Guerre et jeu, une façon de lire le monde
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Guerre et jeu, une façon de lire le monde
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Guerre et jeu, une façon de lire le monde 09/09/14 « Le jeu est combat et le combat est jeu » affirme Johan Huizinga dans son célèbre ouvrage Homo Ludens de 1938. Ce chiasme sert de toile de fond à l'essai Guerre & jeu. Cultures d'un paradoxe à l'ère moderne (1) réalisé sous la direction d'Achim Küpper et de Kristine Vanden Berghe, chercheurs à l'Université de Liège. En s'appuyant sur les travaux de l'historien néerlandais Johan Huizinga, le livre explore les liens existant entre ces deux termes a priori opposés dans l'acception commune, mais qui peuvent néanmoins s'associer. S'agitil d'une alliance contre nature ? L'ouvrage développe ce qui peut s'apparenter à un paradoxe, en particulier à l'heure de la guerre moderne et de son corollaire de massacres et d'extrême violence. Il nous livre également une analyse sur l'évolution respective de ces notions et tend à démontrer une tendance à l'abstraction de la guerre et du jeu au cours des siècles. L'ouvrage répond notamment aux problématiques suivantes : En quoi la guerre se présente-t-elle comme un jeu et en quoi le jeu se présente-t-il comme une guerre ? De quel jeu s'agit-il et de quelle guerre s'agit-il ? Le hasard et la mise en scène sont mis en exergue en tant que principaux traits d'union entre les deux notions apportant de ce fait un éclairage à la fois historique, politique, littéraire et médiatique original. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -1- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Il ne faut pas entendre ici le terme de guerre dans sa définition classique mais plutôt au sens de « conflit ». Il est ainsi question aussi bien de la Première Guerre mondiale et de la révolution mexicaine que d'affrontements mortels entre simples protagonistes. Il s'agit de « rendre compte de la guerre comme d'un conflit très complexe avec plusieurs facettes », justifie Achim Küpper, chargé de recherches FNRS au service de Langue et Littérature allemandes modernes de l'Université de Liège Il ne faut pas s'attendre non plus à ne lire que des exemples réels tirés de l'Histoire. De ce point de vue, on peut dire que certaines contributions au présent ouvrage « jouent » avec les lecteurs à partir du moment où les conflits mis en scène soit sortent totalement de l'imagination d'un auteur, soit sont utilisés comme décor de narration. Le conflit rentre donc dans l'univers du fictionnel, du virtuel… comme le jeu. Par ailleurs, un choix a été fait quant à la période à étudier. « Nous avons commencé là où Johan Huizinga s'était arrêté en quelque sorte, par la guerre moderne, systématique qui s'apparente elle aussi à un jeu ». En effet, Huizinga s'était plutôt penché sur la guerre archaïque opposant des adversaires égaux et se respectant mutuellement. Cette forme de guerre n'a évidemment plus rien à voir avec celle dite « moderne », « asymétrique » qui se distingue des guerres entre Etats, et qui fait voler en éclats toutes les « règles ». Le présent essai nous donne plusieurs exemples significatifs de ce type de guerre : la Première Guerre mondiale © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -2- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège et les différents plans stratégiques imaginés par Schlieffen par le biais de ses Kriegsspiele (jeux de guerre) ; la révolution mexicaine (1910-1917) ; la Seconde Guerre mondiale au travers des représentations « ludiques » de la Shoah ; la guerre en Irak de 2003. Sans oublier le « jeu » nucléaire qui, sans être une guerre en luimême, n'a que deux issues : la réussite de la stratégie de dissuasion ou son échec. Ce dernier se traduisant par le déclenchement d'un nouveau conflit. Les caractéristiques du jeu selon Huizinga Qu'en est-il du jeu? Si l'on se réfère à l'étymologie de ce mot, il nous faut alors lier le jeu au divertissement. Ce faisant, il se distingue de la guerre dans l'acception commune. Comme si la nature même de ces deux activités était intrinsèquement opposée. Or, le premier enseignement de Johan Huizinga est justement de souligner ce que le jeu et la guerre ont de similaire. Dans son œuvre, il dresse le détail de leurs points communs. Ainsi, par exemple, le jeu s'articule selon lui autour d'une « règle librement consentie mais complètement impérieuse ». Rappelons que Huizinga s'en est tenu à la guerre dite « archaïque » qui respectait effectivement des règles très précises. Or, Huizinga, spécialiste du Moyen-âge, présente volontiers la guerre d'antan, la guerre primitive, comme « ludique » laissant entendre que si le jeu est bien amusement, cela n'empêche pas un dénouement mortel. La mort peut bel et bien faire partie du jeu à condition que les deux camps se considèrent comme des égaux et se respectent mutuellement. On pense en particulier aux joutes médiévales ou aux combats de gladiateurs. Kristine Vanden Berghe, professeur à l'Université de Liège (Langues et littératures espagnoles et hispano-américaines) revient dans sa contribution dédiée au livre Cartucho, de l'écrivaine mexicaine Nellie Campobello, sur le raisonnement tenu à ce sujet par Huizinga : « La guerre archaïque respecte chacune des caractéristiques du jeu, elle est en effet investie de tout l'ornement matériel de la tribu et fonctionne donc selon des catégories esthétiques. Par ailleurs, elle est une activité libre qui se dissocie de la vie courante : elle est déclenchée par une déclaration de guerre et se termine quand il y a un accord de paix. L'espace dans lequel elle a lieu est également un terrain séparé qui peut être une clairière dans un bois dans le cas d'un duel, un champ de bataille, etc. Enfin, la guerre archaïque est réglée par une série de règles que l'on ne peut pas ne pas prendre en compte.»(2) A l'inverse, Brigitte Adriaensen(3) rappelle quant à elle l'incompatibilité existant d'après Huizinga entre la « guerre totale » et le jeu. Elle résume la pensée de Huizinga par cette phrase : « La 'guerre totale' est un signe de la dégénération générale de la civilisation humaine, dégénération particulièrement visible dans le fait que le jeu se voit de plus en plus marginalisé dans notre culture ». Si l'on s'en tient au jeu seul, Huizinga voyait en lui les caractéristiques suivantes : tout d'abord, le jeu a une dimension agoniste et ce qui est agoniste est ludique chez Huizinga ; le jeu est ensuite liberté, spontanéité. Certes, il existe des règles mais celles-ci ne sont pas immuables. En revanche, les nouvelles règles doivent être connues des autres joueurs et acceptées par eux. Le jeu est également amusement et contentement. Il est aussi fiction au sens où il n'est pas la vie « ordinaire » ou « réelle ». L'utilisation que nous faisons du verbe « jouer » est en ce sens significatif. Nous jouons d'un instrument de musique, nous jouons dans une pièce de théâtre ou dans un film, nous jouons au tennis de la même manière que nous jouons aux cartes, aux échecs, aux jeux de société, etc. Différents exemples sont développés dans Guerre & jeu à ce sujet. Ainsi, plusieurs pièces de la littérature ou du cinéma y sont exploitées. Huizinga souligne également que le jeu n'est en luimême ni bon ni mauvais, « il réside hors de la sphère des normes morales » tout en permettant de moraliser en quelque sorte la société puisqu'il « canalise la vie des humains et évite l'excès, par exemple dans la guerre où les règles du jeu nous évitent de tomber dans la barbarie totale ». Enfin, le jeu tend à la beauté et la culture émane de lui. Cette idée fait l'objet du roman utopique, Le Jeu des perles de verre, d'Hermann Hesse. Dans © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -3- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège le roman d'Hermann Hesse, le jeu des perles de verre est le sommet de la culture. Il constitue « un remède efficace contre la guerre »(4) et la guerre peut aussi être de son côté « un moyen de favoriser la véritable ème culture ». Le XX siècle, « l'ère des pages de variétés », est présenté comme le crépuscule de la culture créatrice. Dans ces conditions, la guerre n'est plus considérée comme un état qu'il faut fuir mais comme un moyen utile de transformation radicale de l'ordre du monde à une nouvelle culture. La guerre et le jeu évoluent selon les caprices du hasard, de l'aléatoire Un échiquier. Voilà bien souvent ce qui est choisi en guise d'illustration d'une réflexion stratégique, militaire ou géopolitique. Or, quoi de plus hasardeux que la géopolitique et les conflits qu'elle entraîne ? Et quoi de plus limpide qu'un jeu d'échecs ? Les règles sont précises, les pièces ne peuvent être déplacées que selon des codes convenus, les adversaires se font face et avancent à visage découvert. Rien de tout cela ne correspond à la moindre réalité. Les échecs ne laissent pas de place au hasard. Ils ne permettent aucun simulacre, aucune mise en scène. Pourtant, ces deux derniers points, le hasard et la mise en scène, sont précisément ce qui relie la guerre au jeu et le jeu à la guerre comme nous le rappelle Achim Küpper. Certains auront la tentation de voir les échecs comme un symbole de la guerre classique. « Cette forme de guerre exclurait toute forme de développement inattendu à l'instar des échecs où ce qui n'est pas permis ne se produit pas », explique Achim Küpper. Cependant, « il s'agit d'une vision utopique, depuis longtemps dépassée ». En effet, il faudrait plutôt considérer les échecs comme une partie inhérente à toute guerre, représentant uniquement les phases de combat mais ne rendant absolument pas compte des coulisses, des décisions et des tractations politiques, des réflexions stratégiques, des rebondissements inattendus, etc. C'est ainsi que chez Huizinga seules quelques lignes sont consacrées au jeu d'échecs. En revanche, le jeu de cartes et ses diverses variantes telles que le poker permet de beaucoup mieux rendre compte du vrai visage de la guerre. En effet, la distribution des cartes se fait de façon aléatoire, aucun des joueurs ne connaît « la main » de ses adversaires. La guerre quant à elle résulte bien d'une construction © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -4- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège planifiée et réfléchie mais elle ne peut échapper aux aléas humains et autres. « La notion de clarté se perd. Tout le système repose sur le hasard », souligne Achim Küpper. Combien d'exemples avons-nous dans l'histoire pour illustrer cela ? Combien d'imprévus qui se sont glissés au sein d'une machine guerrière bien huilée et qui ont tout déréglé changeant le cours de l'histoire ?(5) La guerre est une situation bien réelle qui confronte l'être humain à des réalités, à des hasards bien plus divers et plus décisifs que ceux auxquels le jeu est soumis. Certes, un maximum d'éléments hasardeux en amont d'une guerre ou de toute autre opération de combat va être pris en compte au moment de dresser une stratégie. Ainsi, en va-t-il du fameux « plan Schlieffen » dont la mise sur pied est analysée dans Guerre & jeu par Christophe Bechet et Christophe Brüll. Il faut savoir que le Kriegsspiel (jeu de guerre) allemand est une pratique très ancienne et d'une importance capitale dans la formation de l'officier allemand. Il s'apparente à un jeu didactique qui vise à préparer et à prévoir au mieux les différentes configurations possibles en temps de guerre. Ce qui revient à dire que Schlieffen va tenter d'intégrer dans ses Kriegsspiele un maximum d'éléments inconnus susceptibles de se produire (lire l'article Le plan Schlieffen). Il s'agit d'obliger les officiers « à gérer l'imprévu » selon la formule de Christophe Bechet et Christoph Brüll si bien qu'aussi surprenant que cela puisse paraître le jeu de guerre allemand fait la part belle à la notion de liberté, chère à Huizinga. Face à une situation imprévue, les chefs d'Etat major doivent pouvoir réagir avec spontanéité dans leur choix stratégiques et tactiques. Mais aussi ambitieux soient-ils les Kriegsspiele ne peuvent être exhaustifs. Par exemple, le nombre de kilomètres parcourus en un jour par une armée est une notion fixée à l'avance. De même pour la valeur des troupes. Christophe Bechet et Christoph Brüll reviennent notamment sur un commentaire de Schlieffen à propos de son Kriegsspiel de novembredécembre 1905 dans lequel « la valeur des troupes belges et néerlandaises a été très faiblement estimée ». Cela alors que leur participation au cours du jeu s'est révélée déterminante pour la victoire allemande . Evidemment, au fil du temps, des époques et des affrontements armés, les jeux de guerre vont évoluer en s'inspirant de plus en plus des manuels de stratégie militaire et des leçons tirées de l'histoire des grandes batailles. Guy Debord, par exemple, cherchera à parfaire le jeu de la guerre « en prenant acte d'un système non plus hiérarchique et répressif mais souple et organisé en réseau » comme l'explique Frédéric Prot(6) dans sa contribution consacrée au Jeu de la guerre de Guy Debord. Ce jeu s'inspire directement des théories de Clausewitz pour qui la guerre est un « caméléon ». Il en faudra plus pour décourager Debord qui souhaite conférer à son jeu « une puissance de modélisation de la guerre »(7). Il ira même jusqu'à affirmer que le Jeu de la guerre « reproduit exactement la totalité des facteurs qui agissent à la guerre […] » et que « les surprises qu'offre ce Kriegspiel semblent inépuisables ». C'est aller un peu vite en besogne car trois déficiences de ce Jeu de la guerre doivent être soulignées, trois déficiences qui cantonnent ce jeu à l'espace fictionnel, loin du champ de « la guerre vécue ». En effet, il se montre indifférent aux conditions climatiques et à l'alternance jour/ nuit ; relativement indifférent aux forces morales des troupes et à leur fatigue ; il offre une « vision panoptique omnisciente des positions de combat et des déploiements d'unités de l'adversaire ce qui est impossible à la guerre ». Les principes d'incertitude, d'ignorance, d'aléatoire sont donc non intégrés. Par conséquent, et c'est là un lien supplémentaire avec le jeu tel qu'il était vu par Huizinga, les jeux de guerre restent fictionnels. Le hasard, lui, séparera définitivement la « guerre jouée » de la « guerre vécue » même si « nul vainqueur ne croit au hasard »(8). La simulation et la mise en scène façonnent aussi bien la guerre que le jeu « Il s'agit d'un point central qui lie les deux concepts comme nous le montre le nucléaire et la question communicationnelle qui l'entoure. Il faut persuader l'autre de quelque chose qui est soit vrai soit faux », nous © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -5- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège rappelle Achim Küpper. Le Vrai. Le Faux. L'illusion de l'un et de l'autre. Une fois encore, référons-nous à l'étymologie. « Illusion » est un nom dérivé du latin « illudere » signifiant littéralement « jouer ». L'univers du jeu est donc un univers d'illusion. Cet univers peut se transporter au domaine guerrier. Le meilleur exemple en est la question nucléaire. Celle-ci est développée par André Dumoulin, chargé de cours à l'ULg et attaché à l'École royale militaire (Bruxelles). Le « jeu nucléaire », et l'illusion qu'il entraîne, réside en réalité dans un jeu dialectique, un duel psychologique. Ce jeu repose sur la stratégie de la dissuasion. Celle-ci consiste en un subtil équilibre entre le risque et l'enjeu ; entre le coût et le bénéfice. Il faut réussir à convaincre la partie adverse que le coût de l'agression est disproportionné par rapport à l'enjeu. Il n'empêche, il s'agit d'un jeu qui se complexifie car les acteurs nucléaires sont aujourd'hui plus nombreux que naguère. De plus, ce que nous évoquions ci-dessus représente le jeu des puissances nucléaires déclarées. Le but du jeu pour d'autres Etats sera plutôt de parvenir à prouver qu'ils ne disposent pas de l'arme et/ou de cacher son existence. Au final, tout l'enjeu consiste à assurer l'équilibre des forces car deux forces égales qui s'opposent ne peuvent aboutir qu'à un résultat nul. Voilà pourquoi l'arme nucléaire est toujours présentée comme une arme politique. L'illusion provient aussi de la manière dont on décide de mettre en scène le réel, de mettre en scène la « guerre vécue ». Le jeu de regard adopté pour rendre compte d'un conflit sera en ce sens déterminant dans la construction d'une opinion éclairée du lecteur ou spectateur sur ce même conflit. Cet enjeu est analysé de manière fort originale dans Guerre & jeu par Renaud Grigoletto(9). Il s'intéresse dans sa contribution au documentaire Heavy Metal in Baghdad. Sa première phrase donne le ton : « Heavy Metal in Baghdad, documentaire tourné (et partiellement détourné) entre 2003 et 2006 dans le contexte liberticide d'un pays en guerre, de l'opération Iraqi Freedom et de ses © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -6- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège (ré-)percussions, prend le prétexte ludique et jubilatoire des affinités sourdes et inépuisables longuement établies entre musique et guerre comme le moteur d'une mise en scène heurtée et rompue au jeu des chocs et entre-chocs d'images contemporaines indifférenciées ». Si Renaud Grigoletto revient sur le sujet du documentaire, le groupe de métal irakien Acrassicauda, son objectif est plutôt ici de montrer comment le théâtre du conflit en Irak peut être mis en scène de façon réaliste tout en restant néanmoins un simulacre de réalité. Ceci tout d'abord parce que le réalisateur doit s'astreindre à certaines règles propres aux zones de conflit et qu'il se trouve alors limité dans les images qu'il peut filmer. Le regard s'en trouve donc biaisé dès le départ. Renaud Grigoletto montre bien comment sous le prétexte de la sécurité de l'équipe du tournage, le gros plan sera mis sur les énonciateurs et non pas sur le terrain. Il en résultera d'abord un sentiment de proximité, de réalisme qui est en réalité « une construction illusoire, puisqu'ils (et le spectateur en même temps) restent sans cesse à distance, confinés, justifiant cette menace sourde ». Enfin, la mise en scène tient également dans l'illusion qui est donnée de se mettre à distance de l'occupant américain par des artifices de l'image suggérant ainsi « une indépendance logistique et de pensée qui n'existe pas dans les faits : la logique reste celle de reproduction du point de vue ». Tout ceci n'est pas anodin si on pense à la force de suggestion qu'ont les images par nature, de surcroît quand elles se présentent comme la représentation de la réalité, ce qui n'est pas le cas avec les œuvres de fiction. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -7- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège De la « guerre jouée » à la « guerre vécue » Ce qui est très intéressant avec la notion de mise en scène, de simulacre, c'est qu'elle fonctionne dans deux sens différents. Soit elle s'inspire du réel, de la « guerre vécue » pour aboutir au jeu. Soit c'est le jeu qui fait office de première mise en scène en vue d'une guerre ou d'un conflit. Valérie Leyh(10) illustre cette idée dans sa contribution consacrée à la nouvelle d'Arrigo Boito, l'Alfier nero (Le Fou noir). Dans cette œuvre, la mise en scène finit par devenir réelle et amène la mort avec elle. La fin de la partie d'échecs n'est pas la victoire de Tom, le joueur Noir, contre le champion d'échecs Blanc Anderssen mais la mort du Noir tué par le Blanc. Le jeu est brouillé car si la mort peut être une défaite, il n'est pas certain ici que ce soit le Noir tué qui soit échec et mat au regard de la dimension beaucoup plus vaste de sa mort. Dès le début de l'histoire, Valérie Leyh montre comment le narrateur, spectateur de la partie, représente le jeu d'échecs « comme le combat entre la race blanche d'Amérique et la race noire d'origine africaine ». Anderssen semble avantagé dès le départ : il est champion d'échecs et il est Blanc ce qui lui confère dans l'environnement et le contexte qui sont les siens un double avantage. Tout le contraire de Tom, l'ancien esclave. Le dénouement tragique ne survient qu'après que Tom ait réussi à s'imposer sur l'espace réglé de l'échiquier en bouleversant d'ailleurs les stratégies classiques et en imposant son propre jeu, reflet des « forces de la confusion et de l'inspiration ». Là s'arrête le jeu, à la victoire de Tom ; là débute la folie lorsqu'Anderssen, ulcéré, finit par tuer Tom. L'empire de la raison n'a pas su être maintenu car la sphère du jeu a fini par se confondre avec la réalité, notamment avec la personnification des pièces du jeu d'échec. Le fou noir est ainsi devenu Tom. La mise en scène peut également être un préalable au déclenchement d'un conflit. Ainsi, le jeu devient une guerre en puissance. Nous avons évoqué plus haut les fameux Kriegsspiele imaginés par Schlieffen. Nous pouvons aussi revenir sur le Jeu de la guerre de Guy Debord. En effet, Frédéric Prot explique que « Le jeu de Debord est avant tout un outil didactique au service de l'activisme tactique et stratégique. Il s'agit de former aux leçons de tactique et de stratégies militaires de Clausewitz à travers le jeu. Ici, le joueur s'exerce, ce qui pour Clausewitz est déjà débuter virtuellement la guerre à travers un affrontement en puissance. » Cependant, © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -8- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège chacun admettra que le contexte est sensiblement différent de celui qui entoure les jeux didactiques pratiqués par l'armée allemande. Personne ne s'étonne de voir des soldats se préparer au combat, et des officiers d'Etat major réfléchir aux stratégies à mettre en œuvre. Entraîner des activistes est en revanche plus particulier. Le Jeu de la guerre de Guy Debord rencontre aujourd'hui un regain d'intérêt qui serait dû à la crise systémique, politique et économique sévissant en Europe. Guy Debord évoque d'ailleurs son jeu comme « un exercice précédant toutes fins utiles ». On apprend par Frédéric Prot que des « Class wargames » sont organisées en Angleterre et en Russie ; qu'un site internet(11) leur est consacré et qu'on peut y lire des « textes de propagande insurrectionnelle anti-bourgeoise ». Il s'agirait notamment d'entraîner les militants au Jeu de la guerre en vue de la prochaine révolution contre le monde néo-libéral : « vous aurez besoin de ce savoir militaire pour contrecarrer les plans funestes des banquiers et des bureaucrates […]. Un militant qui n'est pas entraîné ne peut être qu'une source d'embarras pour l'avant-garde ». Un autre exemple de mise en scène « précédant toutes fins utiles » serait l'intérêt de l'armée américaine pour les jeux vidéo. Ceux-ci constitueraient en effet un moyen efficace d'entraîner le soldat. Ce qui pourrait être considéré comme farfelu est en tout cas le résultat d'une étude menée par le Département de la Défense des Etats-Unis(12) qui montre que les soldats ayant joué aux jeux vidéo « ont des capacités cognitives de 10 à 20% supérieures aux autres militaires ». Depuis 2002, l'armée américaine a également mis sur le marché en téléchargement libre un jeu appelé « America's army »(13) dont le but est d'améliorer l'image de l'armée et du combattant américain, et par conséquent d'inciter à l'enrôlement. Le jeu se présente donc en l'occurrence comme une phase préparatoire de la guerre, comme une guerre en puissance. La différence avec les jeux didactiques de l'armée allemande est évidente et témoigne d'une évolution (irréversible ?) de la guerre et du jeu « qui tendent de plus en plus à l'abstraction », comme le souligne Achim Küpper. Peut-on poser des limites à la mise en scène ? La mise en scène relie donc la guerre au jeu et le jeu à la guerre. Est-ce sans limites ? Toute « guerre vécue » peut-elle être transformée en « guerre jouée » ? Jusqu'où peut aller le simulacre ? © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 -9- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Huizinga formulait déjà une réponse en son temps. Pour lui, le jeu bien que résidant hors de toute sphère morale perd tout son sens et tout caractère ludique à partir du moment où « la justice et la grâce font leur entrée », c'est-à-dire à partir du moment où le point de vue de la victime est adopté. Ceci est le point de départ de la réflexion menée par Brigitte Adriaensen et répondant à la problématique suivante : « Quelle fonction pourrait avoir le jeu dans la représentation artistique d'expériences dites ineffables, c'est-àdire d'une atrocité extrême ? » Brigitte Adriaensen fait notamment le choix de développer son propos autour d'exemples touchant à la Shoah. Elle s'arrête ainsi sur trois mises en scène : le « Gestapo Simulation Game », le film « La vie est belle » de Roberto Benigni sorti en 1997 en Italie et enfin la réalisation briques Lego du « Lego Concentration Camp Set » de l'artiste polonais Zbigniew Libera. Il s'agit de trois représentations de la Shoah qui ont créé la controverse et qui ont posé la question de savoir si l'on pouvait, sous des prétextes artistiques ou didactiques, se permettre n'importe quelle mise en scène. Pour les trois œuvres citées cidessus, la réponse ne pourra pas être tranchée car bien qu'ayant été critiquées, elles n'ont toutefois fait l'objet d'aucune condamnation judiciaire ou interdiction quelconque. En revanche, le public aura parfois donné une réponse plus claire. Dans le cas du « Gestapo Simulation Game » la critique portait en premier lieu sur le facteur hasard censé joué un rôle très important dans la survie, ce que le jeu s'appliquait à traduire. Ceci avait pour résultat que « les élèves étaient en général beaucoup plus nombreux à survivre que dans la réalité historique »(14). D'autre part, par le stratagème du jeu, il devenait possible de répéter l'expérience de la Shoah à l'infini, la banalisant de ce fait. Brigitte Adriaensen en conclut donc que « l'unicité de la Shoah s'oppose diamétralement à la répétition propre du jeu ». Banaliser l'ineffable. C'est aussi ce qui a été reproché au film « La vie est belle » qui se présente comme une comédie dramatique. Le mot est dit. Une comédie. Le but est de faire rire parce que selon les propres termes de Benigni, « la vie est belle, et que le germe de l'espoir se niche jusque dans l'horreur ; il y a quelque-chose qui résiste à tout, à quelque destruction que ce soit ». Un point de vue qui est loin d'avoir fait l'unanimité. Les détracteurs du film y ont plutôt vu « une représentation irrespectueuse et péniblement optimiste de l'histoire». Brigitte Adriaensen revient notamment sur la scène où Guido, le père, déclare son amour à sa femme en diffusant une chanson d'amour qui retentit dans tout le camp. Au-delà de ne pas être crédible, ce genre de scène peut sembler du dernier mauvais goût si l'on pense à la « guerre vécue » et aux victimes. Cette opinion n'aura cependant pas empêché le film de connaître un franc succès tant auprès de la critique que du public. Venons-en à présent à la réalisation de l'artiste Libera, le « Lego Concentration Camp Set ». Dans ce casci, la mise en scène prend le joueur en otage. Cela est d'autant plus facile que le « jeu » est destiné aux enfants, l'installation de Libera faisant partie de « l'art des jouets ». Il faut donc confronter « l'apparence innocente du jouet, associé au monde des enfants » à « son but pervers » : jouer à construire un camp de concentration personnalisé. Contrairement à ce qui était demandé au spectateur dans « La vie est belle », le « Lego Concentration Camp Set » amène le joueur à s'identifier aux bourreaux en construisant un camp de concentration et en participant de ce fait aux atrocités. Le logo de l'entreprise Lego figurait sur la réalisation ce qui a conduit la firme à ouvrir plusieurs procès contre Libera. Sans succès cependant, les tribunaux donnant à chaque fois gain de cause à l'artiste puisque celui-ci avait reçu une aide financière de l'entreprise au départ. Un dernier point doit être abordé quant aux limites à apporter (ou pas) à la mise en scène. Ce point est intimement lié à la question du destinataire : à qui s'adresse la mise en scène ? Certes, toujours à un public. Il sera lecteur, spectateur, joueur. Il sera aussi citoyen. Est-il maître de son destin ou est-il l'objet d'un jeu de marionnettes ? Gabriel Naudé en son temps a répondu par l'affirmative à cette dernière question. Le souverain ne se bat pas contre son peuple. Il se bat contre des adversaires du même niveau que lui et dont il a potentiellement quelque-chose à craindre. Il s'agit par exemple du conseiller du prince mais aussi du philosophe qui dispose d'un pouvoir de subversion. Le peuple n'est selon les mots de Sara Decoster(15) qu'« © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 - 10 - Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège une donnée, avec laquelle il faut composer mais qui se prête également à la manipulation ». Le meilleur moyen de le mater consiste à le manipuler. Naudé raisonne évidemment avec le contexte de son époque. Aujourd'hui, le peuple ne se compose plus de sujets mais de citoyens. La guerre moderne, asymétrique, fait toujours intervenir un soldat qui fait partie « d'un jeu dont il a appris les règles de base, celles du combat et de la survie mais qu'il ne contrôle pas », explique Achim Küpper. Il est donc enfermé dans le rôle du pion. (1) Guerre & jeu. Cultures d'un paradoxe à l'ère moderne, sous la direction d'Achim Küpper et de Kristine Vanden Berghe, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2014. L'ouvrage rassemble neuf contributions issues d'un colloque international organisé à l'Université de Liège en 2011. (2) Kristine Vanden Berghe, « Guerre primitive, primitivisme esthétique et regard d'enfant », in Guerre & jeu, p. 127 (3) Brigitte Adriaensen, Le jeu comme mise en scène de l'ineffable. Représentations ludiques de la guerre dans le jeu didactique, le cinéma, l'art et la littérature actuels, in Guerre & jeu. Brigitte Adriaensen est professeur associée de littérature hispanique à l'Université Radboud de Nijmegen (Pays-Bas). (4) Anne Staquet, « Hermann Hesse ou le jeu comme stratégie contre la guerre », in Guerre & jeu, p. 142. Anne Staquet est Docteur en philosophie et professeur à l'Université de Mons. (5) Voir à ce propos l'ouvrage collectif What if, Eminent Historians Imagine What Might Have Been, 2001, publié par les editions Macmillan, sous la direction de Robert Cowley. Voir également l'article du Courrier International « La guerre est un jeu » consacré à cet ouvrage : http://www.courrierinternational.com/ article/2000/07/20/la-guerre-est-un-jeu-de-hasard (6) Frédéric Prot est Maître de conférences à l'Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, pour le département Langues et civilisations. Frédéric Prot est spécialisé en langues et littératures romanes avec une prédilection pour les pays ibériques et d'Amérique latine. (7) Frédéric Prot, « Le Jeu de la guerre de Guy Debord et son adaptation en wargame informatique : une restauration situationniste ? », in Guerre & jeu. (8) Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882. (9)Renaud Grigoletto est chercheur FNRS au département des Arts et Sciences de la Communication de l'ULg. Sa recherche doctorale porte sur le relief au cinéma et dans les arts visuels. Sa contribution dans Guerre & jeu est intitulée : « Heavy Metal in Baghdad : percussions guerrières et autres considérations ludiques ». (10) Valérie Leyh, "L'Alfier nero d'Arrigo Boito. Lecture anthropologique et poétologique d'un combat d'échecs. » in Guerre & jeu. Valérie Leyh est spécialisée en langue et littérature allemandes et chercheur FNRS à l'Université de Liège. (11) http://www.classwargames.net/ (12) Voir le communiqué de presse publié à ce propos sur le site de la Défense américaine : « Researchers examine video gaming's benefits ». (13) Voir le site internet : http://www.americasarmy.com/ © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 - 11 - Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège (14) Brigitte Adriaensen, « Le jeu comme mise en scène de l'ineffable. Représentations ludiques de la guerre dans le jeu didactique, le cinéma, l'art et la littérature actuels. », in Guerre & jeu. (15) Sara Decoster est responsable scientifique de la bibliothèque des sections germanique et romane de l'Université de Liège. Elle présente dans Guerre & jeu une contribution intitulée : « Le double jeu libertin. Du jeu de Blaise Pascal aux Considérations politiques sur les coups d'Etat de Gabriel Naudé ». © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 11 February 2017 - 12 -