LE DROIT À UN RECOURS EFFECTIF EN DROIT DE L`UNION

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LE DROIT À UN RECOURS EFFECTIF EN DROIT DE L`UNION
LE DROIT À UN RECOURS EFFECTIF
EN DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE :
QUELQUES PROGRÈS,
BEAUCOUP D’AMBIGUÏTÉS
Cour de justice des Communautés européennes,
Gestoras Pro Amnistia c. Conseil
de l’Union européenne (C-354/04 P)
et Segi c. Conseil de l’Union européenne
(C-355/04 P), 27 février 2007
par
Sébastien MARCIALI
Maître de conférences à l’Université de Savoie
Il y a plus de vingt ans, la Cour de justice des Communautés
européennes (C.J.C.E.) affirmait que la Communauté européenne
est une «Communauté de droit», en ce que tous les actes des institutions susceptibles de produire des effets de droit doivent pouvoir
être contestés devant le juge communautaire (1). Cela dit, si l’on
peut affirmer que la protection juridictionnelle est particulièrement
développée dans les Communautés européennes, on ne peut en dire
autant des piliers intergouvernementaux de l’Union dans le cadre
desquels la protection juridictionnelle est bien moins élaborée, au
point que l’on peut se demander si le droit à un recours effectif y
est garanti (2). En d’autres termes, si la Communauté de droit est,
dans l’ensemble, bel et bien consacrée, l’Union de droit est encore
inachevée (3). Les deux arrêts rendus par la Cour en Grande Chambre le 27 février 2007, Gestoras Pro Amnistia c. Conseil de l’Union
européenne et Segi c. Conseil de l’Union européenne, sont une illus(1) C.J.C.E., 23 avril 1986, Parti écologiste «Les Verts» c. Parlement européen,
aff. 294/83, Rec., p. 1339, point 23.
(2) Sur ces interrogations, Voy. par ex. J. Rideau, «Article II-107 – Droit à un
recours effectif», in L. Burgorgue-Larsen, A. Levade, F. Picod (dir.), Traité établissant une constitution pour l’Europe. Commentaire article par article, Partie II : la
Charte des droits fondamentaux de l’Union, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 589-607,
spéc. p. 602.
(3) On consultera notamment sur le thème de l’inachèvement de l’Union de droit
J. Rideau, De la Communauté de droit à l’Union de droit. Continuités et avatars européens, Paris, L.G.D.J., 2000.
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tration du déficit juridictionnel de l’Union européenne et des difficultés qu’éprouve la C.J.C.E. à le résorber.
Ces deux décisions font partie des nombreuses affaires liées à
l’action de l’Union en matière de lutte contre le terrorisme que les
juridictions communautaires ont eu à traiter récemment (4). Ce
domaine est au confluent des trois piliers de l’Union européenne.
La lutte contre le terrorisme implique des mesures liées à la défense
et à la sécurité intérieure comme extérieure, ce qui relève des
deuxième et troisième piliers de l’Union. Elle repose également sur
des mesures ayant des implications économiques, qui relèvent
quant à elles de la compétence communautaire. Le Conseil de
l’Union européenne a ainsi adopté le 27 décembre 2001, la position
commune 2001/930 relative à la lutte contre le terrorisme (5) et la
position commune 2001/931 relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme (6), afin de mettre en
œuvre la résolution 1373/2001 du Conseil de sécurité des Nations
unies. Ces deux textes ont été fondés sur une double base
juridique : l’article 15 du Traité sur l’Union européenne (T.U.E.),
permettant au Conseil de l’Union européenne d’adopter des positions communes dans le cadre du deuxième pilier relatif à la politique étrangère et de sécurité commune, et l’article 34 du T.U.E.,
qui est son pendant dans le cadre du troisième pilier relatif à la
coopération policière et judiciaire en matière pénale. L’annexe de
la position commune 2001/931 mentionne les deux organisations
requérantes en tant que composantes du groupe terroriste E.T.A.
Selon l’article 4 de cette même position commune, applicable à
l’E.T.A., les Etats membres sont invités à coordonner leur action
afin de lutter contre le terrorisme et à exploiter pleinement les pouvoirs qu’ils détiennent conformément aux actes de l’Union européenne et autres textes internationaux. S’estimant victimes d’une
violation des droits garantis par la Convention européenne des
(4) T.P.I.C.E., 21 septembre 2005, Ahmed Ali Yusuf et Al Barakaat International
Foundation c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes, aff. T-306/01, Rec., p. II-3533; T.P.I.C.E., 21 septembre 2005, Yassin
Abdullah Kadi c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés
européennes, aff. T-315/01, Rec., p. II-3649; T.P.I.C.E., 12 juillet 2006, Chafiq Ayadi
c. Conseil de l’Union européenne, aff. T-253/02, non encore publié au Recueil;
T.P.I.C.E., 12 juillet 2006, Faraj Hassan c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes, aff. T-49/04, non encore publié au Recueil;
T.P.I.C.E., 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran c.
Conseil de l’Union européenne, aff. T-228/02, non encore publié au Recueil.
(5) J.O.C.E., n° L-344, 28 décembre 2001, pp. 90-92.
(6) J.O.C.E., n° L-344, 28 décembre 2001, pp. 93-96.
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droits de l’homme, et notamment du droit à un tribunal indépendant et impartial, du droit au respect de la vie privée, de la liberté
d’expression et du droit à un recours effectif, les requérants ont
saisi dans un premier temps la Cour européenne des droits de
l’homme. Cette dernière a rejeté leur recours comme irrecevable
par une décision Segi et Gestoras Pro amnistia c. 15 Etats membres
de l’Union européenne du 23 mai 2002, car les requérants n’avaient
pas la qualité de victime d’une violation de la Convention (7). Par
la suite, l’Union européenne a actualisé par deux fois la position
commune 2001/931, le 2 mai 2002 puis le 17 juin 2002, en maintenant les noms de Segi et Gestoras Pro-Amnistia sur la liste des entités visées par l’article 4 de la position commune 2001/931. Les
requérants se sont alors tournés vers le Tribunal de première instance des Communautés européennes, en demandant la réparation
du préjudice prétendument subi du fait de leur inscription sur la
liste des entités ayant des activités liées au terrorisme.
Il est évident que l’inscription sur une liste d’entités liées au terrorisme, si elle est infondée, cause en tant que telle un préjudice aux
personnes visées. Cependant, le recours semblait se heurter à un
obstacle infranchissable. En effet, alors que le traité instituant la
Communauté européenne prévoit bien, en ses articles 235 et 288,
une voie de droit permettant l’engagement de la responsabilité
extracontractuelle de la Communauté, on ne trouve nulle trace d’un
tel recours dans le Traité sur l’Union européenne. Aussi n’est-il pas
surprenant, dans ces conditions, que le Tribunal ait, dans deux
ordonnances du 7 juin 2004, déclaré le recours manifestement irrecevable (8). Toutefois, l’argumentation étonnamment alambiquée
du Tribunal laissait entrevoir un certain malaise, illustré par le
constat en des termes très crus du défaut de protection juridictionnelle des requérants (9) et par le fait que le Tribunal ait octroyé, en
quelque sorte, un «lot de consolation» au requérant en ordonnant
que chaque partie au litige supporte ses propres dépens – hypothèse
tout à fait exceptionnelle, les règlements de procédure du Tribunal
(7) Cour eur. dr. h., 23 mai 2002, Segi et Gestoras Pro-Amnistia, Req. nos 6422/02
et 9916/02.
(8) T.P.I.C.E. (ord.), 7 juin 2004, Segi et autres c. Conseil de l’Union européenne,
aff. T-338/02, Rec., p. II-1647; T.P.I.C.E. (ord.), 7 juin 2004, Gestoras pro-amnistia
et autres c. Conseil de l’Union européenne, aff. T-332/02.
(9) Point 38 de l’ordonnance Segi : «S’agissant de l’absence de recours effectif invoquée par les requérants, force est de constater que ces derniers ne disposent probablement d’aucun recours juridictionnel effectif, que ce soit devant les juridictions
communautaires ou devant les juridictions nationales […]».
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et de la Cour fixant pour principe que toute partie qui succombe est
condamnée aux dépens (10).
Quelque logique qu’ait été la solution donnée par le Tribunal,
celle-ci ne pouvait satisfaire les requérants. Ils ont donc saisi la
Cour d’un pourvoi, l’invitant notamment à admettre la recevabilité
de tels recours au nom du droit à un recours juridictionnel effectif.
La Cour a cependant estimé que le Tribunal n’avait pas commis
d’erreur de droit dans les ordonnances attaquées, et rejette donc le
pourvoi. Il serait évidemment permis de se contenter de prendre
acte de la solution de la Cour, qui s’est en l’occurrence bornée à rester dans le cadre des compétences qui lui ont été attribuées par le
traité. Toutefois, certaines de ses argumentations, les invitations de
l’avocat général dans ses conclusions très argumentées sous les deux
affaires à préciser les modalités de la protection juridictionnelle
effective dans les piliers intergouvernementaux, et certaines prises
de position récentes de la Cour apparemment favorables à une évolution de la protection juridictionnelle dans l’ordre juridique de
l’Union européenne, nécessitent des investigations plus approfondies
sur la signification, les implications et les mérites de ces deux arrêts.
En effet, l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes
rappelle que, si la juridictionnalisation de l’Union trouve ses limites
dans le principe des compétences d’attribution (I), la protection
juridictionnelle effective des particuliers ne s’en trouve pas affectée,
puisqu’ils disposent des voies de recours nationales (II).
I. – La juridictionnalisation de l’Union limitée
par le principe des compétences d’attribution
Ce n’est pas la première fois que la Cour se trouve en position
d’apprécier les voies de droit mises en place dans le cadre du Traité
sur l’Union européenne à l’aune du droit à une protection juridictionnelle effective. C’est cependant la première fois que la confrontation a eu lieu à propos du système contentieux mis en place dans
le cadre des piliers intergouvernementaux de l’Union, qui est bien
moins abouti que le système contentieux existant dans le cadre des
Communautés européennes (A). Cette donnée empêche la Cour de
faire droit à la demande des requérants, car elle estime ne pas pouvoir créer une voie de droit non prévue par le Traité sur l’Union
européenne (B).
(10) Article 87, §2 du règlement de procédure du Tribunal.
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A. – Données du problème : les limites de la compétence
des juridictions communautaires dans le cadre
des piliers intergouvernementaux
Les limites de l’accès au juge communautaire dans le cadre des
deuxième et troisième piliers de l’Union sont connues, et il convient
d’en rappeler les raisons. Le Traité sur l’Union européenne, signé à
Maastricht le 7 février 1992, a intégré les Communautés européennes dans un ensemble plus vaste, en y ajoutant deux formes de coopération qui étaient, à l’origine, la politique étrangère et de sécurité
commune et la coopération dans les domaines de la justice et des
affaires intérieures. Ces deux nouveaux domaines de compétence
n’ont toutefois été intégrés parmi les préoccupations communes des
membres des Communautés européennes qu’au prix d’une atténuation sensible de la «méthode communautaire» (11), dans la mesure
où la Commission européenne y abandonnait son monopole de l’initiative législative, où l’unanimité au sein du Conseil était la règle,
et, pour ce qui nous intéresse, où la compétence des juridictions
communautaires était exclue (12). L’absence de contrôle juridictionnel centralisé a fait à l’époque l’objet de nombreuses critiques, particulièrement concernant le troisième pilier, eu égard à la sensibilité
pour les libertés individuelles des matières traitées par celui-ci (13).
Le traité d’Amsterdam a permis par la suite de revenir en partie sur
cette lacune de l’Union de droit. Il a dans un premier temps intégré
certaines matières du troisième pilier vers le premier, ce qui a permis d’étendre la compétence des juridictions communautaires à de
nouvelles matières (14). Il a par ailleurs modifié l’article 46 du
(11) Pour une présentation de l’originalité de la méthode communautaire, Voy.
notamment la réédition récente du classique de P. Pescatore, Le droit de l’intégration, Bruxelles, Bruylant, 2005; Voy. également, pour une mise en perspective de
l’originalité du pilier communautaire par rapport aux piliers intergouvernementaux
de l’Union, G. Isaac, «Le ‘pilier’ communautaire de l’Union européenne, un ‘pilier’
pas comme les autres», C.D.E., 2001, nos 1-2, pp. 45-89.
(12) Voy. l’article L du Traité sur l’Union européenne dans sa version issue du
traité de Maastricht, devenu l’article 46 depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam.
(13) Parmi une bibliographie abondante, Voy. M. Lepoivre, «Le domaine de la
justice et des affaires intérieure dans la perspective de la C.I.G.», C.D.E., 1995, nos 34, pp. 323-349, spéc. p. 337; D. O’Keeffe, «Recasting the Third Pillar», C.M.L.R.,
1995, n° 4, pp. 893-920, spéc. pp. 908-911.
(14) Avec toutefois quelques aménagements de la procédure préjudicielle dans le
cadre du nouveau titre IV du traité C.E. issu de la communautarisation partielle du
troisième pilier, conformément à l’article 68 du traité CE (voy. P. Girerd,
«L’article 68 C.E. : un renvoi préjudiciel d’interprétation et d’application
incertaines», R.T.D.E., 1999, n° 2, pp. 239-260).
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Traité sur l’Union européenne définissant la compétence de la Cour
en l’étendant au troisième pilier désormais réduit à la coopération
policière et judiciaire en matière pénale. Cependant, la compétence
de la Cour ne peut s’exercer que «dans les conditions prévues par
l’article 35 du Traité sur l’Union européenne», c’est à dire avec de
sérieux aménagements du système de voies de recours existant dans
le pilier communautaire. Ajoutons qu’elle est toujours exclue dans
le cadre du deuxième pilier de l’Union.
La Cour n’a pas manqué de rappeler les limites du système de
protection juridictionnelle prévu dans le cadre du troisième pilier.
Ainsi, aux termes de l’article 35, §§2 et 3 du Traité sur l’Union
européenne, la compétence préjudicielle de la Cour dépend de son
acceptation par chaque Etat, qui peut par ailleurs limiter la possibilité de saisir la Cour aux seules juridictions nationales dont les
décisions sont insusceptibles de recours (15). Le recours en annulation des actes de droit dérivé du troisième pilier n’est pas accessible
aux particuliers en vertu de l’article 35, §6 du Traité. Le recours
en manquement est remplacé par une procédure de règlement des
différends de nature interétatique prévue par l’article 35, §7.
Enfin, l’article 35 du Traité sur l’Union européenne ne fait nulle
mention d’un recours en carence ou d’un recours permettant
d’engager la responsabilité extracontractuelle de l’Union européenne du fait de son action dans le cadre du troisième pilier. Il
est vrai que l’article 46 du Traité prévoit que, dans le cadre du
(15) La situation actuelle des différents Etats membres au regard du renvoi préjudiciel dans le cadre du troisième pilier est la suivante :
– l’Espagne et la Hongrie ont déclaré accepter la compétence de la Cour de justice
des Communautés européennes en limitant la possibilité de poser une question préjudicielle aux seules juridictions nationales dont les décisions sont insusceptibles de
recours en droit interne;
– la Belgique, la République tchèque, l’Allemagne, la Grèce, la France, l’Italie, le
Luxembourg, les Pays-Bas, l’Autriche, le Portugal, la Finlande et la Suède ont
déclaré accepter la compétence de la Cour de justice des Communautés européennes
en permettant la saisine de la Cour par toutes leurs juridictions nationales;
– en faisant les déclarations sus-indiquées, La Belgique, la République tchèque,
l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Autriche
se sont réservé le droit de prévoir, dans leur législation nationale, que, lorsqu’une
question concernant la validité ou l’interprétation d’un acte visé à l’article 35, paragraphe 1er, est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale
dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit
interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice (Voy. l’information
concernant les déclarations par lesquelles la République française et la République
de Hongrie acceptent la compétence de la Cour de justice pour statuer à titre préjudiciel sur les actes visés à l’article 35 du traité sur l’Union européenne, J.O.U.E.,
n° L-327 du 14 décembre 2005, p. 19).
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troisième pilier, la Cour est compétente «dans les conditions» prévues par l’article 35, ce que certain auteurs ont pu interpréter
comme autorisant l’application des voies de droit communautaires
sous réserve des adaptations limitativement énumérées par l’article
35 du Traité sur l’Union européenne (16), et donc le recours en
indemnité tel que prévu par les articles 235 et 288 du traité C.E.;
cependant, une telle analyse revenait à «rapprocher le troisième
pilier du pilier communautaire alors qu’il correspond, en l’état de
la construction européenne, à une logique différente» (17), logique
différente qui explique à elle seule la compétence allégée de la Cour
et la moindre sophistication des voies de droit. S’il existait encore
un doute à ce sujet, la Cour de justice le lève sans ambiguïté, en
considérant, à la suite du Tribunal de première instance, que
«l’article 35 du Traité sur l’Union européenne n’attribue à la Cour
aucune compétence pour connaître d’un quelconque recours en
indemnité» (18). Ce constat ne saurait en outre être remis en cause
par l’existence d’une déclaration du Conseil annexée au procès-verbal d’adoption de la position commune n° 2001/931, selon laquelle
«toute erreur quant aux personnes, groupes ou entités visées donne
le droit à la partie lésée de demander réparation en justice»; en
effet, comme le rappelle la Cour, une telle déclaration ne saurait
créer une voie de droit qui n’est pas prévue par les textes applicables. Restait à apprécier cette lacune à l’aune du droit à un recours
juridictionnel effectif.
B. – Conséquences : refus de la Cour de créer une action
en responsabilité extracontractuelle fondée sur le droit
à un recours juridictionnel effectif
Il y avait beaucoup à espérer de la confrontation entre le principe du droit à un recours juridictionnel effectif et le système des
voies de recours aménagé dans le cadre des piliers intergouvernementaux de l’Union. La déception produite par la position de la
Cour dans ses arrêts Segi et Gestorias Pro Amnistia est à la hauteur de ces attentes. Tout comme le Tribunal de première instance
dans ces deux affaires, la Cour est demeurée arc-boutée sur le
(16) Voy. le raisonnement de C. Curti Gialdino, «Schengen et le troisième pilier :
le contrôle juridictionnel organisé par le traité d’Amsterdam», R.M.U.E., 1998, n° 2,
pp. 89-124.
(17) F. Picod, «Le développement de la juridictionnalisation», in J. Rideau (dir.),
De la Communauté de droit à l’Union de droit – Continuités et avatars européens,
Paris, L.G.D.J., 2000, pp. 261-286, spéc. p. 275.
(18) Point 46 des arrêts Segi et Gestoras Pro Amnistia.
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principe des compétences d’attribution, en renvoyant, tout comme
l’avait fait le Tribunal, au constituant communautaire le soin de
modifier les voies de droit existant dans le cadre du troisième
pilier (19). Elle refuse donc la création jurisprudentielle ex nihilo
d’une nouvelle voie de droit dans le cadre du traité sur l’Union
européenne.
La jurisprudence récente du Tribunal comme de la Cour dans des
contextes voisins, de même que les circonstances propres aux affaires Segi et Gestoras pro Amnistia, pouvaient pourtant laisser quelque espoir aux auteurs du pourvoi.
Rappelons que le droit à un recours juridictionnel effectif est un
droit fondamental consacré dans l’ordre juridique communautaire
en tant que principe général du droit, inspiré tout aussi bien des
traditions constitutionnelles communes aux droits des Etats membres que des articles 6 et 13 de la Convention européenne des
droits de l’homme (20). Les principes généraux du droit sont situés
au sommet de la hiérarchie des normes de l’Union européenne,
puisqu’ils trouvent un relais dans le traité sur l’Union, dont
l’article 6, § 2 précise que « l’Union respecte les droits fondamentaux (…) en tant que principes généraux du droit
communautaire». Le droit à un recours juridictionnel effectif a
servi jusqu’alors tout aussi bien à imposer des adaptations des
systèmes juridictionnels des Etats membres agissant dans le
champ du droit communautaire (21), qu’à élargir le champ des
voies de droit communautaires à des situations non explicitement
prévues par les textes (22). Il n’a toutefois pas permis de remédier
à ce qui est toujours considéré aujourd’hui par beaucoup comme
une des lacunes de la communauté de droit, à savoir la rigueur des
conditions de recevabilité des recours en annulation intentés par
des particuliers contre les actes dont ils ne sont pas destinatai(19) Point 50 des arrêts Segi et Gestoras Pro Amnistia.
(20) Voy. notamment C.J.C.E., 15 mai 1986, Johnston, aff. 22/84, Rec., p. 1651; il
s’agissait surtout en l’occurrence de faire produire des effets à ce principe à l’égard
des juridictions nationales. Plus généralement, sur la question du droit au juge en
droit communautaire, voy. F. Picod, «Le droit au juge en droit communautaire», in
J. Rideau (dir.), Le droit au juge dans l’Union européenne, Paris, L.G.D.J, 1998,
pp. 141-170.
(21) C.J.C.E., 15 mai 1986, Johnston, aff. 22/84, Rec., p. 1651.
(22) C.J.C.E., 23 avril 1986, Parti écologiste «Les Verts» c. Parlement européen, aff.
294/83, Rec., p. 1339, point 23 (recevabilité des recours intentés contre les actes du
Parlement européen, alors qu’une telle possibilité n’était à l’époque pas prévue par
l’article 173 du traité C.E.E.; solution fondée, du moins implicitement, sur le droit
au juge).
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res (23), le principe des compétences d’attribution l’ayant
jusqu’alors emporté sur le droit à un recours juridictionnel effectif.
Cela dit, si la Cour a pu jusqu’alors admettre que les limites des
voies de droit communautaires ne portaient pas atteinte au droit à
un recours juridictionnel effectif, c’est parce que le système communautaire établit un système complet de voies de droit (24); or, le
système juridictionnel du troisième pilier de l’Union est loin d’être
aussi complet que le système communautaire (25). En outre, s’il est
vrai que l’on oublie parfois un peu rapidement que le droit à un
recours effectif est une notion relative et contingente (26) et ne saurait impliquer qu’existe une voie de recours pour toute doléance (27)
mais seulement un recours aussi effectif qu’il peut l’être (28), il semble néanmoins s’opposer à l’absence totale de voie de recours (29),
explicitement reconnue par le Tribunal dans les circonstances de
l’espèce (30); or, la Cour n’avait jusqu’alors jamais mis en évidence
une telle contradiction, sa déférence au regard du principe des com(23) Voy. notamment C.J.C.E., 25 juillet 2002, U.P.A. c. Conseil de l’Union européenne, aff. C-50/00 P, Rec., p. I-6677, points 38 à 45; C.J.C.E., 1er avril 2004, Commission des Communautés européennes c. Jégo-Quéré & Cie SA, aff. C-263/02 P, Rec.,
p. I-3425, points 29 à 39.
(24) C.J.C.E., 25 juillet 2002, U.P.A. c. Conseil de l’Union européenne, aff. C-50/
00 P, Rec., p. I-6677, points 38 à 45; C.J.C.E., 1er avril 2004, Commission des Communautés européennes c.e Jégo-Quéré & Cie SA, aff. C-263/02 P, Rec., p. I-3425,
points 29 à 39.
(25) C.J.C.E., 16 juin 2005, Procédure pénale c. Maria Pupino, aff. C-105/03, Rec.,
p. I-5285, point 35; T.P.I.C.E., 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du
peuple d’Iran c. Conseil de l’Union européenne, aff. T-228/02, point 54.
(26) Voy., de façon générale, sur la «géométrie variable» du droit à un recours
effectif au sens de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme,
F. Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, Paris, PUF, 8ème édition, 2006, pp. 416-419. Voy. également, pour une critique du «dogme» du droit au
juge, D. Simon, «‘Droit au juge’ et contentieux de la légalité en droit
communautaire : la clé du prétoire n’est pas un passe-partout», in Libertés, justice,
tolérance : mélanges en hommage au doyen Gérard Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 1399-1419, spéc. pp. 1399-1400 et 1404-1405.
(27) Pour reprendre les termes de la Cour européenne des droits de l’homme dans
l’arrêt Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril 1988, point 52; le Conseil d’Etat
français cite du reste cette formule dans une ordonnance du 20 décembre 2005, Alain
X, req. n° 288253, Recueil.
(28) Voy. les formules utilisées par la Cour européenne des droits de l’homme dans
ses arrêts Klass c. Allemagne du 6 septembre 1978, §69 et Leander c. Suède du
26 mars 1987, §84.
(29) Sur ce raisonnement, consulter les conclusions de l’avocat général P. Mengozzi sous les arrêts Segi et Gestoras Pro Amnistia, point 83.
(30) Point 38 de l’ordonnance Segi du Tribunal.
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pétences d’attribution s’étant toujours accompagnée d’une reconnaissance appuyée de l’existence de voies de droit adéquates pour
les requérants. Précisons également que, dans un arrêt P.K.K. et
K.N.K. c. Conseil, la Cour de justice a semblé confronter les conditions de recevabilité restrictives du recours en annulation dans le
cadre communautaire avec le droit à un recours effectif, en se réservant la possibilité d’écarter l’article 230 alinéa 4 du traité C.E. en
cas de contradiction avec l’article 34 de la Convention européenne
des droits de l’homme relatif au droit de requête individuelle devant
la Cour (31). On aurait aimé que la Cour apportât quelques précisions sur le sens et la portée de cette prise de position, à laquelle
elle ne fait aucune allusion dans ses arrêts Segi et Gestoras Pro
amnistia – même si une telle allusion n’aurait rien apporté aux
requérants, leur recours devant la Cour européenne des droits de
l’homme ayant justement été déclaré irrecevable pour défaut de la
qualité de victime (32).
La Cour de justice pouvait-elle faire autrement que refuser de
créer une nouvelle voie de droit ? Probablement pas. En tout cas,
elle se situe dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, selon
laquelle le principe des compétences d’attribution ne l’empêche
pas d’apporter des précisions aux voies de recours existant dans
les traités, mais s’oppose en revanche à la création d’un nouveau
titre de compétence (33). Il n’en reste pas moins que si le raisonnement de la Cour s’arrêtait là, les requérants n’auraient pas les
moyens de défendre leurs droits. Les précisions de la Cour par rapport à la solution apportée par le Tribunal et par rapport à sa
jurisprudence antérieure sont donc à chercher ailleurs que dans la
confrontation entre le droit à un recours juridictionnel effectif et
le système de voies de droit prévu par les articles 46 et 35 du
Traité sur l’Union européenne. Elles résident dans ses prises de
position au sujet de la garantie du droit à un recours juridictionnel effectif par la possibilité d’agir en responsabilité devant les
juridictions nationales.
(31) C.J.C.E., 18 janvier 2007, P.K.K. et K.N.K. c. Conseil de l’Union européenne,
aff. C-229/05 P, point 83. Voy. notre commentaire à la R.M.C.U.E., n° 509, juin
2007, pp. 379-389.
(32) Cour eur. dr. h., Segi et autres et Gestoras Pro-Amnistia et autres c. 15 Etats
de l’Union européenne du 23 mai 2002.
(33) Raisonnement adopté par l’avocat général Mengozzi dans ses conclusions
sous les affaires Segi et Gestoras Pro Amnistia, points 166 à 173.
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Sébastien Marciali
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II. – Le droit à un recours juridictionnel
effectif garanti par les voies
de recours nationales?
Afin de démontrer que le droit à un recours juridictionnel effectif
est garanti dans l’ordre juridique de l’Union européenne, la Cour de
justice s’efforce de mettre en avant l’existence d’autres voies de droit
dans le système contentieux de l’Union européenne, de façon très peu
convaincante de notre point de vue (A). Aussi faut-il insister sur
l’idée de confier aux juridictions nationales la réparation des dommages causés par l’action normative de l’Union; mais celle-ci est formulée de manière allusive, et donc très ambiguë, par la Cour (B).
A. – Un renvoi peu convaincant aux voies de recours
existant dans le cadre du traité
sur l’Union européenne
L’existence d’un système complet de voies de droit, incluant tout
aussi bien les juridictions communautaires que les juridictions nationales dans leur mission de «juge communautaire de droit
commun» (34) sert depuis longtemps d’alibi à la Cour de justice des
Communautés européennes pour ne pas revenir sur la rigueur des conditions de recevabilité des recours en annulation intentés par des
requérants individuels. L’illustration la plus éclatante de cette position
de principe demeure l’épisode des affaires Jégo-Quéré et U.P.A. (35).
Dans ce cadre, la Cour, malgré les invitations de l’avocat général
Jacobs et du Tribunal de première instance, en est restée à son interprétation restrictive traditionnelle de l’exigence d’un lien individuel
entre le requérant et l’acte attaqué. Corrélativement, elle avait mis en
avant le fait que les particuliers ont à leur disposition une voie de
droit indirecte pour contester la légalité d’un acte communautaire
avec le renvoi préjudiciel en appréciation de validité. Ce raisonnement
fait toujours l’objet de critiques (36). En effet, la Cour impose au
(34) L’expression, d’origine doctrinale, a été reprise par le juge communautaire
(T.P.I.C.E., 10 juillet 1990, Tetra Pak Rausing S.A. c. Commission des Communautés
européennes, aff. T-51/89, Rec., p. II-309, point 42).
(35) C.J.C.E., 25 juillet 2002, U.P.A. c. Conseil de l’Union européenne, aff. C-50/00
P, Rec., p. I-6677, points 38 à 45; C.J.C.E., 1er avril 2004, Commission des Communautés européennes c. Jégo-Quéré & Cie SA, aff. C-263/02 P, Rec., p. I-3425, points 29 à 39.
(36) Voy., pour une des dernières critiques en date, D. Ritleng, «Pour une systématique des contentieux au profit d’une protection juridictionnelle effective», in
50 ans de droit Communautaire – Mélanges en hommage à Guy Isaac, Toulouse, Presses universitaires des sciences sociales, 2004, pp. 735-772.
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
requérant souhaitant attaquer un acte communautaire dont il n’est
pas destinataire un détour par le renvoi préjudiciel en appréciation de
validité aussi incommode qu’incertain, le juge national conservant la
maîtrise du renvoi préjudiciel. En outre, un tel détour n’est pas possible lorsqu’un acte communautaire directement applicable n’a pas
fait l’objet de mesure d’exécution.
C’est pourtant ce raisonnement en termes de compensation des
limites des voies de droit par la «systématique des contentieux» (37)
que la Cour de justice s’efforce de reprendre dans les affaires Segi
et Gestoras Pro Amnistia, en l’adaptant toutefois au cadre factuel
et juridique spécifique de l’affaire. De façon générale, sa démonstration de l’existence de voies de recours effectif emporte encore moins
la conviction que dans les autres contextes où une telle démonstration a pu être avancée.
La Cour a dû, dans un premier temps, surmonter les limites de
l’article 35, §1er du Traité sur l’Union européenne. Ce dernier permet aux juridictions nationales de poser une question préjudicielle
à propos des seules décisions-cadres et décisions du troisième pilier,
ce qui semble condamner toute possibilité pour les juridictions
nationales de poser une question préjudicielle à propos de l’interprétation ou de la validité d’une position commune. La Cour n’en considère pas moins que de tels renvois préjudiciels doivent être admis,
en raisonnant à partir de l’économie générale de la compétence préjudicielle confiée à la Cour par l’article 35 du Traité. En effet, les
limitations apportées par cette disposition visent en fait à permettre
aux juridictions nationales de poser des questions préjudicielles à
propos des seules décisions du troisième pilier qui auraient des incidences sur les tiers; aussi faut-il ouvrir la possibilité de poser des
questions préjudicielles à la Cour de justice à propos des positions
communes lorsqu’elles produisent des effets à l’égard des tiers, la
Cour pouvant alors le cas échéant déterminer la véritable qualification de la position commune. Il s’agit donc pour la Cour de transposer un raisonnement qu’elle avait adopté en matière de recours en
annulation dans le cadre du premier pilier, et qui l’a conduite à
admettre leur recevabilité contre tout acte visant à produire des
effets de droit, indépendamment de sa forme et de sa dénomination (38).
(37) Selon l’expression de F. Berrod, La systématique des voies de droit communautaires, Paris, Dalloz, 2003.
(38) C.J.C.E., 31 mars 1971, Commission des Communautés européennes c. Conseil
des Communautés européennes (A.E.T.R.), aff. 22-70, Rec., p. 263, point 42.
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Voilà bien le seul progrès dans l’accès au juge communautaire que
consacre explicitement la Cour de justice des Communautés
européennes : permettre à une juridiction nationale de lui poser une
question préjudicielle à propos de la validité d’une position commune. Evidemment, un tel progrès n’est pas négligeable pour les
requérants, qui pourraient ainsi faire constater l’invalidité d’une
position commune de manière indirecte par la Cour à l’occasion
d’un recours contre les mesures nationales de mise en œuvre, ce qui
permettrait le cas échéant de faire cesser un préjudice pour l’avenir.
Cette extension demeure toutefois insuffisante, car les requérants ne
pourraient obtenir réparation du fait de leur inscription illégale ou
infondée sur la liste des entités liées au terrorisme. Elle n’est en
outre ouverte qu’aux juridictions des Etats qui ont accepté la compétence préjudicielle de la Cour en application de l’article 35, §3 du
Traité sur l’Union européenne.
On ne peut par ailleurs qu’être surpris par l’allusion faite par la
Cour, pour appuyer son raisonnement relatif à la systématique des
contentieux, à la possibilité qu’ont les Etats membres et la Commission de faire un recours en annulation contre de telles décisions
en application de l’article 35, §6 du Traité sur l’Union européenne.
L’accès des opérateurs institutionnels au juge communautaire ne
peut être, par hypothèse, une compensation à l’inaccessibilité de
cette voie aux particuliers, sauf à supposer que les Etats membres
ou la Commission aient l’obligation d’introduire un recours en annulation lorsque les particuliers ne le peuvent pas. Or, la Cour a ellemême eu l’occasion d’affirmer que les Etats membres n’avaient pas
l’obligation d’introduire un recours en annulation ou en carence
lorsque les particuliers ne sont pas recevables à le faire (39), conclusion adoptée à propos des articles 230 et 232 du traité C.E., mais
qui peut être étendue à l’article 35, §6 du Traité sur l’Union européenne. Par ailleurs, il serait illusoire d’envisager un recours d’un
Etat contre une position commune par hypothèse adoptée à l’unanimité. L’intervention de la Commission dans ce cadre en tant que
protecteur des droits fondamentaux serait également des plus aléa(39) Voy. C.J.C.E., 20 octobre 2005, Staat der Nederlanden (Ministerie van Landbouw, Natuurbeheer en Visserij) c. Ten Kate Holding Musselkanaal BV et autres, aff.
C-511/03, Rec., p. I-8979 notamment point 27. La C.J.C.E. a même précisé que prévoir une telle obligation en droit national pourrait violer le principe de coopération
loyale tel que prévu par l’article 10 du Traité instituant la Communauté européenne
si l’Etat ne se ménageait pas une marge d’appréciation quant à l’opportunité d’introduire un recours, compte tenu du risque de «submerger la juridiction communautaire
de recours dont une partie seraient de toute évidence non fondés, mettant ainsi en
péril le bon fonctionnement de cette institution».
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
toires, dans la mesure où on ne voit pas sur quel fondement elle
aurait une quelconque obligation de saisir la Cour de justice des
Communautés européennes. En définitive, la référence de la Cour à
l’existence de cette autre voie de droit est particulièrement
malheureuse : elle souligne les lacunes de la protection juridictionnelle des individus dans le cadre du troisième pilier, bien plus
qu’elle ne met en évidence le caractère complet des voies de droit.
L’effectivité de la protection juridictionnelle des particuliers du fait
de l’activité normative de l’Union suppose donc la compétence des
juridictions nationales.
B. – Une allusion ambiguë à la compétence
des juridiction nationales pour réparer les dommages
causés par l’action normative de l’Union
La Cour de justice des Communautés européennes ne consacre pas
de façon claire une possibilité ou obligation pour les juridictions
nationales de statuer sur la responsabilité de l’Union du fait de son
activité normative. La question a fait l’objet de développements
très substantiels de la part de l’avocat général (40), qui permettent
d’éclairer la position adoptée par la Cour de justice à ce sujet, et
qu’il convient donc de présenter.
L’avocat général Mengozzi partait des mêmes prémisses que la
Cour de justice des Communautés européennes : les limites de l’article 35 du Traité sur l’Union européenne ne contredisent pas le principe du droit à un recours juridictionnel effectif, puisqu’existent
d’autres voies de droit ouvertes au requérant, notamment devant
les juridictions nationales. Cependant, cette affirmation s’est accompagnée d’une démonstration très appuyée en faveur de la compétence des juridictions nationales pour apprécier elles-mêmes la validité des positions communes de l’Union et pour réparer les
préjudices causés par l’action illégale de l’Union dans le cadre des
piliers intergouvernementaux. Cette démonstration prenait appui
sur l’économie générale de l’article 35 du Traité sur l’Union européenne, combinée au principe du droit à un recours juridictionnel
effectif. Elle peut être, en substance, résumée ainsi. L’article 35 du
T.U.E. a prévu une compétence facultative de la Cour concernant
le renvoi préjudiciel, puisque seules les juridictions des Etats membres qui ont accepté la compétence de la Cour peuvent demander à
celle-ci de se prononcer sur l’interprétation et la validité du droit
(40) Voy. les points 71 à 158 de ses conclusions.
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Sébastien Marciali
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dérivé du troisième pilier. Or, cela ne signifie pas que le droit du
troisième pilier ait une immunité totale dans les Etats membres
n’ayant pas accepté la compétence de la Cour de justice des Communautés européennes; cela fonde la compétence des juridictions
nationales de ces Etats pour se prononcer sur la validité du droit
du troisième pilier. Ce raisonnement a été transposé, mutatis mutandis, à l’action en responsabilité extracontractuelle pour les dommages causés par l’activité normative de l’Union dans le cadre du troisième pilier : l’article 35 ne prévoit pas de compétence du juge
communautaire en ce domaine, donc les juges nationaux sont compétents. Au-delà de l’affirmation du principe, l’Avocat général
s’était également efforcé d’envisager les modalités pratiques de telles actions et de balayer les contre-arguments qui auraient pu être
opposés à l’engagement de la responsabilité du fait de l’action normative de l’Union devant les juridictions nationales. Il ne tranchait
pas la question de savoir si la responsabilité devait peser sur les
Etats membres ou l’Union européenne, tout en relevant que la
réponse dépendait de l’existence ou non d’une personnalité juridique de l’Union. Il envisageait l’application des règles du règlement
Bruxelles I pour déterminer la compétence juridictionnelle (41) –
juge de l’Etat dans lequel le dommage s’est produit si la responsabilité est imputable à l’Union, domicile du défendeur si la responsabilité est imputable à l’Etat membre. Il relevait enfin qu’à supposer que l’Union doive être considérée comme une organisation
internationale dotée de la personnalité juridique, le principe de
l’immunité de juridiction des organisations internationales n’aurait
pas été un obstacle insurmontable à la mise en œuvre de recours
contre l’Union devant les juridictions nationales. En effet, le caractère absolu de l’immunité des organisations internationales est en
recul, notamment dans le but de garantir un recours juridictionnel
effectif aux particuliers lorsque la Charte constitutive d’une telle
organisation ne le permet pas. L’argument ne manque pas de pertinence, si l’on s’en tient par exemple à la position de la Cour de
cassation française dans l’arrêt Banque Africaine de développement
c. Degboe (42). En définitive, l’avocat général s’est appliqué à
démontrer que rien ne s’opposait à la reconnaissance d’une compétence des juridictions nationales en la matière et que de telles voies
(41) Règlement (C.E.), n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la
compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile
et commerciale.
(42) Cass. soc., 25 janvier 2005, n° 04 41.012 FS P+B, Banque africaine de développement c. Degboe, J.C.P., G, n° 52, 28 décembre 2005, II 10185, note V. Moissinac-Massenat.
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
de droit pouvaient être effectives, contrairement à ce qu’avait pu
affirmer le Tribunal de première instance des Communautés européennes dans ses ordonnances. Voilà comment il parvenait à concilier le principe des compétences d’attribution de la Cour de justice
dans le cadre du troisième pilier avec le principe du droit à un
recours juridictionnel effectif. Il clôturait ses conclusions en appelant la Cour à prendre explicitement position sur ce point.
Si l’on s’en tient aux arrêts de la Cour, on constatera qu’il n’a pas
été suivi. La Cour laisse dans une certaine mesure la porte ouverte
à une telle possibilité, sur la base d’une formule équivoque qui
mérite d’être citée dans son intégralité :
«Enfin, il y a lieu de rappeler qu’il appartient aux Etats
membres et, notamment, à leurs juridictions, d’interpréter et
d’appliquer les règles internes de procédure gouvernant l’exercice des recours d’une manière qui permette aux personnes
physiques et morales de contester en justice la légalité de toute
décision ou de toute autre mesure nationale relative à l’élaboration ou à l’application à leur égard d’un acte de l’Union européenne et de demander réparation du préjudice le cas échéant
subi» (43).
Cette formule ressemble beaucoup à celle que la Cour avait retenue dans son arrêt U.P.A., pour appuyer son raisonnement selon
lequel les particuliers disposent de voies de recours effectives devant
les juridictions nationales permettant de compenser la rigueur des
conditions de recevabilité du recours en annulation (44). Une différence mérite cependant d’être notée : l’arrêt U.P.A. parlait des
voies de recours nationales contre les décisions et mesures nationales d’application du droit communautaire; les arrêts Segi et Gestoras
Pro Amnistia parlent quant à eux des voies de recours contre les
décisions et mesures nationales relatives non seulement à l’application du droit de l’Union, mais également à son élaboration. Si les
mots ont un sens, cette incise ne peut avoir qu’une signification :
elle implique de reconnaître l’existence de voies de recours nationales dirigées contre les Etats membres et permettant d’engager leur
(43) Point 56 des arrêts Segi et Gestoras Pro Amnistia.
(44) C.J.C.E., 25 juillet 2002, U.P.A. c. Conseil de l’Union européenne, aff. C-50/
00 P, Rec., p. I-6677, point 42 : «les juridictions nationales sont tenues, dans toute
la mesure du possible, d’interpréter et d’appliquer les règles internes de procédure
gouvernant l’exercice des recours d’une manière qui permet aux personnes physiques
et morales de contester en justice la légalité de toute décision ou de toute autre
mesure nationale relative à l’application à leur égard d’un acte communautaire de
portée générale, en excipant de l’invalidité de ce dernier».
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Sébastien Marciali
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responsabilité du fait de leur participation à l’élaboration du droit
de l’Union européenne.
Il reste que cette prise de position de la Cour, a des implications
non négligeables, peut-être mal évaluées par celle-ci. En effet,
admettre la responsabilité des Etats du fait de l’élaboration du
droit de l’Union européenne revient à rendre l’Union transparente.
Comme le relevait l’avocat général, se trouve ainsi indirectement
posée la question de la nature de l’Union européenne et de sa personnalité juridique : si les fautes de l’Union dans l’élaboration de
son droit peuvent être imputées aux Etats, alors l’Union n’est
qu’une conférence diplomatique dépourvue de personnalité juridique et non une organisation internationale. Cette transparence de
l’Union validerait par ailleurs la stratégie retenue par certains
requérants devant la Cour européenne des droits de l’homme pour
contourner son incompétence ratione personae pour connaître des
requêtes individuelles dirigées contre l’Union européenne, et consistant à agir contre la collectivité des Etats membres (45).
Notons par ailleurs que la formulation retenue par la Cour de justice suscite des réserves : quelles sont les «décisions ou toute autre
mesure» relatives à l’élaboration du droit de l’Union susceptibles de
faire l’objet de recours? Est-ce que le vote d’un Etat membre au
sein du Conseil en faveur d’une position commune peut être considéré comme une telle «décision ou mesure nationale» relative à l’élaboration du droit de l’Union? Faut-il imaginer que la position commune elle-même considérée comme une mesure nationale relative à
l’élaboration d’un acte de l’Union européenne? La Cour a évidemment voulu bien faire, en permettant aux requérants de bénéficier
d’une protection juridictionnelle effective. Il eut toutefois été
(45) Rappelons que la Cour européenne des droits de l’homme a eu à connaître à
plusieurs reprises de requêtes dirigées contre la collectivité des États membres de
l’Union européenne (Cour eur. dr. h., 23 mai 2002, Segi et Gestoras Pro-Amnistia,
Req. n° 6422/02 et 9916/02; Cour eur. dr. h., Gr. Ch., 10 mars 2004, Senator Lines
GmbH, Req. n° 56672/00). Elle n’a toutefois jamais eu l’occasion de se prononcer sur
sa compétence ratione personae dans un tel contexte, les requêtes ayant été déclarées
irrecevables pour défaut de la qualité de victime des requérants. De façon générale,
la doctrine semble reconnaître que l’imputabilité aux États membres de la Communauté des actes de droit communautaire rendrait la Communauté transparente au
mépris de sa personnalité juridique – hypothèse de la décision Senator Lines, alors
que les actes adoptés dans le cadre de la coopération intergouvernementale ne se
heurtent pas à ces difficultés – hypothèse de la décison Segi et Gestoras Pro amnistia
(Voy. F. Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, Paris, PUF,
8ème édition, 2006, p. 647).
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
opportun qu’elle envisageât toutes les implications d’une telle prise
de position et retînt une formulation plus explicite et adaptée.
Reconnaissons que la Cour de justice n’avait pas la tâche facile.
Créer une nouvelle voie de droit aurait méconnu le principe des
compétences d’attribution. Admettre l’absence de voies de recours
effectives aurait contredit le principe du droit à la protection juridictionnelle effective, consacré indirectement par le traité sur
l’Union européenne lui-même en son article 6, §2. Ainsi, et pour
reprendre les conclusions très argumentées de l’avocat général sur
ce point, un tel constat aurait généré une «incohérence systémique
très grave» (46), dans la mesure où deux dispositions du traité sur
l’Union européenne, l’article 35 et l’article 6, §2, se seraient contredites. Ces difficultés expliquent probablement les ambiguïtés de la
position de la Cour. Elles mettent également en relief l’appel de la
Cour au constituant de l’Union européenne, seul à même de modifier les conditions d’accès au prétoire de la Cour de justice et du Tribunal de première instance des Communautés européennes. Le
traité établissant une Constitution pour l’Europe permettait en
effet l’extension des voies de droit communautaires à l’Union européenne dans son ensemble, y compris l’action en responsabilité
extracontractuelle. A la suite de l’échec des référendums organisés
en France et aux Pays-Bas à propos de la ratification du traité
constitutionnel, l’entrée en vigueur d’une telle réforme est reportée
sine die. L’idée d’un «mini traité» ou plutôt d’un «traité simplifié»
s’est imposée en tant qu’alternative au traité établissant une Constitution pour l’Europe. Puissent ses négociateurs maintenir les évolutions du contrôle juridictionnel prévues par le traité
constitutionnel; les ambiguïtés des arrêts Segi et Gestoras Pro
amnistia montrent que l’Union de droit a tout à y gagner.
✩
(46) Voy. le point 85 de ses conclusions.