Qualité, projet, numérique: trois variations symboliques de l
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Qualité, projet, numérique: trois variations symboliques de l
PARTIE I VALEURS ET NORMES Qualité, projet, numérique : trois variations symboliques de l’efficacité gestionnaire Gino Gramaccia * Université de Bordeaux I Trois modèles d’entreprise ont marqué, en moins de trente ans, la pensée et les pratiques de la coopération dans les organisations : la gestion de la qualité totale, la conduite des projets et le management des connaissances. Ces modèles cohabitent, parfois se contrarient. Mais parfois, aussi, se complètent ou se constituent mutuellement en solutions palliatives. Le management de la qualité énonce, pour l’instituer, la norme de coopération dont l’efficacité symbolique est garantie par son statut écrit et par conséquent générique. Le management de projet et le management cellulaire improvisent leurs structures et planifient leurs tâches au vu des indicateurs, toujours au titre de l’urgence et de l’efficacité gestionnaire. Le management des connaissances postule la bonne volonté cognitive des acteurs sous prétexte que la technologie offre toutes les conditions d’un usage pragmatique du savoir. Trois innovations emblématiques ont renouvelé, en moins de trente ans, la pensée et les pratiques de la coopération dans les organisations : la * [email protected] MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 gestion de la qualité totale, la conduite des projets et le management des connaissances. Avec cette interrogation constante : comment garantir la coopération, avec quels mots d’ordre, quelles sortes de règles, quels objectifs surtout, en regard de la figure polymorphe du client ? À chaque époque, sa croyance en l’efficacité des règles de gestion. La qualité a eu ses préceptes collectifs, le projet, ses organisations ad hoc, le management des connaissances, ses outils numériques. La qualité totale, avec ses chartes, ses normes, ses collectifs et ses indicateurs, a généralisé la relation client–fournisseur à l’ensemble des fonctions de l’entreprise au prix d’une idéalisation de l’acteur économique. Le management de projet a recentré ses méthodes sur la maîtrise de trois facteurs déterminants : les spécifications du produit, l’estimation des coûts et la planification des délais. De fait, ce changement aura expurgé le modèle de transaction client– fournisseur de la symbolique de l’excellence propre à la qualité totale. Aujourd’hui, se développe ainsi une culture de la menace maintenant confirmée par l’avènement du cellulaire, autrement dit du management de crise : la tension informatisée des processus, en inversant la logique des flux (pénétration des logiques de marché vers les activités de conception), accroît la charge des responsabilités (surveillance des indicateurs, maintenance des conditions opérationnelles des systèmes). Dans certaines applications (groupware, workflow), le lien devient pragmatique : seules importent la finalité du contact et la pertinence productive du savoir. Parallèlement, les potentialités nouvelles de l’Internet, en élargissant l’horizon du cellulaire, dispensent l’internaute des contraintes de la soumission hiérarchique. La qualité se construit sur une symbolique explicite et générique du succès collectif, le projet cellulaire sacrifie la part symbolique du social au profit de structures conçues dans l’urgence, le numérique optimise les échanges de connaissances au point de fournir des arguments actualisés aux promoteurs d’utopies… Qualité totale et symbolique de la reconnaissance La qualification du producteur par la firme cliente est devenue une garantie préalable de la qualité des produits, en même temps qu’un label de qualité pour le marché. À partir des années 1980, la convergence du mouvement de la qualité et des injonctions normatives (normes ISO 9000) aura engendré un système d’évaluation autoritaire particulièrement favorable aux donneurs d’ordre. Voilà pour l’esprit. Mais en matière de management de la qualité, la lettre est première. Sans doute son juridisme aura-t-il décrété la transparence dans les termes de manuels de qualité, de chartes et de procédures créant ainsi, sur le terrain et avec plus ou moins de bonheur, les conditions d’un langage performatif. C’est cette illusion performative d’une évaluation standardisée des firmes 56 Qualité, projet, numérique… Gino Gramaccia comme condition de partenariats « symétriques » qui aura marqué l’appareil qualité. Les groupes spécialisés (groupes d’amélioration de la qualité, cercles) ont joué un rôle notable, au plus près du terrain, d’outil d’appropriation de ces modes de régulation symboliques. Avec l’objectif de valoriser l’investissement personnel dans ces démarches de mobilisation collective : les langages graphiques utilisés par les cercles (histogrammes et diagrammes) auront révélé ainsi, devant la hiérarchie, la part socialement consentie de l’individu dans le projet d’amélioration de la qualité. Le cercle assujettit chacun de ses membres à la contrainte de la mesure : d’une progression, d’une efficacité, d’un rendement bien sûr, mais aussi de la mesure au sens de retenue, de réserve, de tout ce qui pourrait subvertir l’ordre convenu de la mission. Avec la rhétorique de l’excellence, un pas supplémentaire est franchi dans l’exercice de la médiation symbolique qui réunit, dans le même dispositif normatif, le fournisseur et son client. L’excellence ne se discute pas, d’ailleurs elle n’a pas de référent dans la pratique qui serait susceptible d’en démentir l’intérêt. De l’ordre de la vertu, elle forme seulement l’arrière-plan moral de la coopération pour la mise en œuvre de la norme d’exigence générique. À l’affichage vertueux d’une posture d’acteur, répondent diverses pratiques de communication institutionnelle. C’est la raison pour laquelle la reconnaissance est devenue un principe courant dans les entreprises avec le rituel des prix et des récompenses, l’affichage de posters et de slogans, la publication d’exhortations en bandes dessinées, la mise en scène de cercles de qualité à l’occasion de grands événements d’entreprise 1. Le management de la qualité se déploie donc – au titre de l’efficience – sur le registre de la règle et de ses modalités discursives, des contraintes axiologiques et de toutes ces attitudes moralement qualifiées de postures « douces » : l’autonomie, la confiance, l’engagement, la mobilisation collective, la réactivité, l’initiative, l’adhésion au projet de l’entreprise… Les visées pragmatiques de la qualité se résument, pour l’essentiel, à promouvoir les modes de prévention des conflits collectifs à partir d’un a priori normatif explicite : les acteurs engagés dans une transaction à finalité économique doivent se conformer aux valeurs d’un agir collectif orienté vers le succès. 1 Gramaccia, Gino, 1992 : 220-224. « Des cercles en scène chez Sony », Communication & Organisation n° 1. Presses universitaires de Bordeaux. 57 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Autonomie et subsidiarité dans les projets Le management de projet a introduit des modes de régulation visant à résoudre, au plan local, les contradictions stratégiques du plan global : il faut tout à la fois concentrer les pouvoirs décisionnels et exploiter des volumes croissants de données, contrôler les processus de production et décentraliser l’organisation du travail, concilier des logiques de flexibilité des systèmes de gestion et l’adhésion des salariés. Dans l’organisation par projet, les critères de structures, eux-mêmes déterminés par la puissance des outils numériques, passent au premier plan. La finalité est de construire les dispositifs les plus flexibles et les plus performants possibles dans des contextes de marché diversifiés, mondialisés et par conséquent fortement concurrentiels. Il s’agit de faire preuve d’imagination structurelle dans des situations au plus près du client, de concevoir les solutions organisationnelles qui réclament le plus d’ajustements mutuels : cet « esprit PME » réintègre des disciplines de support (qualité, maintenance, estimation…) jusqu’à présent distribuées dans des organisations fonctionnelles et plus hiérarchisées. L’autonomie, la responsabilité, le pouvoir de délégation deviennent des libertés « conditionnelles » de mouvement accordées aux acteurs pour leur permettre d’exercer des activités de contrôle et de surveillance. La multiplication des « boîtes noires » impose des règles strictes de délégation d’expertise pour leur conception, leur mise en œuvre et leur maintenance. Il faut contrôler des états, des trajectoires et des réseaux d’information dans des temporalités de plus en plus resserrées. Le temps, à l’inverse de l’espace, est devenu une variable à contrôler, à mesurer et à contraindre. Il s’agit du temps d’accès au marché, du temps de développement, du temps d’immobilisation ou d’utilisation des ressources, du temps de transmission de données. Au fond, il s’agit de concevoir une autonomie non plus contrôlée par la procédure comme en gestion de la qualité mais évaluée après coup, donc sur les résultats. Pour la hiérarchie, la subsidiarité devient une métarègle 1 : on reconnaît au pouvoir de l’expert, en place sur le terrain, son 1 C’est ce principe de subsidiarité que François Jolivet appelle la métarègle. L’auteur, par ailleurs directeur de grands projets de construction, a mis en œuvre avec succès ce principe chez Spie-Batignolles au début des années 1980 pour le management de grands projets (entre cinquante et mille millions de dollars) caractérisés par des environnements instables, des délais de réalisation très courts, une forte interdépendance des techniques. Jolivet, … 58 Qualité, projet, numérique… Gino Gramaccia irremplaçable statut. La métarègle augmente le pouvoir de décision de l’équipe de projet tout en différant l’exercice du contrôle hiérarchique, lui-même planifié aux jalons d’avancement. Un tel niveau d’autonomie permet l’échange et la synthèse rapide de points de vue, échange favorisé par la proximité physique des acteurs (dans le cas des plateaux de projet, par exemple), mais également par la proximité numérique rendue possible par l’utilisation de logiciels de planification, de bases de données, de groupware pour le partage des documents à distance. Dans la course à l’innovation, le management de projet est constamment en quête d’équilibre entre la gestion des connaissances expertes, la négociation pour la construction d’accords instables, l’intégration d’événements ou d’informations critiques, le tout étant contraint par le triptyque qualité–coûts–délais. Au final, la première métarègle est bien celle qui consiste, pour l’équipe de projet, à savoir s’auto-organiser. Mais jusqu’où, dans de tels contextes, les modèles de prévisibilité peuvent-ils être correctement optimisés ? Cette question amène une réponse paradoxale : la puissance des outils numériques et connectiques est telle qu’elle crée plus d’opportunités d’information – et donc d’événements – que de capacité à produire des connaissances procédurales pour les traiter. Ce déséquilibre permanent entre l’information « surproduite » et ses modes de régulation, entre l’événement et son anticipation radicalise le discours de la hiérarchie qui s’attache surtout à valoriser la responsabilité individuelle en termes strictement utilitaires et pragmatiques. L’efficacité gestionnaire du management de projet se mesure et se résume à un calcul d’adéquation entre la compétence ponctuellement utile et la performance espérée. Cette tendance s’est ensuite confirmée avec l’avènement du régime cellulaire. Le régime cellulaire La notion de cellule désigne, au sens classique, tout collectif d’experts chargé de restaurer, en situation de crise, de grand danger ou de catastrophe, un ordre provisoire. Sa mission prioritaire est de rechercher des solutions de prévention d’un plus grand risque encore si rien n’était entrepris et de développer une coordination intense pour mettre en … François, 2003. Manager l’entreprise par projets – Les métarègles du management par projet. Colombelles : EMS Éditions, 296 pages. 59 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 application un plan de secours destiné à des victimes réelles ou potentielles. Cellule de crise, d’urgence, de coordination ou d’appui technique, ce collectif est astreint à proposer des solutions ad hoc et rapides à des problèmes souvent mal diagnostiqués, faute de temps ou de moyens. Elle démontre une grande capacité à se connecter à diverses structures d’un même réseau, auxquelles elle puise, dans l’urgence, les ressources dont elle a besoin. Elle est évidemment prioritaire dans la consommation de ces ressources et dans l’exécution d’opérations critiques. Pour un management dit « cellulaire », l’incitation brutale à agir se justifie au titre d’impératifs de survie économique et de leur corollaire technique et gestionnaire : le traitement de flux massifs d’informations multisources et multi-cibles dans le temps le plus court et le budget le plus ajusté. L’horizon de la cellule n’est pas sûr : le client, mondialisé, est moins identifiable, les choix techniques relèvent de cycles courts et coûteux et de puissantes et imprévisibles logiques financières font et défont les stratégies. Dans ces conditions, le collectif restreint n’a plus d’organisation socialement perceptible. Ou mieux, l’organisation sociale du travail devient le produit de stratégies politiquement muettes sur les conditions dans lesquelles cette organisation est mise en place. La dénégation même de ces conditions deviendrait la question politique centrale pour peu que, dans la cellule de projet, la souffrance (stress, panique, troubles psychiques) fasse, au bout du compte (ou du rouleau !) l’objet d’une contestation radicale. L’acteur cellulaire définit sa compétence par sa capacité d’intervention dans des situations où l’urgence commande : dominent l’urgence, le stress, voire la panique dans des conduites de coopération qui font passer au compte du gaspillage toute valorisation symbolique de la relation. Cette rationalité est hégémonique, exclusive, autoritaire : elle se construit sur l’expulsion, de la sphère de l’action organisée, du traitement politique des enjeux collectifs, ou encore sur l’impossibilité d’une résistance concertée aux motifs de conflits et de stress liés à l’intense manipulation des acteurs individuels sous prétexte d’autonomie, de vigilance ou encore d’hyperdisponibilité. Dans la cellule, seule compte la pertinence du contact, la finesse de la jonction connectique pour le succès de la tâche opérationnelle et si nécessaire, pour la recomposition provisoire d’acteurs convoqués sur-le-champ en raison d’événements critiques : activité ponctuelle, coup de feu, gestion d’un risque, résolution d’un problème, etc. L’expertise requise est mobilisée et ajustée selon des configurations structurelles variables ; elle circule dans des réseaux techniques par le truchement de moyens numériques et dans ce cas, évidemment, la co-présence n’est plus requise. Dans le groupe cellulaire, l’individu est un acteur intégré et non réflexif. Sa docilité serait la part, laissée dans l’ombre, de sa psychologie et de ses capacités stratégiques à « faire jouer » la structure. Au fond, cet acteur n’a pas d’alternative psychologique au sens où il pourrait faire jouer, dans ses 60 Qualité, projet, numérique… Gino Gramaccia relations, une part de secret, de calcul, de critique de l’action dont le sens finalement lui échappe. Son activité se résume à réguler des discontinuités innombrables dans le déroulement des protocoles. Il doit ajuster les interfaces logicielles en recherchant et en visant, dans le réseau de ses ressources, les meilleures opportunités de connexion. Sa démarche est réticulaire, exploratoire et connectique ; son objectif est de débusquer et de transmettre au plus tôt la bonne information au bon utilisateur pour le meilleur usage. Dans son analyse des nouveaux réseaux professionnels, Norbert Alter développe une idée similaire : [Beaucoup d’opérateurs] « consacrent une part considérable de leur journée de travail à trouver les connaissances, relations et dispositifs de gestion leur permettant de réaliser la tâche qui leur est impartie » 1. Engagés dans l’action cellulaire (comme forme radicale du projet), les acteurs sont constamment en quête de structures efficaces. Ce qui prévaut, dans ces pratiques de coopération, c’est l’imagination structurelle. Sans doute – mais cette hypothèse reste à approfondir – la forme cellulaire explique-t-elle la crise d’identité que traverse aujourd’hui la fonction de direction des ressources humaines (DRH ) : aux enjeux sociaux dans l’entreprise, aux défis politiques que soulève la réorganisation du travail en interne se substituent des considérations économiques et financières 2 : quel modèle d’organisation peuton théoriser à partir d’une politique drastique de réduction de coûts ? À l’inverse, le troisième moment de notre évolution paradigmatique est caractérisé par l’élimination des contraintes de la division technique traditionnelle : la régulation est entièrement déléguée à la technologie numérique. En bref, si la qualité veille sur les communautés de pratiques – restes consensuels et symboliques d’une solidarité de partage –, si le projet cellulaire assemble les structures les plus aptes à résoudre les problèmes de productivité, le numérique déploie les conditions pragmatiques de l’utilisation immédiate et sans restes du savoir. 1 Alter, Norbert, 2000 : 214. L’innovation ordinaire. Paris : PUF. 2 Cf. le journal Le Monde du mardi 25 août 2008, l’article de Bertrand Bissuel, « La fonction de DRH traverse une crise d’identité ». 61 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 La pragmatique du lien numérique La diversité des outils de l’informatique collaborative aura grandement modifié les stratégies du management cellulaire – regroupées sous l’enseigne du « management des connaissances ». Les nouvelles pratiques de collaboration numérique n’auront pas manqué d’inspirer certains discours aux accents saint-simoniens ou wieneriens, magnifiant l’efficience de la communication électronique 1. Des études prospectivistes à la littérature de conseil s’est imposée l’idée que la technologie informatique était en mesure de fournir un modèle d’organisation plus performant et surtout plus intelligible pour les acteurs engagés dans l’aventure d’un projet cellulaire. Ce modèle est évidemment celui du réseau numérique, déployant aux yeux des dirigeants, des experts conseillers, de certains chercheurs aussi, une ressource consensuelle et légitime : la connaissance comme gage incontestable d’efficience et d’intelligibilité maximales. Mieux que les chemins de fer saint-simoniens transportant des hommes pour leur offrir des opportunités de rassemblement (voire de « regroupement »), le réseau numérique met directement les cerveaux en relation par le seul truchement de procédures techniques, organisationnelles et sémiotiques ad hoc 2. Comme si l’intelligence, débarrassée de contingences physiques, spatiales et surtout temporelles, pouvait enfin se prêter à toutes les combinaisons rationnelles – à la manière sans doute de bien d’autres flux (monétaires, entre autres) circulant sans entraves dans des réseaux infiniment accrescents. Dans ces conditions, des attitudes moralement qualifiées comme la coopération, la confiance, le partage, l’échange – qu’on sait explicitées et exigées a priori par le management de la qualité – sont le produit du réseau, un effet axiologique de sa productivité, sa valeur ajoutée au bénéfice immédiat de l’action. L’intelligence en réseau est le produit sans restes du réseau : elle n’engendre que l’action. Ce qui serait une manière d’affirmer que l’éthique, ainsi dérivée de 1 « L’idéologie du Web 2.0 repose en effet […] sur ces thématiques de l’autonomie créative et de l’égalitarisme horizontal ; et forme plus exactement un triptyque puisqu’il faut y ajouter l’idée de liberté de communication », dit Franck Rebillard. Rebillard, Franck, 2007 : 93. Le Web 2.0 en perspective. Paris : L’Harmattan. 2 Moulier Boutang, Yann, 2007 : 95. Le capitalisme cognitif. Paris : Editions Amsterdam. 62 Qualité, projet, numérique… Gino Gramaccia l’action, ne serait qu’une externalité positive et, en aucun cas, une condition a priori de l’action. Il faut admettre que, dans cette nouvelle division technique du travail, les salariés sont finalement contraints de se plier aux procédures du partage cognitif, ce qui, du point de vue du régime cellulaire, revient à organiser la collaboration au moyen de contraintes d’un nouveau type, celles, par exemple, assujettissant les individus à produire toujours plus de connaissances aux effets pragmatiques immédiatement capitalisables et mesurables dans des temps de production eux-mêmes toujours plus contraints. La technologie commande la production selon ses normes, contribue à l’invention de structures flexibles autour d’individus sollicités en raison de leurs capacités de vigilance et d’hyperdisponibilité. Pour le management cellulaire des connaissances, le temps n’est plus une variable objective et programmable : le « temps réel » de la coordination correspond à l’instant technique de la connexion, quel que soit le point d’entrée dans le réseau. À l’individu de saisir les meilleures opportunités dans le réseau ou de mailler le réseau à partir des opportunités dans une logique qui est celle de l’instant : d’ailleurs, dans (ou par) le réseau, l’opportunité est toujours déjà là. Le management sait qu’il peut compter sur le potentiel psychologique et cognitif de l’individu. Certes, ce dernier peut souffrir par excès de vigilance (stress, anxiété) mais, assimilé parfois à un artiste, à un chercheur, parfois réduit à l’archétype du développeur de logiciel libre 1, il est supposé s’adonner, quoi qu’il en coûte, à la passion de l’échange et du partage de connaissances. Les propriétés pragmatiques du lien numérique ont engendré des formes de collaboration dans lesquelles les « collaborateurs » ne sont pas (techniquement) censés différer l’acte de collaborer. Dans les systèmes de workflow ou de groupware (par exemple), la « connexion des cerveaux » est un état permanent, une condition du flux qu’il serait contre-productif de rompre sous prétexte de liens symboliques traditionnels (reconnaissance, solidarité…), c’est-à-dire sous prétexte de la restauration – informatiquement impossible – d’un sujet collectif qu’en d’autres temps on appelait le groupe. Même si des mutations identitaires du groupe sont cependant observables : avec les forums thématiques, des transgressions sont possibles. En s’échappant sur un forum de discussion (à l’insu de son employeur), le salarié peut divulguer des informations, exprimer des opinions personnelles, diffamer aussi… 1 Moulier Boutang, Yann, op. cit., p. 122. 63 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Mais l’utopie saint-simonienne a encore devant elle bien des perspectives. Le management de projet à l’échelle planétaire doit maintenant compter sur des « collaborateurs » d’un nouveau type : les communautés de pratiques, les alliances d’intelligence, les réseaux de connaissance créatrice, les méta-entreprises créatrices, les « écosystèmes d’entreprises »… Il est incontestable que les apports fonctionnels du Web 2.0 à l’innovation défont les modes de distribution des activités institutionnelles, notamment dans les projets de R & D. La dissémination des rôles de conception est un effet de la « Toile » : éphémère, solitaire, « flottante », l’expertise est affaire d’impulsions multiples. Des milliers de chercheurs fournissent des solutions ad hoc à des entreprises comme Boeing, Procter & Gamble, DuPont… 1 Les chat-rooms, les blogs, les wikis, la diffusion personnelle de contenus sur Internet participent de cette pragmatique du lien numérique, parfois bénévole, parfois rémunérée, qui constitue une source de valeur pour les entreprises en quête d’innovation. L’évaluation en continu – et en grand nombre – des innovations réduit le temps des processus de conception et de reconception des produits ; réduit en même temps le temps de cycle de vie des produits, élargit les scénarios de faisabilité dans le projet de conception–innovation. Une entreprise en réseau est alors annoncée – telle est la thèse de Castells – organisée en projets réalisés en coopération, intégrant des segments différents d’entreprises différentes. « L’unité première, dit Castells, n’est pas un sujet, ni individuel (l’entrepreneur ou la famille entrepreneuriale) ni collectif (la classe capitaliste, la firme, l’Etat) […]. L’unité est le réseau composé d’une diversité de sujets et d’organisations, qui se modifie sans cesse à mesure qu’il s’adapte aux environnements et aux structures du marché » 2. Se développe aujourd’hui une logique étendue du management cellulaire, impliquant en amont, dans la phase de faisabilité, d’innombrables micro-initiatives hyper-interactives susceptibles d’influer sur le cours des innovations. Surgit l’internaute comme acteur économique radicalement novateur avec la création, le partage, le remixage de contenus originaux, la création de blogs, de pages personnelles, le piratage des produits… L’amélioration des processus de conception par la capture d’informations stratégiques, le déplacement et le 1 Tapscott, Don, Williams, Anthony D., 2007 : 116. Wikinomics. Paris: Pearson Education. 2 Castells, Manuel, 2001 : 263. La société en réseaux. Paris : Fayard. 64 Qualité, projet, numérique… Gino Gramaccia dépassement des frontières organisationnelles devraient fournir des arguments aux promoteurs de l’entreprise apprenante. Conclusion Nos quatre temps paradigmatiques forment-ils un mouvement séquentiel ? Rien n’est moins sûr. Ces modèles cohabitent, parfois se contrarient. Mais parfois, aussi, se complètent ou se constituent mutuellement en solutions palliatives. Les règles qui régissent la vie des collectifs de projet (au sens large) tantôt renforcent les structures de la coexistence cellulaire, tantôt les dispersent dans des effets de « toile », ne laissant subsister que des liens de contact au profit d’une gestion maximisée de l’information. Le management de la qualité énonce, pour l’instituer, la norme de coopération. L’efficacité symbolique de la norme est garantie par son statut écrit et par conséquent générique. Ce sont là les conditions de félicité (dirait Austin) de leur valeur performative, s’appliquant à l’ensemble, homogène et standardisé, de collectifs construits pour relayer (illustrer) le message de l’excellence. Le management de projet et le management cellulaire, beaucoup moins bavards, improvisent leurs structures et planifient leurs tâches au vu des indicateurs, toujours au titre de l’urgence et de l’efficacité gestionnaire. L’enjeu symbolique de la norme passe au second plan. Le management des connaissances postule la bonne volonté cognitive des acteurs sous prétexte que la technologie offre toutes les conditions d’une utilisation panoptique et ouverte des connaissances : le nouveau système « fait entrer » tous les acteurs périphériques dans l’organisation 1 en faisant valoir la puissance pragmatique de l’utilité directe du savoir en ligne. Et dans les formes les plus étendues du cellulaire héritées des applications du « Web 2.0 », le lien organisationnel fondé sur la proximité des faces – ce dernier substrat symbolique du social – est éliminé. 1 Segrestin, Denis, 2004 : 285. Les chantiers du manager. 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