Deux ambassades marocaines en France au XVIIe siècle

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Deux ambassades marocaines en France au XVIIe siècle
UNIVERSITE DE PICARDIE JULES VERNE
FACULTE D’HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE
ANNEE UNIVERSITAIRE 1998-1999
MAITRISE D’HISTOIRE
Rabih SAIED
DEUX AMBASSADES MAROCAINES EN FRANCE
AU XVIIe SIECLE
Images et représentations de la France du XVIIe siècle chez deux
ambassadeurs marocains
DIRECTEURS :
M. Le professeur Jean GALLET
M. Christophe DUHAMELLE
Rabih SAIED
DEUX AMBASSADES MAROCAINES EN FRANCE
AU XVIIe SIECLE
Images et représentations de la France du XVIIe siècle chez deux
ambassadeurs marocains
Remerciements
Je
tiens
à
remercier
premièrement
Monsieur
Christophe
DUHAMELLE, maître de conférences en histoire moderne à l’université de
Picardie Jules Verne et Monsieur Ousama ZOUGARI, chercheur et
enseignant en histoire au Lycée Mohammed V à Taroudannt (Maroc) pour
leurs aides, leurs conseils et leurs soutiens respectifs qui furent
indispensable à la réussite de ce mémoire.
Un grand merci également à Madame Bahija ZOUGARI, à la famille
SALIKI, SAIED, BOUANANI-ZOUGARI, EL KADIOUI EL IDRISSI,
OZOK qui sont au Maroc et en France et évidemment à mes parents pour
leurs grands soutiens.
Je remercie enfin le personnel des Archives Nationales à Paris, de
l’Institut du Monde Arabe également à Paris, de la Bibliothèque Générale
de l’université Mohammed V de Rabat et de la Fondation du roi AbdulAziz Al-Saoud pour les études islamiques et les sciences humaines à
Casablanca qui m’ont permis de travailler dans les meilleures conditions
possibles.
1
INTRODUCTION
2
Que représente pour le Maroc la période dite « moderne » qui réunit
les XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles ? Quelles sont les modifications qui
apparaissent dans ce pays depuis l’époque médiévale ?
Durant cette dernière, il faut souligner premièrement que l’histoire
du Maroc paraît principalement dominer par les événements internes. Au
contraire, à partir des années 1400, un nouveau et éminent facteur qui infère
sur la situation intérieure du territoire fait son apparition : la montée en
puissance des États de la Chrétienté qui menacent sans arrêt les côtes
africaines et notamment marocaines.
Le contexte des entreprises des Européens au Maroc réside dans les
perspectives plus larges de leur expansion dans le monde, de leurs rivalités
entre eux et surtout des transformations des grands courants d’échange
international à la suite des Grandes Découvertes du XVe siècle.
Le Bassin méditerranéen, depuis le début du VIIIe siècle sous une
domination quasi totale des musulmans qui contrôlent ainsi les routes de
négoce traditionnelles vers le continent asiatique, commence à perdre
progressivement de son importance à cause de la découverte par les
Européens d’autres chemins commerciaux et de l’Amérique en 1492.
Ainsi quand le Maroc médiéval assurait les liaisons entre l’Afrique
Noire et les pays du bassin occidental de la Méditerranée, il parvint au
sommet de la puissance économique, politique et intellectuelle. Quand au
contraire la circumnavigation du continent par les bateaux européens l’eut
3
coupé de ses bases soudanaises et quand surtout l’or américain déclassa
tout à fait la poudre d’or africaine, le Maroc se replia sur lui-même1.
C’est au niveau politique et militaire toutefois que les mutations –
décisives pour les deux rives de la Méditerranée – se font le plus sentir en
Occident musulman. Tout d’abord, la prise par les Portugais de Ceuta située
au Nord Est du Maroc en 1415 (la première ville d’une longue série
occupée par les Chrétiens en territoire musulman) et ensuite, la chute de
Grenade en 1492 (dernier bastion musulman en terre chrétienne
occidentale) ont assurément marqué l’esprit des « Fidèles » du moment
sachant que le djihad change alors de lieu géographique : avant ces
événements, le combat reste effectivement en pays chrétien alors qu’à
présent il se déplace vers la « Demeure de l’Islam ».
Tous les indices des deux côtés du Bassin méditerranéen montrent
ainsi incontestablement qu’il existe une évolution opposée entre les deux
rives occidentales : d’une part, un développement général de l’Europe ; et
de l’autre, une accumulation de difficultés dans tous les domaines au
Maghreb al-Aqça.
C’est dans ce nouveau contexte que se pose une question essentielle :
celle de la relation avec « l’autre ». Est-ce que « l’Infidèle » de l’époque
moderne est effectivement le même que celui de la bataille de Zallaca en
1086 ? Est-il perçu de même manière qu’auparavant par le « Croyant » ?
1
Jean Brignon, Abdelaziz Amine, Brahim Boutaleb, Guy Martinet et Bernard Rosenberger,
Histoire du Maroc, Paris, Hatier, 1967, p. 412.
4
Deux voies s’offrent aux habitants du Maroc : soit ils continuent de
traiter l’Occident chrétien comme dans le passé, c’est-à-dire le considérer
comme une terre des « Infidèles » inférieurs par rapport à « moi » ; ou bien,
ils créent un autre esprit de critique afin de tenter de comprendre
concrètement les faits présents et le changement du rapport de force au
profit du continent européen.
Il faut prendre par conséquent des cas précis parmi les Marocains qui
ont visité un pays d’Europe pour analyser leurs attitudes et leurs pensées à
l’encontre de « l’autre ». Dans ces conditions, la première ambassade
marocaine au royaume de France effectuée en 1610/1611 par Abou Abbas
Ahmed Ben Kacem Ben Ahmed Ben Fqih Ben Cheikh El-Hajeri ElAndalusi connu sous les noms de Afoukay et de Chihab et la dernière du
XVIIe siècle, en 1698-1699, par Abdallah Ben Aïcha toujours au royaume
des Bourbon peuvent nous aider à saisir leurs images de l’Européen de ce
siècle à travers notamment leurs écrits de voyage.
Ce choix nous permet d’essayer de savoir dans quelles mesures il est
possible de dire que ces ambassadeurs marocains du XVIIe siècle ont été
conscients de la montée en force du royaume de France ; et par conséquent,
s’ils ont réfléchi sur les fondements de sa puissance et ceux de la
civilisation occidentale en général afin d’apporter des solutions à leur pays
qui connaît de graves difficultés.
Les sources sur lesquelles se fondent les réponses sont de natures
différentes. L’ambassadeur El-Hajeri a composé effectivement un récit de
5
voyage intitulé Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la
foi face aux Infidèles] dans lequel il a réuni son ambassade en France de
1610/11 à 1613, son séjour aux Provinces-Unies en 1613 et son pèlerinage à
La Mecque en 1636. Son ouvrage fortement imprégné de religiosité est
composé sous une forme de débats avec les chrétiens et les juifs que ElHajeri a rencontrés lors de ses voyages. Il a été rédigé à la demande d’un
cheikh tunisien entre 1637 et 1641 lors du retour de El-Hajeri du lieu saint.
Néanmoins l’auteur manque très souvent de précisions dans son récit.
Quant à Ben Aicha, il est l’auteur d’une série de lettres adressées soit
à sa famille au Maroc lors de sa mission en France en 1698-1699 soit à des
amis français dont la correspondance s’étend jusqu’au début des années
1700 et dépasse largement le cadre de son ambassade. Ces lettres peuvent
être ainsi confrontées entre elles pour en dégager une image précise de
« l’autre ».
Toutefois les écrits de Ben Aïcha étant minimes sur ce sujet, il faut
les compléter avec des paroles qui lui sont attribuées lors de son voyage et
reproduites : d’une part, dans des passages de la Relation de l’ambassade
d’Abdallah Ben Aïcha du Mercure Galant (presse littéraire et culturelle de
l’époque) qui sont disséminés entre février et juin 1699 ; et d’autre part,
dans des extraits des Mémoires de l’introducteur des ambassadeurs Louis
Nicolas Le Tonnelier baron de Breteuil. Ces deux relations suivent Ben
Aïcha lors de ses déplacements en France et principalement dans Paris.
Toutefois les informations données par celles-ci sont à prendre avec grande
précaution puisque les dires de l’ambassadeur ont été sûrement enjolivés.
6
A partir de ces différents documents, il faut par conséquent tenter
d’essayer de comprendre le regard porté par ces deux ambassadeurs à
l’encontre de la France.
La méthode pour y parvenir comprend plusieurs niveaux. Il est
nécessaire en effet de prendre en compte avant tout les clefs du regard
qu’ils portent sur autrui. Il semble également indispensable de confronter la
réalité et ce que les envoyés marocains disent du royaume des Bourbon par
l’intermédiaire de témoignages de l’époque ; de séparer aussi ce qui
intéresse particulièrement ces agents diplomatiques dans ce pays de l’image
qu’on veut leur en donner.
Leur regard vis-à-vis de « l’autre » n’est pas non plus celui d’un
simple voyageur : c’est celui d’un ambassadeur qui donne normalement
priorité à la représentation politique du pays dans lequel il se trouve.
En comparant enfin constamment leur pays d’origine avec la France,
leur civilisation à la culture française, ils donnent en retour une certaine
vision du Maroc.
Il apparaît par conséquent nécessaire de montrer premièrement que le
voyage de Marocains vers l’Europe, susceptible de leur permettre de
prendre conscience des modifications intervenues à l’échelle internationale,
constitue durant cette période une grande nouveauté.
7
Puis, une deuxième partie est consacrée plus précisément à la façon
dont El-Hajeri et Ben Aïcha conçoivent le royaume de France, à travers ce
qu’ils ont rédigé sur ce pays européen au niveau politique, économique et
social. Leurs regards portés à l’encontre de cet État peuvent ainsi nous
indiquer si les ambassadeurs se sont ou non rendus compte de la puissance
de celui-ci.
En dernier lieu, il convient donc de cerner à l’inverse
l’empressement que ces envoyés diplomatiques marocains possèdent sur
leur pays le Maroc au XVIIe siècle après leurs expériences personnelles en
territoire chrétien.
8
PREMIERE PARTIE
A LA DÉCOUVERTE DE « L’AUTRE »
9
Chaque culture est un jour confrontée au fait de rencontrer celle de
« l’autre ». Ce qui diffère, c’est l’époque dans laquelle se produit la
confrontation.
L’Occident chrétien, par exemple, découvre la civilisation islamique
dès l’époque médiévale. « Ce sont les Occidentaux qui, marchands,
pèlerins, réfugiés, renégats au service du sultan, assurent le contact entre
l’Occident et l’Orient ; l’inverse est exceptionnel2 ». Cette affirmation de
Gilles Veinstein en ce qui concerne l’Orient musulman est-elle aussi
plausible pour le Maghreb al-Aqça ?
Des commerçants européens originaires surtout de Venise, de Gênes,
de France et un peu plus tard de l’Angleterre et de la Hollande sont
effectivement présents dans les principaux ports marocains et même dans
les villes de l’intérieur du pays constituant les intermédiaires privilégiés
avec l’Occident chrétien. Des « Infidèles » côtoient aussi de très près le
sultan du Maroc. Par exemple un sujet du duc de Savoie du nom de
Guillaume Bérard est appelé auprès du sultan saadien Moulay Abd ElMalek (1576-1578) comme médecin.
A l’inverse est-ce que les Marocains se sont déplacés vers l’autre
côté de la rive de la Méditerranée ? Est-ce que la découverte de « l’autre »
correspond à un phénomène récent pour le Maroc du XVIIe siècle ?
2
Mehmed Efendi, Le Paradis des Infidèles, Paris, François Maspéro, 1981, p. 10.
10
Pour répondre, il faut ainsi essayer de comprendre, en premier lieu,
ce que signifie voyager à l’intérieur et à l’extérieur du monde musulman
pour ce pays afin de démontrer que l’Europe semble belle et bien
« découverte » à l’époque moderne ; et ensuite, se demander si la volonté
d’entretenir des relations diplomatiques avec le royaume de France durant
cette même période ne constitue pas une preuve de la nouveauté de
découvrir « l’autre » chrétien par le « moi » marocain.
11
CHAPITRE PREMIER : PRÉLUDE AU VOYAGE MAROCAIN
Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha sont dépêchés en France en
mission diplomatique au XVIIe siècle. Ils partent vers le royaume des
Bourbon en qualité d’ambassadeurs.
Mais ce sont premièrement des voyageurs. En effet leur ambassade
est parallèlement l’occasion d’un grand et long voyage qui débute lorsqu’ils
quittent les côtes marocaines et se termine à leur retour au pays.
Cependant le voyage en direction de l’Occident chrétien durant ce
siècle constitue-t-il une innovation pour le Maroc ? Comment le « moi »
représente-t-il « l’autre » antérieurement aux départs des voyageurs ?
Ces deux interrogations primordiales nous amènent à cerner, tout
d’abord, la notion de voyage particulièrement dans le contexte arabomusulman ; puis, à tenter de saisir le regard du musulman marocain envers
le chrétien avant les partances en direction de l’Europe.
12
Voyage – Écrits de voyage – Voyageurs
Les ambassadeurs marocains El-Hajeri et Ben Aïcha ont rédigé
pendant leur séjour des écrits contenant essentiellement leurs expériences
en France. Ainsi les trois éléments – que sont le voyage, les écrits de
voyage et les voyageurs – doivent être traités ensemble puisqu’ils semblent
indissociables.
Voyager chez nos deux envoyés en ambassade provoque en effet
l’envie d’écrire, le désir de relater ses réflexions ; et l’auteur, le narrateur
n’est autre que le voyageur même.
Qu’est-ce que le voyage ?
Cette interrogation apparaît à première vue facile à répondre.
Cependant la signification du mot voyage est-elle la même pour le monde
musulman et pour l’Occident chrétien ? El-Hajeri et Ben Aïcha sont deux
Marocains de confession islamique. C’est pourquoi il faut absolument bien
connaître ce qu’est le voyage dans la communauté musulmane.
13
« Il est un désir de l’inattendu, une quête de l’étrangeté, un besoin
d’aller voir de l’autre côté du miroir le visage que peuvent prendre les
choses. Ce mouvement s’appelle le voyage et les Arabes aussi bien que les
Européens y ont succombé3 ». Voyager par conséquent ne se borne pas à
effectuer « un simple déplacement, [une] migration géographique d’un
point à un autre […]. Le voyage est une quête, un désir du monde, un
apprentissage de l’être à la rencontre de l’Autre. Le voyage est un temps, un
rythme, un battement intérieur qui vous plonge dans l’exaltation et la
richesse du monde extérieur4 ».
Dans la langue arabe, le voyage se traduit par deux mots : safar et
rihla. Mais le dernier terme a une acception plus précise que le premier
puisqu’il est utilisé lorsqu’on accomplit un (seul et unique) voyage. C’est
pourquoi l’ambassade d’Ahmed El-Hajeri au début du XVIIe siècle et de
Abdallah Ben Aïcha à la fin de ce même siècle sont plutôt des rihlas car ils
réalisent un (seul et unique) voyage au royaume des Bourbon. A l’origine
ce mot désigne l’acte de seller un chameau ; puis, il est devenu par
extension un voyage ou un périple.
La rihla possède également une symbolique religieuse très
importante aux yeux du musulman pour deux raisons essentielles : d'une
part, le « Croyant » considère sa vie comme une petite rihla, en se préparant
3
Thierry Fabre, « Les Voyageurs arabes ou le dévoilement du monde », Quantara, numéro 15,
Paris, I.M.A., Avril-Mai-Juin 1995, p. 4.
4
T. Fabre et Fawzia Zouari, « Prélude au voyage », Quantara, numéro spécial, Le Temps du
voyage, numéro 16, Paris, I.M.A., Juillet-Août-Septembre 1995, p. 4.
14
à la grande rihla, c’est-à-dire le voyage vers l’autre monde ; d’autre part, le
pèlerinage à La Mecque reste la première destination des rihlas puisque
c’est un devoir de chaque « Fidèle » d’aller s’il est possible matériellement
dans ce lieu saint.
Ces départs en « terre d’Islam » ne provoquent cependant guère,
chez le « Fidèle » qui voyage, de l’étrangeté ou de la curiosité, puisqu’il se
déplace dans un système très connu pour lui : les terres de l’Islam qui obéit
à une même et seule loi religieuse, la charia.
A l’inverse vers l’Europe – terre inconnue et étrangère pour le
musulman – la rihla prend une toute autre forme. Cette récente destination
amène des sentiments d’étonnement, d’exotisme, qui se mêlent avec celui
de la peur de l’étranger, de « l’autre » parce qu’il est différent du « moi » à
cause principalement de la religion.
L’Islam rythme en effet quotidiennement la vie du « Croyant » et le
fait de se trouver dans un pays non musulman l’amène à se sentir
complètement perdu. Deux solutions se proposent alors à lui : soit il
approuve progressivement la société à laquelle il est confronté, soit il
éprouve de l’aigreur et rejette la vie du chrétien.
Le voyage est donc lié à la rencontre de « l’autre ». Toutefois, dans
le monde arabe, la notion de voyage est plus imprégnée de religiosité et
notamment lors de départ vers l’Europe chrétienne. Cette caractéristique
religieuse est très importante à connaître pour les deux ambassadeurs
15
marocains du XVIIe siècle car elle montre une primauté du contexte
profondément spirituel dans lequel s'opèrent leurs missions en France.
En tout cas la rihla incite Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha à
transcrire leurs expériences personnelles. Un nouveau genre littéraire se
développe : les écrits de voyage.
Les écrits de voyage
Ils peuvent se présenter essentiellement de deux sortes : sous la
forme épistolaire (ce qui est le cas des écrits de l’ambassadeur Ben Aïcha) ;
et sous celle d’un récit de voyage (comme celui rédigé par l’envoyé
marocain Ahmed El-Hajeri). Le second type est néanmoins le plus répandu.
Les lettres sont un premier moyen afin de présenter l’endroit visité
aux siens. C’est un genre littéraire ancien dans le monde musulman. Un des
avantages, pour celui qui désire les étudier, réside dans le fait qu’elles sont
rédigées au moment même du périple.
Plusieurs lettres de Ben Aïcha sont composées lors de son séjour en
France de 1698-1699 et elles nous permettent ainsi de suivre l’évolution de
son voyage diplomatique. Il est également possible de connaître les
16
véritables émotions, impressions du voyageur et tout ce qui a pu frapper sa
curiosité lors de son séjour même.
La lettre s’adresse aussi, pour une grande part, à des particuliers :
amis ou membres de la famille. Abdallah Ben Aïcha adresse
essentiellement ses lettres par exemple à son frère Abd er-Rahman à Salé.
Elle peut contenir des choses personnelles très intéressantes, puisque
l’auteur écrit librement ce qu’il ressent ayant une totale confiance en ses
proches.
Cependant, le voyageur n’a pas obligatoirement comme objectif
premier d’évoquer dans sa lettre tout ce qui se passe lors de sa rihla. Ainsi
Ben Aïcha écrit son courrier parce qu’un sujet défini le préoccupe ou bien
pour donner des nouvelles de la suite des négociations sur la signature d’un
traité de paix avec la France.
C’est là, la grande différence avec le récit de voyage qui est au
départ un compte-rendu – qui se veut précis et développé du déplacement
effectué – destiné à un plus large public que les témoignages épistolaires.
Dans la culture musulmane, le récit de voyage – qui se dit en arabe
également rihla – est une sorte d’écriture littéraire très connue et très
ancienne comme la lettre. Les représentants archétypiques de ces récits sont
les voyageurs musulmans Ibn Djubayr (1145-1217) et Ibn Battuta (13041368/1377) qui ont relaté leur périple vers La Mecque de façon
17
remarquable. Après ce dernier, « le genre de la rihla s’étiole, le regard porté
sur le monde perd de son amplitude5 ».
Mais il faut souligner que si les bibliothèques marocaines possèdent
énormément de rihlas relatives au pèlerinage, elles restent pauvres en récits
de voyage qui se rapportent à l’Europe. A partir de cette constatation, il
apparaît donc plausible de soutenir que rares sont ceux qui sont allés en
Occident chrétien, parmi les voyageurs marocains.
Cela renforce l’idée que l’Europe constitue vraiment une destination
récente pour les Marocains. D’ailleurs une des premières rihlas connues qui
évoque ce thème est le récit de voyage au royaume de France et aux
Provinces-Unies entre 1610/11 et 1613 rédigé par Ahmed El-Hajeri. C’est
par conséquent seulement à partir du début du XVIIe siècle que se
multiplient les déplacements vers ce nouvel itinéraire.
Enfin, dans le but de bien saisir les rihlas marocaines, il faut tenir
compte de deux éléments : le poids du patrimoine arabo-musulman en
premier lieu ; et en second, l’importance du contexte présent avec ses
problèmes et difficultés.
Prenons l’exemple de la rihla de El-Hajeri. Il se réfère constamment
dans celle-ci à la civilisation islamique et en même temps, il accorde
plusieurs pages à l’expulsion des Morisques d’Espagne qui est la cause de
son ambassade en France.
5
T. Fabre, « Les Voyageurs arabes », art. cité, p. 5.
18
En outre, les récits de voyage hors du territoire musulman se
présentent, pour la plupart, sous forme d’une opposition systématique entre
le « moi » et ma civilisation contre « l’autre » et la sienne. La rihla de
l’ambassadeur El-Hajeri en est d’ailleurs le modèle. Le titre du résumé de
son récit de voyage souligne en effet son combat en particulier religieux
contre « l’autre » : Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de
la foi face aux Infidèles].
Il faut par conséquent toujours garder à l’esprit – et cela reste aussi
vrai pour la correspondance épistolaire – que le voyageur marocain est
avant tout un musulman en terre chrétienne et la formation de son regard
envers « l’autre » dépend pour une grande part de ce fait.
Intéressons nous maintenant plus précisément à l’auteur, au narrateur
marocain du XVIIe siècle des écrits de rihla vers l’Europe. Qui sont ceux en
effet qui partent vers cette direction parmi les Marocains de cette époque ?
Les voyageurs marocains en Occident chrétien au XVIIe siècle
A partir de la fin du XVIe siècle, les Marocains qui se dirigent vers le
continent européen sont principalement des envoyés en ambassade. Tous
les auteurs des rihlas marocaines dont le sujet évoque l’Europe sont des
19
ambassadeurs. Il faut s’appliquer par conséquent à comprendre cette
fonction au Maroc à l’époque moderne.
De nos jours, le terme ambassadeur en langue arabe se dit safir (au
pluriel : sufara). Est-ce que l’agent diplomatique marocain vers l’Europe au
XVIIe siècle est désigné par ce terme ?
Pendant cette période, le mot généralement employé semble être
celui de « embachador ». Ce dernier est tiré du mot espagnol « bajador »
qui signifie ambassadeur. Le poste d'envoyé en direction de l’Europe
apparaît au Maghreb al-Aqça à partir de la fin du XVIe siècle, parce que –
resté indépendant de l’occupation européenne et ottomane – le Maroc veut
entretenir des relations extérieures. Il paraît néanmoins sûr et certain que
des missionnaires ont été envoyés entre Marrakech et Istanbul
antérieurement au XVIe siècle. D’ailleurs, « la diplomatie par le moyen
d’émissaires existe depuis les premiers temps de l’Islam6 ».
Alors que le mode des ambassades permanentes, né à Venise,
domine dans tout l’Occident chrétien, on ne trouve rien de comparable à
cela au Maghreb al-Aqça. Les puissances européennes sont à cette période
pour la plupart représentées en permanence dans certaines villes du Maroc.
Rien de tel à l’inverse, l’État marocain ne possède aucun agent
diplomatique en poste fixe dans les capitales de la Chrétienté et du monde
6
Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, nouvelle édition, 1995, tome VI, p. 840. [citée par la
suite : E.I., op. cit.].
20
musulman. L’ambassadeur marocain ne se dirige généralement vers un pays
que pour une durée limitée ; lorsque sa mission dans le pays où il est
envoyé se termine, il rentre par conséquent chez lui sans tarder.
Comme le note le spécialiste Jacques Caillé, au sujet des missions
diplomatiques marocaines en France des origines au début du XXe siècle,
« les sultans du Maroc ont parfois jugé bon d’envoyer en France des
ambassadeurs ou d’autres agents, pour un temps très bref et chargés de
régler des questions particulières ou simplement d’assurer le gouvernement
français des sentiments amicaux du chérif7 ». Le rôle politique des envoyés
du sultan en délégation en Europe demeure donc assez modeste si on le
compare avec celui du résident européen au Maroc. De plus les pays
chrétiens peuvent envoyer sur place des ambassades dites extraordinaires
avec des objectifs très distincts à atteindre.
La diplomatie européenne, du fait sûrement de son antériorité, paraît
ainsi plus développée que celle du Maroc. Toutefois le nombre d’envoyés
diplomatiques de ce pays vers le continent européen augmente durant
l’époque moderne ; ce qui prouve encore une fois que le voyage en
Occident chrétien pour cet État est une direction inédite au XVIIe siècle.
Une question s’impose alors : comment le « moi » musulman
Marocain et appartenant à l’élite du pouvoir, perçoit-il « l’autre » européen
chrétien avant le voyage des premiers ambassadeurs ?
7
Jacques Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », Hesperis-Tamuda, volume 1fascicule 1, 1960, p. 40.
21
« L’autre » selon « moi »
La conception de l’Occident chrétien au XVIIe siècle, d’après l’esprit
marocain, est déterminée dès le départ par un ensemble de facteurs qui
s’additionnent pour forger l’image de « l’autre ».
Deux éléments jouent ici précisément ce rôle : d’une part la religion
musulmane ; et d’autre part, le poids considérable des événements
historiques au Maroc.
L’Islam : la référence clef
La religion de l’Islam a fixé incontestablement un rapport entre
musulmans et non musulmans qui se révèle une clef primordiale pour
concevoir le regard marocain envers « l’autre ».
Que signifient donc Dar al-Islam et Dar al-Kufr ? Comment, à partir
de cette vision bipolaire du monde, le « Fidèle » discerne-t-il « l’autre
Infidèle » ? De plus il semble indispensable de saisir la notion de djihad,
22
afin de mettre en évidence les répercussions de ce devoir de chaque
musulman dans sa représentation de la Chrétienté.
Le Dar al-Kufr
Dans la civilisation hellénique, c’est le facteur linguistique qui établit
la ligne de démarcation entre Grecs et « l’autre » désigné sous le terme de
barbare. Autrui, dans la culture islamique, correspond plutôt à celui qui ne
confesse pas la religion de l’Islam.
Alfred Morabia explique très clairement dans son ouvrage cette
opposition lorsqu’il dit que la terre pour les musulmans « est divisée en
considération de la piété ou de l’impiété de ceux qui l’habitent. L’univers se
partage en deux territoires, eux aussi antinomiques : le territoire de l’Islam
ou plus proche de la dénomination arabe, la Demeure de l’Islam (Dar alIslam/Daruna), et la Demeure de l’Impiété (Dar al-Kufr), assez
fréquemment appelée la Demeure de la Guerre (Dar al-Harb), puisque ses
habitants constituent des ennemis potentiels8 ».
Le Dar al-Islam ou plus précisément chez les auteurs, Daruna
(« notre Pays ») peut-être défini comme l’ensemble des territoires où règne
la charia. Son unité réside dans la communauté de la foi, l’unité de la loi et
8
Alfred Morabia, Le Gihad dans l’Islam médiéval : le « combat sacré » des origines au XIIe
siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 201.
23
des garanties assurées aux membres de l’umma. Quant au Dar al-Kufr, il
englobe, à l’inverse, les pays où la loi musulmane n’exerce pas son effet.
D’après l’Encyclopédie de l’Islam, le Coran ne divise pas le monde
en territoires où règnent la paix et la foi de l’Islam et en territoires sur quoi
pèse en permanence la menace de la guerre9. C’est sur la Tradition (c’est-àdire les hadiths – paroles et faits du prophète Mahomet – et la tradition
biographique la sîra) que juristes et théologiens ont fait reposer cette césure.
Si les notions de « terre d’Islam » et de « terre d’Impiété » sont donc,
elles, totalement étrangères à la Révélation, en revanche, le Coran évoque à
maintes reprises l’opposition entre « Fidèle » et « Infidèle ».
Le kafir signifie à l’origine « qui efface, qui couvre », puis « qui
recouvre, qui dissimule les bienfaits reçus », c’est-à-dire « ingrat » envers
Dieu dans le Coran. Kafir au sens « Infidèle », « Incrédule » est utilisé dans
le Livre sacré la première fois à la sourate LXXIV : « un Jour difficile pour
les incrédules10 ».
En définitive, kafir finit par désigner tous ceux qui ne professent pas
l’Islam et notamment les juifs et les chrétiens. Les hadiths semblent se
rapporter – avec un développement plus précis – tantôt au destin du kafir au
9
E.I., op. cit., tome II, p. 129.
10
Le Coran, sourate LXXIV, verset dix, p. 777.
24
jour du Jugement dernier et aux peines de l’enfer qu’il encourt tantôt à
l’attitude des « Fidèles » à son égard.
Mais il faut noter ici que l’Islam est aussi « tolérant » vis-à-vis des
« Gens du Livre » – les chrétiens et les juifs – qui peuvent exercer leur culte
en terre musulmane contre le paiement du dhizya et du kharadj. Quant aux
non scripturaires, ils ne bénéficient pas de cette mesure.
Cette « tolérance » n’efface pas cependant la rivalité existant entre le
Dar al-Kufr et le Dar al-Islam. Elle doit se combiner notamment avec un
autre principe : le djihad qui procède de l’aspiration à l’universalité de
l’Islam. Quel rôle joue le djihad dans la formation de l’image de
« l’autre » chez le musulman ?
La notion de djihad
Ce qui nous touche essentiellement ici, c’est de retenir la
conséquence de ce devoir sur la représentation de « l’Infidèle » chez chaque
« Croyant ». Mais que désigne exactement le terme djihad ?
Sur le plan étymologique, ce mot veut dire « effort tendu vers un but
déterminé ». Et « juridiquement, d’après la doctrine classique générale et
25
dans la tradition historique, le djihad consiste dans l’action armée en vue de
l’expansion de l’Islam, et, éventuellement, de sa défense11 ».
La doctrine de cette institution découle en fait de la vision bipartite
du monde par les musulmans : le Dar al-Islam et le Dar al-Kufr. Le djihad
est une obligation qui est proclamée dans toutes les sources, c’est-à-dire le
Coran, mais aussi la tradition biographique et les hadiths.
Dans la Révélation, les textes sont classés, sauf quelques variantes de
détail, en quatre catégories successives : ceux qui ordonnent le pardon des
offenses et incitent à l’appel à l’Islam par la persuasion ; ceux qui
ordonnent le combat pour repousser les agressions ; ceux qui ordonnent
l’initiative de l’attaque, mais en dehors des quatre mois sacrés ; ceux qui
ordonnent l’initiative de l’attaque, absolument, en tous temps ou tous
lieux12.
Le djihad a par conséquent principalement un caractère offensif.
Toutefois c’est aussi un djihad que de défendre l’Islam contre les
agressions. « Les Croyants ont […] pour mission sacrée de mener le combat
« dans la voie d’Allah », pour que triomphent la Vérité de l’Erreur, la
Religion de l’Impiété, la Gratitude de l’Ingratitude13 ».
11
E.I., op. cit., tome III, p. 551.
12
E.I., op. cit., tome III, p. 551-552.
13
A. Morabia, Le Gihad dans l’Islam médiéval, op. cit., p. 122.
26
Les peuples contre lesquels s’exerce ce principe ne sont jamais
nommés dans le Coran, parce qu’il s’adresse théoriquement à tous les
« Infidèles » de la Terre. Mais la philosophie et la pérennité du djihad,
reposant sur le postulat que Dieu a fait des « Croyants » la meilleure
communauté qu’il n’ait jamais créée, établit un rapport entre le « Fidèle » et
« l’Infidèle ». Lequel ?
Il est vrai que le combat armé contre celui qui ne croit pas occupe
une place éminente dans la religion musulmane. Ainsi, une constante parmi
d’autres du djihad réside dans la certitude de supériorité sur « l’Infidèle »,
puisque le « Croyant » est persuadé de suivre la véritable religion de Dieu :
l’Islam. Le « Fidèle » a donc comme devoir et obligation de combattre le
kafir, considéré comme inférieur à lui.
Apportons tout de même quelques nuances sur les rapports entre le
« Fidèle » musulman et le « non Croyant » en particulier le Chrétien. Les
relations entre le monde islamique et la Chrétienté, depuis l’époque
médiévale, sont certes marquées par des conflits.
Cependant le djihad marocain ne fut jamais une guerre totale,
interdisant tout contact pacifique entre musulmans et chrétiens. Les soucis
utilitaires, dont le principal fut le négoce méditerranéen, l’emportèrent sur
les exigences de la foi. En outre les sultans marocains possèdent par
exemple des milices d’origine chrétiennes, le plus souvent commandées par
des capitaines prestigieux ou bien on peut trouver dans le mahrzen des
chrétiens à de hautes fonctions.
27
En tout cas, l’univers mental et sentimental en terre d’Islam reste
profondément imprégné du Coran et de la Tradition qui ont forgé une
certaine idée de « l’autre ». C’est une clef importante pour comprendre le
regard porté par une grande partie de l’élite marocaine à l’encontre de
l’Occident chrétien.
Mais elle est loin d’être la seule. Les données historiques
effectivement marquent pareillement dans les consciences la vision envers
autrui. Le contexte historique joue un rôle non négligeable dans la
formation du regard qu’il faut étudier maintenant.
Le poids de l’histoire : la référence culturelle
Les événements historiques sont indissociables de la référence
religieuse dans la composition de la représentation de « l’autre ». Il semble
assez évident en effet que tel ou tel événement marquant – surtout au niveau
militaire – a une conséquence incontestable dans le renforcement de la
vision religieuse du Marocain envers le chrétien.
Trois périodes peuvent se distinguer pour le Maroc : de la conquête
de la péninsule ibérique au XIe siècle à sa perte définitive à la fin du XVe
siècle ; puis, à partir des années 1400, avec la tentative portugaise de
28
subjuguer le Maghreb al-Aqça. Enfin à la fin du XVIe siècle apparaît le
problème morisque. En effet les Morisques ou Maures – descendants des
musulmans établis sur le sol espagnol et restés après la conquête chrétienne
– sont finalement chassés par l’État espagnol à cette période. Quelles en
sont les conséquences dans le regard porté envers le Chrétien ?
L’Espagne sous l’occupation du Maghreb al-Aqça : le djihad offensif
A la prise de Tolède en 1085 par les troupes d’Alphonse VI de
Castille (roi de Leon, de Castille et de Galice de 1065 à 1109), les
Almoravides – maîtres du Maghreb al-Aqça depuis 1060 – se décident enfin
à franchir le détroit de Gibraltar et à répondre aux appels des princes
musulmans d’Espagne lancés depuis au moins 1074. Le devoir de djihad
joue évidemment un rôle important dans la décision almoravide d’intervenir
en Al-Andalus, qui est renforcée par une fétoua. La rencontre entre les
troupes almoravides et celles d’Alphonse VI de Castille a lieu à Zallaca en
1086. Elle tourne au profit des Almoravides. Cette victoire peut apparaître à
l’Islam comme une revanche sur la prise de Tolède.
Le sultan almoravide Youssef Ben Tachfin (1061-1107) en retire
surtout une augmentation de prestige : il revient à Marrakech porteur du
titre honorifique d’émir al-mouslimin wa nasir ad-din [commandeur des
musulmans et défenseur de la foi]. A sa mort, presque toutes les terres de
l’Islam d’Occident se trouvent rassemblées pour la première fois dans les
29
mêmes mains. Pour l’élite du Maghreb al-Aqça, cela confirme sa
supériorité par rapport à « l’autre » chrétien.
Sous la dynastie suivante, les Almohades, il faut attendre 1172 pour
que l’ensemble de l’Al Andalus soit dominé et l’empire des Almoravides
reconstitué. Le djihad offensif est alors à son apogée. L’expédition du
sultan almohade Abou Youssef Yacoub (1184-1199) aboutit en effet à une
éclatante victoire sur les troupes des chrétiens à Alarcos en 1195.
Il ajoute alors le titre de Al Mansour [le victorieux] à celui d’amir almouminin
[commandeur
des
croyants].
Cette
victoire
renforce
définitivement l’idée de supériorité militaire et religieuse du « Fidèle »
envers « l’Infidèle ». Mais, à partir de 1212, les forces musulmanes ne
cessent de reculer face à la déferlante des armées chrétiennes. Est-ce que le
regard vis-à-vis de « l’autre » en est modifié ?
Les Almohades sont défaits à Las Navas de Tolosa le 16 juillet 1212
par une coalition chrétienne. Cette défaite marque nettement le déclin de
l’Espagne musulmane. Dans les années qui suivent, les chrétiens prennent
Mérida (1228), Badajoz (1229), Cordoue (1236), Valence (1238), Murcie
(1243), Séville (1248) et Cadix (1262). Seul le royaume arabe des Nasrides
subsiste autour de Grenade.
Les chrétiens cependant ne s’arrêtent pas là. Les tentatives de la
Castille en direction du Maghreb al-Aqça sont nombreuses comme
l’expédition de 1260 contre Salé qui est occupée temporairement. Les
30
conséquences de ces attaques ne sont pas moins négligeables dans la vision
musulmane du kafir. Ces derniers en s’attaquant au Dar al-Islam ne font en
effet que renforcer des sentiments de haine chez le « Fidèle ».
Les expéditions militaires des Mérinides (1269-1465) ne peuvent
rien changer en Al-Andalus et l’intérêt décroît pour l’Espagne au début du
XIVe siècle. En 1340, ils sont complètement défaits et deux ans plus tard,
Algésiras se rend aux chrétiens. Les Mérinides gardent Gibraltar mais c’est
la fin du djihad en Espagne pour eux. De plus, alors que la dynastie
mérinide est affaiblie politiquement et économiquement, la Castille
intervient encore une fois en 1399 au Nord Est du Maroc où elle attaque
Tétouan et déporte en esclavage la moitié de la population de la ville.
Finalement en 1492 la chute de Grenade – événement profondément
ressenti dans le territoire musulman et notamment au Maroc – marque
comme l’indique Charles-André Julien dans son ouvrage la fin du « jihad
offensif14 ». De la position offensive, le Maghreb al-Aqça est passé à celle
moins confortable de défensive.
La supériorité militaire des musulmans est remise en cause alors que
s’ouvre donc une nouvelle période dans la perception de « l’autre » chrétien
pour le « moi » musulman. Effectivement, le Maroc doit faire face
maintenant à de perpétuelles attaques chrétiennes sur ses côtes.
14
Charles-André Julien, Le Maroc face aux impérialismes 1415-1956, Paris, Jeune Afrique, 1978,
p. 19.
31
Le djihad défensif
Le Maghreb al-Aqça apparaît désormais ouvert aux convoitises
ibériques depuis les années 1400. La prise de Ceuta en 1415 marque le
début des invasions portugaises. Pour la première fois, des « Infidèles »
occupent sérieusement une ville du territoire musulman. « Les Portugais
entendent faire du Maroc une sorte de chasse gardée15 ».
La plus grande partie de la côte atlantique tombe alors sous le joug
portugais : Asilah et Tanger en 1471, Mazagan (actuelle El-Jadida) en 1502,
Santa Cruz de Aguer (Agadir) en 1505 et Safi en 1508. D’autres places sont
seulement attaquées : Anfa (Casablanca) en 1469, Larache en 1489, ElMamora (Kénitra) et Marrakech en 1515. Quant aux Espagnols, ils
s’installent en 1497 à Melilla et en 1507 à Penon de Velez (Badis) sur la
côte méditerranéenne, et à Santa Cruz de Mar Pequena (Sidi Ifni) en 1476
sur la côte atlantique.
La dynastie Ouattasside qui règne au Maroc de 1471 à 1555 est
impuissante. Néanmoins la présence des Portugais sur « le sol national
exalte la résistance nationale et religieuse16 ». Un puissant mouvement de
djihad, organisé autour des marabouts, chorfas et zaouias, remporte
rapidement des succès. L’esprit de djihad est donc diffusé dans ce contexte
15
J. Brigon et autres, Histoire du Maroc, op. cit., p. 176.
16
Idem, p. 172.
32
de regain de la vie religieuse. « La communauté musulmane se sentant bel
et bien menacée dans son existence et, au nom de ce qui lui est le plus cher
et qui peut le mieux tendre toutes les énergies, c’est-à-dire de l’Islam, elle
entreprend la lutte17 ».
Quoiqu’il en soit, la haine à l’encontre du kafir s’est certainement
accrue lors de cette période car les chrétiens sont considérés non seulement
comme ceux qui ne professent pas la vraie religion, mais en outre comme
des agresseurs. C’est dans ce contexte qu’intervient alors la grande tentative
de pénétration portugaise de 1578 à l’intérieur du Maroc.
Le 4 août 1578, en effet, le roi portugais Dom Sébastien (15571578), son armée et son allié le souverain déchu El-Motaouwakkil (15741576) rencontrent l’armée saadienne du nouveau sultan Abd El-Malik
(1576-1578). La bataille se déroule essentiellement dans la région de Ksar
El-Kébir, Larache et Asilah, entre l’oued Loukkos et son affluent l’oued ElMakhazin. Les trois « rois » y meurent : Dom Sébastien, El-Motaouwakkil
mais aussi Abd El-Malik. Cependant ce sont les troupes saadiennes qui
viennent à bout des Portugais.
Les conséquences sont immenses pour les deux pays : le roi Philippe
II d’Espagne (1556-1598) intègre le royaume du Portugal à son empire pour
soixante années ; et le sultan saadien Ahmed El-Mansour (1578-1603), qui
bénéficie du succès, inspire aux puissances la haute considération que
mérite un souverain capable d’assener de tels coups. C’est en effet une
17
J. Brigon et autres, Histoire du Maroc, op. cit., p. 194.
33
grande victoire marocaine, mais également de l’Islam contre « l’Infidèle »
puisque les Ottomans l’ont considérés dans la continuité des guerres contre
les croisades chrétiennes. Une lettre du calife ottoman de l’époque est
envoyée à cet effet au sultan El-Mansour pour le féliciter de sa victoire sur
la Chrétienté.
Grâce à ce succès, le Maroc échappe définitivement non seulement
aux ambitions ibériques, mais aussi à celles des Turcs d’Alger qui
renoncent à leurs plans de conquête. Du grand effort ibérique, il ne reste
plus que les places de Mélilla entre les mains des Espagnols ; Ceuta, Tanger
et Mazagan entre celles des Portugais.
Cette victoire soulève dans le pays un enthousiasme à la mesure des
craintes que la croisade a provoqué. Elle est surtout une référence historique
à partir de laquelle le regard de l’élite marocaine s’est formé envers
l’Europe : jamais selon lui, les « Infidèles » ne peuvent occuper totalement
le territoire de l’Islam puisqu’ils sont inférieurs vis-à-vis de « moi ». Pour le
Marocain, l’histoire militaire de son pays se termine le jour de cette victoire
car elle est l’événement auquel il se réfère lorsque des divergences
apparaissent avec l’Europe.
En tout cas, le « moi » est persuadé de sa suprématie militaire par
rapport aux chrétiens alors qu’émerge le problème des Morisques
d’Espagne qui a également un grand impact dans la vision du kafir.
34
Le problème morisque
A la fin du XVe siècle, il existe en territoire espagnol un grand
nombre de Morisques notamment en Aragon, en Castille et autour de
Grenade, continuant de pratiquer librement leur religion, c’est-à-dire
l’Islam.
Mais en 1499, répondant au désir de la nation chrétienne, les rois
catholiques font une grande tentative d’assimilation. Tous les Maures
progressivement reçoivent donc l’ordre de se convertir ou de s’exiler.
Cependant les Morisques continuent à pratiquer leur religion secrètement et
à garder leurs signes distinctifs. La haine qu’on leur porte s’amplifie alors
avec l’aggravation du danger turc.
En effet les Maures n’ont pas cessé d’entretenir des relations avec les
pays musulmans qui s’intensifient tout au long du XVIe siècle. De plus
plusieurs insurrections morisques ont lieu dans le pays au cours de ce siècle
et sont matées par le pouvoir central.
En 1566, méfiant à leur égard, le gouvernement espagnol décide par
conséquent de prohiber l’usage des costumes morisques, d’interdire la
fermeture des maisons, l’utilisation des bains publics et l’emploi de l’arabe.
35
Toutefois les Morisques continuant de comploter se montrent
décidément inassimilables. C’est dans ce contexte aussi que certains d’entre
eux s’enfuient déjà clandestinement en Afrique du Nord.
Ces Maures sont d’ailleurs rejoints, dans un laps de temps très court,
par une grande partie de la communauté des Morisques car l’État espagnol
décide finalement d’expulser, en 1609 la majorité des musulmans de
Castille, d’Andalousie en 1610, de Catalogne en 1611 et de Murcie en
1614.
Les raisons de l’expulsion semblent s’inscrire dans la volonté de
Madrid d’unifier l’État alors que l’élément maure ne s’est jamais intégré
réellement. « Le Morisque est resté inassimilable. L’Espagne n’a pas agi
par haine raciale (laquelle semble absente dans cette lutte) mais par haine
de civilisation, de religion. […]. La preuve que le Morisque, après un, deux,
trois siècles suivant les cas, était resté le Maure d’autrefois : costume,
religion, langue, maisons cloîtrées, bains maures – il avait tout conservé. Il
s’était refusé à la civilisation occidentale18 ».
L’autre raison essentielle réside également dans la concurrence
hispano-turc et dans ce choc des deux empires, la demande d’intervention
directe en Espagne à plusieurs reprises par la communauté maure de
l’Empire ottoman. Dans ces conditions les Espagnols sont confrontés à un
18
Fernand Braudel, La Méditerannée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris,
Armand Colin, cinquième édition, 1982, tome II, p. 129.
36
éventuel projet de débarquement ottoman aidé par la population musulmane
sur leur territoire.
Par conséquent les Maures sont déportés, expulsés, chassés de la
péninsule ibérique. Le premier sentiment que les Morisques éprouvent
envers l’Inquisition est, dans ces conditions, un sentiment de haine qu’ils
emportent avec eux en Afrique du Nord où ils trouvent refuge.
Conservant la nostalgie de leur pays perdu, ils recherchent au Maroc
les colonies d’Andalous exilés comme eux à Chaouen, à Tétouan ou à Salé.
Les Andalous fondent d’ailleurs à côté de celle-ci Salé la Neuve (Rabat) en
1610 qui devient vite quasiment indépendante de tout pouvoir.
Sachant que c’est par la mer qu’arrive l’envahisseur, « l’autre », les
Maures décident par conséquent de se tourner eux aussi vers l’océan. Donc
pour se défendre contre les invasions maritimes des « Infidèles » et surtout
par désir de vengeance contre l’Espagne, beaucoup d’entre eux deviennent
pirates : c’est la naissance du djihad maritime.
La course salétine est alors un succès rapide principalement grâce à
la bonne position géographique de la ville de Salé située à proximité de
Gibraltar et des grandes routes maritimes de l’époque, qu’il s’agisse de la
route des Indes longeant l’Afrique ou de la route des Amériques qui longe
le littoral marocain avant de s’orienter vers l’ouest et les Antilles.
37
A partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, l’audace des
corsaires salétins – comme celle de la famille Ben Aïcha – ne connaît plus
de bornes et leurs navires chassent jusque dans la Manche, la mer d’Irlande
ou les bancs de Terre-Neuve.
L’élément andalou joue de toute façon un grand rôle dans la société
marocaine. C’est pourquoi le problème des Maures et surtout leurs
souffrances qu’ils ont emportées avec eux ont eu sans aucun doute des
conséquences chez le Marocain appartenant à l’élite du pouvoir et dans sa
vision de « l’autre ».
A partir de l’expérience morisque en terre espagnole, son image du
chrétien est en effet celle du persécuteur de musulmans. Par conséquent son
hostilité ne peut que redoubler de violence, à l’égard du kafir qui attaque
son pays et maltraite les gens de sa confession.
Les ambassadeurs d’origine morisque Ahmed El-Hajeri et Abdallah
Ben Aïcha ont sûrement au fond de leur cœur ce ressentiment. Ils sont en
effet sans aucun doute sensibles à ce problème, puisque le premier a vécu
les persécutions infligées par les Espagnols au début du XVIIe siècle et le
deuxième étant un corsaire de Salé, c’est aussi un combattant de la foi
contre les « Infidèles ».
La référence culturelle endosse ainsi une part considérable, comme
la religion, dans la formation de la représentation de « l’autre » qui reste un
« Infidèle » inférieur au « moi ».
38
Le prélude au voyage nous a permis de cerner en premier lieu la
notion de déplacement dans le monde musulman et surtout de bien
souligner le caractère religieux de la rihla qu’effectue les envoyés en
mission El-Hajeri et Ben Aïcha.
A cause du nombre réduit des écrits marocains sur l’Europe (en
particulier des récits), il est aussi possible d’affirmer l’innovation du départ
en terre chrétienne pour les habitants du Maghreb al-Aqça. Enfin les
voyageurs marocains sont pour la plupart des ambassadeurs : le regard de
Ahmed El-Hajeri et de Abdallah Ben Aïcha est donc celui d’un diplomate
et diffère de celui d’un simple voyageur.
Après avoir introduit ces quelques notions, le but a été en second lieu
de présenter la vision prépondérante parmi l’élite marocaine de l’Européen
avant les premières ambassades du Maroc vers la Chrétienté au XVIIe
siècle.
Cette image est fondée principalement sur deux références clefs :
d’une part, l’Islam qui présente le chrétien comme un kafir qu’il faut
combattre dans le cadre du djihad sous certaines conditions ; et d’autre part,
les événements historiques tels que les agressions continuelles des
puissances ibériques sur le pays ou le problème morisque qui présentent le
chrétien comme un ennemi.
39
C’est alors dans cet esprit que l’État marocain établit pour la
première fois avec un royaume chrétien, la France, de sérieuses relations
diplomatiques qu’il faut analyser à présent en détail.
40
CHAPITRE 2 : LE RAPPROCHEMENT AVEC LA FRANCE : UN
PAYS DES « INFIDELES »
A partir de la fin du XVIe siècle, le mahrzen se rapproche du
royaume des Bourbon. Le Maroc qui est harcelé par les Turcs à l’est et au
nord par l’Empire espagnol, est amené à nouer des relations avec d’autres
pays d’Europe tels que la Hollande, l’Angleterre et particulièrement la
France dans le but de sortir de son isolement diplomatique.
Cela constitue une nouveauté dans l’histoire de ce pays car le Maroc,
pays musulman désire contracter une alliance avec un État chrétien : la
France.
Comment évoluent donc les rapports franco-marocains au XVIIe
siècle ? Deux points nous paraissent essentiels à étudier dans ce chapitre
pour la bonne compréhension de notre sujet : d’une part, l’historique des
rapports entre les deux États de la fin du XVIe à la fin du XVIIe siècle ; et,
d’autre part les ambassades uniquement marocaines en France entre 1600 et
1700.
41
L’évolution des rapports diplomatique entre le Maroc et la France
Le Maroc semble vouloir rompre avec le passé en se rapprochant
d’un État chrétien. Est-ce une réalité ou une simple utopie ? Quelle est
l’évolution des rapports entre les deux pays ?
Les relations entre le Maghreb al-Aqça et le royaume de France sont
très anciennes19. Mais elles semblent continuelles seulement à partir de
1533 lorsque le roi François Ier (1515 à 1547) écrit au sultan du Maroc
Ahmed El-Ouattassi le Saadien pour lui recommander de protéger ses
sujets.
Puis en 1576 c’est la première mission marocaine en France sous
l’égide d’un aventurier français et patron de navire du nom de Louis
Cabrette qui montre bien que l’initiative du rapprochement entre les deux
pays vient du sultan marocain. C’est à Alger que le prince saadien Moulay
Abd El-Malik qui y réside, rencontre Cabrette en 1573. Devenu sultan du
Maroc il lui donne aussitôt la mission d’aller porter au roi Henri III (15741589) une lettre qui lui annonce son avènement au trône. Arrivé à Paris à la
fin du mois de juin 1576, le Français remplit sa mission, puis se rend en
Espagne, également à la demande de Moulay Abd El-Malik.
19
Gisèle Chovin, « Aperçu sur les relations de la France avec le Maroc des origines à la fin du
Moyen Age », Hespéris, tome XLIV, 1957, 3e-4e trimestre, p. 249.
42
Un an après, les relations s’accélèrent avec la mission de Guillaume
Bérard qui est directement chargé de contracter alliance avec le royaume de
France. Ce chirurgien barbier originaire de Savoie a en 1574 guéri de la
peste le prince Moulay Abd El-Malik à Constantinople ; quand celui-ci
devient sultan du Maroc il lui prouve sa reconnaissance en le faisant venir
près de lui comme médecin. L’ambassade accomplie Bérard devient même
selon le souhait du saadien le premier consul de la nation française au
Maroc après avoir été évidemment naturalisé français.
La France noue en même temps la première des relations
commerciales régulières avec ce pays. La raison principale de la jouissance
de ces privilèges par les Français réside principalement dans le fait qu’ils
appartiennent à une puissance généralement ennemie de l’Espagne.
Sous le successeur d’Abd El-Malik, Moulay Ahmed El-Mansour, il
aurait existé un projet d’ambassade en direction de la France vers 1583,
connu grâce à une lettre du consul français au Maroc Guillaume Bérard.
D’après celle-ci, le projet a été abandonné à cause de certaines difficultés
rencontrées lors des préparatifs avec les capitaines des bateaux français qui
auraient dû emmener la mission diplomatique marocaine à leur bord.
Cependant « aucun autre renseignement sur la question n’a pu être
retrouvé20 ».
Il faut donc attendre en fait le premier quart du XVIIe siècle pour
voir la confirmation du rapprochement entre les deux États. La période qui
20
J. Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », art. cité, p. 42.
43
s’étend de la mort d’El-Mansour en 1603 à celle de son fils Moulay Zidan
en 1627 correspond en effet à une recrudescence dans les rapports francomarocains : les ambassades se multiplient et les lettres entre souverains
aussi.
Mais deux moments forts sont à distinguer : une phase de
consolidation des rapports entre les deux pays de 1603 à 1612 d’un côté ; et
de l’autre, à partir de 1612 jusqu’à la mort de Moulay Zidan apparaît un net
refroidissement dans les relations entre le Maroc et le royaume chrétien.
Durant la première période, les sultans marocains, connaissant les
bonnes relations qui existent entre la France et le sultan d’Istanbul, traitent
convenablement les captifs français et vont même jusqu’à les libérer.
Sous Moulay Zidan, le roi de France demande par l’intermédiaire de
son consul Guillaume Curiol (nommé en 1607 et confirmé dans sa charge
en 1610) que les franchises et les privilèges des Français au Maroc soient
respectés. Plusieurs lettres du roi Henri IV (1589-1610) mentionnent une
volonté de conclure une amitié et un traité comme celui conclu avec les
Turcs21.
Les raisons d’une alliance sont multiples : le commerce tout d’abord
entre la France et la côte du Maroc doit en être favorisé, et le Bourbon
21
Abdelhadi Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-maghreb, mina al-ossoul ila al-yawen [Histoire
diplomatique du Maroc, des origines à nos jours], Mohammedia, Fdalma, 1986, tome VIII, la
dynastie saadienne, p. 175-176.
44
désire volontiers s’allier contre l’Espagne. Les Pays-Bas, le Maroc, et la
France y participent, assurés de l’appui que doivent leur apporter les
colonies maures résidant en Espagne. La mort d’Henri IV doit cependant
contrecarrer ces projets, au moins en ce qui concerne la France.
Les rapports entre le Maghreb al-Aqça et le royaume des Bourbon
atteignant leur apogée durant cette période connaissent finalement à partir
de 1612 un certain déclin.
En décembre 1611, un marchand marseillais du nom de Castelane
remplace Curiol à son poste. En 1612, le sultan saadien Moulay Zidan, qui
doit faire face à une révolte, charge le navire de Castelane de ses trésors et
notamment de sa fameuse bibliothèque que le consul doit transporter en
échange d’une somme d’argent. Comme cette dernière tarde, Castelane
s’embarque pour la France refusant de rendre ce qui appartient au sultan.
Cependant le navire et la cargaison sont capturés par les Espagnols. La
riposte est brutale : deux cents Français du Maroc, à la suite de la
mésaventure du sultan, sont mis à la chaîne. C’est un tournant capital dans
les relations des deux pays : la tension monte entre la France et le sultan.
Un traité est-il encore envisageable entre les deux États ?
Certes des missions diplomatiques continuent à se rendre auprès des
deux souverains chargées de renouer l’amitié entre les deux pays. Toutefois
elles n’atteignent pas leur objectif.
45
Il faut attendre le cinquième voyage de l’envoyé français au Maroc,
le chevalier Isaac de Razilly, pour qu’enfin soit signé le 17 septembre 1631
entre le sultan Moulay El-Oualid (1631-1636) et Louis XIII (1610-1643),
un traité de paix.
Seize articles composent le traité. L’article premier veut par exemple
passer l’éponge sur les « différends » arrivés dans le passé. Le second et le
troisième insistent sur la mise en liberté de tous les captifs français.
L’article quatre donne des droits aux commerçants français et marocains.
Le 24 septembre 1631, des précisions sont apportées avec la
rédaction d’un acte en rade du port marocain de Safi. Ce deuxième
instrument diplomatique fixe quelques points de politique étrangère
communs à la France et au Maroc, et renforce la portée du traité signé à
Marrakech une semaine auparavant.
Cependant vers 1634 après une visite au Maroc, un capitaine français
peut apprendre à Louis XIII que le sultan n’a jamais reçu le texte ratifié de
1631. Le roi de France décide alors de signer un nouvel accord : le 19 juillet
1635 est donc mis en place un nouveau traité.
L’article premier désire ainsi le rétablissement de la correspondance
entre les deux souverains. Le second insiste sur la libération de tous les
captifs. L’article cinq regroupe des dispositions visant à éviter les actes
d’hostilités sur mer et un sixième concerne entre autres les consuls de
46
France au Maroc. Le même jour, une ordonnance importante de Moulay ElOualid valide le traité et le rend exécutoire dans tout le Maroc.
L’autonomie des corsaires de Salé vis-à-vis du pouvoir central, c’està-dire les derniers Saadiens, oblige tout de même la France à conclure un
autre accord avec les Salétins. Ces derniers acceptent finalement des articles
de la paix signée à Safi le 19 juillet 1635. La république morisque –
surnommée par les chroniqueurs français « la Rochelle d’Afrique » à cause
de sa caractéristique maritime et de l’indépendance de ses habitants –
n’étant plus à l’écart de l’accord entre la France et le Maroc, le commerce
franco-marocain peut alors se développer en toute sûreté.
Trente-cinq années s’ensuivent de bonne intelligence et d’échanges
commerciaux mutuellement bénéfiques entre les deux États. Puis survient
dans le pays une longue période d’anarchie que la dynastie alaouite (qui
règne depuis 1666) met à profit pour conquérir le pouvoir au détriment des
Saadiens. Durant ces années-là, le négoce français subit la perte de
plusieurs bateaux capturés par les corsaires salétins.
Quelles sont les relations qui s’établissent entre les nouveaux maîtres
du Maroc et le royaume des Bourbon ? Les habitants de La Rochelle
arrêtent le projet d’envoyer un marchand, Samuel Roy, tenter de racheter
leurs compatriotes captifs à Salé. Informé, le secrétaire d’État à la Maison
du roi et à la Marine Jean-Baptiste Colbert décide de transformer celui-ci en
négociateur officiel. Le 21 février 1672, Louis XIV (roi de France de 1661
à 1715) écrit à Moulay Rachid (1666-1672), le félicite de ses succès et lui
47
annonce l’envoi prochain de Samuel Roy chargé de proposer un échange
réciproque des captifs mais peu de jours après il donne l’ordre à l’escadre
de Château-Renaud de bombarder Salé. La lettre du roi de France n’eut
aucune suite. Moulay Rachid trouve la mort dans un tragique accident de
cheval le 9 avril 1672. En France on doit différer l’envoi à Salé du
négociateur annoncé, Samuel Roy. Enfin l’escadre de Château-Renaud
échoue dans ses tentatives contre les Salétins et doit reprendre la route de
Brest.
Sous Louis XIV et Moulay Ismaïl (1672-1727) les relations francomarocaines tendent à prendre un cours plus régulier que le passé. Le sultan
Moulay Ismaïl désire en effet contracter une solide et durable alliance. Pour
quelles raisons ?
Durant le règne de son frère Moulay Rachid, Moulay Ismaïl est alors
gouverneur de Meknès et exerce en même temps son autorité sur
l’important centre de trafic et de course qu’est Rabat-Salé. Par conséquent il
est amené à s’informer sur la situation politique de l’Europe et
particulièrement sur les puissances – dont la France – qui ont cherché à
contracter des traités de paix et de commerce avec Moulay Rachid. « Bien
renseigné sur la situation en Europe, il [Moulay Ismaïl] était au courant de
la politique « de prestige et de gloire » du Roi-Soleil, du faste de sa Cour,
des premiers succès de ses armées […]. Il savait – et il appréciait – que
Louis XIV exerçait son métier de roi en souverain absolu, avec méthode et
48
autorité, et qu’il était l’allié des puissants Ottomans, gardiens de La Mecque
et de Médine, les deux lieux saints de l’Islam22 ».
Mais ce sont surtout les divers conflits avec des États européens et
avec les Turcs d’Alger qui poussent le sultan alaouite à chercher en fait
l’alliance de la France. Pourquoi choisir ce royaume ?
Premièrement, l’État français n’a jamais occupé de territoires
marocains. La France possède en outre dans le pays une représentation
consulaire très ancienne. Il existe aussi une envie du royaume des Bourbon
d’accentuer le développement de la relation commerciale entre les deux
États. Enfin ils possèdent des ennemis en commun. L’Espagne tout d’abord
qui occupe des territoires marocains et qui est aussi l’ennemi héréditaire de
la France. L’Angleterre à qui appartient la ville de Tanger depuis 1661
devient à partir de 1689 – année de l’accession au trône anglais de
Guillaume d’Orange sous le nom de Guillaume III et de sa femme Marie II
après la fuite du roi Stuart Jacques II (1685-1688) chez son cousin Louis
XIV – partisane de la lutte à outrance contre le royaume du Roi-Soleil.
Enfin les derniers adversaires que le Maroc et la France ont en commun
sont les Turcs d’Alger qui exercent la piraterie en Méditerranée et tentent
des incursions dans le territoire de Moulay Ismaïl.
L’alliance avec la France constitue donc la colonne vertébrale de la
politique extérieure de Moulay Ismaïl jusqu’au début du XVIIIe siècle. Le
22
Younès Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, Paris, Albin Michel, 1987,
p. 34.
49
Maghreb al-Aqça a besoin de cet allié qui peut lui fournir notamment des
armes et des matériaux pour la construction de navires. De nombreuses
lettres sont tout au long de la période échangées entre Marrakech et
Versailles. Mais les relations entre les deux souverains présentent des
aspects successifs assez différents.
Moulay Ismaïl connaissant bien la situation en Europe, il y a d’abord
une période d’admiration qui s’étend du début de son règne jusqu’en 1682.
La source de cette admiration est essentiellement d’ordre militaire : elle
réside dans les succès remportés par Louis XIV et ses armées au cours de la
guerre de Dévolution (1667-1668) contre les Espagnols et de la guerre de
Hollande (1672-1678).
Mais en 1680 et 1681 des campagnes françaises ont lieu sans grand
succès sur les côtes marocaines dans le but de détruire les corsaires. Un
traité est tout de même conclu le 29 janvier 1682 à Saint-Germain-en-Laye
par l’envoyé du sultan Hadj Mohammed Temim au nom de Moulay Ismaïl
et par Colbert de Seignelay et Colbert de Croissy au nom du roi de France.
Il comporte vingt articles dont les plus importants concernent
évidemment la paix et le commerce entre les deux pays. Les deux premiers
articles affirment que la paix règne entre les deux pays. Les deux articles
suivants concernent la libre navigation des bâtiments marocains et français.
Le cinquième point du traité prévoit même une aide réciproque en cas
d’agression commise par des corsaires méditerranéens. L’accord reconnaît
en outre le droit pour le roi de France d’établir des consuls au Maroc. Le
50
texte du traité est suivi de la formule du passeport dont les vaisseaux
français doivent être désormais porteurs, passeport délivré par l’amiral de
France qui leur assure la libre navigation dans les eaux marocaines. A
l’inverse les navires marocains doivent être munis d’un certificat établi par
le consul français à Salé.
De 1682 à 1699, on essaie toutefois de part et d’autre de faire
appliquer le traité. L’obstacle en est l’article sept qui prévoit le rachat
réciproque des captifs au prix de trois cents livres chacun : ni l’ambassade
du baron de Saint-Amans en 1682, ni celle de Pidou de Saint-Olon, dix ans
plus tard, n’aboutirent à un résultat satisfaisant. Les corsaires marocains
reprennent donc leurs activités.
En conclusion une alliance entre la France et le Maroc durant cette
période n’est point réalisable. Des litiges importants tels que le problème
des captifs et la piraterie salétine subsistent effectivement au XVIIe siècle
entre les deux États.
C’est là qu’intervient normalement l’envoi d’ambassades pour
débloquer les situations difficiles. Il faut donc se concentrer à présent sur
les seules missions diplomatiques du Maroc en direction du royaume des
Bourbon pendant ce siècle.
51
Les ambassades marocaines du XVIIe siècle en France
Pour souligner les relations entre le roi Louis XIV et le sultan
Moulay Ismaïl, Younès Nekrouf utilise pour le titre de son ouvrage
l’expression : « une amitié orageuse ».
Concrètement, cela peut s’appliquer pour le début du rapprochement
entre les deux pays (fin du XVIe siècle) jusqu’au début du XVIIIe siècle.
Plusieurs missions ont été envoyées cependant auprès de chaque souverain
pour réchauffer les rapports entre la France et le Maroc.
Il faut s’attarder ici uniquement aux ambassades marocaines du
XVIIe siècle en France afin d’essayer de dresser, en premier lieu, le profil
des ambassadeurs qui partent en procuration vers cette direction ; puis en
second lieu, de cerner les principaux objectifs de leurs ambassades.
52
Les envoyés en ambassade du Maroc vers la France au XVIIe siècle
Quel est le profil de l’agent diplomatique marocain en France
pendant ce siècle ? Selon quels critères sont-ils choisis par le sultan pour les
missions dans ce pays ?
Avant de répondre en donnant les grandes caractéristiques de ces
envoyés au royaume des Bourbon, dressons tout d’abord la liste des
ambassades du Maroc qui ont eu pour destination la France au XVIIe siècle.
Pour ce siècle précisément, il existe à notre connaissance six
tentatives d’envoi d’ambassadeurs au royaume de France.
Jacques Caillé met en premier l’ambassade d’Ahmed El-Guezouli de
1612-1613 décidée par le sultan Moulay Zidan et accorde seulement une
petite note à celle de El-Hajeri en 1610/1123. Il semble donc que Caillé n’a
pas eu connaissance du résumé du récit de voyage de El-Hajeri dans lequel
ce dernier indique dans l’introduction qu’il est bien envoyé en France sous
l’ordre de Moulay Zidan en tant qu’ambassadeur24. En outre, El-Hajeri
séjourne tout de même longtemps au royaume des Bourbon (jusqu’en 1613)
23
24
J. Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », art. cité, p. 44 note 5.
Ahmed Ben Kacem El-Hajeri El-Andalusi, Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur
de la foi face aux Infidèles], adapté par Mohammed Razzouq, Casablanca, Faculté de Casablanca,
1987, p. 17.
53
tandis que son compatriote Ahmed El-Guezouli ne réussit pas à obtenir un
sauf-conduit car la cour de France ne désire pas le recevoir. El-Guezouli
retourne par conséquent dans son pays.
En 1619, un autre ambassadeur du nom de Sidi Farès vient en France
sous l’ordre de Moulay Zidan. Mais il n’a pas plus de succès que ElGuezouli. Ensuite pendant soixante deux ans aucun homme n’est envoyé à
Paris alors que les relations entre les deux États ne sont pas rompues. Il
semble en fait que le Maroc à ce moment soit plus occupé par ses affaires
intérieures.
Il faut attendre l’année 1681 pour que soit désigné un ambassadeur
vers la France et que l’agent de Moulay Ismaïl, Mohammed Hadj Temim
soit reçu à Versailles par Louis XIV. Cependant lorsque le sultan du Maroc
décide en 1685 d’envoyer une seconde fois Temim en France, le roi donne
l’ordre de ne pas le laisser venir auprès de lui.
La dernière mission est finalement celle d’Abdallah Ben Aïcha en
1698-1699 toujours sous Moulay Ismaïl qui est également reçu par Louis
XIV.
Pour tout le XVIIe siècle, sur les six tentatives d’ambassade en
direction du royaume des Bourbon, trois seulement ont pu par conséquent
rejoindre la cour du roi : celle dirigée par El-Hajeri en 1610/11, par Hadj
Temim en 1682 et par Ben Aïcha en 1698. A partir de ces trois envoyés – et
54
particulièrement du premier et du troisième – essayons de dresser
l’archétype de l’ambassadeur marocain se dirigeant en France.
A regarder de plus près, tous les envoyés du sultan en direction du
royaume des Bourbon – et en particulier les trois qui ont réussi à rejoindre
le roi – possèdent en effet des points communs qui nous permettent de
pouvoir établir un portrait de l’ambassadeur du Maroc vers le royaume de
France durant le XVIIe siècle.
Tout d’abord ces hommes sont de confession musulmane et des
Marocains alors que les ambassadeurs de la deuxième moitié du XVIe siècle
sont des chrétiens d’Europe. Les sultans ne font plus appel par conséquent à
des agents extérieurs mais à un personnel diplomatique interne et sûrement
plus fidèle.
C’est donc un grand changement qui s’opère à partir du début du
XVIIe siècle au sein de l’État marocain et dans la vision d’approche avec
« l’autre ». Le regard de ces nouveaux envoyés envers l’Europe diffère en
effet par rapport à ces Européens qui ont servi le souverain du Maghreb alAqça au siècle précédent.
Mais le nouveau corps diplomatique du sultan possède d’autres traits
particuliers. Ils sont également pour la plupart des Morisques.
El-Hajeri est originaire d’un village nommé Ahhjar situé près de
Grenade mais il part très jeune s’installer avec sa famille à Séville. Puis El-
55
Hajeri s’installe sur la côte espagnole afin de pouvoir fuir les persécutions.
Il part donc clandestinement pour le Maghreb al-Aqça en 1599. Il débarque
en premier dans le port de Bérija sous occupation portugaise puis il s’enfuit
discrètement pour Azemmour où il rentre en contact avec le caïd de la ville
et grâce à ce dernier il rejoint finalement le sultan saadien dans sa capitale
Marrakech.
Hadj Temim et Ben Aïcha sont eux des descendants de vieilles
familles andalouses chassées d’Espagne à la chute de Grenade en 1492 et
qui ont rejoint le Maroc et plus précisément Salé. Ahmed El-Guezouli et
Sidi Farès sont eux aussi d’origine maure.
Le fait qu’ils soient tous Morisques souligne par conséquent
l’importance de cette communauté au Maroc durant cette période. Le choix
des Andalous par le sultan n’est pas le fait du simple hasard : il doit voir
chez les Maures des personnes capables de réussir les missions qu’il leur
confie car ils ont les qualités requises à cet effet.
Ces envoyés font partie effectivement de l’élite du pays. Ils sont en
même temps des agents du pouvoir et donc assez proches du sultan. ElHajeri devient à Marrakech un grand traducteur et interprète du souverain
Moulay Zidan. Ahmed El-Guezouli est lui un caïd comme Hadj
Mohammed Temim l’est pour Salé-le-Vieux . Quant à Ben Aïcha c’est le
plus fameux et dernier des corsaires salétins qui porte en 1684 le titre de
56
« général des vaisseaux de Salé25 ». Ces ambassadeurs sont ainsi des grands
personnages qui sont bien placés au niveau politique.
Ces envoyés diplomatiques apparaissent enfin très cultivés. Ils sont
en effet pour la plupart polyglottes : El-Hajeri connaît par exemple la
langue espagnole, le portugais, le français en plus de l’arabe du fait de son
métier ; Ben Aïcha parle lui l’anglais, l’espagnol et l’arabe.
Ils semblent posséder également de grandes qualités intellectuelles.
Dans une lettre de Van Herbin – premier professeur spécialisé en langue
arabe dans l’université de Leiden aux Provinces-Unies – adressée à un autre
orientaliste du nom de Casabon à Paris et qui date du 28 septembre 1611,
El-Hajeri que Van Herbin a rencontré est considéré comme « un homme
civilisé et intelligent26 ».
Ben Aïcha a lui aussi laissé une bonne impression lors de son voyage
en France. L’introducteur des ambassadeurs en 1698 Louis Nicolas Le
Tonnelier baron de Breteuil écrit à son sujet dans ses Mémoires :
Les harangues feront voir qu’il a plus d’esprit et de politesse qu’on
n’en devroit attendre d’un corsaire né en Barbarie, et je suis obligé
d’avouer que dans le commerce que j’ay eu avec luy, je l’ay trouvé
25
Roger Coindreau, Les Corsaires de Salé, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et
coloniales, 1948, p. 70.
26
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa (1610-1922) : fi el-way bi at-tafawatt
[Ambassadeurs marocains en Europe (1610-1922) : dans la conscience du déséquilibre],
Casablanca, Faculté de Rabat (Série : Recherche et étude, numéro 13), 1995, p. 15.
57
homme de beaucoup d’esprit et de raison, poly, humain et sage autant
qu’homme que j’aye connu27 ».
Le célèbre orientaliste et secrétaire interprète de Louis XIV François
Pétis de La Croix vante les qualités de Ben Aïcha dans une lettre qu’il
adresse au comte de Pontchartrain datée du 1 février 1699 : « il a infiniment
de l’esprit […] il est poete28 ». Choisis parmi les meilleurs, ces agents du
mahrzen sont donc dotés d’une grande intelligence pouvant les amener à
réussir leurs ambassades.
En résumé, l’envoyé type marocain en direction de la France au
XVIIe siècle est un musulman marocain d’origine maure qui a une fonction
importante dans l’État marocain et qui possède de très grandes
connaissances intellectuelles.
D’ailleurs cela est tout à fait normal car les missions pour lesquelles
ils sont envoyés demandent effectivement des hommes de très grande
envergure. Mais quels sont précisément les objectifs des ambassades à cette
époque au royaume des Bourbon ?
27
[Louis Nicolas Le Tonnelier baron de Breteuil], « Extraits des Mémoires de Breteuil », dans
Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie filâlien bibliothèques de France,
tome V, du 11 novembre 1698 au 28 décembre 1699, Paris, Paul Geuthner, 1953, p. 230 [citée par
la suite S.I.H.M., op. cit.].
28
Lettre de Pétis de La Croix au comte de Pontchartrain du 1er février 1699, dans S.I.H.M., op. cit.,
tome V, p. 51.
58
Les missions marocaines
Ces hommes sont envoyés dans le but d’effectuer en France des
missions précises. Mais les objectifs de ces ambassades diffèrent tout du
long du XVIIe siècle. Il est possible de les regrouper en trois motifs tout
aussi importants les uns que les autres aux yeux des sultans : la libération
des otages marocains en France, la récupération de manuscrits arabes et la
conclusion secrète d’une alliance militaire contre l’Espagne. Voyons à
présent cela plus en détail.
Au XVIIe siècle, le problème des otages marocains en France a
nécessité assez souvent l’envoi d’ambassades dont le but réside dans leur
libération. L’importance de cette mission reste d’ailleurs facilement
décelable dans les écrits laissés par les ambassadeurs El-Hajeri et Ben
Aïcha, puisque cette question des captifs y occupe une grande place et pour
El-Hajeri par exemple elle est de plus la cause officielle de son départ en
terre chrétienne.
En effet, lors de l’expulsion des Morisques de la péninsule ibérique à
partir de 1609, certains d’entre eux ont loué des navires français pour
rejoindre l’Afrique du Nord. Mais les Maures ont été pillés de leurs biens
par les corsaires français et certains d’entre eux ont été même réduits à
l’esclavage29. Les Andalous qui ont réussi à atteindre les côtes marocaines
29
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 43.
59
se sont donc plaints auprès du sultan Moulay Zidan qui décide d’envoyer
vers 1610/11 une ambassade à Paris sous la direction de El-Hajeri qui
connaît très bien le problème morisque.
Son voyage se présente dès le départ comme un cri de désespoir de la
communauté maure car il emporte avec lui les douleurs des Morisques. ElHajeri se veut d’ailleurs lui-même le « défenseur de la cause des
Maures30 ». Il semble notamment davantage être l’ambassadeur des siens
que celui du sultan.
En tout cas, l’envoyé du souverain Moulay Zidan a pu réaliser
quelque chose de positif en France : « En ce qui concerne la question qui
devait être régler à Bardaoich [Bordeaux], c’est-à-dire le paiement des raïs
[capitaines de vaisseaux] aux gens d’Andalusi, je me suis dirigé vers cette
ville après qu’un an et demi s’est écoulé. Merci à Dieu que tous les
Andalous qui m’ont commis pour régler leurs affaires ont reçu quelques
dirhams31 ». Mais il n’évoque pas le sort des otages maures capturés par les
Français dans son récit de voyage.
Après avoir obtenu cette satisfaction, El-Hajeri trouve cependant une
autre mission : libérer deux femmes turques esclaves de la reine de France
qui sollicitent son aide pour s’évader. Alors qu’il est aux Provinces-Unies,
30
A. Kaddouri, Sufaraa marhiraba fi Europa, op. cit., p. 13.
31
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 102.
60
il demande donc à un prince hollandais de venir en aide à ces deux femmes
qui réussissent ainsi selon lui à s’enfuir et à retourner à Istanbul32.
Trois raisons peuvent expliquer cette volonté de El-Hajeri de réussir
cette tâche qui ne fait pas partie de l’objectif initial de son ambassade. En
premier lieu elles pratiquent la même religion que lui, c’est-à-dire l’Islam et
il est de son devoir de bon musulman d’aider son prochain. Deuxièmement,
elles sont turques et El-Hajeri éprouve une grande admiration pour la
puissance ottomane ; enfin, elles sont retenues prisonnières en terre
chrétienne ne pouvant pratiquer leur culte librement et cela doit lui rappeler
par conséquent ce qu’il a vécu en tant que Morisque et en général la
situation de ses frères musulmans en Espagne.
L’amiral Ben Aïcha, lui aussi, a pour mission de trouver une solution
pour les otages marocains capturés le plus souvent sur leurs bateaux qui
garnissent les chiourmes des galères royales de Louis XIV essentiellement à
Marseille.
Mais le roi de France veut faire signer par l’ambassadeur, à Brest
même, un traité presque semblable à celui du 29 janvier 1682 qui stipule
notamment l’achat réciproque des captifs. Abdallah Ben Aïcha s’y refuse et
ne veut rien conclure avant d’avoir personnellement remis au roi ses lettres
de créance.
32
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 110.
61
Les négociations commencent alors le 26 février 1699 à Versailles et
durent jusqu’au 24 mai entre l’ambassadeur Ben Aïcha d’un côté et de
l’autre Colbert de Croissy, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et le
comte de Maurepas, fils et adjoint de Pontchartrain, le secrétaire d’État à la
Marine.
Un projet de traité analogue à celui de 1682 lui est d’abord soumis.
Mais Ben Aïcha en discute presque toutes les clauses et en particulier à la
place du système de rachat il propose l’échange réciproque de tous les
captifs marocains avec les Français.
Un second projet lui est présenté le 3 avril, mais il le rejette
pareillement. Les négociations semblent être rompues si bien que l’envoyé
marocain a son audience de congé le 26 avril. Une dernière tentative est
faite le 3 mai par le baron de Breteuil.
Cependant elle n’a pas plus de succès et dès le 5 mai Ben Aïcha
quitte Paris pour se rendre à Brest où il s’embarque le 25 mai pour Salé. Par
conséquent, à cause de la question de la libération des otages, aucune
solution n’a été trouvée entre les deux parties malgré de nombreuses
négociations.
Un autre objectif des ambassades marocaines en France au XVIIe
siècle réside dans la récupération des manuscrits arabes et surtout de la
prestigieuse bibliothèque du sultan Moulay Zidan prise par les Espagnols en
1612 au consul français Jean Philippe Castelane.
62
C’est pour cette raison que le souverain décide d’envoyer au roi de
France Louis XIII l’ambassadeur Ahmed El-Guezouli qui est chargé
d’obtenir la restitution de son bien. El-Guezouli, accompagné de diverses
personnes, s’embarque peu après à destination de la Hollande, d’où il doit
se rendre à Paris. En même temps, Moulay Zidan écrit aux États-Généraux
des Provinces-Unies, avec lesquelles il entretient alors d’excellentes
relations et les prie d’appuyer sa demande auprès de Louis XIII. Mais le
représentant des Pays-Bas à Paris ne réussit pas à obtenir un sauf-conduit
pour Ahmed El-Guezouli et sa suite. L’ambassade s’avère être un échec.
En 1619, Sidi Farès est envoyé en France pour le même objectif :
« solliciter l’intervention de Sa Majesté Très Chrétienne pour la restitution
de la bibliothèque prise par les Espagnols à un capitaine marseillais33 ». Sidi
Farès n’a pas plus de succès qu’Ahmed El-Guezouli.
Les successeurs du sultan Moulay Zidan ont intégré dans leurs
négociations la récupération de ses livres et en général de tous les ouvrages
écrits en arabe se trouvant dans les bibliothèques chrétiennes. Ainsi, toutes
les ambassades adressées par les souverains alaouites en Europe et
notamment en France ont pour mission de traiter cette question culturelle.
L’exemple de l’ambassade en France du raïs [capitaine de vaisseau]
Ben Aïcha démontre bien l’importance du livre dans les négociations
franco-marocaines. Effectivement, au retour du corsaire de Salé à Meknès,
Moulay Ismaïl propose à Louis XIV dans une lettre datant de la mi33
J. Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », art. cité, p. 45.
63
novembre 1699 « la libération de tous les Français prisonniers contre la
remise des livres arabes se trouvant dans la Bibliothèque Royale et dans les
bibliothèques de la Sorbonne et du Collège de France (anciennement
Collège des Quatre-Nations)34 » après avoir entendu le rapport détaillé de
son agent. Cependant aucune suite n’y est donnée.
La récupération des manuscrits arabes apparaît donc être un thème
primordial qui tient à cœur aux sultans et par conséquent occupe une grande
place dans les ambassades vers le royaume des Bourbon tout au long du
XVIIe siècle.
Enfin, il semble exister des objectifs secrets dans les ambassades
marocaines à cette époque. Effectivement quelques documents permettent
de s’interroger sur l’éventuelle conclusion d’une alliance secrète contre la
puissance espagnole entre le Maghreb al-Aqça et la France notamment par
l’intermédiaire des ambassadeurs marocains.
L’agent du sultan El-Hajeri part par exemple en Hollande après son
séjour au royaume d’Henri IV. El-Hajeri est-il alors chargé d’une mission
par Moulay Zidan ? A en croire une discussion entre l’agent marocain et un
prince hollandais qu’il reproduit dans son récit de voyage, il est fort
concevable que El-Hajeri a été intéressé par une proposition d’alliance
militaire contre l’Espagne catholique. Le prince en effet lui déclare : « Si on
se met d’accord avec le sultan du Maroc et avec le Grand Seigneur, […]
34
Baba Sahbi, « Moulay Ismaïl et l’Europe », dans Activité intellectuelle sous le règne de la
dynastie alaouite (XVIIe-XVIIIe siècles), Casablanca, Faculté de Oujda, 1994, p. 32.
64
contre le sultan d’Espagne, on peut conquérir son pays » et l’ambassadeur
lui a alors rétorqué : « Ce serait une chose à la fois extraordinaire et
formidable si cela était réalisé35 ».
Mais pourquoi El-Hajeri ne fait-il aucune allusion à une telle
coalition anti-espagnole dans son récit lorsqu’il est en France ? Pourquoi ne
propose-t-il pas au Bourbon d’intervenir en faveur des Morisques dans la
péninsule Ibérique alors que Henri IV désire déjà entrer en guerre en 1609
du côté des nations protestantes contre les forces espagnoles ? En outre
comme le note Louis Cardaillac, à propos des liens existant entre les
Maures et le royaume des Bourbon au début du XVIIe siècle : « la
communauté morisque, […] s’adresse à plusieurs reprises à Henri IV par
l’intermédiaire d’émissaires officiels, pour lui demander son aide en vue
d’un éventuel soulèvement en Espagne36 ».
En fait, il est probable que l’ambassadeur du Maroc est arrivé en
France après l’assassinat du Bourbon au printemps 1610 qui est suivi d’une
période de régence pour le pays. Cela correspond également à un
changement de politique extérieure parce qu’à l’inverse de celle de Henri
IV « la régente [Marie de Médicis] adopte très vite une politique catholique
et pro-espagnole37 ». C’est une hypothèse mais qui peut donc expliquer
pourquoi Ahmed El-Hajeri n’évoque pas lors de son séjour au royaume de
35
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 109.
36
Louis Cardaillac, Morisques et Chrétiens : un affrontement polémique (1492-1640), Paris,
Klincksieck, 1977, p. 143.
37
François Lebrun, L’Europe et le monde XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 1987,
p. 128.
65
France la possibilité d’une alliance avec ce pays qui semble avoir choisi
finalement le camp ibérique.
L’ambassade marocaine dirigée par Abdallah Ben Aïcha à la fin du
XVIIe siècle a peut-être eu aussi un objectif secret à en croire Abdelhadi
Tazi. Ce dernier affirme en effet que le sultan ottoman – allié traditionnel
de la couronne de France – a écrit une lettre au sultan Moulay Ismaïl pour
sceller une alliance entre les deux pays alors que le Salétin se trouve à
Versailles38.
Y a-t-il eu alors une volonté de la part des trois pays, c’est-à-dire le
Maroc, l’Empire ottoman et le royaume de Louis XIV de former une
triplice contre l’Espagne et ses alliés ? Aucune source ne peut
malheureusement nous permettre de le confirmer.
Il est donc correct de soutenir, en général, que les objectifs initiaux
des ambassadeurs marocains en France au XVIIe siècle n’ont jamais été
atteints. Mais leurs missions ont plus ou moins contribué à maintenir la
bonne entente entre les deux États.
La volonté du sultan de se rapprocher du royaume des Bourbon
constitue toutefois au XVIIe siècle sans aucun doute une nouveauté pour le
Maroc. En effet cet État musulman souhaite s’allier à des « Infidèles » et
donc rompre avec le passé. Malgré cela il semble qu’en observant
38
A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome IX, p. 20-21.
66
l’évolution des rapports diplomatiques entre le Maghreb al-Aqça et la
France, c’est du domaine de l’utopie à cette période.
Les relations entre les deux pays paraissent effectivement
impossibles à cause essentiellement d’une mauvaise compréhension
réciproque. Et les ambassades – qu’elles soient marocaines ou françaises –
ont pratiquement toutes échoué par rapport à leurs objectifs de départ.
Néanmoins il faut retenir que les ambassades de El-Hajeri et de Ben
Aïcha ont lieu dans un contexte de rapprochement entre deux États de
cultures totalement différentes. L’opportunité leur est donc offerte de mieux
connaître « l’autre » chrétien.
67
La découverte de « l’autre » est par conséquent un phénomène inédit
pour le Maghreb al-Aqça du XVIIe siècle : rares sont ceux parmi les
Marocains qui se sont déplacés vers l’autre côté de la rive du Bassin
méditerranéen. Tout semble présenter effectivement que l’Europe est belle
et bien « découverte » à ce moment et que l’établissement de relations
diplomatiques régulières entre le Maroc et la couronne française permet la
construction d’un regard nouveau tenu par le « moi » marocain à l’encontre
du chrétien.
A notre connaissance, trois seuls envoyés du sultan au XVIIe siècle –
El-Hajeri, Hadj Temim et Ben Aïcha – ont pénétré dans un monde
totalement inconnu et étranger et certains parmi eux ont retranscrit par écrit
leur séjour en Chrétienté. C’est le cas notamment de l’envoyé de Moulay
Zidan et du deuxième envoyé du sultan Moulay Ismaïl. Quant au contexte
mental du voyage de ces ambassadeurs, il se présente sous la forme d’une
opposition : le « moi » Marocain musulman contre « l’autre » chrétien kafir.
A partir de là, El-Hajeri et Ben Aïcha peuvent être persuadés de leur
supériorité religieuse et militaire sur « l’Infidèle ». Le problème morisque
occupe également leur esprit puisque El-Hajeri veut diffuser la cause des
Maures en Europe et Ben Aïcha combat sur mer les nations chrétiennes
dont l’Espagne responsable des persécutions de sa communauté d’origine.
Voyons maintenant les représentations, les images que ces deux
ambassadeurs marocains se font du royaume des Bourbon au début et à la
fin du XVIIe siècle.
68
DEUXIEME PARTIE
LE ROYAUME DE FRANCE A TRAVERS
LES YEUX DES AMBASSADEURS MAROCAINS
69
A partir du récit de voyage de l’envoyé en ambassade Ahmed ElHajeri El-Andalusi en France entre 1610/11 et 1613 et de la correspondance
épistolaire du corsaire salétin Abdallah Ben Aïcha en mission diplomatique
au royaume de Louis XIV vers 1698-1699, il est possible de montrer le
regard, l’image que ces agents marhzeniens portent sur cet État chrétien, la
France, au début et à la fin du XVIIe siècle.
Plusieurs interrogations se posent alors en ce qui concerne la
perception de « l’autre » par ces deux ambassadeurs musulmans du Maroc.
Comment perçoivent-ils effectivement le royaume des Bourbon au niveau
politique ? Quelles remarques font-ils à propos de l’économie de ce pays ?
De quelle manière peignent-ils la vie quotidienne des « Infidèles » au XVIIe
siècle ? Parmi ces trois principaux thèmes – c’est-à-dire politique,
économique et social – sur le royaume français, quel est celui qui prévaut
dans les écrits de voyage des envoyés du sultan El-Hajeri et Ben Aïcha ?
Mais la grande question qui nous apparaît primordiale parmi toutes
est de savoir si les deux hommes sont conscients durant leur séjour que ce
territoire des kafirs est incontestablement un puissant État de l’Occident
chrétien. Sur quels critères se basent-ils pour affirmer la puissance du
royaume des Bourbon ou bien à l’inverse sur quoi se fondent-ils pour
affirmer le contraire, c’est-à-dire que la France n’a rien d’un fort et grand
pays ?
Afin d’apporter une réponse claire et précise aux multiples
interrogations, deux fils directeurs ont été choisis. Tout d’abord, l’image
70
politique du royaume de France par El-Hajeri et Ben Aïcha, dans le but de
démontrer s’il y a une continuité ou une rupture avec la vision initiale du
musulman : Dar al-Islam contre Dar al-Kufr. Et en second lieu, la
représentation de l’économie et de la société françaises par ces deux
ambassadeurs pour connaître l’intérêt accorder à ces deux domaines.
71
CHAPITRE 3 : CONTINUITÉ OU RUPTURE AVEC LA VISION
DAR AL-ISLAM CONTRE DAR AL-KUFR ?
Depuis des siècles, la vision politique du monde pour une grande
partie de l’élite musulmane marocaine est réduite à une division du globe
terrestre en deux blocs antagonistes : d’un côté le Dar al-Islam [Demeure de
l’Islam] qui couvre tous les territoires musulmans ; et de l’autre côté le Dar
al-Kufr [Demeure de l’Impiété] qui comprend notamment la Chrétienté.
Est-ce que les deux ambassadeurs marocains El-Hajeri et Ben Aïcha
au royaume de France au XVIIe siècle continuent toujours à percevoir cet
État chrétien comme un pays ennemi ? Ou bien se produit-il une rupture au
contraire avec ce point de vue initial et assistons-nous ainsi à l’émergence
d’une nouvelle image des chrétiens ?
Dans ce chapitre, il paraît par conséquent essentiel de présenter, en
se basant sur les écrits de rihla des deux envoyés marocains El-Hajeri et
Ben Aïcha, leurs perceptions de la France en général comme État politique ;
puis, de donner leurs représentations de l’organisation politique intérieure
de ce pays chrétien.
72
Le rayonnement politique du royaume des Bourbon au XVIIe siècle
Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha qui ont visité le royaume de
France ont laissé, premièrement, des indices dans leurs écrits en ce qui
concerne la position de cet État dans l’Occident chrétien au niveau de son
importance politique et surtout de sa force militaire.
Cependant, les deux ambassadeurs du Maghreb al-Aqça ont
également émis leurs sentiments personnels à propos du rapport
diplomatique – amical ou conflictuel – que doit entretenir le Maroc, un pays
musulman avec la France, un royaume chrétien.
La France en Europe au XVIIe siècle
En tant qu’ambassadeurs, il apparaît tout à fait logique que El-Hajeri
et Ben Aïcha s’intéressent à ce qui se trame en Occident chrétien et à se
renseigner sur les principaux rapports de force demeurant entre les
différentes puissances européennes.
73
Comment selon eux le royaume des Bourbon se place-t-il dans le
premier quart du XVIIe siècle et à la fin de ce même siècle parmi les autres
pays du continent européen. Est-ce que leurs jugements sur la question
reflètent la réalité ? Ont-ils une bonne vision des relations diplomatiques
qu’entretient le royaume de France, avec les autres « nations » d’Europe au
XVIIe siècle ?
Dans sa rihla, l’envoyé Ahmed El-Hajeri évoque de manière
éparpillée le contexte politique européen dans lequel il part en ambassade
en France et ensuite aux Provinces-Unies au début des années 1610.
Cependant, pour cet ambassadeur, à quoi correspond premièrement d’un
point de vue géographique l’Europe ? Quels pays inclut-t-il dans ce
continent ? Selon El-Hajeri, l’Europe se rapporte précisément au :
[…] quart Nord [du monde] qui s’étend vers le Pôle Nord et qui
commence de la mer Noire jusqu’aux frontières de l’Andalusi. Dans
cette partie se trouve […] la ville de Constantinople, que Dieu la
sauvegarde dans le territoire de l’Islam. […] l’Islam est le voisin du
sultan de l’Allemagne, des pays de Rome en Italie, des pays des Frandja
et des Flandres, des pays des Anglais et du pays de l’Andalusi avec ses
îles de la Petite Mer39.
Selon cette description courte et rapide de l’ambassadeur, le
continent européen paraît constituer un ensemble géographique homogène.
39
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 95.
74
Toutefois les frontières européennes – en particulier celle du nord et
de l’ouest – restent tout de même indécises, comme la carte politique de
l’Europe élaborée également succinctement par l’agent marocain.
Il donne en effet, dans cet extrait de sa rihla, une grande importance
à l’Empire ottoman dont la capitale Istanbul se trouve sur le continent
européen parce que c’est d’abord un État musulman ; mais aussi car c’est le
gardien des trois lieux saints de l’Islam, c’est-à-dire La Mecque, Médine et
Jérusalem. Cet empire est aussi le seul parmi les pays musulmans qui
possède encore des territoires en terre chrétienne.
Cependant
El-Hajeri
n’indique
pas
directement,
dans
son
énumération des pays qui constituent l’Europe, celui des Ottomans. Il
utilise plutôt le terme général Islam pour qualifier leur empire – voisin des
États chrétiens – montrant ainsi probablement une unité, une homogénéité
des musulmans face à une diversité de la Chrétienté qui est une source de
conflit. En utilisant le mot « Islam », Ahmed El-Hajeri se range également
du côté de l’Empire des Ottomans qu’il oppose aux pays chrétiens.
Ces derniers toujours selon l’envoyé marocain El-Hajeri ne sont pas
très nombreux si l’on se fie à ses dires. Il cite en effet, face au sultan
ottoman, le « sultan d’Allemagne » qui correspond à l’empereur Habsbourg
du Saint Empire romain germanique dont l’étendue principale se confond
toujours avec celle des États allemands. Cet empire demeure une grande
puissance tout en présentant des signes de faiblesses à cause essentiellement
à la menace permanente représentée par les Turcs ottomans dont la force
75
expansive est loin d’être diminuée au début du XVIIe siècle. Les empereurs
germaniques Rodolphe II et Mathias doivent en tenir compte, tant comme
danger militaire que comme facteur d’unité chrétienne face à l’Islam.
L’ambassadeur du sultan Moulay Zidan, El-Hajeri désigne cet
empereur chrétien par le terme spécifiquement arabe sultan qui n’a pas
d’équivalent en Europe. Quelles conclusions peut-on tirer ? Soit il a traduit
délibérément le mot empereur par sultan car il rejette la civilisation de
« l’autre » en la remplaçant par la sienne et par conséquent il le pratique
systématiquement ; soit il a voulu se rapprocher le plus près possible du
sens du titre d’empereur en utilisant un mot arabe, afin de permettre aux
lecteurs musulmans de sa rihla de mieux comprendre cette fonction ou bien
c’est peut-être lui-même qui n’a pas très bien compris ce terme. En tout cas
ce qui est sûr, c’est que El-Hajeri ne se donne pas la peine de souhaiter
expliquer le terme d’empereur.
L’envoyé du Maroc poursuit ensuite sa carte politique en évoquant
« les pays de Rome en Italie » qui doivent correspondre probablement aux
États pontificaux romains.
L’ambassadeur poursuit par « les pays des Frandja et des Flandres ».
Le premier État coïncide au royaume de France que El-Hajeri désigne par le
terme arabe Frandja qui signifie « le territoire des Francs » d’après
l’Encyclopédie de l’Islam40. Toujours d’après ce dernier, le mot Frandj,
40
E.I., op. cit., tome III, p. 1070.
76
Ifrandj ou Firandj [Francs] probablement transmis aux musulmans par les
Byzantins, s’applique à l’origine aux habitants de l’empire de Charlemagne.
Le deuxième pays signalé par le Morisque est celui des ProvincesUnies. Elles sont en paix depuis 1609, mais le roi d’Espagne Philippe III
n’a accordé qu’une trêve et, entre Madrid et les provinces révoltées, la
guerre peut se ranimer à chaque instant.
Il couronne enfin sa liste par l’Espagne qu’il nomme volontairement
« l’Andalusi », car il se réfère à la période nostalgique de la péninsule
Ibérique sous occupation musulmane (VIIIe-XVe siècles) qui est alors
appelé Al Andalus et les îles que l’Espagne détient dans la Méditerranée,
c’est-à-dire les îles Baléares et la Sardaigne. Les Habsbourg d’Espagne
possèdent également sous leur dominance le Portugal, le royaume de
Naples (qui comprend la Sicile), le Milanais, la Franche-Comté et les PaysBas.
En désignant l’Espagne par « Andalusi », El-Hajeri ne paraît donc
pas accepter la perte de son pays d’enfance, de sa terre natale sous
l’obédience de l’Islam. Sans oublier que l’Espagne maltraite sa
communauté et expulse la plupart des Maures.
Mais ce sont les seules informations sur la situation européenne au
début du XVIIe siècle que El-Hajeri a laissé dans son récit. Il ne décrit pas
par exemple les relations entre les États d’Europe en profondeur ; puis
surtout, il ne classifie pas les pays chrétiens par leur puissance respective et
77
enfin il ne nous renseigne pas très clairement sur la position du royaume des
Bourbon par rapport aux autres nations.
D’ailleurs est-ce que le royaume de France du premier quart du
XVIIe siècle est considéré comme une grande puissance du continent
européen ? L’ambassadeur ne procède à aucune remarque à propos de ce
pays alors que, selon Kaddouri, l’envoyé du Maroc après son séjour aux
Provinces-unies, porte à l'antithétique une particulière admiration à cet État
protestant, qu’il considère comme une grande puissance notamment
militaire car elle est en lutte pour son indépendance contre le royaume
d’Espagne41.
Est-ce que son silence sur la France peut être alors interprété comme
une marque de son désaccord avec le fait que ce pays soit à cette période
une puissance européenne ? Il est fortement vraisemblable. Voyons
maintenant l'appréciation sur la même question de l’autre envoyé Ben
Aïcha en ambassade à la fin du même siècle que El-Hajeri.
Contrairement à ce dernier, l’ambassadeur de Moulay Ismaïl a
communiqué quelques informations concernant la place qu’il accorde au
royaume des Bourbon dans le continent européen vers 1698-1699.
Il déclare dans une lettre adressée au roi de France Louis XIV du
mois de septembre 1698 : « Je loue Dieu de ce qu’il [vous a accordé] le
salut qui [vous a permis] de laisser vos ennemis envieux selon votre bon
41
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 46.
78
désir, et eux ont reculé déçus42 ». Ben Aïcha proclame aussi dans sa
harangue faite au roi Louis XIV lors de son audience le 16 février 1699 et
qui est reproduite dans les Mémoires de Breteuil :
Je finis en félicitant Votre Majesté de la part de mon maître [Moulay
Ismaïl] de l’heureux succès d’une guerre si sanglante et si longue dans
laquelle après avoir vaincu un nombre innombrable d’ennemis, elle a fait
paroître une modération jusqu’alors inouïe, en sacrifiant les avantages
que luy promettoit la continuation de la guerre à la gloire de donner la
paix à tant de nations vaincües43.
Le Salétin fait ici allusion à la guerre dite de la Ligue d'Augsbourg
qui débute en 1688 et qui prend fin en 1697. La France doit alors combattre
seule une coalition générale et permanente sous l’égide du roi d’Angleterre
Guillaume d’Orange qui est un farouche protestant et antifrançais.
L’Angleterre et les Provinces-Unies se sont en effet alliées avec la Ligue
d’Augsbourg constituée le 9 juillet 1686 par l’Empereur, le roi d’Espagne,
le roi de Suède, l’Electeur de Bavière pour assurer le maintien des traités de
Westphalie (1648) et de Nimègue (1678-1679).
Mais aucune formation ne sort nettement vainqueur de ce long
conflit. « Après six campagnes, l’Europe coalisée n’a pas eu raison de la
puissance française, même s’il est vrai que celle-ci n’a pas réussi à imposer
42
Lettre de Ben Aïcha à Louis XIV de septembre 1698 traduite par Pétis de La Croix, dans
S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 14.
43
Harangue de Ben Aïcha reproduite dans les « extraits des Mémoires de Breteuil », dans
S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 232.
79
ses volontés à celle-là44 ». Le congrès de paix réuni à Ryswick, dans le sud
de la Hollande, qui aboutit à un traité en 1697 marque un important recul
que le roi Louis XIV a accepté sans avoir été véritablement vaincu.
La France conserve effectivement ses diverses acquisitions, c’est-àdire l’Alsace et Strasbourg. Elle doit cependant rendre à l’Empire ses têtes
de pont : Philippsbourg, Kehl et Brisach, la Lorraine à son duc Léopold et à
l’Espagne les villes prises dans la péninsule dont Barcelone et Gérone, mais
aussi aux Pays-Bas, Ath, Mons, Courtrai ainsi que Luxembourg et
Charleroi.
Le monarque Louis XIV reconnaît aux Hollandais le droit de fortifier
leur frontière sur le territoire des Pays-Bas espagnols. La puissance
française reste tout de même intacte et même s’enrichit au-delà des mers de
la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue. Toutefois « le temps de la
magnificence et de l’hégémonie françaises est bien révolu45 ». L’équilibre
en Europe est maintenant réalisé entre l’Angleterre et le « géant français46 »
plutôt au bénéfice du premier.
L’envoyé marocain a par conséquent un peu exagéré, sur l’issue de
la guerre de la Ligue d’Augsbourg, en concédant l’image d’une France
sortie indemne voire victorieuse de ce conflit et arbitre de l’Europe.
44
Robert Mandrou, Louis XIV en son temps 1661-1715, Paris, Presses Universitaires de France,
1973, p. 498.
45
46
F. Lebrun, L’Europe et le monde, op. cit., p. 186.
R. Mandrou, Louis XIV en son temps, op. cit., p. 501.
80
Néanmoins il est conscient du poids considérable que pèse le royaume de
Louis XIV, dans ce continent européen vers la fin du XVIIe siècle.
D’ailleurs durant son séjour, il est fort plausible qu’il ait remarqué
les capacités militaires de ce pays. Et notamment à Brest – qui abrite une
grande partie de la puissante marine royale – où Ben Aïcha débarque le 11
novembre 1698 et reste jusqu’au 12 janvier 1699. L’ambassadeur n’a pas
malheureusement laissé de documents à ce sujet. Mais est-il pensable que le
corsaire de Salé soit resté indifférent devant l’activité maritime de ce grand
port français durant les trois mois qu’il a passé là-bas ?
A titre de comparaison, prenons l’exemple de l’envoyé du Grand
Electeur de Brandebourg auprès de Louis XIV de 1680 à 1689, Ezéchiel
Spanheim qui a décrit dans sa relation les forces du roi de France par mer et
notamment la situation avantageuse du port de Brest :
Toulon et Brest, l’un sur la Méditerranée et l’autre sur l’Océan, sont les
plus sûrs, les plus grands et les plus commodes pour y servir de retraite et
de magasin aux vaisseaux de guerre, […]. Brest surtout, outre une grande
baie environnée de rochers, propre à mouiller plusieurs centaines de
vaisseaux, passe pour avoir un des meilleurs havres du monde, avec un
grand fond d’eau, à y pouvoir ranger au besoin plus d’une centaine des
plus grands vaisseaux, tous armés et équipés, et de plus à l’abri entre
deux collines et en sûreté de tout vent47.
47
Ezéchiel Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, Paris, Mercure de France, 1973, p.
224.
81
Pourquoi Ben Aïcha, un homme de la mer n’a-t-il pas ainsi constaté
la position avantageuse du port brestois dix ans après ? En tout cas il
semble que tout est mis en œuvre par l’État français, pour que
l’ambassadeur reparte avec l’idée que la France est une grande puissance
militaire.
C’est, premièrement, un passage d’une lettre du monarque Louis
XIV au souverain du Maroc datée juste après le retour d’Abdallah Ben
Aïcha qui fonde cette hypothèse : « Vous verrez par le compte qu’il [Ben
Aïcha] vous rendra de son voyage et de ce qu’il a vu par luy-mesme de
l’estast de nos forces, de la grandeur de nostre puissance, tant par mer que
par terre48 ».
Mais à travers certaines visites également à Paris de Ben Aïcha, on
ne manque pas d’étaler le prestige militaire du pays. Par exemple l’envoyé
du sultan est emmené au palais des Tuileries où il peut admirer les plans en
relief des forteresses du royaume, à l’Arsenal et aux Invalides. Abdallah
Ben Aïcha ne peut alors que revenir, au Maghreb al-Aqça, avec la certitude
que le royaume de Louis XIV possède un grand potentiel militaire et même
le plus grand d’Europe, en se référant au dernier long conflit que la France a
surmonté plus ou moins bien.
En conclusion, d’après la discrétion de El-Hajeri sur le sujet, le
royaume des Bourbon semble ne pas occuper une place prépondérante au
sein des autres pays européens dans les années 1610.
48
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 327.
82
Au contraire, la France de Louis XIV selon Abdallah Ben Aïcha joue
un rôle politique et militaire non négligeable en Europe. Leurs visions sur la
question apparaissent assez conformes à la réalité.
Comment à présent perçoivent-ils les relations diplomatiques que
doit entretenir son pays avec la France, un État chrétien ? Doivent-elles être
amicales ou à l’inverse conflictuelles ? Quel est le sentiment personnel de
l’ambassadeur El-Hajeri ?
Le royaume de France : allié ou ennemi des « Fidèles » ?
Quels jugements sont portés par ces deux envoyés en ambassade, sur
la manière dont ils envisagent les rapports entre une « nation » chrétienne et
un pays musulman ? Est-il possible de conclure une amitié entre ce qui
paraît à l’origine antagoniste, mais comme l’ont réalisée l’Empire ottoman
et la France ? Ou à l’inverse, la France reste-t-elle aux yeux des
ambassadeurs marocains un État « infidèle » que le musulman condamne ?
Les impressions de l’envoyé du sultan Moulay Zidan, El-Hajeri sont
cette fois très explicites à ce propos. Il exprime très clairement sa position
tout au long de son récit de voyage.
83
L’ambassadeur signale d’abord sa conception politique du monde,
lorsqu’il décide de relater à ses compagnons en France « quelques histoires
de Saints qui se trouvaient en dehors de la Frontière49 ». Cette dernière
indication de séparation est intéressante, car elle notifie que El-Hajeri ne
reconnaît qu’une seule et légitime division territoriale sur Terre : celle qui
sépare le territoire des musulmans du Dar al-Kufr, le vrai « Croyant » du
kafir. Sa vision est profondément imprégnée de ces convictions religieuses.
L’envoyé en ambassade continue à percevoir le monde selon la
reproduction initiale donnée par l’Islam.
Mais El-Hajeri est dans ses paroles encore plus virulent à l’égard du
royaume des Bourbon. Il qualifie en effet ce pays de « terre des Païens50 »
et récidive une seconde fois en désignant les Français du terme de
« Païens51 ». Ce royaume est donc à ses yeux un État ennemi qu’il faut
combattre jusqu’à la conversion totale du pays à l’Islam.
Les propos violents tenus par le Morisque El-Hajeri à l’encontre du
royaume de France sont en fait généralisés à toute la Chrétienté : « Les
chrétiens – que Dieu les détruise – ne tiennent pas à appliquer le premier
commandement52 » ou bien encore :
49
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69.
50
Idem, p. 45.
51
Idem, p. 81.
52
Idem, p. 73.
84
Il [Mahomet] a justifié qu’ils [les chrétiens] étaient des menteurs, il a
fait entrer la peur dans leurs cœurs […]. Ô combien de pays les
musulmans ont arraché aux chrétiens ! En outre mille années après le
Prophète, la majorité des pays du monde appartiennent aux musulmans.
Nous demandons au Grand Dieu de renforcer l’Islam contre les chrétiens
pour que les musulmans acquièrent ce qui reste des terres chrétiennes et
que cela se réalise le plus vite possible grâce au rôle de notre Seigneur
Mahomet53.
Ces dires n’engagent que l’ambassadeur marocain El-Hajeri pour
essentiellement deux raisons : en premier lieu, il souhaite la destruction de
la communauté chrétienne alors que les chrétiens – qui sont considérés dans
le Coran comme Ahl al-Kitab [les Gens du Livre] ainsi que les juifs –
détiennent un statut de protégé dans la religion de l’Islam. L’ambassadeur
possède par conséquent un point de vue assez radical sur « l’autre ».
En second lieu, au début du XVIIe siècle, dans un contexte
d’accentuation des invasions européennes dans le monde et d’un repli
ancien et définitif de l’Extrême Occident musulman du continent européen,
les affirmations de suprématie de l’Islam par El-Hajeri ne sont pas du tout
établies.
Certes la religion de Mahomet s’étend du Maghreb al-Aqça jusqu’en
Chine et occupe une superficie territoriale supérieure à celle de la
Chrétienté. Mais il y a un net décalage – en excluant l’Empire ottoman
évidemment – entre la décadence de la puissance des États musulmans du
53
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 59.
85
Bassin méditerranéen d’Occident notamment du Maroc et la confirmation
de la montée en force des nations chrétiennes à l’échelle mondiale.
Les paroles de l’envoyé de Moulay Zidan sont donc nourries de la
nostalgie de la grandeur de la civilisation musulmane à l’époque médiévale
et en même temps pleines de rancœur, de haine contre les chrétiens
d’Espagne à cause de ce qu’ils font subir à ses frères.
Pour Ahmed El-Hajeri, l’ennemi numéro un du musulman reste le
chrétien qu’il diffame lors de son voyage en France :
Parmi ce qui m’est arrivé au pays des Frandja lorsque j’étais là-bas,
c’était d’entendre souvent un petit bruit dans la maison où je dormais seul
[...]. Je n’ai pas cessé de réciter les paroles de Dieu pour me renforcer et
me sauver du diable […] je ne connaissais pas quel était son objectif [au
début] puis j’ai compris qu’il [le diable] voulait que je quitte le pays des
Infidèles54.
Selon l’agent diplomatique du Maroc, le royaume de France n’est
qu’un pays damné où le diable réside et persécute les « Fidèles ». C’est
pourquoi il sollicite l’aide de Dieu à plusieurs reprises et premièrement dès
son arrivée en France au port du Havre : « Passant la nuit à bord du navire,
j’en ai profité pour lire la sourate El-Tawid afin d’être sûr de mes pas sur la
terre des Païens55 ». Cette sourate – subdivision qui constitue le Coran – est
un des fondements importants de la religion islamique, car elle prône
54
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 129.
55
Idem, p. 45.
86
l’unicité de Dieu qui s’oppose au dogme de la Trinité – Dieu est en trois
personnes à la fois – dans la religion chrétienne. L’envoyé marocain Ahmed
El-Hajeri la récite également à Bordeaux :
La nuit avant le jour du voyage, j’ai vu dans mon sommeil de
nombreux satans qui tournaient autour de moi dans tous les sens […]. J’ai
commencé à lire la sourate [El-Tawid] mille fois et à invoquer Dieu le
Très Haut afin qu’il me sauve du mal des ennemis grâce à sa
bénédiction56.
En fait, on apprend à la page suivante que ces « satans » ne sont
autres que des « Infidèles », des habitants du royaume : « un des satans
[…] était un Infidèle qui était venu avec nous sur le bateau57 ». Toutefois y
a-t-il réellement une différence pour El-Hajeri entre les deux ?
Il apparaît que non car le kafir est destiné par ses fausses croyances
en enfer tandis que le musulman – qui pratique « la véritable religion » – est
promis à séjourner au paradis.
En clair, l’envoyé marocain ne compte pas le royaume de France
comme un pays ami mais plutôt comme une nation « infidèle », impie,
démoniaque que les « Croyants » doivent combattre et convertir à « la vraie
religion de Dieu ».
56
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 84.
57
Idem, p. 85.
87
Qu’en pense Abdallah Ben Aïcha à la fin du XVIIe siècle ? En tant
que musulman est-il en accord avec la pensée d’Ahmed El-Hajeri ?
La réflexion du corsaire Salétin est ardue à saisir par rapport à celle
de l’envoyé de Moulay Zidan, à cause principalement d’un manque de
documentation précise sur ce sujet.
Néanmoins avec le peu d’information existant, il est possible de se
faire une petite idée sur les sentiments personnels de Ben Aïcha envers le
royaume des Bourbon. L’ambassadeur de Moulay Ismaïl considère-t-il que
le royaume de Louis XIV soit un État ami à l’inverse de son compatriote ?
Voici la grande interrogation à laquelle il faut répondre.
Aucune des lettres de Ben Aïcha adressées à ses proches ne donne
malheureusement une réponse franche. Mais il faut noter qu’elles ne
comportent pas de mots ou paroles montrant, une quelconque hostilité à
l’encontre soit du pays soit des sujets du royaume, à la différence des écrits
de l’ambassadeur El-Hajeri. A-t-il rompu avec la vision religieuse
« Fidèle »/« Infidèle », Dar al-Islam/Dar al-Kufr ? Impossible de le savoir.
A-t-il des rancunes particulières contre le royaume des Bourbon ? On peut
le croire assez aisément si on se remémore, premièrement, que la ville de
Salé – le repère des corsaires marocains et sa ville natale – a été plusieurs
fois victime de blocus et de bombardements par les frégates françaises
comme par exemple en 1672 et en 1698, événement qui est à l’origine du
départ de Ben Aïcha.
88
En outre, c’est un combattant du djihad maritime qui traque sur
toutes les mers les navires chrétiens et notamment français. Enfin, dans une
de ses lettres à son frère Abd er-Rahman datée du 24 février 1699,
aujourd’hui perdue mais dont il reste une traduction de l’interprète Pétis de
la Croix, Ben Aïcha qui refuse de négocier à Brest avec les agents royaux
écrit : « S’il plaist à Dieu, nous viendrons à bout de tout et aurons
l’avantage sur leur Roy, comme l’avons eu sur eux [les agents du roi]58 ».
Qu’est-ce que cela signifie précisément ? L’ambassadeur du Maroc fait
passer les intérêts de son pays avant tout, dans les négociations de paix qui
s’ouvrent avec les responsables français. Ces paroles dans un tel contexte
paraissent par conséquent tout à fait logiques.
En tant qu’envoyé du sultan, il n’a pas l’intention de se faire dicter
les volontés de la France qui désire signer un traité plus favorable pour elle.
On ne peut pas donc penser que les dires de Ben Aïcha sous-entendent un
sentiment haineux envers « l’autre », un désir de le combattre, de le détruire
comme le ressent El-Hajeri au fond de lui. Il reste ainsi difficile de donner
une position claire du corsaire de Salé.
En tout cas, il semble envisager à l’opposé de l’ambassadeur de
Moulay Zidan des rapports normaux entre son pays et le royaume de Louis
XIV basés sur un respect mutuel.
58
Lettre interceptée de Ben Aïcha à son frère Abd er-Rahman du 24 février 1699 et traduite par
Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 62.
89
Deux visions antagonistes ont l’air de s'objecter sur la France en tant
que puissance : d’une part, celle de Ben Aïcha qui conçoit ce pays comme
un grand d’Europe à la fin du XVIIe siècle comme le Maroc en Afrique et
qui juge par conséquent que des relations amicales peuvent s’installer entre
les deux États.
Puis d’autre part, le regard de l’ambassadeur de Moulay Zidan,
Ahmed El-Hajeri qui considère la France comme un pays des « Infidèles »
sans grande force politique et militaire particulière sur le continent
européen qu’il faut guerroyer dans le cadre d’un djihad offensif et surtout
agressif.
L’organisation politique de la France du XVIIe siècle
Après avoir fait porter l'attention tout d’abord, sur la place du
royaume des Bourbon en Europe selon les deux envoyés des sultans
marocains et ensuite, sur leurs visions respectives concernant les relations
que doivent avoir le Maroc avec ce royaume chrétien, voyons comment ElHajeri et Ben Aïcha distinguent l’organisation intérieure de la France au
niveau politique au début et à la fin du XVIIe siècle.
90
En fait, les renseignements sur l’administration politique du pays
dans les écrits de Ben Aïcha et de El-Hajeri sont quasiment nuls. On peut
ainsi en conclure qu’ils n’ont pas jugé très important de privilégier ce sujet.
Toutefois, quelques lignes intéressantes du récit de voyage de
Ahmed El-Hajeri et des lettres du Salétin Abdallah Ben Aïcha permettent
d’apporter des précisions, sur leurs perceptions individuelles du pouvoir
politique du royaume de France au XVIIe siècle.
D’ailleurs les informations les plus abondantes concernent le plus
grand personnage qui est à la tête du royaume français, c’est-à-dire le roi en
personne. Les ambassadeurs marocains ont été envoyés auprès de lui. Ils
ont donc accordé quelques lignes dans leurs écrits de voyage au monarque
de France.
Mais sur quels points ont-ils le plus insisté : les attributs politiques,
les qualités et défauts du souverain ou bien la vie quotidienne que le roi
mène à sa cour ?
Ahmed El-Hajeri a livré dans sa rihla quelques notes de façon
répandue concernant le roi de France vers 1610/11. Il écrit effectivement à
son sujet :
Après l’assassinat du sultan de Barich [Paris] par Aboulouch qui est
maintenant sultan, je me suis dis [que] le soleil dont les sultans
prétendent prendre leurs pouvoirs désigne également le malheur de ces
91
sultans parce qu’il est indiqué dans les livres des astrologues que le sultan
sera tué à une heure précise du calendrier solaire59.
El-Hajeri utilise encore une fois le terme arabe sultan pour le titre de
roi. Cela découle probablement en réalité de son idée politique sur le monde
– « Demeure de l’Islam » contre « Demeure de l’Impiété » – qui débouche
sur le rejet de « l’autre » et de sa civilisation ; et par conséquent, il remplace
certains mots par ceux de sa culture comme une sorte de conversion.
Néanmoins, l’agent diplomatique en mission en France est au
courant de l’assassinat du souverain Henri IV au printemps 1610. Il
n’évoque pas cependant Ravaillac comme assassin du roi. C’est selon lui un
certain « Aboulouch » qui est le meurtrier. Mais il semble impossible de
savoir pourquoi El-Hajeri pense que c’est cette personne qui a tué le
Bourbon. Il explique également que cet assassin prend la place du roi de
France défunt alors que le soir même de l’assassinat du monarque, le
Parlement de Paris déclare sa femme Marie de Médicis régente du royaume
pendant la minorité du nouveau souverain, Louis XIII, âgé de neuf ans. ElHajeri commet ainsi deux erreurs. Ce sont les seules informations
concernant le roi de France que l’on trouve dans le récit de l’ambassadeur
Ahmed El-Hajeri.
Mais quelques notes sont accordées au système d’organisation du
pays dans la rihla de El-Hajeri. Elles sont par malheur très dispersées dans
son récit de voyage et il s’avère laborieux de cerner exactement ce qu’il
59
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 102-103.
92
décrit. Il écrit notamment : « ils [non identifié] m’ont donné une lettre du
sultan [de France] portant le sceau du grand diwan [gouvernement] […] qui
avait pouvoir sur tous les diwans du pays des Frandja60 ». El-Hajeri
souligne ici une subdivision politique et administrative du royaume des
Bourbon dans laquelle le souverain français et son gouvernement sont en
haut de la pyramide.
Cependant est-ce que le souverain français contrôle réellement tout
son royaume ? L’envoyé en ambassade de Moulay Zidan évoque en effet,
dans un autre passage de son récit de voyage, l’organisation
gouvernementale de la ville de Bordeaux : « Dans cette ville, il y a quatrevingts cadis, deux cents procureurs, des mouftis, d’innombrables secrétaires
et un diwan [gouverneur]61 ». L’agent du sultan saadien continue à utiliser
des notions appartenant spécifiquement à sa langue.
Mais ces renseignements – et ce sont les seules que l’ambassadeur
fournit sur toutes les villes françaises visitées – montrent que Ahmed ElHajeri a remarqué que Bordeaux possède une spécificité politique au début
du XVIIe siècle. Jean-Pierre Babelon dans sa biographie du souverain Henri
IV note d’ailleurs sur cette ville portuaire : « Bordeaux se gouverne comme
une vraie république62 ». Une fonction de l’organisation politique de la
France des années 1610 revient plusieurs fois dans la rihla de l’envoyé en
60
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 44.
61
Idem, p. 77.
62
Jean-Pierre Babelon, Henri IV, Paris, Fayard, 1982, p. 792.
93
ambassade El-Hajeri, celle de cadi : « Ils [non identifié] ont donné les
lettres du sultan [du Maroc] aux cadis63 ». Pour quel équivalent français ce
terme purement arabo-musulman est-il utilisé par l’ambassadeur ?
Un cadi dans les pays musulmans est un juge qui se réfère à la loi
islamique. Il est par conséquent étonnant de trouver cette fonction en
France. La seule donnée relatif aux charges de ces cadis dans le royaume de
France réside dans un petit passage des écrits de El-Hajeri : « Dans ce
palais [à Paris], il se trouve un cadi chargé des problèmes bilatéraux64 ». Il
semble donc que les personnes nommées par El-Hajeri « cadis » s’occupent
principalement des relations diplomatiques du royaume des Bourbon avec
les autres États. Leurs fonctions restent ainsi limitées aux affaires étrangères
et cela explique pourquoi l’ambassadeur de Moulay Zidan évoque ces
personnages qu’il a rencontrés. Cependant, il n’est guère possible
d’identifier ces « cadis » par un manque sérieux d’informations et
notamment en ce qui concerne leurs tenues vestimentaires.
A l’inverse de l’envoyé en ambassade de Moulay Zidan, le corsaire
de Salé possède une image déterminée du monarque de France. Plusieurs
paroles de l’amiral Abdallah Ben Aïcha concernent effectivement le
souverain Louis XIV que l’ambassadeur semble admirer considérablement.
63
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 49.
64
Ibid, p. 49.
94
Dans une lettre datée de la fin du mois de septembre 1698, il nomme
Louis XIV le « plus grand des Chrétiens, roi de France de père en fils65 ».
Dans une autre lettre du 14 novembre 1699 au secrétaire d’État au
département de la Marine le comte de Pontchartrain, il nomme le souverain
français « empereur de France et de Navarre66 ». Le Salétin apparaît par
conséquent informer du caractère héréditaire de la monarchie française et
de la descendance de Louis XIV comme le petit-fils d’Henri IV. Au cours
de sa harangue faite au roi lors de son séjour, l’ambassadeur de Moulay
Ismaïl multiplie les flatteries à l’égard du monarque :
Très haut, très excellent, très magnanime et toujours invincible
empereur de France, Louis XIIIIe, Dieu bénisse a jamais le règne de
Votre Majesté Imperialle ! […] le premier et le plus grand empereur de la
chrétienté, lequel à l’exemple de ses illustres ancestres dont il tient son
sceptre a etendu bien loin par sa valleur les frontières de son vaste
empire67.
Ben Aïcha met Louis XIV sur un piédestal en lui témoignant tant
d’admiration et en le couvrant de tant de gloire et de mérite. L’envoyé en
ambassade du Grand Electeur de Brandebourg auprès de Louis XIV dans
les années 1680, Ezéchiel Spanheim, consacre également une partie de sa
relation à la gloire du roi :
65
Lettre de Ben Aïcha à Louis XIV de septembre 1698 traduite par Pétis de La Croix, dans
S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 14.
66
Lettre de Ben Aïcha au comte de Pontchartrain du 14 novembre 1699 traduite par Pétis de La
Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 479.
67
Harangue de ben Aïcha reproduite dans les « extraits des Mémoires de Breteuil », dans S.I.H.M.,
op. cit., tome V, p. 230-231.
95
Ce qui ne put que paroître d’autant plus étrange qu’en effet la gloire est
l’autre passion du Roi qui le domine et le possède jusques à l’excès, et
qui aussi a eu le plus de part aux événements fatals de nos jours […]. On
s’attacha à le [Louis XIV] faire seul l’auteur et le mobile de tous les
heureux succès de son règne, à les attribuer uniquement à ses conseils, à
sa prudence, à sa valeur et à sa conduite, bien plus qu’à ses forces, à ses
ministres, à ses généraux et aux conjonctures68.
Spanheim a un regard critique sur la question et semble prendre du
recul tandis que pour Ben Aïcha, le roi efface tout ce qui existe autour de
lui car même lors de ses visites dans le royaume, il ne fait que des allusions
au Roi-Soleil.
Ainsi en se remettant à la relation du Mercure Galant de février-juin
1699, l’ambassadeur du Maroc a déclaré :
[…] la majesté du Roy ressembloit à la lumière du soleil, qui donnait
de l’éclat à la grandeur de ses sujets et à la magnificence de sa Cour, mais
que tout cela n’avoit de lumière qu’autant qu’il plaisoit à cet astre de leur
en prester, et qu’il faloit bien qu’il fût dans une grande élevation, puisque
les rayons de sa gloire s’estendoient jusques dans son pays et s’y faisoient
voir une admiration69.
Certes les dires de Ben Aïcha ont été amplifiés par le Mercure
Galant. Cependant, tout au long des visites aux différents sites de Paris ou
68
69
E. Spanheim, Relation, op. cit., p. 49.
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 325.
96
de Versailles, Ben Aïcha n’a pas cessé de vanter « les beautés de la France,
la grandeur et la puissance du Roi70 ». Cet engouement demeure réel et elle
se comprend mieux lorsque l’on connaît l’émerveillement du sultan Moulay
Ismaïl à l’égard du roi Louis XIV qui est à ses yeux le plus puissant
d’Europe et « l’héritier d’Héraclius71 ».
Le prophète Mahomet a en effet envoyé une lettre à l’empereur
d’Orient Héraclius Ier (610-641) l’invitant à se convertir à l’Islam. Moulay
Ismaïl descendant de Mahomet croit alors que Louis XIV est le descendant
lointain d’Héraclius puisque son envoyé « veut voir la fameuse lettre de
Mahomet au pseudo-ancêtre de Louis XIV, Héraclius, qui tenait tant à cœur
à Moulay Ismaïl, mais on ne peut que lui montrer une lettre, authentique
celle-là, du sultan [ottoman] Suleimân à François Ier72 ».
L’ambassadeur marocain effectue très souvent des comparaisons
entre Louis XIV et son maître. Il déclare par exemple dans sa
harangue : « comme il [Moulay Ismaïl] est le prince de toute l’Afrique, le
plus puissant, le plus grand et le plus redoutable, il ne peut faire une plus
digne offrande que de donner la sienne au plus puissant, au plus grand et au
plus redoutable empereur de l’Europe [Louis XIV]73 ». Le souverain
français est mis sur un même pied que le sultan marocain, aux yeux de Ben
70
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 314.
71
Ch. Penz, Les Rois de France et le Maroc, op. cit., deuxième série, p. 105.
72
Ch. Penz, Les Captifs français du Maroc au XVIIe siècle (1577-1699), Rabat, Imprimerie
officielle, 1944, p. 259.
73
Harangue de Ben Aïcha reproduite dans les « Extraits des Mémoires de Breteuil », dans
S.I.H.M., op. cit., p. 232.
97
Aïcha. La force politique du monarque français ne lui a pas fait également
défaut. Il sait que le roi de France, comme son maître, détient parfaitement
les rênes du pouvoir et dirige seul le pays. L’absolutisme est à son apogée
sous Louis XIV comme sous Moulay Ismaïl.
Les deux ambassadeurs du Maroc ont par conséquent accordé une
part minime à l’organisation politique du royaume des Bourbon dans leurs
manuscrits. Cela semble assez déconcertant puisque étant des agents d’un
« gouvernement », il apparaît évident à priori qu’ils s'attachent plus au
fonctionnement d’un État surtout chrétien.
Si l’on compare avec d’autres relations d’ambassade comme celle de
Spanheim sur ce sujet, il existe un grand écart entre l’abondance des
indications chez l’Allemand et la médiocrité dans les écrits des deux
Marocains. Néanmoins, le regard politique du corsaire salétin diffère de
celui d’Ahmed El-Hajeri concernant le pouvoir royal français.
Le premier a rompu avec la vision Dar al-Islam contre Dar al-Kufr et
accentue en plus avec exagération le rayonnement de la puissance de Louis
XIV et de son royaume.
Au contraire, le second apporte une importance secondaire au
politique dans son récit de voyage. Du moins l’ambassadeur de Moulay
Zidan évoque le royaume de France comme terre des kafirs, en accord avec
la vision religieuse « Fidèle »/« Infidèle ». Comment les deux envoyés du
98
mahrzen discernent-ils maintenant l’économie et la société françaises du
XVIIe siècle ?
99
CHAPITRE 4 : L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ DU ROYAUME DE
FRANCE
Est-ce que le corsaire de Salé Ben Aïcha et l’interprète du sultan
Ahmed El-Hajeri accordent, à ces deux domaines, une plus grande
importance que le politique dans leurs écrits de voyage ? De quelle façon
surtout saisissent-ils, en tant que Marocains musulmans, l’économie et la
société d’un pays chrétien ?
Pour répondre, nous commencerons premièrement à étudier les
indices économiques notés par les envoyés marocains ; puis en second,
nous essayerons de cerner les relations qui se sont créées entre les acteurs
de la société française – dont une grande partie participe notamment aux
rouages de l’économie du pays – et les agents mahrzeniens.
100
Le regard de El-Hajeri et de Ben Aïcha sur l’économie de la France
Dans l’histoire du développement de l’Europe, les mutations
politiques sont liées indiscutablement aux changements économiques. Estce que les ambassadeurs ont conscience de l’importance de la composante
économique dans ce royaume ?
Les deux envoyés marocains au XVIIe siècle ont parcouru une partie
du pays. A partir des visites du royaume des Bourbon, ils ont donc attribué
dans leurs écrits quelques remarques d’ordre économique sur les villes de
France. Des limites existent néanmoins sur la description de l’économie du
royaume français par les deux Marocains.
Effectivement les villes à l’époque moderne ne regroupent pas, tout
d’abord, plus de vingt pour cent de la population. Et surtout, les
ambassadeurs n’évoquent à aucun moment le monde rural et son économie
qui reste primordiale dans tout le royaume. Commençons ainsi par les notes
de El-Hajeri sur les descriptions des villes visitées.
L’ambassadeur El-Hajeri débarque au royaume des Bourbon dans le
port du Havre de Grâce. Pourquoi débarque-t-il dans ce port ? Quelle est
l’activité commerciale du Havre de Grâce à cette époque ? Aucune réponse
n’est apportée par Ahmed El-Hajeri. Il indique seulement que le port du
101
Havre de Grâce désigne le « port de la Bénédiction74 ». Est-ce que ce port
connaît une intense animation ? La question se pose parce que
l’ambassadeur du sultan Moulay Zidan retourne une deuxième fois dans le
port du Havre afin de s’embarquer pour les Provinces-Unies. Mais il reste
encore muet en ce qui concerne les activités de cette ville.
Le deuxième endroit dans lequel El-Hajeri séjourne est Rouen :
« Nous sommes allés dans la ville de Rouen où j’ai rencontré un
commerçant du nom de Fahrt que j’ai connu à Marrakech75 ». Ainsi on peut
en déduire que le port de Rouen commerce avec le Maroc d’après ce que dit
El-Hajeri. Mais est-ce que Rouen est plus considérable que le port du Havre
au début du XVIIe siècle selon l’envoyé marocain ? Aucun détail dans le
récit ne nous permet de répondre.
El-Hajeri évoque ensuite la plus grande ville de France, Paris :
« C’est la capitale du sultanat des Frandja. La distance entre cette ville et
Rouen est à peu près de trois jours. La longueur de Barich [Paris] est de
cinq mille cinq cents pas alors que sa largeur est de quatre mille cinq cents
pas. Les maisons y sont très hautes […]. Elle est également très peuplée76 ».
C’est la plus longue description d’une ville de tout le récit de El-Hajeri. Ses
petites indications sur la superficie, la hauteur de la ville et sa dense
population montrent que Paris a tout de même marqué l’ambassadeur si l’on
compare avec les descriptions qu’il donne sur les autres villes.
74
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 45.
75
Ibid, p. 45.
76
Idem, p. 49.
102
L’ambassadeur ottoman Mehmed Efendi est également touché par
l’élévation des maisons sous la Régence au début du XVIIIe siècle : « Il
n’est point vrai que Paris soit si grand que Constantinople, mais aussi ses
maisons sont à trois ou à quatre étages et beaucoup à sept77 ». Ahmed ElHajeri établit un classement des villes du monde :
Les Naçeras [chrétiens] disent que la plus belle ville du monde, c’est
Constantinople. Puis, la ville de Barich et celle de Lisbonne dans le pays
Andalous. Ils doivent aussi citer El-Maç’r qu’ils appellent le Grand
Caire. En effet, si on ajoute à la nouvelle El-Maç’r, l’ancienne plus
Boulak et Qayat-Bay, on ne saurait pas laquelle est la plus grande Barich
ou El-Maç’r78.
Un peu plus loin dans son récit, il déclare également : « Quant à ElMaç’r – que Dieu la sauvegarde – elle est parmi les plus belles villes du
monde, comme c’est le cas de Barich […] la ville de Marrakech […] est
d’une surface environ identique à Barich79 ». Sur les quatre capitales qu’il
compare à Paris, trois se situent dans le monde musulman et une, Lisbonne,
était sous la tutelle de l’Islam.
En outre, la capitale du royaume de France semble placer
indiscutablement derrière Istanbul et à égalité avec Le Caire. Le sentiment
d’appartenance à la communauté musulmane influence la hiérarchie de El-
77
M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., p. 135.
78
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 49.
79
Idem, p. 96.
103
Hajeri qui défend la civilisation islamique. Cependant l’envoyé marocain
n’évoque pas les activités économiques de Paris.
El-Hajeri accorde uniquement deux notes qui recoupent le domaine
économique lorsqu’il est dans la capitale. Premièrement, il demande à
Albert de l’emmener : « dans le lieu où se trouvent des câbles d’où
jaillissent de l’eau de la terre appelés chez eux bounbah [pompe]80 ». ElHajeri ne développe pas profondément le fonctionnement de ces pompes.
Toutefois cela semble particulièrement le captiver pour l’avoir inscrit dans
son récit de voyage. Pourquoi d’ailleurs y accorde-t-il une attention ? Il est
impossible de fournir une réponse, car il connaît leur existence avant de les
voir à Paris, puisque c’est lui qui demande à Albert de lui montrer.
Deuxièmement,
El-Hajeri
procède
à
une
réflexion
d’ordre
économique à Paris : « Puis, nous avons continué notre chemin entre les
énormes et gigantesques arbres. J’ai alors pensé que les navires étaient
peut-être fabriqués par le bois de ces arbres81 ». L’envoyé diplomatique ne
nous renseigne pas malheureusement sur le lieu précis où il aperçoit ces
arbres et notamment si c’est dans une forêt qui environne la capitale. ElHajeri nous laisse aussi sur notre faim puisqu’il ne développe pas le fond de
sa pensée et il nous épargne les détails.
Il parle de navire alors qu’il n’évoque même pas le nom de la Seine
une seule fois ou bien le simple fait que Paris est traversée par un énorme
80
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 52.
81
Idem, p. 53.
104
fleuve. Pourtant lorsqu’il évoque Bordeaux, il parle de la Garonne sans la
nommer : « Sachez que c’est une des plus grandes villes des Frandja qui est
située sur le bord d’une rivière82 ». Mehmed Efendi réalise dans son récit la
même réflexion : « De toutes les villes que j’ai vues en France, il n’y en a
point qui mérite d’être comparée à Bordeaux83 » et il va même plus loin en
formulant que : « Le fleuve de la Garonne se trouve si large devant la ville
qu’il ressemble au port de Constantinople84 ». Cependant Bordeaux est à ce
moment, au début du XVIIIe siècle, un grand port de commerce qui possède
une activité importante. Est-ce que c’est le cas à l’époque du voyage de ElHajeri ? L’ambassadeur ne donne aucun éclaircissement sur ce sujet.
Le dernier lieu auquel il accorde une description est Toulouse : « Je
me suis dirigé vers la ville de Toulousha qui était une des grandes villes des
Frandja et située sur la rive d’une grande rivière qui mène vers Bardaoich
distante d’environ trois jours85 ».
En fait l’ambassadeur reste très vague dans toutes ces descriptions.
Est-ce que El-Hajeri ne s’intéresse pas au domaine économique ? Selon ElKaddouri, Ahmed El-Hajeri a traité – certes très rapidement – les indices de
l’économie européenne86. Mais El-Kaddouri donne seulement l’exemple de
l’étonnement de El-Hajeri à propos de la grande activité commerciale du
82
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 77.
83
M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., p. 79.
84
Ibid, p. 79.
85
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 83.
86
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 69.
105
port d’Amsterdam qui prend quatre pages entières de son récit dont voici un
extrait : « il ne se trouve nulle part dans le monde une ville avec un nombre
pareil de navires à un tel point qu’on dit qu’il s’y trouve six mille navires
grands et petits87 ».
L’Europe a compris depuis longtemps que l’hégémonie politique
passe par une domination commerciale qui se réalise elle-même par une
emprise des routes maritimes. Les pays européens ont alors développé des
infrastructures dans leurs ports. C'est pourquoi El-Hajeri a été subjugué par
l’activité portuaire d’Amsterdam et son importante armada qui est la
maîtresse des mers et des océans à cette époque. Par conséquent, à partir de
l’émerveillement de l’envoyé El-Hajeri sur Amsterdam, on peut conclure,
qu’au début du XVIIe siècle, le royaume de France n’a pas encore
d’énormes ports et villes.
En tout cas le peu de notes rédigées par l’envoyé marocain sur
l’économie de la France consent à le penser. Que pense Ben Aïcha à présent
de l’économie du royaume de Louis XIV ? Porte-t-il à ce thème un plus
ample intérêt que son compatriote marocain ?
L’ambassadeur de Moulay Ismaïl accorde également une part
dérisoire dans ses écrits de voyage à la situation économique du royaume de
France mais cette fois à la fin du XVIIe siècle.
87
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 109.
106
Il n'opère qu’une seule allusion à la vie économique du pays dans
une lettre adressée à son frère Abd er-Rahman qui date du mois de février
1699. Interceptée, elle est traduite par l’interprète en langues orientales de
Louis XIV, Pétis de la Croix :
Il [Ben Aïcha] marque que la France est en disette de vivres, que le
pain y vaut cinq sols et demi la livre, la viande sept sols et demi la livre,
le savon douze sols et demi et l’huile 15 sols et ainsy toutes les denrées ;
que la cherté avait passé de France en Allemagne et cela par les grandes
pluyes qui ont mesme submergé plusieurs de leurs villes et villages88.
L’exactitude de ces nouvelles est confirmée par les renseignements
que nous apporte l’ouvrage de Maurice Champion. Toutefois pourquoi
n’avoir parlé qu’une seule fois de la conjoncture économique du royaume ?
Pourquoi Ben Aïcha a-t-il évoqué un fait conjoncturel et n’a t-il pas essayé
de décrire les « structures » économiques du territoire français ? Est-ce que
pour lui une « disette » est un phénomène extraordinaire qu’il n’a jamais
connu au Maroc ? Cela n’est pas si sûr ; mais, il n’est pas concevable de
donner une véritable réponse à ces interrogations.
A Paris, l’amiral Ben Aïcha visite plusieurs « lieux de production »
qui sont des monopoles d’État comme l’Orfèvrerie du roi, la Monnoye des
Médailles, la savonnerie, la Manufacture des Glaces du Faubourg SaintAntoine et la Manufacture des Gobelins.
88
Lettre interceptée de Ben Aïcha à son frère Abd er-Rahman de février 1699 et traduite par Pétis
de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 63.
107
Cependant aucune source de sa main ne mentionne ses impressions
personnelles sur ces voyages. En outre, si l’on se réfère à la relation du
Mercure Galant de février-juin 1699, les remarques de l’ambassadeur ne
sont guères pertinentes et surprenantes en ce qui concerne ces endroits
visités.
Ainsi, comprendre les sources de l’économie de la France au XVIIe
siècle d’après les ambassadeurs El-Hajeri et Ben Aïcha reste très compliqué
à réaliser. L’obstacle essentielle est en fait l’absence d’intérêt à la donne
économique du royaume de France à travers les écrits des deux envoyés
marocains.
Il est par conséquent assez clair que, pour les deux agents du
mahrzen, l’économie n’est pas très importante dans la puissance d’un État.
Du moins, El-Hajeri et Ben Aïcha négligent bien cette composante
essentielle qui a permis notamment aux puissances européennes de dominer
le monde.
De quelle manière à présent peignent-ils la société du royaume des
Bourbon ? S’intéressent-ils davantage dans leurs écrits à fournir un tableau
social du royaume de France au XVIIe siècle ?
108
« Le paradis des Infidèles »
Cette expression sert à qualifier la manière dont les envoyés
marocains ont pu percevoir la vie quotidienne des habitants du royaume de
France au XVIIe siècle.
La formule a un double sens : premièrement, une acception
spiritualiste car le vrai « Croyant » aspire à l’au-delà alors que « l’Infidèle »
se complaît dans les jouissances matérielles ; et deuxièmement, elle peut
être comprise comme une métaphore exprimant l’enthousiasme du
« Fidèle » relatif à la vie menée par le kafir. Comment à partir de ces deux
définitions se rangent Ahmed El-Hajeri et le raïs de Salé Abdallah Ben
Aïcha ?
Pour répondre à cette interrogation, il faut analyser d’une part les
relations entre cette élite marocaine et les membres de la haute société
française de l’époque ; puis d’autre part, les représentations des envoyés des
sultans du Maroc en ce qui concerne les mœurs des Français au XVIIe
siècle. Enfin il faut terminer par leurs réflexions à l’égard de la religion de
« l’autre ».
109
Les relations entre l’élite marocaine et les membres de la société française
Qui sont ceux côtoyés par les deux ambassadeurs du Maroc ? Peuton cerner, à partir des écrits de voyage des deux envoyés en ambassade en
France, quelques caractéristiques de la composition sociale du royaume des
Bourbon ? Commençons par le raïs Abdallah Ben Aïcha.
L’envoyé de Moulay Ismaïl a rencontré beaucoup de personnages et
a essayé de nouer des liens avec l’élite en place. La preuve réside dans
certaines lettres de Ben Aïcha qui s’adressent en premier lieu à des grands
personnages.
Par exemple, dans une lettre du 7 mai 1699 à Pontchartrain, le raïs
lui exprime son amitié, son estime, ses remerciements et il lui offre ses
services malgré l’échec de sa mission89. Il assure une seconde fois
Pontchartrain et Torcy de son amitié dans une lettre écrite de Brest le 21
mai 169990. Il semble désirer nouer de véritables liens avec cette noblesse
qui a accaparé les offices publics dans tous les domaines. En effet, le roi
appelle la noblesse de robe aux plus hautes charges de l’État à la place des
princes de sang.
89
Lettre de Ben Aïcha à Pontchartrain du 7 mai 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M.,
op. cit., tome V, p. 261-263.
90
Lettre de Ben Aïcha à Pontchartrain et Torcy du 21 mai 1699 traduite par Pétis de La Croix,
dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 277-281.
110
Abdallah Ben Aïcha a rencontré lors de son séjour également les
membres de la famille royale. Mais l’ambassadeur marocain ne correspond
pas avec eux. Une seule exception apparaît dans ses nobles fréquentations :
le marchand Jean Jourdan, un des associés de la Manufacture royale des
glaces du Faubourg Saint-Antoine.
D’après le nombre important du courrier échangé entre les deux
hommes, on peut dire qu’une amitié sincère est née entre Ben Aïcha et
Jourdan. Les lettres échangées parlent pratiquement toutes de la volonté de
Jean Jourdan d'établir à Salé un facteur et un comptoir pour commercer
avec le Maroc91. La correspondance épistolaire la plus longue que Ben
Aïcha entretient avec un Français est celle avec Jourdan.
Quelles sont du côté de l’ambassadeur de Moulay Zidan les
personnes rencontrées ? Sont-elles de la même origine sociale que les gens
côtoyés par le corsaire de Salé ?
La première personne que croise El-Hajeri en France est « un
commerçant du nom de Fahrt92 ». Il a des contacts donc avec la « classe »
marchande.
Il rencontre aussi à Rouen « le grand cadi [le grand juge] » qui « s’est
montré très intime avec moi et […] m’a aidé énormément dans les
91
Correspondance entre Ben Aïcha et Jean Jourdan, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 134-135 ;
162-164 ; 182-184 ; 286-290 et 294-297.
92
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 45.
111
jugements93 ». El-Hajeri noue ainsi des relations avec les Grands du pays
mais davantage en province que dans la capitale. Cependant, cela ne
l’empêche guère de remarquer à Paris que « les résidences des Grands sont
construites avec des pierres marbrées94 ». Pour l’ambassadeur ce matériau
est sûrement une marque de richesse et de distinction.
Mais l’agent du sultan Ahmed El-Hajeri s’attarde principalement sur
la description de la propriété du « caïd du sceau [le chancelier] » qu’il a
rencontré à Paris et qu’il suit à Olonne :
On est arrivé chez lui. C’était une maison située en dehors de la ville
près d’une rivière, entourée par des murailles et construite avec des
pierres polies. Dans cette maison, il y avait des canons et près d’elle se
trouvaient un grand jardin, des forêts, de larges plantations de blé et tout
cela appartenait au dit caïd. Sa femme nous a accueillis ainsi que ses
serviteurs95.
Si l’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri accorde autant de
lignes dans sa relation à décrire cette immense propriété, c’est qu’elle doit
avoir marqué profondément son esprit. Dans ce passage, il confirme très
bien que les grands propriétaires terriens du royaume de France à cette
époque sont les Grands qui possèdent une demeure dans la capitale et qui
occupent des fonctions élevées dans l’État français.
93
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 46.
94
Idem, p. 47.
95
Idem, p. 49.
112
Dans la ville de Bordeaux, il est arrivé aussi à l’envoyé en
ambassade Ahmed El-Hajeri d’avoir aussi « des conversations avec le cadi
de cette ville de Bardaoich nommé Vièrde sur plusieurs questions
religieuses et législatives96 ». Il se met par conséquent en relation avec le
milieu politique mais également avec des ulemmas [savants] de France. Par
exemple, dans la ville de Paris, El-Hajeri fait connaissance avec « un de
leurs ulemmas qui savait l’arabe et qui donnait des cours aux chrétiens. Son
nom était Albert97 ». Si l’on se réfère à ce que dit Jacques Caillé : « A Paris,
Ahmed Ben Qacem fit la connaissance du médecin Etienne Hubert,
professeur d’arabe à l’Université98 », il est vraisemblable que le « Albert »
de sa rihla et Etienne Hubert ne font qu’un.
En tout cas, l’envoyé en mission Ahmed El-Hajeri côtoie des
personnes qui possèdent d’immenses connaissances avec lesquelles il peut
débattre de tous les thèmes et en particulier celui qui lui tient à cœur, la
religion. Les gens d’Eglise sont aussi fréquentés par l’envoyé El-Hajeri
avec lesquels il discute évidemment de sujets en rapport avec la foi. Les
dernières personnes qu’il aperçoit sont des juifs :
Sachez que les juifs de ces pays sont originaires des pays Andalous et
précisément du Portugal […]. Les juifs possèdent une supériorité cachée
96
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69.
97
Ibid, p. 69.
98
J. Caillé, « Ambasades et missions marocaines en France », art. cité, p. 50.
113
à laquelle je n’ai jamais cru jusqu’à ce que je l’aie vue dans les dits pays,
c’est à dire la Frandja et les Flandres99.
Les
paroles
de
l’ambassadeur
Ahmed
El-Hajeri
paraissent
troublantes. On ressent cependant une méfiance chez le Morisque à propos
de cette communauté. Mais que veut-il dire par « supériorité cachée » ? Estce qu’il évoque par-là leur puissance financière dans ces pays ? Rien ne
nous permet malheureusement d’affirmer cela. Toutefois à la différence des
chrétiens, il reste assez distant par rapport aux juifs.
L’ambassadeur El-Hajeri a côtoyé en conclusion largement plus de
gens d’horizons différents que l’envoyé en ambassade Ben Aïcha.
Toutefois, les rencontres des deux agents du mahrzen s’effectuent
spécialement avec des Grands ou bien des personnes qui possèdent une
situation importante dans la société ou de l’économie françaises du XVIIe
siècle.
C’est donc une vision sociale incomplète puisque les deux envoyés
marocains ne fréquentent pas toutes les composantes de la société. Il
manque en effet la plus importante en nombre : la paysannerie. Les
relations ont été en tout cas assez amicales entre l’élite marocaine et les
personnages du royaume de France.
99
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 87.
114
Il faut s’intéresser à présent sur la façon dont les missionnaires des
sultans du Maroc ont pensé la vie quotidienne de « l’autre ». Est-ce que ce
sujet les a préoccupés davantage qu’autre chose ?
Les mœurs de « l’Infidèle » d’après les ambassadeurs marocains
A travers les écrits de voyage des envoyés marocains Ahmed ElHajeri et de Abdallah Ben Aïcha, une première réflexion est attribuée sur la
vie quotidienne des Grands ; puis, un second regard se concentre plus
précisément autour de la femme chrétienne. Ce sont les deux primordiaux
centres d’intérêt qui apparaissent chez les deux ambassadeurs du Maroc
pour ce qui relève des mœurs du royaume des Bourbon au début et à la fin
du XVIIe siècle.
Que pensent les deux envoyés en mission en France des habitudes et
des manières de vie du kafir ? Voyons cela plus en détail.
115
La vie au quotidien des Français selon les « Croyants »
Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha n’ont côtoyé le plus
souvent que des grands personnages en France. Ils ont par conséquent
évoqué principalement leur quotidien. Quelles sont leurs réactions face au
mode de vie de l’élite française ?
L’amiral Ben Aïcha a participé à la vie de cour où il a rencontré les
grands noms du royaume. « Il assista à la Comédie où l’on représentait La
Devineresse, une pièce de Donneau de Visé et de Thomas Corneille, à
l’Opéra où l’on donnait Thésée, au Jeu de Paume, à un « disner » du Roi,
puis à un souper du Roi100 ». Sous Louis XIV, le théâtre est devenu un
grand divertissement de la cour du fait essentiellement du grand intérêt
porté par le roi à cette discipline littéraire.
Cependant nous n’avons pas les impressions sincères émanant de
Ben Aïcha concernant cet art. Néanmoins « Les réceptions des
ambassadeurs du Maroc en 1699 […] furent encore occasion de
magnificence101 ». L’envoyé marocain participe en effet à plusieurs bals
organisés par la fine fleur de la noblesse française ou par la famille royale.
Mais c’est le bal de carnaval de Monsieur (le prince Philippe d’Orléans,
frère de Louis XIV) que Ben Aïcha n’a jamais oublié si nous nous fions à
100
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 315.
101
Jean-François Solnon, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987, p. 339.
116
une parole de l’envoyé de Moulay Ismaïl restituée par le Mercure Galant :
« l’Ambassadeur dit en sortant à M. de Saint-Olon qu’il avait vû trois
choses en France qui ne pouvaient estre surpassées ny même égalées,
sçavoir le Roy, l’Opéra, et le bal de Monsieur102 ». Ben Aïcha a adoré la vie
de cour et paraît être ébloui par les fêtes prestigieuses auxquelles il
participe. Que pense-t-il alors des manières de vivre du courtisan ?
Selon Younès Nekrouf, « il ne comprenait pas, il ne pouvait
comprendre. Surtout, comment le luxe des lieux et des habits, le
raffinement des manières, le progrès technique s’accommodaient de la
saleté écœurante, de l’utilisation en public des chaises percées, et de
l’extrême licence des mœurs partout étalées au grand jour ! … Pour en
juger, il n’est que de se reporter aux nombreux auteurs qui ont traité de la
vie quotidienne au Grand Siècle103 ». Cependant Younès Nekrouf établit
son hypothèse sur aucune source écrite par Abdallah Ben Aïcha lui-même
ou, à un moindre degré, sur aucune parole de l’ambassadeur du Maroc
reproduite dans la gazette, le Mercure Galant.
Ce sont réellement ses impressions, ses sentiments qui nous
intéressent. En fait il n’est guère possible de connaître sa véritable pensée
en ce qui concerne la manière dont vivent les courtisans. Il existe
uniquement des dires du corsaire de Salé Ben Aïcha rapportés et sûrement
embellis par le Mercure Galant touchant les beaux-arts français en
102
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 334.
103
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 319.
117
général : « dans tous les arts, la France estoit parveüe au supreme
degré104 ». Ben Aïcha a visité l’Atelier de dessin du Roi, l’Académie de
peinture et de sculpture et a aperçu énormément de tableaux dans les
châteaux français. Quel est son avis exact sur l’art français : émerveillé ou
bien réservé à cause notamment de ses convictions religieuses ? Aucune
réponse ne peut être malheureusement apportée maintenant. Quelle est la
vision d’Ahmed El-Hajeri sur la question au début du XVIIe siècle ?
Dans la ville d’Olonne, cet ambassadeur a une discussion avec une
femme de la noblesse sur l’art chrétien. El-Hajeri considère ce dernier
comme un art païen puisque selon lui :
Dieu le Très Haut a dit : « Ne faites pas d’images, pas de cultes
d’images, Dieu est le seul culte » […] Les musulmans ne font pas
d’images, ne les adorent pas. Ils se conservent de tout cela à un tel point
que les broderies, les décors des maisons des rois et des mosquées n’ont
jamais été représentés d’images se référant à un être animé105.
Sa position apparaît par conséquent très formelle : il dédaigne
intégralement l’art de « l’autre » qui profane un des dix commandements de
Dieu. Concernant la vie à la cour de France selon El-Hajeri vers 1610/1611
représentée par El-Hajeri, il est impossible de la traiter car il semble que le
Morisque n’ait pas assisté aux fastes de la cour parisienne, aux réceptions et
104
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 333.
105
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 72.
118
aux bals comme peut en témoigner l’absence de remarques à ce sujet dans
sa rihla.
Les deux ambassadeurs n’ont pas par conséquent développé
longuement dans leurs écrits de voyage la vie quotidienne des Français. Ce
thème n’a pas eu une immense importance à leurs yeux alors qu’ils
viennent d’un pays aux mœurs totalement contraires. Mais paradoxalement,
El-Hajeri et Ben Aïcha ont laissé énormément de sources sur la femme
chrétienne.
La femme chrétienne : « objet » de désir ou le diable en personne ?
La femme occupe une place importante dans les écrits de voyage des
ambassadeurs du Maroc du XVIIe siècle. Quels sentiments leur inspirent
cette kafir ? Est-elle convoitée par El-Hajeri et Ben Aïcha, ou à l’inverse,
est-elle répudiée par ces deux Marocains ?
El-Hajeri traite de deux manières différentes la kafir. Cependant
toujours d’un même point de vue : c’est-à-dire en relation avec l’Islam. La
première façon est sous forme de débat avec les chrétiennes à propos de la
condition des femmes musulmanes. Par à exemple à Paris :
[…] la femme a dit : « Comment votre Prophète vous a autorisé à vous
marier avec quatre femmes et le Dieu le Très Haut n’a donné à notre Père
119
Adam qu’une femme ? » […] Je lui ai répondu : « Notre Mère Eve avait
une bénédiction supérieure […]. Quant aux femmes d’aujourd’hui, une
de ces quatre peut tomber malade, une autre être stérile. Ces choses très
courantes nous ne les avons pas vues chez notre Mère Eve »106.
En fait sa réponse qui n’est pas très claire cherche une justification
non pas par rapport aux hommes mais à la femme. L’homme en effet ne
peut-il pas être stérile ou tombé malade ? Voit-il la femme plus faible que
l’homme ? Dans la ville d’Olonne, une autre femme lui a posé la même
interrogation, mais sa réponse est autre : « J’ai dis : « Cela est permis dans
notre religion »107 ».
En tout cas, ce qu’il répond aux femmes est puisé dans les références
religieuses car pour lui ce qu’a dit Dieu est vérité universelle. La même
question a été posée à l’amiral Ben Aïcha à Brest : « Quelques dames luy
ont demandé pourquoi ils prenoient chez eux plusieurs femmes. Il leur
répondit que c’estoit afin qu’ils puissent trouver en plusieurs ce qu’on
rencontre
assemblé
abondamment
en
France
dans
chacune
en
particulier »108. L’ambassadeur de Moulay Ismaïl n’évoque pas la religion,
il complimente la beauté des femmes chrétiennes. Il ne répond pas en fait à
la question.
106
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 66.
107
Idem., p. 71.
108
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 315.
120
Mais il est sincère dans ses paroles si l’on se fie à celles qui sont
reproduites par le Mercure Galant au sujet des femmes : « On séjourna à
Tours, où quelqu’un luy ayant dit que la Touraine et l’Anjou estoient le
jardin de France, il répondit que la Bretagne en estoit le paradis, puisqu’on
y voyait tant d’anges »109 ou à Paris « Une dame demanda à l’ambassadeur
s’il n’avait point trop chaud à cause de la quantité de monde qui l’entouroit,
et il répondit que, dans le paradis, les éléments estoient égaux, et que le
nombre des anges qu’il voyait le représentoit parfaitement »110. Ben Aïcha
paraît se plaire au milieu du beau sexe du royaume et par ses réponses, il
courtise même les kafirs.
Au contraire lorsque Ahmed El-Hajeri a une discussion avec une
femme d’Olonne sur l’amour, l’ambassadeur marocain rejette cette
pratique :
[…] l’habitude dans les pays des Frandja et des Flandres est que celui
qui veut se marier avec une fille, on lui permet de la voir et rester seul
avec, pour avoir des conversations et ainsi pour que l’intimité s’établisse
entre eux. S’ils se mettent d’accord sur les fiançailles à ce moment ; ils
peuvent discuter du mariage. Mais rien ne peut l’empêcher de se séparer
d’elle. Il est possible [en outre] que la fille ait plusieurs visiteurs pour la
même raison. Or, il faut que le musulman remercie Dieu pour la religion
de l’Islam et sa bénédiction111.
109
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 315.
110
Idem, p. 321.
111
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69.
121
Il a par conséquent une mauvaise image de la femme chrétienne qu’il
condamne et il s’oppose à la licence des mœurs des « Frandja » à propos
des relations entre les deux sexes.
Un autre musulman, un siècle plus tard, décrit cette grande liberté
qu’il trouve chez « l’Infidèle », c’est l’ambassadeur ottoman Mehmed
Efendi en mission diplomatique en France sous la Régence :
[…] les femmes font ce qu’elles veulent et vont en tel lieu qu’il leur
plaît ; leurs commandements passent partout. On dit aussi que la France
est leur paradis, parce qu’elles y vivent libres de toute peine et de tout
soin et que, quelque chose qu’elles puissent désirer, elles l’obtiennent
facilement112.
Ahmed El-Hajeri rejette ce type de femmes. Toutefois, cela ne
l’empêche pas d’avoir une petite histoire avec une kafir qui coïncide à la
deuxième façon dont il mène le sujet des femmes dans son récit.
Le Morisque Ahmed El-Hajeri rencontre, lors de son séjour au
royaume des Bourbon, une « Infidèle » dont il tombe amoureux. Cela
apparaît contradictoire avec l’image qu’il se fait des chrétiennes.
Cependant cette dame qu’il aime ressemble selon lui aux plus belles
femmes de son pays : « La femme chez les Frandja avec ses caractéristiques
112
M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., p. 73-74.
122
était considérée chez eux comme une femme qui n’a aucune beauté, ils
l’appelaient la Noire113 ». L’intimité entre les deux s’est approfondie « à tel
point que je suis devenu de façon indiscutable très attirer par elle114 ». Ils se
retrouvent même seuls dans un parc dans lequel : « On a changé de
conversation dans ce lieu. J’ai compris à travers son état ce qu’on ne peut
pas cacher115 ». L’envoyé du sultan du Maroc Moulay Zidan ne modifie pas
toutefois sa vision envers les femmes chrétiennes puisqu’un de ses
compagnons lui rappelle que : « Cette fille […] fait beaucoup de bien avec
nous du fait de son intimité avec toi […] et […] tu sais que l’habitude dans
ses pays c’est que l’homme se rapproche des filles et les courtise. […] cela
n’est pas considéré comme un mauvais acte chez ces gens116 ».
L’ambassadeur marocain est très perturbé et une lutte s’engage en lui
entre la raison et le satan. Enfin il revient à la raison : « Que Dieu me
pardonne à propos de ce que j’ai dit à cette femme et de l’avoir regardée ! Il
est bon et miséricordieux117 ».
El-Hajeri pense par conséquent que le diable a sûrement une
responsabilité dans le fait qu’il se sente ensorceler par cette femme kafir.
D’ailleurs il exploite cette aventure pour réaliser une victoire sur les
113
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69.
114
Ibid, p. 69.
115
Idem, p. 71.
116
Idem, p. 70.
117
Idem, p. 71.
123
chrétiens et surtout contre les prêtres qui ont une relation avec des femmes.
C’est pourquoi il souligne à un ecclésiastique que l’objectif de la femme :
« est d’être très proche de toi [le prêtre] […] et tu vas être occupé par la
femme à un tel point que lorsque ta langue prononce la prière, ton cœur
pense à elle118 ». Il diffame de cette manière la chrétienne qui est
responsable d’après lui de l’écart des hommes du chemin de Dieu.
L’ambassadeur de Moulay Ismaïl a lui aussi rencontré une femme
lors de son voyage. « Une grande dame se montra moins rebelle envers lui
[Ben Aïcha] que le roi envers le chérif119 ». Cette dame est Charlotte
Melson, veuve du conseiller d’État André Le Camus qu’il revoit à plusieurs
reprises lors de son séjour : « le Salétin prit l’habitude de s’esquiver certains
soirs et de disparaître sans qu’on sût où il allait120 ».
La preuve de son attachement à l’égard de Madame Le Camus est
connue par une lettre sous forme de poème romantique, datant de mai 1699,
alors qu’il est à Brest pour rentrer dans son pays. Il commence sa
déclaration d’amour par :
J’écris cette lettre que j’ose vous envoyer. Je chante dans ces vers le
bonheur de ma destinée. Le feu de mon cœur s’embrasait, je n’en laissais
118
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit p. 85.
119
Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord (Tunisie-Algérie-Maroc), tome II, de la
conqûete arabe à 1830, Paris, Payot, 1966, p. 235.
120
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 316.
124
rien paraître. Ô lumière de mes yeux que votre absence m’est pénible.
Alors qu’au plus profond de mon être vous êtes présente121.
A la différence de El-Hajeri, le raïs de Salé ne cache pas ainsi ses
sentiments et ne voit pas en la femme chrétienne le diable. Cela ne semble
guère le déranger qu’elle soit d’une religion différente à la sienne.
Mais pour El-Hajeri, cela pose un sérieux dilemme. Il reste en effet
partager entre un sentiment d’attirance et de rejet à propos de la kafir. ElHajeri refuse sinon en bloc les mœurs du royaume de France du début du
XVIIe siècle. Au contraire, rien ne choque l’envoyé du sultan Ben Aïcha
durant son séjour à la Cour de Versailles. La religion de « l’autre » amène-telle également deux regards différents chez les deux ambassadeurs
marocains ?
Un musulman parmi les Chrétiens
La foi occupe à cette période une place primordiale dans
l’organisation de chaque individu. Il est ainsi normal qu’un musulman en
121
Poème de Ben Aïcha à Madame Le Camus traduit par Pétis de La Croix,dans Archives
Nationales de France, Marine, Correspondance à l’arrivée et au départ, Maroc, B7 223, f° 1.
125
terre chrétienne continue à pratiquer sa confession loin de sa patrie et
discute peut-être de sujets religieux. Comment est perçue par les envoyés
marocains la religion chrétienne au XVIIe siècle ?
L’ambassadeur Abdallah Ben Aïcha dévoile une grande piété lors
de son séjour en France. Il jeûne avant le 3 mars 1699 – début officiel du
ramadan – parce qu’il est d’usage, chez les croyants particulièrement
dévots, de jeûner également une dizaine de jours pendant le mois précédent
appelé cha`ban. Le ramadan a pris fin le 1er avril et pourtant « il ne
mangeoit encore alors que le soir, parce qu’il avoit prolongé son jeune de
deux mois par dévotion122 ». Un hadith du prophète Mahomet mentionne
que celui qui a jeûné le mois du ramadan et six jours le mois précédent
celui-ci, c’est comme s’il avait jeûné l’année entière. Cette dévotion illustre
que l’envoyé en ambassade tient toujours à sa religion loin de son pays.
Une preuve qu’il respecte l’Islam loin du Maroc : « Ben Aïcha […]
avait pris la précaution d’envoyer la veille un homme à Versailles pour
s’assurer que les animaux qu’on devait servir à sa table étaient tués suivant
les préceptes de la religion musulmane123 ». C’est tout à fait normal qu’il
fasse attention à cela, mais, est-ce que par le fait qu’il se trouve sur le
territoire des « Infidèles » sa ferveur religieuse est renforcée ?
122
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 332.
123
Ch. Penz, Les Captifs français, op. cit., p. 254.
126
Cela n’est pas certain parce que l’envoyé en ambassade du Maroc
montre un certain respect vis-à-vis de la religion de « l’autre ». Ben Aïcha
rend par exemple visite aux religieuses du Val-de-Grâce, entre à l’intérieur
de Notre-Dame de Paris et assiste au mariage du consul français de Salé
Jean-Baptiste Estelle avec Elisabeth de Bonnaud de Roquebrune. Il est
d’ailleurs du repas de noces et signe au contrat. Du moins, il n’a rien écrit
de mauvais ou de bon concernant la religion chrétienne qui nous permette
de bien cerner sa position vis-à-vis de « l’Infidèle ».
Au contraire Ahmed El-Hajeri a basé son récit de voyage sur les
débats qu’il a eus avec les chrétiens et les juifs en France. A partir de la
grande part accordée à la religion de « l’autre » dans sa rihla, il est donc
possible de connaître son regard à l’encontre du kafir.
L’envoyé du sultan Moulay Zidan discute longuement avec les
« Infidèles » sur des sujets religieux. C’est certes quelque chose qui lui tient
à cœur. Il évoque néanmoins une autre raison : « j’ai compris qu’il [le cadi
d’Andalusi] voulait avoir des conversations sur les religions pour plaire à
son invité car les grands personnages des Frandja sont satisfaits lorsqu’ils
entendent parler de choses exotiques124 ». El-Hajeri montre également
l’intérêt porté par ceux qui le rencontrent à la religion en général mais
surtout pour la sienne. L’Islam attise en effet la curiosité des chrétiens qui
posent d’innombrables questions à l’envoyé en ambassade du Maroc.
124
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 71.
127
Toutefois l’ambassadeur marocain explique qu’il ne s’entend pas
avec le kafir sur ce sujet : « Nous avons commencé à discuter à propos de
thèmes scientifiques ; puis, nous nous sommes disputés en ce qui concerne
les
religions125 ».
L’opposition
des
deux
verbes utilisés
marque
l’antagonisme persistant entre les chrétiens et le Morisque.
Que
reproche
El-Hajeri
exactement
au
christianisme ?
Premièrement, l’envoyé musulman réfute dans la religion chrétienne le
dogme de la Trinité basé sur l’union de trois personnes distinctes – le Père,
le Fils et le Saint-Esprit – en un seul Dieu.
Ainsi El-Hajeri déclare à son ami Albert dans la ville de Paris :
« L’étonnement est de vous. Vous lisez les livres, connaissez les sciences
et vous êtes habitants de cette grande ville. Cependant, vous dîtes que Dieu
le Glorieux qui a créé tout ce qui existe dans le monde est un en trois126 ».
Puis la discussion s’élargissant avec la présence d’un prêtre, l’ambassadeur
du Maroc Ahmed El-Hajeri insiste sur le non-fondement de la
Trinité : « Montre-moi comment ils sont trois et un parce que les gens de
notre religion n’en acceptent qu’un et ne vouent un culte qu’à un seul Dieu.
De plus, dans le calcul il y a soit un soit trois : ces chiffres s’opposent et ne
se réunissent pas127 ». L’ambassadeur du sultan El-Hajeri accuse les
chrétiens de ne pas avoir de logique et de ne point savoir raisonner. « Pour
125
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 50.
126
Idem, p. 53.
127
Idem, p. 54.
128
les Morisques […], croire en la Trinité, c’est refuser l’évidence même de la
raison, car il est impossible de réduire trois à un128 ». En fait pour l’envoyé
du sultan la Trinité implique le polythéisme.
Les critiques s’adressent notamment aux prêtres car ils sont les
intermédiaires les plus proches des « Fidèles » entre la hiérarchie et eux. ElHajeri leur reproche tout d’abord l’interdiction qui leur est faite par la
religion de se marier : « J’ai dit au prêtre : « Pensez-vous que votre situation
est la meilleure pour Dieu alors que vous abandonnez le mariage ? » […].
Un jour, le sultan a appelé deux hommes et leur a donné des faveurs. Le
premier les a acceptées en le remerciant énormément. Le second les a
refusées parce que Dieu le Glorieux a fait ce monde de façon parfaite pour
le bien des fils d’Adam qui faisait tout son possible pour que l’homme ait
des enfants afin de remercier Dieu le Glorieux de ses faveurs données129 ».
Pour El-Hajeri, le célibat des prêtres devient le signe de la fausseté
de la religion chrétienne parce qu’il est en contradiction avec le plan divin
sur les hommes en référence à la Genèse. C’est à travers l’ecclésiastique
également que l’envoyé en ambassade connaît l’Eglise. Aussi en fait-il le
grand responsable de toutes les pratiques qu’il condamne. Par exemple,
dans une description de la cérémonie religieuse chrétienne, Ahmed ElHajeri indique : « Nul ne se lave ni se purifie. Par conséquent ils sont
souillés à l’intérieur et à l’extérieur de leurs corps. Intérieurement par leur
128
L. Cardaillac, Morisques et Chrétiens, op. cit., p. 240.
129
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 53.
129
paganisme et par leur hypocrisie extérieurement. Et si jamais, celui qui fait
la prière possède un ou des chiens qui marchent devant lui, il peut entrer
avec dans l’église sans que personne ne l’empêche130 ». Il n’admet pas le
rôle prépondérant du prêtre à la messe qui prêche selon lui des paroles
mensongères.
Mais la principale cible des attaques du Morisque demeure sans
aucun doute le pape. El-Hajeri fait ainsi remarquer au cadi d’Andalusi à
Bordeaux : « Votre religion est marquée par des ajouts ou des retraits parce
que chaque pape fait ce que bon leur semblent131 ». L’ambassadeur veut
donc montrer que les papes se sont écartés, éloignés de la parole de Dieu
avec les modifications qu’ils apportent pendant leurs dignités. Le
christianisme n’est pas la seule attaquée par l’ambassadeur de Moulay
Zidan, le judaïsme l’est également à un moindre degré.
Au sujet par exemple de la non pratique de l’ablution du corps par
les juifs, El-Hajeri déclare : « [Ils] ont hérité de leurs parents et ancêtres la
souillure, et leurs ulemmas sont maudits car ils ont délaissé un de leurs
commandements132 ». Il opère les mêmes critiques qu’aux chrétiens, c’està-dire de ne pas suivre ce qui est écrit dans les Livres sacrés. Effectivement
l’envoyé Ahmed El-Hajeri est un familier des Ecritures de ses adversaires –
les chrétiens et les juifs – et il exploite largement l’Ancien et le Nouveau
130
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 57.
131
Idem, p. 56.
132
Idem, p. 90.
130
Testament. Dans ces derniers, il trouve de quoi alimenter un jugement
négatif (en relevant les contradictions par exemple) et les preuves de la
vérité de sa doctrine à faire valoir aux yeux des « Infidèles ».
Louis Cardaillac explique très correctement dans son ouvrage cette
polémique entre Morisques et chrétiens qui s’applique très bien au cas de
l’ambassadeur marocain : « Le ressort de tout cela n’est pas dans la religion
des Morisques en tant que telle, mais dans un mécanisme très humain :
lorsqu’on ne peut détruire l’adversaire, il faut l’assimiler pour le surpasser ;
ébranler l’autre revient à s’affermir soi-même. Ce faisant, on s’appuie sur
des textes que l’on récuse. C’est-à-dire que cette polémique est aux
antipodes de la foi133 ».
Puis il continue en expliquant l’enjeu réel de cet affrontement entre
les deux antagonistes :
La cause profonde de cette incompréhension mutuelle dépend du
rapport de forces entre les deux communautés, et dépasse donc de
beaucoup le cadre d’un travail sur la polémique : on peut dire que celle-ci
n’est qu’un symptôme, et plus encore lorsqu’elle arrive à s’exprimer de la
sorte des deux côtés, les positions sont prises et les jeux sont faits ; ce
n’est plus qu’un combat d’arrière-garde et non un libre affrontement de
l’esprit134.
133
L. Cardaillac, Morisques et Chrétiens, op. cit., p. 384.
134
Idem, p. 388-389.
131
Comme El-Hajeri appartient à la communauté morisque expulsée
par l’Espagne catholique, sa haine anti-espagnole le conduit à détester toute
la Chrétienté et à condamner la religion de « l’Infidèle » en général.
Deux regards encore différents apparaissent par conséquent sur la
vie quotidienne des Grands dans le royaume des Bourbon : d’une part, pour
l’amiral Abdallah Ben Aïcha, homme certes fort pieux, il semble que la
France de Louis XIV est tout de même un authentique paradis sur Terre ; et
d’autre part, la vision d’Ahmed El-Hajeri qui le conduit à penser au début
du XVIIe siècle que leur religion, leurs mœurs et leurs arts mèneront ces
« Infidèles » directement en enfer.
132
Plusieurs renseignements dans les écrits de l’ambassadeur Ahmed
El-Hajeri et du raïs Ben Aïcha nous ont donc permis de comprendre de
quelle façon ils aperçoivent le royaume de France au XVIIe siècle.
El-Hajeri juge premièrement, dans les années 1610, que ce pays reste
celui des « Infidèles », ennemis de l’Islam et que les habitants sont
condamnés à brûler aux enfers à cause principalement de leurs pratiques
païennes. Dans son récit, il attribue d’ailleurs la plus grande partie aux
questions religieuses au détriment d’une description complète et intelligible
du royaume des Bourbon au niveau politique et surtout économique. ElHajeri dévoile ainsi la prépondérance qu’il accorde à la religion dans sa
vision de « l’autre ».
Abdallah Ben Aïcha semble au contraire concevoir d’une autre
manière la France à la fin du XVIIe siècle. Cet envoyé du sultan marocain
rompt avec la représentation du kafir qu’il faut détruire et il constate que ce
pays est une puissance incontournable en Europe sur laquelle il faut
compter. De plus il porte un immense intérêt à la vie menée par les Grands
à la cour. Cette vision diffère par conséquent de celle du premier
ambassadeur.
Une lecture approfondie des écrits des deux Marocains nous donne
également l’occasion de connaître le regard que ces deux envoyés en
ambassade détiennent sur leur pays d’origine, le Maghreb al-Aqça. La
question essentielle est ainsi de savoir, à partir de cette expérience du
voyage en Occident, si le Maroc et à un plus haut niveau la civilisation
133
islamique ont été perçus différemment par El-Hajeri et Ben Aïcha ? C’est
par conséquent l’objet de la troisième partie.
134
TROISIEME PARTIE
LE MAROC ENTRE DEUX REGARDS
135
En voyageant en Europe, les missionnaires marocains ont découvert
la civilisation de « l’autre ». Dans leurs écrits de voyage, les ambassadeurs
marocains El-Hajeri et Ben Aïcha en s’adressant à leurs semblables
exposent alors leurs conceptions de la culture « occidentale ». Par un effet
de miroir, les deux envoyés en ambassade offrent également un regard sur
leur terre d’adoption, le Maghreb al-Aqça et sur la civilisation de l’Islam.
Effectivement lorsque les agents marocains s’attardent sur un sujet
en ce qui concerne « l’autre » ; ils ont dans leurs esprits instinctivement la
culture de leur pays d’origine. El-Hajeri et Ben Aïcha comparent ainsi dans
leurs écrits directement les deux pays. Comment par conséquent nos deux
envoyés marocains à moins d’un siècle d’écart se positionnent-ils sur leur
pays et de leur religion au XVIIe siècle ? A quelles conclusions sont-ils
amenés après leur retour de France sur le Maghreb al-Aqça et la culture
musulmane ? Est-ce que leurs représentations initiales de leur pays natal ou
de l’Islam se modifient après leur rihla en terre chrétienne ?
Pour répondre, il faut donc présenter séparément le regard porté par
Ahmed El-Hajeri, l’envoyé du sultan saadien Moulay Zidan sur le Maroc
puis celui du corsaire Abdallah Ben Aïcha, l’ambassadeur du souverain
alaouite Moulay Ismaïl.
136
CHAPITRE 5 : AHMED EL-HAJERI ET SON DJIHAD CONTRE
« LES INFIDELES »
L’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri a mené le premier une
réflexion sur la position que doit adopter le Maroc vis-à-vis du royaume des
Bourbon au début du XVIIe siècle et en général envers l’Occident chrétien.
Considérant « l’autre » comme un kafir, il semble donc le condamner avec
sa civilisation.
Quel comportement doit donc adopter le Marocain musulman selon
l’ambassadeur vis-à-vis d’autrui ? Quelle est l’image du Maghreb al-Aqça
et de l’Islam qui découle de la rihla de Ahmed El-Hajeri ? De quelles
manières s’exprime dans le récit de l’envoyé de Moulay Zidan le regard sur
le pays d’adoption et sur la religion musulmane ?
En fait, El-Hajeri semble premièrement donner à son ambassade une
dimension religieuse en apparaissant comme un prédicateur de la bonne foi
en terre « païenne ». Il prône enfin, haut et fort, la supériorité de la
civilisation islamique en l’idéalisant face à la culture de « l’autre ». Voyons
cela plus en détail.
137
« Un moujahidin [combattant de la foi] par la parole »
L’envoyé de Moulay Zidan semble effectuer en France une triple
mission d’après sa rihla : une première pour le sultan du Maroc, une
seconde pour la communauté morisque dans le but de sensibiliser les
personnes rencontrées aux malheurs connus par les Maures et enfin
troisièmement, celle qui ressort davantage dans son manuscrit pour son
Dieu afin de convertir les « Païens » à l’Islam. El-Hajeri se métamorphose
alors en combattant de la foi en terre chrétienne, persuadé que sa religion
est la vraie. De quelle manière se traduit cette mission divine en France
chez Ahmed El-Hajeri ?
L’ambassadeur du Maroc arbore tout d’abord tout au long de son
séjour qu’il est en djihad continu : c’est l’impression qui surplombe ses
écrits. Il affirme ainsi dans sa rihla :
Dans le débat avec les chrétiens j’ai remarqué que, lorsque je
renforçais mes réponses avec de solides arguments, Dieu me donnait à
leur égard la supériorité. Celle-ci se ressentait très nettement, quand je
citais El-Tawid et le rôle du Prophète sur moi, montrant ainsi que la
Trinité n’était pas fondée. Cette infaillible confiance en moi m’a fait
comprendre que j’ai vaincu les chrétiens par des paroles puissantes pour
la gloire de Dieu. Je leur disais des choses qu’ils n’avaient jamais
entendues d’un autre musulman et Dieu m’a aidé à les vaincre. Les
138
chrétiens vaincus me disaient ensuite qu’ils étaient à mon entière
disposition135.
L’envoyé marocain El-Hajeri est d’après cet extrait bien en lutte
perpétuelle contre les « Infidèles ». Certes ces derniers selon le même
ambassadeur suivent le mauvais chemin. Mais Ahmed El-Hajeri lutte contre
eux parce qu’ils sont surtout responsables des souffrances infligées à sa
communauté les Maures. Selon Kaddouri, l’ambassadeur du sultan Moulay
Zidan s’est toujours considéré comme un défenseur de la religion136, un
combattant de Dieu parce que d’une part né en terre chrétienne, il le
considère comme un bienfait divin pour lutter contre les chrétiens de
l’intérieur ; et d’autre part, Ahmed El-Hajeri estime que sa fuite du territoire
espagnol pour rejoindre le Maghreb al-Aqça à la fin du XVIe siècle
ressemble étroitement à l’Hégire du prophète Mahomet qui doit fuir La
Mecque pour Médine en 621. Se prend-il alors pour un nouveau messie
venu défendre la cause des Morisques et prêcher la parole divine ?
Le titre de son récit de voyage est un signe puisqu’il sous-entend une
lutte entre le « moi Fidèle » et « l’autre Infidèle ». Sa rihla est élaborée sous
forme d’un discours qui a toutefois la caractéristique d’être unilatéral. Ses
débats apparaissent en effet dans cet ouvrage comme une pièce de théâtre
dans laquelle il insiste sur le « moi » qui reste le grand héros. Ses
135
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 52.
136
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 18.
139
adversaires, c’est-à-dire « l’autre » Européen dont « El-Hajeri a faussé
l’image et les paroles137 » possèdent une place secondaire. Mais cela n’a
rien d’étonnant car il est en conflit avec eux : « j’avais des malentendus
avec les chrétiens à cause […] du djihad pour la religion138 ».
Son combat en terre « païenne » a quand même une spécificité
précise : il ne livre pas bataille avec des armes, il n’utilise pas la force ; sa
seule arme reste la parole avec laquelle il essaie de persuader les kafirs qui
suivent la mauvaise route. C’est un « moujahidin par la parole ». A croire
son récit de rihla, Ahmed El-Hajeri sort toujours victorieux des débats avec
les personnes rencontrées.
Dans les conversations qu’il tient avec eux, l’envoyé en mission du
Maroc reste effectivement le grand vainqueur. Au début de la discussion,
« l’autre » chrétien nous est présenté comme celui qui va gagner ; mais
brusquement, El-Hajeri reprend toujours le débat en main et le termine par
une description du visage du kafir.
La victoire de l’ambassadeur du Maghreb al-Aqça provoque
premièrement un étonnement chez les « Infidèles » : « Le commerçant [du
nom de Fahrt croisé à Rouen] est resté bouche bée139 », « le prêtre [dans la
ville de Paris] en est resté bouche bée tenant ses arguments complètement
137
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 19.
138
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 70.
139
Idem, p. 46.
140
faux à la main. Ces mensonges semblaient sans aucun doute évidents140 »,
« les Infidèles sont restés bouche bée141 » et « le cadi [de Bordeaux] est
resté étonné142 ».
Elle suscite également le silence signifiant nettement qu’ils sont
vaincus : « Le commerçant […] n’a su quoi dire143 », « puis ils [les
chrétiens] ont commencé à parler entre eux sans trouver quoi me
répondre144 », « elle [une noble d’Olonne] s’est trouvée devant la logique et
la raison, puis, elle a regardé vers les femmes en leur disant : « Il m’a
vaincu et je n’ai pas trouvé quoi répondre145 » et « le cadi [de Bordeaux]
cherchait quoi dire sans trouver quelque chose, il était parmi les grands de
leurs savants146 ».
El-Hajeri les rend même souriants parfois : « J’ai vu combien ils [les
chrétiens] étaient heureux et ils m’ont remercié beaucoup147 », « j’ai regardé
en sa direction et elle [une noble d’Olonne] est devenue heureuse comme si
on lui avait retiré quelque chose de mauvais de son cœur. Elle s’est adressée
140
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 54.
141
Idem, p. 78.
142
Idem, p. 82.
143
Idem, p. 46.
144
Idem, p. 67.
145
Idem, p. 72.
146
Idem, p. 80.
147
Idem, p. 67.
141
à moi avec de bonnes paroles, et elle a changé son regard coléreux qu’elle
avait envers les musulmans148 » et « il [un chrétien] était très heureux et
admiratif par ma réponse à tel point qu’il a raconté de très bonnes choses à
mon sujet149 ».
Les paroles de l’envoyé du sultan répandent en tout cas le trouble,
voire le doute dans l’esprit des gens avec lesquels l’ambassadeur
controverse. On peut même peut-être parler de conversion à certains
principes de l’Islam par le fait que El-Hajeri a raison sur eux et qu’il leur
montre le bon chemin à suivre.
De plus, El-Hajeri a une terrible confiance en lui car il sent que Dieu
est présent à ses côtés alors qu’il est seul parmi les « Infidèles ». Il demande
d’ailleurs l’aide au Dieu assez souvent : « que Dieu nous sauvegarde de leur
mal et qu’il nous rend plus grand dans leurs regards ! Louange à Dieu,
Seigneur des mondes150 ». Il prône incontestablement la supériorité de
« soi » vis-à-vis de « l’autre ».
Est-ce que El-Hajeri laisse sous-entendre que les musulmans sont le
« Peuple élu de Dieu » seul à parvenir au paradis céleste ? Ce qui peut nous
faire supposer à cette hypothèse subsiste dans l’affirmation incessante par
Ahmed El-Hajeri de la primauté absolue du Coran, Révélation immuable :
148
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 72.
149
Idem, p. 84.
150
Idem, p. 86.
142
« L’Evangile est constitué de trente-six hizbes [chapitres] se trouvant dans
le Coran […]. Cela prouve la différence entre le culte des Infidèles et celui
des musulmans151 ».
L’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri cite à maintes reprises
des passages du Coran dans son récit de rihla et il s’inspire des paroles de
Dieu dans ses débats avec les chrétiens et les juifs. Il nous présente aussi le
Coran comme l’achèvement du livre des chrétiens, la Bible et du livre des
juifs, la Thora. Cependant Louis Cardaillac procède dans son ouvrage à une
allusion très importante, au sujet de la constante référence des Maures au
Coran dans leurs disputes avec les Chrétiens :
[…] par leur volonté de s’opposer au dogme chrétien, par leur souci
constant de le réfuter, les Morisques s’éloignent de l’exégèse musulmane
traditionnelle, ou même des données coraniques […]. Il est certain que
les uns et les autres, par le caractère excessif de leurs attaques, ne
pouvaient que prendre des positions violentes, et donc fausses, en
s’éloignant parfois de leurs Ecritures152.
En effet, les chrétiens et les juifs sont considérés comme les Ahl alKitab [Les Gens du Livre] dans le Coran et il ne faut pas sans arrêt les
combattre ou condamner irrémédiablement.
151
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit p. 58.
152
L. Cardaillac, Morisques et Chrétiens, op. cit., p. 298.
143
Mais El-Hajeri se sent investi d’une mission divine contre ce qu’il
appelle les « Païens ». Il tente effectivement de convertir les personnes
rencontrées aux principes de la religion musulmane car selon l’ambassadeur
Ahmed El-Hajeri c’est l’unique et véritable religion de Dieu. Dans la même
perception, il atteste également que la civilisation européenne ne peut
jamais arriver au degré de la culture de l’Islam.
La suprématie du « moi »
Pour Ahmed El-Hajeri, il semble que le Maroc et le monde
musulman n’ont absolument rien à envier à l’Europe. De plus il ne trouve
pas d’infériorité par rapport à « l’autre ». Au contraire il retourne le
problème en faisant dans son récit de voyage l’apologie de sa civilisation :
l’Islam.
Il s’y prend de deux manières : en premier lieu, en tant que
musulman il manifeste sa supériorité intellectuelle vis-à-vis de « l’autre » ;
et en second lieu, appartenant à la civilisation arabo-musulmane, il fait
l’éloge de cette dernière supérieure à la culture européenne selon lui.
144
La supériorité culturelle de El-Hajeri
L’envoyé de Moulay Zidan exhibe dans son récit de voyage de
grandes connaissances à travers toutes les discussions qu’il a avec les
personnes qu’il rencontre au royaume de France. Et les « Infidèles » ne
peuvent que le confirmer : « Tu as raison153 », « oui, cela est vrai154 », « oui,
c’est bon155 » et « oui, c’est ça156 ». Sur tous les thèmes des conversations
abordés par l’ambassadeur marocain ou par les chrétiens et les juifs, ElHajeri semble trouver réponse à tout. « Le cadi [de Bordeaux] était très
content de ma réponse parce que cela correspondait à ce qu’il pensait157 ».
Ahmed El-Hajeri montre de hautes capacités intellectuelles et, à l’inverse, il
souligne l’ignorance de « l’autre » par rapport à lui sur les religions. Il
connaît énormément bien les trois religions monothéistes.
En outre, dès qu’un « Infidèle » essaie de lui parler de la confession
du prophète Mahomet, c’est pour dire des choses insensées :
153
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 56.
154
Idem, p. 65.
155
Ibid, p. 65.
156
Idem, p. 77.
157
Idem, p. 47.
145
Il [le cadi de Bordeaux] a dit : « […] il y a dans nos livres que les
musulmans visitent La Mecque pour voir leur Prophète dans l’air entouré
d’un cercle de fer également dans l’air car dans le centre de ce cercle, il y
a un aimant connu pour son magnétisme. Et puisque le magnétisme agit
de chaque côté, le cercle de fer se soutient dans l’air avec votre Prophète,
et les musulmans croient que c’est un miracle de votre Prophète » […].
J’ai dit : « […] le Prophète […] ne se trouve ni à La Mecque, ni dans un
cercle de fer, mais il est enterré à Médine distante de La Mecque de dix
jours. Les musulmans visitent La Mecque parce qu’elle est une maison
bénite construite par notre Prophète Abraham158.
Autre exemple : « Il a commencé à me parler de la religion
musulmane […]. Ce commerçant [du nom de Fahrt] m’a dit : « Les
musulmans d’après leur religion ont le droit de voler et peuvent avoir des
rapports extra conjugaux159 ». Aux yeux de l’envoyé du sultan, « l’autre »
passe donc pour un inculte vis-à-vis de lui qui est incollable sur les
religions. Mais c’est aussi le cas dans d’autres domaines.
Il faut remarquer que le fait qu’il soit traducteur du sultan, cela lui a
ouvert la grande possibilité de consulter des ouvrages variés : « Sachez que
je suis l’interprète du sultan de Marrakech et celui qui est à ce poste doit
avoir la connaissance des sciences, des livres des musulmans et des
chrétiens afin qu’il sache quoi dire160 ». Ainsi il a enrichi incontestablement
ses savoirs.
158
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 79.
159
Idem, p. 45.
160
Idem, p. 66.
146
A Paris, un prêtre et Albert le constatent d’ailleurs : « Nous sommes
étonnés de toi [El-Hajeri] : tu connais les langues, tu as lu les livres, tu as
visité tant de villes et de pays du monde161 ». En plus des Livres sacrés qu’il
connaît par cœur : « j’ai remarqué que je ne pouvais pas discuter avec eux
[les juifs] avant d’avoir bien étudié leur Livre comme j’ai fait avec les
chrétiens. J’ai lu la Thora162 », El-Hajeri témoigne aussi un grand intérêt
aux livres d’astrologie, de sciences médicales et humaines :
Le sultan Moulay Zidan m’avait ordonné de traduire un grand livre
étranger, que son auteur a intitulé Birani d’après le nom d’une grande
montagne connue […]. Tous les pays du monde sont illustrés dans ce
livre avec des précisions sur la longueur et la largeur de chaque pays, sur
les rivières, sur les endroits qu’elles traversent, sur leurs sources, sur les
villes se trouvant sur leurs bords, sur toutes les mers163.
Dans sa rihla, il fait énormément d’indications aux livres dans
plusieurs domaines. L’interprète du sultan El-Hajeri doit sûrement
considérer le support livresque comme l’outil principal de l’enrichissement
culturel. L’ambassadeur évoque la science médicale pour affirmer
précisément qu’il ait raison sur ce principe religieux. L’exemple du jeûne
est frappant : « Hippocrate, Jalinos, Avicenne et tous les médecins se sont
mis d’accord164 ».
161
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit, p. 53.
162
Idem, p. 87.
163
Idem, p. 78.
164
Idem, p. 64.
147
Pour consolider son argument face aux chrétiens, Ahmed El-Hajeri
se remet ainsi aux plus grands médecins de l’Antiquité : Hippocrate (né
vers 460 et mort vers 377 avant Jésus-Christ) dont la renommée est
universelle et le philosophe musulman Avicenne (980-1037). Voici donc la
source de sa supériorité face aux « Infidèles » qui eux ne font aucune fois
allusion à des ouvrages dans la rihla de El-Hajeri.
Cette suprématie de l’ambassadeur de Moulay Zidan par rapport à
« l’autre » prédomine dans son récit. La civilisation arabo-musulmane à
laquelle il appartient est par conséquent évidemment supérieure à la culture
européenne. Toutefois de quelle manière présente-t-il ce rapport de force
dans ses écrits de voyages ?
L’idéalisation de sa culture
La rihla de l’ambassadeur du Maroc El-Hajeri est conçue sous la
forme d’un débat entre les civilisations musulmane et européenne, afin que
le lecteur discerne qu’il existe indiscutablement une immense différence et
opposition entre l’Islam et la Chrétienté.
La position de l’auteur dans la rihla demeure primordiale car ElHajeri occupe la place d’intermédiaire entre le « moi » musulman (sa
148
source de fierté) et « l’autre » (habitant de la Chrétienté où El-Hajeri a vécu
de nombreuses années et qu’il connaît très bien). « El-Hajeri était debout
entre deux cultures165 ».
Il pratique alors une éternelle comparaison entre les deux
civilisations dans son récit avec une prise de parti pour celle de l’Islam. Il
ne manque pas une occasion pour faire l’apologie de la civilisation arabomusulmane et notamment de la langue arabe dont il est énormément fier.
A plusieurs reprises, il essaye d’accentuer la primauté de la langue
arabe qu’il appelle dans son récit parfois la langue « andaloue166 », peut-être
pour insister sur le fait que l’Espagne reste à ses yeux un territoire
musulman.
La plupart des personnages qu’il croise ont pratiquement toutes une
caractéristique commune : ils parlent l’arabe. El-Hajeri signale ainsi : « il
[le commerçant] connaissait très bien la langue arabe167 », « Dans la ville de
Rouen, j’ai eu une conversation avec le grand cadi […] qui connaissait la
langue andaloue168 », « J’ai rencontré dans cette ville un de leurs ulemmas
[Albert] qui savait l’arabe et qui donnait des cours aux chrétiens169 ».
165
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 19.
166
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 46.
167
Idem, p. 45.
168
Idem, p. 46.
169
Idem, p. 50.
149
Comment ont-ils donc appris cette langue ? L’ambassadeur indique souvent
qu’ils ont effectué pour la plupart d’entre eux un séjour en terre
d’Islam : « Etant donné qu’il [le commerçant] avait passé de longues années
dans les pays des musulmans170 » et « il [Albert] m’a répondu : « je suis allé
dans la ville de Marrakech où j’ai appris la langue arabe171 ».
L’intérêt de l’arabe réside essentiellement dans le fait qu’elle est
pour Ahmed El-Hajeri la langue de la connaissance et par conséquent elle
est incontournable. Albert demande en effet à l’envoyé en ambassade du
Maroc de lui traduire des livres qu’il possède : « Parmi les livres qu’il
[Albert] a apportés, il y avait le Livre sacré […]. Ensuite, il m’a cité la loi
d’Avicenne dans le domaine médical, le livre d’Euclide, deux livres de
grammaire en arabe. […] puis Albert m’a dit que dans une église, il se
trouve des livres en arabe172 ».
En fait l’homme de la Renaissance se passionne considérablement à
l’arabe car les sciences grecques ont été traduites dans cette langue par les
Arabes. Rabelais – qui possède lui-même l’insatiable appétit de savoir qui
caractérise les humanistes – dans une lettre de Gargantua à Pantagruel fait
dire à son premier personnage qui est le père du second : « J’entends et
veux que tu apprennes les langues parfaitement : premièrement la grecque,
comme le veut Quintilien [Institution oratoire] ; secondement, la latine ; et
170
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 45.
171
Idem, p. 50.
172
Ibid, p. 50.
150
puis l’hébraïque pour les saintes lettres [l’Ecriture sainte] et la chaldaïque et
arabique pareillement [pour la même raison]173 ».
Ahmed El-Hajeri découvre sans le vouloir comment l’élite
européenne – consciente que parmi les moyens de domination la science et
la recherche scientifique sont essentielles – a une sollicitude pour ces
domaines. L’ambassadeur du Maroc est ainsi sollicité pendant tout son
séjour par les savants et les grands personnages pour sa maîtrise de l’arabe.
D’après Kaddouri, l’envoyé du sultan marocain a d’ailleurs une
ample responsabilité dans le renversement des études arabes sur le
continent européen de telle sorte qu’il peut être considéré comme un
pionnier de l’orientalisme en Europe174. Selon Kaddouri toujours, Ahmed
El-Hajeri a ainsi pris part au livre du hollandais Van Herbin (le premier
professeur spécialisé en langue arabe dans l’université de Leiden et mort en
1624) qui est le premier livre de grammaire en arabe publié en 1613 et qui
reste pendant deux siècles la référence essentielle pour tous ceux qui
veulent apprendre l’arabe en Europe175.
Peut-être a-t-il joué un rôle identique en France en traduisant les
ouvrages d’Albert, professeur d’arabe à l’Université à Paris ? Il est
impossible de le savoir par manque de sources.
173
François Rabelais, Œuvres complètes, tome I, Pantagruel, texte établi et annoté par Marcel
Guibaud, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1957, p. 127.
174
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 14.
175
Idem, p. 17.
151
En tout cas, l’envoyé en ambassade du Maroc Ahmed El-Hajeri
souligne la suprématie culturelle de l’Islam dans son récit qui s’adresse aux
savants musulmans (il faut se rappeler que l’ambassadeur du Maghreb alAqça, le morisque Ahmed El-Hajeri écrit sa rihla à la demande d’un cheikh
égyptien) à qui il montre le désir de savoir tout ce qui est relatif au monde
musulman chez les savants européens. C’est selon lui le climat culturel
régnant au royaume de France et à une échelle plus grande en Europe au
début du XVIIe siècle. La prépondérance culturelle de l’Islam lui paraît par
conséquent incontestable.
Dans l’église de Saint-Denis, il reste effectivement ébahi devant un
verre décoré d’une écriture arabe :
Regarde combien l’arabe est très ancien ainsi que sacré à un tel point
que le prophète du Dieu Salomon n’a choisi que les lettres arabes pour les
noms du Dieu inscrits sur le verre. Et la langue arabe pour ceux qui la
connaissent est mieux que les autres langues comme l’a dit le Prophète,
que Dieu le bénisse et le salut, qui aimait la langue176.
Il peut se permettre l’apologie de sa culture sachant la grande
bienveillance qu’elle suscite auprès de l’élite française. Mais le lecteur qui
lit la rihla de El-Hajeri innocemment peut être convaincu de la suprématie
de l’Islam sur celle de l’Occident. Qu’en est-il vraiment ?
176
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 68.
152
El-Hajeri est persuadé de la puissance des musulmans qui restent
présents dans trois continents sur quatre au début du XVIIe siècle. En
Europe tout d’abord : « L’Islam est le voisin du sultan de l’Allemagne, des
pays de Rome en Italie, des pays des Frandja et des Flandres, des pays des
Anglais et des pays de l’Andalusi177 » ; en Afrique : « De nos jours, cette
partie [Nord] est connue sous le nom des pays Al-Maghreb178 » et « en ce
qui concerne la moitié du monde [l’Asie] le territoire musulman s’étend sur
le Cham [actuels Syrie et Liban], La Mecque, Médine, l’Arabie, Yémen, les
pays des Turcs, […], Bagdad et ses provinces, […], les pays de l’Inde, […],
les pays de Perse et ses provinces179 ».
Et il conclut par : « Il y a beaucoup de provinces et de pays
musulmans que je n’ai pas cités car je les ignore180 ». Selon l’envoyé
marocain, le Dar al-Islam est le centre du monde et les autres pays sont
groupés dans la périphérie. El-Hajeri insiste sur la domination de l’Islam
sur les trois continents en énumérant les lieux sous le commandement des
« Croyants ».
Cependant au lieu de citer les grands États musulmans (par exemple
le Maroc ou l’Empire ottoman), il évoque des régions, voir des villes qui se
situent dans ces mêmes provinces (par exemple « La Mecque, Médine » et
« l’Arabie »). Ainsi sa liste est allongée et montre au lecteur que le monde
177
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 95.
178
Ibid, p . 95.
179
Idem, p. 97.
180
Ibid, p. 97.
153
musulman est très vaste, puissant et surtout uni, sans aucune division
politique ou religieuse. Est-ce que cela correspond effectivement à la réalité
du début du XVIIe siècle ? Si nous étudions les relations maroco-ottomanes
dans la première moitié du XVIIe siècle, nous remarquons que toute la
politique extérieure du Maroc est commandée par un seul désir : protéger la
frontière de l’est contre le danger turc. Abderrahmane El-Moudden note à
propos du conflit qui oppose les Saadiens (dynastie régnante au Maroc de
1544 à 1659) aux Ottomans : « L’enjeu califal était primordial dans ces
luttes181 ».
Au Maroc, la dynastie chérifienne – c’est-à-dire qui se dit
descendante du prophète Mahomet – refuse en effet de reconnaître le califat
ottoman et les Turcs à l’inverse ne reconnaissent pas l’indépendance d’un
État marocain qui a proclamé un califat autonome d’eux. Ainsi lorsqu’il
existe des prétendants opposés au sultan, ils trouvent toujours refuge auprès
des turcs d’Alger. Moulay Zidan (1603-1627), le sultan qui envoie ElHajeri en France, a énormément de mésaventures avec ses voisins turcs qui
aident ses frères dans le but de le déstabiliser.
Ahmed El-Hajeri consacre dans son récit de voyage un grand intérêt
aux Turcs. Sa vision semble moins ambiguë, moins méfiante que la
politique de son sultan vis-à-vis des Ottomans. Il évoque en effet avec
beaucoup d’admiration leur empire. Il s’extasie en parlant d’Istanbul : « la
plus grande et la plus belle [ville] du monde selon l’avis de toutes les
181
Abderrahmane El-Moudden, « Les Relations maroco-ottomanes : quelques grands traits d’une
culture diplomatique », dans Le Maghreb à l’époque ottomane, Casablanca, Faculté de Rabat,
1995, p. 17.
154
nations et tous les peuples182 ». El-Hajeri souligne le rôle joué par les
Ottomans dans la protection du Dar al-Islam et il les considère comme la
seule force capable d’arrêter l’invasion européenne. Est-ce que l’État
marocain selon lui apparaît incapable de s’occuper de ce devoir ? Il est
impossible de répondre directement ; en tout cas, ce qui lui permet
d’affirmer la puissance de l’Empire ottoman demeure dans le fait qu’en
Europe, à cette période, personne ne fait la différence entre musulmans qui
sont appelés tous Turcs. Cette confusion est en effet causée par le poids
considérable des Ottomans dans la Méditerranée.
Ahmed El-Hajeri d’ailleurs consacre un éloge du sultan ottoman
dans sa rihla à plusieurs reprises. Par exemple il le qualifie de « plus grand
sultan du monde183 ». En fait appartenant à la communauté morisque
chassée d’Espagne, il sait que l’Empire ottoman soutient la cause des
Maures : « Le sultan d’Istanbul prenant des nouvelles de l’Andalusi, il a
écrit une lettre au sultan de Frandja en lui demandant de bien traiter les
Maures. Cette lettre eut de très bonnes conséquences184 ».
Par conséquent d’après l’ambassadeur, l’Empire ottoman peut
intervenir aisément dans les problèmes européens puisqu’il dispose d’une
énorme influence vis-à-vis des États européens. Mais surtout les Turcs sont
une
menace
constante
pour
la
Chrétienté
et
notamment
l’Espagne : « Chaque sultan des chrétiens tremble et a peur des sultans de
182
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 95.
183
Idem, p. 50.
184
Idem, p. 49.
155
l’Islam et de la Religion, ceux qui sont moujahidins pour Dieu le Très Haut,
les grands et nobles sultans ottomans185 ». Ainsi El-Hajeri ne doute pas que
l’intervention turque en Espagne pour rétablir l’Islam est nécessaire dans le
cadre du djihad.
Toutefois cette si grande sympathie de l’ambassadeur pour les Turcs
n’est-elle pas en contradiction avec la politique de son souverain qui
consiste à défendre sa frontière contre les pénétrations turques ? Ce que
nous pouvons dire, c’est seulement que El-Hajeri est muet à propos de ce
sujet ; il ne donne en effet aucun indice sur la politique de Moulay Zidan
vis-à-vis des Ottomans.
Le monde musulman, dans le Bassin méditerranéen notamment,
n’est pas donc comme le pense l’ambassadeur marocain très uni. De plus, la
description de la situation intérieure du Maroc ne peut pas non plus donner
raison à El-Hajeri sur la puissance de l’Islam. « Pendant la plus grande
partie du XVIIe siècle, le Maroc connût une ère de fragmentation en
principautés autonomes ; situation que personne cependant n’accepta :
chacun voulut reconstruire à son profit186 ».
A la mort du sultan Ahmed El-Mansour en 1603, ses fils entrent en
conflit. Mohammed Ech-Cheikh El-Mamoun est assassiné en 1613 après
avoir livré Larache en 1610 aux Espagnols en échange de leur aide contre
185
186
A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 99.
Abdallah Laroui, L’Histoire du Maghreb : un essai de synthèse, volume 2, Paris, François
Maspéro, 1970, p. 252.
156
son frère Moulay Zidan. Quant à celui-ci, il abandonne Fès où il a été
proclamé sultan et le Nord du pays pour s’établir à Marrakech où ses fils
vont faire semblant de régner à partir de 1627.
De plus les principales puissances maraboutiques aspirent sinon à
conquérir le pouvoir suprême, du moins à l’exercer sur de vastes régions
comme la tentative du saint Al Ayachi (1573-1641) dans les plaines du
Nord-Ouest vers 1614 ou encore celle d’Abou Mahalli dans le sud du pays
et qui va jusqu’à éliminer Moulay Zidan de Marrakech et se donner tous les
insignes de la royauté vers 1613, mais il est battu par le sultan déchu et tué
l’année d’après. Il faut ajouter à ces problèmes internes la renaissance du
« colonialisme » ibérique sur les côtes marocaines.
A partir de la mort de Zidan, la décadence de l’État s’accélère : de
1627 à 1641, la République des corsaires de Salé est par exemple
absolument indépendante du pouvoir central. Le pays est dans le désordre le
plus total. C’est dans ces conditions qu’apparaissent les Alaouites qui vont
succéder aux Saadiens dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Pourquoi
El-Hajeri ne mentionne-t-il rien à propos de la situation anarchique de son
pays d’accueil ?
En tout cas, le Maroc est bel et bien un pays affaibli pendant cette
période face à l’européanisation de la terre. « Dès l’époque des croisades,
un renversement est en voie de s’accomplir. Le Chrétien s’est emparé de la
mer. A lui désormais les supériorités et les richesses que signifie la maîtrise
157
des routes et des trafics187 ». Un point reste indiscutable : la « suprématie
incontestable des pouvoirs occidentaux dans le monde entier188 » qui se
confirme au XVIIe siècle.
Le déséquilibre entre les deux rives de la Méditerranée au niveau
militaire s’accentue au profit de la rive Nord. Le désir de parvenir
directement aux sources de l’or africain et des épices orientales – qui a
débuté dès le XVe siècle avec les Grandes Découvertes – a effectivement
conduit les pays européens à s’installer sur les côtes africaines, asiatiques et
sur le continent américain. Les nations européennes commencent alors à
établir leur suprématie. Elles dominent de vastes territoires politiquement et
militairement ; surtout elles contrôlent l’essentiel du commerce maritime
international.
El-Hajeri, en montrant l’intérêt porté par les personnes qu’ils
rencontrent à la langue arabe, découvre un des fondements de la puissance
des États européens qui ont traduit les ouvrages scientifiques arabes et les
ont adaptés au temps.
Cependant l’ambassadeur trouve que la civilisation de « l’autre » est
inférieure à celle de l’Islam. Par conséquent pour lui le Maroc – et c’est
valable pour tout le monde musulman – n’a rien à prendre de la culture
européenne, rien à lui envier. L’Europe n’est pas selon lui un modèle.
187
188
F. Braudel, La Méditerranée, op. cit., tome II, p. 132.
Marshall Hogson, L’Islam dans l’histoire mondiale, textes réunis, traduits de l’américain et
préfacés par Abdeslam Cheddadi, Arles, Actes Sud, 1998, p. 64.
158
D’après l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri, certes elle a trouvé des solutions à
ses problèmes quotidiens ; toutefois, elle ne peut pas résoudre le dilemme
du châtiment qui l’attend le jour du jugement dernier.
Selon Abdelmajid Kaddouri, ce refus du modèle européen au
Maghreb al-Aqça se retrouve dans une grande partie de l’élite
mahrzenienne et notamment chez les fqihs189.
Quel est le regard de l’ambassadeur Abdallah Ben Aïcha à la fin du
XVIIe siècle sur cette question ? Est-il un partisan de la fermeture à l’égard
de « l’autre » comme son compatriote ? Examinons cela plus en détail.
189
A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit. p. 90.
159
CHAPITRE
6:
ABDALLAH
BEN
AICHA :
UN
HOMME
D’OUVERTURE ?
A la fin du XVIIe siècle, le célèbre corsaire de Salé Abdallah Ben
Aïcha effectue son ambassade auprès de Louis XIV plus de quatre-vingt ans
après la mission marocaine sous l’égide d’Ahmed El-Hajeri en France. Estce qu’il mène la même réflexion que El-Hajeri sur ce royaume ? Pense-t-il
également que le Maroc est bel et bien supérieur aux puissances
européennes ?
Pour répondre à ces différentes interrogations, il faut cerner en
premier lieu à quelle place le raïs Abdallah Ben Aïcha ordonne son pays, le
Maroc par rapport à la puissance française vers 1698-1699 ; puis, savoir si
l’envoyé du sultan Moulay Ismaïl est ou non un partisan d’une certaine
ouverture à l’égard de « l’autre ».
160
A la recherche d’un nouveau rôle international pour le Maroc
L’ambassadeur
du
Maroc
revient
du
royaume
de
France
impressionné par ce qu’il l’a vu dans ce pays. Quelles conclusions ébauche
Ben Aïcha sur la force française et les liens que celle-ci doit établir avec
son pays d’origine ? Mais avant tout est-il conscient d’un quelconque
déséquilibre qui existe entre les deux États ?
« Dans la conscience du déséquilibre » ?
Cette expression est empruntée à Abdelmajid Kaddouri dans
l’intitulé de son ouvrage en arabe Sufaraa marhariba fi Europa (16101922) : fi el-way bi at-tafawatt [Ambassadeurs marocains vers l’Europe
(1610-1922) : dans la conscience du déséquilibre]. Il montre dans celui-ci
que parmi les envoyés du sultan qui sont partis en ambassade vers l’Europe
et qui ont rédigé des rihlas, les ambassadeurs ont relevé énormément
d’indices à propos de l’écart persistant entre « l’autre » et le « moi ». Est-ce
que Abdallah Ben Aïcha y a par conséquent contribué ?
161
Kaddouri ne mentionne pas une seule fois le nom du raïs de Salé et
n’évoque pas une seule fois sa fameuse ambassade dans le royaume du RoiSoleil. Il est vrai que l’auteur a réalisé sa thèse en se basant uniquement sur
des récits de voyage et Ben Aïcha n’a pas laissé de rihla.
Cependant le Salétin a des instructions précises lors de son séjour en
France :
O bin Aycha, entre vous et moy [le caïd Ahmed Ben Haddou El-Attar]
ne me cachés rien, soit d’importance soit bagatelles, écrivez tout ce que
vous verrez et entendez, et lorsque je recevray vos lettres, je les liray au
Roy [du Maroc], car les gens presents sont plus eclairez que les absents.
[…] Nous n’avons fait que ce qu’il [Ben Haddou] nous a instamment
commandé et nous continuerons à luy donner avis de tout, n’ayant jamais
rien à écrire à autre qu’à luy190.
Ainsi l’envoyé de Moulay Ismaïl possède un objectif crucial lors de
son ambassade : informer son pays de tout ce qui se déroule dans le
royaume des Bourbon. Pétis de La Croix, l’interprète des langues orientales
du roi de France indique notamment dans une lettre destinée à Pontchartrain
datant du 1er février 1699 : « Nous avons intercepté des lettres qu’il [Ben
Aïcha] escrivoit à son Roy de Rennes en Bretagne, et je suis actuellement
occupé à les traduire191 ».
190
Lettre interceptée de Ben Aïcha à son frère Abd er-Rahmane du 24 février 1699 et traduite par
Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 62-63.
191
Lettre de Pétis de La Croix au comte de Pontchratrain du 1er février 1699, dans Idem, p. 51.
162
Cela renforce l’idée que l’amiral de Salé a devoir de noter et tout
relater sur le déroulement de son séjour. Mais le plus fondamental à
connaître réside dans ce que comportent les lettres de Ben Aïcha adressées
à son sultan. Pour notre malheur cependant, ni ces lettres ni leur traduction
n’ont été retrouvées192. Alors que la grande partie des sources nous est
disponible, celle qui représente une utilité primordiale nous fait défaut
terriblement. Pourquoi n’ont-elles pas été retrouvées ? Ont-elles été
réellement perdues ? Autant de questions sans réponse qui ne font que
grossir notre imagination sur le contenu de ces lettres.
Toutefois, ce qui nous incline à penser que l’envoyé du sultan a une
autre mission que proprement diplomatique – c’est-à-dire renseigner son
gouvernement des réalités françaises – réside dans deux renseignements très
précis. Premièrement, le Mercure Galant souligne dans sa relation de
février-juin 1699 à propos de Ben Aïcha : « Il faut remarquer qu’il ne va en
aucun lieu qu’il n’ait un secrétaire avec luy, à qui il dicte tout ce qu’il voit
de considérable, afin d’en rendre compte au Roy son maître193 ».
Deuxièmement, dans les Mémoires de Breteuil, qui reproduit le
discours d'adieu de l'ambassadeur du Maghreb al-Aqça prononcé devant
Louis XIV, l’envoyé du sultan déclare : « Je n’ay passé aucun jour sans de
nouveaux plaisirs ou sans la veüe de quelque merveille […]. J’en ay fait un
grand journal, mais j’avoüe que je n’ay pas décrit la cent miliesme partie ny
192
193
S.I.H.M., op. cit., p. 151 note 3.
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 328.
163
des beautés de vôtre paÿs ni de la grandeur de la personne de Votre Majesté
Imperiale194 ».
Ces deux informations nous confortent dans la supposition qu’une
relation a du être donc stipulée dès l’origine de l’ambassade marocaine sous
l’égide du corsaire Abdallah Ben Aïcha et les objectifs en étaient sûrement
définis. Mais où est par conséquent passé ce rapport de l’ambassadeur sur le
royaume des Bourbon à la fin du XVIIe siècle ? Surtout que contient cette
relation ? Si l’on se fie au grand personnage plein d’esprit qu’est le raïs de
Salé Abdallah Ben Aïcha comme l’on décrit d’ailleurs ses contemporains et
à toutes les visites qu’il a effectuées lors de sa mission en France
(notamment dans la ville de Paris), on peut se permettre d’imaginer que le
rapport doit sûrement comporter des annotations essentielles sur la
puissance française de l’époque dont le peu de lettres écrites par ses mains
nous parlent.
Abdelhadi Tazi évoque néanmoins un rapport oral effectué dès son
retour par Ben Aïcha à son sultan sur tout ce qui s’est déroulé en France195.
De plus, il rajoute que le Salétin établit des comptes-rendus sur tous les
secrets du palais français et de toutes les nouvelles qui lui arrivent de sa
correspondance épistolaire avec Monsieur Jourdan196. Tazi ne fait toutefois
aucun sous-entendu à la relation de voyage qu’a rédigée l’envoyé marocain
194
« Extraits des Mémoires de Breteuil », dans Idem, p. 238-239.
195
A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome IX, p. 82.
196
Idem, p. 83.
164
en France. En tout cas, il semble que l’ambassadeur a pris connaissance
d’énormément de choses pendant les six mois passés en terre chrétienne.
Mais tout le monde n’est pas en accord avec cela. Le consul de
France à Salé Jean-Baptiste Estelle, qui ne porte pas une affection
particulière à Ben Aïcha, déclare à son sujet dans une lettre destinée à
Pontchartrain du 2 février 1699 :
M. de Saint-Olon a eu par mon entremise à Reine [Rennes] des lettres
que l’embassadeur du roy du Maroc escrivoit à ce prince. Par icelles
Vostre Grandeur verra sy elle pourroit avoir quelque eclersissement de ce
que je doute ; quy est que cest ambassadeur vien chercher des presens
soub des beaux pretextes197.
Dans un tel registre, Charles Penz dans son ouvrage cite un extrait
d’une lettre de Ben Aïcha à Pétis de La Croix datée du 20 mai 1699 :
Pardonnez-moi, écrit Ben Aïcha à celui qui fut son interprète et son
ami, les défauts que vous avez pu remarquer en nous, et Dieu augmente le
bien de votre maître pour ce qu’il nous a fait de libéralités et de
magnificence, tant dans le séjour que dans le voyage. Nous avons vu de
belles curiosités, nous avons bien bu et bien mangé, nous nous sommes
fâchés, nous nous sommes défâché198.
197
Lettre de Jean-Baptiste Estelle au comte de Pontchartrain du 2 fécrier 1699, dans S.I.H.M., op.
cit., tome V, p. 53.
198
Ch. Penz, Les Captifs français, op. cit., p. 260.
165
Penz commente ces paroles de l’ambassadeur par « ces phrases
naïves et satisfaisantes montrent bien ce que Ben Aïcha souhaitait trouver
dans son ambassade, et qu’il avait obtenu : une occasion de contenter sa
curiosité et son appétit. Il raisonnait en bon Marocain, plutôt qu’en
ambassadeur chargé de signer une paix ferme et sincère199 ». Que signifie
raisonner « en bon Marocain » ? Dans ces commentaires, Charles Penz
paraît mécontent que Ben Aïcha n’ait pas signé le traité et remet la
responsabilité de cet échec sur le seul ambassadeur en oubliant
l’implication de ses supérieurs et de ses interlocuteurs français.
Peut-être veut-t-il qu’il fasse tout simplement comme son
prédécesseur, l’envoyé Mohamed Hadj Temim qui a signé en 1682 le traité
avec la France offrant bien plus d’avantages à celle-ci qu’au Maroc ? On a
du mal à comprendre ce que veut dire Charles Penz dans son ouvrage car il
écrit un compliment à propos de l’ambassadeur quelques pages plus hauts :
« Ben Aïcha ne vivait pas dans le passé, il ne pénétrait pas dans l’avenir à
reculons, il discutait dans le présent des choses présentes200 ».
Contrairement à ce qui est dit par la même personne, l’envoyé du sultan du
Maroc selon Penz n’est donc pas un passéiste, mais plutôt une personne
consciente des réalités de son temps et pourquoi pas du « décalage »
existant entre le royaume de Louis XIV et le Maroc ?
Deux principaux événements lors du séjour de Ben Aïcha en France
peuvent nous faire pencher vers cette hypothèse. En premier lieu, lors de
199
Ch. Penz, Les Captifs français, op. cit., p. 260.
200
Idem, p. 257.
166
ses visites parisiennes, il est allé aux Invalides et selon la relation du
Mercure Galant « il souhaita d’avoir un plan de ce grand edifice. M. de
Saint-Olon le dit à M. de Barbesieux [le ministre de la Guerre], qui luy en
fit donner un201 ». Le fait qu’il prenne un plan d’une forteresse militaire
démontre qu’il a l’idée de vouloir présenter à son sultan les techniques
militaires du royaume de France et pourquoi pas copier le modèle français
au Maroc.
Le deuxième fait parvient lors de la visite à l’Observatoire où il
rencontre Jean-Dominique Cassini, le célèbre astronome (1625-1712),
membre de l’Académie des Sciences à qui il réclame toujours d’après le
Mercure Galant « d’écrire une lettre aux astronomes de Maroc, et l’assura
qu’il luy en feroit avoir la réponse202 ».
Il faut savoir que Cassini a bien remis à Abdallah Ben Aïcha à
l’intention des astronomes marocains une lettre et plusieurs exemplaires
d’une carte des constellations visibles à Paris afin de leur permettre de lui
communiquer les observations qu’ils sont appelés à faire en Afrique. Ses
échanges scientifiques soulignent l’intelligence du raïs de Salé qui doit
penser que cela est considérablement bénéfique pour la science marocaine
sclérosée
qu’elle
prenne
connaissance
des
récentes
découvertes
européennes. En effet pour l’Europe « le grand siècle de la science est le
201
Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome
V, p. 339.
202
Idem, p. 336.
167
XVIIe siècle203 ». « Le fait est d’autant plus important qu’il a pour
conséquence l’accélération du décalage entre l’Europe et le reste du
monde204 ».
C’est au XVIIe siècle par exemple que sont inventés la lunette
astronomique (1609-1630), le télescope (1671), le microscope (vers 1660),
le baromètre (1640-1680), le thermomètre (vers 1640), la pendule (vers
1650) et la machine arithmétique (1644). Il existe également une
modification dans les conditions du travail scientifique : les savants peuvent
désormais compter sur l’appui intéressé des autorités. « La science est
maintenant considérée comme essentielle dans un État205 ». Pour la France,
on peut citer l’exemple de Colbert qui fonde en 1665 à Paris l’Académie
des sciences, sur le modèle de l’Académie française, et qui patronne la
parution du Journal des Savants ; en 1667, il fait commencer la construction
de l’Observatoire.
Il semble en conclusion que l’amiral de Salé Abdallah Ben Aïcha
soit bel et bien conscient de la préexcellence européenne dans certains
domaines par rapport au Maroc. Quels liens selon l’envoyé du sultan
Moulay Ismaïl doivent ainsi exister entre les deux pays ?
203
Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le XVIe siècle, Paris, Armand Colin, deuxième édition,
1990, p. 69.
204
F. Lebrun, L’Europe et le monde, op. cit., p. 215.
205
Idem, p. 207.
168
Des solutions pour rattraper le retard ?
A son retour du royaume de France, Abdallah Ben Aïcha fait tout pour
rapprocher le pays de Louis XIV et le sien. Deux projets apparaissent de
son initiative : la demande en mariage par son sultan d’une fille légitimée
du Roi-Soleil d’une part ; et de l’autre, sa contribution dans la constitution
de la compagnie de Salé par son ami Jean Jourdan au Maroc.
Un mariage « royal »
Le grand résultat de l’ambassade de Ben Aïcha et la raison pour
laquelle celle-ci reste connue est cette fameuse demande en mariage d’une
fille légitimée de Louis XIV, la princesse de Conti – devenue récemment
veuve – par le sultan du Maroc Moulay Ismaïl. Quel part a donc joué le
Salétin dans ce projet ?
A son retour du royaume du Bourbon, l’ambassadeur procède un
compte rendu portant sur ses négociations en France et entreprend de
décrire à Moulay Ismaïl tout ce qu’il a vu là-bas. « Graduant ses effets, il
s’attarde et revient à plusieurs reprises sur la profonde impression que lui
avaient faite la beauté et les qualités d’une fille de l’Empereur de France, la
169
princesse de Conti206 ». Le sultan est charmé et demande à Ben Aïcha
d’écrire une lettre à Pontchartrain le 14 novembre 1699 dans laquelle il
émet le souhait d’épouser la princesse de Conti :
[…] lui ayant fait le Portrait d’une princesse que j’eus l’honneur de
voir le Carnaval dernier dans un bal accompagné par Mer. De Saint-Olon,
chès Monsieur, laquelle étoit à la droite de Monseigneur, et que Monsieur
Le Duc de Chartres prise à danser, Sa Majesté m’a ordonné et donné
plein pouvoirs d’en faire la demande, c’est une Princesse, fille de sa
Majesté […] [elle] exercera librement sa religion comme en France207.
Si Louis XIV accepte cette proposition, Abdallah Ben Aïcha doit
s’embarquer aussitôt pour aller conclure au nom de son maître un traité
d’alliance avec la France. Abdelhadi Tazi parle de ce moment comme un
épisode décisif dans les relations franco-marocaines. Il se pose une
pertinente interrogation sans y répondre : « Est-ce que le récit de Ben Aïcha
sur la princesse de Conti peut être considéré comme une intrigue
politique208 ? » Il est certain que les relations entre les deux pays se sont
légèrement refroidies par le fait que rien n’a été signé entre les
protagonistes et un mariage peut sûrement aider à rapprocher le royaume de
France et le Maghreb al-Aqça.
206
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 329.
207
Lettre de Ben Aïcha au comte de Pontchartrain du 14 novembre 1699 traduite par Pétis de La
Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 479-480.
208
A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome IX, p. 87.
170
Par conséquent, le corsaire Abdallah Ben Aïcha entreprend de
réchauffer les relations en proposant au sultan Moulay Ismaïl un mariage
qui le fait donc introduire dans la famille de Louis XIV.
Moulay Ismaïl doit se douter parfaitement que le roi de France, en
cet automne 1699, se prépare tant en raison de sa filiation que de son
mariage à recueillir, pour l’un de ses fils ou petits-fils, la succession au
trône du roi d’Espagne qui se meurt sans laisser d’enfant. De ce fait, à
l’agressivité des Espagnols, ennemis héréditaires du Maroc, va donc
s’ajouter, sur les bords du détroit de Gibraltar, la puissance militaire et
financière de Louis XIV. La volonté d’épouser une princesse française a par
conséquent sans doute auparavant une visée politique.
En effet Moulay Ismaïl escompte récupérer les villes encore sous le
joug des Espagnols sur son territoire si l’Espagne tombe aux mains des
Bourbon. Moulay Ismaïl a déjà pris El-Mamora à qui il donne le nom de
Mehdiya en 1681 ; Larache et Asilah tombent respectivement en 1689 et en
1690. Il ne reste plus aux Espagnols d’autres présides que Ceuta et Melilla
dont le siège se poursuit, depuis 1694, sans résultat en raison des difficultés
du terrain. « Ben Aïcha démontra à son Souverain que, quelque fût celui en
faveur de qui testerait le roi d’Espagne Charles II, Louis XIV, avec sa
puissante flotte, était le seul qui pût aider le Maroc à récupérer Ceuta et
Mélilla, qu’il était donc indiqué de relancer des négociations de paix, et
même, si possible, de parvenir à contracter alliance avec lui [Louis
XIV]209. »
209
Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 332.
171
Mais la question de la succession d’Espagne se complique.
L’empereur d’Autriche Léopold Ier, tant en raison de sa filiation par sa mère
espagnole sœur de Philippe IV que par son mariage avec la fille de ce
dernier, Marguerite-Thérèse, revendique de son côté le trône d’Espagne,
pour son fils cadet l’archiduc Charles. De plus, l’Angleterre et la Hollande
marquent leur hostilité à tout accroissement de la puissance de la France qui
rompt l’équilibre européen. Le projet d’une nouvelle coalition contre Louis
XIV est donc en train de naître.
Néanmoins avec un mariage, les relations militaires, économiques et
culturelles peuvent sans aucun doute se développer entre les deux pays ; et
le Maroc au contact du royaume des Bourbon peut finalement profiter des
acquis de la civilisation européenne. Un extrait d’une lettre de Moulay
Ismaïl à Louis XIV le 5 novembre 1699 illustre parfaitement ce dernier
fait : « Il [Ben Aïcha] nous a dit aussi avoir vu des palais qu’il a admirés,
louant beaucoup leurs architectures et leurs artisans ainsy que leurs
géomètres […] Nous avons fait dessein de construire un pont considérable.
Je prie donc Vostre Majesté de m’envoyer quelques habiles architectes et
massons experts210 ». Moulay Ismaïl en épousant la princesse de Conti, il
est pratiquement sûr que le sultan multiplie des désirs de ce genre auprès du
Bourbon.
210
Lettre de Moulay Ismaïl à Louis XIV du 5 novembre 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans
les Archives Nationales de France, Affaires Etrangères, Correspondance consulaire, Maroc, BI
827, p. 90-92.
172
Mais Louis XIV n’a pas répondu à la demande en mariage marquant
ainsi son refus. En effet « la Cour se gaussa d’une proposition dont Moulay
Ismaïl ne pouvait saisir l’ironie et on répondit, avec insolence, en invitant le
chérif à se convertir au christianisme211 ».
Abdallah Ben Aïcha a eu également un rôle primordial dans la
constitution de la compagnie de Salé au Maroc qui peut renforcer sans
aucun doute les relations économiques entre les deux États.
La compagnie de Salé.
Des relations étroites se sont nouées entre le corsaire de Salé Ben
Aïcha et Monsieur Jean Jourdan qui en profite pour obtenir ainsi
d’importants avantages commerciaux au bénéfice de son entreprise. Le
sultan Moulay Ismaïl a effectivement assuré Jean Jourdan, négociant et
directeur de la manufacture de glaces du Faubourg Saint-Antoine, qu’en
remerciement de l’assistance qu’il a prêtée à Abdallah Ben Aïcha, ses
transactions avec le Maroc sont favorisées. Le raïs de Salé écrit à ce sujet à
Jourdan dans une lettre datée du 14 janvier 1700 : « il [le sultan] m’a dit de
vous faire tout ce que vous souhaitteriés et de vous faire avoir tout ce dont
vous aurés besoin ez païs de son obeissance. Il m’a donné le pouvoir
211
Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, op. cit., tome II, p. 236.
173
d’ordonner sur ce qui regarde vos vaisseaux, afin que vous chargiés sur
iceux tout ce que bon vous semblera, exepté ce que Dieu nous deffend212 ».
Jourdan est autorisé ainsi à charger sur leurs vaisseaux toutes les
marchandises qu’il désire ; mais Ben Aïcha ne peut donner son accord aux
demandes de Jourdan de faire fabriquer de l’eau-de-vie au Maroc et d’en
exporter du blé et de l’huile. Il est impossible de lui donner satisfaction, car
d’une part la loi coranique interdit les boissons alcooliques et d’autre part la
fréquence des famines au Maroc incite le gouvernement à interdire la vente
à l’étranger des céréales.
Le 24 janvier 1700 est signé l’acte de constitution de la compagnie
de Salé constituée par Jourdan qui envoie aussitôt un représentant à Salé,
Manier de La Closerie qui engage la première opération de négoce
triangulaire entre l’Asie, la France et le Maroc. Il faut dire qu’ « à la fin du
XVIIe siècle, le commerce français au Maroc occupait la première place et
était encouragé par le chérif213 ». Associé à Jourdan – et donc intéressé à
son négoce – Ben Aïcha comprend que des rapports tendus entre Moulay
Ismaïl et Louis XIV ne sont guère de nature à favoriser le développement
d’un trafic fructueux.
Mais est-ce que l’installation de la compagnie de Salé n’a que des
objectifs personnels pour l’ambassadeur ? Le Maroc ne peut-il pas, à long
212
Lettre de Ben Aïcha à Jean Jourdan du 14 janvier 1700 traduite par Pétis de La Croix, dans
S.I.H.M., deuxième série, dynastie filalienne, tome VI, du 6 janvier 1700 au 2 mai 1718, Paris,
Paul Geuthner, 1960, p. 94.
213
Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, op. cit., tome II, p. 234.
174
terme, profiter de cette compagnie qui le relie à la France et à l’Europe
d’une part et au continent asiatique d’autre part ? La société de Salé peut
être un modèle que des marchands marocains peuvent reprendre à leur
compte. Mais il faut signaler qu’il n’existe pas de véritable classe
marchande au Maroc comme dans les pays d’Europe.
De toute façon la société salétine, malgré des débuts favorables,
cesse ses opérations commerciales en décembre 1701 car elle ne réalise pas
les bénéfices escomptés par Jourdan. Puis à partir de 1703, la compagnie
tombe en déconfiture. Elle est effectivement l’objet des poursuites de ses
créanciers et l’année suivante un arrêt du Conseil d’État du 25 mars
ordonne que les biens de la société de Salé soient vendus au Havre et à
Cadix.
Il est irréalisable d’affirmer définitivement que l’ambassadeur du
Maghreb al-Aqça, Abdallah Ben Aïcha a impérativement essayé de trouver
des solutions pour son pays afin de regagner un certain retard vis-à-vis du
continent européen.
Néanmoins il a multiplié dès son retour les occasions pour amplifier
réellement les relations entre le « moi » et « l’autre ».
175
Ben Aïcha et la fermeture à l’encontre de « l’autre »
Les deux grands projets dans lesquels Ben Aïcha a amplement
participé se sont révélés être des échecs : Louis XIV n’a pas procuré suite à
l’affaire relatif à la demande en mariage de sa fille par Moulay Ismaïl ; et
trois ans après sa constitution, la société de Salé n’existe plus. Quel est
l’avenir des relations franco-marocaines ? Et avant tout celui de Ben
Aïcha ?
Cette dernière interrogation est primordiale parce qu’une source
européenne nous renseigne sur la situation de l’ambassadeur après son
retour en France.
Il est rentré au Maroc avec la dangereuse réputation de rapporter des
richesses immenses. Pour en extorquer de l’argent, l’avide et sadique
Moulay Affet, fils de Moulay Ismaïl, soumet Ben Aïcha à d’effroyables
tortures :
Le Prince lui fit donner des coups de bâton par ses Noirs pendant
plusieurs jours avec une cruauté inouie […]. Enfin on luy donna la sabra,
c’est-à-dire qu’on luy ceignit la tête avec un cercle de fer garni de pointes
en dedans qu’on serroit avec une viz ; ce tourment fut si horrible qu’il se
trouva tout plein de sang et les yeux luy sortoient de la tête […]. J’ay ouï
dire au sieur Fabron, ajoute l’auteur de la relation à qui nous empruntons
ces détails, que toutes les fois qu’il alloit voir Abdalla Ben Aïcha, il étoit
176
contraint de se boucher les narines, étant à une certaine distance de luy, à
cause de la puanteur214.
Dans les Sources inédites de l’Histoire du Maroc, il est indiqué qu’il
est concevable de rapprocher ce récit « des rumeurs rapportées par Manier
de la Closerie – le facteur de Jourdan à Salé – relatives à la cupidité de Ben
Aïcha et aux accusations dont il était l’objet, […] mais elles paraissent
contredites par la faveur dont il jouissait auprès du Sultan215 ». Il est vrai
qu’au retour de l’ambassadeur de France, Moulay Ismaïl nomme Abdallah
Ben Aïcha comme seul responsable concernant toutes les affaires de la mer
qui est un des postes les plus importants de l’époque. De plus, il est nommé
caïd [gouverneur] de l’agglomération Rabat-Salé. Ben Aïcha accumule
alors les plus hautes fonctions. Par conséquent, l’emprisonnement de
l’ambassadeur – s’il a eu lieu – n’a pu intervenir qu’après ces gratifications.
Il faut souligner au passage que beaucoup de personnes qui
commencent à acquérir une certaine influence ou quelconque puissance
religieuse ou politique pouvant gêner la prépondérance du sultan sont
persécutées. C’est une chose qui a été pratiquée par toutes les dynasties
marocaines, mais sans jamais avoir été généralisée.
214
Extrait de « Relation de ce qui s’est passé dans les trois voyages que les religieux de l’ordre de
Nostre-Dame de La Mercy ont faits dans les estats du Roy de Maroc, pour la rédemption des
captifs en 1704, 1708 et 1712 » dans S.I.H.M., op. cit., tome VI, p. 689-690.
215
S.I.H.M., op. cit., tome VI, p. 690 note 1.
177
Le sultan fait tout ce qui est en son pouvoir pour affaiblir l’influence
de ces personnes : elles payent des taxes, on leur retire leur poste officiel et
cela peut aller de l’emprisonnement à l’assassinat en passant par la torture.
C’est une caractéristique de l’histoire du Maroc – mais non propre à ce pays
seul – qui concerne la période pré-coloniale.
Tazi renforce ce point de vue en généralisant cette situation aux
ambassadeurs qui partent en Europe. Mais il ne donne jamais bizarrement
d’exemples précis et surtout de noms de personnes persécutées. Il soutient
tout d’abord : « Les Marocains se méfiaient toujours de leurs ambassadeurs
qui se dirigeaient vers l’étranger216 ». Puis, il indique qu’énormément de
reproches sont accomplis aux envoyés marocains lors de leur retour et ils
« sont presque toujours retirés progressivement de leurs postes, confisqués
de leurs biens et parfois accusés217 ». Il termine enfin sur le fait que
l’ambassadeur parle de ce qu’il a vécu dès qu’il retourne dans sa société et
cela cause de multiples problèmes. Ainsi « lorsque l’ambassadeur parle
avec sincérité au sultan, il peut être alors emprisonner218 ».
Est-ce le cas de l’amiral de Salé Abdallah Ben Aïcha ? Une chose
permet de l’affirmer : le fait qu’aucune chronique d’histoire ne mentionnent
le nom de Ben Aïcha, le fameux corsaire de Salé qui a dirigé la plus grande
ambassade en France dans l’histoire diplomatique du pays, connu pour la
216
A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome I, p. 187.
217
Idem, p. 233.
218
Idem, p. 235.
178
conséquence directe de celle-ci : la demande en mariage d’une princesse
française par Moulay Ismaïl. Premièrement, les chroniqueurs de l’époque
comme Mohamed Eç-Ceghir El-Ifrani, le chroniqueur officiel de Moulay
Ismaïl, dans son ouvrage219 ou bien Abou el-Kacem Er-Zayani qui a connu
la fin du règne de Moulay Ismaïl et le début de celui de Moulay Slimane
dans son livre220 évoquent tous les ambassadeurs et les plus simples
fonctionnaires du mahrzen.
Toutefois le nom de Ben Aïcha n’est même pas indiqué alors qu’il a
occupé de très hautes fonctions sous Moulay Ismaïl. Pourquoi ? Même
remarque pour la période contemporaine avec Moulay Abdelrahman Ibn
Zaydan. C’est un historien marocain du début du XXe siècle considéré
comme le plus grand dans sa discipline. Il a accumulé un nombre
extraordinaire de documents en arabe et en français qu’il connaît très bien
et notamment les Sources inédites de l’Histoire du Maroc. Dans le tome
deux de sa chronique, il parle en outre des relations diplomatiques entre la
France et le Maroc sous Moulay Ismaïl, des ambassades de l’époque et des
lettres des deux souverains sans jamais mentionner une seule fois le nom de
Ben Aïcha221. Pourquoi ?
219
Mohammed El-Ifrani Ec-Ceghir, Raoudat at-tarikh bi-mafakhir Maoulana Ismaïl [Le
Déroulement de l’histoire du grand Moulay Ismaïl], Rabat, Imprimerie royale, 1962.
220
Abou El-Kacem El-Zayani, Al-torjomana al-kobra [La Grande traduction], texte établi, annoté
et commenté par Abdelkrim El-Filali, Rabat, Ministère de l’Information, 1967.
221
Moulay Abdelrahman Ibn Zaydan, Ithaf aalam an-Nass [Le Meilleur de nouvelles des grands
personnages], tome II, deuxième édition, Rabat, Imprimerie royale, 1990, p. 54-68.
179
Le fait que les chroniqueurs effectuent un effacement systématique
de ce personnage de manière prouve que quelque chose est reprochée au
Salétin et paraît confirmer son emprisonnement. Mais pour quelles raisons
est-t-il jeté en prison ? Est-ce comme l’avance les rédempteurs, qu’il a
amené des richesses de France ? Cela apparaît fort peu probable. A-t-il
accumulé une trop grande puissance politique entre ses mains ? Ou est-ce
qu’on ne critique pas plutôt sa trop grande sympathie pour le royaume de
France, un pays des « Infidèles » avec lequel il prône un discours
d’ouverture ?
Ce qui peut nous faire penser à cette dernière hypothèse se trouve
dans le fonctionnement de la diplomatie marocaine de l’époque. En effet,
les ulemmas jouent depuis les Idrissides selon Tazi un rôle très important
dans la politique extérieure du pays222. Ils proclament effectivement dans ce
cadre des fetouas. En 1578, une fetoua est ainsi lancée contre le prétendant
marocain El-Motaouwakkil qui s’est allié aux Portugais en 1578. Le sultan
Ahmed El Mansour a demandé aussi l’avis des ulemmas pour la conquête
du Soudan vers 1590. Le sultan alaouite Moulay Ismaïl fait de même : il
demande l’avis des ulemmas pour l’alliance militaire avec un pays, la
signature d’un traité ou bien sur la libération des otages223.
Leur rôle est par conséquent primordial dans le fonctionnement de la
diplomatie marocaine : ils sont des « représentants de la nation224 ». Les
222
A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome I, p. 135.
223
Idem, p. 137.
224
Idem, p. 143.
180
ulemmas se réunissent ainsi en choura [conseil] et discutent des
propositions des pays étrangers avec le sultan. Est-il possible que la
politique extérieure d’ouverture de Ben Aïcha à l’égard de la France ait
déplu aux ulemmas ? Il est chimérique de répondre en l’état des sources
actuelles ; cependant, il est intéressant de connaître l’évolution des relations
franco-marocaines après 1700 pour comparer avec la progressive discrétion
de Ben Aïcha.
Les consuls français de Salé et de Tétouan quittent le Maroc en 1710
et en 1712, précédés par les marchands pour la plupart ruinés. « Durant plus
de quarante ans la France n’eut plus de représentants, ce qui permit aux
Anglais de prendre la première place dans le commerce marocain225 ». La
France et l’Espagne rompent leurs relations avec le Maroc en 1718.
Quant à Ben Aïcha, « après cette affreuse mésaventure, le corsaireambassadeur finit par rentrer en grâce auprès du Sultan mais il ne reprit pas
la mer. Il usa de son influence reconquise pour servir d’intermédiaire aux
Pères Rédempteurs dans le rachat des captifs226 ».
Par conséquent avec la période de déclin dans les relations entre les
deux pays, Ben Aïcha est relégué au dernier plan et en plus il n’est plus
corsaire. De toute façon la course marocaine s’arrête définitivement au
début du XVIIIe siècle. « Elle disparaît, non que les « barbaresques » soient
225
226
Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, op. cit., p. 236.
Roger Coindreau, Les Corsaires de Salé, Paris, société d’éditions géographiques maritimes et
coloniales, 1948, p. 76.
181
devenus raisonnables, mais parce que les techniques européennes ont
progressé au point de dispenser la marine de la force des galériens et de
laisser loin derrière elle les techniques rudimentaires de notre société
toujours féodale227 ».
Le Maroc se replie en fait sur lui-même ; il se ferme complètement à
« l’autre » à partir du XVIIIe siècle tandis qu’en Europe ce siècle est
considéré alors comme celui des Lumières.
227
Jean Brignon et autres, Histoire du Maroc, op. cit., p. 182.
182
Deux regards antagonistes sur le Maghreb al-Aqça apparaissent donc
à la lecture attentive des écrits de rihla des ambassadeurs marocains.
Ahmed El-Hajeri, l’envoyé du sultan Moulay Zidan, refuse de
reconnaître un quelconque handicap marocaine par rapport à « l’autre »
dans quelque domaine que ce soit ; et au contraire, la civilisation
européenne lui paraît bien « sous-développée » en la comparant, l’Islam. En
rejetant la culture du kafir, il prêche par conséquent pour son État un repli
sur soi et une entière concentration sur les traditions et la religion
musulmane qui est la seule vraie route permettant de rejoindre le paradis
céleste.
A l’inverse l’ambassadeur de Moulay Ismaïl, Abdallah Ben Aïcha,
plus de quatre-vingts ans plus tard, toujours en restant fidèle aux principes
de sa religion, semble être conscient d’une certaine faiblesse de son pays en
le comparant au royaume des Bourbon. Mais il est fort probable que cette
idée « nouvelle » ne fait pas l’unanimité et il a été donc emprisonné.
En tout cas le Maghreb al-Aqça opte au XVIIIe siècle pour la
fermeture vis-à-vis de « l’autre » pour pallier ses difficultés et sa perte de
puissance. Refusant la réalité, le Maroc est ainsi confronté à un véritable
dilemme de civilisation conçu sur un complexe d’infériorité du « moi » et
du mépris de « l’autre ».
183
CONCLUSION
184
Ainsi il est impossible d'attester, d’après les sources disponibles, une
réelle prise de conscience par les ambassadeurs marocains de la montée en
force du royaume des Bourbon et de l’Europe chrétienne en général au
XVIIe siècle.
Les observations sur la France livrées par les agents mahrzeniens, en
comparaison avec d’autres relations d’ambassadeurs sur le même État mais
à des époques différentes tels que celle de Mehmed Efendi ou Ezéchiel
Spanheim, montrent en effet que El-Hajeri et Ben Aïcha ont négligé
l’opportunité d’approfondir leurs connaissances sur un pays européen.
Ces deux envoyés en ambassade, Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben
Aïcha ont ébauché ainsi des réflexions imprécises sur les origines de la
puissance de la France durant ce siècle. Il est nécessaire de toute manière
d’apporter des nuances et des précisions en ce qui concerne ces deux
hommes du mahrzen.
Effectivement l’ambassadeur du sultan alaouite Moulay Ismaïl, le
corsaire de Salé Abdallah Ben Aïcha paraît clairvoyant à propos de la force
politique de la France (Louis XIV est le maître absolu de son pays),
militaire (le royaume résiste à des coalitions de pays européens) et
culturelle (son avance scientifique par rapport au Maghreb al-Aqça).
A partir de ce qu’il a vu, de ce qu’on lui a montré particulièrement à
Paris et de son dialogue avec « l’autre » chrétien pendant son séjour d’une
part, puis à partir de ses tentatives de rapprochement entre le royaume de
185
Louis XIV et son pays (c’est-à-dire la proposition de mariage à son sultan
Moulay Ismaïl avec la princesse de Conti, fille légitimée du Roi-Soleil ou
encore son investissement dans la compagnie de Salé) d’autre part, le
Salétin Ben Aïcha a peut-être esquissé mais de manière vague un début de
réflexion sur les fondements de la force de cette monarchie européenne à la
fin du XVIIe siècle.
Du moins, cet ambassadeur fait probablement parti de ceux qui sont
favorables à des changements au Maroc de l’époque s’il faut en juger par le
sort qui lui est réservé lors de son retour dans sa terre natale.
Toutefois si l’on s’appuie uniquement sur les documents écrits par
Ben Aïcha, il est impossible de certifier parfaitement une prise de
connaissance par l’ambassadeur du grand décalage existant entre la
civilisation européenne et la sienne.
En ce qui concerne l’ambassadeur du Saadien Moulay Zidan, Ahmed
El-Hajeri, on peut dire avec certitude qu’il n’a pas voulu percevoir
l’évolution profonde connue par la France et l’Europe chrétienne depuis
quelques siècles.
L’envoyé marocain Ahmed El-Hajeri ne veut pas avouer, malgré les
bouleversements géopolitiques apparus notamment en mer Méditerranée,
un déséquilibre du rapport de force entre les États musulmans de l’Ouest et
l’Occident chrétien au profit du second. Son récit – qui est au départ un
dialogue avec « l’autre » chrétien – demeure principalement un monologue
186
car le kafir et sa civilisation semble estomper devant le rayonnement
intellectuel du Marocain et de la bonne image de l’Islam donnée par celui-ci
dans son ouvrage.
El-Hajeri éprouve une haine sans borne vis-à-vis de « l’autre » (les
chrétiens l’ont persécutés en Espagne) qu’il propage tout au long de son
manuscrit. Ce ressentiment a par conséquent empêché le Morisque de
pouvoir développer un jugement critique et impartial sur le royaume des
Boubon au début du XVIIe siècle.
L’envoyé
en
ambassade
refuse
donc
en
bloc
la
culture
« occidentale » qu’il juge inférieure à la sienne car pour lui la civilisation de
la Renaissance et de l’Humanisme a récupéré à son compte les sciences et
les pensées grecques traduites par les Arabes à l’époque médiévale. Ahmed
El-Hajeri décrit inconsciemment une des raisons de la montée en force de
l’Europe d’Occident, c’est-à-dire l’accès à la connaissance des sciences
grecques.
Toutefois le Marocain Ahmed El-Hajeri le perçoit différemment.
Effectivement, le fait que les chrétiens essayent de s’accaparer ce que les
musulmans possèdent depuis fort longtemps ; cela prouve à El-Hajeri que la
civilisation islamique est en avance et supérieure par rapport à celle du
chrétien.
A côté de cela, la représentation d’autrui d’après les Européens est
très distincte de celle des musulmans. Selon le spécialiste des relations
187
Orient-Occident à l’époque moderne, Gilles Veinstein « dès le Moyen Age,
des Occidentaux se sont rendus en terre d’Islam et ont révélé les
réalisations, les mœurs et les coutumes des infidèles à la chrétienté »228.
Le récit de Ahmed El-Hajeri peut le confirmer pour le XVIIe siècle
car lors de son ambassade en France, il côtoie beaucoup de chrétiens qui ont
appris l’arabe, qui ont séjourné dans un pays musulman et qui montrent un
grand intérêt à la civilisation de l’ambassadeur.
En outre avec l’apparition de l’imprimerie, les représentations du
Maroc et du musulman par les Européens ont été largement diffusées en
Occident chrétien donnant naissance à un large courant exotique sur
« l’autre » au XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle.
A l’inverse, les reproductions de l’Europe en général et de la France
en particulier des ambassadeurs marocains n’ont guère été propagées dans
le Maghreb al-Aqça. Comme l’indique encore Gilles Veinstein un peu plus
loin dans le même livre, « rien de tel de l’autre côté : les États musulmans
ont vécu dans une grande ignorance de l’Occident »229. Ainsi, depuis
plusieurs siècles, le Maroc semble irrémédiablement vivre « à côté de
l’Histoire ».
228
M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., au dos du livre.
229
Ibid, au dos du livre.
188
GLOSSAIRE
189
Ben : fils de
Cadi : juge d’après les lois coraniques.
Caïd : gouverneur
Calife : « vicaire » du Prophète.
Cheikh : « vieux », chef.
Chérif (chorfa au pluriel) : descendant du Prophète Mohamed, noble.
Dar al-Islam : « Demeure de l’islam ».
Djihad : « combat » sacré.
Émir : prince.
Fetoua : « dit » arbitral rendu par les docteurs en religion. Normalement la
fétoua n’est qu’une réponse à une personne qui est incertaine de ses droits.
Cependant elle devient au Maghreb Al-Aqça un procédé habituel de
gouvernement.
Hadj : qui a fait le pèlerinage.
190
Maghreb Al-Aqça : cette expression signifie « l’Extrême Occident »
musulman. Elle est utilisée pour désigner au Moyen-Age le Maroc. Ce
dernier mot apparaît effectivement avec la dynastie saadienne (1525-1659).
Il résulte tout simplement de la contraction de Marrakech, capitale
principale du pays. Toutefois les limites géoploitiques restent toujours
imprécises malgré cette nouvelle appellation.
Mahrzen : à l’origine ce terme signifie la trésorerie de l’État. Mais aussi le
magasin (d’ou le mot français) dans lequel est gardé l’argent. Puis son sens
s’est élargi sous la dynastie almohade (1147-1269) pour désigner
l’organisme administratif du pouvoir au Maroc. Le mahrzen connote donc à
la fois la notion de gouvernement et celle d’administration.
Oued : cours d’eau.
Ouléma : savant dans les sciences musulmanes.
Raïs : capitaine de vaisseau corsaire.
Ramadan : mois de jeûne.
Rihla : voyage, récit de voyage.
Sultan : titre porté dans les pays musulmans par des souverains dont la
fonction peut être justifiée comme une délégation de pouvoirs accordée par
le calife, qui n’a été jamais institutionnalisée. Au Maroc, les sultans ont les
191
mêmes prérogatives politiques et juridiques que les califes et exercent les
mêmes pouvoirs.
192
SOURCES
193
I Ecrits des ambassadeurs marocains
I a Rihla de Ahmed El-Hajeri
El-Andalusi (Ahmed Ben Kacem El-Hajeri connu sous le nom d’Afoukay),
Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la foi face aux
Infidèles], adapté par Mohammed Razzouq, Casablanca, Faculté de
Casablanca, 1987.
I b Correspondance épistolaire de Abdallah Ben Aïcha et certains écrits
contemporains sur son ambassade en France
Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie
Filâlienne, Archives et Bibliothèques de France, tome V, du 11 novembre
1698 au 28 décembre 1699, Paris, Paul Geuthner, 1953.
Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie
Filâlienne, Archives et Bibliothèques de France, tome VI, du 6 janvier 1700
au 2 mai 1718, Paris, Paul Geuthner, 1960.
194
II A titre de comparaison avec les écrits des ambassadeurs du Maroc
Efendi (Mehmed), Le Paradis des Infidèles, relation de Yirmisekiz Celebi
Mehmed Efendi, ambassadeur ottoman en France sous la Régence, traduit
de l’ottoman par Julien-Claude Galland, Introduction, notes, textes annexes
par Gilles Veinstein, Paris, François Maspero, 1981.
Primi Visconti (Jean-Baptiste), Mémoires sur la cour de Louis XIV 16731681, introduction et notes de Jean-François Solnon, Paris, Perrin, 1988.
Spanheim (Ezéchiel), Relation de la cour de France en 1690, édition établie
et annotée par Emile Bourgeois et représentée par Michel Richard, Paris,
Mercure de France, 1973.
195
BIBLIOGRAPHIE
196
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I a L’Islam
Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 1995.
Hodgson (Marshall), L’Islam dans l’histoire mondiale, textes réunis,
traduits de l’américain et préfacés par Abdeslam Cheddadi, Arles, Actes
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I b Le voyage
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Quantara, numéro 15, Paris, Institut du Monde Arabe, Avril-Mai-Juin
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197
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numéro spécial, Le Temps du voyage, numéro 16, Paris, Institut du Monde
Arabe, Juillet-Août-Septembre 1995, p. 4-5.
I c Le Maghreb
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Cossé Brissac (Philippe de), « L’Ambassade d’‘Abd Allah Ben ‘Aïcha (11
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Maroc, deuxième série, dynastie filâlienne, Archives et Bibliothèque de
France, tome V, du 11 novembre 1698 au 28 décembre 1699, Paris, Paul
Geuthner, 1953, p. 1-10.
209
ANNEXES
210
Transcription de l’arabe en français
(tirée du Petit Larousse illustré, Paris : Librairie Larousse, 1984, p. 56.)
211
Le trajet de l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri au royaume de
France entre 1610/11 et 1613
212
Le trajet de l’ambassadeur Abdallah Ben Aïcha au royaume de France
en 1698-1699
213
Les principales villes du Maghreb al-Aqça au XVIIe siècle
214
Carte de l’Europe politique au début du XVIIe siècle
(tirée de http://www.euratlas.com/grand/gr1600.htm)
215
Carte de l’Europe politique à la fin du XVIIe siècle
(tirée de http://www.euratlas.com/grand/gr1700.htm)
216
La première page manuscrite du résumé de la rihla de El-Hajeri
(fac-similé de BEN KACEM EL-HAJERI EL-ANDALUSI, Ahmed, connu
sous le nom d’Afoukay, Nasir ad-din alla el-kaoum el-kaferin [Le
Défenseur de la foi face aux Infidèles], adapté par Mohammed Razzouq,
Casablanca : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Casablanca I,
1987, p. 9)
217
Portrait de Ben Aïcha (au centre) et sa suite à Paris en 1699
(tirée de NEKROUF, Younès, Une Amitié orageuse : Moulay
Ismaïl et Louis XIV, Paris : Albin Michel, 1987, p. 310)
218
Poème en arabe de Ben Aïcha à Madame Le Camus
(tiré de NEKROUF, Younès, op. cit., p. 324)
219
Tombeau du sultan Saadien Moulay Zidan à Marrakech
Tombeau du sultan Alaouite Moulay Ismaïl à Maknès
(deuxième en commençant par la gauche)
Les pendules et les lustres sont des présents de Louis XIV apportés par Ben Aïcha
220
TABLES DES MATIERES
221
Lettre de remerciement
INTRODUCTION (p. 1-7)
PREMIERE PARTIE
A LA DECOUVERTE DE « L’AUTRE »
Chapitre premier : Prélude au voyage marocain (p.11-39)
Voyage – Écrits de voyage – Voyageurs (p.12-20)
Qu’est-ce que le voyage ? (p.12-15)
Les écrits de voyage (p.15-18)
Les voyageurs marocains en Occident chrétien au XVIIe siècle
(p. 18-20)
« L’autre » selon « moi » (p. 21-37)
L’Islam : la référence clef (p. 21-27)
Le Dar al-Kufr (p. 22-24)
La notion de djihad (p. 24-27)
Le poids de l’histoire : la référence culturelle (p. 27-37)
L’Espagne sous l’occupation marocaine : le djihad offensif
(p. 28-30)
Le djihad défensif (p. 31-33)
Le problème morisque (p. 34-37)
Chapitre 2 : Le rapprochement avec la France : un pays des
« Infidèles » (p. 40-67)
L’évolution des rapports diplomatiques entre le Maroc et la France
(p. 41-50)
Les ambassades marocaines du XVIIe siècle en France (p. 51-66)
Les envoyés en ambassade du Maroc vers la France au XVIIe siècle
(p. 52-57)
Les missions des ambassadeurs marocains (p. 58-66)
222
DEUXIEME PARTIE
LE ROYAUME DE FRANCE A TRAVERS LES YEUX
DES AMBASSADEURS MAROCAINS
Chapitre 3 : Continuité ou rupture avec la vision Dar al-Islam contre
Dar al-Kufr ? (p. 71-98)
Le royaume des Bourbon dans le monde selon El-Hajeri et Ben Aïcha
(p. 72-89)
La France en Europe au XVIIe siècle (p. 72-82)
Le royaume de France : allié ou ennemi des « Fidèles » (p. 82-89)
L’organisation politique de la France du XVIIe siècle (p. 89-98)
Chapitre 4 : L’économie et de la société du royaume de France
(p. 99-132)
Le regard de El-Hajeri et de Ben Aïcha sur l’économie de la France
(p. 100-107)
« Le paradis des Infidèles » (p. 108-131)
Les relations entre l’élite marocaine et les membres de la société
française (p. 109-114)
Les mœurs de « l’Infidèle » d’après les ambassadeurs marocains
(p. 114-124)
La vie au quotidien des Français selon les « Croyants »
(p. 114-118)
La femme chrétienne : « objet » de désir ou le diable en
personne ? (p. 118-124)
Un musulman parmi les chrétiens (p. 124-131)
TROISIEME PARTIE
LE MAROC ENTRE DEUX REGARDS
Chapitre 5 : Ahmed El-Hajeri et son djihad contre les « Infidèles »
(p. 135-158)
« Un moujahidin [combattant de la foi] par la parole » (p. 136-143)
223
La suprématie du « moi » (p. 143-158)
La supériorité culturelle de El-Hajeri (p. 143-147)
L’idéalisation de sa culture (p. 147-158)
Chapitre 6 : Abdallah Ben Aïcha : un homme d’ouverture ?
(p. 159-182)
A la recherche d’un nouveau rôle international pour le Maroc (p. 160-173)
« Dans la conscience du déséquilibre » ? (p. 160-167)
Des solutions pour rattraper le retard ? (p. 168-173)
Un mariage « royal » (p. 168-172)
La compagnie de Salé (p. 172-174)
Ben Aïcha et la fermeture à l’encontre de « l’autre » (p. 175-182)
CONCLUSION (p. 183-187)
GLOSSAIRE (p. 188-191)
SOURCES (p. 192-194)
BIBLIOGRAPHIE (p. 195-208)
ANNEXES (p. 209-219)
Transcription de l’arabe en français (p. 210)
Trajet de Ahmed El-Hajeri au royaume de France entre 1610/11 et 1613
(p. 211)
Trajet de Abdallah Ben Aïcha au royaume de France en 1698-1699 (p. 212)
Carte des principales villes du Maghreb al-Aqça au XVIIe siècle (p. 213)
Carte de l’Europe politique au début du XVIIe siècle (p. 214)
Carte de l’Europe politique à la fin du XVIIe siècle (p. 215)
Première page manuscrite du résumé de la rihla de El-Hajeri (p. 216)
Portrait de Ben Aïcha et sa suite à Paris (p. 217)
224
Poème en arabe de Ben Aïcha à Madame Le Camus (p. 218)
Photos des tombeaux des sultans Moulay Zidan et Moulay Ismaïl (p. 219)