En coupe reglee . Les deux folklores - Nouvelobs

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En coupe reglee . Les deux folklores - Nouvelobs
FIASSAN II 'ET MEHDI BEN BARKA
Le début de la décadence
la pointe de l'épée les pensionnaires du
harem royal, en lançant les tribus geich
contre un paysannat rétif à l'impôt. Ces moeurs
et pratiques du bas-empire, nous avions tout
de même mal appris à le connaître.
Le Maroc de la fin des années 1940,
pour nous, ce n'était pas seulement la pratique
quotidienne du protectorat observée à la loupe.
C'était aussi la fréquentation d'hommes qui
ont, par l'action et l'écriture, bravement contribué, malgré le régime et contre-lui, à l'émancipation marocaine : Jacques Berque, Vincent
Monteil, Olivier Lange, étranges praticiens
d'un système qui ne pouvait dénoncer leurs
intentions qu'en saluant leurs eompétences,
avant de leur reprendre leur liberté. C'était
-aussi la fréquentation et la lecture de Louis
Massignon, de Charles-André Julien, :de LeviProvençal... Mais à quoi sert aujourd'hui la
lecture de Massignon et de « l'Afrique du
Nord en marche » pour comprendre ce qui
se' passe à la cour de Rabat?' Suétone fait
mieux l'affaire, ou James Hadley Chase. Hassan II a bien raison : nous sommes dépassés,
Même ceux d'entre nous qui ont eu quelque
. expérience de la cour du roi Farouk.
« Science infuse s de ceux qui croient tout
savoir et tout comprendre ? Il est un autte
point de l'argumentation du souverain. de
Rabat qu'il faut retenir, bien qu'implicite.
Bonne école pour le Maroc d'aujourd'hui,
C'est_ ce qu'il y a naturellement de fallacieux
à ceci près que, dans le royaume du début
et d'irritant pour un citoyen marocain — ou
des années 1950, la corruption, l'exploialgérien, ou tunisien — dans cet examen d'entation (on disait alors le e croûtage ») étaient
tomologistes des « spécialistes français », ou
hypocritement contenues dans les limites iinpo‘
prétendus tels. C'est ce mélange de: connaissées par la présence de quelques fonctionsances (le pluriel de modestie s'impose) et de
naires intraitables, et mis discrètement par
distanciation qui gauChit trop d'analyses et
lès autres au compte du folklore et des maladonne aux observations que-nous publions trop
dies exotiques. C'est en ce sens que ce que
Hassan II appelle la « scienèe infuse », acquise ° de suffisance et trop de clarté, et cet aspect
dé diagnostic doctoral qui rend mal compte
en ces- années noires, reste intimidée, devant
des complexités chaudes,'-de' la quotidienneté
les progrès foudroyants faits par la démoralibrutale, des nuances locales.
sation; la concussion; la niii-e-en7Coupe réglée
du peuple marocain.. •
;X la fois distancés et mêles aux querelles de,
tendances ou de clans, partisans et iiinplifica° Entre ces tristes années-là et celles où se
teurs[contraints par les exigences du métier à
défdt douloureusement :lé Maroc- néo-féodal
Manipulé par Hassan II et Mohammed Oufune rapidité dans l'analyse et l'écriture qui
laisse apparaître ses faiblesses-,sous. le regard
' le il y a les dix_ années pendant :lesquelles
toiltefla stratégie du pouvoir semble avoir- de lecteurs maghrébins plus savants et coneernés, nous échouons souvent et, pour des raitetidu un retour à 'ce qu'Edouard Gautier
sons différentes, roi comme universitaires peuappelait bien abusivement les" « siècles obs. cure' » du Maroc, au temps où le Maghzen - vent .à"bon droit récuSer nombre d'analyses
affirmait son pouvoir - en alignant les têtes . des « spécialistes » francocentrïstes que nous
sommes.
coupées sut.les murailles de Fès, en recrutant verain chérifien, « explosent au bout de trois
mois ») mentionnent cet épisode dont je ne
tire évidemment nulle gloire mais dont je
retiens, en effet, beaucoup de ce que je sais
de ce pays.
Le Maroc, alors, ce n'était pas seulement
les petits maîtres de la résidence, les virtuoses
en intrigues montagnardes, en palabres syndicales ou en manipulations monétaires. C'étaient
aussi des hommes affamés - de recherches et
de découvertes, réformateurs et sociologues
dont le génie s'épuisait ou s'émoussait vainement au service d'une cause qu'ils savaient
perdue. C'était un pays qui, dans l'artifice, le
plaqué, le fabriqué, le discontinu, ressemblait
fort à celui d'aujourd'hui, tant l'infrastructure
rurale était soigneusement dissociée des superstructures politiques et économiques, tant les
« Robinsons galonnés, » chargés de veiller
sur la vertu des Vendredis du bled et de
la montagne bloquaient soigneusement l'évolution rinale,, cloisonnée par ce e béton coulé
dans les structures » en quoi se résumait, enfin de compte, le protectorat pourrissant.
- En coupe reglee .
:
-. Ferais-je abusivement parler Jean Daniel en
disant qu'il a, comme moi, sduhaité souvent
donner enfin l'occasion de traiter les choses
du Maghreb aux Maghrébins en priorité ? Non
en vertu d'un droit, mais d'une information
plus intime et immédiate. Et, certes, ce ne sont
pas les compétences qui manquent. Ce qu'écrivait Ben Barka, ce qu'écrivent aujourd'hui des
hommes comme Laroui ou Lahbabi (pour s'en
tenir au Maroc) ne peut que confirmer ce
souhait: Mais la plupart des intellectuels marocains sont pris aujourd'hui par des tâches militantes, par l'action ou l'enseignement, quand
ce' n'est ,pas par la police... Ecrire est une
opération trop risquée, souvent périlleuse
même; quand on vit à Casablanca sous Oufkir, et demain sous Dlimi A peine moins
risquée quand, étranger, on travaille sous le
regard d'une police qui confond information
et trahison. Malaisée quand on est expulsé du
Maroc par les soins du pales. Plus facile,
dans tous les sens du mot, quand on vit à
Paris.
Et c'est pourquoi les Marocains risquent de
lire encore, de temps en temps, en attendant
la grande relève par Berrada, par Bouzid, et
la publication d'oeuvres comme « la Résistance
à la pénétration française au Maroc », d'Abderrhane Youssefi, de lire ce qu'écrivent les
irritants «" spécialistes s de Paris ou d'Aix-enProvence, leurs articles simplistes et leurs livres
« éclatés"».
Les deux folklores
Mais que le souverain miraculé de la cour
de Rabat 'Se rassure, si l'on peut dire. Cette
« science infuse » qu'il nous prête, nous
sommes très précisément, très passionnément
conscients de ses manques, et des efforts qu'il
nous faut faire pour la compléter. Nous ne
savons que trop bien à quel point il nous faut
travailler pour reconstituer les mécanismes du
pouvoir dans le Maroc des dernières années.
Nous ne nous estimerons quittes avec notre
devoir d'infôrmateurs, « science infuse » ou
pas, que qualid nous aurons compris pourquoi,
et cornaient, un produit du protectorat comme
Mohamniècl Oufkir a pu devenir, grâce au
fils de Mohammed V, le vrai maître du Maroc
de 1965 à 1972, à l'instar d'une bonne douzaine d'autres militaires de même origine ;
quand nous aurons compris comment, et pourquoi, cet homme a - pu- inventer l'art de se
suicider dans le dos, de quatre balles perforant,
à bonne distance, son uniforme; quand nous
aurons compris comment, et pourquoi, a disparu Mehdi Ben Barka, hôte de la France,
militant du tiers monde, -notre ami.
Et là, sire, ne venez pas nous parler de
.« science infuSe, » et de francocentrisme,
d'ignorance de Parisiens inaptes à comprendre
la. subtilité des 'choses et' des hommes du
Maroc : car ce crime' s'est déroulé chez nous,
et trop de mis- concitoyens y ont pris part
Pour que nous fassions mine de tenir compte
du folklore marocain. C'est hélas 'de folklore
français qu'il s'agit aussi, et nos compétencei
. sont alors moins limitées.
La liquidation de Mohamed Oufkir supprime le principal" « témoin,.» de l'affaire Ben
Barka. Mais raffaire Ben Barka continue.
C'est--cfelle-- eil faut dater le passage de votre
règne
la décadence à l'effondrement et une
certaine démoralisation des pouvoirs en France.
Ce que nou(en savons est encore faible. Mais
nous saurons avoir de la patience. .
dé
JEAN LACOUTURE
Le Nouvel Observateur Page 21