Percer les nuages - Reflexions

Transcription

Percer les nuages - Reflexions
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Percer les nuages
05/05/11
Les conditions qui règnent à la surface des océans sont déterminantes pour le climat, même pour celui qui
règne à l'autre bout de la terre. Elles sont aussi une porte ouverte sur la physique des océans. Mais la
majorité des observations en océanographie physique sont satellitaires. Dès lors, que faire lorsque les nuages
s'interposent entre les satellites et l'océan? Aida Alvera-Azcárate a validé une méthode statistique qui permet
de percer la couche nuageuse.
Sommes-nous toujours conscients de
l'influence que peuvent avoir sur notre climat les conditions qui règnent à la surface des océans à l'autre bout
du monde ? En particulier, la température de surface des océans est un des paramètres hydrodynamiques
les plus importants : il influence l'atmosphère et le climat. C'est, par exemple, la température de surface sous
les Tropiques qui conditionne le courant du Gulf Stream et par lui le climat en Europe. C'est parce que le
Gulf Stream prend sa source dans les Tropiques que les hivers en Europe sont plus doux qu'aux Etats Unis,
pour une même latitude.
L'intérêt que les scientifiques portent à la surface des océans est multiple. Elle est la partie la plus variable
de l'océan et contient donc beaucoup plus d'informations qu'une couche située à 1000 mètres de profondeur.
Elle est aussi plus influente sur le climat que l'intérieur des océans. Enfin et de manière plus pratique, les
satellites n'ont accès qu'à la surface des océans. Néanmoins, les mesures prises en surface permettent de
sonder les couches plus profondes, grâce à des modèles hydrodynamiques des océans construits à partir
des lois physiques.
L'observation continue de la surface des océans par différents satellites génère une quantité de données dont
la gestion est lourde, même par les modèles dynamiques. Des modèles, empiriques ceux-là, peuvent être
utilisés en amont pour réduire la quantité de données. La méthode des composantes principales (EOF) est par
exemple très utilisée depuis une centaine d'années dans tous les domaines scientifiques. Elle offre l'avantage
de pouvoir réduire une grosse quantité de données à quelques fonctions très simplifiées.
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 08 February 2017
-1-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Pour comprendre son principe, considérons un bassin rempli d'eau et dont la surface oscille. Pour décrire cette
onde de surface, on peut noter la position de tous les points à tous les instants, ce qui génère rapidement une
base de données colossale. A partir de celle-ci, il est possible de trouver des fonctions simples et empiriques
qui permettent de décrire simplement le système : une fonction spatiale qui donne la forme de l'onde à
un instant donné et une fonction temporelle qui caractérise la variation de l'amplitude dans le temps. La
détermination de ces fonctions permet ensuite de faire l'impasse sur une accumulation de données.
Le recours à la méthode EOF nécessite des observations du système à étudier à tout endroit et à
chaque instant. Or, les observations en océanologie sont généralement incomplètes, comme l'explique Aida
Alvera-Azcárate, chargée de recherche FNRS dans le département de recherche géohydrodynamique et
environnementale (GHER) de l'ULg : « Tout un pan de l'océanologie travaille à partir de données satellitaires
prises dans l'infrarouge ou dans le domaine du visible. Or, la présence de nuages dans l'atmosphère empêche
par moment l'observation de la surface de l'océan, introduisant des trous dans les données et empêchant
l'application directe de la méthode EOF. Pour palier cette incomplétude des données, le professeur JeanMarie Beckers a adapté la méthode EOF, de manière à pouvoir remplir les trous avant son application
proprement dite. On parle alors du principe de DINEOF (Data INterpolating Empirical Orthogonal Functions). »
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 08 February 2017
-2-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
La méthode DINEOF est itérative. Elle tente dans un premier temps de deviner les fonctions ou composantes
principales à partir des données incomplètes. A partir de ces fonctions approximatives, les données
manquantes sont reconstruites, comme des valeurs moyennes. Elles viennent compléter l'échantillon de
données réelles, ce qui rend possible l'utilisation de la méthode EOF et par-là un calcul plus précis
des composantes principales qui vont elles-mêmes fournir ensuite une meilleure estimation des données
manquantes. Ce processus est répété jusqu'à l'obtention d'une cohérence suffisantes des fonctions avec
toutes les données (réelles ou reconstruites). Il est possible de considérer certaines données réelles comme
manquantes de manière à ne les ressortir qu'en fin de processus, pour tester la méthode.
La reconstruction optimale des données manquantes est la partie novatrice de la méthode DINEOF. Son
développement par le Professeur Beckers date de 2003. C'est ensuite Aida Alvera-Azcárate qui s'est chargée
de sa validation et sa mise en place pour des cas réels, beaucoup plus compliqués que les cas théoriques :
« Pour valider la méthode, j'ai effectué des reconstructions de données brutes et incomplètes de température
de surface, puis de chlorophylle, de vents, de matière suspendue en Méditerranée et d'autres domaines.
J'ai ensuite comparé mes résultats avec des données indépendantes in situ, récoltées par bateau ou avec
des bouées sur la mer. C'est l'atlas MEDAR qui regroupe les observations in situ de la Méditerranée des 50
dernières années. Déjà à la base, les données satellitaires réelles ne sont pas exactement identiques aux
données in situ : l'écart est dû au fait que le satellite prend sa mesure à l'interface air-mer, alors que les
instruments in situ doivent être mis dans l'eau et prennent donc les mesures sous l'eau. Cela peut être à un
mètre de profondeur. Un jour très ensoleillé, l'écart peut aller jusqu'à 0,5°C en Mer du Nord ou même plus
en Méditerranée. Pour être acceptable, la barre d'erreur sur mes données reconstruites doit être du même
ordre de grandeur que cet écart.»
Il existe d'autres méthodes pour reconstruire un ensemble incomplet de données. L'interpolation optimale est
la plus connue et la plus classique. Son gros problème est son temps de calcul : pour un ensemble typique
de données, DINEOF est 30 fois plus rapide que l'interpolation optimale. Cet écart reflète principalement une
méthodologie statistique différente entre les deux méthodes.
Si la reconstruction de données permet une utilisation plus judicieuse des modèles dynamiques des océans,
il lui restait un problème pratique à résoudre. En effet, un chercheur qui étudie les anchois en Méditerranée
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 08 February 2017
-3-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
par exemple ne va pas se lancer dans la reconstruction de données satellitaires relatives à la température de
surface des océans. Il veut un produit fini, éventuellement des images journalières toutes prêtes.
La majorité de ces «non-spécialistes» des images satellitaires utilisent soit des données brutes qui présentent
alors des trous en lieu et place des nuages, soit des images composites fournies par des instituts spécialisés.
Somme de données consécutives, ces images composites offrent l'avantage d'être spatialement complètes...
même si cette reconstruction artificielle peut induire des artefacts, traces des nuages, ou conserver des trous
si des nuages subsistent pendant plusieurs jours.
« Notre idée est de mettre sur le marché un autre produit à plus haute fréquence, poursuit Aida AlveraAzcárate. Ainsi, mon site fournit une image complète et quotidienne de la température de surface de la
Méditerranée, reconstruite à partir des six mois précédents de données, obtenus avec des satellites américains
de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration). Ces satellites fournissent de manière
journalière des images de haute résolution de toute l'Atlantique nord-est, incluant la Méditerranée. Mon
programme les reçoit et les reconstruit, pour supprimer les nuages. Il est aussi téléchargeable gratuitement sur
mon site qui propose un forum où les utilisateurs peuvent poser leurs questions. Une vingtaine sont déjà inscrits
sur cette plateforme. Cette opportunité a été très bien été accueillie. C'est aussi un moyen de transparence
qui permet à d'autres de vérifier nos résultats et de les comparer avec les leurs.»
Si la méthode de DINEOF a principalement été utilisée aujourd'hui pour la reconstruction de données
concernant la Méditerranée, elle a aussi été appliquée ailleurs. L'équipe liégeoise a été contactée par des
chercheurs de l'Université de Madeira dans les Canaries, intéressés par l'obtention de données complètes
pour une de leurs campagnes en mer. L'océan dans la zone des Canaries présente en effet de fortes variations
spatiales de température. Des données incomplètes ou composites ne permettent pas de repérer précisément
ces endroits où la température varie de manière brutale.
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 08 February 2017
-4-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Plus récemment, c'est l'Unité de gestion du modèle mathématique de la Mer du Nord qui a pris contact
avec le GHER. Cet Institut fédéral est chargé de surveiller quotidiennement la Mer du Nord. Il travaille à partir
de modèles dynamiques qui exploitent des lois physiques et biologiques. Une de leurs applications est le
calcul de l'évolution des algues en Mer du Nord. Or, la présence de matière en suspension, parce qu'elle
absorbe la lumière disponible, influence fortement la dynamique des algues et des phytoplanctons. C'est
Damien Sirjacobs, lors qu'il était chercheur au GHER (il travaille maintenant au Département des sciences
de la vie / Algologie, mycologie et systématique expérimentale), qui a appliqué la méthode du DINEOF plus
spécifiquement au cas de la matière en suspension dans la Mer du Nord (1). Il a utilisé pour ce faire des
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 08 February 2017
-5-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
données prises entre 2003 et 2006 par deux satellites : le spectromètre MERIS installé sur le satellite Envisat
de l'Agence Spatiale Européenne (ESA) et le radiospectromètre MODIS à bord du satellite Aqua de la NASA.
« Un champ d'application de la méthode DINEOF qui va encore être exploité est l'étude de l'évolution de
structures locales, conclut notre océanologue. En effet, on parle d'un réchauffement global de la planète, mais
on connaît peu comment le changement climatique agit au niveau des structures locales. Or, leur existence
et leur déplacement est plus facile à repérer qu'un réchauffement global moyen qui est, on le sait, très faible
par rapport aux variations journalières ou saisonnières.»
(1) Sirjacobs D., Alvera-Azcárate A., Barth A., Lacroix G., Park Y., Nechad B., Ruddick K., Beckers J.-M., Cloud filling of ocean colour and sea surface
temperature remote sensing products over the Southern North Sea by the Data Interpolating Empirical Orthogonal Functions methodology, Journal of Sea
Research, Volume 65 (1), January 2011, pp. 114-130.
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 08 February 2017
-6-