1 Enveloppé dans une capote, qui portait les écussons de l

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1 Enveloppé dans une capote, qui portait les écussons de l
Le Pied Noir
dans une capote, qui portait les
Enveloppé
écussons de l’infanterie coloniale, le sergent
Gustave Charbonnier regardait dans la
brume de ce matin de Janvier 1916 s’approcher le port
de Mazagan. De temps à autre, passant machinalement
sa main droite dans l’ouverture du manteau, il palpait
le moignon encore douloureux de son avant bras
gauche, coupé entre le coude et le poignet. L’hôpital
militaire lui avait bien ajusté une prothèse de cuir qu’il
devait lacer sur son bras, mais il préférait se dispenser
de cet horrible crochet d’acier nickelé qu’il avait
remisé au fond de son sac et il se contentait de cette
sorte de chaussette de laine qu’une dame charitable de
la Croix-Rouge lui avait tricotée et sur laquelle il
repliait sa manche.
Après cinq jours de mer, plutôt mauvaise, il
avait hâte, comme tous ses compagnons de voyage, de
quitter le navire-hôpital qui les avait amenés de
Bordeaux. Il reconnaissait les contours de la vieille
forteresse portugaise qu’il avait quitté depuis bientôt
deux ans et il avait le sentiment de rentrer à la maison.
Ils étaient partis joyeux vers cette guerre
sanglante qui les appelait. Il se souvenait, non sans
amertume, ce plein bateau de soldats marocains,
engagés dans une guerre qui n’était pas la leur, pour
les quelques francs laissés à leur misérable famille.
Les rescapés qui aujourd’hui l’accompagnaient,
encore ébahis d’êtres sortis vivants de ce déluge de
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M’Barka
feu, de cet enfer de cris et de sang, se poussaient sur
leurs béquilles pour voir leur pays.
Certains pleuraient et tous ceux qui avaient
encore leurs mains, les ouvraient en offrande pour
remercier Dieu : Amdullilah ! Amdullilah ! Au moins ceuxlà pouvaient encore marcher, et voir , mais à l’intérieur
étaient ceux que la phraséologie du temps appelait « Les
grands blessés ». Tête de liste d’une classification de
l’horreur, les définitivement irrécupérables , ceux qui
seraient poussés par les infirmiers de la Croix-Rouge hors
de ce bateau, comme d’une poubelle que l’on vide de ses
déchets.
Retour des héros ! Sur le quai la fanfare d’une
compagnie de la Légion Etrangère les attendait. Devant la
section, l’arme au pied, en képi blanc et ceinture rouge, le
drapeau tricolore frappé de la fourragère rouge gagnée à
Camerone par leurs anciens. C’est tout ce qu’ils avaient
gagné d’ailleurs ces « anciens », car les mexicains les
avaient totalement massacrés. Mais ceux qui ordonnent ces
carnages ont vite fait de transformer les victimes de leurs
ambitions et de leurs incompétences, en héros dont la
glorification, à posteriori, fait oublier leur criminelle
responsabilité.
Les barques de transbordement accostaient avec leur
chargement d’épaves humaines, encore disciplinées. Les
béquillards et les manchots, précédant les aveugles et les
chaises roulantes des culs de jatte, s’alignaient sur le quai.
«..Présentez...armes ! » cria un adjudant couvert de
médailles.
Les
talons claquèrent et les longues baïonnettes s’élevèrent auDieu soit loué
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Le Pied Noir
dessus des képis blancs.
La canne du chef d’orchestre, lancée en l’air, donna
le signal, les tambours roulèrent, les clairons jetèrent l’éclat
lumineux de leur cuivre astiqué au « Miror » et la sonnerie
dite « Aux champs », réservée habituellement au général
qui vient voir si « la soupe est bonne », déclencha dans la
petite foule des civils, massés derrière les militaires, les
larmes émues et patriotiques de quelques dames dont on vit
s’agiter les bouquets de plumes de leurs vastes chapeaux.
Puis un colonel, escorté de son petit état-major
obséquieux, salua le drapeau et fit un petit discours destiné
aux éclopés marocains «..qui avaient fait don de leur sang à
leur « Mère Patrie_» et serra quelques mains. Comme le
Sergent-chef Charbonnier se trouvait être le seul européen
parmi ces rescapés, il eut droit à deux minutes d’intérêt
supplémentaire. Avec un geste vers la manche repliée de la
capote, l’officier l’interpella avec cette bonhomie familière
de « père du régiment » que l’on doit leur apprendre à
l’École de Guerre
- Ah ! La Coloniale ! Où as-tu laissé cela mon
garçon ?
- En Champagne mon colonel !
- Ah oui ! Le Bois Sabot sans doute ? Ce fut dur
n’est-ce pas ?
- Pour eux aussi mon colonel ! Répondit-il, en
désignant d’un mouvement de
tête ses compagnons
d’infortune.
- Oui !...Bien entendu !...Il eut un toussotement
embarrassé avant un repli stratégique : ...mais tu n’as pas
été décoré ?
- Si mon colonel ! ...Médaille militaire et croix de
guerre avec deux palmes.
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M’Barka
- Il faut les porter, c’est obligatoire !
- Pour les militaires mon colonel ! Moi maintenant je
suis civil et j’estime ne pas avoir à me glorifier d’être resté
vivant !
Le colonel ne broncha pas et passa rapidement aux
suivants.
Les révoltés il connaissait, on parlait de mutineries à
Verdun que le général Pétain devait réprimer durement en
faisant fusiller quelques fortes têtes prises au hasard dans
les unités en rébellion.
La cérémonie était terminée. Les légionnaires...
« Arme sur l’épaule...droite ! En avant...marche ! »,
s’éloignèrent au pas cadencé vers leur caserne. Les dames
se dispersèrent, caquetant comme des volailles en jouant de
l’ombrelle.
Mazagan, station climatique, avait un centre de
convalescence, on y dirigea les rescapés, ils y resteraient
quelques jours avant d’être dispersés vers leurs douars.
Gustave déclina l’invitation à les suivre. Il allait jeter son
sac sur son épaule quand un gamin s’en saisit.
- Où toi aller hakim ?
Il fut étonné que Gustave lui ordonnât en arabe, de
porter son sac à l’espèce de cabane en planches qui servait
de buvette.
- Tu parles en arabe hakim ?
Il ne répondit pas à cette évidence et alla s’asseoir
devant la table sommaire. Le tenancier ramassait les verres
vides et essuyait d’un torchon douteux les taches de vin
rouge où se précipitaient les mouches.
Textuellement Capitaine mais s’adressait par flatterie à tous
les militaires français portant galons
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Le Pied Noir
Gustave commanda du vin, de toute façon il n’y
avait rien d’autre, il le savait, sauf de l’anisette et c’était un
peu tôt pour boire cela, il donna une piécette au gamin qui
alla s’asseoir dans la poussière et se mit à jouer avec un
chiot qui jappait de joie. Il reconnaissait l’homme qui
revenait avec une bouteille, un ancien de la Légion qui
avec sa prime de mise à la retraite s’était payé ce fond de
commerce branlant. C’est de là qu’il était parti, il avait
joyeusement bu ici avant d’embarquer et c’est là qu’il
revenait. Il renouait les liens rompus. Mais alors, il avait
encore ses deux mains.
Il tâta machinalement le bras mutilé... Certains
prétendent que la main gauche ne sert pas à grand-chose.
Qu’en tout cas c’est moins utile que la main droite ...ces
cons ! Il essayait, assez souvent, de se rappeler tout ce
qu’il faisait avec cette main. Il lui arrivait même dans son
sommeil, de rêver qu’il était devant son étau à l’arsenal de
Cherbourg et qu’il limait un clavetage précis, tenant
légèrement la pointe de sa lime entre le pouce et l’index de
cette main disparue, pour faire ce trait croisé qui nécessite
une si délicate pression de la lime sur la pièce, qu’elle est
une caresse dont la main droite n’est que le moteur. Il ne
limerait plus maintenant.
Poussant un soupir, il sortit sa pipe de sa poche, sa
poche droite, il n’y avait plus qu’elle qui servait. Puis sa
blague à tabac et le briquet de cuivre qu’il avait fabriqué
dans la douille d’une cartouche de ces nouvelles
mitrailleuses de 12.7. Les inventeurs avaient du trouver que
les balles de 7.65 ne faisaient pas des trous assez gros dans
les poitrines allemandes.
De deux doigts il ouvrit la poche de toile, poussant le
tabac dans le fourneau culotté. Avant il roulait ses
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M’Barka
cigarettes, certains manchots arrivaient à le faire sur leur
genou, il avait essayé, il n’y arrivait pas.
Et puis, la pipe il avait toujours aimé, c’était chaud,
convivial, amical, c’est cela : amical ! La cigarette on
fumait du papier avec le tabac et il restait ce mégot
répugnant que l’on crachait et qui laissait des brins de tabac
accrochés aux lèvres. Tandis que la pipe on la sentait
constamment dans sa poche, toute prête à vous procurer
votre plaisir...Cela ne fait rien ! Il aurait bien voulu pouvoir
encore les rouler ces saloperies de cigarettes avec cette
main qui était restée au Bois Sabot. Si l’on pouvait appeler
un bois, ces quelques troncs d’arbres déchiquetés entre les
trous d’obus. Un bois sans un brin d’herbe, sans oiseaux,
sans même un insecte.
Le souvenir lui revenait, vivace, d’un
bourdonnement de cris et d’explosions, de l’odeur de la
poudre et du sang et autour de lui l’éparpillement des
cadavres et des blessés. Des jeunes gens comme lui : ceux
de la division marocaine, qui avaient attaqué et ceux des
allemands, qui s’étaient défendus. Les « boches » et les
« arabes », morts dans la sauvagerie d’un combat à la
baïonnette maintenant fraternellement et inutilement unis,
et lui qui regardait bêtement sa main arrachée avant que la
fulgurante douleur ne l’envahisse et qu’il ne tombe évanoui
dans l’eau d’un trou d’obus.
Il avait été réformé. Ah cette commission de
réforme ! Un collège de spécialistes de la mécanique
humaine qui vous examinaient de toute leur science
professionnelle, pour voir s’il n’y avait pas possibilité de
faire encore servir ce qui restait de votre corps déchiré.
Mais parce qu’on ne peut pas tenir un fusil avec un
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Le Pied Noir
seul bras, il avait été jeté comme une pièce inutile, hors de
la machine militaire. Comme ces deux douzaines d’éclopés
marocains, sans bras, ou sans jambes, ou sans yeux, qui
revenaient au pays avec plein de médailles, une
problématique pension et l’espoir d’être chaouch d’un
quelconque contrôleur civil, si on pouvait leur confier un
balai.
A vrai dire, Gustave Charbonnier ne revenait pas
dans son pays, il était né à Cherbourg où il avait commencé
sa vie aventureuse, lorsque orphelin d’une mère dite « de
mauvaise vie » , il avait été placé dans un orphelinat tenu
par des jésuites. Il s’en était enfui en causant un scandale,
qui avait révélé à la ville les pratiques affectueuses du Père
Supérieur pour certains jeunes élèves, qui en entrant dans
son bureau pour y être fessés, pouvaient accéder au pardon
contre un acte de contrition, qui n’était sans doute pas
prévu dans les Evangiles. Le jeune Gustave n’avait pas
accepté l’acte de contrition et avait cassé sur la tête du saint
homme un crucifix d’ivoire, qui était parait-il fort précieux.
En se sauvant, il avait eu la chance de bousculer
dans la rue, le champion des Bouffeurs de curés du
département de la Manche, directeur de la toute nouvelle
école « laïque et républicaine » qui, il faut l’avouer, n’avait
pas beaucoup de clients. Il avait recueilli et choyé
l’orphelin victime des turpitudes cléricales et prétexte à un
article vengeur, qu’il avait fait paraître dans Le Petit Echo
de la Manche. Le père jésuite avait disparu discrètement de
la circulation, pour aller satisfaire ses pulsions dans les
Garçon de course, portier, gardien dans l’administration
Ainsi nommait on les anticléricaux militants au début du
siècle
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M’Barka
pratiques solitaires d’une cellule monastique. L’école de la
République avait gagné quelques élèves de plus et Gustave,
adopté par le disciple de Jean Jaurès avait obtenu
brillamment le si convoité diplôme du Certificat d’Etudes
Primaires et Elémentaires, grâce auquel il était entré
comme apprenti à l’Arsenal de Cherbourg.
Quatre ans après, son père adoptif mourut. Il ne lui
laissa pas grand-chose en héritage, l’institution laïque
payait mal ses dévoués serviteurs. La paye de mécanicien
perfectionnant , permettait à peine à Gustave de survivre.
Un jour qu’il rêvait de voyages devant les voiliers à
quai dans l’avant-port, il fit la conversation à un navigateur
de son âge, qui lui parla de ce Maroc qu’un certain général
Lyautey était en train de conquérir. Peu après, en passant
devant la gendarmerie, il tomba en arrêt devant une superbe
affiche où un militaire casqué de blanc, paradait devant de
belles « indigènes » à peine voilées, sur un fond de
palmiers et de minarets.
Sous ce tableau enchanteur il y avait une
insc ription : Engagez vous rengagez vous dans les troupes
coloniales. ! Contrats de trois et cinq ans. Tant qu’à faire,
il en avait pris pour cinq ans.
Il avait rapidement fait ses classes à Toulon et en
1912 incorporé à une compagnie du R.I.C.M (Régiment
d’Infanterie Coloniale du Maroc) il
débarquait d’une
barcasse de transbordement, sur la plage de Casablanca.
Pour ce premier contact avec l’Afrique il fut déçu. Il
n’y avait pas de belles mauresques pour l’accueillir devant
le palmier chétif et poussiéreux qui poussait contre le
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Le Pied Noir
mausolée de Sidi Belyout.
Un « ancien » qui avait été témoin lui expliqua que
le petit chemin de fer Decauville qui traversait le cimetière
avait été, la cause d’une révolte de « ces sauvages
pouilleux » qui avaient assassinés huit européens ». Des
français ? demanda Gustave. Non ! des portugais mais cela
revient au même, c’était des européens. Mais ! précisa son
interlocuteur, le croiseur «
Le Cheylas » qui était
justement en rade, avait eut vite fait de nettoyer cette
racaille à coups de canons.
Au lieu de la palmeraie verdoyante, qui figurait sur
l’affiche, il ne voyait qu’une espèce de marécage devant
l’entrée d’une ville indigène puante, où on lui indiqua tout
de suite ce qui en faisait son seul intérêt : les trois bordels,
avec des européennes, qui venaient de s’y établir . N’est-ce
pas là, en effet, ce qui doit intéresser en premier lieu un
militaire ?
Côtoyant la ville arabe, un quartier encore plus
puant, le mellah, réservé à la population juive qui paraissait
encore plus sale et misérable que son voisinage musulman ;
comme si ces juifs avaient dû marquer ainsi, leur infériorité
par rapport aux « Vrais croyants ». En face de la vieille
ville, de l’autre côté de la mare où l’Oued Bouskoura,
venait, lors des pluies d’hiver, nettoyer les ordures qui s’y
accumulaient, des baraques en bois de toutes formes, de
toutes dimensions, qui semblaient avoir été plantées là au
hasard, constituait l’embryon de la ville européenne. Audelà de jardins bordés de roseaux, quelques constructions
Sidi Belyout est le saint patron de la ville de Casablanca.
Une légende veut que celui qui boit l’eau de son puits ne peut
plus quitter la ville. Le mausolée est situé à la sortie du port , à
l’époque du roman il se trouvait sur le bord de la plage
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M’Barka
en maçonnerie commençaient à s’élever. Mais à quelques
kilomètres sur les hauteurs, l’organisation rassurante des
camps militaires aux baraques bien rangées le long des
alignements de cailloux peints à la chaux, qui marquaient
les allées, semblait donner l’exemple de ce que devait être
une urbanisation rationnelle.
C’est là, au camp de La Jonquière, que le jeune
soldat alla rejoindre une chambrée d’anciens qui
complétèrent ses connaissances toutes fraîches du
démontage du fusil Lebel et de la revue de détail, par ce qui
était indispensable pour devenir un vrai « Marsouin »
c’est-à-dire, l’absorption inconsidérée du vin rouge, le
poker, l’utilisation performante de son sexe, surtout de
manière pédérastique, et la légende des chefs qui avaient
mérité leur respect par leur héroïsme au combat, leur
ivrognerie, leurs incroyables
prouesses sexuelles, un
nombre incalculable de « Chaude pisse » et leur manière
de traiter les cas d’indiscipline au combat à poings nus d’où
l’intéressé devait ressortir satisfait s’il n’avait qu’un œil
« au beurre noir ».
Il y apprit aussi qu’il devrait se préparer aux
tournées de police harassantes, derrière des saloperies de
mulets infatigables, qui marchent parait-il à sept kilomètres
à l’heure, les embuscades des Salopards, ces berbères
Les troupes coloniales, armée de terre, faisaient à leur
origine partie de la marine. D’où l’ancre de marine sur leur col
d’uniforme et leur appellation Infanterie de marine (Les
marsouins)
Artillerie de marine (Les Bigorres). Comme la Légion étrangère
on n’y acceptait que des engagés, soldats de métier liés par un
très puissant esprit de corps, entretenu par de solides traditions
viriles
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Le Pied Noir
insoumis qui vous coupaient les couilles pour vous les
mettre dans la bouche, avant de vous égorger, si on restait
trop à la traîne. « Ce sont vraiment des salopards ils
pourraient nous les couper après ! » lui avait dit l’ancien
qui faisait ainsi son instruction.
On ne lui coupa rien du tout au jeune Gustave quand
plus tard il alla du côté du Tadla courir le Bled, mais il
connut : la soif, la faim, le palu et puis ces mesures
disciplinaires inhumaines, pour la moindre infraction au
règlement, lorsqu’ils étaient en campagne .
La pelote : 40 kilos de cailloux dans le sac à dos, et
le fusil sans culasse sur l’épaule, pour faire le pas de
gymnastique jusqu’à l’évanouissement. Ou pire : Le
tombeau où le puni, cloué dans le sable par sa toile de tente
restait des heures la tête au soleil, et bien d’autres sévices
dont se régalaient des adjudants alcooliques. Ainsi il
perdait ses illusions sur les vertus militaires et sur
l’humanité, même si sa malheureuse enfance l’y avait bien
préparé. Il perdit autre chose, son pucelage, au Bousbir de
Casa, avec une petite prostituée qui ne devait pas avoir
quinze ans, mais qui ne se moqua pas de sa maladresse et
pour ses vingt sous et un paquet de cigarettes de troupe, lui
apprit l’amour, lui paya une bouteille de bière avant de
l’enlacer sur sa paillasse et un bered de thé au petit jour. Il
revint souvent la voir tant qu’il eut quelques sous de sa
prime d’engagement avant de perdre ce qui lui en restait en
apprenant à jouer au poker
Mais il n’eut pas à continuer longtemps son
Ces sévices étaient encore pratiqués en 1940, l’auteur les
a subies
Quartier réservé à la prostitution dans les grandes villes
du Protectorat
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M’Barka
apprentissage. Fès entrée en rébellion massacrait les
européens. Il quitta les belles baraques toutes neuves
d’Aîn-Bordja et à marches forcées gagna Fès où il participa
à l’opération dite de pacification. Il allait encore pendant
deux ans « pacifier » vers la Moulouya, vers le Tadla, vers
Marrakech, ces salopards de berbères, grâce à l’efficacité
de la nouvelle mitrailleuse Hotchkiss et du 65 de montagne,
un excellent canon que l’on transportait démonté sur le dos
des mulets.
Au début il y allait comme tous les autres, exécutant
discipliné, tuant sans état d’âme, jusqu’au jour où ils
entrèrent dans un douar bombardé au canon de 75, pour n’y
trouver que des cadavres de femmes et d’enfants. Alors il
se demanda pourquoi ? Pourquoi ce massacre inutile ?
Pourquoi ces cadavres de gens inoffensifs devant lesquels
les officiers se pavanaient, comme Tartarin de Tarascon,
pour la photo souvenir.
Lorsqu’il était ce petit gosse qui traînait sur les quais
de Cherbourg, il avait vite apprit à baragouiner dans la
langue des marins anglais, allemands et autres qui faisaient
escale. Il avait le don, de ce fait il ne mit pas longtemps à
apprendre le dialecte arabe des gens de plaine, puis le
berbère des gens de la montagne et il était ainsi devenu
interprète dans les pourparlers des guerriers qui venaient
demander l’aman. Ce faisant, ses conversations avec ce
peuple qu’il découvrait lui faisait paraître plus injuste la
brutalité militaire qu’ils subissaient et d’avantage encore
cette méconnaissance méprisante de leur culture.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire ce terme était
flatteur. Il reconnaissait le courage des combattant berbères
Faire leur soumission
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Le Pied Noir
C’est alors que la guerre contre l’Allemagne s’était
déclarée et il avait été question d’abandonner
complètement le Maroc, pour utiliser les troupes qui y
étaient engagées, sur le front français.
Lyautey avait trouvé un compromis, une partie des
troupes sous son commandement resterait pour conserver
l’acquis, en compensation il formerait pour le front une
division marocaine. C’est ainsi que le caporal-chef
interprète Charbonnier avait été envoyé avec des soldats
marocains sur le front français.
Les pertes avaient été sévères dans la division parmi
ces hommes courageux, mais pas formés pour une guerre
moderne. Ces batailles cruelles n’avaient rien à voir avec
ces sortes de chevaleresques combats d’embuscades qu’il
avait connu, cette noblesse des guerriers Chleuh qui
venaient se rendre à l’issu du combat perdu et qui en
acceptaient loyalement les conséquences.
Les souffrances partagées dans les hôpitaux de
campagne, avec ces jeunes gens si proches de l’enfance,
qui appelaient leurs mères en mourant, l’avaient fait
réfléchir. Il regrettait le Bled, le Jbel, la cérémonieuse
dégustation du thé sous les tentes caïdales et même cette
petite Aïcha qui avait fait de lui un homme et dont il
découvrait maintenant qu’elle avait du l’aimer.
Aussi quand pendant sa convalescence la
commission de réforme l’avait démobilisé et qu’on lui avait
demandé pour quelle destination il voulait son billet de
retour à la vie civile. Il avait à peine hésité, il n’avait plus
Berbères montagnard du Haut Atlas, mais s’appliquait à
tous les rebelles
La campagne, la montagne
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M’Barka
rien ni personne à Cherbourg, par contre il avait mesuré
pendant son séjour au Maroc toutes les perspectives qui
s’offraient aux gens audacieux et il avait répondu : « Chez
moi mon Capitaine, à Mazagan, au Maroc ! »
Il y était maintenant et se sentit heureux, bizarrement
heureux, il ne savait pas analyser pourquoi, était ce l’air, les
odeurs familières qu’il redécouvrait, Odeur de safran
derrière les femmes, odeurs fortes des poissons frits dans
l’huile d’olive d’une gargote proche.
Était-ce ces gens qui passaient devant lui : femmes
emballées dans le long haïk de coton blanc, pêcheurs dans
leur seroual bouffant, juives coiffées de leur châle de soie
chatoyante. ?
Le vétéran ne voulut pas qu’il paie son verre de vin
- C’est ma tournée ! Dit-il...Il ne manquerait plus que
cela que je fasse payer un mutilé
Et il laissa le litre de vin entamé sur la table. C’était
un vieux soldat qui savait qu’il est des questions idiotes à
ne pas poser à celui qui revient de loin, de si loin que ceux
qui savent peuvent encore voir dans ses yeux se refléter
l’horreur et la peur sauvage de la mort.
Gustave remercia et but, il mit sa pipe entre ses dents
et voulut l’allumer mais son briquet n’avait plus d’essence,
le vieux craqua une allumette et quand le soufre se fut
consumé la présenta au-dessus du tabac.
Gustave remercia à nouveau le vieil homme qui
s’était assis à côté de lui et qui restait silencieux, et
Long voile encore utilisé en Algérie qui dissimulait tout
le corps, le seroual est un pantalon bouffant serré à mi-jambes
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Le Pied Noir
pourtant il savait bien qu’il aurait été curieux de savoir Il
était un témoin. Mais il était trop tôt et le vieil homme le
savait.
Il étendit ses jambes et savoura l’instant. Il était
revenu, le soleil était chaud, le vin était bon. Pour la
première fois depuis qu’on l’avait ramassé à moitié vidé de
son sang, il sentait la vie, un flux puissant qui affluait dans
tout son corps et il sut à cet instant avec certitude, qu’il
appartenait à ce pays.
Il ne savait pas ce qu’il allait exactement y faire,
c’était l’aventure complète, il avait vingt-deux ans, un
pécule qui avec son avance sur pension de mutilé s’élevait
à quinze mille francs, de quoi vivre six mois et dans son sac
quelques vêtements et des souvenirs des tranchées.
Le regard fixé sur la douve où des barques de
pêcheurs accostaient avec la marée qui montait, il eut
besoin de cette amitié qu’il sentait près de cet homme qui
lui demandait s’il aimait son vin et il répondit
- Oui ! J’en avait perdu le goût mais il me semble
qu’il est toujours le même, cela fait presque deux ans...alors
il éprouva le besoin de raconter et le vieil homme l’écouta
parler de l’horreur ne posant que quelque courtes questions,
plus pour ramener son interlocuteur sur le présent lorsqu’il
le voyait se perdre dans les hésitations du récit de la mort
de l’ami, que pour satisfaire sa curiosité et puis ce fut fini,
la main valide trembla en versant le reste de la bouteille
dans le verre et Gustave dit d’un air faussement joyeux.
- Il est toujours aussi bon ce pinard, je me rappelle le
dernier verre que j’avais bu ici juste avant d’embarquer.
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M’Barka
- Je ne me rappelle pas de toi, il passe tellement de
monde, Oui c’est toujours le même , un colon qui a planté
de la vigne vers Boulaouane. Tu es libéré ? Ils ne t’ont pas
affecté dans la territoriale ?
- Réformé ! Il agita son moignon. Maintenant qu’ils
m’ont esquinté ils n’ont plus besoin de moi , même pour
garder un passage à niveau et c’est tant mieux
- Naturellement ! excuse moi ! Tu vas quelque part ?
Tu as un métier ?
- Je ne sais pas encore où aller. Je suis mécanicien !
Mais avec une patte en moins...
- Oh ! mécanicien ! alors tu trouveras facilement, ne
t’en fais pas pour ta patte en moins...si tu cherches à te
loger il y a un petit hôtel qui s’est ouvert sur la route
d’Azemmour, ce n’est pas trop cher et il n’y a pas encore
de puces. Reste un peu ici le climat est très bon pour les
blessés. Après tu trouveras bien une voiture pour
t ‘emmener vers Casa ou Meknès mais même ici il y a du
travail pour un jeune comme toi.
Devant eux un commerçant juif d’une trentaine
d’années, tout de noir vêtu, des babouches à la petite
calotte, surveillait le déchargement d’une barcasse qui
faisait la navette avec un vapeur ancré à côté du navirehôpital, le tenancier l’indiqua d’un geste.
- Il pourra t’emmener à l’hôtel, il a un fondouk juste
à côté
Il cria vers le commerçant.
- Oh ! Raphaël ! Peux-tu emmener le sergent à
l’hôtel ?
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Le Pied Noir
Le juif s’approcha et tendit la main. Il parlait
parfaitement le français
- Naturellement ! Je m’appelle Bendahan
commerçant.
je suis
- Moi c’est Gustave Charbonnier, je suis sergent
réformé.
- Ce n’est pas un métier cela ! dit Bendahan en riant,
vous êtes déjà venu au Maroc ?
- Oui ! C’est pour cela que je reviens ! J’ai fait
campagne en 12 et en 13 comme interprète et je ne sais pas
encore ce que je vais faire.
- Oh vous trouverez ! Les interprètes sont très
demandés par l’administration.
- Je n’ai pas envie d’être bureaucrate !
- Il est mécanicien ! intervint le cabaretier.
- Mécanicien ? Écoutez ! vous pourriez me rendre
un grand service, si vous voulez. Vous voyez ces caisses
que je débarque ! c’est un moulin, si vous pouviez me le
remonter je vous paierai très bien !
- Je pourrais certainement le faire si vous me donnez
des aides parce qu’avec cela ?...il agitait sa manche.
- J’ai ce qu’il faut et aussi des outils et tout ce que
vous voudrez, combien voulez vous gagner
Le bistrot intervint :
- Ne te fais pas avoir par ce juif compagnon !
- Oh ! Pépé ! Les juifs t’emmerdent, Courson qui
tient l’agence Ford prend douze francs de l’heure.
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M’Barka
- C’est pas vrai ! Il prend quinze francs ! Ne te
laisses pas faire compagnon !
- Ah ? Il a encore augmenté ses tarifs celui-là,
oh ! là !Là ! On ne pourra bientôt plus vivre...Bon !
Monsieur Charbonnier je vous donne quinze francs...
- Il faudrait que je voie votre moulin et le bâtiment
où vous allez le mettre et quand je me serai rendu compte
du travail je vous donnerai mon prix pour le montage
terminé.
- Ce sera mon prix ! Tu en es témoin Pépé ! Sers
nous une anisette !
- Pour moi un autre verre de vin !
La fraternité des verres trinqués les fit se tutoyer et
alors qu’ils se levaient pour partir Bendahan lui dit :
-Écoute! Puisque tu vas travailler pour moi, au lieu
d’aller dans cet hôtel inconfortable je te propose de te loger
chez moi, à moins que tu n’aies une prévention contre les
juifs. ?
La propreté des juifs des mellahs, à cette époque,
était plus que douteuse, ce qu’illustrait alors, un dicton
arabe qui disait : Mange chez le juif, mais dors chez le
chrétien.
Se doutant de son embarras Pépé intervint.
- Tu peux y aller compagnon ! Madame Bendahan
est une personne très bien élevée, je me demande pourquoi
elle s’est mariée à ce pouilleux, en tout cas elle l’oblige à
être propre.
- Pouilleux toi-même Pépé ! Oui ! Ma femme a été à
18
Le Pied Noir
l’école française
« moderne. »
dit
fièrement
Bendahan,
elle
est
Dans sa bouche le mot avait la même consonance
admirative que s’il avait dit : elle est agrégée de lettres
Gustave se mit à rire et accepta avec politesse.
- Oh je ne doute pas d’être bien reçu et je n’ai pas de
préventions de race ou de religion, mais je ne voudrais pas
vous déranger.
- Ne t’en fais pas ! la maison est très grande et nous
avons des serviteurs, tu pourras rester là jusqu’à ce que tu
te trouves une maison dans la ville nouvelle.
- Bon ! alors d’accord ! Allons-y !
Le gamin qui était resté assis dans son coin prit le
sac sur son épaule et ils entrèrent dans la vieille ville,
presque entièrement occupée par la communauté juive.
Bendahan expliqua en montrant une grande bâtisse assez
laide devant laquelle ils passaient
- C’est l’ancienne église portugaise ! les français
viennent de la rouvrir, la ville était resté deux siècles
inhabitée après le départ des portugais avant que le Sultan
ne l’ouvre pour nous. Tu vas à l’église ?
- Non ! Je suis athée
- Oh ! S’indigna le juif, ne dis pas cela ! Nous
sommes tous enfants de Dieu...c’est pour cela que tu as
accepté de venir chez des juifs ? Les chrétiens nous
méprisent d’habitude.
Sentant son nouvel ami choqué il se fit rassurant
- Disons que je n’ai encore pas trouvé de Dieu à ma
19
M’Barka
convenance et rassure toi, je te répète que je viens chez toi
parce que je suis sans prévention stupide.
Ils arrivaient. Après leur passage sous un portique
qui enjambait la ruelle Bendahan alla frapper à une grande
porte, que surmontaient encore les armes d’un de ces
chevaliers d’Algarve qui au XVIe siècle, était venu
construire ici sa maison. La porte s’ouvrit sur une jeune
femme qui parut surprise de voir ce soldat français avec
son mari. Pépé avait dit vrai, Rachel Bendahan, sous son
châle de soie brodé était une gracieuse jeune femme.
L’élégance de son habit traditionnel tranchait avec la tenue
négligée de son mari qui tout de suite fit les présentations
- Voici ma femme Rachel ! Monsieur Charbonnier a
accepté de monter le moulin, c’est un vrai mécanicien il
arrive de France, il est démobilisé, je l’ai invité à demeurer
chez nous en attendant qu’il trouve un logement...
Rachel d’un geste gracieux lui fit signe d’entrer
- Entrez monsieur ! Soyez le bienvenu dans not r e
maison, mon mari s’inquiétait pour ce moulin. ..c’est
vraiment Dieu qui vous envoie...entrez ! je vous en prie !
Elle eut une hésitation en regardant le bras mutilé et
dit une banalité comme il en avait déjà cent fois entendu,
mais il ressentit la sincérité de sa pitié quand elle lui dit.
- Mon dieu ! comme vous avez dû souffrir ! mais
nous allons vous faire oublier cela ! N’est ce pas Raphaël ?
Mais qu’est ce que je vais vous faire à manger ? Tu ne
pouvais pas envoyer quelqu’un pour me prévenir ? Tu veux
donc que j’ai honte ?
Son hôte se mit à rire avant de la rassurer
20
Le Pied Noir
- Allons Madame ! Ne vous faites pas de soucis pour
si peu de chose même si vous n’aviez qu’un morceau de
Quesra je me régalerai soyez en certaine après tout ce que
j’ai supporté.
- Oh non ! Quand même ! et elle appela : Esther !
Esther ! Viens vite ici , va chez Maman dis lui que j’ai un
français qui vient manger qu’elle vienne m’aider, qu’elle
regarde ce qu’elle a dépêche toi !
Elle avait parlé en arabe dialectal aussi fut elle
étonnée quand Gustave arrêta la vieille femme qui se
précipitait en relevant son châle sur ses cheveux en lui
disant dans le même langage de rester là et qu’il serait
heureux de partager ce qu’elle avait préparé pour sa
maîtresse car il se doutait qu’elle devait être une excellente
cuisinière. La vieille femme se rengorgea et commença à
énumérer tout ce qu’elle avait préparé. Rachel capitula et
demanda
- Mais où donc avez vous appris à parler arabe ?
- Je vais vous expliquer mais je vais d’abord
renvoyer ce petit curieux
Le gamin qui était resté à distance avait posé le sac
sur le sol, Gustave alla le ramasser et lui tendit une pièce, le
gamin s’étonna
- Tu vas habiter chez ces juifs ? Tu es juif ?
Il se mit à rire et lui frotta amicalement la tête
- Non je ne suis pas juif...Mais je vais travailler avec
eux, et toi tu veux travailler avec moi ? Demain je serais au
port.
Galette de pain
21
M’Barka
- Inch Allah ! Sidi !
Il s’éloigna en chantonnant et Gustave empoigna son
sac mais la vieille servante se précipita
Il ne savait pas en franchissant ce seuil qu’il allait
s’installer là pour longtemps et qu’il trouverait chez ces
juifs universellement méprisés ce qu’il n’espérait plus
depuis sa naissance : une famille.
Dés le matin accompagnant Bendahan, il trouva le
gamin qui l’attendait. Emballé dans sa djellaba, crasseuse
et rapiécée, il avait visiblement dormi à côté des caisses. Il
se précipita vers ses patrons pour leur baiser la main avec
l’humilité qui sied au serviteur et s’emparant du sac
d’outils voulu commencer à ouvrir.
Mais Gustave, lui donnant un peu d’argent, lui
ordonna d’aller boire du thé avec les pêcheurs à la buvette
improvisée d’une vieille femme qui, tôt le matin venait
allumer son kanoun sur le quai. Le gosse en avait besoin,
nu sous ses haillons, il grelottait de froid. Du coup quand il
revint Raphaël ne voulant pas être en reste de charité en ce
jour qu’il jugeait si favorablement encourageant par son
Seigneur, lui dit d’aller chez lui et de demander à sa femme
de lui donner un vêtement.
Quand il fut parti ils commencèrent à ouvrir les
lourdes caisses pour en charger le contenu sur les carrioles
qui devaient transporter les pièces au fondouk et comme au
bout d’une heure le gamin n’était pas revenu, Bendahan
observa que ce petit salaud avait dû aller vendre les habits
long vêtement de laine avec un capuchon
Petit brasero de terre cuite utilisant du charbon de bois
Magasin, dépôt, également hôtellerie dans l’ancien Maroc
22
Le Pied Noir
que sa femme lui avait donner avant de disparaître. Mais à
ce moment le gosse réapparut transformé.
Rachel lui avait donné un séroual, une chemise, un
gilet et une djellaba, vêtement qu’en réalité elle avait été
acheter chez un fripier du voisinage, mais elle avait aussi
obligé le jeune garçon à aller au bain. Tout ceci expliquait
le retard. Pour la forme Raphaël protesta qu’il ne lui avait
pas dit de demander à sa femme de lui acheter une garderobe, mais de lui donner la vieille djellaba de Samuel le
gardien qui était mort l’année dernière.
Le gos se protesta que c’est bien ce qu’il avait dit à
Madame Rachel mais qu’elle avait vu que la djellaba était
trop grande alors elle l’avait envoyé avec Madame Esther
chez le mari de Madame Esther qui lui avait donné tout
cela et puis madame Esther l’avait emmené au bain et après
elle l’avait fait rentrer à la mosquée pour qu’il remercie
Allah de ses bienfaits.
- Cette femme est folle ! protesta Raphaël si je la
laissais faire elle nous ruinerait avec ces gosses paresseux
qui traînent partout pour nous voler. En tous cas ! toi tu as
intérêt à travailler pour payer tout cela !
Le gamin ne savait trop quelle attitude prendre mais
Gustave qui riait de la fausse colère du juif le rassura et lui
remettant un marteau lui fit démolir les caisses vides, pour
en emmener les planches au fondouk
Il sut, par la suite, en faire un de ces excellents
ouvriers que, bien après l’Indépendance du Maroc on
trouvait encore, formés au travail manuel par des ouvriers
français avec les bonnes vieilles méthodes d’apprentissage
de la Métropole.
23
M’Barka
Le moulin qui avait été acheté en France était
composé d’un broyeur à cylindre et d’un sasseur qui
devaient être entraînés par un moteur.
Le moteur était celui d’une chaloupe qui s’était
échouée dans la barre d’Azemmour. Le mécanicien français
eut de quoi occuper ses talents pour réviser le moteur et
l’associer aux machines qui étaient entraînée par un arbre
de transmission et des courroies de cuir, son apprenti
travaillait bien et intelligemment et enfin, deux bons mois
plus tard, le teuf !teuf ! du moteur fit savoir aux habitants
qu’ils allaient avoir de la farine fraîche.
A cette époque les juifs marocains étaient encore
soumis par les anciennes lois à l’autorité du maghzen, leur
gouvernement légal mais le contre pouvoir que représentait
le Protectorat français avait décrété que les juifs qui
s’associaient pour leur commerce
avec des français
devenaient leurs protégés et de ce fait échappaient à la
juridiction habituelle. Bendahan avait besoin de Gustave
pour cette raison aussi, c’est pourquoi très vite il décida son
mécanicien à établir avec lui un contrat d’association.
C’était doublement une bonne opération pour la famille
Bendahan. Mais finalement, ce fut également pour l’ancien
soldat le moyen rapide d’une ascension sociale, comme il
s’en produisit alors pour tous ces chevaliers d’aventure, à
qui s’ouvrait un pays neuf et
tous comptes faits,
accueillant. Cette collaboration entre le juif marocain, si
rompu aux affaires et l’ingénieux mécanicien qui, grâce à
son ami se découvrit également des dons pour le
commerce, fut fructueuse et leur amitié dura très
longtemps. En fait jusqu'à leur mort.
Le gouvernement, l’administration
24
Le Pied Noir
Il passait beaucoup de temps dans le moulin,
passionné par les incessantes améliorations qu’il devait y
apporter. Le rendement n’était certes pas excellent mais les
meules crachaient la farine dans les sacs de toile beaucoup
plus vite que lorsque c’était deux ânes qui faisaient
mouvoir la noria. Raphaël était un partenaire loyal, certes il
discutait âprement, mais ce qui était convenu était convenu
et Gustave ne regrettait pas leur collaboration.
Dès le premier jour un cousin de la famille qui était
tailleur, sans prendre un sou d’avance, lui avait fabriqué
deux costumes, ainsi il put se débarrasser de son uniforme
et enfin se sentit « Civil ». Il avait une jolie chambre
fraîche et la cuisine juive ne lui déplaisait pas, il y avait
longtemps que son palais de normand s’était habitué à
l’huile d’olive et aux saveurs pimentées. Il découvrait
d’autres coutumes, une vie domestique toute conditionnée
par une religion exigeante.
Quelques rites, parfois le faisait sourire, mais il
savait montrer sa discrétion et plus pour lui faire plaisir que
pour vraiment découvrir sa manière d’honorer son Dieu, il
interrogeait Rachel qui lui expliquait longuement, avec
passion, les origines et les raisons de leurs coutumes
religieuses
Du côté des musulmans il fut également vite adopté,
surtout à cause de sa parfaite connaissance du langage et il
devint très vite populaire bien au-delà de la cité. Il s’y
plaisait de plus en plus et vers le mois de décembre 1916 il
acheta, pas très loin de ses amis une bonne vieille maison
tricentenaire fraîche et silencieuse, avec un joli patio orné
de zelliges bleues.
Rachel qui regrettait son départ de chez elle se
25
M’Barka
moqua de lui
- Toi tu veux t’en aller pour cacher tes mauvaises
fréquentations, tu devrais plutôt te marier ! Tu crois que je
vais permettre à Raphaël d’aller chez toi pour se
dévergonder ?
Le marier elle y avait bien pensé et comme toutes les
femmes avait rêvé d’une intrigue où elle avait poussé une
de ses jolies cousines, mais le français n’était pas mûr pour
le mariage, la cousine alla rêver ailleurs.
Il intriguait les français qui s’installaient dans la
nouvelle ville, la plupart pensaient qu’il était juif, d’autant
plus qu’il ne fréquentait pas la vieille église des portugais
qui avait été rendue au culte catholique, et qu’il habitait
dans le mellah.
Autant dire que le curé, le contrôleur civil et le
commandant d’armes, ne le comptaient pas parmi leurs
fréquentations et s’ils avaient pu, ils en auraient bien
débarrassé la colonie. Mais il était difficile de s’attaquer à
un ancien combattant surtout mutilé de guerre, même s’il
refusait toujours de porter ses décorations. On préférait
donc en parlant de lui, se toucher la tempe de l’index pour
ajouter cette infirmité supposée à ses blessures de guerre.
Lui il les ignorait, il s’occupait activement du moulin
avec Raphaël qui y adjoignit une boulangerie pour les
besoins croissants de la population européenne.
La minoterie qui tournait jour et nuit achetait son
blé à un négociant musulman, Belyazid qui était ami de
Quartier réservé aux juifs
26
Le Pied Noir
Raphaël. Il avait par héritage familial, une sorte de
monopole d’achat sur les céréales des Doukkalas. Pour
parcourir le bled il avait acheté une Ford « A » , haute sur
roues et réputée pour sa solidité, mais il ne savait pas
conduire et ce fut Gustave qui lui apprit.
A cause de cette voiture, Raphaël et son ami eurent
une idée qu’ils partagèrent avec Gustave.
Il s’agissait, grâce à la rapidité relative de transport
de l’automobile, d’acheter dans les campagnes
environnantes des oeufs que les Doukalis produisaient en
abondance pour les exporter vers l’Europe. Mais il y avait
le problème de leur conservation. Ce fut le français qui mit
au point le procédé en les emballant dans du gel de silicate.
Ainsi les oeufs de Mazagan furent bientôt réputés au-delà
de l’océan, en Angleterre, en France, et surtout en Espagne.
En 1918, sous l’impulsion des colons, qui utilisaient
les méthodes et les machines américaines, la récolte de blé
et d’orge s’annonça exceptionnelle. En rentrant de sa
tournée dans le bled Belyazid signala à ses amis que les
agriculteurs s’inquiétaient de la pénurie de sacs pour
transporter leur récolte. Ils décidèrent d’envoyer Gustave
en chercher en France. Quand il en revint les battages
avaient commencé et les agriculteurs, trop heureux de
pouvoir se débarrasser de leur grain, ne rechignèrent pas
trop aux conditions que leur imposèrent les trois compères.
D’autant que Gustave, qui avait racheté à l’armée et
réparés, trois gros camions américains « Pierce-Arrow » à
chaînes et bandages qui passaient partout, se chargea du
habitants des Doukalas . Région autour de la ville actuelle
d’El Jadida anciennement Mazagan
27
M’Barka
ramassage dans les fermes.
La Franc e, à cause de cette guerre épuisante, avait un
grand besoin de céréales. En se réservant le quasi
monopole des exportations des récoltes de la riche région
des Doukkalas, le français, l’arabe et le juif firent leur
première grande affaire et se frottèrent les mains en s’en
partageant les bénéfices. Du coup ils décidèrent de créer
ensemble une société d’import-export.
L’ancien sous-officier avait renoué des contacts avec
son ancien régiment et grâce à son ex capitaine, qui ayant
été jugé trop vieux pour aller au front avait été affecté à
l’Intendance générale, il eut facilement des adjudications
pour l’approvisionnement des troupes en oeufs et
en farine, puis pour tout ce qui était nécessaire à cette
armée de plus en plus importante.
Mais le moulin avait beau cracher jour et nuit il n’y
suffisait plus et Gustave profita de son voyage en France
pour en commander un neuf. Le délai était long, les
industriels étaient accaparés par les fabrications de matériel
militaire que nécessitait la guerre qui continuait à l’Est avec
ses incertitudes.
Au Maroc il fallait toute l’habileté de Lyautey, pour
seulement conserver les acquis, car la résistance des
populations berbères à l’occupation coloniale, se faisait
d’autant plus forte que les chefs rebelles trouvaient des
appuis du côté des allemands. C’est dans ces circonstances
que l’État-major décida de faire une vaste opération de
prestige à travers le Haut-Atlas et en même temps de
frapper la résistance des chleuh du Souss
Le général De Lamothe fut chargé de l’opération à
partir de Marrakech. Il faut se rappeler qu’à cette époque le
28
Le Pied Noir
seul moyen d’accéder à Agadir était la piste côtière qui
passait par Safi et Mogador et que la montagne était
inviolée et hostile. Si hostile que les soldats en opérations
s’attachaient une main à la queue des mulets pour être sûrs
de ne pas être abandonnés sans armes en cas de défaillance,
car leur mort aurait été certaine.
La colonne qui avait commencé à partir d’IminTanout, le 22 Février 1917, sa marche en territoire
insoumis, traversa l’Atlas jusqu’à Agadir en moins de huit
jours, avec mille huit cents mulets et neuf cents chameaux.
Ceux qui maintenant vont en deux ou trois heures de
Marrakech à Agadir ne se doutent pas que la superbe route
qu’ils empruntent, a été construite sur la piste tracée à cette
occasion et bien sûr, ne peuvent imaginer l’audacieux
exploit que représentait à cette époque, le franchissement
du Haut-Atlas par une telle caravane.
Une telle opération ne pouvait laisser l’aventureux
Charbonnier indifférent. Cela tenait autant de l’exploit
sportif que de l’exploit militaire, il y aurait participé
gratuitement si on le lui avait demandé.
A plus forte raison quand son ami des intendances
lui proposa de le faire en sa qualité de fournisseur des
armées, il accepta avec enthousiasme, puisqu’il joignait au
plaisir de l’aventure, une magnifique affaire commerciale,
qui finalement influença de manière indirecte son destin.
Il avait vendu entre autres choses à l’intendance, la
farine pour les hommes, l’avoine et l’orge pour les animaux
de bât et il eut l’autorisation d’accompagner la colonne
comme cantinier. Pour cela il avait acquis une dizaine de
ces charrettes légères tirées par un mulet, que l’on appelait
29
M’Barka
des arabas et qui portaient tout ce que les militaires en
campagne réclament au repos pour s’abreuver et améliorer
l’ordinaire : des saucissons secs, des sardines en boite, des
harengs-saurs, du bon vin rouge de la qualité « Gros qui
tache 14/ », de l’anisette espagnole et du rhum de la
Martinique.
A chaque étape il mettait ses fûts de vin rouge en
équilibre sur le bord des charrettes et ses aides
remplissaient sans arrêt les bidons de deux litres, qui en
général en contenait un peu plus grâce à un procédé qui
consistait à faire germer des haricots à l’intérieur. Mais le
cantinier Gustave, n’était pas à cela près, il connaissait la
méthode pour l’avoir pratiquée et il ne vendait pas au litre
mais au bidon.
Il regretta de ne pas avoir été aussi astucieux que les
quelques grecs qui suivaient également la colonne et qui
eux, ayant pensé aux femmes des villages traversés,
s’étaient chargés de pacotilles, de coupons de tissus, de
batteries sonores de casseroles et bouilloires en fer-blanc.
Avant la fin du voyage, ils s’en étaient débarrassés auprès
d’une clientèle de femmes berbères, de plus en plus
enthousiastes à mesure que leur réputation les précédait.
Beaucoup plus tard, commentant cette expédition
avec un de ses vieux compagnons d’armes, ils se
demandaient si ces foutus grecs n’avaient pas fait chez les
berbères autant que la force armée pour le prestige de la
France.
Au fur et à mesure qu’elle se vidaient il revendit des
charrettes aux femmes du BMC, qui fatiguées de leurs
soirées agitées et enrichissantes, en avaient assez de suivre
la colonne à pied ou sur l’échine des ânes.
30
Le Pied Noir
Sait-on qui fut l’inventeur de cette remarquable
contribution au moral des armées ? En tout cas, ce fut une
idée de génie, d’autant qu’en raison d’un sérieux contrôle
sanitaire, on éliminait les avatars consécutifs à la
satisfaction des besoins sexuels des troupes. Bien entendu !
Les pauvres filles réduites à l’état de bêtes à plaisir, ne
comptèrent pas beaucoup dans le calcul, mais est ce qu’une
femme comptait à cette époque dans ce pays, alors qu’elle
comptait déjà si peu en pays chrétien ? Quand les soldats
étaient en garnison dans les postes éloignés, le passage du
BMC leur était annoncé au rapport à peu prés sous cette
forme : « Le BMC 205 sera au poste du 24 au 30 Mars et
sera ouvert : de 16 à 17 heures pour les officiers, de 17
heures à 18 heures aux sous officiers, de 18 heures à 20
heures aux hommes de troupe européens et de 20 heures à
23 heures aux tirailleurs »
Les sénégalais, il est vrai n’étaient pas difficiles.
Mais les pauvres filles ! ...Quand le dernier leur était passé
dessus elles devaient bien dormir.
Celles qui accompagnaient la colonne étaient une
vingtaine sous la surveillance d’une Mâalema, qui
encaissait le prix des passes. Elles disposaient chacune,
pour leur activité, d’une petite guitoune où elles officiaient
sur un tapis, allongées sur le dos, passives, jambes écartées,
même pas déshabillées. Dès que leur client avait terminé
elles se passaient entre les cuisses le chiffon qu’elles
tenaient à la main et le suivant se précipitait, à quatre
pattes...dans la place toute chaude vivement encouragé à se
dépêcher, car dehors la file des candidats s’allongeait
Maîtresse, patronne
31
M’Barka
jusqu’à l’extinction des feux.
La traversée de l’Atlas qui se fit sans un coup de
fusil, avait plus l’allure d’une exploration que d’une
expédition guerrière. C’est surtout ce que voulait le
général, impressionner les montagnards. Tout au long de la
route, ils se précipitèrent pour voir l’extraordinaire défilé,
qui pendant des heures se déroulait sous leurs yeux
stupéfaits.
Les « Joyeux », comme on appelait les soldats des
bataillons disciplinaires, allaient en tête de colonne en
chantant « Marche ou crève » leur chanson de marche.
«..En marchant sur la grande route.
Souviens-toi ! Oui souviens toi !
Tes anciens l’ont fait sans doute.
Avant toi, oui avant toi !
De Gafsa à Médénine.
De Gabés à Tataouine.
En avant dans la poussiè..ère
Marchez bataillonnaires...»
Armés de pelles et de pioches ils partaient, sous la
protection et la surveillance d’une compagnie de tirailleurs
sénégalais, avec une ou deux heures d’avance sur le convoi,
afin de préparer les traversées d’oueds ou élargir un
passage dangereux en surplomb d’un quelconque ravin. Les
« Marsouins » de l’Infanterie de Marine, s’échelonnaient
derrière, suivis des « Bigorres » de l’Artillerie Coloniale
32
Le Pied Noir
accrochés à la queue des brêles qui portaient les canons de
65 de montagne. Un peu en arrière le général et son étatmajor suivaient à cheval, accompagnés de près par le
Service de Santé. Les innombrables chameaux du Train des
Equipages suivaient en bramant de leur pas majestueux et
fermant la marche, venaient les képis blancs de la Légion
qui eux chantaient comment ils vendaient du boudin aux
alsaciens et aux lorrains
Enfin derrière toute cette troupe disciplinée venait le
désordre des civils : la cantine de Gustave avec ses oeufs
durs et ses tonneaux de gros rouge, les colporteurs grecs, le
tailleur juif, et enfin les putes du BMC.
Parcourant sans arrêt l’ensemble de la colonne, des
estafettes et des officiers de liaison, assuraient à cheval, le
renseignement et la transmission des ordres.
Un énorme nuage de poussière rouge s’élevait haut
dans le ciel et prévenait ainsi les populations de l’avance de
la colonne. Cette poussière fut le pire, asséchant les gosiers
des hommes et des bêtes, se collant aux pelages et aux
uniformes, retombant longtemps après sur la verdure
des arganiers et des amandiers. Les berbères silencieux se
postaient craintifs sur les hauteurs, surveillés aux jumelles
par les officiers de cavalerie.
Leurs femmes, plus audacieuses, s’approchaient
curieuses pour voir le Hakem. Les soldats les interpellaient
en riant, mais il leur était interdit d’avoir quelque geste
provoquant ou insultant et elles leur répondaient en riant
avec excitation par la stridente modulation des youyous.
Mulets
Dans ce cas le titre reprenait son vrai sens le Hakem était
le Général
33
M’Barka
Des chefs de village venaient à leur rencontre pour
manifester leur désir de faire leur soumission, mais surtout
par curiosité, ils étaient reçus par les officiers de
renseignements qui les invitaient à demander l’aman du
général à l’étape du soir, sans oublier d’amener le taureau
du sacrifice.
Le soir réunis devant la tente de l’Etat-Major ils
faisaient leur soumission et quand les victuailles qu’ils
avaient amenées étaient cuites on leur faisait l’honneur de
les inviter à les manger avec le Général. C’est alors qu’ils
apprenaient, en admirant l’éclat des leggins que les
ordonnances sénégalais briquaient en crachant dessus pour
économiser le cirage, combien ils allaient désormais être
heureux, sous la protection d’une si puissante armée. Puis
le général se retirait dans sa tente et ils repartaient dans la
nuit porter la bonne nouvelle dans leurs villages. A moins
que ce ne fût qu’un message du genre « Ces salauds sont
bien trop fort pour nous pour qu’on les attaque »
Pendant l’opération, il fit la connaissance d’un
lieutenant du « Train des Equipages » qui était revenu de
Verdun un peu amoché, il avait un oeil en moins, mais on
avait jugé qu’il pouvait encore servir au Maroc. Il avait
participé, lui aussi, à l’offensive de Champagne avec la
division marocaine, ils se réjouirent d’en parler, comme le
font toujours les anciens compagnons d’armes, et se
promirent de garder le contact.
Bien longtemps après le jeune lieutenant
Larivière allait encore fréquenter son ami Gustave.
De
Finalement ils arrivèrent à Agadir sans avoir eu à
tirer un seul coup de feu et il quitta là, la colonne qui devait
poursuivre une mission plus combative contre les partisans
34
Le Pied Noir
du grand chef El Hiba, retranchés du côté de Tiznit avec
des armes amenées par les allemands.
Il avait gardé une araba et une dizaine de mules et il
prit le chemin du retour en suivant la côte, jusqu’à
Mogador où il devait s’arrêter quelques jours chez un
parent de Bendahan qui devait le mettre en rapport avec la
communauté israélite. Il leur acheta un stock de bijoux
filigranés en argent, qu’il revendit plus tard à Casablanca et
établit des contrats avec d’habiles ébénistes, pour la
fabrication en série de petits meubles en bois de thuya, que
lui achetèrent les nouveaux arrivés européens qui ne
cessaient de débarquer au Maroc.
Il était accompagné depuis Agadir par un déserteur
d’une compagnie de la Bandéra basée à Sidi-Ifni. Il avait
pas mal navigué sur les côtes d’Amérique du Sud avant de
s’engager dans la Légion espagnole, fuyant la justice pour
une affaire sur laquelle il répugnait visiblement à s’étendre.
Gustave n’était pas curieux et l’aventurier sympathique le
distrayait par le récit de ses nombreuses aventures. Quand
ils approchèrent de Mogador l’espagnol fit remarquer à son
compagnon la facilité avec laquelle les agaves poussaient
dans les dunes, lui suggérant de les exploiter, comme il
l’avait vu faire au Mexique, pour en tirer le sisal avec
lequel on fabriquait pour la marine des cordages
imputrescibles.
Alors qu’ils s’étaient arrêtés pour faire reposer les
bêtes et que cuisait un lièvre que Gustave avait tiré du haut
de son cheval, le déserteur fit une démonstration en
écrasant entre des pierres la longue flèche acérée coupée
sur un cactus proche, lui faisant constater la solidité des
Légion étrangère espagnole
35
M’Barka
fibres ainsi extraites.
Gustave en parla au cousin de Bendahan et puisque
le transfuge était désireux de se faire oublier dans cette
jolie ville tranquille, ils allèrent tous les trois voir le caïd
qui après de nombreux verres de thé et un méchoui, leur
octroya une concession pour cent ans. Bien sûr il fallut
payer en bels et bons douros d’argent que le juif sortit de
son trésor à titre de prêt au cousin et pendant que les adouls
établissaient l’acte de vente, moyennant une petite
rétribution complémentaire il fit en sorte que le senor
Garcia eut une attestation de séjour suffisamment antidatée
pour que jamais l’on ne put le confondre avec un senor
Lopez qui avait quitté la légion en emportant son
équipement et surtout un bon fusil qui lui avait permis de
payer à El Hiba son passage jusqu’à Agadir sans avoir la
gorge tranchée. Ainsi ! arabe, juif, espagnol et français, tout
le monde fut content d’illustrer ainsi cette « Pax Lyautey »
dont toute la presse faisait état. Gustave laissa sur place son
gérant et rentra chez lui avec sa petite caravane de mulets,
chargée des odorants coffres de thuya et de sa bimbeloterie
d’argent.
36
Le Pied Noir
ette guerre qu'ils appelèrent la « Grande Guerre » et
aussi : La Der des Der , parce qu’ils croyaient qu’une
telle abomination ne pouvait être pire et que l’on
n’oserait jamais recommencer, était terminée. L'Allemagne
éliminée de la compétition coloniale, les vainqueurs,
allaient pouvoir se partager le Monde. A toi les Indes! A
moi l'Indochine! ...A toi l'Irak! A moi la Syrie! ...A toi
l'Egypte! A moi le Maroc! Quant aux espaces encore
inexplorés règle et crayon en main ils tirèrent des lignes
droites et parlèrent de kilomètres carrés, divisant les
peuples et préparant imprudemment les génocides et les
guerres tribales du futur.
C
Les mains libres au Maroc les français purent en
toute quiétude poursuivre leur conquête, d'autant plus
facilement que les armements récupérés sur les champs de
bataille ne leur manquaient pas, ni l'expérience de leurs
généraux en massacres de populations. C’est pourquoi
quand les banques voulurent récupérer plus vite leurs
investissements on élimina le brave général Lyautey et sa
technique des petits pas, pour celle des massacres massifs
du général Pétain dans le Riff où il y gagna ses dernières
étoiles.
En attendant la mise au pas des derniers rebelles, les
affaires prospéraient pour ceux qui s’étaient les premiers
lancés dans l’aventure. C’était bien sûr le cas des trois
associés de Mazagan qui ne se sentaient pas gênés par la
différence de leurs conceptions religieuses. Il est vrai que
Gustave n'était pas encombré par ce concept de supériorité
c hrétienne de ses concitoyens, qui les empêchait de s'allier
aux « arabes » et avec répugnance aux juifs.
Ah! Que les affaires marchaient bien pour le trio en
ce début de 1919! Le moulin crachait la farine sans trop de
37
M’Barka
pannes, les oeufs s'exportaient de plus en plus. Ils
construisirent un vaste hangar sur le port pour stocker les
sacs de grains et à Mogador, leur gérant Lopez-Garcia qui,
sans difficultés, était devenu français, avait ajouté à ses
cactus une plantation de ricins, ces arbustes qui poussent
tout seuls et dont les graines contiennent une huile qui,
outre ses vertus sur les constipés, était très demandée par
les moteurs d'avion de cette époque.
Gustave, qui avait maintenant vingt-cinq ans,
commença sérieusement à penser que Rachel Bendahan
avait raison de lui suggérer de se marier et d'installer dans
sa jolie maison une compagne qui en soit plus digne que les
filles qu'il y entraînait de temps à autre; ce qui lui valait les
mines pincées des dames de la colonie et les grasses
plaisanteries de leurs époux quand ils se retrouvaient le
dimanche matin sur le jeu de boules.
En 1920 les autorités du Protectorat décidèrent
d'aménager sérieusement le vieux port de Mazagan qui
commençait à être concurrencé par Casablanca.
Gustave, averti discrètement par ce lieutenant
borgne, qu’il avait connu dans l’expédition du général De
Lamothe et qui était maintenant capitaine à la Résidence, se
précipita en France pour affréter à Bordeaux un bateau
rempli de sacs de ciment. Une sacrée bonne affaire pour les
associés de la C.B.B.Import-Export. Et à cette heureuse
époque, dire que l'on faisait une affaire cela s'appelait faire
une « Culbute » autrement dit doubler la mise, or pour cette
affaire de ciment Raphaël put dire en riant qu'ils n'avaient
pas fait une culbute mais un looping. Dans ce même
voyage il fit également embarquer les machines modernes
de la nouvelle minoterie qui étaient enfin prêtes.
38
Le Pied Noir
Il loua un bureau sur les bords de la Gironde, où il
installa un Commis qui leur enverrait, au fur et à mesure
que les besoins de la nouvelle colonie l'exigeaient, les sacs
de clous, les fils de fer barbelés, les moulins à vent, les
dynamos, les moteurs, les charrues, les bicyclettes, les
automobiles, les robes pour les dames, les costumes-marins
pour les garçonnets...Enfin tout ce que les aventuriers de la
colonisation réclamaient à grands cris portefeuille déployé.
Le nouvel employé ayant fait valoir qu'il aurait
besoin d'une Sténo-dactylographe, il alla se renseigner au
Cours Pigier où on lui recommanda une charmante
demoiselle, à qui il acheta le dernier modèle de machine à
écrire Remington
Comme il savait y faire avec les dames, elle fut
immédiatement séduite par ce riche aventurier, aux belles
moustaches et fort en gueule, qui lui décrivait, avec
lyrisme, les beautés de ce pays lointain où elle envoyait les
lettres qu'elle tapait sur sa bruyante machine. Pendant les
deux mois où il resta, pour mettre en place la nouvelle
organisation, il lui fit une cour d'autant plus assidue, que
ses inavouables intentions initiales n'eurent pas le résultat
escompté.
La demoiselle était vertueuse et cette résistance n'eut
d'autre effet que de le rendre amoureux.
Aussi n'eut-il d'autre solution, pour jouir des
charmes devinés de la jolie fille, que de la demander en
mariage; ce qui lui fut accordé sans diffic ultés, car il est
vrai que papa et maman, qui en avaient encore six après
elle, n'avaient pas envie de rater une si bonne affaire. Sauf
dans les romans, les dactylos se marient rarement avec leur
patron.
39
M’Barka
Il repartit cependant sans elle, car à cette époque les
demoiselles convenables ne se mariaient pas sans une
période de fiançailles d'au moins une année. D'ailleurs il
fallait bien tout ce temps pour préparer le trousseau. De son
côté, aidé de la fidèle Rachel, toute heureuse qu'enfin leur
ami se range du côté des gens convenables, il prépara la
maison de sa future épouse.
Compte tenu des circonstances et de l’éloignement il
put faire accepter de réduire la durée des fiançailles à six
mois. Leurs noces, durèrent quatre jours et furent
fastueuses. Il avait invité ses deux associés. et Rachel qui
avait accompagné son mari fut de plus en plus convaincu
que la France était bien la « Mère Patrie » qui convenait. à
son mari. « Nous autres les Gaulois » disait il plus tard
pour se moquer de sa communauté. La jeune femme juive
guidée par la nouvelle mariée pilla pendant quelques jours
les grands magasins pour elle-même mais aussi pour
satisfaire une très longue liste que lui avait remis la femme
de Belyazid qui était restée à la maison. Enfin la jeune
épouse plia sa robe de mariée sur le trousseau qui
remplissait une grande malle cerclée de fer, mit par-dessus
s a couronne de fleurs d'oranger, dont elle ferait, sous globe,
une garniture de cheminée et quitta sa maman, hélas pour
toujours, mais elle ne le savait pas encore
Appuyée à la rambarde du navire, elle pleura un peu
en agitant son mouchoir, partagea avec Rachel les affres du
mal de mer et enfin arriva dans ce Maroc dont elle avait
tant entendu parler et s'installa dans sa maison.
Gustave était très amoureux d'elle, elle était douce et
fragile et d'une grande sensibilité. Elle passait beaucoup de
40
Le Pied Noir
temps à cuisiner des plats qu'elle avait jeune fille, copiés
sur un gros cahier à couverture de moleskine noire et
échangeait ses recettes avec ses nouvelles amies, l'arabe et
la juive.
Elle allait à l'église, bien entendu, et du coup
Gustave remonta d'un cran dans l'estime de sa
communauté...d'autant qu'il devenait riche et par cela même
respectable.
Presque tout de suite elle fut enceinte, mais cela se
passa mal, elle tomba de sa mule au cours d’une promenade
à l’antique ville de Tit et fit une fausse couche. Elle en eut
beaucoup de chagrin, mais à peine remise elle put un soir
annoncer à son mari qu’il allait être Papa. A quelques jours
près, juste un an après son arrivée, elle accoucha d'un
garçon qu'ils appelèrent Alexis en souvenir d’un oncle mort
à la guerre.
Hélas! la pauvre Anne-Marie avait très peu de lait, le
bébé pleurait et toutes les relations du couple cherchèrent
une nourrice, pendant que l'on complétait ses insuffisantes
tétées, avec du lait de chèvre qui lui donnait des coliques.
Ce fut Jacques De la Rivière, maintenant Chef
d'Escadron aux Affaires Indigènes (on disait les A.I.) qui, à
nouveau sollicité par son ami, trouva la solution en leur
amenant de Meknés une jeune femme, dont le bébé était
mort à sa naissance.
De toute façon il n'aurait pas eu de père légal,
expliqua le commandant, car le géniteur, khalifa du Sultan,
Le Khalifa est le fonctionnaire qui reçoit une délégation
de pouvoir d’une autorité administrative. On peut être khalifa du
Roi ou Khalifa d’un Caid
41
M’Barka
pieux et influent personnage, qui avait quasiment violé la
gamine, esclave et fille d'esclave, n'avait pas pour habitude
d'agrandir sa descendance pour quelques accidents de cet
ordre.
Sa première épouse, qui se chargeait de lui éviter ce
genre de soucis, avait probablement conseillé à la matrone,
qui faisait office de sage-femme au palais, d'oublier de faire
respirer le nouveau-né.
C’est cette
racheté au khalifa
quelques subtiles
personnage au
chérifienne.
pauvre fille que le commandant avait
pour un prix symbolique, accompagné de
pressions qui touchaient à l'avenir du
sein de la nouvelle administration
M'Barka était née au palais où sa mère était esclave
danseuse et musicienne. Elle avait appris très tôt qu'elle
appartenait en toute propriété, tout comme sa mère et
quelques autres hommes et femmes, à Hadj Moulaye
Abdessalam ben Aomar ben Ibrahimi, un personnage tout
puissant qu'elle apercevait de temps à autre dans cette
partie du palais où elles étaient confinées.
Quand elle avait demandé qui était son père sa
maman lui avait expliqué qu'elle n'en avait pas, car on ne
mariait pas les danseuses, contrairement aux autres filles
noires moins belles où moins talentueuses, qui à la puberté
était mariées à un soldat de la garde pour procréer de
nouveaux esclaves, soldats et serviteurs, ou que l’on
affectait aux travaux ménagers et à la cuisine.
Par contre, si on leur épargnait les durs travaux qui
auraient trop tôt abîmé leur beauté, les belles musiciennes
devaient accepter quelques privautés de leurs maîtres, ou de
leurs amis à qui on les prêtait.
42
Le Pied Noir
C’est pour cela que la petite M’Barka était presque
aussi blanche que le fassi andalou qui l’avait engendrée un
soir de fête.
La petite fille se contenta de ce renseignement, qui
ne pouvait la révolter puisque dans l'enceinte de ce palais,
dont elles ne pouvaient jamais sortir, c'était une loi
acceptée par toutes ces femmes, noires et moins noires,
dont elle partageait la vie avec d'autres enfants.
Sa mère lui avait appris la musique et les chants, car
elle souhaitait pour la petite fille ce sort enviable qui était le
sien, puisque pour rester belle elle ne devait pas accomplir
de travaux qui auraient abîmé des mains faites pour
accorder les cordes d’un luth et un corps qu’elles devaient
attentivement entretenir par de longs massages et de
subtiles applications d’onguents, dans les vapeurs du
hammam pour conserver les faveurs des maïtres.
Quand elle révéla à sa mère qu'elle avait saigné pour
la première fois, celle-ci s'effraya et lui dit qu'elle devait
faire très attention de ne rien en dire le plus longtemps
possible, lui expliquant les mystères du sexe et les appétits
des hommes pour les petites filles.
Mais la fillette se mit rapidement à changer et à
prendre des rondeurs difficiles à cacher. Elles rusèrent
encore un certain temps pour la dissimuler aux regards des
jeunes maîtres, toujours à l'affût des chairs fraîches,
jusqu'au jour où la maalema dial cheikhates (La maîtresse
Par principe habitant de Fés . Mais le terme s’applique
surtout à la riche bourgeoisie de Fès, issue des émigrés andalous
chassés par les chrétiens espagnols au XV siècle.
Bain maure
43
M’Barka
des danseuses) dit à la mère.
- Ta jolie petite M’Barka joue remarquablement du
luth maintenant, il serait bon qu'elle vienne avec toi
charmer les oreilles de nos maîtres.
- Tu sais bien maîtresse ce qui va arriver, elle est
encore bien jeune pour cela!
- Préfères-tu que je l'envoie aux cuisines?
Sa mère ne préférait pas! Le soir même elle lui
expliqua comment elle serait déflorée par l'un ou l'autre des
jeunes maîtres ou par le maître lui-même. Cependant avec
ses compagnes elles la rassurèrent, c'était le lot de toutes les
femmes, toutes avait connu ce moment pénible, mais après
on arrivait même à y trouver du plaisir et à en tirer profit.
Le lendemain parée sous l’œil critique de la
Maleema, elle accompagna la troupe au grand salon où
Moulaye Abdesslam donnait une réception et elle s'évertua
de ne penser qu'à la musique. Mais elle dut aussi danser
comme elle l'avait appris et si, à cause de sa naïveté, elle ne
remarqua pas les murmures égrillards qu'elle suscitait
quand elle lâchait ses longs cheveux, sa mère et ses autres
compagnes comprirent que ce vieux vicieux, qui les avait
toutes possédées, allait ce soir même déflorer la jolie
gamine.
Ce fut bien ce qui arriva ce soir-là, et les soirs
suivants quand la maleema l’amenait dans la couche du
vieux maître, qui appréciait les nouveautés quelque temps
avant de s’en lasser et de les recommander à ses amis.
Le jour où elle expliqua à sa mère qu'elle ne perdait
plus de sang et qu'elle avait envie de vomir, on lui appliqua
quelques bonnes recettes mais elle avait trop tardé et elles
44
Le Pied Noir
furent inefficaces. Elle accoucha, avec beaucoup de
souffrances, car elle n'avait que quatorze ans. Dès qu'elle
fut libérée de cet être qui avait déformé si longtemps son
ventre et l'avait tant fait souffrir, elle espéra que l'on allait
le lui apporter pour maintenant soulager ses seins gonflés,
mais hélas sa mère revint près d'elle en larmes pour lui
apprendre que la maalema lui avait dit qu'il était mort dans
son ventre en sortant.
Elle se révolta en criant que ce n’était pas vrai, car
elle se souvenait bien des premiers cris du nouveau-né, puis
elle pleura beaucoup en priant Dieu de la délivrer de cette
douleur et même de lui prendre sa vie.
Mais Dieu, qui ne peut tout de même pas satisfaire
tout le monde, ne l'exauça pas comme elle le pensait.
Pendant que la pauvre fille se cramponnait à demi
assise au poteau des accouchées où la kabla l'aidait à
expulser son enfant, le commandant De la Rivière piochant
de ses doigts des morceaux de pigeon, dans une
somptueuse pastella, écoutait les amabilités de son hôte et
ses sollicitations à peine voilées pour un poste au cabinet
du Résident Général Lyautey.
Service pour service, le commandant qui savait que
dans le tableau pour ce poste, Moulaye Abdeslam faisait
partie des possibilités, se rappela le problème de son ami
Charbonnier et au lieu de répondre à la demande il
détourna brusquement la conversation pour demander si
Moulaye Abdeslam ne pourrait l'aider à trouver une
Accouchements, mariages, baptême, un peu sorcière la
Neggafa est indispensable dans la vie féminine. La traduction la
plus appropriée me semble être Matrone.
Plat raffiné de la cuisine de Fés
45
M’Barka
nourrice en bonne santé pour le nouveau-né d'un de ses très
chers amis. Le khalifa s'adressant à son intendant qui était
parmi les convives lui dit:
- Si Kaddour! Peux-tu voir cela tout de suite!
L'intendant se leva avec empressement et s'éloigna.
Quand il revint il se pencha à l'oreille de son maître pour
lui dire en confidence.
- Sidi! La jeune cheikhate que tu as honorée vient
d'accoucher, Allah a rappelé l'enfant juste après que la
maalema lui ait murmuré la Chahada .
Moulaye Abdesslam leva les yeux au ciel, ouvrit les
mains et pontifia:
- Allah ou Akbar! Qu' Il reçoive l'âme de cet
innocent,
La dessus il rota, Amdullilah! Puis ayant réfléchi un
instant il dit au commandant:
- O Hakim! On me dit que j'ai là une négresse qui
vient de mettre au monde un enfant, que Dieu dans Sa
Miséricorde a rappelé à Lui. Elle ferait bien ton affaire
mais mon épouse aura du mal à s'en défaire, c'est une
musicienne de grand talent et elle va sans doute exiger un
prix exagéré pour l'affranchir.
- Oh Moulaye! Dis à ton épouse que Dieu la
récompensera pour cette louable action et qu'elle trouvera
une bonne compensation à cette pauvre cheikhate, quand
elle sera à Rabat auprès des dames de la Résidence. Je ne
pourrais faire mieux pour ce petit service, que tu vas me
rendre, que de te recommander au Général.
Danseuses populaires qui sont encore de toutes les fêtes
46
Le Pied Noir
- Ah Hakim! Ferais tu cela pour ton ami ? Crois
moi ! Je serais un bon serviteur de la France. Je vais de ce
pas la convaincre.
Sur ce ils passèrent dans un autre salon d' où, pendant
que les convives buvaient le thé, le khalifa sortait et
donnait des ordres pour que cette fille, qui venait
d'accoucher, soit préparée pour partir le surlendemain avec
un français qui l'avait achetée.
La mère et la fille pleurèrent beaucoup car elles
savaient que plus jamais elles ne se reverraient. Mais tel est
le destin des esclaves qu'elles ne se posèrent même pas la
question de savoir ce que ce français voulait faire d'elle.
Elle était relativement remise quand elle embrassa
pour la dernière fois sa mère et ses compagnes, promettant
de donner de ses nouvelles si elle le pouvait et, marchant à
petits pas, elle fut conduite pour la première fois hors du
palais pour monter dans une tomobile, qui démarra aussitôt.
L'impressionnant n'srani qui était assis à ses côtés lui posa
gentiment quelques questions auxquelles elle ne sut pas
répondre, trop troublée qu’elle était par la peur que lui
causait ce bruyant véhicule et la présence de cet homme
important si près d'elle.
Quand il lui ordonna de lui faire voir son visage elle
écarta son haïk en pleurant. Le commandant De la Rivière
qui ne savait que faire pour rassurer la jolie fillette qu’il
découvrait ainsi, eut une pensée haineuse pour ce vieux
salaud de khalifa.
Mais effets conjugués, de l’intérêt que lui portait ce
Contraction de Nazaréen, chrétien. S’applique à tous les
européens
47
M’Barka
français dont elle supposait les mobiles semblables à ceux
des hommes du palais, de l’effroi que lui causait le véhicule
et des douleurs que les secousses de la mauvaise route
causaient à son ventre, elle eut un haut-le-coeur et pleurant
de honte elle jeta son voile contre sa bouche pour vomir.
Cette honte fut d’autant plus grande que, cet homme si
impressionnant l’ayant aidée à descendre sur le bord de la
route, la soutint pendant que les spasmes la secouaient.
Quand elle se redressa elle se mit à sangloter, suppliant
qu’on la ramène à sa mère.
Soudain, le Commandant la vit pâlir, s’affaisser sur
son bras et il se rendit compte qu'elle s'évanouissait. Aidé
du chauffeur il l’allongea sur la banquette et se rappelant
qu’elle venait tout juste d’accoucher, il ordonna au soldat
de faire demi-tour pour l’emmener au tout nouvel hôpital.
Ils étaient à peine sortis de la ville et il ne leur fallut
pas dix minutes pour y arriver. Elle se ranima un peu quand
la voiture s'arrêta et il s'en trouva soulagé, car un instant il
avait cru qu'elle était en train de mourir.
Il connaissait bien le Major qui s'occupa en personne
de la jeune femme. Elle s'était à nouveau évanouie et le
toubib lui dit que c'était mieux ainsi, car dit-il, elle ne
l'aurait pas laissé l'examiner. Il appela une infirmière et le
commandant alla attendre dans le couloir, maudissant son
ami Gustave de lui avoir collé une corvée pareille, mais
déjà le médecin ressortait et expliquait:
- Elle n'a rien de grave! Elle a seulement dû perdre
trop de sang en accouchant. La pauvre gosse n'a pas plus
de treize ou quatorze ans, rends toi compte ! L'infirmière
lui a fait une piqûre cela va la ranimer! Où l'emmènes tu?
- A Mazagan! Tu te rappelles de Charbonnier? ...La
48
Le Pied Noir
colonne du Souss!
- Oh oui très bien! Le cantinier manchot c'est cela?
- C'est cela! Il avait besoin d'une nourrice.
Le major éclata de rire.
- Et bien il va se régaler ce salaud!
Mais quand De la Rivière lui eut expliqué qu'il y
avait urgence, parce que le bébé là-bas, crevait de faim , le
médecin reprenant son sérieux, précisa que cela était facile
à arranger car la pauvre gosse, qui souffrait aussi d'avoir
trop de lait, serait une bonne nourrice. Il n’avait pas trop à
s’en faire pour le voyage jusqu'à Mazagan, elle ne craignait
pas grand-chose si elle n'était pas trop secouée.
L’infirmière lui avait remplacé ses chiffons sordides
par des tampons stérilisés et lui faisait boire du chocolat au
lait. Le médecin recommanda de lui en faire manger
quelques tablettes pendant le voyage avec quelque
morceaux de sucre et s'il le pouvait, de lui faire boire du
lait chaud.
Ils la firent s'allonger sur la banquette arrière et la
couvrirent d'une couverture. De la Rivière remercia son
ami, promit de transmettre ses souvenirs à Gustave, et après
un dernier signe de la main ordonna de partir. Il s’était
d’abord installé à côté du chauffeur, puis comme elle avait
failli tomber sur un coup de frein trop brutal, il retourna à
l'arrière pour s’asseoir sur l'un des inconfortables
strapontins. Un peu assommée par la piqûre et les cachets
d'Aspirine elle dormait, le commandant de son genou
l'empêchait de tomber. Elle se réveilla vers Rabat effrayée
de se sentir secouée dans cet engin et malgré son insistance
à ce qu'elle reste allongée, elle voulut s'asseoir. Il lui fit
49
M’Barka
manger une tablette de chocolat et elle se sentit mieux,
alors rassurée elle lui demanda s'il l'avait achetée pour lui
ou pour sa femme. Cela le fit rire et reprenant sa place sur
la banquette, plus confortable que le strapontin il la fit
s’allonger de nouveau en lui tenant, malgré ses réticences,
la tête sur ses genoux . Alors il lui expliqua qu'il
l'emmenait pour nourrir de son lait un petit bébé français,
dans une ville où ils seraient ce soir, Inch Allah! Et que
chez ces Français elle serait libre, respectée, que le khalifa
n'avait plus de droits sur elle, et même que pour son aide, la
dame française lui donnerait un peu d'argent et l’habillerait.
Alors elle lui posa toutes sortes de questions qui, à d'autres
que lui, auraient paru incongrües, mais il savait dans
quelles conditions ces pauvres filles étaient cloîtrées et il y
répondit du mieux qu'il pouvait.
En traversant Rabat, il demanda au chauffeur de
s'arrêter devant une pâtisserie et il l'envoya chercher du lait
chaud et des croissants. Ils ne s'attardèrent pas, il était déjà
deux heures et il restait encore deux cents kilomètres à
faire. Ils arrivèrent devant l'entrée de la vieille ville à sept
heures et avec son chauffeur ils l'aidèrent à marcher jusqu'à
la maison où Anne-Marie se dépêcha de les faire entrer.
Tout de suite, quand le commandant eut expliqué
dans quel état était la toute jeune femme, elle s'empressa de
l'emmener dans la petite chambre qu'elle avait fait préparer
pour elle et la fit se coucher.
La gamine ne comprenait pas ce qui lui arrivait.
Cette belle-dame qui l'embrassait, la cajolait, la
déshabillait, elle se demanda si ce n'était pas une servante,
Si Dieu le veut Invocation toujours exprimée lorsque l’on
parle au futur
50
Le Pied Noir
car elle ne comprenait pas ce qu'elle lui disait. Elle se laissa
faire, quand Anne-Marie la débarrassa de ses linges
sanglants. Quand elle fut sous le drap, dans ce lit trop
souple, elle comprit que la dame, qui faisait le simulacre de
bercer un bébé dans ses bras en sortant un sein, lui
demandait si elle voulait voir le bébé et le nourrir. Elle
s'agita volubile, montrant par gestes en pressant doucement
sa poitrine trop gonflée pour en faire jaillir un peu de son
lait qu'elle avait mal et tout de suite Anne-Marie comprit
que oui, qu'elle était même pressée de voir cet enfant.
Alors elle alla chercher Alexis qui réveillé se
remettait à brailler sa faim et à leur ravissement s'empara
goulûment du sein offert.
Anne-Marie entendant son mari qui rentrait et les
amitiés que se prodiguaient les deux amis, sortit vivement
de la chambre en criant sa joie:
- Gustave ! Gustave !Il mange! Il mange! Viens voir!
- Je te crois ma chérie! Mais je ne peux pas voir, ce
n'est pas correct. Est-elle propre?
- Très propre! Très gentille! C'est dommage que je
ne la comprenne pas!
- Elle va vite apprendre le français et toi l'arabe, tu
verras.
- Je retourne! la pauvre petite est très fatiguée, elle
est très jeune tu sais? Je vais lui retirer Alexis s'il a fini de
manger et la laisser dormir.
M'Barka reporta tout de suite sur le bébé l'affection
qu'elle n'avait pas eu le temps de donner à son propre
enfant; mais elle était aussi en adoration devant cette jeune
51
M’Barka
patronne, qui lui faisait découvrir tant et tant de choses,
qu'elle n'avait pu imaginer dans les pièces du palais de
Meknés, où ce gros, vieux et brutal khalifa, usant de son
droit de cuissage, la violentait.
Le bébé grossissait à vue d'oeil et découvrait le
monde, faisant aux deux femmes ces mille petites manières
attendrissantes qui les faisaient rire dans une affectueuse
complicité où elles se sentaient mères toutes deux.
Maintenant elles arrivaient à se comprendre dans un
mélange d'arabe et de français qui était leur langage à elles
seules, celui qu'elles s'apprenaient. Anne-Marie parfois, la
questionnait avec curiosité sur cette vie mystérieuse des
harems et des esclaves, mais elle répugnait visiblement à
en parler.
De même il avait fallu beaucoup d'insistance pour
qu'elle reprenne son luth, faisant jurer à sa maîtresse qu'elle
ne lui demanderait jamais de jouer devant des hommes,
même si c'était Sidi Gous, comme elle appelait Gustave.
Anne-Marie qui avait compris combien cette musique avait
été liée à cette obligation de livrer son corps, ce suprême
esclavage, avait juré et M'Barka avait accordé l'instrument
avec une sorte de répugnance qu'elle avait tout de suite
oubliée avec les premiers accords des cordes grattées.
Cette musique si particulière enchantait la jeune
femme et elles constatèrent que même le bébé y prêtait
attention. Alors quand elles étaient seules, ce qui était
fréquent car Gustave avait repris ses voyages, elles
mettaient le petit Alexis sur un tapis, préparaient du thé,
52
Le Pied Noir
Anne-Marie revêtait un caftan que lui prêtait la Dada du
bébé, s'asseyait avec elle sur le sol parmi les coussins et
écoutait ces vieux airs appris dans le harem, qui chantent
toujours des amours impossibles.
Ces petites fêtes confidentielles qu'elles se donnaient
pour elles deux, étaient leur secret, car elles savaient bien
que Gustave n'aurait pas permis, ce qu'il aurait considéré
comme une déchéance de sa femme.
Il lui avait d'ailleurs déjà fait des remarques à ce
sujet à la suite de critiques amicales, qu'un jour la femme
du chef meunier madame Sanchez, avait fait devant lui,
faisant remarquer, qu'il n'était pas bon d'être trop familières
« avec les moresques, qui sont toutes des voleuses et qui un
jour, si elles en ont l'occasion vous égorgeront! » Mais
Anne-Marie se moquait des conseils d'expérience coloniale
de madame Sanchez et de sa mine dégoûtée quand elle
embrassait M'Barka. Elle savait bien qu'elle ne lui
couperait jamais la tête et rien que sa façon d'offrir son lait
à la gourmandise du petit Alexis montrait combien elle
l'adorait.
Madame Sanchez malgré son expérience, ignorait
que chez les musulmans une nourrice n'est pas considérée
comme une sorte de vache laitière, mais comme une
seconde mère, au point qu'il est reconnu une filiation du lait
par la législation coranique.
Vêtement féminin d’intérieur souvent somptueux, que les
modes occidentales ne peuvent évincer, même chez les jeunes
femmes les plus modernes
Terme méprisant qu’utilisaient les européens d’origine
espagnole et portugaise pour désigner les marocaines. Les
français préféraient Fatma
53
M’Barka
Anne-Marie fut à nouveau enceinte et le petit Alexis
se déplaçait encore à quatre pattes quand elle mourut vidée
par l’hémorragie d’une nouvelle fausse couche que le
médecin ne put maîtriser. M'Barka en eut un chagrin
considérable, beaucoup plus fort que si cela avait été la
perte d'une sœur, car il s'agissait surtout de cette moitié de
maternité qu'elles partageaient pour Alexis. En quelque
sorte c’était comme une partie d’elle-même qui s’en était
allé.
Gustave, à genoux devant l'agonisante hurlait sa
révolte devant cette impuissance médicale, elle lui caressait
la tête résignée à cette mort qu'elle acceptait et à un
moment elle le lui dit
- Je vais mourir mon chéri!...ne dis rien, je le
sais...mon corps se vide...il n'y en a plus pour longtemps.
Envoie madame Sanchez chercher le Père-Blanc, je veux
mourir en chrétienne, et appelle M'Barka qu’elle m’apporte
mon fils.
Il alla dans la pièce voisine où madame Sanchez
ramassait des linges souillés, tandis que M'Barka berçait le
bébé dans ses bras.
- Elle réclame un prêtre madame Sanchez! Voulezvous lui demander de venir ? Vite! Vite...s’il vous plait !
- Oh mon Dieu! S'écria la brave femme en
pleurant...j'y cours mais s'il vous plaît Gustave faites-lui
tenir ça en attendant.
Elle lui tendait son chapelet et lui qui n'avait jamais
Ordre religieux en Afrique
54
Le Pied Noir
toléré dans sa maison le moindre crucifix s’en saisit. Dès
que la porte se fut refermée il dit à M'Barka.
- Elle veut te parler! Amène-lui Alexis
Ils entrèrent ensemble et la nourrice en larmes, posa
le bébé contre sa mère qui faiblement le serra contre elle.
Son mari l'embrassa et lui mettant le chapelet entre les
mains, lui dit en sanglotant:
- Madame Sanchez ramène le curé ma chérie! elle
m'a dit de te donner ça.
Elle eut un faible sourire.
- Elle sait! Si cela arrive avant que le père ne soit là,
pose la croix sur mes lèvres... j'ai un peu peur mon chéri!
Elle se tut un instant, posa un baiser sur le front du bébé
endormi et se tournant vers la nourrice lui ordonna
- S’il te plaît
Coran!...Dépêche toi!
M'Barka
va
chercher
ton
La jeune femme se précipita et Anne-Marie dit d'une
voix qui s'affaiblissait encore.
- Gustave ! Je veux que ce soit elle qui élève notre
fils, tu pourras me remplacer mon chéri...prendre une autre
épouse, mais jure moi que tu ne sépareras jamais Alexis de
M'Barka...
Gustave la tête enfoncée dans le drap, tout contre elle,
sanglotait de plus belle, M'Barka rentrait avec son livre.
...Jure le mon chéri!...Dépêche toi!...
55
M’Barka
- Oui ma chérie je te le jure! ils ne se quitteront pas!
Je le jure!
- M'Barka! Pose ta main sur ton Coran et jure que
jamais tu n'abandonneras mon fils.
- Je te le jure Madame Anne-Marie! Ce sera mon
propre fils! Qu’Allah me jette parmi les Réprouvés si je te
trahis.
Et posant sa main sur le Livre elle prononça en
arabe la formule sacramentelle de son serment.
Ils entendirent le bruit de madame Sanchez qui
rentrait avec le prêtre, mais juste à cet instant M'Barka
poussa un cri et se redressant récita la Chahada qui est
l'accueil et l'adieu des âmes en terre d'Islam.
Gustave poussa un hurlement de bête blessée qui
effrayant le bébé le fit crier. La jeune femme s'en saisit, le
couvrant de baisers et de larmes pour l’emmener dans sa
chambre et en croisant les arrivants elle leur dit que c'était
fini.
Quand ils entrèrent ils virent Gustave qui se
rappelant sa promesse posait le petit crucifix d'or sur la
bouche de celle qui avait été sa femme si peu de temps, et
de ses deux doigts lui fermait les yeux.
Ceci fait! Sans un mot il s'enfuit laissant la dépouille
aux mains de l'Eglise, cela n'avait plus d'importance!
Les premiers jours de son veuvage il s'enfuit à
Mogador. Pendant quelques jours il s'abrutit de travail
parcourant à cheval en tous sens, la plantation de sisal, ou
réglant quelques machines dans la petite usine. Malgré
cela, il n'arrivait pas à dormir et plus d'une fois arpentant
56
Le Pied Noir
les anciens remparts il eut envie de sauter à la mer pour
échapper à son tourment, mais il savait qu'il était surveillé,
le beau-frère de Bendahan, que son parent avait prévenu,
tenait toujours à petite distance l'un ou l'autre de ses fils.
Un soir il se saoûla, de vin et de cet alcool que les
juifs distillent avec des figues, mais il lui fallut en boire
beaucoup pour arriver à l’oubli provisoire de cette
désespérance qui le torturait et le lendemain il se réveilla
très malade, la tête battante de coups douloureux. Mais ce
fut salutaire, quand il eut bien vomi, il prit une douche et
resta longtemps sous l’eau froide avant d’aller se
recoucher. Il s'endormit sur une tisane que la soeur de son
ami le força à avaler.
Il se réveilla dans l’après-midi et voyant le désordre
de la chambre il décida de la ranger. Des papiers traînaient
un peu partout, en les rassemblant il ne put que constater
les retards pris dans ses affaires.
Quant il rejoignit ses amis à l’heure du repas,
personne ne fit allusion à son ivresse et il leur en sut gré.
Le lendemain il était plus calme et c'était à nouveau un
patron qui accompagna Garcia dans la plantation, lui
faisant noter les décisions prises, avant de remonter dans sa
voiture neuve. Une Renault Vivasix de 15 chevaux qu'il
avait acheté pour elle, et il rentra à Mazagan.
Après être allé rapidement voir comment se portait
son fils, il remit de l'argent à sa nourrice pour les besoins
de la maison, lui disant qu'il repartait en voyage et qu’elle
devrait demander conseil à Madame Rachel.
M'barka avait remis une lettre de France, elle était de
57
M’Barka
ses beaux-parents qui réclamaient le corps de leur fille pour
l'enterrer avec les siens. Il alla au Cercle pour régler les
problèmes administratifs et demanda à Bendahan de s'en
occuper avec le curé car lui il repartait.
- Je vais faire une tournée des bordjs du Sud, ces
blédards doivent avoir besoin de plein de choses, je
rentrerais dans un mois! Je compte sur toi Rachel, pour voir
si tout se passe bien à la maison, j'ai laissé de l'argent à la
nourrice, regarde ce qu'elle en fait mais laisse là dépenser,
il faut qu'elle s'habitue.
- Tu vas rester un mois sans voir ton fils? Tu ne vas
pas assister à la levée du corps de ton épouse?
- Non! C'est inutile, que ses parents la reprennent
s'ils veulent, pour moi elle n'est plus qu'un souvenir.
Nom arabe d’une fortification, donné aux fortins des
postes du désert
58
Le Pied Noir
l inaugura ainsi un cycle de longs voyages d'où il
ramenait de florissantes affaires. La nouvelle colonie
manquait de tout et les marocains ne se montraient pas les
moins intéressés à l'achat de tous ces produits qu'il leur
montrait dans ses nombreux catalogues.
I
Il avait installé un magasin à Marrakech, du côté des
camps militaires du Guéliz, où il stockait les marchandises
qu’il faisait transporter par des camions militaires réformés,
qu’un de ses anciens amis, un aventurier de son espèce,
avait acheté pour faire du transport vers les postes du Sud
Acceptant les risques de pannes ou d’accidents sur ces
pistes à peine tracées où il fallait parfois deux jours pour
faire une centaine de kilomètres. Les trois camions
roulaient toujours en colonne rapprochée, chauffeurs et
graisseurs avec une carabine à portée de la main, car il
fallait compter sur l’agression toujours possible d’un Guich
d’insoumis.
Au bout des pistes, des convois de mules relayaient
les camions pour livrer les marchandises jusqu’aux souks
berbères et dans les bordj où il avait ses entrées dans tous
les mess d'officiers. Il y retrouvait la vieille fraternité ce ses
anciens compagnons d’armes. Buvant et chantant,
dépensant largement, il y avait acquis la réputation d'un
fameux luron qui savait y faire avec les filles des maisons
de thé.
Pendant la conquête ce terme désignait une fédération de
tribus qui devaient le service armé au Sultan en échange des
terres qu’ils occupaient. En fait ils ne combattaient plus pour le
Sultan, mais pour sauvegarder leurs droits sur ces terres.
59
M’Barka
Chaque fois qu'il rentrait il voyait son petit garçon
un peu plus grand, un peu plus costaud et quand il se
hasardait à donner un conseil à la Dada il était
immédiatement muselé par cette phrase péremptoire qu' il
dut entendre jusqu'à la fin de sa vie:
- O ! Sidi Gous ! Madame Anne-Marie a dit:
M'Barka tu fais comme cela! M'Barka elle fait comme
cela! Safi! Baraka!
Alors il se taisait en riant, car de toute façon sa
maison était en ordre et Alexis ne manquait de rien et
surtout pas d'affection.Le temps passait donc! Et le bébé
qui avait grandi courait avec les petits arabes et les petits
juifs de son âge à travers les ruines de l'ancienne forteresse
portugaise et les méandres de la Médina. Causant les plus
grands soucis à la pauvre M'Barka qui passait son temps à
lui courir après et ne le récupérait que pour mettre la
teinture d'iode sur les écorchures et lui donner à manger.
Il y avait bien quelques autres gosses européens de
son âge mais il ne tenait pas à les fréquenter. Ils étaient trop
propres, méprisaient ses copains marocains et avaient des
jeux qu'il jugeait stupides. D'ailleurs leurs parents ne
tenaient pas du tout à ce que leur progéniture aille se frotter
à ce moitié arabe, étant intimement persuadés qu'il était le
fruit d'amours coupables entre cette moresque et ce
Charbonnier dont ils jalousaient la fortune montante.
Dada est un terme affectueux qui désigne les nourrices ou
les vieilles domestiques
On peut interpréter cette expression très populaire par
Assez ! N’en parlons plus ! mais ce n’est pas la
traduction.littérale
60
Le Pied Noir
Quand, un jour où il revenait de tournée, M'Barka lui
demanda de gronder son fils, parce qu'il était toujours à
courir dans les rues et sur le port avec les petits juifs et
arabes et qu'il revenait sale et déchiré, au lieu de se
conduire comme les autres petits français, il lui répondit
- Tu vois comme il devient costaud! C'est pour cela!
Laisse le courir, quand le moment sera venu je l'enverrai à
l'école, mais pour l'instant tu le laves, tu lui donnes à
manger, tu lui achètes les vêtements qu'il faut et s'il
t'embête fouette-lui les fesses jusqu’à ce qu’il ne puisse
plus s’asseoir
- Justement Sidi Gous! Regarde le beau costume que
je lui ai acheté, il ne veut pas le mettre, il ne veut que cette
saleté de djellaba...
Le gosse protestait
- Papa! Elle veut me déguiser en marin, les marins ils
ne sont pas comme cela! Et puis moi je ne veux pas être
marin, je veux être commerçant comme le père de
Mohamed. Et puis ces n'sranis quand ils ont le costume ils
vont avec le Père blanc.
Il s'exprimait en arabe, cela le fit rire.
- Il a raison! Dada ! Tu as raison mon fils! Ne te
laisse pas déguiser comme ces petits singes français, et si le
curé s'approche de toi fous-lui un bon coup de pied !
- Ils ne risque pas de s'approcher Sidi! Les N’sranis
ils se bouchent le nez quand il passe vers eux, je les ai vus,
ils ont bien raison il ne veut pas que je le lave.
- Ah çà ? mon fils! je ne suis pas d'accord avec toi!
61
M’Barka
Tu dois te laver et d'ailleurs tu dois écouter ta Dada...sauf
pour le costume marin! Et si tu te laves souvent tu verras
que c'est les curés qui puent et pas toi!
- C'est vrai Baba? Alors je me laverai ! mais tu dis à
Dada qu'elle ne me mette pas du savon dans les yeux et
qu’elle ne me tire pas les cheveux avec le peigne.
Puis il repartait pour un nouveau voyage. Du
moment qu’Anne-Marie avait fait confiance à M'Barka, il
ne voyait pas d'inconvénient à lui laisser le soin d'élever le
gosse.
Forte de cette confiance elle ne tarda pas à régenter
la maison. C'est dire qu'elle eut une énorme influence sur
l'éducation toute première d'Alexis. Quand il revenait,
Gustave la traitait avec bonté et reconnaissance, sans plus,
heureux qu'il fût déchargé du souci d'élever un bébé. C’est
à peine s’il la regardait, malgré son importance dans cette
maison, elle lui était insignifiante. Elle n’était qu’une
domestique et si elle s’occupait bien de ses tâches c’était
bien normal, il la payait assez cher pour cela.
D'ailleurs Rachel Bendahan était censée surveiller,
ce qui lui laissait la conscience tranquille.
En fait Madame Bendahan avait autre chose à faire
avec ses propres enfants, dont l'aîné n'avait que quelques
mois de plus qu'Alexis. Elle savait bien que la nourrice,
devenue une de ses plus chères amies, se débrouillait très
bien sans elle.
Quand Gustave rentrait de ses tournées, ses amis
juifs lui suggéraient bien de se remarier, mais il disait qu'il
62
Le Pied Noir
avait le temps.
En fait il ne pouvait s'empêcher de penser aux
problèmes que causerait dans un nouveau ménage, la
prépondérante M'Barka et son farouche attachement à
Alexis; car il ne pourrait jamais manquer au serment fait à
la morte de ne pas séparer ces deux êtres.
D'ailleurs où aller pêcher une remplaçante à AnneMarie? Comme dans toutes les nouvelles colonies les
fiancées étaient rares...et intéressées.
Et puis! malgré l'amour qu'il avait porté à sa jeune
femme, il se sentait plus libre ainsi pour exercer une
carrière aventureuse qui n'avait pas à s'encombrer de
convenances. Il n'avait plus à supporter le froncement
déplaisant de son joli petit nez, qui accompagnait les
reproches plus ou moins déguisés quand il avait bu un petit
coup de trop, ces ridicules chaussons qu'elle lui faisait
mettre à la maison et puis, même s'il n'allait pas le crier sur
les toits, pour les choses du lit il y avait mieux qu'AnneMarie...Bon! Il n'allait tout de même pas jusqu'à dire qu'il
était bien débarrassé, car il l'avait vraiment aimée sa petite
dactylo bordelaise...En tout cas il n'avait pas vraiment
envie de recommencer une autre expérience, car sur quelle
« emmerdeuse » ne risquait-il pas de tomber?
Un jour madame Sanchez vint le trouver avec le Père
Blanc, qui en vérité était un brave homme, mais qui croyait
vraiment à son rôle de bon pasteur qui doit rassembler les
brebis égarées. Il souffrait, le pauvre, de voir la petite
brebis de Gustave s'égarer. Ce dernier ne voulut pas être
impoli et les fit entrer, il laissa le curé lui faire son discours
éducateur sur la jeunesse et les mauvaises fréquentations et
63
M’Barka
lui rappeler qu'à sa connaissance il n'était encore pas
baptisé.
- Est-ce que madame votre épouse n'aurait pas
demandé cela sur son lit de mort, elle qui était si
chrétienne?
Gustave eut une bouffée de colère qu'il réprima et
très calmement, après avoir reposé son verre de vin sur la
table, et bourré sa pipe lentement comme s’il réfléchissait à
cette décision vitale pour son au-delà, répondit.
- Mon cher Monsieur je vais vous révéler quelque
chose, écoutez bien ! Dans ma petite enfance j'ai été élevé
par vos collègues, des Pères Jésuites, et le Supérieur, tenez
vous bien, c’était était un pédé...
- Oh! s'écria madame Sanchez en rougissant
...Il adorait nous donner des fessées et pour nous
consoler il nous donner un sucre d'orge à sucer...le sien.
Alors cher Monsieur! moi je ne vous connais pas, qu'est ce
qui me dit que vous n'allez pas un jour demander à mon fils
de vous sucer le poireau?
Le curé fit un bon! et se précipita dehors en
entraînant madame Sanchez. Elle ne le salua plus et même
elle obligea son mari à démissionner, c'était dommage
c'était un bon mécanicien.
On était en 1929 la colonisation battait son plein,
trois millions d'hectares étaient défrichés par un millier de
colons. Tous ne réussirent pas, car il y eut quelques
déboires en 1928 quand la "rouille" apportée avec les
semences d'Europe et d'Amérique anéantit les récoltes de
céréales. Cependant ceux qui restèrent se remirent
courageusement au labeur en continuant à arracher les
64
Le Pied Noir
palmiers nains et à soigner les blessures que les harnais
faisaient aux flancs des mulets avec du Bleu de méthylène.
La population totale ne dépassait pas cinq millions
d'habitants, dont 100 000 juifs, 100 000 européens et
probablement 100 000 riches marocains.
Autrement dit, quatre millions de personnes
exploitées, avec beaucoup de profits par 300 000 autres.
Mais rendons leur justice; en tout cas aux colons, ce n'était
pas facile.
Les exploiteurs ne furent pas ceux qui sur leur bled,
habitant des logements précaires sans confort avec leur
famille, mettaient en valeur des friches de doums sur des
affleurements de calcaire.
Le plus souvent, ils apportèrent beaucoup de mieuxêtre aux populations locales, créant de l'emploi, améliorant
l'habitat, soignant les gens, les faisant profiter de leurs
expériences agricoles, de leur savoir en matière d’élevage.
Sans pour cela qu’ils méprisent les traditions ancestrales
car ils surent bien vite que le Tadla, n’était pas la Beauce.
Les profiteurs n'étaient pas au bled, mais dans ces
villes modernes, qui se construisaient dans une incroyable
frénésie spéculative pour une cohorte d'émigrants
européens, chassés de leurs pays par la guerre, le chômage
et la misère.
Dans ces villes nouvelles ils se trouvaient, grâce à la
connaissance de leurs métiers, en position de domination
culturelle sur tout un peuple de paysans qui abandonnaient
leurs terres pour la fascination de ce monde nouveau, où ils
découvraient, eux qui jusqu'alors n'avaient vécu que de
troc, ce qu'était un salaire. Enfin un salaire ? disons plutôt
65
M’Barka
une distribution de menue monnaie pour des tâches
humiliantes ordonnées par de pauvres types, qui
découvraient le pouvoir de commander et qui, de ce fait, se
prenaient pour une race supérieure.
Protégeant ces trois cent mille personnes, avides de
profits rapides, l'armée continuait son grignotage et
transformait une immensité libre vers le Sud, en territoires
contrôlés par des postes où flottait tous les jours le drapeau
tricolore. Un immense territoire, découpé par des frontières
que l'on fabriquait à la règle sur des cartes d'état-major.
Ainsi! « La République » imposait l'ordre et
l'organisation, la police et le cadastre, la banque et
l'immobilier. Au désordre, supposé, de vendettas tribales
réglés à l'arme blanche et au fusil à pierre, elle imposait la
paix tribale avec la mitrailleuse et le canon de montagne.
Au lieu du voleur égorgé pour protéger le clan, le massacre
de la tribu pour protéger l'Etat.
La "Pax Lyautey" régnait, on allait pouvoir se
remplir les poches, au nom du Droit bien sûr! Car les
Dahirs pleuvaient sous la signature du jeune souverain sous
tutelle. Il est vrai que l'on ne lui demandait pas autre chose
que de signer, jusqu'au jour où il se rebellerait et ce serait là
une toute autre histoire. Et Alexis fut, de ces deux pages
d'histoire, le témoin.
Pour l'instant il ne se préoccupait pas de son destin.Il
vivait des petites joies et des petites peines des enfants,
entre ses jeux simples, où comme ses petits camarades de la
médina et du mellah il forgeait son corps, et sa maison, où
était l'abri rassurant, avec les caresses et les gronderies de
sa Dada.
Lois, décrets
66
Le Pied Noir
M'Barka se consacrait avec passion à son fils de lait,
elle ne vivait que pour lui depuis la mort d'Anne-Marie.
Sa fidélité à la morte se traduisait par les soins
qu'elle apportait à l'entretien de la maison et des objets qui
lui avaient appartenu. Mais aussi par les attentions portées
au veuf qui était toujours sûr, en rentrant de ses tournées,
de trouver sa chambre soigneusement entretenue, ses habits
pliés et repassés, ses livres et souvenirs en place. Même les
fusils de chasse étaient l'objet de ses soins, nettoyés et
légèrement graissés.
Pour Alexis la chambre de son Baba était frappé
d'interdit et quand il avait le droit d'y pénétrer c'était avec
elle et il ne lui était permis que regarder sans toucher à rien.
Elle était pleine de respect pour ce maître, qui les
effrayait un peu tous les deux, sans doute à cause de ses
insuffisants séjours chez lui. Quand il était là il lui
témoignait une gentillesse polie qui marquait bien la
distance entre le patron et la domestique. Elle ne s'en
froissait pas c'était la règle, il était l'homme, le maître, le
N'srani. Elle était femme, gouvernante, moresque. Elle
l'admirait et le craignait, comme le Dieu inaccessible de
son univers.
Quand il rentrait du bled, Alexis devait manger à sa
table, apprendre à se servir du couvert d'argent, rompre son
pain, s'essuyer la bouche avant de boire, apprendre qu'il
était, lui aussi le maître de cette servante qui attendait sur la
porte de sa cuisine de recevoir leurs ordres.
Mais Alexis ne lui échappait pas, dès que son père
remontait dans sa bruyante voiture avec sa grande valise de
Papa
67
M’Barka
cuir pleine de ses vêtements bien repassées, il reprenait ses
vraies habitudes, puisant de la main dans le tagine, roulant
le couscous dans sa paume avant de le projeter dans sa
bouche. D'ailleurs n'en était-il pas de même chez sa Tata
Rachel quand avec le grand Isaac et ses frères et soeurs ils
se partageaient une délicieuse rate de brebis farcie.
M'Barka, pour son prestige, aurait préféré qu'Alexis
aille fréquenter dans la nouvelle ville les autres petits
français et qu'il aille dans la belle école toute neuve.
Mais ce garnement préférait ces petits voyous qui
plongeaient du haut des remparts à la "Porte de la Mer" et
allaient chercher du tabac ou du vin pour les artilleurs qui
occupaient les anciens bastions. Et dire que cela faisait rire
son père qui disait qu'il apprenait le commerce.
Ces gamins formaient des petites bandes de quartier
et avaient l'heureux privilège d'ignorer encore que la
différence de leurs races et de leurs religions allait un jour
distendre leur amitié. La bande d' Isaac Bendahan qui était
le chef parce qu'il avait dix ans se composait de son frère
cadet, les autres étaient trop petits, des quatre frères
BelyAzid et d'Alexis. Quatre petits arabes, deux petits juifs
et...Alexis le petit n'srani.
Il n'était pas courant dans les années 30 qu'un petit
français aille se mêler aux jeux des indigènes. A vrai dire!
c'était même plutôt mal vu dans les milieux européens, où
on pensait qu'il s'agissait là d'une sorte de clochardise
méprisable. Quant à son père il aurait mieux valu que les
bonnes âmes ne fassent pas ce genre de critiques devant lui,
Grand plat de terre où l’on mange collectivement
68
Le Pied Noir
il n'avait plus qu'un bras mais il avait à plusieurs reprises
prouvé qu'il lui suffisait. Au mieux il aurait répondu dans
son langage de vieux soldat: «..ce que vous pensez je me le
mets au cul!»
Quant à Alexis, il s'en moquait d'autant plus, qu'il ne
savait pas encore très bien ce qu'il était.
Ses petits congénères arabes croyaient qu'il était juif,
les petits juifs disaient que non puisque sa mère Lalla
M'Barka était arabe, lui disait qu'il était français.
Les autres se moquaient de lui, car il leur était
évident que Liksis, comme ils l'appelaient, n'était pas de la
même race que ces gosses bien habillés qui vivaient dans
cet autre monde, aux rues toutes neuves, de l'autre côté des
remparts de leur vieille ville. Faute de conclusion
satisfaisante à un problème, somme toute sans importance,
la discussion se terminait par une joyeuse bousculade et on
passait aux choses sérieuses comme d'aller naviguer à
califourchon sur des madriers dans l'ancienne darse qui
baignait les remparts portugais.
Mohamed Belyazid et son frère Ali habitaient une
maison neuve juste en face de la « Porte des bœufs », audessus d'un grand magasin, toujours plein de gens, où on
acceptait de les laisser, avec leurs amis, venir jouer dans
l'entrepôt les jours de mauvais temps. Ils aimaient, vautrés
sur les sacs de lentilles et de pois-chiches, écouter les
clients discuter vivement et marchander leurs achats avec
Baba Belyazid.
Madame sous sa forme respectueuse
69
M’Barka
Alexis adorait cet endroit, il aimait respirer ce
mélange d'odeurs indéfinissables, qui venaient des sacs
ouverts sur un rebord soigneusement roulé: le cumin, l'anis,
le poivre, le piment doux, ce piment soudania si fort.
Ils en avaient un jour introduit dans le cul d'un chien,
qui était parti en hurlant à une si incroyable vitesse, qu'il
avait renversé Si Kaddour qui entrait au magasin. Il y avait
eu ce jour-là une distribution de coups de ceinture à la
progéniture Belyazid, à laquelle Alexis et les Bendahan
avaient échappé de justesse.
Mais cela valait la peine, disait encore vingt ans
après Mohamed, puisqu'on en rigolait encore. Quand il
pleuvait c'était là leur refuge et pour qu'ils se tiennent
tranquilles le père Belyazid leur confiaient de petits
travaux, comme de plier les sacs de jute vides et les
empiler au fond du magasin.
Pour les récompenser ils avaient le droit de jouer
avec les petites filles, qui étalant des sacs se faisaient un
salon où les garçons étaient reçus, et après des
conciliabules envoyait la petite Amina, qui était la préférée,
câliner son Baba pour obtenir un béred de thé avec
beaucoup de menthe.
Un jour cet harmonieux équilibre de son enfance
tomba, on était en Octobre et il ne faisait pas très chaud,
mais les enfants se rendent-ils compte du froid et du chaud?
La marée était basse et entre la jetée et la « Porte de la
Mer », la bande de gamins ramassaient sous les pierres ces
gros vers répugnants que l'on appelle là-bas des boucros
pour les revendre aux pêcheurs à la ligne. Dispersés parmi
les flaques, ils fouillaient sous le varech pour en extraire les
théière
70
Le Pied Noir
longs vers qu'ils jetaient au fond d'une boite à demi pleine
d'herbe marine.
Ils se ressemblaient tous à quelques détails près, qui
ne portaient que sur leurs cheveux; car ils étaient également
vêtus d'une courte djellaba grisâtre qu'ils tenaient relevée
sous leur ceinture, les juifs avaient leur petite calotte, les
musulmans leur natte tressée sur un côté de leur crâne rasé,
le français « La boule à zéro » comme disait son père, qui
appréciait cette coiffure militaire qu'on n'avait pas besoin
d'épouiller.
Pour l'instant la mer qui remontait commençait à leur
mouiller les jambes. Un appel joyeux et excité de Liksis les
fit courir sautant de roche en roche avec une agilité de
petits chats vers leur ami qui leur montra sa découverte, un
gros poulpe emprisonné dans une mare profonde attendant
la marée pour rejoindre un abri moins précaire.
Avec autorité Mohamed expliqua que pour pêcher
un poulpe il suffisait de leur tendre le bras pour qu'il
s'enroule autour et tirer; mais aucun d'eux n'avait vraiment
envie d'essayer, se trouvant tous de bonnes excuses pour
encourager les autres à le faire. Ce fut Alexis à qui,
hypocritement Isaac, chef incontesté de cette bande de
chenapans, rappela que son père était un héros de la Grande
guerre, qui se vit contraint malgré sa répugnance, de faire
l'essai. Ce fut rapide et concluant, il plongea son bras et
ayant empoignée un tentacule se sentit soudain enserré par
toutes les lanières visqueuses. Il parait que c'est une marque
de sympathie de l'animal pour l'homme, mais le
commandant Cousteau n'avait pas encore à l'époque, fait
ses explorations sous la mer et Alexis, quand il se sentit
71
M’Barka
ainsi caressé, eut un vif réflexe en arrière. Arrachant la bête
de son trou, il la projeta sur la figure de Moïse Bendahan
qui, poussant un hurlement de terreur, se jeta en arrière,
tomba sur son frère qui lâcha sa boite de boucros et tomba
dans le trou en y entraînant tous les autres. L'eau était
glaciale, mais leur plus grande frayeur étant d'être attaqués
par d'autres pieuvres, ils furent plus vite sortis qu'ils
n'étaient tombés. Dégoulinant de l'eau qui imprégnait leurs
djellabas de laine ils éclatèrent de rire en se moquant du
pauvre Moïse et d'Alexis. Le poulpe en avait profité pour
prendre la fuite ignorant tous ces délicieux boucros qui se
tortillaient maintenant au fond du trou. Ils se mirent nus et
s'entraidaient pour tordre leurs vêtements, grelottants de
froid, en riant quand soudain le petit Ali s'écria:
- Liksis! Choufi! Choufi! Lalla M'Barka jaïya!
Serbi! (Alexis regarde! Madame M'Barka qui vient!
Dépêche toi!)
En effet M'Barka qui le cherchait depuis deux
heures était très en colère; elle brandissait une babouche
menaçante en criant qu'elle allait lui faire des « fesses
tomates »
en l'appelant Chitane, ce qui était très
mauvais signe. Comme ils savaient que, quel que soit le
bourreau, la punition frappait collectivement, ils s'étaient
tous dispersés. Mais elle n'avait pour objectif que d'attraper
cet Alexis qui courait plus vite qu'elle, quoiqu'elle n'eut
encore que vingt ans et de bonnes jambes de berbère. Elle
ne parvînt à l'attraper que dans la maison où il était allé se
cacher dans la chambre de son père.
Toujours criant, appelant Dieu à témoin de la misère
que ce Chitane lui causait elle lui flanqua une fessée à
Démon
72
Le Pied Noir
grands coups de sa babouche avant de lui retirer sa djellaba
trempée et puante des odeurs mêlées, de vase, de varech et
de poisson dont elle était imprégnée et alla la jeter dans la
petite cour avec une moue de dégoût. Quand elle revint, il
pleurait et grelottait et elle jura que cette fois c'était trop et
qu'elle demanderait à son père de le punir quand il
rentrerait de Marrakech.
- Et tu pourras me supplier et me demander pardon,
cette fois tu devras rendre compte à Sidi Gous!
Il se précipita alors à ses pieds lui enserrant les
jambes, pleurant plus fort pour l'attendrir, il lui saisissait les
mains pour en embrasser la paume avant de les porter à son
front, lui demandant pardon, l'implorant de ne rien dire .
Bien entendu elle s'attendrit en grommelant de nouveaux
reproches. Elle l'avait emballé dans une couverture en
attendant que l'eau qu'elle avait mis à chauffer soit prête,
puis ayant frotté énergiquement le petit corps grelottant elle
le coucha en le recouvrant d'une épaisse couverture et allât
préparer un bered de thé mélangé de Chiiba, lui
promettant, s'il buvait tout le bol et lui jurait de ne plus
recommencer, de ne rien dire à son Baba. Il but avec une
grimace et jura, il savait ne pas avoir à craindre qu'elle aille
raconter à son père ses escapades, elle en avait encore plus
peur que lui. Sous l'influence de la tisane il dormit tout
l'après-midi et plusieurs fois elle vint lui tâter le front pour
voir s'il n'avait pas de fièvre.
La nuit il voulait sentir sa présence et lorsqu’après
l’avoir bordé et embrassé elle disparaissait avec le bougeoir
il l’appelait plusieurs fois jusqu'à ce que le sommeil le
prenne, car il aimait la gronderie rassurante qui lui
Absinthe
73
M’Barka
parvenait de l’autre chambre lui ordonnant de dormir. S'il
se réveillait dans la nuit, il se précipitait furtivement pour
se blottir contre elle comme un petit chat et sans un mot
d’échangé elle ramenait sur lui la couverture, le prenait
dans ses bras en le berçant et ils se rendormaient tous les
deux dans leur bonheur.
Pendant qu’il sommeillait encore elle avait allumé
un kanoun sur les braises duquel elle fit brûler les herbes
qui chassent le mal et le benjoin qui chasse les mauvais
esprits et quand il se fut réveillé, elle lui apporta son lait
bien chaud avec les bonnes crêpes qu'il aimait, imprégnées
de beurre fondu et de miel.
Il s'était levé et elle l'habilla chaudement.
S’inquiétant il lui demanda si elle dirait à son Baba qu'il
avait fait des bêtises, elle lui promit que non et il lui
demanda de lui lire une histoire du Coran. Elle savait bien
que Sidi Gous ne voulait pas qu'elle lui parle de religion,
mais quand ils étaient seuls, elle lui lisait les sourates où il
est question des batailles livrées par le Prophète ou celles
qui relatent le châtiment de Pharaon, car les enfants ont
besoin du merveilleux pour nourrir leurs rêves. Pourtant, ils
ne le savaient pas, Sidi Gous n'était pas loin.
74
Le Pied Noir
75
M’Barka
ela faisait plus de deux mois qu'il était absent, il
était allé à ses plantations d'aloès de Mogador,
pour y installer des machines de rouissage. Il
était fatigué de son voyage de retour et un peu ivre, car
chez Bendahan, où il s'était arrêté avant de rentrer chez
lui, il avait un peu forcé sur le "Pernod". Pourtant il savait
que ce genre d'apéritif anisé, comme l'absinthe qui venait
d'être interdite, le rendait agressif. A cause de cela, il avait
laissé sa voiture chez son associé pour marcher un peu. Il
alla jusqu'au bout du cimetière juif, puis marcha un peu sur
la jetée où l'air, qui venait froid et humide de la mer, le
dégrisa. Il ne se sentait pas bien depuis quelque temps, non
qu'il fut malade, au contraire à trente-cinq ans il se sentait
au mieux de sa forme. C'était autre chose, un malaise
indéfinissable qui lui faisait repenser à la morte, pas pour
ce qu'elle lui donnait de son corps mais pour ce qu'elle
occupait de place dans son foyer.
C
Les rencontres passagères avec les belles filles des
maisons de thé ne pouvaient pas remplacer une véritable
tendresse féminine. Pourtant les cheikhates, qui sont
beaucoup plus semblables aux gheishas japonaises qu'aux
prostituées européennes, disposaient d'une véritable science
pour faire oublier à un homme ses soucis du moment dans
l'intimité de leurs salons, la douceur de leurs caresses, leur
musique et la poésie improvisée de leurs chants. Mais dès
qu'il était sorti de leurs bras, aussi grand qu’ai pu être leur
talent, il restait frustré d'une véritable tendresse féminine.
Il se rappelait comme il aimait retrouver sa femme,
impatiente de son retour, pour pouvoir lui raconter mille
76
Le Pied Noir
petites choses qui lui étaient arrivées en son absence et le
questionner sur son voyage et ses affaires.
Bien sûr ! il aimait retrouver son fils, mais il
n'éprouvait pas la même impatience que lorsque c’était sa
jeune femme qui l’attendait.
Ass is devant la mer il réfléchit à l'avenir de ce
garçon, il était temps qu'il aille à l'école; on lui avait
attribué un lot de petite colonisation dans les environs de
Casablanca au titre de mutilé, ce n'était pas très loin de la
ville, il pensa qu'il pourrait y construire une maison. Il y
avait aussi ce grand terrain que les associés avaient obtenu
d’une faillite d’un de leurs clients. Mais c’était bien grand
et loin de la ville où Alexis irait à l'école. Une maison en
ville suffirait, pour ce qu’il y passerait de temps. Il pourrait
peut-être trouver une femme pour se remarier...enfin! Pour
cela il faudrait vraiment une perle qui l'accepte avec ses
mauvaises habitudes et surtout qui accepte de vivre avec la
nourrice et celle là, il ne serait pas question de la laisser
quitter le gosse. A se demander s’il n’aime pas cette
mauresque plus que moi son père. Je suis sans doute trop
indulgent avec elle, il faudra que je la remette à sa place.
Se sentant mieux il se leva pour rentrer. D'ailleurs
une bouffée de vent, venue de la mer, qui poussait de
lourds nuages, laissait présager que les pluies arrivaient. Il
passa par la « Porte des Bœufs » pour rentrer chez lui et au
lieu de frapper pour se faire ouvrir, il utilisa sa clé; ce qu'il
ne faisait jamais, mais ce soir-là, justement il l'avait dans la
main, parce que distrait dans ses pensées il jouait avec.
En entrant il entendit un murmure de voix et il les
trouva assis face à face, jambes croisées. Elle avait son
Coran entre les mains et son fils l'écoutait attentivement.
77
M’Barka
Surpris par son arrivée, ils se levèrent vivement tous
les deux tandis qu'il se précipitait sur elle, le visage tordu
de rage pour lui arracher le Livre des mains et le jeter au
loin.
Quand elle se précipita pour le ramasser, il la gifla si
violemment qu'elle tomba. Se sentant associé à cette colère,
Alexis se jeta sous sa couverture pour se cacher, pendant
que la pauvre M'Barka terrorisée, s'enfuyait dans la grande
salle. Il la poursuivit en crachant des insultes et en
dégrafant ce ceinturon de cuir, qu'il avait conservé de
l'armée, pour l'en frapper avec une violence sauvage, dont
il ne se rendait même pas compte. Il la battait avec une rage
diabolique, tout à fait hors de proportion avec la raison
initiale. Au début elle s’était recroquevillée dans un angle
de la pièce ne cherchant qu'à se protéger en silence, affolée
de cette méchanceté, puis elle se mit à crier de douleur et à
le supplier d'arrêter. Mais au contraire il avait enroulé
autour de sa main le bout du ceinturon pour que ce fût la
lourde boucle de cuivre qui l'atteignit. Complètement fou
de rage il lui hurlait des insultes sordides qui couvraient ses
cris de douleur. Il la frappait comme l'aurait fait un mari
jaloux et, paradoxalement, c'était cela! Il était
inconsciemment jaloux de son fils, jaloux de l'amour qu'il
portait à la jeune femme.
Alexis qui avait vaincu sa peur pour venir
s'accrocher à son bras le suppliait. Alors il s'arrêta,
submergé de honte, bouleversé de sa brutalité, mais il
n'osait encore pas l'avouer. Jetant sa ceinture au loin avec
dégoût, il aida son fils en larmes à la relever et à l'asseoir,
puis il alla lui chercher un seau d'eau et une éponge, pour
qu'elle se lavât le visage qui saignait d'une coupure qu'y
avait faite l'ardillon de bronze de la boucle.
78
Le Pied Noir
Quand elle se fut rincé la figure et qu'elle eut avec
peine, de ses mains tremblantes, renoué son foulard sur sa
chevelure, il exigea d'un ton bourru qu'elle leur servit leur
repas du soir. Alexis ayant eu un mouvement pour aller
l'aider il lui ordonna méchamment, de s'asseoir à sa place.
Le petit garçon s'installa sur sa chaise en face de lui,
toujours pleurant et ils attendirent en silence qu'elle apporte
les assiettes et le plat qu'elle avait préparé. Elle se déplaçait
avec beaucoup de difficulté à cause de ses souffrances,
trébuchant entre la cuisine et la table où elle ne pouvait
s'empêcher de s'appuyer, le visage couvert de larmes qui se
mêlaient au sang qui continuait de couler de cette plaie
qu'elle essuyait du revers de la main. Gustave sentait une
telle réprobation dans le regard de son fils, qui refusait de
manger, une telle haine même, qu'il avait envie d'aller se
frapper le front contre un mur, se disant qu'il devait être
devenu fou pour avoir ainsi perdu son sang-froid.
Alors il la renvoya, pour qu'elle aille se coucher.
Alexis se leva de table, sans en demander la permission
comme c'était l'usage quand il mangeait avec son père, et
alla l'aider, avec un regard de défi qu’il n'osa pas
réprimander. Elle marchait avec beaucoup de peine,
appuyée sur les épaules du petit garçon déjà costaud, qui la
tenait à la taille et qui l'aida à se coucher avec un cri de
douleur qu'elle ne put retenir. Une fois allongée elle
continua à pousser de petits gémissements que le petit en
larmes essayait de calmer par ses baisers.
Ils étaient à peine sortis de la pièce que Gustave se
levait si brusquement qu'il renversa son verre de vin à demi
plein.
79
M’Barka
Il se mit alors à tourner autour de la table, attendant
que s'apaise en lui cette intense fureur qui ne lui permettait
même pas de réfléchir. Il avait allumé sa pipe mais il la
serra un moment si fort entre ses doigts qu'il en cassa le
tuyau, il la jeta contre le mur avec un juron. Se retournant il
vit Alexis qui le regardait, immobile, réprobateur et qui lui
demanda, d'une voix toute tremblante de ses larmes qui
continuaient à couler:
- Pourquoi Papa? Pourquoi as-tu fait cela? Pourquoi
l’as tu battue ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
Qu'aurait-il pu répondre à cet enfant? Il se contenta
en bougonnant de lui demander comment elle allait, mais le
petit ne répondant pas à sa question, lui demanda d'un ton
implorant:
- Papa! Est-ce qu'elle va mourir? Est-ce qu'elle va
partir comme ma maman?
Cette fois la question lui causa un véritable choc et il
cria presque
- Mais bien sûr que non! Espèce de petit idiot! On ne
meurt pas d'une petite raclée...Alexis ! je l’ai seulement
battue parce que...parce que...
Il était très embarrassé pour répondre et l’enfant lui
évita de le faire en disant
- Elle a très mal Papa! Pourquoi l'as tu frappée?
Qu'est ce qu'elle a fait?
Il enrageait de ne pouvoir répondre à ces questions si
simples. Oui! Pourquoi? Pourquoi? Et le gamin
insistait, revenait à la charge:
- Papa! Je t'en supplie...tu lui as fait très mal, elle ne
80
Le Pied Noir
peut plus bouger, elle pleure, elle a mal Papa!
- Oh! Tu m'énerves!
Il alla jusqu'à cette chambre où il n’était jamais entré
et de la porte l’interpella rudement :
- Qu’est ce que tu as ? Ne fais pas de simagrées, tu
fais peur à Alexis.
Elle gémissait de manière continue, il savait bien que
ce n’était pas un simulacre et Alexis lui dit
- Tu vois bien qu’elle a mal !
Alors d’un ton bourru il répondit
- Bon ! Bon ! çà va ! Je vais chercher le docteur,
comme ça tu me foutras la paix!
Alors il boutonna sa veste, remit son chapeau et
sortit; il était bouleversé par la question de son fils. C'était
la première fois qu'il faisait allusion à sa mère, il croyait
qu'il ne savait pas.
Le médecin militaire n'habitait pas très loin, il était
chez lui et accepta de venir tout de suite, en chemin il
demanda ce qu'il y avait et en bougonnant ce dernier avoua
qu'il avait battu sa gouvernante un peu trop fort. Dés qu'ils
furent entrés le petit Alexis emmena le médecin à la
chambre. Quelques minutes après il en ressortit en souriant
« Ca va ! Ca va ! Il avala d’un trait, le verre
d'anisette traditionnelle que lui tendait Gustave et frisant
ses moustaches ajouta, en riant, comme s'il s'était agi de
quelque animal. Qu'est-ce que tu lui as mis! Je sais bien
que c'est comme cela qu'il faut les traiter! Mais tape moins
fort la prochaine fois, tu lui as sûrement cassé une côte à
cette salope » Mais alors il fut surpris de la réaction
81
M’Barka
- Fous moi le camp d'ici espèce de salopard!
- Non mais ? qu'est-ce qui te prend?
- Il me prend! Il me prend! Que je suis un salaud!
D'accord je lui ai flanqué une raclée, mais toi, espèce de
fumier, tu en parles comme si c'était une bête...Fous moi le
camp!
Le major avala calmement le fond de son anisette,
remit son képi et remballant sa trousse de cuir, dit avec un
sourire narquois.
- Tu devrais venir en consultation un de ces jours tu
as sacrément l'air d'en avoir besoin. Picole un peu moins et
prends un peu de repos.
Il tendit sa main à Gustave qui la serra, un peu gêné
de sa colère
- Oui! Tu as raison! Ça ne va pas très bien ces
derniers temps! Excuse moi!
L'autre lui tapota le bras.
- Ne t'en fais pas! Fais lui prendre les cachets que
j’ai posé à côté d’elle. Cela la fera dormir et toi tu ferais
bien d'en prendre un aussi. Veux-tu que je t'envoie ma
moresque? Je reviendrai demain!
- Non merci. Je me débrouillerai. Excuse moi encore
pour tout à l’heure.
Dès que le médecin fut sorti il se rendit à la chambre
d’où il l’entendait gémir. Le gamin était contre elle, il lui
embrassait les joues où il essuyait maladroitement les
larmes qu'il croyait être dû à la souffrance.
Il ne pouvait comprendre qu'il s'agissait d'autre chose
82
Le Pied Noir
que la douleur, qu'il s'agissait surtout de son humiliation à
c onstater qu'elle était, malgré tout, restée une esclave que
l'on peut brutaliser. Il se pencha vers son fils, il était très
gêné, c'était bien la première fois qu'il affrontait une telle
culpabilité, il aurait aimé l'embrasser mais il n'osait pas, il
se contenta donc de le tirer un peu par le bras en lui disant
doucement:
- Vas te coucher Alexis! Tu ne peux rien faire! va
dormir mon fils! Demain je te parlerai...comme à un grand
garçon. D'ailleurs le docteur Desjacques a dit que ce n'était
pas grave, elle n'aura plus mal quand elle aura dormi et
avalé ses cachets. Va dans ta chambre mon fils! Va dormir!
Mais le petit restait la figure contre le cou de sa
Dada, faisant la sourde oreille et ce fut elle qui dut lui dire
de s'en aller:
- Va mon chéri! Maintenant ça va aller! Va dormir,
écoute ton Baba!
Alors il se leva à regrets et sans embrasser son père,
sans le regarder, et c'était bien la première fois, s'en alla
dans sa chambre, devinant d'ailleurs qu'il regrettait sa
colère et sa méchanceté, mais qu'il ne voulait pas qu'il soit
là quand il demanderait pardon à sa Dada.
Quand le gosse fut sorti, son père se sentit
embarrassé. Depuis qu'elle habitait cette maison c'était la
première fois qu'il pénétrait dans cette chambre, qui n’était
meublée que du large divan traditionnel, sur lequel elle
était couchée, avec quelques coussins qui en étaient
tombés, d’un grand coffre, qu’il se rappela lui avoir ramené
de Mogador à la demande d’Anne-Marie, dans lequel elle
rangeait ses vêtements et dans un angle un paquet de
couvertures soigneusement pliées.
83
M’Barka
Elle avait le visage tourné vers le mur et gémissait
encore tout doucement; il restait debout ne sachant quoi
dire, quoi faire, il voulait s'excuser mais ne savait comment
s'y prendre. Il se racla la gorge et lui demanda où elle avait
mal; elle ne répondit pas, exagérant un peu sa plainte, il se
trouvait idiot, s'en voulant d'être là en train de chercher à
s'excuser devant « cette espèce de négresse. »
Il reposa sa question en bougonnant, se faisant
autoritaire en ajoutant qu'il allait lui donner de la
térébenthine pour qu'elle se frictionne. Elle ne répondait
toujours pas, en colère il marcha vers la porte, mais prêt à
sortir il se ravisa et revint s'accroupir devant le matelas où
elle avait repris ses gémissements.
Alors il changea de ton. Se grattant la gorge, il
expliqua qu'il n'avait pas voulu la frapper si fort, qu'il s'était
énervé, qu'il avait bu cette saloperie de « Pernod » qu'
Anne-Marie, justement ne voulait pas qu'il boive.
Elle se taisait toujours et il se doutait qu'elle le faisait
exprès pour le punir, pour se venger, pour lui montrer
qu'elle le méprisait. Il eut une nouvelle bouffée de colère
qu'il laissa éteindre avant de lui dire que demain elle
pourrait rester couchée, il irait chercher Halima la voisine
pour qu'elle fasse le ménage et l'aide à se soigner.
Brusquement elle rompit son silence hostile pour
émettre une protestation de colère:
- Halima? ...Méziane! Alors Sidi Gous ?Tu veux que
toute la médina sache que tu me frappes? Que tout le
monde se moque de nous...
C’est bien
84
Le Pied Noir
Elle se tourna à nouveau et se remit à gémir et à
pleurer, alors il poussa un juron en lui criant d'arrêter ses
simagrées. Puis ! à nouveau honteux de son comportement
et surtout inquiet du trouble qui l'envahissait, parce qu'il se
rendait compte qu'ils étaient en train de se disputer comme
un couple, il se tut et se releva pour faire deux ou trois pas
dans la petite chambre avant de revenir vers elle:
- Bon! D'accord je n'irais pas chercher Halima mais
tu pourras quand même rester couchée et maintenant cela
suffit, arrête un peu!
Elle continuait à pleurnicher et il se rendait bien
compte que ce n'était plus de douleur comme tout à l'heure,
que son discours finalement la rassurait, alors il se fit à
nouveau bourru pour dire:
- Qu'est-ce que tu veux? Que je m'excuse? Bon! je
m'excuse! Tu as entendu? Je m'excuse! Je te demande
pardon! Cela ne te suffit pas? Tu en connais des hommes
qui demande pardon à une femme? A leur Fatma? en plus!
Oui! c'est ça! il faut bien que ce soit pour le petit ...et
comme elle se taisait toujours et qu'il ne voyait même pas
son visage qu'elle tenait caché il ajouta:
...Oh et puis merde! Merde de merde ! Je ne sais pas
pourquoi j'ai fait ça, pourquoi je t'ai fait mal...je sais bien
qu'Anne-Marie t'aurait protégée...mais voilà elle n'est plus
là Anne-Marie, ni pour toi, ni pour moi, ni pour le gosse et
des fois je te le jure M'Barka je deviens fou...je me saoule
la gueule...je me bagarre...mais ce soir? Pourquoi est-ce toi
qui a pris? C'est injuste! Je t'assure que je m'en veux et tu
dois me pardonner, je te jure que plus jamais je ne lèverais
la main sur toi!
85
M’Barka
A nouveau il s'était redressé et marchait en tournant
dans la petite pièce, s'immobilisant sans la voir devant une
gravure en couleur découpée dans "L'Illustration" et
punaisée tout de travers sur le mur. Puis il se remit en
marche, continuant son monologue, allant jusqu'à un
vêtement accroché sur un portemanteau qu'il touchait
timidement et dont il sentit l'odeur, constatant à nouveau
que c'était la première fois qu'il pénétrait dans cette
chambre, dans cette odeur de femme.
Elle avait cessé de gémir semblant l'écouter et elle
tenta de changer de position, mais cela lui fit mal et elle
poussa un petit cri de douleur, alors il se précipita vers elle,
s'agenouillant contre le matelas pour, à voix douce et
inquiète, questionner:
- Tu as mal? Ou as-tu mal?
Ce faisant il lui posa timidement la main sur l’épaule
et à ce contact il sentit son inexplicable trouble s'accroître.
A ce moment, elle fit un geste pour se dégager, enlever
cette main, mais il crut qu'elle voulait encore changer de
position et il l'entoura maladroitement de son bras valide
pour l'aider.
Alors! De sentir contre lui ce corps fragile, tendre et
chaud le bouleversa; il découvrait subitement qu'il tenait
ainsi, non pas une quelconque servante, mais une jolie
jeune femme que la souffrance rendait encore plus fragile,
plus désirable et il ne put résister à l'envie d'embrasser à
son insu les cheveux dénoués qui s'étaient répandus tout
autour de son visage. La soutenant il l'aida à allonger
lentement ses jambes.
Elle poussa alors un gémissement, qui n'était pas
seulement de douleur, parce qu'elle aussi s'affolait du
86
Le Pied Noir
trouble que cette force d'homme qui l'enserrait lui causait.
Quand elle se fut allongée, le bras de Gustave resta
coincé derrière son dos, elle se cambra un peu pour l'aider à
se libérer et déséquilibré il tomba sur elle.
Alors soudain ce contact de son visage contre cette
poitrine à demi dénudée le bouleversa et il se mit à
sangloter à n'en plus finir en lui demandant pardon.
Femme déjà aimante, elle lui caressa les cheveux,
avec des petits mots de tendresse, lui demandant de se
calmer, que ce n'était pas grave, qu'elle comprenait sa
colère, que la main qui l'avait frappée n'avait été guidée que
par le Réprouvé et puis que c'était de sa faute à elle, qu'elle
ferait bien attention maintenant avec Alexis. En même
temps elle se sentait honteuse pour lui et pour elle-même,
bouleversée qu'elle était, par la pression sur ses seins de ce
visage d'homme. Tentant de le repousser elle lui dit:
- Oh! Sidi Gous! Oh! Sidi Gous! Sidi Gous! Non je
t'en prie! Calme-toi maintenant! Safi! Safi! Baraka! Safi!
Je t'en prie arrête ces larmes, regarde comme tu me fais
pleurer moi aussi!
Elle le tapotait dans le dos comme on le fait à un
petit enfant que l'on console, mais il continuait à
s'abandonner à petits sanglots en répétant sans cesse:
- Pardonne-moi! Pardonne-moi! Mais qu'est-ce que
j'ai? Qu'est-ce qui me prend?
Alors elle comprit qu'il ne pleurait pas du remords de
l'avoir battue, que c'était beaucoup plus que cela, beaucoup
Satan
87
M’Barka
plus loin et elle se rappela que s'il avait pleuré l'agonisante
qui le quittait, il n'avait pas pleuré la morte et elle comprit
qu'il vidait ainsi cinq années de chagrin refoulé.
Elle ne savait pas encore qu'ainsi elle l'aidait à
revivre parce qu'en cet instant la morte lui donnait à aimer
cette femme vivante à qui elle avait confié son fils. Par
contre elle sut dès cet instant qu'elle allait lui faire ce don
d'elle-même, aller jusqu'au bout de son dévouement, céder
à cet amour qu'elle lui vouait en secret, mais elle résistait
encore, sachant que si elle cédait elle risquait peut-être
aussi de tout perdre. Craignant que comme pour bien
d'autres, elle ne soit plus alors pour lui qu'une moresque de
plus qu'il rejetterait quand il se serait fatigué de son corps.
Pourtant elle douta de cela, lorsqu'il releva son
visage plein de larmes vers elle et qu'il lui dit d'une voix
étrange et pleine de gravité, comme s'il était surpris par
cette découverte:
- Mais je t'aime! Mais je t'aime! Oh qu'est-ce qui
m'arrive? Je t'aime! Oh! Oh! M’Barka! Je t'aime! Si fort! Si
fort! Et depuis si longtemps!
Alors elle lui céda cette bouche qu'il cherchait de sa
bouche, en le serrant tendrement contre elle, comme le font
toutes les femmes aimantes, oubliant son mal,
s'abandonnant elle aussi à cet amour qu'ils s'étaient trop
longtemps cachés et qu'ils devraient désormais cacher aux
autres, car il leur était interdit.
Dans la nuit, alors qu'ils avaient un instant somnolé
l'un contre l'autre; si éperdus de cet amour qu'ils
découvraient, qu'elle en avait presque oublié la douleur de
son corps meurtri, elle ne put s'empêcher de pousser un
88
Le Pied Noir
petit cri en tentant de changer de position et il s'affola:
- Tu as mal ma chérie! Qu'est-ce que je peux faire?
Veux-tu que je te masse doucement avec de l'huile
camphrée?
Prenant appui sur son bras valide, il s'était penché
au-dessus d'elle, devinant son visage dans la faible clarté de
la lampe à pétrole qu'ils avaient laissée en veilleuse; elle
calma son inquiétude d'un sourire, en caressant son visage
de ses doigts.
- Ce n'est rien! Tu piques, tu sais!...Mais embrassemoi encore!
Il se pencha légèrement et leurs lèvres se joignirent
pour un baiser léger qu'il recommença encore une fois.
Pour mieux la voir, et parce que son bras se fatiguait,
il s'assit sur le rebord du lit et remonta un peu la mèche qui
se mit à fumer.
- Tu la remontes trop! le gronda-t-elle...il faut la
recouper un peu!
Il prit un petit chiffon pour enlever le verre brûlant et
elle devança son interrogation en disant:
- Dans le petit tiroir!
- Celui-ci?
- Non! dessous!
Il trouva les ciseaux à moucheter les mèches, parmi
un petit fouillis d'épingles et de boutons et coupa la partie
charbonneuse. Tout de suite la flamme s'égalisa et redevint
claire. Après avoir essuyé le tube de cristal, il le remit en
89
M’Barka
place dans les ergots de cuivre.
Il découvrait un étrange plaisir à accomplir, dans
cette intimité, une si petite tâche. Ils échangèrent un regard
qui marquait cet acte si banal d'une sorte de consécration,
un premier acte domestique qui était la complémentarité de
l'acte d'amour qu'ils venaient d'accomplir.
- Remets les ciseaux à leur place, mon chéri!
Il obéit et s'écarta un peu pour ne pas faire obstacle à
la lumière qui l'éclairait. Elle s'était un peu remontée sur
l'oreiller et la vive lumière faisait danser leurs ombres sur la
blancheur du mur passé à la chaux. Il admirait la pureté des
traits qu'accentuait le contraste des ombres et des lumières;
parce que dans son amour tout neuf elle se voulait
impudique.
Elle avait laissé le drap retomber sous sa poitrine, ses
longs cheveux noirs, que parcouraient les reflets du henné,
s'étaient éparpillés sur ses épaules et sur ses seins.
D'une caresse il les regroupa dans sa main avant de
les écarter et se pencha plein de désir, plein d'amour pour
poser ses lèvres sur la chair tendre, chaude, si vivante, dont
elle venait de lui faire le don.
- Oh que tu es belle! Que tu es belle! Comment ai-je
fait pour ne pas le voir plus tôt?
Elle caressait ses cheveux et en riant, pleine d'orgueil
de ce compliment si spontané.
- Tu ne pouvais pas! Je me cachais de toi. Mais et
toi? Me voyais tu? Tu ne voulais pas me voir!
Comme il faisait le geste de se recoucher elle
90
Le Pied Noir
l'écarta.
- Il faut que tu partes, mon aimé! Il est tard! Si
Alexis se réveillait il pourrait nous surprendre et...tu es tout
nu!
Allez habille-toi maintenant...Tu reviendras ce
soir...et demain...et après...et toujours! Dis moi aimé ! que
tu reviendras toujours!
- Je te le jure!...Jamais je ne t'abandonnerais! Jamais!
Jamais!
Comme à nouveau il s'était laissé allé sur elle pour
l'étreindre, sentir encore son odeur, l'embrasser elle le
repoussa:
- Assez! Assez azizi ! Tu me fais mal! Tu m'écrases!
Allez pars maintenant! Regarde, il va faire jour!
De retour dans sa chambre il essaya de dormir mais
n'y parvint pas, trop bouleversé par cette aventure dont
l'avenir était si plein de bonheur et hélas de menaces. Pour
l'instant il ne pouvait qu'en mesurer les risques immédiats;
il ne savait que trop ce qu'une telle relation pouvait avoir
comme conséquences si elle était révélée. Ils allaient devoir
s'en cacher alors qu'il aurait aimé crier au monde son amour
et montrer comme il en était fier.
Mais dans ce Maroc colonial cela aurait été aussi
efficace que de crier Vive l'Allemagne en 1916, si on avait
choisi le peloton d'exécution comme forme de suicide.
On pouvait, à la rigueur, admettre en faisant
semblant de l'ignorer, la relation sexuelle du militaire avec
la prostituée marocaine, c'était à peine préférable au coït
91
M’Barka
avec une ânesse. Mais envisager de l'amour entre un
européen et une moresque, quelle abomination!
Pourtant il y eut d'autres cas que le leur, mais tous
débouchèrent sur le drame de l'intolérance.
Quant aux conversions à l'Islam elles étaient quasi
inexistantes et les quelques rares cas furent ceux de
marginaux considérés comme des hurluberlus, tels cet
Etienne Dinet qui peignait des femmes nues dans l'oasis de
Bou Saada ou cette folle d'Isabelle Eberhart qui, déguisée
en garçon, écrivait des livres dans une Zaouia du SudOranais, avant d’épouser un spahi.
Les trois religions se toléraient dans un consensus où
chacune acceptait, convaincue d'être la seule détentrice de
la Vérité, de se contenter de rester, avec mépris, fermée aux
autres. Seule l'orgueilleuse Église faisait un prosélytisme
passif, qui s'exprimait dans ce que les nouveaux arrivés
appelaient la civilisation, (sous-entendu chrétienne)
Puissance des armes, efficacité de l'organisation
administrative, qualité des nouvelles techniques, droit
romain. Pourtant Lyautey, fort de l'expérience algérienne,
avait posé des limites qui pouvaient s'exprimer ainsi: «
Chacun chez soi. Arabes en Médina, juifs au Mellah,
Chrétiens en Ville européenne » On peut comprendre
qu'alors, il n'était pas tolérable de laisser se rompre cet
équilibre fragile, surtout en allant à l'inverse des vertus
civilisatrices et chrétiennes.
Gustave qui avait vu se construire cette forme de
colonisation, qui y avait participé, ne pouvait ignorer cela.
Sorte de couvent où l’on enseigne la religion sous une
forme philosophique
92
Le Pied Noir
Les solutions qu'il envisageait, allongé sur son lit n'avaient
qu'un sens, assurer la sécurité de son amour clandestin.
D'autant qu'à l'inverse les musulmans n'étaient pas plus
compréhensifs que les chrétiens; peut-être même moins,
une musulmane convaincue d'être en péché de zina avec un
chrétien, risquant fort, dans l'excitation d'une soirée de
Ramadan, de se faire lapider. Heureusement ! il avait de
l'argent, ce qui permet beaucoup de choses; pas
suffisamment pour braver l'institution, mais assez pour s'en
cacher. Il s'endormit une heure avant le jour.
Les bruits familiers venant de la cuisine le
réveillèrent. Comprenant tout de suite qu'ils venaient d'elle,
il se précipita et la vit qui s'affairait, comme à son habitude,
pour chauffer le lait et le café du petit déjeuner. Les
flammes claires du petit-bois, qu'elle venait d'allumer dans
le « potager », l'éclairaient dans le demi-jour. Il la prit dans
ses bras pour la gronder:
- Pourquoi t'es-tu levée? Tu dois te reposer! Va te
recoucher, je vais m'occuper de ça!
Elle s'était laissé serrer contre lui et eut un sourire de
grand bonheur quand ils joignirent leurs lèvres.
- S'baa el khir Sidi Gous!
- S'baa el Khir ma chérie! Mais ne m'appelle plus
Sidi Gous
- Et comment faut-il t'appeler?...Si Mohamed?
Les relations sexuelles en dehors du mariage sont Zina,
pêché majeur en islam, qui était punissable par la lapidation de la
femme
Correspond à notre bonjour. Littéralement La paix soit
sur ta matinée
93
M’Barka
- Tu trouveras!
Elle s'écarta en riant et son mouvement trop brusque
lui arrache une petite plainte involontaire.
- Oh tu vois que tu n'aurais pas dû te lever! Je suis
impardonnable!
Elle avait posé la casserole de lait sur le rond du
poêle et s'était assise sur le rebord de la table.
- Es-tu idiot? Pour être aimée comme cela je pourrais
être battue encore plus fort...Tu sais? Tu pourras me battre
encore si je le mérite, tu en as le droit désormais!
Il lui tenait les mains et les embrassa.
- Tu es folle? Jamais plus je ne te battrai, jamais
plus! Tu m'entends mon amour, jamais plus!
Elle rit en répondant d'un ton malicieux.
- Tu dis cela maintenant! Mais on verra plus
tard...tiens si un autre venait?
- Et alors? Qu'il vienne! Même pour cela je ne te
battrai pas!...je te tuerais!
- Ah bon! Tu m'as fait peur!
Ils étaient en train de rire quand Alexis entra dans la
cuisine, tout surpris de leur bonne entente. Décidément ces
grandes personnes sont incompréhensibles.
- Vous n'êtes plus fâchés? Tu n'as plus mal Dada?
Elle l'embrassa avec passion.
- Non mon chéri! Non! Nous ne sommes plus
fâchés...tu ne dis pas bonjour à Baba?
94
Le Pied Noir
Il alla à son père qui s'était assis et grimpa sur ses
genoux, l'embrassant il dit d'un ton de reproche.
- Tu ne la battras plus n'est-ce pas?
- Je viens juste de lui jurer que jamais, jamais plus je
ne lui ferai du mal...
La casserole débordait et le lait grésillait sur la fonte
brûlante, elle s'écria en se précipitant
- Mon lait! Vous me l'avez fait oublier avec vos
histoires!
- Oh Dada! Tous les jours ton lait se sauve et tu
trouves toujours une excuse.
Elle fit mine de le frapper.
- Tais toi insolent!
Mais à cause de son mouvement brusque elle poussa
encore son petit cri de douleur et il s'inquiéta:
- Tu vois bien que tu as encore mal! vas te
recoucher! Avec Alexis on va se débrouiller.
- Ce n'est rien! Va chercher le beurre et le miel
Liksis, pendant que je passe le café!
Le petit garçon vivait cet instant, où pour la première
fois ils étaient attablés ensemble, comme une fête. Elle
préparait des tartines pour son Papa et il la remerciait et il
voyait comme ils se souriaient, alors naïvement il dit:
- Alors maintenant vous allez être mon papa et ma
maman?
Ils furent un peu interloqués, avant que son père
95
M’Barka
n’observe en riant:
- Toi tu es trop malin!
M’Barka l’embrassa en lui disant doucement
- Oui mon chéri! On est ton papa et ta maman, mais
cela ne change pas, on a toujours été ton papa et ta maman!
- Non! Avant tu étais seulement ma Dada
avait Baba, maintenant tu manges avec nous!
et il y
Elle se pencha pour l'embrasser.
- C'est parce que maintenant on a vu que notre petit
garçon nous aimait trop, alors on va rester toujours tous les
trois.
- C'est vrai Papa?
- Puisqu'elle te le dit!
- Alors maintenant tu l'aimes toi aussi?
Ils échangèrent un long regard; son père prit la main
qu'elle avait posé sur la table et la portant à ses lèvres.
- Oui mon fils! je l'aime...moi aussi! Mais ne le dis à
personne, cela va être notre grand secret à nous trois. Rien
qu'à nous trois!
- Et maintenant bois ton lait avant qu'il ne soit froid!
- Je veux un peu de café comme Papa!
96
Le Pied Noir
l arriva si joyeux au bureau de Raphaël que celuici lui en fit la remarque:
I
- Qu'est-ce qu'il t'arrive camarade? On dirait que tu
viens d'hériter!
- C'est tout comme! Écoute moi! J'ai réfléchi à nos
affaires. Cela marche tellement bien avec les
approvisionnements militaires que je n'ai peut-être plus
besoin de tant courir le bled, David devrait pouvoir se
débrouiller maintenant! Qu'en pense tu Raphaël?
Depuis six mois le neveu de Mogador
l'accompagnait dans ses tournées. Raphaël qui savait
comme les jambes de son ami lui démangeaient au bout de
quelques jours de bureau s'étonna de cette question.
- C'est cela qui te rend si gai? Ma foi c'est vrai que le
fils de ma soeur, a de bonnes qualités, il te le doit; ce petit
David est en train de devenir un vrai « gaulois » plus de
kippa, le complet veston, le faux-col et la cravate, la barbe
rasée, il doit plaire aux français.
- Oui! il n'est pas con ce petit juif! Plus de kippa
mais sous le chapeau le tiroir-caisse marche bien!
97
M’Barka
- Comme tous les juifs voyons! Homme sans Dieu!
Mais qu'est-ce que tu vas faire si tu ne fais plus la piste?
Venir m' emmerder dans ce bureau ou aller emmerder le
chef meunier?
- Je pensais aller installer quelque chose à Casa,
revenir à la mécanique: automobiles, machines agricoles,
grosse quincaillerie, peut-être des ateliers...avec toi et Si
Kaddour bien sûr!
Raphaël réfléchissait.
- Si Kaddour ne voudra pas! Tu lui demanderas,
d'abord ce sera mieux, mais je le connais, mettre ses sous
en dehors de Mazagan...Non! Il faudrait faire une société
anonyme entre nos deux familles, bien sûr on lui en parlera.
- Comment vois tu cela ?
- Pas compliqué ! .cinquante, cinquante par exemple,
mais sous ton nom...Bendahan ça ne va pas pour la raison
sociale d'une entreprise technique, c'est bon pour le
commerce des pois-chiches.
Ils rirent ensemble et Raphaël ayant remis son
crayon derrière son oreille, écartant son fauteuil, regarda sa
montre
- Il est bientôt midi! On va boire un anis?
Ils allèrent s'installer en terrasse à la Brasserie de
l'Hôtel de Ville et en versant l'eau fraîche qui troubla
l'anisette, Raphaël demanda
- Et si tu me disais ce que tu caches! Je te connais
trop bien maintenant...on a déjà gagné un bon paquet tous
les deux, je n'ai donc pas peur de ton idée, mais tu dois
avoir d'autres raisons...tu m'as toujours dit que tu n'aimais
98
Le Pied Noir
pas Casa.
Gustave but un peu et rajouta de l'eau, il ne savait
quoi dire, il réfléchissait
- C'est le petit! il est temps qu'il aille à l'école et à
Casa...
- Les écoles sont meilleures qu'ici?...Allez! Vieux
copain! Vide ton sac! Une histoire de femme là-bas? Tu
veux te remarier? Tu peux nous l'amener tu sais, mais elle
n'aime peut-être pas les juifs?
- Ne dis pas de bêtises Raphaël! Je vais te dire et
c'est vraiment très confidentiel, il n'y a qu'à toi que je peux
me confier. Oui c'est vrai ! c'est une femme!...et tu la
connais, il s'agit de M'Barka!...je... je...je ne sais pas
comment cela nous est arrivé...
- M'Barka! Qu’est-ce que tu veux dire ? Ça par
exemple! C'est bien la dernière à laquelle j'aurais
pensé...cela t'a pris comme cela? Tu es devenu amoureux
d’elle ? Qu’est ce qu’elle a mis dans ta soupe ? elle a dû en
apprendre des trucs avec ses négresses de Meknès.
- Elle n’a pas eu besoin de cela, d’ailleurs toutes ces
histoires de sorcellerie tu sais bien que je n’y crois pas, une
belle fille n’a qu’à montrer ce qu’elle cache sous son tas de
chiffons.
Ils se mirent à rire tous les deux en se tapant la main
paume contre paume et Raphaël demanda
- Non mais ? Tu ne va pas me dire que tu ne t’en
étais jamais aperçu ? Elle n’a pas besoin de se déshabiller
pour que l’on voit que c’est une belle fille, surtout un
coureur de jupons comme toi.
99
M’Barka
- Je te jure que je ne l’avais jamais vu comme cela !
Du moins je n’avais jamais imaginé ce qui est arrivé. En
fait j’y ai réfléchi depuis ce qui est arrivé hier soir...
- Ah !Ah ! Et il est arrivé quoi ?
- ... elle occupait trop de place dans cette maison
auprès du gamin, j’avais pour elle cette sorte d’indifférence
un peu méprisante que l’on a pour les domestiques, du
respect parce qu’elle avait su se faire aimer de ma femme,
être son amie et de la reconnaissance à cause d’Alexis qui
la considère comme sa mère. A cause de tout cela je ne
pouvais imaginer...Oui! mais cela couvait en moi sans que
je m’en rende compte, comme une maladie jusqu'à ce que
cela éclate hier soir et que nous nous en sommes rendu
compte...car c’était pareil pour elle. Si tu voyais comme le
gosse est heureux!
- Vous l'avez dit au gosse? S'exclama Raphaël et
comment est ce arrivé ? Elle est passé un peu trop près de
toi et tu n’as pu t’empêcher de lui tapoter le derrière,
j’imagine.
- Non ! Il s’en est aperçu tout seul. Tu sais ce qu'il
nous a dit ce matin? « Alors vous allez être mon papa et
ma Maman » Tu te rends compte ? Non Raphael je te le
jure je n’y avais jamais pensé, tu ais bien que jamais je
n’aurais osé, ce n’est pas du tout ce que tu penses,
c’est !...c’est... il vaut mieux que je t’explique ! Voilà! Hier
soir quand je suis rentré je l’ai trouvé en train de lire le
Coran à Alexis. Cela m'a mis dans une rogne terrible
et...et...et bien je lui ai foutu une raclée.
- A qui? Au gosse?
- Mais non! A elle! J'ai perdu subitement tout mon
100
Le Pied Noir
sang-froid, j'étais comme fou, et je lui ai fait très mal, c'est
le gosse qui m'a arrêté, heureusement ! Après je me suis
rendu compte que ce n'était pas tellement à cause du
Coran.
- A cause de quoi alors?
- A cause du gosse! A cause d’elle ! Elle aimait trop
le gosse, j'étais...jaloux!
- Tu n'avais pas un peu forcé sur la bouteille?
- Un peu, mais ce n'est pas tellement à caus e de cela!
...Sa voix s'étrangla un peu...Trop de pression depuis que
j'ai perdu Anne-Marie... garder cette souffrance pendant
des années. Le travail, l'alcool, les « putes », ça aide un
peu, mais tu sais tout au fond de toi cela reste...on se sent
fautif et on ne voit pas pourquoi! Hier soir tout s'est vidé,
comme un panaris où tu fous un bon coup de bistouri...Pour
la frapper j'avais pris mon ceinturon, je tapais! je tapais! ...
- Tu es vraiment cinglé ! mais pourquoi ?
Gustave s’était pris la tête entre les mains pour
cacher sa honte devant son ami, il ajouta
Elle ne criait même pas, alors je lui ai donné des
coups de pied.Alexis a voulu la défendre contre moi il me
tapait, me tirait en arrière. Et puis ? d’un coup j’ai eu
tellement honte Raphaël, si tu savais...
- Il y avait de quoi espèce de salaud, tu me fais honte
à moi aussi maintenant. Comment a-t-elle pu te pardonner ?
- Je me le demande ! Tu sais ! Après, quand j’ai
réalisé, cela a été dans ma tête...je ne sais pas ! Tu vois ?
101
M’Barka
comme si je me réveillais, comme si je venais d'avoir un
cauchemar. J'avais tellement honte devant Alexis qui
pleurait et qui voulait la soigner...et ce regard de haine qu’il
avait! Quand j'ai vu qu'elle avait très mal j'ai été chercher
Desjacques, il l'a soignée et puis...tu sais comme ils parlent
des indigènes! Avant, pour les autres, je m'en foutais, mais
pour elle je n'ai pas supporté, je l'ai mis dehors en
l’insultant
- Tu as foutu Desjacques à la porte? Et qu'est-ce qu'il
en a dit?
- Il a cru que j'avais une crise d'alcoolisme ou
quelque chose comme cela, il m'a demandé de venir le voir
à sa consultation.
- Il a peut-être raison !Tu vas y aller?
- Bien sûr que non!...Après je suis allé voir comment
elle allait, j'étais en colère contre moi, le petit ne voulait
pas la quitter, c'est lui qui l'a aidé à se déshabiller, il avait
peur de moi...pas pour lui! Pour elle, pour sa Dada. Elle lui
a dit d'aller se coucher et il a obéi; quand il a été se
coucher, j'ai dit à M'Barka que je m'excusais! Tu imagines
cela? Un ancien de la Coloniale qui s'excuse devant une
moresque? Elle faisait comme si elle ne m'entendait pas,
j'étais en colère mais contre moi cette fois et aussi contre
elle, et puis elle a essayé de se tourner, cela lui a fait mal,
elle a crié, j'ai voulu l'aider et...et... voilà! on s'est retrouvé
tous les deux à s'embrasser et...
- Et elle n'avait plus mal je suppose!...Raphaël riait et
lui tapa un grand coup de poing sous l'épaule...Sacré Gous!
Un type de la municipalité qui passait vînt leur serrer
la main et échanger quelques banalités, il écrivait un livre
102
Le Pied Noir
s ur la forteresse et voulait quelques renseignements sur
l’arrivée des juifs dans l’ancienne citée portugaise Quand il
se fut éloigné, Gustave demanda
- Est-ce que Rachel pourrait venir la voir, elle a
encore mal, j'ai peur de lui avoir cassé quelque chose, peutêtre une côte, elle connaît des remèdes...et puis elles
s'aiment bien!
- Et bien dis donc! Tu n'y es pas allé de main-morte!
Je peux dire à Rachel d'y aller, mais il vaudrait mieux que
tu lui demandes toi-même et lui expliquer votre histoire...
- Tu es malade ou quoi? Tu crois que j'ai envie de
me faire insulter ou pire par ta femme? Ces bonnes femmes
juives et arabes sont comme les doigts de la main...
Non! Non! Dis-lui qu'elle est tombée, quand elles
seront ensemble M'Barka lui expliquera.
- Bon d'accord ! Mais à mon avis votre problème ne
fait que commencer. Tu as raison de vouloir aller à Casa,
là-bas vous pouvez faire ce que vous voudrez, enfin à peu
près, tandis qu'ici, où on ne peut pas péter sans que toute la
ville le sache, ce serait invivable, vous êtes trop connus.
- Si je comprends bien, Raphaël! Tu ne me juges pas
mal?
- Ne te fais pas d’illusions ! Je m'efforce seulement
de croire que tes sentiments pour M'Barka ne sont pas
seulement une passion éphémère pour une jeune et belle
fille. Il y a longtemps que Rachel et moi nous connaissons
ses qualités et son intelligence, toi tu commences seulement
à t'en apercevoir; je n'ai pas à vous juger, je m'inquiète
103
M’Barka
seulement pour l'engagement que tu as pris avec elle, je ne
te pardonnerais pas de t'être trompé, tu lui ferais trop de
mal!
- Je ne suis plus un gamin! J'ai confiance, c'est autre
chose qu'un « coup de foudre ».Tu vas en parler à Rachel?
- Rentre chez toi et envoie nous Alexis, je vais
l'expédier avec mes gosses pique-niquer à Sidi-Bouzid,
nous viendrons prendre le café après-dîner et Rachel pourra
la soigner et savoir ce qu’elle pense vraiment elle.
Il jeta quelques pièces sur la table et ils se levèrent.
Quand il rentra chez lui, ce fut Alexis qui vint lui ouvrir, il
lui dit:
- Dada est couchée, elle avait mal, je crois qu'elle
dort, tu vois j'ai nettoyé la cuisine.
- C'est très bien mon fils! Maintenant c'est moi qui
vais m'en occuper, toi tu vas aller voir Isaac, le tonton
Raphaël t'invites à aller à Sidi-Bouzid avec sa voiture pour
pique-niquer avec tous les enfants, ne faites pas de bêtises
et ne faites pas enrager le chauffeur.
- Quand partent-ils?
- Dépêche toi! Ils t'attendent pour charger la voiture.
Comme il allait vers la chambre de M'Barka il
l'arrêta:
- Laisse là se reposer! Tata Rachel va venir tout à
l'heure avec ses médicaments juifs.
Il courut vers la porte et l'ayant ouverte il revint vers
son père et le tira pour qu'il se baisse pour l'embrasser.
104
Le Pied Noir
- Je t'aime Baba! Tu sais.
- Moi aussi je t'aime mon fils! Je vous aime tous les
deux!
Quand l'enfant fut sorti il alla dans la chambre, elle
dormait, mais sentant sa présence elle se réveilla et le vit
comme la veille, à demi agenouillé sur le bord du matelas
et elle l'attira pour l'embrasser.
- Alexis m'a dit que tu avais encore mal! Rachel va
venir cet après-midi avec son mari boire le café, elle va te
soigner! Alexis est parti à Sidi-Bouzid avec leurs enfants.
- Ils savent?
- Oui! Je n'ai pas vu Rachel, mais Raphaël est
content pour nous...seulement il pense aussi que ce sera
difficile, nous ne pourrons pas nous cacher ici, même le
petit peut dire quelque chose sans s'en rendre compte. Alors
nous irons à Dar el Beida, je vais te faire une belle maison.
Elle le tira à elle pour lui dire qu'elle l'aimait, qu'elle
se moquait de sa maison et que pour l'instant puisqu'ils
étaient seuls, elle voulait qu'il lui fasse encore l'amour et
quand ils furent rassasiés l'un de l'autre elle resta heureuse
dans le creux de son bras un long moment avant de le
repousser pour se lever.
- Il faut que je te fasse manger! regarde l'heure, il est
midi passé, oh mon dieu! C'est de ta faute! Et Rachel qui va
arriver alors que je n'ai rien de prêt...
Il la rassura.
- Tu restes bien tranquille, nous allons manger le
reste du poulet, Rachel t'excusera, tu es malade!
105
M’Barka
- Oh malade! Pas tout à fait, tu le sais bien...juste
encore un peu mal sur le côté...
Comme elle le voyait s'assombrir et se préparait à
parler elle ajouta. Tais-toi! D'abord c'est moi qui me suis
fait cela quand je suis tombée...Il voulut protester mais elle
lui fermait la bouche d'un baiser...Aide moi! mets la table,
si tu veux du vin il faut aller en chercher, il n'y en a plus.
Il
pourrais
Prépare
polisson
moulin.
reste de la quesra d'hier, j'en ferai demain quand je
pétrir, j'aurais dû te dire de ramener du pain.
le café, ne le moud pas trop gros comme ce
d'Alexis qui a trouvé comment on réglait le
Il la suivit à la cuisine et coinça le moulin à café
entre ses genoux après l'avoir rempli d'une poignée de
grains; pendant qu'il tournait elle ranima le feu en soufflant
sur les braises, toussant à cause de la fumée. Les grains de
café craquaient et quand il eut fini il retira le tiroir pour lui
montrer le café moulu.
- Regarde ma chérie! Ça va comme cela?
- C'est bien encore un peu gros, mais laisse! Je vais
le finir dans le mortier, fais chauffer le lait et surveille-le
qu'il ne se sauve pas, moi je vais me coiffer et m'habiller,
regarde un peu dans quel état tu m'as mise, je devrais aller
au hammam mais je n'ai pas le temps! j'irais quand ils
seront partis, peut-être que Rachel voudra m'accompagner.
Quand ils arrivèrent, vers deux heures, Rachel se
précipita pour demander à M'Barka ce qui lui était arrivé,
comment elle avait fait pour tomber, où elle avait mal?
Gustave comprit que son ami n'avait rien précisé à sa
106
Le Pied Noir
femme. Rachel fut un peu étonnée que M'Barka la fasse
s'installer dans le salon avec les deux hommes pour prendre
le café, elle le fut davantage quand elle vit qu'elle venait
s'asseoir à côté de Gustave et versait le café dans les tasses
tout à fait maîtresse de maison. Ils rirent tous les trois de
l'air d'étonnement qu'elle prenait, quand oubliant sa tasse de
café elle bégaya presque
- Mais? mais?...
Gustave porta la main de M'Barka à ses lèvres et
s'adressant à la juive dit avec un sourire:
- Tu ne l'aurais pas cru? Je vois que ton mari ne t'a
rien dit...Oui! C'est comme cela! On s'aime...elle n'est plus
reléguée à la cuisine. Elle est ma femme maintenant
- Oh! Mon Dieu! Mais non il ne m'a rien dit ce juif
indigne! Seulement que tu t'étais fait mal en tombant dans
ton escalier...
Elle s'était vivement levée pour embrasser son amie
- Oh M’Barka ! comme je suis heureuse pour toi!
que Dieu vous protège!
M'Barka, radieuse comme une jeune mariée poussa
un petit cri en la repoussant parce qu'elle lui avait fait mal
en la serrant contre elle.
- Que Dieu te bénisse! Mais il faut que tu regardes si
je ne me suis rien cassé j'ai mal ici! Allons dans ma
chambre.
Elle passait sa main sous son sein gauche et entraîna
Rachel. Quand elles furent sorties Gustave observa:
- J'apprend tout, aujourd'hui! Je ne les savais pas
amies à ce point.
107
M’Barka
- Que sais-tu d'elle? Elle a vécu dans ta maison
pendant plus de six ans sans que tu t'aperçoives qu'elle était
une chose vivante, une créature de Dieu avec une âme, une
fille pleine d'amour à donner, une...
- N'ajoute pas à mes reproches Raphaël! Je me suis
peut-être forcé à l'ignorer...il me semble que je l'ai toujours
aimée. En tout cas merci de n'avoir rien dit à Rachel.
- Je connais ma femme, je lui dis ce qu'elle doit
savoir! Bon! Maintenant parlons de ce qui va se passer, des
conséquences sur nos affaires, je me demande si tu ne
ferais pas mieux de tout liquider et partir ailleurs refaire
votre vie! Il y a plein de juifs qui partent en Amérique du
Sud en ce moment...
- Je ne suis pas juif et le Maroc est mon pays et le
sien, tout est à faire ici, je ne veux pas partir au moment où
je réussis, pour elle et moi les choses finiront par s'arranger.
- Peut-être! Mais en attendant si vous êtes
découvert...Tous ces petits français et ces traîne-savates
d'espagnols qui arrivent comme des rats, sont plus racistes
que les américains du Ku-Klux-Klan, Mais ce sont nos
clients...si les français découvrent que tu considères une
ancienne esc lave comme ta femme, tu ne gagneras plus un
centime dans ce pays et si ce sont les arabes, à la première
manifestation d'excités, un jour de ramadan par exemple,
ils la mettent en morceaux à coups de cailloux...J'ai vu une
lapidation quand j'étais gosse ce n'est pas beau à voir.
- Je sais tout cela Raphaël! C'est pourquoi je n'en ai
parlé qu'à toi seul, par loyauté d'abord, mais surtout parce
que tu es mon seul ami depuis le premier jour où je me suis
retrouvé seul sur ce quai; j'ai surtout besoin de l'ami en ce
moment, je ne t'en voudrais pas si tu retire tes billes.
108
Le Pied Noir
- Tu sais bien que je ne vais pas retirer mes billes,
comme tu dis, et que tu peux compter sur l'ami, c'est
pourquoi nous discutons, il faut trouver une solution. Les
mentalités changeront sans doute un jour, les trois religions
ne vont pas éternellement se battre pour le même Dieu,
comme trois hommes pour une belle fille.
Encore qu'à mon avis si ce Jésus était resté juif nous
n'en serions pas là, mais en attendant vous devrez vous
cacher.
- Je suis d'accord! Mais on ne va pas vraiment se
cacher! Tu te rappelles ce bout de terrain qu'on a eu en
règlement sur la faillite de ce Martinez.
- Invendable! On ne peut pas le cultiver sauf pour
faire des salades pour le marché central ou élever des
poulets, Tu vas cacher M'Barka dans un poulailler? Ironisa
Raphaël. Il est vrai qu'à quinze kilomètres de la Place de
France on ne vous verra pas!
- Justement! Le terrain ne vaut pas grand-chose pour
l'agric ulture, il est tout en pente et il est trop petit, mais
pour y faire une belle maison dans un grand parc c'est idéal.
Pour aller en ville, ce n'est pas comme dans le temps
où il fallait un cheval, avec ma "Vivasix" il me faut un
quart d'heure, une demi- heure; je vais garder un hectare et
y planter plein d'arbres, nous serons dans une petite forêt et
autour je vais élever un mur de trois mètres de haut. Qui
viendra nous emmerder?
- Oui! c'est une idée! Dit prudemment Bendahan,
mais est-ce que ta maison française va lui plaire à ta
berbère? Elle est habituée à cette petite maison, une grande
maison, un grand parc il va te falloir des domestiques...qui
109
M’Barka
vont parler.
- Pourtant c'est la meilleure idée que j'ai pour le
moment.
- Elle parait bonne, et comme tu dis c'est la seule
pour l'instant! mais c'est lié à l'idée du comptoir
commercial. On va descendre à Casa, je vais prendre un
rendez-vous avec l'agence Lévy, tu le connais...mon cousin
qui est rue du Marabout?
- Il fait de l'immobilier maintenant? Quand on a été
le voir la dernière fois, il faisait des assurances!
- Il fait toujours des assurances, mais en plus il fait
maintenant des transactions de terrain, il va nous trouver
trois ou quatre mille mètres, un bon architecte et un
entrepreneur.
- Tous des cousins juifs encore?
- Des « gaulois » mon frère! Des cousins « gaulois! »
mais je ne connais pas de juifs architectes.
Les femmes ressortaient Gustave qui appréhendait la
réaction de Rachel, la vit venir à lui gaiement et il comprit
que M'Barka n'avait pas dit toute la vérité sur ce qui lui
était arrivé. Rachel avait été à l'école dans les débuts de
"l'Alliance Israélite" , comme toutes les demoiselles des
bonnes familles juives, cela n'allait pas très loin mais
suffisamment pour une bonne maîtrise de la langue
française, puisque le but essentiel de l'Alliance était de
former des élites assimilables à la colonisation française.
Elle avait l'esprit très romantique de cette époque et
110
Le Pied Noir
pleurait sur les romans mièvres d'Henri Bordeaux.
- Oh! Raphaël c'est un vrai roman! Il t'a expliqué
comment ça leur est arrivé? Comment elle est tombée dans
cette espèce d'escalier glissant, comment il l'a portée
évanouie sur son lit, la pauvre petite et qu'ils n'ont pas pu
résister à cet amour qu'ils se cachaient...
- C'est bien normal! dit Raphaël avec un clin d'oeil à
son ami, comment résister à une jolie fille que l'on porte
dans ses bras...ou sur son épaule? Comment l'as tu portée
Sidi Gous ? Sous ton bras ou sur ton épaule? L'as tu
déshabillée pour écouter si son coeur battait encore?
- Oh! S'indigna Rachel...je vais le dire à Rabi Aaron!
Tu me fais honte!
- T'a-t-elle soignée ma chérie? s'inquiéta Gustave qui
commençait à être gêné.
- Oui! Ce n'est pas grave! J'aurais seulement un beau
bleu! Amdullil'ah! ...J'aurais pu me casser une jambe dans
c et escalier! Ajouta t elle avec un clin d'oeil espiègle qu'il
fut seul à voir.
- Frictionne toi encore ce soir avec cette pommade,
demain tu ne sentiras plus rien! C'est une vieille recette qui
vient du mellah de Marrakech. Alors qu'avez-vous décidé
les hommes?
- Oh! Gustave a une idée qui me parait bonne mais
que nous devons voir de plus près. Nous avons décidé
d'ouvrir à Casa une sorte de grand comptoir industriel à
l'américaine dont il prendrait la direction, moi je
111
M’Barka
m'occuperai avec Si Kaddour de la minoterie et de l'usine
de pâtes, et ton neveu David des denrées pour l'armée, à
Mogador Garcia fait marcher l'usine de sisal avec notre
cher Abraham...
- Bon Dieu qu'est-ce que je fous avec tous ces juifs!
plaisanta Gustave
- Attends un peu! Maintenant que tu t'es berbérisé, tu
vas trouver pire que nous autres modestes fils d'Israël.
- Tu vas être aussi avare que ces juifs ma chérie?
Elle se pressa contre lui en serrant fortement s a
main.
- Je serai seulement ta femme!
Il y avait là une affirmation péremptoire et un peu
solennelle, qu'ils comprirent tous comme étant une sorte
d'engagement public et il répondit:
- Je n'en demande pas d'avantage...M'rati!
Elle marqua cette promesse en lui prenant le visage
entre ses mains pour l'embrasser. Leurs deux amis
applaudirent tandis qu'elle rougissait, un peu honteuse de
cette prise de possession devant témoins de l'homme à qui
elle s'était engagée.
- Très bien! Dit Rachel... mais où M'Barka va-t-elle
habiter?
- Je vais lui faire une belle maison ma chère Rachel
et tu viendras l'aider à l'installer. Es-tu d'accord.. M'rati? Il
répétait avec délectation ce terme d'épouse.
Ma femme, mon épouse - Rajli mon mari
112
Le Pied Noir
- Fais comme tu le dois mon rajli, le principal c'est
qu'Alexis y soit heureux.
Ils eurent tous à cet instant la même pensée: Et les
enfants de M'Barka? Y aurait-il des enfants de M'Barka?
113
M’Barka
n cette fin d'année 1930 Casablanca méritait bien
l'épithète de ville-champignon. Le cloaque
bourbeux, où le soldat Charbonnier avait pataugé, était
devenu cette orgueilleuse Place de France, au-delà de
laquelle quelques immeubles, dont l'architecture audacieuse
n'avait pas d'équivalence dans la vieille Europe, dominaient
de leur mépris l’antique cité d’Anfa : la Médina
E
Des autobus identiques aux autobus parisiens,
voisinant avec les antiques calèches, stationnaient le long
de l’ancienne muraille, que l’on se préparait à abattre pour
doubler la largeur de l’avenue qui aboutissait au port.
Pour marquer les limites de la nouvelle ville les
urbanistes, qui croyaient avoir vu grand, avaient tracé un
boulevard circulaire de six kilomètres qui bordait des terres
agricoles où des colons avaient établi leurs fermes.
Il était l'aboutissement des larges avenues ébauchées
où s'édifiaient, entre des zones de jardins non encore loties,
des immeubles de neuf ou dix étages, des banques, la
grande poste, les services munic ipaux, devant lesquels,
chevauchait un Lyautey de bronze, un théâtre, une piscine
(qui serait la plus grande du monde) des stades, un grand
parc public et bien entendu, une cathédrale. qui était une
horreur architecturale de béton, qui ne serait jamais terminé
et dont cinquante ans après les marocains ne sauraient que
faire.
Où que l'on aille, on découvrait chaque jour, tracée
dans la poussière rouge des champs, une nouvelle rue
bordée par les fondations des nouvelles constructions
114
Le Pied Noir
creusées dans le chaume de la dernière récolte.
On peut imaginer la fièvre spéculative qui agitait les
nouveaux habitants, au point qu'ils prenaient à peine le
temps de manger et dormir pour courir à travers le bled à la
recherche des bornages, des plans cadastraux , des
propriétaires légitimes. Ce qui n’était pas évident car si l’on
trouvait toujours un propriétaire il n’était pas du tout
certain qu’il eut le droit de vendre, d’autant qu’il était
possible qu’il eut déjà vendu.
A peine acquis, ils divisaient en plus petits lots ces
morceaux de terrains bordés de roseaux et de figuiers de
barbarie, pour en acheter un plus grand, s'enrichir
davantage...ou s'y ruiner. car il ne manquait pas
d’ingénieuses escroqueries aux dépends des naïfs.
Le cousin de Raphaël Bendahan, jouant sur sa
double nationalité de juif marocain et de citoyen français,
venait d'acquérir en sa qualité de marocain, au carrefour
des routes de Fedhala et de Médiouna, quelques hectares de
bonnes terres agricoles, que sa qualité de français lui
permettait de revendre en parcelles immobilières. Il promit
au cousin Raphaël de lui réserver un lot en bordure de la
voie publique dont il venait de demander le tracé.
C'était un malin ce petit juif! Quelques années
auparavant, fuyant pour quelque arnaque la justice du
Maghzen, il s'était retrouvé à Dakar où, dans un comptoir
de la maison Morel et Pron, il avait tenu la balance des
exportations de cacahuètes et des importations de tissu à
boubous.
Revenu au pays il avait mis ses compétences
sommaires de comptabilité au service des innombrables
nouveaux commerçants et, pourquoi pas? s'était donné un
115
M’Barka
titre de conseiller financier, dont l'inscription sur une carte
de visite gravée lui avait suffi pour devenir
« Courtier assermenté » Assermenté par qui ? Nul ne
pouvait le savoir si ce n’est un fonctionnaire qui maniait le
tampon encreur aux services municipaux avec une dextérité
proportionnelle à l’épaisseur des enveloppes que les
solliciteurs lui remettaient.
Ce fut donc lui qui prépara les statuts de la nouvelle
« Société Charbonnier SA, Tout pour l'agriculture et
l'Industrie » Dans la foulée, il dressa l'acte de vente de la
propriété, dite « La Californie » kilomètre 21 route de
Marrakech, par la « SARL Bendahan et Charbonnier »
domiciliée à Mazagan, à Madame M'Barka...points de
suspensions, car Gustave ignorait complètement si elle
avait un nom de famille et allait se renseigner.
Ils récupérèrent un architecte italien, qui débarquait
du Mexique et qui leur recommanda un entrepreneur
sicilien que les laves de l'Etna avaient fait fuir de sa ville
natale de Catane. Tous ensemble se rendirent sur les lieux
en prenant la route de Marrakech.
Pour se repérer Gustave alla jusqu'aux trois
marabouts, qui se dressaient sur la crête à gauche de la
route et tournant dans la direction de la ville, que l'on
devinait au loin, il se dirigea vers quelques noualas de
chaume qui, à un kilomètre des marabouts, abritait
quelques pauvres fellahs.
Traversant le douar, accompagné des aboiements
d'une meute de chiens et d'une ribambelle de joyeux petits
crasseux à demi nus, qui couraient derrière la voiture, ils
Huttes de terre et de paille
Paysans, cultivateurs
116
Le Pied Noir
s'engagèrent sur une petite piste, que les habitants du douar
avaient tracé pour se rendre au puits,
creusé par le précédent propriétaire, au milieu d'une friche
de palmiers nains où proliféraient les serpents et les lapins
de garenne.
Quand ils eurent retrouvé les bornes, l'architecte fit
un petit croquis de l'aménagement de l'espace qui serait
réservé aux constructions et au parc. Gustave voulut que le
puits s'incorpore dans le mur de clôture pour que la
quinzaine de fellahs qui, avec leurs familles, occupaient le
douar à côté des sanctuaires, puissent continuer à en
profiter. Le cousin fit remarquer que la propriété s'étendait
justement jusqu'au douar et que « si monsieur Charbonnier
voulait un jour construire sur cette partie... » Mais
monsieur Charbonnier affirma que justement il ne voulait
pas de voisins trop prés de chez lui et que ces pauvres gens
ne le dérangeaient pas. Le cousin soupira...quel dommage!
pensa-t-il. Raphaël tenta lui aussi de dissuader son ami
« Tu n’es pas obligé de leur donner tout cela... » Mais il
ignora la recommandation.
L'architecte montra son croquis, il proposait un mur
de clôture de trois mètres de haut bordé de cyprès en
coupe-vent.
Au milieu serait la maison d'habitation, sur la partie
haute du terrain il y aurait un réservoir d’eau alimenté par
une éolienne sur le puits et tout en bas, prés de l’entrée, un
logement pour le gardien, une écurie pour les chevaux et un
garage pour l’ automobile.
117
M’Barka
Immédiatement, l'entrepreneur sicilien fut prié de
construire la clôture et le réservoir. Ensuite, il prendrait
contact avec les pépiniéristes pour faire les plantations.
Puis, ils retournèrent au bureau de l'architecte qui
leur proposa quelques esquisses pour la maison. Gustave,
se rappelant ce que Raphaël lui avait dit, ne voulait pas
d'une maison trop vaste, trop européenne où M'Barka serait
mal à l'aise. D’autre part, il expliqua qu'il voulait une
disposition qui permette à des membres de la famille, ou
d'autres personnes, de vivre presque en autonomie.
L'architecte avait travaillé aux Etats-Unis vers la frontière
mexicaine et en avait rapporté quelques idées originales.
- Je ne sais pas si cela vous conviendrait mais que
pensez-vous d'une maison de terre? En adobes, comme au
Nouveau- Mexique.
- Où comme dans le Sud marocain! Faites moi voir
ce que font vos mexicains.
Il fut séduit! Des pièces basses avec des plafonds de
poutres apparentes, des formes arrondies et une disposition
ingénieuse des pièces divisant la maison en trois
appartements qui pouvaient s'ignorer. Raphaël fut de son
avis, M'Barka se trouverait bien là.
Restait le délai, l'homme de l’art italien commençait
à parler d'études, de calculs, de plans, des matériaux à
approvisionner, des ouvriers nécessaires, le sicilien ne
savait pas faire des maisons en terre, bref il parla d'une
année. Quel serait son prix ? Heu! heu!...
Gustave lui emprunta un crayon et sur l'esquisse
écrivit en grosses lettres « Six mois » L'autre sursauta:
118
Le Pied Noir
- Per la Madonna! C'est impossible monsieur
Charbonnier... Le signor Sanpiétro n'a même pas
d'ouvriers!
- Monsieur Perrucci je ne suis pas architecte, mais
j'ai vu construire suffisamment de kasbahs pour vous dire
que cela ne prend pas un an. Je vais aller vous chercher
quelques maalems vers Ouarzazate avec leurs ouvriers,
je vais vous donner six camions et vingt terrassiers et
dans six mois, pas un de plus j'emménage! Je paye! Vous
voulez combien d'avance?
Monsieur Charbonnier sortait une liasse de billets, de
bons billets de la Banque de France, alors il s’inclina , se
tournant vers le sicilien il dit
- Si le signor Sanpiétro pense y arriver...
Le signor Sanpiétro comprenant qu'il tenait là le bon
client, celui qui paye sans rechigner et qui vous
recommande approuva. C'est vrai qu'il n'avait jamais rien
construit en terre crue, mais il savait organiser les chantiers
et du moment que monsieur Charbonnier lui envoyait des
spécialistes et des camions... il prit un crayon posa des
questions à l'architecte dans un échange volubile en italien
où les bras suivaient la cadence des langues, finalement il
dit dans son français approximatif qu'il tenait le pari,
précisa ses besoins, se fit remettre une avance confortable,
qui allait lui permettre de remplacer les espadrilles de toute
la famille et se précipita pour commencer immédiatement.
Au Maroc de cette heureuse époque, toutes les
affaires se traitaient ainsi. Les gens étaient pressés et
acceptaient le provisoire ou l'à-peu-près. Il disaient « Je
Maitres maçons
119
M’Barka
veux cela pour demain et je paie aussitôt » et ils obtenaient
satisfaction.
Ils furent de retour à Mazagan assez tard, il ne voulut
pas frapper pour réveiller M'Barka et en utilisant sa clé il
ne put s'empêcher de se rappeler la dernière fois où ayant
accompli ce geste simple, il avait si radicalement fait
basculer son destin. Mais cette fois elle l'avait entendu et
avant que la porte ne se soit refermée elle était contre lui,
toute chaude et tendre, pleine de passion, pleine de désir.
- Le petit dort! As-tu mangé? Veux-tu un peu de
café?
Il ne voulait pas de café, il était trop impatient,
comme un jeune marié. Quand ils se furent aimés, il lui dit
qu'il avait ramené des cadeaux pour elle et pour Alexis.
Alors elle voulut, tout de suite, voir ce que c'était.
Pendant qu'il ouvrait la valise, qu'il avait déposé en
entrant, elle alla vite ranimer le feu et y posa une casserole
d'eau, pour tout de même lui faire une tasse de café. Quand
elle revint il tenait dans son dos un petit paquet:
- Devine!
Mais elle sautait après lui
- Donne le moi! Donne le moi! Jib ! Jib ! Aafak !
- D'abord tu dois me payer!
- Oh! Je ne t'ai pas assez payé tout à l'heure? Donne
moi ça tout de suite où tu vas coucher dans ta chambre!
Il lui donna son paquet qu'elle posa sur la table pour
en dénouer soigneusement la ficelle collée sous l'étiquette
Donne !Donne ! S’il te plait
120
Le Pied Noir
de La Belle Jardinière.
Elle était économe de tout et avait un tiroir plein de
ces petits bouts de ficelle soigneusement roulés au milieu
des bouchons de liège et toutes sortes de ces petites choses
« qui peuvent encore servir »
Ayant ouvert la boite de carton, elle déplia un grand
châle en soie de Lyon bordé de longues franges qu'elle
caressa de la main, avec des petits cris admiratifs, avant de
le jeter sur ses épaules. Il dut la suivre dans sa chambre, où
il y avait une grande glace au cadre doré, pour l'éclairer de
la lampe à pétrole, qu'il élevait à bout de bras,
pendant qu'elle évoluait gracieusement, se tournant de
gauche et de droite pour admirer l'effet produit par le
chatoiement du tissu sur ses épaules, puis sur sa tête.
- Il te plaît? j'ai pensé que tu aimerais cette
couleur...c'est de la vraie soie tu sais ! S’il ne te plaît pas je
peux le changer
- Oh mon chéri! Mon chéri! Jamais on ne m'a rien
offert de si beau!
- Je veux être fier de toi! Je veux que tu sois la plus
belle! J'ai encore quelque chose...Regarde!
Toujours avec le châle sur ses épaules, elle se saisit
de la petite boite qu’il lui tendait. Elle se doutait bien de ce
qu'elle pouvait contenir mais elle demanda, en s'asseyant:
- Oh! Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est?
Elle tenait le petit écrin comme si elle avait peur de
l'ouvrir.
- Allons! Ouvre! Nous n'allons pas rester toute la
121
M’Barka
nuit ici, j'ai envie de me recoucher moi...
Alors elle fit sauter le petit fermoir et soulevant le
couvercle, elle poussa un petit cri de surprise, puis
vivement se rapprocha de la lampe. C'était un anneau d'or
où était serti un petit diamant, un solitaire disait-on, qui
était généralement l'anneau des fiançailles contre lequel,
plus tard, le jeune époux poussait l'anneau nuptial. Il avait
fait ainsi avec Anne-Marie, mais pour M'Barka il l'avait
voulu différent, plus beau, plus cher, pour se témoigner
qu'il en avait fini avec la morte, comme s'il la provoquait là
où elle était peut-être: « Tu vois Anne-Marie, j’en ai fini
avec toi ! »
Elle n'osait sortir le bijou se contentant de l'admirer,
passant un doigt sur la gemme. Alors il lui reprit l'écrin, en
retira l'anneau d'or et ordonna en lui prenant la main:
- Donne-moi ton doigt ma chérie!... chez nous les
européens, c'est un engagement, tant que tu porteras cela à
ton doigt je t'aimerai et je te respecterai comme mon
épouse.
Elle se jeta contre lui en l'embrassant, puis se laissant
aller à ses genoux elle lui prit la main qu’elle embrassa
avec le respect que mettent dans ce geste les épouses
musulmanes.
- Je ne l'enlèverai jamais!
Il la releva et elle lui fit admirer le scintillement de
la gemme dans la lumière de la lampe, soudain elle
sursauta:
122
Le Pied Noir
- Ton café! mon chéri...je l'ai oublié.
Il la rejoignit à la cuisine et pendant qu'elle prenait la
queue de la casserole d'eau bouillante il la tint serrée contre
lui, ému de sentir sa nudité sous le léger tissu, la caressant
et embrassant ses épaules, il lui dit:
- Laisse ce café je n'en ai plus envie!
Elle reposa la casserole et s'abandonna un instant à
ses caresses avant de se dégager doucement pour
l'entraîner. En passant devant la chambre d'Alexis elle
voulut aller le voir, levant haut la lampe qu'elle tenait, ils se
penchèrent sur l'enfant endormi, il eut envie de l'embrasser
mais elle lui fit vivement un signe d'interdiction en portant
un doigt sur ses lèvres. Alors il recula tenant toujours la
lampe qui commençait à fumer pour la voir recouvrir un
pied qui s'était découvert et poser un petit baiser sur le
front de l'enfant endormi. Il s'étonna:
- Tu n'as pas voulu que je l'embrasse et toi tu l'as fait
- Toi tu l'aurais réveillé! Moi il me sent, et il dort
plus fort! Tous les petits enfants sont comme çà ! Tu ne
savais pas qu’ils doivent sentir leur maman ? Elle eut une
hésitation avant de rectifier ...ou leur Dada.
L’attirant bien serrée contre lui il protesta
- Non ! leur Maman ! Tu ne veux pas être sa
maman ?
Il vit venir les larmes au bord de ses paupières et elle
123
M’Barka
s’enfuit pour les essuyer rapidement. Il eut un mouvement
vers elle mais il s’abstint, il comprenait soudain que ce qui
les attacherait le plus l’un à l’autre était cet enfant. Il
mordit son index pour maîtriser sa propre émotion. Elle
l’appelait.
Comme les nuits précédentes, à cause du petit
garçon, il rejoignit sa chambre à l'aube, mais ce matin-là
l'enfant leur fit une surprise inattendue lorsqu'il demanda à
son père, en trempant ses tartines dans son bol de café au
lait:
- Pourquoi que c'est toi qui va dormir avec Dada?
Pourquoi qu'elle ne va pas avec toi dans le grand lit?
Interloqué, il ne savait quoi répondre, ce fut elle qui
dit avec un grand naturel:
- Oh tu sais! C'est parce que j'ai l'habitude de ma
chambre, mais tu as raison, peut-être que je pourrais
essayer de dormir dans le grand lit! Qu'en penses-tu Sidi
Gous?
- Oh tu sais mon fils! Elle dit ça, mais c'est une
entêtée, je lui ai déjà dit cent fois de venir dans ma
chambre, mais elle ne m'écoute pas! Elle dit que je ronfle !
Mais parce que c'est toi qui le demande elle accepte! Je ne
comprends rien à cette femme...Je crois que je devrais la
battre encore un peu!
- Non! Tu n'as pas le droit tu as juré! Hein! Dada
qu'il a juré?
- C'est bien vrai il a juré! Mais il disait ça pour rire!
Regarde ce qu'il m'a acheté!
124
Le Pied Noir
Elle lui montrait sa bague et le gamin observa
- Oh comme ça brille! Qu'est-ce que c'est?
- C'est un diamant ! c'est la plus belle des pierres que
Dieu a mis sur la Terre. Et tu sais cette bague? Ton Papa
m'a dit que quand un monsieur français la met au doigt
d'une dame ils ne se quittent plus jamais. Mais il t'a aussi
rapporté un cadeau.
- C'est vrai Baba?
- C'est un avion que tu peux monter et démonter, tu
peux lui mettre une hélice ou deux hélices, ou bien des
roues ou bien des flotteurs pour le transformer en
hydravion, va le chercher! Il est sur ta table de nuit et tu ne
l'as même pas vu!
Alexis se levait pour aller chercher son cadeau quand
il demanda brusquement a son père
- La bague? C'est vrai qu'elle est magique? Qu'elle
va vous obliger à rester toujours avec moi?
Son père qui tenait M'Barka contre son bras la serra
tout contre lui pour répondre.
- C'est tout à fait vrai! Elle avait envie de nous
quitter alors je lui ai passé cette bague au doigt pendant
qu'elle dormait et maintenant elle est obligée de rester avec
nous!
- Tu racontes des bêtises Baba! C'est pas vrai qu'elle
voulait s'en aller! Hein Dada?
- Bien sûr que non! mon chéri. C'est un grand
menteur tu le sais bien, mais pour la bague c'est un peu
vrai! Va chercher ton avion que je le voie!
125
M’Barka
Comme il s'en doutait M'Barka ignorait ce qu'était
l'état civil, elle n'avait aucune existence légale, elle
s'appelait M'Barka un point c'est tout! Pas de père connu et
une mère sans plus d'existence légale qu'elle-même.
Comme les animaux, les esclaves n'ont pas besoin de nom
de famille.
Le commandant De la Rivière qui l'avait amenée à la
naissance d'Alexis, était maintenant à l'Etat-major du
Résident Général.
Gustave alla le voir et lui demanda s'il se rappelait
d'elle.
- Tu penses comme je me rappelle de cette pauvre
gosse. Ce fut pour moi une vraie joie de l'avoir arrachée à
ce vieux salaud...Tu sais qu'on lui a donné la Légion
d'Honneur?
- Pas pour cela j'espère?
Ils se mirent à rire, comme de vieux complices qu'ils
étaient et après s'être rappelés leurs souvenirs et quelques
frasques épiques, pendant la colonne du Souss où ils
s'étaient connus, Gustave en vint au but de sa visite. Il
raconta le dévouement de M'Barka pour son fils, passant
bien entendu sous silence, ses propres rapports avec elle.
- Je veux que tu lui donnes un état civil
- Ça ne va pas être très facile! père inconnu, mère
s ans état civil, mais je vais voir demain cette vieille crapule
et je vais lui tirer un papier de ses adouls. Il n'aura qu'a lui
inventer un nom et une famille. Après tout il lui doit bien
ça! sans compter que c'est peut-être lui le père.
- Tu ne pourras pas lui promettre la Légion
126
Le Pied Noir
d'honneur s'il l'a déjà.
- Ne t'en fais pas! Ces « lèche-bottes » ont toujours
quelque chose à demander.
Un mois après, il reçut par un courrier de la
Résidence, un beau certificat adoulaire qui, sur deux pages
d'écriture arabe dûment tamponnées, attestait au milieu de
multiples références au Coran et de louanges à Allah que la
fille M'Barka, née à Meknès en 1908 était bien la fille de
son père Mohamed ben Allal ben...ben...etc.
Il attendait ce papier avec impatience et se il
précipita à Casa pour authentifier, à la conservation
foncière et au cadastre, la propriété de M'Barka Bent
Mohamed ben Allal. Il pourrait mourir tranquille, personne
ne pourrait mettre M'Barka à la rue et d'autre part, on a plus
de considération pour la propriétaire de quelques hectares
de terres immobilières que pour une gouvernante berbère.
En attendant que se construise la grande villa Ils
continuèrent à vivre leur vie discrète dans la vieille maison
de Mazagan, évitant de sortir ensemble, ne recevant
personne, de peur de se trahir. D'ailleurs il fut souvent
absent pendant ces mois où la maison s'édifiait.
Il était allé à Ouarzazate pour recruter six maalems,
Des maîtres maçons, qu'il amena à l'entrepreneur sicilien
pour construire sa maison de terre.
L'entrepreneur n'était pas habitué aux rites et
coutumes de ses confrères berbères et voyant avec quelle
désinvolture cette bande de nègres envisageaient la tâche il
127
M’Barka
s'inquiéta:
- Signor Charbonnier! Je ne pourrais jamais tenir les
délais, regardez ces types, depuis trois jours qu'ils sont
arrivés ils en sont encore à installer leurs guitounes.
- Ne vous en faites pas! Ils ont leurs règles à eux,
laissez-les faire! Je vais vous expliquer çà ! chez vous en
Sicile, quand la maison est finie vous implorez la Madonna
et vous amenez un curé pour jeter de l'eau bénite avant de
rentrer les meubles; eux c'est le contraire, ils font cela avant
de commencer, mais ils ne connaissent pas la Madonna,
seulement des jnouns qui viennent à la nouvelle lune.
Vous savez quand c'est la nouvelle lune, monsieur
Sanpiètro? ...Non?... C'est dans huit jours! Alors vous
devez attendre.
- Porco Dios! On ne finira jamais!
- Mais si! Mais si! D'ailleurs il faudra que ce jour-là
toutes les tranchées de fondations soient terminées pour le
sacrifice, alors c'est à vous de vous dépêcher.
- Quel sacrifice?
- Dans ce pays on n'a pas d'eau bénite, on prend du
sang, celui d'une poule blanche et d'une poule noire pour
que les murs ne s'écroulent pas pendant la construction, et
celui d'un taureau pour que les habitants y vivent sous la
protection d'Allah.
Le sicilien fit le signe de croix.
- Vous ne croyez pas ces histoires de sauvages
signor Charbonnier?
tentes de toile
Génies domestiques
128
Le Pied Noir
- Et bien ? à vrai dire, je ne crois pas non plus à l'eau
bénite, mais avec eux il y a un avantage, le taureau et les
poulets on les mange! Est-ce que vous buvez l'eau bénite
Signor?
Le sicilien se signa
- Vous ne devriez pas dire des choses comme ça
signor Charbonnier!
En attendant la nouvelle lune, les spécialistes en
profitèrent pour rechercher la bonne terre argileuse qui
convenait, ils en trouvèrent pas très loin, dans la plaine
humide de Bouskoura, à une trentaine de kilomètres.
Il fallut en négocier l'achat avec le propriétaire du
terrain, puis la rotation des camions commença.
Il dut régler un nouveau conflit entre le sicilien qui
voulait commencer à remplir ses tranchées avec les pierres
de fondations et le maalem qui s'y opposait avant le
sacrifice.
Gustave expliqua en riant:
- Comment voulez vous que les génies qui sont sous
nos pieds s'abreuvent de sang, si vous cimentez la terre?
Il fallut ensuite aider à trouver le taureau du sacrifice
qui, comme il est dit dans le Coran, « devait être sans
taches, ni trop vieux, ni trop jeune » et trouver de
même, mais c'était plus facile, une poule tout à fait blanche
et une poule tout à fait noire.
Il alla ensuite négocier l'achat de quelques moutons
aux gens du douar, qui furent d'autant plus ravis qu'ils
129
M’Barka
vendaient ce qu'ils allaient manger car, bien entendu, il
n'était pas question que l'on puisse écarter de la fête les
fellahs voisins et leurs familles. Pas plus d'ailleurs que le
fquih des marabouts et la nombreuse descendance des
seyeds qui y étaient enterrés. Les femmes du douar furent
mises a contribution pour rouler une montagne de couscous
et enfin la nouvelle lune apparut, Amdullilah!
Pour faire plaisir aux maçons sahariens et montrer
qu'il était bien un grand chef qui connaissait la quaïda,
Gustave avait recruté pour la circonstance une
équipe de Gnawa dont le moquadem égorgea rituellement
le taureau et les deux poules étiques, au son des
castagnettes de fer, des tambours et du grondement du
t'boul cet énorme tambour que son batteur chevauche,
comme un cavalier l'étalon. Une troupe de cheikhates, les
inévitables danseuses musiciennes de toutes fêtes, apporta
sa contribution à la gaieté générale et quand toute cette
foule alla se coucher, le sicilien douta que ces ventres
repus, puissent se mettre à l'ouvrage avant trois jours de
digestion. Or à sa grande surprise, quand il arriva le matin
vers huit heures, six chantiers étaient en pleine activité
autour des fondations qui maintenant se remplissaient de
grosses pierres et de chaux. Assis en surplomb Gustave
l'interpella:
Personnage sacralisé par filiation avec le saint homme (le
seyed), dont il garde le tombeau et encaisse des aumônes en
échange de quelques recettes de magie
La tradition
Les Gnawa sont une confrérie religieuse très fermée,
originaire du Soudan
130
Le Pied Noir
- Alors Signor Sanpiètro? Vous pensez tenir votre
délai?
- Je n'en crois pas mes yeux! J'ai encore beaucoup à
apprendre je crois!
- Vous êtes sur la bonne voie! si vous voulez réussir
dans ce pays c'est justement en ne croyant pas que vous
détenez toute la sagesse du monde; je suis sûr que vous
réussirez parce que vous connaissez votre métier, mais un
petit conseil! laissez la Madonne à la maison, aucun d'entre
eux ne va se convertir.
Il veilla personnellement à l'installation de l'éolienne
qu'il avait fait venir des Etats Unis et à la conduite qui allait
tout en haut de la propriété remplir le grand réservoir.
Les seguias qui en partaient, arrosaient les jardins
que les fellahs du douar voisin aménageaient sous la
direction des pépiniéristes. Deux frères qui avaient quitté
leur maigre vigne provençale pour s'enrichir rapidement en
plantant les parcs, les rues et les jardins des villas de la
grande ville.
Ayant carte blanche ils s'en donnaient à coeur joie,
transformant les espaces bouleversés par les désouchages
de palmiers nains en bosquets, massifs de fleurs et bassins à
jet d'eau. Ils avaient bordé les hauts murs de clôture d'une
haie de cyprès qui abriterait du vent la propriété et plantée
l'avenue qui menait du portail à la maison d'une double
rangée de palmiers. Tout en haut, vers le réservoir, des
eucalyptus bordaient le jardin potager et la volière.
Rigoles d’irrigation
131
M’Barka
Vers la fin du mois de Mars, Gustave put organiser
la diaffa qui consacrait la fin des travaux.
Les moutons, qui depuis un mois étaient à l'engrais,
furent égorgés, rôtis et mangés par tous ceux qui avaient
participé aux travaux dans une journée de fête dont les gens
du douar parlèrent longtemps.
Dés le lendemain il alla les chercher. M'Barka
voulait tout emmener avec elle. Elle n'avait aucune notion
des distances géographiques et elle associait Casablanca à
ce lointain pays qu'était la France, c'est-à-dire très loin de
Mazagan et elle croyait qu'elle n'y reviendrait plus jamais.
Il eut bien besoin de l'aide de Rachel pour la persuader que
l'on garderait la maison où l'on reviendrait aussi souvent
qu'elle voudrait, surtout pendant les chaleurs de l'été pour
qu'Alexis puisse se baigner avec tous ses copains à la
« Porte de la Mer »
Elle fit mille recommandations à son amie pour
qu'elle surveille bien les femmes qui feraient le ménage,
vérifia encore une fois que tous ses placards étaient bien
verrouillés et après avoir fermée sa porte, elle remit son
trousseau de clés à Rachel en pleurant un peu.
Mais la joie et l'excitation d'Alexis étaient si
c ommunicatives, qu'elle avait oublié Mazagan avant de
traverser à Azzemour, le pont que l'on venait de construire
sur l'Oum-er-Rebia.
Raphaël l'avait assurée qu'il lui
amènerait Rachel avant la fin de la semaine pour l'aider
dans ses achats et elle était montée fièrement dans la
nouvelle Renault Viva Grand-Sport
En route elle posa des tas de questions sur la
Grande fête de plein air
132
Le Pied Noir
nouvelle maison, sur ce que serait sa chambre, si elle serait
loin d'Alexis, comment était la cuisine...Et le souk ? Etait-il
loin?...Il répondait, en se moquant un peu, qu'elle verrait
bien, qu'elle prendrait l'tobous pour aller à Dar-Beida faire
le souk.
Elle voyait bien qu'il la faisait enrager, alors elle
jurait qu’elle ne monterait jamais dans ces machines
pleines « d’arabes ».
- Alors il faudra que tu apprennes à conduire pour y
aller en voiture! Tu veux que je t'achète une auto?
- Ne te moques pas de moi, je ne suis pas si bête tout
de même, je sais bien que les femmes ne conduisent pas les
tomobiles!
Puis elle protestait qu'il allait trop vite et à chaque
virage un peu brusque elle lui attrapait le bras pour se
maintenir. Derrière eux, Alexis qui essayait de tenir son
chat sur ses genoux, se moquait d'elle en lui disant:
- Tu es aussi peureuse que Minouchette. Va plus vite
Baba!
Alors il donnait un coup d'accélérateur en débrayant
pour faire hurler le puissant moteur et elle s'écriait:
- Non! Non! Arrête je veux descendre.
Lorsqu'ils passèrent devant les trois marabouts, les
enfants reconnaissant la voiture se mirent à courir derrière
eux, accompagnés par les aboiements de tous les chiens du
douar. Quand le grand mur blanc de la propriété leur
apparut il s'écria:
- Nous sommes arrivés ! Voici ta maison!
- Comme c'est grand!
133
M’Barka
Devant le portail il donna un grand coup de klaxon
et les deux battants s'ouvrirent devant la grande allée au
bout de laquelle se dressait la belle maison
Comme il n'avait qu'une confiance relative dans les
gens du douar, il avait recruté un ancien goumier et sa
jeune femme, que lui avait recommandé un officier en
poste dans le Sud. L'homme se mit au garde-à-vous pour
saluer militairement son patron comme il l'avait fait
autrefois pour la voiture de son commandant.
- Voici Lalla M'Barka! C'est votre maîtresse!...
Alors ils se précipitèrent avec humilité pour lui
embrasser les mains, lui souhaiter la bienvenue, appeler les
bénédictions divines sur sa tête et l'assurer de tout leur
dévouement. Gustave mit fin à ces manifestations en
prenant son fils par l'épaule pour le présenter.
- Ce garçon est mon fils il s'appelle Alexis.
A nouveau ils se précipitèrent pour de nouvelles
embrassades qu'il interrompit en ordonnant:
- Donne-moi les clés Driss! et envoie ta femme au
douar chercher des gens pour décharger la voiture, toi tu
emmènes mon fils pour visiter le jardin, tu lui montreras le
puits et le réservoir.
Alexis sautait de joie en entraînant le berbère, tout
étonné d'être interpellé en dialectal par ce petit n'srani.
Tandis qu'ils s'éloignaient, Il entraîna M'Barka vers
la maison en remontant la grande allée. Comme elle tenait
toujours contre son visage le fin tissu de son haïk, il lui prit
la main et la pressa:
134
Le Pied Noir
- Tu peux abaisser ton voile ma chérie, te voici chez
toi!
Tout en marchant il lui décrivait comment était
conçue la maison, il la lui avait déjà décrite plusieurs fois
au cours de la construction et avait même fait apporter des
modifications à la suite de ses suggestions, mais elle la
découvrait maintenant vraiment.
Comme elle s'étonnait de ne pas voir de larges
fenêtres sur l'extérieur comme le faisaient habituellement
les européens il expliqua qu'a l'intérieur il y avait un grand
patio, c'est pourquoi les fenêtres quelle voyait maintenant
était petites car toute la lumière venait de l'intérieur.
Quand ils furent arrivés devant le grand escalier qui
menait au porche d'entrée elle s'arrêta un instant, juste pour
lui dire qu'elle l'aimait en lui serrant tendrement le bras, il
lui sourit et lui tendant le trousseau de clés il lui répondit
- Moi aussi je t'aime! Tiens ouvre ta maison!
Alors elle monta rapidement les quelques marches de
marbre et engagea la clé dans la serrure, sa main tremblait
un peu, la serrure neuve était encore un peu dure, alors elle
lui dit:
- Ouvre ! toi! Moi je n'y arrive pas.
En lui reprenant la clef il vit que sa main tremblait. Il
fut tenté de s’en moquer mais il ressentit à cet instant la
même émotion et c’est avec un peu de solennité qu’il
poussa le lourd battant de cèdre clouté de fer. Il lui passa
son bras autour de sa taille et la fit avancer de quelques pas
avant de s’arrêter.
- Regarde!...Est ce que cela te plaît?
135
M’Barka
Elle eut une exclamation admirative devant le petit
jet d'eau cascadant dans le bassin de marbre et devant
toutes ces plantes, ces fleurs, qui faisaient de cette cour un
véritable jardin.
Gustave lui-même, qui n'avait pas encore vu cette
dernière réalisation des deux horticulteurs, resta admiratif.
Tandis qu'elle restait immobile, embrassant tout du
regard, il alla refermer la porte et quand il l’eut serrée
contre lui elle leva son visage pour lui dire qu’il était fou,
que c’était trop, alors il prit ses lèvres et quand elle l’écarta
il lui tendit une grande enveloppe qu'il retira de sa poche.
- Cette maison est vraiment à toi ma chérie! C'est ta
maison! Voici tes papiers!
Se saisissant timidement de l'enveloppe elle dit d'une
petite voix incrédule:
- A moi? Qu'est-ce que tu veux dire?
- Ce n'est pas difficile pourtant! Puisque je te dis que
cette maison est à toi, elle est à toi M'Barka! La maison, le
jardin, tout est à toi. Pas à moi ! A toi !
Il y avait, devant le bassin, un banc en lattes de bois
laqué où il la fit asseoir. Lui ayant reprit l'enveloppe il
l'ouvrit, et en déplia les papiers qu'il posa entre eux deux.
- Je vais tout t'expliquer, mais d'abord je dois te dire
que tu devras ranger ces papiers très soigneusement, ils
sont très importants. Celui-là tu sais le lire, il est écrit en
arabe, regarde! Il dit que ton père s'appelait Mohamed ben
Allal et que tu es née en 1217 de l'hégire, celui-là c'est le
même, mais en français il dit que tu es née le 1er Décembre
136
Le Pied Noir
1908, donc tu as 22 ans.
- J’ai 22 ans, Tu es sûr ? Mon père s'appelait ben
Allal? Jamais ma mère ne m’a dit cela.
Elle regardait ces papiers entre ses mains d’un air
incrédule. Il l’embrassa avant de répondre en riant.
Il te fallait un nom, alors le commandant qui a fait
les papiers l’a écrit comme cela pour le maghzen, mais ta
date de naissance doit être juste il l'a obtenue du Khalifa à
Meknès.
- Le commandant a vu ma maman? Interrogea t elle
d'une voix sourde.
Il hésita, son ami lui avait appris que sa mère était
morte, il la serra contre lui et lui dit la vérité.Elle se mit à
pleurer et il la consola de son mieux, sachant bien qu'il ne
pouvait rien empêcher pour cette peine tandis qu'elle
murmurait entre ses sanglots.
- Je m'en doutais! jamais elle ne m'aurait laissée sans
nouvelles, elle aurait trouvé un moyen...
Il eut alors le remords de n'avoir jamais pensé à cela,
alors qu'il lui aurait été si facile de transmettre à la mère
des nouvelles de sa fille et inversement et même mieux il
aurait pu s'il l'avait voulu, contre un peu d'argent, faire
venir cette femme près de sa fille. Mais qu'était cette
pauvre femme pour lui alors que jusqu'à ces derniers mois
il ignorait M'Barka or de son emploi de gouvernante.
Avait-il changé grand-chose à son statut d'esclave à part
quelques améliorations matérielles. Et même maintenant ce
qu'il lui donnait n’était-ce pas une façon de l'acheter,
137
M’Barka
d'acheter son corps et pire son âme. Elle lui prouvait qu'elle
l'aimait, mais n'avait-il pas aussi acheté cet amour? Il
partageait maintenant sa peine pour la disparition de cette
femme qui ne lui était rien, qui était une inexistence et il ne
pouvait que l'embrasser, la serrer contre lui, essayer de lui
faire sentir qu'elle pouvait se reposer sur sa force.
Au bout d'un instant elle se reprit et s'étant levée elle
alla au petit bassin pour s'y rafraîchir le visage. Puis
retrouvant son apparence habituelle elle lui demanda de lui
expliquer les autres papiers et il lui montra les documents,
tous à son nom, qui établissaient de manière irréfutable
qu'elle avait pour toujours l'entière propriété de cette belle
maison
- Mais tu es fou! Pourquoi me donnes-tu tout cela?
Je n'en ai pas besoin tant que je suis avec toi!
- Justement! Tant que tu es avec moi, mais après?
Quand je serais mort?
Elle cria horrifiée en lui posant sa main sur la
bouche;
- Tais toi! N'attire pas le malheur! Si Dieu voulait
cela je n'aurais besoin de rien car je partirais avec toi!
Cette sombre pensée ramena ses larmes et à nouveau
il dût la consoler:
- Mais ce n'est pas seulement pour cela mon amour!
L'autre raison, la vraie raison c'est que cette maison est ta
dot...je sais que nous ne pouvons pas vraiment nous marier,
à cause des autres...mais par cette maison que je te donne
nous saurons nous deux que c'est fait, et puis...il se mit à
138
Le Pied Noir
rire...tu pourras m'en chasser si je te bats encore! C'est
pourquoi je garde pour moi la maison de Mazagan!
Elle se leva vivement en embrassant les documents,
comme on le fait pour un texte sacré et lui rendit.
- Tu es vraiment aussi fou que tous ces petits
français de Mazagan le disent mon chéri! Range tout cela!
et maintenant, fais moi visiter!
Elle alla en le suivant, de pièce en pièce, admirant,
criant sa joie, tapant des mains quand elle découvrait une
petite chose pratique...palpant les coussins brodés sur la
longue banquette d'un salon.
- Tu pourras les changer s'ils ne te plaisent pas...j'ai
essayé de me rappeler ce que tu aimais..
- Non! Non! Ils sont très bien! Mais est ce que tu as
bien fait nettoyer la laine? Demanda-t-elle en palpant les
lourds matelas,...tu sais comme il faut faire attention...Elle
hésita un peu pour demander...Il y a beaucoup d'alfa?
- Hé là! Tu veux m'insulter? Est-ce que je ne peux
pas t'acheter toute la laine que tu veux?
Il savait bien qu'elle avait seulement fait un
sondage...pour être sûre qu'elle ne rêvait pas. Elle rougit un
peu et s'excusa en lui embrassant le dessus de la main.
- Rassure toi j'ai veillé à ce qu'elle fut bien lavée et
dedans j'ai fait mettre ce qu'il faut contre les mites.
La richesse d’une marocaine pouvait aussi s’apprécier par
l’épaisseur de laine de ses matelas.
139
M’Barka
Quand ils arrivèrent au hammam ce fut le summum
de sa joie, tout ce que l'on trouve dans un bain public y
était. Il avait fait venir de France une chaudière à bois,
installée en sous sol. Pour sa venue il l'avait fait allumer et
pour lui montrer que tout fonctionnait bien il alla ouvrir les
robinets, la faisant se sauver en criant quand la vapeur
envahit la pièce, joliment carrelée par le zelligeur de Fés
qu'il avait été chercher pour décorer toutes les pièces.
La cuisine avait été équipée de tout ce qui se faisait
de mieux à cette époque. Il y avait même un grand
réfrigérateur qui fonctionnait avec une lampe a pétrole et
dont il lui expliqua le fonctionnement, elle ouvrait tous les
placards, toutes les portes, elle alla même s'agenouiller
pour regarder le jour qui tombait dans la cheminée du salon
principal. Toutes ces pièces pleines d'arrondis et de
boiseries donnaient une impression de grand confort et il
fut content que sans qu'il l'en ait sollicitée, après un long
silence de réflexion, elle lui dise soudain que c'était beau.
L'ayant amenée dans l'autre petit appartement qui
pouvait être rendu indépendant, il lui expliqua qu'il l'avait
fait pour Alexis quand il serait grand et qu'en attendant ils
pourraient y loger leurs amis, par exemple Raphaël et
Rachel qui devaient venir le lendemain. Il la fit asseoir sur
un canapé qui se trouvait devant la cheminée et ils
s'embrassèrent, il sentit l'intensité de son bonheur à sa
façon de se serrer contre lui.
Il la regardait, abandonnée contre lui, silencieuse,
aimante et il fut fier que cette femme si belle fut à lui. Sans
doute n’était elle pas encore prête pour cela, mais il était
sûr qu'avant peu elle lui ferait honneur. Il ne doutait pas
que, le cosmopolitisme de cette grande ville toute neuve
aidant, il pourrait défier les piliers de la pureté de la race
140
Le Pied Noir
chrétienne en la présentant à tous comme son épouse
légitime.
Peut-être même que les lois changeraient et lui
permettrait de le faire officiellement.
Ce fut Alexis qui interrompit ces effusions il entra
en courant dans le patio et vint vers eux enthousiasmé par
tout ce qu'il venait de voir.
Se relevant elle abandonna les mains de Gustave et
avec des larmes de joie, elle expliqua au petit garçon, dans
un flot de paroles confuses, que tout cela était à elle, lui
montrant, les plans, l'acte de propriété, brandissant
l'enveloppe qu'elle fit tomber.
Riant de sa joyeuse exaltation, il dût la calmer en lui
disant de faire très attention, qu'il ne fallait pas que les
papiers soient déchirés ou salis. Quand il se fut baissé pour
les ramasser, elle le remercia encore une fois, en appelant
toutes les prières d'Allah, de ses Anges et de ses Prophètes
sur sa tête.
- Maintenant, venez que je vous montre où je vais
travailler! Dit-il.
Mais Alexis était déjà reparti pour aller voir les
autres pièces et c'est à elle seulement, qu'il fit voir la partie
qu'il s'était réservée pour son activité professionnelle.Il y
avait un bureau, un salon bibliothèque et deux chambres
d'amis avec salle de bains. Contrairement à son
enthousiasme précédent elle resta silencieuse et il fut gêné,
comprenant sa peine à constater qu'il marquait ainsi qu'il ne
pouvait la reconnaître devant ses amis français pour
lesquels elle serait toujours la gouvernante arabe,
témoignant ainsi ce qui fondamentalement les séparait. Il
141
M’Barka
aurait voulu lui dire que cela était pour la protéger, pour
protéger le secret de leur amour, mais il ressentit son
amertume quand elle lui demanda, parfaitement injuste et
de mauvaise foi.
- C'est ici que tu vas faire venir tes françaises?
Il eut un mouvement de colère qu'elle remarqua
immédiatement et elle sut combien elle venait de lui faire
de peine.
- Il n'y aura pas de françaises! Il n'y a que toi! Je
croyais que tu avais confiance en moi.
Regrettant cette stupide observation elle lui prit la
main et dit humblement:
- Oh! Je t'en prie pardonne moi...Je ne le pensais pas!
Il se reprit, car il savait bien qu'elle était sûre qu'il
était bien à elle et qu'elle n'avait fait cette observation que
pour le vérifier, il lui répondit en la regardant bien dans les
yeux:
- Je n'ai pas besoin d'une française, ni de n'importe
laquelle, c'est toi seulement que j'aime et tu le sais bien, et
je te le jure ici dans notre foyer, je te le jure sur la tête de
notre petit Alexis! Il n'y aura que toi et dans ta maison je ne
ferais pénétrer que ceux que tu accepteras.
Bien sûr ! c'était un peu grandiloquent, mais elle n'en
ressentit avec fierté, que cet amour qu'il lui exprimait, que
cette rassurante fidélité et honteuse elle lui dit qu'elle le
savait et qu'elle avait dit cela par coquetterie.
Quand ils sortirent Alexis qui était déjà sur le perron
leur cria que les gens demandaient si elle voulait qu'ils
rentrent ses bagages, mais elle s'écria qu'il devait être fou et
142
Le Pied Noir
ignorant.
- Comment ne sais-tu pas qu'il faut chasser les
mauvais jnouns quand on veut s'installer dans une nouvelle
maison? N'est-ce pas Baba?
Et elle se tourna vers Gustave pour le prendre à
témoin. Il fit un petit clin d'oeil malicieux à son fils et
gravement acquiesça
- Mais bien sûr que oui! Tu as raison. ! Driss! Va
voir le Fquih et dis lui de venir tout de suite avec son
matériel.
Alexis la tirait par le bras
- Viens voir le moulin ! Viens voir le moulin !
. Sur le chemin le petit garçon joyeux, se balançait
entre eux deux en se suspendant à leurs bras. Gustave pensa
qu'ils avaient bien l'air d'un couple ordinaire avec leur fils
et qu'est ce que cela pouvait bien faire si ce n'était pas tout
à fait vrai! En allant ainsi vers le puits il lui dit:
- Je veux aussi te dire une chose ma chérie,
maintenant il n'y aura que nous deux qui pourrons t'appeler
M'Barka; pour tous les autres que tu vas rencontrer tu es
une Lalla...Lalla M'Barka.
Fais bien attention, je serais sévère pour cela; tu vas
maintenant commander beaucoup de monde, des hommes
et des femmes alors tu seras toujours bien habillée et
respectée, comme doit l'être la mère de mon fils.
- Mais quand je ferais la cuisine?
- Tu ne feras plus la cuisine! Sauf de temps en temps
143
M’Barka
pour les bonnes choses que tu sais nous faire à Alexis et
moi. Tu vas voir demain matin la cuisinière que j'ai
engagée, elle s'appelle Habiba elle sait faire la cuisine de
Fès, mais si elle ne te convient pas tu pourras la renvoyer;
c'est toi qui commandes dans toute cette maison... dans ta
maison. Pour le travail de nettoyage, tu verras avec les
femmes du douar et peut-être cette femme chleuh du
gardien.
Quand ils arrivèrent au puits, au-dessus duquel
tournoyait en grinçant la grande éolienne toute neuve, des
femmes du douar en tiraient de l'eau dont elles
remplissaient les jarres portées par leurs petits ânes
immobiles. Elles se précipitèrent pour embrasser
respectueusement la main de Gustave qui la retirait chaque
fois d'un geste vif, comme doivent le faire les vrais
seigneurs, ceux qui n'acceptent que l'allégeance et refusent
la servilité.
Il leur présenta M'Barka comme étant la maîtresse du
domaine et tout de suite déférentes elles lui demandèrent de
les faire travailler. Après qu'elle les eut invitées à se
présenter le lendemain pour faire son choix, ils revinrent
vers la maison.
Le vieux fquih les attendait en soufflant sur les
braises de son ostensoir. Quand ils s'approchèrent, il y
introduisit les morceaux d'encens et sous la conduite de
M'Barka alla le balancer dans toutes les pièces en
invoquant la protection d'Allah.
Sachant combien le n'srani était généreux, il se
montra prodigue de sa résine et ils suffoquèrent bientôt
dans la fumée odorante, ce qui provoqua la remarque
144
Le Pied Noir
malicieuse de Gustave disant que si les jnouns étaient
encore là, c'est qu'ils avaient acheté des masques à gaz.
M'Barka eut une moue désapprobatric e, elle n'aimait pas
que l'on plaisante sur ces mystérieux génies qui, on le sait,
sont particulièrement vindicatifs.
Elle avait préparé à Mazagan, un panier à piquenique et ils mangèrent gaiement. La jeune femme du
gardien leur apporta un bered de thé sur un large plateau de
cuivre et ils laissèrent Alexis verser de bien haut le
breuvage dans les verres, elle s'inquiétait, elle craignait
qu'il ne se brûle mais lui tout fier de montrer comme il
savait faire
fit aller de bas en haut la théière pour
faire beaucoup de mousse dans les verres et elle s'exclama
- Aï wa! mon petit homme! mais où as-tu appris
cela?
- Je me le demande? fit faussement grondeur le papa,
ce ne serait pas cette hypocrite de Dada par hasard?
Ils se couchèrent tard, bien après qu'Alexis, qui
s'était endormi sur les genoux de M'Barka, fut couché dans
son nouveau lit.
Assis l'un contre l'autre, faisant des projets pour cette
nouvelle maison, elle lui parlait de toutes ces petites choses
dont elle avait besoin; alors il lui dit qu'elle pourrait acheter
tout ce qui lui manquait aux Galeries Lafayette et elle
s'inquiéta en disant qu'elle ne savait pas comment elle allait
faire dans ce grand magasin où Rachel lui avait dit que
c'était des dames européennes qui vous servaient.
Il la rassura en lui disant que les dames européennes,
qui n'avaient de considération que pour les porte-monnaie
bien garnis, verraient d'abord qu'elle était habillée comme
145
M’Barka
une dame riche et se montreraient très aimables, trop
aimables même car elles chercheraient à lui faire dépenser
tout son argent.
- Alors je ne veux pas y aller!
- Il faut que tu apprennes ma chérie, c'est pourquoi
Rachel vient demain et avec la femme de son cousin Lévy
vous irez dans tous les magasins que vous voudrez. Avec
ces deux juives ton porte-monnaie sera bien protégé.
- Alors si c'est avec Rachel je veux bien!
Elle l'embrassa et il lui demanda si elle voulait lui
faire un peu de musique pour bien marquer leur première
soirée.
Depuis la mort d'Anne-Marie elle n'avait pas repris
ce luth qui, avec son Coran, était tout ce que sa mère lui
avait laissé. Après une courte hésitation, elle pensa que
cette maison était la sienne et pas celle de la morte et elle
alla chercher son instrument. Après l'avoir soigneusement
accordé elle chanta, de sa très jolie voix, une de ces longues
mélodies de Fès qui sont d'interminables poèmes d'amours
contrariés.
«...Oh! mon aimé qui habite les durs pays où il n'est
point de soleil. Sauve toi vite de cet endroit maudit et cache
tes yeux pour qu'aucun mal ne t'atteigne.
Chasse ceux qui ne t'aiment pas, de ton voisinage et
viens vers celle qui t'attend.
Oh mon aimé! Toi dont la joue brille comme
l'aurore, dont la lèvre est rouge comme la grenade et douce
comme le miel à mes baisers...
Oh si vous saviez, quand il passe prés de ma maison,
146
Le Pied Noir
comme il enflamme les feux de mon amour!
Il sait combien je l'aime ce traître et il devient trop
sûr de lui.
Mais prends garde aimé! Allah pour t'éprouver
pourrait rendre mon coeur insensible...
Elle lui souriait malicieusement et jouant son jeu il
lui disait:
- Oh! Ferais-tu ça ingrate? Allah seul, sait comme je
t'aime!
Ils ne furent jamais, au comble de leur bonheur,
aussi heureux que ce soir-là.
Elle se leva la chanson finie, pour aller voir Alexis,
elle savait que dans son premier sommeil il avait besoin de
sentir sa tendresse, d'avoir son front effleuré d'un léger
baiser, d'être rebordé.
Quand elle revint elle accepta ses caresses, mais
parce que le petit garçon avait un peu peur de cette maison
inconnue elle avait laissé ouvertes les portes, ce qui fait que
pendant qu'il l'embrassait, elle ne pouvait s'empêcher de
jeter de furtifs regards en direction de la chambre du petit.
Quand elle sentit l'impatience les saisir elle s'écarta
de lui un peu haletante pour aller baisser au maximum la
mèche de la lampe et la plaça dans le patio, pour le cas ou il
voudrait se lever. Revenant à son amant elle l'attira à elle,
dans la demi obscurité, en lui murmurant très bas, comme
si l'enfant pouvait l'entendre, de faire bien attention de ne
pas faire de bruit.
Ils ne purent, cependant, s'empêcher de rire, quand
dans son impatience il emmêla si bien les cordons du
147
M’Barka
seroual, qu'elle dû fouiller les bagages pour trouver une
paire de ciseaux qui la libéra.
A l'aube elle le réveilla. Curieusement, dans cette
nouvelle maison et pour ce premier jour, elle ne voulait pas
que le petit puisse les surprendre dans leur intimité,
pourtant elle savait bien qu'il avait maintenant l'habitude de
les voir dormir ensemble. Elle le poussa pour le réveiller
- Allez! Lève-toi! ...Allez ! debout ! tu ne vas pas
dormir jusqu'à midi?
Il se leva en maugréant pour la forme, et s'étirant en
baillant il s'assit sur le bord du lit pour enfiler son pantalon.
Quand il se pencha sur elle pour l'embrasser il dut écarter la
couverture dont elle s'était recouverte, mais pour rire elle se
débattait en protestant
- Laisse-moi dormir! Va-t-en!
Il alla allumer le feu dans la cuisinière de fonte toute
neuve et prépara du café, dont il remplit une tasse qu'il alla
lui porter, elle s'était rendormie, fatiguée de ses sens
apaisés, enroulée comme le font les petits chats, il
s'agenouilla contre le lit, posa la tasse a côté d'elle et
embrassa ses cheveux.
Elle eut un petit murmure confus et ouvrit les yeux
en s'étirant, alors il lui tendit la tasse.
- Bois un peu de café! Je ne l'ai pas fait trop fort et
redors un peu, il est encore très tôt, moi je vais sortir.
Pantalon bouffant serré aux chevilles qui se portait sous
la longue jupe.
148
Le Pied Noir
En s'asseyant pour boire elle recouvrit du drap sa
poitrine dénudée, curieux acte de pudeur après son abandon
si total de la nuit, et but à petites gorgées. Quand elle eut
fini, il la débarrassa de sa tasse vide pendant qu'elle se
rallongeait et se pencha pour l'embrasser; il l'aimait tant
ainsi, dans cet abandon, nue et décoiffée, toute chaude, il
s'imprégna de son parfum et ce fut elle qui troublée le
repoussa:
- Allons! Va-t-en! Va-t-en! Laisse-moi dormir
encore un peu...et regarde si Alexis ne s'est pas découvert!
Presque à regret, il se releva et sortit après avoir jeté
un coup d'oeil sur son fils. Quand elle entendit la porte
extérieure se refermer, elle pensa qu'il ne serait pas bien
que l'enfant se réveille seul, pour cette première fois où il
avait dormi dans cette grande maison; elle se leva,
revêtit son corps nu de ses vêtements de nuit et doucement
elle alla se coucher a côté d'Alexis qui dans son sommeil se
blottit tout contre elle avec délices et elle se rendormit
Gustave remonta lentement l'allée qui derrière la
maison menait au réservoir. Il l'escalada et ouvrant la
trappe d'accès reçut une bouffée de vapeur dans la figure. Il
trempa sa main dans l'eau fraîche qui débordait par le trop
plein puis ayant rabattu le portillon, il alla s'asseoir jambes
pendantes sur le rebord du bassin. Ainsi placé il dominait
tout son domaine. Il frotta son bras mutilé qui lui faisait un
peu mal dans la fraîcheur de l'aube et alluma sa pipe.
Il se sentait bien, heureux, et se sentit gonfler
d'orgueil pour tous les efforts qui l'avaient amené à cela.
Pour être sorti vivant de l'enfer de la guerre, pour
avoir peiné sur les dures pistes de ce pays, pour avoir pu
construire cette belle maison, pour tous ces projets
149
M’Barka
audacieux qu'il faisait encore à l'intention de ce fils dont il
se rappelait à peine la mère.
Mais surtout ! surtout ! pour avoir conquis cette
femme et cet amour intense qui le récompensait d'avoir eu
le courage de franchir le mur des hypocrisies et des haines
de races.
Le jour se levait, l'appel à la prière retentit d'une
lointaine mosquée. L'esclave M'Barka était devenue Lalla
M'Barka et allait régner longtemps en maîtresse sur toute la
propriété.
Quand il redescendit il croisa les ouvriers qui
aménageaient le jardin et il s'attarda avec leur chef d'équipe
pour faire exécuter quelques corrections. A cause de cela
quand il rentra à la maison il sut qu’ils étaient levés. Il
sentit la bonne odeur du café au lait et les trouva installés
devant la table de la cuisine.
Elle se leva vivement pour poser un bol de plus et
tandis qu'il embrassait le petit elle alla se saisir de la
cafetière qu'elle tenait au chaud au bord de la cuisinière
qu'elle avait rallumée. Il la remercia mais parce que cette
servitude dont elle avait du mal à se débarrasser l'agaçait il
lui dit:
- Il fallait appeler ta servante, pourquoi n’est elle
encore pas là? Il faut que tu lui dises de venir plus tôt et te
faire servir au salon.
Il vit son regard s'assombrir quand elle répondit
- Je veux préparer moi-même ton premier repas...je
t'en prie laisse-moi cela!
150
Le Pied Noir
Il comprit qu'elle ne voulait pas rompre avec une
infime tâche domestique qui les faisait plus proches et il se
fit conciliant.
- Je veux seulement que tu te sentes heureuse et que
tu oublie le passé, mais si tu veux faire mon café...Ecoute !
Tu fais mon café mais tu le fais servir au salon
- Oui Dada! Au salon c'est mieux s'exclama Alexis
- Bon puisque vous êtes tous les deux contre moi je
vous obéirai.
Un peu plus tard alors qu’Alexis faisait sa toilette et
qu'ils étaient sortis tous les deux sur la véranda elle lui
demanda en arrangeant des fleurs.
- Qu'est ce que tu vas leur dire pour nous?
- Que veux-tu dire?
- Tu le sais bien! Aux gens qui viendront, à tous
ceux-là?
Elle eut un geste vers les ouvriers qui remontaient
l'allée
- Mais ...
Il était embarrassé par cette question, elle précisa
- Tu ne peux pas leur dire que je suis ta maîtresse?
Il se révolta
- Tu es ma femme! Ma femme!
- Tu sais bien que tu n'as pas le droit de le dire...nous
dirons que je suis la gouvernante d'Alexis.
151
M’Barka
Elle l'apaisa d'un baiser, mais il était irrité, contre lui,
contre les bigoteries religieuses, contre le racisme de ses
compatriotes et il savait qu'elle avait raison, qu'il fallait
mentir.
- Ma Chérie! Ma Chérie! Je voudrais tellement que
tu sois officiellement mon épouse aux yeux de tous, mais...
- Je sais!...
Elle lui avait pris la main pour la porter à ses lèvres
...C'est seulement qu'il faut bien trouver une
explication pour les autres...Lâche moi! Je vais voir si
Alexis trouve ses affaires.
Resté seul il lui en voulut d'avoir gâché l'intense
bonheur de cette première journée, mais il savait bien qu'il
lui faudrait longtemps encore affronter ces nuages sur leur
amour. Ce serait bientôt intolérable il fallait trouver une
solution. Pour le personnel de la maison c’était fait, les
gens simples comme Driss et sa femme les croyaient
mariés, ils bavarderaient avec les gens du douars qui eux
mêmes ne chercheraient pas d’explications . Plus tard on
verrait !
Quand il redescendit vers l'entrée de la propriété les
ouvriers arrivaient pour terminer les travaux de
construction du garage et reprendre quelques crépis sur le
mur d'enceinte. Ils vinrent tous le saluer avec cette
déférence un peu obséquieuse que des siècles de servage
leur avaient inculquée. Driss vint se mettre au garde-à-vous
et le salua militairement. En lui-même ce rappel de son
passé militaire l'amusait et il joua le jeu, rendant le salut
avant de lui demander de laver la voiture.
152
Le Pied Noir
Il descendit en ville pour voir cet autre chantier où
commençaient à s'élever les murs du grand établissement,
et il alla à la douane pour signer quelques documents
d'importation du matériel qui commençait à arriver.
Après quoi il retourna au chantier pour dire à
Sanpiétro de construire rapidement un hangar provisoire
pour y entreposer la douzaine de tracteurs Ferguson qui
étaient en train de se décharger d'un navire sur les quais du
tout nouveau port.
En rentrant vers midi il les entendit discuter à la
cuisine d'où provenait une bonne odeur de tagine. Quand il
entra Alexis se précipita pour lui présenter la cuisinière qui
était venue de Fès? Celle-ci se précipita pour lui embrasser
la main, c'était une négresse d'une cinquantaine d'années et
il sut que son ami Belyazid qui avait été exprès jusqu'à Fés
pour la recruter avait fait le bon choix. Un moment il avait
craint que M'Barka ne retrouve une consoeur mais
Bellyazid y avait apparemment pensé.
C’était de toute apparence une cuisinière compétente
mais une domestique. Rien à voir avec sa nouvelle
patronne qui savait d'instinct marquer les distances. Il lui
adressa quelques mots encourageants de bienvenue et
entraîna M'Barka au salon où elle avait dressé la table du
déjeuner.
Il ne put s'empêcher de sourire quand il la vit se
saisir de la petite clochette de bronze pour appeler le
premier plat; c'était fait! Elle était bien la patronne.
Ils s'étaient installés tous les trois sur une table basse
dans un coin du salon de M'Barka pour boire le café et il
eut soudain conscience qu'ils auraient présenté à cet instant,
pour un observateur, la vision d'une famille marocaine...
153
M’Barka
Enfin à demi marocaine « Nouss !Nouss ! » moitié moitié,
aurait-il dit s'il avait été marocain.
Et un observateur européen voyant ce petit garçon de
sa race, vêtu comme un arabe, l'aurait traité avec mépris de
. « Pied Noir »
Si ce n’était, comble de mépris, de « tronc de
figuier » qui désignait le « bâtard » produit des deux races,
enfant du péché par excellence.
Cette expression de « Pied Noir » s'appliqua, au
début du Protectorat, aux espagnols d'Andalousie. Trop
pauvres pour vivre aux côtés des français ils se mêlaient
aux indigènes des médinas, historiquement leurs frères de
race, avec qui ils parlaient l’arabe dialectal. Trop pauvres
aussi pour avoir des chaussures ils allaient le plus souvent
nu-pieds, d'où l'expression.
Exploités pareillement que les « indigènes » ils
avaient un tout petit peu plus de chances de promotion
sociale parce qu’ils étaient chrétiens. Mais même quand ils
eurent cette promotion à force de courber l’échine, à force
de courage ils ne furent jamais considérés par les autres
comme tout à fait français.
Cependant la plupart d'entre eux, un peu plus tard,
revendiquèrent hautement ce titre pour maintenir leurs
privilèges, souvent en niant la modes tie de leurs débuts et
le prix qu'ils avaient dû payer pour se hisser au niveau des
autres, C’était pourtant tout à leur honneur.
Gustave qui, comme les autres français
métropolitains, ne s'était pas privé d'utiliser ce terme
méprisant, découvrit soudain qu'il pouvait s'appliquer à son
154
Le Pied Noir
fils et sans doute à lui-même.
Ils étaient Pieds-noirs comme le furent appelés tous
ceux qui, à un moment ou à un autre, ne nièrent pas la
culture musulmane, et même la partagèrent.
ceux qui apprirent plus vite que tous les autres à parler la
langue des plus pauvres, ceux qui habitèrent les gourbis et
mangèrent le couscous et les pois-chiches avec leurs doigts
en le puisant dans le grand tagine de terre vernissée.
Alexis contre lui, le tirait avec impatience par la
manche pour qu'il lui permît de sortir.
- Vas-y petit Pied-Noir! dit-il en lui rebroussant les
cheveux d'un geste affectueux.
Alors que le gosse courait vers la porte, M’Barka lui
reprocha d'un ton indigné.
- Pourquoi l'appelles-tu ainsi? Il est français!
- Mais parce que je viens de découvrir qu'il est d'une
nouvelle race, il n'est pas français, il n'est pas arabe, il
s'habille comme un petit français...et encore? Mais tu lui as
appris à manger comme un marocain, il parle français, mais
il parle encore mieux le berbère, alors qu'est-ce qu'il est?
Tu peux me le dire? Oui ma chérie c'est un Pied-Noir!
Comme ces espagnols, cet italien de Sanpiétro, comme moi
aussi d'ailleurs, Parce que comme eux tous je suis venu ici
avec seulement une chemise et deux paires de chaussettes
dans mon sac. Pauvre comme le plus pauvre d’entre vous
et j’en suis fier, puisque je me suis arabisé avec une foutue
berbère comme toi!
- Tu es fou! Ce n'est pas à cause de moi que tu dois
tout oublier, il ne faut pas en faire un « arabe », mais un
155
M’Barka
français. Tu veux que l’on se moque de lui plus tard ?
- Personne ne se moquera de lui ! Avec les autres
marocains il va reconstrure une nation.
- Tu dis n’importe quoi.
- J'en ferais un marocain français! Un Pied-Noir! Ces
« connards » de françaouis crachent ce mot comme une
insulte, je vais lui apprendre à en être fier!
- Je ne veux pas me disputer avec toi aujourd'hui!
Mais je te le dis, Sidi Gous! tu es maboul, tu es vraiment
maboul! Mais ce n'est pas grave, je t'aime quand même.
Expression qui désignait les français nouvellement arrivés
au Maroc, ceux qui ne connaissaient encore pas la quaïda, les
coutumes. En réalité l’expression est une déformation de
françaouï De France comme on dit Settati de Settat ou Rbati de
Rabat
156
Le Pied Noir
cette époque, alors que l'Europe grondait dans
ses crises sociales, la France et l’Angleterre,
ayant éliminé la concurrence allemande, étaient au
maximum de leurs conquêtes coloniales et les ouvraient
aux chercheurs d'aventures.
A
La France en ayant fini au Maroc avec Abd el Krim
le dernier grand rebelle, qui les avait obligé à une guerre
sanglante dans le Riff, offrait un territoire plus grand que
la Métropole et seulement peuplé de quelque quatre
millions de marocains, aux ambitions des aventuriers.
Musulmans, juifs et européens, ayant flairé les
bonnes affaires se précipitaient sur les lots de colonisations,
les permis miniers, les lotissements urbains et les
établissements commerciaux.
Comme au début il y en avait pour tous, tout le
monde s'entendit très bien. Trois cent mille musulmans
astucieux, trois cent mille juifs industrieux et trois cent
mille européens aventureux, s'enrichissaient sur le dos de
quatre millions d'analphabètes en ne faisant pas trop de
bruit pour ne pas réveiller un maghzen endormi dans ses
palais depuis cent cinquante ans.
157
M’Barka
On a dit que la colonisation au Maroc avait duré
quarante ans, c'est faux! si l'on définit comme colonisation
l'appropriation des ressources d'un pays par un autre, il y
faut auparavant une conquête militaire; que suivent les
aventuriers, les découvreurs, les conquistadores, les grands
agriculteurs.
Tous ces gens entraînent la logistique administrative.
Et ce n'est qu'alors, que la colonisation peut commencer.
Au Maroc cette colonisation n'a duré que vingt ans,
après que Lyautey le conquistador fut remplacé par les
hommes en costume trois pièces de la Banque de Paris et
des Pays-bas.
Gustave avait participé à la première phase jusqu'à
ce que l'armée, après l'avoir brisé, le rejette.
A la seconde lorsqu'il courait le bled
approvisionner les administrations civiles et militaires.
pour
En cette année 1931 il entrait dans la troisième
phase, l'exploitation coloniale capitaliste.
La rapidité avec laquelle se faisaient les
implantations agricoles et minières nécessitait la
construction aussi rapide de routes, de lignes de chemins de
fer et de ports, de barrages hydro-électriques et de toutes
les infrastructures des grandes villes modernes qui
s’édifiaient.
Pour tout cela, il fallut importer des machines
agricoles, du matériel minier, des moteurs. Il fallut édifier
des cimenteries, ouvrir des carrières. On eut besoin de
camions, d’automobiles, de locomotives et de wagons, de
techniciens et d'ingénieurs, avec des médecins pour les
soigner, des instituteurs pour leurs enfants et il fallut bien
158
Le Pied Noir
les loger. On construisit des cités, des écoles, des hôpitaux
et naturellement des églises, car on n'a jamais vu de
conquêtes sans que Rome ne s'introduise derrière les
conquérants et n'exige son dû. Il fallut les distraire, on
installa des cinémas, des théâtres, des restaurants. Les
Ingénieurs eurent besoin d'ouvriers , qu'ils ne pouvaient
trouver dans ce peuple sans culture industrielle.
Alors on fit venir les pauvres du monde occidental,
Andalousie, Calabre, Sicile, Grèce. Puis les berbères
redescendirent de leurs montagnes et de nouveau
repeuplèrent les plaines et les villes.
Effarés, les seigneurs marocains, enfermés dans leurs
palais, observaient cette agitation, cette sorcellerie, qu'ils
avaient mise en route et qu'ils ne savaient plus arrêter.
Alors il firent ce qu’ils avaient de mieux à faire, ils
recherchèrent les prébendes auprès des nouvelles autorités,
les flattant pour obtenir les postes dans l’administration,
envoyant leurs enfants dans les écoles françaises, créant
eux aussi des entreprises, vendant des terres et, hélas,
bradant les témoins de leur propre culture.
L'envahisseur chrétien, l'ennemi de toujours ne
redoutait plus le chant des minarets, il ne trouvait que
poésie dans l'appel du soir à la prière, parce qu'il y avait
longtemps que n'y retentissait plus l'appel au jihad et qu'en
psalmodiant le Coran, on en avait désappris sa lecture. On
pouvait bien imposer aux nouveaux arrivants de ne pas
L’appel au combat pour la religion, à tort le terme
s’applique à la guerre sainte, car le Jihad est surtout l’appel au
combat contre soi même.
159
M’Barka
pénétrer dans les mosquées, il n'y avait rien à y voir, rien
qui y fut caché.
Et persuadés que cette religion mourrait dans son
folklore, les envahisseurs pouvaient construire des églises,
des chapelles et des cathédrales.
Leur fatuité les empêchait de voir, que leurs hôtes se
préparaient silencieusement à les renvoyer chez eux;
poliment, comme on le fait pour des invités d'un jour qui
ont de mauvaises manières.
Or les gens de mauvaises manières, arrivaient de
plus en plus nombreux. Gustave Charbonnier et la plupart
des anciens souffraient de cela avec leurs amis marocains.
D’avantage même, car ils avaient l'humiliation de se sentir
obligés de s'en excuser auprès d'eux. Ils ne pensaient pas
d'ailleurs, les uns et les autres, à cette époque, que cela
déboucherait sur une crise politique qui pourrait mettre en
danger la colonisation. Ayant toujours rêvé d'une
harmonieuse collaboration des deux cultures, telle qu'ils la
pratiquaient individuellement, ils croyaient encore possible
un renversement politique, venant de la métropole, qui
aurait la sagesse de reconnaître aux élites montantes,
formées dans nos écoles, la place qu'ils méritaient dans la
conduite des affaires de leur pays.
En attendant celles des trois associés, prospéraient
magnifiquement. La concurrence du nouveau port de
Casablanca faisait du tort au petit port de Mazagan mais
Raphaël et Belyazid continuaient avec leur usine de pâtes et
la minoterie à y gagner de l'argent.
A Casablanca le comptoir tournait comme une bonne
160
Le Pied Noir
machine bien huilée, il suffisait de l'approvisionner.
Derrière les grandes vitrines du magasin les
limousines américaines voisinaient avec les moissonneuses
et les tracteurs et dans les réserves, les rayons croulaient
sous les pièces de rechange, les rouleaux de tubes de
plomb, les piles d'isolateurs, les tourets de câbles
électriques.
Il y en avait pour tout le monde: de la série de
casseroles pour la ménagère, au rouleau compresseur à
vapeur pour les routes. Une nuée de magasiniers et de
techniciens grouillaient dans le bruit des machines a écrire
et des balances "Roberval".
Au sommet de tout cet univers de machines, de clous
et de boulons, trônait Monsieur Charbonnier le redouté
patron,
« Le manchot » , comme l'appelaient entre eux ses
employés. Celui qui, d'une phrase sèche, pouvait vous faire
établir en quelques minutes, votre dernière paye avec solde
de tout compte. Car dans la maison régnait une discipline
de fer, imposée par cette sorte de dieu quasiment invisible,
que l'on savait tapi derrière les portes capitonnées de son
bureau.
A la propriété, M'Barka, avec les facultés que lui
apportaient sa jeunesse et son intelligence, s'était
rapidement adaptée à sa nouvelle situation. Elle régnait en
maîtresse sur sa maison, ne regrettant que d'être obligée de
cacher son union avec Gustave. Elle était censée être la
gouvernante d'Alexis et en conséquence avait un
appartement indépendant. Il pouvait donc recevoir ses
161
M’Barka
relations dans ce qu'ils appelèrent très tôt La grande
Maison par opposition à l'appartement de M'Barka qui
était La petite maison .
En réalité ils vivaient tous les trois dans La petite
maison, parce que cela était plus pratique, mais aussi parce
qu'ils devaient se cacher de tous, même des domestiques.
Comme elle souffrait de cet état de choses et pour lui éviter
des situations humiliantes, il avait décidé de ne plus
recevoir personne d' autres que leurs amis de Mazagan et le
commandant De la Rivière.
Pour ses réceptions d’affaires il utilisait les grands
restaurants.
Si ses relations trouvaient parfois bizarre qu'il ne
reçoive personne chez lui, elles n'en attribuaient la raison
qu'à son originalité.
M'Barka n'avait, il est vrai, pas trop de temps pour y
penser, la maison était grande et les servantes pas très
compétentes, la cuisinière qui était une pure descendante
des haras de reproduction de la garde noire de Moulaye
Ismael, lui était devenue dévouée. Elle était veuve depuis
longtemps, jugée trop vieille par une jeune fassia qui la
persécutait et la couvrait de critiques et d'insultes, elle avait
été très heureuse de se faire recruter par sa nouvelle
patronne qui, se rappelant sa mère et son enfance, la
comprenait et était indulgente quand un trou de mémoire
faisait ajouter une inopinée pincée de felfla soudania dans
le tagine.
Piment du Soudan (Très fort)
162
Le Pied Noir
Le petit Alexis n'aimait pas aller a l'école où on le
forçait à oublier ses moeurs de coureur de rue et où on
l'obligeait à l'immobilité des bras croisés et des stations
silencieuses dans les "coins", en punition de ses
inattentions, de ses révoltes, des porte-plume transformés
en fléchettes, des encriers renversés sur les cahiers. Mais
surtout des bagarres, car sa formation sur les remparts de
Mazagan en avait fait le maître incontesté et redouté de la
cour de récréation. Il insultait les institutrices en arabe, et
pour changer, dans cet hébreu populaire qu’il avait appris
dans le mellah de Mazagan et dont la grossièreté aurait fait
s'évanouir les pauvres femmes si elles avaient pu en
comprendre seulement le sens.
Il désespérait Gustave et M'Barka à qui il disait qu'il
ne voulait pas apprendre le français mais l'arabe, comme
ses copains de Mazagan.
Quand son père le raisonnait en lui disant qu'il fallait
qu'il parle et écrive bien le français pour aller en France, il
répondait qu'il n'irait pas en France parce qu'il voulait rester
avec sa Dada.
Bref! les premiers mois de scolarité ne furent pas un
plaisir, surtout pour ses maîtresses qui l'auraient bien
expulsé si son père n'avait été si riche.
Aux vacances de Pâques Gustave l'emmena avec
M'Barka à Mazagan où ils retrouvèrent tous les trois avec
beaucoup de plaisir leur vieille maison de la Médina. Il ne
put rester que deux jours mais tandis que M'barka se
replongeait avec délices dans ses vieilles habitudes, Alexis
reprenait la liberté des aventureuses explorations, avec la
bande de galopins de la vieille ville, dans les puanteurs du
163
M’Barka
vieux port.
Un jour où ils étaient à cheval sur les antiques
canons, ils parlèrent de l'école. Mohamed Ben-Lyazid et
Isaac Bendahan allaient tous les deux a l'Alliance Israélite.
En 1931 il était plus facile à un fils de notable musulman
d'aller à l'école juive qu'à l'école française.
L'arabe et le juif faisaient état de leur rivalité pour
les premières places à l'école et à la stupéfaction d'Alexis
discutaient de cela en français. A sa honte ils se moquèrent
de lui pour les piètres rés ultats qu'il obtenait à Casablanca
et il préféra arrêter ses vantardises sur ses révoltes écolières
pour se consacrer aux plongeons depuis les créneaux de la
forteresse, quoique à vrai dire le coeur n'y fût plus.
Cette infériorité devant ses deux amis fut bien plus
efficace que les remontrances de son père et de M'Barka et
lorsqu'ils furent revenus à Casa, ils ne furent pas les plus
étonnés de ses progrès scolaires, car mademoiselle Vidal
l'institutrice, se demanda longtemps quel mystérieux
phénomène pédagogique avait transformé le cancre du fond
de la classe en cet élève studieux qui aux grandes vacances
était installé au premier rang.
Son Directeur lui en attribua, bien entendu le mérite
et Monsieur l'Inspecteur Primaire lui attribua une note
élogieuse, qui plus tard contribua à ses Palmes
Académiques. "A petites causes grands effets".
M'Barka avait fait de grands efforts de son côté pour
se montrer digne de son "mari". Elle continuait à fréquenter
la cousine de Rachel qui l'emmena avec elle dans ses
visites à ses amies juives et musulmanes et bien conseillée
pour dépenser l'argent que Gustave lui donnait avec
beaucoup de libéralité elle ne tarda pas à se montrer aussi
164
Le Pied Noir
élégante et raffinée que ses nouvelles amies. Elle lui
racontait avec admiration comment ces dames meublaient
leur appartement et il l'écoutait avec un intérêt amusé, en
lui faisant remarquer que sa maison était bien suffisamment
équipée...elle se taisait avec un air vexé et un peu plus tard
revenait à la charge.
- Regarde ! si je mettais une petite vitrine comme
madame Sarah, ici, dans cet angle ce serait joli...Non ?
Il ne se montrait pas enthousiasmé il avait fait
beaucoup d'effort pour bien meubler son appartement et il
se méfiait des « rococoteries » dont ces dames étaient
friandes.
- Une vitrine? pourquoi faire? Tu veux y mettre quoi,
des livres?
Ce n'était pas le mot qu'il fallait elle sauta sur
l'occasion
- Ah oui! Je suis trop bête n'est-ce pas, je ne sais pas
lire en français, alors je dois rester comme une « arabe »...
Il la connaissait trop maintenant il fallait rompre en
vitesse un combat inégal où il était sûr de perdre, en se
voyant reprocher ces élégantes dactylos européennes qu'il
employait.
- Mais non! Mais non! C’est seulement ...
- Oui! Si c'était chez cette Yvonne qui sait si bien
tourner son derrière comme cela...
Elle imitait en se dandinant l'allure de la demoiselle
qu'elle avait vue un jour au magasin.
...tu trouverais que c'est bien! Mais chez moi il faut
que je couche sur mes tapis...
165
M’Barka
Il la prit dans ses bras en se moquant d'elle, ce qui
augmentait sa fureur et finalement il céda.
- Allons! Allons! Je disais cela parce que je trouve
que c'est très joli ici mais si tu crois que cette vitrine ira
bien va l'acheter ma chérie...combien coûte-t-elle? Tu veux
un chèque? Il portait la main à sa poche intérieure et elle le
repoussa boudeuse.
- Garde ton argent! Je n'en veux pas de cette vitrine,
n'en parlons plus, je ne veux pas me disputer pour un petit
meuble de rien du tout!
Mais quand le soir ils eurent fait l'amour il lui dit en
la tenant dans son bras
- Tu ne m’a pas bien expliqué comment elle est cette
vitrine! Tu veux que je t'envoie la camionnette demain
matin pour aller la chercher?
Elle lui embrassa l'épaule et il l'entendit dans son
dos, ignorant sa question, lui demander
- Mon chéri est-ce que tu me permets de recevoir
mes amies ici, elles s'étonnent que je ne leur rende pas leurs
visites.
- Ah! C'est donc pour cela que tu veux ta vitrine? Tu
veux leur montrer que tu es aussi bien meublée qu'elles,
que tu es moderne? Mais bien sûr que tu peux les faire
venir.
- Tu sais je ne les emmènerai pas dans la grande
maison...Tu sais je ne leur ai rien dit pour nous, j'ai dit que
c'est Anne-Marie qui m'a donnée la petite maison pour que
j'élève son fils, que c'est pour cela que...
Emu il l'interrompit d'un baiser
166
Le Pied Noir
- Mais tu ne mens pas! C'est bien vrai! n'est-ce pas
ce qu'elle a dit quand elle nous a fait jurer avec le Coran?
Allez dors ma chérie, demain je t'envoie la camionnette.
Quelques instants plus tard alors qu'il commençait à
s'enfoncer dans le sommeil il l'entendit qui murmurait
- Je t'aime Sidi Gous!
- Moi aussi mon amour!
Le lendemain soir, quand il rentra elle l'attira toute
joyeuse
- Viens voir! Viens voir!
Elle l'avait déjà installée son armoire, il avait eu peur
que ce ne soit un de ces meubles de chez Lévitan qu'il
trouvait affreux mais il fut rassuré. Il s'agissait d'un joli
meuble de style anglais en acajou avec des glaces de cristal,
biseautées. Il la complimenta tout en se demandant
combien elle avait payé cela. Elle le devinait
- Cà te plaît? C'est joli n'est-ce pas? Elle est plus
grande que celle de madame Levy...elle est un peu chère...
- Ne dis rien! Ne dis rien! Je ne veux pas le savoir et
je suppose que tu vas inviter Madame Levy pour qu'elle
attrape une jaunisse.
Elle se mit à rire
- Cette vieille juive m'agace, toujours à dire « mon
mari m'a acheté...ta!ta!ta! mon mari m'a acheté... » Je vais
lui montrer moi! Je les ai toutes invitées pour demain
après-midi...ne rentre pas trop tôt et emmène Alexis au
cinéma, ils jouent le film du singe à l'Empire, il veut le
voir.
167
M’Barka
- Quel singe? Ah oui King kong! J'ai vu l'affiche
Ainsi leur couple vivait, avec beaucoup d'amour et
ces petites chamailleries qui sont aussi amour.
Mais vers la fin de 1932, elle eut une bien mauvaise
surprise, elle se trouva enceinte. Comme bien des femmes,
elle ne s'inquiéta vraiment qu'au deuxième retard. Elle
aurait voulu en parler à Gustave mais il se trouva qu'il était
en voyage en Europe et elle ne pouvait le joindre.
Tourmentée elle commença à rêver a l'impossible.
Elle allait garder cet enfant, ce fruit de leur amour qui
poussait en elle. Mais revenant aux réalités elle se disait
que c'était impossible dans leur situation, alors elle
imaginait quelque subterfuge, comme de se marier avec un
marocain complice qu'elle paierait pour cela et pour une
répudiation. L'instant d'après elle en mesurait
l'impossibilité et puis elle pensait à Alexis, fallait-il qu'il
eut un frère bâtard? Son entourage ne comprenait pas son
irascibilité et ses sautes d'humeur.
Elle recevait des lettres de Gustave une à deux fois
par semaine, mais comme elle ne savait pas encore écrire à
cette époque, elle y faisait répondre par Alexis; il ne
pouvait donc être question qu'elle puisse lui parler de ce qui
la préoccupait.
Quand il annonça son retour elle en était au
troisième mois et elle pensa s'enfuir ou se suicider, mais
elle se rappela la promesse faite à Anne-Marie;
pouvait-elle abandonner Alexis et Gustave qui l'aimaient
tant...Finalement elle se fit conduire avec Alexis à Mazagan
et se rendit chez les Bendahan prétextant qu'elle s'ennuyait
d'eux en l'absence de Gustave. Rachel comprit qu'il y avait
quelque chose et pendant qu'Alexis sortait avec ses copains
168
Le Pied Noir
elle la confessa.
C'est en pleurant qu'elle expliqua sa situation et
demanda à son amie de l'aider à avorter. Rachel voulut la
raisonner, elle était trop croyante pour accepter comme cela
la destruction d'une oeuvre de Dieu, mais M'Barka qui
pleurait lui démontrait que le scandale de cet accouchement
détruirait son union, que Gustave ne pourrait pas accepter
cela parce que cela nuirait à ses affaires et elle la supplia de
l'aider.
Finalement Rachel céda et l'emmena chez une
matrone qui accouchait la plupart des femmes du pays et
qui opéra ses talents immédiatement sur M'Barka en
l'assurant que cela se passerait bien.
Hélas ce ne fut pas le cas et Rachel en pleurs et en
prières ne savait que demander à Dieu de leur pardonner.
Quand Raphaël rentra le soir et qu'il vit M'Barka couchée et
trempée de fièvre il lui fallut peu de temps pour confesser
sa femme et comprendre ce qui se passait. Se réservant de
lui donner plus tard la correction qu'il jugeait qu'elle
méritait, il se précipita chez un médecin qui venait de
s'installer et qui partageait vigoureusement les idées
libérales et antiracistes de Gustave, qu'il connaissait
d'ailleurs.
Raphaël lui révéla la véritable relation du couple et il
eut une révolte contre cette injustice qui avait poussé cette
malheureuse à se priver de l'enfant qu'elle portait pour
l'amour de son compagnon. C'était un bon médecin, il
réussit à la sauver mais il était temps.
Finalement tout le monde eut beaucoup de tact,
Rachel qui se sentait responsable accepta sans trop
rechigner les quelques bonnes gifles que lui asséna, pour le
169
M’Barka
principe, son époux et s'évertua de consoler son amie
comme elle pouvait seule le faire car il faut être femme
pour savoir ce qu'est le sacrifice de l'enfant, même en
germe. Cependant elle ne lui dit que plus tard que le
curetage la laisserait probablement stérile.
Alexis était embêté de voir sa Dada si malade, mais
comme tous les enfants il vit le bon côté des choses qui lui
permettait de prolonger ces vacances impromptues et courir
dans tous les lieux secrets de son enfance. M'Barka sachant
proche le retour de son mari voulait rentrer, mais le
médecin s'y opposa formellement.
En arrivant chez lui Gustave fut bien étonné
d'apprendre par les domestiques que Lalla était partie avec
Alexis à Mazagan. Il alla aussitôt téléphoner et Raphaël lui
apprit qu'ils étaient bien là tous les deux, mais que M'Barka
ayant été malade elle avait dû garder le lit jusqu'à
maintenant. Puisqu'il était rentré et que tout allait bien, elle
commençait à sortir, il les ramènerait lui-même le
lendemain avec sa nouvelle "Delage six cylindres" qui
venait de lui être livrée.
- Qu'est-ce qui lui a pris d'aller comme ça chez toi?
Et qu'est-ce qu'elle a eu?
- Alexis avait envie de revoir ses copains avant la fin
des vacances et elle voulait voir Rachel. Pour ce qu'elle a
eu elle te l'expliquera mieux que moi, c'est une histoire de
femme...Tu sais bien...leurs ventres...Ne t'en fais pas! nous
arriverons de bonne heure pour prendre le café avec toi.
Il alla se coucher inquiet et déçu que pour cette
première soirée chez lui elle ne fût pas la, il dormit mal. Il
170
Le Pied Noir
se leva tôt et ordonna à Habiba de préparer le petit déjeuner
pour huit heures.
Raphaël était ponctuel, à l'heure prévue il amenait sa
belle voiture devant le perron. A peine descendue M'Barka
se jeta en sanglotant contre Gustave qui l'entraîna à
l'intérieur où il put l'embrasser et la questionner. Mais elle
se reprit et prétexta qu'elle devait aller s'occuper de ses
invités pour éluder les questions, lui disant qu'elle lui
expliquerait plus tard quand ils seraient seuls, qu'il ne
s'inquiète pas, elle était tout à fait rétablie.
Ce qui fait que malgré son impatience de savoir ce
qui s'était passé il dut attendre le soir que tous leurs invités
fussent couchés. Tout d'abord elle éluda les questions, mais
à la fin, devant son insistance, elle lui avoua la vérité en
pleurant, expliquant son désarroi.
- J'aurais tant voulu avoir un enfant de toi, j'ai voulu
me sauver pour que tu ne nous revoies plus et puis j'ai
pensé a Alexis, je ne savais plus quoi faire, je croyais que
tu allais revenir. Tous les jours j'espérais ton retour et je me
disais « Il va être là demain il me dira quoi faire » Mais tu
n'étais pas là! J'ai trop attendu c'est pourquoi cela s'est mal
passé. C'était si difficile! Dis moi que j'ai bien fait! Ne me
condamne pas! Je t'en prie!...J’ai failli mourir mon chéri.
Il se rendit compte à quel point cette femme l'aimait
et bouleversé il la serra contre lui et ils pleurèrent ensemble
le deuil de leur enfant; puis il lui donna son mouchoir pour
qu'elle s'essuie les yeux et comme elle renouvelait sa
question, voulant à tout prix savoir s'il lui en voulait, il la
171
M’Barka
rassura.
- Tu as fait ce que tu as cru bon ma chérie, jamais je
ne pourrais te le reprocher. C'est moi qui suis coupable de
m'être attardé car si j'avais été là, je te jure que tu l'aurais
gardé et j'aurais été fier.
- Mais tu sais bien que j'y ai pensé! Et les gens? Tu
sais bien que ce n'est pas possible ici.
- J'aurais tout vendu et nous serions allés en
Amérique ou en Australie...n'importe où, là où les gens ne
regardent pas la couleur de ta figure. Si Allah te redonne
une vie de moi dans ton ventre tu la garderas, je t'aime!
Nous partirons d'ici si c'est nécessaire.
Elle se mit à pleurer sur la main qu'elle embrassait et
dit d'une voix à peine audible:
- Cela n'arrivera plus! Allah m'a punie! Je ne
pourrais plus jamais te donner d'enfants.
Il reçut cela comme le choc qu'il avait eu lorsque
après l'avoir battue il avait jeté loin son ceinturon, qu'il
s'était rendu compte de sa brutalité gratuite, qu'il avait eu
honte d'avoir profité de sa faiblesse et de son innocence. A
nouveau il se sentait coupable et responsable. Parce qu'elle
l'aimait il avait abondamment profité du corps qu'elle lui
abandonnait, mais comme tous les hommes il n'avait pas
voulu se préoccuper des conséquences possibles.
Après l'amour leur sexe redevient un objet dont
l'intimité leur répugne.
Alors il pleura, comme la première fois, de honte et
d'amour, en lui demandant pardon. Elle lui caressait la tête,
elle l'embrassait, elle passait ses doigts sur ses joues pour
172
Le Pied Noir
essuyer ces larmes d'hommes qui paraissent indécentes.
- Ne pleure pas! C'est achouma.
tu sais bien qu'il est comme mon fils, il
en partie de moi. Allah ou akbar! Dieu
fait! Et puis je ne serais jamais partie
bien!...Ici c'est mon pays.
Nous avons Alexis,
a bu mon lait il est
fait bien ce qu' Il
ailleurs, tu le sais
Le lendemain matin lorsqu'ils se retrouvèrent tous
pour le petit déjeuner, il embrassa Rachel avec effusion.
- Elle m’a tout raconté. Comme tu es bonne!
Comment pourrais-je te remercier ma chérie ?
C'était la première fois que dans leurs relations il
utilisait ce terme d'affection et elle eut un instant de
surprise avant de sentir qu'il marquait ainsi une nouvelle
étape dans leur exceptionnelle amitié.
- Je n'ai rien fait de spécial mon ami, et ne me
remercie pas car je n’ai pas bien agi, j’aurais dû tout faire
pour empêcher cela, j’aurais dû en parler à Raphaël mais
nous sommes faibles nous les femmes Et Raphaël sait
combien je suis tourmentée Que Dieu nous pardonne, à elle
et à moi!
- Qu'il me pardonne surtout à moi! C'est moi qui ai
mal agi ma chère Rachel...je ne sais plus où j'en suis...que
croire et en qui? Tu es une véritable soeur pour nous! Dieu
t'a gâté Raphaël en te la donnant pour épouse.
Voulant couper court à ces épanchements Raphaël
répondit en riant:
- Tu ne sais plus ce que tu dis! Comment peux-tu
savoir tout ce que je dois supporter dans ma maison.
Honteux, indécent
173
M’Barka
Sa femme qui avait un couteau à la main le brandit
vers lui menaçante:
- Un jour je vais te couper la langue pendant que tu
dors Fils d'Israel
Dans la journée ils évitèrent de refaire allusion à ce
drame et pour essayer de l'oublier Raphaël emmena tout le
monde essayer la nouvelle voiture jusqu'à Fedalah, Isaac
voulait rester encore quelques jours avec son copain , ses
parents repartirent donc seuls à Mazagan, à la fin de
l'après-midi.
Quand les deux enfants se furent couchés elle lui
proposa de boire un verre de thé. Assis l'un en face de
l'autre ils restèrent un instant silencieux, plongés dans leurs
pensées, ne sachant quoi se dire, imaginant chacun la
réprobation muette de l'autre. Il était extrêmement
bouleversé, il connaissait trop bien l'importance d'un enfant
pour une musulmane; ils allèrent se coucher frustrés de leur
absence de communication. Il s'endormit difficilement ne
sachant quoi faire d'autre que lui faire sentir son amour en
lui tenant la main.
Au milieu de la nuit s'étant réveillé, il se rendit
compte qu'elle pleurait, sachant qu'il n'y avait pas de mots
vraiment consolateurs, il se contenta de l'attirer contre lui
pour lui donner de petits baisers jusqu'à ce que cette
tendresse l'apaise et qu'elle se rendorme.
Il ne voulut pas bouger malgré l'engourdissement de
son bras et il resta ainsi, réfléchissant longtemps à
l'absurdité de cette humanité divisée par ses haines de races
et de religions.
174
Le Pied Noir
Il se révoltait mais était-il, lui, mieux que les autres,
dans son athéisme militant et sa haine anticléricale? Elle
avait prié longtemps ce soir, tardant à se coucher elle avait
voulu lire un verset du Coran, ce qu'elle n'avait jamais fait
depuis qu'ils dormaient ensemble et il avait senti qu'il y
avait de sa part dans ce geste de religiosité comme un défi
réprobateur à son incroyance.
Toute la journée du lendemain il fut distrait et ayant
réglé quelques affaires urgentes il décida de s'évader un
peu du quotidien. Il prit sa voiture et alla par la piste côtière
jusqu'au mausolée de Sidi Abderrahmane, qui est construit
sur un îlot vénéré des gens de la région. Il s'assit sur les
rochers et regarda pendant un moment les pèlerins qui
traversaient le petit bras de mer, quelle simplicité pensa-til, ils croient et en semblent heureux.
Au bout d'un moment il reprit sa voiture et continua
sa route vers Azemmour. Après quelques kilomètres il
passa devant une petite mosquée de bled, toute blanche
avec un ridicule minaret de quelques mètres, il n'y avait
aucune construction aux alentours, il arrêta le moteur et
descendit pour aller s'asseoir contre un gros eucalyptus,
puis il alluma sa pipe et fuma en silence.
Il était profondément tourmenté et ne cessait de
penser à M'Barka et à ses larmes silencieuses de la nuit. Il
lui avait apporté la sécurité, le luxe même, la richesse, mais
il venait de lui enlever l'absolu de la maternité. Sa pipe
s'était éteinte et il ne la ralluma pas.
Soudain le chagrin l'envahit à la pensée du petit être
qu'ils venaient de perdre si bêtement, pour des conventions,
il pleura sans retenue. Parce qu'il était seul il pouvait le
175
M’Barka
faire sans honte, mais les yeux clos, il ne vit pas arriver un
vieillard qui s'accroupit silencieusement devant lui en
respectant ce chagrin d'homme.
C'est en ouvrant les yeux qu'il aperçut cette forme
assise devant lui dans le brouillard de ses larmes, il les
essuya vivement du revers du bras un peu honteux et en
arabe demanda à l'homme de l'excuser, comme s'il en était
besoin. Toujours accroupi l'autre lui répondit:
- Je crois que Dieu t'inflige une épreuve mon fils!
N'ai pas honte de tes larmes, elles lavent ton âme. Supporte
tes épreuves avec courage! Tu devrais savoir qu' Il ne
donne à chacun que la charge qu'il peut supporter, sans
plus, l'âne ne supportera pas le fardeau du chameau. Il
t'aidera si tu pries, sais-tu prier mon fils?
- Non!...Je dois te l'avouer vieil homme, je n'ai
jamais prié!
- Est-ce possible? Qu'es-tu? Juif? Chrétien?
- Ni l'un, ni l'autre, je suis sans Dieu...
- Alors tu es bien seul mon fils!...Entre un moment
ici, il y fait plus frais pour parler.
- Mais c'est une mosquée! Elle m'est interdite!
- Elle est interdite aux juifs et aux chrétiens mon fils!
dit malicieusement le vieillard, toi tu n'es ni l'un ni l'autre,
alors entre...mais déchausse toi.
Gustave quitta ses chaussures et le suivit. C'était la
première fois qu'il pénétrait dans une mosquée. Celle-ci
176
Le Pied Noir
était minuscule, seules quelques nattes au sol la décoraient,
l'éclairage ne parvenait que par la porte, le lieu était
silencieux et frais. Il s'était assis, étonné de ce que le vieil
homme ne lui dise plus rien et lui-même n'osait le
questionner, simplement il sentait la paix revenir.
Il se rappela qu'un jour il s'était moqué de quelqu'un
qui lui affirmait que les pierres des lieux de culte
s'imprègnent des prières. Il demanda à voix presque basse:
- Est-elle ancienne cette mosquée?
- Oui! très ancienne, il y avait un village ici... il a
disparu, la mosquée seule est restée, c'est une maison de
Dieu!
- Je m'y sens bien!
- Prie mon fils Il enlèvera ton fardeau!
- Mais je ne sais pas!
- Mais si! Tout le monde sait...Pose seulement ton
front contre le sol pour Lui montrer ta soumission et
demande Lui la paix!
Il hésita pensant à ses affirmations péremptoires sur
l'inexistence des divinités, mais ici après tout il était seul,
comme tout à l'heure quand il avait accepté de pleurer
contre cet arbre, seul! Enfin avec ce vieil homme...mais il
l'avait vu pleurer il pouvait bien faire semblant de prier;
alors il appuya son front contre le sol, essayant de faire le
vide de ses tourments et cela marcha.
Il oublia même sa propre existence jusqu'au moment
ou il entendit la voix du vieillard qui derrière lui, égrenant
son chapelet, récitait en litanie Allah! Allah! Allah!...la
177
M’Barka
magie des mots le rendait maintenant insensible au passé et
quand le vieillard lui eut demandé de répéter après lui la
formule qui sanctifie le croyant, il la répéta machinalement:
‘Laa Illaha Illa lah ou Mohamed rassouloul’...ah »
- Qu’Il soit loué ! s’écria le vieillard te voici des
nôtres maintenant !
Alors il eut un geste de révolte de s'être, en quelque
sorte, fait ainsi piéger mais le vieil homme qui s’en était
aperçut, lui dit
- Ne te révoltes pas mon fils, ces chaînes te seront
douces comme le miel! Ne te sens-tu pas mieux
maintenant? N'as-tu pas la Paix?
Il réfléchit un instant avant d'avouer
- C'est vrai! Je vais mieux!
- Et maintenant si je peux t'aider tu peux si tu le
désires me confier ton tourment, je suis si près de Dieu
maintenant qu'Il m’a donné quelque expérience des
épreuves de cette terre.
- En vérité Hadj! J'ai maintenant la réponse mais je
veux savoir si tu la confirmeras
Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohamed est son serviteur.
Cette formule est résolument la négation du christianisme et de
la déification du prophète Jésus s’opposant à la simple humanité
du prophète Mohamed qui n’est que serviteur. Il suffit de la
prononcer avec foi pour devenir musulman.
Titre de respect pour celui qui a fait le pèlerinage de La
Mecque
178
Le Pied Noir
Il raconta brièvement son amour interdit avec
M'Barka, qui l'avait amenée à sacrifier l'enfant qu'elle
portait de lui et il demanda
- Que dois-je faire?
- Le Tout-Puissant t'a montré son courroux. Il t'a
montré qu'il ne faut pas aller contre sa Loi, ne vis plus dans
le péché mon fils! Voilà son message! Est-ce cela que tu as
compris ici?
- C'est cela! Demain Inch Allah! Je l'épouserai à la
face de tous
- Alors Il vous aidera mon fils!
Le vieillard s'était levé et sortait, sa silhouette se
détacha dans l'embrasure ensoleillée de la porte, Gustave se
leva à son tour pour le suivre. Quand il fut dehors il le
chercha pour le remercier, lui remettre un peu d'argent, il
ne le vit plus.
C'était irréel et il se demanda s'il ne venait pas de
s'endormir et de rêver mais il se vit en chaussettes devant
ses brodequins délacés et il sut que tout n'était pas
mystérieux et qu'il venait de prendre, dans un lieu que
maintenant il savait sacré, un engagement solennel qui
maintenant le rendait parfaitement heureux.
Il se dépêcha de rentrer, les bruits joyeux de son
foyer retentissaient. Des rires de domestiques, des heurts de
marmites, les remontrances de M'Barka à son fils qui avait
dû faire une bêtise, le miaulement du chat.
Les bruits s'éteignirent quand il pénétra dans la
cuisine où ils étaient tous et tout de suite interpellant
179
M’Barka
M'Barka que devant les domestiques il appelait Lalla.
- Lalla! Veux-tu me suivre? j'ai quelque chose de
très important à te dire!
Et comme Alexis faisait le geste de le suivre il
l'embrassa en ajoutant...pas toi mon fils! Tout à l'heure...
Intriguée de le voir si gai après ces dernières heures
si tristes elle lui dit en le suivant dans son petit salon.
- Tu es rentré bien tôt aujourd'hui? Qu'as-tu à
m'apprendre tu sembles heureux.
- Assieds toi là! Tu vas être étonnée...
Tandis qu'elle se calait dans son angle favori il
s'agenouilla devant elle et lui ayant baisé les mains il lui
raconta ce qui lui était arrivé à la petite mosquée et
comment le vieil homme avait mystérieusement disparu
après être aussi mystérieusement apparu. Elle frissonna un
peu.
- C'est un signe de Dieu! Ce n'est pas un homme!
- Allons! Allons! C'était un homme je t'assure, un
vieil homme, il n'a pas voulu de récompense c'est pourquoi
il s'est caché de moi, c'est un saint homme en vérité!
- Non! Sidi Gous! C'est un "Envoyé"! Oh que tu
m'effrayes!
- Allons! Allons! ne nous disputons pas!
- Que t'a-t-il dit?
- Il a vu comme j'étais soucieux... il n'osait pas lui
dire qu'il avait pleuré... il m'a fait entrer dans la mosquée et
il m'a dit qu'il fallait prier. Je lui ai dit que je ne savais pas
et il m'a répondu que cela n'avait pas d'importance, qu'il
180
Le Pied Noir
suffisait de poser mon front contre le sol vers Mecqua et
d'attendre...Je l'ai écouté et j'ai senti mon souci s'en aller...
Je crois avoir dormi, il répétait derrière moi sans arrêt:
Allah! Allah! et quand je me suis relevé je savais ce que je
devais faire et il m'a dit la même chose...
- Quoi mon chéri? Quoi?
- Quand je me suis relevé il m'a demandé de réciter
la Chahada et je l'ai fait et il m'a dit qu'alors j'étais devenu
des vôtres. Crois-tu vraiment que cela suffise ma chérie?
Quelques mots seulement?
Elle avait pris son visage entre ses mains, elle était
très grave elle l'embrassa sur le front.
- Oui! Mon chéri cela suffit et si tu as ta réponse c'est
que tu es accepté! As-tu cette réponse ?
- Oui! Je l'ai! Demain j'irais chercher les adouls et tu
seras mon épouse devant Dieu et douze témoins.
Elle se pencha pour l'embrasser en silence et il
demanda:
- C'est tout ce que ça te fait?
- Tu me rends plus heureuse que jamais mais...
- Mais quoi? Qu'y a t il encore?
- Je ne veux pas que tu regrettes un jour, réfléchis
encore un ou deux jours, tu veux bien?
Il se révolta:
- Je n'ai pas besoin de réfléchir! Cela fait deux ans
que je réfléchis et on voit le résultat. Tu es ma femme!
181
M’Barka
Tous les autres je les emmerde! Dit-il avec colère...Le
mariage c'est un contrat devant des témoins, je me fous
complètement qu' ils soient marocains ou français, j'aurai dû
prendre cette décision si simple, depuis longtemps. Mais je
m'aperçois que moi j'étais aussi hypocrite qu'eux, et que je
me cachais derrière mon athéisme, comme eux se cachent
derrière leur curé. Cet après-midi ce vieil homme m'a fait
comprendre l'essentiel de l'Islam, on peut en prendre ce
qu'on peut, on peut en prendre davantage, ce qu'on en sait
peu paraître suffisant ou paraître insuffisant, il n'y a de
culte que celui que crée chacun pour sa relation avec le
Divin. Dieu existe-t-il? A mon avis, vu comme je le vois
depuis tout à l'heure je dis oui. Comment est-il fait ? Cela
importe peu, je le vois infini, comme le cosmos et ainsi
nous ne sommes qu'une toute petite poussière de lui-même.
Faut-il prier? je n'en sais rien mais cela peut servir
pour soi-même. Serons nous punis de nos fautes et de
quelles fautes? Ma réponse est que le châtiment se fait ici,
pas ailleurs, pas plus tard ! Nous venons de le voir! Nous
n'avons pas été châtiés parce que nous ne sommes pas
mariés, mais parce que nous avons cru que nous ne l'étions
pas, parce que je t'ai lâchement cachée et que toi tu m'as
laissé faire! Tu me suis?
- Pas très bien! Mais je sais que tu n'es plus un
incroyant vas-tu apprendre à prier? Feras-tu le Ramadan?
Craindras-tu Dieu?
- Tu m'apprendras! Mais ce n'est pas par crainte de
Dieu, c'est parce que je veux comprendre.
- Je ne suis pas assez savante pour t'apprendre mon
chéri, nous demanderons...
182
Le Pied Noir
- Nous ne demanderons à personne!
Il vit une ombre passer sur son visage et pour la
rassurer il dit:
- Nous ne demanderons à personne parce que la
science qui t'a été donnée m'est destinée...c'est pour cela
que nous avons été réunis.
- Que vas-tu faire maintenant? Et Alexis allons-nous
l'élever dans la Religion?
- Alexis fera ce qu'il devra faire le moment venu, il
se fera chrétien ou juif, ou musulman, ou rien du tout et
personne ne l'influencera même pas toi! ...Il se radoucit
pour ajouter...mais tu pourras quand même lui lire le Coran
puisque je ne peux plus te battre!
Ils rirent ensemble et elle lui tapa sur la main
- Tu sais bien que tu as le droit de me battre si je le
mérite!
Il ressentit une irritation comme chaque fois qu'elle
témoignait de cette soumission aux coutumes, mais il se
contenta de poursuivre
- Demain nous préparerons la cérémonie, tu feras
venir le Fkih de Sidi-Ali pour lui demander de nous trouver
des adouls agréés pour enregistrer ma conversion et notre
mariage. Moi je vais aller chercher ta dot!
- Qu'est-ce que tu vas encore inventer! Reste un peu
tranquille, tu dépenses trop, tu me fais peur!
- Ne crains rien pour l'argent! Il en rentre tellement
dans ce pays que je n'ai qu'à me baisser pour le ramasser.
Le lendemain il alla au Mellah lui commander une
183
M’Barka
de ces coûteuses ceintures d'or que l'on porte sur le caftan
brodé lors des réceptions, accompagné de toute une
quincaillerie de boucles, bracelets et colliers, qui
témoignent d'une position sociale qui ne peut être que
proportionnelle au poids de cette bijouterie ambulante.
La ceinture d'or est indispensable, car étant partie de
la dot apportée par l'époux elle marque et le mariage et sa
fortune supposée.
L'importance de biens aussi évidents que l'or et la
maison, possédés par une marocaine, fait taire toutes les
médisances, car il est un stade où on ne veut plus savoir
c omment cette privilégiée a fait pour obtenir cette richesse.
On ne médit même pas, comme le feraient des
européennes, qui dans le dos de l'amie lâcheraient toujours
un peu de fiel. La privilégiée a eu de la chance, Amdullil'ah! C'est comme un don du ciel, peut importe le moyen et
on pourrait bien savoir qu'il est le fruit de quelque honteux
commerce du corps, on l'ignorerait, espérant l'honneur
d'être reçue par cette favorisée du sort qui en amassant cette
richesse ne faisait, comme elles toutes, qu'assurer ses
arrières en cas de répudiation.
Le fkih qui tirait profit de la présence de cette belle
et riche maison, voisine des tombeaux vénérés de ses
ancêtres, était tout dévouement. Quand Driss vint lui dire
que Lalla voulait le voir il se précipita; elle était censée
n'être que la gouvernante du jeune Alexis, mais personne
dans la région n'ignorait, que le Tajer lui avait donné toutes
les clés, marque de l'autorité suprême, après lui.
184
Le Pied Noir
Elle le reçut dans son petit salon où respectant les
traditions elle lui embrassa respectueusement la main avant
de lui faire servir le thé.
Ensuite elle lui demanda des nouvelles de toute sa
nombreuse famille, puis entrant dans le vif du sujet elle lui
dit:
- Oh Hadj Mohamed! Connais-tu deux adouls qui
peuvent constater la conversion d'un N'srani et faire un
mariage. Il s'agit du Tajer Gustave et de moi.
- Il va t'épouser?
- Inch Allah! Hadj.
Il poussa une exclamation où Dieu était associé à
cette bénédiction.
Amdoullilah! Amdoullilah!
Ah quelle belle affaire il entrevoyait le vieux malin!
Bien sûr qu'il connaissait des adouls, les meilleurs,
reconnus par les français et par le Maghzen...ils étaient un
peu chers mais...
- Je te paierai moi-même le prix convenu Hadj
Mohamed! et nous ferons un don au Seyed
- Est-ce que Monsieur Gustave connaît les prières?
- Monsieur Gustave a depuis longtemps récité la
Fatiha et la Chahada, il est déjà parmi les croyants mais il
veut m'épouser et veut que les adouls témoignent qu'il est
musulman dans l'acte du mariage.
Le fkih encouragé par une avance appréciable faisait
maintenant des courbettes en s'éloignant, promettant que
les hommes de loi seraient la demain soir et... Baraka Allah
185
M’Barka
ou fik ô Lalla, baraka Allah ou fik!
De son côté Gustave dans une petite échoppe du
Mellah se faisait présenter les ceintures. Le bijoutier
s'empressait...il fallait attendre quelques semaines pour que
l'orfèvre exécute ce modèle mais...il en avait une très
ancienne, très belle, un peu plus lourde peut-être mais si
belle! Une ceinture de Princesse Monsieur!... Monsieur
voulait-il la voir? Monsieur voulait! Il alla la
chercher...c'était bien vrai elle était très belle et lourde. On
pesa et il paya après une négociation de principe qui lui
valut un petit rabais et une petite chaîne d'or en prime. Pour
le montant du chèque cela valait bien cela.
Il savait ce qu'il faisait, l'or offert n'était rien par luimême. Elle devait bien être certaine que sa sécurité
matérielle était assurée, notamment par les titres de
propriétés. Mais pour faire passer la douloureuse frustration
de cette deuxième perte d'un enfant, se faire pardonner ses
négligences coupables, peut-être des arrières pensées
inconscientes, rien ne lui sembla mieux que d'offrir à
l'ancienne esclave, les courbettes obséquieuses de celles qui
pouvaient encore, se permettre de cravacher une
domestique. La domestique, l'esclave qu'elle aurait dû
rester.
Pour les marocains de leurs connaissances, cette
régularisation fut bien comprise et ils les félicitèrent. Chez
les européens il y eut des commentaires stupéfaits,
comment était-ce possible? un français qui se convertit à
cette religion de sauvages dégénérés pour épouser sa
mauresque?
« C'est dégoûtant! » dirent les dames, du ton qu'elles
auraient pris en apprenant qu'un des leurs se livrait à des
186
Le Pied Noir
copulations bestiales.
Du côté des employés européens il y eut des
concertations: que faire, que dire? Devait-on offrir un
cadeau? Constituer une délégation? C'était un patron dur,
mais il payait bien, «.. après tout! dirent les plus modérés,
on s'en fout...du moment qu'il n'amène pas sa fatma pour
nous commander».
Il n'amena pas sa fatma, mais il leur fit savoir, par
une note de service assez provocatrice, qu'il avait épousé
M'Barka selon la Loi islamique et qu'il les dispensait de
toutes félicitations et autres manifestations.
En quelques jours on n'en parla plus et le comptable
ne remarqua aucun fléchissement des ventes
La richesse, qui fait naître la crainte et la
considération, rend muets les moralistes. Un dicton
marocain ne dit-il pas...que l'on s'adresse au chien du riche
en lui disant: Monsieur le chien !
Ainsi M'Barka ne fut plus la « Mauresque à
Charbonnier » mais Madame Charbonnier. La nuance était
d’importance.
187
M’Barka
'Barka, se méfiait de toutes ces françaises
élégantes qui gravitaient autour de son mari.
Certes quelques-unes de ses amies lui suggéraient bien
quelques recettes aussi infaillibles que répugnantes, mais
outre qu'elle était trop intelligente pour se fier aux
sorcelleries d'un fkhi, ou d’une N’gafa , elle connaissait
trop bien son mari pour savoir que cela aurait été le
meilleur moyen d’être répudiée s’il en avait eu l’envie.
D'ailleurs il le lui avait dit un jour où dans une discussion
elle lui avait raconté en riant combien Fatima El Idrisi
gaspillait d'argent à ces pratiques.
M
- N'essaye surtout jamais cela sur moi! avait-il dit, je
te jure que tu prends la porte aussitôt!
Et elle avait compris qu'il ne plaisantait pas.
Malgré les années qui passaient il restait un amant
attentionné et elle n'eut jamais l'impression qu'il avait
rompu cette promesse solennelle, qu'il lui avait faite jadis,
188
Le Pied Noir
de ne jamais la partager avec une autre.
Si cela était arrivé elle aurait certes, comme toutes
les marocaines, souffert cela en silence tout en renforçant
ses défenses, mais pour l'instant elle était sûre du pouvoir
de la beauté de ce corps qu'elle lui livrait avec passion.
Ce n'était donc pas, finalement, des artifices de
séduction des européennes qu'elle était jalouse mais plutôt
de ce brillant verbiage où elles aimaient étaler ce qui,
à cette époque, témoignait le plus du niveau de leurs
positions sociales. Et qui n’était en général, que des
fragments de culture ramassés çà et là. Plusieurs fois,
depuis qu'ils étaient officiellement mariés, Gustave avait
ramené des couples de ses relations et elle avait souffert
d'humiliation contenue de ne pouvoir suivre leur
« brillante » conversation.
Lui, par contre, comme tous les autodidactes, s'était
attaché à ne pas se laisser surprendre en position
d'infériorité et il avait accompagné son ascension sociale
d'un apprentissage culturel constant, consac rant beaucoup
de son temps libre à la lecture. Des oeuvres littéraires bien
entendu, mais surtout tous ces nouveaux ouvrages, pas
toujours sans une certaine arrogance colonisatrice hélas !
qui paraissaient, au fur et à mesure des découvertes que des
universitaires français faisaient sur l'histoire du Maroc. Sa
bibliothèque se garnissait sans cesse de nouvelles éditions,
qu'il lui commentait sans doute, mais dont elle aurait aimé
pouvoir discuter avec lui, comme le faisaient ces dames.
Un jour Gustave amena deux jeunes femmes
françaises , des exploratrices qui parlaient parfaitement
l'arabe et le berbère, l'une d'elle était journaliste, l'autre
dessinait et peignait. Elles revenaient d'un long périple au
189
M’Barka
Sahara avec des nomades R'Guibat.
Ces deux là M'Barka les aima tout de suite, elles la
comprenaient parfaitement, car elles connaissaient tout de
la vie des femmes musulmanes.
Elles attendaient un bateau pour retourner en France
et M'Barka les invita à quitter l’hôtel « Excelsior » où elles
résidaient pour venir s'installer chez elle.
Elles passèrent ainsi beaucoup de temps ensemble, si
bien que l’on oublia les bateaux du retour. Un jour Marion
insista pour faire son portrait. Au début M’Barka protestait
que c’était Achouma, que cela était interdit par l’Islam,
mais elle finit par céder quand les deux amies lui eurent fait
valoir comme cela ferait plaisir à son mari. Quand enfin
elle se fut décidé, Marion l’installa au milieu des nombreux
coussins de son petit salon dans cette pose lascive
qu'affectionnaient les peintres orientalistes depuis la
découverte de l'oeuvre de Delacroix.
Pendant que son amie s'affairait sur son chevalet,
Odette, la journaliste, mettait ses notes à jour en faisant
appel aux souvenirs de l’artiste sur certains points et même
à M’Barka qui toute fière apportait sa contribution pour
éclaircir quelques coutumes.
Elles riaient beaucoup toutes les trois, des
commentaires que cela amenait au fur et à mesure des
souvenirs et des anecdotes.
Ayant ainsi, été amenée à corriger certaines de leurs
observations sur la vie des femmes du Sud, M'Barka, pour
190
Le Pied Noir
la première fois depuis qu'elle avait quitté le harem de
Meknès, raconta son enfance, son histoire. Ce jour là elles
s'étaient assises toutes les trois pour boire le thé et Odette
se mit silencieusement à noter, noter, d'un crayon rapide,
tandis que Marion caressait et jouait avec les longs cheveux
noirs dénoués pour les besoins du portrait. Sa grande
sensibilité lui firent venir les larmes aux yeux, elle se
révoltait
- Mon Dieu! Mon Dieu! Comment
possible...cette brutalité, ce mépris des femmes.
est-ce
- Tais-toi ma chérie! disait Odette...laisse là donc
raconter.
Le soir Gustave les aidait de sa profonde
connaissance du bled et des moeurs du Sud et tandis que la
journaliste prenait encore des notes, le petit Alexis les
écoutait avidement, questionnant lui aussi et ces soirées
furent certainement pour les Charbonnier les plus
enrichissantes de leur existence. C'est à Odette que
M'Barka avoua son désir de savoir lire, un soir qu’elle
l'aidait à rassembler des feuillets épars elle lui dit
- Odette ! s’il te plait ? Apprends moi à lire! j'ai
honte de le demander à Gustave.
Elle ne voulait pas dire: soit mon institutrice, montre
moi comment tenir la plume...la journaliste avait bien
compris
- Ce ne sera pas difficile, tu parles déjà si bien le
français, écris et lis! ensuite, tu lis et tu écris! Gustave peut
t'aider pour cela même s'il n'a pas beaucoup de temps
191
M’Barka
- Non! Je veux lui en faire la surprise, je veux lui
faire croire que j'ai appris toute seule.
- Alors pourquoi ne pas demander à ton fils?
C'est comme cela qu'Alexis, tout fier, devint le
professeur de français de sa Dada.
Mais il fallut bien le prendre ce bateau, toujours
remis à plus tard. Ses amies la quittèrent en promettant de
revenir bientôt. Au moment de partir Marion offrit à
Gustave, en remerciement de son hospitalité le portrait de
sa femme.. qu’elle avait fait encadrer.
Il resta toujours accroché, en bonne place, dans le
salon de la Grande Maison.
Depuis longtemps elle avait très vite, avec cette
remarquable faculté qu'ont les berbères d'apprendre les
langues étrangères, pu parler le français. Quand elle eut
compris le mystère de l'assemblage des mots, que lui
enseignait Alexis en cachette de son père, elle écrivit une
naïve lettre d'amour, adressée à Gustave pour son
anniversaire et il la conserva toute sa vie, dans le coffre où
il abritait ses papiers les plus précieux.
A vingt-six ans elle était devenue une très belle
femme épanouie, a l'aise dans son rôle de riche épouse d'un
homme qui l'adulait, une femme si attirante qu'elle fut à
quelques reprises discrètement courtisée par des hôtes de
son époux, et comme il en riait elle ne repoussait pas trop
durement ces hommages qui la troublaient délicieusement.
Quelques dames de la bonne société, qui mourraient
d'envie de voir comment pouvait vivre ce couple étrange,
intriguèrent auprès de leur mari pour se faire inviter.
M'Barka, savait les recevoir avec élégance et comme elle
192
Le Pied Noir
taisait ses obscures origines, nombreuses furent celles qui
voulurent imaginer que cette belle femme élégante, était
quelque mystérieuse princesse enlevée dans un harem, par
ce bizarre aventurier et elles auraient été surprises
d'apprendre qu'Alexis n'était pas vraiment leur fils.
De la Rivière, l'ami de toujours que, pour rire en
souvenir du jour où il l'avait rachetée au khalifa de Meknès,
elle appelait Baba, avait fini par épouser la fille d'un
général; une demoiselle "de son monde".
Elle n'avait pas, comme on dit « inventé la poudre »,
mais elle était très gentille et comme elle aimait bien
M'Barka, ils venaient assez souvent de Rabat pour les voir.
Un jour qu'ils étaient venus fêter chez leurs amis sa
promotion de Colonel, la nouvelle Colonelle avait dans la
conversation, demandé un peu étourdiment pourquoi ils
n'avaient pas eu d'enfants. Pour répondre M'Barka avait
pris la main de Gustave qu'elle avait serrée en la secouant
un peu et la regardant bien dans les yeux, avec ce sourire
que l'on a, quand enfin on va prendre sa revanche avait
répondu:
- Il m'en a donné un, ma chère Eugénie, mais je l'ai
refusé parce qu'a cette époque les conventions de ses amis
français ne le permettaient pas! Allah nous en a sévèrement
punie! Je suis restée stérile.
La colonelle comprit, quand elle vit leur ami se lever
brusquement pour sortir de la pièce, qu'elle avait, une fois
de plus, parlé sans réfléchir; d’autant que son mari lui jetait
ce regard désapprobateur qu’elle connaissait bien. Elle
193
M’Barka
rougit légèrement, en bredouillant,
aimablement lui tendit son verre de thé.
quand
M'Barka
Quand il revint, la conversation avait repris avec les
banalités habituelles. En reprenant sa place elle le regarda
d'un air moqueur, elle avait vu dans ses yeux monter les
larmes de honte qui l'avaient obligé à s'enfuir, mais tout de
même elle lui prit furtivement la main et la serra bien fort .
Ainsi! Sans que cela soit jamais dit, jamais avoué,
jamais expliqué, Alexis eut l'enfance de tous les petits
garçons qui ont une Maman souvent grondeuse et toujours
indulgente et un Papa sévère qu'ils craignent un peu et
admirent beaucoup.
Car petit à petit le couple se forma jusqu'à l'évidence
et seuls les anciens amis savaient la vérité.
C'est surtout dans la partie réservée en principe à
M'Barka qu'ils vivaient tous les trois leur intimité;
l'ambiance en était chaude et accueillante, pleine de ces
jolies choses confortables que fabriquaient les artisans de
Fés et de Meknès.
Par contre, ce qu'ils appelèrent tout le temps La
Grande Maison avait ce luxe froid des années 30; c'était
une maison de français dont le salon immense pouvait
permettre à un grand nombre de personnes d'y danser le
fox-trot avec au sous-sol : une salle de billard, un petit
salon de jeu pour le poker et aussi un bar.
A la Petite Maison il n'y avait pas de bar; elle était
certes indulgente pour son mari mais elle ne toléra jamais
194
Le Pied Noir
qu'une goutte de chrab passa sa porte.
Son salon n'avait pas un brillant parquet ciré, ni des
meubles garnis de tubes chromés et pas de pile d'assiettes
en porcelaine dans les buffets en faux rustique. Mais !
comme ils se sentaient bien, quand après avoir repoussée la
table ronde où ils avaient mangé à même le plat, ils
prenaient sur leurs genoux les lourds coussins imprégnés de
l'odeur de l'encens, pour y poser leurs coudes et se raconter
toutes ces petites choses graves ou amusantes qui
reflétaient leur journée.
Quand la servante amenait le lourd plateau d'argent
devant Gustave, ils se laissaient glisser du divan sur la
laine épaisse des beaux tapis de Rabat et le chef de famille
officiait le rituel du thé: dosant les feuilles noires, cassant le
pain de sucre de son petit marteau de cuivre et bourrant le
bered de cette menthe odorante que l'on faisait venir de très
loin; car seule la menthe des oasis a un parfum assez subtil
pour les vrais amateurs. Puis, attentif, il goûtait la force de
l'infusion avant de verser, de très haut, le liquide ambré qui
moussait dans les petits verres colorés.
Il y avait aussi un salon plus petit, plus féminin qui
lui était réservé et où elle recevait ses amies. Quand il était
petit, Alexis avait le droit de s'y faire oublier dans un coin
tandis que les commères jacassaient; mais plus tard, quand
il eut l'âge où les petits garçons n'accompagnent plus les
mamans au hamam, il fut prié d'aller ailleurs et n'eut droit
qu'au grand salon réservé aux hommes.
Ce mot arabe désigne la boisson mais on ne sait trop par
quel mystérieuse analogie il désigna pour les chrétiens le vin et
l’alcool.
Les petits garçons accompagnent les mamans au bain des
femmes jusqu'à l’âge de six ou sept ans.
195
M’Barka
Certes il s’était senti fier d'être ainsi admis a la
société des adultes, mais dans son coeur il regretta
longtemps les rires étouffés des femmes et les regards
moqueurs qu'elles lui jetaient, après des murmures
mystérieux qu'elles se disaient tout prés de l'oreille pour
qu'il n'entende pas.
Dans les mois qui suivirent son mariage musulman,
Gustave prit conscience qu'il franchissait une nouvelle
étape de sa vie, il s'était sentit vieillir, perdre de son
insouciance, de son esprit aventureux. L'aventurier faisait
place au capitaine d'industrie, le long terme se substituait
au coup par coup, il devint dur, âpre au gain, impitoyable
en affaires... il devenait riche.
De leur côté ses amis et associés des premières
heures avaient, eux aussi, fait leur chemin, mais ce
commerce de machines mécaniques échappait trop à leur
compréhension, ils faisaient aveuglément confiance au
français pour l'affaire casablancaise, le juif et l'arabe s'y
entendaient mieux dans les spéculations et le négoce de la
riche région des Doukalas. Gustave oubliait peu à peu
Mazagan et Mogador, la farine, les oeufs et le sisal.
Revenu à ses premiers amours il lui fallait parler de
chevaux-vapeur, de bielles et de pistons, de moissonneuses
et de tracteurs. La demande des colons touchait tous les
domaines; il leur fallait du bois, il importa du bois; il leur
fallait du ciment il importa du ciment; il fallait livrer les
grandes fermes qui s'étaient élevées dans les friches de
doum, il acheta des camions; les mines voulaient de l'air
comprimé et de l'électricité il importa des alternateurs et
des compresseurs.
Palmier nain utilisé en sparterie
196
Le Pied Noir
Sanpiètro, le sicilien qui lui avait construit sa villa et
ses locaux industriels, se spécialisa dans la construction des
usines qui s'élevaient vers le Nord de la ville. Sur les
conseils de Gustave il acheta des terrains au quartier
industriel des Roches-Noires et y bâtit des logements pour
ses compatriotes qui, fuyant l'Italie fasciste, s'embauchaient
en masse dans la grande cimenterie, la sucrerie, les
huileries, les conserveries qui s'y étaient érigées.
Lui aussi était devenu riche, sa femme, qui croyait
que ce miracle était l'effet de ses prières, lui demanda de
leur faire une église. Ce fut un horrible faux gothique, dans
une belle pierre noire, qu'il alla chercher a vingt kilomètres
sur la route d'Azemmour. Quand il eut fini son église il
continua d'exploiter sa carrière en faisant des pavés et des
bordures de trottoir qu'il trouva le moyen, avec on ne sait
trop quel complicités, d' exporter pour la ville de Marseille.
Il n'y en eut, il est vrai, qu'un bateau mais quelle
bonne affaire que cette aberration.
Comme bien d'autres, Monsieur Sanpiètro, le riche
entrepreneur avec chaîne d'or en travers du gilet et villa sur
la colline d'Anfa, fit oublier le sicilien débarqué d'un
entrepont avec une jeune femme enceinte, un bébé au sein,
tenant par la main un petit pouilleux de trois ans. Tous les
biens de la famille rassemblés dans le sac à pommes de
terre qu'il portait sur l'épaule.
Quatre malheureux pieds nus, plus pauvres que le
plus pauvre des marocains, mais un père de famille
courageux, maniant sa truelle presque jour et nuit, dormant
sur le chantier pour ne pas perdre une minute, nourri de
polenta et de sardines séchées, plein de courage et d'amour
de son métier.
197
M’Barka
Gustave au début l'avait aidé de conseils, puis avait
participé à l'achat du lotissement des Roches-Noires. Alors
quand ses amis et associés de Mazagan, manifestèrent leur
désir de se retirer de la société ce fut le sicilien qui racheta
leurs parts. Ce qui, par la suite, ne fut pas sans
conséquences pour Alexis.
Quand, à la fin de 1934 il eut passé son certificat
d'études, Alexis rentra au lycée tout neuf qui s'était
construit derrière le square Murdoch et il eut la joie d'y être
rejoint par ses deux amis Isaac Bendahan et Mohamed
Belyazid.
Pour Mohamed il avait fallu les relations influentes
de Gustave, car si en principe les écoles françaises étaient
ouvertes à tous, les élus étaient rares, car les européens
n'appréciaient pas du tout que l'on donne trop d'instruction
à ces indigènes qui se voulaient aussi intelligents que leurs
graines de colons.
Pour les juifs c'était différent, d'emblée ils avaient
été accueillis comme des enfants perdus de cette
République, où leur communauté ne manquait pas
d'influences politiques et financières.
Marocains tous deux par une ascendance séculaire,
Isaac était « français », mais Mohamed « indigène ». Il y
avait là une nuance qu'enfants il ne pouvaient encore pas
comprendre, mais qui quelques années plus tard mettrait
entre eux une barrière insurmontable.
Casablanca continuait sa croissance anarchique.
Entre la mer et les boulevards Joffre et Foch, que l'on avait
tracé dix ans plus tôt comme limite de l'extens ion
raisonnablement acceptable de la ville, il ne restait plus un
jardin. Déjà par-delà cette limite s'élevaient: nouveaux
198
Le Pied Noir
immeubles et quartiers résidentiels. Gustave pouvait
maintenant voir de sa terrasse les petites villas grimper à
l'assaut de sa colline.
- Je nous croyais tranquilles ici...disait-il à
M'Barka...tu vas voir qu'un de ces jours ils vont venir se
coller à notre mur!
Vingt ans plus tard, c'était fait, sauf du côté Sud. Au
moment de son mariage il avait fait don aux Habous du
morceau de terrain qui le séparait des sanctuaires et petit à
petit les sépultures des membres de leurs confréries le
grignotaient. Cette formidable frénésie de construction
avait une cause essentielle: les besoins gargantuesques du
bled, où des routes et des voies de chemin de fer poussaient
leurs tracés sur ces pistes construites naguère par la Légion
étrangère et les Bat d'Af'.
Des colons défrichaient des milliers d'hectares de
terres vierges et parmi eux d'audacieux aventuriers créaient
des villages entiers qu'ils baptisaient de leur nom. Ces
chevaliers d'aventure, réveillant un peuple endormi depuis
un siècle à l'ombre de ses gloires passées, les entraînaient
dans le tourbillon de leurs activités, pour créer une nation
moderne, dynamique, aux portes d'une Europe, qui se
déchirait chez le voisin espagnol dans une atroce guerre
civile et se préparait, plus à l'Est, au cataclysme d'une
deuxième guerre mondiale.
A l'Ouest de la ville les luxueuses villas édifiées sur
Bataillon d’Afrique. Bataillons disciplinaire où l’on
incorporait les repris de justice en âge de la conscription
obligatoire.
199
M’Barka
la colline d'Anfa dominaient orgueilleusement les buildings
à l'américaine qui s'élevaient à proximité du port, alors qu'à
l'écart, beaucoup plus loin, les constructions hâtives de la
Nouvelle Médina et les bidonvilles des Roches-Noires,
abritaient un sous-prolétariat qui commençait à rêver d'une
indépendance qui, croyaient-ils, allait leur donner les
richesses de leurs exploiteurs européens.
Dégagée des remparts qui avaient été démolis, pour
faire place à la large avenue qui descendait au port, la Tour
de l'Horloge, point initial de toutes les distances
kilométriques du Maroc, marquait le centre de la Place de
France, mais son horloge était maintenant concurrencée par
celle des Services municipaux.
Comme les murs croulants de l'ancienne Médina
choquaient la vue des conquérants, qui buvaient leur bière à
la terrasse de l'Excelsior en faisant cirer leurs chaussures
vernies par des enfants débrouillards, on la masqua en
élevant une immense palissade de bois sur laquelle ils
pouvaient envisager leur avenir dans les affiches de l'huile
Castrol et des pneus Englebert.
Les trois anciens chenapans de "La Porte de la Mer"
poursuivaient leurs études studieuses dans leur lycée, que
l'on avait baptisé Lyautey pour qu'ils n'oublient pas le
Faiseur d'Empire. On ne risquait pourtant pas de l'oublier
celui-là! Il parrainait: avenues, boulevards, places et même
villes. Il détrônait Joffre et Foch et même Philippe Pétain,
ce Maréchal que l’ancien combattant, volontiers
iconoclaste appelait en agitant sa manche vide, « le boucher
de Verdun. »
En tout cas sous le culte rendu à Lyautey, les affaires
200
Le Pied Noir
prospéraient, pour les français s'entend! Les autres
européens ramassaient les miettes et allaient les manger
dans le ghetto ibérique du Maarif et le ghetto italien des
Roches-Noires. Les miettes des miettes, étaient ramassées à
la balayette par ces « indigènes » qui se croyaient encore
marocains ce qui était faux, puisque depuis que leur pays
était devenu « Maroc français », ils étaient « protégés
français ».
Voyez leur chance à ces arabes! On les appelait
arabes puisqu'on ne pouvait les appeler marocains.
Remarquez qu'on aurait pu les appeler protégés, mais ils
n'auraient peut-être pas compris, tandis que arabe, tout le
monde comprenait. Ils étaient des indigènes arabes, comme
ceux d'Algérie et de Tunisie. C'était si grand ces territoires
des Faiseurs d'Empire, il fallait bien faire des
classifications! Ainsi on avait les Sénégalais pour tous ce
qui habitait de l'autre côté du Sahara, qui étaient des
indigènes noirs et on avait vers la Chine les niaquoués qui
étaient des indigènes jaunes.
Pour la couleur ceux d'Afrique du Nord posaient un
problème, on ne pouvait pas les appeler des indigènes
blancs, puisque les blancs c'était les européens, alors on les
appelait les arabes.
« Entre nous ! disait le portugais à l’italien, c’est
tous des «Bougnouls »
Mais on ne pouvait pas interpeller sa bonne en lui
disant « Eh ! toi l’arabe ! » Cela aurait prêté à confusion
avec le jardinier, alors les bonnes on les appelait toutes:
« Fatma ! » Sauf chez les espagnoles et les portugaises qui
ayant gardé des souvenirs de la grandeur d'Isabelle la
201
M’Barka
Catholique, les appelait moresques. Elles disaient: « Ma
moresque » Car la moresque à Pépita ce n’était pas la
moresque à Carmen ou la fatma de Madame Dupont. Pour
les jardiniers ou les hommes de peine c’était plus simple,
on criait vers eux « Eh Ducon ! Agi mena ! » ou quelque
épithète semblable et ils venaient, ils ne semblaient pas
vexés, ils ne comprenaient pas! Et qu'est-ce que cela faisait
rire!
Evidemment on ne pouvait pas faire ça avec les
arabes qui parlaient français comme vous et moi et dont
on se méfiait un peu car ils étaient riches, ou
fonctionnaires, des intellectuels qui étaient les ennemis
jurés de ces européens de Calabre et d'Andalousie, qui
venaient les civilis er avec le goupillon de leurs curés et des
mitrailleuses françaises.
Monsieur Sanpiètro, qui commençait à pouvoir
rentrer les pieds dans ses chaussures, pensait comme eux
mais il se gardait bien de s'exprimer devant son associé.
Les affaires n'ont rien à voir avec la politique disait-il à sa
femme.
Les relations entre les deux familles étant
inexistantes, elle n'était jamais venue à la villa et ne
connaissait pas M'Barka.
Mais la vraie raison était que Sanpiétro ne tenait pas
à exhiber cette paysanne, qui ne parlait que le patois de son
village, et qui continuait à se draper dans ses robes et ses
fichus noirs, pour faire ses prières à la statue de la Madone
qu'il lui avait encastrée dans le mur de sa chambre.
Quand elle avait accouché de la petite fille, elle avait
202
Le Pied Noir
décidé que trois enfants c'était assez et de ce jour, comme
elle ne pouvait pas commettre des péchés, dans des
manoeuvres honteuses destinées à empêcher la procréation,
Sanpiètro avait été prié de s'abstenir de ses cochonneries.
Dans cette ambiance à l'ombre du Rédempteur et de
La Sainte Mère l'Immaculée Conception, il n'était pas
question de faire éduquer les enfants, surtout les filles, dans
ces lieux de perdition qu'étaient les écoles laïques.
Heureusement pour leurs âmes pures, l'évêché y avait
pourvu et ils purent faire leurs études à l'ombre des crucifix
et les battements d'ailes des cornettes.
Au lycée Lyautey où n'accédait que l'élite
intellectuelle les problèmes raciaux étaient estompés, il n'y
avait d'ailleurs que peu de marocains. En conséquence
Mohamed et Isaac n'eurent à souffrir que de quelques
sarcasmes de peu d'importance. Il faut dire aussi, que la
c orpulence d'Alexis au service de ses amis, contribuait à
faire réfléchir ceux qui auraient eu tendance à s'oublier.
Lalla M'Barka, comme ils continuaient à l'appeler
avec une certaine déférence, aimait les recevoir et les gâter
les jours de congé.
Ils avaient, comme tous les adolescents de ces
discussions animées où ils refaisaient le monde pour en
faire disparaître l'injustice, ne comprenant pas encore que la
pression des religions rendaient utopiques leurs rêves de
fraternité. Appartenant tous les trois à cette frange sociale
que la richesse tenait à l'abri des réalités politiques, ils ne
percevaient que peu ce qui commençait à agiter leur pays,
où les élites commençaient à se réveiller.
203
M’Barka
Les trois amis passèrent leur baccalauréat ensemble
et ensemble le réussirent. Ce fut sans doute la dernière
occasion qu'eurent les trois familles de se réunir sans
c ontrainte, sans arrière-pensées. Dés les résultats ils
convinrent de fêter cela chez eux, c'est à dire à Mazagan.
Ce fut une fête joyeuse qu'ils firent dans la vieille maison
de M’Barka.
Gustave avait manifesté un jour son intention de la
vendre mais M'Barka et Alexis s'y étaient si violemment
opposés qu'il n'en avait plus jamais reparlé.
Toutes les vacances d'été ils y retrouvaient tous les
deux, les odeurs familières et ces vieux meubles qu'Alexis,
connaissait si bien, que pendant longtemps il ne put
s'empêcher de passer sous la table de la salle-à-manger dont
il faisait sa cabane quand il était petit. Chaque objet les
ramenait à cette période heureuse où ils étaient seuls
lorsque Gustave courrait le bled avec ses mulets. Alexis,
tout grand et dégingandé qu'il était devenu, lui demandait
encore le soir de lui lire un peu de Coran et il reprenait
l'attitude familière, s'asseyant à ses pieds la tête posée sur
ses genoux, tandis qu'elle lisait sous la lumière de la lampe
à pétrole.
On fêta, comme il se devait les lauréats. Mais ce fut
surtout une fête heureuse de retrouvailles, une de ces
réunions de famille où l'on se redécouvre, où l'on remarque
chez l'autre la nouvelle petite ride, les tempes qui
blanchissent. Les femmes échangeant leurs petites joies,
leurs soucis aussi, avec parfois l'éclat d'une recette donnée
ou d'une bonne adresse.
204
Le Pied Noir
Les hommes, qui s'étaient installés dans le patio pour
boire le café, parlèrent de leurs affaires, puis en vinrent à la
grande préoccupation du moment.
- Aurons-nous la guerre?
Question angoissante pour eux qui avaient connu
l'autre, surtout lui le mutilé.
Les enfants n'avaient pas cette préoccupation Les
plus grands demandèrent la permission d'emmener les
jeunes filles au cinéma, les plus petits voulurent les
accompagner, il y eut comme toujours les protestations des
grands qui ne voulaient pas s'en charger. Alors les trois
lauréats se dévouèrent pour les emmener sur les bastions et
leur expliquer les farces qu'ils y avaient faites.
Pendant que les petits jouaient sur les vieux canons
ils envisagèrent ce qu'ils allaient faire de leur bac. Isaac et
Alexis s'étaient inscrits à la fac de droit de Bordeaux, ils
auraient aimé que Mohamed vînt avec eux mais son idée
bien arrêtée était de faire une école militaire, il était le plus
âgé, presque dix-neuf ans. Ils s'étaient assis, jambes dans le
vide, chacun sur un des merlons d'où ils plongeaient quand
ils étaient enfants. Alexis qui avait toujours eu de
l'ascendance sur ses amis essaya de nouveau
- Ne fais pas l'imbécile Mohamed! Viens avec nous!
on ne s'est jamais quittés...
- On se reverra! Je ne veux pas être avocat, le Maroc
n'en a pas vraiment besoin, je veux être officier!
- Pourquoi? le Maroc aura besoin d'officiers? ironisa
Isaac
- Oui! Vous le savez bien...un jour nous retrouverons
205
M’Barka
notre indépendance, il nous faudra une armée.
Issac se mit à rire en simulant le salut militaire.
Alexis qui s'était mis dangereusement debout sur les
mains, au-dessus du vide, pour épater les petits frères de
ses deux copains de remit sur ses pieds pour observer.
- En tout cas si tu veux être autre chose que sergentchef tu n'as pas intérêt à leur dire pourquoi tu veux être
militaire. Mais en attendant l'indépendance il va y avoir la
guerre et si tu t'engages maintenant, tu risques fort d'être
envoyé en première ligne, comme ils l'ont fait en quatorze
avec mon père et les tirailleurs marocains.
- Oh il ne va pas y avoir de guerre, dit Isaac, cet
abruti d’Hitler n'est pas prêt et avec les anglais nous avons
toutes les colonies derrière nous. Cet abruti n'a même plus
les juifs! J'ai lu qu'Einstein le plus grand physicien actuel
s'est réfugié en Amérique.
- Et alors tu crois qu'Hitler a besoin des juifs comme
toi pour faire la guerre! ...
Il se mit à crier en riant, parce qu’Isaac faisait
semblant de le pousser vers la mer. Pour se défendre il
commença une brève lutte, mais Isaac protesta
- Arrête! Arrête! Fais pas le con Liksis, je ne veux
pas esquinter mon costard neuf!
Ils descendirent du mur, parce que le jeune Moïse
avait été enfermé par les autres enfants dans l'ancienne
soute à munitions et qu'il hurlait de peur. Ils allèrent le
délivrer et tous redescendirent vers la jetée. Ils y croisèrent
des gens qui les connaissaient et qui les félicitèrent pour
206
Le Pied Noir
leur succés scolaire.
Les gosses courraient devant eux, la marée était
basse, ils descendirent tous sur les rochers en criant et en se
poursuivant. Isaac observa qu'il n'y avait vraiment pas
longtemps qu'ils étaient comme eux et sans se concerter ils
éclatèrent de rire en voyant le grand trou où ils avaient
pêché le poulpe.
En revenant ils se sentirent tristes, parce qu'ils
voyaient qu'ils avaient perdu leur enfance et parce qu'ils
ressentait un malaise inexprimable devant ces énormes
événements qu'ils pressentaient et qui les sépareraient.
Devant le cimetière juif Isaac demanda:
- Cela ne vous dérange pas que j'aille dire un petit
bonjour à ma grand-mère?
En d'autres temps ils se seraient moqués de lui
- On t'accompagne! Dit Mohamed.
Ils n'y avait pas d'allée et les tombes étaient si serrées
qu'ils marchèrent sur les caissons sculptés de signes
hébraïques après s'être couvert la tête de la petite calotte
rituelle que le gardien leur avait remise à l'entrée.
Quand Isaac fut sur la tombe de sa grand-mère, ils
restèrent à distance pour respecter ses prières et quand ils
eurent rendu les kippas au gardien, Mohamed, d'une voix
très sérieuse, questionna:
- Que lui as-tu demandé?
- A qui? Au gardien? Rien du tout...
207
M’Barka
- Je suis sérieux Isaac...à ta grand-mère, à l'âme de ta
grand-mère?
Ils marchèrent un instant en silence côte à côte, les
petits étaient depuis longtemps repartis vers la maison, car
c'était l'heure du goûter et il répondit:
- J'ai seulement prié que nous restions toujours aussi
amis que l'ont été nos pères.
Ils marchaient maintenant les bras passés autour de
leurs épaules, comme aiment à le faire les adolescents.
Isaac était entre ses deux amis, il continua
...Il se prépare des choses très graves, nous le savons
bien, les juifs sont à nouveau persécutés, les haines racistes
toucheront aussi les autres, les musulmans par exemple.
- Je sais! dit sombrement Mohamed... les imbéciles
sont hélas le plus grand nombre, mais nous ne sommes pas
parmi eux, pour ma part je vous jure à tous les deux que je
n'oublierai jamais notre amitié.
- Oh je peux vous le jurer aussi! dit Alexis
Ils passaient à ce moment le long de la darse et deux
soldats ivres venaient vers eux, Mohamed portait une
longue jellaba blanche et le fès rouge traditionnel.
Ils se tenaient toujours par les épaules, aussi quand
ils furent devant les soldats ivres, ils se séparèrent pour leur
laisser le passage, mais l'un d'eux interpella Alexis.
- Alors petit pédé! on copine avec les ratons?
Alexis que la conversation précédente avait
beaucoup troublé n'eut pas besoin de réfléchir, il était
208
Le Pied Noir
costaud il balança à l'ivrogne un coup de poing en pleine
mâchoire qui le fit tomber, mais il se releva plein de rage
pour se précipiter sur le jeune homme
- Attention, cria Isaac...il a un couteau!
Mais Alexis aveuglé de colère s'était déjà précipité et
lança un si violent coup de pied au soldat qu'il tomba dans
la darse. L'autre se précipita pour donner un coup de tête à
Alexis, mais Isaac lui sauta dessus et ils roulèrent ensemble
dans les déchets de sardines.
Venant au secours de son ami, Mohamed saisit le
soldat par son ceinturon le redressa, lui balança une gifle
magistrale et l'empoignant à la gorge le força à
s'agenouiller.
- Embrasse les pieds du raton sale fumier! Embra s s e
mes pieds ou je te fais crever! Embrasse-les salaud, ou je
t'arrache les couilles!
Il tremblait de rage et il y avait une telle haine dans
sa voix que ses amis en ressentirent un malaise. L'autre
agrippé au rebord de pierre émergeait en criant des
menaces. De toutes ses forces Alexis lui donna un coup de
pied en pleine figure qui le rejeta dans l'eau, peu profonde à
cette heure de marée basse où il pataugea dans la vase pour
rejoindre un endroit plus accessible.
Mais celui que tenait Mohamed préféra l’humiliation
et devant la petite foule qui s'attroupait en riant, il posa sa
bouche sur les pieds de son adversaire avant de se relever et
de s’enfuir. Mohamed le visage crispé, pleurait et Alexis
gêné lui dit
- Tu ne vas pas en faire un plat! Des abrutis pareils
n'en valent pas la peine.
209
M’Barka
- Je les hais! je les hais!
Et Alexis sentit que ce n'était pas seulement des deux
ivrognes qu'il parlait, c’était une haine raciale où il était
peut-être lui-même englobé. Il tapota le dos de son ami qui
se reprenant dit
- Il m’a vraiment énervé cet abruti, mais on ils ont
pris une sacrée leçon ! Il a bien fallu qu’il les embrasse mes
babouches ce salaud.
Ils repartirent en riant. Alexis se bouchait le nez
- Cette fois Isaac, tu pues vraiment autant qu' un
vieux pouilleux du mellah et dire que tout à l'heure tu
faisais des manières pour ton costume neuf!
Une vieille dame juive qui les connaissait depuis leur
petite enfance les interpella
- Vous n'avez pas honte de vous conduire comme
cela ? grands comme vous êtes! vous êtes toujours les
mêmes garnements! Ah petits voyous! Vous mériteriez
encore le fouet!
Ils s'excusèrent avec une fausse humilité qui les fit
rire dans le dos de la vieille dame, et rentrèrent à la maison
où on préparait à leur intention l'énorme gâteau qui venait
d'arriver de l'hôtel de Nice.
Ils allèrent discrètement se nettoyer avant de revenir
à table et durent s’expliquer sur ce changement de
vêtements. Contrairement à ce qu’ils craignaient il n’y eut
aucun commentaire autre que cette observation d Gustave
« Je ne sais pas si nous aurons la guerre mais ici elle
210
Le Pied Noir
est déjà déclarée »
Cette fête de leur baccalauréat, ils ne l'oublieraient
jamais.
211
M’Barka
es vacances eurent un goût amer cette année-là,
car l'inquiétude de leurs aînés influençait les
jeunes gens. Certe ils s'amusèrent comme tous les jeunes
gens de leur âge, mais le coeur n'y était pas vraiment.
L
Le père d’Alexis avait toujours évité de parler des
combats auxquels il avait participé, sachant que parler de la
guerre contre les allemands, l’aurait amené à parler des
combats contre les marocains dont il avait maintenant
honte.
Mais Alexis avait toujours vu ce bras coupé et
entendu quand d’anciens combattants leur rendaient visite
quelques récits édifiants. Pas plus que ses camarades, il
n’en ignorait les horreurs. Et pourtant ! La guerre : les
jeunes gens en avaient à la foi peur et envie, envie de
gloire, envie d’épater les filles.
Tous ceux qui disposaient d'un poste de radio (on
disait alors une TSF), ne manquaient pas d'écouter les
bulletins d'information des stations françaises, aussi
ignoblement mensongers que les hystéries de Hitler et les
mascarades de Mussolini, auxquelles elles répondaient. Il y
avait aus si les journaux, surtout des illustrés comme
« Match » où ils voyaient bien que les bras tendus n’étaient
pas un salut olympique mais une réelle menace. Mais cela
ressemblait étrangement à un jeu entre des initiés dont le
plus menteur gagnait la partie.
Petit à petit, Radio-Paris et les autres stations que
l'on pouvait capter, à travers le crépitement des parasites,
faisaient monter la pression patriotique.
212
Le Pied Noir
L'oreille collée contre le haut-parleur, on apprenait
que la classe 37 était rappelée, puis ce fut la classe 36,
« l 'imprenable ligne Maginot » se remplissait, le général
Gamelin plastronnait, menaçant les « boches »
d'anéantissement. « Nous irons pendre notre linge sur la
ligne Siegfried... » Chantait-on.
Et la plupart des gogos de français avalaient cela,
certains qu'ils étaient, que les allemands, affamés par leur
fuhrer, ne pourraient pas combattre plus d'un jour. Ne
disait-on pas que pour faire ses canons, Hitler ne leur
donnait à manger que des erzatz chimiques. Par exemple
IG Farben fabriquait du beurre avec du pétrole, tandis que
nous, du beurre, du vrai, on en avait! Personne ne semblait
trouver bizarre que l’on assura avec autant de certitudes
qu'Hitler n'avait pas de pétrole. A la limite on pouvait bien
raconter que justement il n'y avait plus de pétrole parce
qu'il était obligé de faire du beurre, l'abrutissement de la
propagande était tel que personne n'aurait osé mettre en
doute une vérité aussi évidente.
En attendant! Hitler, bavant dans ses micros, disait
merde à Gamelin et envahissait la Pologne.
La mobilisation générale fut proclamée, les usines et
les fermes se vidèrent de leurs hommes et...de leurs
chevaux. Les chevaux, parce que les canons français,
comme en 14, étaient à traction animale. De toute façon les
paysans n'en avaient pas besoin de leurs canassons,
puisqu'ils étaient mobilisés! Avec un peu de chances ils les
retrouveraient peut-être sur le front!
« Tiens Cocotte tu es là ma vieille ? Pas trop dur la
guerre ? T’as bien ton picotin d’avoine ? Elle sera contente
la patronne quand je vais lui dire que je t’ai vu »
213
M’Barka
Sans les chevaux comment allait-on rentrer les
récoltes? Monsieur Daladier et son Général en chef, ils s'en
tapaient de ces problèmes secondaires, « On allait à la
guerre, pas au ramassage des patates! Et puis ça serait vite
réglé! Grâce à l'expérience qu'ils avaient de la dernière
guerre et nos braves tirailleurs des colonies, dont les
« boches » avaient si peur. Les sénégalais avec leurs coupecoupe, quand ils les verront arriver vous aller les voir
foutre le camp ces cons de boches »
Tous ces galonnés recommençaient à espérer les
glorieux combats qui les couvriraient de médailles et en
attendant ils vérifiaient que les bandes molletières étaient
assez serrées pour donner des varices et que les godillots
avaient tous leurs clous. « Ces cons d'allemands, ils avaient
de l'allure avec leurs bottes molles! Et ces casques en acier
qu'ils avaient sur leurs crânes de prussiens? Ça devait bien
peser deux kilos, peut-être même trois, de quoi rigoler...
tandis que nous hein! Notre casque, léger, confortable, avec
cette barre astucieuse, ajoutée par-dessus pour parer aux
coups de sabres des cavaliers ennemis, Cela s'appelle un
cimier cette barre et on va vous expliquer comment ça
marche: le uhlan arrive au galop de charge et pan! il vous
en fout un bon coup sur le cimier, ça vous fait rigoler, parce
que son sabre est tout ébréché et pendant qu'il vous regarde
ahuri, cet abruti de boche, vous le crevez avec la baïonnette
bien pointue de votre bon vieux Lebel 1894! Bon! c'est
vrai on ne se bat plus au sabre depuis la charge de
Reischofen en 1870, alors le cimier? D'accord! mais c'est
comme ça que les boches verront que vous êtes français. Et
puis nous avons notre canon de 75, merveille des
merveilles qui nous a fait gagner la guerre de 14 et même
plus près de nous la guerre du Rif, il ne rigolait plus ce
salopard d'Abdel Krim quand on lui a balancés nos
214
Le Pied Noir
pruneaux avec les fusées débouchées a zéro. »
Pendant que les innombrables gogos criaient « Vive
Daladier ! Vive Gamelin ! »
Quelques-uns, comme
Gustave, se regardaient consternés, c'était ceux qui y
étaient allés. Enfin! ceux qui étaient allés dans les
tranchées, à quelques kilomètres des Etats-majors où on
usait les beaux crayons rouges et bleus sur les cartes,
téléphone de campagne à portée de la main.
« Allo ! la sixième compagnie ? Qu’est ce que vous
attendez bordel de merde pour me prendre cette foutue
crête ? Quoi vous avez perdu la moitié de l’effectif ? Je
n’en ai rien à foutre de votre effectif ! Retournez là haut ou
je vous fait coller contre un mur avec douze balles dans la
peau! espèce de couille molle! »
Les anciens combattants, les vrais, ceux qui comme
Gustave, n'avaient pas aimé avoir pissé de frousse, ne
pavoisaient pas, ils savaient quel carnage se préparait.
Les autres, ceux qui avaient aimé, ceux qui
regrettaient ce bon vieux temps, adhérents à béret basque
des « Croix de feu et briscards » du Colonel De la Rocque.
Ceux qui ne manquaient pas un défilé, avec leur batterie de
cuisine brinquebalant sur la poitrine, pour déposer la
traditionnelle gerbe du 11 Novembre au Monument aux
morts. Ces héroïques rescapés qui, même pendant la minute
de silence qui suivait la Marseillaise, n'entendaient pas ces
disparus de vingt ans, à la recherche de leurs ossements
dispersés, qui gueulaient du fond des ténèbres, que la
guerre c'est de la merde faite pour enrichir les marchands
de canons!
Eux ils auraient bien remis ça, ces vieilles épaves;
mais voila on ne voulait plus d'eux, sauf s'ils étaient au
215
M’Barka
moins colonels de réserve.
Après le désastre de Juin 40, provoqué par
l'incompétence notoire des militaires de carrière, qui
n'avaient pas compris qu'on ne faisait plus la guerre avec
des chevaux mais avec des chars de combat, ces anciens
combattants, médailles au vent, se précipitèrent, vitupérant
la lâcheté des jeunes , qui n'avaient pas su se battre, pour se
mettre à la disposition de leur héros favori, le vainqueur de
Verdun, le sauveur de la France, Philippe Pétain. « Le
Maréchal »
Gustave qui fulminait contre cette vieille ganache
fasciste, racontait comment ce salopard en 1916, dans son
poste de commandement de Souilly, à soixante kilomètres
de Douaumont, une main au cul des filles dont il faisait
grand usage, signait de l'autre les ordres d'offensives
inutiles et faisait fusiller par séries de dix, pour l'exemple,
les hommes des régiments qui se mutinaient dans les
tranchées.
Comme en 1916 il allait remettre de l'ordre, l'Ordre
Nouveau, avec la même méthode. Traîtres comme les
mutins de Verdun, les communistes, les francs-maçons, les
juifs, allaient être pourchassés, fusillés, livrés aux
allemands.
Au Maroc il y eut cependant une nuance, le
souverain à qui on ne laissait que peu de pouvoir, refusa
cependant de cautionner les dahirs antisémites et la
Résidence n'insista pas.
Une des conditions de l'armistice limitait l'effectif
total de l'armée française à 100 000 hommes pratiquement
désarmés.
216
Le Pied Noir
Les commissions d'armistice italiennes et allemandes
vinrent vérifier au Maroc si le compte était bon. Des gens
comme le Colonel De la Rivière qui se refusait à cette
honte de la France, se chargèrent de faire un bon compte de
porteurs d’uniformes car cette étrange armée marocaine,
était pratiquement doublée d’employés civils censés
remplir des tâches administratives. Il y en avait partout, on
les trouvait dans toutes sortes de bureaux, d'ateliers
d'entretien, ils étaient chauffeurs, magasiniers, cuisiniers.
En métropole, à l'insu du gouvernement de Vichy,
l'Etat-major de l’Armée Nouvelle comme on l'appelait, avait
trouvé cette astuce pour tricher sur les effectifs et on
expédia Outre-Mer le maximum des rescapés de la
déconfiture nationale.
Au Maroc il y en avait partout de ces militaires
déguisés en civils, qui entre eux, continuaient à se donner
du « Mon colonel, du mon lieutenant et se transformèrent
en encadrement de ces espèces de boy-scouts qu'étaient les
Chantiers de jeunesse. Les moins gradés étaient des
comptables sans registres, des magasiniers de magasins
vides ou astiquaient des obus rouillés pour les quelques
canons autorisés à garder les côtes contre un éventuel
débarquement anglais.
Ce n'était d'ailleurs pas le moindre des paradoxes
pour ces militaires, que de voir l'allié d'hier être désigné
comme le nouvel et principal ennemi. Il est vrai qu’après
avoir anéanti notre flotte à Mers el Kébir pour être sûrs que
Pétain n’allait pas la livrer aux allemands ils n’étaient pas
en odeur de sainteté dans l’armée française.
217
M’Barka
Le surplus de ce qu'il était permis de garder comme
armes et munitions disparut des dépôts et des casernes pour
se disperser chez les colons, ou les industriels, qui avaient
la possibilité de les cacher.
C'est ainsi qu'une nuit deux camions grimpèrent
jusqu'au réservoir de la villa avec une équipe de soldats qui
enterrèrent , malgré les protestations de M’Barka,
deux tonnes de caisses de cartouches, sur lesquelles le
fidèle Driss sema de la luzerne.
Comme il n'y avait rien à voir, que cette gabegie
bien française qui payait des tas de civils à ne rien faire, la
commission d'armistice resta à Aïn-Diab à jouer au bridge
dans le confortable Hôtel Suisse sans faire de bruit pour se
faire oublier de Berlin. Car on peut comprendre qu’il s’y
trouvaient mieux qu’à Stalingrad.
La vie continuait au Maroc, à peine ralentie par
quelques restrictions qui portaient surtout sur l'essence.
Pourtant chaque mois un pétrolier en amenait 30 000
tonnes venant des Etats-Unis avec des pièces détachées
pour les tracteurs et les machines agricoles, car les
allemands tenaient beaucoup à une production agricole
destinée en principe au ravitaillement de la France, mais
dont ils détournaient à Marseille la plus grande partie, pour
eux-mêmes.
La défaite amena un clivage entre les français du
Maroc, jusque-là si unis; y compris dans l'administration et
surtout dans l'armée que noyauta bientôt « Les parachutés
de Vichy ». Bien entendu, comme cela se passait en
métropole les plus nombreux, surtout parmi les nouveaux
français comme Sanpiétro, se rallièrent avec enthousiasme,
en chantant le nouvel hymne national « Maréchal nous
218
Le Pied Noir
voilà, devant toi le sauveur de la France... »
Les autres, surtout les anciens des années 12,
comme Gustave se mirent à écouter « Ici Londres ! Le
Général De Gaule vous parle ! »
Alexis et Isaac n'allèrent pas à Bordeaux car la
faculté avait envoyé ses profs enseigner vers la Ligne
Maginot le maniement d'armes à la classe 39 et, entre ceux
qui étaient restés, une croix de bois sur le ventre,
au bord d'une route de la retraite et ceux qui avaient été fait
prisonniers, il ne restait plus grand monde pour commenter
le « Daloz »
Isaac retourna à Mazagan, où à défaut d'étudier le
droit, son père lui enseigna les finesses du négoce
international.
Alexis alla rejoindre le sien dans les beaux bureaux
de la route de Médiouna, où il passa beaucoup de son
temps à combiner des rendez-vous avec une jeune dame du
secrétariat.
Elle avait son mari dans un Stalag et un grand besoin
d'affection. Elle lui apprit beaucoup de choses qu'on ne lui
avait pas enseignées au lycée Lyautey, il se montra un
élève studieux qui avait soif de ces nouvelles
connaissances. Comme ces intéres santes occupations se
complétaient de leçons d'équitation et du maniement de la
raquette sur le court de l'Hôtel d'Anfa on ne le voyait pas
trop aux E tablissements Charbonnier, si ce n'est au
secrétariat. Gustave était beaucoup trop occupé pour
contrôler les activités professionnelles de son rejeton et le
chef du contentieux qui s'en foutait le laissait aller et venir
219
M’Barka
à son gré. Après tout, pensait-il il pourrait bien devenir à
son tour le Patron!
Mohamed après son engagement avait rejoint, après
avoir fait ses classes au 4ème R.T.M. de Taza, l'école
d'offic iers interarmes de Cherchell en Algérie, où s'était
replié Saint-Cyr.
Somme toute la guerre qui continuait et dont ils
suivaient tous les péripéties, n'avait que peu de
conséquences sur le Protectorat; si ce n'est quelques
restrictions dont M'Barka se plaignait parfois amèrement,
vivement réprimandée par Gustave qui lui demandait,
quand il l'entendait se plaindre qu'on ne trouvait plus des
verres de lampes de 12 lignes ou des aiguilles à coudre, de
remercier Allah de ne pas avoir à connaître ce que
souffraient les français.
Vers Noël 1942 le mari de la secrétaire, revint sans
prévenir. Gustave lui avait fait parvenir un certificat des
Services de l'Agriculture, qui le disait spécialiste du
traitement des orangers et indispensable à l'exploitation
d'un colon de la région de Berrechid. Les allemands
aimaient bien les colons, qui envoyaient des oranges, en
principe destinées aux sous-alimentés du Marèchal, mais
qui des quais de La Joliette, partaient directement vers le
front russe où les vaillants soldats de la Wermacht avaient
besoin de vitamines.
Grâce à cela, le valeureux prisonnier, débarqua un
beau matin du SS Porthos et frétant une araba, lui fit
prendre le galop pour retrouver au plus vite les tendres
épanchements conjugaux. On ne l'attendait plus le
malheureux; pour une surprise ce fut une surprise; on n'a
pas idée aussi, de s'amener comme cela sans prévenir, il est
220
Le Pied Noir
vrai que le courrier de cette époque manquait de rapidité.Ce
fut Alexis qui, croyant au coup de sonnette que c'était la
bonne, vint lui ouvrir la porte, les bretelles pendant sur le
pantalon.
Ils comprirent vite l'un et l'autre qu'ils avaient en
commun la personne qui criait du fond de la chambre
- Alexis ! Dis à la fatma de faire le café et reviens te
coucher mon chéri!
Alexis sauta dans l'escalier pieds nus, en remontant
ses bretelles sans poser de questions et au bistrot du coin
téléphona à Driss de venir le chercher.
La dame sut se faire pardonner, mais son patron
perdit une bonne secrétaire et comme les frasques de son
rejeton, « Cela commençait à bien faire » il l'encouragea
vivement à se former le caractère ailleurs que dans ses
bureaux et surtout dans le lit de ses employées.
Les interventions de M'Barka n'y firent rien, il fut
impitoyable
- Trois ans ! c'est pour ton bien, je te laisse le choix
de l' arme.
Il hésita entre la marine et l'aviation qui avaient de
beaux uniformes, mais dans un cas il y avait vraiment trop
de sous-marins qui coulaient les bateaux et dans l'autre,
trop d'atterrissages involontaires. Mohamed qui était venu
en permission montrer ses galons tout neufs d'aspirant, lui
conseilla l'artillerie, son papa le recommanda au Tonton de
Rabat, le colonel De la Rivière qui lui fit voir ce que c'était
que d'être bien pistonné. Il s'en aperçut quand il se retrouva
à Marrakech, sur la colline du Guéliz au « Groupe
d'Artillerie Coloniale de Montagne » où, pour lui faire les
221
M’Barka
pieds, on l'envoya très vite faire les tournées de police dans
le Haut-Atlas en tenant la queue des mulets.
Quand les américains débarquèrent le 8 Novembre
1942 il était justement en permission depuis huit jours avec
deux galons rouges de Brigadier et un permis de conduire
tout neuf (Il n'y avait pas que des mulets au GACM)
Raphaël Bendahan était mort un mois avant et
comme il était en manoeuvres il avait été averti trop tard
pour assister aux funérailles. Il demanda à son père de lui
prêter sa voiture, mais pour étrenner son permis, son père
ne lui confia que la vieille Ford.
Il tenait à garder en bon état sa Nash six cylindres,
qui d'ailleurs avalait l'essence comme un chameau assèche
une source quand il a traversé le Sahara sans escale.
M'Barka qui avait déjà la frousse quand c'était Gustave qui
conduisait (Elle ne faisait confiance qu'a Driss) déclina
prudemment l'invitation à l'accompagner a Mazagan.
Il faillit emboutir un chameau qui traversait
imprudemment la route, arracha les babouches d'un fellah
qui balançait ses pieds à la cadence de l'âne sur lequel il
était assis, mais à part ces broutilles, qui l'incitèrent à aller
moins vite, il arriva intact devant la maison de ses amis où
Rachel le reçut en pleurant.
- Mon pauvre Raphaël aurait tant aimé te voir!
Elle avait envoyé un petit garçon chercher Isaac qui
avait tout naturellement pris la place de son père au
magasin. Cependant il avait modernisé, faisant aménager à
222
Le Pied Noir
l'étage, une pièce où un large bureau à tiroirs remplaçait le
pupitre à rideau qui, en bas, au milieu des sacs de farine,
avait suffit au fondateur. Ils s'embrassèrent avec émotion et
dès que leurs effusions furent terminées, Isaac lui apprit
que Mohamed était arrivé la veille, en permission lui aussi.
- Qu'est-ce qu'on attend! pour aller le chercher?
Il téléphona et Mohamed leur dit qu'il les attendait
devant la minoterie.
A cette époque il était interdit aux militaires de
quitter leur uniforme, même en permission, Isaac se moqua
de son ami en touchant les galons rouges sur la veste de
drap.
- Tu vois que ça sert d'avoir le bac!
Mohamed les attendait dans la rue avec ses deux
frères. Isaac qui s'attendait à ce que ses deux amis se
jettent dans les bras l'un de l'autre fut surpris de voir le
Brigadier Charbonnier saluer au garde-à-vous le souslieutenant Belyazid qui, les yeux brillants de joie, rendit
réglementairement le salut avant de le prendre dans ses bras
pour l'embrasser.
Ces formalités militaires accomplies ils allèrent
ensemble pour saluer toute la famille et boire l'inévitable
thé avec Hadj Kaddour. Il avait bien vieilli. Montrant ses
doigts tordus par l'arthrite à Alexis, qui lui demandait
comment allaient ses affaires il lui dit:
- Regardes Lixis! Je ne peux même plus tenir un
bered, il est temps que je me retire pour prier et me
préparer pour le grand voyage. Je suis fatigué maintenant!
Et comment va ton père? Nous les avons vus pour
l'enterrement de ce pauvre Raphaël mais nous n’avons pas
223
M’Barka
beaucoup parlé. Je veux profiter de la permission de SiMohamed pour régler toutes mes affaires entre mes enfants
et après qu'ils fassent ce qu'ils voudront.
Ils allèrent tous les trois au cimetière juif pour rendre
un dernier hommage à la tombe du vieux Raphaël, Ali le
frère cadet de Mohamed les accompagnait.
En route Alexis demanda
- Est-ce que tu vas faire carrière dans l'armée
Mohamed, ou après la guerre reprendre l'affaire de ton
père?
- Tu ne te rappelles pas ce que je t'ai dit quand je me
suis engagé? ...le Maroc indépendant aura besoin d'officiers
pour son armée!
- Oui je me rappelle! Alors les magasins, la
minoterie?
- L'armée m'a appris une chose, on ne peut être
trente-six à commander. Ali prendra le commandement,
mon père est d'accord pour regrouper tous ses avoirs dans
une seule société dont on se partagera les actions selon la
coutume entre frères et soeurs.
Ils se tenaient debout silencieux devant la tombe,
regardant leur ami osciller du buste pour accompagner sa
prière qu'il termina par une imposition des mains sur
l'écriture hébraïque Puis s’étant approché de ses amis il dit
- J’ai entendu ce que vous disiez et je pense à une
chose. Ali! quand ton père se retirera, pour te laisser sa
place, est-ce qu'on ne pourrait pas associer les deux
affaires? Ici...c’est comme si mon père de sa tombe me le
demandait, je crois que l'idée lui aurait plu.
224
Le Pied Noir
- Ça me parait être une bonne idée dit Mohamed,
qu'en pense tu Ali?
- Oui! mais on va y réfléchir et demander à Baba!
Oui! c'est une bonne idée! On sait déjà tout les uns sur les
autres, sauf ce qu'on à en banque...et encore! Et nos
familles se connaissent tellement bien. Même toi Alexis tu
es intéressé, tu sais qu'il y a des parts à ton nom dans l'usine
de Mogador?
- Je ne savais pas! je croyais que mon père avait tout
liquidé.
- Ses parts oui! mais pas les tiennes...oh ce n'est pas
grand-chose, mais tu en auras assez pour être avec nous au
conseil d'administration...Inch Allah! Bon! moi je vous
laisse il faut que je retourne au magasin.
Son frère l'arrêta
- Parles-en tout de suite à notre père! Il faut que tout
soit liquidé avant la fin de ma permission, après je risque
fort de ne plus être là pour signer quoi que ce soit avant
longtemps.
- Oh tout de même le Maroc n'est pas si grand!
Mohamed eut une hésitation et dit
- Je vais vous révéler quelque chose! promettez moi
de garder ce que je vais vous dire pour vous...sauf si vous
avez envie de me voir fusillé pour trahison.
- Vas-y mon Lieutenant!
Alexis...tu veux qu'on crache?
répondit
pour
tous
Ils rirent tous les quatre à ce rappel de leur enfance
encore si proche et gravement Mohamed leur annonça
225
M’Barka
l'imminence d'un débarquement américain.
- Ton père est au courant, dit-il en s'adressant à
Alexis...il fait partie du réseau de résistance, tu ne le savais
pas?
- Non! jamais il ne m'en a parlé! Il se sentait lésé de
ce manque de confiance de son père et il ajouta...je suppose
qu'il avait ses raisons, j'ai fait pas mal de conneries, surtout
avec cette Chantal.
- Ne lui en veut pas Alexis! L'enjeu était trop
important, qui sait si tu ne l'aurais pas raconté à cette bonne
femme pour te rendre intéressant?
- Non! Non! Je ne lui en veux pas, il a eu raison!
C'est à moi que j'en veux! C'est pour quand?
- Je ne sais pas! sauf que c'est incessant et que je dois
rejoindre ma nouvelle unité à la fin de la semaine.
- Tu ne restes pas à Taza avec les tirailleurs?
- Non je rejoins les Goums!...pourquoi ne fais-tu pas
les EOR. Alexis? C'est facile pour toi avec ton bac, et on
mange mieux au mess des officiers.
- Tu sais! mon père avait bien raison de me pousser à
m'engager dans la Coloniale, j’y ai compris beaucoup de
choses, la Coloniale et la Légion étrangère sont des outils
militaires parfait, c'est la perfection, l'exemple! et tous les
autres corps nous jalousent pour ça! Un groupe soudé
comme une famille par des traditions le plus souvent
stupides, qui glorifient les actes d'héroïsme surtout s'ils sont
associés à des inconsciences de poivrots; une solidarité
absolue, si tu gueules « A moi la Coloniale ! » tu vois tous
les copains qui rappliquent et qui se jettent dans ta bagarre
226
Le Pied Noir
sans chercher à savoir si l'autre a tort ou raison. Tu te fais
arrêter et mettre au gnouf par des bulgares ou des flics, ton
Capitaine va venir en personne te sortir et même si tu as
écopé de soixante jours tu sais que tu ne vas pas les faire,
car il n'y a que les punitions de tes chefs qui valent. Par
contre quand tu seras au garde-à-vous dans le bureau du
Pitaine pour t'expliquer, il te foutras une raclée et tu ne
diras rien, il t'enverra faire la pelote pendant trois jours
avec quarante kilos de cailloux sur le dos et tu ne diras rien,
Il te mettra au tombeau jusqu'à ce que tu t'évanouisses et tu
ne diras rien. Alors vois-tu, ce fumier de capitaine qui ne
veut pas de mauviettes qui mettent de l'eau dans leur bidon
de pinard, c'est notre papa! Il nous dit, mange! Bois! Va
baiser! Baïonnette au canon! A l'assaut! Et toi soldat
Duchnok, Brigadier de mes deux, tu marches... pas pour
l'amour de la France, cela c'est secondaire et te ferais
réfléchir à ce que tu fous avec cette bande d' enfoirés. Non
tu marches parce que tu as cousu sur ton col l'Ancre de
Marine. Alors si tu savais comme c'est facile d'obéir à un
abruti d'officier comme toi. Moi je suis bien tranquille, je
n'ai qu'a me laisser faire. Mais toi avec tes galons tu dois te
démerder pour me faire manger, pour me faire dormir, c'est
toi qui décide si on attaque ou si on se sauve et si on
attaque ce n'est pas moi qui aurait les mecs tués et blessés
sur la conscience c'est toi lieutenant! T'as compris Mon
Lieutenant?
Mohamed se mit à rire
- Tu mériterais que je te fasse mettre au garde-à-vous
à trois pas pour entendre comment je te colle un rapport au
cul pour outrages à l'armée. Après on verrait si ton
C’est ainsi que dans les troupes coloniales on appelait
avec mépris les autres armes.
227
M’Barka
Capitaine te sortirait de la prison centrale d'El-Hank!
- Et comment qu'il viendrait! Et si elle n’avait pas
cette certitude, comment crois-tu que ses voyous
limiteraient leurs instincts d'alcooliques sauvages? Ce n'est
pas par crainte, qu'ils se limitent, c'est pour ne pas causer
d'emmerde à leur Papa de Capitaine et s'ils ne ratent pas un
tour de pelote malgré leur dos en sang, en traitant leur
capitaine d'enculé, c'est parce qu'ils sont convaincus que
leur punition est tout à fait méritée.
- Tu sais Brigadier Charbonnier! Tu pourrais être un
sacré bon officier avec ce que tu as appris. Et franchement
tu me découvres des raisons d'aimer ce que je fais parce
que si toi ton plaisir c'est de ne pas te casser la tête et
d'obéir bêtement, le mien c'est justement de penser à ta
place et d'être fier de mes responsabilités, même si je me
trompe. Grâce à toi je crois que je vais y arriver surtout
avec les goumiers qui sont encore pire, quoique tu en
penses, que la Légion et la Coloniale, parce que eux c'est
des montagnards et ils veulent en plus, être d'accord avec
tes ordres. Je monte Dimanche à Azrou et toi?
- Moi j'en ai encore pour dix jours avant de retourner
à la batterie...avec un peu de chance je vais voir les
amerloques arriver.
Il les vit! Enfin de loin...son père qui ne se doutait
pas qu'il savait ce qui allait se passer, faisait des
cachotteries et cela l'amusait.
Le samedi 7 Novembre son père lui dit qu'il avait
rendez-vous avec l'officier d'Etat-major du Général
228
Le Pied Noir
Béthouart et lui recommanda de ne pas laisser M'Barka
descendre en ville...on craint des agitations en Nouvelle
Médina.
- C'est pour ce soir Papa?
- Quoi?
- Alors tu fais des cachotteries au brigadier
Charbonnier, batterie "A" du GACM ? Tu n'as plus
confiance dans la Coloniale?
- Qu'est-ce que tu sais?
- Que les Ricains arrivent...je n'ai pas besoin d'en
savoir plus!
- Alors pour l'instant cela te suffit, reste tranquille
pendant ta permission, que je sois impliqué là-dedans est
suffisant, tu es l'arrière garde de la famille...d'accord?
- D'accord Baba!
Volontairement il avait retrouvé le terme affectueux
de son enfance.
Par ce qu'on en savait à travers les communiqués de
victoire des uns et des autres, cela n'allait pas très fort pour
les Alliés. Les armées hitlériennes avaient conquis la moitié
de la Russie, les japonais dominaient le Pacifique et
menaçaient l'Australie, Rommel menaçait l'Egypte,
Londres croulait sous les bombes, les sous-marins
allemands qui proliféraient dangereusement à raison de 18
nouveaux
U-boot par mois dominaient l'Atlantique. Il
était temps de renverser la vapeur. L'occupation de
l'Afrique du Nord n'était pas à proprement parler un second
front, mais une tête de pont pour l'ouvrir en Méditerranée.
229
M’Barka
L'attitude des français, surtout chez les militaires,
était paradoxale et reflétait parfaitement la position du
général Weygand, sorte de gouverneur en chef de toutes les
colonies encore sous contrôle de Vichy. Haine des
allemands à qui on dissimulait la réalité des effectifs et des
armements, avec l'espoir qu'on aurait l'occasion de leur
rendre l'humiliation de la défaite de 1940 et haine des
anglais, surtout par les militaires, qui n'avaient pas oublié
quelques traîtrises: Dunkerque, Mers el Kébir, Dakar, etc..
De ce fait, ces anglais étaient avec leurs complices
gaullistes, le nouvel ennemi désigné aux défenseurs des
colonies.
Les américains c'était différent, on n'avait pas à leur
reprocher, bien au contraire d'inimitié envers la France et
ils pouvaient être assurés d'un bon ac cueil par les
musulmans qui ne leur reprochaient pas comme aux anglais
de favoriser les juifs par rapport à eux.
Donc! à part les inconditionnels de Vichy qui
continuaient à parader dans les administrations et la police
où ils s'étaient fait donner les postes les plus lucratifs, il ne
devait pas y avoir d'opposition à un débarquement
américain, secrètement préparé avec quelques officiers qui
n'acceptaient pas de suivre Pétain et ses séides pour lécher
les bottes du Fuhrer.
Les officiers « parachutés » par Vichy étaient mal
vus des hommes et plus encore par leurs collègues des
armées d’Afriques, qu’ils mouchardaient s’ils jugeaient
leur serment obligatoire au Maréchal trop tiède. Serment ou
pas , ceux qui étaient « dans le coup » se préparaient à les
mettre hors d’état de nuire Au moins pendant l’opération
230
Le Pied Noir
car après ils redeviendraient aussi disciplinés qu’avant,
puisqu’à la plupart de ces abrutis il suffisait de leur donner
un chef .
C'est ce que se préparait à faire, au jour "J", le
général Béthouart avec Noguès, le Résident général
vichyste, en s'appuyant sur le réseau de résistance des
gaulistes comme Gustave.
Malheureusement il eut un scrupule de caste et au
lieu de s'en tenir au plan prévu, qui était d'encercler la
Résidence avec le 1er RIM, il tenta d'aller convaincre son
confrère de se rendre. Mal lui en prit, car ce fut lui qui
faillit être fusillé, d'autant plus que le débarquement ne se
fit pas au moment prévu.
Il fut donc, avec ceux qui l'avaient imprudemment
accompagné, arrêté, envoyé à Meknès, traduit en cour
martiale, condamné à mort et les américains au lieu d'être
reçus à bras ouverts comme ils le croyaient, le furent à
coups de canons par des troupes d'autant plus motivées, que
Noguès leur laissa croire qu'il s'agissait de ce débarquement
anglais auquel ils étaient préparés depuis deux ans.
Eisenhower sur son navire amiral comprit tout de
suite que ce ne serait pas avec des tablettes de chewinggum que l'on débarquerait et fit déclencher toute sa
mitraille. Ce fut un effroyable gâchis, aggravé par l'Amiral
Muselier, qui garda en poche pendant quatorze heures
l'ordre de cessez le feu reçu d'Alger.
A cause de ces deux abrutis, plus de mille soldats et
marins furent tués en trois jours de combats inutiles. On
perdit, un cuirassé, deux contre-torpilleurs, douze
231
M’Barka
torpilleurs, douze sous-marins, plus de quatre cents avions
et le reste; pour le « Baroud d’honneur »du général Noguès
et du Maréchal Pétain, qui dans son fauteuil roulant devait
chevroter en bavant de joie: « C’est comme à Verdun !
C’est comme à Verdun ! »
Gustave qui de sa terrasse regardait aux jumelles les
départs des canons de 138 de la batterie d'El-Hank, ceux de
380 du cuirassé Jean-Bart et les coups au but de la flotte
américaine décida d'emmener M'Barka a la maison de
Mazagan, mais à la sortie de la ville ils en furent empêchés
par un barrage d'énergumènes vichyssois de la Légion des
Combattants, qui leur fit rebrousser chemin.
Gustave n'osait pas aller en ville aux renseignements,
car sachant que son chef le général Béthouart avait été
arrêté, il ne voulait pas risquer de l'être a son tour.
Il pensa que dans l'enceinte de la villa il les verrait
arriver et aurait le temps de s'enfuir, Driss avait reçu la
consigne formelle de n'ouvrir à personne et avec ses deux
jardiniers de confiance armés de fusils de chasse chargés a
chevrotines montait une garde vigilante qui lui rappelait le
bon temps du baroud . Ils remontèrent donc sur la terrasse
pour voir et entendre de loin la bataille. C'est par la radio
qu'ils apprirent que le débarquement avait pleinement
réussi sans pertes à Alger, le 10 il virent de loin arriver les
GI débarqués à Fedalah et le 11, la canonnade s'arrêtant, ils
surent que c'était fini.
Aussitôt, Alexis sur les conseils de son père abrégea
Actuellement Mohamedia
232
Le Pied Noir
sa permission et rejoignit son unité en état d'alerte à
Marrakech. Driss l'y avait conduit avec la Nash.
Dès qu'il eut rejoint sa chambrée son capitaine l'appela au
mess des officiers pour qu'il leur explique ce qu'il avait vu
et fut félicité d'avoir rejoint la batterie malgré sa
permission.
Le surlendemain le rassemblement du matin fut
solennel, quand le capitaine au lever des couleurs, fit mettre
le drapeau en berne et demanda une minute de silence à la
mémoire des compagnons morts par devoir. Il ne fit pas de
commentaires sur les responsabilités, disant seulement que
l'Amiral Darlan qui avait pris en charge le gouvernement à
Alger, venait de nommer le général Giraud commandant en
chef des armées françaises.
Mais ce qui déchaîna l'enthousiasme, car après tout
Darlan, Giraud, ils s'en foutaient, et fit oublier les
compagnons si bêtement sacrifiés fut quand il ajouta:
- Nous reprenons le combat contre les nazis aux
côtés des alliés, nous allons recevoir du matériel moderne,
il va falloir sérieusement se mettre au boulot les enfants,
pour libérer la France...et montrant sur le mur l'énorme
inscription vychiste « Travail, Famille, Patrie »...vous allez
oublier cela pour la devise du général Giraud « Un seul
but ! La victoire ! »...Garde à vous! Vive la France!
Ce fut une extraordinaire période. Les rues, les
avenues, les quais, les entrepôts, les terrains vagues, se
remplirent de montagnes de caisses de matériel de guerre,
venues d'Amérique sur des Liberty-ships qui ne faisaient
escale que pour décharger et refaire leurs pleins de mazout.
GMC, Dodge, Jeep, tracteurs d'artillerie lourde, porte-chars
233
M’Barka
sillonnèrent les routes et les rues jusqu'en Tunisie où les
troupes françaises inauguraient la reprise du combat,
échangeant leurs bandes molletières contre les Battle-dress
et un uniforme qui ne les distinguaient plus des américains
que par les écussons cousus sur le bras gauche.
Les civils en profitèrent aussi. Les marocains
installèrent, Place de France devant "Les Planches" comme
on avait pris l'habitude d'appeler la palissade, un fructueux
marché noir de lames de rasoirs et de savonnettes, de
cigarettes et de boites de tabac, de couteaux de poche et de
peignes.
Enfin tout un approvisionnement en provenance des
camps de GI., ou des bateaux d’où les marins , qui
n’avaient pas le droit de débarquer parce que le temps
d’escale était compté, penchés sur le bastingage
échangeaient au bout d’une ficelle les merveilleux produits
américains contre des bouteilles de vin, de faux Cognac et
du Champagne au bicarbonate de soude.
Les civils européens, quand à eux, installèrent des
bistrots improvisés dans leur salle-à-manger pour abreuver
cette multitude de militaires assoiffés, qu'ils saoulaient de
gros vin rouge, de faux champagne, d'une sorte d'alcool à
brûler amélioré, qu'ils baptisaient cognac et d'autres
saloperies qui faisaient passer les sandwichs et les
brochettes, les escargots et les sardines salées.
Toutes ces choses se payaient avec toutes les
monnaies des alliés: canadiennes, américaines, anglaises,
françaises, néo-zélandaises et autres, qui se convertissaient
selon des cours mystérieux qui n'avaient rien à voir avec
ceux de . « Wall Street »
Pour loger tout ce monde les Baraques Adriant de
234
Le Pied Noir
1914 et les marabouts de toile des camps français, ne
suffirent plus et on se mit à construire, avec les planches
des caisses vides qui s'amoncelaient au quai Delpit, des
baraques pour huit, où l'on rentrait à quatre pattes sur une
litière de paille.
Les puces se mirent à proliférer dans les camps et
dans la ville et toute la population casablancaise fit claquer
ses ongles sur les insectes. Les élégantes qui allaient
écouter l'orchestre du Roi de la Bière n'étaient pas
épargnées et il y avait une sorte de snobisme chic dans leur
façon de choper l'insecte sur leur cuisse avant de le faire
éclater sur le vernis de leurs ongles.
Les marchands de poudre de pyrèthre firent fortune
et au marché noir on acheta cette poudre miracle, appelée
DDT, réservée aux américains parce qu'elle était rare.
Pour les militaires français le meilleur insecticide
qu'ils trouvèrent était l'essence dont ils aspergeaient leurs
couvertures avant de se coucher, quelques baraques qui
s'enflammèrent leur apprirent qu'il ne fallait pas fumer au
lit.
Les rats aussi s'en donnèrent à coeur joie. Puces plus
rats on sait que c'est égal à typhus, les militaires furent
rapidement vaccinés, les européens aussi, les autres...on ne
sut pas, c'était sans intérêt!
A tous ces jeunes gens il fallait aussi des câlins et en
dehors des frottis frotta, dans les dancings du Maarif et de
l'Oasis pour des résultats aléatoires, ils trouvèrent autour
des camps des compagnes venues des bidonvilles de Ben
Msick et des Roches Noires, qui apprirent l'anglais plus
vite qu'à l'English Center.
235
M’Barka
Mais dans ce domaine rien ne valait ce bon vieux
Bousbir. A l'entrée une équipe d'infirmiers américains
mâchouilleurs de chewing-gum, inspectait énergiquement
votre outillage d'une main gantée de caoutchouc, avant de
vous remettre, un préservatif, et un petit sac de toile qui
servait à emballer, après usage, votre matériel enduit d'une
pommade anti-morpions. Ah! c'est là que les français
comprirent ce qu'était une organisation américaine! Les
capotes anglaises et les rations « K » sont ces détails qui
font gagner une guerre!
Dans les villes et les campagnes l'activité reprenait
plus fort qu'avant et Gustave prévoyant que l'après guerre
n'allait pas tarder, acheta en prévision les maisons voisines
de son magasin pour s'agrandir. Ce n'est pas une guerre qui
arrête le « bisness » surtout si l’on se trouve du bon côté du
manche.
Une délégation d'hommes d'affaires du Maroc eut
droit à un voyage aux States, comme on disait alors, pour
préparer l'avenir de cette paix éternelle qui allait désormais
régner sur le monde.
Bien entendu Gustave en fut. L'avion qui les
emmena selon un trajet zigzaguant et de nombreuses
escales, de l'autre côté de l'Atlantique, était à lui seul une
source inédite d'émotions fortes et d'inconfort. Aussi
choisit-il pour le retour une navigation maritime par le
Brésil et Dakar, qui avait l'avantage de ne pas dégringoler
dans chaque trou d'air pour leur faire croire qu'ils avaient
été descendus par une quelconque DCA.
236
Le Pied Noir
Il aurait aussi bien fait de revenir par le même
moyen, mais il croyait bien faire.A partir de Dakar son
bateau dû s'intégrer à un pool de navigation protégé, qui
commençant à se constituer du côté de Madagascar
grossissait à mesure des contributions de chaque port
d'Afrique devant lequel il défilait.
Quand il fut enfin rentré de ce voyage, qui causa a
M'Barka les plus gros soucis de sa vie, il lui raconta cette
aventure maritime. L'incroyable spectacle de la mer
couverte de bateaux jusqu'à l'horizon, avançant tous de la
même allure réglée sur le plus lent, tandis qu'entre eux se
faufilait les chasseurs de sous-marins, si nombreux et si
rassurants.
Il avoua qu'il n'en avait eu que plus peur quand, du
côté des Iles-Canaries, un sous-marin allemand avait réussi,
malgré cette intense surveillance, à torpiller en plein jour
deux bateaux qui étaient devant eux.
M'Barka frémit et pleura au récit qui décrivait les
passagers réunis sur le pont, emballés dans les gilets de
sauvetage, aidant des rescapés, qui avaient la chance de
frôler leur bateau à grimper aux filets. Lançant des cordes
et des bouées de liège aux plus proches, alors que ceux qui
étaient trop loin ou blessés, accrochés aux épaves ou
agglutinés aux radeaux, leur faisaient en criant, des signes
désespérés, parce que le navire ne pouvait dévier de sa
route, ni s'arrêter.
Elle gémit en lui serrant les mains:
- Tu es fou! Tu es fou! Avais-tu besoin de risquer ta
vie comme ça? Qu'est ce que je serais devenue si tu étais
237
M’Barka
mort? A ton âge, espèce de vieux maboule...
Mais lui en rajoutait...vieux lion tout fier de montrer
qu'il n'était pas fini.
- Mais ce n'est rien! Et ils ont fini par l'avoir ce
salaud de Boche...On l'a appris le lendemain et puis il y a
eu pas mal de rescapés, les bateaux de guerre à l'arrière les
ramassaient et...Bon raconte-moi plutôt ce que tu as fait en
mon absence! Il n'y a pas eu de débarquement américain
dans la Petite Maison? Personne n'est venu te faire la cour?
Il se tut sur ces plaisanteries, arrêtant là le récit, ne
voulant même plus se souvenir.
En réalité il n'y avait eu que très peu de survivants et
quand les chasseurs de sous marins, lâchèrent sur l'ennemi
repéré leurs chapelets de grenades, ils ne se préoccupèrent
pas des naufragés, parce que l'affreuse logique de la guerre
voulait que quelques victimes de plus soit un faible prix
pour la destruction de cette impitoyable machine de guerre
qu'était un sous-marin.
Mentir à ce sujet lui était maintenant insupportable,
d’autant qu’il se souvenait encore dans toutes ses fibres de
sa peur, mais aussi de la terreur folle des soldats africains
qui hurlaient contre les écoutilles, enfermés dans les cales
et qui croyaient à chaque explosion qu’une torpille frappait
leur navire.
Elle finissait de ranger ses bas nylon et les autres
précieuses choses qu'il avait ramené, quand Alexis, qui
était maintenant cantonné du côté des carrières de SidiAbderrahmane, prévenu de l'arrivée de son père, arriva.
Gustave descendit l'allée à sa rencontre, admirant avec
fierté la prestance du jeune homme dans son nouvel
238
Le Pied Noir
uniforme; ils s'embrassèrent plein de joie et rentrèrent
ensemble à la rencontre de M'Barka qui avait entendu la
voiture arriver.
- Ta chambre est prête! Tu as combien de jours de
permission?
- Je ne peux pas rester Dada, nous sommes en plein
préparatifs de départ.
- Oh mon dieu! Ça y est! Tu vas partir, Oh mon
dieu!
Elle éclata en sanglots en le serrant contre elle, ne
voulant pas le lâcher, comme si, ce faisant, elle avait pu
l'empêcher d'aller vers cette guerre dont maintenant les
revues et les films d'actualités leur montraient les horreurs.
- Lâche-moi Dada! Et arrête de pleurer, tu sais bien
que je vais revenir. Je ne suis pas dans un char ou dans un
avion, je suis dans l'artillerie, dans la D.C.A. avec des petits
canons de rien du tout. Tu sais Papa des 40 Bofors.
On reste toujours à l'arrière pour empêcher les avions
allemands de passer et maintenant qu'ils n'en ont presque
plus, nous n’avons pratiquement rien à faire.
Je crois d'ailleurs, que je vais demander l'artillerie de
campagne pour servir à quelque chose.
- Non! Surtout pas! Reste bien où tu es! Ne va pas
provoquer Dieu...Est-ce vrai Gustave qu'il ne risque rien
dans la D.C.A.?
- Pas grand chose ma chérie! Ce n'est pas comme
moi en 14, Maintenant ils font bien attention à eux, ils
mangent bien, ils ne se déplacent qu'en camions, ils ont des
239
M’Barka
belles baraques pour dormir. Montre donc plutôt à Alexis
ce que je t'ai ramené d'Amérique.
Elle alla rechercher dans son armoire les jolis bas, le
parfum coûteux, les combinaisons de nylon, Alexis se
moqua
- Mais tu vas ressembler à Marylin Monroe!
- Qui est-ce?
- Cette fille que les aviateurs se font peindre sur leur
blouson! Dit -il
- Oh! S'indigna-t-elle. ..cette femme nue! Tu n'as pas
honte de me dire ça Alexis...oh! C'est achouma!
Elle s'indignait pour la forme, car elle était heureuse
en elle-même d'être à trente-cinq ans, assez jolie pour être
comparée à cette blonde qui faisait rêver tous ces jeunes
gens et Gustave la serrant contre lui en l'embrassant lui dit:
- J'en ai vu plein comme elle en Amérique, mais
aucune n'était aussi belle que ma M'Barka, tu es bien cent
fois plus belle que Marylin! N'est-ce pas Alexis?
- Encore plus que ça! Si tu n'étais pas mon père je te
la prendrai!
Elle fit mine en riant de le frapper avec sa babouche
comme elle le faisait quand il était petit et il cria, faisant
semblant d'avoir peur:
- Non Dada! Non! Je ne le ferais plus, je le jure...
Elle remit sa chaussure en continuant ce vieux jeu
240
Le Pied Noir
- And'dek! je vais te faire le derrière comme une
maticha!...
Ayant repris son
s'installer sur la terrasse.
sourire,
elle
leur dit
d'aller
- Allez dehors je vais vous faire servir l'anisette et je
préparerais la table, quand dois-tu rentrer au camp?
- J'ai la permission de minuit, ne te presse pas!
Demain matin je vais demander une semaine de perme. Ils
ne vont pas me refuser ça!
- Oui viens encore un peu mon Liksis! Que je te
gâte...
Sa voix s'étrangla, elle l'embrassa et s'éloigna vers la
cuisine, d'où ils l'entendirent donner des ordres pendant
qu'ils allaient s'asseoir sur les fauteuils de rotin de la
terrasse.
- Qu'as-tu ramené d'intéressant Papa?
- Beaucoup de projets et une tonne de catalogues, ils
ont plein de machines nouvelles pour l'agriculture.
Ces régions du Sud ressemblent bien au Maroc pour
le climat et les grands espaces, les colons devraient bien
faire du coton, cela devrait bien marcher ici! Mais toi?
Quand partez-vous et où?
- Sur le front italien! Vers Naples sans doute! Nous
partons dans trois jours. Je ne voulais pas le dire devant
elle...je n'aurais pas de « perme » Papa! Nous sommes
consignés jusqu'au départ...fais de ton mieux pour la
Attention à toi je vais te faire le derrière comme une
tomate
241
M’Barka
consoler et je lui écrirais tous les jours.
- Ce sera dur mon fils! Mais je ferais de mon
mieux...pour toi je ne peux rien te dire, rien te
conseiller...ne fais pas de conneries! Des fois on est tenté
de faire un exploit, pour montrer aux copains...reste
tranquille! Promets-moi de ne pas en faire plus qu'on ne te
le demandera...si tu te faisais descendre je ne me
pardonnerais jamais de t'avoir fait t'engager.
Les larmes lui montaient aux yeux et Alexis versant
l'eau glacée dans l'anis qui se troubla, dit pour changer le
tour trop émouvant que prenait leur conversation, qu'il
avait eu des nouvelles de Mohamed.
- Il est avec ses tabors devant le Garigliano, il exulte
ce fayot! Il fonce et il tue...sans remords. Regarde ce qu'il
m'a envoyé.
Il sortit de sa poche une enveloppe dont il retira avec
une lettre, un aigle hitlérien brodé sur un petit bout de tissu.
Sur la lettre il était dit:...tu trouveras l'insigne de casquette
d'un oberleutnant, il n'en aura plus besoin, c'est mon
premier et j'en aurai d'autres.
- Il s'en sortira! dit Gustave...Ceux-là s'en sortent
toujours!
- C'est drôle! Il me semble que j'aurais tout de même
du remords si cela m'arrivait, tuer un homme, comme ça!
Et s'en vanter...
- Cela prouve que tu n'es pas né pour être soldat, ton
copain en fait un métier, le métier de soldat c'est justement
242
Le Pied Noir
d'apprendre à tuer, c'est pourquoi il s'en sortira. Toi tu
réfléchiras avant d'appuyer sur ta gâchette, si celui que tu
auras en face est comme toi vous aurez le temps de vous
planquer, si c'est un zèbre comme Mohamed tu te feras
descendre, parce que lui il ne réfléchira jamais. A la guerre
il n'est qu'une machine à tuer et il faut faire vite.
- Tu crois ce qu'il dit à propos d'indépendance?
- Bien sûr! Tôt ou tard ils l'auront...il va y avoir de
plus en plus de garçons instruits comme lui et pas
seulement des militaires, mais aussi des instituteurs, des
professeurs, des ingénieurs; pourquoi veux-tu qu'ils
continuent à accepter d'être commandés par des gens qui
les payent moins parce qu'ils sont indigènes? Cela
commence déjà à gronder, dès que la guerre va être finie on
va connaître des problèmes...Il s'interrompit un instant,
soucieux avant de reprendre-... mon Maroc est déjà fini
mon garçon, je ne sais comment sera le tien!
- On verra bien Papa! En tout cas j'y resterai, rien
qu'à cause de Dada...Et puis c'est vraiment mon pays!
A propos! J'ai vu Sanpiètro la semaine dernière, je
l'ai rencontré passage Sumica il était avec Pierrette, il m'a
invité au Roi de la Bière et m'a fait plein d'amabilités.
Elle c'est bien un pur produit de l'Ecole Notre
Dame. Elle était là assise à côté de son papa, bien sage, les
yeux baissés et chaque fois que je lui parlais elle me jetait
un regard par en dessous en rougissant, j'ai essayé de la
dégeler, de la faire rire ou parler, penses-tu! Elle est
devenue une jolie fille, c'est dommage qu'elle soit si con!
- Pas de jugements hâtifs Alexis! Elle peut
changer...après tout si elle rougit comme ça, c'est peut-être
243
M’Barka
qu'elle est amoureuse de toi!
Ils éclatèrent de rire
- Oh Papa! Arrête! Tu crois qu'elle peut être
dégelée?
- Ça dépend par qui! Ces bonnes soeurs sont souvent
des volcans en sommeil!
Ils riaient encore quand M'Barka revint s'asseoir
auprès d'eux. Elle tendit à Alexis un petit objet qu'il
reconnut, au bout d'un cordonnet de cuir usé, pendait un
petit étui en argent aux gravures presque effacées, dans
lequel était enfermé un petit bout de Coran. Il avait
longtemps porté à son cou cette magie prophylactique
qu'elle avait mise au petit bébé le premier jour où elle lui
avait donné le sein. C'était bien la seule chose que Gustave
avait permise parce que sa femme l'avait d'emblée accepté.
- Remets-le mon chéri! La première fois c'est ta
maman qui l'a mis à ton cou, elle ne s'est pas moquée de
moi, elle y croyait...elle! Disant cela elle jeta un regard de
mépris vers l'incrédule Gustave
Pour lui faire plaisir Alexis s'en saisit et avant de le
passer à son cou, porta l'étui a ses lèvres en disant Allah!
A sa grande surprise alors qu'il s'attendait à une
moquerie de la part de son père il vit que comme M'Barka
il avait ouvert ses mains devant lui pour murmurer en
silence la Fatiha.
Il fut étrangement ému de voir le vieux mécréant
appeler ainsi sur lui une protection divine dont il avait
toujours, malgré sa conversion, nié l'utilité.
- Que Dieu te protège mon chéri! Qu'Il te ramène à
244
Le Pied Noir
nous! dit M'Barka les yeux pleins de larmes et elle vint
l'aider maladroitement à enfiler dans sa chemise la baraka à
côté de la plaque d'identification obligatoire qui était la
marque de la froide préparation à la mort de
l'administration militaire. Gentiment Alexis l'embrassa et
mentant lui dit
- Merci Dada! Je voulais te la demander mais je
croyais que depuis si longtemps elle était perdue, je suis sûr
qu'avec ça je ne crains plus rien.
- Dis Inch Allah mon chéri! Dis Inch Allah!
- Ne t'en fais pas Dada! Je reviendrai bientôt, Inch
Allah!
Gustave les regardait avec émotion, tant de souvenirs
lui revenaient d'un coup, comme ce jour où il avait
découvert qu'il aimait cette femme, à cause d'un petit
garçon qui s'était courageusement jeté contre lui pour la
défendre. Pour cacher son émotion il leva son verre.
- A ta santé Alexis!
- A ta santé Papa! A ta santé Dada! répondit-il, mais
il vit en entrechoquant les verres que la main de son père
tremblait.
Si Dieu le veut
245
M’Barka
lexis en revint, et Mohamed, et Isaac, et aussi
quelques autres.
A
Ceux qui ne revinrent pas et dont on a retrouvé les
morceaux, sont maintenant bien alignés, comme il se doit
quand on est militaire. Car un militaire mort reste militaire
pour l’éternité.
Il est vrai que les régiments sont un peu mélangées,
cependant les soldats morts ont été triés. Les juifs d'un côté
avec leur étoile de David, les musulmans d'un autre avec
leur croissant de lune, et ceux qui n'étaient ni musulmans,
ni juifs, avec une croix, puis qu’ils ne peuvent être que
chrétiens, car il faut bien être quelque chose, on ne peut pas
être rien, athée par exemple! Vous avez pu vous mettre de
votre vivant hors du lot, mais mort, l’église, (enfin!) vous
récupère, et vous y avez droit à votre belle croix de marbre
blanc sur la tête, comme tout le monde! et par-dessus le
marché vous aurez sur le ventre votre beau petit carré de
gazon militaire bien entretenu.
C'est joli ces alignements...vous avez remarqué?
246
Le Pied Noir
dans tous les sens vous êtes alignés, en long, en travers, en
diagonale. Clair et net, astiqué comme les bottes du
Colonel. Tous: juifs, chrétiens, musulmans et les sans foi,
tous au garde-à-vous face au Drapeau en haut de son mât
tout blanc.
Mais tout de même, ces sauvages qui, même morts,
veulent regarder La Mecque alors on les met à part car ils
dérangent les alignements.
De temps en temps, comme le 11 Novembre
anniversaire de la fin de la Der... des ders, on vient vous
rendre une petite visite, avec la télé, histoire de montrer aux
jeunes comme il est beau de mourir pour la France. Surtout
que cela devient de plus en plus difficile de les convaincre
ces petits voyous et qu'en plus on n'a plus de réservoir à
viande en Afrique.
Hommage aux morts, sonnerie aux morts, les carrés
de gazon sont bien entretenus sur les chemins de la
Victoire: Libye, Tunisie, Italie, Corse, Provence,
Normandie, Alsace-Lorraine,... Quand un ancien, un
rescapé traîne par hasard ses rhumatismes par là et qu'il
pleure devant la tombe retrouvée d'un vieux copain, pleuret-il sur son vieux pote ou pleure-t-il sur sa jeunesse
disparue? En tous cas il sait bien que là-dessous le soldat de
deuxième classe Machin, 19 ans mort pour la France ...
n'est plus qu'un petit tas d'os auxquels reste attaché la petite
plaque d'acier inoxydable qu'il portait au cou pour
identifier son cadavre. A la Der...des Der...s, Gustave la
portait à son bras, celui qui est parti, pas pratique! s'il avait
été tué on l'aurait mis dans l'Ossuaire de Douaumont, mais
remarquez qu'il aurait peut-être eu la chance d'être le Soldat
Inconnu. C'est pour cela que maintenant les militaires la
portent au cou, la tête cela part moins vite que les bras, ils
247
M’Barka
ont fait des statistiques.
En fait il est rare que les survivants aillent voir leurs
copains morts. Alexis avait essayé une fois, une dizaine
d'années plus tard au cours d'un voyage dans la région de
Belfort. En lisant les noms connus sur les stèles, sa
mémoire s'était d'un coup remplie de tous les souvenirs, de
tous les éclatements, de tous les cris. Il était tombé a
genoux sur le beau gazon en sanglotant et quand un couple
de touristes avait voulu l'aider de leur commisération
«..c'était quelqu'un que vous connaissiez?» ils s'étaient
enfuis quand il leur avait hurlé de foutre le camp, avec une
lueur meurtrière dans les yeux
Avec ses copains ils avaient vu, pire que toute
l'horreur des combats, les morts-morts et les morts-vivants
des camps de concentration nazis. Ils s'en étaient vengés en
pillant un peu, en violant un peu, en tuant un peu; ils
avaient bu, trop bu, mangé, trop mangé et vomi, tout vomi:
le trop de boissons et le trop de morts rencontrés dans les
ruines et quand on leur eut dit que c'était fini ils regardèrent
leurs ennemis épuisés et en haillons et ils s'y reconnurent.
L'annonce de la fin avait surpris Alexis en Provence.
Il avait laissé ses copains et sa batterie de canons de 90 du
côté de Cologne, pour être muté dans une compagnie de
réparation, dont le détachement précurseur était à Aubagne.
La foule les avait choyés, embrassés, saoulés et il
fut surpris, croyant qu'on allait comme cela, le renvoyer
chez lui, quand au contraire il alla dans un de ces grands
camps des environs de Frèjus, rejoindre sous les ordres du
Général Leclerc le Corps Expéditionnaire Français
d'Extrême-Orient.
Autrement dit: on allait pouvoir s'occuper des
248
Le Pied Noir
Niakoués d’Indochine.
La deuxième guerre mondiale était finie on allait
pouvoir commencer les guerres coloniales et mater ces
salopards qui rêvaient d’indépendance.
Dans un camp de Saint-Raphaël, on avait regroupé
un contingent de tirailleurs sénégalais ( Qui étaient Mossis
ou Bambarras mais pas beaucoup sénégalais), dont la
plupart étaient des survivants des « Stalags »qui avaient été
capturés en Juin 40.
Ils attendaient là, avec impatience, leur rapatriement
vers l'Afrique; mais comme on manquait de bateaux, et que
maintenant on n'avait plus besoin d'eux, on les avait
oubliés, on oubliait aussi de les nourrir...On croyait peutêtre que les allemands leur en avait fait prendre l'habitude.
Un jour ils se mutinèrent et semèrent pendant deux jours et
deux nuits la terreur dans la ville. Sans doute pour qu'ils se
fassent la main les soldats du CEFEO furent chargés de
faire la chasse aux mutins à travers les vignes; Alexis
conduisait un GMC dans lequel se trouvaient les
mécaniciens de la Compagnie du matériel à qui on avait
distribué des fusils, ils avaient assez fait la guerre, ils
décidèrent de se tromper de route et allèrent ensabler le
camion sur la plage. Après quoi quelques-uns allèrent
chercher des casse-croûtes dans un bistrot voisin et
allongés sur le sable ils attendirent que cela se passe en
sirotant le délicieux petit vin du Var. Sur le soir le camion
fut désensablé et ils rentrèrent tranquillement au camp
rendre les fusils et retrouver leurs habitudes.
Les négros! On en avait tué quelques-uns avant de
les enfermer dans leurs baraques en leur distribuant du riz
et des rations "K" et comme les habitants de la ville
249
M’Barka
manifestaient massivement pour qu'on les débarrasse de ces
sauvages, qui leur avaient fait si peur, on trouva tout de
suite un bateau qui alla, vite fait, les décharger à Dakar.
. Terminée la guerre pour les bougnouls avec leur
matricule de mulets. (Pour ceux qui ne savent pas : les
nègres et les mulets avaient un matricule à cinq chiffres
pour ne pas être confondu avec les bons chrétiens à quatre
chiffres. On ne peut pas confondre un mulet mort avec un
nègre mais un squelette de nègre et un squelette de blanc ?
Hein ?)
Une fois déchargés sur le sol d’Afrique, qu'ils se
démerdent pour retourner dans la brousse et s'ils ne
trouvaient pas de taxi qu'ils y aillent avec à pied la route.
Le principal c’est qu’ils n’encombrent pas la Côte d’Azur il
en reste assez comme cela sur nos plages à vendre leurs
colliers de coquillages.
Alexis aussi attendait sa démobilisation car son
contrat d'engagement qui en principe prenait fin avec la
guerre, ne pouvait être prorogé. Il traînait donc dans sa
Compagnie du Matériel où l'essence ne manquant pas il
avait organisé avec deux copains un petit trafic qui
alimentait le marché noir marseillais et leur permettait de
passer des week-end agréables tout au long de la Côte
d'Azur. C'était sans risques leur Capitaine faisait cela par
wagons-citernes en gare d'Avignon.
Dans cette période où il ne se sentait plus vraiment
militaire,
puisque la guerre avec les allemands était
terminée, il eut à Marseille une aventure que n'aurait pas
désavouée son anarchiste de père. Un jour qu'il se trouvait
à la gare Saint-Charles avec ses deux amis et complices, un
250
Le Pied Noir
train de marchandises plein de prisonniers allemands
s'arrêta devant eux.
Le convoi était commandé par un lieutenant, que son
beau képi trop neuf, désignait, aussi sûrement qu'une
affiche, comme étant l'un de ces nouveaux gradés, qui se
fabriquaient dans les rangs des FFI, pour peu qu'ils aient
balancé une grenade dans un bistrot plein de nazis ou fait
sauter un pont sur un ruisseau avec une sentinelle endormie
dessus. Pour se donner un style d’officier de cavalerie il
portait sous le bras une cravache à manche d'argent, qu'il
avait peut-être hérité d'un grand-père, mais plus
probablement barbotée dans un musée.
Les prisonniers qui avaient l'air complètement
épuisés, commencèrent à sauter des wagons, mais au gré du
lieutenant ils ne devaient pas aller assez vite car il se mit à
frapper, de sa belle cravache, les pauvres épaves au fur et à
mesure qu'ils mettaient pied à terre, d'abord avec la lanière
dont il leur cinglait le visage puis avec le pommeau.
On pouvait voir dans ses yeux le plaisir haineux qu'il
prenait à frapper ainsi des hommes sans défense sous la
protection des mitraillettes des gardes.
- Quel salaud ce mec! avait dit un des compagnons
d'Alexis...regardez moi ça! il prend son pied ce fumier!
Un civil qui était à côté d'eux approuva
- J'ai eu affaire à la Gestapo ce type est de la même
engeance! Ils jouissent de faire mal! D'accord c'est des
boches, mais maintenant c'est fini non?
Quelques murmures d'approbation se firent entendre
et après tout parce que l'armée, la vraie n'était représentée
251
M’Barka
dans ce coin de la gare que par eux trois, Alexis cria
- Eh mec! Vas-y mollo...c'est pas des brêles!
Le FFI arrêta un court instant son
patriotique pour toiser les trois de la Coloniale.
exercice
- Ce sont des salauds de nazis! Et je vous interdis de
me tutoyer!
Alexis s'avança tranquillement, le saisit par le bras et
lui dit en montrant la médaille militaire que son copain
avait gagnée et largement méritée.
- Regarde ça Ducon! C'est pas en chocolat, nous on
les connaît mieux que toi ces mecs, on leur a couru au cul
de Naples au Danube, c'est pas toi qui les a fait prisonniers
hein? Toi ton boulot c'est seulement de les emmener dans
leur camp et tu ne les brutalises pas, la guerre est finie mec!
Même pour les FFI. Va tonsurer les putes qui se sont fait
baiser par les allemands, c'est dans tes cordes.
L'autre éructa,
- Je vous interdis de parler sur ce ton à un officier!
Rectifiez la position et donner moi votre nom.
Les trois coloniaux éclatèrent de rire. Il poussait sa
cravache contre la poitrine d'Alexis qui, subitement en
c olère la lui arracha des mains, lui en balança un bon coup
en travers de la figure avant de la jeter par-dessus le wagon
de l'autre côté des voies, les civils applaudirent. Stupéfait le
galonné tout neuf, porta la main à son visage en criant,
d'une voix hystérique « Mais il m’a frappé ! il m’a frappé !
Vous avez vu ? Il m’a frappé »
Pendant ce temps les autres prisonniers en avaient
profité pour descendre du wagon et bien gentiment se
252
Le Pied Noir
mettre en rangs devant les gardes à mitraillette qui ne
savaient que faire pour leur chef.
Deux gendarmes en tenue de combat, accompagnés
par deux MP américains, accoururent et se firent expliquer
la situation,
Ils étaient bien embêtés les gendarmes, ils
connaissaient bien ce genre de "patriotes", souvent de la
dernière heure, et auraient bien voulu arranger cette histoire
pour ces trois soldats tous décorés, qui sur leur manche
gauche portaient au-dessus de l'ancre coloniale
l'inscription: Rhin et Danube.
Les civils qui les entouraient commençaient à
rouspéter en faveur de «..ces soldats courageux qui avaient
risqué leur vie pour libérer la France » Mais l'autre salopard
sortait ses papiers, son ordre de mission et exigeait que ses
trois agresseurs soient immédiatement mis en prison. Le
brigadier de gendarmerie fit observer:
- Mais mon lieutenant on ne peut pas mettre des
sous-officiers en prison, on les mets aux arrêts!
- Alors arrêtez-les!
- Oh bonne mère! Murmura l'autre gendarme, qui
était de Marseille, en levant les yeux au ciel.
Le brigadier s'adressant à Alexis lui dit
- Ça m'embête beaucoup, mais vous comprenez qu'il
faut que je fasse un rapport, vous n'auriez pas dû le frapper.
- Mais je comprends! Allons-y! Répondit-il.
A ce moment un des soldats du convoi de
prisonniers, revint avec la cravache de son chef qu'il avait
été rechercher et la lui tendait, mais le copain d'Alexis celui
253
M’Barka
qui arborait sa médaille militaire la lui arracha des mains en
s'exclamant:
- Oh merci Soldat! je ne me serais jamais pardonné
de l'avoir perdue.
- Mais! Mais! C'est à moi cette cravache! Hurla le
lieutenant, donnez moi cela tout de suite!
- Comment ça elle est à vous ? Cette belle cravache?
Mais jamais de la vie! ...Gendarmes! demandez à tous ces
gens, demandez aux fritz ...S'adressant à la foule qui faisait
cercle...ce n'est pas à moi cette cravache? Ce n'est pas avec
ça que le maréchal des logis Charbonnier a empêché le
lieutenant de brutaliser les prisonniers?
- Si! Si! Cria la foule en rigolant
- Allez venez au poste de police! ...Vous aussi!...
Mon lieutenant. Il exagérait son accent, le gendarme, pour
se foutre de lui.
Ils s'étaient mis en marche vers le poste de police
militaire, quand un ordre en allemand jaillit du troupeau
des prisonniers, qui d'un seul coup, comme seuls savent le
faire des soldats allemands, claquèrent les talons de leurs
bottes éculées en se mettant au garde-à-vous. Les trois
coloniaux s'arrêtèrent, firent face aux allemands et
saluèrent réglementairement avant de se remettre en route.
- Et ben dis donc! La Coloniale a du succès chez les
allemands se moqua le brigadier.
- Ça c'est rien! tu verrais avec les allemandes!
Ils éclatèrent tous de rire, sauf le lieutenant qui
éructa
- Dépêchez vous de faire votre devoir! J'ai une
254
Le Pied Noir
mission a remplir...
- Ne vous en faites pas mon lieutenant, votre adjoint
l’aspirant fait descendre les prisonniers et les camions du
camp sont arrivés. Il va les accompagner et il reviendra
vous rendre compte.
- Mais! Mais!
- On ne peut pas vous laisser partir mon lieutenant
tant qu'on n'a pas fait notre rapport...maintenant si vous
renoncez...
- Non! Et je veux que vous me fassiez rendre ma
cravache.
- Mais elle n'est pas à vous mon lieutenant, cinquante
personnes ont témoigné du contraire.
- Vous devez confondre avec une autre mon
lieutenant, dit le médaillé militaire qui jouait avec...Celle-ci
m'a été donnée par le Général De Lattre en personne, avec
ma médaille quand on a traversé le Rhin ensemble...Ben
oui! vous savez, le Général ne savait pas nager et j'avais sa
radio, alors il m'est monté dessus et avec cette cravache il
me fouettait pour que je nage plus vite. Quand on est arrivé
il m'a demandé de lui faire voir mes pieds...vous devez
savoir qu'il est obsédé par les pieds propres le général, j'ai
eu du pot, ils s'étaient lavé tout seul dans le Rhin mes
pinceaux! Vous vous rendez compte la dernière fois c'était
dans le Garigliano! C'est alors qu'il m'a dit en me tendant
cette cravache en mettant sa main dans son gilet comme
Napoléon
« Soldat ! Je suis content de vous ! »
255
M’Barka
Il mimait, la main dans la veste et le calot en travers.
La petite foule des civils, des militaires et les gendarmes
rigolaient, surtout en voyant la gueule que faisait le FFI.
Les gendarmes espéraient que découragé il allait foutre le
camp, mais il était têtu le salaud et il n'eut de cesse que le
gendarme lui remit une copie de son rapport. Alors il sortit
en menaçant:
- Je vais avoir votre peau! Soyez en sûrs.
Les gendarmes avaient une bouteille de vrai bon
pastis planquée dans un tiroir; ils trinquèrent avec les
américains qui ne comprenaient rien à cette histoire de
français et qui s'en foutaient. Ils riaient comme des fous
dans la Jeep qui les ramenaient à Fréjus, de cette aventure,
bien digne de rentrer dans la légende des bigores et
doutaient que cela puisse avoir une suite, car à cette époque
ce genre d'histoires n'étaient pas trop prises au sérieux
.Mais c'était vrai que ce salopard avait des relations. Le
capitaine qui commandait le Groupe Avancé les appela un
jour et furieux leur dit:
- Sans appel! Par le Ministère de la Guerre, vous
avez soixante jours d'arrêts de rigueur et toi Charbonnier tu
es cassé pour voies de fait sur un supérieur.
Alors racontez moi cela, bande d'abrutis! Vraiment vous le
faites exprès... le Général Leclerc vient demain nous passer
en inspection, comment vais-je lui dire que sur les trois
sous-off du détachement précurseur il y en a un qui vient
d'être cassé, espèces d'abrutis!
Le plus extraordinaire, c'est que le célèbre Général
qui voulait marquer son passage, colla la médaille militaire
à Alexis, sans savoir qu'il n'était plus sous-officier, pour un
256
Le Pied Noir
exploit que l'on avait été rechercher au moment du
débarquement de Saint-Tropez.
Ils avaient encore les 40 Bofors à cette époque et
Alexis qui remplaçait le tireur qui avait été blessé avait
descendu un des Messerchmit qui leur piquaient dessus.
En fait il ne l’avait pas vraiment fait exprès, il avait
eu tellement la trouille qu’il avait tourné ses volants un peu
au hasard en appuyant sur la gâchette qui vidait le
chargeur de petits obus. Il avait pu suivre les traçantes de
ses cartouches qui, échange de bons procédés croisaient
celles de l’avion. Dans la fraction de seconde qui avait
précédé l’impact il avait eu l’impression que l’avion faisait
exprès de rentrer dans la trajec toire lumineuse. Après tout
peut-être qu’il avait un chagrin d’amour cet allemand ou
qu’il avait honte d’être nazi, ou qu’au contraire il avait
découvert que son arrière grand père était juif. Ce sont les
hurlements de victoire accompagnant l’explosion de
l’appareil au sol qui lui avait appris qu’au moins celui là ne
lui trouerait pas la peau..
Et puis il n’alla pas en Indochine, pourtant il était fin
prêt, avec les vaccins et tout et tout, et puis deux jours
avant l’embarquement il fut appelé au bureau du Capitaine.
Son ordre de démobilisation était arrivé. Le capitaine qui
l’aimait bien voulait qu’il rempile, il avait même dit « je te
fais rendre tes galons dés que l’on arrive. » Alexis avait
poliment décliné.
257
M’Barka
uand il se fut débarrassé définitivement de son
uniforme, qu'il eut fêté son retour dans une
grande réception qu'organisa son père et
M'Barka, qu'il eut épuisé toutes les anecdotes de sa guerre,
qu'il eut retrouvé ses deux amis d'enfance, Alexis put se
consacrer à la vie civile en toute quiétude, il n'avait pas à se
faire de soucis son Papa était riche et il croyait que c’était
pour toujours.
Q
Dans l'euphorie de la victoire on put croire, un
instant, que c'en était fini des guerres et du fracas des
armes. Mais d'autres combats commençaient; on n'allait pas
comme cela, pour quelques idéalistes, fermer les usines
d'armement si juteuses, d'autant que les peuples colonisés
ruaient désormais dans les brancards et que l'idéologie
communiste se développait dangereusement.
258
Le Pied Noir
Dans cet immédiat après-guerre le Maroc connut un
nouvel essor économique, provoqué par les besoins urgents
d'une Europe en ruine et affamée.
Ce nouvel Eldorado attirait bien sûr du monde: des
jeunes gens qui fuyaient le cauchemar auquel ils avaient
survécu, par ils ne savaient quelle mirac uleuse chance,
prêts à accepter n'importe quel emploi. Mais également des
collaborateurs de Vichy, que la trouille d'être jugé par
quelque tribunal de fortune, poussait à se chercher une
cachette, là où ils étaient inconnus; les moins compromis
pas trop loin de chez eux en attendant que cela se passe, les
autres préférant mettre au moins un océan ou le Sahara
entre eux et leurs juges.
Il s’était créé, parmi les premiers émigrés venus
quasiment nus de France, de Sicile ou d'Andalousie, dans
les années trente, une classe de parvenus rapidement
enrichis, par la guerre et les combines avec les grandes
administrations du Protectorat. (Sanpiètro était l'un d'eux).
Ce genre d'hommes, parfois presque illettrés, ne pouvaient
pas douter un seul instant que la France; à qui ils avaient
jadis confié leur misère et qui, maintenant, les naturalisait à
tour de bras; n'était pas dans ce pays pour l'éternité.
Ils en étaient si certains, que les investissements se
multiplièrent par trente dans les cinq ans qui suivirent la
guerre.
Devenus d'orgueilleux chefs d'entreprises, ils
utilisèrent le savoir-faire de la nouvelle migration
européenne avec profit, retardant d'autant la qualification
des marocains, relégués aux emplois les plus subalternes.
Car le mépris dans lequel ils les tenaient, les persuadait que
les indigènes ne pouvaient être que balayeurs ou gardiens
259
M’Barka
de bicyclettes et à la limite, les porteurs de caisse à outils
des ouvriers européens.
Dans leur racisme primaire de petits blancs, ils
étaient convaincus que ces marocains qu'ils volaient et
spoliaient, ne pouvaient être que des esclaves à leur service.
Cet état d'esprit était d'ailleurs conforté par l'opinion
qu'ils avaient tous, que l'Islam était une religion dégénérée,
proche des superstitions africaines, dont l'immolation du
mouton de l'Aïd el Kébir marquait bien qu'ils étaient des
arriérés par rapport à eux qui ne sacrifiaient depuis
longtemps que dans l'innocente ostie de la Sainte
Communion.
Bien entendu! Comme elle l'avait fait jadis avec les
Portugais, l'Eglise se précipitait derrière les marchands et
s'empressait de construire, partout où elle le pouvait, (avec
les encouragements de l'administration coloniale),
chapelles, églises et cathédrales, dont la laideur générale
contrastait avec la splendeur des anciennes mosquées,
reléguées au rang des curiosités touristiques.
Ce christianisme qui, depuis l'échec de la dernière
Croisade devant Jérusalem, déversait sa bile haineuse sur
l'Islam, voulait transformer chacun de ces traîne-savates en
chevalier du Christ.
Ils formaient une caste assez vulgaire qui tranchait
avec cette sorte d'aristocratie des anciens, ceux de la
première vague, disciples fidèles de Lyautey, ceux qui
avaient sincèrement voulu s'intégrer au pays, s'y fondre, en
c omprendre les coutumes, approfondir sa culture et parmi
eux, ces colons isolés sur les terres qu'ils avaient
défrichées, qui plus tard seront injustement confondus dans
l'amalgame des mots: colon, colonialiste, avec les
260
Le Pied Noir
affairistes de l'immobilier ou de l'import-export et avec les
forces policières de la répression.
Ces hommes et ces femmes qui dès la première
heure avaient pris des risques, parce qu'ils avaient cru, avec
une certaine naïveté, à ce qu'on leur avait dit de la mission
protectrice et généreuse de la France.
Mais Lyautey, qui n'était d'ailleurs pas sans arrièrepensées, avait été viré par les politiciens et les affairistes
qui supportaient mal de le voir réserver le gâteau marocain
à ceux qui, pour le profit acceptaient comme « part du
feu », de préserver la culture islamique. Les derniers arrivé,
eux ils voulaient tout! Le patrimoine historique ils s'en
foutaient! Parler culture, surtout islamique cela les faisait
rigoler; car la culture, quand il y a du fric à faire...Comme
disait Goebbels : quand j’en entends parler je sors mon
revolver
Jusqu'à la fin de la guerre les ambitions furent
cependant tempérées, d'autant plus qu'il fallait composer
avec les premiers grondements nationalistes. Mais à partir
de 1946 ce fut une nouvelle ruée vers l'or, une curée ; et les
anciens comme Gustave, tout en en profitant, ne pouvaient
que déplorer l'invasion de ces prédateurs qui détruisait les
valeurs propres du pays et un équilibre politique de plus en
plus instable.
Face aux menaces nationalistes, les enrichis de la
première vague s'appuyèrent tout naturellement, pour
défendre leurs privilèges, sur les nouveaux immigrants, qui
fuyaient l'Europe ruinée. Et quand ils se sentirent vraiment
menacés, ce n'est pas d'un libéral comme Erik Labonne,
qu’ils eurent besoin à la Résidence, mais de la brutalité
militaire d'un général Juin, aidé d'un superflic comme
261
M’Barka
Boniface.
Cependant cet afflux d'européens qui découvraient
un pays à hauts salaires, trente à quarante fois supérieurs à
celui des indigènes et pratiquement sans impôts, faisait
progresser les affaires et les « Etablissements Charbonnier
SA » alignaient les Cadillac et les Chevrolet rutilantes de
chromes, dans la grande vitrine. L'argent rentrait à flots et
Gustave, qui s'était entouré de cadres supérieurs actifs et
compétents, ne voyait pas la nécessité d'y faire participer
son fils rentré à la fin de 1946 parce qu’il ne lui faisait pas
grande confiance pour les affaires.
- Tu n'y comprends rien et cela marche tout seul!
Fais comme les fils Sanpiètro, va voir les fournisseurs en
Amérique et amuse toi! Tu l'as d'ailleurs bien mérité.
Il ne lui était demandé, comme à Etore, l'aîné des
Sanpiètro, que de venir s'ennuyer deux ou deux fois par an
au Conseil d'Administration, pour justifier leurs jetons de
présence confortables..
Pendant un certain temps, après son retour de la
guerre il profita largement de l'autorisation paternelle et
entraîné par Etore qui connaissait tous les bons coins il fut
connu par toute la faune qui entre dix heures du soir et cinq
heures du matin s'abrutissait de jazz, de champagne, de
whisky et de filles dans toutes les boites qui s'échelonnaient
sur la corniche, entre El- Hank et Ain Diab.
M'Barka déplorait cette inconduite et quand elle en
parlait à son mari ce dernier répondait: « Il faut bien que
jeunesse se passe » et il ajoutait:
262
Le Pied Noir
- Tu n'aurais pas préféré qu'il soit enterré quelque
part en Allemagne ou qu'il soit revenu amoché comme son
père?
- Oh! Ne parle pas comme cela! Amdullil'lah! Allah
nous l'a rendu en bonne santé. Mais crois-tu que ce soit une
raison? Pourquoi ne lui confies-tu pas un peu de tes
affaires? Vois comme tu es fatigué maintenant, un fils c'est
fait pour cela! succéder à son père.
Alors il l'embrassait et disait qu'elle avait raison mais
qu'il voulait que son fils oublie la guerre et que bientôt,
oui! Il lui donnerait sa place.
Alexis quand il était trop ivre, n'osait pas rentrer
pour affronter les reproches de M'Barka, aussi finissait-il,
le plus souvent, la nuit chez quelque amie complaisante; ou
devait rentrer sur la pointe des pieds. Dans ce cas, il fallait
bien l'affronter et alors, à la façon dont elle l'accueillait
sans dire un mot, il savait qu'elle était fâchée et quand il
voulait la prendre dans ses bras pour se faire pardonner,
elle le repoussait en disant d'un ton méprisant qu'il sentait
le vin.
Mais cela ne durait pas et si elle faisait semblant, un
moment après, de lui avoir pardonné, c'était pour pouvoir
lui asséner quelque vérité, qu'il craignait tout autant que sa
babouche quand il était petit.
Elle lui reprochait alors son inconduite, lui disant
que ce n'était pas pour cette vie d'oisif que Dieu l'avait fait
naître et qu'à l'exemple de son père il devait chercher à se
rendre utile. Il savait trop bien qu'elle avait raison et quand
la semonce durait trop il utilisait pour l'arrêter le vieux
263
M’Barka
procédé:
- Lis moi un peu de Coran Dada!
- Je ne suis plus ta Dada enfant de péché!
Il la suppliait pour la forme car le jeu leur était trop
connu et avec un soupir elle allait chercher le vieux livre. Il
s'asseyait à ses pieds, attentif, et au chant des versets
récités, il retrouvait la sérénité et se promettait d'arrêter ses
folies. Mais il suffisait d'une voix au téléphone qui
l'appelait pour rappeler un rendez-vous et il recommençait.
On était à la fin de 1951. Le mémorandum royal
demandant de négocier l'indépendance avait été rejeté par
le Gouvernement français, qui pour faire un geste apaisant
avait rappelé le général Juin et nommé un nouveau
Résident.
En fait! Comme c'était Juin qui avait désigné son
remplaçant il était certain que le Général Guillaume ne
changerait pas la politique de répression qu'exigeaient ceux
qui parlaient, haut et fort, des droits inaliénables de la
France sur le pays et qui prenaient la tête des
manifestations de tous ces Lopez et Santiago, que leur
carte d'identité française toute neuve rendait soudain
patriotes, en les faisant entrer d'emblée dans la race
supérieure des civilisateurs.
C'est ainsi qu'ayant oublié les souvenirs humiliants
de leur arrivée misérable, les communistes espagnols qui
avaient fui la dictature de Franco, se retrouvaient désormais
pour la plupart, au coude à coude avec les petits collabos de
Pétain, pour chasser le raton.
La jeunesse dorée casablancaise, parmi laquelle
Alexis et les fils Sanpiétro, se préoccupait peu de ce qu'elle
264
Le Pied Noir
englobait sous
politique ! »
le méprisant vocable « C’est de la
Paresse intellectuelle, refus de prendre des
responsabilités? Plus sûrement la peur de ce qu'ils
entrevoyaient d'incertain pour leur avenir. Et si on les
poussait un peu ils disaient, avec agacement, que tout cela
n'était rien, que cela s'arrangerait. En fait ils savaient bien
que s'ils avaient dû analyser la situation, lire les journaux,
observer ce qui grondait ils auraient été forcés de choisir un
camp. Et cela étant, arrêter leurs frivoles occupations pour
entrer dans cet âge adulte qu'ils s'efforçaient de retarder.
Les frères Sanpiètro
pouvaient bien être ses
complices de beuveries et partager avec lui leurs conquêtes
féminines, Alexis savait bien qu'ils ne
pouvaient être dans son camp à lui, le camp de sa Dada, le
camp de son père. Pourtant il s’efforçait de l’oublier.
Mais comme tôt ou tard il faut bien choisir, un jour il
dut le faire.
Ce jour là Isaac avait téléphoné, Rachel sa mère était
très malade et voulait voir son amie. Immédiatement
M'Barka prépara ses affaires et demanda à Gustave de
l'emmener, mais il en était empêché et elle se préparait à se
faire conduire par le chauffeur, quand Alexis, qui par
hasard avait passé la nuit dans sa chambre, se proposa. Ils
partirent immédiatement.
En route, après qu'il lui eut fait valoir les qualités de
confort de sa nouvelle voiture et débité quelques banalités
il se sentit mal à l'aise. Depuis trop longtemps il lui
échappait mais là à ses côtés pour une heure il savait bien
265
M’Barka
qu'elle allait en profiter pour le sermonner. Et en effet après
quelques banalités et un assez long silence elle l’interpella,
si doucement qu’il dut la faire répéter.
-Dis moi Alexis !...Alexis !
-Excuse moi Dada je ne t’entendais pas !
- A quoi rêvais tu ? A tes prostituées ?
Il ne répondit rien, cela arrivait, la leçon de morale
arrivait, il courba la tête et profita d’un berger qui traversait
imprudemment pour tenter de dévier la discussion.
- Regarde moi ce petit idiot ! tu te rends compte...
- Ne cherche pas à te défiler...Que fais-tu d'utile mon
chéri? Tu ne penses pas à te marier, à aider ton père? Te
préparer à reprendre ses affaires?
Il se renferma silencieux et rageur appuya sur
l'accélérateur, mais elle insistait
- Que veux-tu oublier? La guerre?...Il y a d'autres
moyens?
- Non! Ce n'est pas cela...Dada! Non ! pas du
tout...En fait je ne sais pas très bien où j’en suis je me
demande parfois si je ne suis pas jaloux de mon père...
- Tu es fou! jaloux de quoi?
- De son passé, de ses aventures, de ses luttes! Je suis
resté avec l'émerveillement de ce qu'il me racontait,
comment il est arrivé à Mazagan, ses courses avec ses
mules dans les montagnes, comment il a monté le premier
moulin avec Tonton Jacob...Et puis toi comment il t’a
conquise...
266
Le Pied Noir
Elle eut un petit rire, qu'elle masqua derrière sa
main, de cette habitude gracieuse de sa jeunesse dont elle
ne s'était jamais défaite.
- Oh! Tu ne vas pas me dire que tu te souviens de
cela!
- Mais si! Surtout d'une chose...Le matin quand je
vous ai vu réconciliés, tu avais un regard
extraordinaire...est-ce que, comme lui, je pourrais mettre
dans le regard d'une femme autant de bonheur? C'est de
cela que je suis le plus jaloux, jamais je ne pourrais trouver
une femme comme toi!
Elle pressa la main qui reposait sur le levier de
vitesses souriant au souvenir, et s'il n' avait été occupé à
surveiller la route, il aurait pu voir encore une fois cet
embrasement de ses yeux.
- C'est parce que j'ai su tout de suite qu'il me rendrait
aussi heureuse toute sa vie, et pourtant! Comme cela a été
difficile pour lui! ... Je vais te révéler quelque chose, je n'ai
pas mérité vraiment cet amour, car j'ai commis une grande
faute... un jour j'ai douté de lui.
Intrigué, Alexis ralentit jusqu'à ne plus entendre le
ronronnement du V8 et jetant un coup d'oeil de côté il la vit
s'essuyer furtivement les yeux.
- Ne me dis rien Dada si c'est un secret entre vous!
- Mais si! ...Oh que vas-tu penser? Ce n'est rien de
honteux! Je vais t’expliquer, il faut que tu saches... la vie se
renouvelle si semblable à travers les siècles, avec les
mêmes erreurs, le même orgueil! Peut-être en tireras-tu
profit...Voilà! Tu as failli avoir un petit frère ou une petite
soeur, Dieu seul le sait! Ton père était en voyage, loin de
267
M’Barka
moi, j'avais peur qu'il en soit ennuyé à son retour, nous
avions déjà tant de difficulté à nous aimer en cachette de
tous...Tu te rappelles quand j'ai été malade chez Tante
Rachel!
- Oh Dada! Qu'as-tu fait là?
Il arrêta la voiture parce qu'elle s'était mise à pleurer
sans contrôle, la tête entre les mains, appuyée contre le
tableau de bord. Il serra le frein à main et l'attira contre lui,
la laissant s'épancher ainsi, sur son épaule, sans rien lui
dire, bouleversé par cet aveu si cruel, qui si longtemps
après lui causait encore un tel chagrin. Enfin elle se
redressa et essuyant ses yeux avec le mouchoir qu’il lui
avait tendu elle reprit d’une voix presque normale, car elle
tremblait encore un peu.
- Cela va aller maintenant! Repartons! Nous allons
être en retard! ..
.Mais comme il semblait attendre la suite de cet
aveu, elle dit d'une voix encore enrouée par son chagrin..
.Il me l'a reproché quand il est rentré. Il désirait tant
cet enfant à ce moment-là, il voulait braver le monde entier
et recommencer, mais hélas! c'était impossible... Dieu
m'avait punie!...Allez démarre!
Avant de tourner la clef de contact il lui prit les
mains et les embrassa avec tout l'amour qu'il pouvait mettre
dans ce geste d'affection, ne sachant que répéter plusieurs
fois: « Oh bon dieu de bon dieu, merde ! merde ! »
- Ne sois pas grossier devant moi, espèce de voyou !
Tu comprends maintenant ta responsabilité, quand tu crois
aimer une femme? Est-ce que tu comprends toute la
souffrance que tu peux donner? Ne te fais pas aimer si tu
268
Le Pied Noir
n'es pas sûr!
Lorsqu'il démarra il se rendit compte de la futilité
des filles qu'il fréquentait, de la futilité de sa vie, il eut
honte. Ils roulaient depuis quelques minutes et elle semblait
avoir repris son sang-froid quand elle lui dit
- Baba vieillit, tu dois te préparer, être plus souvent
au magasin, te tenir au courant, surveiller ce qui se passe
derrière son dos avec tous ces petits français qu'il a
embauché, je suis sûre qu'ils nous volent.
- Oh! Je ne crois pas que notre vieux malin se
laisserait voler.
- Il est moins vigilant maintenant, tu dois l'aider
- Mais il ne veut pas me mettre au courant!
- Comment veux-tu qu'il te fasse confiance? Tu n'es
qu'un enfant gâté, tu vis dans le péché...
- Oh! Encore? Je m'amuse un peu...
- Tu appelles cela t'amuser? T'enivrer? Coucher avec
ces sales filles...
Il se renfrogna sous les reproches, silencieux,
boudeur comme lorsqu'il était enfant et qu'il faisait
semblant de ne pas entendre quand il se faisait gronder. Il
savait bien qu'elle avait raison et qu'il lui faisait de la peine
en vivant tout-à-fait à l'encontre de ce qu'elle lui avait
appris. Alors soudain il ralentit et se rangea au bord de la
route. Elle s’étonna
- Pourquoi t’arrêtes tu ? la voiture est cassée ?
Il tira le frein à main et se tournant vers elle il la
saisit aux épaules et l’attira vers lui pour lui embrasser la
269
M’Barka
tête, témoignage de grand respect du rituel musulman,
puis il lui serra les mains entre les siennes les embrassa et
lui dit
- Je voudrais me mettre à genoux devant toi Dada
chérie pour te demander pardon. Mais je te jure, je le ferais
sur ton Saint Coran si tu le veux, je te jure que je vais
changer. Dés maintenant, Dada, dés cette minute, je le jure!
- Dis Inch Allah!
- Inch Allah!
- Qu’Il t’aide mon chéri !
n entrant dans la petite ville ils virent une
agitation inhabituelle causée par beaucoup de
soldats en armes. A l'entrée de la grande place, des
gendarmes les arrêtèrent, par principe car la luxueuse
voiture était un passeport suffisant pour un européen,
même accompagné d'une fatma. Alexis demanda ce qui se
passait et le gendarme lui dit:
E
- Oh pas grand-chose quelques arabes qui ont
270
Le Pied Noir
manifesté hier soir avec des communistes et un de ces
« intellectuels nationalistes » que l’on est en train de
chercher pour le mettre au frais quelque temps! Bonne
continuation Monsieur!
Quand ils arrivèrent devant la maison des Bendahan
ils virent de loin Isaac qui les attendait, des femmes
sortaient en se lamentant et tout de suite M'Barka se
précipita
- Qu'y a t il Isaac?
Il prit à peine le temps de les embrasser et les fit
entrer dans la maison en disant:
- Entrez vite! Elle va très mal! J'ai peur qu'elle ne
nous quitte.
M'Barka se précipita et une des deux filles qui
arrangeait l'oreiller s'écarta en disant
- La voilà Maman! Elle est là!...Elle te réclame tout
le temps Tante M'Barka!
Tout de suite M'Barka se pencha pour embrasser son
amie qui avait du mal à respirer et qui dans un souffle lui
dit
- Merci d'être là ma chère M'Barka! As-tu fait bon
voyage?...Je vais partir chérie! Dieu m'appelle, elle aperçut
Alexis et eut encore le courage de plaisanter...Ah Liksis!
Tu es là polisson? Et ton père où est-il?
Alexis l'embrassa
- Bien sûr que je suis là Tante! Papa vient derrière
nous il a été un peu retardé...
- J'aurais bien aimé porter un dernier message à son
271
M’Barka
vieux copain Jacob...Reste avec moi M'Barka...J'espère
qu'il va se dépêcher...
Dans le fond de la chambre les quatre enfants
pleuraient et se relevant Alexis les rejoignit pour prendre
dans sa main celle de son ami.
M'Barka s'était assise, la mourante s'était tue comme
fatiguée par ces quelques paroles. Tout le monde était
silencieux. Elle attira soudain son amie contre elle et
murmura
- Tu sais! Le bébé il était formé...il vivait! C'est moi
qui l'ai tué, je l’ai étouffé...Un garçon! C’était un garçon !
Je vais bientôt trouver son âme là-haut, je vais lui
demander pardon pour nous deux et...M'Barka! M'Barka!
Quand ils virent M'Barka en larmes se relever et
réciter la Chahada, l'invocation du premier et du dernier
jour, ils comprirent que c'était fini. Dans les pièces voisines
les pleureuses se déchirèrent le visage en criant.
Pour laisser la morte aux soins funéraires des siens et
du rabbin qui entrait, Alexis entraîna M'Barka qu'il dut
porter jusqu'à la pièce voisine, ne pouvant comprendre
l'excessive douleur qui la faisait osciller sans cesse d'avant
en arrière, le visage ravagé de larmes. Des jeunes femmes
apitoyées s'empressèrent, lui faisant boire un peu d'eau et
quand elle eut repris un peu de respiration il l'entendit
murmurer la prière
« Oh Seigneur ! Efface nos fautes !Pardonne nous !
Fais nous miséricorde ! Oh Sidi Mohamed ! Implore pour
nous le pardon de nos péchés car nous avons commis une
très grande faute »
272
Le Pied Noir
Elle s’était jetée à terre le front heurtant le sol
comme si elle voulait se faire mal.
Alexis alla la relever. Il croyait que c’était seulement
la douleur de la perte de son amie qui était la cause de cette
exaltation, mais alors qu’il la serrait contre lui consolateur
elle murmura d’une étrange voix, comme si elle provenait
de cet au-delà où voyageait maintenant l’âme de son amie.
- C’était une très grande faute Alexis ! Une très
grande faute ! Nous avons commis une très grande faute.
emmène moi chez nous maintenant.
La vieille maison était froide et triste, la femme qui
en gardait la clef et l'entretenait, couvrit d'une couverture
M'Barka qui s'était allongée pour pleurer la seule véritable
amie qu'elle avait eue. Alexis mit en marche les radiateurs
électriques et téléphona à son père pour lui annoncer la
mauvaise nouvelle.
- Comment va M'Barka? demanda-t-il
- Elle est très éprouvée et ne cesse de réciter des
versets du Coran qui parlent de pardon...
C'est elle qui a recueilli le dernier souffle de Tata
Rachel...elle lui a murmuré quelque chose qui l'a
bouleversée.
- Oh mon dieu! Je sais ! Je viens tout de suite!
Prends bien soin d'elle mon fils! Prends bien soin d'elle...je
t'en supplie, j'arrive!
Il revint près d'elle, elle était prostrée sous la
couverture, il serra un peu son épaule et lui dit que son père
arrivait. Elle ne répondit pas, il la laissa reposer et alla
273
M’Barka
téléphoner la mauvaise nouvelle à la famille Benlyazid.
C'est une voix européenne, autoritaire qui lui répondit:
- Qui êtes-vous? Qui demandez-vous?
Alexis raccrocha sans répondre Immédiatement il se
douta, qu’une fois encore, il se passait là bas quelque chose
en rapport avec les activités politiques d’Ali et décida . de
s’y rendre sans tarder. Il prévint la femme qui aidait
MBarka qu'il devait sortir un instant, lui ordonnant de
rester auprès d’elle et de prévenir son père quand il
arriverait qu’il était chez les Beliazid.
Traversant l'enceinte de la ville il se rendit
directement au magasin de l'autre côté de la rue surmonté
des deux étages qu’habitait la famille. Il se heurta à l'entrée
de l’escalier à un militaire qui tenta de l’empêcher de
passer, mais il le bouscula et l'ayant à ses trousses, qui lui
criait de s'arrêter, il gravit quatre à quatre les escaliers, pour
surgir dans l'appartement où un lieutenant et deux
gendarmes interrogeaient la famille rassemblée dans le
salon
- Qui êtes-vous? Et pourquoi êtes-vous entré?
Le soldat qui arrivait s’excusait
- J'ai voulu l'empêcher de passer mon lieutenant,
mais il m'a bousculé!
Alexis qui avait appris comment on s'y prend avec
des officiers lui répondit.
- Je suis Alexis Charbonnier mon lieutenant, engagé
volontaire à la neuvième DIC, Italie, Provence, Danube,
trois citations, fils de Gustave Charbonnier ancien
combattant 14/18 Officier de la légion d'honneur, croix de
274
Le Pied Noir
guerre, médaille militaire, mutilé de guerre. Nous sommes
mon père et moi associés dans cette entreprise et je
voudrais savoir ce qui se passe...si cela ne vous dérange
pas?
- Je suis désolé Monsieur Charbonnier! Je fais une
enquête de police et vous devez comprendre que je n'aime
pas cela...mais il parait que maintenant cela fait partie de
mes devoirs. Ce Ben...Monsieur Benlyazid est soupçonné
d'être l'instigateur des troubles qui ont eut lieu hier soir
dans la ville et je dois l'arrêter.
- Il n'est apparemment pas là! Et cela m'étonnerait de
lui qu'il ait dis où il allait...mais permettez!
Il alla à la vieille dame qui était assise, entourée de
sa fille Fatima que Mustapha son mari, tenait par les
épaules et de Leïla la femme d' Ali. Les trois enfants de
Fatima se tenaient en arrière, assis côte à côte sur un divan.
Il embrassa respec tueusement la tête de la vieille dame,
serra la main de Mustapha, embrassa les deux jeunes
femmes puis les enfants et prenant dans ses mains celles de
la vieille dame lui dit en arabe
- J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer Lalla!
madame Rachel vient de retourner à Dieu!
Oubliant un instant les militaires, ils se levèrent tous
en s'exclamant et récitèrent ensemble la prière des morts.
- Excusez mon interruption mon lieutenant, cette
dame qui vient de mourir était de nos plus chères amies...
- Oh je les connais dit le lieutenant, c'est sans doute
de la mère de Monsieur Bendahan que vous parlez?
275
M’Barka
- C'est cela et c'est aussi notre associé, mais je vous
en prie continuez votre travail!
Le Lieutenant eut une hésitation et dit
- Oh! Il est fini pour aujourd'hui...Nous allons le
chercher ailleurs . Si par hasard, puisqu'il est votre ami,
vous le voyez, dites-lui de venir se rendre, il s'en tirera avec
le minimum autrement il me faudra le livrer à la sécurité à
Casablanca.
- Son frère ne va pas être content mon lieutenant!
Vous n'en avez pas entendu parler? On voit que vous venez
d'arriver; c'est un capitaine des goums, un héros de légende,
actuellement il est dans le delta du Mékong...il a tellement
de médailles que s'il tombe à l'eau il coule...Va chercher la
photo de ton oncle Abdelhak! ordonna-t-il en s'adressant au
fils aîné de Mustapha.
- En effet ! je ne suis ici que depuis une semaine et
croyez moi monsieur Charbonnier, ce qu'on me fait faire ne
me plaît pas du tout. Avant de venir ici j'étais dans la vallée
du Draa à régler des litiges de droits d'eau où de pacage...
Alors vous comprenez?
Le gosse revenait tenant fièrement la photographie
de son oncle que décorait le Général Leclerc devant la
mairie de Colmar.
Alexis la tendit à l'officier qui l’examina et sans un
mot la montra aux gendarmes visiblement impressionnés.
Mustapha demanda alors:
- Est-ce que nous pouvons aller rendre hommage à la
morte lieutenant?
276
Le Pied Noir
Rendant la photographie, le lieutenant lui répondit
avec une déférence qui contrastait avec le tutoiement
grossier qu’il utilisait l'instant d'avant .
- Mais naturellement Monsieur Cherquaoui!
Excusez-moi Lalla! Au revoir mesdames! Au revoir
monsieur Charbonnier...je vous en prie croyez-moi si je
vous dis que tout cela ne me plaît pas.
Alexis qui l’avait raccompagné à la porte du rez de
chaussée lui dit doucement
- Vous n'êtes pas obligé de rester!
L'autre se rebella
- Ne soyez pas acerbe Charbonnier! Je me suis
excusé, mais il n'empêche que votre ami est recherché, en
fait il est sur les listes de ce Boniface... Ecoutez! Je ne
devrais pas vous le dire mais je le fais pour le capitaine
Benlyazid, prévenez-le que lui et ses copains ont été
infiltrés, qu'il se tienne à carreau et qu'il aille se faire
« coiffer » ailleurs qu'ici! Cela ne me plairait pas du tout!
Mais pas du tout! que ce fut moi, qui soit obligé de le livrer
à ces salauds! Quant à vos conseils...je n'en ai rien à foutre,
mais croyez moi ou pas...j'ai déjà fait ma demande de
mutation pour aller là où est votre ami.
- Excusez-moi mon lieutenant! Je suis navré!
- Cela ne fait rien! Avant de remonter à Casa passez
donc prendre un pot au mess...cela me ferait plaisir de
ranimer quelques bons souvenirs de Naples!
Alors que le lieutenant et ses gendarmes
s'éloignaient, il croisa dans l'escalier les femmes qui
277
M’Barka
descendaient
- Nous allons voir Tante M'Barka lui dit Fatima et
nous irons demain matin faire les condoléances chez tonton
Jacob. Monte voir Mustapha il va t'expliquer pour Ali.
Ali était bel et bien impliqué dans la politique de
soutien à Mohamed V, c'était bien lui l'instigateur de la
manifestation de la veille.
Mustapha lui dit qu'il se cachait dans le mellah chez
des amis d'Isaac. Alexis expliqua ce que lui avait dit le
Lieutenant et Mustapha décida d'aller informer son beaufrère.
Quand il
qui assis sur le
mi voix qu'elle
se rendre chez
demanda
retourna en Médina, Alexis trouva son père,
bord du lit ou M'Barka se reposait lui dit à
allait mieux et que puisqu'il était là il allait
les Benlyazid. Embrassant sa femme il lui
- Cela va aller maintenant ma chérie? C'est d'accord?
On n'en parle plus?
Elle approuva d'un petit signe de tête avec un sourire
triste elle avait beaucoup pleuré. Elle but un peu du thé
qu'apportait la servante et reposant son verre sur le plateau
de cuivre elle dit à Alexis qui l’aidait à se recoucher sur ses
oreillers
- Juste en mourant la pauvre Rachel m'a dit que
c'était un garçon et qu'elle a dû l'étouffer, je l'ai dit à ton
père...
Elle se remit à pleurer et Alexis la gronda
- Tu viens de promettre à Papa de ne plus en parler,
tout cela c'est loin, je suis sûr que Dieu t'a pardonné,
278
Le Pied Noir
comme il pardonne à Tata Rachel. Vous avez suffisamment
fait de bien pour racheter tous les péchés du monde. Alors
maintenant tu vas dormir bien sagement sans cela je
demande à Sidi Gous de te frapper, je suis sûr que son
ceinturon est encore par là.
- Tu es gentil mon chéri! Tu as raison je vais dormir,
j'ai pris un cachet, cela m'empêchera de penser.
Alexis était à peine revenu dans le salon que son
père entra.
- Comment va t elle ? demanda-t-il, puis il alla voir
dans la chambre, elle dormait. Il éteignit la lumière et
referma doucement la porte.
La bonne leur apporta à manger, ils n'avaient pas très
faim. Cette maison où ils se retrouvaient tous les trois, trop
chargée de souvenirs, les rendait silencieux. Plongés dans
leurs pensées mélancoliques ils furent surpris par le
martèlement d'un visiteur sur la porte. La femme de
ménage venait de partir, ils crurent que c'était elle qui
revenait. Alexis se leva pour aller ouvrir. C'était Ali habillé
de la jellaba marron des paysans doukkalis.
- Qu'est-ce que tu fais dans cette tenue Ali? Tu as
enfin entendu l'appel du Maréchal pour le retour à la terre?
Ironisa Gustave en l'accueillant.
- Il fait des conneries Baba! Il ne retourne pas garder
les vaches, c'est pourtant ce qu'il devrait faire. Assieds-toi
Ali! Tu veux un verre de thé?
Ali prit le verre brûlant qu'il lui tendait et demanda
- Tante M'Barka n'est pas là? J'aurais aimé la saluer.
- Elle dort! la mort de cette pauvre Rachel l'a bien
279
M’Barka
secouée. Explique-moi ce que tu as fait mon garçon!
Devant le vieux français si respecté par son père, Ali
trouvait mal ses mots pour expliquer son engagement.
- Ce n'est pas contre les français comme vous que
nous nous battons Sidi Gous, c'est contre ces gens qui nous
pillent, qui nous méprisent, qui maintenant nous tuent, nous
sommes des arabes et...
- Arrêtes tes idioties petit! Je veux bien que tu te
battes pour le Maroc mais ne me dis pas que c'est parce que
tu es arabe. Si toi tu es arabe parce qu'une poignée de
guerriers est venue un jour apporter l'Islam dans ton pays,
alors moi je dois être chinois parce que les hordes d' Attila
sont venus un jour violer quelques lorraines et quelques
bourguignonnes.
- Mais la langue arabe...
- Qui parle vraiment arabe ici? Quelques lettrés de
la Quaraouine ? On parle arabe en ce moment? Les
montagnards parlent arabe? Revendique donc une langue
nationale, celle que nous comprenons tous d'un bout à
l'autre du Maroc. Ce que vous avez à défendre c'est votre
culture nationale, luttez pour empêcher l'Eglise Catholique
et sa bigoterie de démolir votre culture, défendez vos
mosquées et vos synagogues, comme vous avez su le faire
depuis plus de mille ans. Tu ne manques pas de bonnes
raisons d'être fier d'être marocain tu n'as pas besoin d'autres
modèles que ceux que tu trouveras dans ton passé, bats toi
pour le Maroc, mais si tu meures pour être arabe j'irais
cracher avec mépris sur ta tombe.
- Oh!
- Oui! c'est comme cela! Alexis et moi nous ne
280
Le Pied Noir
sommes pas arabes, est-ce que toi et tes copains vous nous
foutrez à la porte pour cela quand vous aurez repris le
pouvoir? Je comprends ton engagement, mais je le trouve
prématuré, tu aurais pu attendre que tout cela s'éclaircisse,
peut-être qu'on arrivera à avoir en France un gouvernement
qui comprenne que le contrat de 1912 est terminé, qu'il est
temps de tenir nos promesses et vous laisser vous démerder
tout seuls comme des grands.
- Je n'y crois pas beaucoup, dit Alexis
- J'espère pour nous tous que c'est moi qui ait raison
Enfin! Fais ce que tu crois être le mieux Ali, que veux-tu
faire pour l'instant?
- Aller à Fès, où j'ai les contacts avec la résistance
qui s'organise.
- Il te faudra des papiers, je repars aussitôt après
l'enterrement. En arrivant je te fais établir une carte de
travail de la société avec un nom « bidon » et je te ferais
conduire à Fés avec un ordre de mission en règle. Après tu
te débrouilles!
- Mais s'il a des problèmes graves ? pourrons nous
l’aider Baba?
- Nous ne sommes pas la Croix Rouge, mais à
l’occasion pourquoi pas ? N'en abuse pas Ali ! Qui va
s'occuper du magasin maintenant?
- Je n’abuserai pas Oncle Gous, c’est déjà beaucoup
ce que vous faites.
Ils restèrent tous un moment silencieux puis Ali
repris
281
M’Barka
- Pour la société Mustapha s’en occupera et Isaac
viendra lui donner un coup de main quand il pourra se
libérer de la minoterie.
- Et ta femme? Et le bébé? Demanda Alexis Tu y
penses
- C'est cela le plus gros sacrifice Alexis! Mais c’est
aussi pour eux que je me bats.
Le vieil homme le regarda avec affection et lui
tapant un peu sur l’épaule
- Tu as choisi ta voie mon garçon, le principal c'est
que tu n'aies pas à le regretter pour les tiens. Est-ce que ton
frère Mohamed est au courant?
- Non! Il est trop loin et je doute qu'il me
comprenne, il n'est pas tout à fait dans le même camp que
moi.
- Ne le juge pas trop mal! Ce n'est pas confortable
d'être assis entre deux chaises.
Ils convinrent d'attendre le surlendemain pour passer
les barrages et ils se donnèrent rendez-vous sur la piste
côtière de l'autre côté de la baie où il se ferait emmener en
barque la nuit suivante. Ils lui proposèrent de rester avec
eux, personne ne viendrait le chercher là, mais il craignait
que ses amis ne s'inquiètent de ne pas le voir revenir et il
les remercia avant de repartir vers son refuge.
Le lendemain ils l'aperçurent de loin au cimetière
juif, au moment de l'ensevelissement, quand il vint
furtivement embrasser ses amis avant de disparaître parmi
la foule pourtant surveillée par les militaires.
Gustave
repartit
seul
immédiatement
282
après
la
Le Pied Noir
cérémonie laissant M'Barka qui voulait participer à la
soirée de prières. Ce n’est donc que le lendemain matin
qu’Alexis et M’Barka partirent à leur tour.
Quand ils arrivèrent au barrage, qui n'avait pas été
levé, ils y trouvèrent le lieutenant qui y faisait une
inspection.
- Vous n'êtes pas venu boire le pot que je vous avais
promis Monsieur Charbonnier?
- Oh vous m'en excuserez! vous savez, c'est aussi un
deuil pour moi...
- Qui est cette femme? demanda-t-il, en désignant
M'Barka qui se cachait le visage. Alexis se rapprochant de
l'officier penché à sa vitre répondit doucement
- Ma mère! mon lieutenant.
- Votre mère?
- C'est tout comme, elle a remplacé la vraie qui est
morte à ma naissance...vous comprenez pourquoi je n'aime
pas ce qui se passe? Elle est très connue ici, demandez !
vous serez étonné!
- Je ne savais pas! Ah! vous n'avez rien dans le
coffre je suppose? Pas de terroriste?...il cligna de l'oeil et
dit en arabe en s'adressant à M'Barka « Trik es slama
Lalla ! Allah y hennik ! » et il fut tout étonné de s'entendre
répondre dans ce français un peu précieux quelle tenait de
la fréquentation de la colonelle:
- Je vous remercie lieutenant! Passez donc nous voir
si vous venez à Casablanca! Mon mari a toujours de
Bonne route madame ! que Dieu vous protège !
283
M’Barka
l'excellent whisky!
- Oh! Je n'y manquerais pas Madame! Mes
hommages Madame!
Alexis embraya avec un petit signe ironique à
l'officier interloqué et quand il eut fait quelques kilomètres
il s'arrêta sur la piste côtière d'Azemmour et se moqua:
- Mes hommages Madame!
Elle rit un peu malgré son chagrin.
- Tu as vu sa tête? Pourquoi passes-tu par là? Et
pourquoi t'arrêtes-tu?
- Je vais faire monter un passager, Madame! Si
Madame le permet...
Et donnant trois petits coups de klaxon il virent
surgir Ali qui s'engouffra à l'arrière de la voiture et bascula
en arrière quand elle redémarra dans le rugissement de ses
huit cylindres.
- Eh là! Doucement j'ai failli rester sur la route. «
Sbah el kheïr Lalla ! Coulchi bil kheîr ? »
- Tout va bien mon garçon! Mais toi...Tu
abandonnes ta femme et tes enfants pour courir des
aventures, crois-tu que je puisse te féliciter? Et ta Maman?
Tu y penses...tu as vu cette pauvre Rachel? Et si tu n'es pas
là ce jour-là? Y as-tu pensé? Tu crois qu'avec ce Mohamed
à l'autre bout du monde cela ne lui suffise pas comme
soucis? Et tes affaires hein? Qui va s'en occuper?
- Oh Lalla! Je sais tout cela! Mais toi qui est
marocaine vas-tu désapprouver ce que je fais pour nous
Bonjour madame ! es tu tout à fait en paix ?
284
Le Pied Noir
libérer des français?
- Je désapprouve que tu abandonnes les tiens et je
vais tout de même te dire une chose, libérateur! que tu
devras méditer dans les temps de désespoir qui viennent,
j'étais esclave d'un marocain et c'est un français qui m'a
rendu libre! Ton indépendance sera-t-elle aussi pour vos
femmes Si Ali?
- Oui Lalla! Moi et mes amis approuvons le discours
qu'a fait la Princesse Lalla Aïcha à Tanger, le Maroc sera
aussi aux femmes et elles auront le droit à l'égalité dans le
respect du « Saint Coran »
- Ah oui je vois cela ! Dans le respect du Saint Coran
n’est ce pas ? Les hommes et les femmes ne le lisent pas de
la même façon et je doute de vos bonnes intentions pour
nous autres les femmes. Les cheveux cachés, et après la
jellaba jusqu’aux pieds, et après le voile et après enfermées
à clé dans la maison.
Alexis se mit à rire de cette véhémence et se tournant
vers Ali qui s’était appuyé entre eux sur leur dossier
- Je crois mon cher Ali que vous allez vous préparer
« des lendemains qui chantent » comme disent les
communistes, parce que des M’Barka vous allez en trouver
pas mal.
Ils approchaient de Casablanca, et il ajouta
- Fagoté comme tu es, tu as tout du blédard, alors si
on nous arrête ne t'avise pas de montrer comme tu parles
bien le français, prends plutôt un bon accent des Doukkala,
285
M’Barka
je dirais que tu es un ouvrier de ma ferme.
La voiture qui devait l'emmener à Fès était dans la
cour. Pour ne pas se compromettre devant les gens qui
étaient là il adopta une attitude servile devant Gustave qui
lui ordonna d'un ton sec de le suivre à son bureau.
Une fois seuls il lui tendit une carte de travail avec
une fausse identité et un paquet de plans être censés être
remis au chef de chantier, ainsi qu'une grosse enveloppe. Il
la secoua un peu avant de la lui remettre .
- Si on t'arrête fais l'imbécile, c’est de l’argent tu leur
défends de rompre les cachets, tu te roules par terre, tu les
menace, théoriquement c’est pour le contremaître en réalité
c’est ma cotisation pour tes amis...qu’ils n’oublient pas de
m’inscrire sur le bon côté de leur liste.
- Ah! Vous savez cela aussi? S'étonna Ali en prenant
l'enveloppe.
- Je sais beaucoup de choses mon garçon! Allez,
fous-moi le camp!
- Merci Sidi Gous je ne l’oublierai pas. Au revoir
Tante Que Dieu te garde !
En l'embrassant M'Barka lui dit
- De temps en temps nous irons chercher ta femme et
tes enfants et nous essaierons de te prévenir pour que tu
puisses les embrasser,vous pourrez vous retrouver
ici... N'est-ce pas Gustave?
- C'est ta maison! Grommela-t-il... tu peux y faire
rentrer tous les terroristes du Maroc si tu veux! Après tout
peut-être qu'il ne nous égorgerons pas!
286
Le Pied Noir
- Nous n'égorgeons personne Oncle! Protesta Ali
- Espérons-le! Allez que Dieu te protège mon
garçon!
Alexis l’accompagna jusqu'à la voiture et avant qu’il
ne monte il lui dit
- Avant toute chose Ali, rappelle toi que nous
sommes une même famille.
-Pourquoi dis tu cela ? Toi et ton père, ne venez vous
pas de le prouver ?
Alexis songeur regarda la voiture passer le portail,
s’était il bien fait comprendre ?
287
M’Barka
andis que se confortait la résistance du Sultan
Mohamed V, qui ne voulait plus paraître être une
potiche à la disposition du Résident; les jeunes intellectuels
qui le soutenaient, la plupart pourchassés comme Ali
Benlyazid, trouvaient leurs mots d'ordre au Caire, où s'était
réfugié leur maître à penser, le jeune et brillant Allal-elFassi. Ce faisant ils n'avaient encore que peu d'influence
sur une population généralement illettrée. La vie continuait
donc, de plus en plus prospère, pour les européens qui de
ce fait avaient de moins en moins envie de faire leurs
valises.
T
Mais la situation empira., surtout après l'exil forcé du
souverain, Les Résidents succédèrent aux Résidents, au gré
des gouvernements successifs de cette quatrième
République, divisée entre les vieux conservateurs encore
plus ou moins pétainistes et les communistes, que mettaient
d'accord des socialistes qui, n'étant ni chèvre ni chou,
faisaient une politique de droite avec des mots de gauche et
parfois l'inverse.
Dans une telle pagaille le glorieux empire français
pouvait bien s'écrouler, il n'avait d'importance que dans
l'exploitation de ses avatars par les partis politiques, pour
288
Le Pied Noir
leur pêche électorale.
Au Maroc la caste des anciens, parmi laquelle se
recrutèrent ceux que l’on a appelé Les Libéraux, voyait
avec inquiétude se multiplier les maladresses d'une
administration qui leur avait complètement échappé,
politisée qu'elle était par les anciens vichyssois. Ils avaient
beau multiplier les mises en garde, ce qui comptait pour ces
hauts fonctionnaires c'était, pour ne pas déplaire à ceux qui
les envoyait de Paris, de ne pas aller à contre-courant des
aspirations de la population d’origine européenne.
C'est-à-dire la masse toujours plus importante des
salariés européens qui, refusant la menace d'une
concurrence indigène, rêvaient d'une élimination dont les
américains avaient donné l'exemple avec leurs indiens. Ils
n'avaient d'ailleurs pas peur de les paraphraser quand ils
disaient en riant: « Un bon arabe est un arabe mort »
Les grèves et les manifestations populaires se
multipliant, la répression policière s'accentua sur les
dirigeants des organisations clandestines, puis sur la
population, au fur et à mesure que les perspectives d'avoir à
faire les valises prenaient pied dans le peuple des petits
blancs. D'autant plus que la majorité des pieds-noirs ,
n'avaient aucune attache dans leur toute nouvelle patrie et
qu'ils n'avaient aucune envie de retourner chez le général
Franco, le dictateur Salazar ou ramasser des olives en
Sicile. On peut comprendre que les ambitieux activistes
politiques, qui voulaient faire du Maroc leur chasse
réservée, n'avaient pas de mal à recruter des supporters, et
on ne tarda pas dans les bistrots du Maarif, à l'heure de
l'anisette, à organiser les ratonades, comme on organisait
auparavant les parties de pêche au cabanon de "David
Plage".
289
M’Barka
C'est dans cette ambiance qu'Alexis accomplit la
promesse faite à M'Barka de changer de conduite.
Pour commencer il exigea de son père d'être mis au
courant de ses affaires et d'être intégré à un poste de
responsabilité.
A vrai dire, le Directeur Financier ne réussit pas à lui
faire comprendre les finesses de la fonction, des prises de
participation ici, de la liquidation anticipée par là, du
mouvement des actions qui voletaient comme des
papillons, des cours de change et des cours de bourse. Bref
cet expert, qui n'avait peut-être pas, non plus, grande envie
de voir le fils du patron mettre son nez dans des affaires, où
il avait déjà assez de mal à se défendre des suspicions des
Sanpiètro, le vit avec plaisir disparaître de son bureau.
Pourtant Alexis aurait vraiment voulu s'intégrer au
s ystème et à la maison, il faisait plaisir à M'Barka, en
discutant longuement avec son père de ces problèmes
financiers qu'il comprenait mal. En fait plus que de
l'incompréhension c'était une sorte de répulsion à ce travail
de paperasseries et d'astuces juridiques destinées à tromper
le fisc ou à préparer des pièges dans les contrats de ses
partenaires.
Sans qu'il ait de fonction précise on lui avait attribué
avec un bureau une secrétaire qui, comme lui, n'avait
grand-chose à faire, si ce n'est une aptitude à faire valoir
d’inappréciables avantages, hors soutien-gorge, quand elle
se penchait au-dessus de la table de son patron pour lui
expliquer des choses qui n'avaient souvent pas besoin
290
Le Pied Noir
d'explications.
Alexis s'il avait renoncé aux orgies de la Corniche,
n'en avait pas pour autant fait voeux d'abstinence et il ne
provoqua pas un scandale le jour où il tomba, le nez dans
cette échancrure vestimentaire.
Elle était belge et blonde, ce qui n'est pas
exceptionnel, elle avait vingt-cinq ans ce qui est un bel âge
pour tromper un mari aviateur qui n'était pas à son foyer
une semaine sur deux.
Ce fut une liaison calme et quasi conjugale « J’ai de
la chance, j’ai deux gentils maris » disait la dame en riant,
et elle avait l'air de le croire. Elle était tout à fait fidèle et
dévouée à ses deux hommes, leur préparant de bons petits
plats dans sa petite cuisine et parfois s'étonnant: « Oh
Alexis mon chéri ! Tu ne t’es pas resservi, pourtant Etienne
a bien aimé, hein Etienne que c’était bon ? »
Il était gentil Etienne! Elle avait insisté pour qu'ils
fassent connaissance et ce jour-là il avait failli faire entor s e
au protocole. Non qu’il eut commis une imprudence qui
aurait révélé au mari son infortune, car de cela il s’en
foutait le mari, elle le lui avait dit mais il lui fallut constater
pour y croire. Non ce qu’il avait fait était qu’en passant du
salon à la salle à manger il avait tenté de s'asseoir à sa place
habituelle, mais Etienne s'était excusé: « Non pas ici , je
suis un peu casanier c’est ma place ! Je prend facilement
des habitudes »
Moi aussi s'était dit Alexis, tenté de lui demander si
c'était bien du côté gauche du lit qu'il se couchait quand il
ne pilotait pas son avion.
291
M’Barka
Ce fut elle qui après son stage chez le Directeur
Financier lui suggéra de s'occuper du département
électrique; en vérité elle trouva qu'il était doué pour cela,
un soir où avec seulement le petit couteau à éplucher les
pommes de terre, il répara la lampe de chevet. Elle avait dit
admirative
- Que tu es habile mon Chou! Pourquoi ne pas
t'occuper du Département Electrique chez ton père, mon
Chou?
Pour ne pas commettre d'erreur; dès le début de leur
liaison elle l'avait appelé ainsi, car Etienne était Chou, lui
aussi, et quand ils étaient tous les trois elle les appelait ainsi
tous les deux. Cela n'avait pas choqué le mari. Non! ce qu'il
aurait trouvé troublant, c'est qu'elle interpelle leur ami en
l'appelant Etienne, ou que lui-même soit, dans l'extase,
appelé Alexis. Mais cela n’arrivait pas, elle gérait sa petite
vie amoureuse avec la même compétence que ses classeurs.
Ils étaient vraiment Chou tous les deux.
Ce fut une remarquable entente, pleine de
tranquillité, sans problème, un gentil mari qui téléphonait
toujours avant de rentrer chez lui et qui poussait même
l'amabilité jusqu'à fumer des Craven A comme Alexis.
Cela dura jusqu'au mariage d'Alexis. D'ailleurs! C'est
à ce moment-là qu'ils rentrèrent à la base de Salon-deProvence, quel tact!
Pendant longtemps ils échangèrent de jolies cartes
postales au Nouvel-An et même il fut sollic ité, peu de
temps après leur retour, pour être le parrain de leur premier
enfant, mais malgré l'insistance d'Etienne il refusa
292
Le Pied Noir
prétextant l'éloignement. Il fit d’ailleurs de savants calculs
pour savoir s’il y était pour quelque chose, mais elle l’avait
rassuré au téléphone.
« Non Mon Chou, ce n’est pas toi j’en suis sûre ! »
Et comme il lui avait demandé qui l’avait remplacé elle lui
répondit presque indignée « Mais Mon Chou ! Etienne est
là tous les jours maintenant »
Ainsi rassuré il envoya un magnifique tapis de Rabat
où le bébé pourrait se rouler et sans doute pisser dessus.
Donc un soir, où dans le grand lit ils venaient de
rejouer leur pièce préférée « Chéri ! baisse un peu l’abatjour ! », elle lui suggéra de devenir chef du département
électrique et il le devint.
Le tenant du titre, qui n'était pas passionné par le
Maroc était rentré dans son pays natal. Le Président
Charbonnier accepta de lui donner le poste, d'autant plus
que l'adjoint était un vieux technicien qui ayant roulé dans
toutes les mines africaines, connaissait des tas de trucs sur
son métier et n'avait besoin que d'un appui commercial.
Il adorait parler de son travail et oublia vite que son
nouveau chef de service était fils du patron. Contrairement
à d'autres qui en auraient glosé, il ne fit pas grief à Alexis
de ne pas connaître le métier, trop content qu'il était de le
lui apprendre. Les leçons furent si profitables que quand il
quitta le Maroc au moment de l'indépendance, Alexis
pouvait prétendre être un très acceptable ingénieur d'études
et accepté comme tel, par une clientèle qui ne regardait pas
au-dessus de votre tête, pour voir quel diplôme vous
affichiez.
Voyant comme son Liksis était devenu sérieux il ne
293
M’Barka
manquait plus à M'Barka qu'un souhait c'était de le voir
marié. Elle rêvait déjà de petits enfants qu'elle verrait
grandir dans ses jupes. Il se maria mais pas avec celle
qu'elle aurait souhaité.
Du jour où il était parti combattre en Italie, jusqu'à
sa démobilisation, Pierrette Sanpiètro, comme beaucoup de
jeunes filles à cette époque, s'était découverte une vocation
de marraine de guerre.
Ils échangeaient des lettres gentilles, un peu
insignifiantes, mais qui complétaient bien les nouvelles
qu'il recevait de M'Barka, avec quelquefois un petit mot de
son père ajouté en bas de page.
Il lui avait envoyé des photos qui le montraient les
mains sur les volants de pointage de son canon ou sur le
marche-pied d'un GMC . Elle lui envoya les siennes.
Comme ils le faisaient tous, en se vantant de leurs pseudos
succès auprès des femmes, il les montrait aux copains.
Surtout une qu'ils appréciaient beaucoup, sûrement prise en
cachette de sa mère, qui la montrait en maillot de bains sur
le plongeoir de la grande piscine.
Il n'avait jamais imaginé que ce produit de bonnessoeurs soit devenu cette jolie fille, dont pour la première
fois il découvrait qu'elle avait de belles jambes et des
rondeurs qui provoquaient des hommages de ses
camarades, dont l’intéressée, si elles les avaient entendu,
aurait pu rougir de honte.
Quand il rentra de l’armée, suite logique de leur
correspondance, elle vint tout de suite lui dire bonjour et il
la trouva un peu plus dégourdie qu'elle ne l'était avant son
départ. Elle était sortie de son collège et continuait des
études de gestion d'entreprise et de comptabilité, ce qui
294
Le Pied Noir
hélas lui donna plus tard des idées.
De temps en temps elle sortait avec lui et ses frères,
se faisant accompagner par des petites cruches comme elle,
qu'ils courtisaient, en se moquant après de leur innocence.
Pendant l'été 1953, malgré la recrudescence
d'attentats due à l'imposture du remplacement du Roi par
un fantoche, elle chercha visiblement à se rapprocher de
lui, d’autant qu’elle n’ignorait pas que la jolie secrétaire
étant loin il y avait une place à prendre.
Le jour de ses trente et un ans Alexis organisa une
soirée d'anniversaire à la Grande Maison. A part la mère
qui exécrait M'Barka et prétendait ne jamais pouvoir mettre
les pieds dans cette maison du péché, la famille Sanpiètro
vint au complet. Pendant cette soirée Pierrette se montra si
particulièrement empressée auprès de lui, que les jeunes
gens qui dansaient devant l'énorme « radio pick-up, à
changement de disques automatique, bras compensateur et
tête de lecture à piézo-cristal, » le remarquant, se
moquèrent d'elle par des allusions qui devant son père la
firent rougir de confusion. Mais son papa faisait mine de ne
rien entendre, de ne rien voir et échangeait des clins d'oeil
complices avec son associé qui de sa main valide frisait ses
moustaches de gaulois.
Alors que tout ce monde, installé sur la terrasse,
buvait le café, il lui demanda si elle voulait voir le couple
de perroquets qu'il venait d'acheter au marché central. A
cette époque il se passionnait pour les oiseaux exotiques.
Ils partirent seuls vers la grande volière qui se trouvait tout
en haut de la propriété et quand ils se furent un peu
éloignés elle lui prit la main. Devant les beaux oiseaux qui
295
M’Barka
étaient le prétexte de la promenade il l'attira contre lui et
elle se laissa embrasser. Tenant dans ses bras cette jolie
fille de vingt trois ans, il en tomba d'autant plus amoureux,
qu'elle lui rendait ses baisers avec une passion qui n'était
pas feinte.
Quand ils redescendirent, ils s'arrêtèrent devant un
petit bassin à poissons rouges où après s'être à nouveau
livrés à leurs abandons, il lui demanda pendant qu'elle le
débarbouillait en riant de son rouge à lèvres avec son petit
mouchoir, si elle voulait l'épouser. Eh oui! Elle voulait
bien!
Quand ils rentrèrent tous les invités les attendaient
pour faire souffler à Alexis ses trente-et-une bougies.
Il s'exécuta aimablement en plusieurs fois et donnant
la pelle-à-tarte à l'une des jeunes filles qui se bousculaient à
côté de lui, il entraîna Pierrette vers le coin où se tenaient:
M'Barka, son père et le vieux Sanpiètro et ayant demandé
le silence plusieurs fois il dit.
- Mes amis! J'ai quelque chose de très important à
demander à notre ami et associé Monsieur Sanpiètro!...
Monsieur Sanpiètro je voudrais épouser votre fille!
Un énorme hourra éclata dans le grand salon avec
des applaudissements et le vieux sicilien visiblement ému
répondit sur le ton de la plaisanterie:
- Je suppose que je n'ai qu'à dire d'accord, après tous
ces applaudissements, et toi Gustave es-tu d'accord?
- Je dis comme toi, on ne nous a pas consultés, et toi
M'Barka? Qu'en dis-tu?
296
Le Pied Noir
Elle s'approcha de la jeune fille et l'embrassa
- Sois la bienvenue dans ma maison ma fille.
Personne, sauf elles deux, ne sentit la réticence de
Pierrette, qui cependant répondit gentiment
- Je sais comme vous aimez Alexis, je ferais de mon
mieux pour qu'il soit heureux avec moi.
Ce fut un grand et beau mariage où la presse
nationale fut invitée à photographier sous toutes les
coutures le gratin de la gentry marocaine qui s'y pressa
pour s’extasier sur les jeux de voiles de la mariée et les
robes roses des petites filles qui portaient la traine
Les orgues tous neufs de l’Eglise du Sacré cœur,
rugirent et le prêtre en donnant la bénédiction nuptiale,
voulut bien oublier de réclamer au fiancé son certificat de
baptême. Il est vrai qu'on ne lui avait rien demandé d'autre
que de recevoir un confortable chèque, faire le boulot pour
lequel il l'avait reçu, passer dans les rangs pour la quête
destinée à financer la fin des travaux de cette horrible
architecture de béton, et faire en vitesse le sermon d'usage.
Après quoi, toute l'assemblée, dans un grand concert de
klacsons put aller à l'essentiel: le pantagruélique gueuleton,
préparé sous les tentes caïdales, dans la bonne odeur des
méchouis qui rôtissaient embrochés au-dessus des braises
de bois d'olivier, qui est, comme on ne le sait pas assez, le
seul arbre digne de rôtir un mouton.
M'Barka n’appréciait qu’à demi la cérémonie, elle
était déçue, se sentant en quelque sorte dépossédée de ce
rôle de mère qui est si important lorsqu’une marocaine
marie son fils, ces petites intrigues avec l’autre mère, ces
discussions pour l’organisation du mariage, cette étude de
297
M’Barka
la nouvelle famille, les soupçons auxquels on ne croit pas
vraiment mais que l’on exprime en confidence. Toute une
stratégie millénaire de la mère musulmane qui révèle son
importance et accroit sa respectabilité.
Mais cette sicilienne arrogante, cette famille
Sampiétro avec ces garçons vulgaires, méprisants et
racistes. Le pire était qu’elle devinait que cette mijaurée ne
rendrait pas son Alexis heureux.
Elle trouva donc un prétexte pour s’éloigner dès que
cela lui parut possible et sans que cela paraisse une
impolitesse de sa part .
Seul s’en inquiéta Gustave quand au milieu du
brouhaha général il s’aperçut qu’elle était absente.
Il savait bien qu’elle désapprouvait ce mariage, et
qu’avec raison elle n’aimait pas ces siciliens. Lui même
n’était pas vraiment enthousiasmé mais il voyait son fils
heureux et amoureux d’une jolie fille qui avait l’air de le
lui rendre, et comme cela coïncidait avec un renforcement
de ses affaires il voulait chasser toute inquiétude
Il la trouva dans son salon où elle bavardait avec la
vieille cuisinière qui lui préparait du thé et il accepta le
verre qu’elle lui tendait en lui demandant si tout se passait
comme il voulait. Il la connaissait trop bien pour ne pas
sentir l’ironie et tout d’abord il ne répondit pas car il ne
voulait pas se laisser entraîner dans une dispute, où de
toutes façons elle aurait eu l’avantage. Pour une fois elle
n'était pas, sur un sujet important, d'accord avec lui, et tout
au fond de lui-même il savait bien qu'elle avait raison car
elle avait assez de bon sens pour savoir que cette
298
Le Pied Noir
péronnelle, qui lui faisait sentir son mépris chaque fois
qu'elle venait chez elle, ne pourrait jamais rendre son fils
heureux.
Il lui prit les mains et les embrassa avec toute la
tendresse possible et il lui dit
- Ne t’inquiète pas ma chérie, elle ne pourra jamais
te le prendre. Il a choisi ils s’aiment...il remarqua sa moue
dubitative et il ajouta...Enfin cela se voit et puis j’ai pris
toutes les précautions voulues pour que le contrat nous soit
favorable.
Tu verras quand ils nous donneront des petits enfants
toutes tes inquiétudes seront oubliées.
Elle ne répondit pas, elle restait souc ieuse et en
reversant le thè elle lui dit
- Ils n’auront pas d’enfants et elle fera tout, elle et sa
mère pour nous l’enlever ...et soudain elle s’effondra en
larmes contre lui, oh mon chéri ! mon chéri ! Tant de joies,
tant d’efforts, et ce sacrifice...pourquoi ? Pourquoi ? Allah
va donc me punir jusqu’au bout, il va me l’enlever pour
cette chienne chrétienne.
Gustave l’embrassait et protestait qu’elle exagérait
que toutes les mères disaient la même chose dans ces
circonstances. Elle fit l’effort de se calmer et elle le
renvoya
- Va mon chéri ! Tes invités vont s’inquiéter, tu leur
diras que j’ai trop mangé de ce tagine de poulet et que je
dois me reposer.
Il s’en retourna lui en voulant un peu d’avoir jeté
une ombre sur la fête, d’avoir ravivé ses propres doutes.
299
M’Barka
Quand il retrouva ses invités la Colonelle vint à lui
- Qu’y a t il ? Pourquoi M’Barka est elle partie ?
Il tenta de raconter son mensonge mais cela ne prit
pas
- Je vais la rejoindre, je sais ce qui se passe elle n’est
pas d’accord n’est ce pas ?
Elle s’éloigna et ce fut à ce moment que dans les
joyeuses clameurs les jeunes gens chahutèrent les jeunes
époux qui s’en allaient dans la belle Cadillac toute neuve
cadeau de Gustave, vers la villa d’Anfa qui avait été
construite pour eux par le vieux Sanpiétro.
Pendant toutes les fiançailles Alexis malgré ses
expériences passées se laissa prendre au piège des habiles
coquetteries de sa fiancée et il espérait que les relations
entre les deux femmes s'amélioreraient.
Il n'était d'ailleurs pas mieux loti du côté de sa future
belle-mère qui avait, depuis sa naissance, vouée sa fille à la
Sainte Vierge et toujours rêvé de la voir religieuse. Elle ne
digérait pas sa déception, encore qu'elle fut moindre que
celle de la congrégation des Bénédictines, qui voyait
s'évanouir la dot que la novice aurait apporté en mariage à
ce polygame de Seigneur Jésus, qui est, comme on le sait,
l'époux de toutes les bonnes-soeurs du monde.
Entre l'hostilité de sa belle-mère à son égard et celle
de M'Barka à l'égard de sa fiancée, Alexis faillit bien
arrêter là le mariage, d'autant que de déplaisantes
discussions sur les clauses du contrat avaient lieu avec une
âpreté où sa future épouse n'était pas la moins acharnée.
Plusieurs fois il éprouva un désagréable sentiment,
300
Le Pied Noir
quand pendant une délicieuse étreinte elle le repoussait,
pour une nouvelle fois le questionner sur cette villa qui
était à M'Barka et pas à son père, comment cela pouvait-il
être, puisqu'elle n'était pas la femme de son père selon la
Loi française et pas sa mère à lui? Il y avait là quelque
chose qui dépassait son entendement quant aux droits de
ces indigènes, car dans son esprit ils ne pouvaient être
propriétaires de rien. Alors un beau jour il s’était fâché, lui
disant très nettement
- Il faudra que tu acceptes M'Barka comme ma mère
ou nous arrêtons tout de suite, réfléchis bien! Sur quoi, en
colère, il l'avait planté là, assez désorientée.
Mais le lendemain elle était revenue câline en
s'excusant et comme il désirait ce corps dont elle savait lui
faire sentir toutes les promesses avec une technique de
vieille routière, qu'elle n'avait pourtant pas appris chez les
bonnes-soeurs, elle l'avait reconquis. Mais même de ce
côté, il s'aperçut trop tard qu'il avait été berné, car elle
appartenait à cette catégorie d'hystériques, que l'on appelle
communément des allumeuses. qui promettent beaucoup
plus qu'elles ne donnent.
Le mariage accompli, la déception de cette fausse
sensualité, bien pire qu'une véritable frigidité fut le début
de toutes ses désillusions. Pourtant il n'était pas un petit
puceau novice et il tenta de mettre à profit pour son épouse,
l'expérience acquise auprès des diverses compagnes, toutes
belles, qu'attirent toujours un beau garçon riche.
Mais hélas! malgré tous ses efforts, il ne put jamais
lui faire admettre que l'amour c'était autre chose que de
s'ouvrir passivement à la lubricité de son mari, afin
d'accomplir la procréation exigée par Dieu pour justifier le
301
M’Barka
sacrement du mariage. C'est-à-dire: croître et se multiplier.
Pourtant au début elle fit vraiment un effort pour
aller au-delà de cette exaltation qu'elle éprouvait à être
embrassée et caressée.
Plusieurs fois Alexis l'avait sentie prête au plaisir,
mais jamais elle ne s'abandonna, car dans son inconscient
existait toujours, cette mise en garde de son éducation,
venue de bigote de mère, contre cette pomme du plaisir
charnel que le Démon ne manquerait pas de lui offrir,
comme il l'avait fait à Notre Mère Eve.
Aussi dans la hantise de commettre un si horrible
péché, pressait-elle son mari d'activer le mouvement, sans
chercher des fantaisies répugnantes. Tandis que pour
exorciser le Diable elle faisait de muettes
prières vers le crucifix qu'elle avait accroché au-dessus du
lit conjugal, tout enrobé de branches de buis, bénies le jour
des Rameaux.
Trop c'est trop! Et Alexis un jour capitula
abandonnant sa demi pucelle à sa Vierge-Marie, d'autant
plus que ce vagin sec restait résolument stérile, ce qui lui
était d'ailleurs imputé. Quant à la conversation elle n'y
trouvait d'intérêt que quand il s'agissait d’argent, qu'il soit à
dépenser ou à ramasser et de lui tirer à ce sujet tout ce
qu'elle pouvait de renseignements qui lui permettaient de se
faire une idée de ce que cette entreprise pouvait rapporter.
Il retourna donc vers les accueillantes petites amies
qui savaient apprécier ses tendresses et le reçurent avec
joie. Finalement cela arrangeait tout le monde et avec
l'hypocrisie cauteleuse si particulière aux catholiques on fit
semblant de ne pas savoir.
302
Le Pied Noir
Les deux pères avaient participé ensemble à la
construction d'une magnifique villa sur le site d'Anfa, pas
trop loin de celle des Sanpiètro, parce que la Mama avait
des varices. En rédigeant le contrat de mariage on avait
insisté pour qu'elle fût au nom de Pierrette, puisqu'Alexis
était censé hériter de « la Californienne » Et pendant que
l’on y était on profita de cette heureuse union, pour
redistribuer les cartes au sein de la société de manière à ce
que les actions soient réparties à égalité entre les deux
familles; d'un côté Sanpiètro père et enfants, de l'autre
Charbonnier père et fils. Papa Sanpiètro dans sa générosité,
donna la moitié de ses actions en dot à sa fille chérie.
Sur le moment et parce que les affaires prospéraient,
ils ne prirent pas garde que les deux frères n'avaient pas
protesté. Ce ne fut que plus tard qu'ils virent le piège
puisqu'en cas de divorce aux torts du mari et à la mort de
Gustave, elle obtiendrait la moitié des parts de son mari:
25%, plus les siennes: 25%, plus celles de ses frères: 25%,
c'est-à-dire à la mort de Gustave 75% du capital.
Pas fous ces siciliens! Il pouvait bien aller faire ses
cochonneries avec ces moitiés prostituées qu'il fréquentait
au golf et au tennis, c'était Pain béni pour l'avenir, une
corde qu'il se mettait autour du cou. C'est pourquoi avec le
conseil de ses frères, au lieu de chercher à le retenir près
d'elle, elle le poussait au contraire machiavéliquement, à
des dévergondages dont elle accumulait à son insu les
témoignages photographiques et les talons de chéquiers.
Depuis longtemps il s'était décidé à revenir dans sa
chambre de célibataire et se faire encore gâter par M'Barka,
lassé qu'il était des cris et menaces de sa femme. Elle put
ainsi avoir la satisfaction d'ajouter une nouvelle pièce à
charge à son dossier, en faisant constater par un huissier
303
M’Barka
qu'il avait abandonné le domicile conjugal. C'était bien une
vraie salope.
304
Le Pied Noir
Quand le Capitaine Benlyazid, qui avait été un des
derniers blessés graves évacués de la cuvette de
Dien-Bien-Phu, sortit sur ses béquilles de l'hôpital parisien
où on l'avait rafistolé tant bien que mal, il téléphona à
Alexis pour qu'il vienne le chercher à l'aéroport de CasaAnfa.
Ils ne s'étaient pas revus depuis la prise de Colmar en
Janvier 45 où leurs deux divisions avaient mené une
opération conjointe.
Cette rencontre avait été un de ces hasards de guerre
où dans le brassage des combattants il arrive que se
retrouvent deux amis ou deux frères. Rencontrant des
goumiers, Alexis avait tout de suite pensé que Mohamed
était peut-être dans ce secteur et ayant arrêté sa « jeep » il
avait interpellé les soldats marocains, pour leur demander
en chleuh, s'ils connaissaient le lieutenant Benlyazid Les
deux hommes avaient été si heureux d'être interpellés dans
leur langue natale qu'ils avaient guidé Alexis jusqu'au
cantonnement.
Cela avait été d'émouvantes retrouvailles qu'ils
avaient si bien fêté au mess des officiers, qu'il avait fallu
ramener Alexis et sa jeep jusqu'à sa batterie.
C'est ce qu'ils expliquèrent en riant à leur ami Isaac
qui, prévenu, avait tenu à accompagner Alexis pour
accueillir leur ami à l’aérogare.
C’est d’ailleurs Isaac qui se chargerait de ramener
Mohamed dans sa famille qui l’attendait à Mazagan. Il
expliquait cela, alors qu'ils roulaient vers la villa où
M'Barka avait fait préparer un dîner en l'honneur de
l'officier.
305
M’Barka
Embrassé longuement par Gustave et par M'Barka
qui pleura un peu sur son épaule, en louant Dieu de l'avoir
enfin ramené chez lui, ils passèrent à table. Quand il se fut
régalé de tous les bons plats de sa jeunesse qu'elle lui avait
fait préparer ils allèrent au salon pour le thé traditionnel et
il dut raconter à Gustave, malgré sa réticence, cette dure
bataille que menaient les Vietnamiens pour leur
indépendance.
- Maintenant! pronostiqua-t-il, les Empires français
et anglais vont se démanteler totalement. On ne peut y
échapper... Et mon frère Ali? Vous avez des nouvelles?
- Je lui ai envoyé un message, mais apparemment il
n'a pu venir. Il est sérieusement menacé, expliqua Alexis.
- Toujours à déconner avec l'Istiqlal ?
- Je crois! Oui! Tu n'es plus d'accord avec lui?
Quand tu es parti tu me disais que tu voulais être officier
pour l'Indépendance, tu as changé d'avis?
- Non! Moins que jamais! Mais j'ai appris qu'il y a
un temps pour tout et Ali aurait dû rester à Mazagan à aider
Isaac pour nos affaires.
- Oh! Mustapha m'aide bien tu sais! Dit Isaac.
- Tu sais bien que Mustapha n'a pas l'envergure
nécessaire pour diriger une aussi importante entreprise, et
avec ce qui se prépare, Isaac, tu risques de te trouver en
porte-à-faux si tu deviens trop apparemment le seul
dirigeant de notre société.
- C'est vrai que nous recommençons à être insultés
par la populace, dit sombrement Isaac et puis il y a ce qui
se passe en Palestine, si les juifs du Maroc se sentent
306
Le Pied Noir
menacés ils vont foutre le camp là-bas, il y a déjà des
contacts qui se font.
Alexis se leva brusquement et cria.
- Eh merde! L'avenir de ce pays c'est nos trois rac es.
A nous trois nous représentons ce que doit être le Maroc!
Est-ce qu'on peut voir cela de loin sans réagir?
- Qu'est-ce que tu veux faire? Une pétition? Prendre
ta carte au Parti Communiste? Faire un discours pacifiste
en Nouvelle Médina à des mecs qui voient des espagnols
plus cons qu'eux gagner quarante fois ce qu'on leur offre
et, pire encore, être insultés par ces abrutis dans leur propre
pays?
- Qu'est-ce que tu peux y faire Mohamed? Qu'est-ce
qu'on peut faire demanda Isaac.
Le vieux Gustave qui les écoutait, pensif intervint.
- J'aurais aimé mourir avec l'espérance d'avant la
guerre, il y a eu trop d'erreurs, enfin espérons qu'ils me
laisseront reposer en paix dans cette terre. Français ou pas
le Maroc sera toujours le Maroc!
M'Barka qui lui avait prit la main la tapota comme
pour le gronder.
- Ne dis pas des choses pareilles Sidi-Gous! Nous
allons encore vivre longtemps ensemble pour voir les
enfants d'Alexis!
- Les enfants d'Alexis? Non mais tu rigoles? Avec
c ette pétasse, il ne risque pas! Tu ne ferais pas mal de te
307
M’Barka
dépêcher de t'en débarrasser Alexis, si tu veux des
enfants...et crois moi, fais comme moi trouve toi une bonne
berbère.
Il tapa deux ou trois petits coups sur le derrière
rebondi de M'Barka qui en vieillissant avait perdu sa jolie
silhouette. Elle le repoussa avec indignation en riant. Alors
qu'ils se levaient tous parce qu'il était temps pour Alexis,
d'emmener Isaac et Mohamed à Mazagan, il demanda.
- Et après ta convalescence que vas-tu faire
Mohamed?
- Je vais repartir en France, et je ne sais pas ce qu'ils
vont faire de moi peut-être me donner une ficelle de plus et
me faire cadeau d'une caserne. Mais je reviendrai ici, Inch
Allah! quand le fruit sera mûr, ou déjà cueilli. Je serais
alors rudement utile parce que ce sera un sacré bordel!
Soyez en sûrs!
Le vieux couple les accompagna jusqu' à la voiture et
sur un dernier signe de la main ils passèrent le porche.
A la sortie de la ville, répondant à une question
d'Alexis, Mohamed leur dit qu'à son avis, l'indépendance
n'allait pas tarder mais que ce n'était pas l'Indochine.
- Nous serons là avec nos goumiers pour que la
transition se fasse sans trop de dégâts et empêcher les
excès.
Isaac demanda.
- Et en attendant que tu reviennes pour empêcher que
l'on ne me fasse flamber dans ma synagogue, qu'est-ce que
308
Le Pied Noir
je fais moi le petit youpin.
- Cela fait vingt siècles que vous avez appris à faire
le dos rond, alors fait le dos rond.
- Non!
- Si!... Et toi Alexis? Tu quitteras le Maroc?
- Tu ne me vois pas aller en France, qu'est-ce que j'y
fabriquerais? Mais je ne ferais pas le dos rond, n'oublie pas
que je suis le fils de lait d'une marocaine. C'est ma mère!
Bordel de merde! ma mère!
- Et ta femme?
- Oh alors celle-là! Elle peut aller se faire foutre par
ses curés la salope! Je voudrais bien divorcer mais elle s'y
oppose formellement, sa religion le lui interdit, parait-il,
mais je sais que c'est surtout pour m'obliger à payer le prix
fort.
- Qu'en dit ton père?
- Pas grand-chose, je vois bien que cela le tourmente,
pour la première fois de sa vie il s'est fait avoir.
- Comment cela? Ce n'est pas lui qui a épousé ta
bigote?
- Il m'a encouragé en croyant sauvegarder
l'entreprise et mon avenir par un mariage d'intérêt et il se
rend compte que nous nous sommes fait piéger par le camp
des siciliens. Il contrôle encore la situation, mais à sa
mort?...
- Tu vois? Se moqua Mohamed...l'avantage d'être
musulman? Moi je n'aurais pas tes problèmes, en rentrant le
309
M’Barka
soir je lui dirais trois fois « Tu es répudiée ! » et après
« fais ta valise chérie et disparaît » Redevenant plus sérieux
il demanda... Mais! Est-ce que tu te sens capable de prendre
la succession de ton père?
- Franchement non! les autres non plus d'ailleurs.
Cette entreprise est devenue monstrueuse. Le Président
Charbonnier y arrive, encore qu'il soit maintenant fatigué,
parce qu'il a tout construit lui-même par petits bouts et qu'il
a un tempérament de dictateur...Tout le monde tremble
quand il pousse la porte de son bureau capitonné. Le vieux
Sanpiètro se contente de s'asseoir sur son paquet d'actions,
bien conseillé par sa salope de fille, d'ailleurs il commence
à être un peu gâteux, les deux fils tripatouillent je ne sais
quoi en France, avec des politicards du M.R.P.
- Ils préparent leur base de repli!
- Probablement! Moi je me prépare à me replier sur
la seule chose que je commence à bien comprendre, le
Département Electrique, au moins j'ai appris quelque chose
que j'aime avec ce vieil ingénieur. Nous nous sommes
lancés dans l'entreprise et ma fois cela marche, pour
l'instant du moins... En fait je suis comme mon père, plutôt
démoralisé, je ne vois pas où nous allons, ce mariage raté,
un pays qui part en débandade, ceux que j'aime qui
vieillissent trop vite, les vrais amis comme vous qui
s'éloignent.. .Je mène une vie dégueulasse, je regrette
souvent de ne pas être parti avec les copains en Indochine...
Ali va certainement trouver le moyen de venir te voir, ils
n'oseront pas venir perquisitionner la maison d'un Capitaine
français. Ne te fâche pas avec lui! Il croit à ce qu'il fait...
comme toi! Dis-lui de passer me voir, il y a longtemps que
310
Le Pied Noir
je n'ai pas payé ma cotisation, ils doivent en avoir besoin!
- Tu déconnes! Mais je lui dirais!...Isaac?
- Oui!
- Tu feras le dos rond?
- Tu m'emmerdes! Il n'y a pas que moi!...Tu ne sais
pas Liksis! ce que tu peux faire pour ta sicilienne?
Demande à Ali de foutre une bombe sous le cul de la
famille Sanpiètro, tu en seras débarrassé!
- J'ai une meilleure idée, dit Mohamed...je fais violer
ta bonne femme par une section de Tabors après ça elle
sera tellement amoureuse qu'elle fera tout ce que tu
voudras!
Cela les fit rire et plus détendu Alexis les prenant
aux épaules leur dit.
- Je vais y réfléchir! Allez!... en attendant allons
boire un coup au Roi de la Bière dit Alexis.
- Tu as raison! Chez ma maman on boirait de l'eau,
j'ai perdu l'habitude.
Quand ils se séparèrent ils ressentirent bien que
c'était un adieu. Leur monde éclatait.
Avec la neutralité bienveillante de son père, Alexis
avait choisi son camp et s'il ne pouvait accepter les
outrances des attentats, il n'en avait pas moins des contacts
avec ceux qui réclamaient le retour de Mohamed V.
Il n'était d'ailleurs pas le seul français à s'engager
Pendant les luttes pour l’indépendance la plupart des
entreprises françaises, voulant préserver leur avenir payaient une
sorte d’impôt aux mouvement de libération.
311
M’Barka
ainsi, conscient de sauvegarder l'avenir des relations entre
les deux pays. Cinquante ans après on leur rendrait
hommage.
Ce n'était pas sans danger car les ultras leur vouaient
une haine plus grande encore qu'aux partisans les plus
extrémistes de l'Istiqlal et nombre d'entre eux le payèrent
de leur vie.
La communauté juive inquiète à juste titre, d'être si
inconfortablement assise entre deux chaises, établissait elle
aussi de prudents contacts avec ceux qui un jour ou l'autre,
elle le savait, reprendraient aux français la direction de leur
pays. D'ailleurs l'ensemble de cette communauté, qui
n'avait pas oublié que le Roi les avait vigoureusement
défendus contre les lois anti-juives de Pétain, avait
vivement déploré le coup de force qui l'avait exilé. Aucun
d'eux n'était donc du côté des Ultras Mais ces pauvres juifs,
se trouvaient pris entre deux feux, injuriés par les uns,
comme par les autres, éternels boucs émissaires, sur
lesquels il était facile d'exciter les populaces musulmanes
ou chrétiennes. Il avait été naturel qu' Isaac Bendahan dont
on connaissait depuis longtemps la vieille amitié qui le liait
avec les libéraux Charbonnier et les musulmans Benlyazid
se soient vus confier d'être un des messagers de la
communauté israélite.
La veille de son retour en France, où il avait été
rappelé pour recevoir ses galons de Chef de Corps et le
commandement d'un bataillon, Mohamed vint dîner avec
ses amis. Ils avaient envie d'être seuls et allèrent dans un
restaurant de la Corniche où Ali avait pu les rejoindre.
Ali dénonçait avec véhémence l'emprise des
médiocres politiciens européens sur son pays, sur ses
312
Le Pied Noir
traditions et sur sa culture.
Alexis approuvait en partie, mais influencé par son
père il tempérait la révolte de son ami en arguant de ce que
les français avaient apporté au pays.
- Quelques routes! Des immeubles, des fermes, des
voies de chemin-de-fer, des hôpitaux... Pour nous? Tu vas
oser me dire que Lyautey nous aimait tellement qu'il a fait
faire tout cela pour les marocains? Arrête! je sais ce que tu
vas me dire, l'école! On m'a permis d'aller à l'école... à moi,
à mon frère, à ma soeur... mais parce que nous étions
enfants de notables, et les autres ? ceux des campagnes,
ceux des bidonvilles?
- Oh! D'accord c'est loin d'être parfait et
certainement orienté mais nos familles en ont profité! dit
Isaac... qu'étaient ton père et le mien avant qu'ils ne
viennent?
- Oui! C'est vrai nos familles se sont enrichies, nous
parlons français, on nous dit « Bonjour monsieur » mais
dans ton dos on t'appelle « Sale Youppin »et moi on me
traite de « Sale Melon ou sale raton » et tous ceux qui ne
s'habillent pas comme eux avec un faux-col et une cravate,
juifs ou arabes comment les traitent-ils? Et cela te plaît
qu'ils crachent en passant devant ta synagogue? Ou qu'en
rigolant ils se bouchent le nez en passant devant ton oncle
David?
Et nos cimetières rasés pour faire une route ou un
immeuble, ou parce qu'ils obligent la moissonneusebatteuse à en faire le tour? Est-ce que tu sais qu'en Algérie
au début de la colonisation ils ont approvisionnés une usine
313
M’Barka
de Marseille qui faisait du noir de carbone avec des pleins
bateaux d'ossements extraits des cimetières?
- Oh intervint Alexis il y a quelques cas, mais
regarde! Dans l'ensemble les coutumes ont été assez bien
respectées, par exemple, on n'a pas comme en Algérie
transformé des mosquées en églises...
- Ah non! Et sais-tu pourquoi? Tu crois à la légende
de ce bon général Lyautey? Je vais te donner ma version:
ton général a commencé, comme en Algérie, par une
conquête violente avec des massacres de population pour
faire le vide et puis la guerre de 14 est arrivée, il fallait qu'il
rapatrie la moitié de son armée sur le front français; c'est
alors qu'il a inventé son histoire de tache d'huile, se montrer
gentil, respectueux des coutumes.
Mais la guerre finie, ils sont revenus de Verdun les
soldats, et le bon Général il a remis cela un bon coup,
démolissant les kasbahs à coups de 75. Et puis voilà cet
emmerdeur d'Abd el Krim qui fout les espagnols dehors et
qui menace Fès. Alors on est à nouveau bien gentils, bien
civilisateurs, le major fait des accouchements, le lieutenant
des « A.I. » arrange les chikaïas . Pourquoi? Et bien parce
que cet Abdelkrim! Ce bandit rifain, ce « melon », ce
« raton », ils s'aperçoivent que c'est un sacré bon général.
Et bien sûr! en y mettant le paquet, ils ont fini par l'avoir,
mais à quarante contre un.
Tu sais combien il a fallu de français et d'espagnols
pour venir à bout des 20 000 rifains qui combattaient?... En
plus de ce qui restait de l'armée espagnole, il a fallu:
60 généraux qui commandaient 32 divisions, 44 escadrilles
314
Le Pied Noir
de bombardement, 825 000 hommes!
Et le tout coiffé par le Général-en-chef Pétain, la
gloire nationale, le grand vainqueur de l'Allemagne.
- Oh! Tu es sûr? Tu n'en rajoutes pas un peu?
- Sources officielles françaises! Demande à ton père!
Quand on en a eut fini avec ces salopards de rifains, on a
profité de tout ce monde pour en finir avec les autres.
De toute façon il ne restait plus grand-chose à
soumettre, et puis la deuxième guerre est arrivée, tout le
monde a été bien gentil une nouvelle fois et maintenant
qu'ils peuvent respirer, ils se retroussent les manches pour
en finir une bonne fois avec tous ces emmerdeurs qui ne
veulent pas comprendre combien est belle la civilisation
chrétienne.
Alexis qui cassait machinalement des allumettes
referma la boite.
- Il y a du vrai dans ce que tu dis! Mais on peut tirer
profit de ce passé, construire un Maroc nouveau. Ce qui a
été bâti restera aux marocains, les européens apporteront
encore leurs techniques, des professeurs viendront pour les
écoles que vous construirez et si vous arrivez à contrôler
vos ultras les bons français resteront pour vous aider...
- Pourquoi pas? observa Ali... nous y sommes prêts!
- Tout se passerait si bien dit Isaac si tous étaient
comme nous.
- Malheureusement ce n'est pas le cas et les
imbéciles de tous les camps sont beaucoup trop nombreux à
avaler les promesses de leurs hommes politiques, répondit
Alexis.
315
M’Barka
- Il ne s'agit plus de politique! La révolte gronde
dans toutes les médinas, il faudra bien arriver à en finir
avec les archaïsmes de la colonisation. Ce sera sanglant
mes amis, car les indigènes ne vont pas toujours répondre
aux brutalités policières par la fuite.
- Oh cela va peut-être s'arranger il y a en France de
plus en plus de protestations contre cette politique
répressive.
- Laisse-moi rire! Les copains à Maurice Thorez
donc les russes...observa Ali en se levant.
Il avait raison cela ne s'arrangea pas, bien au
contraire! Comme les allemands l'avaient fait on fusilla des
patriotes, comme la Gestapo l'avait fait, on tortura dans les
commissariats et les prisons. Aux crimes haineux, que la
police française couvrait, répondit la violence vengeresse
des jeunes marocains. A l'exemple des patriotes français
qui avaient organisé la Résistance contre l'occupant
allemand, les patriotes marocains organisèrent la
Résistance contre l'occupant français. Les attentats se
multiplièrent et pour se venger d'en avoir échappé de
justesse, Boniface un aventurier, le seul vrai maître de la
situation à Casablanca, celui qui dictait leur conduite aux
Résidents généraux, fit assassiner le libéral LemaigreDubreuil, le patron des Huileries Lesieur.
Un soir Ali arriva à la villa, affolé d'indignation. Des
policiers français de Mazagan avaient perquisitionné chez
ses parents avec la brutalité qui est le propre de tous les
flics du monde. Il ne savait pas exactement ce qu'ils avaient
316
Le Pied Noir
fait, il ne pouvait y aller lui-même car cet acte sentait la
provocation pour le faire tomber dans un piège.
Ils étaient en train de dîner tous les trois et tout de
suite ils partagèrent son indignation. Le vieux Gustave jeta
sa fourchette en criant sa rage, les larmes aux yeux. Mais
que pouvaient faire les quelques Vieux marocains comme
lui, conscients des injustices commises, des haines qui
montaient, et qui malheureusement englobaient tous les
européens dans le même sac, après des meurtres commis en
toute impunité par quelques énergumènes, contre des gens
qui, comme Ali, voulaient cependant continuer à aimer un
pays à qui ils ne réclamaient seulement que soient tenues
ses promesses et respecté leur souverain.
Malgré l'heure tardive Alexis et son père partirent
immédiatement et M'Barka s'occupa de faire dîner Ali et de
lui faire préparer une chambre. Ils arrivèrent tard, à cause
des nombreux barrages sur les routes, la maison ne
s emblait pas sous surveillance, pourtant il sembla à Alexis
voir des ombres à l'angle de la rue. Ce fut Leïla qui leur
ouvrit après qu'ils se furent fait reconnaître, elle se jeta en
larmes contre eux ne sachant que répéter:
La vieille dame gisait, gémissante dans son lit un
pansement sur la tête, la blessure n'était pas très grave une
gifle l'avait jetée à terre pendant qu'elle cherchait à
défendre sa belle-fille contre les attouchements humiliants
de l'un des flics. Mustapha n'était pas là quand ils étaient
arrivés pour l'arrêter. Leïla leur demanda s'ils ne l'avaient
pas vu, car il avait manifesté l'intention de rejoindre son
beau-frère à Casa et d'abord d'aller chez eux.
Gustave blanc de rage jura qu'il allait les venger,
qu'il ferait rechercher ce salopard et le ferait foutre en tôle...
317
M’Barka
Madame Benlyazid lui dit de se calmer et demanda à
ses filles de préparer un peu de thé pour les visiteurs et
d'aller leur chercher la clef de leur maison.
- Non! nous restons là! Prépare-nous une chambre
Leïla, nous n'allons pas vous laisser tant que nous ne
sommes pas assurés de votre sécurité et que je ne vous
aurais pas vengées en faisant arrêter ce salaud!
- Ce n'est pas la peine Gustave... c'est à nous de laver
l'affront, c'est à mes fils de le faire... Mohamed a
désapprouvé son petit frère, moi aussi, mais je le regrette,
c'est lui qui a raison. Non ne t'en mêle pas! Nous savons
bien que tu es des nôtres mon ami, mais tu es aussi des
leurs.
- Mais je ne suis pas avec ces salauds! la France ce
n'est pas ça!
- Non! La France ce n'est pas cela... mais cette bande
de chacals sont français et nos enfants ont raison il est
temps de les chasser... Merci de vouloir nous protéger
Gustave, qu'Allah vous protège vous-mêmes. Mais donnemoi plutôt des nouvelles de ma chère M'Barka.
Il commençait à parler des soucis de M'Barka devant
cette situation et répondait aux questions des deux jeunes
femmes qui voulaient savoir ce qui se passait à Casa quand
on frappa à la porte. Ils firent silence et Leïla murmura.
- Oh mon Dieu c'est encore eux j'en suis sûre!
- J'y vais! Dit Alexis.
Quand il ouvrit la porte il se trouva devant un
européen en civil qui était accompagné de deux supplétifs,
qui se tenaient un peu en arrière. L'homme parut surpris de
318
Le Pied Noir
voir un européen, mais immédiatement il interrogea d'un
ton agressif.
- Que faites-vous ici? Qui êtes-vous?
Alexis qui se demandait
contrôler lui répondit.
s'il allait
pouvoir
se
- Et vous qui êtes-vous? Qu'est-ce que vous voulez?
L'homme exhiba rapidement une carte barrée de
tricolore.
- Je suis inspecteur principal de la police criminelle
et je recherche un dangereux terroriste!
- Un dangereux terroriste! A cette heure-ci? A deux
heures du matin? Je croyais que les opérations policières ne
se faisaient que le jour, vous avez d'autres lois à Mazagan?
- Je veux voir vos papiers!
- Mais bien sûr! Entrez donc.. .mais sans votre armée
ajouta Alexis qui referma la porte.
- Qui est-ce? cria Gustave dans l'escalier.
- Ce n'est qu'un flic Papa! Je te l'amène.
Quand ils furent à l'étage, Gustave froidement, dit à
l'homme.
- Je suis Conseiller Municipal de cette ville depuis
vingt-cinq ans! Que faites-vous dans cette maison à cette
heure-ci? Est-ce vous qui êtes venu cet après-midi
perquisitionner?
L'autre plastronna:
319
M’Barka
- Oui c'est moi! Je suis inspecteur principal et je
recherche des terroristes, nous pouvons le faire jour et nuit!
- Fatima! Leïla! Appela Gustave ... venez ici!
Quand elles sortirent de la chambre il leur demanda.
- Est-ce que c'est ce monsieur qui vous a brutalisé cet
après-midi.
- Je n'ai brutalisé personne! Cria le flic... je ne fais
que mon devoir, qui est de chercher des salopards d'arabes
et je vais vous inculper de complicité...
De sa main valide le vieux Gustave lui balança une
gifle qui le projeta au sol et quand en se relevant il tenta de
sortir son pistolet Alexis l'immobilisa pour le lui prendre et
le serra à la gorge en râlant blanc de rage.
- J'ai bien envie de te crever salopard, tu es très fort
avec ça hein mon salaud! Avec ça tu peux te permettre de
foutre tes sales pattes sur des jeunes femmes, tu peux te
permettre de frapper une vieille dame qui pourrait être ta
mère, mais as-tu une mère? Enfant de putain! fils de
chienne!
- Lâchez-moi! Lâchez-moi! Ça va vous coûter cher!
Je vous le garantis.
Gustave dit aux deux jeunes femmes effrayées de
retourner auprès de leur mère et s'adressant à son fils lui
dit.
- Descendons téléphoner! Prends son pistolet et fous
lui une balle dans le cul s'il nous emmerde!
Alexis prit l'arme releva le cran de sûreté et poussa
l'homme vers les escaliers.
320
Le Pied Noir
- Allez descends! Tu vas téléphoner à qui Papa? Si
on le livrait à ces Chleuhs qui leur arrachent les couilles
pour leur faire manger?
- Ah c'est une idée mon fils! Tu as le numéro de leur
patron?
L'autre pâlit et dit.
- Ne faites pas les cons! Vous êtes français comme
moi! Je ne pouvais pas savoir que ces gens étaient de vos
amis...
Ils le poussèrent dans le bureau et le firent asseoir
sur un fauteuil au milieu de tous les papiers qu'il avait
éparpillés dans sa perquisition.
Gustave remarqua le vieux coffre qui avait été forcé
et vidé et ramassa par terre le registre journalier de
comptabilité où il jeta un coup d'oeil avant de dire.
- Non seulement tu brutalises les femmes, mais en
plus tu voles! Il y avait vingt-cinq mille trois cent deux
francs dans ce coffre. Où sont-ils? Tu les as mis dans le
dossier?
- Je n'ai rien pris! C'est sans doute ces bonnes
femmes qui se sont servies...
- Et qui ont forcé le coffre! Peut-être qu'elles avaient
perdu la clef, qu'en penses-tu Papa.
Gustave avait attiré l'appareil vers lui et tourna la
manivelle avec énergie.
- Finalement on va peut-être lui faire bouffer ses
couilles à cette pourriture.
321
M’Barka
L'autre se demandait s'ils disaient vrai, il avait déjà
entendu quelques histoires de ce genre. Gustave avait la
communication avec la poste.
- Mademoiselle! Passez-moi Monsieur le Président
du Conseil Municipal...oui mademoiselle à cette heure-ci!
Dites-lui que c'est urgent et que c'est monsieur Charbonnier
qui le demande! Merci j'attends!
- Je veux téléphoner au commissaire dit le flic!
Alexis qui tenait toujours le pistolet lui en donna un
coup avec la crosse et l’homme s’affala sur la chaise
derrière lui.
A ce moment la voix du Président de la Commune se
fit entendre
- Que se passe t il Gustave ? Pour me réveiller à une
heure pareille.
- Excuse moi Henri, je suis chez les Belyazid, je suis
arrivé à temps pour voir un flic qui brutalisait les femmes et
qui a volé leur argent. Tu me connais je meurs d’envie de
lui démolir la gueule, mais je voudrais que tu viennes.
- Tu m’emmerdes Gustave ! Bon je viens ! je vais
amener le Commissaire. Si c’est comme tu le dis il faut un
Procés verbal sans cela c’est toi qui va te retrouver en tôle
pour obstruction à la justice
Il était bien embêté le commissaire avec cet
imbécile. Mais il n’y avait pas de doute, l’argent volé était
encore dans sa poche et on constata que la vieille dame
portait les marques de sa brutalité . Il disparut du Maroc.
Car ce qui leur était permis à ces flics, c'était surtout de ne
pas se faire attraper.
322
Le Pied Noir
Les Bendahan vinrent les aider à remettre de l'ordre
dans la maison. Les femmes étaient toutes ensemble à
l'étage Dans le magasin Gustave, Alexis et Isaac triaient et
rangeaient les papiers dispersés quand Isaac leur dit:
- C'est la fin Oncle Gustave, vous voyez bien ! il
faudra partir.
- Non! Non! Et non! Bordel de dieu! hurla le vieux
en frappant la table de son avant-bras mutilé. Non! Je ne
partirais jamais d'ici, c'est mon pays, c'est ton pays.
- C'est vrai Sidi Gous! Mais si nous ne partons pas
ils vont nous chasser ou nous tuer. Je vais partir avec les
miens en Israel il n'y a pas d'autres solutions.
- N’exagère pas ! Tu es comme tous tu crois au
retour sur la tombe d’Abraham.
Non ce n’est pas çà, nous les juifs nous sommes
entre le marteau et l'enclume, les arabes vont nous
massacrer et vous les français ne ferez rien pour les en
empêcher, parce que vous aussi allez être obligés de partir.
- Nous ne partirons jamais protesta Gustave je
mourrais ici.
Quand ils furent rentrés à Casablanca Gustave qui
expliquait ce qui s'était passé à M'Barka répéta:
- Ils peuvent faire ce qu'ils veulent mais je ne
partirais jamais d'ici, il faudra qu'ils me tuent!
Elle se mit à pleurer et protesta:
- Qu'est ce que tu dis? Tais toi! N'appelle pas le
malheur sur nous, n'en avons nous pas assez?
323
M’Barka
En ville les émeutes se multipliaient et la répression
était brutale. Les pauvres des bidonvilles qui n'avaient rien
à perdre et pensaient avoir tout à gagner s'organisaient.
Bien entendu ils ne savaient pas que les
révolutionnaires sont toujours les cocus de l'histoire et que
la riche bourgeoisie qui devant eux vitupéraient
les
colonialistes, régleraient, à leurs dépens, entre gens de
bonne compagnie et appuis bancaires, la question
coloniale. Pour l'instant ils s'y préparaient en joutes
amicales en trinquant à leur bonne santé dans leurs salons
respectifs.
e père Sanpiétro et ses fils faisaient de leur
mieux pour réconcilier le couple. C'était, malgré
le mépris dans lequel ils tenaient Alexis, une sorte
d'obligation religieuse pour des gens qui considéraient le
divorce comme le plus grand des péchés.
L
Mais il y avait une autre raison, politique celle-là.
L'agitation pour l'indépendance prenait des proportions qui
dépassaient maintenant les frontières du protectorat Ils
pouvaient bien financer Présence française on ne se faisait
pas trop d'illusions, un jour ou l'autre il faudrait abandonner
324
Le Pied Noir
ses juteux privilèges. Il ne s'agissait donc, pour l'instant,
que de retarder le plus longtemps possible l'inéluctable.
Dans cette perspective les frères Sanpiétro qui
étaient, tout naturellement, d'actifs partisans des ultras,
pouvaient apprécier de ne pas mettre tous leurs oeufs dans
le même panier. Il n’était pas mauvais d’avoir un beaufrère et principal associé qui, dans le camp adverse,
soutenait les libéraux de l'association France Maghreb où
se regroupaient les français les plus lucides, qu'ils traitaient
d'illuminés, quand ils n'avaient pas l'étiquette infâmante de
traîtres.
C'est alors que Gustave mourut à la fin de 1955
avant de voir son Maroc partir en débandade dans les
haines raciales, les règlements de comptes, les combines
politiciennes et la fuite des capitaux.
Peu de temps après l'incident de Mazagan, il avait eu
une attaque dont il s'était sorti de justesse mais à demi
paralysé, et il avait fallu tout le dévouement de M'Barka
pour l'obliger à prendre ses médicaments, il ne voulait plus
se battre.
Pourtant, quand il rentra de la clinique on aurait pu
croire qu'il allait lutter encore, il se faisait apporter des
documents du bureau et passait beaucoup de temps avec
son directeur financier, puis il fit venir un notaire et après
cela il sembla se désintéresser de tout.
Il ne réagit que lors du massacre, le 20 Août de la
population européenne de Oued-Zem par des cavaliers
zaïanis. Quand il entendit la nouvelle à la radio il eut une
réaction d'incrédulité car il connaissait fort bien le pays
325
M’Barka
Zaian où il avait jadis combattu contre le célèbre Moha ou
Amou. Il cria à M'Barka de venir et lui demanda d'appeler
son ami le Colonel qui vivait sa retraite dans une villa qu'il
s'était fait construire au Souissi, le quartier résidentiel de
Rabat.
Après qu'elle eut échangé avec son amie les
mauvaises nouvelles de santé de leurs époux respectifs, car
le colonel n'allait pas très bien non plus avec son diabète,
elle passa l'appareil à Gustave qui eut son ami pour
commenter ce qui s'était passé. Comme lui le vieil officier
trouvait cette histoire bizarre et il promit à Gustave de le
rappeler dès qu'il aurait des précisions sur ces événements .
Une heure après alors qu'il tentait de calmer l'indignation
d'Alexis qui disait que la situation évoluait vers un
massacre généralisé de tous les européens et qu'ils allaient
tous y passer amis ou pas, le téléphone sonna. Alexis prit le
second écouteur pour entendre le Colonel:
- Je viens d'avoir l'Etat-major général, cela pue la
provocation et je suis tenté de croire que cet aventurier de
Général Duval y est pour quelque chose, c'est bien son
style. D'abord on a décidé que le Tadla était tout à fait rallié
et que l'on avait besoin sur Khouribga de la garnison de
Oued-Zem, après cela il y a quelques mineurs alcooliques
qui sont allés en voiture mitrailler la zaouïa de Boujad...
- Bon dieu de bon Dieu! Les abrutis! s'exclama
Gustave, ils se sont attaqués à la mosquée de Sidi
Mohamed Cherki?
- Oui! Et ils ont traversé avec leur jeep le cimetière
de Lalla Hania avant d'aller lâcher une rafale contre le
marabout de Sidi-Ben-Daoud. C'est alors que le lendemain
matin les cavaliers sont descendus du Tadla...mais attends
326
Le Pied Noir
le plus beau! Duval a attendu le soir pour envoyer la légion
qui était à Khouribga, il y avait très peu de rescapés, les
zaïanis étaient repartis, la Légion a fusillé des gens de
Oued-Zem sans savoir s'ils avaient ou non participé, ce que
je ne crois pas, et le Tadla est reparti en dissidence.
- Nom de Dieu! quel gâchis et que dit Grandval?
- Il parait qu'il est furieux contre Duval et qu'il va
demander son rappel en France. Bon! et toi vas-tu mieux?
- Non! Je suis foutu vieux camarade! Je devrais crier
« A moi la Coloniale » mais c'est trop tard!... et toi?
- Guère mieux que toi camarade! On parle de me
couper une « guibolle »... j'ai la gangrène... je crois qu'on
va faire le voyage ensemble camarade... emmène tes
cantinières!... Adieu Gustave!
- Adieu! Mon Colonel!
Alexis entendit que là-bas on raccrochait et il retira
le combiné de la main qui tremblait. M'Barka était repartie
à ses occupations. Silencieusement des larmes se mirent à
couler sur les joues du vieil homme. Alexis savait qu'il n'y
avait rien à dire, il n'y avait plus rien à dire. Il tint
seulement la main de son père dans la sienne un instant
avant qu'il ne la retire pour d'un geste essuyer ses joues de
son grand mouchoir à carreaux, puis il dit.
- Ces imbéciles gâchent tout! Ils ne comprennent
rien à ce pays... Toi mon fils tu devras rester quoiqu'il
arrive, il y a ici une grande force dont tu nourriras ton
âme...
- Ne t'en fais pas pour cela Papa! Je n'ai pas
327
M’Barka
l'intention de m'en aller!
- C'est bien mon garçon! Un jour tu trouveras une
femme comme la mienne... tu le mérites, débarrasses-toi de
cette garce, ce n'est pas parce que l'on se trompe qu'il faut
s'entêter.
Il s'était interrompu un instant et semblait
sommeiller, M'Barka vint à la porte et il la rassura d'un
regard avant qu'elle ne reparte vers ses occupations.
Son père reprit la parole.
- Alexis! Mon garçon! Il faut que je te dise... Cette
fois il faut que j'y aille... je suis foutu! Je le sens bien...
quelques jours peut-être... Inch Allah! Je veux que tu
fasses quelque chose pour moi, pour ma carcasse. Je ne
veux pas aller dans leur saloperie de cimetière chrétien, je
veux rester avec vous... tu vas rechercher cet acte de
conversion à l'Islam que j'avais fait pour me marier, tu iras
voir le Cheikh et me l'amener que je lui donne mes
instructions.
Vous m'enterrerez dans le cimetière d'à côté comme
tous ceux qui y sont déjà, sans monument, sans fleurs, ni
autre saloperie, juste une pierre à chaque bout, avec les
prières de ceux que j'aime... Alexis! Appelle ta Dada!
Alexis qui s'était mis à pleurer se releva et alla
jusqu'au salon où M'Barka préparait le thé habituel.
- Il veut te parler! Viens!
- Qu'y a-t-il mon chéri? Pourquoi pleures-tu?
Il s'effondra subitement comme lorsqu'il était petit,
mettant sa tête dans les jupes, pour s'abandonner à son
328
Le Pied Noir
chagrin et parce qu'elle ne savait que trop bien pourquoi il
pleurait, elle maîtrisa sa propre douleur pour le consoler,
puis ayant repris un peu de leur sang-froid ils allèrent
ensemble vers Gustave
D'où on avait installé son fauteuil, il pouvait voir,
par la grande fenêtre, le soleil qui allait derrière les arbres,
s'enfoncer dans l'océan. Alexis en cet instant eut la vision
de lui-même qui un jour verrait ainsi se coucher le soleil en
se demandant si ce serait la dernière fois ou si un autre
court délai lui serait accordé et son coeur se mit à battre
d'horreur. M'Barka s'était assise à côté de son vieux
compagnon et lui avait pris la main qu'elle baisa.
- Je suis là mon chéri! Tu m'as demandée, J'étais
juste en train de préparer le thé! En veux-tu un peu?... cela
te fera du bien!
- Merci ma chérie! Tu es là c'est si bon!... Je voulais
seulement te dire pour le Coran... je sais! je te l'ai déjà dit
quelques fois pour te faire plaisir... mais cette fois c'est
sûr... je vais bientôt partir, je vais aller là-haut préparer
notre chambre pour quand tu viendras me rejoindre... Ne
crains rien! je sais qu' Il m'accueillera bien, car j'ai vécu
selon ses Lois. J'ai dit à Alexis que je veux être enseveli
tout près de ma maison, tu veilleras à ce que je ne sois pas
trop loin de la Baraka du Seyed . J'ai depuis longtemps déjà
tout arrangé avec ce vieux bandit de Sidi ben Abdallah et je
lui ai donné assez d'argent pour qu'il fasse une mosquée, il
n'y aura donc pas de problèmes pour qu'il me fasse un petit
trou... Ne pleure pas mon amour, la mort est une séparation
si courte... pense ma chérie que Dieu va nous rassembler un
jour en une seule âme.
Le lendemain ils apprirent que le général Duval qui
329
M’Barka
survolait le Tadla à la recherche de nouvelles gloires s'était
écrasé avec son appareil. On le savait pilote imprudent
mais des bruits coururent qu'il avait été abattu par les
zaïanis. Alexis ne jugea pas utile de donner la nouvelle à
son père, il devait s'en moquer désormais.
Ses derniers jours furent paisibles, il ne souffrait pas,
il s'éteignait tout simplement sans crainte, comme lorsque
le sommeil arrive à la fin d'une longue journée de travail. Il
avait longtemps travaillé il allait longtemps dormir.
Les saints hommes du mausolée restaient maintenant
près de lui discrètement installés, ils ne voulaient qu'aider
cet homme bon de leurs prières. Et il demanda à M'Barka
de rester auprès de lui pour lui réciter le Coran, car comme
tous ceux qui ont fait toute leur vie profession d'athéisme,
l'approche de la confrontation définitive le rendait prudent,
et il est si facile de croire.
M'Barka, relayée par Alexis, ne le quittait
pratiquement pas, elle restait assise près de lui lisant ce
vieux Coran qui un jour les avait rapprochés. Au soir du
quatrième jour après ses adieux à son ami le Colonel, elle
le regardait sommeiller, soudain il eut un halètement, des
hoquets, il s'étouffait. Elle l'aida à se remonter sur ses
oreillers et il s'apaisa, il avait ouvert les yeux et la regarda
avec tendresse, il lui serrait la main et le voyant tenter de
parler elle se rapprocha juste pour l'entendre dire,
exactement comme la première fois: « Je t’aime M’Barka !
je t’aime » Sa main s'ouvrit, alors elle sut qu'à cet instant il
l'avait quittée et elle se mit à crier.
Quand Alexis se précipita, il eut du mal à l'enlever
du corps sur lequel elle s'était jetée en hurlant son
Tribus berbères des Zaïan dans le Moyen Atlas
330
Le Pied Noir
désespoir, et c'est alors qu'il comprit vraiment quel avait été
la puissance de cet amour, cet amour fou, cet amour
impossible, dans cet adieu désespéré de cette vieille femme
qui se jetait sur le corps, aux yeux encore ouverts, en
hurlant son désespoir comme une bête. Osant, maintenant
que c'était trop tard, crier cet amour à tous, crier son amour
au monde entier.
Et pendant des jours il crut qu'elle allait se laisser
mourir pour rejoindre dans la terre son vieux compagnon.
Les enterrements en Islam ont le mérite d'être
rapides, sitôt lavé et apprêté pour le dernier voyage le corps
nu enveloppé du suaire est chargé sur le brancard.
Et tandis qu'entourée des femmes elle continuait à
hurler sa douleur dans la maison qu'il quittait pour la
dernière fois, Gustave brinqueballant sur les épaules des
porteurs, faisait les mille derniers mètres, jusqu'à sa tombe
rapidement creusée.
Le Fkih, reconnaissant des dons du défunt fit
remarquer à Alexis comme il l'avait bien placé à la gauche
du Seyed
Alexis attendit que son père fût enterré pour faire envoyer
un faire-part à toutes leurs connaissances où il était dit:
« Alexis Charbonnier et M’Barka ben Abdallah vous
informent que leur père et époux décédé le 2 Septembre
1954 à l’âge de 61 ans a été enseveli en présence de ses
proches selon les rites de l’Islam, la religion à laquelle il
s’était converti depuis vingt ans.
Compte tenu des circonstances, la cérémonie s'est
déroulée dans la plus stricte intimité. »
331
M’Barka
Afin de respecter les volontés
condoléances ne sont pas souhaitées.»
du
défunt
les
Si la cérémonie fut discrète ses conditions firent du
bruit. Le jour du décès, Alexis s'était contenté de prévenir
ceux qui étaient leur véritable famille: les Bendahan, les
Belyazid et le Colonel. Tout de suite Isaac fut là avec sa
femme, il avait amené avec lui madame Belyazid et sa fille
et Mustapha, mystérieusement prévenu vint pour
accompagner le corps à sa sépulture. Mélangé à la foule
nombreuse des marocains du voisinage, il passa inaperçu,
son frère était à cette époque en voyage à Fès, le Colonel ne
put venir mais sa femme fit le déplacement et avec la
vieille dame Belyazid et la femme d'Isaac, à défaut de
pouvoir consoler la pauvre M'Barka elles la réconfortèrent
de leur sincère amitié.
Mais en cette période troublée la colonie française
ressentit comme une injure et une dernière trahison cette
conversion à cette religion abominable.
Alexis avait téléphoné au vieux Sanpiètro pour le
prévenir du décès de son associé et des conditions de
l'enterrement, lui demandant d'avertir sa femme et ses fils.
Pierrette fit une apparition et pour une fois se montra
discrète, ses frères et son père restèrent un peu plus
longtemps, Alexis mourrait d'envie de les mettre à la porte.
Pourtant le vieux San Piétro avait un chagrin sincère, lui
aussi pleurait, peut-être était-ce sur sa jeunesse, sur une
époque perdue. Alexis remarqua comme il avait subitement
vieilli, il était voûté et ses mains tremblaient. Trois mois
après ce fut son tour.
autres
Rentrée chez elle Pierrette, sa mère et quelques
commères fielleuses venues aux nouvelles,
332
Le Pied Noir
s'indignèrent de cette dernière originalité si peu chrétienne
de Gustave et vouèrent aux gémonies, cette fatma qui
avaient ensorcelé le pauvre homme et son fils pour les
amener à sa religion démoniaque.
Mais maintenant, elle et ses frères pouvaient tirer des
plans, il s'agissait de récupérer les Etablissements
Charbonnier.
Apparemment c'était simple! Elle demandait le
divorce aux torts d'Alexis, elle avait suffisamment de
preuves contre lui, d'autant que les curés lui avaient donné
depuis longtemps l'annulation de son mariage religieux.
Comme il devrait partager ses biens, elle aurait la moitié
des actions de Gustave et devenant ainsi majoritaire, ils
n'auraient plus qu'à le mettre à la porte. Mais ce ne fut pas
si simple avant de mourir le vieux Charbonnier avait
compris ce qui arriverait, aussi les vautours furent-ils déçus
quand ils s'aperçurent que Gustave avait cédé ses actions à
M'Barka avant de mourir et que si l'immeuble faisait partie
du capital, le terrain qui était au nom de Gustave entrait
dans ce qui était légué à la veuve et à Alexis.
Elle entra dans une rage folle et proposa même à ses
frères de demander au COVAC ( Un groupe terroriste de
repris de justic e qui pratiquaient l'assassinat des musulmans
au hasard) de lui tendre un piège pour la rendre veuve.
Mais outre le fait, qu'après l'assassinat de LemaigreDubreuil, tuer un européen devenait risqué, ils firent valoir
à leur soeur que tant qu'il y aurait la vieille mauresque le
problème ne serait pas résolu, puisque c'est elle qui était la
propriétaire des actions, de la maison et des terrains.
Comme il y avait des chances que le Maroc devienne
effectivement indépendant, puisque l'on parlait de plus en
333
M’Barka
plus de faire revenir le Sultan, le mieux donc, était
d'attendre la mort de M'Barka. Ce qui arriverait bien un de
ces jours, puisque d'après ce qu'ils avaient appris elle ne se
remettait pas de la mort de son mari. Et comme Alexis
était bien avec les arabes, on lui laisserait la direction de
l'affaire en attendant que tout se calme.
Et l'inéluctable arriva. Malgré les meurtres perpétrés
par les uns et par les autres et les procès truqués, Mohamed
V retrouva son trône à la fin de l'année. Aussitôt tous ceux
qui s'étaient trop compromis firent leurs valises pour se
réfugier en France et ce fut le cas pour toute la famille
Sanpiètro. Au mois de mars 1956 l'Indépendance fut
proclamée.
Avant de partir les Sanpiètro réunirent le Conseil
d'administration où Alexis qui représentait M'Barka, fut
confirmé dans le poste de Directeur général avec tous les
pouvoirs et il alla s'installer dans le bureau capitonné de
son père pour gérer des problèmes dont les moindres
n'étaient pas la démission de la plupart de ses cadres.
M'Barka s'était réfugiée dans sa Petite Maison et
n'en sortait pratiquement plus. Elle passait son temps à
regarder de vieilles photographies et à prier. Alexis allait
lui tenir compagnie tous les soirs et il sentait combien cette
courte visite lui faisait de bien. Elle l'écoutait distraitement
lui raconter sa journée, car elle ne comprenait pas grandchose aux affaires, mais elles ne manquait jamais de lui
dire de se méfier de ses associés qui parce qu'ils semblaient
lui laisser les mains libres n'en étaient que plus dangereux.
- Ce sont des serpents mon fils! Fais bien attention
ils attendent l'instant où tu ne feras plus attention pour te
mordre.
334
Le Pied Noir
- Je me méfie Dada! Sois sans crainte.
Il ne se méfiait pas assez, il était resté naïf en
affaires, par exemple il ne savait pas que le nouveau
directeur financier qui lui faisait tant d'amabilités, était en
relations constantes avec sa femme qui à distance contrôlait
toute l'activité de la société et lui faisait prendre des
décisions de renouvellement de stock qui étaient
suicidaires.
Un soir presque un an après la mort de son père il
trouva M'Barka couchée. Elle avait une forte fièvre, il
s'inquiéta et alla jusqu'au Maarif chercher le vieux médecin
de la famille.
- Elle ne souffre pas! Mais mon pauvre Alexis je ne
peux rien faire... elle s'en va... si tu veux je peux rester.
- Mais! On ne peut pas l'emmener à l'hôpital? La
mettre dans un avion pour la France?
- Non! C'est trop tard ... Elle ne veut plus vivre, c' est
là un mal incurable, c'est fini... crois moi mon petit, j'en
suis bien désolé mais on ne peut plus rien faire et elle le
sait.
Alexis resta prés d'elle lui tenant la main, l'obligeant
à prendre ses médicaments, essayant de lui donner l'envie
de vivre, mais elle ne faisait que lui tapoter la main en lui
disant rassurante que ce n'était rien et elle se rendormait.
Le lendemain soir elle s'était plus profondément
endormie et lui-même ne voulant absolument pas s'éloigner
ne quittait son fauteuil que pour faire quelques pas dans la
chambre, il s'était laissé prendre par le sommeil.
Soudain! il se réveilla à sa voix. Se secouant il allait
335
M’Barka
lui demander ce qu'elle voulait quand il la vit souriante qui
murmurait.
- Habibi! Tu es là? Tu es rentré?
Il comprit qu'elle imaginait que c'était son père qui
lui tenait la main et pour ne pas la détromper il ne répondit
pas, mais elle se réveilla tout à fait et reconnaissant Alexis,
elle dit.
- Ah c'est toi je croyais que c'était Baba ...il me
semble que je l'ai entendu, est-il rentré?
Il lui embrassa la tête et les mains, plein de chagrin,
mais elle le repoussa doucement et semblant reprendre
conscience lui demanda.
- Va me chercher cette paresseuse de Malika pour
qu'elle m'aide à faire ma toilette! Ton papa me disait
toujours qu'il faut être très propre et bien habillé pour faire
un voyage... Je vais faire un grand voyage mon chéri...
- Mais non! Qu'est ce que tu racontes là...
- Sidi Gous m'attend mon chéri! C'est bien lui que
j'ai entendu tout à l'heure! Va chercher Malika!
Quand la vieille bonne entra, il sortit et resta tout
près. Il ne comprit pas les instructions qu'elle donnait mais
il reconnut cette fermeté qu'elle avait quand elle voulait
faire taire les objections. Malika ressortit en pleurant.
- Je vais chercher de l'aide Si Alexis, elle est trop
lourde pour moi et elle veut que je la lave complètement
pour pouvoir prier. En attendant que la servante revienne il
rentra sans rien dire auprès d'elle les yeux pleins de larmes.
Chéri
336
Le Pied Noir
Elle lui serra la main et le gronda, retrouvant malgré sa
faiblesse les intonations qu'elle avait avec le petit garçon.
- Sèche tes yeux, grande bête! Tu sais bien que c'est
Sa volonté. Le Jour est venu pour moi... Donne-moi mes
clefs... sous l'oreiller.
Il la souleva doucement et retira le lourd trousseau
d'acier poli qu'elle avait toujours gardé prés d'elle, symbole
de sa souveraineté dans cette maison. Il le lui tendit, mais
elle lui ordonna de prendre la petite clef et d'ouvrir son
coffre.
- Tu vas trouver des papiers au fond! Apporte-les
moi!
Il tira prés du lit ce coffre de thuya, luisant et
odorant, que son père lui avait fait fabriquer à Mogador en
1931 et qui avait toujours exercé sur le petit garçon un
mystérieux attrait. Pour la première fois il avait dans les
mains la petite clef de fer brillante qu'elle tenait
constamment épinglée sous ses jupons.
Le coffre ne contenait que des souvenirs que la
mourante lui demanda de sortir. Elle voulait une dernière
fois palper cette vie qui la quittait et elle prenait de sa main
qui n'avait déjà plus la force de les serrer les objets qu'il lui
donnait, au fur et à mesure que, les ayant reconnus, elle les
déposait sur le drap qui la recouvrait. Et en même temps
elle lui dictait ses volontés, disant à qui il devait donner tel
bijou, tel foulard de soie brodée. Elle lui remit tous les
bijoux qu'elle avait reçus de son Sidi Gous, en murmurant
qu'un jour, Inch Allah, il aurait une fille qui serait heureuse
de les porter en souvenir d'elle, puis il arriva au fond du
coffre où il trouva des papiers et des photographies, dont
une qu'il ignorait, qui les représentait elle et son père.
337
M’Barka
Elle était assise, belle jeune femme radieuse, revêtue
d'un magnifique caftan, dans ce fauteuil fait de petites
bobines de noyer avec lesquelles il avait joué tout petit et
qui était encore là dans l'angle de la chambre, avec son
coussin de soie. Elle avait lâché ses beaux cheveux qui
pendaient sur l'une de ses épaules, ses mains reposaient
l'une sur l'autre sur un de ses genoux et il devina que c'était
là, la pose demandée et réglée par le photographe. Lui se
tenait debout, bien droit, son poignet mutilé enfoncé dans
une des poches de sa veste de toile où Alexis reconnut les
boutons dorés gravés en relief d'une petite biche qu'il
aimait particulièrement, lorsque pour être tranquille elle lui
donnait pour jouer la boite à boutons. Sa main posait sur
l'épaule de M'Barka, du côté où le cou était nu. Il souriait la
moustache conquérante, dont Alexis se rappela comment il
en affinait les pointes d'un geste familier. La photo avait été
prise dans le patio de leur maison de Mazagan. Alexis en
reconnaissait les zelliges du mur où le photographe avait dû
les placer pour rechercher la meilleure lumière.
M'Barka, d'une voix devenue presque inaudible,
l'avait longuement regardée avant de la lui tendre en
ordonnant qu'il lui lise ce qu'il y avait d'écrit derrière. Il
reconnut la belle écriture de son père. Il l'imagina assis à
son bureau prenant le porte-plume et l'ayant trempé dans
l'encrier de cristal, traçant avec de soigneux pleins et déliés
cette déclaration d'amour:
« 17 Mai 1934 pour que ma jolie M’Barka garde
toujours près d’elle cette image de notre bonheur.
Puisqu'on doit le cacher, mon amour pour elle n'en sera
que plus fort »
338
Le Pied Noir
En lui lisant cela il maîtrisait difficilement son
émotion; jetant un coup d'oeil sur le visage ridé, il vit
qu'elle pleurait mais en souriant et il comprit que ces
dernières larmes étaient de bonheur.
Malika revenait avec deux robustes commères du
douar voisin qui étaient accoucheuses, marieuses et
spécialiste des derniers instants. M'Barka les entendant
venir lui dit d'une voix qui s'affaiblissait de tout ranger car
elle ne voulait pas que les femmes puissent voir ses trésors
et quand Alexis voulut lui rendre les clefs elle lui ordonna
de les garder et d'emmener tout de suite le coffre dans sa
chambre.
Il le referma mais il le laissa en se retirant, tandis que
les femmes s'approchaient avec leurs brocs, leurs cuvettes
et leurs serviettes, alors elle le rappela:
- Liksis! ...Obéit!
Alors il mit le coffre sur son épaule et s'éloigna.
Epuisé des veilles de ces derniers jours et de son
chagrin, il s'était endormi en s'allongeant sur son lit. C'est
Malika qui le réveilla en le secouant.
- Vite Monsieur Alexis! Viens vite!
Il se précipita et eut encore droit à ce regard
d'amour, ce regard de mère, qui n'était perceptible que de
lui seul, depuis cette lointaine époque où M'Barka l'esclave,
lui avait pour la première fois tendu son sein gonflé de lait.
Elle eut un petit geste qui resta inachevé pour lever la main
vers le visage qui se penchait sur elle. Elle ferma les yeux
et ce fut fini, un sourire restait figé sur ses lèvres, il comprit
qu'elle partait heureuse.
339
M’Barka
Elle fut ensevelie tout à côté de la dépouille de son
compagnon et Alexis voulait imaginer que là, ils tendaient
l'un vers l'autre leurs bras pour se tenir par la main, comme
il le leur avait vu le faire si souvent, et que leur couple,
désincarné, prenait ainsi sa marche à travers l'infini du
cosmos. Tout à fait comme ce jour où ils marchaient devant
un petit garçon enthousiaste qui allait voir le puits où
grinçait la roue de l'éolienne.
Il fut surpris de voir la foule de gens, surtout de
femmes qui l'accompagnèrent. Il savait bien sûr comme elle
avait été bonne, mais tant de pauvres gens pour la
pleurer...il n'y avait donc pas d'ingratitudes.
Très longtemps après, sa tombe fut l'objet de ce culte
mystique que les esprits forts, appellent avec mépris
superstition, mais qui n'est à travers le temps que la
reconnaissance des humbles pour des qualités si grandes du
vivant, qu'ils ne peuvent croire qu'elles ne puissent
imprégner la terre qui recouvre le mort. Et parce que dans
le nombre quelque prière, un jour, est exaucée, on lui
attribue des dons de thaumaturge et on supplie le « Seyed
« ou la « Lalla » qui sont si proches d’Allah d'intercéder en
leur faveur, pour atténuer leurs misères terrestres.
Cette chaleureuse émotion lui fit oublier ceux qui
n'avaient pas jugé nécessaire de se déranger et plus
particulièrement son épouse, qui pourtant, ne serait ce que
par cette charité chrétienne dont elle lui rebattait les
oreilles, aurait du être là à ses côtés pour tenter d'atténuer
son chagrin. Elle vint cependant une quinzaine de jours
après, avec ses frères pour régler les conséquences de cette
disparition de la principale actionnaire.
340
Le Pied Noir
Alors que ses frères examinaient les comptes de la
société elle osa venir à la villa poussée par sa mesquinerie
naturelle. Il la reçut poliment mais fraîchement s'étonnant
de son soudain intérêt. Comme il prenait un ton sarcastique
qu'elle connaissait très bien elle lui demanda ce qu'il
comptait faire de cette villa: «..maintenant que ta
mauresque est partie ».
Elle n'avait pas prévu la rapidité et la violence de la
réaction de son mari. Encore sous le coup de cette
disparition, qui lui causait une souffrance encore plus
grande que pour celle de son père, la gifle qu'il lui envoya
la projeta au sol où aveuglé de rage il continua à la frapper
à coups de pieds, qu'elle tentait d'éviter en se roulant par
terre dans le gravier de l'allée hurlant de terreur, déchirant
ses vêtements. Il accompagnait cette correction qu'elle
n'aurait jamais pu imaginer, par des injures d'une
incroyable vulgarité et il l'aurait sans doute tuée si les
domestiques n'étaient accourus pour le maîtriser. Un coup
lui avait déchiré la joue, ses vêtements en lambeaux étaient
plein de sang, elle continua à hurler sa terreur et sa
souffrance jusqu'à sa voiture où une des femmes la fit
monter en lui essuyant le visage. Le chauffeur d'Alexis prit
le volant et ils la raccompagnèrent chez elle.
Alexis tremblant, honteux de sa brutalité, de sa perte
de sang-froid, alla s'enfermer dans le petit salon où il but
coup sur coup quatre ou cinq verres de Whisky. Effrayé de
son comportement, la tête bourdonnante de confusion, il lui
en voulait maintenant d'avantage de l'avoir amené à ce
dérèglement, que de son attitude insultante à la mémoire de
la morte.
341
M’Barka
Ses deux beaux-frères rappliquèrent presque aussitôt,
décidés à venger l'honneur de leur soeur. Mais chemin
faisant, ils se firent moins belliqueux. Quand ils arrivèrent
ils furent arrêtés par le vieux jardinier et ses deux fils qui
voulurent les empêcher de rentrer.
Ce fut Alexis qui sortit et allant à leur rencontre leur
dit d'emblée.
- Je ne sais pas ce que vous êtes venus chercher mais
je peux vous dire que je ne me pardonne pas mon manque
de sang-froid même si elle a bien cherché et mérité cette
correction.
- On voudrait savoir! Qu'est ce qu'elle a donc fait?
- Pas grand-chose en fait! Elle a seulement insulté
ma mère.
- Ta mère?
- Oui! Ma mère! M'Barka ma mère...
Ils eurent un sourire de connivence faussement
apitoyé.
- Bon d'accord! Mais tu as failli la tuer... je pense
qu'il vaut mieux maintenant que vous divorciez.
- Tout à fait d'accord...
- Tu reconnaîtras tes torts?
- Tout ce que vous voudrez... pourvu que je ne la
revoie jamais.
La
procédure,
avec
le
constat
342
médical,
les
Le Pied Noir
témoignages et la reconnaissance des faits lui donnaient
tous les torts.
Il ne fit auc une tentative pour s'opposer à ses
revendications. Ce mercantilisme l'écoeurait, mais
finalement il trouva que ce n'était pas payé trop cher pour
en être débarrassé. Elle garda la superbe villa d'Anfa et bien
d'autres choses, mais surtout obtint ce qu'elle voulait, la
moitié des actions de M'Barka.
Il devenait minoritaire mais il crut avoir remporté
une victoire en gardant le siège de son père à la direction de
la société, signant sans les regarder les papiers que lui
présentait le cauteleux directeur financier, press é qu'il était
de les voir disparaître.
Président Directeur Général d'une société où il avait
perdu la majorité mais dont il devenait juridiquement
responsable. Ce ne fut que plus tard qu'il comprit comme il
avait été floué.
Avec la nouvelle situation politique, les débuts
furent difficiles pour les européens qui voyaient
soudainement les pouvoirs changer de main et subissaient à
leur tour les humiliations des nouveaux maîtres.
Mais les choses furent moins chaotiques que
prévues, le roi et son fils se chargèrent, avec sagesse, de
calmer quelque peu les excités et encouragèrent les
européens à rester. Les colons les plus riches, vendirent
leurs propriétés aux nouveaux maîtres et partirent.
Le commerce continua comme avant et les
entreprises se débrouillèrent pour tenir, malgré les grèves et
les manifestations ouvrières. Les siciliens, portugais,
espagnols et divers se firent rapatrier avec des
343
M’Barka
indemnisations, par leur Mère Patrie, où en quelques
années ils se fondirent, comme bien d'autres peuples avant
eux dans sa généreuse communauté.
Pour les juifs ce fut moins simple. Car eux étaient
des marocains comme les autres, à qui il n'était pas reconnu
le droit de renier leur nationalité. Le souverain ne manquait
pas de le leur répéter.
Aussi était-il malvenu pour eux de chercher à fuir,
d'autant plus que leur nationalité française non reconnue
par le nouveau gouvernement, leur servait surtout à émigrer
vers Israël. Une intense propagande leur faisait miroiter làbas, un paradis qui, pour la plupart d'entre eux, se révéla
fort décevant quand ils se retrouvèrent relégués une pelle
ou une pioche à la main, dans une position sociale où les
musulmans, à l'époque où ils n'étaient que Dhimis, ne les
avaient pas contraints. Mais ils ne pouvaient pas le savoir à
l'avance et ils étaient nombreux à fuir clandestinement sur
des embarcations de fortune qui leur faisait traverser le
détroit de Gibraltar, malgré la traque de la police marocaine
et les dangers de la traversée.
Isaac vint un soir dans cette maison qu'il avait
toujours considéré comme un peu la sienne. Une maison de
l'enfance n'a-t-elle pas d'autres propriétaires que les coeurs
affectueux qui la rendent chaude et accueillante?
- Je viens te dire adieu Alexis! Je pars!
- Tu pars où?..Quand?...Pourquoi? Pourquoi?...
Il s'étonnait de la sorte d'affolement qui le prenait
Dans l’Islam qui reconnaît la religion juive et chrétienne
comme source de leur propre religion les chrétiens et les juifs
étaient protégés Dhimis.
344
Le Pied Noir
soudain. Ce n'était pas son ami qui s'en allait c'était sa
jeunesse, son enfance heureuse. La perte de M'Barka ne
suffisait-elle donc pas?
... Isaac! Ce n'est pas vrai! Pourquoi? On est bien
ici ! il y a quelques problèmes c'est vrai, mais tu sais bien
que tout s'arrange.
Ils pleurèrent ensemble comme le font les hommes,
discrètement, très gênés en se tapotant dans le dos et Isaac
confirma.
- Je dois partir! Tout est arrangé! C'est tout de suite!
Un agent de la Misguéret est venu ce matin nous prévenir
que notre tour était arrivé. On doit embarquer sur une plage
du côté d' Al-Hoceima demain à l'aube, nous étions prêts
depuis longtemps, J'ai apporté une valise avec des objets
que je veux conserver mais que je ne peux emmener tu
peux...
- Que tu es bête! Naturellement je vais garder cela
jusqu'à ce que tu reviennes...car tu reviendras... C'est ton
pays, tes morts y sont!
- Tu iras faire un tour de temps en temps!
- Naturellement!
- Il y a autre chose!... Il tendait une lourde serviette
de cuir...Beaucoup d'argent...nos économies , je voudrais
que tu les gardes et quand cela ira mieux que tu me les
fasses parvenir, je te dirais où plus tard! Autre chose
encore! Tu trouveras dans l'enveloppe un acte de vente de
ma maison de Mazagan à ton nom tout est en règle et
Organisation israélienne secrète qui organisa
l’émigration, officiellemnt interdite, des juifs marocains
345
M’Barka
antidaté, garde-la moi! On ne sait jamais, peut-être qu'un
jour je pourrais revenir.
- Tu reviendras Isaac! Oh mon frère! pourquoi tout
ça..? Pourquoi?..Je te garderai tout! Ta maison et ton
argent, sois sans crainte!
- J'ai déposées les clefs chez Mustapha avant de
partir je lui ai vendu toutes nos parts dans la société, c'est
cet argent! Tu es vraiment comme mon frère Alexis! Tu
embrasseras Mohamed pour moi! Dis-lui bien comme je
regrette de ne pas l'avoir revu.
- Je lui dirais, je ne sais pas quand je le reverrai il est
en pleine activité. Il m'a appelé hier il a été nommé caïd à
Taroudant...il voulait qu'on aille le voir tous les deux!
- Embrasse-le! répéta Isaac et après une dernière
pression sur l'épaule de son ami, il s'enfuit en essuyant ses
larmes d'un revers du coude.
Plus tard, beaucoup plus tard, Isaac revint en effet et
retrouva sa maison, les tombes des siens, et put à nouveau
allumer à Azzemour, des bougies dans la grotte de Rebi
Abraham Moul Niss, le saint qu'il avait imploré avant son
départ pour cet Israël, qu'il avait finalement abandonné
pour le Canada.
Car, comme beaucoup de marocains, il n’avait
supporté cette autre forme de racisme méprisant de
frères en religion venus d’Europe et d’Amérique, qui
reléguaient dans les
tâches les plus déplaisantes
kiboutz les plus rebutants.
346
pas
ses
les
des
Le Pied Noir
347