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Rencontre au sommet.
On va chez Mischa. Je l’ai vu une fois, à une signature en librairie où tout le monde
est gêné d’être là. J’ai gardé l’image d’un animal blessé. Son appartement est haut
perché, pile en face du Génie. Du parquet non traité sur lequel il ne faut pas poser
de bouteilles, des lampes qui fonctionnent, du linge qui s’étend. Des dessins
d’enfants dans les toilettes. Des vies de papier.
Dans l’entrée, des baskets en nombre et une trousse de toilette d’où dépasse
l’opercule vert anis d’une serviette hygiénique. Je me suis dit qu’une fille devait y
avoir ses habitudes.
Je m’assois sur son lit dont les draps n’ont pas du être changés depuis trop
longtemps. Je n’ai pas réellement le choix. Il y a deux chaises, prises d’assaut.
Dieulina était là, elle aussi. Affable, bienveillante, du genre à regarder les autres bien
en face des pupilles et ne pas se laisser démonter facilement. Du genre qui ne ment
pas, qui rit fort. Du genre qui me touche, fatalement. Elle vit à Clichy, en colocation
parce qu’elle ne supporterait pas de vivre seule. C’est honnête. Elle a acheté un
parking grâce à son oncle, un « fin limier » pour investir dans la pierre. Elle n’a
pourtant pas le permis. Drôle d’idée que de posséder trois murs de béton armé en
sous-sol sans fenêtres. Et de confondre la pierre avec le bitume. Elle est médiatrice
culturelle dans un collège de Château Rouge, classé Eclair, pire qu’une ZEP.
« Eclair », c’est une heureuse trouvaille, pour décrire les lieux d’éducation
aporétiques. La foudre. Elle pose sur Mischa un regard qui dégueule de tendresse.
Pour une fois, le vomi, c’est joli.
Mischa peine à se concentrer, à rester assis. Il jette, il range, il passe un coup
d’éponge appuyé sur ses traces de vie les plus récentes et persistantes.
Sur sa table basse, une lame de rasoir, une cuillère et une épingle à nourrice.
J’hésite à manipuler cette nature morte mais finit par la déplacer avec précaution,
plus loin de mon champ de vision. Sinon elle serait restée inchangée. Immuable. Ca
aurait finit par embrumer mon regard, l’assombrir.
Il semble sniffer quelque chose, debout dans sa cuisine américaine. Je fais comme si
je n’avais pas vu, comme si c’était envisageable que ça ne puisse pas me troubler. Il
est chez lui, je le connais en peine. Je n’ai rien à en penser. Seulement, je ne peux
pas m’en empêcher. C’est à cause des galaxies dans mon cervelet : elles rentrent
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souvent en collision. Une industrie de constats inopinés et malvenus.
Il parle de sa copine, Cécile. Une vietnamienne avec qui il est depuis deux ans. Elle
vient d’acheter un appartement dans le 13e, il l’a aidée à s’installer. Il dit que les
Vietnamiens restent entre eux, qu’elle se rapproche de sa famille. Il la garde pour
elle. Elle vend des chaussures Veja. Nous n’en saurons pas davantage.
Ah si.
Elle lui a sauvé la vie.
Il parle de son « accident ». Puis il détaille, et dit « OD ». Ce n’est même pas un
acronyme. Dire le vrai mot, « overdose », complet, structuré, c’est probablement
grave. Mais « OD » ça va plus vite à dire, ça reste moins longtemps en bouche.
« OD », ça passe carrément. « OD ». Alors qu’ « overdose », ça craint.
Il évoque les psychiatres qu’il est obligé de voir sans conviction, de la lividité de
son épiderme quand elle s’est réveillée à ses côtés un matin et qu’il était dans la
même position que la veille. Exactement. Il se contentait péniblement de continuer
à respirer. C’est tout. Je me tais. Il n’y a rien à dire. La tristesse est éloquente.
Mischa travaille deux nuits par semaine comme veilleur de nuit dans un hôtel trois
étoiles de soixante chambres. Ca lui va bien. Mais ça fait beaucoup de chiffres.
Deux, trois, soixante.
Il resniffe. Lui, il dit « taper ». Il ne frappe pourtant personne.
Je lui demande quelle drogue il consomme avec un ton faussement détaché. « Tout
ce qui passe. Là, c’est de l’héroïne. » Je ne savais même pas qu’on pouvait la sniffer.
Beaucoup trop de choses m’échappent.
Mischa, il peint.
Une toile en cours de réalisation est accrochée au mur. Cosmique, je dirais. Il devait
être sacrément défoncé quand il l’a réalisée. Ou peut-être qu’il n’a même pas besoin
de ça.
Il appuie délicatement sur les morceaux de scotch qui la relie au mur aux quatre
angles, pour qu’elle ne s’écroule pas. Je crois qu’il a besoin de beaucoup de petits
bouts de scotch dans sa vie, pour rester accroché, ne pas s’effondrer.
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