en rapport avec les conditions socio culturelles qui ont influé sur leurs transformations entre autres, le roulement des migrations, l'urbanisation et l'entrée dans l'économie industrielle, mais aussi et sur tout la ségrégation et la violence raciales menant à la fo rmation du ghetto. Ce portrait attachant de la classe paysanne puis ouvrière afro-américaine témoigne de l'extraordinaire vitalité culturelle dont celle-ci a été porteuse. Il montre qu'à l'instar de l'Eglise, le jook (tripot de danse) fut l'un des sanctuaires historiques de l'identité populaire noire. Mais s'il a fonctionné avant tout comme rempart contre la domination blanche et comme ferment de solidarité com munautaire, ce que l'auteur appelle « le continuum des danses afro-américaines » n'en fut pas moins traversé dès l'origine par une forte tendance à la dualisation de classe, dont on retrouve les prémisses dans la formation, au cours de l'ère esclavagiste, d'une petite élite de mulâtres libres tournée vers les hiérarchies promulguées par la société blanche. En portant au jour cette tension fondat riceentre la célébration de son héritage africain d'un côté et l'emprunt forcé ou révérencieux aux formes euro péennes dominantes de l'autre, Jookin' apporte une contribution originale à la sociologie historique de la cul ture noire américaine. I. Gary Orfield et Carole Askinaze Closing the Door : Conservative Policy and Black Opportunity Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 99 1 majeurs de la communauté noire sont venus dans les décennies 40 et 60, soit en période de croissance écono mique et de mobilisation politique fortes. Depuis le milieu des années 70, c'est la stagnation qui prédomine et qu'accentue la différenciation croissante, au sein même de la communauté noire, entre une classe moyenne éduquée relativement prospère et des couches pauvres de plus en plus marginalisées. Mais, surtout, si les principaux indicateurs en matière de revenus, d'insertion socio-professionnelle, de scolari sation ou de participation politique révèlent de nets pro grès ils n'en restent pas moins loin du comblement des écarts entre Noirs et Blancs. Ainsi, les élus noirs sont pas sés d'une poignée en 1940 a plus de 6 800 en 1988 mais ils ne représentent toujours que 1,5 % du personnel poli tique, soit le dixième de leur part dans la population du pays. Le revenu moyen des familles afro-américaines n'a jamais dépassé 62 % de celui des familles blanches et, en trente ans, le taux de chômage des Noirs n'est jamais tombé en deçà du double de celui des Blancs. Un tiers des ménages noirs du pays vivaient en dessous du « seuil officiel de pauvreté » en 1988, le même taux qu'en 1969, et le nombre d'enfants noirs élevés dans la misère n'a cessé d'augmenter dans les années 80 pour dépasser la moitié des 0-12 ans. De même, l'évolution des « attitudes raciales » dans le sens d'une plus grande tolérance n'empêche pas la per sistance de réactions hostiles et de pratiques d'ostracisation de la part des Blancs. En 1980, par exemple, 60% des Blancs refuseraient d'envoyer leurs enfants dans une école comptant une majorité d'écoliers de couleur; 55% seraient prêts à déménager si des Noirs venaient habiter dans leur quartier ; et la ségrégation raciale extrême du logement (dont l'indice atteint 80 sur un maximum de 100 dans les 30 plus grandes métropoles du pays) n'a pratiquement pas bougé en 30 ans. C'est dire que, même si la politique active et concer tée de réduction des inégalités raciales que les auteurs appellent de leurs vœux venait à être mise en œuvre (et on distingue mal à ce jour quelles forces politiques auraient intérêt à les défendre en l'état du champ poli tique), «l'assimilation des Noirs dans une société qui n'établisse plus de distinctions discriminatoires sur la base de la couleur de peau n'est pas pour demain ». Et le retour d'un cycle de violence raciale ouverte n'est pas à exclure, du fait d'une part de la détérioration continue des conditions et des chances de vie des couches popul aires de la communauté noire, de l'autre de la méfiance profonde de cette dernière à l'égard d'un système poli cier et judiciaire unanimement considéré comme fonciè rement partial, sinon raciste. Loïc J.D. Wacquant 1 86 Avec son économie en plein boom, sa tradition politique progressiste, sa bourgeoisie noire solidement implantée et comprenant une forte proportion de diplômés du NOTES DE LECTURE 87 1 Roger W. Waldinger, Howard Aldrich, Robin Ward et al. Ethnie Entrepreneurs: Immigrant Business in Industrial Societies Newbury Park, Sage Publications, 990. Suite au ralentissement de la croissance et à la restructu ration des économies avancées d'un côté, au gonflement de l'immigration et à l'installation définitive de populat ions étrangères longtemps perçues (à tort) comme « de passage » de l'autre, les deux dernières décennies ont vu la floraison d'entreprises dites «ethniques», c'est-à-dire tenues par, et bien souvent pour, des immigrés récents qui se distinguent de leur société d'accueil par diverses caractéristiques ethnoculturelles et légales. Cela tant aux Etats-Unis, où c'est une vieille tradition historique, qu'en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Hollande, et à un degré moindre en France, où le phénomène, pour être plus récent et moins marqué, n'en est pas moins avéré (en région parisienne, un propriétaire de commerce sur dix est né à l'étranger). Cet ouvrage collectif, fruit de la collaboration de chercheurs américains et européens, dresse un panorama de l'évolution de V ethnie business sur les deux continents et avance un modèle censé rendre compte des variations entre pays et entre groupes, et dans le temps au sein d'un même pays. Selon ce modèle (qui prolonge les analyses que son principal maître d' œuvre, Roger Waldinger, avait déve loppé dans son importante étude Through the Eyes of the Needle : Immigrants and Enterprise in New York's Gar ment Trades, New York, New York University Press, 1989), les stratégies économiques des migrants récents dans le secteur indépendant résultent de l'interaction, dans un contexte institutionnel et historique précis, entre deux classes de facteurs d'un côté la structure des chances d'accès à l'entreprise offertes par la société d'accueil, qui dépend elle-même de l'état du marché (nature, segmentation et concentration de l'offre de pro duits de consommation « ethniques ») et des conditions d'accession à la propriété économique (écologie et démographie des PME, niveau et formes de compétition pour les places vacantes, politiques étatiques visant à faciliter ou à freiner le développement du petit patronat) ; de l'autre les caractéristiques du groupe considéré, dont les principales sont les « facteurs prédisposants » (tels que l'absence d'autre voie de mobilité, la pré-sélection qu'effectue la migration elle-même, l'expérience acquise dans le commerce et l'industrie, et le niveau d'aspiration) et la capacité de mobilisation du capital social spécifique (structure et densité des rapports intra-communautaires, appel à la main-d'œuvre parentale, et mécanismes d'inté gration des immigrés). Quant à la propension variable qu'affichent diverses catégories d'immigrés à s'investir dans ce secteur d'activité dans une société donnée, elle s'explique par les ressources propres du groupe liées à sa trajectoire précédant la migration, aux circonstances de son entrée dans le pays d'accueil (en tant que migrat ionde travail ou de peuplement), enfin à son expérience post-migratoire (niveau de classe à l'entrée et degré de ségrégation et de discrimination infligés par la populat ion autochtone). : : supérieur, Atlanta, berceau de Martin Luther King, fief d'Andrew Young et dynamique capitale du « Nouveau Sud » , avait tout pour devenir la vitrine du progrès pro mis par l'économie de marché accompagnée d'une poli tique raciale de «laissez-faire, laissez-passer » fondée sur la dénégation magique des inégalités structurales entre Blancs et Noirs. Dans cet ouvrage rigoureusement docu menté et vigoureusement formulé, Orfield et Askinaze montrent comment une décennie de politiques fédérale et locale ultra-conservatrices ont produit le résultat exac tement opposé à celui qui était escompté une régres sionraciale et sociale sans précédent, caractérisée par une détérioration drastique des conditions de vie et des opportunités offertes à la communauté noire. Ayant réduit à néant la thèse des idéologues conser vateurs selon laquelle la persistance de la misère et la montée des tensions raciales seraient des « effets pervers » de l'excessive générosité de l'Etat-providence, Orfield attaque de front l'argument dit libéral (c'est-à-dire pro gressiste) selon lequel la croissance de l'économie suffi raità améliorer à terme la situation des familles noires. En vérité, le marché est incapable, par lui-même, de combler le fossé qui sépare les races. Pire, une expans ionéconomique qui s'opère par la médiation de mar chés du travail et du logement fortement segregues se tra duit par un accroissement généralisé des inégalités entre Noirs et Blancs. Les effets dévastateurs de la politique reaganienne sur la « Mecque noire » de cette fin de siècle et l'impuissance patente des gouvernements locaux noirs à les amortir à leur niveau montrent la nécessité d'inte rventions étatiques directes visant à briser les barrières qui enferment les Noirs à l'intérieur de villes en déclin et leur ouvrent l'accès à ces banlieues blanches qui monopolis ent toujours plus complètement les retombées de la prospérité. 88 Loïc J.D. Wacquant 1. 1 : I. sion étalés sur plusieurs hectares boisés) offrent une édu cation à la carte suivie par un conseiller pédagogique individuel. Est-il dès lors surprenant que 97 % des élèves de New Trier entrent à l'université alors que plus de la moitié des écoliers de Chicago ne finissent pas le cycle Dans la grande tradition des muckrackers du début du secondaire ? siècle, Jonathan Kozol dévoile dans un livre en forme de Outre la ségrégation résidentielle et l'indifférence «J'accuse» le véritable apartheid éducatif qui s'est ins patente des responsables politiques, la dualisation accé tauré en Amérique au fil de trois décennies de négligence lérée de l'enseignement public s'explique par le système politique, de gabegie bureaucratique et de dereliction des de financement local basé sur la taxe d'habitation qui écoles publiques, aujourd'hui réduites à l'état de ban- génère des disparités vertigineuses dans les moyens dont toustans scolaires où sont parqués les enfants de couleur disposent les divers établissements à San Antonio, au de milieu populaire. Texas, la circonscription scolaire la plus pauvre dépense Abandonné par les Blancs et par les classes moyennes 2 100 dollars annuels par élève contre 19 300 dollars dans comme on fuit un navire qui coule, paralysé par la pénur les quartiers aisés. Le délabrement de l'école américaine ie chronique de moyens et par la démoralisation de son urbaine pose en termes réalistes la question des coûts personnel, l'enseignement public de l'Amérique urbaine sociaux et de l'effroyable gâchis humain causé par la pau est plus segregué et plus inégalitaire aujourd'hui qu'il ne périsation du secteur public dans une société avancée. l'était en 1954, année où la décision de la Cour suprême Brown versus Board of Education avait ouvert une brèche dans le système légal de séparation des races et donné l'espoir d'une égalisation des chances dans l'accès Joe William Trotten ]r. (éd.) aux études. Les voyage de Kozol à travers les écoles The Great Migration in Historical Perspective : riches et pauvres d'une dizaine de villes des Etats-Unis New Dimensions of Race, Class, and Gender prend des allures de film surréaliste tant sont criantes les Bloomington, University of Indiana Press, 99 injustices qu'il dépeint. Les écoliers de East St. Louis à la frontière du Missouri manquent des semaines de cours La « grande migration » des Noirs du Sud des Etats-Unis après que leurs salles de classe aient été inondées par le vers les métropoles industrielles du Nord du pays est débordement répété des égouts de la ville. Dans tel ét l'une des plus importantes de l'histoire contemporaine. ablis ement de Brooklyn, on a converti en classes les pla Entre 1916 et 1930, suite à l'arrêt net de l'immigration cards, la buanderie, les couloirs et même les urinoirs, et européenne du fait de la guerre mondiale, ce ne sont pas le matériel est si détérioré que les enseignants interdisent moins d'un million et demi de personnes qui quittent les aux élèves d'écrire sur les tableaux de peur qu'ils ne se Etats du Dixieland pour rallier New York City, Philadel blessent. A Chicago, les auxiliaires refusent par peur de phie, Pittsburgh, Detroit et Chicago. Mouvement quasi violence de faire des remplacements dans les lycées du religieux de quête d'une « terre promise » d'où l'oppres ghetto, dont seulement un sur quatre offre une filière sion raciale serait bannie, ce mouvement de population a menant à l'université et qui disposent en moyenne d'un alimenté la formation des grands ghettos urbains, la orientateur pour 420 élèves. A Washington, à trois pas de constitution d'une classe ouvrière noire et la première la Maison blanche, dans le quartier d'Anacostia où les poussée significative des revendications d'accès à la enfants ont coutume de chaparder des victuailles à la pleine citoyenneté pour les Américains de couleur. Long cantine du fait de la faim chronique qui sévit, le provi temps traitée comme une simple toile de fond de l'épo seur ferme l'école avant l'heure en prévision d'une péeurbaine afro-américaine, notamment par l'école dite fusillade dont il a été averti à l'avance. A Détroit, telle de la « ghettoïsation » (associée aux noms d'Allan Spear, école primaire ne dispose que d'un livre pour trois élèves Gilbert Osofsky et David Katzman) qui domine l'histori et les cours de saisie informatique dans les lycées profes ographie noire du xxe siècle depuis son eclosión à la fin sionnels se font sans ordinateur faute de matériel. Pen des années 60, cette migration a récemment été élevée dant ce temps, à New Trier, banlieue huppée de Chicago, au rang d'objet à part entière par une nouvelle générat les enfants de la haute bourgeoisie blanche suivent entre ion de jeunes chercheurs soucieux de démêler, ville par soi une scolarité modèle dans un lycée public dont les ville, région par région, les liens changeants entre flux installations luxueuses (dont sept gymnases, une piscine migratoires, formes d'urbanisation et de prolétarisation, et transformations sociopolitiques internes à la commuolympique, un auditorium et son propre studio de 1 Jonathan Kozol Savage Inequalities : Children in America's Schools New York, Crown Publishers, 99 NOTES DE LECTURE 89 : Cette fresque historique, patiemment tissée à partir d'un impressionnant matériau d'archives, de journaux d'époque et de la correspondance privée des familles de migrants, dresse, un tableau intimiste exceptionnellement riche de l'exode collectif qui amène 70 000 Noirs du delta du Mississipi à Chicago entre 1916 et 1919- L'auteur étu die d'abord la genèse sociale de cette « fièvre du Nord » qui pousse inexorablement au départ et qu'alimentent les lettres des parents montés dans le Midwest ainsi que les légendes sociales colportées par les émigrés en visite au pays, mais aussi et surtout la véritable révolution cognit iveque déclenche la diffusion du Chicago Defender, premier journal militant noir du pays. Grossman ensuite retrace de l'intérieur l'expérience vécue de la migration avant d'analyser en détail le douloureux apprentissage de la réalité urbaine une fois installé à Chicago. Land of Hope éclaire bien des aspects négligés de cette migration et, ce faisant, suggère de nombreuses pistes d'exploration et de comparaison avec d'autres cou rants migratoires. On y trouve par exemple une descrip tion étonnante de la résistance farouche, et souvent vio lente, que les Blancs du Sud opposent initialement au départ de ces « bons Noirs » (darkies) tous les moyens sont bons pour enrayer la fuite des travailleurs noirs dont les bras sont indispensables à l'économie arriérée de l' exConfédération. Cet effort désespéré reçoit l'appui d'une large fraction de l'élite de couleur locale qui craint (à juste titre) que l'effritement de leur base démographique n'annule la parcelle de pouvoir dont elle jouit comme intermédiaire auprès de l'ordre blanc. Côté Chicago, on découvre les dissensions tenaces qui émaillent la solidar ité entre vagues de migrants et le virulent antagonisme de classe auquel les nouveaux arrivants se heurtent de la Roger D. Abrahams Down in the Jungle. Negro Narrative Folklore from the Streets of Philadelphia New York, Aldine de Gruyter, 2e éd., 1963 et 1970, rééd. 1992. Cette réédition d'un classique de l'ethnographie et de la sociolinguistique afro-américaine, longtemps épuisé et encore trop peu connu au-delà du cercle restreint des spécialistes, est la meilleure introduction existante à l'éc onomie verbale de l'honneur qui forme la charpente de la culture virile de la rue dans le ghetto. De l'analyse de récits, chansons, poèmes et autres fables du folklore oral récoltés en 1958-1959 dans le ghetto noir de Philadel phie, il ressort que la dextérité verbale et les joutes rhé toriques servent à affirmer l'identité masculine dans un univers âpre et intensément compétitif dominé par la manipulation et la coercition, et que les talents oratoires fonctionnent comme un instrument essentiel de ce que Weber appelerait la Styliesierung de la vie quotidienne au sein du milieu populaire noir (on pourra relire à ce sujet du même auteur, Positively Black, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970). Ayant, dans la première partie de l'ouvrage, présenté un schéma de la structure des rapports interpersonnels dans le ghetto, tout entière surdéterminée par l'exclusion raciale, Abrahams y recherche les raisons de la popularité des récits héroïques dans la culture orale noire, dont les deux figures-clefs sont le trickster, qui vainc par la malice et l'intelligence, et le badman, qui triomphe à force de prouesses physiques et de courage. Puis il se penche suc ces ivement sur deux traditions orales celle des jokes, version afro-américaine de contes urbains que l'on retrouve chez d'autres groupes et celle, plus spécifique, du toast, sorte de poème narratif improvisé à partir d'un récit standard (tels « Le naufrage du Titanic », « Stackolee le badman » ou « The Signifying Monkey »), surchargé de mots et de situations obscènes, qui peut durer de deux à vingt minutes, et que l'on déclame de manière théâtrale dans le but d'affirmer sa virilité ou, ce qui revient au même, de «féminiser» son opposant. : James R. Grossman Land of Hope : Chicago, Black Southerners, and the Great Migration Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1989. part de la petite bourgeoisie noire établie, qui voit dans ces hordes de paysans pauvres et frustes un facteur de déséquilibre susceptible de remettre en cause la division raciale du travail et de l'espace sur laquelle repose son fragile statut. ; nauté noire. Ce volume collectif dirigé par Joe William Trotter, Jr., tête de file de ce courant (à qui l'on doit Black Milwaukee : The Making of an Industrial Proletariat, 1915-1945, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1985, et Coal, Class, and Color : Blacks in Sou thern West Virginia, 1915-1932, ibid., 1990) présente une synthèse et un éventail représentatif des travaux de ce qui prend l'allure d'une « école de la migration », dont ceux de Peter Gottlieb, James Grossman, Darlene Clark Hine, Earl Lewis et Shirley Ann Moore. Loïc J . D Wacquant . 90 1. 1 David R. Roediger The Wages of Whiteness : Race and the Making of the American Working Class Londres et New York, Verso, 99 I. 1 Jack Santino Miles of Smiles, Years of Struggles : Stories of Black Pullman Porters Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 99 De la guerre de Sécession à la guerre du Vietnam, les Pullman porters (ainsi qu'on appelait les employés des wagons-lits des lignes ferroviaires) ont été à la pointe des luttes syndicales et de la formation de l'aristocratie Arnold R. Hirsch et Joseph Logsdon (éd.) Creole New Orleans : Race and Americanization Baton Rouge et Londres, Louisiana State University Press, 992. 1 A la croisée de l'histoire néo-marxiste du mouvement ouvrier, de la nouvelle histoire sociale des idées (pour partie inspirée de Bakhtine et de la psychanalyse) et de l'historiographie de l'esclavage et de ses retombées, cet ouvrage pose en termes directs et intrépides la question incongrue de la « blancheur » de la classe ouvrière améri caine, c'est-à-dire de l'équation qui s'établit, au fil du long xixe siècle, soit entre la Révolution et la guerre de Séces sion,entre travailleur et Blanc qui fait que l'identité de la classe ouvrière est d'emblée, dans le mouvement même par lequel elle se forme, entremêlée à l'affirmation d'une identité raciale exclusive. En se pensant comme Blancs, par opposition aux Noirs irrévocablement associés au sta tut dégradant de l'esclave et perçus comme l'incarnation démoniaque d'un mode de vie préindustriel qu'ils haïs sent et regrettent à la fois, les ouvriers d'origine euro péenne résolvent symboliquement la tension née de la discordance grandissante entre l'idéal masculin d'aut onomie hérité de l'idéologie républicaine jacksonienne d'un côté, et la réalité de leur dépendance sans cesse élargie à l'égard du salariat et de leur soumission concomittante à la discipline du travail en usine. Ainsi la per sistance de l'esclavage au cœur de l'ordre républicain a-telle non seulement sévèrement limité la critique du capitalisme industriel mais encore fourni un repoussoir social qui, par delà les bénéfices matériels tirés de l'exclu siondes Noirs, offre un profit symbolique qui nourrit l'assentiment des ouvriers à la vision suprématiste blanche. Défi à l'histoire populiste et aux simplifications tant de la théorie marxiste que de ses rivales d'inspiration «libérale», également aveugles à la genèse et à la force sociales d'un racisme indigène aux classes populaires, cette étude ouvre une voie nouvelle à l'étude des rap ports historiques entre race et classe en Amérique. ouvrière, voire de la petite bourgeoisie, de couleur en Amérique. Sous la férule de A. Philip Randolph, leader charismatique et orateur hors-pair, ils forment le premier syndicat de travailleurs noirs, le Brotherhood of Sleeping Car Porters (dont la devise est « Fight or Be Slaves » et bataillent ferme pour faire reculer l' inéquité raciale et la discrimination dans les chemins de fer. Considérés comme des notables en raison de leurs revenus relativ ementélevés et du prestige découlant de leur association avec une clientèle blanche aisée, ils jouissent d'une grande autorité au sein de la communauté afro-améri caine (où ils sont un parti très recherché par les filles de bonne famille) et doivent à leurs interminables périples d'acquérir une vision inhabituellement élargie du monde social. Mais, une fois à bord du train, outre des condi tionsde travail éreintantes et l'absence de perspective de promotion ou de reconversion, les Pullman porters doi vent supporter les humiliations racistes et les brimades quotidiennes d'une clientèle paternaliste qui les consi dère comme des serviteurs personnels (par exemple, l'usage veut qu'ils cirent les chaussures des passagers mais ils ne sont pour cela rémunérés que par pourboire, ce qui ravive le souvenir douloureux de l'ère esclavag iste).Et la société blanche fait d'eux l'un de ses modèles raciaux les plus odieux en les représentant comme des bouffons souriants et obséquieux, une manière d'Oncle Tom enfantin satisfait de son sort et réconcilié avec son infériorité. Aussi leur « folklore professionnel » est-il mar qué d'une profonde ambivalence où s'opposent stigmate racial et fierté ouvrière, solidarité communautaire et dis tance au rôle. Cette histoire orale, tirée du film ethnographique du même nom tourné par Jack Santino et Paul Wagner et magnifiquement illustrée de photographies d'époque qui composent à elles seules une remarquable sociologie visuelle de la transformation historique des rapports raciaux en Amérique, nous fait revivre leur labeur quoti dienà travers l'Amérique et partager leur philosophie de la vie, leurs espoirs et leurs déboires, leurs passions et leurs doutes. Depuis sa fondation en 1718, New Orleans (et le terri toire de Louisiane après que Napoléon l'eut vendu aux Etats-Unis en 1803) constitue une « province étrange » de l'Amérique, nettement séparée du reste du pays non seu- NOTES DE LECTURE 91 : 1 lement par son isolement géographique et économique dérive de l'influence européenne, les classifications mais surtout par le mélange historique unique des peu raciales chinoises s'enracinent dans une longue tradition plements, des langues et des traditions qui s'y opère au fil intellectuelle indigène qui atteint son apogée dans les du xixe siècle. Ce qui en fait un laboratoire unique pour années 20 et 30 avant d'être l'objet d'un enseignement observer l'affrontement entre la culture franco-africaine systématique dans les écoles. Passant au crible traités de venue des colonies de la mer des Caraïbes, caractérisée méd^ine et d'anthropologie, recherches génétiques et par la dominance du catholicisme, un art de vivre sen- pratiques eugéniques, manuels scolaires et pamphlets sualiste et la relative fluidité des divisions ethnoraciales, politiques, débats intellectuels et controverses de presse, et une culture anglo-américaine protestante puritaine Diköter reconstitue les différentes figures du discours venue des colonies de la Nouvelle-Angleterre. Les six savant et pseudo-savant sur la « race » comme type anatoessais qui composent Creole New Orleans évoquent cette mique, lignage, proto-nation et espèce. Au début du xxe siècle, ces stéréotypes raciaux confrontation et, avec elle, le passage d'un multi-ethnisme tolérant en 1850 à l'instauration d'un clivage racial s'agglomèrent en une doctrine qui fait des Chinois de dichotomique entre Noirs et Blancs en 1880, - ou com descendance han un groupe biologique distinct, qui ment, tout en conservant son caractère propre, New serait descendu de l'Empereur Jaune, fondement naturel de la nation chinoise et engagé dans une « guerre raciale » Orleans rentre dans l'ordre américain. à mort contre les Blancs pour la suprématie du monde. C'est également durant cette période, soit du renverse ment de la dynastie Manchu en 1911 à la prise de pouvoir communiste en 1949, que se cristallisent et se répandent Frank Diköter des théories eugénistes élaborées qui font de la sélection The Discourse of Race in Modem China Stanford, Stanford University Press, 992. génétique un instrument de renaissance nationale et dont la popularité explique l'accueil chaleureux que reçoivent On se représente souvent la pensée raciale comme un les thèses nazies auprès de larges secteurs de l'intell monopole de la civilisation occidentale. A tort cette igentsia chinoise. On regrette que cet ouvrage novateur étude érudite des doctrines raciales en Chine du xixe ne couvre pas la période maoïste, durant laquelle dis siècle à la Seconde Guerre mondiale démontre que les cours de classe et discours racial fusionnent nonobstant distinctions sociales à bases (supposément) phénoty- l'interdiciton officielle de ce dernier promulguée par le piques et biologiques jouent un rôle important dans la pouvoir communiste en même temps que le bannisse pensée sociale chinoise moderne et que, loin d'être en ment des sciences sociales.