La difficile mise en œuvre d`une compétence pénale universelle
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La difficile mise en œuvre d`une compétence pénale universelle
Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 1 La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Florence Bellivier* David Chilstein** *Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense ; secrétaire générale adjointe de la FIDH ; présidente de la Coalition mondiale contre la peine de mort ** Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne Compétence universelle : ont-ils peur ? de quoi nos gouvernants Florence Bellivier L a question de la compétence universelle1 est entourée d’un halo de mystère et de grande technicité, alors même que, dans ses grandes lignes, elle est simple à appréhender : le droit français doit-il prévoir des règles permettant à une juridiction française de poursuivre et juger un délinquant, alors même que ni l’auteur de l’infraction ni la victime n’ont la nationalité française et que l’infraction n’a pas été commise sur le territoire français ? A première vue, l’idée paraît curieuse au regard des fondements mêmes du droit pénal tel qu’il trouve sa place dans la pensée contractualiste des Lumières. En échange d’une portion de leur liberté, les citoyens se mettent sous la protection de la loi pénale, comme l’a expliqué lumineusement Cesare Beccaria dans Des délits et des peines, paru en 1764, et qui essaimera 1. Le principe de la compétence universelle découle du postulat que certains crimes sont tellement graves qu’ils affectent la communauté internationale en son ensemble, et que, par voie de conséquence, tous les Etats ont le droit, si ce n’est l’obligation, d’entamer des poursuites judiciaires contre leurs auteurs, et ce quelque soit l’endroit où le crime ait été commis ou la nationalité de l’auteur ou des victimes. Ces crimes incluent le génocide, les crimes contre l’humanité, la torture, certains crimes de guerre, l’apartheid et l’esclavage, parmi d’autres. Thémis est un Observatoire créé au sein de la Fondation Jean-Jaurès, dirigé par Jean-Jacques Urvoas, qui s’est donné trois missions : décrypter les enjeux juridiques et institutionnels ; organiser un débat autour de questions à forts enjeux économiques et sociétaux ; proposer des solutions innovantes, concrètes et progressistes en s’inspirant d’expériences locales, européennes et étrangères réussies. www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 2 dans toute l’Europe. La loi pénale n’est justifiée que parce qu’elle émane de l’Etat détenteur du monopole de la violence légitime ; la matérialisation de l’Etat qu’est le territoire, sur lequel s’exercent les prérogatives du souverain, marque ainsi la limite de l’empire de la loi pénale. Le principe est non seulement sage pour les relations internationales (chacun en son royaume) mais justifié par des considérations de politique pénale. La recherche des preuves est facilitée, l’efficacité du jugement rendu sur le territoire où s’est produit le trouble à l’ordre public est améliorée. Pourtant, y compris dans une vision classique du droit pénal, les choses ne sont jamais allées aussi simplement. En effet, la mondialisation ne date pas d’aujourd’hui et la transgression de normes pénales, consécutive aux flux de personnes et de marchandises, a depuis longtemps traversé les frontières interétatiques. La figure du criminel hors des frontières hante ainsi l’Etat, comme l’avait bien décrit Beccaria lui-même2. Le législateur national reste donc libre d’adopter les principes de compétence pénale internationale qu’il souhaite. Ainsi le droit français ne se contente-t-il pas d’appliquer le principe de territorialité ; il prévoit aussi des règles, du reste de plus en plus nombreuses, conférant compétence à la loi française même lorsqu’une infraction a été commise à l’étranger (compétence extraterritoriale). Ainsi, sous certaines conditions3 et selon la nature de l’infraction, la loi française étend son empire, même lorsque l’infraction n’est pas commise en France, lorsque l’auteur est de nationalité française (compétence personnelle dite active4), lorsque c’est la victime qui est de nationalité française (compétence personnelle dite passive5) ou lorsque des intérêts fondamentaux de la Nation ont été lésés (compétence dite réelle6). Plus récemment, le législateur n’a cessé de prévoir des extensions de compétence de la loi française. Ainsi la loi pénale française est-elle applicable à tout crime ou délit puni d’au moins cinq ans commis hors du territoire de la République par un étranger que la France a refusé d’extrader. Pour éviter l’impunité des auteurs d’infractions en cause, ils 2. Cesare Beccaria, Des délits et des peines, GF, chapitre XXXV, « Des asiles ». 3. Dans cette hypothèse, la poursuite des délits ne peut être exercée qu’à la requête du ministère public. Elle doit être précédée d’une plainte de la victime ou de ses ayants droit ou d’une dénonciation officielle par l’autorité du pays où le fait a été commis (article 113-8 Code pénal). Mais point de poursuite si la personne justifie avoir été jugée à l’étranger pour les mêmes faits (« ne bis in idem ») et, cas de condamnation, que la peine a été subie ou prescrite (article 113-9). 4. Article 113-6 al. 1 pour le crime commis par un Français ; article 113-6 al. 2 pour un délit (sous la condition que l’Etat de commission de l’infraction punisse le délit). 5. Voir article 113-7 Code pénal (pour les crimes et les délits punis d’emprisonnement). 6. Article 113-10 Code pénal. www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 3 pourront être poursuivis d’après la loi française – à supposer qu’ils ne l’aient pas été en vertu de leur propre loi dont la compétence demeure de principe7. De même, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, l’arsenal législatif est renforcé. La loi du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme a en effet introduit dans le Code pénal un nouveau chef de compétence de la loi française. Avec l’article 113-13 du Code pénal, la loi française pourra désormais s’appliquer à un Français soupçonné par exemple de participer à un camp d’entraînement dans un pays dont la législation ne permettrait vraisemblablement pas de faire jouer la compétence personnelle active de la loi française8. Enfin, le droit français prévoit des hypothèses de compétence quasi-universelle via des conventions internationales. « Quasi-universelle », cette compétence l’est parce qu’elle exige tout de même un rattachement, même faible, de l’individu à la France. Une compétence véritablement universelle permettrait au juge français de connaître d’une infraction quels que soient le lieu de l’infraction, la nationalité de son auteur ou celle de la victime, dans la lignée de la coutume internationale permettant à tout Etat d’arrêter un pirate en haute mer et de le juger (« où je te trouve, je te juge »). Mais cette compétence illimitée sur la haute mer est le corollaire de l’absence de souveraineté des Etats dans cet espace. Ce n’est donc pas ce dont il s’agit quand on évoque la compétence universelle pour juger des crimes internationaux. Ainsi, le droit pénal interne n’est pas un système clos sur lui-même qui assimilerait mécaniquement et purement et simplement souveraineté, territoire, compétence de la loi française, et ce depuis longtemps. Le mouvement d’internationalisation du droit pénal est allé croissant et sa dernière manifestation la plus emblématique est bien la création, par la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011, d’une juridiction spécialisée chargée d’instruire des dossiers relatifs aux crimes internationaux et d’en poursuivre les auteurs supposés9. Alors pourquoi les critères de la compétence universelle font-ils tant débat aujourd’hui, du moins dans le cénacle des spécialistes de la question, tant la question y reste cantonnée ? Un 7. Article 113-8-1 Code pénal. 8. Voir supra, note 3. 9. Voir F. Bellivier et M. Eudes, « Le pôle « crimes internationaux » du TGI de Paris : une prometteuse spécialisation de la justice française dans la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves », Revue de droit pénal et de criminologie, à paraître début 2014. www.jean-jaures.org Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 4 La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle assouplissement des critères est aujourd’hui envisagé (I) mais la raison d’Etat semble plus forte que la nécessité de poursuivre les auteurs de crimes internationaux (II). I. Assouplir les critères actuels de la compétence quasi-universelle de la loi pénale française L’article 8 de la loi d’adaptation du droit français à la Cour pénale internationale (CPI) a inscrit dans notre droit un principe de compétence universelle limitée. L’article 689-11 du Code de procédure pénale (CPP) prévoit en effet la possibilité de la compétence juridictionnelle française pour : • toute personne résidant habituellement sur le territoire de la République (première condition), • s’étant rendue coupable à l’étranger de l’un des crimes relevant de la compétence de la CPI à la condition que les faits soient punis par la législation de l’Etat où ils ont été commis ou que cet Etat – ou l’Etat dont elle a la nationalité – soit partie à la convention précitée (deuxième condition) ; • en outre, la poursuite ne peut être exercée qu’à la requête du ministère public (troisième condition) ; • enfin, elle ne peut être exercée que si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l’extradition de la personne (quatrième condition). A cette fin, le ministère public doit s’assurer auprès de la Cour pénale internationale qu’elle décline expressément sa compétence et vérifier qu’aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n’a demandé sa remise et qu’aucun autre Etat n’a demandé son extradition. Très attendu, l’article 8 n’avait vraiment satisfait personne : ni ceux qui étaient contre le concept même de compétence universelle, pour des raisons de principe ou plus pragmatiques, notamment liées aux contraintes de la diplomatie entre Etats, ni, à l’opposé, ceux qui trouvaient inacceptables les quatre conditions mentionnées ci-dessus10. 10. Voir notamment H. Ascensio, « Une entrée mesurée dans la modernité du droit international pénal. A propos de la loi du 9 août 2010 », La Semaine juridique Edition générale, 13 septembre 2010, n° 37, pp. 1691-1698 ; les déclarations de la Coalition française pour la Cour pénale internationale (www.cfcpi.fr/spip.php?article624) ou encore les Avis adoptés par la CNCDH sur la loi d’adaptation et sur la Cour pénale internationale adoptés respectivement le 23 novembre 2011 et le 23 octobre 2012. www.jean-jaures.org Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 5 La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Militant pour une compétence universelle élargie, le sénateur Jean-Pierre Sueur a alors déposé une proposition de loi adoptée en première lecture à la chambre haute. Celle-ci a été transmise, le 26 février 2013, à l’Assemblée nationale11 qui, le 30 octobre 2013, a saisi au fond la Commission des lois. En son état initial, la proposition était radicale puisqu’elle visait à faire sauter ces quatre verrous. Pour Jean-Pierre Sueur, en effet, la première condition – la résidence habituelle – est incohérente par rapport aux autres dispositions du CPP relatives à la compétence des tribunaux français en matière de répression des crimes internationaux, notamment l’article 689-1 de ce code, n’exigeant, pour soumettre les personnes suspectées de crime de tortures ou d’actes de terrorisme aux juridictions nationales, que la circonstance qu’elles « se trouvent » sur le territoire français. La deuxième condition – la double incrimination – affaiblirait la volonté de poursuivre et juger les auteurs de crimes ayant porté atteinte à des valeurs universelles et serait, là encore, en retrait par rapport à d’autres textes. Le monopole du ministère public pour l’exercice des poursuites – troisième condition – affaiblirait considérablement le rôle des parties civiles, et ce de façon singulièrement paradoxale, au vu de la nature et de l’ampleur des crimes. Enfin, la formulation de l’article 689-11 in fine tendrait à inverser les rôles entre CPI et justice nationale : le principe de complémentarité bien compris rend inutile que la CPI doive décliner sa compétence, puisqu’elle n’est compétente qu’à défaut pour une juridiction nationale de pouvoir juger l’auteur suspecté du crime. La proposition de loi initiale tenait donc en un article unique supprimant, pour la poursuite et le jugement des auteurs de crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre, les quatre verrous et rédigeant l’article 689-11 par référence à l’article 689-1. La seule condition pour le déclenchement des poursuites serait donc que le suspect « se trouve » sur le territoire français. Au terme d’une riche discussion parlementaire, le troisième verrou a été maintenu, avec une précision : un recours est possible contre une décision de classement sans suite du Procureur, ce qui est le droit commun (voir article 40-3 du CPP), sauf qu’en droit commun la personne victime d’un crime peut ensuite se constituer partie civile ! La navette parlementaire aurait dû permettre de savoir rapidement quelle conception de la compétence universelle les représentants de la Nation se faisaient en fin de compte, puisque le vœu de Jean-Pierre Sueur était que le texte fût voté définitivement avant le quinzième anniversaire 11. Texte n° 741 transmis à l’Assemblée nationale. www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 6 de la signature du Statut de Rome. Mais si la date-anniversaire est passée, rien de tel pour la loi ! Manque de disponibilité des parlementaires ou absence de volonté politique ? II. La poursuite des auteurs de crimes internationaux subordonnée à la raison d’Etat ? Pourquoi tant de temps pour adopter un principe de compétence extraterritoriale qui s’intégrerait harmonieusement dans notre droit ? Les obstacles semblent de deux ordres. D’une part, la justice internationale est le parent pauvre de ce parent pauvre qu’est la justice en France (du point de vue budgétaire, dans l’équilibre des pouvoirs, dans la sphère des intellectuels, etc.). Pourquoi la France a-t-elle mis dix ans à transposer le Statut de Rome dans notre droit ? Cinq ans pour la Convention sur les disparitions forcées ? En première ligne quand il s’agit de négocier les conventions internationales, y compris pour faire valoir le point de vue des victimes, la France se retrouve à la traîne quand il lui faut modifier son droit… Comme si elle voulait absolument exister dans le concert international quitte, ensuite, à ne pas respecter ses engagements. Dès lors, une fois les conventions signées et ratifiées, il n’y a plus guère de lobbying pour les transposer que celui que font les ONG défendant notamment les droits des victimes12. A cela s’ajoute le constat que nos parlementaires, à quelques exceptions près, ne sont guère férus de droit international. D’autre part, sur la compétence quasi-universelle en particulier, l’obstacle semble venir du ministère de la Justice qui serait prêt à céder sur toutes les conditions sauf le monopole du ministère public. Cette résistance laisse songeur. Tout d’abord, on invoque souvent, pour justifier le maintien du verrou, que lorsque la loi française s’applique en vertu de la compétence personnelle (active ou passive), la poursuite des délits ne peut être exercée qu’à la requête du ministère public13. Mais l’argument est fallacieux, puisque la règle n’existe pas pour les crimes qui peuvent être jugés en vertu de la loi française si l’auteur ou la victime est de nationalité française sans aucune requête préalable du ministère public. Alors pourquoi en serait-il autrement des crimes les plus graves, à savoir les crimes internationaux ? 12. Voir le rapport de la FIDH et de Redress, La compétence extraterritoriale dans l’Union européenne, décembre 2010, en ligne : http://fidh.org/IMG/pdf/Extraterritorial_Jurisdiction_In_the_27_Member_States_of_the_EU_24_ Dec_2010_FRENCH.pdf 13. Cf. supra, note 3. www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 7 Certes, nous dira-t-on, s’il s’agit de poursuivre sur le fondement de la compétence quasi-universelle, on ne saurait négliger les contraintes de la vie diplomatique, comme en témoigne l’hypothèse déjà visée de l’étranger dont l’extradition a été refusée mais qui fera l’objet de poursuite selon la loi pénale française : ici aussi la poursuite des infractions ne peut avoir lieu qu’à la requête du ministère public. Mais pourquoi considérer que, dans ce type d’affaires, le ministère public est la seule partie poursuivante légitime ? Real politik pour real politik, pourquoi pas un avis du ministère des Affaires étrangères comme naguère pour l’interprétation des traités ? En réalité, la requête préalable du ministère public jette le doute : et si les constitutions de partie civile étaient abusives ? Mais, là encore, pourquoi se méfier davantage des victimes de crimes internationaux que des autres ? La suspicion provoque à son tour le malaise : alors que le filtre de la plainte simple, établi par une loi du 5 mars 200714 pour éviter les constitutions de partie civile abusives ou farfelues, est expressément exclu pour les crimes (cf. article 85 CPP), la requête préalable opère ici comme une sorte de super-filtre à l’endroit des crimes les plus graves. Et l’argument s’étoffe au vu de la pratique puisqu’il se trouve qu’aucune plainte lancée en France contre un auteur accusé de crimes internationaux ne l’a été à l’initiative du ministère public. Que fait-il donc ? Il semble donc que la requête préalable du ministère public soit un frein considérable et, de ce fait, la marque d’une grande méfiance à l’égard de la justice pénale internationale. L’enjeu politique est certes considérable et en se faisant un instant l’avocat du diable, on pourrait concevoir qu’il justifie l’intervention préalable du parquet. Mais à tout le moins, une telle solution devrait s’accompagner d’une possibilité de contester la décision de classement devant une autre autorité que le parquet lui-même, surtout en l’absence d’une séparation entre le parquet et l’exécutif que, malgré les critiques récurrentes, les orientations actuelles ne semblent nullement vouloir remettre en cause15. Donner de telles prérogatives au parquet sans aucun moyen de contester l’exercice de ce pouvoir, c’est augurer bien mal de l’efficacité des poursuites en France des crimes internationaux, qui resteront pour longtemps encore les otages des prudences diplomatiques françaises. C’est donc méconnaître que la justice internationale est aussi, voire avant tout, nationale. 14. Loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale, JO 6 mars 2007. 15. En dépit de la suppression des instructions individuelles par l’article 30 de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du Garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, JO. Le dernier rapport en date sur la question ne va pas du tout sur le terrain d’une séparation du parquet et de l’exécutif ; en ligne : www.justice.gouv.fr/publication/rapport_JLNadal_ refonder_ministere_public.pdf www.jean-jaures.org Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 8 La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle La compétence universelle, instrument de justice et arme de politique internationale David Chilstein L a soif de justice universelle s’exprime depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et n’a cessé de s’intensifier depuis, en réaction aux atrocités que révèle l’histoire et en écho à l’affirmation puissante de l’universalisme des droits de l’homme. Elle s’est traduite, au plan international, par la mise en place progressive d’une justice pénale internationale, dont l’institution récente de la Cour pénale internationale constitue incontestablement une forme d’aboutissement. Cette exigence aiguë de justice décloisonnée des souverainetés nationales s’est également traduite dans le droit interne des États par une faveur croissante accordée à un chef de compétence exorbitant du droit commun, celui de la compétence universelle. À la différence des autres chefs de compétence répressive, celui-ci n’est pas fondé sur l’existence de liens objectifs entre l’infraction commise et l’État prétendant exercer la répression, mais sur le seul risque d’impunité dont pourrait bénéficier l’auteur présumé de faits dont la gravité est si exceptionnelle qu’elle lèserait, selon la formule consacrée, « la communauté universelle des États ». L’idée, on le sait, n’est pas nouvelle et avait été formalisée dès le XVIe siècle par Grotius. Mais sa consécration, tardive, s’était longtemps bornée à des applications ponctuelles (piraterie maritime, détournement d’aéronefs...)1. Depuis, elle n’a cessé de se développer à la faveur de nombreuses conventions internationales (notamment la Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants) ; ses applications tendent aujourd’hui à se multiplier en jurisprudence2. Elle a même reçu une remarquable consécration par la Cour européenne des droits de l’homme3. On peut donc affirmer que « l’histoire de la compétence universelle est celle d’une lente mais irrésistible ascension »4. Dans ce mouvement général, un pas supplémentaire a été franchi avec la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale. Cette loi a 1. V. la liste aux art. 689-2 à 689-11 C. pr. pén. 2. V. par ex. Crim. 10 juin 2007, RSC 2007. 566, obs. A. Giudicelli ; Rév. pénit. 2007. 371, obs. X. Pin et p. 427, obs. D. Chilstein. - Adde, M. Massé, « Actualité de la compétence universelle », RSC 2008. 440. 3. CEDH 17 mars 2009, Ould Dah c. France, D. 2009. 1573, note J.-F. Renucci. 4. A. Huet et R. Koering-Joulin, Droit pénal international, 3e éd., PUF, n° 139, p. 234. www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 9 étendu notre compétence universelle à l’ensemble des « crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale », et donc à tous les crimes contre l’humanité. Jusqu’alors en effet, ces crimes, sauf exception ponctuelle, n’étaient pas concernés faute de Convention internationale le prévoyant. Cette situation était paradoxale et même incohérente au regard du fondement de la compétence universelle. Puisant sa justification dans la gravité exceptionnelle des infractions commises, elle ne pouvait rationnellement exclure les crimes les plus graves de l’ordre juridique. La lacune était patente et la loi du 9 août 2010 l’a comblée à juste titre. Mais résorbant ce paradoxe, le législateur en créait aussitôt un autre, qui n’a sans doute pas été suffisamment souligné. En effet, on aurait pu s’attendre à ce que l’institution de la Cour pénale internationale investie, au nom de la communauté internationale, de la mission de juger et de punir les grands bourreaux de la planète, fasse reculer le besoin de compétence universelle, en tant qu’instrument imparfait de justice internationale, de substitut qui pour être nécessaire n’en est pas moins fragile. Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit. En vertu d’une interprétation contestable des obligations issues du Statut de Rome, les États ont cru devoir étendre leur compétence universelle à toutes les infractions relevant de la Cour pénale internationale. Ainsi, à peine la communauté internationale était-elle parvenue, au terme d’un difficile cheminement, à se doter d’une instance permanente de justice pénale internationale que les États (la France n’est pas la seule concernée) se sont empressés de se doter d’une compétence concurrente et même prioritaire, du moins en principe, pour toutes les infractions relevant de son champ de compétence. Cette recrudescence de la compétence étatique unilatérale « en application » d’un traité destiné à doter la communauté internationale d’un instrument de justice censé s’y substituer est assez remarquable. Elle traduit la tendance des Justices nationales à s’ériger, dès qu’elles en ont l’occasion, en instrument de Justice universelle, comme s’il existait réellement une équivalence fonctionnelle entre la Cour pénale internationale et la compétence universelle des États. Une telle orientation doit-elle être poursuivie ? La question se pose aujourd’hui, moins en ce qui concerne le champ d’application de la compétence qu’à propos de ses conditions de mise en œuvre. Des règles – dites verrous – avaient dès l’origine été mises en place pour canaliser l’exercice de cette compétence exceptionnelle. La plus significative est celle posée à l’article 689-1 du Code de procédure pénale qui subordonne la compétence universelle au fait que la personne « se trouve » en France, ce qui exclut toute possibilité d’exercer la compétence par défaut. Mais s’agissant des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale, www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 10 des conditions supplémentaires ont été ajoutées par la loi du 9 août 2010. D’abord, l’auteur des crimes doit « résider habituellement » en France et non pas simplement s’y trouver. Ensuite, les crimes dont il s’est rendu coupable à l’étranger doivent être punis par la législation de l’État où ils ont été commis. En outre, la poursuite ne peut être exercée qu’à la requête du ministère public, excluant le déclenchement de l’action publique par voie de constitution de partie civile. Enfin, la poursuite n’est possible que si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l’extradition de la personne. À cette fin, le ministère public doit s’assurer auprès de la Cour pénale internationale qu’elle décline expressément sa compétence et vérifie qu’aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n’a demandé sa remise et qu’aucun autre État n’a demandé son extradition. Ces nouvelles conditions restrictives à l’exercice de la compétence universelle relativement aux crimes relevant de la Cour pénale internationale ont souvent été critiquées, en particulier par les organisations internationales humanitaires. Elles illustreraient, selon elles, la réticence du législateur français à s’engager véritablement dans un processus de justice pénale internationale. Sensible à ces critiques, le sénateur Jean-Pierre Sueur a déposé, le 6 septembre 2012, une proposition de loi tendant à modifier l’article 689-11 du Code de procédure pénale, dont l’objet est précisément de supprimer les restrictions établies par la loi de 2010. Adoptée en première lecture au Sénat, cette proposition de loi a été transmise à l’Assemblée nationale le 26 février 2013, puis à sa Commission des lois. La démarche qu’il convient d’adopter, selon nous, pour en apprécier la pertinence, consiste à se demander si les particularismes des crimes relevant de la Cour pénale internationale justifiaient ou non cette prudence avec laquelle le législateur a consacré leur intégration dans le champ de la compétence universelle. À l’analyse, il apparaît que cette prudence a été sans doute été excessive, mais néanmoins justifiée. Des assouplissements sont donc nécessaires (I), mais la volonté de canaliser la compétence universelle en ce domaine demeure selon nous légitime (II). Des assouplissements nécessaires Parmi les verrous posés par la loi du 9 août 2010 pour endiguer la compétence universelle relativement aux crimes relevant de la Cour pénale internationale, deux ne paraissent pas justifiés : d’une part, le recours au critère de la résidence habituelle en France, préféré à celui, plus www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 11 traditionnel, de la simple présence de l’auteur sur notre territoire ; d’autre part, la subordination de la compétence au principe de réciprocité d’incrimination. L’essence de la compétence universelle est de signifier aux auteurs des violations les plus graves du droit international humanitaire qu’ils ne peuvent trouver refuge nulle part, que leur impunité est à ce point scandaleuse qu’elle justifie à elle seule la compétence de chaque État, sans tenir compte du lieu où le crime a été commis ou de considérations liées à leur nationalité ou à celle de leurs victimes. Mais le mot « refuge » n’a jamais été pris au sens littéral. En réalité, ce qui détermine l’État à exercer la répression, lui plutôt qu’un autre, ce n’est pas que l’individu se soit installé de façon permanente sur son territoire, mais que l’État le tient sous la main et qu’il est ainsi mesure d’assurer la répression. Il n’existe aucune raison propre aux crimes relevant de la Cour pénale internationale qui justifierait le recul du seuil d’intervention de l’État sur le territoire duquel viendrait à se trouver un individu ayant commis de tels crimes. Si le risque d’impunité du criminel constitue en tant que tel la justification à l’exercice de la compétence universelle, il va de soi que celle-ci ne saurait être subordonnée à une condition plus restrictive en matière de crimes contre l’humanité qu’en matière d’actes de torture. La critique est donc justifiée. La France manifeste bien, par cette condition, une réticence illégitime à la mise en œuvre de sa compétence universelle. De la même façon, la condition de réciprocité d’incrimination n’a pas sa place en la matière. Cette exigence méconnaît la raison d’être du mécanisme qui, en matière de compétence pénale, vise à s’assurer que l’infraction qui n’a pas directement troublé l’ordre public présente, en dépit de son éloignement, un degré de gravité suffisant pour justifier l’exercice de la répression. On l’exige ainsi pour sanctionner un Français qui a commis un délit à l’étranger ; autrement dit, ce dernier n’est punissable en France que si son comportement est punissable dans l’État où il a été commis. Tel n’est plus le cas en matière criminelle. Le Français est en ce cas toujours punissable ; il n’est pas censé commettre à l’étranger les actes que la France considère comme les plus graves dans la hiérarchie des infractions. En résumé, plus l’infraction est grave, moins l’État n’a à subordonner sa compétence répressive à l’appréciation du droit étranger. C’est la raison pour laquelle le principe de réciprocité d’incrimination n’a jamais été introduit en matière de compétence universelle. Par hypothèse, les infractions concernées sont trop graves pour faire dépendre leur répression des dispositions pénales étrangères. On mesure à quel point il est saugrenu d’avoir exigé cette condition www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 12 en matière de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Là encore, la France a manifesté une réticence qui n’est nullement conforme aux principes généraux du droit pénal international. S’il convient ainsi de supprimer ces deux conditions et d’assouplir ainsi l’exercice de notre compétence universelle, il ne nous semble pas en revanche qu’il faille faire sauter tous les verrous. Certaines restrictions nous paraissent en effet légitimes. Des restrictions légitimes Deux conditions posées par la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale ont fait l’objet de nombreuses critiques : confier le monopole des poursuites au ministère public et poser la subsidiarité de la compétence universelle par rapport à celle de la Cour pénale internationale. Ces conditions ont cependant leur raison d’être ; elles permettent de canaliser l’exercice de la compétence universelle en faisant apparaître son véritable statut dans l’ordre pénal international. S’agissant de l’initiative des poursuites, il est reproché à la loi du 9 août 2010 d’avoir supprimé la possibilité pour toute partie civile, personne physique ou morale, de déclencher l’action publique par voie de constitution de partie civile. Alors qu’elle est particulièrement impérieuse, l’œuvre de justice concernant les crimes les plus graves dépendrait du bon vouloir de l’État, lequel n’hésite pourtant pas à mettre ses instances répressives à la disposition des justiciables pour les infractions les plus bénignes. L’objection est impressionnante, mais n’est pas décisive. Elle se heurte au fait qu’il n’y a pas lieu de se méfier particulièrement des parties civiles en cas de délinquance ordinaire et qu’il existe au demeurant des mesures dissuasives pour sanctionner les constitutions de partie civile abusives. Il n’en va pas de même en matière de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre, où l’objectif de la plainte est déjà à demi atteint lorsque l’État engage des poursuites contre les auteurs des crimes prétendus. En réalité, le risque d’instrumentalisation de la justice pénale n’apparaît pas simplement aigu ; il est inhérent à la nature des crimes dénoncés. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler les excès auxquels a conduit la consécration de la compétence universelle par défaut, en Belgique et en Espagne notamment, pour prendre la mesure du phénomène. À peine ces pays avaient-il supprimé la condition de présence du suspect sur leur territoire qu’ont afflué les plaintes du monde entier, investissant leurs instances www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 13 judiciaires du soin de régler, sur le plan pénal, tous les conflits armés de la planète : intervention américaine en Irak, conflit israélo-palestinien, politique chinoise au Tibet, etc. Face aux tensions diplomatiques suscitées par ces débordements de la compétence universelle, l’expérience prit fin. Furent ainsi mises en lumière les limites de l’unilatéralisme répressif en certaines matières. La question de l’initiative des poursuites est clairement liée à celle de la nature des crimes en cause. Parce qu’il n’appartient pas naturellement à un État de s’ériger unilatéralement en arbitre des conflits internationaux, et que les risques d’instrumentalisation de sa justice pénale à des fins politiques sont aigus, il nous paraît plus que nécessaire qu’il puisse garder la maîtrise de ses initiatives répressives. De la même façon, l’affirmation du caractère subsidiaire de la compétence universelle, tant au regard de la Cour pénale internationale (CPI) que des juridictions étrangères ayant un titre de compétence objectif pour exercer la répression, mérite incontestablement d’être approuvée. On ne crée pas une Cour pénale internationale pour lui voler sa compétence aussitôt celle-ci affirmée. Invoquer le principe de complémentarité de la CPI pour affirmer la priorité de la compétence universelle des États est un profond contresens. Rappelons que le principe de complémentarité n’a jamais été qu’un compromis destiné à inciter les États à ratifier le Statut de Rome en les rassurant sur leur vocation à exercer prioritairement la répression dans les affaires susceptibles de les intéresser au premier chef. Cette solution n’a ainsi été consacrée que parce que la Cour pénale internationale repose sur une Convention internationale. On notera que lorsque des juridictions pénales internationales ont été créées par voie de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (TPIR, TPIY), on n’a jamais songé à affirmer le caractère complémentaire de leur compétence par rapport à celles des juridictions nationales, encore moins si celles-ci ne bénéficiaient d’aucun titre à exercer la répression. On proclamait haut et fort le principe de priorité (des juridictions internationales). Que celui-ci ait dû céder en cours de négociation pour rallier un maximum d’États au Statut n’implique pas qu’il faille donner au principe de complémentarité une extension inutilement large et accorder la priorité même au chef de compétence étatique le plus ténu qui soit. Bien qu’on en ait, l’expression unilatérale de volonté répressive est moins légitime, pour condamner des crimes portant atteinte à la communauté universelle, que l’agrégation des souverainetés étatiques en vue de mettre en place une juridiction chargée d’exercer en son nom la répression de ces crimes particuliers. Il est remarquable que les mêmes qui dénonçaient hier le principe de complémentarité comme marquant l’excessive prudence des États vis-à-vis de la CPI l’invoquent aujourd’hui au profit de leur compétence universelle. www.jean-jaures.org La difficile mise en œuvre d’une compétence pénale universelle Note n°5 - Fondation Jean-Jaurès / Thémis - Observatoire justice et sécurité - 16 janvier 2014 - page 14 Enfin, cette subsidiarité de la compétence universelle se justifie également par rapport à la compétence de toute juridiction étatique ayant un titre objectif à assurer la répression. On connaît la raison : les titres de compétence ne se valent pas et il convient, autant que faire se peut, d’assurer aux jugements rendus en des domaines aussi graves les bases les mieux assurées et les moins sujettes à caution. Il convient ainsi de se départir de l’argument trop simple selon lequel tous les crimes entrant dans le champ de notre compétence universelle induiraient un régime unifié relativement à sa mise en œuvre. À situation différente, traitement possiblement différent, à condition qu’il soit justifié. Libre à chacun de penser qu’il est indifférent que le crime que nous prétendons juger sans avoir aucun lien avec lui soit de la compétence d’une juridiction internationale spécialement mandatée à cette fin et investie par plus d’une centaine d’États. AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions dont l’intérêt du thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de l’argumentation contribuent à atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d’entre elles. www.jean-jaures.org