Deux ambassades marocaines en France au XVIIe siècle
Transcription
Deux ambassades marocaines en France au XVIIe siècle
UNIVERSITE DE PICARDIE JULES VERNE FACULTE D’HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE ANNEE UNIVERSITAIRE 1998-1999 MAITRISE D’HISTOIRE Rabih SAIED DEUX AMBASSADES MAROCAINES EN FRANCE AU XVIIe SIECLE Images et représentations de la France du XVIIe siècle chez deux ambassadeurs marocains DIRECTEURS : M. Le professeur Jean GALLET M. Christophe DUHAMELLE Rabih SAIED DEUX AMBASSADES MAROCAINES EN FRANCE AU XVIIe SIECLE Images et représentations de la France du XVIIe siècle chez deux ambassadeurs marocains Remerciements Je tiens à remercier premièrement Monsieur Christophe DUHAMELLE, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Picardie Jules Verne et Monsieur Ousama ZOUGARI, chercheur et enseignant en histoire au Lycée Mohammed V à Taroudannt (Maroc) pour leurs aides, leurs conseils et leurs soutiens respectifs qui furent indispensable à la réussite de ce mémoire. Un grand merci également à Madame Bahija ZOUGARI, à la famille SALIKI, SAIED, BOUANANI-ZOUGARI, EL KADIOUI EL IDRISSI, OZOK qui sont au Maroc et en France et évidemment à mes parents pour leurs grands soutiens. Je remercie enfin le personnel des Archives Nationales à Paris, de l’Institut du Monde Arabe également à Paris, de la Bibliothèque Générale de l’université Mohammed V de Rabat et de la Fondation du roi AbdulAziz Al-Saoud pour les études islamiques et les sciences humaines à Casablanca qui m’ont permis de travailler dans les meilleures conditions possibles. 1 INTRODUCTION 2 Que représente pour le Maroc la période dite « moderne » qui réunit les XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles ? Quelles sont les modifications qui apparaissent dans ce pays depuis l’époque médiévale ? Durant cette dernière, il faut souligner premièrement que l’histoire du Maroc paraît principalement dominer par les événements internes. Au contraire, à partir des années 1400, un nouveau et éminent facteur qui infère sur la situation intérieure du territoire fait son apparition : la montée en puissance des États de la Chrétienté qui menacent sans arrêt les côtes africaines et notamment marocaines. Le contexte des entreprises des Européens au Maroc réside dans les perspectives plus larges de leur expansion dans le monde, de leurs rivalités entre eux et surtout des transformations des grands courants d’échange international à la suite des Grandes Découvertes du XVe siècle. Le Bassin méditerranéen, depuis le début du VIIIe siècle sous une domination quasi totale des musulmans qui contrôlent ainsi les routes de négoce traditionnelles vers le continent asiatique, commence à perdre progressivement de son importance à cause de la découverte par les Européens d’autres chemins commerciaux et de l’Amérique en 1492. Ainsi quand le Maroc médiéval assurait les liaisons entre l’Afrique Noire et les pays du bassin occidental de la Méditerranée, il parvint au sommet de la puissance économique, politique et intellectuelle. Quand au contraire la circumnavigation du continent par les bateaux européens l’eut 3 coupé de ses bases soudanaises et quand surtout l’or américain déclassa tout à fait la poudre d’or africaine, le Maroc se replia sur lui-même1. C’est au niveau politique et militaire toutefois que les mutations – décisives pour les deux rives de la Méditerranée – se font le plus sentir en Occident musulman. Tout d’abord, la prise par les Portugais de Ceuta située au Nord Est du Maroc en 1415 (la première ville d’une longue série occupée par les Chrétiens en territoire musulman) et ensuite, la chute de Grenade en 1492 (dernier bastion musulman en terre chrétienne occidentale) ont assurément marqué l’esprit des « Fidèles » du moment sachant que le djihad change alors de lieu géographique : avant ces événements, le combat reste effectivement en pays chrétien alors qu’à présent il se déplace vers la « Demeure de l’Islam ». Tous les indices des deux côtés du Bassin méditerranéen montrent ainsi incontestablement qu’il existe une évolution opposée entre les deux rives occidentales : d’une part, un développement général de l’Europe ; et de l’autre, une accumulation de difficultés dans tous les domaines au Maghreb al-Aqça. C’est dans ce nouveau contexte que se pose une question essentielle : celle de la relation avec « l’autre ». Est-ce que « l’Infidèle » de l’époque moderne est effectivement le même que celui de la bataille de Zallaca en 1086 ? Est-il perçu de même manière qu’auparavant par le « Croyant » ? 1 Jean Brignon, Abdelaziz Amine, Brahim Boutaleb, Guy Martinet et Bernard Rosenberger, Histoire du Maroc, Paris, Hatier, 1967, p. 412. 4 Deux voies s’offrent aux habitants du Maroc : soit ils continuent de traiter l’Occident chrétien comme dans le passé, c’est-à-dire le considérer comme une terre des « Infidèles » inférieurs par rapport à « moi » ; ou bien, ils créent un autre esprit de critique afin de tenter de comprendre concrètement les faits présents et le changement du rapport de force au profit du continent européen. Il faut prendre par conséquent des cas précis parmi les Marocains qui ont visité un pays d’Europe pour analyser leurs attitudes et leurs pensées à l’encontre de « l’autre ». Dans ces conditions, la première ambassade marocaine au royaume de France effectuée en 1610/1611 par Abou Abbas Ahmed Ben Kacem Ben Ahmed Ben Fqih Ben Cheikh El-Hajeri ElAndalusi connu sous les noms de Afoukay et de Chihab et la dernière du XVIIe siècle, en 1698-1699, par Abdallah Ben Aïcha toujours au royaume des Bourbon peuvent nous aider à saisir leurs images de l’Européen de ce siècle à travers notamment leurs écrits de voyage. Ce choix nous permet d’essayer de savoir dans quelles mesures il est possible de dire que ces ambassadeurs marocains du XVIIe siècle ont été conscients de la montée en force du royaume de France ; et par conséquent, s’ils ont réfléchi sur les fondements de sa puissance et ceux de la civilisation occidentale en général afin d’apporter des solutions à leur pays qui connaît de graves difficultés. Les sources sur lesquelles se fondent les réponses sont de natures différentes. L’ambassadeur El-Hajeri a composé effectivement un récit de 5 voyage intitulé Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la foi face aux Infidèles] dans lequel il a réuni son ambassade en France de 1610/11 à 1613, son séjour aux Provinces-Unies en 1613 et son pèlerinage à La Mecque en 1636. Son ouvrage fortement imprégné de religiosité est composé sous une forme de débats avec les chrétiens et les juifs que ElHajeri a rencontrés lors de ses voyages. Il a été rédigé à la demande d’un cheikh tunisien entre 1637 et 1641 lors du retour de El-Hajeri du lieu saint. Néanmoins l’auteur manque très souvent de précisions dans son récit. Quant à Ben Aicha, il est l’auteur d’une série de lettres adressées soit à sa famille au Maroc lors de sa mission en France en 1698-1699 soit à des amis français dont la correspondance s’étend jusqu’au début des années 1700 et dépasse largement le cadre de son ambassade. Ces lettres peuvent être ainsi confrontées entre elles pour en dégager une image précise de « l’autre ». Toutefois les écrits de Ben Aïcha étant minimes sur ce sujet, il faut les compléter avec des paroles qui lui sont attribuées lors de son voyage et reproduites : d’une part, dans des passages de la Relation de l’ambassade d’Abdallah Ben Aïcha du Mercure Galant (presse littéraire et culturelle de l’époque) qui sont disséminés entre février et juin 1699 ; et d’autre part, dans des extraits des Mémoires de l’introducteur des ambassadeurs Louis Nicolas Le Tonnelier baron de Breteuil. Ces deux relations suivent Ben Aïcha lors de ses déplacements en France et principalement dans Paris. Toutefois les informations données par celles-ci sont à prendre avec grande précaution puisque les dires de l’ambassadeur ont été sûrement enjolivés. 6 A partir de ces différents documents, il faut par conséquent tenter d’essayer de comprendre le regard porté par ces deux ambassadeurs à l’encontre de la France. La méthode pour y parvenir comprend plusieurs niveaux. Il est nécessaire en effet de prendre en compte avant tout les clefs du regard qu’ils portent sur autrui. Il semble également indispensable de confronter la réalité et ce que les envoyés marocains disent du royaume des Bourbon par l’intermédiaire de témoignages de l’époque ; de séparer aussi ce qui intéresse particulièrement ces agents diplomatiques dans ce pays de l’image qu’on veut leur en donner. Leur regard vis-à-vis de « l’autre » n’est pas non plus celui d’un simple voyageur : c’est celui d’un ambassadeur qui donne normalement priorité à la représentation politique du pays dans lequel il se trouve. En comparant enfin constamment leur pays d’origine avec la France, leur civilisation à la culture française, ils donnent en retour une certaine vision du Maroc. Il apparaît par conséquent nécessaire de montrer premièrement que le voyage de Marocains vers l’Europe, susceptible de leur permettre de prendre conscience des modifications intervenues à l’échelle internationale, constitue durant cette période une grande nouveauté. 7 Puis, une deuxième partie est consacrée plus précisément à la façon dont El-Hajeri et Ben Aïcha conçoivent le royaume de France, à travers ce qu’ils ont rédigé sur ce pays européen au niveau politique, économique et social. Leurs regards portés à l’encontre de cet État peuvent ainsi nous indiquer si les ambassadeurs se sont ou non rendus compte de la puissance de celui-ci. En dernier lieu, il convient donc de cerner à l’inverse l’empressement que ces envoyés diplomatiques marocains possèdent sur leur pays le Maroc au XVIIe siècle après leurs expériences personnelles en territoire chrétien. 8 PREMIERE PARTIE A LA DÉCOUVERTE DE « L’AUTRE » 9 Chaque culture est un jour confrontée au fait de rencontrer celle de « l’autre ». Ce qui diffère, c’est l’époque dans laquelle se produit la confrontation. L’Occident chrétien, par exemple, découvre la civilisation islamique dès l’époque médiévale. « Ce sont les Occidentaux qui, marchands, pèlerins, réfugiés, renégats au service du sultan, assurent le contact entre l’Occident et l’Orient ; l’inverse est exceptionnel2 ». Cette affirmation de Gilles Veinstein en ce qui concerne l’Orient musulman est-elle aussi plausible pour le Maghreb al-Aqça ? Des commerçants européens originaires surtout de Venise, de Gênes, de France et un peu plus tard de l’Angleterre et de la Hollande sont effectivement présents dans les principaux ports marocains et même dans les villes de l’intérieur du pays constituant les intermédiaires privilégiés avec l’Occident chrétien. Des « Infidèles » côtoient aussi de très près le sultan du Maroc. Par exemple un sujet du duc de Savoie du nom de Guillaume Bérard est appelé auprès du sultan saadien Moulay Abd ElMalek (1576-1578) comme médecin. A l’inverse est-ce que les Marocains se sont déplacés vers l’autre côté de la rive de la Méditerranée ? Est-ce que la découverte de « l’autre » correspond à un phénomène récent pour le Maroc du XVIIe siècle ? 2 Mehmed Efendi, Le Paradis des Infidèles, Paris, François Maspéro, 1981, p. 10. 10 Pour répondre, il faut ainsi essayer de comprendre, en premier lieu, ce que signifie voyager à l’intérieur et à l’extérieur du monde musulman pour ce pays afin de démontrer que l’Europe semble belle et bien « découverte » à l’époque moderne ; et ensuite, se demander si la volonté d’entretenir des relations diplomatiques avec le royaume de France durant cette même période ne constitue pas une preuve de la nouveauté de découvrir « l’autre » chrétien par le « moi » marocain. 11 CHAPITRE PREMIER : PRÉLUDE AU VOYAGE MAROCAIN Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha sont dépêchés en France en mission diplomatique au XVIIe siècle. Ils partent vers le royaume des Bourbon en qualité d’ambassadeurs. Mais ce sont premièrement des voyageurs. En effet leur ambassade est parallèlement l’occasion d’un grand et long voyage qui débute lorsqu’ils quittent les côtes marocaines et se termine à leur retour au pays. Cependant le voyage en direction de l’Occident chrétien durant ce siècle constitue-t-il une innovation pour le Maroc ? Comment le « moi » représente-t-il « l’autre » antérieurement aux départs des voyageurs ? Ces deux interrogations primordiales nous amènent à cerner, tout d’abord, la notion de voyage particulièrement dans le contexte arabomusulman ; puis, à tenter de saisir le regard du musulman marocain envers le chrétien avant les partances en direction de l’Europe. 12 Voyage – Écrits de voyage – Voyageurs Les ambassadeurs marocains El-Hajeri et Ben Aïcha ont rédigé pendant leur séjour des écrits contenant essentiellement leurs expériences en France. Ainsi les trois éléments – que sont le voyage, les écrits de voyage et les voyageurs – doivent être traités ensemble puisqu’ils semblent indissociables. Voyager chez nos deux envoyés en ambassade provoque en effet l’envie d’écrire, le désir de relater ses réflexions ; et l’auteur, le narrateur n’est autre que le voyageur même. Qu’est-ce que le voyage ? Cette interrogation apparaît à première vue facile à répondre. Cependant la signification du mot voyage est-elle la même pour le monde musulman et pour l’Occident chrétien ? El-Hajeri et Ben Aïcha sont deux Marocains de confession islamique. C’est pourquoi il faut absolument bien connaître ce qu’est le voyage dans la communauté musulmane. 13 « Il est un désir de l’inattendu, une quête de l’étrangeté, un besoin d’aller voir de l’autre côté du miroir le visage que peuvent prendre les choses. Ce mouvement s’appelle le voyage et les Arabes aussi bien que les Européens y ont succombé3 ». Voyager par conséquent ne se borne pas à effectuer « un simple déplacement, [une] migration géographique d’un point à un autre […]. Le voyage est une quête, un désir du monde, un apprentissage de l’être à la rencontre de l’Autre. Le voyage est un temps, un rythme, un battement intérieur qui vous plonge dans l’exaltation et la richesse du monde extérieur4 ». Dans la langue arabe, le voyage se traduit par deux mots : safar et rihla. Mais le dernier terme a une acception plus précise que le premier puisqu’il est utilisé lorsqu’on accomplit un (seul et unique) voyage. C’est pourquoi l’ambassade d’Ahmed El-Hajeri au début du XVIIe siècle et de Abdallah Ben Aïcha à la fin de ce même siècle sont plutôt des rihlas car ils réalisent un (seul et unique) voyage au royaume des Bourbon. A l’origine ce mot désigne l’acte de seller un chameau ; puis, il est devenu par extension un voyage ou un périple. La rihla possède également une symbolique religieuse très importante aux yeux du musulman pour deux raisons essentielles : d'une part, le « Croyant » considère sa vie comme une petite rihla, en se préparant 3 Thierry Fabre, « Les Voyageurs arabes ou le dévoilement du monde », Quantara, numéro 15, Paris, I.M.A., Avril-Mai-Juin 1995, p. 4. 4 T. Fabre et Fawzia Zouari, « Prélude au voyage », Quantara, numéro spécial, Le Temps du voyage, numéro 16, Paris, I.M.A., Juillet-Août-Septembre 1995, p. 4. 14 à la grande rihla, c’est-à-dire le voyage vers l’autre monde ; d’autre part, le pèlerinage à La Mecque reste la première destination des rihlas puisque c’est un devoir de chaque « Fidèle » d’aller s’il est possible matériellement dans ce lieu saint. Ces départs en « terre d’Islam » ne provoquent cependant guère, chez le « Fidèle » qui voyage, de l’étrangeté ou de la curiosité, puisqu’il se déplace dans un système très connu pour lui : les terres de l’Islam qui obéit à une même et seule loi religieuse, la charia. A l’inverse vers l’Europe – terre inconnue et étrangère pour le musulman – la rihla prend une toute autre forme. Cette récente destination amène des sentiments d’étonnement, d’exotisme, qui se mêlent avec celui de la peur de l’étranger, de « l’autre » parce qu’il est différent du « moi » à cause principalement de la religion. L’Islam rythme en effet quotidiennement la vie du « Croyant » et le fait de se trouver dans un pays non musulman l’amène à se sentir complètement perdu. Deux solutions se proposent alors à lui : soit il approuve progressivement la société à laquelle il est confronté, soit il éprouve de l’aigreur et rejette la vie du chrétien. Le voyage est donc lié à la rencontre de « l’autre ». Toutefois, dans le monde arabe, la notion de voyage est plus imprégnée de religiosité et notamment lors de départ vers l’Europe chrétienne. Cette caractéristique religieuse est très importante à connaître pour les deux ambassadeurs 15 marocains du XVIIe siècle car elle montre une primauté du contexte profondément spirituel dans lequel s'opèrent leurs missions en France. En tout cas la rihla incite Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha à transcrire leurs expériences personnelles. Un nouveau genre littéraire se développe : les écrits de voyage. Les écrits de voyage Ils peuvent se présenter essentiellement de deux sortes : sous la forme épistolaire (ce qui est le cas des écrits de l’ambassadeur Ben Aïcha) ; et sous celle d’un récit de voyage (comme celui rédigé par l’envoyé marocain Ahmed El-Hajeri). Le second type est néanmoins le plus répandu. Les lettres sont un premier moyen afin de présenter l’endroit visité aux siens. C’est un genre littéraire ancien dans le monde musulman. Un des avantages, pour celui qui désire les étudier, réside dans le fait qu’elles sont rédigées au moment même du périple. Plusieurs lettres de Ben Aïcha sont composées lors de son séjour en France de 1698-1699 et elles nous permettent ainsi de suivre l’évolution de son voyage diplomatique. Il est également possible de connaître les 16 véritables émotions, impressions du voyageur et tout ce qui a pu frapper sa curiosité lors de son séjour même. La lettre s’adresse aussi, pour une grande part, à des particuliers : amis ou membres de la famille. Abdallah Ben Aïcha adresse essentiellement ses lettres par exemple à son frère Abd er-Rahman à Salé. Elle peut contenir des choses personnelles très intéressantes, puisque l’auteur écrit librement ce qu’il ressent ayant une totale confiance en ses proches. Cependant, le voyageur n’a pas obligatoirement comme objectif premier d’évoquer dans sa lettre tout ce qui se passe lors de sa rihla. Ainsi Ben Aïcha écrit son courrier parce qu’un sujet défini le préoccupe ou bien pour donner des nouvelles de la suite des négociations sur la signature d’un traité de paix avec la France. C’est là, la grande différence avec le récit de voyage qui est au départ un compte-rendu – qui se veut précis et développé du déplacement effectué – destiné à un plus large public que les témoignages épistolaires. Dans la culture musulmane, le récit de voyage – qui se dit en arabe également rihla – est une sorte d’écriture littéraire très connue et très ancienne comme la lettre. Les représentants archétypiques de ces récits sont les voyageurs musulmans Ibn Djubayr (1145-1217) et Ibn Battuta (13041368/1377) qui ont relaté leur périple vers La Mecque de façon 17 remarquable. Après ce dernier, « le genre de la rihla s’étiole, le regard porté sur le monde perd de son amplitude5 ». Mais il faut souligner que si les bibliothèques marocaines possèdent énormément de rihlas relatives au pèlerinage, elles restent pauvres en récits de voyage qui se rapportent à l’Europe. A partir de cette constatation, il apparaît donc plausible de soutenir que rares sont ceux qui sont allés en Occident chrétien, parmi les voyageurs marocains. Cela renforce l’idée que l’Europe constitue vraiment une destination récente pour les Marocains. D’ailleurs une des premières rihlas connues qui évoque ce thème est le récit de voyage au royaume de France et aux Provinces-Unies entre 1610/11 et 1613 rédigé par Ahmed El-Hajeri. C’est par conséquent seulement à partir du début du XVIIe siècle que se multiplient les déplacements vers ce nouvel itinéraire. Enfin, dans le but de bien saisir les rihlas marocaines, il faut tenir compte de deux éléments : le poids du patrimoine arabo-musulman en premier lieu ; et en second, l’importance du contexte présent avec ses problèmes et difficultés. Prenons l’exemple de la rihla de El-Hajeri. Il se réfère constamment dans celle-ci à la civilisation islamique et en même temps, il accorde plusieurs pages à l’expulsion des Morisques d’Espagne qui est la cause de son ambassade en France. 5 T. Fabre, « Les Voyageurs arabes », art. cité, p. 5. 18 En outre, les récits de voyage hors du territoire musulman se présentent, pour la plupart, sous forme d’une opposition systématique entre le « moi » et ma civilisation contre « l’autre » et la sienne. La rihla de l’ambassadeur El-Hajeri en est d’ailleurs le modèle. Le titre du résumé de son récit de voyage souligne en effet son combat en particulier religieux contre « l’autre » : Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la foi face aux Infidèles]. Il faut par conséquent toujours garder à l’esprit – et cela reste aussi vrai pour la correspondance épistolaire – que le voyageur marocain est avant tout un musulman en terre chrétienne et la formation de son regard envers « l’autre » dépend pour une grande part de ce fait. Intéressons nous maintenant plus précisément à l’auteur, au narrateur marocain du XVIIe siècle des écrits de rihla vers l’Europe. Qui sont ceux en effet qui partent vers cette direction parmi les Marocains de cette époque ? Les voyageurs marocains en Occident chrétien au XVIIe siècle A partir de la fin du XVIe siècle, les Marocains qui se dirigent vers le continent européen sont principalement des envoyés en ambassade. Tous les auteurs des rihlas marocaines dont le sujet évoque l’Europe sont des 19 ambassadeurs. Il faut s’appliquer par conséquent à comprendre cette fonction au Maroc à l’époque moderne. De nos jours, le terme ambassadeur en langue arabe se dit safir (au pluriel : sufara). Est-ce que l’agent diplomatique marocain vers l’Europe au XVIIe siècle est désigné par ce terme ? Pendant cette période, le mot généralement employé semble être celui de « embachador ». Ce dernier est tiré du mot espagnol « bajador » qui signifie ambassadeur. Le poste d'envoyé en direction de l’Europe apparaît au Maghreb al-Aqça à partir de la fin du XVIe siècle, parce que – resté indépendant de l’occupation européenne et ottomane – le Maroc veut entretenir des relations extérieures. Il paraît néanmoins sûr et certain que des missionnaires ont été envoyés entre Marrakech et Istanbul antérieurement au XVIe siècle. D’ailleurs, « la diplomatie par le moyen d’émissaires existe depuis les premiers temps de l’Islam6 ». Alors que le mode des ambassades permanentes, né à Venise, domine dans tout l’Occident chrétien, on ne trouve rien de comparable à cela au Maghreb al-Aqça. Les puissances européennes sont à cette période pour la plupart représentées en permanence dans certaines villes du Maroc. Rien de tel à l’inverse, l’État marocain ne possède aucun agent diplomatique en poste fixe dans les capitales de la Chrétienté et du monde 6 Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, nouvelle édition, 1995, tome VI, p. 840. [citée par la suite : E.I., op. cit.]. 20 musulman. L’ambassadeur marocain ne se dirige généralement vers un pays que pour une durée limitée ; lorsque sa mission dans le pays où il est envoyé se termine, il rentre par conséquent chez lui sans tarder. Comme le note le spécialiste Jacques Caillé, au sujet des missions diplomatiques marocaines en France des origines au début du XXe siècle, « les sultans du Maroc ont parfois jugé bon d’envoyer en France des ambassadeurs ou d’autres agents, pour un temps très bref et chargés de régler des questions particulières ou simplement d’assurer le gouvernement français des sentiments amicaux du chérif7 ». Le rôle politique des envoyés du sultan en délégation en Europe demeure donc assez modeste si on le compare avec celui du résident européen au Maroc. De plus les pays chrétiens peuvent envoyer sur place des ambassades dites extraordinaires avec des objectifs très distincts à atteindre. La diplomatie européenne, du fait sûrement de son antériorité, paraît ainsi plus développée que celle du Maroc. Toutefois le nombre d’envoyés diplomatiques de ce pays vers le continent européen augmente durant l’époque moderne ; ce qui prouve encore une fois que le voyage en Occident chrétien pour cet État est une direction inédite au XVIIe siècle. Une question s’impose alors : comment le « moi » musulman Marocain et appartenant à l’élite du pouvoir, perçoit-il « l’autre » européen chrétien avant le voyage des premiers ambassadeurs ? 7 Jacques Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », Hesperis-Tamuda, volume 1fascicule 1, 1960, p. 40. 21 « L’autre » selon « moi » La conception de l’Occident chrétien au XVIIe siècle, d’après l’esprit marocain, est déterminée dès le départ par un ensemble de facteurs qui s’additionnent pour forger l’image de « l’autre ». Deux éléments jouent ici précisément ce rôle : d’une part la religion musulmane ; et d’autre part, le poids considérable des événements historiques au Maroc. L’Islam : la référence clef La religion de l’Islam a fixé incontestablement un rapport entre musulmans et non musulmans qui se révèle une clef primordiale pour concevoir le regard marocain envers « l’autre ». Que signifient donc Dar al-Islam et Dar al-Kufr ? Comment, à partir de cette vision bipolaire du monde, le « Fidèle » discerne-t-il « l’autre Infidèle » ? De plus il semble indispensable de saisir la notion de djihad, 22 afin de mettre en évidence les répercussions de ce devoir de chaque musulman dans sa représentation de la Chrétienté. Le Dar al-Kufr Dans la civilisation hellénique, c’est le facteur linguistique qui établit la ligne de démarcation entre Grecs et « l’autre » désigné sous le terme de barbare. Autrui, dans la culture islamique, correspond plutôt à celui qui ne confesse pas la religion de l’Islam. Alfred Morabia explique très clairement dans son ouvrage cette opposition lorsqu’il dit que la terre pour les musulmans « est divisée en considération de la piété ou de l’impiété de ceux qui l’habitent. L’univers se partage en deux territoires, eux aussi antinomiques : le territoire de l’Islam ou plus proche de la dénomination arabe, la Demeure de l’Islam (Dar alIslam/Daruna), et la Demeure de l’Impiété (Dar al-Kufr), assez fréquemment appelée la Demeure de la Guerre (Dar al-Harb), puisque ses habitants constituent des ennemis potentiels8 ». Le Dar al-Islam ou plus précisément chez les auteurs, Daruna (« notre Pays ») peut-être défini comme l’ensemble des territoires où règne la charia. Son unité réside dans la communauté de la foi, l’unité de la loi et 8 Alfred Morabia, Le Gihad dans l’Islam médiéval : le « combat sacré » des origines au XIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 201. 23 des garanties assurées aux membres de l’umma. Quant au Dar al-Kufr, il englobe, à l’inverse, les pays où la loi musulmane n’exerce pas son effet. D’après l’Encyclopédie de l’Islam, le Coran ne divise pas le monde en territoires où règnent la paix et la foi de l’Islam et en territoires sur quoi pèse en permanence la menace de la guerre9. C’est sur la Tradition (c’est-àdire les hadiths – paroles et faits du prophète Mahomet – et la tradition biographique la sîra) que juristes et théologiens ont fait reposer cette césure. Si les notions de « terre d’Islam » et de « terre d’Impiété » sont donc, elles, totalement étrangères à la Révélation, en revanche, le Coran évoque à maintes reprises l’opposition entre « Fidèle » et « Infidèle ». Le kafir signifie à l’origine « qui efface, qui couvre », puis « qui recouvre, qui dissimule les bienfaits reçus », c’est-à-dire « ingrat » envers Dieu dans le Coran. Kafir au sens « Infidèle », « Incrédule » est utilisé dans le Livre sacré la première fois à la sourate LXXIV : « un Jour difficile pour les incrédules10 ». En définitive, kafir finit par désigner tous ceux qui ne professent pas l’Islam et notamment les juifs et les chrétiens. Les hadiths semblent se rapporter – avec un développement plus précis – tantôt au destin du kafir au 9 E.I., op. cit., tome II, p. 129. 10 Le Coran, sourate LXXIV, verset dix, p. 777. 24 jour du Jugement dernier et aux peines de l’enfer qu’il encourt tantôt à l’attitude des « Fidèles » à son égard. Mais il faut noter ici que l’Islam est aussi « tolérant » vis-à-vis des « Gens du Livre » – les chrétiens et les juifs – qui peuvent exercer leur culte en terre musulmane contre le paiement du dhizya et du kharadj. Quant aux non scripturaires, ils ne bénéficient pas de cette mesure. Cette « tolérance » n’efface pas cependant la rivalité existant entre le Dar al-Kufr et le Dar al-Islam. Elle doit se combiner notamment avec un autre principe : le djihad qui procède de l’aspiration à l’universalité de l’Islam. Quel rôle joue le djihad dans la formation de l’image de « l’autre » chez le musulman ? La notion de djihad Ce qui nous touche essentiellement ici, c’est de retenir la conséquence de ce devoir sur la représentation de « l’Infidèle » chez chaque « Croyant ». Mais que désigne exactement le terme djihad ? Sur le plan étymologique, ce mot veut dire « effort tendu vers un but déterminé ». Et « juridiquement, d’après la doctrine classique générale et 25 dans la tradition historique, le djihad consiste dans l’action armée en vue de l’expansion de l’Islam, et, éventuellement, de sa défense11 ». La doctrine de cette institution découle en fait de la vision bipartite du monde par les musulmans : le Dar al-Islam et le Dar al-Kufr. Le djihad est une obligation qui est proclamée dans toutes les sources, c’est-à-dire le Coran, mais aussi la tradition biographique et les hadiths. Dans la Révélation, les textes sont classés, sauf quelques variantes de détail, en quatre catégories successives : ceux qui ordonnent le pardon des offenses et incitent à l’appel à l’Islam par la persuasion ; ceux qui ordonnent le combat pour repousser les agressions ; ceux qui ordonnent l’initiative de l’attaque, mais en dehors des quatre mois sacrés ; ceux qui ordonnent l’initiative de l’attaque, absolument, en tous temps ou tous lieux12. Le djihad a par conséquent principalement un caractère offensif. Toutefois c’est aussi un djihad que de défendre l’Islam contre les agressions. « Les Croyants ont […] pour mission sacrée de mener le combat « dans la voie d’Allah », pour que triomphent la Vérité de l’Erreur, la Religion de l’Impiété, la Gratitude de l’Ingratitude13 ». 11 E.I., op. cit., tome III, p. 551. 12 E.I., op. cit., tome III, p. 551-552. 13 A. Morabia, Le Gihad dans l’Islam médiéval, op. cit., p. 122. 26 Les peuples contre lesquels s’exerce ce principe ne sont jamais nommés dans le Coran, parce qu’il s’adresse théoriquement à tous les « Infidèles » de la Terre. Mais la philosophie et la pérennité du djihad, reposant sur le postulat que Dieu a fait des « Croyants » la meilleure communauté qu’il n’ait jamais créée, établit un rapport entre le « Fidèle » et « l’Infidèle ». Lequel ? Il est vrai que le combat armé contre celui qui ne croit pas occupe une place éminente dans la religion musulmane. Ainsi, une constante parmi d’autres du djihad réside dans la certitude de supériorité sur « l’Infidèle », puisque le « Croyant » est persuadé de suivre la véritable religion de Dieu : l’Islam. Le « Fidèle » a donc comme devoir et obligation de combattre le kafir, considéré comme inférieur à lui. Apportons tout de même quelques nuances sur les rapports entre le « Fidèle » musulman et le « non Croyant » en particulier le Chrétien. Les relations entre le monde islamique et la Chrétienté, depuis l’époque médiévale, sont certes marquées par des conflits. Cependant le djihad marocain ne fut jamais une guerre totale, interdisant tout contact pacifique entre musulmans et chrétiens. Les soucis utilitaires, dont le principal fut le négoce méditerranéen, l’emportèrent sur les exigences de la foi. En outre les sultans marocains possèdent par exemple des milices d’origine chrétiennes, le plus souvent commandées par des capitaines prestigieux ou bien on peut trouver dans le mahrzen des chrétiens à de hautes fonctions. 27 En tout cas, l’univers mental et sentimental en terre d’Islam reste profondément imprégné du Coran et de la Tradition qui ont forgé une certaine idée de « l’autre ». C’est une clef importante pour comprendre le regard porté par une grande partie de l’élite marocaine à l’encontre de l’Occident chrétien. Mais elle est loin d’être la seule. Les données historiques effectivement marquent pareillement dans les consciences la vision envers autrui. Le contexte historique joue un rôle non négligeable dans la formation du regard qu’il faut étudier maintenant. Le poids de l’histoire : la référence culturelle Les événements historiques sont indissociables de la référence religieuse dans la composition de la représentation de « l’autre ». Il semble assez évident en effet que tel ou tel événement marquant – surtout au niveau militaire – a une conséquence incontestable dans le renforcement de la vision religieuse du Marocain envers le chrétien. Trois périodes peuvent se distinguer pour le Maroc : de la conquête de la péninsule ibérique au XIe siècle à sa perte définitive à la fin du XVe siècle ; puis, à partir des années 1400, avec la tentative portugaise de 28 subjuguer le Maghreb al-Aqça. Enfin à la fin du XVIe siècle apparaît le problème morisque. En effet les Morisques ou Maures – descendants des musulmans établis sur le sol espagnol et restés après la conquête chrétienne – sont finalement chassés par l’État espagnol à cette période. Quelles en sont les conséquences dans le regard porté envers le Chrétien ? L’Espagne sous l’occupation du Maghreb al-Aqça : le djihad offensif A la prise de Tolède en 1085 par les troupes d’Alphonse VI de Castille (roi de Leon, de Castille et de Galice de 1065 à 1109), les Almoravides – maîtres du Maghreb al-Aqça depuis 1060 – se décident enfin à franchir le détroit de Gibraltar et à répondre aux appels des princes musulmans d’Espagne lancés depuis au moins 1074. Le devoir de djihad joue évidemment un rôle important dans la décision almoravide d’intervenir en Al-Andalus, qui est renforcée par une fétoua. La rencontre entre les troupes almoravides et celles d’Alphonse VI de Castille a lieu à Zallaca en 1086. Elle tourne au profit des Almoravides. Cette victoire peut apparaître à l’Islam comme une revanche sur la prise de Tolède. Le sultan almoravide Youssef Ben Tachfin (1061-1107) en retire surtout une augmentation de prestige : il revient à Marrakech porteur du titre honorifique d’émir al-mouslimin wa nasir ad-din [commandeur des musulmans et défenseur de la foi]. A sa mort, presque toutes les terres de l’Islam d’Occident se trouvent rassemblées pour la première fois dans les 29 mêmes mains. Pour l’élite du Maghreb al-Aqça, cela confirme sa supériorité par rapport à « l’autre » chrétien. Sous la dynastie suivante, les Almohades, il faut attendre 1172 pour que l’ensemble de l’Al Andalus soit dominé et l’empire des Almoravides reconstitué. Le djihad offensif est alors à son apogée. L’expédition du sultan almohade Abou Youssef Yacoub (1184-1199) aboutit en effet à une éclatante victoire sur les troupes des chrétiens à Alarcos en 1195. Il ajoute alors le titre de Al Mansour [le victorieux] à celui d’amir almouminin [commandeur des croyants]. Cette victoire renforce définitivement l’idée de supériorité militaire et religieuse du « Fidèle » envers « l’Infidèle ». Mais, à partir de 1212, les forces musulmanes ne cessent de reculer face à la déferlante des armées chrétiennes. Est-ce que le regard vis-à-vis de « l’autre » en est modifié ? Les Almohades sont défaits à Las Navas de Tolosa le 16 juillet 1212 par une coalition chrétienne. Cette défaite marque nettement le déclin de l’Espagne musulmane. Dans les années qui suivent, les chrétiens prennent Mérida (1228), Badajoz (1229), Cordoue (1236), Valence (1238), Murcie (1243), Séville (1248) et Cadix (1262). Seul le royaume arabe des Nasrides subsiste autour de Grenade. Les chrétiens cependant ne s’arrêtent pas là. Les tentatives de la Castille en direction du Maghreb al-Aqça sont nombreuses comme l’expédition de 1260 contre Salé qui est occupée temporairement. Les 30 conséquences de ces attaques ne sont pas moins négligeables dans la vision musulmane du kafir. Ces derniers en s’attaquant au Dar al-Islam ne font en effet que renforcer des sentiments de haine chez le « Fidèle ». Les expéditions militaires des Mérinides (1269-1465) ne peuvent rien changer en Al-Andalus et l’intérêt décroît pour l’Espagne au début du XIVe siècle. En 1340, ils sont complètement défaits et deux ans plus tard, Algésiras se rend aux chrétiens. Les Mérinides gardent Gibraltar mais c’est la fin du djihad en Espagne pour eux. De plus, alors que la dynastie mérinide est affaiblie politiquement et économiquement, la Castille intervient encore une fois en 1399 au Nord Est du Maroc où elle attaque Tétouan et déporte en esclavage la moitié de la population de la ville. Finalement en 1492 la chute de Grenade – événement profondément ressenti dans le territoire musulman et notamment au Maroc – marque comme l’indique Charles-André Julien dans son ouvrage la fin du « jihad offensif14 ». De la position offensive, le Maghreb al-Aqça est passé à celle moins confortable de défensive. La supériorité militaire des musulmans est remise en cause alors que s’ouvre donc une nouvelle période dans la perception de « l’autre » chrétien pour le « moi » musulman. Effectivement, le Maroc doit faire face maintenant à de perpétuelles attaques chrétiennes sur ses côtes. 14 Charles-André Julien, Le Maroc face aux impérialismes 1415-1956, Paris, Jeune Afrique, 1978, p. 19. 31 Le djihad défensif Le Maghreb al-Aqça apparaît désormais ouvert aux convoitises ibériques depuis les années 1400. La prise de Ceuta en 1415 marque le début des invasions portugaises. Pour la première fois, des « Infidèles » occupent sérieusement une ville du territoire musulman. « Les Portugais entendent faire du Maroc une sorte de chasse gardée15 ». La plus grande partie de la côte atlantique tombe alors sous le joug portugais : Asilah et Tanger en 1471, Mazagan (actuelle El-Jadida) en 1502, Santa Cruz de Aguer (Agadir) en 1505 et Safi en 1508. D’autres places sont seulement attaquées : Anfa (Casablanca) en 1469, Larache en 1489, ElMamora (Kénitra) et Marrakech en 1515. Quant aux Espagnols, ils s’installent en 1497 à Melilla et en 1507 à Penon de Velez (Badis) sur la côte méditerranéenne, et à Santa Cruz de Mar Pequena (Sidi Ifni) en 1476 sur la côte atlantique. La dynastie Ouattasside qui règne au Maroc de 1471 à 1555 est impuissante. Néanmoins la présence des Portugais sur « le sol national exalte la résistance nationale et religieuse16 ». Un puissant mouvement de djihad, organisé autour des marabouts, chorfas et zaouias, remporte rapidement des succès. L’esprit de djihad est donc diffusé dans ce contexte 15 J. Brigon et autres, Histoire du Maroc, op. cit., p. 176. 16 Idem, p. 172. 32 de regain de la vie religieuse. « La communauté musulmane se sentant bel et bien menacée dans son existence et, au nom de ce qui lui est le plus cher et qui peut le mieux tendre toutes les énergies, c’est-à-dire de l’Islam, elle entreprend la lutte17 ». Quoiqu’il en soit, la haine à l’encontre du kafir s’est certainement accrue lors de cette période car les chrétiens sont considérés non seulement comme ceux qui ne professent pas la vraie religion, mais en outre comme des agresseurs. C’est dans ce contexte qu’intervient alors la grande tentative de pénétration portugaise de 1578 à l’intérieur du Maroc. Le 4 août 1578, en effet, le roi portugais Dom Sébastien (15571578), son armée et son allié le souverain déchu El-Motaouwakkil (15741576) rencontrent l’armée saadienne du nouveau sultan Abd El-Malik (1576-1578). La bataille se déroule essentiellement dans la région de Ksar El-Kébir, Larache et Asilah, entre l’oued Loukkos et son affluent l’oued ElMakhazin. Les trois « rois » y meurent : Dom Sébastien, El-Motaouwakkil mais aussi Abd El-Malik. Cependant ce sont les troupes saadiennes qui viennent à bout des Portugais. Les conséquences sont immenses pour les deux pays : le roi Philippe II d’Espagne (1556-1598) intègre le royaume du Portugal à son empire pour soixante années ; et le sultan saadien Ahmed El-Mansour (1578-1603), qui bénéficie du succès, inspire aux puissances la haute considération que mérite un souverain capable d’assener de tels coups. C’est en effet une 17 J. Brigon et autres, Histoire du Maroc, op. cit., p. 194. 33 grande victoire marocaine, mais également de l’Islam contre « l’Infidèle » puisque les Ottomans l’ont considérés dans la continuité des guerres contre les croisades chrétiennes. Une lettre du calife ottoman de l’époque est envoyée à cet effet au sultan El-Mansour pour le féliciter de sa victoire sur la Chrétienté. Grâce à ce succès, le Maroc échappe définitivement non seulement aux ambitions ibériques, mais aussi à celles des Turcs d’Alger qui renoncent à leurs plans de conquête. Du grand effort ibérique, il ne reste plus que les places de Mélilla entre les mains des Espagnols ; Ceuta, Tanger et Mazagan entre celles des Portugais. Cette victoire soulève dans le pays un enthousiasme à la mesure des craintes que la croisade a provoqué. Elle est surtout une référence historique à partir de laquelle le regard de l’élite marocaine s’est formé envers l’Europe : jamais selon lui, les « Infidèles » ne peuvent occuper totalement le territoire de l’Islam puisqu’ils sont inférieurs vis-à-vis de « moi ». Pour le Marocain, l’histoire militaire de son pays se termine le jour de cette victoire car elle est l’événement auquel il se réfère lorsque des divergences apparaissent avec l’Europe. En tout cas, le « moi » est persuadé de sa suprématie militaire par rapport aux chrétiens alors qu’émerge le problème des Morisques d’Espagne qui a également un grand impact dans la vision du kafir. 34 Le problème morisque A la fin du XVe siècle, il existe en territoire espagnol un grand nombre de Morisques notamment en Aragon, en Castille et autour de Grenade, continuant de pratiquer librement leur religion, c’est-à-dire l’Islam. Mais en 1499, répondant au désir de la nation chrétienne, les rois catholiques font une grande tentative d’assimilation. Tous les Maures progressivement reçoivent donc l’ordre de se convertir ou de s’exiler. Cependant les Morisques continuent à pratiquer leur religion secrètement et à garder leurs signes distinctifs. La haine qu’on leur porte s’amplifie alors avec l’aggravation du danger turc. En effet les Maures n’ont pas cessé d’entretenir des relations avec les pays musulmans qui s’intensifient tout au long du XVIe siècle. De plus plusieurs insurrections morisques ont lieu dans le pays au cours de ce siècle et sont matées par le pouvoir central. En 1566, méfiant à leur égard, le gouvernement espagnol décide par conséquent de prohiber l’usage des costumes morisques, d’interdire la fermeture des maisons, l’utilisation des bains publics et l’emploi de l’arabe. 35 Toutefois les Morisques continuant de comploter se montrent décidément inassimilables. C’est dans ce contexte aussi que certains d’entre eux s’enfuient déjà clandestinement en Afrique du Nord. Ces Maures sont d’ailleurs rejoints, dans un laps de temps très court, par une grande partie de la communauté des Morisques car l’État espagnol décide finalement d’expulser, en 1609 la majorité des musulmans de Castille, d’Andalousie en 1610, de Catalogne en 1611 et de Murcie en 1614. Les raisons de l’expulsion semblent s’inscrire dans la volonté de Madrid d’unifier l’État alors que l’élément maure ne s’est jamais intégré réellement. « Le Morisque est resté inassimilable. L’Espagne n’a pas agi par haine raciale (laquelle semble absente dans cette lutte) mais par haine de civilisation, de religion. […]. La preuve que le Morisque, après un, deux, trois siècles suivant les cas, était resté le Maure d’autrefois : costume, religion, langue, maisons cloîtrées, bains maures – il avait tout conservé. Il s’était refusé à la civilisation occidentale18 ». L’autre raison essentielle réside également dans la concurrence hispano-turc et dans ce choc des deux empires, la demande d’intervention directe en Espagne à plusieurs reprises par la communauté maure de l’Empire ottoman. Dans ces conditions les Espagnols sont confrontés à un 18 Fernand Braudel, La Méditerannée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, cinquième édition, 1982, tome II, p. 129. 36 éventuel projet de débarquement ottoman aidé par la population musulmane sur leur territoire. Par conséquent les Maures sont déportés, expulsés, chassés de la péninsule ibérique. Le premier sentiment que les Morisques éprouvent envers l’Inquisition est, dans ces conditions, un sentiment de haine qu’ils emportent avec eux en Afrique du Nord où ils trouvent refuge. Conservant la nostalgie de leur pays perdu, ils recherchent au Maroc les colonies d’Andalous exilés comme eux à Chaouen, à Tétouan ou à Salé. Les Andalous fondent d’ailleurs à côté de celle-ci Salé la Neuve (Rabat) en 1610 qui devient vite quasiment indépendante de tout pouvoir. Sachant que c’est par la mer qu’arrive l’envahisseur, « l’autre », les Maures décident par conséquent de se tourner eux aussi vers l’océan. Donc pour se défendre contre les invasions maritimes des « Infidèles » et surtout par désir de vengeance contre l’Espagne, beaucoup d’entre eux deviennent pirates : c’est la naissance du djihad maritime. La course salétine est alors un succès rapide principalement grâce à la bonne position géographique de la ville de Salé située à proximité de Gibraltar et des grandes routes maritimes de l’époque, qu’il s’agisse de la route des Indes longeant l’Afrique ou de la route des Amériques qui longe le littoral marocain avant de s’orienter vers l’ouest et les Antilles. 37 A partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, l’audace des corsaires salétins – comme celle de la famille Ben Aïcha – ne connaît plus de bornes et leurs navires chassent jusque dans la Manche, la mer d’Irlande ou les bancs de Terre-Neuve. L’élément andalou joue de toute façon un grand rôle dans la société marocaine. C’est pourquoi le problème des Maures et surtout leurs souffrances qu’ils ont emportées avec eux ont eu sans aucun doute des conséquences chez le Marocain appartenant à l’élite du pouvoir et dans sa vision de « l’autre ». A partir de l’expérience morisque en terre espagnole, son image du chrétien est en effet celle du persécuteur de musulmans. Par conséquent son hostilité ne peut que redoubler de violence, à l’égard du kafir qui attaque son pays et maltraite les gens de sa confession. Les ambassadeurs d’origine morisque Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha ont sûrement au fond de leur cœur ce ressentiment. Ils sont en effet sans aucun doute sensibles à ce problème, puisque le premier a vécu les persécutions infligées par les Espagnols au début du XVIIe siècle et le deuxième étant un corsaire de Salé, c’est aussi un combattant de la foi contre les « Infidèles ». La référence culturelle endosse ainsi une part considérable, comme la religion, dans la formation de la représentation de « l’autre » qui reste un « Infidèle » inférieur au « moi ». 38 Le prélude au voyage nous a permis de cerner en premier lieu la notion de déplacement dans le monde musulman et surtout de bien souligner le caractère religieux de la rihla qu’effectue les envoyés en mission El-Hajeri et Ben Aïcha. A cause du nombre réduit des écrits marocains sur l’Europe (en particulier des récits), il est aussi possible d’affirmer l’innovation du départ en terre chrétienne pour les habitants du Maghreb al-Aqça. Enfin les voyageurs marocains sont pour la plupart des ambassadeurs : le regard de Ahmed El-Hajeri et de Abdallah Ben Aïcha est donc celui d’un diplomate et diffère de celui d’un simple voyageur. Après avoir introduit ces quelques notions, le but a été en second lieu de présenter la vision prépondérante parmi l’élite marocaine de l’Européen avant les premières ambassades du Maroc vers la Chrétienté au XVIIe siècle. Cette image est fondée principalement sur deux références clefs : d’une part, l’Islam qui présente le chrétien comme un kafir qu’il faut combattre dans le cadre du djihad sous certaines conditions ; et d’autre part, les événements historiques tels que les agressions continuelles des puissances ibériques sur le pays ou le problème morisque qui présentent le chrétien comme un ennemi. 39 C’est alors dans cet esprit que l’État marocain établit pour la première fois avec un royaume chrétien, la France, de sérieuses relations diplomatiques qu’il faut analyser à présent en détail. 40 CHAPITRE 2 : LE RAPPROCHEMENT AVEC LA FRANCE : UN PAYS DES « INFIDELES » A partir de la fin du XVIe siècle, le mahrzen se rapproche du royaume des Bourbon. Le Maroc qui est harcelé par les Turcs à l’est et au nord par l’Empire espagnol, est amené à nouer des relations avec d’autres pays d’Europe tels que la Hollande, l’Angleterre et particulièrement la France dans le but de sortir de son isolement diplomatique. Cela constitue une nouveauté dans l’histoire de ce pays car le Maroc, pays musulman désire contracter une alliance avec un État chrétien : la France. Comment évoluent donc les rapports franco-marocains au XVIIe siècle ? Deux points nous paraissent essentiels à étudier dans ce chapitre pour la bonne compréhension de notre sujet : d’une part, l’historique des rapports entre les deux États de la fin du XVIe à la fin du XVIIe siècle ; et, d’autre part les ambassades uniquement marocaines en France entre 1600 et 1700. 41 L’évolution des rapports diplomatique entre le Maroc et la France Le Maroc semble vouloir rompre avec le passé en se rapprochant d’un État chrétien. Est-ce une réalité ou une simple utopie ? Quelle est l’évolution des rapports entre les deux pays ? Les relations entre le Maghreb al-Aqça et le royaume de France sont très anciennes19. Mais elles semblent continuelles seulement à partir de 1533 lorsque le roi François Ier (1515 à 1547) écrit au sultan du Maroc Ahmed El-Ouattassi le Saadien pour lui recommander de protéger ses sujets. Puis en 1576 c’est la première mission marocaine en France sous l’égide d’un aventurier français et patron de navire du nom de Louis Cabrette qui montre bien que l’initiative du rapprochement entre les deux pays vient du sultan marocain. C’est à Alger que le prince saadien Moulay Abd El-Malik qui y réside, rencontre Cabrette en 1573. Devenu sultan du Maroc il lui donne aussitôt la mission d’aller porter au roi Henri III (15741589) une lettre qui lui annonce son avènement au trône. Arrivé à Paris à la fin du mois de juin 1576, le Français remplit sa mission, puis se rend en Espagne, également à la demande de Moulay Abd El-Malik. 19 Gisèle Chovin, « Aperçu sur les relations de la France avec le Maroc des origines à la fin du Moyen Age », Hespéris, tome XLIV, 1957, 3e-4e trimestre, p. 249. 42 Un an après, les relations s’accélèrent avec la mission de Guillaume Bérard qui est directement chargé de contracter alliance avec le royaume de France. Ce chirurgien barbier originaire de Savoie a en 1574 guéri de la peste le prince Moulay Abd El-Malik à Constantinople ; quand celui-ci devient sultan du Maroc il lui prouve sa reconnaissance en le faisant venir près de lui comme médecin. L’ambassade accomplie Bérard devient même selon le souhait du saadien le premier consul de la nation française au Maroc après avoir été évidemment naturalisé français. La France noue en même temps la première des relations commerciales régulières avec ce pays. La raison principale de la jouissance de ces privilèges par les Français réside principalement dans le fait qu’ils appartiennent à une puissance généralement ennemie de l’Espagne. Sous le successeur d’Abd El-Malik, Moulay Ahmed El-Mansour, il aurait existé un projet d’ambassade en direction de la France vers 1583, connu grâce à une lettre du consul français au Maroc Guillaume Bérard. D’après celle-ci, le projet a été abandonné à cause de certaines difficultés rencontrées lors des préparatifs avec les capitaines des bateaux français qui auraient dû emmener la mission diplomatique marocaine à leur bord. Cependant « aucun autre renseignement sur la question n’a pu être retrouvé20 ». Il faut donc attendre en fait le premier quart du XVIIe siècle pour voir la confirmation du rapprochement entre les deux États. La période qui 20 J. Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », art. cité, p. 42. 43 s’étend de la mort d’El-Mansour en 1603 à celle de son fils Moulay Zidan en 1627 correspond en effet à une recrudescence dans les rapports francomarocains : les ambassades se multiplient et les lettres entre souverains aussi. Mais deux moments forts sont à distinguer : une phase de consolidation des rapports entre les deux pays de 1603 à 1612 d’un côté ; et de l’autre, à partir de 1612 jusqu’à la mort de Moulay Zidan apparaît un net refroidissement dans les relations entre le Maroc et le royaume chrétien. Durant la première période, les sultans marocains, connaissant les bonnes relations qui existent entre la France et le sultan d’Istanbul, traitent convenablement les captifs français et vont même jusqu’à les libérer. Sous Moulay Zidan, le roi de France demande par l’intermédiaire de son consul Guillaume Curiol (nommé en 1607 et confirmé dans sa charge en 1610) que les franchises et les privilèges des Français au Maroc soient respectés. Plusieurs lettres du roi Henri IV (1589-1610) mentionnent une volonté de conclure une amitié et un traité comme celui conclu avec les Turcs21. Les raisons d’une alliance sont multiples : le commerce tout d’abord entre la France et la côte du Maroc doit en être favorisé, et le Bourbon 21 Abdelhadi Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-maghreb, mina al-ossoul ila al-yawen [Histoire diplomatique du Maroc, des origines à nos jours], Mohammedia, Fdalma, 1986, tome VIII, la dynastie saadienne, p. 175-176. 44 désire volontiers s’allier contre l’Espagne. Les Pays-Bas, le Maroc, et la France y participent, assurés de l’appui que doivent leur apporter les colonies maures résidant en Espagne. La mort d’Henri IV doit cependant contrecarrer ces projets, au moins en ce qui concerne la France. Les rapports entre le Maghreb al-Aqça et le royaume des Bourbon atteignant leur apogée durant cette période connaissent finalement à partir de 1612 un certain déclin. En décembre 1611, un marchand marseillais du nom de Castelane remplace Curiol à son poste. En 1612, le sultan saadien Moulay Zidan, qui doit faire face à une révolte, charge le navire de Castelane de ses trésors et notamment de sa fameuse bibliothèque que le consul doit transporter en échange d’une somme d’argent. Comme cette dernière tarde, Castelane s’embarque pour la France refusant de rendre ce qui appartient au sultan. Cependant le navire et la cargaison sont capturés par les Espagnols. La riposte est brutale : deux cents Français du Maroc, à la suite de la mésaventure du sultan, sont mis à la chaîne. C’est un tournant capital dans les relations des deux pays : la tension monte entre la France et le sultan. Un traité est-il encore envisageable entre les deux États ? Certes des missions diplomatiques continuent à se rendre auprès des deux souverains chargées de renouer l’amitié entre les deux pays. Toutefois elles n’atteignent pas leur objectif. 45 Il faut attendre le cinquième voyage de l’envoyé français au Maroc, le chevalier Isaac de Razilly, pour qu’enfin soit signé le 17 septembre 1631 entre le sultan Moulay El-Oualid (1631-1636) et Louis XIII (1610-1643), un traité de paix. Seize articles composent le traité. L’article premier veut par exemple passer l’éponge sur les « différends » arrivés dans le passé. Le second et le troisième insistent sur la mise en liberté de tous les captifs français. L’article quatre donne des droits aux commerçants français et marocains. Le 24 septembre 1631, des précisions sont apportées avec la rédaction d’un acte en rade du port marocain de Safi. Ce deuxième instrument diplomatique fixe quelques points de politique étrangère communs à la France et au Maroc, et renforce la portée du traité signé à Marrakech une semaine auparavant. Cependant vers 1634 après une visite au Maroc, un capitaine français peut apprendre à Louis XIII que le sultan n’a jamais reçu le texte ratifié de 1631. Le roi de France décide alors de signer un nouvel accord : le 19 juillet 1635 est donc mis en place un nouveau traité. L’article premier désire ainsi le rétablissement de la correspondance entre les deux souverains. Le second insiste sur la libération de tous les captifs. L’article cinq regroupe des dispositions visant à éviter les actes d’hostilités sur mer et un sixième concerne entre autres les consuls de 46 France au Maroc. Le même jour, une ordonnance importante de Moulay ElOualid valide le traité et le rend exécutoire dans tout le Maroc. L’autonomie des corsaires de Salé vis-à-vis du pouvoir central, c’està-dire les derniers Saadiens, oblige tout de même la France à conclure un autre accord avec les Salétins. Ces derniers acceptent finalement des articles de la paix signée à Safi le 19 juillet 1635. La république morisque – surnommée par les chroniqueurs français « la Rochelle d’Afrique » à cause de sa caractéristique maritime et de l’indépendance de ses habitants – n’étant plus à l’écart de l’accord entre la France et le Maroc, le commerce franco-marocain peut alors se développer en toute sûreté. Trente-cinq années s’ensuivent de bonne intelligence et d’échanges commerciaux mutuellement bénéfiques entre les deux États. Puis survient dans le pays une longue période d’anarchie que la dynastie alaouite (qui règne depuis 1666) met à profit pour conquérir le pouvoir au détriment des Saadiens. Durant ces années-là, le négoce français subit la perte de plusieurs bateaux capturés par les corsaires salétins. Quelles sont les relations qui s’établissent entre les nouveaux maîtres du Maroc et le royaume des Bourbon ? Les habitants de La Rochelle arrêtent le projet d’envoyer un marchand, Samuel Roy, tenter de racheter leurs compatriotes captifs à Salé. Informé, le secrétaire d’État à la Maison du roi et à la Marine Jean-Baptiste Colbert décide de transformer celui-ci en négociateur officiel. Le 21 février 1672, Louis XIV (roi de France de 1661 à 1715) écrit à Moulay Rachid (1666-1672), le félicite de ses succès et lui 47 annonce l’envoi prochain de Samuel Roy chargé de proposer un échange réciproque des captifs mais peu de jours après il donne l’ordre à l’escadre de Château-Renaud de bombarder Salé. La lettre du roi de France n’eut aucune suite. Moulay Rachid trouve la mort dans un tragique accident de cheval le 9 avril 1672. En France on doit différer l’envoi à Salé du négociateur annoncé, Samuel Roy. Enfin l’escadre de Château-Renaud échoue dans ses tentatives contre les Salétins et doit reprendre la route de Brest. Sous Louis XIV et Moulay Ismaïl (1672-1727) les relations francomarocaines tendent à prendre un cours plus régulier que le passé. Le sultan Moulay Ismaïl désire en effet contracter une solide et durable alliance. Pour quelles raisons ? Durant le règne de son frère Moulay Rachid, Moulay Ismaïl est alors gouverneur de Meknès et exerce en même temps son autorité sur l’important centre de trafic et de course qu’est Rabat-Salé. Par conséquent il est amené à s’informer sur la situation politique de l’Europe et particulièrement sur les puissances – dont la France – qui ont cherché à contracter des traités de paix et de commerce avec Moulay Rachid. « Bien renseigné sur la situation en Europe, il [Moulay Ismaïl] était au courant de la politique « de prestige et de gloire » du Roi-Soleil, du faste de sa Cour, des premiers succès de ses armées […]. Il savait – et il appréciait – que Louis XIV exerçait son métier de roi en souverain absolu, avec méthode et 48 autorité, et qu’il était l’allié des puissants Ottomans, gardiens de La Mecque et de Médine, les deux lieux saints de l’Islam22 ». Mais ce sont surtout les divers conflits avec des États européens et avec les Turcs d’Alger qui poussent le sultan alaouite à chercher en fait l’alliance de la France. Pourquoi choisir ce royaume ? Premièrement, l’État français n’a jamais occupé de territoires marocains. La France possède en outre dans le pays une représentation consulaire très ancienne. Il existe aussi une envie du royaume des Bourbon d’accentuer le développement de la relation commerciale entre les deux États. Enfin ils possèdent des ennemis en commun. L’Espagne tout d’abord qui occupe des territoires marocains et qui est aussi l’ennemi héréditaire de la France. L’Angleterre à qui appartient la ville de Tanger depuis 1661 devient à partir de 1689 – année de l’accession au trône anglais de Guillaume d’Orange sous le nom de Guillaume III et de sa femme Marie II après la fuite du roi Stuart Jacques II (1685-1688) chez son cousin Louis XIV – partisane de la lutte à outrance contre le royaume du Roi-Soleil. Enfin les derniers adversaires que le Maroc et la France ont en commun sont les Turcs d’Alger qui exercent la piraterie en Méditerranée et tentent des incursions dans le territoire de Moulay Ismaïl. L’alliance avec la France constitue donc la colonne vertébrale de la politique extérieure de Moulay Ismaïl jusqu’au début du XVIIIe siècle. Le 22 Younès Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, Paris, Albin Michel, 1987, p. 34. 49 Maghreb al-Aqça a besoin de cet allié qui peut lui fournir notamment des armes et des matériaux pour la construction de navires. De nombreuses lettres sont tout au long de la période échangées entre Marrakech et Versailles. Mais les relations entre les deux souverains présentent des aspects successifs assez différents. Moulay Ismaïl connaissant bien la situation en Europe, il y a d’abord une période d’admiration qui s’étend du début de son règne jusqu’en 1682. La source de cette admiration est essentiellement d’ordre militaire : elle réside dans les succès remportés par Louis XIV et ses armées au cours de la guerre de Dévolution (1667-1668) contre les Espagnols et de la guerre de Hollande (1672-1678). Mais en 1680 et 1681 des campagnes françaises ont lieu sans grand succès sur les côtes marocaines dans le but de détruire les corsaires. Un traité est tout de même conclu le 29 janvier 1682 à Saint-Germain-en-Laye par l’envoyé du sultan Hadj Mohammed Temim au nom de Moulay Ismaïl et par Colbert de Seignelay et Colbert de Croissy au nom du roi de France. Il comporte vingt articles dont les plus importants concernent évidemment la paix et le commerce entre les deux pays. Les deux premiers articles affirment que la paix règne entre les deux pays. Les deux articles suivants concernent la libre navigation des bâtiments marocains et français. Le cinquième point du traité prévoit même une aide réciproque en cas d’agression commise par des corsaires méditerranéens. L’accord reconnaît en outre le droit pour le roi de France d’établir des consuls au Maroc. Le 50 texte du traité est suivi de la formule du passeport dont les vaisseaux français doivent être désormais porteurs, passeport délivré par l’amiral de France qui leur assure la libre navigation dans les eaux marocaines. A l’inverse les navires marocains doivent être munis d’un certificat établi par le consul français à Salé. De 1682 à 1699, on essaie toutefois de part et d’autre de faire appliquer le traité. L’obstacle en est l’article sept qui prévoit le rachat réciproque des captifs au prix de trois cents livres chacun : ni l’ambassade du baron de Saint-Amans en 1682, ni celle de Pidou de Saint-Olon, dix ans plus tard, n’aboutirent à un résultat satisfaisant. Les corsaires marocains reprennent donc leurs activités. En conclusion une alliance entre la France et le Maroc durant cette période n’est point réalisable. Des litiges importants tels que le problème des captifs et la piraterie salétine subsistent effectivement au XVIIe siècle entre les deux États. C’est là qu’intervient normalement l’envoi d’ambassades pour débloquer les situations difficiles. Il faut donc se concentrer à présent sur les seules missions diplomatiques du Maroc en direction du royaume des Bourbon pendant ce siècle. 51 Les ambassades marocaines du XVIIe siècle en France Pour souligner les relations entre le roi Louis XIV et le sultan Moulay Ismaïl, Younès Nekrouf utilise pour le titre de son ouvrage l’expression : « une amitié orageuse ». Concrètement, cela peut s’appliquer pour le début du rapprochement entre les deux pays (fin du XVIe siècle) jusqu’au début du XVIIIe siècle. Plusieurs missions ont été envoyées cependant auprès de chaque souverain pour réchauffer les rapports entre la France et le Maroc. Il faut s’attarder ici uniquement aux ambassades marocaines du XVIIe siècle en France afin d’essayer de dresser, en premier lieu, le profil des ambassadeurs qui partent en procuration vers cette direction ; puis en second lieu, de cerner les principaux objectifs de leurs ambassades. 52 Les envoyés en ambassade du Maroc vers la France au XVIIe siècle Quel est le profil de l’agent diplomatique marocain en France pendant ce siècle ? Selon quels critères sont-ils choisis par le sultan pour les missions dans ce pays ? Avant de répondre en donnant les grandes caractéristiques de ces envoyés au royaume des Bourbon, dressons tout d’abord la liste des ambassades du Maroc qui ont eu pour destination la France au XVIIe siècle. Pour ce siècle précisément, il existe à notre connaissance six tentatives d’envoi d’ambassadeurs au royaume de France. Jacques Caillé met en premier l’ambassade d’Ahmed El-Guezouli de 1612-1613 décidée par le sultan Moulay Zidan et accorde seulement une petite note à celle de El-Hajeri en 1610/1123. Il semble donc que Caillé n’a pas eu connaissance du résumé du récit de voyage de El-Hajeri dans lequel ce dernier indique dans l’introduction qu’il est bien envoyé en France sous l’ordre de Moulay Zidan en tant qu’ambassadeur24. En outre, El-Hajeri séjourne tout de même longtemps au royaume des Bourbon (jusqu’en 1613) 23 24 J. Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », art. cité, p. 44 note 5. Ahmed Ben Kacem El-Hajeri El-Andalusi, Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la foi face aux Infidèles], adapté par Mohammed Razzouq, Casablanca, Faculté de Casablanca, 1987, p. 17. 53 tandis que son compatriote Ahmed El-Guezouli ne réussit pas à obtenir un sauf-conduit car la cour de France ne désire pas le recevoir. El-Guezouli retourne par conséquent dans son pays. En 1619, un autre ambassadeur du nom de Sidi Farès vient en France sous l’ordre de Moulay Zidan. Mais il n’a pas plus de succès que ElGuezouli. Ensuite pendant soixante deux ans aucun homme n’est envoyé à Paris alors que les relations entre les deux États ne sont pas rompues. Il semble en fait que le Maroc à ce moment soit plus occupé par ses affaires intérieures. Il faut attendre l’année 1681 pour que soit désigné un ambassadeur vers la France et que l’agent de Moulay Ismaïl, Mohammed Hadj Temim soit reçu à Versailles par Louis XIV. Cependant lorsque le sultan du Maroc décide en 1685 d’envoyer une seconde fois Temim en France, le roi donne l’ordre de ne pas le laisser venir auprès de lui. La dernière mission est finalement celle d’Abdallah Ben Aïcha en 1698-1699 toujours sous Moulay Ismaïl qui est également reçu par Louis XIV. Pour tout le XVIIe siècle, sur les six tentatives d’ambassade en direction du royaume des Bourbon, trois seulement ont pu par conséquent rejoindre la cour du roi : celle dirigée par El-Hajeri en 1610/11, par Hadj Temim en 1682 et par Ben Aïcha en 1698. A partir de ces trois envoyés – et 54 particulièrement du premier et du troisième – essayons de dresser l’archétype de l’ambassadeur marocain se dirigeant en France. A regarder de plus près, tous les envoyés du sultan en direction du royaume des Bourbon – et en particulier les trois qui ont réussi à rejoindre le roi – possèdent en effet des points communs qui nous permettent de pouvoir établir un portrait de l’ambassadeur du Maroc vers le royaume de France durant le XVIIe siècle. Tout d’abord ces hommes sont de confession musulmane et des Marocains alors que les ambassadeurs de la deuxième moitié du XVIe siècle sont des chrétiens d’Europe. Les sultans ne font plus appel par conséquent à des agents extérieurs mais à un personnel diplomatique interne et sûrement plus fidèle. C’est donc un grand changement qui s’opère à partir du début du XVIIe siècle au sein de l’État marocain et dans la vision d’approche avec « l’autre ». Le regard de ces nouveaux envoyés envers l’Europe diffère en effet par rapport à ces Européens qui ont servi le souverain du Maghreb alAqça au siècle précédent. Mais le nouveau corps diplomatique du sultan possède d’autres traits particuliers. Ils sont également pour la plupart des Morisques. El-Hajeri est originaire d’un village nommé Ahhjar situé près de Grenade mais il part très jeune s’installer avec sa famille à Séville. Puis El- 55 Hajeri s’installe sur la côte espagnole afin de pouvoir fuir les persécutions. Il part donc clandestinement pour le Maghreb al-Aqça en 1599. Il débarque en premier dans le port de Bérija sous occupation portugaise puis il s’enfuit discrètement pour Azemmour où il rentre en contact avec le caïd de la ville et grâce à ce dernier il rejoint finalement le sultan saadien dans sa capitale Marrakech. Hadj Temim et Ben Aïcha sont eux des descendants de vieilles familles andalouses chassées d’Espagne à la chute de Grenade en 1492 et qui ont rejoint le Maroc et plus précisément Salé. Ahmed El-Guezouli et Sidi Farès sont eux aussi d’origine maure. Le fait qu’ils soient tous Morisques souligne par conséquent l’importance de cette communauté au Maroc durant cette période. Le choix des Andalous par le sultan n’est pas le fait du simple hasard : il doit voir chez les Maures des personnes capables de réussir les missions qu’il leur confie car ils ont les qualités requises à cet effet. Ces envoyés font partie effectivement de l’élite du pays. Ils sont en même temps des agents du pouvoir et donc assez proches du sultan. ElHajeri devient à Marrakech un grand traducteur et interprète du souverain Moulay Zidan. Ahmed El-Guezouli est lui un caïd comme Hadj Mohammed Temim l’est pour Salé-le-Vieux . Quant à Ben Aïcha c’est le plus fameux et dernier des corsaires salétins qui porte en 1684 le titre de 56 « général des vaisseaux de Salé25 ». Ces ambassadeurs sont ainsi des grands personnages qui sont bien placés au niveau politique. Ces envoyés diplomatiques apparaissent enfin très cultivés. Ils sont en effet pour la plupart polyglottes : El-Hajeri connaît par exemple la langue espagnole, le portugais, le français en plus de l’arabe du fait de son métier ; Ben Aïcha parle lui l’anglais, l’espagnol et l’arabe. Ils semblent posséder également de grandes qualités intellectuelles. Dans une lettre de Van Herbin – premier professeur spécialisé en langue arabe dans l’université de Leiden aux Provinces-Unies – adressée à un autre orientaliste du nom de Casabon à Paris et qui date du 28 septembre 1611, El-Hajeri que Van Herbin a rencontré est considéré comme « un homme civilisé et intelligent26 ». Ben Aïcha a lui aussi laissé une bonne impression lors de son voyage en France. L’introducteur des ambassadeurs en 1698 Louis Nicolas Le Tonnelier baron de Breteuil écrit à son sujet dans ses Mémoires : Les harangues feront voir qu’il a plus d’esprit et de politesse qu’on n’en devroit attendre d’un corsaire né en Barbarie, et je suis obligé d’avouer que dans le commerce que j’ay eu avec luy, je l’ay trouvé 25 Roger Coindreau, Les Corsaires de Salé, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1948, p. 70. 26 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa (1610-1922) : fi el-way bi at-tafawatt [Ambassadeurs marocains en Europe (1610-1922) : dans la conscience du déséquilibre], Casablanca, Faculté de Rabat (Série : Recherche et étude, numéro 13), 1995, p. 15. 57 homme de beaucoup d’esprit et de raison, poly, humain et sage autant qu’homme que j’aye connu27 ». Le célèbre orientaliste et secrétaire interprète de Louis XIV François Pétis de La Croix vante les qualités de Ben Aïcha dans une lettre qu’il adresse au comte de Pontchartrain datée du 1 février 1699 : « il a infiniment de l’esprit […] il est poete28 ». Choisis parmi les meilleurs, ces agents du mahrzen sont donc dotés d’une grande intelligence pouvant les amener à réussir leurs ambassades. En résumé, l’envoyé type marocain en direction de la France au XVIIe siècle est un musulman marocain d’origine maure qui a une fonction importante dans l’État marocain et qui possède de très grandes connaissances intellectuelles. D’ailleurs cela est tout à fait normal car les missions pour lesquelles ils sont envoyés demandent effectivement des hommes de très grande envergure. Mais quels sont précisément les objectifs des ambassades à cette époque au royaume des Bourbon ? 27 [Louis Nicolas Le Tonnelier baron de Breteuil], « Extraits des Mémoires de Breteuil », dans Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie filâlien bibliothèques de France, tome V, du 11 novembre 1698 au 28 décembre 1699, Paris, Paul Geuthner, 1953, p. 230 [citée par la suite S.I.H.M., op. cit.]. 28 Lettre de Pétis de La Croix au comte de Pontchartrain du 1er février 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 51. 58 Les missions marocaines Ces hommes sont envoyés dans le but d’effectuer en France des missions précises. Mais les objectifs de ces ambassades diffèrent tout du long du XVIIe siècle. Il est possible de les regrouper en trois motifs tout aussi importants les uns que les autres aux yeux des sultans : la libération des otages marocains en France, la récupération de manuscrits arabes et la conclusion secrète d’une alliance militaire contre l’Espagne. Voyons à présent cela plus en détail. Au XVIIe siècle, le problème des otages marocains en France a nécessité assez souvent l’envoi d’ambassades dont le but réside dans leur libération. L’importance de cette mission reste d’ailleurs facilement décelable dans les écrits laissés par les ambassadeurs El-Hajeri et Ben Aïcha, puisque cette question des captifs y occupe une grande place et pour El-Hajeri par exemple elle est de plus la cause officielle de son départ en terre chrétienne. En effet, lors de l’expulsion des Morisques de la péninsule ibérique à partir de 1609, certains d’entre eux ont loué des navires français pour rejoindre l’Afrique du Nord. Mais les Maures ont été pillés de leurs biens par les corsaires français et certains d’entre eux ont été même réduits à l’esclavage29. Les Andalous qui ont réussi à atteindre les côtes marocaines 29 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 43. 59 se sont donc plaints auprès du sultan Moulay Zidan qui décide d’envoyer vers 1610/11 une ambassade à Paris sous la direction de El-Hajeri qui connaît très bien le problème morisque. Son voyage se présente dès le départ comme un cri de désespoir de la communauté maure car il emporte avec lui les douleurs des Morisques. ElHajeri se veut d’ailleurs lui-même le « défenseur de la cause des Maures30 ». Il semble notamment davantage être l’ambassadeur des siens que celui du sultan. En tout cas, l’envoyé du souverain Moulay Zidan a pu réaliser quelque chose de positif en France : « En ce qui concerne la question qui devait être régler à Bardaoich [Bordeaux], c’est-à-dire le paiement des raïs [capitaines de vaisseaux] aux gens d’Andalusi, je me suis dirigé vers cette ville après qu’un an et demi s’est écoulé. Merci à Dieu que tous les Andalous qui m’ont commis pour régler leurs affaires ont reçu quelques dirhams31 ». Mais il n’évoque pas le sort des otages maures capturés par les Français dans son récit de voyage. Après avoir obtenu cette satisfaction, El-Hajeri trouve cependant une autre mission : libérer deux femmes turques esclaves de la reine de France qui sollicitent son aide pour s’évader. Alors qu’il est aux Provinces-Unies, 30 A. Kaddouri, Sufaraa marhiraba fi Europa, op. cit., p. 13. 31 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 102. 60 il demande donc à un prince hollandais de venir en aide à ces deux femmes qui réussissent ainsi selon lui à s’enfuir et à retourner à Istanbul32. Trois raisons peuvent expliquer cette volonté de El-Hajeri de réussir cette tâche qui ne fait pas partie de l’objectif initial de son ambassade. En premier lieu elles pratiquent la même religion que lui, c’est-à-dire l’Islam et il est de son devoir de bon musulman d’aider son prochain. Deuxièmement, elles sont turques et El-Hajeri éprouve une grande admiration pour la puissance ottomane ; enfin, elles sont retenues prisonnières en terre chrétienne ne pouvant pratiquer leur culte librement et cela doit lui rappeler par conséquent ce qu’il a vécu en tant que Morisque et en général la situation de ses frères musulmans en Espagne. L’amiral Ben Aïcha, lui aussi, a pour mission de trouver une solution pour les otages marocains capturés le plus souvent sur leurs bateaux qui garnissent les chiourmes des galères royales de Louis XIV essentiellement à Marseille. Mais le roi de France veut faire signer par l’ambassadeur, à Brest même, un traité presque semblable à celui du 29 janvier 1682 qui stipule notamment l’achat réciproque des captifs. Abdallah Ben Aïcha s’y refuse et ne veut rien conclure avant d’avoir personnellement remis au roi ses lettres de créance. 32 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 110. 61 Les négociations commencent alors le 26 février 1699 à Versailles et durent jusqu’au 24 mai entre l’ambassadeur Ben Aïcha d’un côté et de l’autre Colbert de Croissy, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et le comte de Maurepas, fils et adjoint de Pontchartrain, le secrétaire d’État à la Marine. Un projet de traité analogue à celui de 1682 lui est d’abord soumis. Mais Ben Aïcha en discute presque toutes les clauses et en particulier à la place du système de rachat il propose l’échange réciproque de tous les captifs marocains avec les Français. Un second projet lui est présenté le 3 avril, mais il le rejette pareillement. Les négociations semblent être rompues si bien que l’envoyé marocain a son audience de congé le 26 avril. Une dernière tentative est faite le 3 mai par le baron de Breteuil. Cependant elle n’a pas plus de succès et dès le 5 mai Ben Aïcha quitte Paris pour se rendre à Brest où il s’embarque le 25 mai pour Salé. Par conséquent, à cause de la question de la libération des otages, aucune solution n’a été trouvée entre les deux parties malgré de nombreuses négociations. Un autre objectif des ambassades marocaines en France au XVIIe siècle réside dans la récupération des manuscrits arabes et surtout de la prestigieuse bibliothèque du sultan Moulay Zidan prise par les Espagnols en 1612 au consul français Jean Philippe Castelane. 62 C’est pour cette raison que le souverain décide d’envoyer au roi de France Louis XIII l’ambassadeur Ahmed El-Guezouli qui est chargé d’obtenir la restitution de son bien. El-Guezouli, accompagné de diverses personnes, s’embarque peu après à destination de la Hollande, d’où il doit se rendre à Paris. En même temps, Moulay Zidan écrit aux États-Généraux des Provinces-Unies, avec lesquelles il entretient alors d’excellentes relations et les prie d’appuyer sa demande auprès de Louis XIII. Mais le représentant des Pays-Bas à Paris ne réussit pas à obtenir un sauf-conduit pour Ahmed El-Guezouli et sa suite. L’ambassade s’avère être un échec. En 1619, Sidi Farès est envoyé en France pour le même objectif : « solliciter l’intervention de Sa Majesté Très Chrétienne pour la restitution de la bibliothèque prise par les Espagnols à un capitaine marseillais33 ». Sidi Farès n’a pas plus de succès qu’Ahmed El-Guezouli. Les successeurs du sultan Moulay Zidan ont intégré dans leurs négociations la récupération de ses livres et en général de tous les ouvrages écrits en arabe se trouvant dans les bibliothèques chrétiennes. Ainsi, toutes les ambassades adressées par les souverains alaouites en Europe et notamment en France ont pour mission de traiter cette question culturelle. L’exemple de l’ambassade en France du raïs [capitaine de vaisseau] Ben Aïcha démontre bien l’importance du livre dans les négociations franco-marocaines. Effectivement, au retour du corsaire de Salé à Meknès, Moulay Ismaïl propose à Louis XIV dans une lettre datant de la mi33 J. Caillé, « Ambassades et missions marocaines en France », art. cité, p. 45. 63 novembre 1699 « la libération de tous les Français prisonniers contre la remise des livres arabes se trouvant dans la Bibliothèque Royale et dans les bibliothèques de la Sorbonne et du Collège de France (anciennement Collège des Quatre-Nations)34 » après avoir entendu le rapport détaillé de son agent. Cependant aucune suite n’y est donnée. La récupération des manuscrits arabes apparaît donc être un thème primordial qui tient à cœur aux sultans et par conséquent occupe une grande place dans les ambassades vers le royaume des Bourbon tout au long du XVIIe siècle. Enfin, il semble exister des objectifs secrets dans les ambassades marocaines à cette époque. Effectivement quelques documents permettent de s’interroger sur l’éventuelle conclusion d’une alliance secrète contre la puissance espagnole entre le Maghreb al-Aqça et la France notamment par l’intermédiaire des ambassadeurs marocains. L’agent du sultan El-Hajeri part par exemple en Hollande après son séjour au royaume d’Henri IV. El-Hajeri est-il alors chargé d’une mission par Moulay Zidan ? A en croire une discussion entre l’agent marocain et un prince hollandais qu’il reproduit dans son récit de voyage, il est fort concevable que El-Hajeri a été intéressé par une proposition d’alliance militaire contre l’Espagne catholique. Le prince en effet lui déclare : « Si on se met d’accord avec le sultan du Maroc et avec le Grand Seigneur, […] 34 Baba Sahbi, « Moulay Ismaïl et l’Europe », dans Activité intellectuelle sous le règne de la dynastie alaouite (XVIIe-XVIIIe siècles), Casablanca, Faculté de Oujda, 1994, p. 32. 64 contre le sultan d’Espagne, on peut conquérir son pays » et l’ambassadeur lui a alors rétorqué : « Ce serait une chose à la fois extraordinaire et formidable si cela était réalisé35 ». Mais pourquoi El-Hajeri ne fait-il aucune allusion à une telle coalition anti-espagnole dans son récit lorsqu’il est en France ? Pourquoi ne propose-t-il pas au Bourbon d’intervenir en faveur des Morisques dans la péninsule Ibérique alors que Henri IV désire déjà entrer en guerre en 1609 du côté des nations protestantes contre les forces espagnoles ? En outre comme le note Louis Cardaillac, à propos des liens existant entre les Maures et le royaume des Bourbon au début du XVIIe siècle : « la communauté morisque, […] s’adresse à plusieurs reprises à Henri IV par l’intermédiaire d’émissaires officiels, pour lui demander son aide en vue d’un éventuel soulèvement en Espagne36 ». En fait, il est probable que l’ambassadeur du Maroc est arrivé en France après l’assassinat du Bourbon au printemps 1610 qui est suivi d’une période de régence pour le pays. Cela correspond également à un changement de politique extérieure parce qu’à l’inverse de celle de Henri IV « la régente [Marie de Médicis] adopte très vite une politique catholique et pro-espagnole37 ». C’est une hypothèse mais qui peut donc expliquer pourquoi Ahmed El-Hajeri n’évoque pas lors de son séjour au royaume de 35 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 109. 36 Louis Cardaillac, Morisques et Chrétiens : un affrontement polémique (1492-1640), Paris, Klincksieck, 1977, p. 143. 37 François Lebrun, L’Europe et le monde XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 1987, p. 128. 65 France la possibilité d’une alliance avec ce pays qui semble avoir choisi finalement le camp ibérique. L’ambassade marocaine dirigée par Abdallah Ben Aïcha à la fin du XVIIe siècle a peut-être eu aussi un objectif secret à en croire Abdelhadi Tazi. Ce dernier affirme en effet que le sultan ottoman – allié traditionnel de la couronne de France – a écrit une lettre au sultan Moulay Ismaïl pour sceller une alliance entre les deux pays alors que le Salétin se trouve à Versailles38. Y a-t-il eu alors une volonté de la part des trois pays, c’est-à-dire le Maroc, l’Empire ottoman et le royaume de Louis XIV de former une triplice contre l’Espagne et ses alliés ? Aucune source ne peut malheureusement nous permettre de le confirmer. Il est donc correct de soutenir, en général, que les objectifs initiaux des ambassadeurs marocains en France au XVIIe siècle n’ont jamais été atteints. Mais leurs missions ont plus ou moins contribué à maintenir la bonne entente entre les deux États. La volonté du sultan de se rapprocher du royaume des Bourbon constitue toutefois au XVIIe siècle sans aucun doute une nouveauté pour le Maroc. En effet cet État musulman souhaite s’allier à des « Infidèles » et donc rompre avec le passé. Malgré cela il semble qu’en observant 38 A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome IX, p. 20-21. 66 l’évolution des rapports diplomatiques entre le Maghreb al-Aqça et la France, c’est du domaine de l’utopie à cette période. Les relations entre les deux pays paraissent effectivement impossibles à cause essentiellement d’une mauvaise compréhension réciproque. Et les ambassades – qu’elles soient marocaines ou françaises – ont pratiquement toutes échoué par rapport à leurs objectifs de départ. Néanmoins il faut retenir que les ambassades de El-Hajeri et de Ben Aïcha ont lieu dans un contexte de rapprochement entre deux États de cultures totalement différentes. L’opportunité leur est donc offerte de mieux connaître « l’autre » chrétien. 67 La découverte de « l’autre » est par conséquent un phénomène inédit pour le Maghreb al-Aqça du XVIIe siècle : rares sont ceux parmi les Marocains qui se sont déplacés vers l’autre côté de la rive du Bassin méditerranéen. Tout semble présenter effectivement que l’Europe est belle et bien « découverte » à ce moment et que l’établissement de relations diplomatiques régulières entre le Maroc et la couronne française permet la construction d’un regard nouveau tenu par le « moi » marocain à l’encontre du chrétien. A notre connaissance, trois seuls envoyés du sultan au XVIIe siècle – El-Hajeri, Hadj Temim et Ben Aïcha – ont pénétré dans un monde totalement inconnu et étranger et certains parmi eux ont retranscrit par écrit leur séjour en Chrétienté. C’est le cas notamment de l’envoyé de Moulay Zidan et du deuxième envoyé du sultan Moulay Ismaïl. Quant au contexte mental du voyage de ces ambassadeurs, il se présente sous la forme d’une opposition : le « moi » Marocain musulman contre « l’autre » chrétien kafir. A partir de là, El-Hajeri et Ben Aïcha peuvent être persuadés de leur supériorité religieuse et militaire sur « l’Infidèle ». Le problème morisque occupe également leur esprit puisque El-Hajeri veut diffuser la cause des Maures en Europe et Ben Aïcha combat sur mer les nations chrétiennes dont l’Espagne responsable des persécutions de sa communauté d’origine. Voyons maintenant les représentations, les images que ces deux ambassadeurs marocains se font du royaume des Bourbon au début et à la fin du XVIIe siècle. 68 DEUXIEME PARTIE LE ROYAUME DE FRANCE A TRAVERS LES YEUX DES AMBASSADEURS MAROCAINS 69 A partir du récit de voyage de l’envoyé en ambassade Ahmed ElHajeri El-Andalusi en France entre 1610/11 et 1613 et de la correspondance épistolaire du corsaire salétin Abdallah Ben Aïcha en mission diplomatique au royaume de Louis XIV vers 1698-1699, il est possible de montrer le regard, l’image que ces agents marhzeniens portent sur cet État chrétien, la France, au début et à la fin du XVIIe siècle. Plusieurs interrogations se posent alors en ce qui concerne la perception de « l’autre » par ces deux ambassadeurs musulmans du Maroc. Comment perçoivent-ils effectivement le royaume des Bourbon au niveau politique ? Quelles remarques font-ils à propos de l’économie de ce pays ? De quelle manière peignent-ils la vie quotidienne des « Infidèles » au XVIIe siècle ? Parmi ces trois principaux thèmes – c’est-à-dire politique, économique et social – sur le royaume français, quel est celui qui prévaut dans les écrits de voyage des envoyés du sultan El-Hajeri et Ben Aïcha ? Mais la grande question qui nous apparaît primordiale parmi toutes est de savoir si les deux hommes sont conscients durant leur séjour que ce territoire des kafirs est incontestablement un puissant État de l’Occident chrétien. Sur quels critères se basent-ils pour affirmer la puissance du royaume des Bourbon ou bien à l’inverse sur quoi se fondent-ils pour affirmer le contraire, c’est-à-dire que la France n’a rien d’un fort et grand pays ? Afin d’apporter une réponse claire et précise aux multiples interrogations, deux fils directeurs ont été choisis. Tout d’abord, l’image 70 politique du royaume de France par El-Hajeri et Ben Aïcha, dans le but de démontrer s’il y a une continuité ou une rupture avec la vision initiale du musulman : Dar al-Islam contre Dar al-Kufr. Et en second lieu, la représentation de l’économie et de la société françaises par ces deux ambassadeurs pour connaître l’intérêt accorder à ces deux domaines. 71 CHAPITRE 3 : CONTINUITÉ OU RUPTURE AVEC LA VISION DAR AL-ISLAM CONTRE DAR AL-KUFR ? Depuis des siècles, la vision politique du monde pour une grande partie de l’élite musulmane marocaine est réduite à une division du globe terrestre en deux blocs antagonistes : d’un côté le Dar al-Islam [Demeure de l’Islam] qui couvre tous les territoires musulmans ; et de l’autre côté le Dar al-Kufr [Demeure de l’Impiété] qui comprend notamment la Chrétienté. Est-ce que les deux ambassadeurs marocains El-Hajeri et Ben Aïcha au royaume de France au XVIIe siècle continuent toujours à percevoir cet État chrétien comme un pays ennemi ? Ou bien se produit-il une rupture au contraire avec ce point de vue initial et assistons-nous ainsi à l’émergence d’une nouvelle image des chrétiens ? Dans ce chapitre, il paraît par conséquent essentiel de présenter, en se basant sur les écrits de rihla des deux envoyés marocains El-Hajeri et Ben Aïcha, leurs perceptions de la France en général comme État politique ; puis, de donner leurs représentations de l’organisation politique intérieure de ce pays chrétien. 72 Le rayonnement politique du royaume des Bourbon au XVIIe siècle Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha qui ont visité le royaume de France ont laissé, premièrement, des indices dans leurs écrits en ce qui concerne la position de cet État dans l’Occident chrétien au niveau de son importance politique et surtout de sa force militaire. Cependant, les deux ambassadeurs du Maghreb al-Aqça ont également émis leurs sentiments personnels à propos du rapport diplomatique – amical ou conflictuel – que doit entretenir le Maroc, un pays musulman avec la France, un royaume chrétien. La France en Europe au XVIIe siècle En tant qu’ambassadeurs, il apparaît tout à fait logique que El-Hajeri et Ben Aïcha s’intéressent à ce qui se trame en Occident chrétien et à se renseigner sur les principaux rapports de force demeurant entre les différentes puissances européennes. 73 Comment selon eux le royaume des Bourbon se place-t-il dans le premier quart du XVIIe siècle et à la fin de ce même siècle parmi les autres pays du continent européen. Est-ce que leurs jugements sur la question reflètent la réalité ? Ont-ils une bonne vision des relations diplomatiques qu’entretient le royaume de France, avec les autres « nations » d’Europe au XVIIe siècle ? Dans sa rihla, l’envoyé Ahmed El-Hajeri évoque de manière éparpillée le contexte politique européen dans lequel il part en ambassade en France et ensuite aux Provinces-Unies au début des années 1610. Cependant, pour cet ambassadeur, à quoi correspond premièrement d’un point de vue géographique l’Europe ? Quels pays inclut-t-il dans ce continent ? Selon El-Hajeri, l’Europe se rapporte précisément au : […] quart Nord [du monde] qui s’étend vers le Pôle Nord et qui commence de la mer Noire jusqu’aux frontières de l’Andalusi. Dans cette partie se trouve […] la ville de Constantinople, que Dieu la sauvegarde dans le territoire de l’Islam. […] l’Islam est le voisin du sultan de l’Allemagne, des pays de Rome en Italie, des pays des Frandja et des Flandres, des pays des Anglais et du pays de l’Andalusi avec ses îles de la Petite Mer39. Selon cette description courte et rapide de l’ambassadeur, le continent européen paraît constituer un ensemble géographique homogène. 39 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 95. 74 Toutefois les frontières européennes – en particulier celle du nord et de l’ouest – restent tout de même indécises, comme la carte politique de l’Europe élaborée également succinctement par l’agent marocain. Il donne en effet, dans cet extrait de sa rihla, une grande importance à l’Empire ottoman dont la capitale Istanbul se trouve sur le continent européen parce que c’est d’abord un État musulman ; mais aussi car c’est le gardien des trois lieux saints de l’Islam, c’est-à-dire La Mecque, Médine et Jérusalem. Cet empire est aussi le seul parmi les pays musulmans qui possède encore des territoires en terre chrétienne. Cependant El-Hajeri n’indique pas directement, dans son énumération des pays qui constituent l’Europe, celui des Ottomans. Il utilise plutôt le terme général Islam pour qualifier leur empire – voisin des États chrétiens – montrant ainsi probablement une unité, une homogénéité des musulmans face à une diversité de la Chrétienté qui est une source de conflit. En utilisant le mot « Islam », Ahmed El-Hajeri se range également du côté de l’Empire des Ottomans qu’il oppose aux pays chrétiens. Ces derniers toujours selon l’envoyé marocain El-Hajeri ne sont pas très nombreux si l’on se fie à ses dires. Il cite en effet, face au sultan ottoman, le « sultan d’Allemagne » qui correspond à l’empereur Habsbourg du Saint Empire romain germanique dont l’étendue principale se confond toujours avec celle des États allemands. Cet empire demeure une grande puissance tout en présentant des signes de faiblesses à cause essentiellement à la menace permanente représentée par les Turcs ottomans dont la force 75 expansive est loin d’être diminuée au début du XVIIe siècle. Les empereurs germaniques Rodolphe II et Mathias doivent en tenir compte, tant comme danger militaire que comme facteur d’unité chrétienne face à l’Islam. L’ambassadeur du sultan Moulay Zidan, El-Hajeri désigne cet empereur chrétien par le terme spécifiquement arabe sultan qui n’a pas d’équivalent en Europe. Quelles conclusions peut-on tirer ? Soit il a traduit délibérément le mot empereur par sultan car il rejette la civilisation de « l’autre » en la remplaçant par la sienne et par conséquent il le pratique systématiquement ; soit il a voulu se rapprocher le plus près possible du sens du titre d’empereur en utilisant un mot arabe, afin de permettre aux lecteurs musulmans de sa rihla de mieux comprendre cette fonction ou bien c’est peut-être lui-même qui n’a pas très bien compris ce terme. En tout cas ce qui est sûr, c’est que El-Hajeri ne se donne pas la peine de souhaiter expliquer le terme d’empereur. L’envoyé du Maroc poursuit ensuite sa carte politique en évoquant « les pays de Rome en Italie » qui doivent correspondre probablement aux États pontificaux romains. L’ambassadeur poursuit par « les pays des Frandja et des Flandres ». Le premier État coïncide au royaume de France que El-Hajeri désigne par le terme arabe Frandja qui signifie « le territoire des Francs » d’après l’Encyclopédie de l’Islam40. Toujours d’après ce dernier, le mot Frandj, 40 E.I., op. cit., tome III, p. 1070. 76 Ifrandj ou Firandj [Francs] probablement transmis aux musulmans par les Byzantins, s’applique à l’origine aux habitants de l’empire de Charlemagne. Le deuxième pays signalé par le Morisque est celui des ProvincesUnies. Elles sont en paix depuis 1609, mais le roi d’Espagne Philippe III n’a accordé qu’une trêve et, entre Madrid et les provinces révoltées, la guerre peut se ranimer à chaque instant. Il couronne enfin sa liste par l’Espagne qu’il nomme volontairement « l’Andalusi », car il se réfère à la période nostalgique de la péninsule Ibérique sous occupation musulmane (VIIIe-XVe siècles) qui est alors appelé Al Andalus et les îles que l’Espagne détient dans la Méditerranée, c’est-à-dire les îles Baléares et la Sardaigne. Les Habsbourg d’Espagne possèdent également sous leur dominance le Portugal, le royaume de Naples (qui comprend la Sicile), le Milanais, la Franche-Comté et les PaysBas. En désignant l’Espagne par « Andalusi », El-Hajeri ne paraît donc pas accepter la perte de son pays d’enfance, de sa terre natale sous l’obédience de l’Islam. Sans oublier que l’Espagne maltraite sa communauté et expulse la plupart des Maures. Mais ce sont les seules informations sur la situation européenne au début du XVIIe siècle que El-Hajeri a laissé dans son récit. Il ne décrit pas par exemple les relations entre les États d’Europe en profondeur ; puis surtout, il ne classifie pas les pays chrétiens par leur puissance respective et 77 enfin il ne nous renseigne pas très clairement sur la position du royaume des Bourbon par rapport aux autres nations. D’ailleurs est-ce que le royaume de France du premier quart du XVIIe siècle est considéré comme une grande puissance du continent européen ? L’ambassadeur ne procède à aucune remarque à propos de ce pays alors que, selon Kaddouri, l’envoyé du Maroc après son séjour aux Provinces-unies, porte à l'antithétique une particulière admiration à cet État protestant, qu’il considère comme une grande puissance notamment militaire car elle est en lutte pour son indépendance contre le royaume d’Espagne41. Est-ce que son silence sur la France peut être alors interprété comme une marque de son désaccord avec le fait que ce pays soit à cette période une puissance européenne ? Il est fortement vraisemblable. Voyons maintenant l'appréciation sur la même question de l’autre envoyé Ben Aïcha en ambassade à la fin du même siècle que El-Hajeri. Contrairement à ce dernier, l’ambassadeur de Moulay Ismaïl a communiqué quelques informations concernant la place qu’il accorde au royaume des Bourbon dans le continent européen vers 1698-1699. Il déclare dans une lettre adressée au roi de France Louis XIV du mois de septembre 1698 : « Je loue Dieu de ce qu’il [vous a accordé] le salut qui [vous a permis] de laisser vos ennemis envieux selon votre bon 41 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 46. 78 désir, et eux ont reculé déçus42 ». Ben Aïcha proclame aussi dans sa harangue faite au roi Louis XIV lors de son audience le 16 février 1699 et qui est reproduite dans les Mémoires de Breteuil : Je finis en félicitant Votre Majesté de la part de mon maître [Moulay Ismaïl] de l’heureux succès d’une guerre si sanglante et si longue dans laquelle après avoir vaincu un nombre innombrable d’ennemis, elle a fait paroître une modération jusqu’alors inouïe, en sacrifiant les avantages que luy promettoit la continuation de la guerre à la gloire de donner la paix à tant de nations vaincües43. Le Salétin fait ici allusion à la guerre dite de la Ligue d'Augsbourg qui débute en 1688 et qui prend fin en 1697. La France doit alors combattre seule une coalition générale et permanente sous l’égide du roi d’Angleterre Guillaume d’Orange qui est un farouche protestant et antifrançais. L’Angleterre et les Provinces-Unies se sont en effet alliées avec la Ligue d’Augsbourg constituée le 9 juillet 1686 par l’Empereur, le roi d’Espagne, le roi de Suède, l’Electeur de Bavière pour assurer le maintien des traités de Westphalie (1648) et de Nimègue (1678-1679). Mais aucune formation ne sort nettement vainqueur de ce long conflit. « Après six campagnes, l’Europe coalisée n’a pas eu raison de la puissance française, même s’il est vrai que celle-ci n’a pas réussi à imposer 42 Lettre de Ben Aïcha à Louis XIV de septembre 1698 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 14. 43 Harangue de Ben Aïcha reproduite dans les « extraits des Mémoires de Breteuil », dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 232. 79 ses volontés à celle-là44 ». Le congrès de paix réuni à Ryswick, dans le sud de la Hollande, qui aboutit à un traité en 1697 marque un important recul que le roi Louis XIV a accepté sans avoir été véritablement vaincu. La France conserve effectivement ses diverses acquisitions, c’est-àdire l’Alsace et Strasbourg. Elle doit cependant rendre à l’Empire ses têtes de pont : Philippsbourg, Kehl et Brisach, la Lorraine à son duc Léopold et à l’Espagne les villes prises dans la péninsule dont Barcelone et Gérone, mais aussi aux Pays-Bas, Ath, Mons, Courtrai ainsi que Luxembourg et Charleroi. Le monarque Louis XIV reconnaît aux Hollandais le droit de fortifier leur frontière sur le territoire des Pays-Bas espagnols. La puissance française reste tout de même intacte et même s’enrichit au-delà des mers de la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue. Toutefois « le temps de la magnificence et de l’hégémonie françaises est bien révolu45 ». L’équilibre en Europe est maintenant réalisé entre l’Angleterre et le « géant français46 » plutôt au bénéfice du premier. L’envoyé marocain a par conséquent un peu exagéré, sur l’issue de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, en concédant l’image d’une France sortie indemne voire victorieuse de ce conflit et arbitre de l’Europe. 44 Robert Mandrou, Louis XIV en son temps 1661-1715, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, p. 498. 45 46 F. Lebrun, L’Europe et le monde, op. cit., p. 186. R. Mandrou, Louis XIV en son temps, op. cit., p. 501. 80 Néanmoins il est conscient du poids considérable que pèse le royaume de Louis XIV, dans ce continent européen vers la fin du XVIIe siècle. D’ailleurs durant son séjour, il est fort plausible qu’il ait remarqué les capacités militaires de ce pays. Et notamment à Brest – qui abrite une grande partie de la puissante marine royale – où Ben Aïcha débarque le 11 novembre 1698 et reste jusqu’au 12 janvier 1699. L’ambassadeur n’a pas malheureusement laissé de documents à ce sujet. Mais est-il pensable que le corsaire de Salé soit resté indifférent devant l’activité maritime de ce grand port français durant les trois mois qu’il a passé là-bas ? A titre de comparaison, prenons l’exemple de l’envoyé du Grand Electeur de Brandebourg auprès de Louis XIV de 1680 à 1689, Ezéchiel Spanheim qui a décrit dans sa relation les forces du roi de France par mer et notamment la situation avantageuse du port de Brest : Toulon et Brest, l’un sur la Méditerranée et l’autre sur l’Océan, sont les plus sûrs, les plus grands et les plus commodes pour y servir de retraite et de magasin aux vaisseaux de guerre, […]. Brest surtout, outre une grande baie environnée de rochers, propre à mouiller plusieurs centaines de vaisseaux, passe pour avoir un des meilleurs havres du monde, avec un grand fond d’eau, à y pouvoir ranger au besoin plus d’une centaine des plus grands vaisseaux, tous armés et équipés, et de plus à l’abri entre deux collines et en sûreté de tout vent47. 47 Ezéchiel Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, Paris, Mercure de France, 1973, p. 224. 81 Pourquoi Ben Aïcha, un homme de la mer n’a-t-il pas ainsi constaté la position avantageuse du port brestois dix ans après ? En tout cas il semble que tout est mis en œuvre par l’État français, pour que l’ambassadeur reparte avec l’idée que la France est une grande puissance militaire. C’est, premièrement, un passage d’une lettre du monarque Louis XIV au souverain du Maroc datée juste après le retour d’Abdallah Ben Aïcha qui fonde cette hypothèse : « Vous verrez par le compte qu’il [Ben Aïcha] vous rendra de son voyage et de ce qu’il a vu par luy-mesme de l’estast de nos forces, de la grandeur de nostre puissance, tant par mer que par terre48 ». Mais à travers certaines visites également à Paris de Ben Aïcha, on ne manque pas d’étaler le prestige militaire du pays. Par exemple l’envoyé du sultan est emmené au palais des Tuileries où il peut admirer les plans en relief des forteresses du royaume, à l’Arsenal et aux Invalides. Abdallah Ben Aïcha ne peut alors que revenir, au Maghreb al-Aqça, avec la certitude que le royaume de Louis XIV possède un grand potentiel militaire et même le plus grand d’Europe, en se référant au dernier long conflit que la France a surmonté plus ou moins bien. En conclusion, d’après la discrétion de El-Hajeri sur le sujet, le royaume des Bourbon semble ne pas occuper une place prépondérante au sein des autres pays européens dans les années 1610. 48 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 327. 82 Au contraire, la France de Louis XIV selon Abdallah Ben Aïcha joue un rôle politique et militaire non négligeable en Europe. Leurs visions sur la question apparaissent assez conformes à la réalité. Comment à présent perçoivent-ils les relations diplomatiques que doit entretenir son pays avec la France, un État chrétien ? Doivent-elles être amicales ou à l’inverse conflictuelles ? Quel est le sentiment personnel de l’ambassadeur El-Hajeri ? Le royaume de France : allié ou ennemi des « Fidèles » ? Quels jugements sont portés par ces deux envoyés en ambassade, sur la manière dont ils envisagent les rapports entre une « nation » chrétienne et un pays musulman ? Est-il possible de conclure une amitié entre ce qui paraît à l’origine antagoniste, mais comme l’ont réalisée l’Empire ottoman et la France ? Ou à l’inverse, la France reste-t-elle aux yeux des ambassadeurs marocains un État « infidèle » que le musulman condamne ? Les impressions de l’envoyé du sultan Moulay Zidan, El-Hajeri sont cette fois très explicites à ce propos. Il exprime très clairement sa position tout au long de son récit de voyage. 83 L’ambassadeur signale d’abord sa conception politique du monde, lorsqu’il décide de relater à ses compagnons en France « quelques histoires de Saints qui se trouvaient en dehors de la Frontière49 ». Cette dernière indication de séparation est intéressante, car elle notifie que El-Hajeri ne reconnaît qu’une seule et légitime division territoriale sur Terre : celle qui sépare le territoire des musulmans du Dar al-Kufr, le vrai « Croyant » du kafir. Sa vision est profondément imprégnée de ces convictions religieuses. L’envoyé en ambassade continue à percevoir le monde selon la reproduction initiale donnée par l’Islam. Mais El-Hajeri est dans ses paroles encore plus virulent à l’égard du royaume des Bourbon. Il qualifie en effet ce pays de « terre des Païens50 » et récidive une seconde fois en désignant les Français du terme de « Païens51 ». Ce royaume est donc à ses yeux un État ennemi qu’il faut combattre jusqu’à la conversion totale du pays à l’Islam. Les propos violents tenus par le Morisque El-Hajeri à l’encontre du royaume de France sont en fait généralisés à toute la Chrétienté : « Les chrétiens – que Dieu les détruise – ne tiennent pas à appliquer le premier commandement52 » ou bien encore : 49 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69. 50 Idem, p. 45. 51 Idem, p. 81. 52 Idem, p. 73. 84 Il [Mahomet] a justifié qu’ils [les chrétiens] étaient des menteurs, il a fait entrer la peur dans leurs cœurs […]. Ô combien de pays les musulmans ont arraché aux chrétiens ! En outre mille années après le Prophète, la majorité des pays du monde appartiennent aux musulmans. Nous demandons au Grand Dieu de renforcer l’Islam contre les chrétiens pour que les musulmans acquièrent ce qui reste des terres chrétiennes et que cela se réalise le plus vite possible grâce au rôle de notre Seigneur Mahomet53. Ces dires n’engagent que l’ambassadeur marocain El-Hajeri pour essentiellement deux raisons : en premier lieu, il souhaite la destruction de la communauté chrétienne alors que les chrétiens – qui sont considérés dans le Coran comme Ahl al-Kitab [les Gens du Livre] ainsi que les juifs – détiennent un statut de protégé dans la religion de l’Islam. L’ambassadeur possède par conséquent un point de vue assez radical sur « l’autre ». En second lieu, au début du XVIIe siècle, dans un contexte d’accentuation des invasions européennes dans le monde et d’un repli ancien et définitif de l’Extrême Occident musulman du continent européen, les affirmations de suprématie de l’Islam par El-Hajeri ne sont pas du tout établies. Certes la religion de Mahomet s’étend du Maghreb al-Aqça jusqu’en Chine et occupe une superficie territoriale supérieure à celle de la Chrétienté. Mais il y a un net décalage – en excluant l’Empire ottoman évidemment – entre la décadence de la puissance des États musulmans du 53 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 59. 85 Bassin méditerranéen d’Occident notamment du Maroc et la confirmation de la montée en force des nations chrétiennes à l’échelle mondiale. Les paroles de l’envoyé de Moulay Zidan sont donc nourries de la nostalgie de la grandeur de la civilisation musulmane à l’époque médiévale et en même temps pleines de rancœur, de haine contre les chrétiens d’Espagne à cause de ce qu’ils font subir à ses frères. Pour Ahmed El-Hajeri, l’ennemi numéro un du musulman reste le chrétien qu’il diffame lors de son voyage en France : Parmi ce qui m’est arrivé au pays des Frandja lorsque j’étais là-bas, c’était d’entendre souvent un petit bruit dans la maison où je dormais seul [...]. Je n’ai pas cessé de réciter les paroles de Dieu pour me renforcer et me sauver du diable […] je ne connaissais pas quel était son objectif [au début] puis j’ai compris qu’il [le diable] voulait que je quitte le pays des Infidèles54. Selon l’agent diplomatique du Maroc, le royaume de France n’est qu’un pays damné où le diable réside et persécute les « Fidèles ». C’est pourquoi il sollicite l’aide de Dieu à plusieurs reprises et premièrement dès son arrivée en France au port du Havre : « Passant la nuit à bord du navire, j’en ai profité pour lire la sourate El-Tawid afin d’être sûr de mes pas sur la terre des Païens55 ». Cette sourate – subdivision qui constitue le Coran – est un des fondements importants de la religion islamique, car elle prône 54 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 129. 55 Idem, p. 45. 86 l’unicité de Dieu qui s’oppose au dogme de la Trinité – Dieu est en trois personnes à la fois – dans la religion chrétienne. L’envoyé marocain Ahmed El-Hajeri la récite également à Bordeaux : La nuit avant le jour du voyage, j’ai vu dans mon sommeil de nombreux satans qui tournaient autour de moi dans tous les sens […]. J’ai commencé à lire la sourate [El-Tawid] mille fois et à invoquer Dieu le Très Haut afin qu’il me sauve du mal des ennemis grâce à sa bénédiction56. En fait, on apprend à la page suivante que ces « satans » ne sont autres que des « Infidèles », des habitants du royaume : « un des satans […] était un Infidèle qui était venu avec nous sur le bateau57 ». Toutefois y a-t-il réellement une différence pour El-Hajeri entre les deux ? Il apparaît que non car le kafir est destiné par ses fausses croyances en enfer tandis que le musulman – qui pratique « la véritable religion » – est promis à séjourner au paradis. En clair, l’envoyé marocain ne compte pas le royaume de France comme un pays ami mais plutôt comme une nation « infidèle », impie, démoniaque que les « Croyants » doivent combattre et convertir à « la vraie religion de Dieu ». 56 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 84. 57 Idem, p. 85. 87 Qu’en pense Abdallah Ben Aïcha à la fin du XVIIe siècle ? En tant que musulman est-il en accord avec la pensée d’Ahmed El-Hajeri ? La réflexion du corsaire Salétin est ardue à saisir par rapport à celle de l’envoyé de Moulay Zidan, à cause principalement d’un manque de documentation précise sur ce sujet. Néanmoins avec le peu d’information existant, il est possible de se faire une petite idée sur les sentiments personnels de Ben Aïcha envers le royaume des Bourbon. L’ambassadeur de Moulay Ismaïl considère-t-il que le royaume de Louis XIV soit un État ami à l’inverse de son compatriote ? Voici la grande interrogation à laquelle il faut répondre. Aucune des lettres de Ben Aïcha adressées à ses proches ne donne malheureusement une réponse franche. Mais il faut noter qu’elles ne comportent pas de mots ou paroles montrant, une quelconque hostilité à l’encontre soit du pays soit des sujets du royaume, à la différence des écrits de l’ambassadeur El-Hajeri. A-t-il rompu avec la vision religieuse « Fidèle »/« Infidèle », Dar al-Islam/Dar al-Kufr ? Impossible de le savoir. A-t-il des rancunes particulières contre le royaume des Bourbon ? On peut le croire assez aisément si on se remémore, premièrement, que la ville de Salé – le repère des corsaires marocains et sa ville natale – a été plusieurs fois victime de blocus et de bombardements par les frégates françaises comme par exemple en 1672 et en 1698, événement qui est à l’origine du départ de Ben Aïcha. 88 En outre, c’est un combattant du djihad maritime qui traque sur toutes les mers les navires chrétiens et notamment français. Enfin, dans une de ses lettres à son frère Abd er-Rahman datée du 24 février 1699, aujourd’hui perdue mais dont il reste une traduction de l’interprète Pétis de la Croix, Ben Aïcha qui refuse de négocier à Brest avec les agents royaux écrit : « S’il plaist à Dieu, nous viendrons à bout de tout et aurons l’avantage sur leur Roy, comme l’avons eu sur eux [les agents du roi]58 ». Qu’est-ce que cela signifie précisément ? L’ambassadeur du Maroc fait passer les intérêts de son pays avant tout, dans les négociations de paix qui s’ouvrent avec les responsables français. Ces paroles dans un tel contexte paraissent par conséquent tout à fait logiques. En tant qu’envoyé du sultan, il n’a pas l’intention de se faire dicter les volontés de la France qui désire signer un traité plus favorable pour elle. On ne peut pas donc penser que les dires de Ben Aïcha sous-entendent un sentiment haineux envers « l’autre », un désir de le combattre, de le détruire comme le ressent El-Hajeri au fond de lui. Il reste ainsi difficile de donner une position claire du corsaire de Salé. En tout cas, il semble envisager à l’opposé de l’ambassadeur de Moulay Zidan des rapports normaux entre son pays et le royaume de Louis XIV basés sur un respect mutuel. 58 Lettre interceptée de Ben Aïcha à son frère Abd er-Rahman du 24 février 1699 et traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 62. 89 Deux visions antagonistes ont l’air de s'objecter sur la France en tant que puissance : d’une part, celle de Ben Aïcha qui conçoit ce pays comme un grand d’Europe à la fin du XVIIe siècle comme le Maroc en Afrique et qui juge par conséquent que des relations amicales peuvent s’installer entre les deux États. Puis d’autre part, le regard de l’ambassadeur de Moulay Zidan, Ahmed El-Hajeri qui considère la France comme un pays des « Infidèles » sans grande force politique et militaire particulière sur le continent européen qu’il faut guerroyer dans le cadre d’un djihad offensif et surtout agressif. L’organisation politique de la France du XVIIe siècle Après avoir fait porter l'attention tout d’abord, sur la place du royaume des Bourbon en Europe selon les deux envoyés des sultans marocains et ensuite, sur leurs visions respectives concernant les relations que doivent avoir le Maroc avec ce royaume chrétien, voyons comment ElHajeri et Ben Aïcha distinguent l’organisation intérieure de la France au niveau politique au début et à la fin du XVIIe siècle. 90 En fait, les renseignements sur l’administration politique du pays dans les écrits de Ben Aïcha et de El-Hajeri sont quasiment nuls. On peut ainsi en conclure qu’ils n’ont pas jugé très important de privilégier ce sujet. Toutefois, quelques lignes intéressantes du récit de voyage de Ahmed El-Hajeri et des lettres du Salétin Abdallah Ben Aïcha permettent d’apporter des précisions, sur leurs perceptions individuelles du pouvoir politique du royaume de France au XVIIe siècle. D’ailleurs les informations les plus abondantes concernent le plus grand personnage qui est à la tête du royaume français, c’est-à-dire le roi en personne. Les ambassadeurs marocains ont été envoyés auprès de lui. Ils ont donc accordé quelques lignes dans leurs écrits de voyage au monarque de France. Mais sur quels points ont-ils le plus insisté : les attributs politiques, les qualités et défauts du souverain ou bien la vie quotidienne que le roi mène à sa cour ? Ahmed El-Hajeri a livré dans sa rihla quelques notes de façon répandue concernant le roi de France vers 1610/11. Il écrit effectivement à son sujet : Après l’assassinat du sultan de Barich [Paris] par Aboulouch qui est maintenant sultan, je me suis dis [que] le soleil dont les sultans prétendent prendre leurs pouvoirs désigne également le malheur de ces 91 sultans parce qu’il est indiqué dans les livres des astrologues que le sultan sera tué à une heure précise du calendrier solaire59. El-Hajeri utilise encore une fois le terme arabe sultan pour le titre de roi. Cela découle probablement en réalité de son idée politique sur le monde – « Demeure de l’Islam » contre « Demeure de l’Impiété » – qui débouche sur le rejet de « l’autre » et de sa civilisation ; et par conséquent, il remplace certains mots par ceux de sa culture comme une sorte de conversion. Néanmoins, l’agent diplomatique en mission en France est au courant de l’assassinat du souverain Henri IV au printemps 1610. Il n’évoque pas cependant Ravaillac comme assassin du roi. C’est selon lui un certain « Aboulouch » qui est le meurtrier. Mais il semble impossible de savoir pourquoi El-Hajeri pense que c’est cette personne qui a tué le Bourbon. Il explique également que cet assassin prend la place du roi de France défunt alors que le soir même de l’assassinat du monarque, le Parlement de Paris déclare sa femme Marie de Médicis régente du royaume pendant la minorité du nouveau souverain, Louis XIII, âgé de neuf ans. ElHajeri commet ainsi deux erreurs. Ce sont les seules informations concernant le roi de France que l’on trouve dans le récit de l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri. Mais quelques notes sont accordées au système d’organisation du pays dans la rihla de El-Hajeri. Elles sont par malheur très dispersées dans son récit de voyage et il s’avère laborieux de cerner exactement ce qu’il 59 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 102-103. 92 décrit. Il écrit notamment : « ils [non identifié] m’ont donné une lettre du sultan [de France] portant le sceau du grand diwan [gouvernement] […] qui avait pouvoir sur tous les diwans du pays des Frandja60 ». El-Hajeri souligne ici une subdivision politique et administrative du royaume des Bourbon dans laquelle le souverain français et son gouvernement sont en haut de la pyramide. Cependant est-ce que le souverain français contrôle réellement tout son royaume ? L’envoyé en ambassade de Moulay Zidan évoque en effet, dans un autre passage de son récit de voyage, l’organisation gouvernementale de la ville de Bordeaux : « Dans cette ville, il y a quatrevingts cadis, deux cents procureurs, des mouftis, d’innombrables secrétaires et un diwan [gouverneur]61 ». L’agent du sultan saadien continue à utiliser des notions appartenant spécifiquement à sa langue. Mais ces renseignements – et ce sont les seules que l’ambassadeur fournit sur toutes les villes françaises visitées – montrent que Ahmed ElHajeri a remarqué que Bordeaux possède une spécificité politique au début du XVIIe siècle. Jean-Pierre Babelon dans sa biographie du souverain Henri IV note d’ailleurs sur cette ville portuaire : « Bordeaux se gouverne comme une vraie république62 ». Une fonction de l’organisation politique de la France des années 1610 revient plusieurs fois dans la rihla de l’envoyé en 60 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 44. 61 Idem, p. 77. 62 Jean-Pierre Babelon, Henri IV, Paris, Fayard, 1982, p. 792. 93 ambassade El-Hajeri, celle de cadi : « Ils [non identifié] ont donné les lettres du sultan [du Maroc] aux cadis63 ». Pour quel équivalent français ce terme purement arabo-musulman est-il utilisé par l’ambassadeur ? Un cadi dans les pays musulmans est un juge qui se réfère à la loi islamique. Il est par conséquent étonnant de trouver cette fonction en France. La seule donnée relatif aux charges de ces cadis dans le royaume de France réside dans un petit passage des écrits de El-Hajeri : « Dans ce palais [à Paris], il se trouve un cadi chargé des problèmes bilatéraux64 ». Il semble donc que les personnes nommées par El-Hajeri « cadis » s’occupent principalement des relations diplomatiques du royaume des Bourbon avec les autres États. Leurs fonctions restent ainsi limitées aux affaires étrangères et cela explique pourquoi l’ambassadeur de Moulay Zidan évoque ces personnages qu’il a rencontrés. Cependant, il n’est guère possible d’identifier ces « cadis » par un manque sérieux d’informations et notamment en ce qui concerne leurs tenues vestimentaires. A l’inverse de l’envoyé en ambassade de Moulay Zidan, le corsaire de Salé possède une image déterminée du monarque de France. Plusieurs paroles de l’amiral Abdallah Ben Aïcha concernent effectivement le souverain Louis XIV que l’ambassadeur semble admirer considérablement. 63 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 49. 64 Ibid, p. 49. 94 Dans une lettre datée de la fin du mois de septembre 1698, il nomme Louis XIV le « plus grand des Chrétiens, roi de France de père en fils65 ». Dans une autre lettre du 14 novembre 1699 au secrétaire d’État au département de la Marine le comte de Pontchartrain, il nomme le souverain français « empereur de France et de Navarre66 ». Le Salétin apparaît par conséquent informer du caractère héréditaire de la monarchie française et de la descendance de Louis XIV comme le petit-fils d’Henri IV. Au cours de sa harangue faite au roi lors de son séjour, l’ambassadeur de Moulay Ismaïl multiplie les flatteries à l’égard du monarque : Très haut, très excellent, très magnanime et toujours invincible empereur de France, Louis XIIIIe, Dieu bénisse a jamais le règne de Votre Majesté Imperialle ! […] le premier et le plus grand empereur de la chrétienté, lequel à l’exemple de ses illustres ancestres dont il tient son sceptre a etendu bien loin par sa valleur les frontières de son vaste empire67. Ben Aïcha met Louis XIV sur un piédestal en lui témoignant tant d’admiration et en le couvrant de tant de gloire et de mérite. L’envoyé en ambassade du Grand Electeur de Brandebourg auprès de Louis XIV dans les années 1680, Ezéchiel Spanheim, consacre également une partie de sa relation à la gloire du roi : 65 Lettre de Ben Aïcha à Louis XIV de septembre 1698 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 14. 66 Lettre de Ben Aïcha au comte de Pontchartrain du 14 novembre 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 479. 67 Harangue de ben Aïcha reproduite dans les « extraits des Mémoires de Breteuil », dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 230-231. 95 Ce qui ne put que paroître d’autant plus étrange qu’en effet la gloire est l’autre passion du Roi qui le domine et le possède jusques à l’excès, et qui aussi a eu le plus de part aux événements fatals de nos jours […]. On s’attacha à le [Louis XIV] faire seul l’auteur et le mobile de tous les heureux succès de son règne, à les attribuer uniquement à ses conseils, à sa prudence, à sa valeur et à sa conduite, bien plus qu’à ses forces, à ses ministres, à ses généraux et aux conjonctures68. Spanheim a un regard critique sur la question et semble prendre du recul tandis que pour Ben Aïcha, le roi efface tout ce qui existe autour de lui car même lors de ses visites dans le royaume, il ne fait que des allusions au Roi-Soleil. Ainsi en se remettant à la relation du Mercure Galant de février-juin 1699, l’ambassadeur du Maroc a déclaré : […] la majesté du Roy ressembloit à la lumière du soleil, qui donnait de l’éclat à la grandeur de ses sujets et à la magnificence de sa Cour, mais que tout cela n’avoit de lumière qu’autant qu’il plaisoit à cet astre de leur en prester, et qu’il faloit bien qu’il fût dans une grande élevation, puisque les rayons de sa gloire s’estendoient jusques dans son pays et s’y faisoient voir une admiration69. Certes les dires de Ben Aïcha ont été amplifiés par le Mercure Galant. Cependant, tout au long des visites aux différents sites de Paris ou 68 69 E. Spanheim, Relation, op. cit., p. 49. Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 325. 96 de Versailles, Ben Aïcha n’a pas cessé de vanter « les beautés de la France, la grandeur et la puissance du Roi70 ». Cet engouement demeure réel et elle se comprend mieux lorsque l’on connaît l’émerveillement du sultan Moulay Ismaïl à l’égard du roi Louis XIV qui est à ses yeux le plus puissant d’Europe et « l’héritier d’Héraclius71 ». Le prophète Mahomet a en effet envoyé une lettre à l’empereur d’Orient Héraclius Ier (610-641) l’invitant à se convertir à l’Islam. Moulay Ismaïl descendant de Mahomet croit alors que Louis XIV est le descendant lointain d’Héraclius puisque son envoyé « veut voir la fameuse lettre de Mahomet au pseudo-ancêtre de Louis XIV, Héraclius, qui tenait tant à cœur à Moulay Ismaïl, mais on ne peut que lui montrer une lettre, authentique celle-là, du sultan [ottoman] Suleimân à François Ier72 ». L’ambassadeur marocain effectue très souvent des comparaisons entre Louis XIV et son maître. Il déclare par exemple dans sa harangue : « comme il [Moulay Ismaïl] est le prince de toute l’Afrique, le plus puissant, le plus grand et le plus redoutable, il ne peut faire une plus digne offrande que de donner la sienne au plus puissant, au plus grand et au plus redoutable empereur de l’Europe [Louis XIV]73 ». Le souverain français est mis sur un même pied que le sultan marocain, aux yeux de Ben 70 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 314. 71 Ch. Penz, Les Rois de France et le Maroc, op. cit., deuxième série, p. 105. 72 Ch. Penz, Les Captifs français du Maroc au XVIIe siècle (1577-1699), Rabat, Imprimerie officielle, 1944, p. 259. 73 Harangue de Ben Aïcha reproduite dans les « Extraits des Mémoires de Breteuil », dans S.I.H.M., op. cit., p. 232. 97 Aïcha. La force politique du monarque français ne lui a pas fait également défaut. Il sait que le roi de France, comme son maître, détient parfaitement les rênes du pouvoir et dirige seul le pays. L’absolutisme est à son apogée sous Louis XIV comme sous Moulay Ismaïl. Les deux ambassadeurs du Maroc ont par conséquent accordé une part minime à l’organisation politique du royaume des Bourbon dans leurs manuscrits. Cela semble assez déconcertant puisque étant des agents d’un « gouvernement », il apparaît évident à priori qu’ils s'attachent plus au fonctionnement d’un État surtout chrétien. Si l’on compare avec d’autres relations d’ambassade comme celle de Spanheim sur ce sujet, il existe un grand écart entre l’abondance des indications chez l’Allemand et la médiocrité dans les écrits des deux Marocains. Néanmoins, le regard politique du corsaire salétin diffère de celui d’Ahmed El-Hajeri concernant le pouvoir royal français. Le premier a rompu avec la vision Dar al-Islam contre Dar al-Kufr et accentue en plus avec exagération le rayonnement de la puissance de Louis XIV et de son royaume. Au contraire, le second apporte une importance secondaire au politique dans son récit de voyage. Du moins l’ambassadeur de Moulay Zidan évoque le royaume de France comme terre des kafirs, en accord avec la vision religieuse « Fidèle »/« Infidèle ». Comment les deux envoyés du 98 mahrzen discernent-ils maintenant l’économie et la société françaises du XVIIe siècle ? 99 CHAPITRE 4 : L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ DU ROYAUME DE FRANCE Est-ce que le corsaire de Salé Ben Aïcha et l’interprète du sultan Ahmed El-Hajeri accordent, à ces deux domaines, une plus grande importance que le politique dans leurs écrits de voyage ? De quelle façon surtout saisissent-ils, en tant que Marocains musulmans, l’économie et la société d’un pays chrétien ? Pour répondre, nous commencerons premièrement à étudier les indices économiques notés par les envoyés marocains ; puis en second, nous essayerons de cerner les relations qui se sont créées entre les acteurs de la société française – dont une grande partie participe notamment aux rouages de l’économie du pays – et les agents mahrzeniens. 100 Le regard de El-Hajeri et de Ben Aïcha sur l’économie de la France Dans l’histoire du développement de l’Europe, les mutations politiques sont liées indiscutablement aux changements économiques. Estce que les ambassadeurs ont conscience de l’importance de la composante économique dans ce royaume ? Les deux envoyés marocains au XVIIe siècle ont parcouru une partie du pays. A partir des visites du royaume des Bourbon, ils ont donc attribué dans leurs écrits quelques remarques d’ordre économique sur les villes de France. Des limites existent néanmoins sur la description de l’économie du royaume français par les deux Marocains. Effectivement les villes à l’époque moderne ne regroupent pas, tout d’abord, plus de vingt pour cent de la population. Et surtout, les ambassadeurs n’évoquent à aucun moment le monde rural et son économie qui reste primordiale dans tout le royaume. Commençons ainsi par les notes de El-Hajeri sur les descriptions des villes visitées. L’ambassadeur El-Hajeri débarque au royaume des Bourbon dans le port du Havre de Grâce. Pourquoi débarque-t-il dans ce port ? Quelle est l’activité commerciale du Havre de Grâce à cette époque ? Aucune réponse n’est apportée par Ahmed El-Hajeri. Il indique seulement que le port du 101 Havre de Grâce désigne le « port de la Bénédiction74 ». Est-ce que ce port connaît une intense animation ? La question se pose parce que l’ambassadeur du sultan Moulay Zidan retourne une deuxième fois dans le port du Havre afin de s’embarquer pour les Provinces-Unies. Mais il reste encore muet en ce qui concerne les activités de cette ville. Le deuxième endroit dans lequel El-Hajeri séjourne est Rouen : « Nous sommes allés dans la ville de Rouen où j’ai rencontré un commerçant du nom de Fahrt que j’ai connu à Marrakech75 ». Ainsi on peut en déduire que le port de Rouen commerce avec le Maroc d’après ce que dit El-Hajeri. Mais est-ce que Rouen est plus considérable que le port du Havre au début du XVIIe siècle selon l’envoyé marocain ? Aucun détail dans le récit ne nous permet de répondre. El-Hajeri évoque ensuite la plus grande ville de France, Paris : « C’est la capitale du sultanat des Frandja. La distance entre cette ville et Rouen est à peu près de trois jours. La longueur de Barich [Paris] est de cinq mille cinq cents pas alors que sa largeur est de quatre mille cinq cents pas. Les maisons y sont très hautes […]. Elle est également très peuplée76 ». C’est la plus longue description d’une ville de tout le récit de El-Hajeri. Ses petites indications sur la superficie, la hauteur de la ville et sa dense population montrent que Paris a tout de même marqué l’ambassadeur si l’on compare avec les descriptions qu’il donne sur les autres villes. 74 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 45. 75 Ibid, p. 45. 76 Idem, p. 49. 102 L’ambassadeur ottoman Mehmed Efendi est également touché par l’élévation des maisons sous la Régence au début du XVIIIe siècle : « Il n’est point vrai que Paris soit si grand que Constantinople, mais aussi ses maisons sont à trois ou à quatre étages et beaucoup à sept77 ». Ahmed ElHajeri établit un classement des villes du monde : Les Naçeras [chrétiens] disent que la plus belle ville du monde, c’est Constantinople. Puis, la ville de Barich et celle de Lisbonne dans le pays Andalous. Ils doivent aussi citer El-Maç’r qu’ils appellent le Grand Caire. En effet, si on ajoute à la nouvelle El-Maç’r, l’ancienne plus Boulak et Qayat-Bay, on ne saurait pas laquelle est la plus grande Barich ou El-Maç’r78. Un peu plus loin dans son récit, il déclare également : « Quant à ElMaç’r – que Dieu la sauvegarde – elle est parmi les plus belles villes du monde, comme c’est le cas de Barich […] la ville de Marrakech […] est d’une surface environ identique à Barich79 ». Sur les quatre capitales qu’il compare à Paris, trois se situent dans le monde musulman et une, Lisbonne, était sous la tutelle de l’Islam. En outre, la capitale du royaume de France semble placer indiscutablement derrière Istanbul et à égalité avec Le Caire. Le sentiment d’appartenance à la communauté musulmane influence la hiérarchie de El- 77 M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., p. 135. 78 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 49. 79 Idem, p. 96. 103 Hajeri qui défend la civilisation islamique. Cependant l’envoyé marocain n’évoque pas les activités économiques de Paris. El-Hajeri accorde uniquement deux notes qui recoupent le domaine économique lorsqu’il est dans la capitale. Premièrement, il demande à Albert de l’emmener : « dans le lieu où se trouvent des câbles d’où jaillissent de l’eau de la terre appelés chez eux bounbah [pompe]80 ». ElHajeri ne développe pas profondément le fonctionnement de ces pompes. Toutefois cela semble particulièrement le captiver pour l’avoir inscrit dans son récit de voyage. Pourquoi d’ailleurs y accorde-t-il une attention ? Il est impossible de fournir une réponse, car il connaît leur existence avant de les voir à Paris, puisque c’est lui qui demande à Albert de lui montrer. Deuxièmement, El-Hajeri procède à une réflexion d’ordre économique à Paris : « Puis, nous avons continué notre chemin entre les énormes et gigantesques arbres. J’ai alors pensé que les navires étaient peut-être fabriqués par le bois de ces arbres81 ». L’envoyé diplomatique ne nous renseigne pas malheureusement sur le lieu précis où il aperçoit ces arbres et notamment si c’est dans une forêt qui environne la capitale. ElHajeri nous laisse aussi sur notre faim puisqu’il ne développe pas le fond de sa pensée et il nous épargne les détails. Il parle de navire alors qu’il n’évoque même pas le nom de la Seine une seule fois ou bien le simple fait que Paris est traversée par un énorme 80 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 52. 81 Idem, p. 53. 104 fleuve. Pourtant lorsqu’il évoque Bordeaux, il parle de la Garonne sans la nommer : « Sachez que c’est une des plus grandes villes des Frandja qui est située sur le bord d’une rivière82 ». Mehmed Efendi réalise dans son récit la même réflexion : « De toutes les villes que j’ai vues en France, il n’y en a point qui mérite d’être comparée à Bordeaux83 » et il va même plus loin en formulant que : « Le fleuve de la Garonne se trouve si large devant la ville qu’il ressemble au port de Constantinople84 ». Cependant Bordeaux est à ce moment, au début du XVIIIe siècle, un grand port de commerce qui possède une activité importante. Est-ce que c’est le cas à l’époque du voyage de ElHajeri ? L’ambassadeur ne donne aucun éclaircissement sur ce sujet. Le dernier lieu auquel il accorde une description est Toulouse : « Je me suis dirigé vers la ville de Toulousha qui était une des grandes villes des Frandja et située sur la rive d’une grande rivière qui mène vers Bardaoich distante d’environ trois jours85 ». En fait l’ambassadeur reste très vague dans toutes ces descriptions. Est-ce que El-Hajeri ne s’intéresse pas au domaine économique ? Selon ElKaddouri, Ahmed El-Hajeri a traité – certes très rapidement – les indices de l’économie européenne86. Mais El-Kaddouri donne seulement l’exemple de l’étonnement de El-Hajeri à propos de la grande activité commerciale du 82 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 77. 83 M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., p. 79. 84 Ibid, p. 79. 85 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 83. 86 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 69. 105 port d’Amsterdam qui prend quatre pages entières de son récit dont voici un extrait : « il ne se trouve nulle part dans le monde une ville avec un nombre pareil de navires à un tel point qu’on dit qu’il s’y trouve six mille navires grands et petits87 ». L’Europe a compris depuis longtemps que l’hégémonie politique passe par une domination commerciale qui se réalise elle-même par une emprise des routes maritimes. Les pays européens ont alors développé des infrastructures dans leurs ports. C'est pourquoi El-Hajeri a été subjugué par l’activité portuaire d’Amsterdam et son importante armada qui est la maîtresse des mers et des océans à cette époque. Par conséquent, à partir de l’émerveillement de l’envoyé El-Hajeri sur Amsterdam, on peut conclure, qu’au début du XVIIe siècle, le royaume de France n’a pas encore d’énormes ports et villes. En tout cas le peu de notes rédigées par l’envoyé marocain sur l’économie de la France consent à le penser. Que pense Ben Aïcha à présent de l’économie du royaume de Louis XIV ? Porte-t-il à ce thème un plus ample intérêt que son compatriote marocain ? L’ambassadeur de Moulay Ismaïl accorde également une part dérisoire dans ses écrits de voyage à la situation économique du royaume de France mais cette fois à la fin du XVIIe siècle. 87 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 109. 106 Il n'opère qu’une seule allusion à la vie économique du pays dans une lettre adressée à son frère Abd er-Rahman qui date du mois de février 1699. Interceptée, elle est traduite par l’interprète en langues orientales de Louis XIV, Pétis de la Croix : Il [Ben Aïcha] marque que la France est en disette de vivres, que le pain y vaut cinq sols et demi la livre, la viande sept sols et demi la livre, le savon douze sols et demi et l’huile 15 sols et ainsy toutes les denrées ; que la cherté avait passé de France en Allemagne et cela par les grandes pluyes qui ont mesme submergé plusieurs de leurs villes et villages88. L’exactitude de ces nouvelles est confirmée par les renseignements que nous apporte l’ouvrage de Maurice Champion. Toutefois pourquoi n’avoir parlé qu’une seule fois de la conjoncture économique du royaume ? Pourquoi Ben Aïcha a-t-il évoqué un fait conjoncturel et n’a t-il pas essayé de décrire les « structures » économiques du territoire français ? Est-ce que pour lui une « disette » est un phénomène extraordinaire qu’il n’a jamais connu au Maroc ? Cela n’est pas si sûr ; mais, il n’est pas concevable de donner une véritable réponse à ces interrogations. A Paris, l’amiral Ben Aïcha visite plusieurs « lieux de production » qui sont des monopoles d’État comme l’Orfèvrerie du roi, la Monnoye des Médailles, la savonnerie, la Manufacture des Glaces du Faubourg SaintAntoine et la Manufacture des Gobelins. 88 Lettre interceptée de Ben Aïcha à son frère Abd er-Rahman de février 1699 et traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 63. 107 Cependant aucune source de sa main ne mentionne ses impressions personnelles sur ces voyages. En outre, si l’on se réfère à la relation du Mercure Galant de février-juin 1699, les remarques de l’ambassadeur ne sont guères pertinentes et surprenantes en ce qui concerne ces endroits visités. Ainsi, comprendre les sources de l’économie de la France au XVIIe siècle d’après les ambassadeurs El-Hajeri et Ben Aïcha reste très compliqué à réaliser. L’obstacle essentielle est en fait l’absence d’intérêt à la donne économique du royaume de France à travers les écrits des deux envoyés marocains. Il est par conséquent assez clair que, pour les deux agents du mahrzen, l’économie n’est pas très importante dans la puissance d’un État. Du moins, El-Hajeri et Ben Aïcha négligent bien cette composante essentielle qui a permis notamment aux puissances européennes de dominer le monde. De quelle manière à présent peignent-ils la société du royaume des Bourbon ? S’intéressent-ils davantage dans leurs écrits à fournir un tableau social du royaume de France au XVIIe siècle ? 108 « Le paradis des Infidèles » Cette expression sert à qualifier la manière dont les envoyés marocains ont pu percevoir la vie quotidienne des habitants du royaume de France au XVIIe siècle. La formule a un double sens : premièrement, une acception spiritualiste car le vrai « Croyant » aspire à l’au-delà alors que « l’Infidèle » se complaît dans les jouissances matérielles ; et deuxièmement, elle peut être comprise comme une métaphore exprimant l’enthousiasme du « Fidèle » relatif à la vie menée par le kafir. Comment à partir de ces deux définitions se rangent Ahmed El-Hajeri et le raïs de Salé Abdallah Ben Aïcha ? Pour répondre à cette interrogation, il faut analyser d’une part les relations entre cette élite marocaine et les membres de la haute société française de l’époque ; puis d’autre part, les représentations des envoyés des sultans du Maroc en ce qui concerne les mœurs des Français au XVIIe siècle. Enfin il faut terminer par leurs réflexions à l’égard de la religion de « l’autre ». 109 Les relations entre l’élite marocaine et les membres de la société française Qui sont ceux côtoyés par les deux ambassadeurs du Maroc ? Peuton cerner, à partir des écrits de voyage des deux envoyés en ambassade en France, quelques caractéristiques de la composition sociale du royaume des Bourbon ? Commençons par le raïs Abdallah Ben Aïcha. L’envoyé de Moulay Ismaïl a rencontré beaucoup de personnages et a essayé de nouer des liens avec l’élite en place. La preuve réside dans certaines lettres de Ben Aïcha qui s’adressent en premier lieu à des grands personnages. Par exemple, dans une lettre du 7 mai 1699 à Pontchartrain, le raïs lui exprime son amitié, son estime, ses remerciements et il lui offre ses services malgré l’échec de sa mission89. Il assure une seconde fois Pontchartrain et Torcy de son amitié dans une lettre écrite de Brest le 21 mai 169990. Il semble désirer nouer de véritables liens avec cette noblesse qui a accaparé les offices publics dans tous les domaines. En effet, le roi appelle la noblesse de robe aux plus hautes charges de l’État à la place des princes de sang. 89 Lettre de Ben Aïcha à Pontchartrain du 7 mai 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 261-263. 90 Lettre de Ben Aïcha à Pontchartrain et Torcy du 21 mai 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 277-281. 110 Abdallah Ben Aïcha a rencontré lors de son séjour également les membres de la famille royale. Mais l’ambassadeur marocain ne correspond pas avec eux. Une seule exception apparaît dans ses nobles fréquentations : le marchand Jean Jourdan, un des associés de la Manufacture royale des glaces du Faubourg Saint-Antoine. D’après le nombre important du courrier échangé entre les deux hommes, on peut dire qu’une amitié sincère est née entre Ben Aïcha et Jourdan. Les lettres échangées parlent pratiquement toutes de la volonté de Jean Jourdan d'établir à Salé un facteur et un comptoir pour commercer avec le Maroc91. La correspondance épistolaire la plus longue que Ben Aïcha entretient avec un Français est celle avec Jourdan. Quelles sont du côté de l’ambassadeur de Moulay Zidan les personnes rencontrées ? Sont-elles de la même origine sociale que les gens côtoyés par le corsaire de Salé ? La première personne que croise El-Hajeri en France est « un commerçant du nom de Fahrt92 ». Il a des contacts donc avec la « classe » marchande. Il rencontre aussi à Rouen « le grand cadi [le grand juge] » qui « s’est montré très intime avec moi et […] m’a aidé énormément dans les 91 Correspondance entre Ben Aïcha et Jean Jourdan, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 134-135 ; 162-164 ; 182-184 ; 286-290 et 294-297. 92 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 45. 111 jugements93 ». El-Hajeri noue ainsi des relations avec les Grands du pays mais davantage en province que dans la capitale. Cependant, cela ne l’empêche guère de remarquer à Paris que « les résidences des Grands sont construites avec des pierres marbrées94 ». Pour l’ambassadeur ce matériau est sûrement une marque de richesse et de distinction. Mais l’agent du sultan Ahmed El-Hajeri s’attarde principalement sur la description de la propriété du « caïd du sceau [le chancelier] » qu’il a rencontré à Paris et qu’il suit à Olonne : On est arrivé chez lui. C’était une maison située en dehors de la ville près d’une rivière, entourée par des murailles et construite avec des pierres polies. Dans cette maison, il y avait des canons et près d’elle se trouvaient un grand jardin, des forêts, de larges plantations de blé et tout cela appartenait au dit caïd. Sa femme nous a accueillis ainsi que ses serviteurs95. Si l’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri accorde autant de lignes dans sa relation à décrire cette immense propriété, c’est qu’elle doit avoir marqué profondément son esprit. Dans ce passage, il confirme très bien que les grands propriétaires terriens du royaume de France à cette époque sont les Grands qui possèdent une demeure dans la capitale et qui occupent des fonctions élevées dans l’État français. 93 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 46. 94 Idem, p. 47. 95 Idem, p. 49. 112 Dans la ville de Bordeaux, il est arrivé aussi à l’envoyé en ambassade Ahmed El-Hajeri d’avoir aussi « des conversations avec le cadi de cette ville de Bardaoich nommé Vièrde sur plusieurs questions religieuses et législatives96 ». Il se met par conséquent en relation avec le milieu politique mais également avec des ulemmas [savants] de France. Par exemple, dans la ville de Paris, El-Hajeri fait connaissance avec « un de leurs ulemmas qui savait l’arabe et qui donnait des cours aux chrétiens. Son nom était Albert97 ». Si l’on se réfère à ce que dit Jacques Caillé : « A Paris, Ahmed Ben Qacem fit la connaissance du médecin Etienne Hubert, professeur d’arabe à l’Université98 », il est vraisemblable que le « Albert » de sa rihla et Etienne Hubert ne font qu’un. En tout cas, l’envoyé en mission Ahmed El-Hajeri côtoie des personnes qui possèdent d’immenses connaissances avec lesquelles il peut débattre de tous les thèmes et en particulier celui qui lui tient à cœur, la religion. Les gens d’Eglise sont aussi fréquentés par l’envoyé El-Hajeri avec lesquels il discute évidemment de sujets en rapport avec la foi. Les dernières personnes qu’il aperçoit sont des juifs : Sachez que les juifs de ces pays sont originaires des pays Andalous et précisément du Portugal […]. Les juifs possèdent une supériorité cachée 96 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69. 97 Ibid, p. 69. 98 J. Caillé, « Ambasades et missions marocaines en France », art. cité, p. 50. 113 à laquelle je n’ai jamais cru jusqu’à ce que je l’aie vue dans les dits pays, c’est à dire la Frandja et les Flandres99. Les paroles de l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri paraissent troublantes. On ressent cependant une méfiance chez le Morisque à propos de cette communauté. Mais que veut-il dire par « supériorité cachée » ? Estce qu’il évoque par-là leur puissance financière dans ces pays ? Rien ne nous permet malheureusement d’affirmer cela. Toutefois à la différence des chrétiens, il reste assez distant par rapport aux juifs. L’ambassadeur El-Hajeri a côtoyé en conclusion largement plus de gens d’horizons différents que l’envoyé en ambassade Ben Aïcha. Toutefois, les rencontres des deux agents du mahrzen s’effectuent spécialement avec des Grands ou bien des personnes qui possèdent une situation importante dans la société ou de l’économie françaises du XVIIe siècle. C’est donc une vision sociale incomplète puisque les deux envoyés marocains ne fréquentent pas toutes les composantes de la société. Il manque en effet la plus importante en nombre : la paysannerie. Les relations ont été en tout cas assez amicales entre l’élite marocaine et les personnages du royaume de France. 99 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 87. 114 Il faut s’intéresser à présent sur la façon dont les missionnaires des sultans du Maroc ont pensé la vie quotidienne de « l’autre ». Est-ce que ce sujet les a préoccupés davantage qu’autre chose ? Les mœurs de « l’Infidèle » d’après les ambassadeurs marocains A travers les écrits de voyage des envoyés marocains Ahmed ElHajeri et de Abdallah Ben Aïcha, une première réflexion est attribuée sur la vie quotidienne des Grands ; puis, un second regard se concentre plus précisément autour de la femme chrétienne. Ce sont les deux primordiaux centres d’intérêt qui apparaissent chez les deux ambassadeurs du Maroc pour ce qui relève des mœurs du royaume des Bourbon au début et à la fin du XVIIe siècle. Que pensent les deux envoyés en mission en France des habitudes et des manières de vie du kafir ? Voyons cela plus en détail. 115 La vie au quotidien des Français selon les « Croyants » Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha n’ont côtoyé le plus souvent que des grands personnages en France. Ils ont par conséquent évoqué principalement leur quotidien. Quelles sont leurs réactions face au mode de vie de l’élite française ? L’amiral Ben Aïcha a participé à la vie de cour où il a rencontré les grands noms du royaume. « Il assista à la Comédie où l’on représentait La Devineresse, une pièce de Donneau de Visé et de Thomas Corneille, à l’Opéra où l’on donnait Thésée, au Jeu de Paume, à un « disner » du Roi, puis à un souper du Roi100 ». Sous Louis XIV, le théâtre est devenu un grand divertissement de la cour du fait essentiellement du grand intérêt porté par le roi à cette discipline littéraire. Cependant nous n’avons pas les impressions sincères émanant de Ben Aïcha concernant cet art. Néanmoins « Les réceptions des ambassadeurs du Maroc en 1699 […] furent encore occasion de magnificence101 ». L’envoyé marocain participe en effet à plusieurs bals organisés par la fine fleur de la noblesse française ou par la famille royale. Mais c’est le bal de carnaval de Monsieur (le prince Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV) que Ben Aïcha n’a jamais oublié si nous nous fions à 100 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 315. 101 Jean-François Solnon, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987, p. 339. 116 une parole de l’envoyé de Moulay Ismaïl restituée par le Mercure Galant : « l’Ambassadeur dit en sortant à M. de Saint-Olon qu’il avait vû trois choses en France qui ne pouvaient estre surpassées ny même égalées, sçavoir le Roy, l’Opéra, et le bal de Monsieur102 ». Ben Aïcha a adoré la vie de cour et paraît être ébloui par les fêtes prestigieuses auxquelles il participe. Que pense-t-il alors des manières de vivre du courtisan ? Selon Younès Nekrouf, « il ne comprenait pas, il ne pouvait comprendre. Surtout, comment le luxe des lieux et des habits, le raffinement des manières, le progrès technique s’accommodaient de la saleté écœurante, de l’utilisation en public des chaises percées, et de l’extrême licence des mœurs partout étalées au grand jour ! … Pour en juger, il n’est que de se reporter aux nombreux auteurs qui ont traité de la vie quotidienne au Grand Siècle103 ». Cependant Younès Nekrouf établit son hypothèse sur aucune source écrite par Abdallah Ben Aïcha lui-même ou, à un moindre degré, sur aucune parole de l’ambassadeur du Maroc reproduite dans la gazette, le Mercure Galant. Ce sont réellement ses impressions, ses sentiments qui nous intéressent. En fait il n’est guère possible de connaître sa véritable pensée en ce qui concerne la manière dont vivent les courtisans. Il existe uniquement des dires du corsaire de Salé Ben Aïcha rapportés et sûrement embellis par le Mercure Galant touchant les beaux-arts français en 102 Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 334. 103 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 319. 117 général : « dans tous les arts, la France estoit parveüe au supreme degré104 ». Ben Aïcha a visité l’Atelier de dessin du Roi, l’Académie de peinture et de sculpture et a aperçu énormément de tableaux dans les châteaux français. Quel est son avis exact sur l’art français : émerveillé ou bien réservé à cause notamment de ses convictions religieuses ? Aucune réponse ne peut être malheureusement apportée maintenant. Quelle est la vision d’Ahmed El-Hajeri sur la question au début du XVIIe siècle ? Dans la ville d’Olonne, cet ambassadeur a une discussion avec une femme de la noblesse sur l’art chrétien. El-Hajeri considère ce dernier comme un art païen puisque selon lui : Dieu le Très Haut a dit : « Ne faites pas d’images, pas de cultes d’images, Dieu est le seul culte » […] Les musulmans ne font pas d’images, ne les adorent pas. Ils se conservent de tout cela à un tel point que les broderies, les décors des maisons des rois et des mosquées n’ont jamais été représentés d’images se référant à un être animé105. Sa position apparaît par conséquent très formelle : il dédaigne intégralement l’art de « l’autre » qui profane un des dix commandements de Dieu. Concernant la vie à la cour de France selon El-Hajeri vers 1610/1611 représentée par El-Hajeri, il est impossible de la traiter car il semble que le Morisque n’ait pas assisté aux fastes de la cour parisienne, aux réceptions et 104 Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 333. 105 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 72. 118 aux bals comme peut en témoigner l’absence de remarques à ce sujet dans sa rihla. Les deux ambassadeurs n’ont pas par conséquent développé longuement dans leurs écrits de voyage la vie quotidienne des Français. Ce thème n’a pas eu une immense importance à leurs yeux alors qu’ils viennent d’un pays aux mœurs totalement contraires. Mais paradoxalement, El-Hajeri et Ben Aïcha ont laissé énormément de sources sur la femme chrétienne. La femme chrétienne : « objet » de désir ou le diable en personne ? La femme occupe une place importante dans les écrits de voyage des ambassadeurs du Maroc du XVIIe siècle. Quels sentiments leur inspirent cette kafir ? Est-elle convoitée par El-Hajeri et Ben Aïcha, ou à l’inverse, est-elle répudiée par ces deux Marocains ? El-Hajeri traite de deux manières différentes la kafir. Cependant toujours d’un même point de vue : c’est-à-dire en relation avec l’Islam. La première façon est sous forme de débat avec les chrétiennes à propos de la condition des femmes musulmanes. Par à exemple à Paris : […] la femme a dit : « Comment votre Prophète vous a autorisé à vous marier avec quatre femmes et le Dieu le Très Haut n’a donné à notre Père 119 Adam qu’une femme ? » […] Je lui ai répondu : « Notre Mère Eve avait une bénédiction supérieure […]. Quant aux femmes d’aujourd’hui, une de ces quatre peut tomber malade, une autre être stérile. Ces choses très courantes nous ne les avons pas vues chez notre Mère Eve »106. En fait sa réponse qui n’est pas très claire cherche une justification non pas par rapport aux hommes mais à la femme. L’homme en effet ne peut-il pas être stérile ou tombé malade ? Voit-il la femme plus faible que l’homme ? Dans la ville d’Olonne, une autre femme lui a posé la même interrogation, mais sa réponse est autre : « J’ai dis : « Cela est permis dans notre religion »107 ». En tout cas, ce qu’il répond aux femmes est puisé dans les références religieuses car pour lui ce qu’a dit Dieu est vérité universelle. La même question a été posée à l’amiral Ben Aïcha à Brest : « Quelques dames luy ont demandé pourquoi ils prenoient chez eux plusieurs femmes. Il leur répondit que c’estoit afin qu’ils puissent trouver en plusieurs ce qu’on rencontre assemblé abondamment en France dans chacune en particulier »108. L’ambassadeur de Moulay Ismaïl n’évoque pas la religion, il complimente la beauté des femmes chrétiennes. Il ne répond pas en fait à la question. 106 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 66. 107 Idem., p. 71. 108 Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 315. 120 Mais il est sincère dans ses paroles si l’on se fie à celles qui sont reproduites par le Mercure Galant au sujet des femmes : « On séjourna à Tours, où quelqu’un luy ayant dit que la Touraine et l’Anjou estoient le jardin de France, il répondit que la Bretagne en estoit le paradis, puisqu’on y voyait tant d’anges »109 ou à Paris « Une dame demanda à l’ambassadeur s’il n’avait point trop chaud à cause de la quantité de monde qui l’entouroit, et il répondit que, dans le paradis, les éléments estoient égaux, et que le nombre des anges qu’il voyait le représentoit parfaitement »110. Ben Aïcha paraît se plaire au milieu du beau sexe du royaume et par ses réponses, il courtise même les kafirs. Au contraire lorsque Ahmed El-Hajeri a une discussion avec une femme d’Olonne sur l’amour, l’ambassadeur marocain rejette cette pratique : […] l’habitude dans les pays des Frandja et des Flandres est que celui qui veut se marier avec une fille, on lui permet de la voir et rester seul avec, pour avoir des conversations et ainsi pour que l’intimité s’établisse entre eux. S’ils se mettent d’accord sur les fiançailles à ce moment ; ils peuvent discuter du mariage. Mais rien ne peut l’empêcher de se séparer d’elle. Il est possible [en outre] que la fille ait plusieurs visiteurs pour la même raison. Or, il faut que le musulman remercie Dieu pour la religion de l’Islam et sa bénédiction111. 109 Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 315. 110 Idem, p. 321. 111 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69. 121 Il a par conséquent une mauvaise image de la femme chrétienne qu’il condamne et il s’oppose à la licence des mœurs des « Frandja » à propos des relations entre les deux sexes. Un autre musulman, un siècle plus tard, décrit cette grande liberté qu’il trouve chez « l’Infidèle », c’est l’ambassadeur ottoman Mehmed Efendi en mission diplomatique en France sous la Régence : […] les femmes font ce qu’elles veulent et vont en tel lieu qu’il leur plaît ; leurs commandements passent partout. On dit aussi que la France est leur paradis, parce qu’elles y vivent libres de toute peine et de tout soin et que, quelque chose qu’elles puissent désirer, elles l’obtiennent facilement112. Ahmed El-Hajeri rejette ce type de femmes. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’avoir une petite histoire avec une kafir qui coïncide à la deuxième façon dont il mène le sujet des femmes dans son récit. Le Morisque Ahmed El-Hajeri rencontre, lors de son séjour au royaume des Bourbon, une « Infidèle » dont il tombe amoureux. Cela apparaît contradictoire avec l’image qu’il se fait des chrétiennes. Cependant cette dame qu’il aime ressemble selon lui aux plus belles femmes de son pays : « La femme chez les Frandja avec ses caractéristiques 112 M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., p. 73-74. 122 était considérée chez eux comme une femme qui n’a aucune beauté, ils l’appelaient la Noire113 ». L’intimité entre les deux s’est approfondie « à tel point que je suis devenu de façon indiscutable très attirer par elle114 ». Ils se retrouvent même seuls dans un parc dans lequel : « On a changé de conversation dans ce lieu. J’ai compris à travers son état ce qu’on ne peut pas cacher115 ». L’envoyé du sultan du Maroc Moulay Zidan ne modifie pas toutefois sa vision envers les femmes chrétiennes puisqu’un de ses compagnons lui rappelle que : « Cette fille […] fait beaucoup de bien avec nous du fait de son intimité avec toi […] et […] tu sais que l’habitude dans ses pays c’est que l’homme se rapproche des filles et les courtise. […] cela n’est pas considéré comme un mauvais acte chez ces gens116 ». L’ambassadeur marocain est très perturbé et une lutte s’engage en lui entre la raison et le satan. Enfin il revient à la raison : « Que Dieu me pardonne à propos de ce que j’ai dit à cette femme et de l’avoir regardée ! Il est bon et miséricordieux117 ». El-Hajeri pense par conséquent que le diable a sûrement une responsabilité dans le fait qu’il se sente ensorceler par cette femme kafir. D’ailleurs il exploite cette aventure pour réaliser une victoire sur les 113 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 69. 114 Ibid, p. 69. 115 Idem, p. 71. 116 Idem, p. 70. 117 Idem, p. 71. 123 chrétiens et surtout contre les prêtres qui ont une relation avec des femmes. C’est pourquoi il souligne à un ecclésiastique que l’objectif de la femme : « est d’être très proche de toi [le prêtre] […] et tu vas être occupé par la femme à un tel point que lorsque ta langue prononce la prière, ton cœur pense à elle118 ». Il diffame de cette manière la chrétienne qui est responsable d’après lui de l’écart des hommes du chemin de Dieu. L’ambassadeur de Moulay Ismaïl a lui aussi rencontré une femme lors de son voyage. « Une grande dame se montra moins rebelle envers lui [Ben Aïcha] que le roi envers le chérif119 ». Cette dame est Charlotte Melson, veuve du conseiller d’État André Le Camus qu’il revoit à plusieurs reprises lors de son séjour : « le Salétin prit l’habitude de s’esquiver certains soirs et de disparaître sans qu’on sût où il allait120 ». La preuve de son attachement à l’égard de Madame Le Camus est connue par une lettre sous forme de poème romantique, datant de mai 1699, alors qu’il est à Brest pour rentrer dans son pays. Il commence sa déclaration d’amour par : J’écris cette lettre que j’ose vous envoyer. Je chante dans ces vers le bonheur de ma destinée. Le feu de mon cœur s’embrasait, je n’en laissais 118 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit p. 85. 119 Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord (Tunisie-Algérie-Maroc), tome II, de la conqûete arabe à 1830, Paris, Payot, 1966, p. 235. 120 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 316. 124 rien paraître. Ô lumière de mes yeux que votre absence m’est pénible. Alors qu’au plus profond de mon être vous êtes présente121. A la différence de El-Hajeri, le raïs de Salé ne cache pas ainsi ses sentiments et ne voit pas en la femme chrétienne le diable. Cela ne semble guère le déranger qu’elle soit d’une religion différente à la sienne. Mais pour El-Hajeri, cela pose un sérieux dilemme. Il reste en effet partager entre un sentiment d’attirance et de rejet à propos de la kafir. ElHajeri refuse sinon en bloc les mœurs du royaume de France du début du XVIIe siècle. Au contraire, rien ne choque l’envoyé du sultan Ben Aïcha durant son séjour à la Cour de Versailles. La religion de « l’autre » amène-telle également deux regards différents chez les deux ambassadeurs marocains ? Un musulman parmi les Chrétiens La foi occupe à cette période une place primordiale dans l’organisation de chaque individu. Il est ainsi normal qu’un musulman en 121 Poème de Ben Aïcha à Madame Le Camus traduit par Pétis de La Croix,dans Archives Nationales de France, Marine, Correspondance à l’arrivée et au départ, Maroc, B7 223, f° 1. 125 terre chrétienne continue à pratiquer sa confession loin de sa patrie et discute peut-être de sujets religieux. Comment est perçue par les envoyés marocains la religion chrétienne au XVIIe siècle ? L’ambassadeur Abdallah Ben Aïcha dévoile une grande piété lors de son séjour en France. Il jeûne avant le 3 mars 1699 – début officiel du ramadan – parce qu’il est d’usage, chez les croyants particulièrement dévots, de jeûner également une dizaine de jours pendant le mois précédent appelé cha`ban. Le ramadan a pris fin le 1er avril et pourtant « il ne mangeoit encore alors que le soir, parce qu’il avoit prolongé son jeune de deux mois par dévotion122 ». Un hadith du prophète Mahomet mentionne que celui qui a jeûné le mois du ramadan et six jours le mois précédent celui-ci, c’est comme s’il avait jeûné l’année entière. Cette dévotion illustre que l’envoyé en ambassade tient toujours à sa religion loin de son pays. Une preuve qu’il respecte l’Islam loin du Maroc : « Ben Aïcha […] avait pris la précaution d’envoyer la veille un homme à Versailles pour s’assurer que les animaux qu’on devait servir à sa table étaient tués suivant les préceptes de la religion musulmane123 ». C’est tout à fait normal qu’il fasse attention à cela, mais, est-ce que par le fait qu’il se trouve sur le territoire des « Infidèles » sa ferveur religieuse est renforcée ? 122 Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 332. 123 Ch. Penz, Les Captifs français, op. cit., p. 254. 126 Cela n’est pas certain parce que l’envoyé en ambassade du Maroc montre un certain respect vis-à-vis de la religion de « l’autre ». Ben Aïcha rend par exemple visite aux religieuses du Val-de-Grâce, entre à l’intérieur de Notre-Dame de Paris et assiste au mariage du consul français de Salé Jean-Baptiste Estelle avec Elisabeth de Bonnaud de Roquebrune. Il est d’ailleurs du repas de noces et signe au contrat. Du moins, il n’a rien écrit de mauvais ou de bon concernant la religion chrétienne qui nous permette de bien cerner sa position vis-à-vis de « l’Infidèle ». Au contraire Ahmed El-Hajeri a basé son récit de voyage sur les débats qu’il a eus avec les chrétiens et les juifs en France. A partir de la grande part accordée à la religion de « l’autre » dans sa rihla, il est donc possible de connaître son regard à l’encontre du kafir. L’envoyé du sultan Moulay Zidan discute longuement avec les « Infidèles » sur des sujets religieux. C’est certes quelque chose qui lui tient à cœur. Il évoque néanmoins une autre raison : « j’ai compris qu’il [le cadi d’Andalusi] voulait avoir des conversations sur les religions pour plaire à son invité car les grands personnages des Frandja sont satisfaits lorsqu’ils entendent parler de choses exotiques124 ». El-Hajeri montre également l’intérêt porté par ceux qui le rencontrent à la religion en général mais surtout pour la sienne. L’Islam attise en effet la curiosité des chrétiens qui posent d’innombrables questions à l’envoyé en ambassade du Maroc. 124 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 71. 127 Toutefois l’ambassadeur marocain explique qu’il ne s’entend pas avec le kafir sur ce sujet : « Nous avons commencé à discuter à propos de thèmes scientifiques ; puis, nous nous sommes disputés en ce qui concerne les religions125 ». L’opposition des deux verbes utilisés marque l’antagonisme persistant entre les chrétiens et le Morisque. Que reproche El-Hajeri exactement au christianisme ? Premièrement, l’envoyé musulman réfute dans la religion chrétienne le dogme de la Trinité basé sur l’union de trois personnes distinctes – le Père, le Fils et le Saint-Esprit – en un seul Dieu. Ainsi El-Hajeri déclare à son ami Albert dans la ville de Paris : « L’étonnement est de vous. Vous lisez les livres, connaissez les sciences et vous êtes habitants de cette grande ville. Cependant, vous dîtes que Dieu le Glorieux qui a créé tout ce qui existe dans le monde est un en trois126 ». Puis la discussion s’élargissant avec la présence d’un prêtre, l’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri insiste sur le non-fondement de la Trinité : « Montre-moi comment ils sont trois et un parce que les gens de notre religion n’en acceptent qu’un et ne vouent un culte qu’à un seul Dieu. De plus, dans le calcul il y a soit un soit trois : ces chiffres s’opposent et ne se réunissent pas127 ». L’ambassadeur du sultan El-Hajeri accuse les chrétiens de ne pas avoir de logique et de ne point savoir raisonner. « Pour 125 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 50. 126 Idem, p. 53. 127 Idem, p. 54. 128 les Morisques […], croire en la Trinité, c’est refuser l’évidence même de la raison, car il est impossible de réduire trois à un128 ». En fait pour l’envoyé du sultan la Trinité implique le polythéisme. Les critiques s’adressent notamment aux prêtres car ils sont les intermédiaires les plus proches des « Fidèles » entre la hiérarchie et eux. ElHajeri leur reproche tout d’abord l’interdiction qui leur est faite par la religion de se marier : « J’ai dit au prêtre : « Pensez-vous que votre situation est la meilleure pour Dieu alors que vous abandonnez le mariage ? » […]. Un jour, le sultan a appelé deux hommes et leur a donné des faveurs. Le premier les a acceptées en le remerciant énormément. Le second les a refusées parce que Dieu le Glorieux a fait ce monde de façon parfaite pour le bien des fils d’Adam qui faisait tout son possible pour que l’homme ait des enfants afin de remercier Dieu le Glorieux de ses faveurs données129 ». Pour El-Hajeri, le célibat des prêtres devient le signe de la fausseté de la religion chrétienne parce qu’il est en contradiction avec le plan divin sur les hommes en référence à la Genèse. C’est à travers l’ecclésiastique également que l’envoyé en ambassade connaît l’Eglise. Aussi en fait-il le grand responsable de toutes les pratiques qu’il condamne. Par exemple, dans une description de la cérémonie religieuse chrétienne, Ahmed ElHajeri indique : « Nul ne se lave ni se purifie. Par conséquent ils sont souillés à l’intérieur et à l’extérieur de leurs corps. Intérieurement par leur 128 L. Cardaillac, Morisques et Chrétiens, op. cit., p. 240. 129 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 53. 129 paganisme et par leur hypocrisie extérieurement. Et si jamais, celui qui fait la prière possède un ou des chiens qui marchent devant lui, il peut entrer avec dans l’église sans que personne ne l’empêche130 ». Il n’admet pas le rôle prépondérant du prêtre à la messe qui prêche selon lui des paroles mensongères. Mais la principale cible des attaques du Morisque demeure sans aucun doute le pape. El-Hajeri fait ainsi remarquer au cadi d’Andalusi à Bordeaux : « Votre religion est marquée par des ajouts ou des retraits parce que chaque pape fait ce que bon leur semblent131 ». L’ambassadeur veut donc montrer que les papes se sont écartés, éloignés de la parole de Dieu avec les modifications qu’ils apportent pendant leurs dignités. Le christianisme n’est pas la seule attaquée par l’ambassadeur de Moulay Zidan, le judaïsme l’est également à un moindre degré. Au sujet par exemple de la non pratique de l’ablution du corps par les juifs, El-Hajeri déclare : « [Ils] ont hérité de leurs parents et ancêtres la souillure, et leurs ulemmas sont maudits car ils ont délaissé un de leurs commandements132 ». Il opère les mêmes critiques qu’aux chrétiens, c’està-dire de ne pas suivre ce qui est écrit dans les Livres sacrés. Effectivement l’envoyé Ahmed El-Hajeri est un familier des Ecritures de ses adversaires – les chrétiens et les juifs – et il exploite largement l’Ancien et le Nouveau 130 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 57. 131 Idem, p. 56. 132 Idem, p. 90. 130 Testament. Dans ces derniers, il trouve de quoi alimenter un jugement négatif (en relevant les contradictions par exemple) et les preuves de la vérité de sa doctrine à faire valoir aux yeux des « Infidèles ». Louis Cardaillac explique très correctement dans son ouvrage cette polémique entre Morisques et chrétiens qui s’applique très bien au cas de l’ambassadeur marocain : « Le ressort de tout cela n’est pas dans la religion des Morisques en tant que telle, mais dans un mécanisme très humain : lorsqu’on ne peut détruire l’adversaire, il faut l’assimiler pour le surpasser ; ébranler l’autre revient à s’affermir soi-même. Ce faisant, on s’appuie sur des textes que l’on récuse. C’est-à-dire que cette polémique est aux antipodes de la foi133 ». Puis il continue en expliquant l’enjeu réel de cet affrontement entre les deux antagonistes : La cause profonde de cette incompréhension mutuelle dépend du rapport de forces entre les deux communautés, et dépasse donc de beaucoup le cadre d’un travail sur la polémique : on peut dire que celle-ci n’est qu’un symptôme, et plus encore lorsqu’elle arrive à s’exprimer de la sorte des deux côtés, les positions sont prises et les jeux sont faits ; ce n’est plus qu’un combat d’arrière-garde et non un libre affrontement de l’esprit134. 133 L. Cardaillac, Morisques et Chrétiens, op. cit., p. 384. 134 Idem, p. 388-389. 131 Comme El-Hajeri appartient à la communauté morisque expulsée par l’Espagne catholique, sa haine anti-espagnole le conduit à détester toute la Chrétienté et à condamner la religion de « l’Infidèle » en général. Deux regards encore différents apparaissent par conséquent sur la vie quotidienne des Grands dans le royaume des Bourbon : d’une part, pour l’amiral Abdallah Ben Aïcha, homme certes fort pieux, il semble que la France de Louis XIV est tout de même un authentique paradis sur Terre ; et d’autre part, la vision d’Ahmed El-Hajeri qui le conduit à penser au début du XVIIe siècle que leur religion, leurs mœurs et leurs arts mèneront ces « Infidèles » directement en enfer. 132 Plusieurs renseignements dans les écrits de l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri et du raïs Ben Aïcha nous ont donc permis de comprendre de quelle façon ils aperçoivent le royaume de France au XVIIe siècle. El-Hajeri juge premièrement, dans les années 1610, que ce pays reste celui des « Infidèles », ennemis de l’Islam et que les habitants sont condamnés à brûler aux enfers à cause principalement de leurs pratiques païennes. Dans son récit, il attribue d’ailleurs la plus grande partie aux questions religieuses au détriment d’une description complète et intelligible du royaume des Bourbon au niveau politique et surtout économique. ElHajeri dévoile ainsi la prépondérance qu’il accorde à la religion dans sa vision de « l’autre ». Abdallah Ben Aïcha semble au contraire concevoir d’une autre manière la France à la fin du XVIIe siècle. Cet envoyé du sultan marocain rompt avec la représentation du kafir qu’il faut détruire et il constate que ce pays est une puissance incontournable en Europe sur laquelle il faut compter. De plus il porte un immense intérêt à la vie menée par les Grands à la cour. Cette vision diffère par conséquent de celle du premier ambassadeur. Une lecture approfondie des écrits des deux Marocains nous donne également l’occasion de connaître le regard que ces deux envoyés en ambassade détiennent sur leur pays d’origine, le Maghreb al-Aqça. La question essentielle est ainsi de savoir, à partir de cette expérience du voyage en Occident, si le Maroc et à un plus haut niveau la civilisation 133 islamique ont été perçus différemment par El-Hajeri et Ben Aïcha ? C’est par conséquent l’objet de la troisième partie. 134 TROISIEME PARTIE LE MAROC ENTRE DEUX REGARDS 135 En voyageant en Europe, les missionnaires marocains ont découvert la civilisation de « l’autre ». Dans leurs écrits de voyage, les ambassadeurs marocains El-Hajeri et Ben Aïcha en s’adressant à leurs semblables exposent alors leurs conceptions de la culture « occidentale ». Par un effet de miroir, les deux envoyés en ambassade offrent également un regard sur leur terre d’adoption, le Maghreb al-Aqça et sur la civilisation de l’Islam. Effectivement lorsque les agents marocains s’attardent sur un sujet en ce qui concerne « l’autre » ; ils ont dans leurs esprits instinctivement la culture de leur pays d’origine. El-Hajeri et Ben Aïcha comparent ainsi dans leurs écrits directement les deux pays. Comment par conséquent nos deux envoyés marocains à moins d’un siècle d’écart se positionnent-ils sur leur pays et de leur religion au XVIIe siècle ? A quelles conclusions sont-ils amenés après leur retour de France sur le Maghreb al-Aqça et la culture musulmane ? Est-ce que leurs représentations initiales de leur pays natal ou de l’Islam se modifient après leur rihla en terre chrétienne ? Pour répondre, il faut donc présenter séparément le regard porté par Ahmed El-Hajeri, l’envoyé du sultan saadien Moulay Zidan sur le Maroc puis celui du corsaire Abdallah Ben Aïcha, l’ambassadeur du souverain alaouite Moulay Ismaïl. 136 CHAPITRE 5 : AHMED EL-HAJERI ET SON DJIHAD CONTRE « LES INFIDELES » L’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri a mené le premier une réflexion sur la position que doit adopter le Maroc vis-à-vis du royaume des Bourbon au début du XVIIe siècle et en général envers l’Occident chrétien. Considérant « l’autre » comme un kafir, il semble donc le condamner avec sa civilisation. Quel comportement doit donc adopter le Marocain musulman selon l’ambassadeur vis-à-vis d’autrui ? Quelle est l’image du Maghreb al-Aqça et de l’Islam qui découle de la rihla de Ahmed El-Hajeri ? De quelles manières s’exprime dans le récit de l’envoyé de Moulay Zidan le regard sur le pays d’adoption et sur la religion musulmane ? En fait, El-Hajeri semble premièrement donner à son ambassade une dimension religieuse en apparaissant comme un prédicateur de la bonne foi en terre « païenne ». Il prône enfin, haut et fort, la supériorité de la civilisation islamique en l’idéalisant face à la culture de « l’autre ». Voyons cela plus en détail. 137 « Un moujahidin [combattant de la foi] par la parole » L’envoyé de Moulay Zidan semble effectuer en France une triple mission d’après sa rihla : une première pour le sultan du Maroc, une seconde pour la communauté morisque dans le but de sensibiliser les personnes rencontrées aux malheurs connus par les Maures et enfin troisièmement, celle qui ressort davantage dans son manuscrit pour son Dieu afin de convertir les « Païens » à l’Islam. El-Hajeri se métamorphose alors en combattant de la foi en terre chrétienne, persuadé que sa religion est la vraie. De quelle manière se traduit cette mission divine en France chez Ahmed El-Hajeri ? L’ambassadeur du Maroc arbore tout d’abord tout au long de son séjour qu’il est en djihad continu : c’est l’impression qui surplombe ses écrits. Il affirme ainsi dans sa rihla : Dans le débat avec les chrétiens j’ai remarqué que, lorsque je renforçais mes réponses avec de solides arguments, Dieu me donnait à leur égard la supériorité. Celle-ci se ressentait très nettement, quand je citais El-Tawid et le rôle du Prophète sur moi, montrant ainsi que la Trinité n’était pas fondée. Cette infaillible confiance en moi m’a fait comprendre que j’ai vaincu les chrétiens par des paroles puissantes pour la gloire de Dieu. Je leur disais des choses qu’ils n’avaient jamais entendues d’un autre musulman et Dieu m’a aidé à les vaincre. Les 138 chrétiens vaincus me disaient ensuite qu’ils étaient à mon entière disposition135. L’envoyé marocain El-Hajeri est d’après cet extrait bien en lutte perpétuelle contre les « Infidèles ». Certes ces derniers selon le même ambassadeur suivent le mauvais chemin. Mais Ahmed El-Hajeri lutte contre eux parce qu’ils sont surtout responsables des souffrances infligées à sa communauté les Maures. Selon Kaddouri, l’ambassadeur du sultan Moulay Zidan s’est toujours considéré comme un défenseur de la religion136, un combattant de Dieu parce que d’une part né en terre chrétienne, il le considère comme un bienfait divin pour lutter contre les chrétiens de l’intérieur ; et d’autre part, Ahmed El-Hajeri estime que sa fuite du territoire espagnol pour rejoindre le Maghreb al-Aqça à la fin du XVIe siècle ressemble étroitement à l’Hégire du prophète Mahomet qui doit fuir La Mecque pour Médine en 621. Se prend-il alors pour un nouveau messie venu défendre la cause des Morisques et prêcher la parole divine ? Le titre de son récit de voyage est un signe puisqu’il sous-entend une lutte entre le « moi Fidèle » et « l’autre Infidèle ». Sa rihla est élaborée sous forme d’un discours qui a toutefois la caractéristique d’être unilatéral. Ses débats apparaissent en effet dans cet ouvrage comme une pièce de théâtre dans laquelle il insiste sur le « moi » qui reste le grand héros. Ses 135 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 52. 136 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 18. 139 adversaires, c’est-à-dire « l’autre » Européen dont « El-Hajeri a faussé l’image et les paroles137 » possèdent une place secondaire. Mais cela n’a rien d’étonnant car il est en conflit avec eux : « j’avais des malentendus avec les chrétiens à cause […] du djihad pour la religion138 ». Son combat en terre « païenne » a quand même une spécificité précise : il ne livre pas bataille avec des armes, il n’utilise pas la force ; sa seule arme reste la parole avec laquelle il essaie de persuader les kafirs qui suivent la mauvaise route. C’est un « moujahidin par la parole ». A croire son récit de rihla, Ahmed El-Hajeri sort toujours victorieux des débats avec les personnes rencontrées. Dans les conversations qu’il tient avec eux, l’envoyé en mission du Maroc reste effectivement le grand vainqueur. Au début de la discussion, « l’autre » chrétien nous est présenté comme celui qui va gagner ; mais brusquement, El-Hajeri reprend toujours le débat en main et le termine par une description du visage du kafir. La victoire de l’ambassadeur du Maghreb al-Aqça provoque premièrement un étonnement chez les « Infidèles » : « Le commerçant [du nom de Fahrt croisé à Rouen] est resté bouche bée139 », « le prêtre [dans la ville de Paris] en est resté bouche bée tenant ses arguments complètement 137 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 19. 138 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 70. 139 Idem, p. 46. 140 faux à la main. Ces mensonges semblaient sans aucun doute évidents140 », « les Infidèles sont restés bouche bée141 » et « le cadi [de Bordeaux] est resté étonné142 ». Elle suscite également le silence signifiant nettement qu’ils sont vaincus : « Le commerçant […] n’a su quoi dire143 », « puis ils [les chrétiens] ont commencé à parler entre eux sans trouver quoi me répondre144 », « elle [une noble d’Olonne] s’est trouvée devant la logique et la raison, puis, elle a regardé vers les femmes en leur disant : « Il m’a vaincu et je n’ai pas trouvé quoi répondre145 » et « le cadi [de Bordeaux] cherchait quoi dire sans trouver quelque chose, il était parmi les grands de leurs savants146 ». El-Hajeri les rend même souriants parfois : « J’ai vu combien ils [les chrétiens] étaient heureux et ils m’ont remercié beaucoup147 », « j’ai regardé en sa direction et elle [une noble d’Olonne] est devenue heureuse comme si on lui avait retiré quelque chose de mauvais de son cœur. Elle s’est adressée 140 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 54. 141 Idem, p. 78. 142 Idem, p. 82. 143 Idem, p. 46. 144 Idem, p. 67. 145 Idem, p. 72. 146 Idem, p. 80. 147 Idem, p. 67. 141 à moi avec de bonnes paroles, et elle a changé son regard coléreux qu’elle avait envers les musulmans148 » et « il [un chrétien] était très heureux et admiratif par ma réponse à tel point qu’il a raconté de très bonnes choses à mon sujet149 ». Les paroles de l’envoyé du sultan répandent en tout cas le trouble, voire le doute dans l’esprit des gens avec lesquels l’ambassadeur controverse. On peut même peut-être parler de conversion à certains principes de l’Islam par le fait que El-Hajeri a raison sur eux et qu’il leur montre le bon chemin à suivre. De plus, El-Hajeri a une terrible confiance en lui car il sent que Dieu est présent à ses côtés alors qu’il est seul parmi les « Infidèles ». Il demande d’ailleurs l’aide au Dieu assez souvent : « que Dieu nous sauvegarde de leur mal et qu’il nous rend plus grand dans leurs regards ! Louange à Dieu, Seigneur des mondes150 ». Il prône incontestablement la supériorité de « soi » vis-à-vis de « l’autre ». Est-ce que El-Hajeri laisse sous-entendre que les musulmans sont le « Peuple élu de Dieu » seul à parvenir au paradis céleste ? Ce qui peut nous faire supposer à cette hypothèse subsiste dans l’affirmation incessante par Ahmed El-Hajeri de la primauté absolue du Coran, Révélation immuable : 148 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 72. 149 Idem, p. 84. 150 Idem, p. 86. 142 « L’Evangile est constitué de trente-six hizbes [chapitres] se trouvant dans le Coran […]. Cela prouve la différence entre le culte des Infidèles et celui des musulmans151 ». L’ambassadeur du Maroc Ahmed El-Hajeri cite à maintes reprises des passages du Coran dans son récit de rihla et il s’inspire des paroles de Dieu dans ses débats avec les chrétiens et les juifs. Il nous présente aussi le Coran comme l’achèvement du livre des chrétiens, la Bible et du livre des juifs, la Thora. Cependant Louis Cardaillac procède dans son ouvrage à une allusion très importante, au sujet de la constante référence des Maures au Coran dans leurs disputes avec les Chrétiens : […] par leur volonté de s’opposer au dogme chrétien, par leur souci constant de le réfuter, les Morisques s’éloignent de l’exégèse musulmane traditionnelle, ou même des données coraniques […]. Il est certain que les uns et les autres, par le caractère excessif de leurs attaques, ne pouvaient que prendre des positions violentes, et donc fausses, en s’éloignant parfois de leurs Ecritures152. En effet, les chrétiens et les juifs sont considérés comme les Ahl alKitab [Les Gens du Livre] dans le Coran et il ne faut pas sans arrêt les combattre ou condamner irrémédiablement. 151 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit p. 58. 152 L. Cardaillac, Morisques et Chrétiens, op. cit., p. 298. 143 Mais El-Hajeri se sent investi d’une mission divine contre ce qu’il appelle les « Païens ». Il tente effectivement de convertir les personnes rencontrées aux principes de la religion musulmane car selon l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri c’est l’unique et véritable religion de Dieu. Dans la même perception, il atteste également que la civilisation européenne ne peut jamais arriver au degré de la culture de l’Islam. La suprématie du « moi » Pour Ahmed El-Hajeri, il semble que le Maroc et le monde musulman n’ont absolument rien à envier à l’Europe. De plus il ne trouve pas d’infériorité par rapport à « l’autre ». Au contraire il retourne le problème en faisant dans son récit de voyage l’apologie de sa civilisation : l’Islam. Il s’y prend de deux manières : en premier lieu, en tant que musulman il manifeste sa supériorité intellectuelle vis-à-vis de « l’autre » ; et en second lieu, appartenant à la civilisation arabo-musulmane, il fait l’éloge de cette dernière supérieure à la culture européenne selon lui. 144 La supériorité culturelle de El-Hajeri L’envoyé de Moulay Zidan exhibe dans son récit de voyage de grandes connaissances à travers toutes les discussions qu’il a avec les personnes qu’il rencontre au royaume de France. Et les « Infidèles » ne peuvent que le confirmer : « Tu as raison153 », « oui, cela est vrai154 », « oui, c’est bon155 » et « oui, c’est ça156 ». Sur tous les thèmes des conversations abordés par l’ambassadeur marocain ou par les chrétiens et les juifs, ElHajeri semble trouver réponse à tout. « Le cadi [de Bordeaux] était très content de ma réponse parce que cela correspondait à ce qu’il pensait157 ». Ahmed El-Hajeri montre de hautes capacités intellectuelles et, à l’inverse, il souligne l’ignorance de « l’autre » par rapport à lui sur les religions. Il connaît énormément bien les trois religions monothéistes. En outre, dès qu’un « Infidèle » essaie de lui parler de la confession du prophète Mahomet, c’est pour dire des choses insensées : 153 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 56. 154 Idem, p. 65. 155 Ibid, p. 65. 156 Idem, p. 77. 157 Idem, p. 47. 145 Il [le cadi de Bordeaux] a dit : « […] il y a dans nos livres que les musulmans visitent La Mecque pour voir leur Prophète dans l’air entouré d’un cercle de fer également dans l’air car dans le centre de ce cercle, il y a un aimant connu pour son magnétisme. Et puisque le magnétisme agit de chaque côté, le cercle de fer se soutient dans l’air avec votre Prophète, et les musulmans croient que c’est un miracle de votre Prophète » […]. J’ai dit : « […] le Prophète […] ne se trouve ni à La Mecque, ni dans un cercle de fer, mais il est enterré à Médine distante de La Mecque de dix jours. Les musulmans visitent La Mecque parce qu’elle est une maison bénite construite par notre Prophète Abraham158. Autre exemple : « Il a commencé à me parler de la religion musulmane […]. Ce commerçant [du nom de Fahrt] m’a dit : « Les musulmans d’après leur religion ont le droit de voler et peuvent avoir des rapports extra conjugaux159 ». Aux yeux de l’envoyé du sultan, « l’autre » passe donc pour un inculte vis-à-vis de lui qui est incollable sur les religions. Mais c’est aussi le cas dans d’autres domaines. Il faut remarquer que le fait qu’il soit traducteur du sultan, cela lui a ouvert la grande possibilité de consulter des ouvrages variés : « Sachez que je suis l’interprète du sultan de Marrakech et celui qui est à ce poste doit avoir la connaissance des sciences, des livres des musulmans et des chrétiens afin qu’il sache quoi dire160 ». Ainsi il a enrichi incontestablement ses savoirs. 158 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 79. 159 Idem, p. 45. 160 Idem, p. 66. 146 A Paris, un prêtre et Albert le constatent d’ailleurs : « Nous sommes étonnés de toi [El-Hajeri] : tu connais les langues, tu as lu les livres, tu as visité tant de villes et de pays du monde161 ». En plus des Livres sacrés qu’il connaît par cœur : « j’ai remarqué que je ne pouvais pas discuter avec eux [les juifs] avant d’avoir bien étudié leur Livre comme j’ai fait avec les chrétiens. J’ai lu la Thora162 », El-Hajeri témoigne aussi un grand intérêt aux livres d’astrologie, de sciences médicales et humaines : Le sultan Moulay Zidan m’avait ordonné de traduire un grand livre étranger, que son auteur a intitulé Birani d’après le nom d’une grande montagne connue […]. Tous les pays du monde sont illustrés dans ce livre avec des précisions sur la longueur et la largeur de chaque pays, sur les rivières, sur les endroits qu’elles traversent, sur leurs sources, sur les villes se trouvant sur leurs bords, sur toutes les mers163. Dans sa rihla, il fait énormément d’indications aux livres dans plusieurs domaines. L’interprète du sultan El-Hajeri doit sûrement considérer le support livresque comme l’outil principal de l’enrichissement culturel. L’ambassadeur évoque la science médicale pour affirmer précisément qu’il ait raison sur ce principe religieux. L’exemple du jeûne est frappant : « Hippocrate, Jalinos, Avicenne et tous les médecins se sont mis d’accord164 ». 161 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit, p. 53. 162 Idem, p. 87. 163 Idem, p. 78. 164 Idem, p. 64. 147 Pour consolider son argument face aux chrétiens, Ahmed El-Hajeri se remet ainsi aux plus grands médecins de l’Antiquité : Hippocrate (né vers 460 et mort vers 377 avant Jésus-Christ) dont la renommée est universelle et le philosophe musulman Avicenne (980-1037). Voici donc la source de sa supériorité face aux « Infidèles » qui eux ne font aucune fois allusion à des ouvrages dans la rihla de El-Hajeri. Cette suprématie de l’ambassadeur de Moulay Zidan par rapport à « l’autre » prédomine dans son récit. La civilisation arabo-musulmane à laquelle il appartient est par conséquent évidemment supérieure à la culture européenne. Toutefois de quelle manière présente-t-il ce rapport de force dans ses écrits de voyages ? L’idéalisation de sa culture La rihla de l’ambassadeur du Maroc El-Hajeri est conçue sous la forme d’un débat entre les civilisations musulmane et européenne, afin que le lecteur discerne qu’il existe indiscutablement une immense différence et opposition entre l’Islam et la Chrétienté. La position de l’auteur dans la rihla demeure primordiale car ElHajeri occupe la place d’intermédiaire entre le « moi » musulman (sa 148 source de fierté) et « l’autre » (habitant de la Chrétienté où El-Hajeri a vécu de nombreuses années et qu’il connaît très bien). « El-Hajeri était debout entre deux cultures165 ». Il pratique alors une éternelle comparaison entre les deux civilisations dans son récit avec une prise de parti pour celle de l’Islam. Il ne manque pas une occasion pour faire l’apologie de la civilisation arabomusulmane et notamment de la langue arabe dont il est énormément fier. A plusieurs reprises, il essaye d’accentuer la primauté de la langue arabe qu’il appelle dans son récit parfois la langue « andaloue166 », peut-être pour insister sur le fait que l’Espagne reste à ses yeux un territoire musulman. La plupart des personnages qu’il croise ont pratiquement toutes une caractéristique commune : ils parlent l’arabe. El-Hajeri signale ainsi : « il [le commerçant] connaissait très bien la langue arabe167 », « Dans la ville de Rouen, j’ai eu une conversation avec le grand cadi […] qui connaissait la langue andaloue168 », « J’ai rencontré dans cette ville un de leurs ulemmas [Albert] qui savait l’arabe et qui donnait des cours aux chrétiens169 ». 165 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 19. 166 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 46. 167 Idem, p. 45. 168 Idem, p. 46. 169 Idem, p. 50. 149 Comment ont-ils donc appris cette langue ? L’ambassadeur indique souvent qu’ils ont effectué pour la plupart d’entre eux un séjour en terre d’Islam : « Etant donné qu’il [le commerçant] avait passé de longues années dans les pays des musulmans170 » et « il [Albert] m’a répondu : « je suis allé dans la ville de Marrakech où j’ai appris la langue arabe171 ». L’intérêt de l’arabe réside essentiellement dans le fait qu’elle est pour Ahmed El-Hajeri la langue de la connaissance et par conséquent elle est incontournable. Albert demande en effet à l’envoyé en ambassade du Maroc de lui traduire des livres qu’il possède : « Parmi les livres qu’il [Albert] a apportés, il y avait le Livre sacré […]. Ensuite, il m’a cité la loi d’Avicenne dans le domaine médical, le livre d’Euclide, deux livres de grammaire en arabe. […] puis Albert m’a dit que dans une église, il se trouve des livres en arabe172 ». En fait l’homme de la Renaissance se passionne considérablement à l’arabe car les sciences grecques ont été traduites dans cette langue par les Arabes. Rabelais – qui possède lui-même l’insatiable appétit de savoir qui caractérise les humanistes – dans une lettre de Gargantua à Pantagruel fait dire à son premier personnage qui est le père du second : « J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : premièrement la grecque, comme le veut Quintilien [Institution oratoire] ; secondement, la latine ; et 170 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 45. 171 Idem, p. 50. 172 Ibid, p. 50. 150 puis l’hébraïque pour les saintes lettres [l’Ecriture sainte] et la chaldaïque et arabique pareillement [pour la même raison]173 ». Ahmed El-Hajeri découvre sans le vouloir comment l’élite européenne – consciente que parmi les moyens de domination la science et la recherche scientifique sont essentielles – a une sollicitude pour ces domaines. L’ambassadeur du Maroc est ainsi sollicité pendant tout son séjour par les savants et les grands personnages pour sa maîtrise de l’arabe. D’après Kaddouri, l’envoyé du sultan marocain a d’ailleurs une ample responsabilité dans le renversement des études arabes sur le continent européen de telle sorte qu’il peut être considéré comme un pionnier de l’orientalisme en Europe174. Selon Kaddouri toujours, Ahmed El-Hajeri a ainsi pris part au livre du hollandais Van Herbin (le premier professeur spécialisé en langue arabe dans l’université de Leiden et mort en 1624) qui est le premier livre de grammaire en arabe publié en 1613 et qui reste pendant deux siècles la référence essentielle pour tous ceux qui veulent apprendre l’arabe en Europe175. Peut-être a-t-il joué un rôle identique en France en traduisant les ouvrages d’Albert, professeur d’arabe à l’Université à Paris ? Il est impossible de le savoir par manque de sources. 173 François Rabelais, Œuvres complètes, tome I, Pantagruel, texte établi et annoté par Marcel Guibaud, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1957, p. 127. 174 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit., p. 14. 175 Idem, p. 17. 151 En tout cas, l’envoyé en ambassade du Maroc Ahmed El-Hajeri souligne la suprématie culturelle de l’Islam dans son récit qui s’adresse aux savants musulmans (il faut se rappeler que l’ambassadeur du Maghreb alAqça, le morisque Ahmed El-Hajeri écrit sa rihla à la demande d’un cheikh égyptien) à qui il montre le désir de savoir tout ce qui est relatif au monde musulman chez les savants européens. C’est selon lui le climat culturel régnant au royaume de France et à une échelle plus grande en Europe au début du XVIIe siècle. La prépondérance culturelle de l’Islam lui paraît par conséquent incontestable. Dans l’église de Saint-Denis, il reste effectivement ébahi devant un verre décoré d’une écriture arabe : Regarde combien l’arabe est très ancien ainsi que sacré à un tel point que le prophète du Dieu Salomon n’a choisi que les lettres arabes pour les noms du Dieu inscrits sur le verre. Et la langue arabe pour ceux qui la connaissent est mieux que les autres langues comme l’a dit le Prophète, que Dieu le bénisse et le salut, qui aimait la langue176. Il peut se permettre l’apologie de sa culture sachant la grande bienveillance qu’elle suscite auprès de l’élite française. Mais le lecteur qui lit la rihla de El-Hajeri innocemment peut être convaincu de la suprématie de l’Islam sur celle de l’Occident. Qu’en est-il vraiment ? 176 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 68. 152 El-Hajeri est persuadé de la puissance des musulmans qui restent présents dans trois continents sur quatre au début du XVIIe siècle. En Europe tout d’abord : « L’Islam est le voisin du sultan de l’Allemagne, des pays de Rome en Italie, des pays des Frandja et des Flandres, des pays des Anglais et des pays de l’Andalusi177 » ; en Afrique : « De nos jours, cette partie [Nord] est connue sous le nom des pays Al-Maghreb178 » et « en ce qui concerne la moitié du monde [l’Asie] le territoire musulman s’étend sur le Cham [actuels Syrie et Liban], La Mecque, Médine, l’Arabie, Yémen, les pays des Turcs, […], Bagdad et ses provinces, […], les pays de l’Inde, […], les pays de Perse et ses provinces179 ». Et il conclut par : « Il y a beaucoup de provinces et de pays musulmans que je n’ai pas cités car je les ignore180 ». Selon l’envoyé marocain, le Dar al-Islam est le centre du monde et les autres pays sont groupés dans la périphérie. El-Hajeri insiste sur la domination de l’Islam sur les trois continents en énumérant les lieux sous le commandement des « Croyants ». Cependant au lieu de citer les grands États musulmans (par exemple le Maroc ou l’Empire ottoman), il évoque des régions, voir des villes qui se situent dans ces mêmes provinces (par exemple « La Mecque, Médine » et « l’Arabie »). Ainsi sa liste est allongée et montre au lecteur que le monde 177 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 95. 178 Ibid, p . 95. 179 Idem, p. 97. 180 Ibid, p. 97. 153 musulman est très vaste, puissant et surtout uni, sans aucune division politique ou religieuse. Est-ce que cela correspond effectivement à la réalité du début du XVIIe siècle ? Si nous étudions les relations maroco-ottomanes dans la première moitié du XVIIe siècle, nous remarquons que toute la politique extérieure du Maroc est commandée par un seul désir : protéger la frontière de l’est contre le danger turc. Abderrahmane El-Moudden note à propos du conflit qui oppose les Saadiens (dynastie régnante au Maroc de 1544 à 1659) aux Ottomans : « L’enjeu califal était primordial dans ces luttes181 ». Au Maroc, la dynastie chérifienne – c’est-à-dire qui se dit descendante du prophète Mahomet – refuse en effet de reconnaître le califat ottoman et les Turcs à l’inverse ne reconnaissent pas l’indépendance d’un État marocain qui a proclamé un califat autonome d’eux. Ainsi lorsqu’il existe des prétendants opposés au sultan, ils trouvent toujours refuge auprès des turcs d’Alger. Moulay Zidan (1603-1627), le sultan qui envoie ElHajeri en France, a énormément de mésaventures avec ses voisins turcs qui aident ses frères dans le but de le déstabiliser. Ahmed El-Hajeri consacre dans son récit de voyage un grand intérêt aux Turcs. Sa vision semble moins ambiguë, moins méfiante que la politique de son sultan vis-à-vis des Ottomans. Il évoque en effet avec beaucoup d’admiration leur empire. Il s’extasie en parlant d’Istanbul : « la plus grande et la plus belle [ville] du monde selon l’avis de toutes les 181 Abderrahmane El-Moudden, « Les Relations maroco-ottomanes : quelques grands traits d’une culture diplomatique », dans Le Maghreb à l’époque ottomane, Casablanca, Faculté de Rabat, 1995, p. 17. 154 nations et tous les peuples182 ». El-Hajeri souligne le rôle joué par les Ottomans dans la protection du Dar al-Islam et il les considère comme la seule force capable d’arrêter l’invasion européenne. Est-ce que l’État marocain selon lui apparaît incapable de s’occuper de ce devoir ? Il est impossible de répondre directement ; en tout cas, ce qui lui permet d’affirmer la puissance de l’Empire ottoman demeure dans le fait qu’en Europe, à cette période, personne ne fait la différence entre musulmans qui sont appelés tous Turcs. Cette confusion est en effet causée par le poids considérable des Ottomans dans la Méditerranée. Ahmed El-Hajeri d’ailleurs consacre un éloge du sultan ottoman dans sa rihla à plusieurs reprises. Par exemple il le qualifie de « plus grand sultan du monde183 ». En fait appartenant à la communauté morisque chassée d’Espagne, il sait que l’Empire ottoman soutient la cause des Maures : « Le sultan d’Istanbul prenant des nouvelles de l’Andalusi, il a écrit une lettre au sultan de Frandja en lui demandant de bien traiter les Maures. Cette lettre eut de très bonnes conséquences184 ». Par conséquent d’après l’ambassadeur, l’Empire ottoman peut intervenir aisément dans les problèmes européens puisqu’il dispose d’une énorme influence vis-à-vis des États européens. Mais surtout les Turcs sont une menace constante pour la Chrétienté et notamment l’Espagne : « Chaque sultan des chrétiens tremble et a peur des sultans de 182 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 95. 183 Idem, p. 50. 184 Idem, p. 49. 155 l’Islam et de la Religion, ceux qui sont moujahidins pour Dieu le Très Haut, les grands et nobles sultans ottomans185 ». Ainsi El-Hajeri ne doute pas que l’intervention turque en Espagne pour rétablir l’Islam est nécessaire dans le cadre du djihad. Toutefois cette si grande sympathie de l’ambassadeur pour les Turcs n’est-elle pas en contradiction avec la politique de son souverain qui consiste à défendre sa frontière contre les pénétrations turques ? Ce que nous pouvons dire, c’est seulement que El-Hajeri est muet à propos de ce sujet ; il ne donne en effet aucun indice sur la politique de Moulay Zidan vis-à-vis des Ottomans. Le monde musulman, dans le Bassin méditerranéen notamment, n’est pas donc comme le pense l’ambassadeur marocain très uni. De plus, la description de la situation intérieure du Maroc ne peut pas non plus donner raison à El-Hajeri sur la puissance de l’Islam. « Pendant la plus grande partie du XVIIe siècle, le Maroc connût une ère de fragmentation en principautés autonomes ; situation que personne cependant n’accepta : chacun voulut reconstruire à son profit186 ». A la mort du sultan Ahmed El-Mansour en 1603, ses fils entrent en conflit. Mohammed Ech-Cheikh El-Mamoun est assassiné en 1613 après avoir livré Larache en 1610 aux Espagnols en échange de leur aide contre 185 186 A. El-Hajeri, Nasir ad-din, op. cit., p. 99. Abdallah Laroui, L’Histoire du Maghreb : un essai de synthèse, volume 2, Paris, François Maspéro, 1970, p. 252. 156 son frère Moulay Zidan. Quant à celui-ci, il abandonne Fès où il a été proclamé sultan et le Nord du pays pour s’établir à Marrakech où ses fils vont faire semblant de régner à partir de 1627. De plus les principales puissances maraboutiques aspirent sinon à conquérir le pouvoir suprême, du moins à l’exercer sur de vastes régions comme la tentative du saint Al Ayachi (1573-1641) dans les plaines du Nord-Ouest vers 1614 ou encore celle d’Abou Mahalli dans le sud du pays et qui va jusqu’à éliminer Moulay Zidan de Marrakech et se donner tous les insignes de la royauté vers 1613, mais il est battu par le sultan déchu et tué l’année d’après. Il faut ajouter à ces problèmes internes la renaissance du « colonialisme » ibérique sur les côtes marocaines. A partir de la mort de Zidan, la décadence de l’État s’accélère : de 1627 à 1641, la République des corsaires de Salé est par exemple absolument indépendante du pouvoir central. Le pays est dans le désordre le plus total. C’est dans ces conditions qu’apparaissent les Alaouites qui vont succéder aux Saadiens dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Pourquoi El-Hajeri ne mentionne-t-il rien à propos de la situation anarchique de son pays d’accueil ? En tout cas, le Maroc est bel et bien un pays affaibli pendant cette période face à l’européanisation de la terre. « Dès l’époque des croisades, un renversement est en voie de s’accomplir. Le Chrétien s’est emparé de la mer. A lui désormais les supériorités et les richesses que signifie la maîtrise 157 des routes et des trafics187 ». Un point reste indiscutable : la « suprématie incontestable des pouvoirs occidentaux dans le monde entier188 » qui se confirme au XVIIe siècle. Le déséquilibre entre les deux rives de la Méditerranée au niveau militaire s’accentue au profit de la rive Nord. Le désir de parvenir directement aux sources de l’or africain et des épices orientales – qui a débuté dès le XVe siècle avec les Grandes Découvertes – a effectivement conduit les pays européens à s’installer sur les côtes africaines, asiatiques et sur le continent américain. Les nations européennes commencent alors à établir leur suprématie. Elles dominent de vastes territoires politiquement et militairement ; surtout elles contrôlent l’essentiel du commerce maritime international. El-Hajeri, en montrant l’intérêt porté par les personnes qu’ils rencontrent à la langue arabe, découvre un des fondements de la puissance des États européens qui ont traduit les ouvrages scientifiques arabes et les ont adaptés au temps. Cependant l’ambassadeur trouve que la civilisation de « l’autre » est inférieure à celle de l’Islam. Par conséquent pour lui le Maroc – et c’est valable pour tout le monde musulman – n’a rien à prendre de la culture européenne, rien à lui envier. L’Europe n’est pas selon lui un modèle. 187 188 F. Braudel, La Méditerranée, op. cit., tome II, p. 132. Marshall Hogson, L’Islam dans l’histoire mondiale, textes réunis, traduits de l’américain et préfacés par Abdeslam Cheddadi, Arles, Actes Sud, 1998, p. 64. 158 D’après l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri, certes elle a trouvé des solutions à ses problèmes quotidiens ; toutefois, elle ne peut pas résoudre le dilemme du châtiment qui l’attend le jour du jugement dernier. Selon Abdelmajid Kaddouri, ce refus du modèle européen au Maghreb al-Aqça se retrouve dans une grande partie de l’élite mahrzenienne et notamment chez les fqihs189. Quel est le regard de l’ambassadeur Abdallah Ben Aïcha à la fin du XVIIe siècle sur cette question ? Est-il un partisan de la fermeture à l’égard de « l’autre » comme son compatriote ? Examinons cela plus en détail. 189 A. Kaddouri, Sufaraa marhariba fi Europa, op. cit. p. 90. 159 CHAPITRE 6: ABDALLAH BEN AICHA : UN HOMME D’OUVERTURE ? A la fin du XVIIe siècle, le célèbre corsaire de Salé Abdallah Ben Aïcha effectue son ambassade auprès de Louis XIV plus de quatre-vingt ans après la mission marocaine sous l’égide d’Ahmed El-Hajeri en France. Estce qu’il mène la même réflexion que El-Hajeri sur ce royaume ? Pense-t-il également que le Maroc est bel et bien supérieur aux puissances européennes ? Pour répondre à ces différentes interrogations, il faut cerner en premier lieu à quelle place le raïs Abdallah Ben Aïcha ordonne son pays, le Maroc par rapport à la puissance française vers 1698-1699 ; puis, savoir si l’envoyé du sultan Moulay Ismaïl est ou non un partisan d’une certaine ouverture à l’égard de « l’autre ». 160 A la recherche d’un nouveau rôle international pour le Maroc L’ambassadeur du Maroc revient du royaume de France impressionné par ce qu’il l’a vu dans ce pays. Quelles conclusions ébauche Ben Aïcha sur la force française et les liens que celle-ci doit établir avec son pays d’origine ? Mais avant tout est-il conscient d’un quelconque déséquilibre qui existe entre les deux États ? « Dans la conscience du déséquilibre » ? Cette expression est empruntée à Abdelmajid Kaddouri dans l’intitulé de son ouvrage en arabe Sufaraa marhariba fi Europa (16101922) : fi el-way bi at-tafawatt [Ambassadeurs marocains vers l’Europe (1610-1922) : dans la conscience du déséquilibre]. Il montre dans celui-ci que parmi les envoyés du sultan qui sont partis en ambassade vers l’Europe et qui ont rédigé des rihlas, les ambassadeurs ont relevé énormément d’indices à propos de l’écart persistant entre « l’autre » et le « moi ». Est-ce que Abdallah Ben Aïcha y a par conséquent contribué ? 161 Kaddouri ne mentionne pas une seule fois le nom du raïs de Salé et n’évoque pas une seule fois sa fameuse ambassade dans le royaume du RoiSoleil. Il est vrai que l’auteur a réalisé sa thèse en se basant uniquement sur des récits de voyage et Ben Aïcha n’a pas laissé de rihla. Cependant le Salétin a des instructions précises lors de son séjour en France : O bin Aycha, entre vous et moy [le caïd Ahmed Ben Haddou El-Attar] ne me cachés rien, soit d’importance soit bagatelles, écrivez tout ce que vous verrez et entendez, et lorsque je recevray vos lettres, je les liray au Roy [du Maroc], car les gens presents sont plus eclairez que les absents. […] Nous n’avons fait que ce qu’il [Ben Haddou] nous a instamment commandé et nous continuerons à luy donner avis de tout, n’ayant jamais rien à écrire à autre qu’à luy190. Ainsi l’envoyé de Moulay Ismaïl possède un objectif crucial lors de son ambassade : informer son pays de tout ce qui se déroule dans le royaume des Bourbon. Pétis de La Croix, l’interprète des langues orientales du roi de France indique notamment dans une lettre destinée à Pontchartrain datant du 1er février 1699 : « Nous avons intercepté des lettres qu’il [Ben Aïcha] escrivoit à son Roy de Rennes en Bretagne, et je suis actuellement occupé à les traduire191 ». 190 Lettre interceptée de Ben Aïcha à son frère Abd er-Rahmane du 24 février 1699 et traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 62-63. 191 Lettre de Pétis de La Croix au comte de Pontchratrain du 1er février 1699, dans Idem, p. 51. 162 Cela renforce l’idée que l’amiral de Salé a devoir de noter et tout relater sur le déroulement de son séjour. Mais le plus fondamental à connaître réside dans ce que comportent les lettres de Ben Aïcha adressées à son sultan. Pour notre malheur cependant, ni ces lettres ni leur traduction n’ont été retrouvées192. Alors que la grande partie des sources nous est disponible, celle qui représente une utilité primordiale nous fait défaut terriblement. Pourquoi n’ont-elles pas été retrouvées ? Ont-elles été réellement perdues ? Autant de questions sans réponse qui ne font que grossir notre imagination sur le contenu de ces lettres. Toutefois, ce qui nous incline à penser que l’envoyé du sultan a une autre mission que proprement diplomatique – c’est-à-dire renseigner son gouvernement des réalités françaises – réside dans deux renseignements très précis. Premièrement, le Mercure Galant souligne dans sa relation de février-juin 1699 à propos de Ben Aïcha : « Il faut remarquer qu’il ne va en aucun lieu qu’il n’ait un secrétaire avec luy, à qui il dicte tout ce qu’il voit de considérable, afin d’en rendre compte au Roy son maître193 ». Deuxièmement, dans les Mémoires de Breteuil, qui reproduit le discours d'adieu de l'ambassadeur du Maghreb al-Aqça prononcé devant Louis XIV, l’envoyé du sultan déclare : « Je n’ay passé aucun jour sans de nouveaux plaisirs ou sans la veüe de quelque merveille […]. J’en ay fait un grand journal, mais j’avoüe que je n’ay pas décrit la cent miliesme partie ny 192 193 S.I.H.M., op. cit., p. 151 note 3. Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 328. 163 des beautés de vôtre paÿs ni de la grandeur de la personne de Votre Majesté Imperiale194 ». Ces deux informations nous confortent dans la supposition qu’une relation a du être donc stipulée dès l’origine de l’ambassade marocaine sous l’égide du corsaire Abdallah Ben Aïcha et les objectifs en étaient sûrement définis. Mais où est par conséquent passé ce rapport de l’ambassadeur sur le royaume des Bourbon à la fin du XVIIe siècle ? Surtout que contient cette relation ? Si l’on se fie au grand personnage plein d’esprit qu’est le raïs de Salé Abdallah Ben Aïcha comme l’on décrit d’ailleurs ses contemporains et à toutes les visites qu’il a effectuées lors de sa mission en France (notamment dans la ville de Paris), on peut se permettre d’imaginer que le rapport doit sûrement comporter des annotations essentielles sur la puissance française de l’époque dont le peu de lettres écrites par ses mains nous parlent. Abdelhadi Tazi évoque néanmoins un rapport oral effectué dès son retour par Ben Aïcha à son sultan sur tout ce qui s’est déroulé en France195. De plus, il rajoute que le Salétin établit des comptes-rendus sur tous les secrets du palais français et de toutes les nouvelles qui lui arrivent de sa correspondance épistolaire avec Monsieur Jourdan196. Tazi ne fait toutefois aucun sous-entendu à la relation de voyage qu’a rédigée l’envoyé marocain 194 « Extraits des Mémoires de Breteuil », dans Idem, p. 238-239. 195 A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome IX, p. 82. 196 Idem, p. 83. 164 en France. En tout cas, il semble que l’ambassadeur a pris connaissance d’énormément de choses pendant les six mois passés en terre chrétienne. Mais tout le monde n’est pas en accord avec cela. Le consul de France à Salé Jean-Baptiste Estelle, qui ne porte pas une affection particulière à Ben Aïcha, déclare à son sujet dans une lettre destinée à Pontchartrain du 2 février 1699 : M. de Saint-Olon a eu par mon entremise à Reine [Rennes] des lettres que l’embassadeur du roy du Maroc escrivoit à ce prince. Par icelles Vostre Grandeur verra sy elle pourroit avoir quelque eclersissement de ce que je doute ; quy est que cest ambassadeur vien chercher des presens soub des beaux pretextes197. Dans un tel registre, Charles Penz dans son ouvrage cite un extrait d’une lettre de Ben Aïcha à Pétis de La Croix datée du 20 mai 1699 : Pardonnez-moi, écrit Ben Aïcha à celui qui fut son interprète et son ami, les défauts que vous avez pu remarquer en nous, et Dieu augmente le bien de votre maître pour ce qu’il nous a fait de libéralités et de magnificence, tant dans le séjour que dans le voyage. Nous avons vu de belles curiosités, nous avons bien bu et bien mangé, nous nous sommes fâchés, nous nous sommes défâché198. 197 Lettre de Jean-Baptiste Estelle au comte de Pontchartrain du 2 fécrier 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 53. 198 Ch. Penz, Les Captifs français, op. cit., p. 260. 165 Penz commente ces paroles de l’ambassadeur par « ces phrases naïves et satisfaisantes montrent bien ce que Ben Aïcha souhaitait trouver dans son ambassade, et qu’il avait obtenu : une occasion de contenter sa curiosité et son appétit. Il raisonnait en bon Marocain, plutôt qu’en ambassadeur chargé de signer une paix ferme et sincère199 ». Que signifie raisonner « en bon Marocain » ? Dans ces commentaires, Charles Penz paraît mécontent que Ben Aïcha n’ait pas signé le traité et remet la responsabilité de cet échec sur le seul ambassadeur en oubliant l’implication de ses supérieurs et de ses interlocuteurs français. Peut-être veut-t-il qu’il fasse tout simplement comme son prédécesseur, l’envoyé Mohamed Hadj Temim qui a signé en 1682 le traité avec la France offrant bien plus d’avantages à celle-ci qu’au Maroc ? On a du mal à comprendre ce que veut dire Charles Penz dans son ouvrage car il écrit un compliment à propos de l’ambassadeur quelques pages plus hauts : « Ben Aïcha ne vivait pas dans le passé, il ne pénétrait pas dans l’avenir à reculons, il discutait dans le présent des choses présentes200 ». Contrairement à ce qui est dit par la même personne, l’envoyé du sultan du Maroc selon Penz n’est donc pas un passéiste, mais plutôt une personne consciente des réalités de son temps et pourquoi pas du « décalage » existant entre le royaume de Louis XIV et le Maroc ? Deux principaux événements lors du séjour de Ben Aïcha en France peuvent nous faire pencher vers cette hypothèse. En premier lieu, lors de 199 Ch. Penz, Les Captifs français, op. cit., p. 260. 200 Idem, p. 257. 166 ses visites parisiennes, il est allé aux Invalides et selon la relation du Mercure Galant « il souhaita d’avoir un plan de ce grand edifice. M. de Saint-Olon le dit à M. de Barbesieux [le ministre de la Guerre], qui luy en fit donner un201 ». Le fait qu’il prenne un plan d’une forteresse militaire démontre qu’il a l’idée de vouloir présenter à son sultan les techniques militaires du royaume de France et pourquoi pas copier le modèle français au Maroc. Le deuxième fait parvient lors de la visite à l’Observatoire où il rencontre Jean-Dominique Cassini, le célèbre astronome (1625-1712), membre de l’Académie des Sciences à qui il réclame toujours d’après le Mercure Galant « d’écrire une lettre aux astronomes de Maroc, et l’assura qu’il luy en feroit avoir la réponse202 ». Il faut savoir que Cassini a bien remis à Abdallah Ben Aïcha à l’intention des astronomes marocains une lettre et plusieurs exemplaires d’une carte des constellations visibles à Paris afin de leur permettre de lui communiquer les observations qu’ils sont appelés à faire en Afrique. Ses échanges scientifiques soulignent l’intelligence du raïs de Salé qui doit penser que cela est considérablement bénéfique pour la science marocaine sclérosée qu’elle prenne connaissance des récentes découvertes européennes. En effet pour l’Europe « le grand siècle de la science est le 201 Extrait de la « Relation du Mercure Galant » de février à juin 1699, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 339. 202 Idem, p. 336. 167 XVIIe siècle203 ». « Le fait est d’autant plus important qu’il a pour conséquence l’accélération du décalage entre l’Europe et le reste du monde204 ». C’est au XVIIe siècle par exemple que sont inventés la lunette astronomique (1609-1630), le télescope (1671), le microscope (vers 1660), le baromètre (1640-1680), le thermomètre (vers 1640), la pendule (vers 1650) et la machine arithmétique (1644). Il existe également une modification dans les conditions du travail scientifique : les savants peuvent désormais compter sur l’appui intéressé des autorités. « La science est maintenant considérée comme essentielle dans un État205 ». Pour la France, on peut citer l’exemple de Colbert qui fonde en 1665 à Paris l’Académie des sciences, sur le modèle de l’Académie française, et qui patronne la parution du Journal des Savants ; en 1667, il fait commencer la construction de l’Observatoire. Il semble en conclusion que l’amiral de Salé Abdallah Ben Aïcha soit bel et bien conscient de la préexcellence européenne dans certains domaines par rapport au Maroc. Quels liens selon l’envoyé du sultan Moulay Ismaïl doivent ainsi exister entre les deux pays ? 203 Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le XVIe siècle, Paris, Armand Colin, deuxième édition, 1990, p. 69. 204 F. Lebrun, L’Europe et le monde, op. cit., p. 215. 205 Idem, p. 207. 168 Des solutions pour rattraper le retard ? A son retour du royaume de France, Abdallah Ben Aïcha fait tout pour rapprocher le pays de Louis XIV et le sien. Deux projets apparaissent de son initiative : la demande en mariage par son sultan d’une fille légitimée du Roi-Soleil d’une part ; et de l’autre, sa contribution dans la constitution de la compagnie de Salé par son ami Jean Jourdan au Maroc. Un mariage « royal » Le grand résultat de l’ambassade de Ben Aïcha et la raison pour laquelle celle-ci reste connue est cette fameuse demande en mariage d’une fille légitimée de Louis XIV, la princesse de Conti – devenue récemment veuve – par le sultan du Maroc Moulay Ismaïl. Quel part a donc joué le Salétin dans ce projet ? A son retour du royaume du Bourbon, l’ambassadeur procède un compte rendu portant sur ses négociations en France et entreprend de décrire à Moulay Ismaïl tout ce qu’il a vu là-bas. « Graduant ses effets, il s’attarde et revient à plusieurs reprises sur la profonde impression que lui avaient faite la beauté et les qualités d’une fille de l’Empereur de France, la 169 princesse de Conti206 ». Le sultan est charmé et demande à Ben Aïcha d’écrire une lettre à Pontchartrain le 14 novembre 1699 dans laquelle il émet le souhait d’épouser la princesse de Conti : […] lui ayant fait le Portrait d’une princesse que j’eus l’honneur de voir le Carnaval dernier dans un bal accompagné par Mer. De Saint-Olon, chès Monsieur, laquelle étoit à la droite de Monseigneur, et que Monsieur Le Duc de Chartres prise à danser, Sa Majesté m’a ordonné et donné plein pouvoirs d’en faire la demande, c’est une Princesse, fille de sa Majesté […] [elle] exercera librement sa religion comme en France207. Si Louis XIV accepte cette proposition, Abdallah Ben Aïcha doit s’embarquer aussitôt pour aller conclure au nom de son maître un traité d’alliance avec la France. Abdelhadi Tazi parle de ce moment comme un épisode décisif dans les relations franco-marocaines. Il se pose une pertinente interrogation sans y répondre : « Est-ce que le récit de Ben Aïcha sur la princesse de Conti peut être considéré comme une intrigue politique208 ? » Il est certain que les relations entre les deux pays se sont légèrement refroidies par le fait que rien n’a été signé entre les protagonistes et un mariage peut sûrement aider à rapprocher le royaume de France et le Maghreb al-Aqça. 206 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 329. 207 Lettre de Ben Aïcha au comte de Pontchartrain du 14 novembre 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., op. cit., tome V, p. 479-480. 208 A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome IX, p. 87. 170 Par conséquent, le corsaire Abdallah Ben Aïcha entreprend de réchauffer les relations en proposant au sultan Moulay Ismaïl un mariage qui le fait donc introduire dans la famille de Louis XIV. Moulay Ismaïl doit se douter parfaitement que le roi de France, en cet automne 1699, se prépare tant en raison de sa filiation que de son mariage à recueillir, pour l’un de ses fils ou petits-fils, la succession au trône du roi d’Espagne qui se meurt sans laisser d’enfant. De ce fait, à l’agressivité des Espagnols, ennemis héréditaires du Maroc, va donc s’ajouter, sur les bords du détroit de Gibraltar, la puissance militaire et financière de Louis XIV. La volonté d’épouser une princesse française a par conséquent sans doute auparavant une visée politique. En effet Moulay Ismaïl escompte récupérer les villes encore sous le joug des Espagnols sur son territoire si l’Espagne tombe aux mains des Bourbon. Moulay Ismaïl a déjà pris El-Mamora à qui il donne le nom de Mehdiya en 1681 ; Larache et Asilah tombent respectivement en 1689 et en 1690. Il ne reste plus aux Espagnols d’autres présides que Ceuta et Melilla dont le siège se poursuit, depuis 1694, sans résultat en raison des difficultés du terrain. « Ben Aïcha démontra à son Souverain que, quelque fût celui en faveur de qui testerait le roi d’Espagne Charles II, Louis XIV, avec sa puissante flotte, était le seul qui pût aider le Maroc à récupérer Ceuta et Mélilla, qu’il était donc indiqué de relancer des négociations de paix, et même, si possible, de parvenir à contracter alliance avec lui [Louis XIV]209. » 209 Y. Nekrouf, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, op. cit., p. 332. 171 Mais la question de la succession d’Espagne se complique. L’empereur d’Autriche Léopold Ier, tant en raison de sa filiation par sa mère espagnole sœur de Philippe IV que par son mariage avec la fille de ce dernier, Marguerite-Thérèse, revendique de son côté le trône d’Espagne, pour son fils cadet l’archiduc Charles. De plus, l’Angleterre et la Hollande marquent leur hostilité à tout accroissement de la puissance de la France qui rompt l’équilibre européen. Le projet d’une nouvelle coalition contre Louis XIV est donc en train de naître. Néanmoins avec un mariage, les relations militaires, économiques et culturelles peuvent sans aucun doute se développer entre les deux pays ; et le Maroc au contact du royaume des Bourbon peut finalement profiter des acquis de la civilisation européenne. Un extrait d’une lettre de Moulay Ismaïl à Louis XIV le 5 novembre 1699 illustre parfaitement ce dernier fait : « Il [Ben Aïcha] nous a dit aussi avoir vu des palais qu’il a admirés, louant beaucoup leurs architectures et leurs artisans ainsy que leurs géomètres […] Nous avons fait dessein de construire un pont considérable. Je prie donc Vostre Majesté de m’envoyer quelques habiles architectes et massons experts210 ». Moulay Ismaïl en épousant la princesse de Conti, il est pratiquement sûr que le sultan multiplie des désirs de ce genre auprès du Bourbon. 210 Lettre de Moulay Ismaïl à Louis XIV du 5 novembre 1699 traduite par Pétis de La Croix, dans les Archives Nationales de France, Affaires Etrangères, Correspondance consulaire, Maroc, BI 827, p. 90-92. 172 Mais Louis XIV n’a pas répondu à la demande en mariage marquant ainsi son refus. En effet « la Cour se gaussa d’une proposition dont Moulay Ismaïl ne pouvait saisir l’ironie et on répondit, avec insolence, en invitant le chérif à se convertir au christianisme211 ». Abdallah Ben Aïcha a eu également un rôle primordial dans la constitution de la compagnie de Salé au Maroc qui peut renforcer sans aucun doute les relations économiques entre les deux États. La compagnie de Salé. Des relations étroites se sont nouées entre le corsaire de Salé Ben Aïcha et Monsieur Jean Jourdan qui en profite pour obtenir ainsi d’importants avantages commerciaux au bénéfice de son entreprise. Le sultan Moulay Ismaïl a effectivement assuré Jean Jourdan, négociant et directeur de la manufacture de glaces du Faubourg Saint-Antoine, qu’en remerciement de l’assistance qu’il a prêtée à Abdallah Ben Aïcha, ses transactions avec le Maroc sont favorisées. Le raïs de Salé écrit à ce sujet à Jourdan dans une lettre datée du 14 janvier 1700 : « il [le sultan] m’a dit de vous faire tout ce que vous souhaitteriés et de vous faire avoir tout ce dont vous aurés besoin ez païs de son obeissance. Il m’a donné le pouvoir 211 Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, op. cit., tome II, p. 236. 173 d’ordonner sur ce qui regarde vos vaisseaux, afin que vous chargiés sur iceux tout ce que bon vous semblera, exepté ce que Dieu nous deffend212 ». Jourdan est autorisé ainsi à charger sur leurs vaisseaux toutes les marchandises qu’il désire ; mais Ben Aïcha ne peut donner son accord aux demandes de Jourdan de faire fabriquer de l’eau-de-vie au Maroc et d’en exporter du blé et de l’huile. Il est impossible de lui donner satisfaction, car d’une part la loi coranique interdit les boissons alcooliques et d’autre part la fréquence des famines au Maroc incite le gouvernement à interdire la vente à l’étranger des céréales. Le 24 janvier 1700 est signé l’acte de constitution de la compagnie de Salé constituée par Jourdan qui envoie aussitôt un représentant à Salé, Manier de La Closerie qui engage la première opération de négoce triangulaire entre l’Asie, la France et le Maroc. Il faut dire qu’ « à la fin du XVIIe siècle, le commerce français au Maroc occupait la première place et était encouragé par le chérif213 ». Associé à Jourdan – et donc intéressé à son négoce – Ben Aïcha comprend que des rapports tendus entre Moulay Ismaïl et Louis XIV ne sont guère de nature à favoriser le développement d’un trafic fructueux. Mais est-ce que l’installation de la compagnie de Salé n’a que des objectifs personnels pour l’ambassadeur ? Le Maroc ne peut-il pas, à long 212 Lettre de Ben Aïcha à Jean Jourdan du 14 janvier 1700 traduite par Pétis de La Croix, dans S.I.H.M., deuxième série, dynastie filalienne, tome VI, du 6 janvier 1700 au 2 mai 1718, Paris, Paul Geuthner, 1960, p. 94. 213 Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, op. cit., tome II, p. 234. 174 terme, profiter de cette compagnie qui le relie à la France et à l’Europe d’une part et au continent asiatique d’autre part ? La société de Salé peut être un modèle que des marchands marocains peuvent reprendre à leur compte. Mais il faut signaler qu’il n’existe pas de véritable classe marchande au Maroc comme dans les pays d’Europe. De toute façon la société salétine, malgré des débuts favorables, cesse ses opérations commerciales en décembre 1701 car elle ne réalise pas les bénéfices escomptés par Jourdan. Puis à partir de 1703, la compagnie tombe en déconfiture. Elle est effectivement l’objet des poursuites de ses créanciers et l’année suivante un arrêt du Conseil d’État du 25 mars ordonne que les biens de la société de Salé soient vendus au Havre et à Cadix. Il est irréalisable d’affirmer définitivement que l’ambassadeur du Maghreb al-Aqça, Abdallah Ben Aïcha a impérativement essayé de trouver des solutions pour son pays afin de regagner un certain retard vis-à-vis du continent européen. Néanmoins il a multiplié dès son retour les occasions pour amplifier réellement les relations entre le « moi » et « l’autre ». 175 Ben Aïcha et la fermeture à l’encontre de « l’autre » Les deux grands projets dans lesquels Ben Aïcha a amplement participé se sont révélés être des échecs : Louis XIV n’a pas procuré suite à l’affaire relatif à la demande en mariage de sa fille par Moulay Ismaïl ; et trois ans après sa constitution, la société de Salé n’existe plus. Quel est l’avenir des relations franco-marocaines ? Et avant tout celui de Ben Aïcha ? Cette dernière interrogation est primordiale parce qu’une source européenne nous renseigne sur la situation de l’ambassadeur après son retour en France. Il est rentré au Maroc avec la dangereuse réputation de rapporter des richesses immenses. Pour en extorquer de l’argent, l’avide et sadique Moulay Affet, fils de Moulay Ismaïl, soumet Ben Aïcha à d’effroyables tortures : Le Prince lui fit donner des coups de bâton par ses Noirs pendant plusieurs jours avec une cruauté inouie […]. Enfin on luy donna la sabra, c’est-à-dire qu’on luy ceignit la tête avec un cercle de fer garni de pointes en dedans qu’on serroit avec une viz ; ce tourment fut si horrible qu’il se trouva tout plein de sang et les yeux luy sortoient de la tête […]. J’ay ouï dire au sieur Fabron, ajoute l’auteur de la relation à qui nous empruntons ces détails, que toutes les fois qu’il alloit voir Abdalla Ben Aïcha, il étoit 176 contraint de se boucher les narines, étant à une certaine distance de luy, à cause de la puanteur214. Dans les Sources inédites de l’Histoire du Maroc, il est indiqué qu’il est concevable de rapprocher ce récit « des rumeurs rapportées par Manier de la Closerie – le facteur de Jourdan à Salé – relatives à la cupidité de Ben Aïcha et aux accusations dont il était l’objet, […] mais elles paraissent contredites par la faveur dont il jouissait auprès du Sultan215 ». Il est vrai qu’au retour de l’ambassadeur de France, Moulay Ismaïl nomme Abdallah Ben Aïcha comme seul responsable concernant toutes les affaires de la mer qui est un des postes les plus importants de l’époque. De plus, il est nommé caïd [gouverneur] de l’agglomération Rabat-Salé. Ben Aïcha accumule alors les plus hautes fonctions. Par conséquent, l’emprisonnement de l’ambassadeur – s’il a eu lieu – n’a pu intervenir qu’après ces gratifications. Il faut souligner au passage que beaucoup de personnes qui commencent à acquérir une certaine influence ou quelconque puissance religieuse ou politique pouvant gêner la prépondérance du sultan sont persécutées. C’est une chose qui a été pratiquée par toutes les dynasties marocaines, mais sans jamais avoir été généralisée. 214 Extrait de « Relation de ce qui s’est passé dans les trois voyages que les religieux de l’ordre de Nostre-Dame de La Mercy ont faits dans les estats du Roy de Maroc, pour la rédemption des captifs en 1704, 1708 et 1712 » dans S.I.H.M., op. cit., tome VI, p. 689-690. 215 S.I.H.M., op. cit., tome VI, p. 690 note 1. 177 Le sultan fait tout ce qui est en son pouvoir pour affaiblir l’influence de ces personnes : elles payent des taxes, on leur retire leur poste officiel et cela peut aller de l’emprisonnement à l’assassinat en passant par la torture. C’est une caractéristique de l’histoire du Maroc – mais non propre à ce pays seul – qui concerne la période pré-coloniale. Tazi renforce ce point de vue en généralisant cette situation aux ambassadeurs qui partent en Europe. Mais il ne donne jamais bizarrement d’exemples précis et surtout de noms de personnes persécutées. Il soutient tout d’abord : « Les Marocains se méfiaient toujours de leurs ambassadeurs qui se dirigeaient vers l’étranger216 ». Puis, il indique qu’énormément de reproches sont accomplis aux envoyés marocains lors de leur retour et ils « sont presque toujours retirés progressivement de leurs postes, confisqués de leurs biens et parfois accusés217 ». Il termine enfin sur le fait que l’ambassadeur parle de ce qu’il a vécu dès qu’il retourne dans sa société et cela cause de multiples problèmes. Ainsi « lorsque l’ambassadeur parle avec sincérité au sultan, il peut être alors emprisonner218 ». Est-ce le cas de l’amiral de Salé Abdallah Ben Aïcha ? Une chose permet de l’affirmer : le fait qu’aucune chronique d’histoire ne mentionnent le nom de Ben Aïcha, le fameux corsaire de Salé qui a dirigé la plus grande ambassade en France dans l’histoire diplomatique du pays, connu pour la 216 A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome I, p. 187. 217 Idem, p. 233. 218 Idem, p. 235. 178 conséquence directe de celle-ci : la demande en mariage d’une princesse française par Moulay Ismaïl. Premièrement, les chroniqueurs de l’époque comme Mohamed Eç-Ceghir El-Ifrani, le chroniqueur officiel de Moulay Ismaïl, dans son ouvrage219 ou bien Abou el-Kacem Er-Zayani qui a connu la fin du règne de Moulay Ismaïl et le début de celui de Moulay Slimane dans son livre220 évoquent tous les ambassadeurs et les plus simples fonctionnaires du mahrzen. Toutefois le nom de Ben Aïcha n’est même pas indiqué alors qu’il a occupé de très hautes fonctions sous Moulay Ismaïl. Pourquoi ? Même remarque pour la période contemporaine avec Moulay Abdelrahman Ibn Zaydan. C’est un historien marocain du début du XXe siècle considéré comme le plus grand dans sa discipline. Il a accumulé un nombre extraordinaire de documents en arabe et en français qu’il connaît très bien et notamment les Sources inédites de l’Histoire du Maroc. Dans le tome deux de sa chronique, il parle en outre des relations diplomatiques entre la France et le Maroc sous Moulay Ismaïl, des ambassades de l’époque et des lettres des deux souverains sans jamais mentionner une seule fois le nom de Ben Aïcha221. Pourquoi ? 219 Mohammed El-Ifrani Ec-Ceghir, Raoudat at-tarikh bi-mafakhir Maoulana Ismaïl [Le Déroulement de l’histoire du grand Moulay Ismaïl], Rabat, Imprimerie royale, 1962. 220 Abou El-Kacem El-Zayani, Al-torjomana al-kobra [La Grande traduction], texte établi, annoté et commenté par Abdelkrim El-Filali, Rabat, Ministère de l’Information, 1967. 221 Moulay Abdelrahman Ibn Zaydan, Ithaf aalam an-Nass [Le Meilleur de nouvelles des grands personnages], tome II, deuxième édition, Rabat, Imprimerie royale, 1990, p. 54-68. 179 Le fait que les chroniqueurs effectuent un effacement systématique de ce personnage de manière prouve que quelque chose est reprochée au Salétin et paraît confirmer son emprisonnement. Mais pour quelles raisons est-t-il jeté en prison ? Est-ce comme l’avance les rédempteurs, qu’il a amené des richesses de France ? Cela apparaît fort peu probable. A-t-il accumulé une trop grande puissance politique entre ses mains ? Ou est-ce qu’on ne critique pas plutôt sa trop grande sympathie pour le royaume de France, un pays des « Infidèles » avec lequel il prône un discours d’ouverture ? Ce qui peut nous faire penser à cette dernière hypothèse se trouve dans le fonctionnement de la diplomatie marocaine de l’époque. En effet, les ulemmas jouent depuis les Idrissides selon Tazi un rôle très important dans la politique extérieure du pays222. Ils proclament effectivement dans ce cadre des fetouas. En 1578, une fetoua est ainsi lancée contre le prétendant marocain El-Motaouwakkil qui s’est allié aux Portugais en 1578. Le sultan Ahmed El Mansour a demandé aussi l’avis des ulemmas pour la conquête du Soudan vers 1590. Le sultan alaouite Moulay Ismaïl fait de même : il demande l’avis des ulemmas pour l’alliance militaire avec un pays, la signature d’un traité ou bien sur la libération des otages223. Leur rôle est par conséquent primordial dans le fonctionnement de la diplomatie marocaine : ils sont des « représentants de la nation224 ». Les 222 A. Tazi, At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb, op. cit., tome I, p. 135. 223 Idem, p. 137. 224 Idem, p. 143. 180 ulemmas se réunissent ainsi en choura [conseil] et discutent des propositions des pays étrangers avec le sultan. Est-il possible que la politique extérieure d’ouverture de Ben Aïcha à l’égard de la France ait déplu aux ulemmas ? Il est chimérique de répondre en l’état des sources actuelles ; cependant, il est intéressant de connaître l’évolution des relations franco-marocaines après 1700 pour comparer avec la progressive discrétion de Ben Aïcha. Les consuls français de Salé et de Tétouan quittent le Maroc en 1710 et en 1712, précédés par les marchands pour la plupart ruinés. « Durant plus de quarante ans la France n’eut plus de représentants, ce qui permit aux Anglais de prendre la première place dans le commerce marocain225 ». La France et l’Espagne rompent leurs relations avec le Maroc en 1718. Quant à Ben Aïcha, « après cette affreuse mésaventure, le corsaireambassadeur finit par rentrer en grâce auprès du Sultan mais il ne reprit pas la mer. Il usa de son influence reconquise pour servir d’intermédiaire aux Pères Rédempteurs dans le rachat des captifs226 ». Par conséquent avec la période de déclin dans les relations entre les deux pays, Ben Aïcha est relégué au dernier plan et en plus il n’est plus corsaire. De toute façon la course marocaine s’arrête définitivement au début du XVIIIe siècle. « Elle disparaît, non que les « barbaresques » soient 225 226 Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, op. cit., p. 236. Roger Coindreau, Les Corsaires de Salé, Paris, société d’éditions géographiques maritimes et coloniales, 1948, p. 76. 181 devenus raisonnables, mais parce que les techniques européennes ont progressé au point de dispenser la marine de la force des galériens et de laisser loin derrière elle les techniques rudimentaires de notre société toujours féodale227 ». Le Maroc se replie en fait sur lui-même ; il se ferme complètement à « l’autre » à partir du XVIIIe siècle tandis qu’en Europe ce siècle est considéré alors comme celui des Lumières. 227 Jean Brignon et autres, Histoire du Maroc, op. cit., p. 182. 182 Deux regards antagonistes sur le Maghreb al-Aqça apparaissent donc à la lecture attentive des écrits de rihla des ambassadeurs marocains. Ahmed El-Hajeri, l’envoyé du sultan Moulay Zidan, refuse de reconnaître un quelconque handicap marocaine par rapport à « l’autre » dans quelque domaine que ce soit ; et au contraire, la civilisation européenne lui paraît bien « sous-développée » en la comparant, l’Islam. En rejetant la culture du kafir, il prêche par conséquent pour son État un repli sur soi et une entière concentration sur les traditions et la religion musulmane qui est la seule vraie route permettant de rejoindre le paradis céleste. A l’inverse l’ambassadeur de Moulay Ismaïl, Abdallah Ben Aïcha, plus de quatre-vingts ans plus tard, toujours en restant fidèle aux principes de sa religion, semble être conscient d’une certaine faiblesse de son pays en le comparant au royaume des Bourbon. Mais il est fort probable que cette idée « nouvelle » ne fait pas l’unanimité et il a été donc emprisonné. En tout cas le Maghreb al-Aqça opte au XVIIIe siècle pour la fermeture vis-à-vis de « l’autre » pour pallier ses difficultés et sa perte de puissance. Refusant la réalité, le Maroc est ainsi confronté à un véritable dilemme de civilisation conçu sur un complexe d’infériorité du « moi » et du mépris de « l’autre ». 183 CONCLUSION 184 Ainsi il est impossible d'attester, d’après les sources disponibles, une réelle prise de conscience par les ambassadeurs marocains de la montée en force du royaume des Bourbon et de l’Europe chrétienne en général au XVIIe siècle. Les observations sur la France livrées par les agents mahrzeniens, en comparaison avec d’autres relations d’ambassadeurs sur le même État mais à des époques différentes tels que celle de Mehmed Efendi ou Ezéchiel Spanheim, montrent en effet que El-Hajeri et Ben Aïcha ont négligé l’opportunité d’approfondir leurs connaissances sur un pays européen. Ces deux envoyés en ambassade, Ahmed El-Hajeri et Abdallah Ben Aïcha ont ébauché ainsi des réflexions imprécises sur les origines de la puissance de la France durant ce siècle. Il est nécessaire de toute manière d’apporter des nuances et des précisions en ce qui concerne ces deux hommes du mahrzen. Effectivement l’ambassadeur du sultan alaouite Moulay Ismaïl, le corsaire de Salé Abdallah Ben Aïcha paraît clairvoyant à propos de la force politique de la France (Louis XIV est le maître absolu de son pays), militaire (le royaume résiste à des coalitions de pays européens) et culturelle (son avance scientifique par rapport au Maghreb al-Aqça). A partir de ce qu’il a vu, de ce qu’on lui a montré particulièrement à Paris et de son dialogue avec « l’autre » chrétien pendant son séjour d’une part, puis à partir de ses tentatives de rapprochement entre le royaume de 185 Louis XIV et son pays (c’est-à-dire la proposition de mariage à son sultan Moulay Ismaïl avec la princesse de Conti, fille légitimée du Roi-Soleil ou encore son investissement dans la compagnie de Salé) d’autre part, le Salétin Ben Aïcha a peut-être esquissé mais de manière vague un début de réflexion sur les fondements de la force de cette monarchie européenne à la fin du XVIIe siècle. Du moins, cet ambassadeur fait probablement parti de ceux qui sont favorables à des changements au Maroc de l’époque s’il faut en juger par le sort qui lui est réservé lors de son retour dans sa terre natale. Toutefois si l’on s’appuie uniquement sur les documents écrits par Ben Aïcha, il est impossible de certifier parfaitement une prise de connaissance par l’ambassadeur du grand décalage existant entre la civilisation européenne et la sienne. En ce qui concerne l’ambassadeur du Saadien Moulay Zidan, Ahmed El-Hajeri, on peut dire avec certitude qu’il n’a pas voulu percevoir l’évolution profonde connue par la France et l’Europe chrétienne depuis quelques siècles. L’envoyé marocain Ahmed El-Hajeri ne veut pas avouer, malgré les bouleversements géopolitiques apparus notamment en mer Méditerranée, un déséquilibre du rapport de force entre les États musulmans de l’Ouest et l’Occident chrétien au profit du second. Son récit – qui est au départ un dialogue avec « l’autre » chrétien – demeure principalement un monologue 186 car le kafir et sa civilisation semble estomper devant le rayonnement intellectuel du Marocain et de la bonne image de l’Islam donnée par celui-ci dans son ouvrage. El-Hajeri éprouve une haine sans borne vis-à-vis de « l’autre » (les chrétiens l’ont persécutés en Espagne) qu’il propage tout au long de son manuscrit. Ce ressentiment a par conséquent empêché le Morisque de pouvoir développer un jugement critique et impartial sur le royaume des Boubon au début du XVIIe siècle. L’envoyé en ambassade refuse donc en bloc la culture « occidentale » qu’il juge inférieure à la sienne car pour lui la civilisation de la Renaissance et de l’Humanisme a récupéré à son compte les sciences et les pensées grecques traduites par les Arabes à l’époque médiévale. Ahmed El-Hajeri décrit inconsciemment une des raisons de la montée en force de l’Europe d’Occident, c’est-à-dire l’accès à la connaissance des sciences grecques. Toutefois le Marocain Ahmed El-Hajeri le perçoit différemment. Effectivement, le fait que les chrétiens essayent de s’accaparer ce que les musulmans possèdent depuis fort longtemps ; cela prouve à El-Hajeri que la civilisation islamique est en avance et supérieure par rapport à celle du chrétien. A côté de cela, la représentation d’autrui d’après les Européens est très distincte de celle des musulmans. Selon le spécialiste des relations 187 Orient-Occident à l’époque moderne, Gilles Veinstein « dès le Moyen Age, des Occidentaux se sont rendus en terre d’Islam et ont révélé les réalisations, les mœurs et les coutumes des infidèles à la chrétienté »228. Le récit de Ahmed El-Hajeri peut le confirmer pour le XVIIe siècle car lors de son ambassade en France, il côtoie beaucoup de chrétiens qui ont appris l’arabe, qui ont séjourné dans un pays musulman et qui montrent un grand intérêt à la civilisation de l’ambassadeur. En outre avec l’apparition de l’imprimerie, les représentations du Maroc et du musulman par les Européens ont été largement diffusées en Occident chrétien donnant naissance à un large courant exotique sur « l’autre » au XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle. A l’inverse, les reproductions de l’Europe en général et de la France en particulier des ambassadeurs marocains n’ont guère été propagées dans le Maghreb al-Aqça. Comme l’indique encore Gilles Veinstein un peu plus loin dans le même livre, « rien de tel de l’autre côté : les États musulmans ont vécu dans une grande ignorance de l’Occident »229. Ainsi, depuis plusieurs siècles, le Maroc semble irrémédiablement vivre « à côté de l’Histoire ». 228 M. Efendi, Le Paradis des Infidèles, op. cit., au dos du livre. 229 Ibid, au dos du livre. 188 GLOSSAIRE 189 Ben : fils de Cadi : juge d’après les lois coraniques. Caïd : gouverneur Calife : « vicaire » du Prophète. Cheikh : « vieux », chef. Chérif (chorfa au pluriel) : descendant du Prophète Mohamed, noble. Dar al-Islam : « Demeure de l’islam ». Djihad : « combat » sacré. Émir : prince. Fetoua : « dit » arbitral rendu par les docteurs en religion. Normalement la fétoua n’est qu’une réponse à une personne qui est incertaine de ses droits. Cependant elle devient au Maghreb Al-Aqça un procédé habituel de gouvernement. Hadj : qui a fait le pèlerinage. 190 Maghreb Al-Aqça : cette expression signifie « l’Extrême Occident » musulman. Elle est utilisée pour désigner au Moyen-Age le Maroc. Ce dernier mot apparaît effectivement avec la dynastie saadienne (1525-1659). Il résulte tout simplement de la contraction de Marrakech, capitale principale du pays. Toutefois les limites géoploitiques restent toujours imprécises malgré cette nouvelle appellation. Mahrzen : à l’origine ce terme signifie la trésorerie de l’État. Mais aussi le magasin (d’ou le mot français) dans lequel est gardé l’argent. Puis son sens s’est élargi sous la dynastie almohade (1147-1269) pour désigner l’organisme administratif du pouvoir au Maroc. Le mahrzen connote donc à la fois la notion de gouvernement et celle d’administration. Oued : cours d’eau. Ouléma : savant dans les sciences musulmanes. Raïs : capitaine de vaisseau corsaire. Ramadan : mois de jeûne. Rihla : voyage, récit de voyage. Sultan : titre porté dans les pays musulmans par des souverains dont la fonction peut être justifiée comme une délégation de pouvoirs accordée par le calife, qui n’a été jamais institutionnalisée. Au Maroc, les sultans ont les 191 mêmes prérogatives politiques et juridiques que les califes et exercent les mêmes pouvoirs. 192 SOURCES 193 I Ecrits des ambassadeurs marocains I a Rihla de Ahmed El-Hajeri El-Andalusi (Ahmed Ben Kacem El-Hajeri connu sous le nom d’Afoukay), Nasir ad-din alla el kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la foi face aux Infidèles], adapté par Mohammed Razzouq, Casablanca, Faculté de Casablanca, 1987. I b Correspondance épistolaire de Abdallah Ben Aïcha et certains écrits contemporains sur son ambassade en France Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie Filâlienne, Archives et Bibliothèques de France, tome V, du 11 novembre 1698 au 28 décembre 1699, Paris, Paul Geuthner, 1953. Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie Filâlienne, Archives et Bibliothèques de France, tome VI, du 6 janvier 1700 au 2 mai 1718, Paris, Paul Geuthner, 1960. 194 II A titre de comparaison avec les écrits des ambassadeurs du Maroc Efendi (Mehmed), Le Paradis des Infidèles, relation de Yirmisekiz Celebi Mehmed Efendi, ambassadeur ottoman en France sous la Régence, traduit de l’ottoman par Julien-Claude Galland, Introduction, notes, textes annexes par Gilles Veinstein, Paris, François Maspero, 1981. Primi Visconti (Jean-Baptiste), Mémoires sur la cour de Louis XIV 16731681, introduction et notes de Jean-François Solnon, Paris, Perrin, 1988. Spanheim (Ezéchiel), Relation de la cour de France en 1690, édition établie et annotée par Emile Bourgeois et représentée par Michel Richard, Paris, Mercure de France, 1973. 195 BIBLIOGRAPHIE 196 I Ouvrages généraux I a L’Islam Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 1995. Hodgson (Marshall), L’Islam dans l’histoire mondiale, textes réunis, traduits de l’américain et préfacés par Abdeslam Cheddadi, Arles, Actes Sud, 1998. Le Coran, traduction de Daniel Masson revue par Sohbi El-Saleh, Beyrouth, Dar al-Kitab Allubnani, 1980. Morabia (Alfred), Le Gihad dans l’Islam médiéval : le « combat sacré » des origines au XIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. Ruelland (Jacques), Histoire de la guerre sainte, Paris, Presses Universitaires de France (Que sais-je ?), 1993. Sourdel (Janine et Dominique), Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. I b Le voyage Fabre (Thierry), « Les Voyageurs arabes ou le dévoilement du monde », in Quantara, numéro 15, Paris, Institut du Monde Arabe, Avril-Mai-Juin 1995, p. 4-5. 197 Fabre (Thierry) et Zouari (Fawzia), « Prélude au voyage », in Quantara, numéro spécial, Le Temps du voyage, numéro 16, Paris, Institut du Monde Arabe, Juillet-Août-Septembre 1995, p. 4-5. I c Le Maghreb Julien (Charles-André), Histoire de l’Afrique du Nord (Tunisie-AlgérieMaroc), tome II, de la conquête arabe à 1830, Paris, Payot, 1966. Laroui (Abdallah), L’Histoire du Maghreb : un essai de synthèse, volume II, Paris, François Maspéro, 1970. I d Le Maroc Al-Ifrani Ec-Ceghir (Mohammed), Nuzhat al-Hadi [Histoire de la dynastie saadienne au Maroc (1511-1670)], trad. O. Houdas, Paris, PELOV, 18881889, 2 volumes. - Raoudat at-tarikh bi-mafakhir Maoulana Ismaïl [Le Déroulement de l’histoire du grand Moulay Ismaïl], Rabat, Imprimerie royale, 1962. Al-Naciri (Ahmed), Chronique de la dynastie alaouie du Maroc, trad. E. Fumey, Archives Marocaines, tome IX, 1906. - Chronique de la dynastie alaouie du Maroc, trad. E. Fumey, Archives Marocaines, tome X, 1907. As-Sadi (Abderrahman Ibn Abd Allah), Tarikh as Soudan [Histoire du Soudan], trad. O. Houdas, Paris, Maisonneuve, 1964. 198 Al-Zaydan (Moulay Abdelrahman), Ithaf aalam an-Nass [Le Meilleur des nouvelles des grands personnages], Rabat, Imprimerie royale, troisième édition, 1990, 5 volumes. Al-Zayyani (Abou Al-Kacem), Le Maroc de 1631 à 1812 [1812], trad. O. Houdas, Paris, PELOV, 1886. - Al-torjoman al-kobra [La Grande Traduction], texte établi, annoté et commenté par Abdelkrim El-Filali, Rabat, Ministère de l’Information, 1967. An-Nasiri As-Salaoui (Ahmed Ben Khaled), « Kitab al Istiqsa fi akhbar doual al Magreb Al-Aqça », trad. M. An-Nasiri, Archives Marocaines, Les Saadiens : première partie (1509-1609), tome XXXIV, 1936. Benoist-Méchin (Jacques), Histoire des Alaouites (1268-1971), Paris, Perrin, 1994. Blunt (Wilrid), Black Sunrise, The Life and Times of Mulaï Ismaïl, Emperor of Morocco, London, Methuen and C°, 1951. Brignon (Jean), Amine (Abdelaziz), Boutaleb (Brahim), Martinet (Guy) et Rosenberger (Bernard), Histoire du Maroc, Paris, Hatier, 1967. Caillé (Jacques), La Petite histoire du Maroc. Des origines à Moulay Ismaïl, volume 1, Casablanca, Société de librairie et d’édition Atlantique, 1950. Cour (A.), L’Établissement des dynasties des Chérifs au Maroc et leur rivalité avec les Turcs de la régence d’Alger (1509-1830), Paris, 1904. Defontin-Maxange, Le Grand Ismaïl, Paris, Marpon, 1929. Hardy (Georges) et Aures (Paul), Les Grandes étapes de l’histoire du Maroc, Paris, Larose, 1925. Hespéris Tamuda, numéro spécial, Moulay Ismaïl, Rabat, 1962. 199 Ibrahim Harakatt, Al-Maghreb abra at-tarikh [Le Maroc à travers l’histoire], Casablanca, Haditha, troisième édition, 1993, 3 volumes. Julien (Charles-André), Le Maroc face aux impérialismes 1415-1956, Paris, Jeune Afrique, 1978. La Grande encyclopédie du Maroc, volume 8, Histoire, Rabat, 1987. L’Encyclopédie du Maroc. Dictionnaire alphabétique des connaissances sur le passé et le présent du Maroc, Salé, Imprimeries de Salé, 1984, 10 volumes. Lugan (Bernard), Histoire du Maroc, des origines à nos jours, Paris, Critérion, 1992. Martin (A.-G.), Quatre siècles d’histoire marocaine d’après les archives et documents indigènes, Paris, 1923. Park Kerlin (Thomas), Historical Dictionary of Morocco, London, The Scarecrow Press, new edition, 1996. Terrasse (Henri), Histoire du Maroc. Des origines à l’établissement du Protectorat français, Casablanca, Editions Atlantides, 1949, 2 volumes. I e La France Antoine (Michel), Le Conseil du Roi sous Louis XIV, Paris, Droz, 1970. - Le Gouvernement et l’administration sous Louis XV. Dictionnaire biographique, Paris, CNRS, 1978. Babelon (Jean-Pierre), Henri IV, Paris, Fayard, 1982. Barbiche (Bernard), Les Institutions de la monarchie française à l’époque moderne XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. 200 Bély (Lucien), La France Universitaires de France, 1994. moderne 1498-1789, Paris, Presses - (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime. Royaume de France, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Bluche (François), La Vie quotidienne au temps de Louis XIV, Paris, Hachette, 1984. - Louis XIV, Paris, Fayard, 1986. - Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990. - L’Ancien Régime. Institutions et société, Paris, Editions de Fallois, 1993. Brocher (Henri), A la Cour de Louis XIV. Le rang et l’étiquette sous l’Ancien Régime, Paris, Alcan, 1934. Cabourdin (Guy), Viard (Georges), Lexique historique de la France d’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1978. Cornette (Joël), Absolutisme et Lumières, 1652-1783, Paris, Hachette, 1993. Corvisier (André), La France de Louis XIV (1643-1715). Ordre intérieure et place en Europe, Paris, SEDES, 1979. - La France de 1492 à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, deuxième édition, 1981. - Précis d’histoire moderne, Paris, Presses Universitaires de France, deuxième édition, 1981. - Dictionnaire d’art et d’histoire militaires, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. - (dir.), Histoire militaire de la France, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 2 volumes. 201 Deregnaucourt (Gilles) et Poton (Didier), La Vie religieuse en France aux 16e, 17e et 18e siècles, Paris, Ophrys, 1994. Fogel (Michel), L’État dans la France moderne de la fin du XVe au milieu du XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1992. Garnot (Benoît), Société, cultures et genres de vie dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1991. Garrisson (Janine), Henri IV, Paris, Seuil, 1984. Goubert (Pierre), L’Ancien Régime : tome I, La société, Paris, Armand Colin, 1969. - L’Ancien Régime : tome II, Les pouvoirs, Paris, Armand Colin, 1973. Goubert (Pierre) et Roche (Daniel), Les Français et l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, deuxième édition, 1991, 2 volumes. Le Roy Ladurie (Emmanuel), L’Ancien Régime, 1600-1770, Hachette, 1991. Mandrou (Robert), Louis XIV en son temps 1661-1715, Paris, Presses Universitaires de France, 1973. Marion (Marcel), Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Picard, 1923 ; réimpression, 1984. Méthivier (Hubert), L’Ancien Régime en France, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, deuxième édition, 1994. Meyer (Jean), La France moderne 1515-1789, Paris, Fayard, 1985. Meyer (Jean) et Tarrade (Jean), Histoire de la France coloniale, tome I, Des origines à 1914, Paris, Armand Colin, 1991. Mousnier (Roland), Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, 1598-1789, Paris, Presses Universitaires de France, 1974 et 1980, 2 volumes. 202 Roche (Daniel), La France des Lumières, Paris, Fayard, 1983. Richet (Denis), La France moderne. L’esprit des Institutions, Paris, Flammarion, 1973. Solnon (Jean-François), La Cour de France, Paris, Fayard, 1987. Taillemite (Etienne), Dictionnaire des marins français, Paris, Editions Maritimes et d’Outre-Mer, 1982. I f Les relations internationales à l’époque moderne André (Louis), Louis XIV et l’Europe, Paris, Albin Michel, 1950. Baillou (Jean) (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, tome I, de l’Ancien Régime au Second Empire, Paris,1984. Bély (Lucien), Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990. Bély (Lucien), Bercé (Yves-Marie) et Corvisier (André), Guerre et paix dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, SEDES, 1991, 2 volumes. - Les Relations internationales en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Presses Universitaires de France, 1992. 203 - (dir.), L’Invention de la diplomatie Moyen Age – Temps Modernes, Paris, Presses Universitaires de France, 1998. Livet (Georges), L’Équilibre européen de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1976. Michaud (Claude), L’Europe de Louis XIV, Paris, Bordas, 1973. Picavet (Camille-Georges), La Diplomatie française au temps de Louis XIV (1661-1715) : institutions, mœurs et coutumes, Paris, François Alcan, 1930. Zeller (Gaston), Histoire des relations internationales, tome II, les Temps Modernes, première partie, de Christophe Colomb à Cromwell, Paris, Hachette, 1953. - Histoire des relations internationales, tome II, les Temps Modernes, seconde partie, de Louis XIV à 1789, Paris, Hachette, 1955. I g Le contexte général Bercé (Yves-Marie), Alain Molinier et Michel PERONNET, Le XVIIe siècle 1620-1740 de la Contre-Réforme aux Lumières, Paris, Hachette, 1992. Bennassar (Bartolomé) et Jacquart (Jean), Le XVIe siècle, Paris, Armand Colin, deuxième édition, 1990. 204 Cardaillac (Louis), Morisques et Chrétiens : un affrontement polémique (1492-1640), Paris, Klincksieck, 1977. Coindreau (Roger), Les Corsaires de Salé, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1948. Lebrun (François), L’Europe et le monde XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 1987. - Le XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1967. Mousnier (Roland), Les XVIe et XVIIe siècles, la grande mutation intellectuelle de l’humanité, l’avènement de la science moderne et l’expansion de l’Europe, tome IV, Paris, Presses Universitaires de France, troisième édition, 1961. II Etudes particulières II a Le Maroc et l’Europe El-Azami (Ahmed), « Jawanib mina ssiassa al-kharijiya li-sultan Moulay Ismaïl mouassis ad-dawela al-alawiya » [Quelques aspects de la politique extérieure du sultan Moulay Ismaïl fondateur de la dynastie alaouite], dans Actes de la première rencontre de l’Université Moulay Ali Chérif d’automne à Rissani, Rabat, Faculté de Rissani, 1990, p. 181-199. El-Moudden (Abderrahmane), « Les Relations maroco-ottomanes : quelques grands traits d’une culture diplomatique », in colloque Le 205 Maghreb à l’époque ottomane tenu à Rabat du 16 au 18 avril 1992, Casablanca : Faculté de Rabat, 1995, p. 13-19. Kaddouri (Abdelmajid), Sufaraa marhariba fi Europa (1610-1922) : fi elway bi at-tafawatt [Ambassadeurs marocains en Europe (1610-1922) : dans la conscience du déséquilibre], Casablanca, Faculté de Rabat (Série : recherche et étude, numéro 13), 1995. Sadid (Mohammed), « Le Livre dans les négociations des sultans Alaouites avec les puissances étrangères au XVIIe-XVIIIe siècles », in colloque Activité intellectuelle sous le règne de la dynastie alaouite (XVIIe-XVIIIe siècles) du 9 au 11 novembre 1993 à Oujda, Casablanca, Faculté de Oujda, 1994, p. 17-24. Sahbi (Baba), « Moulay Ismaïl et l’Europe », dans Activité intellectuelle sous le règne de la dynastie alaouite (XVIIe-XVIIIe siècles), Casablanca, Faculté de Oujda, 1994, p. 17-24. Tazi (Abdelhadi), At-tarikh ad-diplomassi li al-Maghreb : mina al-oussoul ila al yawen [Histoire diplomatique du Maroc : des origines à nos jours], Mohammedia : Fdala, 1986, 10 volumes. - Histoire diplomatique du Maroc des origines à nos jours (abrégé de l’histoire de la diplomatie marocaine des origines à nos jours en dix volumes) [1986], trad. par A. Ihraï-Aouchar, Mohammedia, Fdala, 1989. II b Le Maroc et l’Espagne Al-Ouazir (Mohammed), Voyage d’un ambassadeur marocain en Espagne en 1690 [1690], trad. H. Sauvaire, Ernest Leroux, 1884. Donnadieu (Marcel), Les Relations diplomatiques entre l’Espagne et le Maroc (1592-1926), Thèse de Droit, Montpellier, 1931. 206 Larquié (Claude), « Le Maroc, l’Espagne et l’Atlantique à travers les campagnes de rachat au XVIIe siècle », dans Abdelmajid Kaddouri (dir.), Le Maroc et l’Atlantique, Rabat, Faculté de Rabat (Série : colloques et séminaires n° 21), 1992, p. 147-162. Vilar (Juan) et Lourido (Ramon), Relaciones entre Espana y el Magreb siglos XVII y XVIII, Madrid, Editoriel Mapfre, 1994. III e Le Maroc et la France Chovin (Gisèle), « Aperçu sur les relations de la France avec le Maroc des origines à la fin du Moyen Age », Hespéris, tome XLIV, 1957, 3e-4e trimestre, p. 249-298. Masson (Paul), Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793), Paris, Hachette, 1903. Nekrouf (Younès), Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, Paris, Albin Michel, 1987. Penz (Charles), Les Rois de France et le Maroc, première série, de François Ier à Henri IV, Casablanca, Albert Moynier, 1945. - « Autour d’une lettre inédite de Moulay Ismaïl à Louis XIV », Hespéris, tome XXXIII, 1946, 1er-2e trimestre, p. 160-164. - Les Rois de France et le Maroc, deuxième série, de Marie Médicis à Louis XIV, Casablanca, Albert Moynier, 1947. - Les Rois de France et le Maroc, troisième série, de Louis XIV à Louis XVI, Casablanca, Albert Moynier, 1948. Plantet (Eugène), Moulay Ismael, Empereur du Maroc et la princesse de Conti, Laval, Jamin, 1893. 207 Rambert (Gaston) (dir.), Histoire du commerce de Marseille, Paris, Plon, 1951, 7 volumes. Rouard de Card (Edgard), Les Traités entre la France et le Maroc, Paris, Albert Pedone, 1898. Thomassy (Marie-Joseph Raymond), De la Politique maritime de la France sous Louis XIV, et la demande que Mulay-Ismael, empereur du Maroc, adressa à ce monarque pour demander en mariage la princesse de Conti, Paris, Delaunay, 1841. III f Consuls, ambassadeurs et voyageurs français au Maroc Caillé (Jacques), « Ambassadeurs, envoyés particuliers et représentants officieux de la France au Maroc », Hespéris, tome XXXVIII, 1951, 3e-4e trimestre, p. 355-364. - La Représentation diplomatique de la France au Maroc, Paris, Albert Pedone, 1951. - Le Consulat de Tanger (des origines à 1830) , Paris, Albert Pedone, 1967. Castries (Henri de), « Agents et voyageurs français au Maroc : 15301660 », dans Sources inédites de l’Histoire du Maroc, première série, dynastie saadienne, Archives et Bibliothèque de France, tome III, Paris, Ernest Leroux, 1911, p. I-CVI (introduction). Charles-Roux (François), France et Afrique du Nord avant 1830 : les précurseurs de la conquête, Paris, Alcan, 1932. Charles-Roux (François) et Caillé (Jacques), Missions diplomatiques françaises à Fès, Paris, Larose, 1955. Penz (Charles), Personnalités et familles françaises d’Afrique du Nord : Maroc : 1533-1814, Paris, Edition du grand armorial de France, 1948. 208 III g Les captifs français au Maroc Cossé Brissac (Philippe de), « La Rédemption des captifs français au Maroc (1700-1718) », dans Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie filâlienne, Archives et Bibliothèque de France, tome VI, du 6 janvier 1700 au 2 mai 1718, Paris, Paul Geuthner, 1960, p. 1-12. Koehler (Père Henri), « Quelques points d’histoire sur les captifs chrétiens de Meknès », Hespéris, tome VIII, 1928, 2e trimestre, p. 177-187. Penz (Charles), Les Captifs français du Maroc au XVIIe siècle (1577-1699), Rabat, Imprimerie officielle, 1944. III h Les envoyés marocains en France à l’époque moderne Caillé (Jacques), « Ambassades et missions marocaines en France », Hespéris Tamuda, volume 1-fascicule 1, 1960, p. 39-83. Cossé Brissac (Philippe de), « L’Ambassade d’‘Abd Allah Ben ‘Aïcha (11 novembre 1698-25 mai 1699 », dans Sources inédites de l’Histoire du Maroc, deuxième série, dynastie filâlienne, Archives et Bibliothèque de France, tome V, du 11 novembre 1698 au 28 décembre 1699, Paris, Paul Geuthner, 1953, p. 1-10. 209 ANNEXES 210 Transcription de l’arabe en français (tirée du Petit Larousse illustré, Paris : Librairie Larousse, 1984, p. 56.) 211 Le trajet de l’ambassadeur Ahmed El-Hajeri au royaume de France entre 1610/11 et 1613 212 Le trajet de l’ambassadeur Abdallah Ben Aïcha au royaume de France en 1698-1699 213 Les principales villes du Maghreb al-Aqça au XVIIe siècle 214 Carte de l’Europe politique au début du XVIIe siècle (tirée de http://www.euratlas.com/grand/gr1600.htm) 215 Carte de l’Europe politique à la fin du XVIIe siècle (tirée de http://www.euratlas.com/grand/gr1700.htm) 216 La première page manuscrite du résumé de la rihla de El-Hajeri (fac-similé de BEN KACEM EL-HAJERI EL-ANDALUSI, Ahmed, connu sous le nom d’Afoukay, Nasir ad-din alla el-kaoum el-kaferin [Le Défenseur de la foi face aux Infidèles], adapté par Mohammed Razzouq, Casablanca : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Casablanca I, 1987, p. 9) 217 Portrait de Ben Aïcha (au centre) et sa suite à Paris en 1699 (tirée de NEKROUF, Younès, Une Amitié orageuse : Moulay Ismaïl et Louis XIV, Paris : Albin Michel, 1987, p. 310) 218 Poème en arabe de Ben Aïcha à Madame Le Camus (tiré de NEKROUF, Younès, op. cit., p. 324) 219 Tombeau du sultan Saadien Moulay Zidan à Marrakech Tombeau du sultan Alaouite Moulay Ismaïl à Maknès (deuxième en commençant par la gauche) Les pendules et les lustres sont des présents de Louis XIV apportés par Ben Aïcha 220 TABLES DES MATIERES 221 Lettre de remerciement INTRODUCTION (p. 1-7) PREMIERE PARTIE A LA DECOUVERTE DE « L’AUTRE » Chapitre premier : Prélude au voyage marocain (p.11-39) Voyage – Écrits de voyage – Voyageurs (p.12-20) Qu’est-ce que le voyage ? (p.12-15) Les écrits de voyage (p.15-18) Les voyageurs marocains en Occident chrétien au XVIIe siècle (p. 18-20) « L’autre » selon « moi » (p. 21-37) L’Islam : la référence clef (p. 21-27) Le Dar al-Kufr (p. 22-24) La notion de djihad (p. 24-27) Le poids de l’histoire : la référence culturelle (p. 27-37) L’Espagne sous l’occupation marocaine : le djihad offensif (p. 28-30) Le djihad défensif (p. 31-33) Le problème morisque (p. 34-37) Chapitre 2 : Le rapprochement avec la France : un pays des « Infidèles » (p. 40-67) L’évolution des rapports diplomatiques entre le Maroc et la France (p. 41-50) Les ambassades marocaines du XVIIe siècle en France (p. 51-66) Les envoyés en ambassade du Maroc vers la France au XVIIe siècle (p. 52-57) Les missions des ambassadeurs marocains (p. 58-66) 222 DEUXIEME PARTIE LE ROYAUME DE FRANCE A TRAVERS LES YEUX DES AMBASSADEURS MAROCAINS Chapitre 3 : Continuité ou rupture avec la vision Dar al-Islam contre Dar al-Kufr ? (p. 71-98) Le royaume des Bourbon dans le monde selon El-Hajeri et Ben Aïcha (p. 72-89) La France en Europe au XVIIe siècle (p. 72-82) Le royaume de France : allié ou ennemi des « Fidèles » (p. 82-89) L’organisation politique de la France du XVIIe siècle (p. 89-98) Chapitre 4 : L’économie et de la société du royaume de France (p. 99-132) Le regard de El-Hajeri et de Ben Aïcha sur l’économie de la France (p. 100-107) « Le paradis des Infidèles » (p. 108-131) Les relations entre l’élite marocaine et les membres de la société française (p. 109-114) Les mœurs de « l’Infidèle » d’après les ambassadeurs marocains (p. 114-124) La vie au quotidien des Français selon les « Croyants » (p. 114-118) La femme chrétienne : « objet » de désir ou le diable en personne ? (p. 118-124) Un musulman parmi les chrétiens (p. 124-131) TROISIEME PARTIE LE MAROC ENTRE DEUX REGARDS Chapitre 5 : Ahmed El-Hajeri et son djihad contre les « Infidèles » (p. 135-158) « Un moujahidin [combattant de la foi] par la parole » (p. 136-143) 223 La suprématie du « moi » (p. 143-158) La supériorité culturelle de El-Hajeri (p. 143-147) L’idéalisation de sa culture (p. 147-158) Chapitre 6 : Abdallah Ben Aïcha : un homme d’ouverture ? (p. 159-182) A la recherche d’un nouveau rôle international pour le Maroc (p. 160-173) « Dans la conscience du déséquilibre » ? (p. 160-167) Des solutions pour rattraper le retard ? (p. 168-173) Un mariage « royal » (p. 168-172) La compagnie de Salé (p. 172-174) Ben Aïcha et la fermeture à l’encontre de « l’autre » (p. 175-182) CONCLUSION (p. 183-187) GLOSSAIRE (p. 188-191) SOURCES (p. 192-194) BIBLIOGRAPHIE (p. 195-208) ANNEXES (p. 209-219) Transcription de l’arabe en français (p. 210) Trajet de Ahmed El-Hajeri au royaume de France entre 1610/11 et 1613 (p. 211) Trajet de Abdallah Ben Aïcha au royaume de France en 1698-1699 (p. 212) Carte des principales villes du Maghreb al-Aqça au XVIIe siècle (p. 213) Carte de l’Europe politique au début du XVIIe siècle (p. 214) Carte de l’Europe politique à la fin du XVIIe siècle (p. 215) Première page manuscrite du résumé de la rihla de El-Hajeri (p. 216) Portrait de Ben Aïcha et sa suite à Paris (p. 217) 224 Poème en arabe de Ben Aïcha à Madame Le Camus (p. 218) Photos des tombeaux des sultans Moulay Zidan et Moulay Ismaïl (p. 219)