1 Enveloppé dans une capote, qui portait les écussons de l
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1 Enveloppé dans une capote, qui portait les écussons de l
Le Pied Noir dans une capote, qui portait les Enveloppé écussons de l’infanterie coloniale, le sergent Gustave Charbonnier regardait dans la brume de ce matin de Janvier 1916 s’approcher le port de Mazagan. De temps à autre, passant machinalement sa main droite dans l’ouverture du manteau, il palpait le moignon encore douloureux de son avant bras gauche, coupé entre le coude et le poignet. L’hôpital militaire lui avait bien ajusté une prothèse de cuir qu’il devait lacer sur son bras, mais il préférait se dispenser de cet horrible crochet d’acier nickelé qu’il avait remisé au fond de son sac et il se contentait de cette sorte de chaussette de laine qu’une dame charitable de la Croix-Rouge lui avait tricotée et sur laquelle il repliait sa manche. Après cinq jours de mer, plutôt mauvaise, il avait hâte, comme tous ses compagnons de voyage, de quitter le navire-hôpital qui les avait amenés de Bordeaux. Il reconnaissait les contours de la vieille forteresse portugaise qu’il avait quitté depuis bientôt deux ans et il avait le sentiment de rentrer à la maison. Ils étaient partis joyeux vers cette guerre sanglante qui les appelait. Il se souvenait, non sans amertume, ce plein bateau de soldats marocains, engagés dans une guerre qui n’était pas la leur, pour les quelques francs laissés à leur misérable famille. Les rescapés qui aujourd’hui l’accompagnaient, encore ébahis d’êtres sortis vivants de ce déluge de 1 M’Barka feu, de cet enfer de cris et de sang, se poussaient sur leurs béquilles pour voir leur pays. Certains pleuraient et tous ceux qui avaient encore leurs mains, les ouvraient en offrande pour remercier Dieu : Amdullilah ! Amdullilah ! Au moins ceuxlà pouvaient encore marcher, et voir , mais à l’intérieur étaient ceux que la phraséologie du temps appelait « Les grands blessés ». Tête de liste d’une classification de l’horreur, les définitivement irrécupérables , ceux qui seraient poussés par les infirmiers de la Croix-Rouge hors de ce bateau, comme d’une poubelle que l’on vide de ses déchets. Retour des héros ! Sur le quai la fanfare d’une compagnie de la Légion Etrangère les attendait. Devant la section, l’arme au pied, en képi blanc et ceinture rouge, le drapeau tricolore frappé de la fourragère rouge gagnée à Camerone par leurs anciens. C’est tout ce qu’ils avaient gagné d’ailleurs ces « anciens », car les mexicains les avaient totalement massacrés. Mais ceux qui ordonnent ces carnages ont vite fait de transformer les victimes de leurs ambitions et de leurs incompétences, en héros dont la glorification, à posteriori, fait oublier leur criminelle responsabilité. Les barques de transbordement accostaient avec leur chargement d’épaves humaines, encore disciplinées. Les béquillards et les manchots, précédant les aveugles et les chaises roulantes des culs de jatte, s’alignaient sur le quai. «..Présentez...armes ! » cria un adjudant couvert de médailles. Les talons claquèrent et les longues baïonnettes s’élevèrent auDieu soit loué 2 Le Pied Noir dessus des képis blancs. La canne du chef d’orchestre, lancée en l’air, donna le signal, les tambours roulèrent, les clairons jetèrent l’éclat lumineux de leur cuivre astiqué au « Miror » et la sonnerie dite « Aux champs », réservée habituellement au général qui vient voir si « la soupe est bonne », déclencha dans la petite foule des civils, massés derrière les militaires, les larmes émues et patriotiques de quelques dames dont on vit s’agiter les bouquets de plumes de leurs vastes chapeaux. Puis un colonel, escorté de son petit état-major obséquieux, salua le drapeau et fit un petit discours destiné aux éclopés marocains «..qui avaient fait don de leur sang à leur « Mère Patrie_» et serra quelques mains. Comme le Sergent-chef Charbonnier se trouvait être le seul européen parmi ces rescapés, il eut droit à deux minutes d’intérêt supplémentaire. Avec un geste vers la manche repliée de la capote, l’officier l’interpella avec cette bonhomie familière de « père du régiment » que l’on doit leur apprendre à l’École de Guerre - Ah ! La Coloniale ! Où as-tu laissé cela mon garçon ? - En Champagne mon colonel ! - Ah oui ! Le Bois Sabot sans doute ? Ce fut dur n’est-ce pas ? - Pour eux aussi mon colonel ! Répondit-il, en désignant d’un mouvement de tête ses compagnons d’infortune. - Oui !...Bien entendu !...Il eut un toussotement embarrassé avant un repli stratégique : ...mais tu n’as pas été décoré ? - Si mon colonel ! ...Médaille militaire et croix de guerre avec deux palmes. 3 M’Barka - Il faut les porter, c’est obligatoire ! - Pour les militaires mon colonel ! Moi maintenant je suis civil et j’estime ne pas avoir à me glorifier d’être resté vivant ! Le colonel ne broncha pas et passa rapidement aux suivants. Les révoltés il connaissait, on parlait de mutineries à Verdun que le général Pétain devait réprimer durement en faisant fusiller quelques fortes têtes prises au hasard dans les unités en rébellion. La cérémonie était terminée. Les légionnaires... « Arme sur l’épaule...droite ! En avant...marche ! », s’éloignèrent au pas cadencé vers leur caserne. Les dames se dispersèrent, caquetant comme des volailles en jouant de l’ombrelle. Mazagan, station climatique, avait un centre de convalescence, on y dirigea les rescapés, ils y resteraient quelques jours avant d’être dispersés vers leurs douars. Gustave déclina l’invitation à les suivre. Il allait jeter son sac sur son épaule quand un gamin s’en saisit. - Où toi aller hakim ? Il fut étonné que Gustave lui ordonnât en arabe, de porter son sac à l’espèce de cabane en planches qui servait de buvette. - Tu parles en arabe hakim ? Il ne répondit pas à cette évidence et alla s’asseoir devant la table sommaire. Le tenancier ramassait les verres vides et essuyait d’un torchon douteux les taches de vin rouge où se précipitaient les mouches. Textuellement Capitaine mais s’adressait par flatterie à tous les militaires français portant galons 4 Le Pied Noir Gustave commanda du vin, de toute façon il n’y avait rien d’autre, il le savait, sauf de l’anisette et c’était un peu tôt pour boire cela, il donna une piécette au gamin qui alla s’asseoir dans la poussière et se mit à jouer avec un chiot qui jappait de joie. Il reconnaissait l’homme qui revenait avec une bouteille, un ancien de la Légion qui avec sa prime de mise à la retraite s’était payé ce fond de commerce branlant. C’est de là qu’il était parti, il avait joyeusement bu ici avant d’embarquer et c’est là qu’il revenait. Il renouait les liens rompus. Mais alors, il avait encore ses deux mains. Il tâta machinalement le bras mutilé... Certains prétendent que la main gauche ne sert pas à grand-chose. Qu’en tout cas c’est moins utile que la main droite ...ces cons ! Il essayait, assez souvent, de se rappeler tout ce qu’il faisait avec cette main. Il lui arrivait même dans son sommeil, de rêver qu’il était devant son étau à l’arsenal de Cherbourg et qu’il limait un clavetage précis, tenant légèrement la pointe de sa lime entre le pouce et l’index de cette main disparue, pour faire ce trait croisé qui nécessite une si délicate pression de la lime sur la pièce, qu’elle est une caresse dont la main droite n’est que le moteur. Il ne limerait plus maintenant. Poussant un soupir, il sortit sa pipe de sa poche, sa poche droite, il n’y avait plus qu’elle qui servait. Puis sa blague à tabac et le briquet de cuivre qu’il avait fabriqué dans la douille d’une cartouche de ces nouvelles mitrailleuses de 12.7. Les inventeurs avaient du trouver que les balles de 7.65 ne faisaient pas des trous assez gros dans les poitrines allemandes. De deux doigts il ouvrit la poche de toile, poussant le tabac dans le fourneau culotté. Avant il roulait ses 5 M’Barka cigarettes, certains manchots arrivaient à le faire sur leur genou, il avait essayé, il n’y arrivait pas. Et puis, la pipe il avait toujours aimé, c’était chaud, convivial, amical, c’est cela : amical ! La cigarette on fumait du papier avec le tabac et il restait ce mégot répugnant que l’on crachait et qui laissait des brins de tabac accrochés aux lèvres. Tandis que la pipe on la sentait constamment dans sa poche, toute prête à vous procurer votre plaisir...Cela ne fait rien ! Il aurait bien voulu pouvoir encore les rouler ces saloperies de cigarettes avec cette main qui était restée au Bois Sabot. Si l’on pouvait appeler un bois, ces quelques troncs d’arbres déchiquetés entre les trous d’obus. Un bois sans un brin d’herbe, sans oiseaux, sans même un insecte. Le souvenir lui revenait, vivace, d’un bourdonnement de cris et d’explosions, de l’odeur de la poudre et du sang et autour de lui l’éparpillement des cadavres et des blessés. Des jeunes gens comme lui : ceux de la division marocaine, qui avaient attaqué et ceux des allemands, qui s’étaient défendus. Les « boches » et les « arabes », morts dans la sauvagerie d’un combat à la baïonnette maintenant fraternellement et inutilement unis, et lui qui regardait bêtement sa main arrachée avant que la fulgurante douleur ne l’envahisse et qu’il ne tombe évanoui dans l’eau d’un trou d’obus. Il avait été réformé. Ah cette commission de réforme ! Un collège de spécialistes de la mécanique humaine qui vous examinaient de toute leur science professionnelle, pour voir s’il n’y avait pas possibilité de faire encore servir ce qui restait de votre corps déchiré. Mais parce qu’on ne peut pas tenir un fusil avec un 6 Le Pied Noir seul bras, il avait été jeté comme une pièce inutile, hors de la machine militaire. Comme ces deux douzaines d’éclopés marocains, sans bras, ou sans jambes, ou sans yeux, qui revenaient au pays avec plein de médailles, une problématique pension et l’espoir d’être chaouch d’un quelconque contrôleur civil, si on pouvait leur confier un balai. A vrai dire, Gustave Charbonnier ne revenait pas dans son pays, il était né à Cherbourg où il avait commencé sa vie aventureuse, lorsque orphelin d’une mère dite « de mauvaise vie » , il avait été placé dans un orphelinat tenu par des jésuites. Il s’en était enfui en causant un scandale, qui avait révélé à la ville les pratiques affectueuses du Père Supérieur pour certains jeunes élèves, qui en entrant dans son bureau pour y être fessés, pouvaient accéder au pardon contre un acte de contrition, qui n’était sans doute pas prévu dans les Evangiles. Le jeune Gustave n’avait pas accepté l’acte de contrition et avait cassé sur la tête du saint homme un crucifix d’ivoire, qui était parait-il fort précieux. En se sauvant, il avait eu la chance de bousculer dans la rue, le champion des Bouffeurs de curés du département de la Manche, directeur de la toute nouvelle école « laïque et républicaine » qui, il faut l’avouer, n’avait pas beaucoup de clients. Il avait recueilli et choyé l’orphelin victime des turpitudes cléricales et prétexte à un article vengeur, qu’il avait fait paraître dans Le Petit Echo de la Manche. Le père jésuite avait disparu discrètement de la circulation, pour aller satisfaire ses pulsions dans les Garçon de course, portier, gardien dans l’administration Ainsi nommait on les anticléricaux militants au début du siècle 7 M’Barka pratiques solitaires d’une cellule monastique. L’école de la République avait gagné quelques élèves de plus et Gustave, adopté par le disciple de Jean Jaurès avait obtenu brillamment le si convoité diplôme du Certificat d’Etudes Primaires et Elémentaires, grâce auquel il était entré comme apprenti à l’Arsenal de Cherbourg. Quatre ans après, son père adoptif mourut. Il ne lui laissa pas grand-chose en héritage, l’institution laïque payait mal ses dévoués serviteurs. La paye de mécanicien perfectionnant , permettait à peine à Gustave de survivre. Un jour qu’il rêvait de voyages devant les voiliers à quai dans l’avant-port, il fit la conversation à un navigateur de son âge, qui lui parla de ce Maroc qu’un certain général Lyautey était en train de conquérir. Peu après, en passant devant la gendarmerie, il tomba en arrêt devant une superbe affiche où un militaire casqué de blanc, paradait devant de belles « indigènes » à peine voilées, sur un fond de palmiers et de minarets. Sous ce tableau enchanteur il y avait une insc ription : Engagez vous rengagez vous dans les troupes coloniales. ! Contrats de trois et cinq ans. Tant qu’à faire, il en avait pris pour cinq ans. Il avait rapidement fait ses classes à Toulon et en 1912 incorporé à une compagnie du R.I.C.M (Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc) il débarquait d’une barcasse de transbordement, sur la plage de Casablanca. Pour ce premier contact avec l’Afrique il fut déçu. Il n’y avait pas de belles mauresques pour l’accueillir devant le palmier chétif et poussiéreux qui poussait contre le 8 Le Pied Noir mausolée de Sidi Belyout. Un « ancien » qui avait été témoin lui expliqua que le petit chemin de fer Decauville qui traversait le cimetière avait été, la cause d’une révolte de « ces sauvages pouilleux » qui avaient assassinés huit européens ». Des français ? demanda Gustave. Non ! des portugais mais cela revient au même, c’était des européens. Mais ! précisa son interlocuteur, le croiseur « Le Cheylas » qui était justement en rade, avait eut vite fait de nettoyer cette racaille à coups de canons. Au lieu de la palmeraie verdoyante, qui figurait sur l’affiche, il ne voyait qu’une espèce de marécage devant l’entrée d’une ville indigène puante, où on lui indiqua tout de suite ce qui en faisait son seul intérêt : les trois bordels, avec des européennes, qui venaient de s’y établir . N’est-ce pas là, en effet, ce qui doit intéresser en premier lieu un militaire ? Côtoyant la ville arabe, un quartier encore plus puant, le mellah, réservé à la population juive qui paraissait encore plus sale et misérable que son voisinage musulman ; comme si ces juifs avaient dû marquer ainsi, leur infériorité par rapport aux « Vrais croyants ». En face de la vieille ville, de l’autre côté de la mare où l’Oued Bouskoura, venait, lors des pluies d’hiver, nettoyer les ordures qui s’y accumulaient, des baraques en bois de toutes formes, de toutes dimensions, qui semblaient avoir été plantées là au hasard, constituait l’embryon de la ville européenne. Audelà de jardins bordés de roseaux, quelques constructions Sidi Belyout est le saint patron de la ville de Casablanca. Une légende veut que celui qui boit l’eau de son puits ne peut plus quitter la ville. Le mausolée est situé à la sortie du port , à l’époque du roman il se trouvait sur le bord de la plage 9 M’Barka en maçonnerie commençaient à s’élever. Mais à quelques kilomètres sur les hauteurs, l’organisation rassurante des camps militaires aux baraques bien rangées le long des alignements de cailloux peints à la chaux, qui marquaient les allées, semblait donner l’exemple de ce que devait être une urbanisation rationnelle. C’est là, au camp de La Jonquière, que le jeune soldat alla rejoindre une chambrée d’anciens qui complétèrent ses connaissances toutes fraîches du démontage du fusil Lebel et de la revue de détail, par ce qui était indispensable pour devenir un vrai « Marsouin » c’est-à-dire, l’absorption inconsidérée du vin rouge, le poker, l’utilisation performante de son sexe, surtout de manière pédérastique, et la légende des chefs qui avaient mérité leur respect par leur héroïsme au combat, leur ivrognerie, leurs incroyables prouesses sexuelles, un nombre incalculable de « Chaude pisse » et leur manière de traiter les cas d’indiscipline au combat à poings nus d’où l’intéressé devait ressortir satisfait s’il n’avait qu’un œil « au beurre noir ». Il y apprit aussi qu’il devrait se préparer aux tournées de police harassantes, derrière des saloperies de mulets infatigables, qui marchent parait-il à sept kilomètres à l’heure, les embuscades des Salopards, ces berbères Les troupes coloniales, armée de terre, faisaient à leur origine partie de la marine. D’où l’ancre de marine sur leur col d’uniforme et leur appellation Infanterie de marine (Les marsouins) Artillerie de marine (Les Bigorres). Comme la Légion étrangère on n’y acceptait que des engagés, soldats de métier liés par un très puissant esprit de corps, entretenu par de solides traditions viriles 10 Le Pied Noir insoumis qui vous coupaient les couilles pour vous les mettre dans la bouche, avant de vous égorger, si on restait trop à la traîne. « Ce sont vraiment des salopards ils pourraient nous les couper après ! » lui avait dit l’ancien qui faisait ainsi son instruction. On ne lui coupa rien du tout au jeune Gustave quand plus tard il alla du côté du Tadla courir le Bled, mais il connut : la soif, la faim, le palu et puis ces mesures disciplinaires inhumaines, pour la moindre infraction au règlement, lorsqu’ils étaient en campagne . La pelote : 40 kilos de cailloux dans le sac à dos, et le fusil sans culasse sur l’épaule, pour faire le pas de gymnastique jusqu’à l’évanouissement. Ou pire : Le tombeau où le puni, cloué dans le sable par sa toile de tente restait des heures la tête au soleil, et bien d’autres sévices dont se régalaient des adjudants alcooliques. Ainsi il perdait ses illusions sur les vertus militaires et sur l’humanité, même si sa malheureuse enfance l’y avait bien préparé. Il perdit autre chose, son pucelage, au Bousbir de Casa, avec une petite prostituée qui ne devait pas avoir quinze ans, mais qui ne se moqua pas de sa maladresse et pour ses vingt sous et un paquet de cigarettes de troupe, lui apprit l’amour, lui paya une bouteille de bière avant de l’enlacer sur sa paillasse et un bered de thé au petit jour. Il revint souvent la voir tant qu’il eut quelques sous de sa prime d’engagement avant de perdre ce qui lui en restait en apprenant à jouer au poker Mais il n’eut pas à continuer longtemps son Ces sévices étaient encore pratiqués en 1940, l’auteur les a subies Quartier réservé à la prostitution dans les grandes villes du Protectorat 11 M’Barka apprentissage. Fès entrée en rébellion massacrait les européens. Il quitta les belles baraques toutes neuves d’Aîn-Bordja et à marches forcées gagna Fès où il participa à l’opération dite de pacification. Il allait encore pendant deux ans « pacifier » vers la Moulouya, vers le Tadla, vers Marrakech, ces salopards de berbères, grâce à l’efficacité de la nouvelle mitrailleuse Hotchkiss et du 65 de montagne, un excellent canon que l’on transportait démonté sur le dos des mulets. Au début il y allait comme tous les autres, exécutant discipliné, tuant sans état d’âme, jusqu’au jour où ils entrèrent dans un douar bombardé au canon de 75, pour n’y trouver que des cadavres de femmes et d’enfants. Alors il se demanda pourquoi ? Pourquoi ce massacre inutile ? Pourquoi ces cadavres de gens inoffensifs devant lesquels les officiers se pavanaient, comme Tartarin de Tarascon, pour la photo souvenir. Lorsqu’il était ce petit gosse qui traînait sur les quais de Cherbourg, il avait vite apprit à baragouiner dans la langue des marins anglais, allemands et autres qui faisaient escale. Il avait le don, de ce fait il ne mit pas longtemps à apprendre le dialecte arabe des gens de plaine, puis le berbère des gens de la montagne et il était ainsi devenu interprète dans les pourparlers des guerriers qui venaient demander l’aman. Ce faisant, ses conversations avec ce peuple qu’il découvrait lui faisait paraître plus injuste la brutalité militaire qu’ils subissaient et d’avantage encore cette méconnaissance méprisante de leur culture. Contrairement à ce que l’on pourrait croire ce terme était flatteur. Il reconnaissait le courage des combattant berbères Faire leur soumission 12 Le Pied Noir C’est alors que la guerre contre l’Allemagne s’était déclarée et il avait été question d’abandonner complètement le Maroc, pour utiliser les troupes qui y étaient engagées, sur le front français. Lyautey avait trouvé un compromis, une partie des troupes sous son commandement resterait pour conserver l’acquis, en compensation il formerait pour le front une division marocaine. C’est ainsi que le caporal-chef interprète Charbonnier avait été envoyé avec des soldats marocains sur le front français. Les pertes avaient été sévères dans la division parmi ces hommes courageux, mais pas formés pour une guerre moderne. Ces batailles cruelles n’avaient rien à voir avec ces sortes de chevaleresques combats d’embuscades qu’il avait connu, cette noblesse des guerriers Chleuh qui venaient se rendre à l’issu du combat perdu et qui en acceptaient loyalement les conséquences. Les souffrances partagées dans les hôpitaux de campagne, avec ces jeunes gens si proches de l’enfance, qui appelaient leurs mères en mourant, l’avaient fait réfléchir. Il regrettait le Bled, le Jbel, la cérémonieuse dégustation du thé sous les tentes caïdales et même cette petite Aïcha qui avait fait de lui un homme et dont il découvrait maintenant qu’elle avait du l’aimer. Aussi quand pendant sa convalescence la commission de réforme l’avait démobilisé et qu’on lui avait demandé pour quelle destination il voulait son billet de retour à la vie civile. Il avait à peine hésité, il n’avait plus Berbères montagnard du Haut Atlas, mais s’appliquait à tous les rebelles La campagne, la montagne 13 M’Barka rien ni personne à Cherbourg, par contre il avait mesuré pendant son séjour au Maroc toutes les perspectives qui s’offraient aux gens audacieux et il avait répondu : « Chez moi mon Capitaine, à Mazagan, au Maroc ! » Il y était maintenant et se sentit heureux, bizarrement heureux, il ne savait pas analyser pourquoi, était ce l’air, les odeurs familières qu’il redécouvrait, Odeur de safran derrière les femmes, odeurs fortes des poissons frits dans l’huile d’olive d’une gargote proche. Était-ce ces gens qui passaient devant lui : femmes emballées dans le long haïk de coton blanc, pêcheurs dans leur seroual bouffant, juives coiffées de leur châle de soie chatoyante. ? Le vétéran ne voulut pas qu’il paie son verre de vin - C’est ma tournée ! Dit-il...Il ne manquerait plus que cela que je fasse payer un mutilé Et il laissa le litre de vin entamé sur la table. C’était un vieux soldat qui savait qu’il est des questions idiotes à ne pas poser à celui qui revient de loin, de si loin que ceux qui savent peuvent encore voir dans ses yeux se refléter l’horreur et la peur sauvage de la mort. Gustave remercia et but, il mit sa pipe entre ses dents et voulut l’allumer mais son briquet n’avait plus d’essence, le vieux craqua une allumette et quand le soufre se fut consumé la présenta au-dessus du tabac. Gustave remercia à nouveau le vieil homme qui s’était assis à côté de lui et qui restait silencieux, et Long voile encore utilisé en Algérie qui dissimulait tout le corps, le seroual est un pantalon bouffant serré à mi-jambes 14 Le Pied Noir pourtant il savait bien qu’il aurait été curieux de savoir Il était un témoin. Mais il était trop tôt et le vieil homme le savait. Il étendit ses jambes et savoura l’instant. Il était revenu, le soleil était chaud, le vin était bon. Pour la première fois depuis qu’on l’avait ramassé à moitié vidé de son sang, il sentait la vie, un flux puissant qui affluait dans tout son corps et il sut à cet instant avec certitude, qu’il appartenait à ce pays. Il ne savait pas ce qu’il allait exactement y faire, c’était l’aventure complète, il avait vingt-deux ans, un pécule qui avec son avance sur pension de mutilé s’élevait à quinze mille francs, de quoi vivre six mois et dans son sac quelques vêtements et des souvenirs des tranchées. Le regard fixé sur la douve où des barques de pêcheurs accostaient avec la marée qui montait, il eut besoin de cette amitié qu’il sentait près de cet homme qui lui demandait s’il aimait son vin et il répondit - Oui ! J’en avait perdu le goût mais il me semble qu’il est toujours le même, cela fait presque deux ans...alors il éprouva le besoin de raconter et le vieil homme l’écouta parler de l’horreur ne posant que quelque courtes questions, plus pour ramener son interlocuteur sur le présent lorsqu’il le voyait se perdre dans les hésitations du récit de la mort de l’ami, que pour satisfaire sa curiosité et puis ce fut fini, la main valide trembla en versant le reste de la bouteille dans le verre et Gustave dit d’un air faussement joyeux. - Il est toujours aussi bon ce pinard, je me rappelle le dernier verre que j’avais bu ici juste avant d’embarquer. 15 M’Barka - Je ne me rappelle pas de toi, il passe tellement de monde, Oui c’est toujours le même , un colon qui a planté de la vigne vers Boulaouane. Tu es libéré ? Ils ne t’ont pas affecté dans la territoriale ? - Réformé ! Il agita son moignon. Maintenant qu’ils m’ont esquinté ils n’ont plus besoin de moi , même pour garder un passage à niveau et c’est tant mieux - Naturellement ! excuse moi ! Tu vas quelque part ? Tu as un métier ? - Je ne sais pas encore où aller. Je suis mécanicien ! Mais avec une patte en moins... - Oh ! mécanicien ! alors tu trouveras facilement, ne t’en fais pas pour ta patte en moins...si tu cherches à te loger il y a un petit hôtel qui s’est ouvert sur la route d’Azemmour, ce n’est pas trop cher et il n’y a pas encore de puces. Reste un peu ici le climat est très bon pour les blessés. Après tu trouveras bien une voiture pour t ‘emmener vers Casa ou Meknès mais même ici il y a du travail pour un jeune comme toi. Devant eux un commerçant juif d’une trentaine d’années, tout de noir vêtu, des babouches à la petite calotte, surveillait le déchargement d’une barcasse qui faisait la navette avec un vapeur ancré à côté du navirehôpital, le tenancier l’indiqua d’un geste. - Il pourra t’emmener à l’hôtel, il a un fondouk juste à côté Il cria vers le commerçant. - Oh ! Raphaël ! Peux-tu emmener le sergent à l’hôtel ? 16 Le Pied Noir Le juif s’approcha et tendit la main. Il parlait parfaitement le français - Naturellement ! Je m’appelle Bendahan commerçant. je suis - Moi c’est Gustave Charbonnier, je suis sergent réformé. - Ce n’est pas un métier cela ! dit Bendahan en riant, vous êtes déjà venu au Maroc ? - Oui ! C’est pour cela que je reviens ! J’ai fait campagne en 12 et en 13 comme interprète et je ne sais pas encore ce que je vais faire. - Oh vous trouverez ! Les interprètes sont très demandés par l’administration. - Je n’ai pas envie d’être bureaucrate ! - Il est mécanicien ! intervint le cabaretier. - Mécanicien ? Écoutez ! vous pourriez me rendre un grand service, si vous voulez. Vous voyez ces caisses que je débarque ! c’est un moulin, si vous pouviez me le remonter je vous paierai très bien ! - Je pourrais certainement le faire si vous me donnez des aides parce qu’avec cela ?...il agitait sa manche. - J’ai ce qu’il faut et aussi des outils et tout ce que vous voudrez, combien voulez vous gagner Le bistrot intervint : - Ne te fais pas avoir par ce juif compagnon ! - Oh ! Pépé ! Les juifs t’emmerdent, Courson qui tient l’agence Ford prend douze francs de l’heure. 17 M’Barka - C’est pas vrai ! Il prend quinze francs ! Ne te laisses pas faire compagnon ! - Ah ? Il a encore augmenté ses tarifs celui-là, oh ! là !Là ! On ne pourra bientôt plus vivre...Bon ! Monsieur Charbonnier je vous donne quinze francs... - Il faudrait que je voie votre moulin et le bâtiment où vous allez le mettre et quand je me serai rendu compte du travail je vous donnerai mon prix pour le montage terminé. - Ce sera mon prix ! Tu en es témoin Pépé ! Sers nous une anisette ! - Pour moi un autre verre de vin ! La fraternité des verres trinqués les fit se tutoyer et alors qu’ils se levaient pour partir Bendahan lui dit : -Écoute! Puisque tu vas travailler pour moi, au lieu d’aller dans cet hôtel inconfortable je te propose de te loger chez moi, à moins que tu n’aies une prévention contre les juifs. ? La propreté des juifs des mellahs, à cette époque, était plus que douteuse, ce qu’illustrait alors, un dicton arabe qui disait : Mange chez le juif, mais dors chez le chrétien. Se doutant de son embarras Pépé intervint. - Tu peux y aller compagnon ! Madame Bendahan est une personne très bien élevée, je me demande pourquoi elle s’est mariée à ce pouilleux, en tout cas elle l’oblige à être propre. - Pouilleux toi-même Pépé ! Oui ! Ma femme a été à 18 Le Pied Noir l’école française « moderne. » dit fièrement Bendahan, elle est Dans sa bouche le mot avait la même consonance admirative que s’il avait dit : elle est agrégée de lettres Gustave se mit à rire et accepta avec politesse. - Oh je ne doute pas d’être bien reçu et je n’ai pas de préventions de race ou de religion, mais je ne voudrais pas vous déranger. - Ne t’en fais pas ! la maison est très grande et nous avons des serviteurs, tu pourras rester là jusqu’à ce que tu te trouves une maison dans la ville nouvelle. - Bon ! alors d’accord ! Allons-y ! Le gamin qui était resté assis dans son coin prit le sac sur son épaule et ils entrèrent dans la vieille ville, presque entièrement occupée par la communauté juive. Bendahan expliqua en montrant une grande bâtisse assez laide devant laquelle ils passaient - C’est l’ancienne église portugaise ! les français viennent de la rouvrir, la ville était resté deux siècles inhabitée après le départ des portugais avant que le Sultan ne l’ouvre pour nous. Tu vas à l’église ? - Non ! Je suis athée - Oh ! S’indigna le juif, ne dis pas cela ! Nous sommes tous enfants de Dieu...c’est pour cela que tu as accepté de venir chez des juifs ? Les chrétiens nous méprisent d’habitude. Sentant son nouvel ami choqué il se fit rassurant - Disons que je n’ai encore pas trouvé de Dieu à ma 19 M’Barka convenance et rassure toi, je te répète que je viens chez toi parce que je suis sans prévention stupide. Ils arrivaient. Après leur passage sous un portique qui enjambait la ruelle Bendahan alla frapper à une grande porte, que surmontaient encore les armes d’un de ces chevaliers d’Algarve qui au XVIe siècle, était venu construire ici sa maison. La porte s’ouvrit sur une jeune femme qui parut surprise de voir ce soldat français avec son mari. Pépé avait dit vrai, Rachel Bendahan, sous son châle de soie brodé était une gracieuse jeune femme. L’élégance de son habit traditionnel tranchait avec la tenue négligée de son mari qui tout de suite fit les présentations - Voici ma femme Rachel ! Monsieur Charbonnier a accepté de monter le moulin, c’est un vrai mécanicien il arrive de France, il est démobilisé, je l’ai invité à demeurer chez nous en attendant qu’il trouve un logement... Rachel d’un geste gracieux lui fit signe d’entrer - Entrez monsieur ! Soyez le bienvenu dans not r e maison, mon mari s’inquiétait pour ce moulin. ..c’est vraiment Dieu qui vous envoie...entrez ! je vous en prie ! Elle eut une hésitation en regardant le bras mutilé et dit une banalité comme il en avait déjà cent fois entendu, mais il ressentit la sincérité de sa pitié quand elle lui dit. - Mon dieu ! comme vous avez dû souffrir ! mais nous allons vous faire oublier cela ! N’est ce pas Raphaël ? Mais qu’est ce que je vais vous faire à manger ? Tu ne pouvais pas envoyer quelqu’un pour me prévenir ? Tu veux donc que j’ai honte ? Son hôte se mit à rire avant de la rassurer 20 Le Pied Noir - Allons Madame ! Ne vous faites pas de soucis pour si peu de chose même si vous n’aviez qu’un morceau de Quesra je me régalerai soyez en certaine après tout ce que j’ai supporté. - Oh non ! Quand même ! et elle appela : Esther ! Esther ! Viens vite ici , va chez Maman dis lui que j’ai un français qui vient manger qu’elle vienne m’aider, qu’elle regarde ce qu’elle a dépêche toi ! Elle avait parlé en arabe dialectal aussi fut elle étonnée quand Gustave arrêta la vieille femme qui se précipitait en relevant son châle sur ses cheveux en lui disant dans le même langage de rester là et qu’il serait heureux de partager ce qu’elle avait préparé pour sa maîtresse car il se doutait qu’elle devait être une excellente cuisinière. La vieille femme se rengorgea et commença à énumérer tout ce qu’elle avait préparé. Rachel capitula et demanda - Mais où donc avez vous appris à parler arabe ? - Je vais vous expliquer mais je vais d’abord renvoyer ce petit curieux Le gamin qui était resté à distance avait posé le sac sur le sol, Gustave alla le ramasser et lui tendit une pièce, le gamin s’étonna - Tu vas habiter chez ces juifs ? Tu es juif ? Il se mit à rire et lui frotta amicalement la tête - Non je ne suis pas juif...Mais je vais travailler avec eux, et toi tu veux travailler avec moi ? Demain je serais au port. Galette de pain 21 M’Barka - Inch Allah ! Sidi ! Il s’éloigna en chantonnant et Gustave empoigna son sac mais la vieille servante se précipita Il ne savait pas en franchissant ce seuil qu’il allait s’installer là pour longtemps et qu’il trouverait chez ces juifs universellement méprisés ce qu’il n’espérait plus depuis sa naissance : une famille. Dés le matin accompagnant Bendahan, il trouva le gamin qui l’attendait. Emballé dans sa djellaba, crasseuse et rapiécée, il avait visiblement dormi à côté des caisses. Il se précipita vers ses patrons pour leur baiser la main avec l’humilité qui sied au serviteur et s’emparant du sac d’outils voulu commencer à ouvrir. Mais Gustave, lui donnant un peu d’argent, lui ordonna d’aller boire du thé avec les pêcheurs à la buvette improvisée d’une vieille femme qui, tôt le matin venait allumer son kanoun sur le quai. Le gosse en avait besoin, nu sous ses haillons, il grelottait de froid. Du coup quand il revint Raphaël ne voulant pas être en reste de charité en ce jour qu’il jugeait si favorablement encourageant par son Seigneur, lui dit d’aller chez lui et de demander à sa femme de lui donner un vêtement. Quand il fut parti ils commencèrent à ouvrir les lourdes caisses pour en charger le contenu sur les carrioles qui devaient transporter les pièces au fondouk et comme au bout d’une heure le gamin n’était pas revenu, Bendahan observa que ce petit salaud avait dû aller vendre les habits long vêtement de laine avec un capuchon Petit brasero de terre cuite utilisant du charbon de bois Magasin, dépôt, également hôtellerie dans l’ancien Maroc 22 Le Pied Noir que sa femme lui avait donner avant de disparaître. Mais à ce moment le gosse réapparut transformé. Rachel lui avait donné un séroual, une chemise, un gilet et une djellaba, vêtement qu’en réalité elle avait été acheter chez un fripier du voisinage, mais elle avait aussi obligé le jeune garçon à aller au bain. Tout ceci expliquait le retard. Pour la forme Raphaël protesta qu’il ne lui avait pas dit de demander à sa femme de lui acheter une garderobe, mais de lui donner la vieille djellaba de Samuel le gardien qui était mort l’année dernière. Le gos se protesta que c’est bien ce qu’il avait dit à Madame Rachel mais qu’elle avait vu que la djellaba était trop grande alors elle l’avait envoyé avec Madame Esther chez le mari de Madame Esther qui lui avait donné tout cela et puis madame Esther l’avait emmené au bain et après elle l’avait fait rentrer à la mosquée pour qu’il remercie Allah de ses bienfaits. - Cette femme est folle ! protesta Raphaël si je la laissais faire elle nous ruinerait avec ces gosses paresseux qui traînent partout pour nous voler. En tous cas ! toi tu as intérêt à travailler pour payer tout cela ! Le gamin ne savait trop quelle attitude prendre mais Gustave qui riait de la fausse colère du juif le rassura et lui remettant un marteau lui fit démolir les caisses vides, pour en emmener les planches au fondouk Il sut, par la suite, en faire un de ces excellents ouvriers que, bien après l’Indépendance du Maroc on trouvait encore, formés au travail manuel par des ouvriers français avec les bonnes vieilles méthodes d’apprentissage de la Métropole. 23 M’Barka Le moulin qui avait été acheté en France était composé d’un broyeur à cylindre et d’un sasseur qui devaient être entraînés par un moteur. Le moteur était celui d’une chaloupe qui s’était échouée dans la barre d’Azemmour. Le mécanicien français eut de quoi occuper ses talents pour réviser le moteur et l’associer aux machines qui étaient entraînée par un arbre de transmission et des courroies de cuir, son apprenti travaillait bien et intelligemment et enfin, deux bons mois plus tard, le teuf !teuf ! du moteur fit savoir aux habitants qu’ils allaient avoir de la farine fraîche. A cette époque les juifs marocains étaient encore soumis par les anciennes lois à l’autorité du maghzen, leur gouvernement légal mais le contre pouvoir que représentait le Protectorat français avait décrété que les juifs qui s’associaient pour leur commerce avec des français devenaient leurs protégés et de ce fait échappaient à la juridiction habituelle. Bendahan avait besoin de Gustave pour cette raison aussi, c’est pourquoi très vite il décida son mécanicien à établir avec lui un contrat d’association. C’était doublement une bonne opération pour la famille Bendahan. Mais finalement, ce fut également pour l’ancien soldat le moyen rapide d’une ascension sociale, comme il s’en produisit alors pour tous ces chevaliers d’aventure, à qui s’ouvrait un pays neuf et tous comptes faits, accueillant. Cette collaboration entre le juif marocain, si rompu aux affaires et l’ingénieux mécanicien qui, grâce à son ami se découvrit également des dons pour le commerce, fut fructueuse et leur amitié dura très longtemps. En fait jusqu'à leur mort. Le gouvernement, l’administration 24 Le Pied Noir Il passait beaucoup de temps dans le moulin, passionné par les incessantes améliorations qu’il devait y apporter. Le rendement n’était certes pas excellent mais les meules crachaient la farine dans les sacs de toile beaucoup plus vite que lorsque c’était deux ânes qui faisaient mouvoir la noria. Raphaël était un partenaire loyal, certes il discutait âprement, mais ce qui était convenu était convenu et Gustave ne regrettait pas leur collaboration. Dès le premier jour un cousin de la famille qui était tailleur, sans prendre un sou d’avance, lui avait fabriqué deux costumes, ainsi il put se débarrasser de son uniforme et enfin se sentit « Civil ». Il avait une jolie chambre fraîche et la cuisine juive ne lui déplaisait pas, il y avait longtemps que son palais de normand s’était habitué à l’huile d’olive et aux saveurs pimentées. Il découvrait d’autres coutumes, une vie domestique toute conditionnée par une religion exigeante. Quelques rites, parfois le faisait sourire, mais il savait montrer sa discrétion et plus pour lui faire plaisir que pour vraiment découvrir sa manière d’honorer son Dieu, il interrogeait Rachel qui lui expliquait longuement, avec passion, les origines et les raisons de leurs coutumes religieuses Du côté des musulmans il fut également vite adopté, surtout à cause de sa parfaite connaissance du langage et il devint très vite populaire bien au-delà de la cité. Il s’y plaisait de plus en plus et vers le mois de décembre 1916 il acheta, pas très loin de ses amis une bonne vieille maison tricentenaire fraîche et silencieuse, avec un joli patio orné de zelliges bleues. Rachel qui regrettait son départ de chez elle se 25 M’Barka moqua de lui - Toi tu veux t’en aller pour cacher tes mauvaises fréquentations, tu devrais plutôt te marier ! Tu crois que je vais permettre à Raphaël d’aller chez toi pour se dévergonder ? Le marier elle y avait bien pensé et comme toutes les femmes avait rêvé d’une intrigue où elle avait poussé une de ses jolies cousines, mais le français n’était pas mûr pour le mariage, la cousine alla rêver ailleurs. Il intriguait les français qui s’installaient dans la nouvelle ville, la plupart pensaient qu’il était juif, d’autant plus qu’il ne fréquentait pas la vieille église des portugais qui avait été rendue au culte catholique, et qu’il habitait dans le mellah. Autant dire que le curé, le contrôleur civil et le commandant d’armes, ne le comptaient pas parmi leurs fréquentations et s’ils avaient pu, ils en auraient bien débarrassé la colonie. Mais il était difficile de s’attaquer à un ancien combattant surtout mutilé de guerre, même s’il refusait toujours de porter ses décorations. On préférait donc en parlant de lui, se toucher la tempe de l’index pour ajouter cette infirmité supposée à ses blessures de guerre. Lui il les ignorait, il s’occupait activement du moulin avec Raphaël qui y adjoignit une boulangerie pour les besoins croissants de la population européenne. La minoterie qui tournait jour et nuit achetait son blé à un négociant musulman, Belyazid qui était ami de Quartier réservé aux juifs 26 Le Pied Noir Raphaël. Il avait par héritage familial, une sorte de monopole d’achat sur les céréales des Doukkalas. Pour parcourir le bled il avait acheté une Ford « A » , haute sur roues et réputée pour sa solidité, mais il ne savait pas conduire et ce fut Gustave qui lui apprit. A cause de cette voiture, Raphaël et son ami eurent une idée qu’ils partagèrent avec Gustave. Il s’agissait, grâce à la rapidité relative de transport de l’automobile, d’acheter dans les campagnes environnantes des oeufs que les Doukalis produisaient en abondance pour les exporter vers l’Europe. Mais il y avait le problème de leur conservation. Ce fut le français qui mit au point le procédé en les emballant dans du gel de silicate. Ainsi les oeufs de Mazagan furent bientôt réputés au-delà de l’océan, en Angleterre, en France, et surtout en Espagne. En 1918, sous l’impulsion des colons, qui utilisaient les méthodes et les machines américaines, la récolte de blé et d’orge s’annonça exceptionnelle. En rentrant de sa tournée dans le bled Belyazid signala à ses amis que les agriculteurs s’inquiétaient de la pénurie de sacs pour transporter leur récolte. Ils décidèrent d’envoyer Gustave en chercher en France. Quand il en revint les battages avaient commencé et les agriculteurs, trop heureux de pouvoir se débarrasser de leur grain, ne rechignèrent pas trop aux conditions que leur imposèrent les trois compères. D’autant que Gustave, qui avait racheté à l’armée et réparés, trois gros camions américains « Pierce-Arrow » à chaînes et bandages qui passaient partout, se chargea du habitants des Doukalas . Région autour de la ville actuelle d’El Jadida anciennement Mazagan 27 M’Barka ramassage dans les fermes. La Franc e, à cause de cette guerre épuisante, avait un grand besoin de céréales. En se réservant le quasi monopole des exportations des récoltes de la riche région des Doukkalas, le français, l’arabe et le juif firent leur première grande affaire et se frottèrent les mains en s’en partageant les bénéfices. Du coup ils décidèrent de créer ensemble une société d’import-export. L’ancien sous-officier avait renoué des contacts avec son ancien régiment et grâce à son ex capitaine, qui ayant été jugé trop vieux pour aller au front avait été affecté à l’Intendance générale, il eut facilement des adjudications pour l’approvisionnement des troupes en oeufs et en farine, puis pour tout ce qui était nécessaire à cette armée de plus en plus importante. Mais le moulin avait beau cracher jour et nuit il n’y suffisait plus et Gustave profita de son voyage en France pour en commander un neuf. Le délai était long, les industriels étaient accaparés par les fabrications de matériel militaire que nécessitait la guerre qui continuait à l’Est avec ses incertitudes. Au Maroc il fallait toute l’habileté de Lyautey, pour seulement conserver les acquis, car la résistance des populations berbères à l’occupation coloniale, se faisait d’autant plus forte que les chefs rebelles trouvaient des appuis du côté des allemands. C’est dans ces circonstances que l’État-major décida de faire une vaste opération de prestige à travers le Haut-Atlas et en même temps de frapper la résistance des chleuh du Souss Le général De Lamothe fut chargé de l’opération à partir de Marrakech. Il faut se rappeler qu’à cette époque le 28 Le Pied Noir seul moyen d’accéder à Agadir était la piste côtière qui passait par Safi et Mogador et que la montagne était inviolée et hostile. Si hostile que les soldats en opérations s’attachaient une main à la queue des mulets pour être sûrs de ne pas être abandonnés sans armes en cas de défaillance, car leur mort aurait été certaine. La colonne qui avait commencé à partir d’IminTanout, le 22 Février 1917, sa marche en territoire insoumis, traversa l’Atlas jusqu’à Agadir en moins de huit jours, avec mille huit cents mulets et neuf cents chameaux. Ceux qui maintenant vont en deux ou trois heures de Marrakech à Agadir ne se doutent pas que la superbe route qu’ils empruntent, a été construite sur la piste tracée à cette occasion et bien sûr, ne peuvent imaginer l’audacieux exploit que représentait à cette époque, le franchissement du Haut-Atlas par une telle caravane. Une telle opération ne pouvait laisser l’aventureux Charbonnier indifférent. Cela tenait autant de l’exploit sportif que de l’exploit militaire, il y aurait participé gratuitement si on le lui avait demandé. A plus forte raison quand son ami des intendances lui proposa de le faire en sa qualité de fournisseur des armées, il accepta avec enthousiasme, puisqu’il joignait au plaisir de l’aventure, une magnifique affaire commerciale, qui finalement influença de manière indirecte son destin. Il avait vendu entre autres choses à l’intendance, la farine pour les hommes, l’avoine et l’orge pour les animaux de bât et il eut l’autorisation d’accompagner la colonne comme cantinier. Pour cela il avait acquis une dizaine de ces charrettes légères tirées par un mulet, que l’on appelait 29 M’Barka des arabas et qui portaient tout ce que les militaires en campagne réclament au repos pour s’abreuver et améliorer l’ordinaire : des saucissons secs, des sardines en boite, des harengs-saurs, du bon vin rouge de la qualité « Gros qui tache 14/ », de l’anisette espagnole et du rhum de la Martinique. A chaque étape il mettait ses fûts de vin rouge en équilibre sur le bord des charrettes et ses aides remplissaient sans arrêt les bidons de deux litres, qui en général en contenait un peu plus grâce à un procédé qui consistait à faire germer des haricots à l’intérieur. Mais le cantinier Gustave, n’était pas à cela près, il connaissait la méthode pour l’avoir pratiquée et il ne vendait pas au litre mais au bidon. Il regretta de ne pas avoir été aussi astucieux que les quelques grecs qui suivaient également la colonne et qui eux, ayant pensé aux femmes des villages traversés, s’étaient chargés de pacotilles, de coupons de tissus, de batteries sonores de casseroles et bouilloires en fer-blanc. Avant la fin du voyage, ils s’en étaient débarrassés auprès d’une clientèle de femmes berbères, de plus en plus enthousiastes à mesure que leur réputation les précédait. Beaucoup plus tard, commentant cette expédition avec un de ses vieux compagnons d’armes, ils se demandaient si ces foutus grecs n’avaient pas fait chez les berbères autant que la force armée pour le prestige de la France. Au fur et à mesure qu’elle se vidaient il revendit des charrettes aux femmes du BMC, qui fatiguées de leurs soirées agitées et enrichissantes, en avaient assez de suivre la colonne à pied ou sur l’échine des ânes. 30 Le Pied Noir Sait-on qui fut l’inventeur de cette remarquable contribution au moral des armées ? En tout cas, ce fut une idée de génie, d’autant qu’en raison d’un sérieux contrôle sanitaire, on éliminait les avatars consécutifs à la satisfaction des besoins sexuels des troupes. Bien entendu ! Les pauvres filles réduites à l’état de bêtes à plaisir, ne comptèrent pas beaucoup dans le calcul, mais est ce qu’une femme comptait à cette époque dans ce pays, alors qu’elle comptait déjà si peu en pays chrétien ? Quand les soldats étaient en garnison dans les postes éloignés, le passage du BMC leur était annoncé au rapport à peu prés sous cette forme : « Le BMC 205 sera au poste du 24 au 30 Mars et sera ouvert : de 16 à 17 heures pour les officiers, de 17 heures à 18 heures aux sous officiers, de 18 heures à 20 heures aux hommes de troupe européens et de 20 heures à 23 heures aux tirailleurs » Les sénégalais, il est vrai n’étaient pas difficiles. Mais les pauvres filles ! ...Quand le dernier leur était passé dessus elles devaient bien dormir. Celles qui accompagnaient la colonne étaient une vingtaine sous la surveillance d’une Mâalema, qui encaissait le prix des passes. Elles disposaient chacune, pour leur activité, d’une petite guitoune où elles officiaient sur un tapis, allongées sur le dos, passives, jambes écartées, même pas déshabillées. Dès que leur client avait terminé elles se passaient entre les cuisses le chiffon qu’elles tenaient à la main et le suivant se précipitait, à quatre pattes...dans la place toute chaude vivement encouragé à se dépêcher, car dehors la file des candidats s’allongeait Maîtresse, patronne 31 M’Barka jusqu’à l’extinction des feux. La traversée de l’Atlas qui se fit sans un coup de fusil, avait plus l’allure d’une exploration que d’une expédition guerrière. C’est surtout ce que voulait le général, impressionner les montagnards. Tout au long de la route, ils se précipitèrent pour voir l’extraordinaire défilé, qui pendant des heures se déroulait sous leurs yeux stupéfaits. Les « Joyeux », comme on appelait les soldats des bataillons disciplinaires, allaient en tête de colonne en chantant « Marche ou crève » leur chanson de marche. «..En marchant sur la grande route. Souviens-toi ! Oui souviens toi ! Tes anciens l’ont fait sans doute. Avant toi, oui avant toi ! De Gafsa à Médénine. De Gabés à Tataouine. En avant dans la poussiè..ère Marchez bataillonnaires...» Armés de pelles et de pioches ils partaient, sous la protection et la surveillance d’une compagnie de tirailleurs sénégalais, avec une ou deux heures d’avance sur le convoi, afin de préparer les traversées d’oueds ou élargir un passage dangereux en surplomb d’un quelconque ravin. Les « Marsouins » de l’Infanterie de Marine, s’échelonnaient derrière, suivis des « Bigorres » de l’Artillerie Coloniale 32 Le Pied Noir accrochés à la queue des brêles qui portaient les canons de 65 de montagne. Un peu en arrière le général et son étatmajor suivaient à cheval, accompagnés de près par le Service de Santé. Les innombrables chameaux du Train des Equipages suivaient en bramant de leur pas majestueux et fermant la marche, venaient les képis blancs de la Légion qui eux chantaient comment ils vendaient du boudin aux alsaciens et aux lorrains Enfin derrière toute cette troupe disciplinée venait le désordre des civils : la cantine de Gustave avec ses oeufs durs et ses tonneaux de gros rouge, les colporteurs grecs, le tailleur juif, et enfin les putes du BMC. Parcourant sans arrêt l’ensemble de la colonne, des estafettes et des officiers de liaison, assuraient à cheval, le renseignement et la transmission des ordres. Un énorme nuage de poussière rouge s’élevait haut dans le ciel et prévenait ainsi les populations de l’avance de la colonne. Cette poussière fut le pire, asséchant les gosiers des hommes et des bêtes, se collant aux pelages et aux uniformes, retombant longtemps après sur la verdure des arganiers et des amandiers. Les berbères silencieux se postaient craintifs sur les hauteurs, surveillés aux jumelles par les officiers de cavalerie. Leurs femmes, plus audacieuses, s’approchaient curieuses pour voir le Hakem. Les soldats les interpellaient en riant, mais il leur était interdit d’avoir quelque geste provoquant ou insultant et elles leur répondaient en riant avec excitation par la stridente modulation des youyous. Mulets Dans ce cas le titre reprenait son vrai sens le Hakem était le Général 33 M’Barka Des chefs de village venaient à leur rencontre pour manifester leur désir de faire leur soumission, mais surtout par curiosité, ils étaient reçus par les officiers de renseignements qui les invitaient à demander l’aman du général à l’étape du soir, sans oublier d’amener le taureau du sacrifice. Le soir réunis devant la tente de l’Etat-Major ils faisaient leur soumission et quand les victuailles qu’ils avaient amenées étaient cuites on leur faisait l’honneur de les inviter à les manger avec le Général. C’est alors qu’ils apprenaient, en admirant l’éclat des leggins que les ordonnances sénégalais briquaient en crachant dessus pour économiser le cirage, combien ils allaient désormais être heureux, sous la protection d’une si puissante armée. Puis le général se retirait dans sa tente et ils repartaient dans la nuit porter la bonne nouvelle dans leurs villages. A moins que ce ne fût qu’un message du genre « Ces salauds sont bien trop fort pour nous pour qu’on les attaque » Pendant l’opération, il fit la connaissance d’un lieutenant du « Train des Equipages » qui était revenu de Verdun un peu amoché, il avait un oeil en moins, mais on avait jugé qu’il pouvait encore servir au Maroc. Il avait participé, lui aussi, à l’offensive de Champagne avec la division marocaine, ils se réjouirent d’en parler, comme le font toujours les anciens compagnons d’armes, et se promirent de garder le contact. Bien longtemps après le jeune lieutenant Larivière allait encore fréquenter son ami Gustave. De Finalement ils arrivèrent à Agadir sans avoir eu à tirer un seul coup de feu et il quitta là, la colonne qui devait poursuivre une mission plus combative contre les partisans 34 Le Pied Noir du grand chef El Hiba, retranchés du côté de Tiznit avec des armes amenées par les allemands. Il avait gardé une araba et une dizaine de mules et il prit le chemin du retour en suivant la côte, jusqu’à Mogador où il devait s’arrêter quelques jours chez un parent de Bendahan qui devait le mettre en rapport avec la communauté israélite. Il leur acheta un stock de bijoux filigranés en argent, qu’il revendit plus tard à Casablanca et établit des contrats avec d’habiles ébénistes, pour la fabrication en série de petits meubles en bois de thuya, que lui achetèrent les nouveaux arrivés européens qui ne cessaient de débarquer au Maroc. Il était accompagné depuis Agadir par un déserteur d’une compagnie de la Bandéra basée à Sidi-Ifni. Il avait pas mal navigué sur les côtes d’Amérique du Sud avant de s’engager dans la Légion espagnole, fuyant la justice pour une affaire sur laquelle il répugnait visiblement à s’étendre. Gustave n’était pas curieux et l’aventurier sympathique le distrayait par le récit de ses nombreuses aventures. Quand ils approchèrent de Mogador l’espagnol fit remarquer à son compagnon la facilité avec laquelle les agaves poussaient dans les dunes, lui suggérant de les exploiter, comme il l’avait vu faire au Mexique, pour en tirer le sisal avec lequel on fabriquait pour la marine des cordages imputrescibles. Alors qu’ils s’étaient arrêtés pour faire reposer les bêtes et que cuisait un lièvre que Gustave avait tiré du haut de son cheval, le déserteur fit une démonstration en écrasant entre des pierres la longue flèche acérée coupée sur un cactus proche, lui faisant constater la solidité des Légion étrangère espagnole 35 M’Barka fibres ainsi extraites. Gustave en parla au cousin de Bendahan et puisque le transfuge était désireux de se faire oublier dans cette jolie ville tranquille, ils allèrent tous les trois voir le caïd qui après de nombreux verres de thé et un méchoui, leur octroya une concession pour cent ans. Bien sûr il fallut payer en bels et bons douros d’argent que le juif sortit de son trésor à titre de prêt au cousin et pendant que les adouls établissaient l’acte de vente, moyennant une petite rétribution complémentaire il fit en sorte que le senor Garcia eut une attestation de séjour suffisamment antidatée pour que jamais l’on ne put le confondre avec un senor Lopez qui avait quitté la légion en emportant son équipement et surtout un bon fusil qui lui avait permis de payer à El Hiba son passage jusqu’à Agadir sans avoir la gorge tranchée. Ainsi ! arabe, juif, espagnol et français, tout le monde fut content d’illustrer ainsi cette « Pax Lyautey » dont toute la presse faisait état. Gustave laissa sur place son gérant et rentra chez lui avec sa petite caravane de mulets, chargée des odorants coffres de thuya et de sa bimbeloterie d’argent. 36 Le Pied Noir ette guerre qu'ils appelèrent la « Grande Guerre » et aussi : La Der des Der , parce qu’ils croyaient qu’une telle abomination ne pouvait être pire et que l’on n’oserait jamais recommencer, était terminée. L'Allemagne éliminée de la compétition coloniale, les vainqueurs, allaient pouvoir se partager le Monde. A toi les Indes! A moi l'Indochine! ...A toi l'Irak! A moi la Syrie! ...A toi l'Egypte! A moi le Maroc! Quant aux espaces encore inexplorés règle et crayon en main ils tirèrent des lignes droites et parlèrent de kilomètres carrés, divisant les peuples et préparant imprudemment les génocides et les guerres tribales du futur. C Les mains libres au Maroc les français purent en toute quiétude poursuivre leur conquête, d'autant plus facilement que les armements récupérés sur les champs de bataille ne leur manquaient pas, ni l'expérience de leurs généraux en massacres de populations. C’est pourquoi quand les banques voulurent récupérer plus vite leurs investissements on élimina le brave général Lyautey et sa technique des petits pas, pour celle des massacres massifs du général Pétain dans le Riff où il y gagna ses dernières étoiles. En attendant la mise au pas des derniers rebelles, les affaires prospéraient pour ceux qui s’étaient les premiers lancés dans l’aventure. C’était bien sûr le cas des trois associés de Mazagan qui ne se sentaient pas gênés par la différence de leurs conceptions religieuses. Il est vrai que Gustave n'était pas encombré par ce concept de supériorité c hrétienne de ses concitoyens, qui les empêchait de s'allier aux « arabes » et avec répugnance aux juifs. Ah! Que les affaires marchaient bien pour le trio en ce début de 1919! Le moulin crachait la farine sans trop de 37 M’Barka pannes, les oeufs s'exportaient de plus en plus. Ils construisirent un vaste hangar sur le port pour stocker les sacs de grains et à Mogador, leur gérant Lopez-Garcia qui, sans difficultés, était devenu français, avait ajouté à ses cactus une plantation de ricins, ces arbustes qui poussent tout seuls et dont les graines contiennent une huile qui, outre ses vertus sur les constipés, était très demandée par les moteurs d'avion de cette époque. Gustave, qui avait maintenant vingt-cinq ans, commença sérieusement à penser que Rachel Bendahan avait raison de lui suggérer de se marier et d'installer dans sa jolie maison une compagne qui en soit plus digne que les filles qu'il y entraînait de temps à autre; ce qui lui valait les mines pincées des dames de la colonie et les grasses plaisanteries de leurs époux quand ils se retrouvaient le dimanche matin sur le jeu de boules. En 1920 les autorités du Protectorat décidèrent d'aménager sérieusement le vieux port de Mazagan qui commençait à être concurrencé par Casablanca. Gustave, averti discrètement par ce lieutenant borgne, qu’il avait connu dans l’expédition du général De Lamothe et qui était maintenant capitaine à la Résidence, se précipita en France pour affréter à Bordeaux un bateau rempli de sacs de ciment. Une sacrée bonne affaire pour les associés de la C.B.B.Import-Export. Et à cette heureuse époque, dire que l'on faisait une affaire cela s'appelait faire une « Culbute » autrement dit doubler la mise, or pour cette affaire de ciment Raphaël put dire en riant qu'ils n'avaient pas fait une culbute mais un looping. Dans ce même voyage il fit également embarquer les machines modernes de la nouvelle minoterie qui étaient enfin prêtes. 38 Le Pied Noir Il loua un bureau sur les bords de la Gironde, où il installa un Commis qui leur enverrait, au fur et à mesure que les besoins de la nouvelle colonie l'exigeaient, les sacs de clous, les fils de fer barbelés, les moulins à vent, les dynamos, les moteurs, les charrues, les bicyclettes, les automobiles, les robes pour les dames, les costumes-marins pour les garçonnets...Enfin tout ce que les aventuriers de la colonisation réclamaient à grands cris portefeuille déployé. Le nouvel employé ayant fait valoir qu'il aurait besoin d'une Sténo-dactylographe, il alla se renseigner au Cours Pigier où on lui recommanda une charmante demoiselle, à qui il acheta le dernier modèle de machine à écrire Remington Comme il savait y faire avec les dames, elle fut immédiatement séduite par ce riche aventurier, aux belles moustaches et fort en gueule, qui lui décrivait, avec lyrisme, les beautés de ce pays lointain où elle envoyait les lettres qu'elle tapait sur sa bruyante machine. Pendant les deux mois où il resta, pour mettre en place la nouvelle organisation, il lui fit une cour d'autant plus assidue, que ses inavouables intentions initiales n'eurent pas le résultat escompté. La demoiselle était vertueuse et cette résistance n'eut d'autre effet que de le rendre amoureux. Aussi n'eut-il d'autre solution, pour jouir des charmes devinés de la jolie fille, que de la demander en mariage; ce qui lui fut accordé sans diffic ultés, car il est vrai que papa et maman, qui en avaient encore six après elle, n'avaient pas envie de rater une si bonne affaire. Sauf dans les romans, les dactylos se marient rarement avec leur patron. 39 M’Barka Il repartit cependant sans elle, car à cette époque les demoiselles convenables ne se mariaient pas sans une période de fiançailles d'au moins une année. D'ailleurs il fallait bien tout ce temps pour préparer le trousseau. De son côté, aidé de la fidèle Rachel, toute heureuse qu'enfin leur ami se range du côté des gens convenables, il prépara la maison de sa future épouse. Compte tenu des circonstances et de l’éloignement il put faire accepter de réduire la durée des fiançailles à six mois. Leurs noces, durèrent quatre jours et furent fastueuses. Il avait invité ses deux associés. et Rachel qui avait accompagné son mari fut de plus en plus convaincu que la France était bien la « Mère Patrie » qui convenait. à son mari. « Nous autres les Gaulois » disait il plus tard pour se moquer de sa communauté. La jeune femme juive guidée par la nouvelle mariée pilla pendant quelques jours les grands magasins pour elle-même mais aussi pour satisfaire une très longue liste que lui avait remis la femme de Belyazid qui était restée à la maison. Enfin la jeune épouse plia sa robe de mariée sur le trousseau qui remplissait une grande malle cerclée de fer, mit par-dessus s a couronne de fleurs d'oranger, dont elle ferait, sous globe, une garniture de cheminée et quitta sa maman, hélas pour toujours, mais elle ne le savait pas encore Appuyée à la rambarde du navire, elle pleura un peu en agitant son mouchoir, partagea avec Rachel les affres du mal de mer et enfin arriva dans ce Maroc dont elle avait tant entendu parler et s'installa dans sa maison. Gustave était très amoureux d'elle, elle était douce et fragile et d'une grande sensibilité. Elle passait beaucoup de 40 Le Pied Noir temps à cuisiner des plats qu'elle avait jeune fille, copiés sur un gros cahier à couverture de moleskine noire et échangeait ses recettes avec ses nouvelles amies, l'arabe et la juive. Elle allait à l'église, bien entendu, et du coup Gustave remonta d'un cran dans l'estime de sa communauté...d'autant qu'il devenait riche et par cela même respectable. Presque tout de suite elle fut enceinte, mais cela se passa mal, elle tomba de sa mule au cours d’une promenade à l’antique ville de Tit et fit une fausse couche. Elle en eut beaucoup de chagrin, mais à peine remise elle put un soir annoncer à son mari qu’il allait être Papa. A quelques jours près, juste un an après son arrivée, elle accoucha d'un garçon qu'ils appelèrent Alexis en souvenir d’un oncle mort à la guerre. Hélas! la pauvre Anne-Marie avait très peu de lait, le bébé pleurait et toutes les relations du couple cherchèrent une nourrice, pendant que l'on complétait ses insuffisantes tétées, avec du lait de chèvre qui lui donnait des coliques. Ce fut Jacques De la Rivière, maintenant Chef d'Escadron aux Affaires Indigènes (on disait les A.I.) qui, à nouveau sollicité par son ami, trouva la solution en leur amenant de Meknés une jeune femme, dont le bébé était mort à sa naissance. De toute façon il n'aurait pas eu de père légal, expliqua le commandant, car le géniteur, khalifa du Sultan, Le Khalifa est le fonctionnaire qui reçoit une délégation de pouvoir d’une autorité administrative. On peut être khalifa du Roi ou Khalifa d’un Caid 41 M’Barka pieux et influent personnage, qui avait quasiment violé la gamine, esclave et fille d'esclave, n'avait pas pour habitude d'agrandir sa descendance pour quelques accidents de cet ordre. Sa première épouse, qui se chargeait de lui éviter ce genre de soucis, avait probablement conseillé à la matrone, qui faisait office de sage-femme au palais, d'oublier de faire respirer le nouveau-né. C’est cette racheté au khalifa quelques subtiles personnage au chérifienne. pauvre fille que le commandant avait pour un prix symbolique, accompagné de pressions qui touchaient à l'avenir du sein de la nouvelle administration M'Barka était née au palais où sa mère était esclave danseuse et musicienne. Elle avait appris très tôt qu'elle appartenait en toute propriété, tout comme sa mère et quelques autres hommes et femmes, à Hadj Moulaye Abdessalam ben Aomar ben Ibrahimi, un personnage tout puissant qu'elle apercevait de temps à autre dans cette partie du palais où elles étaient confinées. Quand elle avait demandé qui était son père sa maman lui avait expliqué qu'elle n'en avait pas, car on ne mariait pas les danseuses, contrairement aux autres filles noires moins belles où moins talentueuses, qui à la puberté était mariées à un soldat de la garde pour procréer de nouveaux esclaves, soldats et serviteurs, ou que l’on affectait aux travaux ménagers et à la cuisine. Par contre, si on leur épargnait les durs travaux qui auraient trop tôt abîmé leur beauté, les belles musiciennes devaient accepter quelques privautés de leurs maîtres, ou de leurs amis à qui on les prêtait. 42 Le Pied Noir C’est pour cela que la petite M’Barka était presque aussi blanche que le fassi andalou qui l’avait engendrée un soir de fête. La petite fille se contenta de ce renseignement, qui ne pouvait la révolter puisque dans l'enceinte de ce palais, dont elles ne pouvaient jamais sortir, c'était une loi acceptée par toutes ces femmes, noires et moins noires, dont elle partageait la vie avec d'autres enfants. Sa mère lui avait appris la musique et les chants, car elle souhaitait pour la petite fille ce sort enviable qui était le sien, puisque pour rester belle elle ne devait pas accomplir de travaux qui auraient abîmé des mains faites pour accorder les cordes d’un luth et un corps qu’elles devaient attentivement entretenir par de longs massages et de subtiles applications d’onguents, dans les vapeurs du hammam pour conserver les faveurs des maïtres. Quand elle révéla à sa mère qu'elle avait saigné pour la première fois, celle-ci s'effraya et lui dit qu'elle devait faire très attention de ne rien en dire le plus longtemps possible, lui expliquant les mystères du sexe et les appétits des hommes pour les petites filles. Mais la fillette se mit rapidement à changer et à prendre des rondeurs difficiles à cacher. Elles rusèrent encore un certain temps pour la dissimuler aux regards des jeunes maîtres, toujours à l'affût des chairs fraîches, jusqu'au jour où la maalema dial cheikhates (La maîtresse Par principe habitant de Fés . Mais le terme s’applique surtout à la riche bourgeoisie de Fès, issue des émigrés andalous chassés par les chrétiens espagnols au XV siècle. Bain maure 43 M’Barka des danseuses) dit à la mère. - Ta jolie petite M’Barka joue remarquablement du luth maintenant, il serait bon qu'elle vienne avec toi charmer les oreilles de nos maîtres. - Tu sais bien maîtresse ce qui va arriver, elle est encore bien jeune pour cela! - Préfères-tu que je l'envoie aux cuisines? Sa mère ne préférait pas! Le soir même elle lui expliqua comment elle serait déflorée par l'un ou l'autre des jeunes maîtres ou par le maître lui-même. Cependant avec ses compagnes elles la rassurèrent, c'était le lot de toutes les femmes, toutes avait connu ce moment pénible, mais après on arrivait même à y trouver du plaisir et à en tirer profit. Le lendemain parée sous l’œil critique de la Maleema, elle accompagna la troupe au grand salon où Moulaye Abdesslam donnait une réception et elle s'évertua de ne penser qu'à la musique. Mais elle dut aussi danser comme elle l'avait appris et si, à cause de sa naïveté, elle ne remarqua pas les murmures égrillards qu'elle suscitait quand elle lâchait ses longs cheveux, sa mère et ses autres compagnes comprirent que ce vieux vicieux, qui les avait toutes possédées, allait ce soir même déflorer la jolie gamine. Ce fut bien ce qui arriva ce soir-là, et les soirs suivants quand la maleema l’amenait dans la couche du vieux maître, qui appréciait les nouveautés quelque temps avant de s’en lasser et de les recommander à ses amis. Le jour où elle expliqua à sa mère qu'elle ne perdait plus de sang et qu'elle avait envie de vomir, on lui appliqua quelques bonnes recettes mais elle avait trop tardé et elles 44 Le Pied Noir furent inefficaces. Elle accoucha, avec beaucoup de souffrances, car elle n'avait que quatorze ans. Dès qu'elle fut libérée de cet être qui avait déformé si longtemps son ventre et l'avait tant fait souffrir, elle espéra que l'on allait le lui apporter pour maintenant soulager ses seins gonflés, mais hélas sa mère revint près d'elle en larmes pour lui apprendre que la maalema lui avait dit qu'il était mort dans son ventre en sortant. Elle se révolta en criant que ce n’était pas vrai, car elle se souvenait bien des premiers cris du nouveau-né, puis elle pleura beaucoup en priant Dieu de la délivrer de cette douleur et même de lui prendre sa vie. Mais Dieu, qui ne peut tout de même pas satisfaire tout le monde, ne l'exauça pas comme elle le pensait. Pendant que la pauvre fille se cramponnait à demi assise au poteau des accouchées où la kabla l'aidait à expulser son enfant, le commandant De la Rivière piochant de ses doigts des morceaux de pigeon, dans une somptueuse pastella, écoutait les amabilités de son hôte et ses sollicitations à peine voilées pour un poste au cabinet du Résident Général Lyautey. Service pour service, le commandant qui savait que dans le tableau pour ce poste, Moulaye Abdeslam faisait partie des possibilités, se rappela le problème de son ami Charbonnier et au lieu de répondre à la demande il détourna brusquement la conversation pour demander si Moulaye Abdeslam ne pourrait l'aider à trouver une Accouchements, mariages, baptême, un peu sorcière la Neggafa est indispensable dans la vie féminine. La traduction la plus appropriée me semble être Matrone. Plat raffiné de la cuisine de Fés 45 M’Barka nourrice en bonne santé pour le nouveau-né d'un de ses très chers amis. Le khalifa s'adressant à son intendant qui était parmi les convives lui dit: - Si Kaddour! Peux-tu voir cela tout de suite! L'intendant se leva avec empressement et s'éloigna. Quand il revint il se pencha à l'oreille de son maître pour lui dire en confidence. - Sidi! La jeune cheikhate que tu as honorée vient d'accoucher, Allah a rappelé l'enfant juste après que la maalema lui ait murmuré la Chahada . Moulaye Abdesslam leva les yeux au ciel, ouvrit les mains et pontifia: - Allah ou Akbar! Qu' Il reçoive l'âme de cet innocent, La dessus il rota, Amdullilah! Puis ayant réfléchi un instant il dit au commandant: - O Hakim! On me dit que j'ai là une négresse qui vient de mettre au monde un enfant, que Dieu dans Sa Miséricorde a rappelé à Lui. Elle ferait bien ton affaire mais mon épouse aura du mal à s'en défaire, c'est une musicienne de grand talent et elle va sans doute exiger un prix exagéré pour l'affranchir. - Oh Moulaye! Dis à ton épouse que Dieu la récompensera pour cette louable action et qu'elle trouvera une bonne compensation à cette pauvre cheikhate, quand elle sera à Rabat auprès des dames de la Résidence. Je ne pourrais faire mieux pour ce petit service, que tu vas me rendre, que de te recommander au Général. Danseuses populaires qui sont encore de toutes les fêtes 46 Le Pied Noir - Ah Hakim! Ferais tu cela pour ton ami ? Crois moi ! Je serais un bon serviteur de la France. Je vais de ce pas la convaincre. Sur ce ils passèrent dans un autre salon d' où, pendant que les convives buvaient le thé, le khalifa sortait et donnait des ordres pour que cette fille, qui venait d'accoucher, soit préparée pour partir le surlendemain avec un français qui l'avait achetée. La mère et la fille pleurèrent beaucoup car elles savaient que plus jamais elles ne se reverraient. Mais tel est le destin des esclaves qu'elles ne se posèrent même pas la question de savoir ce que ce français voulait faire d'elle. Elle était relativement remise quand elle embrassa pour la dernière fois sa mère et ses compagnes, promettant de donner de ses nouvelles si elle le pouvait et, marchant à petits pas, elle fut conduite pour la première fois hors du palais pour monter dans une tomobile, qui démarra aussitôt. L'impressionnant n'srani qui était assis à ses côtés lui posa gentiment quelques questions auxquelles elle ne sut pas répondre, trop troublée qu’elle était par la peur que lui causait ce bruyant véhicule et la présence de cet homme important si près d'elle. Quand il lui ordonna de lui faire voir son visage elle écarta son haïk en pleurant. Le commandant De la Rivière qui ne savait que faire pour rassurer la jolie fillette qu’il découvrait ainsi, eut une pensée haineuse pour ce vieux salaud de khalifa. Mais effets conjugués, de l’intérêt que lui portait ce Contraction de Nazaréen, chrétien. S’applique à tous les européens 47 M’Barka français dont elle supposait les mobiles semblables à ceux des hommes du palais, de l’effroi que lui causait le véhicule et des douleurs que les secousses de la mauvaise route causaient à son ventre, elle eut un haut-le-coeur et pleurant de honte elle jeta son voile contre sa bouche pour vomir. Cette honte fut d’autant plus grande que, cet homme si impressionnant l’ayant aidée à descendre sur le bord de la route, la soutint pendant que les spasmes la secouaient. Quand elle se redressa elle se mit à sangloter, suppliant qu’on la ramène à sa mère. Soudain, le Commandant la vit pâlir, s’affaisser sur son bras et il se rendit compte qu'elle s'évanouissait. Aidé du chauffeur il l’allongea sur la banquette et se rappelant qu’elle venait tout juste d’accoucher, il ordonna au soldat de faire demi-tour pour l’emmener au tout nouvel hôpital. Ils étaient à peine sortis de la ville et il ne leur fallut pas dix minutes pour y arriver. Elle se ranima un peu quand la voiture s'arrêta et il s'en trouva soulagé, car un instant il avait cru qu'elle était en train de mourir. Il connaissait bien le Major qui s'occupa en personne de la jeune femme. Elle s'était à nouveau évanouie et le toubib lui dit que c'était mieux ainsi, car dit-il, elle ne l'aurait pas laissé l'examiner. Il appela une infirmière et le commandant alla attendre dans le couloir, maudissant son ami Gustave de lui avoir collé une corvée pareille, mais déjà le médecin ressortait et expliquait: - Elle n'a rien de grave! Elle a seulement dû perdre trop de sang en accouchant. La pauvre gosse n'a pas plus de treize ou quatorze ans, rends toi compte ! L'infirmière lui a fait une piqûre cela va la ranimer! Où l'emmènes tu? - A Mazagan! Tu te rappelles de Charbonnier? ...La 48 Le Pied Noir colonne du Souss! - Oh oui très bien! Le cantinier manchot c'est cela? - C'est cela! Il avait besoin d'une nourrice. Le major éclata de rire. - Et bien il va se régaler ce salaud! Mais quand De la Rivière lui eut expliqué qu'il y avait urgence, parce que le bébé là-bas, crevait de faim , le médecin reprenant son sérieux, précisa que cela était facile à arranger car la pauvre gosse, qui souffrait aussi d'avoir trop de lait, serait une bonne nourrice. Il n’avait pas trop à s’en faire pour le voyage jusqu'à Mazagan, elle ne craignait pas grand-chose si elle n'était pas trop secouée. L’infirmière lui avait remplacé ses chiffons sordides par des tampons stérilisés et lui faisait boire du chocolat au lait. Le médecin recommanda de lui en faire manger quelques tablettes pendant le voyage avec quelque morceaux de sucre et s'il le pouvait, de lui faire boire du lait chaud. Ils la firent s'allonger sur la banquette arrière et la couvrirent d'une couverture. De la Rivière remercia son ami, promit de transmettre ses souvenirs à Gustave, et après un dernier signe de la main ordonna de partir. Il s’était d’abord installé à côté du chauffeur, puis comme elle avait failli tomber sur un coup de frein trop brutal, il retourna à l'arrière pour s’asseoir sur l'un des inconfortables strapontins. Un peu assommée par la piqûre et les cachets d'Aspirine elle dormait, le commandant de son genou l'empêchait de tomber. Elle se réveilla vers Rabat effrayée de se sentir secouée dans cet engin et malgré son insistance à ce qu'elle reste allongée, elle voulut s'asseoir. Il lui fit 49 M’Barka manger une tablette de chocolat et elle se sentit mieux, alors rassurée elle lui demanda s'il l'avait achetée pour lui ou pour sa femme. Cela le fit rire et reprenant sa place sur la banquette, plus confortable que le strapontin il la fit s’allonger de nouveau en lui tenant, malgré ses réticences, la tête sur ses genoux . Alors il lui expliqua qu'il l'emmenait pour nourrir de son lait un petit bébé français, dans une ville où ils seraient ce soir, Inch Allah! Et que chez ces Français elle serait libre, respectée, que le khalifa n'avait plus de droits sur elle, et même que pour son aide, la dame française lui donnerait un peu d'argent et l’habillerait. Alors elle lui posa toutes sortes de questions qui, à d'autres que lui, auraient paru incongrües, mais il savait dans quelles conditions ces pauvres filles étaient cloîtrées et il y répondit du mieux qu'il pouvait. En traversant Rabat, il demanda au chauffeur de s'arrêter devant une pâtisserie et il l'envoya chercher du lait chaud et des croissants. Ils ne s'attardèrent pas, il était déjà deux heures et il restait encore deux cents kilomètres à faire. Ils arrivèrent devant l'entrée de la vieille ville à sept heures et avec son chauffeur ils l'aidèrent à marcher jusqu'à la maison où Anne-Marie se dépêcha de les faire entrer. Tout de suite, quand le commandant eut expliqué dans quel état était la toute jeune femme, elle s'empressa de l'emmener dans la petite chambre qu'elle avait fait préparer pour elle et la fit se coucher. La gamine ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Cette belle-dame qui l'embrassait, la cajolait, la déshabillait, elle se demanda si ce n'était pas une servante, Si Dieu le veut Invocation toujours exprimée lorsque l’on parle au futur 50 Le Pied Noir car elle ne comprenait pas ce qu'elle lui disait. Elle se laissa faire, quand Anne-Marie la débarrassa de ses linges sanglants. Quand elle fut sous le drap, dans ce lit trop souple, elle comprit que la dame, qui faisait le simulacre de bercer un bébé dans ses bras en sortant un sein, lui demandait si elle voulait voir le bébé et le nourrir. Elle s'agita volubile, montrant par gestes en pressant doucement sa poitrine trop gonflée pour en faire jaillir un peu de son lait qu'elle avait mal et tout de suite Anne-Marie comprit que oui, qu'elle était même pressée de voir cet enfant. Alors elle alla chercher Alexis qui réveillé se remettait à brailler sa faim et à leur ravissement s'empara goulûment du sein offert. Anne-Marie entendant son mari qui rentrait et les amitiés que se prodiguaient les deux amis, sortit vivement de la chambre en criant sa joie: - Gustave ! Gustave !Il mange! Il mange! Viens voir! - Je te crois ma chérie! Mais je ne peux pas voir, ce n'est pas correct. Est-elle propre? - Très propre! Très gentille! C'est dommage que je ne la comprenne pas! - Elle va vite apprendre le français et toi l'arabe, tu verras. - Je retourne! la pauvre petite est très fatiguée, elle est très jeune tu sais? Je vais lui retirer Alexis s'il a fini de manger et la laisser dormir. M'Barka reporta tout de suite sur le bébé l'affection qu'elle n'avait pas eu le temps de donner à son propre enfant; mais elle était aussi en adoration devant cette jeune 51 M’Barka patronne, qui lui faisait découvrir tant et tant de choses, qu'elle n'avait pu imaginer dans les pièces du palais de Meknés, où ce gros, vieux et brutal khalifa, usant de son droit de cuissage, la violentait. Le bébé grossissait à vue d'oeil et découvrait le monde, faisant aux deux femmes ces mille petites manières attendrissantes qui les faisaient rire dans une affectueuse complicité où elles se sentaient mères toutes deux. Maintenant elles arrivaient à se comprendre dans un mélange d'arabe et de français qui était leur langage à elles seules, celui qu'elles s'apprenaient. Anne-Marie parfois, la questionnait avec curiosité sur cette vie mystérieuse des harems et des esclaves, mais elle répugnait visiblement à en parler. De même il avait fallu beaucoup d'insistance pour qu'elle reprenne son luth, faisant jurer à sa maîtresse qu'elle ne lui demanderait jamais de jouer devant des hommes, même si c'était Sidi Gous, comme elle appelait Gustave. Anne-Marie qui avait compris combien cette musique avait été liée à cette obligation de livrer son corps, ce suprême esclavage, avait juré et M'Barka avait accordé l'instrument avec une sorte de répugnance qu'elle avait tout de suite oubliée avec les premiers accords des cordes grattées. Cette musique si particulière enchantait la jeune femme et elles constatèrent que même le bébé y prêtait attention. Alors quand elles étaient seules, ce qui était fréquent car Gustave avait repris ses voyages, elles mettaient le petit Alexis sur un tapis, préparaient du thé, 52 Le Pied Noir Anne-Marie revêtait un caftan que lui prêtait la Dada du bébé, s'asseyait avec elle sur le sol parmi les coussins et écoutait ces vieux airs appris dans le harem, qui chantent toujours des amours impossibles. Ces petites fêtes confidentielles qu'elles se donnaient pour elles deux, étaient leur secret, car elles savaient bien que Gustave n'aurait pas permis, ce qu'il aurait considéré comme une déchéance de sa femme. Il lui avait d'ailleurs déjà fait des remarques à ce sujet à la suite de critiques amicales, qu'un jour la femme du chef meunier madame Sanchez, avait fait devant lui, faisant remarquer, qu'il n'était pas bon d'être trop familières « avec les moresques, qui sont toutes des voleuses et qui un jour, si elles en ont l'occasion vous égorgeront! » Mais Anne-Marie se moquait des conseils d'expérience coloniale de madame Sanchez et de sa mine dégoûtée quand elle embrassait M'Barka. Elle savait bien qu'elle ne lui couperait jamais la tête et rien que sa façon d'offrir son lait à la gourmandise du petit Alexis montrait combien elle l'adorait. Madame Sanchez malgré son expérience, ignorait que chez les musulmans une nourrice n'est pas considérée comme une sorte de vache laitière, mais comme une seconde mère, au point qu'il est reconnu une filiation du lait par la législation coranique. Vêtement féminin d’intérieur souvent somptueux, que les modes occidentales ne peuvent évincer, même chez les jeunes femmes les plus modernes Terme méprisant qu’utilisaient les européens d’origine espagnole et portugaise pour désigner les marocaines. Les français préféraient Fatma 53 M’Barka Anne-Marie fut à nouveau enceinte et le petit Alexis se déplaçait encore à quatre pattes quand elle mourut vidée par l’hémorragie d’une nouvelle fausse couche que le médecin ne put maîtriser. M'Barka en eut un chagrin considérable, beaucoup plus fort que si cela avait été la perte d'une sœur, car il s'agissait surtout de cette moitié de maternité qu'elles partageaient pour Alexis. En quelque sorte c’était comme une partie d’elle-même qui s’en était allé. Gustave, à genoux devant l'agonisante hurlait sa révolte devant cette impuissance médicale, elle lui caressait la tête résignée à cette mort qu'elle acceptait et à un moment elle le lui dit - Je vais mourir mon chéri!...ne dis rien, je le sais...mon corps se vide...il n'y en a plus pour longtemps. Envoie madame Sanchez chercher le Père-Blanc, je veux mourir en chrétienne, et appelle M'Barka qu’elle m’apporte mon fils. Il alla dans la pièce voisine où madame Sanchez ramassait des linges souillés, tandis que M'Barka berçait le bébé dans ses bras. - Elle réclame un prêtre madame Sanchez! Voulezvous lui demander de venir ? Vite! Vite...s’il vous plait ! - Oh mon Dieu! S'écria la brave femme en pleurant...j'y cours mais s'il vous plaît Gustave faites-lui tenir ça en attendant. Elle lui tendait son chapelet et lui qui n'avait jamais Ordre religieux en Afrique 54 Le Pied Noir toléré dans sa maison le moindre crucifix s’en saisit. Dès que la porte se fut refermée il dit à M'Barka. - Elle veut te parler! Amène-lui Alexis Ils entrèrent ensemble et la nourrice en larmes, posa le bébé contre sa mère qui faiblement le serra contre elle. Son mari l'embrassa et lui mettant le chapelet entre les mains, lui dit en sanglotant: - Madame Sanchez ramène le curé ma chérie! elle m'a dit de te donner ça. Elle eut un faible sourire. - Elle sait! Si cela arrive avant que le père ne soit là, pose la croix sur mes lèvres... j'ai un peu peur mon chéri! Elle se tut un instant, posa un baiser sur le front du bébé endormi et se tournant vers la nourrice lui ordonna - S’il te plaît Coran!...Dépêche toi! M'Barka va chercher ton La jeune femme se précipita et Anne-Marie dit d'une voix qui s'affaiblissait encore. - Gustave ! Je veux que ce soit elle qui élève notre fils, tu pourras me remplacer mon chéri...prendre une autre épouse, mais jure moi que tu ne sépareras jamais Alexis de M'Barka... Gustave la tête enfoncée dans le drap, tout contre elle, sanglotait de plus belle, M'Barka rentrait avec son livre. ...Jure le mon chéri!...Dépêche toi!... 55 M’Barka - Oui ma chérie je te le jure! ils ne se quitteront pas! Je le jure! - M'Barka! Pose ta main sur ton Coran et jure que jamais tu n'abandonneras mon fils. - Je te le jure Madame Anne-Marie! Ce sera mon propre fils! Qu’Allah me jette parmi les Réprouvés si je te trahis. Et posant sa main sur le Livre elle prononça en arabe la formule sacramentelle de son serment. Ils entendirent le bruit de madame Sanchez qui rentrait avec le prêtre, mais juste à cet instant M'Barka poussa un cri et se redressant récita la Chahada qui est l'accueil et l'adieu des âmes en terre d'Islam. Gustave poussa un hurlement de bête blessée qui effrayant le bébé le fit crier. La jeune femme s'en saisit, le couvrant de baisers et de larmes pour l’emmener dans sa chambre et en croisant les arrivants elle leur dit que c'était fini. Quand ils entrèrent ils virent Gustave qui se rappelant sa promesse posait le petit crucifix d'or sur la bouche de celle qui avait été sa femme si peu de temps, et de ses deux doigts lui fermait les yeux. Ceci fait! Sans un mot il s'enfuit laissant la dépouille aux mains de l'Eglise, cela n'avait plus d'importance! Les premiers jours de son veuvage il s'enfuit à Mogador. Pendant quelques jours il s'abrutit de travail parcourant à cheval en tous sens, la plantation de sisal, ou réglant quelques machines dans la petite usine. Malgré cela, il n'arrivait pas à dormir et plus d'une fois arpentant 56 Le Pied Noir les anciens remparts il eut envie de sauter à la mer pour échapper à son tourment, mais il savait qu'il était surveillé, le beau-frère de Bendahan, que son parent avait prévenu, tenait toujours à petite distance l'un ou l'autre de ses fils. Un soir il se saoûla, de vin et de cet alcool que les juifs distillent avec des figues, mais il lui fallut en boire beaucoup pour arriver à l’oubli provisoire de cette désespérance qui le torturait et le lendemain il se réveilla très malade, la tête battante de coups douloureux. Mais ce fut salutaire, quand il eut bien vomi, il prit une douche et resta longtemps sous l’eau froide avant d’aller se recoucher. Il s'endormit sur une tisane que la soeur de son ami le força à avaler. Il se réveilla dans l’après-midi et voyant le désordre de la chambre il décida de la ranger. Des papiers traînaient un peu partout, en les rassemblant il ne put que constater les retards pris dans ses affaires. Quant il rejoignit ses amis à l’heure du repas, personne ne fit allusion à son ivresse et il leur en sut gré. Le lendemain il était plus calme et c'était à nouveau un patron qui accompagna Garcia dans la plantation, lui faisant noter les décisions prises, avant de remonter dans sa voiture neuve. Une Renault Vivasix de 15 chevaux qu'il avait acheté pour elle, et il rentra à Mazagan. Après être allé rapidement voir comment se portait son fils, il remit de l'argent à sa nourrice pour les besoins de la maison, lui disant qu'il repartait en voyage et qu’elle devrait demander conseil à Madame Rachel. M'barka avait remis une lettre de France, elle était de 57 M’Barka ses beaux-parents qui réclamaient le corps de leur fille pour l'enterrer avec les siens. Il alla au Cercle pour régler les problèmes administratifs et demanda à Bendahan de s'en occuper avec le curé car lui il repartait. - Je vais faire une tournée des bordjs du Sud, ces blédards doivent avoir besoin de plein de choses, je rentrerais dans un mois! Je compte sur toi Rachel, pour voir si tout se passe bien à la maison, j'ai laissé de l'argent à la nourrice, regarde ce qu'elle en fait mais laisse là dépenser, il faut qu'elle s'habitue. - Tu vas rester un mois sans voir ton fils? Tu ne vas pas assister à la levée du corps de ton épouse? - Non! C'est inutile, que ses parents la reprennent s'ils veulent, pour moi elle n'est plus qu'un souvenir. Nom arabe d’une fortification, donné aux fortins des postes du désert 58 Le Pied Noir l inaugura ainsi un cycle de longs voyages d'où il ramenait de florissantes affaires. La nouvelle colonie manquait de tout et les marocains ne se montraient pas les moins intéressés à l'achat de tous ces produits qu'il leur montrait dans ses nombreux catalogues. I Il avait installé un magasin à Marrakech, du côté des camps militaires du Guéliz, où il stockait les marchandises qu’il faisait transporter par des camions militaires réformés, qu’un de ses anciens amis, un aventurier de son espèce, avait acheté pour faire du transport vers les postes du Sud Acceptant les risques de pannes ou d’accidents sur ces pistes à peine tracées où il fallait parfois deux jours pour faire une centaine de kilomètres. Les trois camions roulaient toujours en colonne rapprochée, chauffeurs et graisseurs avec une carabine à portée de la main, car il fallait compter sur l’agression toujours possible d’un Guich d’insoumis. Au bout des pistes, des convois de mules relayaient les camions pour livrer les marchandises jusqu’aux souks berbères et dans les bordj où il avait ses entrées dans tous les mess d'officiers. Il y retrouvait la vieille fraternité ce ses anciens compagnons d’armes. Buvant et chantant, dépensant largement, il y avait acquis la réputation d'un fameux luron qui savait y faire avec les filles des maisons de thé. Pendant la conquête ce terme désignait une fédération de tribus qui devaient le service armé au Sultan en échange des terres qu’ils occupaient. En fait ils ne combattaient plus pour le Sultan, mais pour sauvegarder leurs droits sur ces terres. 59 M’Barka Chaque fois qu'il rentrait il voyait son petit garçon un peu plus grand, un peu plus costaud et quand il se hasardait à donner un conseil à la Dada il était immédiatement muselé par cette phrase péremptoire qu' il dut entendre jusqu'à la fin de sa vie: - O ! Sidi Gous ! Madame Anne-Marie a dit: M'Barka tu fais comme cela! M'Barka elle fait comme cela! Safi! Baraka! Alors il se taisait en riant, car de toute façon sa maison était en ordre et Alexis ne manquait de rien et surtout pas d'affection.Le temps passait donc! Et le bébé qui avait grandi courait avec les petits arabes et les petits juifs de son âge à travers les ruines de l'ancienne forteresse portugaise et les méandres de la Médina. Causant les plus grands soucis à la pauvre M'Barka qui passait son temps à lui courir après et ne le récupérait que pour mettre la teinture d'iode sur les écorchures et lui donner à manger. Il y avait bien quelques autres gosses européens de son âge mais il ne tenait pas à les fréquenter. Ils étaient trop propres, méprisaient ses copains marocains et avaient des jeux qu'il jugeait stupides. D'ailleurs leurs parents ne tenaient pas du tout à ce que leur progéniture aille se frotter à ce moitié arabe, étant intimement persuadés qu'il était le fruit d'amours coupables entre cette moresque et ce Charbonnier dont ils jalousaient la fortune montante. Dada est un terme affectueux qui désigne les nourrices ou les vieilles domestiques On peut interpréter cette expression très populaire par Assez ! N’en parlons plus ! mais ce n’est pas la traduction.littérale 60 Le Pied Noir Quand, un jour où il revenait de tournée, M'Barka lui demanda de gronder son fils, parce qu'il était toujours à courir dans les rues et sur le port avec les petits juifs et arabes et qu'il revenait sale et déchiré, au lieu de se conduire comme les autres petits français, il lui répondit - Tu vois comme il devient costaud! C'est pour cela! Laisse le courir, quand le moment sera venu je l'enverrai à l'école, mais pour l'instant tu le laves, tu lui donnes à manger, tu lui achètes les vêtements qu'il faut et s'il t'embête fouette-lui les fesses jusqu’à ce qu’il ne puisse plus s’asseoir - Justement Sidi Gous! Regarde le beau costume que je lui ai acheté, il ne veut pas le mettre, il ne veut que cette saleté de djellaba... Le gosse protestait - Papa! Elle veut me déguiser en marin, les marins ils ne sont pas comme cela! Et puis moi je ne veux pas être marin, je veux être commerçant comme le père de Mohamed. Et puis ces n'sranis quand ils ont le costume ils vont avec le Père blanc. Il s'exprimait en arabe, cela le fit rire. - Il a raison! Dada ! Tu as raison mon fils! Ne te laisse pas déguiser comme ces petits singes français, et si le curé s'approche de toi fous-lui un bon coup de pied ! - Ils ne risque pas de s'approcher Sidi! Les N’sranis ils se bouchent le nez quand il passe vers eux, je les ai vus, ils ont bien raison il ne veut pas que je le lave. - Ah çà ? mon fils! je ne suis pas d'accord avec toi! 61 M’Barka Tu dois te laver et d'ailleurs tu dois écouter ta Dada...sauf pour le costume marin! Et si tu te laves souvent tu verras que c'est les curés qui puent et pas toi! - C'est vrai Baba? Alors je me laverai ! mais tu dis à Dada qu'elle ne me mette pas du savon dans les yeux et qu’elle ne me tire pas les cheveux avec le peigne. Puis il repartait pour un nouveau voyage. Du moment qu’Anne-Marie avait fait confiance à M'Barka, il ne voyait pas d'inconvénient à lui laisser le soin d'élever le gosse. Forte de cette confiance elle ne tarda pas à régenter la maison. C'est dire qu'elle eut une énorme influence sur l'éducation toute première d'Alexis. Quand il revenait, Gustave la traitait avec bonté et reconnaissance, sans plus, heureux qu'il fût déchargé du souci d'élever un bébé. C’est à peine s’il la regardait, malgré son importance dans cette maison, elle lui était insignifiante. Elle n’était qu’une domestique et si elle s’occupait bien de ses tâches c’était bien normal, il la payait assez cher pour cela. D'ailleurs Rachel Bendahan était censée surveiller, ce qui lui laissait la conscience tranquille. En fait Madame Bendahan avait autre chose à faire avec ses propres enfants, dont l'aîné n'avait que quelques mois de plus qu'Alexis. Elle savait bien que la nourrice, devenue une de ses plus chères amies, se débrouillait très bien sans elle. Quand Gustave rentrait de ses tournées, ses amis juifs lui suggéraient bien de se remarier, mais il disait qu'il 62 Le Pied Noir avait le temps. En fait il ne pouvait s'empêcher de penser aux problèmes que causerait dans un nouveau ménage, la prépondérante M'Barka et son farouche attachement à Alexis; car il ne pourrait jamais manquer au serment fait à la morte de ne pas séparer ces deux êtres. D'ailleurs où aller pêcher une remplaçante à AnneMarie? Comme dans toutes les nouvelles colonies les fiancées étaient rares...et intéressées. Et puis! malgré l'amour qu'il avait porté à sa jeune femme, il se sentait plus libre ainsi pour exercer une carrière aventureuse qui n'avait pas à s'encombrer de convenances. Il n'avait plus à supporter le froncement déplaisant de son joli petit nez, qui accompagnait les reproches plus ou moins déguisés quand il avait bu un petit coup de trop, ces ridicules chaussons qu'elle lui faisait mettre à la maison et puis, même s'il n'allait pas le crier sur les toits, pour les choses du lit il y avait mieux qu'AnneMarie...Bon! Il n'allait tout de même pas jusqu'à dire qu'il était bien débarrassé, car il l'avait vraiment aimée sa petite dactylo bordelaise...En tout cas il n'avait pas vraiment envie de recommencer une autre expérience, car sur quelle « emmerdeuse » ne risquait-il pas de tomber? Un jour madame Sanchez vint le trouver avec le Père Blanc, qui en vérité était un brave homme, mais qui croyait vraiment à son rôle de bon pasteur qui doit rassembler les brebis égarées. Il souffrait, le pauvre, de voir la petite brebis de Gustave s'égarer. Ce dernier ne voulut pas être impoli et les fit entrer, il laissa le curé lui faire son discours éducateur sur la jeunesse et les mauvaises fréquentations et 63 M’Barka lui rappeler qu'à sa connaissance il n'était encore pas baptisé. - Est-ce que madame votre épouse n'aurait pas demandé cela sur son lit de mort, elle qui était si chrétienne? Gustave eut une bouffée de colère qu'il réprima et très calmement, après avoir reposé son verre de vin sur la table, et bourré sa pipe lentement comme s’il réfléchissait à cette décision vitale pour son au-delà, répondit. - Mon cher Monsieur je vais vous révéler quelque chose, écoutez bien ! Dans ma petite enfance j'ai été élevé par vos collègues, des Pères Jésuites, et le Supérieur, tenez vous bien, c’était était un pédé... - Oh! s'écria madame Sanchez en rougissant ...Il adorait nous donner des fessées et pour nous consoler il nous donner un sucre d'orge à sucer...le sien. Alors cher Monsieur! moi je ne vous connais pas, qu'est ce qui me dit que vous n'allez pas un jour demander à mon fils de vous sucer le poireau? Le curé fit un bon! et se précipita dehors en entraînant madame Sanchez. Elle ne le salua plus et même elle obligea son mari à démissionner, c'était dommage c'était un bon mécanicien. On était en 1929 la colonisation battait son plein, trois millions d'hectares étaient défrichés par un millier de colons. Tous ne réussirent pas, car il y eut quelques déboires en 1928 quand la "rouille" apportée avec les semences d'Europe et d'Amérique anéantit les récoltes de céréales. Cependant ceux qui restèrent se remirent courageusement au labeur en continuant à arracher les 64 Le Pied Noir palmiers nains et à soigner les blessures que les harnais faisaient aux flancs des mulets avec du Bleu de méthylène. La population totale ne dépassait pas cinq millions d'habitants, dont 100 000 juifs, 100 000 européens et probablement 100 000 riches marocains. Autrement dit, quatre millions de personnes exploitées, avec beaucoup de profits par 300 000 autres. Mais rendons leur justice; en tout cas aux colons, ce n'était pas facile. Les exploiteurs ne furent pas ceux qui sur leur bled, habitant des logements précaires sans confort avec leur famille, mettaient en valeur des friches de doums sur des affleurements de calcaire. Le plus souvent, ils apportèrent beaucoup de mieuxêtre aux populations locales, créant de l'emploi, améliorant l'habitat, soignant les gens, les faisant profiter de leurs expériences agricoles, de leur savoir en matière d’élevage. Sans pour cela qu’ils méprisent les traditions ancestrales car ils surent bien vite que le Tadla, n’était pas la Beauce. Les profiteurs n'étaient pas au bled, mais dans ces villes modernes, qui se construisaient dans une incroyable frénésie spéculative pour une cohorte d'émigrants européens, chassés de leurs pays par la guerre, le chômage et la misère. Dans ces villes nouvelles ils se trouvaient, grâce à la connaissance de leurs métiers, en position de domination culturelle sur tout un peuple de paysans qui abandonnaient leurs terres pour la fascination de ce monde nouveau, où ils découvraient, eux qui jusqu'alors n'avaient vécu que de troc, ce qu'était un salaire. Enfin un salaire ? disons plutôt 65 M’Barka une distribution de menue monnaie pour des tâches humiliantes ordonnées par de pauvres types, qui découvraient le pouvoir de commander et qui, de ce fait, se prenaient pour une race supérieure. Protégeant ces trois cent mille personnes, avides de profits rapides, l'armée continuait son grignotage et transformait une immensité libre vers le Sud, en territoires contrôlés par des postes où flottait tous les jours le drapeau tricolore. Un immense territoire, découpé par des frontières que l'on fabriquait à la règle sur des cartes d'état-major. Ainsi! « La République » imposait l'ordre et l'organisation, la police et le cadastre, la banque et l'immobilier. Au désordre, supposé, de vendettas tribales réglés à l'arme blanche et au fusil à pierre, elle imposait la paix tribale avec la mitrailleuse et le canon de montagne. Au lieu du voleur égorgé pour protéger le clan, le massacre de la tribu pour protéger l'Etat. La "Pax Lyautey" régnait, on allait pouvoir se remplir les poches, au nom du Droit bien sûr! Car les Dahirs pleuvaient sous la signature du jeune souverain sous tutelle. Il est vrai que l'on ne lui demandait pas autre chose que de signer, jusqu'au jour où il se rebellerait et ce serait là une toute autre histoire. Et Alexis fut, de ces deux pages d'histoire, le témoin. Pour l'instant il ne se préoccupait pas de son destin.Il vivait des petites joies et des petites peines des enfants, entre ses jeux simples, où comme ses petits camarades de la médina et du mellah il forgeait son corps, et sa maison, où était l'abri rassurant, avec les caresses et les gronderies de sa Dada. Lois, décrets 66 Le Pied Noir M'Barka se consacrait avec passion à son fils de lait, elle ne vivait que pour lui depuis la mort d'Anne-Marie. Sa fidélité à la morte se traduisait par les soins qu'elle apportait à l'entretien de la maison et des objets qui lui avaient appartenu. Mais aussi par les attentions portées au veuf qui était toujours sûr, en rentrant de ses tournées, de trouver sa chambre soigneusement entretenue, ses habits pliés et repassés, ses livres et souvenirs en place. Même les fusils de chasse étaient l'objet de ses soins, nettoyés et légèrement graissés. Pour Alexis la chambre de son Baba était frappé d'interdit et quand il avait le droit d'y pénétrer c'était avec elle et il ne lui était permis que regarder sans toucher à rien. Elle était pleine de respect pour ce maître, qui les effrayait un peu tous les deux, sans doute à cause de ses insuffisants séjours chez lui. Quand il était là il lui témoignait une gentillesse polie qui marquait bien la distance entre le patron et la domestique. Elle ne s'en froissait pas c'était la règle, il était l'homme, le maître, le N'srani. Elle était femme, gouvernante, moresque. Elle l'admirait et le craignait, comme le Dieu inaccessible de son univers. Quand il rentrait du bled, Alexis devait manger à sa table, apprendre à se servir du couvert d'argent, rompre son pain, s'essuyer la bouche avant de boire, apprendre qu'il était, lui aussi le maître de cette servante qui attendait sur la porte de sa cuisine de recevoir leurs ordres. Mais Alexis ne lui échappait pas, dès que son père remontait dans sa bruyante voiture avec sa grande valise de Papa 67 M’Barka cuir pleine de ses vêtements bien repassées, il reprenait ses vraies habitudes, puisant de la main dans le tagine, roulant le couscous dans sa paume avant de le projeter dans sa bouche. D'ailleurs n'en était-il pas de même chez sa Tata Rachel quand avec le grand Isaac et ses frères et soeurs ils se partageaient une délicieuse rate de brebis farcie. M'Barka, pour son prestige, aurait préféré qu'Alexis aille fréquenter dans la nouvelle ville les autres petits français et qu'il aille dans la belle école toute neuve. Mais ce garnement préférait ces petits voyous qui plongeaient du haut des remparts à la "Porte de la Mer" et allaient chercher du tabac ou du vin pour les artilleurs qui occupaient les anciens bastions. Et dire que cela faisait rire son père qui disait qu'il apprenait le commerce. Ces gamins formaient des petites bandes de quartier et avaient l'heureux privilège d'ignorer encore que la différence de leurs races et de leurs religions allait un jour distendre leur amitié. La bande d' Isaac Bendahan qui était le chef parce qu'il avait dix ans se composait de son frère cadet, les autres étaient trop petits, des quatre frères BelyAzid et d'Alexis. Quatre petits arabes, deux petits juifs et...Alexis le petit n'srani. Il n'était pas courant dans les années 30 qu'un petit français aille se mêler aux jeux des indigènes. A vrai dire! c'était même plutôt mal vu dans les milieux européens, où on pensait qu'il s'agissait là d'une sorte de clochardise méprisable. Quant à son père il aurait mieux valu que les bonnes âmes ne fassent pas ce genre de critiques devant lui, Grand plat de terre où l’on mange collectivement 68 Le Pied Noir il n'avait plus qu'un bras mais il avait à plusieurs reprises prouvé qu'il lui suffisait. Au mieux il aurait répondu dans son langage de vieux soldat: «..ce que vous pensez je me le mets au cul!» Quant à Alexis, il s'en moquait d'autant plus, qu'il ne savait pas encore très bien ce qu'il était. Ses petits congénères arabes croyaient qu'il était juif, les petits juifs disaient que non puisque sa mère Lalla M'Barka était arabe, lui disait qu'il était français. Les autres se moquaient de lui, car il leur était évident que Liksis, comme ils l'appelaient, n'était pas de la même race que ces gosses bien habillés qui vivaient dans cet autre monde, aux rues toutes neuves, de l'autre côté des remparts de leur vieille ville. Faute de conclusion satisfaisante à un problème, somme toute sans importance, la discussion se terminait par une joyeuse bousculade et on passait aux choses sérieuses comme d'aller naviguer à califourchon sur des madriers dans l'ancienne darse qui baignait les remparts portugais. Mohamed Belyazid et son frère Ali habitaient une maison neuve juste en face de la « Porte des bœufs », audessus d'un grand magasin, toujours plein de gens, où on acceptait de les laisser, avec leurs amis, venir jouer dans l'entrepôt les jours de mauvais temps. Ils aimaient, vautrés sur les sacs de lentilles et de pois-chiches, écouter les clients discuter vivement et marchander leurs achats avec Baba Belyazid. Madame sous sa forme respectueuse 69 M’Barka Alexis adorait cet endroit, il aimait respirer ce mélange d'odeurs indéfinissables, qui venaient des sacs ouverts sur un rebord soigneusement roulé: le cumin, l'anis, le poivre, le piment doux, ce piment soudania si fort. Ils en avaient un jour introduit dans le cul d'un chien, qui était parti en hurlant à une si incroyable vitesse, qu'il avait renversé Si Kaddour qui entrait au magasin. Il y avait eu ce jour-là une distribution de coups de ceinture à la progéniture Belyazid, à laquelle Alexis et les Bendahan avaient échappé de justesse. Mais cela valait la peine, disait encore vingt ans après Mohamed, puisqu'on en rigolait encore. Quand il pleuvait c'était là leur refuge et pour qu'ils se tiennent tranquilles le père Belyazid leur confiaient de petits travaux, comme de plier les sacs de jute vides et les empiler au fond du magasin. Pour les récompenser ils avaient le droit de jouer avec les petites filles, qui étalant des sacs se faisaient un salon où les garçons étaient reçus, et après des conciliabules envoyait la petite Amina, qui était la préférée, câliner son Baba pour obtenir un béred de thé avec beaucoup de menthe. Un jour cet harmonieux équilibre de son enfance tomba, on était en Octobre et il ne faisait pas très chaud, mais les enfants se rendent-ils compte du froid et du chaud? La marée était basse et entre la jetée et la « Porte de la Mer », la bande de gamins ramassaient sous les pierres ces gros vers répugnants que l'on appelle là-bas des boucros pour les revendre aux pêcheurs à la ligne. Dispersés parmi les flaques, ils fouillaient sous le varech pour en extraire les théière 70 Le Pied Noir longs vers qu'ils jetaient au fond d'une boite à demi pleine d'herbe marine. Ils se ressemblaient tous à quelques détails près, qui ne portaient que sur leurs cheveux; car ils étaient également vêtus d'une courte djellaba grisâtre qu'ils tenaient relevée sous leur ceinture, les juifs avaient leur petite calotte, les musulmans leur natte tressée sur un côté de leur crâne rasé, le français « La boule à zéro » comme disait son père, qui appréciait cette coiffure militaire qu'on n'avait pas besoin d'épouiller. Pour l'instant la mer qui remontait commençait à leur mouiller les jambes. Un appel joyeux et excité de Liksis les fit courir sautant de roche en roche avec une agilité de petits chats vers leur ami qui leur montra sa découverte, un gros poulpe emprisonné dans une mare profonde attendant la marée pour rejoindre un abri moins précaire. Avec autorité Mohamed expliqua que pour pêcher un poulpe il suffisait de leur tendre le bras pour qu'il s'enroule autour et tirer; mais aucun d'eux n'avait vraiment envie d'essayer, se trouvant tous de bonnes excuses pour encourager les autres à le faire. Ce fut Alexis à qui, hypocritement Isaac, chef incontesté de cette bande de chenapans, rappela que son père était un héros de la Grande guerre, qui se vit contraint malgré sa répugnance, de faire l'essai. Ce fut rapide et concluant, il plongea son bras et ayant empoignée un tentacule se sentit soudain enserré par toutes les lanières visqueuses. Il parait que c'est une marque de sympathie de l'animal pour l'homme, mais le commandant Cousteau n'avait pas encore à l'époque, fait ses explorations sous la mer et Alexis, quand il se sentit 71 M’Barka ainsi caressé, eut un vif réflexe en arrière. Arrachant la bête de son trou, il la projeta sur la figure de Moïse Bendahan qui, poussant un hurlement de terreur, se jeta en arrière, tomba sur son frère qui lâcha sa boite de boucros et tomba dans le trou en y entraînant tous les autres. L'eau était glaciale, mais leur plus grande frayeur étant d'être attaqués par d'autres pieuvres, ils furent plus vite sortis qu'ils n'étaient tombés. Dégoulinant de l'eau qui imprégnait leurs djellabas de laine ils éclatèrent de rire en se moquant du pauvre Moïse et d'Alexis. Le poulpe en avait profité pour prendre la fuite ignorant tous ces délicieux boucros qui se tortillaient maintenant au fond du trou. Ils se mirent nus et s'entraidaient pour tordre leurs vêtements, grelottants de froid, en riant quand soudain le petit Ali s'écria: - Liksis! Choufi! Choufi! Lalla M'Barka jaïya! Serbi! (Alexis regarde! Madame M'Barka qui vient! Dépêche toi!) En effet M'Barka qui le cherchait depuis deux heures était très en colère; elle brandissait une babouche menaçante en criant qu'elle allait lui faire des « fesses tomates » en l'appelant Chitane, ce qui était très mauvais signe. Comme ils savaient que, quel que soit le bourreau, la punition frappait collectivement, ils s'étaient tous dispersés. Mais elle n'avait pour objectif que d'attraper cet Alexis qui courait plus vite qu'elle, quoiqu'elle n'eut encore que vingt ans et de bonnes jambes de berbère. Elle ne parvînt à l'attraper que dans la maison où il était allé se cacher dans la chambre de son père. Toujours criant, appelant Dieu à témoin de la misère que ce Chitane lui causait elle lui flanqua une fessée à Démon 72 Le Pied Noir grands coups de sa babouche avant de lui retirer sa djellaba trempée et puante des odeurs mêlées, de vase, de varech et de poisson dont elle était imprégnée et alla la jeter dans la petite cour avec une moue de dégoût. Quand elle revint, il pleurait et grelottait et elle jura que cette fois c'était trop et qu'elle demanderait à son père de le punir quand il rentrerait de Marrakech. - Et tu pourras me supplier et me demander pardon, cette fois tu devras rendre compte à Sidi Gous! Il se précipita alors à ses pieds lui enserrant les jambes, pleurant plus fort pour l'attendrir, il lui saisissait les mains pour en embrasser la paume avant de les porter à son front, lui demandant pardon, l'implorant de ne rien dire . Bien entendu elle s'attendrit en grommelant de nouveaux reproches. Elle l'avait emballé dans une couverture en attendant que l'eau qu'elle avait mis à chauffer soit prête, puis ayant frotté énergiquement le petit corps grelottant elle le coucha en le recouvrant d'une épaisse couverture et allât préparer un bered de thé mélangé de Chiiba, lui promettant, s'il buvait tout le bol et lui jurait de ne plus recommencer, de ne rien dire à son Baba. Il but avec une grimace et jura, il savait ne pas avoir à craindre qu'elle aille raconter à son père ses escapades, elle en avait encore plus peur que lui. Sous l'influence de la tisane il dormit tout l'après-midi et plusieurs fois elle vint lui tâter le front pour voir s'il n'avait pas de fièvre. La nuit il voulait sentir sa présence et lorsqu’après l’avoir bordé et embrassé elle disparaissait avec le bougeoir il l’appelait plusieurs fois jusqu'à ce que le sommeil le prenne, car il aimait la gronderie rassurante qui lui Absinthe 73 M’Barka parvenait de l’autre chambre lui ordonnant de dormir. S'il se réveillait dans la nuit, il se précipitait furtivement pour se blottir contre elle comme un petit chat et sans un mot d’échangé elle ramenait sur lui la couverture, le prenait dans ses bras en le berçant et ils se rendormaient tous les deux dans leur bonheur. Pendant qu’il sommeillait encore elle avait allumé un kanoun sur les braises duquel elle fit brûler les herbes qui chassent le mal et le benjoin qui chasse les mauvais esprits et quand il se fut réveillé, elle lui apporta son lait bien chaud avec les bonnes crêpes qu'il aimait, imprégnées de beurre fondu et de miel. Il s'était levé et elle l'habilla chaudement. S’inquiétant il lui demanda si elle dirait à son Baba qu'il avait fait des bêtises, elle lui promit que non et il lui demanda de lui lire une histoire du Coran. Elle savait bien que Sidi Gous ne voulait pas qu'elle lui parle de religion, mais quand ils étaient seuls, elle lui lisait les sourates où il est question des batailles livrées par le Prophète ou celles qui relatent le châtiment de Pharaon, car les enfants ont besoin du merveilleux pour nourrir leurs rêves. Pourtant, ils ne le savaient pas, Sidi Gous n'était pas loin. 74 Le Pied Noir 75 M’Barka ela faisait plus de deux mois qu'il était absent, il était allé à ses plantations d'aloès de Mogador, pour y installer des machines de rouissage. Il était fatigué de son voyage de retour et un peu ivre, car chez Bendahan, où il s'était arrêté avant de rentrer chez lui, il avait un peu forcé sur le "Pernod". Pourtant il savait que ce genre d'apéritif anisé, comme l'absinthe qui venait d'être interdite, le rendait agressif. A cause de cela, il avait laissé sa voiture chez son associé pour marcher un peu. Il alla jusqu'au bout du cimetière juif, puis marcha un peu sur la jetée où l'air, qui venait froid et humide de la mer, le dégrisa. Il ne se sentait pas bien depuis quelque temps, non qu'il fut malade, au contraire à trente-cinq ans il se sentait au mieux de sa forme. C'était autre chose, un malaise indéfinissable qui lui faisait repenser à la morte, pas pour ce qu'elle lui donnait de son corps mais pour ce qu'elle occupait de place dans son foyer. C Les rencontres passagères avec les belles filles des maisons de thé ne pouvaient pas remplacer une véritable tendresse féminine. Pourtant les cheikhates, qui sont beaucoup plus semblables aux gheishas japonaises qu'aux prostituées européennes, disposaient d'une véritable science pour faire oublier à un homme ses soucis du moment dans l'intimité de leurs salons, la douceur de leurs caresses, leur musique et la poésie improvisée de leurs chants. Mais dès qu'il était sorti de leurs bras, aussi grand qu’ai pu être leur talent, il restait frustré d'une véritable tendresse féminine. Il se rappelait comme il aimait retrouver sa femme, impatiente de son retour, pour pouvoir lui raconter mille 76 Le Pied Noir petites choses qui lui étaient arrivées en son absence et le questionner sur son voyage et ses affaires. Bien sûr ! il aimait retrouver son fils, mais il n'éprouvait pas la même impatience que lorsque c’était sa jeune femme qui l’attendait. Ass is devant la mer il réfléchit à l'avenir de ce garçon, il était temps qu'il aille à l'école; on lui avait attribué un lot de petite colonisation dans les environs de Casablanca au titre de mutilé, ce n'était pas très loin de la ville, il pensa qu'il pourrait y construire une maison. Il y avait aussi ce grand terrain que les associés avaient obtenu d’une faillite d’un de leurs clients. Mais c’était bien grand et loin de la ville où Alexis irait à l'école. Une maison en ville suffirait, pour ce qu’il y passerait de temps. Il pourrait peut-être trouver une femme pour se remarier...enfin! Pour cela il faudrait vraiment une perle qui l'accepte avec ses mauvaises habitudes et surtout qui accepte de vivre avec la nourrice et celle là, il ne serait pas question de la laisser quitter le gosse. A se demander s’il n’aime pas cette mauresque plus que moi son père. Je suis sans doute trop indulgent avec elle, il faudra que je la remette à sa place. Se sentant mieux il se leva pour rentrer. D'ailleurs une bouffée de vent, venue de la mer, qui poussait de lourds nuages, laissait présager que les pluies arrivaient. Il passa par la « Porte des Bœufs » pour rentrer chez lui et au lieu de frapper pour se faire ouvrir, il utilisa sa clé; ce qu'il ne faisait jamais, mais ce soir-là, justement il l'avait dans la main, parce que distrait dans ses pensées il jouait avec. En entrant il entendit un murmure de voix et il les trouva assis face à face, jambes croisées. Elle avait son Coran entre les mains et son fils l'écoutait attentivement. 77 M’Barka Surpris par son arrivée, ils se levèrent vivement tous les deux tandis qu'il se précipitait sur elle, le visage tordu de rage pour lui arracher le Livre des mains et le jeter au loin. Quand elle se précipita pour le ramasser, il la gifla si violemment qu'elle tomba. Se sentant associé à cette colère, Alexis se jeta sous sa couverture pour se cacher, pendant que la pauvre M'Barka terrorisée, s'enfuyait dans la grande salle. Il la poursuivit en crachant des insultes et en dégrafant ce ceinturon de cuir, qu'il avait conservé de l'armée, pour l'en frapper avec une violence sauvage, dont il ne se rendait même pas compte. Il la battait avec une rage diabolique, tout à fait hors de proportion avec la raison initiale. Au début elle s’était recroquevillée dans un angle de la pièce ne cherchant qu'à se protéger en silence, affolée de cette méchanceté, puis elle se mit à crier de douleur et à le supplier d'arrêter. Mais au contraire il avait enroulé autour de sa main le bout du ceinturon pour que ce fût la lourde boucle de cuivre qui l'atteignit. Complètement fou de rage il lui hurlait des insultes sordides qui couvraient ses cris de douleur. Il la frappait comme l'aurait fait un mari jaloux et, paradoxalement, c'était cela! Il était inconsciemment jaloux de son fils, jaloux de l'amour qu'il portait à la jeune femme. Alexis qui avait vaincu sa peur pour venir s'accrocher à son bras le suppliait. Alors il s'arrêta, submergé de honte, bouleversé de sa brutalité, mais il n'osait encore pas l'avouer. Jetant sa ceinture au loin avec dégoût, il aida son fils en larmes à la relever et à l'asseoir, puis il alla lui chercher un seau d'eau et une éponge, pour qu'elle se lavât le visage qui saignait d'une coupure qu'y avait faite l'ardillon de bronze de la boucle. 78 Le Pied Noir Quand elle se fut rincé la figure et qu'elle eut avec peine, de ses mains tremblantes, renoué son foulard sur sa chevelure, il exigea d'un ton bourru qu'elle leur servit leur repas du soir. Alexis ayant eu un mouvement pour aller l'aider il lui ordonna méchamment, de s'asseoir à sa place. Le petit garçon s'installa sur sa chaise en face de lui, toujours pleurant et ils attendirent en silence qu'elle apporte les assiettes et le plat qu'elle avait préparé. Elle se déplaçait avec beaucoup de difficulté à cause de ses souffrances, trébuchant entre la cuisine et la table où elle ne pouvait s'empêcher de s'appuyer, le visage couvert de larmes qui se mêlaient au sang qui continuait de couler de cette plaie qu'elle essuyait du revers de la main. Gustave sentait une telle réprobation dans le regard de son fils, qui refusait de manger, une telle haine même, qu'il avait envie d'aller se frapper le front contre un mur, se disant qu'il devait être devenu fou pour avoir ainsi perdu son sang-froid. Alors il la renvoya, pour qu'elle aille se coucher. Alexis se leva de table, sans en demander la permission comme c'était l'usage quand il mangeait avec son père, et alla l'aider, avec un regard de défi qu’il n'osa pas réprimander. Elle marchait avec beaucoup de peine, appuyée sur les épaules du petit garçon déjà costaud, qui la tenait à la taille et qui l'aida à se coucher avec un cri de douleur qu'elle ne put retenir. Une fois allongée elle continua à pousser de petits gémissements que le petit en larmes essayait de calmer par ses baisers. Ils étaient à peine sortis de la pièce que Gustave se levait si brusquement qu'il renversa son verre de vin à demi plein. 79 M’Barka Il se mit alors à tourner autour de la table, attendant que s'apaise en lui cette intense fureur qui ne lui permettait même pas de réfléchir. Il avait allumé sa pipe mais il la serra un moment si fort entre ses doigts qu'il en cassa le tuyau, il la jeta contre le mur avec un juron. Se retournant il vit Alexis qui le regardait, immobile, réprobateur et qui lui demanda, d'une voix toute tremblante de ses larmes qui continuaient à couler: - Pourquoi Papa? Pourquoi as-tu fait cela? Pourquoi l’as tu battue ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait ? Qu'aurait-il pu répondre à cet enfant? Il se contenta en bougonnant de lui demander comment elle allait, mais le petit ne répondant pas à sa question, lui demanda d'un ton implorant: - Papa! Est-ce qu'elle va mourir? Est-ce qu'elle va partir comme ma maman? Cette fois la question lui causa un véritable choc et il cria presque - Mais bien sûr que non! Espèce de petit idiot! On ne meurt pas d'une petite raclée...Alexis ! je l’ai seulement battue parce que...parce que... Il était très embarrassé pour répondre et l’enfant lui évita de le faire en disant - Elle a très mal Papa! Pourquoi l'as tu frappée? Qu'est ce qu'elle a fait? Il enrageait de ne pouvoir répondre à ces questions si simples. Oui! Pourquoi? Pourquoi? Et le gamin insistait, revenait à la charge: - Papa! Je t'en supplie...tu lui as fait très mal, elle ne 80 Le Pied Noir peut plus bouger, elle pleure, elle a mal Papa! - Oh! Tu m'énerves! Il alla jusqu'à cette chambre où il n’était jamais entré et de la porte l’interpella rudement : - Qu’est ce que tu as ? Ne fais pas de simagrées, tu fais peur à Alexis. Elle gémissait de manière continue, il savait bien que ce n’était pas un simulacre et Alexis lui dit - Tu vois bien qu’elle a mal ! Alors d’un ton bourru il répondit - Bon ! Bon ! çà va ! Je vais chercher le docteur, comme ça tu me foutras la paix! Alors il boutonna sa veste, remit son chapeau et sortit; il était bouleversé par la question de son fils. C'était la première fois qu'il faisait allusion à sa mère, il croyait qu'il ne savait pas. Le médecin militaire n'habitait pas très loin, il était chez lui et accepta de venir tout de suite, en chemin il demanda ce qu'il y avait et en bougonnant ce dernier avoua qu'il avait battu sa gouvernante un peu trop fort. Dés qu'ils furent entrés le petit Alexis emmena le médecin à la chambre. Quelques minutes après il en ressortit en souriant « Ca va ! Ca va ! Il avala d’un trait, le verre d'anisette traditionnelle que lui tendait Gustave et frisant ses moustaches ajouta, en riant, comme s'il s'était agi de quelque animal. Qu'est-ce que tu lui as mis! Je sais bien que c'est comme cela qu'il faut les traiter! Mais tape moins fort la prochaine fois, tu lui as sûrement cassé une côte à cette salope » Mais alors il fut surpris de la réaction 81 M’Barka - Fous moi le camp d'ici espèce de salopard! - Non mais ? qu'est-ce qui te prend? - Il me prend! Il me prend! Que je suis un salaud! D'accord je lui ai flanqué une raclée, mais toi, espèce de fumier, tu en parles comme si c'était une bête...Fous moi le camp! Le major avala calmement le fond de son anisette, remit son képi et remballant sa trousse de cuir, dit avec un sourire narquois. - Tu devrais venir en consultation un de ces jours tu as sacrément l'air d'en avoir besoin. Picole un peu moins et prends un peu de repos. Il tendit sa main à Gustave qui la serra, un peu gêné de sa colère - Oui! Tu as raison! Ça ne va pas très bien ces derniers temps! Excuse moi! L'autre lui tapota le bras. - Ne t'en fais pas! Fais lui prendre les cachets que j’ai posé à côté d’elle. Cela la fera dormir et toi tu ferais bien d'en prendre un aussi. Veux-tu que je t'envoie ma moresque? Je reviendrai demain! - Non merci. Je me débrouillerai. Excuse moi encore pour tout à l’heure. Dès que le médecin fut sorti il se rendit à la chambre d’où il l’entendait gémir. Le gamin était contre elle, il lui embrassait les joues où il essuyait maladroitement les larmes qu'il croyait être dû à la souffrance. Il ne pouvait comprendre qu'il s'agissait d'autre chose 82 Le Pied Noir que la douleur, qu'il s'agissait surtout de son humiliation à c onstater qu'elle était, malgré tout, restée une esclave que l'on peut brutaliser. Il se pencha vers son fils, il était très gêné, c'était bien la première fois qu'il affrontait une telle culpabilité, il aurait aimé l'embrasser mais il n'osait pas, il se contenta donc de le tirer un peu par le bras en lui disant doucement: - Vas te coucher Alexis! Tu ne peux rien faire! va dormir mon fils! Demain je te parlerai...comme à un grand garçon. D'ailleurs le docteur Desjacques a dit que ce n'était pas grave, elle n'aura plus mal quand elle aura dormi et avalé ses cachets. Va dans ta chambre mon fils! Va dormir! Mais le petit restait la figure contre le cou de sa Dada, faisant la sourde oreille et ce fut elle qui dut lui dire de s'en aller: - Va mon chéri! Maintenant ça va aller! Va dormir, écoute ton Baba! Alors il se leva à regrets et sans embrasser son père, sans le regarder, et c'était bien la première fois, s'en alla dans sa chambre, devinant d'ailleurs qu'il regrettait sa colère et sa méchanceté, mais qu'il ne voulait pas qu'il soit là quand il demanderait pardon à sa Dada. Quand le gosse fut sorti, son père se sentit embarrassé. Depuis qu'elle habitait cette maison c'était la première fois qu'il pénétrait dans cette chambre, qui n’était meublée que du large divan traditionnel, sur lequel elle était couchée, avec quelques coussins qui en étaient tombés, d’un grand coffre, qu’il se rappela lui avoir ramené de Mogador à la demande d’Anne-Marie, dans lequel elle rangeait ses vêtements et dans un angle un paquet de couvertures soigneusement pliées. 83 M’Barka Elle avait le visage tourné vers le mur et gémissait encore tout doucement; il restait debout ne sachant quoi dire, quoi faire, il voulait s'excuser mais ne savait comment s'y prendre. Il se racla la gorge et lui demanda où elle avait mal; elle ne répondit pas, exagérant un peu sa plainte, il se trouvait idiot, s'en voulant d'être là en train de chercher à s'excuser devant « cette espèce de négresse. » Il reposa sa question en bougonnant, se faisant autoritaire en ajoutant qu'il allait lui donner de la térébenthine pour qu'elle se frictionne. Elle ne répondait toujours pas, en colère il marcha vers la porte, mais prêt à sortir il se ravisa et revint s'accroupir devant le matelas où elle avait repris ses gémissements. Alors il changea de ton. Se grattant la gorge, il expliqua qu'il n'avait pas voulu la frapper si fort, qu'il s'était énervé, qu'il avait bu cette saloperie de « Pernod » qu' Anne-Marie, justement ne voulait pas qu'il boive. Elle se taisait toujours et il se doutait qu'elle le faisait exprès pour le punir, pour se venger, pour lui montrer qu'elle le méprisait. Il eut une nouvelle bouffée de colère qu'il laissa éteindre avant de lui dire que demain elle pourrait rester couchée, il irait chercher Halima la voisine pour qu'elle fasse le ménage et l'aide à se soigner. Brusquement elle rompit son silence hostile pour émettre une protestation de colère: - Halima? ...Méziane! Alors Sidi Gous ?Tu veux que toute la médina sache que tu me frappes? Que tout le monde se moque de nous... C’est bien 84 Le Pied Noir Elle se tourna à nouveau et se remit à gémir et à pleurer, alors il poussa un juron en lui criant d'arrêter ses simagrées. Puis ! à nouveau honteux de son comportement et surtout inquiet du trouble qui l'envahissait, parce qu'il se rendait compte qu'ils étaient en train de se disputer comme un couple, il se tut et se releva pour faire deux ou trois pas dans la petite chambre avant de revenir vers elle: - Bon! D'accord je n'irais pas chercher Halima mais tu pourras quand même rester couchée et maintenant cela suffit, arrête un peu! Elle continuait à pleurnicher et il se rendait bien compte que ce n'était plus de douleur comme tout à l'heure, que son discours finalement la rassurait, alors il se fit à nouveau bourru pour dire: - Qu'est-ce que tu veux? Que je m'excuse? Bon! je m'excuse! Tu as entendu? Je m'excuse! Je te demande pardon! Cela ne te suffit pas? Tu en connais des hommes qui demande pardon à une femme? A leur Fatma? en plus! Oui! c'est ça! il faut bien que ce soit pour le petit ...et comme elle se taisait toujours et qu'il ne voyait même pas son visage qu'elle tenait caché il ajouta: ...Oh et puis merde! Merde de merde ! Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, pourquoi je t'ai fait mal...je sais bien qu'Anne-Marie t'aurait protégée...mais voilà elle n'est plus là Anne-Marie, ni pour toi, ni pour moi, ni pour le gosse et des fois je te le jure M'Barka je deviens fou...je me saoule la gueule...je me bagarre...mais ce soir? Pourquoi est-ce toi qui a pris? C'est injuste! Je t'assure que je m'en veux et tu dois me pardonner, je te jure que plus jamais je ne lèverais la main sur toi! 85 M’Barka A nouveau il s'était redressé et marchait en tournant dans la petite pièce, s'immobilisant sans la voir devant une gravure en couleur découpée dans "L'Illustration" et punaisée tout de travers sur le mur. Puis il se remit en marche, continuant son monologue, allant jusqu'à un vêtement accroché sur un portemanteau qu'il touchait timidement et dont il sentit l'odeur, constatant à nouveau que c'était la première fois qu'il pénétrait dans cette chambre, dans cette odeur de femme. Elle avait cessé de gémir semblant l'écouter et elle tenta de changer de position, mais cela lui fit mal et elle poussa un petit cri de douleur, alors il se précipita vers elle, s'agenouillant contre le matelas pour, à voix douce et inquiète, questionner: - Tu as mal? Ou as-tu mal? Ce faisant il lui posa timidement la main sur l’épaule et à ce contact il sentit son inexplicable trouble s'accroître. A ce moment, elle fit un geste pour se dégager, enlever cette main, mais il crut qu'elle voulait encore changer de position et il l'entoura maladroitement de son bras valide pour l'aider. Alors! De sentir contre lui ce corps fragile, tendre et chaud le bouleversa; il découvrait subitement qu'il tenait ainsi, non pas une quelconque servante, mais une jolie jeune femme que la souffrance rendait encore plus fragile, plus désirable et il ne put résister à l'envie d'embrasser à son insu les cheveux dénoués qui s'étaient répandus tout autour de son visage. La soutenant il l'aida à allonger lentement ses jambes. Elle poussa alors un gémissement, qui n'était pas seulement de douleur, parce qu'elle aussi s'affolait du 86 Le Pied Noir trouble que cette force d'homme qui l'enserrait lui causait. Quand elle se fut allongée, le bras de Gustave resta coincé derrière son dos, elle se cambra un peu pour l'aider à se libérer et déséquilibré il tomba sur elle. Alors soudain ce contact de son visage contre cette poitrine à demi dénudée le bouleversa et il se mit à sangloter à n'en plus finir en lui demandant pardon. Femme déjà aimante, elle lui caressa les cheveux, avec des petits mots de tendresse, lui demandant de se calmer, que ce n'était pas grave, qu'elle comprenait sa colère, que la main qui l'avait frappée n'avait été guidée que par le Réprouvé et puis que c'était de sa faute à elle, qu'elle ferait bien attention maintenant avec Alexis. En même temps elle se sentait honteuse pour lui et pour elle-même, bouleversée qu'elle était, par la pression sur ses seins de ce visage d'homme. Tentant de le repousser elle lui dit: - Oh! Sidi Gous! Oh! Sidi Gous! Sidi Gous! Non je t'en prie! Calme-toi maintenant! Safi! Safi! Baraka! Safi! Je t'en prie arrête ces larmes, regarde comme tu me fais pleurer moi aussi! Elle le tapotait dans le dos comme on le fait à un petit enfant que l'on console, mais il continuait à s'abandonner à petits sanglots en répétant sans cesse: - Pardonne-moi! Pardonne-moi! Mais qu'est-ce que j'ai? Qu'est-ce qui me prend? Alors elle comprit qu'il ne pleurait pas du remords de l'avoir battue, que c'était beaucoup plus que cela, beaucoup Satan 87 M’Barka plus loin et elle se rappela que s'il avait pleuré l'agonisante qui le quittait, il n'avait pas pleuré la morte et elle comprit qu'il vidait ainsi cinq années de chagrin refoulé. Elle ne savait pas encore qu'ainsi elle l'aidait à revivre parce qu'en cet instant la morte lui donnait à aimer cette femme vivante à qui elle avait confié son fils. Par contre elle sut dès cet instant qu'elle allait lui faire ce don d'elle-même, aller jusqu'au bout de son dévouement, céder à cet amour qu'elle lui vouait en secret, mais elle résistait encore, sachant que si elle cédait elle risquait peut-être aussi de tout perdre. Craignant que comme pour bien d'autres, elle ne soit plus alors pour lui qu'une moresque de plus qu'il rejetterait quand il se serait fatigué de son corps. Pourtant elle douta de cela, lorsqu'il releva son visage plein de larmes vers elle et qu'il lui dit d'une voix étrange et pleine de gravité, comme s'il était surpris par cette découverte: - Mais je t'aime! Mais je t'aime! Oh qu'est-ce qui m'arrive? Je t'aime! Oh! Oh! M’Barka! Je t'aime! Si fort! Si fort! Et depuis si longtemps! Alors elle lui céda cette bouche qu'il cherchait de sa bouche, en le serrant tendrement contre elle, comme le font toutes les femmes aimantes, oubliant son mal, s'abandonnant elle aussi à cet amour qu'ils s'étaient trop longtemps cachés et qu'ils devraient désormais cacher aux autres, car il leur était interdit. Dans la nuit, alors qu'ils avaient un instant somnolé l'un contre l'autre; si éperdus de cet amour qu'ils découvraient, qu'elle en avait presque oublié la douleur de son corps meurtri, elle ne put s'empêcher de pousser un 88 Le Pied Noir petit cri en tentant de changer de position et il s'affola: - Tu as mal ma chérie! Qu'est-ce que je peux faire? Veux-tu que je te masse doucement avec de l'huile camphrée? Prenant appui sur son bras valide, il s'était penché au-dessus d'elle, devinant son visage dans la faible clarté de la lampe à pétrole qu'ils avaient laissée en veilleuse; elle calma son inquiétude d'un sourire, en caressant son visage de ses doigts. - Ce n'est rien! Tu piques, tu sais!...Mais embrassemoi encore! Il se pencha légèrement et leurs lèvres se joignirent pour un baiser léger qu'il recommença encore une fois. Pour mieux la voir, et parce que son bras se fatiguait, il s'assit sur le rebord du lit et remonta un peu la mèche qui se mit à fumer. - Tu la remontes trop! le gronda-t-elle...il faut la recouper un peu! Il prit un petit chiffon pour enlever le verre brûlant et elle devança son interrogation en disant: - Dans le petit tiroir! - Celui-ci? - Non! dessous! Il trouva les ciseaux à moucheter les mèches, parmi un petit fouillis d'épingles et de boutons et coupa la partie charbonneuse. Tout de suite la flamme s'égalisa et redevint claire. Après avoir essuyé le tube de cristal, il le remit en 89 M’Barka place dans les ergots de cuivre. Il découvrait un étrange plaisir à accomplir, dans cette intimité, une si petite tâche. Ils échangèrent un regard qui marquait cet acte si banal d'une sorte de consécration, un premier acte domestique qui était la complémentarité de l'acte d'amour qu'ils venaient d'accomplir. - Remets les ciseaux à leur place, mon chéri! Il obéit et s'écarta un peu pour ne pas faire obstacle à la lumière qui l'éclairait. Elle s'était un peu remontée sur l'oreiller et la vive lumière faisait danser leurs ombres sur la blancheur du mur passé à la chaux. Il admirait la pureté des traits qu'accentuait le contraste des ombres et des lumières; parce que dans son amour tout neuf elle se voulait impudique. Elle avait laissé le drap retomber sous sa poitrine, ses longs cheveux noirs, que parcouraient les reflets du henné, s'étaient éparpillés sur ses épaules et sur ses seins. D'une caresse il les regroupa dans sa main avant de les écarter et se pencha plein de désir, plein d'amour pour poser ses lèvres sur la chair tendre, chaude, si vivante, dont elle venait de lui faire le don. - Oh que tu es belle! Que tu es belle! Comment ai-je fait pour ne pas le voir plus tôt? Elle caressait ses cheveux et en riant, pleine d'orgueil de ce compliment si spontané. - Tu ne pouvais pas! Je me cachais de toi. Mais et toi? Me voyais tu? Tu ne voulais pas me voir! Comme il faisait le geste de se recoucher elle 90 Le Pied Noir l'écarta. - Il faut que tu partes, mon aimé! Il est tard! Si Alexis se réveillait il pourrait nous surprendre et...tu es tout nu! Allez habille-toi maintenant...Tu reviendras ce soir...et demain...et après...et toujours! Dis moi aimé ! que tu reviendras toujours! - Je te le jure!...Jamais je ne t'abandonnerais! Jamais! Jamais! Comme à nouveau il s'était laissé allé sur elle pour l'étreindre, sentir encore son odeur, l'embrasser elle le repoussa: - Assez! Assez azizi ! Tu me fais mal! Tu m'écrases! Allez pars maintenant! Regarde, il va faire jour! De retour dans sa chambre il essaya de dormir mais n'y parvint pas, trop bouleversé par cette aventure dont l'avenir était si plein de bonheur et hélas de menaces. Pour l'instant il ne pouvait qu'en mesurer les risques immédiats; il ne savait que trop ce qu'une telle relation pouvait avoir comme conséquences si elle était révélée. Ils allaient devoir s'en cacher alors qu'il aurait aimé crier au monde son amour et montrer comme il en était fier. Mais dans ce Maroc colonial cela aurait été aussi efficace que de crier Vive l'Allemagne en 1916, si on avait choisi le peloton d'exécution comme forme de suicide. On pouvait, à la rigueur, admettre en faisant semblant de l'ignorer, la relation sexuelle du militaire avec la prostituée marocaine, c'était à peine préférable au coït 91 M’Barka avec une ânesse. Mais envisager de l'amour entre un européen et une moresque, quelle abomination! Pourtant il y eut d'autres cas que le leur, mais tous débouchèrent sur le drame de l'intolérance. Quant aux conversions à l'Islam elles étaient quasi inexistantes et les quelques rares cas furent ceux de marginaux considérés comme des hurluberlus, tels cet Etienne Dinet qui peignait des femmes nues dans l'oasis de Bou Saada ou cette folle d'Isabelle Eberhart qui, déguisée en garçon, écrivait des livres dans une Zaouia du SudOranais, avant d’épouser un spahi. Les trois religions se toléraient dans un consensus où chacune acceptait, convaincue d'être la seule détentrice de la Vérité, de se contenter de rester, avec mépris, fermée aux autres. Seule l'orgueilleuse Église faisait un prosélytisme passif, qui s'exprimait dans ce que les nouveaux arrivés appelaient la civilisation, (sous-entendu chrétienne) Puissance des armes, efficacité de l'organisation administrative, qualité des nouvelles techniques, droit romain. Pourtant Lyautey, fort de l'expérience algérienne, avait posé des limites qui pouvaient s'exprimer ainsi: « Chacun chez soi. Arabes en Médina, juifs au Mellah, Chrétiens en Ville européenne » On peut comprendre qu'alors, il n'était pas tolérable de laisser se rompre cet équilibre fragile, surtout en allant à l'inverse des vertus civilisatrices et chrétiennes. Gustave qui avait vu se construire cette forme de colonisation, qui y avait participé, ne pouvait ignorer cela. Sorte de couvent où l’on enseigne la religion sous une forme philosophique 92 Le Pied Noir Les solutions qu'il envisageait, allongé sur son lit n'avaient qu'un sens, assurer la sécurité de son amour clandestin. D'autant qu'à l'inverse les musulmans n'étaient pas plus compréhensifs que les chrétiens; peut-être même moins, une musulmane convaincue d'être en péché de zina avec un chrétien, risquant fort, dans l'excitation d'une soirée de Ramadan, de se faire lapider. Heureusement ! il avait de l'argent, ce qui permet beaucoup de choses; pas suffisamment pour braver l'institution, mais assez pour s'en cacher. Il s'endormit une heure avant le jour. Les bruits familiers venant de la cuisine le réveillèrent. Comprenant tout de suite qu'ils venaient d'elle, il se précipita et la vit qui s'affairait, comme à son habitude, pour chauffer le lait et le café du petit déjeuner. Les flammes claires du petit-bois, qu'elle venait d'allumer dans le « potager », l'éclairaient dans le demi-jour. Il la prit dans ses bras pour la gronder: - Pourquoi t'es-tu levée? Tu dois te reposer! Va te recoucher, je vais m'occuper de ça! Elle s'était laissé serrer contre lui et eut un sourire de grand bonheur quand ils joignirent leurs lèvres. - S'baa el khir Sidi Gous! - S'baa el Khir ma chérie! Mais ne m'appelle plus Sidi Gous - Et comment faut-il t'appeler?...Si Mohamed? Les relations sexuelles en dehors du mariage sont Zina, pêché majeur en islam, qui était punissable par la lapidation de la femme Correspond à notre bonjour. Littéralement La paix soit sur ta matinée 93 M’Barka - Tu trouveras! Elle s'écarta en riant et son mouvement trop brusque lui arrache une petite plainte involontaire. - Oh tu vois que tu n'aurais pas dû te lever! Je suis impardonnable! Elle avait posé la casserole de lait sur le rond du poêle et s'était assise sur le rebord de la table. - Es-tu idiot? Pour être aimée comme cela je pourrais être battue encore plus fort...Tu sais? Tu pourras me battre encore si je le mérite, tu en as le droit désormais! Il lui tenait les mains et les embrassa. - Tu es folle? Jamais plus je ne te battrai, jamais plus! Tu m'entends mon amour, jamais plus! Elle rit en répondant d'un ton malicieux. - Tu dis cela maintenant! Mais on verra plus tard...tiens si un autre venait? - Et alors? Qu'il vienne! Même pour cela je ne te battrai pas!...je te tuerais! - Ah bon! Tu m'as fait peur! Ils étaient en train de rire quand Alexis entra dans la cuisine, tout surpris de leur bonne entente. Décidément ces grandes personnes sont incompréhensibles. - Vous n'êtes plus fâchés? Tu n'as plus mal Dada? Elle l'embrassa avec passion. - Non mon chéri! Non! Nous ne sommes plus fâchés...tu ne dis pas bonjour à Baba? 94 Le Pied Noir Il alla à son père qui s'était assis et grimpa sur ses genoux, l'embrassant il dit d'un ton de reproche. - Tu ne la battras plus n'est-ce pas? - Je viens juste de lui jurer que jamais, jamais plus je ne lui ferai du mal... La casserole débordait et le lait grésillait sur la fonte brûlante, elle s'écria en se précipitant - Mon lait! Vous me l'avez fait oublier avec vos histoires! - Oh Dada! Tous les jours ton lait se sauve et tu trouves toujours une excuse. Elle fit mine de le frapper. - Tais toi insolent! Mais à cause de son mouvement brusque elle poussa encore son petit cri de douleur et il s'inquiéta: - Tu vois bien que tu as encore mal! vas te recoucher! Avec Alexis on va se débrouiller. - Ce n'est rien! Va chercher le beurre et le miel Liksis, pendant que je passe le café! Le petit garçon vivait cet instant, où pour la première fois ils étaient attablés ensemble, comme une fête. Elle préparait des tartines pour son Papa et il la remerciait et il voyait comme ils se souriaient, alors naïvement il dit: - Alors maintenant vous allez être mon papa et ma maman? Ils furent un peu interloqués, avant que son père 95 M’Barka n’observe en riant: - Toi tu es trop malin! M’Barka l’embrassa en lui disant doucement - Oui mon chéri! On est ton papa et ta maman, mais cela ne change pas, on a toujours été ton papa et ta maman! - Non! Avant tu étais seulement ma Dada avait Baba, maintenant tu manges avec nous! et il y Elle se pencha pour l'embrasser. - C'est parce que maintenant on a vu que notre petit garçon nous aimait trop, alors on va rester toujours tous les trois. - C'est vrai Papa? - Puisqu'elle te le dit! - Alors maintenant tu l'aimes toi aussi? Ils échangèrent un long regard; son père prit la main qu'elle avait posé sur la table et la portant à ses lèvres. - Oui mon fils! je l'aime...moi aussi! Mais ne le dis à personne, cela va être notre grand secret à nous trois. Rien qu'à nous trois! - Et maintenant bois ton lait avant qu'il ne soit froid! - Je veux un peu de café comme Papa! 96 Le Pied Noir l arriva si joyeux au bureau de Raphaël que celuici lui en fit la remarque: I - Qu'est-ce qu'il t'arrive camarade? On dirait que tu viens d'hériter! - C'est tout comme! Écoute moi! J'ai réfléchi à nos affaires. Cela marche tellement bien avec les approvisionnements militaires que je n'ai peut-être plus besoin de tant courir le bled, David devrait pouvoir se débrouiller maintenant! Qu'en pense tu Raphaël? Depuis six mois le neveu de Mogador l'accompagnait dans ses tournées. Raphaël qui savait comme les jambes de son ami lui démangeaient au bout de quelques jours de bureau s'étonna de cette question. - C'est cela qui te rend si gai? Ma foi c'est vrai que le fils de ma soeur, a de bonnes qualités, il te le doit; ce petit David est en train de devenir un vrai « gaulois » plus de kippa, le complet veston, le faux-col et la cravate, la barbe rasée, il doit plaire aux français. - Oui! il n'est pas con ce petit juif! Plus de kippa mais sous le chapeau le tiroir-caisse marche bien! 97 M’Barka - Comme tous les juifs voyons! Homme sans Dieu! Mais qu'est-ce que tu vas faire si tu ne fais plus la piste? Venir m' emmerder dans ce bureau ou aller emmerder le chef meunier? - Je pensais aller installer quelque chose à Casa, revenir à la mécanique: automobiles, machines agricoles, grosse quincaillerie, peut-être des ateliers...avec toi et Si Kaddour bien sûr! Raphaël réfléchissait. - Si Kaddour ne voudra pas! Tu lui demanderas, d'abord ce sera mieux, mais je le connais, mettre ses sous en dehors de Mazagan...Non! Il faudrait faire une société anonyme entre nos deux familles, bien sûr on lui en parlera. - Comment vois tu cela ? - Pas compliqué ! .cinquante, cinquante par exemple, mais sous ton nom...Bendahan ça ne va pas pour la raison sociale d'une entreprise technique, c'est bon pour le commerce des pois-chiches. Ils rirent ensemble et Raphaël ayant remis son crayon derrière son oreille, écartant son fauteuil, regarda sa montre - Il est bientôt midi! On va boire un anis? Ils allèrent s'installer en terrasse à la Brasserie de l'Hôtel de Ville et en versant l'eau fraîche qui troubla l'anisette, Raphaël demanda - Et si tu me disais ce que tu caches! Je te connais trop bien maintenant...on a déjà gagné un bon paquet tous les deux, je n'ai donc pas peur de ton idée, mais tu dois avoir d'autres raisons...tu m'as toujours dit que tu n'aimais 98 Le Pied Noir pas Casa. Gustave but un peu et rajouta de l'eau, il ne savait quoi dire, il réfléchissait - C'est le petit! il est temps qu'il aille à l'école et à Casa... - Les écoles sont meilleures qu'ici?...Allez! Vieux copain! Vide ton sac! Une histoire de femme là-bas? Tu veux te remarier? Tu peux nous l'amener tu sais, mais elle n'aime peut-être pas les juifs? - Ne dis pas de bêtises Raphaël! Je vais te dire et c'est vraiment très confidentiel, il n'y a qu'à toi que je peux me confier. Oui c'est vrai ! c'est une femme!...et tu la connais, il s'agit de M'Barka!...je... je...je ne sais pas comment cela nous est arrivé... - M'Barka! Qu’est-ce que tu veux dire ? Ça par exemple! C'est bien la dernière à laquelle j'aurais pensé...cela t'a pris comme cela? Tu es devenu amoureux d’elle ? Qu’est ce qu’elle a mis dans ta soupe ? elle a dû en apprendre des trucs avec ses négresses de Meknès. - Elle n’a pas eu besoin de cela, d’ailleurs toutes ces histoires de sorcellerie tu sais bien que je n’y crois pas, une belle fille n’a qu’à montrer ce qu’elle cache sous son tas de chiffons. Ils se mirent à rire tous les deux en se tapant la main paume contre paume et Raphaël demanda - Non mais ? Tu ne va pas me dire que tu ne t’en étais jamais aperçu ? Elle n’a pas besoin de se déshabiller pour que l’on voit que c’est une belle fille, surtout un coureur de jupons comme toi. 99 M’Barka - Je te jure que je ne l’avais jamais vu comme cela ! Du moins je n’avais jamais imaginé ce qui est arrivé. En fait j’y ai réfléchi depuis ce qui est arrivé hier soir... - Ah !Ah ! Et il est arrivé quoi ? - ... elle occupait trop de place dans cette maison auprès du gamin, j’avais pour elle cette sorte d’indifférence un peu méprisante que l’on a pour les domestiques, du respect parce qu’elle avait su se faire aimer de ma femme, être son amie et de la reconnaissance à cause d’Alexis qui la considère comme sa mère. A cause de tout cela je ne pouvais imaginer...Oui! mais cela couvait en moi sans que je m’en rende compte, comme une maladie jusqu'à ce que cela éclate hier soir et que nous nous en sommes rendu compte...car c’était pareil pour elle. Si tu voyais comme le gosse est heureux! - Vous l'avez dit au gosse? S'exclama Raphaël et comment est ce arrivé ? Elle est passé un peu trop près de toi et tu n’as pu t’empêcher de lui tapoter le derrière, j’imagine. - Non ! Il s’en est aperçu tout seul. Tu sais ce qu'il nous a dit ce matin? « Alors vous allez être mon papa et ma Maman » Tu te rends compte ? Non Raphael je te le jure je n’y avais jamais pensé, tu ais bien que jamais je n’aurais osé, ce n’est pas du tout ce que tu penses, c’est !...c’est... il vaut mieux que je t’explique ! Voilà! Hier soir quand je suis rentré je l’ai trouvé en train de lire le Coran à Alexis. Cela m'a mis dans une rogne terrible et...et...et bien je lui ai foutu une raclée. - A qui? Au gosse? - Mais non! A elle! J'ai perdu subitement tout mon 100 Le Pied Noir sang-froid, j'étais comme fou, et je lui ai fait très mal, c'est le gosse qui m'a arrêté, heureusement ! Après je me suis rendu compte que ce n'était pas tellement à cause du Coran. - A cause de quoi alors? - A cause du gosse! A cause d’elle ! Elle aimait trop le gosse, j'étais...jaloux! - Tu n'avais pas un peu forcé sur la bouteille? - Un peu, mais ce n'est pas tellement à caus e de cela! ...Sa voix s'étrangla un peu...Trop de pression depuis que j'ai perdu Anne-Marie... garder cette souffrance pendant des années. Le travail, l'alcool, les « putes », ça aide un peu, mais tu sais tout au fond de toi cela reste...on se sent fautif et on ne voit pas pourquoi! Hier soir tout s'est vidé, comme un panaris où tu fous un bon coup de bistouri...Pour la frapper j'avais pris mon ceinturon, je tapais! je tapais! ... - Tu es vraiment cinglé ! mais pourquoi ? Gustave s’était pris la tête entre les mains pour cacher sa honte devant son ami, il ajouta Elle ne criait même pas, alors je lui ai donné des coups de pied.Alexis a voulu la défendre contre moi il me tapait, me tirait en arrière. Et puis ? d’un coup j’ai eu tellement honte Raphaël, si tu savais... - Il y avait de quoi espèce de salaud, tu me fais honte à moi aussi maintenant. Comment a-t-elle pu te pardonner ? - Je me le demande ! Tu sais ! Après, quand j’ai réalisé, cela a été dans ma tête...je ne sais pas ! Tu vois ? 101 M’Barka comme si je me réveillais, comme si je venais d'avoir un cauchemar. J'avais tellement honte devant Alexis qui pleurait et qui voulait la soigner...et ce regard de haine qu’il avait! Quand j'ai vu qu'elle avait très mal j'ai été chercher Desjacques, il l'a soignée et puis...tu sais comme ils parlent des indigènes! Avant, pour les autres, je m'en foutais, mais pour elle je n'ai pas supporté, je l'ai mis dehors en l’insultant - Tu as foutu Desjacques à la porte? Et qu'est-ce qu'il en a dit? - Il a cru que j'avais une crise d'alcoolisme ou quelque chose comme cela, il m'a demandé de venir le voir à sa consultation. - Il a peut-être raison !Tu vas y aller? - Bien sûr que non!...Après je suis allé voir comment elle allait, j'étais en colère contre moi, le petit ne voulait pas la quitter, c'est lui qui l'a aidé à se déshabiller, il avait peur de moi...pas pour lui! Pour elle, pour sa Dada. Elle lui a dit d'aller se coucher et il a obéi; quand il a été se coucher, j'ai dit à M'Barka que je m'excusais! Tu imagines cela? Un ancien de la Coloniale qui s'excuse devant une moresque? Elle faisait comme si elle ne m'entendait pas, j'étais en colère mais contre moi cette fois et aussi contre elle, et puis elle a essayé de se tourner, cela lui a fait mal, elle a crié, j'ai voulu l'aider et...et... voilà! on s'est retrouvé tous les deux à s'embrasser et... - Et elle n'avait plus mal je suppose!...Raphaël riait et lui tapa un grand coup de poing sous l'épaule...Sacré Gous! Un type de la municipalité qui passait vînt leur serrer la main et échanger quelques banalités, il écrivait un livre 102 Le Pied Noir s ur la forteresse et voulait quelques renseignements sur l’arrivée des juifs dans l’ancienne citée portugaise Quand il se fut éloigné, Gustave demanda - Est-ce que Rachel pourrait venir la voir, elle a encore mal, j'ai peur de lui avoir cassé quelque chose, peutêtre une côte, elle connaît des remèdes...et puis elles s'aiment bien! - Et bien dis donc! Tu n'y es pas allé de main-morte! Je peux dire à Rachel d'y aller, mais il vaudrait mieux que tu lui demandes toi-même et lui expliquer votre histoire... - Tu es malade ou quoi? Tu crois que j'ai envie de me faire insulter ou pire par ta femme? Ces bonnes femmes juives et arabes sont comme les doigts de la main... Non! Non! Dis-lui qu'elle est tombée, quand elles seront ensemble M'Barka lui expliquera. - Bon d'accord ! Mais à mon avis votre problème ne fait que commencer. Tu as raison de vouloir aller à Casa, là-bas vous pouvez faire ce que vous voudrez, enfin à peu près, tandis qu'ici, où on ne peut pas péter sans que toute la ville le sache, ce serait invivable, vous êtes trop connus. - Si je comprends bien, Raphaël! Tu ne me juges pas mal? - Ne te fais pas d’illusions ! Je m'efforce seulement de croire que tes sentiments pour M'Barka ne sont pas seulement une passion éphémère pour une jeune et belle fille. Il y a longtemps que Rachel et moi nous connaissons ses qualités et son intelligence, toi tu commences seulement à t'en apercevoir; je n'ai pas à vous juger, je m'inquiète 103 M’Barka seulement pour l'engagement que tu as pris avec elle, je ne te pardonnerais pas de t'être trompé, tu lui ferais trop de mal! - Je ne suis plus un gamin! J'ai confiance, c'est autre chose qu'un « coup de foudre ».Tu vas en parler à Rachel? - Rentre chez toi et envoie nous Alexis, je vais l'expédier avec mes gosses pique-niquer à Sidi-Bouzid, nous viendrons prendre le café après-dîner et Rachel pourra la soigner et savoir ce qu’elle pense vraiment elle. Il jeta quelques pièces sur la table et ils se levèrent. Quand il rentra chez lui, ce fut Alexis qui vint lui ouvrir, il lui dit: - Dada est couchée, elle avait mal, je crois qu'elle dort, tu vois j'ai nettoyé la cuisine. - C'est très bien mon fils! Maintenant c'est moi qui vais m'en occuper, toi tu vas aller voir Isaac, le tonton Raphaël t'invites à aller à Sidi-Bouzid avec sa voiture pour pique-niquer avec tous les enfants, ne faites pas de bêtises et ne faites pas enrager le chauffeur. - Quand partent-ils? - Dépêche toi! Ils t'attendent pour charger la voiture. Comme il allait vers la chambre de M'Barka il l'arrêta: - Laisse là se reposer! Tata Rachel va venir tout à l'heure avec ses médicaments juifs. Il courut vers la porte et l'ayant ouverte il revint vers son père et le tira pour qu'il se baisse pour l'embrasser. 104 Le Pied Noir - Je t'aime Baba! Tu sais. - Moi aussi je t'aime mon fils! Je vous aime tous les deux! Quand l'enfant fut sorti il alla dans la chambre, elle dormait, mais sentant sa présence elle se réveilla et le vit comme la veille, à demi agenouillé sur le bord du matelas et elle l'attira pour l'embrasser. - Alexis m'a dit que tu avais encore mal! Rachel va venir cet après-midi avec son mari boire le café, elle va te soigner! Alexis est parti à Sidi-Bouzid avec leurs enfants. - Ils savent? - Oui! Je n'ai pas vu Rachel, mais Raphaël est content pour nous...seulement il pense aussi que ce sera difficile, nous ne pourrons pas nous cacher ici, même le petit peut dire quelque chose sans s'en rendre compte. Alors nous irons à Dar el Beida, je vais te faire une belle maison. Elle le tira à elle pour lui dire qu'elle l'aimait, qu'elle se moquait de sa maison et que pour l'instant puisqu'ils étaient seuls, elle voulait qu'il lui fasse encore l'amour et quand ils furent rassasiés l'un de l'autre elle resta heureuse dans le creux de son bras un long moment avant de le repousser pour se lever. - Il faut que je te fasse manger! regarde l'heure, il est midi passé, oh mon dieu! C'est de ta faute! Et Rachel qui va arriver alors que je n'ai rien de prêt... Il la rassura. - Tu restes bien tranquille, nous allons manger le reste du poulet, Rachel t'excusera, tu es malade! 105 M’Barka - Oh malade! Pas tout à fait, tu le sais bien...juste encore un peu mal sur le côté... Comme elle le voyait s'assombrir et se préparait à parler elle ajouta. Tais-toi! D'abord c'est moi qui me suis fait cela quand je suis tombée...Il voulut protester mais elle lui fermait la bouche d'un baiser...Aide moi! mets la table, si tu veux du vin il faut aller en chercher, il n'y en a plus. Il pourrais Prépare polisson moulin. reste de la quesra d'hier, j'en ferai demain quand je pétrir, j'aurais dû te dire de ramener du pain. le café, ne le moud pas trop gros comme ce d'Alexis qui a trouvé comment on réglait le Il la suivit à la cuisine et coinça le moulin à café entre ses genoux après l'avoir rempli d'une poignée de grains; pendant qu'il tournait elle ranima le feu en soufflant sur les braises, toussant à cause de la fumée. Les grains de café craquaient et quand il eut fini il retira le tiroir pour lui montrer le café moulu. - Regarde ma chérie! Ça va comme cela? - C'est bien encore un peu gros, mais laisse! Je vais le finir dans le mortier, fais chauffer le lait et surveille-le qu'il ne se sauve pas, moi je vais me coiffer et m'habiller, regarde un peu dans quel état tu m'as mise, je devrais aller au hammam mais je n'ai pas le temps! j'irais quand ils seront partis, peut-être que Rachel voudra m'accompagner. Quand ils arrivèrent, vers deux heures, Rachel se précipita pour demander à M'Barka ce qui lui était arrivé, comment elle avait fait pour tomber, où elle avait mal? Gustave comprit que son ami n'avait rien précisé à sa 106 Le Pied Noir femme. Rachel fut un peu étonnée que M'Barka la fasse s'installer dans le salon avec les deux hommes pour prendre le café, elle le fut davantage quand elle vit qu'elle venait s'asseoir à côté de Gustave et versait le café dans les tasses tout à fait maîtresse de maison. Ils rirent tous les trois de l'air d'étonnement qu'elle prenait, quand oubliant sa tasse de café elle bégaya presque - Mais? mais?... Gustave porta la main de M'Barka à ses lèvres et s'adressant à la juive dit avec un sourire: - Tu ne l'aurais pas cru? Je vois que ton mari ne t'a rien dit...Oui! C'est comme cela! On s'aime...elle n'est plus reléguée à la cuisine. Elle est ma femme maintenant - Oh! Mon Dieu! Mais non il ne m'a rien dit ce juif indigne! Seulement que tu t'étais fait mal en tombant dans ton escalier... Elle s'était vivement levée pour embrasser son amie - Oh M’Barka ! comme je suis heureuse pour toi! que Dieu vous protège! M'Barka, radieuse comme une jeune mariée poussa un petit cri en la repoussant parce qu'elle lui avait fait mal en la serrant contre elle. - Que Dieu te bénisse! Mais il faut que tu regardes si je ne me suis rien cassé j'ai mal ici! Allons dans ma chambre. Elle passait sa main sous son sein gauche et entraîna Rachel. Quand elles furent sorties Gustave observa: - J'apprend tout, aujourd'hui! Je ne les savais pas amies à ce point. 107 M’Barka - Que sais-tu d'elle? Elle a vécu dans ta maison pendant plus de six ans sans que tu t'aperçoives qu'elle était une chose vivante, une créature de Dieu avec une âme, une fille pleine d'amour à donner, une... - N'ajoute pas à mes reproches Raphaël! Je me suis peut-être forcé à l'ignorer...il me semble que je l'ai toujours aimée. En tout cas merci de n'avoir rien dit à Rachel. - Je connais ma femme, je lui dis ce qu'elle doit savoir! Bon! Maintenant parlons de ce qui va se passer, des conséquences sur nos affaires, je me demande si tu ne ferais pas mieux de tout liquider et partir ailleurs refaire votre vie! Il y a plein de juifs qui partent en Amérique du Sud en ce moment... - Je ne suis pas juif et le Maroc est mon pays et le sien, tout est à faire ici, je ne veux pas partir au moment où je réussis, pour elle et moi les choses finiront par s'arranger. - Peut-être! Mais en attendant si vous êtes découvert...Tous ces petits français et ces traîne-savates d'espagnols qui arrivent comme des rats, sont plus racistes que les américains du Ku-Klux-Klan, Mais ce sont nos clients...si les français découvrent que tu considères une ancienne esc lave comme ta femme, tu ne gagneras plus un centime dans ce pays et si ce sont les arabes, à la première manifestation d'excités, un jour de ramadan par exemple, ils la mettent en morceaux à coups de cailloux...J'ai vu une lapidation quand j'étais gosse ce n'est pas beau à voir. - Je sais tout cela Raphaël! C'est pourquoi je n'en ai parlé qu'à toi seul, par loyauté d'abord, mais surtout parce que tu es mon seul ami depuis le premier jour où je me suis retrouvé seul sur ce quai; j'ai surtout besoin de l'ami en ce moment, je ne t'en voudrais pas si tu retire tes billes. 108 Le Pied Noir - Tu sais bien que je ne vais pas retirer mes billes, comme tu dis, et que tu peux compter sur l'ami, c'est pourquoi nous discutons, il faut trouver une solution. Les mentalités changeront sans doute un jour, les trois religions ne vont pas éternellement se battre pour le même Dieu, comme trois hommes pour une belle fille. Encore qu'à mon avis si ce Jésus était resté juif nous n'en serions pas là, mais en attendant vous devrez vous cacher. - Je suis d'accord! Mais on ne va pas vraiment se cacher! Tu te rappelles ce bout de terrain qu'on a eu en règlement sur la faillite de ce Martinez. - Invendable! On ne peut pas le cultiver sauf pour faire des salades pour le marché central ou élever des poulets, Tu vas cacher M'Barka dans un poulailler? Ironisa Raphaël. Il est vrai qu'à quinze kilomètres de la Place de France on ne vous verra pas! - Justement! Le terrain ne vaut pas grand-chose pour l'agric ulture, il est tout en pente et il est trop petit, mais pour y faire une belle maison dans un grand parc c'est idéal. Pour aller en ville, ce n'est pas comme dans le temps où il fallait un cheval, avec ma "Vivasix" il me faut un quart d'heure, une demi- heure; je vais garder un hectare et y planter plein d'arbres, nous serons dans une petite forêt et autour je vais élever un mur de trois mètres de haut. Qui viendra nous emmerder? - Oui! c'est une idée! Dit prudemment Bendahan, mais est-ce que ta maison française va lui plaire à ta berbère? Elle est habituée à cette petite maison, une grande maison, un grand parc il va te falloir des domestiques...qui 109 M’Barka vont parler. - Pourtant c'est la meilleure idée que j'ai pour le moment. - Elle parait bonne, et comme tu dis c'est la seule pour l'instant! mais c'est lié à l'idée du comptoir commercial. On va descendre à Casa, je vais prendre un rendez-vous avec l'agence Lévy, tu le connais...mon cousin qui est rue du Marabout? - Il fait de l'immobilier maintenant? Quand on a été le voir la dernière fois, il faisait des assurances! - Il fait toujours des assurances, mais en plus il fait maintenant des transactions de terrain, il va nous trouver trois ou quatre mille mètres, un bon architecte et un entrepreneur. - Tous des cousins juifs encore? - Des « gaulois » mon frère! Des cousins « gaulois! » mais je ne connais pas de juifs architectes. Les femmes ressortaient Gustave qui appréhendait la réaction de Rachel, la vit venir à lui gaiement et il comprit que M'Barka n'avait pas dit toute la vérité sur ce qui lui était arrivé. Rachel avait été à l'école dans les débuts de "l'Alliance Israélite" , comme toutes les demoiselles des bonnes familles juives, cela n'allait pas très loin mais suffisamment pour une bonne maîtrise de la langue française, puisque le but essentiel de l'Alliance était de former des élites assimilables à la colonisation française. Elle avait l'esprit très romantique de cette époque et 110 Le Pied Noir pleurait sur les romans mièvres d'Henri Bordeaux. - Oh! Raphaël c'est un vrai roman! Il t'a expliqué comment ça leur est arrivé? Comment elle est tombée dans cette espèce d'escalier glissant, comment il l'a portée évanouie sur son lit, la pauvre petite et qu'ils n'ont pas pu résister à cet amour qu'ils se cachaient... - C'est bien normal! dit Raphaël avec un clin d'oeil à son ami, comment résister à une jolie fille que l'on porte dans ses bras...ou sur son épaule? Comment l'as tu portée Sidi Gous ? Sous ton bras ou sur ton épaule? L'as tu déshabillée pour écouter si son coeur battait encore? - Oh! S'indigna Rachel...je vais le dire à Rabi Aaron! Tu me fais honte! - T'a-t-elle soignée ma chérie? s'inquiéta Gustave qui commençait à être gêné. - Oui! Ce n'est pas grave! J'aurais seulement un beau bleu! Amdullil'ah! ...J'aurais pu me casser une jambe dans c et escalier! Ajouta t elle avec un clin d'oeil espiègle qu'il fut seul à voir. - Frictionne toi encore ce soir avec cette pommade, demain tu ne sentiras plus rien! C'est une vieille recette qui vient du mellah de Marrakech. Alors qu'avez-vous décidé les hommes? - Oh! Gustave a une idée qui me parait bonne mais que nous devons voir de plus près. Nous avons décidé d'ouvrir à Casa une sorte de grand comptoir industriel à l'américaine dont il prendrait la direction, moi je 111 M’Barka m'occuperai avec Si Kaddour de la minoterie et de l'usine de pâtes, et ton neveu David des denrées pour l'armée, à Mogador Garcia fait marcher l'usine de sisal avec notre cher Abraham... - Bon Dieu qu'est-ce que je fous avec tous ces juifs! plaisanta Gustave - Attends un peu! Maintenant que tu t'es berbérisé, tu vas trouver pire que nous autres modestes fils d'Israël. - Tu vas être aussi avare que ces juifs ma chérie? Elle se pressa contre lui en serrant fortement s a main. - Je serai seulement ta femme! Il y avait là une affirmation péremptoire et un peu solennelle, qu'ils comprirent tous comme étant une sorte d'engagement public et il répondit: - Je n'en demande pas d'avantage...M'rati! Elle marqua cette promesse en lui prenant le visage entre ses mains pour l'embrasser. Leurs deux amis applaudirent tandis qu'elle rougissait, un peu honteuse de cette prise de possession devant témoins de l'homme à qui elle s'était engagée. - Très bien! Dit Rachel... mais où M'Barka va-t-elle habiter? - Je vais lui faire une belle maison ma chère Rachel et tu viendras l'aider à l'installer. Es-tu d'accord.. M'rati? Il répétait avec délectation ce terme d'épouse. Ma femme, mon épouse - Rajli mon mari 112 Le Pied Noir - Fais comme tu le dois mon rajli, le principal c'est qu'Alexis y soit heureux. Ils eurent tous à cet instant la même pensée: Et les enfants de M'Barka? Y aurait-il des enfants de M'Barka? 113 M’Barka n cette fin d'année 1930 Casablanca méritait bien l'épithète de ville-champignon. Le cloaque bourbeux, où le soldat Charbonnier avait pataugé, était devenu cette orgueilleuse Place de France, au-delà de laquelle quelques immeubles, dont l'architecture audacieuse n'avait pas d'équivalence dans la vieille Europe, dominaient de leur mépris l’antique cité d’Anfa : la Médina E Des autobus identiques aux autobus parisiens, voisinant avec les antiques calèches, stationnaient le long de l’ancienne muraille, que l’on se préparait à abattre pour doubler la largeur de l’avenue qui aboutissait au port. Pour marquer les limites de la nouvelle ville les urbanistes, qui croyaient avoir vu grand, avaient tracé un boulevard circulaire de six kilomètres qui bordait des terres agricoles où des colons avaient établi leurs fermes. Il était l'aboutissement des larges avenues ébauchées où s'édifiaient, entre des zones de jardins non encore loties, des immeubles de neuf ou dix étages, des banques, la grande poste, les services munic ipaux, devant lesquels, chevauchait un Lyautey de bronze, un théâtre, une piscine (qui serait la plus grande du monde) des stades, un grand parc public et bien entendu, une cathédrale. qui était une horreur architecturale de béton, qui ne serait jamais terminé et dont cinquante ans après les marocains ne sauraient que faire. Où que l'on aille, on découvrait chaque jour, tracée dans la poussière rouge des champs, une nouvelle rue bordée par les fondations des nouvelles constructions 114 Le Pied Noir creusées dans le chaume de la dernière récolte. On peut imaginer la fièvre spéculative qui agitait les nouveaux habitants, au point qu'ils prenaient à peine le temps de manger et dormir pour courir à travers le bled à la recherche des bornages, des plans cadastraux , des propriétaires légitimes. Ce qui n’était pas évident car si l’on trouvait toujours un propriétaire il n’était pas du tout certain qu’il eut le droit de vendre, d’autant qu’il était possible qu’il eut déjà vendu. A peine acquis, ils divisaient en plus petits lots ces morceaux de terrains bordés de roseaux et de figuiers de barbarie, pour en acheter un plus grand, s'enrichir davantage...ou s'y ruiner. car il ne manquait pas d’ingénieuses escroqueries aux dépends des naïfs. Le cousin de Raphaël Bendahan, jouant sur sa double nationalité de juif marocain et de citoyen français, venait d'acquérir en sa qualité de marocain, au carrefour des routes de Fedhala et de Médiouna, quelques hectares de bonnes terres agricoles, que sa qualité de français lui permettait de revendre en parcelles immobilières. Il promit au cousin Raphaël de lui réserver un lot en bordure de la voie publique dont il venait de demander le tracé. C'était un malin ce petit juif! Quelques années auparavant, fuyant pour quelque arnaque la justice du Maghzen, il s'était retrouvé à Dakar où, dans un comptoir de la maison Morel et Pron, il avait tenu la balance des exportations de cacahuètes et des importations de tissu à boubous. Revenu au pays il avait mis ses compétences sommaires de comptabilité au service des innombrables nouveaux commerçants et, pourquoi pas? s'était donné un 115 M’Barka titre de conseiller financier, dont l'inscription sur une carte de visite gravée lui avait suffi pour devenir « Courtier assermenté » Assermenté par qui ? Nul ne pouvait le savoir si ce n’est un fonctionnaire qui maniait le tampon encreur aux services municipaux avec une dextérité proportionnelle à l’épaisseur des enveloppes que les solliciteurs lui remettaient. Ce fut donc lui qui prépara les statuts de la nouvelle « Société Charbonnier SA, Tout pour l'agriculture et l'Industrie » Dans la foulée, il dressa l'acte de vente de la propriété, dite « La Californie » kilomètre 21 route de Marrakech, par la « SARL Bendahan et Charbonnier » domiciliée à Mazagan, à Madame M'Barka...points de suspensions, car Gustave ignorait complètement si elle avait un nom de famille et allait se renseigner. Ils récupérèrent un architecte italien, qui débarquait du Mexique et qui leur recommanda un entrepreneur sicilien que les laves de l'Etna avaient fait fuir de sa ville natale de Catane. Tous ensemble se rendirent sur les lieux en prenant la route de Marrakech. Pour se repérer Gustave alla jusqu'aux trois marabouts, qui se dressaient sur la crête à gauche de la route et tournant dans la direction de la ville, que l'on devinait au loin, il se dirigea vers quelques noualas de chaume qui, à un kilomètre des marabouts, abritait quelques pauvres fellahs. Traversant le douar, accompagné des aboiements d'une meute de chiens et d'une ribambelle de joyeux petits crasseux à demi nus, qui couraient derrière la voiture, ils Huttes de terre et de paille Paysans, cultivateurs 116 Le Pied Noir s'engagèrent sur une petite piste, que les habitants du douar avaient tracé pour se rendre au puits, creusé par le précédent propriétaire, au milieu d'une friche de palmiers nains où proliféraient les serpents et les lapins de garenne. Quand ils eurent retrouvé les bornes, l'architecte fit un petit croquis de l'aménagement de l'espace qui serait réservé aux constructions et au parc. Gustave voulut que le puits s'incorpore dans le mur de clôture pour que la quinzaine de fellahs qui, avec leurs familles, occupaient le douar à côté des sanctuaires, puissent continuer à en profiter. Le cousin fit remarquer que la propriété s'étendait justement jusqu'au douar et que « si monsieur Charbonnier voulait un jour construire sur cette partie... » Mais monsieur Charbonnier affirma que justement il ne voulait pas de voisins trop prés de chez lui et que ces pauvres gens ne le dérangeaient pas. Le cousin soupira...quel dommage! pensa-t-il. Raphaël tenta lui aussi de dissuader son ami « Tu n’es pas obligé de leur donner tout cela... » Mais il ignora la recommandation. L'architecte montra son croquis, il proposait un mur de clôture de trois mètres de haut bordé de cyprès en coupe-vent. Au milieu serait la maison d'habitation, sur la partie haute du terrain il y aurait un réservoir d’eau alimenté par une éolienne sur le puits et tout en bas, prés de l’entrée, un logement pour le gardien, une écurie pour les chevaux et un garage pour l’ automobile. 117 M’Barka Immédiatement, l'entrepreneur sicilien fut prié de construire la clôture et le réservoir. Ensuite, il prendrait contact avec les pépiniéristes pour faire les plantations. Puis, ils retournèrent au bureau de l'architecte qui leur proposa quelques esquisses pour la maison. Gustave, se rappelant ce que Raphaël lui avait dit, ne voulait pas d'une maison trop vaste, trop européenne où M'Barka serait mal à l'aise. D’autre part, il expliqua qu'il voulait une disposition qui permette à des membres de la famille, ou d'autres personnes, de vivre presque en autonomie. L'architecte avait travaillé aux Etats-Unis vers la frontière mexicaine et en avait rapporté quelques idées originales. - Je ne sais pas si cela vous conviendrait mais que pensez-vous d'une maison de terre? En adobes, comme au Nouveau- Mexique. - Où comme dans le Sud marocain! Faites moi voir ce que font vos mexicains. Il fut séduit! Des pièces basses avec des plafonds de poutres apparentes, des formes arrondies et une disposition ingénieuse des pièces divisant la maison en trois appartements qui pouvaient s'ignorer. Raphaël fut de son avis, M'Barka se trouverait bien là. Restait le délai, l'homme de l’art italien commençait à parler d'études, de calculs, de plans, des matériaux à approvisionner, des ouvriers nécessaires, le sicilien ne savait pas faire des maisons en terre, bref il parla d'une année. Quel serait son prix ? Heu! heu!... Gustave lui emprunta un crayon et sur l'esquisse écrivit en grosses lettres « Six mois » L'autre sursauta: 118 Le Pied Noir - Per la Madonna! C'est impossible monsieur Charbonnier... Le signor Sanpiétro n'a même pas d'ouvriers! - Monsieur Perrucci je ne suis pas architecte, mais j'ai vu construire suffisamment de kasbahs pour vous dire que cela ne prend pas un an. Je vais aller vous chercher quelques maalems vers Ouarzazate avec leurs ouvriers, je vais vous donner six camions et vingt terrassiers et dans six mois, pas un de plus j'emménage! Je paye! Vous voulez combien d'avance? Monsieur Charbonnier sortait une liasse de billets, de bons billets de la Banque de France, alors il s’inclina , se tournant vers le sicilien il dit - Si le signor Sanpiétro pense y arriver... Le signor Sanpiétro comprenant qu'il tenait là le bon client, celui qui paye sans rechigner et qui vous recommande approuva. C'est vrai qu'il n'avait jamais rien construit en terre crue, mais il savait organiser les chantiers et du moment que monsieur Charbonnier lui envoyait des spécialistes et des camions... il prit un crayon posa des questions à l'architecte dans un échange volubile en italien où les bras suivaient la cadence des langues, finalement il dit dans son français approximatif qu'il tenait le pari, précisa ses besoins, se fit remettre une avance confortable, qui allait lui permettre de remplacer les espadrilles de toute la famille et se précipita pour commencer immédiatement. Au Maroc de cette heureuse époque, toutes les affaires se traitaient ainsi. Les gens étaient pressés et acceptaient le provisoire ou l'à-peu-près. Il disaient « Je Maitres maçons 119 M’Barka veux cela pour demain et je paie aussitôt » et ils obtenaient satisfaction. Ils furent de retour à Mazagan assez tard, il ne voulut pas frapper pour réveiller M'Barka et en utilisant sa clé il ne put s'empêcher de se rappeler la dernière fois où ayant accompli ce geste simple, il avait si radicalement fait basculer son destin. Mais cette fois elle l'avait entendu et avant que la porte ne se soit refermée elle était contre lui, toute chaude et tendre, pleine de passion, pleine de désir. - Le petit dort! As-tu mangé? Veux-tu un peu de café? Il ne voulait pas de café, il était trop impatient, comme un jeune marié. Quand ils se furent aimés, il lui dit qu'il avait ramené des cadeaux pour elle et pour Alexis. Alors elle voulut, tout de suite, voir ce que c'était. Pendant qu'il ouvrait la valise, qu'il avait déposé en entrant, elle alla vite ranimer le feu et y posa une casserole d'eau, pour tout de même lui faire une tasse de café. Quand elle revint il tenait dans son dos un petit paquet: - Devine! Mais elle sautait après lui - Donne le moi! Donne le moi! Jib ! Jib ! Aafak ! - D'abord tu dois me payer! - Oh! Je ne t'ai pas assez payé tout à l'heure? Donne moi ça tout de suite où tu vas coucher dans ta chambre! Il lui donna son paquet qu'elle posa sur la table pour en dénouer soigneusement la ficelle collée sous l'étiquette Donne !Donne ! S’il te plait 120 Le Pied Noir de La Belle Jardinière. Elle était économe de tout et avait un tiroir plein de ces petits bouts de ficelle soigneusement roulés au milieu des bouchons de liège et toutes sortes de ces petites choses « qui peuvent encore servir » Ayant ouvert la boite de carton, elle déplia un grand châle en soie de Lyon bordé de longues franges qu'elle caressa de la main, avec des petits cris admiratifs, avant de le jeter sur ses épaules. Il dut la suivre dans sa chambre, où il y avait une grande glace au cadre doré, pour l'éclairer de la lampe à pétrole, qu'il élevait à bout de bras, pendant qu'elle évoluait gracieusement, se tournant de gauche et de droite pour admirer l'effet produit par le chatoiement du tissu sur ses épaules, puis sur sa tête. - Il te plaît? j'ai pensé que tu aimerais cette couleur...c'est de la vraie soie tu sais ! S’il ne te plaît pas je peux le changer - Oh mon chéri! Mon chéri! Jamais on ne m'a rien offert de si beau! - Je veux être fier de toi! Je veux que tu sois la plus belle! J'ai encore quelque chose...Regarde! Toujours avec le châle sur ses épaules, elle se saisit de la petite boite qu’il lui tendait. Elle se doutait bien de ce qu'elle pouvait contenir mais elle demanda, en s'asseyant: - Oh! Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Elle tenait le petit écrin comme si elle avait peur de l'ouvrir. - Allons! Ouvre! Nous n'allons pas rester toute la 121 M’Barka nuit ici, j'ai envie de me recoucher moi... Alors elle fit sauter le petit fermoir et soulevant le couvercle, elle poussa un petit cri de surprise, puis vivement se rapprocha de la lampe. C'était un anneau d'or où était serti un petit diamant, un solitaire disait-on, qui était généralement l'anneau des fiançailles contre lequel, plus tard, le jeune époux poussait l'anneau nuptial. Il avait fait ainsi avec Anne-Marie, mais pour M'Barka il l'avait voulu différent, plus beau, plus cher, pour se témoigner qu'il en avait fini avec la morte, comme s'il la provoquait là où elle était peut-être: « Tu vois Anne-Marie, j’en ai fini avec toi ! » Elle n'osait sortir le bijou se contentant de l'admirer, passant un doigt sur la gemme. Alors il lui reprit l'écrin, en retira l'anneau d'or et ordonna en lui prenant la main: - Donne-moi ton doigt ma chérie!... chez nous les européens, c'est un engagement, tant que tu porteras cela à ton doigt je t'aimerai et je te respecterai comme mon épouse. Elle se jeta contre lui en l'embrassant, puis se laissant aller à ses genoux elle lui prit la main qu’elle embrassa avec le respect que mettent dans ce geste les épouses musulmanes. - Je ne l'enlèverai jamais! Il la releva et elle lui fit admirer le scintillement de la gemme dans la lumière de la lampe, soudain elle sursauta: 122 Le Pied Noir - Ton café! mon chéri...je l'ai oublié. Il la rejoignit à la cuisine et pendant qu'elle prenait la queue de la casserole d'eau bouillante il la tint serrée contre lui, ému de sentir sa nudité sous le léger tissu, la caressant et embrassant ses épaules, il lui dit: - Laisse ce café je n'en ai plus envie! Elle reposa la casserole et s'abandonna un instant à ses caresses avant de se dégager doucement pour l'entraîner. En passant devant la chambre d'Alexis elle voulut aller le voir, levant haut la lampe qu'elle tenait, ils se penchèrent sur l'enfant endormi, il eut envie de l'embrasser mais elle lui fit vivement un signe d'interdiction en portant un doigt sur ses lèvres. Alors il recula tenant toujours la lampe qui commençait à fumer pour la voir recouvrir un pied qui s'était découvert et poser un petit baiser sur le front de l'enfant endormi. Il s'étonna: - Tu n'as pas voulu que je l'embrasse et toi tu l'as fait - Toi tu l'aurais réveillé! Moi il me sent, et il dort plus fort! Tous les petits enfants sont comme çà ! Tu ne savais pas qu’ils doivent sentir leur maman ? Elle eut une hésitation avant de rectifier ...ou leur Dada. L’attirant bien serrée contre lui il protesta - Non ! leur Maman ! Tu ne veux pas être sa maman ? Il vit venir les larmes au bord de ses paupières et elle 123 M’Barka s’enfuit pour les essuyer rapidement. Il eut un mouvement vers elle mais il s’abstint, il comprenait soudain que ce qui les attacherait le plus l’un à l’autre était cet enfant. Il mordit son index pour maîtriser sa propre émotion. Elle l’appelait. Comme les nuits précédentes, à cause du petit garçon, il rejoignit sa chambre à l'aube, mais ce matin-là l'enfant leur fit une surprise inattendue lorsqu'il demanda à son père, en trempant ses tartines dans son bol de café au lait: - Pourquoi que c'est toi qui va dormir avec Dada? Pourquoi qu'elle ne va pas avec toi dans le grand lit? Interloqué, il ne savait quoi répondre, ce fut elle qui dit avec un grand naturel: - Oh tu sais! C'est parce que j'ai l'habitude de ma chambre, mais tu as raison, peut-être que je pourrais essayer de dormir dans le grand lit! Qu'en penses-tu Sidi Gous? - Oh tu sais mon fils! Elle dit ça, mais c'est une entêtée, je lui ai déjà dit cent fois de venir dans ma chambre, mais elle ne m'écoute pas! Elle dit que je ronfle ! Mais parce que c'est toi qui le demande elle accepte! Je ne comprends rien à cette femme...Je crois que je devrais la battre encore un peu! - Non! Tu n'as pas le droit tu as juré! Hein! Dada qu'il a juré? - C'est bien vrai il a juré! Mais il disait ça pour rire! Regarde ce qu'il m'a acheté! 124 Le Pied Noir Elle lui montrait sa bague et le gamin observa - Oh comme ça brille! Qu'est-ce que c'est? - C'est un diamant ! c'est la plus belle des pierres que Dieu a mis sur la Terre. Et tu sais cette bague? Ton Papa m'a dit que quand un monsieur français la met au doigt d'une dame ils ne se quittent plus jamais. Mais il t'a aussi rapporté un cadeau. - C'est vrai Baba? - C'est un avion que tu peux monter et démonter, tu peux lui mettre une hélice ou deux hélices, ou bien des roues ou bien des flotteurs pour le transformer en hydravion, va le chercher! Il est sur ta table de nuit et tu ne l'as même pas vu! Alexis se levait pour aller chercher son cadeau quand il demanda brusquement a son père - La bague? C'est vrai qu'elle est magique? Qu'elle va vous obliger à rester toujours avec moi? Son père qui tenait M'Barka contre son bras la serra tout contre lui pour répondre. - C'est tout à fait vrai! Elle avait envie de nous quitter alors je lui ai passé cette bague au doigt pendant qu'elle dormait et maintenant elle est obligée de rester avec nous! - Tu racontes des bêtises Baba! C'est pas vrai qu'elle voulait s'en aller! Hein Dada? - Bien sûr que non! mon chéri. C'est un grand menteur tu le sais bien, mais pour la bague c'est un peu vrai! Va chercher ton avion que je le voie! 125 M’Barka Comme il s'en doutait M'Barka ignorait ce qu'était l'état civil, elle n'avait aucune existence légale, elle s'appelait M'Barka un point c'est tout! Pas de père connu et une mère sans plus d'existence légale qu'elle-même. Comme les animaux, les esclaves n'ont pas besoin de nom de famille. Le commandant De la Rivière qui l'avait amenée à la naissance d'Alexis, était maintenant à l'Etat-major du Résident Général. Gustave alla le voir et lui demanda s'il se rappelait d'elle. - Tu penses comme je me rappelle de cette pauvre gosse. Ce fut pour moi une vraie joie de l'avoir arrachée à ce vieux salaud...Tu sais qu'on lui a donné la Légion d'Honneur? - Pas pour cela j'espère? Ils se mirent à rire, comme de vieux complices qu'ils étaient et après s'être rappelés leurs souvenirs et quelques frasques épiques, pendant la colonne du Souss où ils s'étaient connus, Gustave en vint au but de sa visite. Il raconta le dévouement de M'Barka pour son fils, passant bien entendu sous silence, ses propres rapports avec elle. - Je veux que tu lui donnes un état civil - Ça ne va pas être très facile! père inconnu, mère s ans état civil, mais je vais voir demain cette vieille crapule et je vais lui tirer un papier de ses adouls. Il n'aura qu'a lui inventer un nom et une famille. Après tout il lui doit bien ça! sans compter que c'est peut-être lui le père. - Tu ne pourras pas lui promettre la Légion 126 Le Pied Noir d'honneur s'il l'a déjà. - Ne t'en fais pas! Ces « lèche-bottes » ont toujours quelque chose à demander. Un mois après, il reçut par un courrier de la Résidence, un beau certificat adoulaire qui, sur deux pages d'écriture arabe dûment tamponnées, attestait au milieu de multiples références au Coran et de louanges à Allah que la fille M'Barka, née à Meknès en 1908 était bien la fille de son père Mohamed ben Allal ben...ben...etc. Il attendait ce papier avec impatience et se il précipita à Casa pour authentifier, à la conservation foncière et au cadastre, la propriété de M'Barka Bent Mohamed ben Allal. Il pourrait mourir tranquille, personne ne pourrait mettre M'Barka à la rue et d'autre part, on a plus de considération pour la propriétaire de quelques hectares de terres immobilières que pour une gouvernante berbère. En attendant que se construise la grande villa Ils continuèrent à vivre leur vie discrète dans la vieille maison de Mazagan, évitant de sortir ensemble, ne recevant personne, de peur de se trahir. D'ailleurs il fut souvent absent pendant ces mois où la maison s'édifiait. Il était allé à Ouarzazate pour recruter six maalems, Des maîtres maçons, qu'il amena à l'entrepreneur sicilien pour construire sa maison de terre. L'entrepreneur n'était pas habitué aux rites et coutumes de ses confrères berbères et voyant avec quelle désinvolture cette bande de nègres envisageaient la tâche il 127 M’Barka s'inquiéta: - Signor Charbonnier! Je ne pourrais jamais tenir les délais, regardez ces types, depuis trois jours qu'ils sont arrivés ils en sont encore à installer leurs guitounes. - Ne vous en faites pas! Ils ont leurs règles à eux, laissez-les faire! Je vais vous expliquer çà ! chez vous en Sicile, quand la maison est finie vous implorez la Madonna et vous amenez un curé pour jeter de l'eau bénite avant de rentrer les meubles; eux c'est le contraire, ils font cela avant de commencer, mais ils ne connaissent pas la Madonna, seulement des jnouns qui viennent à la nouvelle lune. Vous savez quand c'est la nouvelle lune, monsieur Sanpiètro? ...Non?... C'est dans huit jours! Alors vous devez attendre. - Porco Dios! On ne finira jamais! - Mais si! Mais si! D'ailleurs il faudra que ce jour-là toutes les tranchées de fondations soient terminées pour le sacrifice, alors c'est à vous de vous dépêcher. - Quel sacrifice? - Dans ce pays on n'a pas d'eau bénite, on prend du sang, celui d'une poule blanche et d'une poule noire pour que les murs ne s'écroulent pas pendant la construction, et celui d'un taureau pour que les habitants y vivent sous la protection d'Allah. Le sicilien fit le signe de croix. - Vous ne croyez pas ces histoires de sauvages signor Charbonnier? tentes de toile Génies domestiques 128 Le Pied Noir - Et bien ? à vrai dire, je ne crois pas non plus à l'eau bénite, mais avec eux il y a un avantage, le taureau et les poulets on les mange! Est-ce que vous buvez l'eau bénite Signor? Le sicilien se signa - Vous ne devriez pas dire des choses comme ça signor Charbonnier! En attendant la nouvelle lune, les spécialistes en profitèrent pour rechercher la bonne terre argileuse qui convenait, ils en trouvèrent pas très loin, dans la plaine humide de Bouskoura, à une trentaine de kilomètres. Il fallut en négocier l'achat avec le propriétaire du terrain, puis la rotation des camions commença. Il dut régler un nouveau conflit entre le sicilien qui voulait commencer à remplir ses tranchées avec les pierres de fondations et le maalem qui s'y opposait avant le sacrifice. Gustave expliqua en riant: - Comment voulez vous que les génies qui sont sous nos pieds s'abreuvent de sang, si vous cimentez la terre? Il fallut ensuite aider à trouver le taureau du sacrifice qui, comme il est dit dans le Coran, « devait être sans taches, ni trop vieux, ni trop jeune » et trouver de même, mais c'était plus facile, une poule tout à fait blanche et une poule tout à fait noire. Il alla ensuite négocier l'achat de quelques moutons aux gens du douar, qui furent d'autant plus ravis qu'ils 129 M’Barka vendaient ce qu'ils allaient manger car, bien entendu, il n'était pas question que l'on puisse écarter de la fête les fellahs voisins et leurs familles. Pas plus d'ailleurs que le fquih des marabouts et la nombreuse descendance des seyeds qui y étaient enterrés. Les femmes du douar furent mises a contribution pour rouler une montagne de couscous et enfin la nouvelle lune apparut, Amdullilah! Pour faire plaisir aux maçons sahariens et montrer qu'il était bien un grand chef qui connaissait la quaïda, Gustave avait recruté pour la circonstance une équipe de Gnawa dont le moquadem égorgea rituellement le taureau et les deux poules étiques, au son des castagnettes de fer, des tambours et du grondement du t'boul cet énorme tambour que son batteur chevauche, comme un cavalier l'étalon. Une troupe de cheikhates, les inévitables danseuses musiciennes de toutes fêtes, apporta sa contribution à la gaieté générale et quand toute cette foule alla se coucher, le sicilien douta que ces ventres repus, puissent se mettre à l'ouvrage avant trois jours de digestion. Or à sa grande surprise, quand il arriva le matin vers huit heures, six chantiers étaient en pleine activité autour des fondations qui maintenant se remplissaient de grosses pierres et de chaux. Assis en surplomb Gustave l'interpella: Personnage sacralisé par filiation avec le saint homme (le seyed), dont il garde le tombeau et encaisse des aumônes en échange de quelques recettes de magie La tradition Les Gnawa sont une confrérie religieuse très fermée, originaire du Soudan 130 Le Pied Noir - Alors Signor Sanpiètro? Vous pensez tenir votre délai? - Je n'en crois pas mes yeux! J'ai encore beaucoup à apprendre je crois! - Vous êtes sur la bonne voie! si vous voulez réussir dans ce pays c'est justement en ne croyant pas que vous détenez toute la sagesse du monde; je suis sûr que vous réussirez parce que vous connaissez votre métier, mais un petit conseil! laissez la Madonne à la maison, aucun d'entre eux ne va se convertir. Il veilla personnellement à l'installation de l'éolienne qu'il avait fait venir des Etats Unis et à la conduite qui allait tout en haut de la propriété remplir le grand réservoir. Les seguias qui en partaient, arrosaient les jardins que les fellahs du douar voisin aménageaient sous la direction des pépiniéristes. Deux frères qui avaient quitté leur maigre vigne provençale pour s'enrichir rapidement en plantant les parcs, les rues et les jardins des villas de la grande ville. Ayant carte blanche ils s'en donnaient à coeur joie, transformant les espaces bouleversés par les désouchages de palmiers nains en bosquets, massifs de fleurs et bassins à jet d'eau. Ils avaient bordé les hauts murs de clôture d'une haie de cyprès qui abriterait du vent la propriété et plantée l'avenue qui menait du portail à la maison d'une double rangée de palmiers. Tout en haut, vers le réservoir, des eucalyptus bordaient le jardin potager et la volière. Rigoles d’irrigation 131 M’Barka Vers la fin du mois de Mars, Gustave put organiser la diaffa qui consacrait la fin des travaux. Les moutons, qui depuis un mois étaient à l'engrais, furent égorgés, rôtis et mangés par tous ceux qui avaient participé aux travaux dans une journée de fête dont les gens du douar parlèrent longtemps. Dés le lendemain il alla les chercher. M'Barka voulait tout emmener avec elle. Elle n'avait aucune notion des distances géographiques et elle associait Casablanca à ce lointain pays qu'était la France, c'est-à-dire très loin de Mazagan et elle croyait qu'elle n'y reviendrait plus jamais. Il eut bien besoin de l'aide de Rachel pour la persuader que l'on garderait la maison où l'on reviendrait aussi souvent qu'elle voudrait, surtout pendant les chaleurs de l'été pour qu'Alexis puisse se baigner avec tous ses copains à la « Porte de la Mer » Elle fit mille recommandations à son amie pour qu'elle surveille bien les femmes qui feraient le ménage, vérifia encore une fois que tous ses placards étaient bien verrouillés et après avoir fermée sa porte, elle remit son trousseau de clés à Rachel en pleurant un peu. Mais la joie et l'excitation d'Alexis étaient si c ommunicatives, qu'elle avait oublié Mazagan avant de traverser à Azzemour, le pont que l'on venait de construire sur l'Oum-er-Rebia. Raphaël l'avait assurée qu'il lui amènerait Rachel avant la fin de la semaine pour l'aider dans ses achats et elle était montée fièrement dans la nouvelle Renault Viva Grand-Sport En route elle posa des tas de questions sur la Grande fête de plein air 132 Le Pied Noir nouvelle maison, sur ce que serait sa chambre, si elle serait loin d'Alexis, comment était la cuisine...Et le souk ? Etait-il loin?...Il répondait, en se moquant un peu, qu'elle verrait bien, qu'elle prendrait l'tobous pour aller à Dar-Beida faire le souk. Elle voyait bien qu'il la faisait enrager, alors elle jurait qu’elle ne monterait jamais dans ces machines pleines « d’arabes ». - Alors il faudra que tu apprennes à conduire pour y aller en voiture! Tu veux que je t'achète une auto? - Ne te moques pas de moi, je ne suis pas si bête tout de même, je sais bien que les femmes ne conduisent pas les tomobiles! Puis elle protestait qu'il allait trop vite et à chaque virage un peu brusque elle lui attrapait le bras pour se maintenir. Derrière eux, Alexis qui essayait de tenir son chat sur ses genoux, se moquait d'elle en lui disant: - Tu es aussi peureuse que Minouchette. Va plus vite Baba! Alors il donnait un coup d'accélérateur en débrayant pour faire hurler le puissant moteur et elle s'écriait: - Non! Non! Arrête je veux descendre. Lorsqu'ils passèrent devant les trois marabouts, les enfants reconnaissant la voiture se mirent à courir derrière eux, accompagnés par les aboiements de tous les chiens du douar. Quand le grand mur blanc de la propriété leur apparut il s'écria: - Nous sommes arrivés ! Voici ta maison! - Comme c'est grand! 133 M’Barka Devant le portail il donna un grand coup de klaxon et les deux battants s'ouvrirent devant la grande allée au bout de laquelle se dressait la belle maison Comme il n'avait qu'une confiance relative dans les gens du douar, il avait recruté un ancien goumier et sa jeune femme, que lui avait recommandé un officier en poste dans le Sud. L'homme se mit au garde-à-vous pour saluer militairement son patron comme il l'avait fait autrefois pour la voiture de son commandant. - Voici Lalla M'Barka! C'est votre maîtresse!... Alors ils se précipitèrent avec humilité pour lui embrasser les mains, lui souhaiter la bienvenue, appeler les bénédictions divines sur sa tête et l'assurer de tout leur dévouement. Gustave mit fin à ces manifestations en prenant son fils par l'épaule pour le présenter. - Ce garçon est mon fils il s'appelle Alexis. A nouveau ils se précipitèrent pour de nouvelles embrassades qu'il interrompit en ordonnant: - Donne-moi les clés Driss! et envoie ta femme au douar chercher des gens pour décharger la voiture, toi tu emmènes mon fils pour visiter le jardin, tu lui montreras le puits et le réservoir. Alexis sautait de joie en entraînant le berbère, tout étonné d'être interpellé en dialectal par ce petit n'srani. Tandis qu'ils s'éloignaient, Il entraîna M'Barka vers la maison en remontant la grande allée. Comme elle tenait toujours contre son visage le fin tissu de son haïk, il lui prit la main et la pressa: 134 Le Pied Noir - Tu peux abaisser ton voile ma chérie, te voici chez toi! Tout en marchant il lui décrivait comment était conçue la maison, il la lui avait déjà décrite plusieurs fois au cours de la construction et avait même fait apporter des modifications à la suite de ses suggestions, mais elle la découvrait maintenant vraiment. Comme elle s'étonnait de ne pas voir de larges fenêtres sur l'extérieur comme le faisaient habituellement les européens il expliqua qu'a l'intérieur il y avait un grand patio, c'est pourquoi les fenêtres quelle voyait maintenant était petites car toute la lumière venait de l'intérieur. Quand ils furent arrivés devant le grand escalier qui menait au porche d'entrée elle s'arrêta un instant, juste pour lui dire qu'elle l'aimait en lui serrant tendrement le bras, il lui sourit et lui tendant le trousseau de clés il lui répondit - Moi aussi je t'aime! Tiens ouvre ta maison! Alors elle monta rapidement les quelques marches de marbre et engagea la clé dans la serrure, sa main tremblait un peu, la serrure neuve était encore un peu dure, alors elle lui dit: - Ouvre ! toi! Moi je n'y arrive pas. En lui reprenant la clef il vit que sa main tremblait. Il fut tenté de s’en moquer mais il ressentit à cet instant la même émotion et c’est avec un peu de solennité qu’il poussa le lourd battant de cèdre clouté de fer. Il lui passa son bras autour de sa taille et la fit avancer de quelques pas avant de s’arrêter. - Regarde!...Est ce que cela te plaît? 135 M’Barka Elle eut une exclamation admirative devant le petit jet d'eau cascadant dans le bassin de marbre et devant toutes ces plantes, ces fleurs, qui faisaient de cette cour un véritable jardin. Gustave lui-même, qui n'avait pas encore vu cette dernière réalisation des deux horticulteurs, resta admiratif. Tandis qu'elle restait immobile, embrassant tout du regard, il alla refermer la porte et quand il l’eut serrée contre lui elle leva son visage pour lui dire qu’il était fou, que c’était trop, alors il prit ses lèvres et quand elle l’écarta il lui tendit une grande enveloppe qu'il retira de sa poche. - Cette maison est vraiment à toi ma chérie! C'est ta maison! Voici tes papiers! Se saisissant timidement de l'enveloppe elle dit d'une petite voix incrédule: - A moi? Qu'est-ce que tu veux dire? - Ce n'est pas difficile pourtant! Puisque je te dis que cette maison est à toi, elle est à toi M'Barka! La maison, le jardin, tout est à toi. Pas à moi ! A toi ! Il y avait, devant le bassin, un banc en lattes de bois laqué où il la fit asseoir. Lui ayant reprit l'enveloppe il l'ouvrit, et en déplia les papiers qu'il posa entre eux deux. - Je vais tout t'expliquer, mais d'abord je dois te dire que tu devras ranger ces papiers très soigneusement, ils sont très importants. Celui-là tu sais le lire, il est écrit en arabe, regarde! Il dit que ton père s'appelait Mohamed ben Allal et que tu es née en 1217 de l'hégire, celui-là c'est le même, mais en français il dit que tu es née le 1er Décembre 136 Le Pied Noir 1908, donc tu as 22 ans. - J’ai 22 ans, Tu es sûr ? Mon père s'appelait ben Allal? Jamais ma mère ne m’a dit cela. Elle regardait ces papiers entre ses mains d’un air incrédule. Il l’embrassa avant de répondre en riant. Il te fallait un nom, alors le commandant qui a fait les papiers l’a écrit comme cela pour le maghzen, mais ta date de naissance doit être juste il l'a obtenue du Khalifa à Meknès. - Le commandant a vu ma maman? Interrogea t elle d'une voix sourde. Il hésita, son ami lui avait appris que sa mère était morte, il la serra contre lui et lui dit la vérité.Elle se mit à pleurer et il la consola de son mieux, sachant bien qu'il ne pouvait rien empêcher pour cette peine tandis qu'elle murmurait entre ses sanglots. - Je m'en doutais! jamais elle ne m'aurait laissée sans nouvelles, elle aurait trouvé un moyen... Il eut alors le remords de n'avoir jamais pensé à cela, alors qu'il lui aurait été si facile de transmettre à la mère des nouvelles de sa fille et inversement et même mieux il aurait pu s'il l'avait voulu, contre un peu d'argent, faire venir cette femme près de sa fille. Mais qu'était cette pauvre femme pour lui alors que jusqu'à ces derniers mois il ignorait M'Barka or de son emploi de gouvernante. Avait-il changé grand-chose à son statut d'esclave à part quelques améliorations matérielles. Et même maintenant ce qu'il lui donnait n’était-ce pas une façon de l'acheter, 137 M’Barka d'acheter son corps et pire son âme. Elle lui prouvait qu'elle l'aimait, mais n'avait-il pas aussi acheté cet amour? Il partageait maintenant sa peine pour la disparition de cette femme qui ne lui était rien, qui était une inexistence et il ne pouvait que l'embrasser, la serrer contre lui, essayer de lui faire sentir qu'elle pouvait se reposer sur sa force. Au bout d'un instant elle se reprit et s'étant levée elle alla au petit bassin pour s'y rafraîchir le visage. Puis retrouvant son apparence habituelle elle lui demanda de lui expliquer les autres papiers et il lui montra les documents, tous à son nom, qui établissaient de manière irréfutable qu'elle avait pour toujours l'entière propriété de cette belle maison - Mais tu es fou! Pourquoi me donnes-tu tout cela? Je n'en ai pas besoin tant que je suis avec toi! - Justement! Tant que tu es avec moi, mais après? Quand je serais mort? Elle cria horrifiée en lui posant sa main sur la bouche; - Tais toi! N'attire pas le malheur! Si Dieu voulait cela je n'aurais besoin de rien car je partirais avec toi! Cette sombre pensée ramena ses larmes et à nouveau il dût la consoler: - Mais ce n'est pas seulement pour cela mon amour! L'autre raison, la vraie raison c'est que cette maison est ta dot...je sais que nous ne pouvons pas vraiment nous marier, à cause des autres...mais par cette maison que je te donne nous saurons nous deux que c'est fait, et puis...il se mit à 138 Le Pied Noir rire...tu pourras m'en chasser si je te bats encore! C'est pourquoi je garde pour moi la maison de Mazagan! Elle se leva vivement en embrassant les documents, comme on le fait pour un texte sacré et lui rendit. - Tu es vraiment aussi fou que tous ces petits français de Mazagan le disent mon chéri! Range tout cela! et maintenant, fais moi visiter! Elle alla en le suivant, de pièce en pièce, admirant, criant sa joie, tapant des mains quand elle découvrait une petite chose pratique...palpant les coussins brodés sur la longue banquette d'un salon. - Tu pourras les changer s'ils ne te plaisent pas...j'ai essayé de me rappeler ce que tu aimais.. - Non! Non! Ils sont très bien! Mais est ce que tu as bien fait nettoyer la laine? Demanda-t-elle en palpant les lourds matelas,...tu sais comme il faut faire attention...Elle hésita un peu pour demander...Il y a beaucoup d'alfa? - Hé là! Tu veux m'insulter? Est-ce que je ne peux pas t'acheter toute la laine que tu veux? Il savait bien qu'elle avait seulement fait un sondage...pour être sûre qu'elle ne rêvait pas. Elle rougit un peu et s'excusa en lui embrassant le dessus de la main. - Rassure toi j'ai veillé à ce qu'elle fut bien lavée et dedans j'ai fait mettre ce qu'il faut contre les mites. La richesse d’une marocaine pouvait aussi s’apprécier par l’épaisseur de laine de ses matelas. 139 M’Barka Quand ils arrivèrent au hammam ce fut le summum de sa joie, tout ce que l'on trouve dans un bain public y était. Il avait fait venir de France une chaudière à bois, installée en sous sol. Pour sa venue il l'avait fait allumer et pour lui montrer que tout fonctionnait bien il alla ouvrir les robinets, la faisant se sauver en criant quand la vapeur envahit la pièce, joliment carrelée par le zelligeur de Fés qu'il avait été chercher pour décorer toutes les pièces. La cuisine avait été équipée de tout ce qui se faisait de mieux à cette époque. Il y avait même un grand réfrigérateur qui fonctionnait avec une lampe a pétrole et dont il lui expliqua le fonctionnement, elle ouvrait tous les placards, toutes les portes, elle alla même s'agenouiller pour regarder le jour qui tombait dans la cheminée du salon principal. Toutes ces pièces pleines d'arrondis et de boiseries donnaient une impression de grand confort et il fut content que sans qu'il l'en ait sollicitée, après un long silence de réflexion, elle lui dise soudain que c'était beau. L'ayant amenée dans l'autre petit appartement qui pouvait être rendu indépendant, il lui expliqua qu'il l'avait fait pour Alexis quand il serait grand et qu'en attendant ils pourraient y loger leurs amis, par exemple Raphaël et Rachel qui devaient venir le lendemain. Il la fit asseoir sur un canapé qui se trouvait devant la cheminée et ils s'embrassèrent, il sentit l'intensité de son bonheur à sa façon de se serrer contre lui. Il la regardait, abandonnée contre lui, silencieuse, aimante et il fut fier que cette femme si belle fut à lui. Sans doute n’était elle pas encore prête pour cela, mais il était sûr qu'avant peu elle lui ferait honneur. Il ne doutait pas que, le cosmopolitisme de cette grande ville toute neuve aidant, il pourrait défier les piliers de la pureté de la race 140 Le Pied Noir chrétienne en la présentant à tous comme son épouse légitime. Peut-être même que les lois changeraient et lui permettrait de le faire officiellement. Ce fut Alexis qui interrompit ces effusions il entra en courant dans le patio et vint vers eux enthousiasmé par tout ce qu'il venait de voir. Se relevant elle abandonna les mains de Gustave et avec des larmes de joie, elle expliqua au petit garçon, dans un flot de paroles confuses, que tout cela était à elle, lui montrant, les plans, l'acte de propriété, brandissant l'enveloppe qu'elle fit tomber. Riant de sa joyeuse exaltation, il dût la calmer en lui disant de faire très attention, qu'il ne fallait pas que les papiers soient déchirés ou salis. Quand il se fut baissé pour les ramasser, elle le remercia encore une fois, en appelant toutes les prières d'Allah, de ses Anges et de ses Prophètes sur sa tête. - Maintenant, venez que je vous montre où je vais travailler! Dit-il. Mais Alexis était déjà reparti pour aller voir les autres pièces et c'est à elle seulement, qu'il fit voir la partie qu'il s'était réservée pour son activité professionnelle.Il y avait un bureau, un salon bibliothèque et deux chambres d'amis avec salle de bains. Contrairement à son enthousiasme précédent elle resta silencieuse et il fut gêné, comprenant sa peine à constater qu'il marquait ainsi qu'il ne pouvait la reconnaître devant ses amis français pour lesquels elle serait toujours la gouvernante arabe, témoignant ainsi ce qui fondamentalement les séparait. Il 141 M’Barka aurait voulu lui dire que cela était pour la protéger, pour protéger le secret de leur amour, mais il ressentit son amertume quand elle lui demanda, parfaitement injuste et de mauvaise foi. - C'est ici que tu vas faire venir tes françaises? Il eut un mouvement de colère qu'elle remarqua immédiatement et elle sut combien elle venait de lui faire de peine. - Il n'y aura pas de françaises! Il n'y a que toi! Je croyais que tu avais confiance en moi. Regrettant cette stupide observation elle lui prit la main et dit humblement: - Oh! Je t'en prie pardonne moi...Je ne le pensais pas! Il se reprit, car il savait bien qu'elle était sûre qu'il était bien à elle et qu'elle n'avait fait cette observation que pour le vérifier, il lui répondit en la regardant bien dans les yeux: - Je n'ai pas besoin d'une française, ni de n'importe laquelle, c'est toi seulement que j'aime et tu le sais bien, et je te le jure ici dans notre foyer, je te le jure sur la tête de notre petit Alexis! Il n'y aura que toi et dans ta maison je ne ferais pénétrer que ceux que tu accepteras. Bien sûr ! c'était un peu grandiloquent, mais elle n'en ressentit avec fierté, que cet amour qu'il lui exprimait, que cette rassurante fidélité et honteuse elle lui dit qu'elle le savait et qu'elle avait dit cela par coquetterie. Quand ils sortirent Alexis qui était déjà sur le perron leur cria que les gens demandaient si elle voulait qu'ils rentrent ses bagages, mais elle s'écria qu'il devait être fou et 142 Le Pied Noir ignorant. - Comment ne sais-tu pas qu'il faut chasser les mauvais jnouns quand on veut s'installer dans une nouvelle maison? N'est-ce pas Baba? Et elle se tourna vers Gustave pour le prendre à témoin. Il fit un petit clin d'oeil malicieux à son fils et gravement acquiesça - Mais bien sûr que oui! Tu as raison. ! Driss! Va voir le Fquih et dis lui de venir tout de suite avec son matériel. Alexis la tirait par le bras - Viens voir le moulin ! Viens voir le moulin ! . Sur le chemin le petit garçon joyeux, se balançait entre eux deux en se suspendant à leurs bras. Gustave pensa qu'ils avaient bien l'air d'un couple ordinaire avec leur fils et qu'est ce que cela pouvait bien faire si ce n'était pas tout à fait vrai! En allant ainsi vers le puits il lui dit: - Je veux aussi te dire une chose ma chérie, maintenant il n'y aura que nous deux qui pourrons t'appeler M'Barka; pour tous les autres que tu vas rencontrer tu es une Lalla...Lalla M'Barka. Fais bien attention, je serais sévère pour cela; tu vas maintenant commander beaucoup de monde, des hommes et des femmes alors tu seras toujours bien habillée et respectée, comme doit l'être la mère de mon fils. - Mais quand je ferais la cuisine? - Tu ne feras plus la cuisine! Sauf de temps en temps 143 M’Barka pour les bonnes choses que tu sais nous faire à Alexis et moi. Tu vas voir demain matin la cuisinière que j'ai engagée, elle s'appelle Habiba elle sait faire la cuisine de Fès, mais si elle ne te convient pas tu pourras la renvoyer; c'est toi qui commandes dans toute cette maison... dans ta maison. Pour le travail de nettoyage, tu verras avec les femmes du douar et peut-être cette femme chleuh du gardien. Quand ils arrivèrent au puits, au-dessus duquel tournoyait en grinçant la grande éolienne toute neuve, des femmes du douar en tiraient de l'eau dont elles remplissaient les jarres portées par leurs petits ânes immobiles. Elles se précipitèrent pour embrasser respectueusement la main de Gustave qui la retirait chaque fois d'un geste vif, comme doivent le faire les vrais seigneurs, ceux qui n'acceptent que l'allégeance et refusent la servilité. Il leur présenta M'Barka comme étant la maîtresse du domaine et tout de suite déférentes elles lui demandèrent de les faire travailler. Après qu'elle les eut invitées à se présenter le lendemain pour faire son choix, ils revinrent vers la maison. Le vieux fquih les attendait en soufflant sur les braises de son ostensoir. Quand ils s'approchèrent, il y introduisit les morceaux d'encens et sous la conduite de M'Barka alla le balancer dans toutes les pièces en invoquant la protection d'Allah. Sachant combien le n'srani était généreux, il se montra prodigue de sa résine et ils suffoquèrent bientôt dans la fumée odorante, ce qui provoqua la remarque 144 Le Pied Noir malicieuse de Gustave disant que si les jnouns étaient encore là, c'est qu'ils avaient acheté des masques à gaz. M'Barka eut une moue désapprobatric e, elle n'aimait pas que l'on plaisante sur ces mystérieux génies qui, on le sait, sont particulièrement vindicatifs. Elle avait préparé à Mazagan, un panier à piquenique et ils mangèrent gaiement. La jeune femme du gardien leur apporta un bered de thé sur un large plateau de cuivre et ils laissèrent Alexis verser de bien haut le breuvage dans les verres, elle s'inquiétait, elle craignait qu'il ne se brûle mais lui tout fier de montrer comme il savait faire fit aller de bas en haut la théière pour faire beaucoup de mousse dans les verres et elle s'exclama - Aï wa! mon petit homme! mais où as-tu appris cela? - Je me le demande? fit faussement grondeur le papa, ce ne serait pas cette hypocrite de Dada par hasard? Ils se couchèrent tard, bien après qu'Alexis, qui s'était endormi sur les genoux de M'Barka, fut couché dans son nouveau lit. Assis l'un contre l'autre, faisant des projets pour cette nouvelle maison, elle lui parlait de toutes ces petites choses dont elle avait besoin; alors il lui dit qu'elle pourrait acheter tout ce qui lui manquait aux Galeries Lafayette et elle s'inquiéta en disant qu'elle ne savait pas comment elle allait faire dans ce grand magasin où Rachel lui avait dit que c'était des dames européennes qui vous servaient. Il la rassura en lui disant que les dames européennes, qui n'avaient de considération que pour les porte-monnaie bien garnis, verraient d'abord qu'elle était habillée comme 145 M’Barka une dame riche et se montreraient très aimables, trop aimables même car elles chercheraient à lui faire dépenser tout son argent. - Alors je ne veux pas y aller! - Il faut que tu apprennes ma chérie, c'est pourquoi Rachel vient demain et avec la femme de son cousin Lévy vous irez dans tous les magasins que vous voudrez. Avec ces deux juives ton porte-monnaie sera bien protégé. - Alors si c'est avec Rachel je veux bien! Elle l'embrassa et il lui demanda si elle voulait lui faire un peu de musique pour bien marquer leur première soirée. Depuis la mort d'Anne-Marie elle n'avait pas repris ce luth qui, avec son Coran, était tout ce que sa mère lui avait laissé. Après une courte hésitation, elle pensa que cette maison était la sienne et pas celle de la morte et elle alla chercher son instrument. Après l'avoir soigneusement accordé elle chanta, de sa très jolie voix, une de ces longues mélodies de Fès qui sont d'interminables poèmes d'amours contrariés. «...Oh! mon aimé qui habite les durs pays où il n'est point de soleil. Sauve toi vite de cet endroit maudit et cache tes yeux pour qu'aucun mal ne t'atteigne. Chasse ceux qui ne t'aiment pas, de ton voisinage et viens vers celle qui t'attend. Oh mon aimé! Toi dont la joue brille comme l'aurore, dont la lèvre est rouge comme la grenade et douce comme le miel à mes baisers... Oh si vous saviez, quand il passe prés de ma maison, 146 Le Pied Noir comme il enflamme les feux de mon amour! Il sait combien je l'aime ce traître et il devient trop sûr de lui. Mais prends garde aimé! Allah pour t'éprouver pourrait rendre mon coeur insensible... Elle lui souriait malicieusement et jouant son jeu il lui disait: - Oh! Ferais-tu ça ingrate? Allah seul, sait comme je t'aime! Ils ne furent jamais, au comble de leur bonheur, aussi heureux que ce soir-là. Elle se leva la chanson finie, pour aller voir Alexis, elle savait que dans son premier sommeil il avait besoin de sentir sa tendresse, d'avoir son front effleuré d'un léger baiser, d'être rebordé. Quand elle revint elle accepta ses caresses, mais parce que le petit garçon avait un peu peur de cette maison inconnue elle avait laissé ouvertes les portes, ce qui fait que pendant qu'il l'embrassait, elle ne pouvait s'empêcher de jeter de furtifs regards en direction de la chambre du petit. Quand elle sentit l'impatience les saisir elle s'écarta de lui un peu haletante pour aller baisser au maximum la mèche de la lampe et la plaça dans le patio, pour le cas ou il voudrait se lever. Revenant à son amant elle l'attira à elle, dans la demi obscurité, en lui murmurant très bas, comme si l'enfant pouvait l'entendre, de faire bien attention de ne pas faire de bruit. Ils ne purent, cependant, s'empêcher de rire, quand dans son impatience il emmêla si bien les cordons du 147 M’Barka seroual, qu'elle dû fouiller les bagages pour trouver une paire de ciseaux qui la libéra. A l'aube elle le réveilla. Curieusement, dans cette nouvelle maison et pour ce premier jour, elle ne voulait pas que le petit puisse les surprendre dans leur intimité, pourtant elle savait bien qu'il avait maintenant l'habitude de les voir dormir ensemble. Elle le poussa pour le réveiller - Allez! Lève-toi! ...Allez ! debout ! tu ne vas pas dormir jusqu'à midi? Il se leva en maugréant pour la forme, et s'étirant en baillant il s'assit sur le bord du lit pour enfiler son pantalon. Quand il se pencha sur elle pour l'embrasser il dut écarter la couverture dont elle s'était recouverte, mais pour rire elle se débattait en protestant - Laisse-moi dormir! Va-t-en! Il alla allumer le feu dans la cuisinière de fonte toute neuve et prépara du café, dont il remplit une tasse qu'il alla lui porter, elle s'était rendormie, fatiguée de ses sens apaisés, enroulée comme le font les petits chats, il s'agenouilla contre le lit, posa la tasse a côté d'elle et embrassa ses cheveux. Elle eut un petit murmure confus et ouvrit les yeux en s'étirant, alors il lui tendit la tasse. - Bois un peu de café! Je ne l'ai pas fait trop fort et redors un peu, il est encore très tôt, moi je vais sortir. Pantalon bouffant serré aux chevilles qui se portait sous la longue jupe. 148 Le Pied Noir En s'asseyant pour boire elle recouvrit du drap sa poitrine dénudée, curieux acte de pudeur après son abandon si total de la nuit, et but à petites gorgées. Quand elle eut fini, il la débarrassa de sa tasse vide pendant qu'elle se rallongeait et se pencha pour l'embrasser; il l'aimait tant ainsi, dans cet abandon, nue et décoiffée, toute chaude, il s'imprégna de son parfum et ce fut elle qui troublée le repoussa: - Allons! Va-t-en! Va-t-en! Laisse-moi dormir encore un peu...et regarde si Alexis ne s'est pas découvert! Presque à regret, il se releva et sortit après avoir jeté un coup d'oeil sur son fils. Quand elle entendit la porte extérieure se refermer, elle pensa qu'il ne serait pas bien que l'enfant se réveille seul, pour cette première fois où il avait dormi dans cette grande maison; elle se leva, revêtit son corps nu de ses vêtements de nuit et doucement elle alla se coucher a côté d'Alexis qui dans son sommeil se blottit tout contre elle avec délices et elle se rendormit Gustave remonta lentement l'allée qui derrière la maison menait au réservoir. Il l'escalada et ouvrant la trappe d'accès reçut une bouffée de vapeur dans la figure. Il trempa sa main dans l'eau fraîche qui débordait par le trop plein puis ayant rabattu le portillon, il alla s'asseoir jambes pendantes sur le rebord du bassin. Ainsi placé il dominait tout son domaine. Il frotta son bras mutilé qui lui faisait un peu mal dans la fraîcheur de l'aube et alluma sa pipe. Il se sentait bien, heureux, et se sentit gonfler d'orgueil pour tous les efforts qui l'avaient amené à cela. Pour être sorti vivant de l'enfer de la guerre, pour avoir peiné sur les dures pistes de ce pays, pour avoir pu construire cette belle maison, pour tous ces projets 149 M’Barka audacieux qu'il faisait encore à l'intention de ce fils dont il se rappelait à peine la mère. Mais surtout ! surtout ! pour avoir conquis cette femme et cet amour intense qui le récompensait d'avoir eu le courage de franchir le mur des hypocrisies et des haines de races. Le jour se levait, l'appel à la prière retentit d'une lointaine mosquée. L'esclave M'Barka était devenue Lalla M'Barka et allait régner longtemps en maîtresse sur toute la propriété. Quand il redescendit il croisa les ouvriers qui aménageaient le jardin et il s'attarda avec leur chef d'équipe pour faire exécuter quelques corrections. A cause de cela quand il rentra à la maison il sut qu’ils étaient levés. Il sentit la bonne odeur du café au lait et les trouva installés devant la table de la cuisine. Elle se leva vivement pour poser un bol de plus et tandis qu'il embrassait le petit elle alla se saisir de la cafetière qu'elle tenait au chaud au bord de la cuisinière qu'elle avait rallumée. Il la remercia mais parce que cette servitude dont elle avait du mal à se débarrasser l'agaçait il lui dit: - Il fallait appeler ta servante, pourquoi n’est elle encore pas là? Il faut que tu lui dises de venir plus tôt et te faire servir au salon. Il vit son regard s'assombrir quand elle répondit - Je veux préparer moi-même ton premier repas...je t'en prie laisse-moi cela! 150 Le Pied Noir Il comprit qu'elle ne voulait pas rompre avec une infime tâche domestique qui les faisait plus proches et il se fit conciliant. - Je veux seulement que tu te sentes heureuse et que tu oublie le passé, mais si tu veux faire mon café...Ecoute ! Tu fais mon café mais tu le fais servir au salon - Oui Dada! Au salon c'est mieux s'exclama Alexis - Bon puisque vous êtes tous les deux contre moi je vous obéirai. Un peu plus tard alors qu’Alexis faisait sa toilette et qu'ils étaient sortis tous les deux sur la véranda elle lui demanda en arrangeant des fleurs. - Qu'est ce que tu vas leur dire pour nous? - Que veux-tu dire? - Tu le sais bien! Aux gens qui viendront, à tous ceux-là? Elle eut un geste vers les ouvriers qui remontaient l'allée - Mais ... Il était embarrassé par cette question, elle précisa - Tu ne peux pas leur dire que je suis ta maîtresse? Il se révolta - Tu es ma femme! Ma femme! - Tu sais bien que tu n'as pas le droit de le dire...nous dirons que je suis la gouvernante d'Alexis. 151 M’Barka Elle l'apaisa d'un baiser, mais il était irrité, contre lui, contre les bigoteries religieuses, contre le racisme de ses compatriotes et il savait qu'elle avait raison, qu'il fallait mentir. - Ma Chérie! Ma Chérie! Je voudrais tellement que tu sois officiellement mon épouse aux yeux de tous, mais... - Je sais!... Elle lui avait pris la main pour la porter à ses lèvres ...C'est seulement qu'il faut bien trouver une explication pour les autres...Lâche moi! Je vais voir si Alexis trouve ses affaires. Resté seul il lui en voulut d'avoir gâché l'intense bonheur de cette première journée, mais il savait bien qu'il lui faudrait longtemps encore affronter ces nuages sur leur amour. Ce serait bientôt intolérable il fallait trouver une solution. Pour le personnel de la maison c’était fait, les gens simples comme Driss et sa femme les croyaient mariés, ils bavarderaient avec les gens du douars qui eux mêmes ne chercheraient pas d’explications . Plus tard on verrait ! Quand il redescendit vers l'entrée de la propriété les ouvriers arrivaient pour terminer les travaux de construction du garage et reprendre quelques crépis sur le mur d'enceinte. Ils vinrent tous le saluer avec cette déférence un peu obséquieuse que des siècles de servage leur avaient inculquée. Driss vint se mettre au garde-à-vous et le salua militairement. En lui-même ce rappel de son passé militaire l'amusait et il joua le jeu, rendant le salut avant de lui demander de laver la voiture. 152 Le Pied Noir Il descendit en ville pour voir cet autre chantier où commençaient à s'élever les murs du grand établissement, et il alla à la douane pour signer quelques documents d'importation du matériel qui commençait à arriver. Après quoi il retourna au chantier pour dire à Sanpiétro de construire rapidement un hangar provisoire pour y entreposer la douzaine de tracteurs Ferguson qui étaient en train de se décharger d'un navire sur les quais du tout nouveau port. En rentrant vers midi il les entendit discuter à la cuisine d'où provenait une bonne odeur de tagine. Quand il entra Alexis se précipita pour lui présenter la cuisinière qui était venue de Fès? Celle-ci se précipita pour lui embrasser la main, c'était une négresse d'une cinquantaine d'années et il sut que son ami Belyazid qui avait été exprès jusqu'à Fés pour la recruter avait fait le bon choix. Un moment il avait craint que M'Barka ne retrouve une consoeur mais Bellyazid y avait apparemment pensé. C’était de toute apparence une cuisinière compétente mais une domestique. Rien à voir avec sa nouvelle patronne qui savait d'instinct marquer les distances. Il lui adressa quelques mots encourageants de bienvenue et entraîna M'Barka au salon où elle avait dressé la table du déjeuner. Il ne put s'empêcher de sourire quand il la vit se saisir de la petite clochette de bronze pour appeler le premier plat; c'était fait! Elle était bien la patronne. Ils s'étaient installés tous les trois sur une table basse dans un coin du salon de M'Barka pour boire le café et il eut soudain conscience qu'ils auraient présenté à cet instant, pour un observateur, la vision d'une famille marocaine... 153 M’Barka Enfin à demi marocaine « Nouss !Nouss ! » moitié moitié, aurait-il dit s'il avait été marocain. Et un observateur européen voyant ce petit garçon de sa race, vêtu comme un arabe, l'aurait traité avec mépris de . « Pied Noir » Si ce n’était, comble de mépris, de « tronc de figuier » qui désignait le « bâtard » produit des deux races, enfant du péché par excellence. Cette expression de « Pied Noir » s'appliqua, au début du Protectorat, aux espagnols d'Andalousie. Trop pauvres pour vivre aux côtés des français ils se mêlaient aux indigènes des médinas, historiquement leurs frères de race, avec qui ils parlaient l’arabe dialectal. Trop pauvres aussi pour avoir des chaussures ils allaient le plus souvent nu-pieds, d'où l'expression. Exploités pareillement que les « indigènes » ils avaient un tout petit peu plus de chances de promotion sociale parce qu’ils étaient chrétiens. Mais même quand ils eurent cette promotion à force de courber l’échine, à force de courage ils ne furent jamais considérés par les autres comme tout à fait français. Cependant la plupart d'entre eux, un peu plus tard, revendiquèrent hautement ce titre pour maintenir leurs privilèges, souvent en niant la modes tie de leurs débuts et le prix qu'ils avaient dû payer pour se hisser au niveau des autres, C’était pourtant tout à leur honneur. Gustave qui, comme les autres français métropolitains, ne s'était pas privé d'utiliser ce terme méprisant, découvrit soudain qu'il pouvait s'appliquer à son 154 Le Pied Noir fils et sans doute à lui-même. Ils étaient Pieds-noirs comme le furent appelés tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ne nièrent pas la culture musulmane, et même la partagèrent. ceux qui apprirent plus vite que tous les autres à parler la langue des plus pauvres, ceux qui habitèrent les gourbis et mangèrent le couscous et les pois-chiches avec leurs doigts en le puisant dans le grand tagine de terre vernissée. Alexis contre lui, le tirait avec impatience par la manche pour qu'il lui permît de sortir. - Vas-y petit Pied-Noir! dit-il en lui rebroussant les cheveux d'un geste affectueux. Alors que le gosse courait vers la porte, M’Barka lui reprocha d'un ton indigné. - Pourquoi l'appelles-tu ainsi? Il est français! - Mais parce que je viens de découvrir qu'il est d'une nouvelle race, il n'est pas français, il n'est pas arabe, il s'habille comme un petit français...et encore? Mais tu lui as appris à manger comme un marocain, il parle français, mais il parle encore mieux le berbère, alors qu'est-ce qu'il est? Tu peux me le dire? Oui ma chérie c'est un Pied-Noir! Comme ces espagnols, cet italien de Sanpiétro, comme moi aussi d'ailleurs, Parce que comme eux tous je suis venu ici avec seulement une chemise et deux paires de chaussettes dans mon sac. Pauvre comme le plus pauvre d’entre vous et j’en suis fier, puisque je me suis arabisé avec une foutue berbère comme toi! - Tu es fou! Ce n'est pas à cause de moi que tu dois tout oublier, il ne faut pas en faire un « arabe », mais un 155 M’Barka français. Tu veux que l’on se moque de lui plus tard ? - Personne ne se moquera de lui ! Avec les autres marocains il va reconstrure une nation. - Tu dis n’importe quoi. - J'en ferais un marocain français! Un Pied-Noir! Ces « connards » de françaouis crachent ce mot comme une insulte, je vais lui apprendre à en être fier! - Je ne veux pas me disputer avec toi aujourd'hui! Mais je te le dis, Sidi Gous! tu es maboul, tu es vraiment maboul! Mais ce n'est pas grave, je t'aime quand même. Expression qui désignait les français nouvellement arrivés au Maroc, ceux qui ne connaissaient encore pas la quaïda, les coutumes. En réalité l’expression est une déformation de françaouï De France comme on dit Settati de Settat ou Rbati de Rabat 156 Le Pied Noir cette époque, alors que l'Europe grondait dans ses crises sociales, la France et l’Angleterre, ayant éliminé la concurrence allemande, étaient au maximum de leurs conquêtes coloniales et les ouvraient aux chercheurs d'aventures. A La France en ayant fini au Maroc avec Abd el Krim le dernier grand rebelle, qui les avait obligé à une guerre sanglante dans le Riff, offrait un territoire plus grand que la Métropole et seulement peuplé de quelque quatre millions de marocains, aux ambitions des aventuriers. Musulmans, juifs et européens, ayant flairé les bonnes affaires se précipitaient sur les lots de colonisations, les permis miniers, les lotissements urbains et les établissements commerciaux. Comme au début il y en avait pour tous, tout le monde s'entendit très bien. Trois cent mille musulmans astucieux, trois cent mille juifs industrieux et trois cent mille européens aventureux, s'enrichissaient sur le dos de quatre millions d'analphabètes en ne faisant pas trop de bruit pour ne pas réveiller un maghzen endormi dans ses palais depuis cent cinquante ans. 157 M’Barka On a dit que la colonisation au Maroc avait duré quarante ans, c'est faux! si l'on définit comme colonisation l'appropriation des ressources d'un pays par un autre, il y faut auparavant une conquête militaire; que suivent les aventuriers, les découvreurs, les conquistadores, les grands agriculteurs. Tous ces gens entraînent la logistique administrative. Et ce n'est qu'alors, que la colonisation peut commencer. Au Maroc cette colonisation n'a duré que vingt ans, après que Lyautey le conquistador fut remplacé par les hommes en costume trois pièces de la Banque de Paris et des Pays-bas. Gustave avait participé à la première phase jusqu'à ce que l'armée, après l'avoir brisé, le rejette. A la seconde lorsqu'il courait le bled approvisionner les administrations civiles et militaires. pour En cette année 1931 il entrait dans la troisième phase, l'exploitation coloniale capitaliste. La rapidité avec laquelle se faisaient les implantations agricoles et minières nécessitait la construction aussi rapide de routes, de lignes de chemins de fer et de ports, de barrages hydro-électriques et de toutes les infrastructures des grandes villes modernes qui s’édifiaient. Pour tout cela, il fallut importer des machines agricoles, du matériel minier, des moteurs. Il fallut édifier des cimenteries, ouvrir des carrières. On eut besoin de camions, d’automobiles, de locomotives et de wagons, de techniciens et d'ingénieurs, avec des médecins pour les soigner, des instituteurs pour leurs enfants et il fallut bien 158 Le Pied Noir les loger. On construisit des cités, des écoles, des hôpitaux et naturellement des églises, car on n'a jamais vu de conquêtes sans que Rome ne s'introduise derrière les conquérants et n'exige son dû. Il fallut les distraire, on installa des cinémas, des théâtres, des restaurants. Les Ingénieurs eurent besoin d'ouvriers , qu'ils ne pouvaient trouver dans ce peuple sans culture industrielle. Alors on fit venir les pauvres du monde occidental, Andalousie, Calabre, Sicile, Grèce. Puis les berbères redescendirent de leurs montagnes et de nouveau repeuplèrent les plaines et les villes. Effarés, les seigneurs marocains, enfermés dans leurs palais, observaient cette agitation, cette sorcellerie, qu'ils avaient mise en route et qu'ils ne savaient plus arrêter. Alors il firent ce qu’ils avaient de mieux à faire, ils recherchèrent les prébendes auprès des nouvelles autorités, les flattant pour obtenir les postes dans l’administration, envoyant leurs enfants dans les écoles françaises, créant eux aussi des entreprises, vendant des terres et, hélas, bradant les témoins de leur propre culture. L'envahisseur chrétien, l'ennemi de toujours ne redoutait plus le chant des minarets, il ne trouvait que poésie dans l'appel du soir à la prière, parce qu'il y avait longtemps que n'y retentissait plus l'appel au jihad et qu'en psalmodiant le Coran, on en avait désappris sa lecture. On pouvait bien imposer aux nouveaux arrivants de ne pas L’appel au combat pour la religion, à tort le terme s’applique à la guerre sainte, car le Jihad est surtout l’appel au combat contre soi même. 159 M’Barka pénétrer dans les mosquées, il n'y avait rien à y voir, rien qui y fut caché. Et persuadés que cette religion mourrait dans son folklore, les envahisseurs pouvaient construire des églises, des chapelles et des cathédrales. Leur fatuité les empêchait de voir, que leurs hôtes se préparaient silencieusement à les renvoyer chez eux; poliment, comme on le fait pour des invités d'un jour qui ont de mauvaises manières. Or les gens de mauvaises manières, arrivaient de plus en plus nombreux. Gustave Charbonnier et la plupart des anciens souffraient de cela avec leurs amis marocains. D’avantage même, car ils avaient l'humiliation de se sentir obligés de s'en excuser auprès d'eux. Ils ne pensaient pas d'ailleurs, les uns et les autres, à cette époque, que cela déboucherait sur une crise politique qui pourrait mettre en danger la colonisation. Ayant toujours rêvé d'une harmonieuse collaboration des deux cultures, telle qu'ils la pratiquaient individuellement, ils croyaient encore possible un renversement politique, venant de la métropole, qui aurait la sagesse de reconnaître aux élites montantes, formées dans nos écoles, la place qu'ils méritaient dans la conduite des affaires de leur pays. En attendant celles des trois associés, prospéraient magnifiquement. La concurrence du nouveau port de Casablanca faisait du tort au petit port de Mazagan mais Raphaël et Belyazid continuaient avec leur usine de pâtes et la minoterie à y gagner de l'argent. A Casablanca le comptoir tournait comme une bonne 160 Le Pied Noir machine bien huilée, il suffisait de l'approvisionner. Derrière les grandes vitrines du magasin les limousines américaines voisinaient avec les moissonneuses et les tracteurs et dans les réserves, les rayons croulaient sous les pièces de rechange, les rouleaux de tubes de plomb, les piles d'isolateurs, les tourets de câbles électriques. Il y en avait pour tout le monde: de la série de casseroles pour la ménagère, au rouleau compresseur à vapeur pour les routes. Une nuée de magasiniers et de techniciens grouillaient dans le bruit des machines a écrire et des balances "Roberval". Au sommet de tout cet univers de machines, de clous et de boulons, trônait Monsieur Charbonnier le redouté patron, « Le manchot » , comme l'appelaient entre eux ses employés. Celui qui, d'une phrase sèche, pouvait vous faire établir en quelques minutes, votre dernière paye avec solde de tout compte. Car dans la maison régnait une discipline de fer, imposée par cette sorte de dieu quasiment invisible, que l'on savait tapi derrière les portes capitonnées de son bureau. A la propriété, M'Barka, avec les facultés que lui apportaient sa jeunesse et son intelligence, s'était rapidement adaptée à sa nouvelle situation. Elle régnait en maîtresse sur sa maison, ne regrettant que d'être obligée de cacher son union avec Gustave. Elle était censée être la gouvernante d'Alexis et en conséquence avait un appartement indépendant. Il pouvait donc recevoir ses 161 M’Barka relations dans ce qu'ils appelèrent très tôt La grande Maison par opposition à l'appartement de M'Barka qui était La petite maison . En réalité ils vivaient tous les trois dans La petite maison, parce que cela était plus pratique, mais aussi parce qu'ils devaient se cacher de tous, même des domestiques. Comme elle souffrait de cet état de choses et pour lui éviter des situations humiliantes, il avait décidé de ne plus recevoir personne d' autres que leurs amis de Mazagan et le commandant De la Rivière. Pour ses réceptions d’affaires il utilisait les grands restaurants. Si ses relations trouvaient parfois bizarre qu'il ne reçoive personne chez lui, elles n'en attribuaient la raison qu'à son originalité. M'Barka n'avait, il est vrai, pas trop de temps pour y penser, la maison était grande et les servantes pas très compétentes, la cuisinière qui était une pure descendante des haras de reproduction de la garde noire de Moulaye Ismael, lui était devenue dévouée. Elle était veuve depuis longtemps, jugée trop vieille par une jeune fassia qui la persécutait et la couvrait de critiques et d'insultes, elle avait été très heureuse de se faire recruter par sa nouvelle patronne qui, se rappelant sa mère et son enfance, la comprenait et était indulgente quand un trou de mémoire faisait ajouter une inopinée pincée de felfla soudania dans le tagine. Piment du Soudan (Très fort) 162 Le Pied Noir Le petit Alexis n'aimait pas aller a l'école où on le forçait à oublier ses moeurs de coureur de rue et où on l'obligeait à l'immobilité des bras croisés et des stations silencieuses dans les "coins", en punition de ses inattentions, de ses révoltes, des porte-plume transformés en fléchettes, des encriers renversés sur les cahiers. Mais surtout des bagarres, car sa formation sur les remparts de Mazagan en avait fait le maître incontesté et redouté de la cour de récréation. Il insultait les institutrices en arabe, et pour changer, dans cet hébreu populaire qu’il avait appris dans le mellah de Mazagan et dont la grossièreté aurait fait s'évanouir les pauvres femmes si elles avaient pu en comprendre seulement le sens. Il désespérait Gustave et M'Barka à qui il disait qu'il ne voulait pas apprendre le français mais l'arabe, comme ses copains de Mazagan. Quand son père le raisonnait en lui disant qu'il fallait qu'il parle et écrive bien le français pour aller en France, il répondait qu'il n'irait pas en France parce qu'il voulait rester avec sa Dada. Bref! les premiers mois de scolarité ne furent pas un plaisir, surtout pour ses maîtresses qui l'auraient bien expulsé si son père n'avait été si riche. Aux vacances de Pâques Gustave l'emmena avec M'Barka à Mazagan où ils retrouvèrent tous les trois avec beaucoup de plaisir leur vieille maison de la Médina. Il ne put rester que deux jours mais tandis que M'barka se replongeait avec délices dans ses vieilles habitudes, Alexis reprenait la liberté des aventureuses explorations, avec la bande de galopins de la vieille ville, dans les puanteurs du 163 M’Barka vieux port. Un jour où ils étaient à cheval sur les antiques canons, ils parlèrent de l'école. Mohamed Ben-Lyazid et Isaac Bendahan allaient tous les deux a l'Alliance Israélite. En 1931 il était plus facile à un fils de notable musulman d'aller à l'école juive qu'à l'école française. L'arabe et le juif faisaient état de leur rivalité pour les premières places à l'école et à la stupéfaction d'Alexis discutaient de cela en français. A sa honte ils se moquèrent de lui pour les piètres rés ultats qu'il obtenait à Casablanca et il préféra arrêter ses vantardises sur ses révoltes écolières pour se consacrer aux plongeons depuis les créneaux de la forteresse, quoique à vrai dire le coeur n'y fût plus. Cette infériorité devant ses deux amis fut bien plus efficace que les remontrances de son père et de M'Barka et lorsqu'ils furent revenus à Casa, ils ne furent pas les plus étonnés de ses progrès scolaires, car mademoiselle Vidal l'institutrice, se demanda longtemps quel mystérieux phénomène pédagogique avait transformé le cancre du fond de la classe en cet élève studieux qui aux grandes vacances était installé au premier rang. Son Directeur lui en attribua, bien entendu le mérite et Monsieur l'Inspecteur Primaire lui attribua une note élogieuse, qui plus tard contribua à ses Palmes Académiques. "A petites causes grands effets". M'Barka avait fait de grands efforts de son côté pour se montrer digne de son "mari". Elle continuait à fréquenter la cousine de Rachel qui l'emmena avec elle dans ses visites à ses amies juives et musulmanes et bien conseillée pour dépenser l'argent que Gustave lui donnait avec beaucoup de libéralité elle ne tarda pas à se montrer aussi 164 Le Pied Noir élégante et raffinée que ses nouvelles amies. Elle lui racontait avec admiration comment ces dames meublaient leur appartement et il l'écoutait avec un intérêt amusé, en lui faisant remarquer que sa maison était bien suffisamment équipée...elle se taisait avec un air vexé et un peu plus tard revenait à la charge. - Regarde ! si je mettais une petite vitrine comme madame Sarah, ici, dans cet angle ce serait joli...Non ? Il ne se montrait pas enthousiasmé il avait fait beaucoup d'effort pour bien meubler son appartement et il se méfiait des « rococoteries » dont ces dames étaient friandes. - Une vitrine? pourquoi faire? Tu veux y mettre quoi, des livres? Ce n'était pas le mot qu'il fallait elle sauta sur l'occasion - Ah oui! Je suis trop bête n'est-ce pas, je ne sais pas lire en français, alors je dois rester comme une « arabe »... Il la connaissait trop maintenant il fallait rompre en vitesse un combat inégal où il était sûr de perdre, en se voyant reprocher ces élégantes dactylos européennes qu'il employait. - Mais non! Mais non! C’est seulement ... - Oui! Si c'était chez cette Yvonne qui sait si bien tourner son derrière comme cela... Elle imitait en se dandinant l'allure de la demoiselle qu'elle avait vue un jour au magasin. ...tu trouverais que c'est bien! Mais chez moi il faut que je couche sur mes tapis... 165 M’Barka Il la prit dans ses bras en se moquant d'elle, ce qui augmentait sa fureur et finalement il céda. - Allons! Allons! Je disais cela parce que je trouve que c'est très joli ici mais si tu crois que cette vitrine ira bien va l'acheter ma chérie...combien coûte-t-elle? Tu veux un chèque? Il portait la main à sa poche intérieure et elle le repoussa boudeuse. - Garde ton argent! Je n'en veux pas de cette vitrine, n'en parlons plus, je ne veux pas me disputer pour un petit meuble de rien du tout! Mais quand le soir ils eurent fait l'amour il lui dit en la tenant dans son bras - Tu ne m’a pas bien expliqué comment elle est cette vitrine! Tu veux que je t'envoie la camionnette demain matin pour aller la chercher? Elle lui embrassa l'épaule et il l'entendit dans son dos, ignorant sa question, lui demander - Mon chéri est-ce que tu me permets de recevoir mes amies ici, elles s'étonnent que je ne leur rende pas leurs visites. - Ah! C'est donc pour cela que tu veux ta vitrine? Tu veux leur montrer que tu es aussi bien meublée qu'elles, que tu es moderne? Mais bien sûr que tu peux les faire venir. - Tu sais je ne les emmènerai pas dans la grande maison...Tu sais je ne leur ai rien dit pour nous, j'ai dit que c'est Anne-Marie qui m'a donnée la petite maison pour que j'élève son fils, que c'est pour cela que... Emu il l'interrompit d'un baiser 166 Le Pied Noir - Mais tu ne mens pas! C'est bien vrai! n'est-ce pas ce qu'elle a dit quand elle nous a fait jurer avec le Coran? Allez dors ma chérie, demain je t'envoie la camionnette. Quelques instants plus tard alors qu'il commençait à s'enfoncer dans le sommeil il l'entendit qui murmurait - Je t'aime Sidi Gous! - Moi aussi mon amour! Le lendemain soir, quand il rentra elle l'attira toute joyeuse - Viens voir! Viens voir! Elle l'avait déjà installée son armoire, il avait eu peur que ce ne soit un de ces meubles de chez Lévitan qu'il trouvait affreux mais il fut rassuré. Il s'agissait d'un joli meuble de style anglais en acajou avec des glaces de cristal, biseautées. Il la complimenta tout en se demandant combien elle avait payé cela. Elle le devinait - Cà te plaît? C'est joli n'est-ce pas? Elle est plus grande que celle de madame Levy...elle est un peu chère... - Ne dis rien! Ne dis rien! Je ne veux pas le savoir et je suppose que tu vas inviter Madame Levy pour qu'elle attrape une jaunisse. Elle se mit à rire - Cette vieille juive m'agace, toujours à dire « mon mari m'a acheté...ta!ta!ta! mon mari m'a acheté... » Je vais lui montrer moi! Je les ai toutes invitées pour demain après-midi...ne rentre pas trop tôt et emmène Alexis au cinéma, ils jouent le film du singe à l'Empire, il veut le voir. 167 M’Barka - Quel singe? Ah oui King kong! J'ai vu l'affiche Ainsi leur couple vivait, avec beaucoup d'amour et ces petites chamailleries qui sont aussi amour. Mais vers la fin de 1932, elle eut une bien mauvaise surprise, elle se trouva enceinte. Comme bien des femmes, elle ne s'inquiéta vraiment qu'au deuxième retard. Elle aurait voulu en parler à Gustave mais il se trouva qu'il était en voyage en Europe et elle ne pouvait le joindre. Tourmentée elle commença à rêver a l'impossible. Elle allait garder cet enfant, ce fruit de leur amour qui poussait en elle. Mais revenant aux réalités elle se disait que c'était impossible dans leur situation, alors elle imaginait quelque subterfuge, comme de se marier avec un marocain complice qu'elle paierait pour cela et pour une répudiation. L'instant d'après elle en mesurait l'impossibilité et puis elle pensait à Alexis, fallait-il qu'il eut un frère bâtard? Son entourage ne comprenait pas son irascibilité et ses sautes d'humeur. Elle recevait des lettres de Gustave une à deux fois par semaine, mais comme elle ne savait pas encore écrire à cette époque, elle y faisait répondre par Alexis; il ne pouvait donc être question qu'elle puisse lui parler de ce qui la préoccupait. Quand il annonça son retour elle en était au troisième mois et elle pensa s'enfuir ou se suicider, mais elle se rappela la promesse faite à Anne-Marie; pouvait-elle abandonner Alexis et Gustave qui l'aimaient tant...Finalement elle se fit conduire avec Alexis à Mazagan et se rendit chez les Bendahan prétextant qu'elle s'ennuyait d'eux en l'absence de Gustave. Rachel comprit qu'il y avait quelque chose et pendant qu'Alexis sortait avec ses copains 168 Le Pied Noir elle la confessa. C'est en pleurant qu'elle expliqua sa situation et demanda à son amie de l'aider à avorter. Rachel voulut la raisonner, elle était trop croyante pour accepter comme cela la destruction d'une oeuvre de Dieu, mais M'Barka qui pleurait lui démontrait que le scandale de cet accouchement détruirait son union, que Gustave ne pourrait pas accepter cela parce que cela nuirait à ses affaires et elle la supplia de l'aider. Finalement Rachel céda et l'emmena chez une matrone qui accouchait la plupart des femmes du pays et qui opéra ses talents immédiatement sur M'Barka en l'assurant que cela se passerait bien. Hélas ce ne fut pas le cas et Rachel en pleurs et en prières ne savait que demander à Dieu de leur pardonner. Quand Raphaël rentra le soir et qu'il vit M'Barka couchée et trempée de fièvre il lui fallut peu de temps pour confesser sa femme et comprendre ce qui se passait. Se réservant de lui donner plus tard la correction qu'il jugeait qu'elle méritait, il se précipita chez un médecin qui venait de s'installer et qui partageait vigoureusement les idées libérales et antiracistes de Gustave, qu'il connaissait d'ailleurs. Raphaël lui révéla la véritable relation du couple et il eut une révolte contre cette injustice qui avait poussé cette malheureuse à se priver de l'enfant qu'elle portait pour l'amour de son compagnon. C'était un bon médecin, il réussit à la sauver mais il était temps. Finalement tout le monde eut beaucoup de tact, Rachel qui se sentait responsable accepta sans trop rechigner les quelques bonnes gifles que lui asséna, pour le 169 M’Barka principe, son époux et s'évertua de consoler son amie comme elle pouvait seule le faire car il faut être femme pour savoir ce qu'est le sacrifice de l'enfant, même en germe. Cependant elle ne lui dit que plus tard que le curetage la laisserait probablement stérile. Alexis était embêté de voir sa Dada si malade, mais comme tous les enfants il vit le bon côté des choses qui lui permettait de prolonger ces vacances impromptues et courir dans tous les lieux secrets de son enfance. M'Barka sachant proche le retour de son mari voulait rentrer, mais le médecin s'y opposa formellement. En arrivant chez lui Gustave fut bien étonné d'apprendre par les domestiques que Lalla était partie avec Alexis à Mazagan. Il alla aussitôt téléphoner et Raphaël lui apprit qu'ils étaient bien là tous les deux, mais que M'Barka ayant été malade elle avait dû garder le lit jusqu'à maintenant. Puisqu'il était rentré et que tout allait bien, elle commençait à sortir, il les ramènerait lui-même le lendemain avec sa nouvelle "Delage six cylindres" qui venait de lui être livrée. - Qu'est-ce qui lui a pris d'aller comme ça chez toi? Et qu'est-ce qu'elle a eu? - Alexis avait envie de revoir ses copains avant la fin des vacances et elle voulait voir Rachel. Pour ce qu'elle a eu elle te l'expliquera mieux que moi, c'est une histoire de femme...Tu sais bien...leurs ventres...Ne t'en fais pas! nous arriverons de bonne heure pour prendre le café avec toi. Il alla se coucher inquiet et déçu que pour cette première soirée chez lui elle ne fût pas la, il dormit mal. Il 170 Le Pied Noir se leva tôt et ordonna à Habiba de préparer le petit déjeuner pour huit heures. Raphaël était ponctuel, à l'heure prévue il amenait sa belle voiture devant le perron. A peine descendue M'Barka se jeta en sanglotant contre Gustave qui l'entraîna à l'intérieur où il put l'embrasser et la questionner. Mais elle se reprit et prétexta qu'elle devait aller s'occuper de ses invités pour éluder les questions, lui disant qu'elle lui expliquerait plus tard quand ils seraient seuls, qu'il ne s'inquiète pas, elle était tout à fait rétablie. Ce qui fait que malgré son impatience de savoir ce qui s'était passé il dut attendre le soir que tous leurs invités fussent couchés. Tout d'abord elle éluda les questions, mais à la fin, devant son insistance, elle lui avoua la vérité en pleurant, expliquant son désarroi. - J'aurais tant voulu avoir un enfant de toi, j'ai voulu me sauver pour que tu ne nous revoies plus et puis j'ai pensé a Alexis, je ne savais plus quoi faire, je croyais que tu allais revenir. Tous les jours j'espérais ton retour et je me disais « Il va être là demain il me dira quoi faire » Mais tu n'étais pas là! J'ai trop attendu c'est pourquoi cela s'est mal passé. C'était si difficile! Dis moi que j'ai bien fait! Ne me condamne pas! Je t'en prie!...J’ai failli mourir mon chéri. Il se rendit compte à quel point cette femme l'aimait et bouleversé il la serra contre lui et ils pleurèrent ensemble le deuil de leur enfant; puis il lui donna son mouchoir pour qu'elle s'essuie les yeux et comme elle renouvelait sa question, voulant à tout prix savoir s'il lui en voulait, il la 171 M’Barka rassura. - Tu as fait ce que tu as cru bon ma chérie, jamais je ne pourrais te le reprocher. C'est moi qui suis coupable de m'être attardé car si j'avais été là, je te jure que tu l'aurais gardé et j'aurais été fier. - Mais tu sais bien que j'y ai pensé! Et les gens? Tu sais bien que ce n'est pas possible ici. - J'aurais tout vendu et nous serions allés en Amérique ou en Australie...n'importe où, là où les gens ne regardent pas la couleur de ta figure. Si Allah te redonne une vie de moi dans ton ventre tu la garderas, je t'aime! Nous partirons d'ici si c'est nécessaire. Elle se mit à pleurer sur la main qu'elle embrassait et dit d'une voix à peine audible: - Cela n'arrivera plus! Allah m'a punie! Je ne pourrais plus jamais te donner d'enfants. Il reçut cela comme le choc qu'il avait eu lorsque après l'avoir battue il avait jeté loin son ceinturon, qu'il s'était rendu compte de sa brutalité gratuite, qu'il avait eu honte d'avoir profité de sa faiblesse et de son innocence. A nouveau il se sentait coupable et responsable. Parce qu'elle l'aimait il avait abondamment profité du corps qu'elle lui abandonnait, mais comme tous les hommes il n'avait pas voulu se préoccuper des conséquences possibles. Après l'amour leur sexe redevient un objet dont l'intimité leur répugne. Alors il pleura, comme la première fois, de honte et d'amour, en lui demandant pardon. Elle lui caressait la tête, elle l'embrassait, elle passait ses doigts sur ses joues pour 172 Le Pied Noir essuyer ces larmes d'hommes qui paraissent indécentes. - Ne pleure pas! C'est achouma. tu sais bien qu'il est comme mon fils, il en partie de moi. Allah ou akbar! Dieu fait! Et puis je ne serais jamais partie bien!...Ici c'est mon pays. Nous avons Alexis, a bu mon lait il est fait bien ce qu' Il ailleurs, tu le sais Le lendemain matin lorsqu'ils se retrouvèrent tous pour le petit déjeuner, il embrassa Rachel avec effusion. - Elle m’a tout raconté. Comme tu es bonne! Comment pourrais-je te remercier ma chérie ? C'était la première fois que dans leurs relations il utilisait ce terme d'affection et elle eut un instant de surprise avant de sentir qu'il marquait ainsi une nouvelle étape dans leur exceptionnelle amitié. - Je n'ai rien fait de spécial mon ami, et ne me remercie pas car je n’ai pas bien agi, j’aurais dû tout faire pour empêcher cela, j’aurais dû en parler à Raphaël mais nous sommes faibles nous les femmes Et Raphaël sait combien je suis tourmentée Que Dieu nous pardonne, à elle et à moi! - Qu'il me pardonne surtout à moi! C'est moi qui ai mal agi ma chère Rachel...je ne sais plus où j'en suis...que croire et en qui? Tu es une véritable soeur pour nous! Dieu t'a gâté Raphaël en te la donnant pour épouse. Voulant couper court à ces épanchements Raphaël répondit en riant: - Tu ne sais plus ce que tu dis! Comment peux-tu savoir tout ce que je dois supporter dans ma maison. Honteux, indécent 173 M’Barka Sa femme qui avait un couteau à la main le brandit vers lui menaçante: - Un jour je vais te couper la langue pendant que tu dors Fils d'Israel Dans la journée ils évitèrent de refaire allusion à ce drame et pour essayer de l'oublier Raphaël emmena tout le monde essayer la nouvelle voiture jusqu'à Fedalah, Isaac voulait rester encore quelques jours avec son copain , ses parents repartirent donc seuls à Mazagan, à la fin de l'après-midi. Quand les deux enfants se furent couchés elle lui proposa de boire un verre de thé. Assis l'un en face de l'autre ils restèrent un instant silencieux, plongés dans leurs pensées, ne sachant quoi se dire, imaginant chacun la réprobation muette de l'autre. Il était extrêmement bouleversé, il connaissait trop bien l'importance d'un enfant pour une musulmane; ils allèrent se coucher frustrés de leur absence de communication. Il s'endormit difficilement ne sachant quoi faire d'autre que lui faire sentir son amour en lui tenant la main. Au milieu de la nuit s'étant réveillé, il se rendit compte qu'elle pleurait, sachant qu'il n'y avait pas de mots vraiment consolateurs, il se contenta de l'attirer contre lui pour lui donner de petits baisers jusqu'à ce que cette tendresse l'apaise et qu'elle se rendorme. Il ne voulut pas bouger malgré l'engourdissement de son bras et il resta ainsi, réfléchissant longtemps à l'absurdité de cette humanité divisée par ses haines de races et de religions. 174 Le Pied Noir Il se révoltait mais était-il, lui, mieux que les autres, dans son athéisme militant et sa haine anticléricale? Elle avait prié longtemps ce soir, tardant à se coucher elle avait voulu lire un verset du Coran, ce qu'elle n'avait jamais fait depuis qu'ils dormaient ensemble et il avait senti qu'il y avait de sa part dans ce geste de religiosité comme un défi réprobateur à son incroyance. Toute la journée du lendemain il fut distrait et ayant réglé quelques affaires urgentes il décida de s'évader un peu du quotidien. Il prit sa voiture et alla par la piste côtière jusqu'au mausolée de Sidi Abderrahmane, qui est construit sur un îlot vénéré des gens de la région. Il s'assit sur les rochers et regarda pendant un moment les pèlerins qui traversaient le petit bras de mer, quelle simplicité pensa-til, ils croient et en semblent heureux. Au bout d'un moment il reprit sa voiture et continua sa route vers Azemmour. Après quelques kilomètres il passa devant une petite mosquée de bled, toute blanche avec un ridicule minaret de quelques mètres, il n'y avait aucune construction aux alentours, il arrêta le moteur et descendit pour aller s'asseoir contre un gros eucalyptus, puis il alluma sa pipe et fuma en silence. Il était profondément tourmenté et ne cessait de penser à M'Barka et à ses larmes silencieuses de la nuit. Il lui avait apporté la sécurité, le luxe même, la richesse, mais il venait de lui enlever l'absolu de la maternité. Sa pipe s'était éteinte et il ne la ralluma pas. Soudain le chagrin l'envahit à la pensée du petit être qu'ils venaient de perdre si bêtement, pour des conventions, il pleura sans retenue. Parce qu'il était seul il pouvait le 175 M’Barka faire sans honte, mais les yeux clos, il ne vit pas arriver un vieillard qui s'accroupit silencieusement devant lui en respectant ce chagrin d'homme. C'est en ouvrant les yeux qu'il aperçut cette forme assise devant lui dans le brouillard de ses larmes, il les essuya vivement du revers du bras un peu honteux et en arabe demanda à l'homme de l'excuser, comme s'il en était besoin. Toujours accroupi l'autre lui répondit: - Je crois que Dieu t'inflige une épreuve mon fils! N'ai pas honte de tes larmes, elles lavent ton âme. Supporte tes épreuves avec courage! Tu devrais savoir qu' Il ne donne à chacun que la charge qu'il peut supporter, sans plus, l'âne ne supportera pas le fardeau du chameau. Il t'aidera si tu pries, sais-tu prier mon fils? - Non!...Je dois te l'avouer vieil homme, je n'ai jamais prié! - Est-ce possible? Qu'es-tu? Juif? Chrétien? - Ni l'un, ni l'autre, je suis sans Dieu... - Alors tu es bien seul mon fils!...Entre un moment ici, il y fait plus frais pour parler. - Mais c'est une mosquée! Elle m'est interdite! - Elle est interdite aux juifs et aux chrétiens mon fils! dit malicieusement le vieillard, toi tu n'es ni l'un ni l'autre, alors entre...mais déchausse toi. Gustave quitta ses chaussures et le suivit. C'était la première fois qu'il pénétrait dans une mosquée. Celle-ci 176 Le Pied Noir était minuscule, seules quelques nattes au sol la décoraient, l'éclairage ne parvenait que par la porte, le lieu était silencieux et frais. Il s'était assis, étonné de ce que le vieil homme ne lui dise plus rien et lui-même n'osait le questionner, simplement il sentait la paix revenir. Il se rappela qu'un jour il s'était moqué de quelqu'un qui lui affirmait que les pierres des lieux de culte s'imprègnent des prières. Il demanda à voix presque basse: - Est-elle ancienne cette mosquée? - Oui! très ancienne, il y avait un village ici... il a disparu, la mosquée seule est restée, c'est une maison de Dieu! - Je m'y sens bien! - Prie mon fils Il enlèvera ton fardeau! - Mais je ne sais pas! - Mais si! Tout le monde sait...Pose seulement ton front contre le sol pour Lui montrer ta soumission et demande Lui la paix! Il hésita pensant à ses affirmations péremptoires sur l'inexistence des divinités, mais ici après tout il était seul, comme tout à l'heure quand il avait accepté de pleurer contre cet arbre, seul! Enfin avec ce vieil homme...mais il l'avait vu pleurer il pouvait bien faire semblant de prier; alors il appuya son front contre le sol, essayant de faire le vide de ses tourments et cela marcha. Il oublia même sa propre existence jusqu'au moment ou il entendit la voix du vieillard qui derrière lui, égrenant son chapelet, récitait en litanie Allah! Allah! Allah!...la 177 M’Barka magie des mots le rendait maintenant insensible au passé et quand le vieillard lui eut demandé de répéter après lui la formule qui sanctifie le croyant, il la répéta machinalement: ‘Laa Illaha Illa lah ou Mohamed rassouloul’...ah » - Qu’Il soit loué ! s’écria le vieillard te voici des nôtres maintenant ! Alors il eut un geste de révolte de s'être, en quelque sorte, fait ainsi piéger mais le vieil homme qui s’en était aperçut, lui dit - Ne te révoltes pas mon fils, ces chaînes te seront douces comme le miel! Ne te sens-tu pas mieux maintenant? N'as-tu pas la Paix? Il réfléchit un instant avant d'avouer - C'est vrai! Je vais mieux! - Et maintenant si je peux t'aider tu peux si tu le désires me confier ton tourment, je suis si près de Dieu maintenant qu'Il m’a donné quelque expérience des épreuves de cette terre. - En vérité Hadj! J'ai maintenant la réponse mais je veux savoir si tu la confirmeras Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohamed est son serviteur. Cette formule est résolument la négation du christianisme et de la déification du prophète Jésus s’opposant à la simple humanité du prophète Mohamed qui n’est que serviteur. Il suffit de la prononcer avec foi pour devenir musulman. Titre de respect pour celui qui a fait le pèlerinage de La Mecque 178 Le Pied Noir Il raconta brièvement son amour interdit avec M'Barka, qui l'avait amenée à sacrifier l'enfant qu'elle portait de lui et il demanda - Que dois-je faire? - Le Tout-Puissant t'a montré son courroux. Il t'a montré qu'il ne faut pas aller contre sa Loi, ne vis plus dans le péché mon fils! Voilà son message! Est-ce cela que tu as compris ici? - C'est cela! Demain Inch Allah! Je l'épouserai à la face de tous - Alors Il vous aidera mon fils! Le vieillard s'était levé et sortait, sa silhouette se détacha dans l'embrasure ensoleillée de la porte, Gustave se leva à son tour pour le suivre. Quand il fut dehors il le chercha pour le remercier, lui remettre un peu d'argent, il ne le vit plus. C'était irréel et il se demanda s'il ne venait pas de s'endormir et de rêver mais il se vit en chaussettes devant ses brodequins délacés et il sut que tout n'était pas mystérieux et qu'il venait de prendre, dans un lieu que maintenant il savait sacré, un engagement solennel qui maintenant le rendait parfaitement heureux. Il se dépêcha de rentrer, les bruits joyeux de son foyer retentissaient. Des rires de domestiques, des heurts de marmites, les remontrances de M'Barka à son fils qui avait dû faire une bêtise, le miaulement du chat. Les bruits s'éteignirent quand il pénétra dans la cuisine où ils étaient tous et tout de suite interpellant 179 M’Barka M'Barka que devant les domestiques il appelait Lalla. - Lalla! Veux-tu me suivre? j'ai quelque chose de très important à te dire! Et comme Alexis faisait le geste de le suivre il l'embrassa en ajoutant...pas toi mon fils! Tout à l'heure... Intriguée de le voir si gai après ces dernières heures si tristes elle lui dit en le suivant dans son petit salon. - Tu es rentré bien tôt aujourd'hui? Qu'as-tu à m'apprendre tu sembles heureux. - Assieds toi là! Tu vas être étonnée... Tandis qu'elle se calait dans son angle favori il s'agenouilla devant elle et lui ayant baisé les mains il lui raconta ce qui lui était arrivé à la petite mosquée et comment le vieil homme avait mystérieusement disparu après être aussi mystérieusement apparu. Elle frissonna un peu. - C'est un signe de Dieu! Ce n'est pas un homme! - Allons! Allons! C'était un homme je t'assure, un vieil homme, il n'a pas voulu de récompense c'est pourquoi il s'est caché de moi, c'est un saint homme en vérité! - Non! Sidi Gous! C'est un "Envoyé"! Oh que tu m'effrayes! - Allons! Allons! ne nous disputons pas! - Que t'a-t-il dit? - Il a vu comme j'étais soucieux... il n'osait pas lui dire qu'il avait pleuré... il m'a fait entrer dans la mosquée et il m'a dit qu'il fallait prier. Je lui ai dit que je ne savais pas et il m'a répondu que cela n'avait pas d'importance, qu'il 180 Le Pied Noir suffisait de poser mon front contre le sol vers Mecqua et d'attendre...Je l'ai écouté et j'ai senti mon souci s'en aller... Je crois avoir dormi, il répétait derrière moi sans arrêt: Allah! Allah! et quand je me suis relevé je savais ce que je devais faire et il m'a dit la même chose... - Quoi mon chéri? Quoi? - Quand je me suis relevé il m'a demandé de réciter la Chahada et je l'ai fait et il m'a dit qu'alors j'étais devenu des vôtres. Crois-tu vraiment que cela suffise ma chérie? Quelques mots seulement? Elle avait pris son visage entre ses mains, elle était très grave elle l'embrassa sur le front. - Oui! Mon chéri cela suffit et si tu as ta réponse c'est que tu es accepté! As-tu cette réponse ? - Oui! Je l'ai! Demain j'irais chercher les adouls et tu seras mon épouse devant Dieu et douze témoins. Elle se pencha pour l'embrasser en silence et il demanda: - C'est tout ce que ça te fait? - Tu me rends plus heureuse que jamais mais... - Mais quoi? Qu'y a t il encore? - Je ne veux pas que tu regrettes un jour, réfléchis encore un ou deux jours, tu veux bien? Il se révolta: - Je n'ai pas besoin de réfléchir! Cela fait deux ans que je réfléchis et on voit le résultat. Tu es ma femme! 181 M’Barka Tous les autres je les emmerde! Dit-il avec colère...Le mariage c'est un contrat devant des témoins, je me fous complètement qu' ils soient marocains ou français, j'aurai dû prendre cette décision si simple, depuis longtemps. Mais je m'aperçois que moi j'étais aussi hypocrite qu'eux, et que je me cachais derrière mon athéisme, comme eux se cachent derrière leur curé. Cet après-midi ce vieil homme m'a fait comprendre l'essentiel de l'Islam, on peut en prendre ce qu'on peut, on peut en prendre davantage, ce qu'on en sait peu paraître suffisant ou paraître insuffisant, il n'y a de culte que celui que crée chacun pour sa relation avec le Divin. Dieu existe-t-il? A mon avis, vu comme je le vois depuis tout à l'heure je dis oui. Comment est-il fait ? Cela importe peu, je le vois infini, comme le cosmos et ainsi nous ne sommes qu'une toute petite poussière de lui-même. Faut-il prier? je n'en sais rien mais cela peut servir pour soi-même. Serons nous punis de nos fautes et de quelles fautes? Ma réponse est que le châtiment se fait ici, pas ailleurs, pas plus tard ! Nous venons de le voir! Nous n'avons pas été châtiés parce que nous ne sommes pas mariés, mais parce que nous avons cru que nous ne l'étions pas, parce que je t'ai lâchement cachée et que toi tu m'as laissé faire! Tu me suis? - Pas très bien! Mais je sais que tu n'es plus un incroyant vas-tu apprendre à prier? Feras-tu le Ramadan? Craindras-tu Dieu? - Tu m'apprendras! Mais ce n'est pas par crainte de Dieu, c'est parce que je veux comprendre. - Je ne suis pas assez savante pour t'apprendre mon chéri, nous demanderons... 182 Le Pied Noir - Nous ne demanderons à personne! Il vit une ombre passer sur son visage et pour la rassurer il dit: - Nous ne demanderons à personne parce que la science qui t'a été donnée m'est destinée...c'est pour cela que nous avons été réunis. - Que vas-tu faire maintenant? Et Alexis allons-nous l'élever dans la Religion? - Alexis fera ce qu'il devra faire le moment venu, il se fera chrétien ou juif, ou musulman, ou rien du tout et personne ne l'influencera même pas toi! ...Il se radoucit pour ajouter...mais tu pourras quand même lui lire le Coran puisque je ne peux plus te battre! Ils rirent ensemble et elle lui tapa sur la main - Tu sais bien que tu as le droit de me battre si je le mérite! Il ressentit une irritation comme chaque fois qu'elle témoignait de cette soumission aux coutumes, mais il se contenta de poursuivre - Demain nous préparerons la cérémonie, tu feras venir le Fkih de Sidi-Ali pour lui demander de nous trouver des adouls agréés pour enregistrer ma conversion et notre mariage. Moi je vais aller chercher ta dot! - Qu'est-ce que tu vas encore inventer! Reste un peu tranquille, tu dépenses trop, tu me fais peur! - Ne crains rien pour l'argent! Il en rentre tellement dans ce pays que je n'ai qu'à me baisser pour le ramasser. Le lendemain il alla au Mellah lui commander une 183 M’Barka de ces coûteuses ceintures d'or que l'on porte sur le caftan brodé lors des réceptions, accompagné de toute une quincaillerie de boucles, bracelets et colliers, qui témoignent d'une position sociale qui ne peut être que proportionnelle au poids de cette bijouterie ambulante. La ceinture d'or est indispensable, car étant partie de la dot apportée par l'époux elle marque et le mariage et sa fortune supposée. L'importance de biens aussi évidents que l'or et la maison, possédés par une marocaine, fait taire toutes les médisances, car il est un stade où on ne veut plus savoir c omment cette privilégiée a fait pour obtenir cette richesse. On ne médit même pas, comme le feraient des européennes, qui dans le dos de l'amie lâcheraient toujours un peu de fiel. La privilégiée a eu de la chance, Amdullil'ah! C'est comme un don du ciel, peut importe le moyen et on pourrait bien savoir qu'il est le fruit de quelque honteux commerce du corps, on l'ignorerait, espérant l'honneur d'être reçue par cette favorisée du sort qui en amassant cette richesse ne faisait, comme elles toutes, qu'assurer ses arrières en cas de répudiation. Le fkih qui tirait profit de la présence de cette belle et riche maison, voisine des tombeaux vénérés de ses ancêtres, était tout dévouement. Quand Driss vint lui dire que Lalla voulait le voir il se précipita; elle était censée n'être que la gouvernante du jeune Alexis, mais personne dans la région n'ignorait, que le Tajer lui avait donné toutes les clés, marque de l'autorité suprême, après lui. 184 Le Pied Noir Elle le reçut dans son petit salon où respectant les traditions elle lui embrassa respectueusement la main avant de lui faire servir le thé. Ensuite elle lui demanda des nouvelles de toute sa nombreuse famille, puis entrant dans le vif du sujet elle lui dit: - Oh Hadj Mohamed! Connais-tu deux adouls qui peuvent constater la conversion d'un N'srani et faire un mariage. Il s'agit du Tajer Gustave et de moi. - Il va t'épouser? - Inch Allah! Hadj. Il poussa une exclamation où Dieu était associé à cette bénédiction. Amdoullilah! Amdoullilah! Ah quelle belle affaire il entrevoyait le vieux malin! Bien sûr qu'il connaissait des adouls, les meilleurs, reconnus par les français et par le Maghzen...ils étaient un peu chers mais... - Je te paierai moi-même le prix convenu Hadj Mohamed! et nous ferons un don au Seyed - Est-ce que Monsieur Gustave connaît les prières? - Monsieur Gustave a depuis longtemps récité la Fatiha et la Chahada, il est déjà parmi les croyants mais il veut m'épouser et veut que les adouls témoignent qu'il est musulman dans l'acte du mariage. Le fkih encouragé par une avance appréciable faisait maintenant des courbettes en s'éloignant, promettant que les hommes de loi seraient la demain soir et... Baraka Allah 185 M’Barka ou fik ô Lalla, baraka Allah ou fik! De son côté Gustave dans une petite échoppe du Mellah se faisait présenter les ceintures. Le bijoutier s'empressait...il fallait attendre quelques semaines pour que l'orfèvre exécute ce modèle mais...il en avait une très ancienne, très belle, un peu plus lourde peut-être mais si belle! Une ceinture de Princesse Monsieur!... Monsieur voulait-il la voir? Monsieur voulait! Il alla la chercher...c'était bien vrai elle était très belle et lourde. On pesa et il paya après une négociation de principe qui lui valut un petit rabais et une petite chaîne d'or en prime. Pour le montant du chèque cela valait bien cela. Il savait ce qu'il faisait, l'or offert n'était rien par luimême. Elle devait bien être certaine que sa sécurité matérielle était assurée, notamment par les titres de propriétés. Mais pour faire passer la douloureuse frustration de cette deuxième perte d'un enfant, se faire pardonner ses négligences coupables, peut-être des arrières pensées inconscientes, rien ne lui sembla mieux que d'offrir à l'ancienne esclave, les courbettes obséquieuses de celles qui pouvaient encore, se permettre de cravacher une domestique. La domestique, l'esclave qu'elle aurait dû rester. Pour les marocains de leurs connaissances, cette régularisation fut bien comprise et ils les félicitèrent. Chez les européens il y eut des commentaires stupéfaits, comment était-ce possible? un français qui se convertit à cette religion de sauvages dégénérés pour épouser sa mauresque? « C'est dégoûtant! » dirent les dames, du ton qu'elles auraient pris en apprenant qu'un des leurs se livrait à des 186 Le Pied Noir copulations bestiales. Du côté des employés européens il y eut des concertations: que faire, que dire? Devait-on offrir un cadeau? Constituer une délégation? C'était un patron dur, mais il payait bien, «.. après tout! dirent les plus modérés, on s'en fout...du moment qu'il n'amène pas sa fatma pour nous commander». Il n'amena pas sa fatma, mais il leur fit savoir, par une note de service assez provocatrice, qu'il avait épousé M'Barka selon la Loi islamique et qu'il les dispensait de toutes félicitations et autres manifestations. En quelques jours on n'en parla plus et le comptable ne remarqua aucun fléchissement des ventes La richesse, qui fait naître la crainte et la considération, rend muets les moralistes. Un dicton marocain ne dit-il pas...que l'on s'adresse au chien du riche en lui disant: Monsieur le chien ! Ainsi M'Barka ne fut plus la « Mauresque à Charbonnier » mais Madame Charbonnier. La nuance était d’importance. 187 M’Barka 'Barka, se méfiait de toutes ces françaises élégantes qui gravitaient autour de son mari. Certes quelques-unes de ses amies lui suggéraient bien quelques recettes aussi infaillibles que répugnantes, mais outre qu'elle était trop intelligente pour se fier aux sorcelleries d'un fkhi, ou d’une N’gafa , elle connaissait trop bien son mari pour savoir que cela aurait été le meilleur moyen d’être répudiée s’il en avait eu l’envie. D'ailleurs il le lui avait dit un jour où dans une discussion elle lui avait raconté en riant combien Fatima El Idrisi gaspillait d'argent à ces pratiques. M - N'essaye surtout jamais cela sur moi! avait-il dit, je te jure que tu prends la porte aussitôt! Et elle avait compris qu'il ne plaisantait pas. Malgré les années qui passaient il restait un amant attentionné et elle n'eut jamais l'impression qu'il avait rompu cette promesse solennelle, qu'il lui avait faite jadis, 188 Le Pied Noir de ne jamais la partager avec une autre. Si cela était arrivé elle aurait certes, comme toutes les marocaines, souffert cela en silence tout en renforçant ses défenses, mais pour l'instant elle était sûre du pouvoir de la beauté de ce corps qu'elle lui livrait avec passion. Ce n'était donc pas, finalement, des artifices de séduction des européennes qu'elle était jalouse mais plutôt de ce brillant verbiage où elles aimaient étaler ce qui, à cette époque, témoignait le plus du niveau de leurs positions sociales. Et qui n’était en général, que des fragments de culture ramassés çà et là. Plusieurs fois, depuis qu'ils étaient officiellement mariés, Gustave avait ramené des couples de ses relations et elle avait souffert d'humiliation contenue de ne pouvoir suivre leur « brillante » conversation. Lui, par contre, comme tous les autodidactes, s'était attaché à ne pas se laisser surprendre en position d'infériorité et il avait accompagné son ascension sociale d'un apprentissage culturel constant, consac rant beaucoup de son temps libre à la lecture. Des oeuvres littéraires bien entendu, mais surtout tous ces nouveaux ouvrages, pas toujours sans une certaine arrogance colonisatrice hélas ! qui paraissaient, au fur et à mesure des découvertes que des universitaires français faisaient sur l'histoire du Maroc. Sa bibliothèque se garnissait sans cesse de nouvelles éditions, qu'il lui commentait sans doute, mais dont elle aurait aimé pouvoir discuter avec lui, comme le faisaient ces dames. Un jour Gustave amena deux jeunes femmes françaises , des exploratrices qui parlaient parfaitement l'arabe et le berbère, l'une d'elle était journaliste, l'autre dessinait et peignait. Elles revenaient d'un long périple au 189 M’Barka Sahara avec des nomades R'Guibat. Ces deux là M'Barka les aima tout de suite, elles la comprenaient parfaitement, car elles connaissaient tout de la vie des femmes musulmanes. Elles attendaient un bateau pour retourner en France et M'Barka les invita à quitter l’hôtel « Excelsior » où elles résidaient pour venir s'installer chez elle. Elles passèrent ainsi beaucoup de temps ensemble, si bien que l’on oublia les bateaux du retour. Un jour Marion insista pour faire son portrait. Au début M’Barka protestait que c’était Achouma, que cela était interdit par l’Islam, mais elle finit par céder quand les deux amies lui eurent fait valoir comme cela ferait plaisir à son mari. Quand enfin elle se fut décidé, Marion l’installa au milieu des nombreux coussins de son petit salon dans cette pose lascive qu'affectionnaient les peintres orientalistes depuis la découverte de l'oeuvre de Delacroix. Pendant que son amie s'affairait sur son chevalet, Odette, la journaliste, mettait ses notes à jour en faisant appel aux souvenirs de l’artiste sur certains points et même à M’Barka qui toute fière apportait sa contribution pour éclaircir quelques coutumes. Elles riaient beaucoup toutes les trois, des commentaires que cela amenait au fur et à mesure des souvenirs et des anecdotes. Ayant ainsi, été amenée à corriger certaines de leurs observations sur la vie des femmes du Sud, M'Barka, pour 190 Le Pied Noir la première fois depuis qu'elle avait quitté le harem de Meknès, raconta son enfance, son histoire. Ce jour là elles s'étaient assises toutes les trois pour boire le thé et Odette se mit silencieusement à noter, noter, d'un crayon rapide, tandis que Marion caressait et jouait avec les longs cheveux noirs dénoués pour les besoins du portrait. Sa grande sensibilité lui firent venir les larmes aux yeux, elle se révoltait - Mon Dieu! Mon Dieu! Comment possible...cette brutalité, ce mépris des femmes. est-ce - Tais-toi ma chérie! disait Odette...laisse là donc raconter. Le soir Gustave les aidait de sa profonde connaissance du bled et des moeurs du Sud et tandis que la journaliste prenait encore des notes, le petit Alexis les écoutait avidement, questionnant lui aussi et ces soirées furent certainement pour les Charbonnier les plus enrichissantes de leur existence. C'est à Odette que M'Barka avoua son désir de savoir lire, un soir qu’elle l'aidait à rassembler des feuillets épars elle lui dit - Odette ! s’il te plait ? Apprends moi à lire! j'ai honte de le demander à Gustave. Elle ne voulait pas dire: soit mon institutrice, montre moi comment tenir la plume...la journaliste avait bien compris - Ce ne sera pas difficile, tu parles déjà si bien le français, écris et lis! ensuite, tu lis et tu écris! Gustave peut t'aider pour cela même s'il n'a pas beaucoup de temps 191 M’Barka - Non! Je veux lui en faire la surprise, je veux lui faire croire que j'ai appris toute seule. - Alors pourquoi ne pas demander à ton fils? C'est comme cela qu'Alexis, tout fier, devint le professeur de français de sa Dada. Mais il fallut bien le prendre ce bateau, toujours remis à plus tard. Ses amies la quittèrent en promettant de revenir bientôt. Au moment de partir Marion offrit à Gustave, en remerciement de son hospitalité le portrait de sa femme.. qu’elle avait fait encadrer. Il resta toujours accroché, en bonne place, dans le salon de la Grande Maison. Depuis longtemps elle avait très vite, avec cette remarquable faculté qu'ont les berbères d'apprendre les langues étrangères, pu parler le français. Quand elle eut compris le mystère de l'assemblage des mots, que lui enseignait Alexis en cachette de son père, elle écrivit une naïve lettre d'amour, adressée à Gustave pour son anniversaire et il la conserva toute sa vie, dans le coffre où il abritait ses papiers les plus précieux. A vingt-six ans elle était devenue une très belle femme épanouie, a l'aise dans son rôle de riche épouse d'un homme qui l'adulait, une femme si attirante qu'elle fut à quelques reprises discrètement courtisée par des hôtes de son époux, et comme il en riait elle ne repoussait pas trop durement ces hommages qui la troublaient délicieusement. Quelques dames de la bonne société, qui mourraient d'envie de voir comment pouvait vivre ce couple étrange, intriguèrent auprès de leur mari pour se faire inviter. M'Barka, savait les recevoir avec élégance et comme elle 192 Le Pied Noir taisait ses obscures origines, nombreuses furent celles qui voulurent imaginer que cette belle femme élégante, était quelque mystérieuse princesse enlevée dans un harem, par ce bizarre aventurier et elles auraient été surprises d'apprendre qu'Alexis n'était pas vraiment leur fils. De la Rivière, l'ami de toujours que, pour rire en souvenir du jour où il l'avait rachetée au khalifa de Meknès, elle appelait Baba, avait fini par épouser la fille d'un général; une demoiselle "de son monde". Elle n'avait pas, comme on dit « inventé la poudre », mais elle était très gentille et comme elle aimait bien M'Barka, ils venaient assez souvent de Rabat pour les voir. Un jour qu'ils étaient venus fêter chez leurs amis sa promotion de Colonel, la nouvelle Colonelle avait dans la conversation, demandé un peu étourdiment pourquoi ils n'avaient pas eu d'enfants. Pour répondre M'Barka avait pris la main de Gustave qu'elle avait serrée en la secouant un peu et la regardant bien dans les yeux, avec ce sourire que l'on a, quand enfin on va prendre sa revanche avait répondu: - Il m'en a donné un, ma chère Eugénie, mais je l'ai refusé parce qu'a cette époque les conventions de ses amis français ne le permettaient pas! Allah nous en a sévèrement punie! Je suis restée stérile. La colonelle comprit, quand elle vit leur ami se lever brusquement pour sortir de la pièce, qu'elle avait, une fois de plus, parlé sans réfléchir; d’autant que son mari lui jetait ce regard désapprobateur qu’elle connaissait bien. Elle 193 M’Barka rougit légèrement, en bredouillant, aimablement lui tendit son verre de thé. quand M'Barka Quand il revint, la conversation avait repris avec les banalités habituelles. En reprenant sa place elle le regarda d'un air moqueur, elle avait vu dans ses yeux monter les larmes de honte qui l'avaient obligé à s'enfuir, mais tout de même elle lui prit furtivement la main et la serra bien fort . Ainsi! Sans que cela soit jamais dit, jamais avoué, jamais expliqué, Alexis eut l'enfance de tous les petits garçons qui ont une Maman souvent grondeuse et toujours indulgente et un Papa sévère qu'ils craignent un peu et admirent beaucoup. Car petit à petit le couple se forma jusqu'à l'évidence et seuls les anciens amis savaient la vérité. C'est surtout dans la partie réservée en principe à M'Barka qu'ils vivaient tous les trois leur intimité; l'ambiance en était chaude et accueillante, pleine de ces jolies choses confortables que fabriquaient les artisans de Fés et de Meknès. Par contre, ce qu'ils appelèrent tout le temps La Grande Maison avait ce luxe froid des années 30; c'était une maison de français dont le salon immense pouvait permettre à un grand nombre de personnes d'y danser le fox-trot avec au sous-sol : une salle de billard, un petit salon de jeu pour le poker et aussi un bar. A la Petite Maison il n'y avait pas de bar; elle était certes indulgente pour son mari mais elle ne toléra jamais 194 Le Pied Noir qu'une goutte de chrab passa sa porte. Son salon n'avait pas un brillant parquet ciré, ni des meubles garnis de tubes chromés et pas de pile d'assiettes en porcelaine dans les buffets en faux rustique. Mais ! comme ils se sentaient bien, quand après avoir repoussée la table ronde où ils avaient mangé à même le plat, ils prenaient sur leurs genoux les lourds coussins imprégnés de l'odeur de l'encens, pour y poser leurs coudes et se raconter toutes ces petites choses graves ou amusantes qui reflétaient leur journée. Quand la servante amenait le lourd plateau d'argent devant Gustave, ils se laissaient glisser du divan sur la laine épaisse des beaux tapis de Rabat et le chef de famille officiait le rituel du thé: dosant les feuilles noires, cassant le pain de sucre de son petit marteau de cuivre et bourrant le bered de cette menthe odorante que l'on faisait venir de très loin; car seule la menthe des oasis a un parfum assez subtil pour les vrais amateurs. Puis, attentif, il goûtait la force de l'infusion avant de verser, de très haut, le liquide ambré qui moussait dans les petits verres colorés. Il y avait aussi un salon plus petit, plus féminin qui lui était réservé et où elle recevait ses amies. Quand il était petit, Alexis avait le droit de s'y faire oublier dans un coin tandis que les commères jacassaient; mais plus tard, quand il eut l'âge où les petits garçons n'accompagnent plus les mamans au hamam, il fut prié d'aller ailleurs et n'eut droit qu'au grand salon réservé aux hommes. Ce mot arabe désigne la boisson mais on ne sait trop par quel mystérieuse analogie il désigna pour les chrétiens le vin et l’alcool. Les petits garçons accompagnent les mamans au bain des femmes jusqu'à l’âge de six ou sept ans. 195 M’Barka Certes il s’était senti fier d'être ainsi admis a la société des adultes, mais dans son coeur il regretta longtemps les rires étouffés des femmes et les regards moqueurs qu'elles lui jetaient, après des murmures mystérieux qu'elles se disaient tout prés de l'oreille pour qu'il n'entende pas. Dans les mois qui suivirent son mariage musulman, Gustave prit conscience qu'il franchissait une nouvelle étape de sa vie, il s'était sentit vieillir, perdre de son insouciance, de son esprit aventureux. L'aventurier faisait place au capitaine d'industrie, le long terme se substituait au coup par coup, il devint dur, âpre au gain, impitoyable en affaires... il devenait riche. De leur côté ses amis et associés des premières heures avaient, eux aussi, fait leur chemin, mais ce commerce de machines mécaniques échappait trop à leur compréhension, ils faisaient aveuglément confiance au français pour l'affaire casablancaise, le juif et l'arabe s'y entendaient mieux dans les spéculations et le négoce de la riche région des Doukalas. Gustave oubliait peu à peu Mazagan et Mogador, la farine, les oeufs et le sisal. Revenu à ses premiers amours il lui fallait parler de chevaux-vapeur, de bielles et de pistons, de moissonneuses et de tracteurs. La demande des colons touchait tous les domaines; il leur fallait du bois, il importa du bois; il leur fallait du ciment il importa du ciment; il fallait livrer les grandes fermes qui s'étaient élevées dans les friches de doum, il acheta des camions; les mines voulaient de l'air comprimé et de l'électricité il importa des alternateurs et des compresseurs. Palmier nain utilisé en sparterie 196 Le Pied Noir Sanpiètro, le sicilien qui lui avait construit sa villa et ses locaux industriels, se spécialisa dans la construction des usines qui s'élevaient vers le Nord de la ville. Sur les conseils de Gustave il acheta des terrains au quartier industriel des Roches-Noires et y bâtit des logements pour ses compatriotes qui, fuyant l'Italie fasciste, s'embauchaient en masse dans la grande cimenterie, la sucrerie, les huileries, les conserveries qui s'y étaient érigées. Lui aussi était devenu riche, sa femme, qui croyait que ce miracle était l'effet de ses prières, lui demanda de leur faire une église. Ce fut un horrible faux gothique, dans une belle pierre noire, qu'il alla chercher a vingt kilomètres sur la route d'Azemmour. Quand il eut fini son église il continua d'exploiter sa carrière en faisant des pavés et des bordures de trottoir qu'il trouva le moyen, avec on ne sait trop quel complicités, d' exporter pour la ville de Marseille. Il n'y en eut, il est vrai, qu'un bateau mais quelle bonne affaire que cette aberration. Comme bien d'autres, Monsieur Sanpiètro, le riche entrepreneur avec chaîne d'or en travers du gilet et villa sur la colline d'Anfa, fit oublier le sicilien débarqué d'un entrepont avec une jeune femme enceinte, un bébé au sein, tenant par la main un petit pouilleux de trois ans. Tous les biens de la famille rassemblés dans le sac à pommes de terre qu'il portait sur l'épaule. Quatre malheureux pieds nus, plus pauvres que le plus pauvre des marocains, mais un père de famille courageux, maniant sa truelle presque jour et nuit, dormant sur le chantier pour ne pas perdre une minute, nourri de polenta et de sardines séchées, plein de courage et d'amour de son métier. 197 M’Barka Gustave au début l'avait aidé de conseils, puis avait participé à l'achat du lotissement des Roches-Noires. Alors quand ses amis et associés de Mazagan, manifestèrent leur désir de se retirer de la société ce fut le sicilien qui racheta leurs parts. Ce qui, par la suite, ne fut pas sans conséquences pour Alexis. Quand, à la fin de 1934 il eut passé son certificat d'études, Alexis rentra au lycée tout neuf qui s'était construit derrière le square Murdoch et il eut la joie d'y être rejoint par ses deux amis Isaac Bendahan et Mohamed Belyazid. Pour Mohamed il avait fallu les relations influentes de Gustave, car si en principe les écoles françaises étaient ouvertes à tous, les élus étaient rares, car les européens n'appréciaient pas du tout que l'on donne trop d'instruction à ces indigènes qui se voulaient aussi intelligents que leurs graines de colons. Pour les juifs c'était différent, d'emblée ils avaient été accueillis comme des enfants perdus de cette République, où leur communauté ne manquait pas d'influences politiques et financières. Marocains tous deux par une ascendance séculaire, Isaac était « français », mais Mohamed « indigène ». Il y avait là une nuance qu'enfants il ne pouvaient encore pas comprendre, mais qui quelques années plus tard mettrait entre eux une barrière insurmontable. Casablanca continuait sa croissance anarchique. Entre la mer et les boulevards Joffre et Foch, que l'on avait tracé dix ans plus tôt comme limite de l'extens ion raisonnablement acceptable de la ville, il ne restait plus un jardin. Déjà par-delà cette limite s'élevaient: nouveaux 198 Le Pied Noir immeubles et quartiers résidentiels. Gustave pouvait maintenant voir de sa terrasse les petites villas grimper à l'assaut de sa colline. - Je nous croyais tranquilles ici...disait-il à M'Barka...tu vas voir qu'un de ces jours ils vont venir se coller à notre mur! Vingt ans plus tard, c'était fait, sauf du côté Sud. Au moment de son mariage il avait fait don aux Habous du morceau de terrain qui le séparait des sanctuaires et petit à petit les sépultures des membres de leurs confréries le grignotaient. Cette formidable frénésie de construction avait une cause essentielle: les besoins gargantuesques du bled, où des routes et des voies de chemin de fer poussaient leurs tracés sur ces pistes construites naguère par la Légion étrangère et les Bat d'Af'. Des colons défrichaient des milliers d'hectares de terres vierges et parmi eux d'audacieux aventuriers créaient des villages entiers qu'ils baptisaient de leur nom. Ces chevaliers d'aventure, réveillant un peuple endormi depuis un siècle à l'ombre de ses gloires passées, les entraînaient dans le tourbillon de leurs activités, pour créer une nation moderne, dynamique, aux portes d'une Europe, qui se déchirait chez le voisin espagnol dans une atroce guerre civile et se préparait, plus à l'Est, au cataclysme d'une deuxième guerre mondiale. A l'Ouest de la ville les luxueuses villas édifiées sur Bataillon d’Afrique. Bataillons disciplinaire où l’on incorporait les repris de justice en âge de la conscription obligatoire. 199 M’Barka la colline d'Anfa dominaient orgueilleusement les buildings à l'américaine qui s'élevaient à proximité du port, alors qu'à l'écart, beaucoup plus loin, les constructions hâtives de la Nouvelle Médina et les bidonvilles des Roches-Noires, abritaient un sous-prolétariat qui commençait à rêver d'une indépendance qui, croyaient-ils, allait leur donner les richesses de leurs exploiteurs européens. Dégagée des remparts qui avaient été démolis, pour faire place à la large avenue qui descendait au port, la Tour de l'Horloge, point initial de toutes les distances kilométriques du Maroc, marquait le centre de la Place de France, mais son horloge était maintenant concurrencée par celle des Services municipaux. Comme les murs croulants de l'ancienne Médina choquaient la vue des conquérants, qui buvaient leur bière à la terrasse de l'Excelsior en faisant cirer leurs chaussures vernies par des enfants débrouillards, on la masqua en élevant une immense palissade de bois sur laquelle ils pouvaient envisager leur avenir dans les affiches de l'huile Castrol et des pneus Englebert. Les trois anciens chenapans de "La Porte de la Mer" poursuivaient leurs études studieuses dans leur lycée, que l'on avait baptisé Lyautey pour qu'ils n'oublient pas le Faiseur d'Empire. On ne risquait pourtant pas de l'oublier celui-là! Il parrainait: avenues, boulevards, places et même villes. Il détrônait Joffre et Foch et même Philippe Pétain, ce Maréchal que l’ancien combattant, volontiers iconoclaste appelait en agitant sa manche vide, « le boucher de Verdun. » En tout cas sous le culte rendu à Lyautey, les affaires 200 Le Pied Noir prospéraient, pour les français s'entend! Les autres européens ramassaient les miettes et allaient les manger dans le ghetto ibérique du Maarif et le ghetto italien des Roches-Noires. Les miettes des miettes, étaient ramassées à la balayette par ces « indigènes » qui se croyaient encore marocains ce qui était faux, puisque depuis que leur pays était devenu « Maroc français », ils étaient « protégés français ». Voyez leur chance à ces arabes! On les appelait arabes puisqu'on ne pouvait les appeler marocains. Remarquez qu'on aurait pu les appeler protégés, mais ils n'auraient peut-être pas compris, tandis que arabe, tout le monde comprenait. Ils étaient des indigènes arabes, comme ceux d'Algérie et de Tunisie. C'était si grand ces territoires des Faiseurs d'Empire, il fallait bien faire des classifications! Ainsi on avait les Sénégalais pour tous ce qui habitait de l'autre côté du Sahara, qui étaient des indigènes noirs et on avait vers la Chine les niaquoués qui étaient des indigènes jaunes. Pour la couleur ceux d'Afrique du Nord posaient un problème, on ne pouvait pas les appeler des indigènes blancs, puisque les blancs c'était les européens, alors on les appelait les arabes. « Entre nous ! disait le portugais à l’italien, c’est tous des «Bougnouls » Mais on ne pouvait pas interpeller sa bonne en lui disant « Eh ! toi l’arabe ! » Cela aurait prêté à confusion avec le jardinier, alors les bonnes on les appelait toutes: « Fatma ! » Sauf chez les espagnoles et les portugaises qui ayant gardé des souvenirs de la grandeur d'Isabelle la 201 M’Barka Catholique, les appelait moresques. Elles disaient: « Ma moresque » Car la moresque à Pépita ce n’était pas la moresque à Carmen ou la fatma de Madame Dupont. Pour les jardiniers ou les hommes de peine c’était plus simple, on criait vers eux « Eh Ducon ! Agi mena ! » ou quelque épithète semblable et ils venaient, ils ne semblaient pas vexés, ils ne comprenaient pas! Et qu'est-ce que cela faisait rire! Evidemment on ne pouvait pas faire ça avec les arabes qui parlaient français comme vous et moi et dont on se méfiait un peu car ils étaient riches, ou fonctionnaires, des intellectuels qui étaient les ennemis jurés de ces européens de Calabre et d'Andalousie, qui venaient les civilis er avec le goupillon de leurs curés et des mitrailleuses françaises. Monsieur Sanpiètro, qui commençait à pouvoir rentrer les pieds dans ses chaussures, pensait comme eux mais il se gardait bien de s'exprimer devant son associé. Les affaires n'ont rien à voir avec la politique disait-il à sa femme. Les relations entre les deux familles étant inexistantes, elle n'était jamais venue à la villa et ne connaissait pas M'Barka. Mais la vraie raison était que Sanpiétro ne tenait pas à exhiber cette paysanne, qui ne parlait que le patois de son village, et qui continuait à se draper dans ses robes et ses fichus noirs, pour faire ses prières à la statue de la Madone qu'il lui avait encastrée dans le mur de sa chambre. Quand elle avait accouché de la petite fille, elle avait 202 Le Pied Noir décidé que trois enfants c'était assez et de ce jour, comme elle ne pouvait pas commettre des péchés, dans des manoeuvres honteuses destinées à empêcher la procréation, Sanpiètro avait été prié de s'abstenir de ses cochonneries. Dans cette ambiance à l'ombre du Rédempteur et de La Sainte Mère l'Immaculée Conception, il n'était pas question de faire éduquer les enfants, surtout les filles, dans ces lieux de perdition qu'étaient les écoles laïques. Heureusement pour leurs âmes pures, l'évêché y avait pourvu et ils purent faire leurs études à l'ombre des crucifix et les battements d'ailes des cornettes. Au lycée Lyautey où n'accédait que l'élite intellectuelle les problèmes raciaux étaient estompés, il n'y avait d'ailleurs que peu de marocains. En conséquence Mohamed et Isaac n'eurent à souffrir que de quelques sarcasmes de peu d'importance. Il faut dire aussi, que la c orpulence d'Alexis au service de ses amis, contribuait à faire réfléchir ceux qui auraient eu tendance à s'oublier. Lalla M'Barka, comme ils continuaient à l'appeler avec une certaine déférence, aimait les recevoir et les gâter les jours de congé. Ils avaient, comme tous les adolescents de ces discussions animées où ils refaisaient le monde pour en faire disparaître l'injustice, ne comprenant pas encore que la pression des religions rendaient utopiques leurs rêves de fraternité. Appartenant tous les trois à cette frange sociale que la richesse tenait à l'abri des réalités politiques, ils ne percevaient que peu ce qui commençait à agiter leur pays, où les élites commençaient à se réveiller. 203 M’Barka Les trois amis passèrent leur baccalauréat ensemble et ensemble le réussirent. Ce fut sans doute la dernière occasion qu'eurent les trois familles de se réunir sans c ontrainte, sans arrière-pensées. Dés les résultats ils convinrent de fêter cela chez eux, c'est à dire à Mazagan. Ce fut une fête joyeuse qu'ils firent dans la vieille maison de M’Barka. Gustave avait manifesté un jour son intention de la vendre mais M'Barka et Alexis s'y étaient si violemment opposés qu'il n'en avait plus jamais reparlé. Toutes les vacances d'été ils y retrouvaient tous les deux, les odeurs familières et ces vieux meubles qu'Alexis, connaissait si bien, que pendant longtemps il ne put s'empêcher de passer sous la table de la salle-à-manger dont il faisait sa cabane quand il était petit. Chaque objet les ramenait à cette période heureuse où ils étaient seuls lorsque Gustave courrait le bled avec ses mulets. Alexis, tout grand et dégingandé qu'il était devenu, lui demandait encore le soir de lui lire un peu de Coran et il reprenait l'attitude familière, s'asseyant à ses pieds la tête posée sur ses genoux, tandis qu'elle lisait sous la lumière de la lampe à pétrole. On fêta, comme il se devait les lauréats. Mais ce fut surtout une fête heureuse de retrouvailles, une de ces réunions de famille où l'on se redécouvre, où l'on remarque chez l'autre la nouvelle petite ride, les tempes qui blanchissent. Les femmes échangeant leurs petites joies, leurs soucis aussi, avec parfois l'éclat d'une recette donnée ou d'une bonne adresse. 204 Le Pied Noir Les hommes, qui s'étaient installés dans le patio pour boire le café, parlèrent de leurs affaires, puis en vinrent à la grande préoccupation du moment. - Aurons-nous la guerre? Question angoissante pour eux qui avaient connu l'autre, surtout lui le mutilé. Les enfants n'avaient pas cette préoccupation Les plus grands demandèrent la permission d'emmener les jeunes filles au cinéma, les plus petits voulurent les accompagner, il y eut comme toujours les protestations des grands qui ne voulaient pas s'en charger. Alors les trois lauréats se dévouèrent pour les emmener sur les bastions et leur expliquer les farces qu'ils y avaient faites. Pendant que les petits jouaient sur les vieux canons ils envisagèrent ce qu'ils allaient faire de leur bac. Isaac et Alexis s'étaient inscrits à la fac de droit de Bordeaux, ils auraient aimé que Mohamed vînt avec eux mais son idée bien arrêtée était de faire une école militaire, il était le plus âgé, presque dix-neuf ans. Ils s'étaient assis, jambes dans le vide, chacun sur un des merlons d'où ils plongeaient quand ils étaient enfants. Alexis qui avait toujours eu de l'ascendance sur ses amis essaya de nouveau - Ne fais pas l'imbécile Mohamed! Viens avec nous! on ne s'est jamais quittés... - On se reverra! Je ne veux pas être avocat, le Maroc n'en a pas vraiment besoin, je veux être officier! - Pourquoi? le Maroc aura besoin d'officiers? ironisa Isaac - Oui! Vous le savez bien...un jour nous retrouverons 205 M’Barka notre indépendance, il nous faudra une armée. Issac se mit à rire en simulant le salut militaire. Alexis qui s'était mis dangereusement debout sur les mains, au-dessus du vide, pour épater les petits frères de ses deux copains de remit sur ses pieds pour observer. - En tout cas si tu veux être autre chose que sergentchef tu n'as pas intérêt à leur dire pourquoi tu veux être militaire. Mais en attendant l'indépendance il va y avoir la guerre et si tu t'engages maintenant, tu risques fort d'être envoyé en première ligne, comme ils l'ont fait en quatorze avec mon père et les tirailleurs marocains. - Oh il ne va pas y avoir de guerre, dit Isaac, cet abruti d’Hitler n'est pas prêt et avec les anglais nous avons toutes les colonies derrière nous. Cet abruti n'a même plus les juifs! J'ai lu qu'Einstein le plus grand physicien actuel s'est réfugié en Amérique. - Et alors tu crois qu'Hitler a besoin des juifs comme toi pour faire la guerre! ... Il se mit à crier en riant, parce qu’Isaac faisait semblant de le pousser vers la mer. Pour se défendre il commença une brève lutte, mais Isaac protesta - Arrête! Arrête! Fais pas le con Liksis, je ne veux pas esquinter mon costard neuf! Ils descendirent du mur, parce que le jeune Moïse avait été enfermé par les autres enfants dans l'ancienne soute à munitions et qu'il hurlait de peur. Ils allèrent le délivrer et tous redescendirent vers la jetée. Ils y croisèrent des gens qui les connaissaient et qui les félicitèrent pour 206 Le Pied Noir leur succés scolaire. Les gosses courraient devant eux, la marée était basse, ils descendirent tous sur les rochers en criant et en se poursuivant. Isaac observa qu'il n'y avait vraiment pas longtemps qu'ils étaient comme eux et sans se concerter ils éclatèrent de rire en voyant le grand trou où ils avaient pêché le poulpe. En revenant ils se sentirent tristes, parce qu'ils voyaient qu'ils avaient perdu leur enfance et parce qu'ils ressentait un malaise inexprimable devant ces énormes événements qu'ils pressentaient et qui les sépareraient. Devant le cimetière juif Isaac demanda: - Cela ne vous dérange pas que j'aille dire un petit bonjour à ma grand-mère? En d'autres temps ils se seraient moqués de lui - On t'accompagne! Dit Mohamed. Ils n'y avait pas d'allée et les tombes étaient si serrées qu'ils marchèrent sur les caissons sculptés de signes hébraïques après s'être couvert la tête de la petite calotte rituelle que le gardien leur avait remise à l'entrée. Quand Isaac fut sur la tombe de sa grand-mère, ils restèrent à distance pour respecter ses prières et quand ils eurent rendu les kippas au gardien, Mohamed, d'une voix très sérieuse, questionna: - Que lui as-tu demandé? - A qui? Au gardien? Rien du tout... 207 M’Barka - Je suis sérieux Isaac...à ta grand-mère, à l'âme de ta grand-mère? Ils marchèrent un instant en silence côte à côte, les petits étaient depuis longtemps repartis vers la maison, car c'était l'heure du goûter et il répondit: - J'ai seulement prié que nous restions toujours aussi amis que l'ont été nos pères. Ils marchaient maintenant les bras passés autour de leurs épaules, comme aiment à le faire les adolescents. Isaac était entre ses deux amis, il continua ...Il se prépare des choses très graves, nous le savons bien, les juifs sont à nouveau persécutés, les haines racistes toucheront aussi les autres, les musulmans par exemple. - Je sais! dit sombrement Mohamed... les imbéciles sont hélas le plus grand nombre, mais nous ne sommes pas parmi eux, pour ma part je vous jure à tous les deux que je n'oublierai jamais notre amitié. - Oh je peux vous le jurer aussi! dit Alexis Ils passaient à ce moment le long de la darse et deux soldats ivres venaient vers eux, Mohamed portait une longue jellaba blanche et le fès rouge traditionnel. Ils se tenaient toujours par les épaules, aussi quand ils furent devant les soldats ivres, ils se séparèrent pour leur laisser le passage, mais l'un d'eux interpella Alexis. - Alors petit pédé! on copine avec les ratons? Alexis que la conversation précédente avait beaucoup troublé n'eut pas besoin de réfléchir, il était 208 Le Pied Noir costaud il balança à l'ivrogne un coup de poing en pleine mâchoire qui le fit tomber, mais il se releva plein de rage pour se précipiter sur le jeune homme - Attention, cria Isaac...il a un couteau! Mais Alexis aveuglé de colère s'était déjà précipité et lança un si violent coup de pied au soldat qu'il tomba dans la darse. L'autre se précipita pour donner un coup de tête à Alexis, mais Isaac lui sauta dessus et ils roulèrent ensemble dans les déchets de sardines. Venant au secours de son ami, Mohamed saisit le soldat par son ceinturon le redressa, lui balança une gifle magistrale et l'empoignant à la gorge le força à s'agenouiller. - Embrasse les pieds du raton sale fumier! Embra s s e mes pieds ou je te fais crever! Embrasse-les salaud, ou je t'arrache les couilles! Il tremblait de rage et il y avait une telle haine dans sa voix que ses amis en ressentirent un malaise. L'autre agrippé au rebord de pierre émergeait en criant des menaces. De toutes ses forces Alexis lui donna un coup de pied en pleine figure qui le rejeta dans l'eau, peu profonde à cette heure de marée basse où il pataugea dans la vase pour rejoindre un endroit plus accessible. Mais celui que tenait Mohamed préféra l’humiliation et devant la petite foule qui s'attroupait en riant, il posa sa bouche sur les pieds de son adversaire avant de se relever et de s’enfuir. Mohamed le visage crispé, pleurait et Alexis gêné lui dit - Tu ne vas pas en faire un plat! Des abrutis pareils n'en valent pas la peine. 209 M’Barka - Je les hais! je les hais! Et Alexis sentit que ce n'était pas seulement des deux ivrognes qu'il parlait, c’était une haine raciale où il était peut-être lui-même englobé. Il tapota le dos de son ami qui se reprenant dit - Il m’a vraiment énervé cet abruti, mais on ils ont pris une sacrée leçon ! Il a bien fallu qu’il les embrasse mes babouches ce salaud. Ils repartirent en riant. Alexis se bouchait le nez - Cette fois Isaac, tu pues vraiment autant qu' un vieux pouilleux du mellah et dire que tout à l'heure tu faisais des manières pour ton costume neuf! Une vieille dame juive qui les connaissait depuis leur petite enfance les interpella - Vous n'avez pas honte de vous conduire comme cela ? grands comme vous êtes! vous êtes toujours les mêmes garnements! Ah petits voyous! Vous mériteriez encore le fouet! Ils s'excusèrent avec une fausse humilité qui les fit rire dans le dos de la vieille dame, et rentrèrent à la maison où on préparait à leur intention l'énorme gâteau qui venait d'arriver de l'hôtel de Nice. Ils allèrent discrètement se nettoyer avant de revenir à table et durent s’expliquer sur ce changement de vêtements. Contrairement à ce qu’ils craignaient il n’y eut aucun commentaire autre que cette observation d Gustave « Je ne sais pas si nous aurons la guerre mais ici elle 210 Le Pied Noir est déjà déclarée » Cette fête de leur baccalauréat, ils ne l'oublieraient jamais. 211 M’Barka es vacances eurent un goût amer cette année-là, car l'inquiétude de leurs aînés influençait les jeunes gens. Certe ils s'amusèrent comme tous les jeunes gens de leur âge, mais le coeur n'y était pas vraiment. L Le père d’Alexis avait toujours évité de parler des combats auxquels il avait participé, sachant que parler de la guerre contre les allemands, l’aurait amené à parler des combats contre les marocains dont il avait maintenant honte. Mais Alexis avait toujours vu ce bras coupé et entendu quand d’anciens combattants leur rendaient visite quelques récits édifiants. Pas plus que ses camarades, il n’en ignorait les horreurs. Et pourtant ! La guerre : les jeunes gens en avaient à la foi peur et envie, envie de gloire, envie d’épater les filles. Tous ceux qui disposaient d'un poste de radio (on disait alors une TSF), ne manquaient pas d'écouter les bulletins d'information des stations françaises, aussi ignoblement mensongers que les hystéries de Hitler et les mascarades de Mussolini, auxquelles elles répondaient. Il y avait aus si les journaux, surtout des illustrés comme « Match » où ils voyaient bien que les bras tendus n’étaient pas un salut olympique mais une réelle menace. Mais cela ressemblait étrangement à un jeu entre des initiés dont le plus menteur gagnait la partie. Petit à petit, Radio-Paris et les autres stations que l'on pouvait capter, à travers le crépitement des parasites, faisaient monter la pression patriotique. 212 Le Pied Noir L'oreille collée contre le haut-parleur, on apprenait que la classe 37 était rappelée, puis ce fut la classe 36, « l 'imprenable ligne Maginot » se remplissait, le général Gamelin plastronnait, menaçant les « boches » d'anéantissement. « Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried... » Chantait-on. Et la plupart des gogos de français avalaient cela, certains qu'ils étaient, que les allemands, affamés par leur fuhrer, ne pourraient pas combattre plus d'un jour. Ne disait-on pas que pour faire ses canons, Hitler ne leur donnait à manger que des erzatz chimiques. Par exemple IG Farben fabriquait du beurre avec du pétrole, tandis que nous, du beurre, du vrai, on en avait! Personne ne semblait trouver bizarre que l’on assura avec autant de certitudes qu'Hitler n'avait pas de pétrole. A la limite on pouvait bien raconter que justement il n'y avait plus de pétrole parce qu'il était obligé de faire du beurre, l'abrutissement de la propagande était tel que personne n'aurait osé mettre en doute une vérité aussi évidente. En attendant! Hitler, bavant dans ses micros, disait merde à Gamelin et envahissait la Pologne. La mobilisation générale fut proclamée, les usines et les fermes se vidèrent de leurs hommes et...de leurs chevaux. Les chevaux, parce que les canons français, comme en 14, étaient à traction animale. De toute façon les paysans n'en avaient pas besoin de leurs canassons, puisqu'ils étaient mobilisés! Avec un peu de chances ils les retrouveraient peut-être sur le front! « Tiens Cocotte tu es là ma vieille ? Pas trop dur la guerre ? T’as bien ton picotin d’avoine ? Elle sera contente la patronne quand je vais lui dire que je t’ai vu » 213 M’Barka Sans les chevaux comment allait-on rentrer les récoltes? Monsieur Daladier et son Général en chef, ils s'en tapaient de ces problèmes secondaires, « On allait à la guerre, pas au ramassage des patates! Et puis ça serait vite réglé! Grâce à l'expérience qu'ils avaient de la dernière guerre et nos braves tirailleurs des colonies, dont les « boches » avaient si peur. Les sénégalais avec leurs coupecoupe, quand ils les verront arriver vous aller les voir foutre le camp ces cons de boches » Tous ces galonnés recommençaient à espérer les glorieux combats qui les couvriraient de médailles et en attendant ils vérifiaient que les bandes molletières étaient assez serrées pour donner des varices et que les godillots avaient tous leurs clous. « Ces cons d'allemands, ils avaient de l'allure avec leurs bottes molles! Et ces casques en acier qu'ils avaient sur leurs crânes de prussiens? Ça devait bien peser deux kilos, peut-être même trois, de quoi rigoler... tandis que nous hein! Notre casque, léger, confortable, avec cette barre astucieuse, ajoutée par-dessus pour parer aux coups de sabres des cavaliers ennemis, Cela s'appelle un cimier cette barre et on va vous expliquer comment ça marche: le uhlan arrive au galop de charge et pan! il vous en fout un bon coup sur le cimier, ça vous fait rigoler, parce que son sabre est tout ébréché et pendant qu'il vous regarde ahuri, cet abruti de boche, vous le crevez avec la baïonnette bien pointue de votre bon vieux Lebel 1894! Bon! c'est vrai on ne se bat plus au sabre depuis la charge de Reischofen en 1870, alors le cimier? D'accord! mais c'est comme ça que les boches verront que vous êtes français. Et puis nous avons notre canon de 75, merveille des merveilles qui nous a fait gagner la guerre de 14 et même plus près de nous la guerre du Rif, il ne rigolait plus ce salopard d'Abdel Krim quand on lui a balancés nos 214 Le Pied Noir pruneaux avec les fusées débouchées a zéro. » Pendant que les innombrables gogos criaient « Vive Daladier ! Vive Gamelin ! » Quelques-uns, comme Gustave, se regardaient consternés, c'était ceux qui y étaient allés. Enfin! ceux qui étaient allés dans les tranchées, à quelques kilomètres des Etats-majors où on usait les beaux crayons rouges et bleus sur les cartes, téléphone de campagne à portée de la main. « Allo ! la sixième compagnie ? Qu’est ce que vous attendez bordel de merde pour me prendre cette foutue crête ? Quoi vous avez perdu la moitié de l’effectif ? Je n’en ai rien à foutre de votre effectif ! Retournez là haut ou je vous fait coller contre un mur avec douze balles dans la peau! espèce de couille molle! » Les anciens combattants, les vrais, ceux qui comme Gustave, n'avaient pas aimé avoir pissé de frousse, ne pavoisaient pas, ils savaient quel carnage se préparait. Les autres, ceux qui avaient aimé, ceux qui regrettaient ce bon vieux temps, adhérents à béret basque des « Croix de feu et briscards » du Colonel De la Rocque. Ceux qui ne manquaient pas un défilé, avec leur batterie de cuisine brinquebalant sur la poitrine, pour déposer la traditionnelle gerbe du 11 Novembre au Monument aux morts. Ces héroïques rescapés qui, même pendant la minute de silence qui suivait la Marseillaise, n'entendaient pas ces disparus de vingt ans, à la recherche de leurs ossements dispersés, qui gueulaient du fond des ténèbres, que la guerre c'est de la merde faite pour enrichir les marchands de canons! Eux ils auraient bien remis ça, ces vieilles épaves; mais voila on ne voulait plus d'eux, sauf s'ils étaient au 215 M’Barka moins colonels de réserve. Après le désastre de Juin 40, provoqué par l'incompétence notoire des militaires de carrière, qui n'avaient pas compris qu'on ne faisait plus la guerre avec des chevaux mais avec des chars de combat, ces anciens combattants, médailles au vent, se précipitèrent, vitupérant la lâcheté des jeunes , qui n'avaient pas su se battre, pour se mettre à la disposition de leur héros favori, le vainqueur de Verdun, le sauveur de la France, Philippe Pétain. « Le Maréchal » Gustave qui fulminait contre cette vieille ganache fasciste, racontait comment ce salopard en 1916, dans son poste de commandement de Souilly, à soixante kilomètres de Douaumont, une main au cul des filles dont il faisait grand usage, signait de l'autre les ordres d'offensives inutiles et faisait fusiller par séries de dix, pour l'exemple, les hommes des régiments qui se mutinaient dans les tranchées. Comme en 1916 il allait remettre de l'ordre, l'Ordre Nouveau, avec la même méthode. Traîtres comme les mutins de Verdun, les communistes, les francs-maçons, les juifs, allaient être pourchassés, fusillés, livrés aux allemands. Au Maroc il y eut cependant une nuance, le souverain à qui on ne laissait que peu de pouvoir, refusa cependant de cautionner les dahirs antisémites et la Résidence n'insista pas. Une des conditions de l'armistice limitait l'effectif total de l'armée française à 100 000 hommes pratiquement désarmés. 216 Le Pied Noir Les commissions d'armistice italiennes et allemandes vinrent vérifier au Maroc si le compte était bon. Des gens comme le Colonel De la Rivière qui se refusait à cette honte de la France, se chargèrent de faire un bon compte de porteurs d’uniformes car cette étrange armée marocaine, était pratiquement doublée d’employés civils censés remplir des tâches administratives. Il y en avait partout, on les trouvait dans toutes sortes de bureaux, d'ateliers d'entretien, ils étaient chauffeurs, magasiniers, cuisiniers. En métropole, à l'insu du gouvernement de Vichy, l'Etat-major de l’Armée Nouvelle comme on l'appelait, avait trouvé cette astuce pour tricher sur les effectifs et on expédia Outre-Mer le maximum des rescapés de la déconfiture nationale. Au Maroc il y en avait partout de ces militaires déguisés en civils, qui entre eux, continuaient à se donner du « Mon colonel, du mon lieutenant et se transformèrent en encadrement de ces espèces de boy-scouts qu'étaient les Chantiers de jeunesse. Les moins gradés étaient des comptables sans registres, des magasiniers de magasins vides ou astiquaient des obus rouillés pour les quelques canons autorisés à garder les côtes contre un éventuel débarquement anglais. Ce n'était d'ailleurs pas le moindre des paradoxes pour ces militaires, que de voir l'allié d'hier être désigné comme le nouvel et principal ennemi. Il est vrai qu’après avoir anéanti notre flotte à Mers el Kébir pour être sûrs que Pétain n’allait pas la livrer aux allemands ils n’étaient pas en odeur de sainteté dans l’armée française. 217 M’Barka Le surplus de ce qu'il était permis de garder comme armes et munitions disparut des dépôts et des casernes pour se disperser chez les colons, ou les industriels, qui avaient la possibilité de les cacher. C'est ainsi qu'une nuit deux camions grimpèrent jusqu'au réservoir de la villa avec une équipe de soldats qui enterrèrent , malgré les protestations de M’Barka, deux tonnes de caisses de cartouches, sur lesquelles le fidèle Driss sema de la luzerne. Comme il n'y avait rien à voir, que cette gabegie bien française qui payait des tas de civils à ne rien faire, la commission d'armistice resta à Aïn-Diab à jouer au bridge dans le confortable Hôtel Suisse sans faire de bruit pour se faire oublier de Berlin. Car on peut comprendre qu’il s’y trouvaient mieux qu’à Stalingrad. La vie continuait au Maroc, à peine ralentie par quelques restrictions qui portaient surtout sur l'essence. Pourtant chaque mois un pétrolier en amenait 30 000 tonnes venant des Etats-Unis avec des pièces détachées pour les tracteurs et les machines agricoles, car les allemands tenaient beaucoup à une production agricole destinée en principe au ravitaillement de la France, mais dont ils détournaient à Marseille la plus grande partie, pour eux-mêmes. La défaite amena un clivage entre les français du Maroc, jusque-là si unis; y compris dans l'administration et surtout dans l'armée que noyauta bientôt « Les parachutés de Vichy ». Bien entendu, comme cela se passait en métropole les plus nombreux, surtout parmi les nouveaux français comme Sanpiétro, se rallièrent avec enthousiasme, en chantant le nouvel hymne national « Maréchal nous 218 Le Pied Noir voilà, devant toi le sauveur de la France... » Les autres, surtout les anciens des années 12, comme Gustave se mirent à écouter « Ici Londres ! Le Général De Gaule vous parle ! » Alexis et Isaac n'allèrent pas à Bordeaux car la faculté avait envoyé ses profs enseigner vers la Ligne Maginot le maniement d'armes à la classe 39 et, entre ceux qui étaient restés, une croix de bois sur le ventre, au bord d'une route de la retraite et ceux qui avaient été fait prisonniers, il ne restait plus grand monde pour commenter le « Daloz » Isaac retourna à Mazagan, où à défaut d'étudier le droit, son père lui enseigna les finesses du négoce international. Alexis alla rejoindre le sien dans les beaux bureaux de la route de Médiouna, où il passa beaucoup de son temps à combiner des rendez-vous avec une jeune dame du secrétariat. Elle avait son mari dans un Stalag et un grand besoin d'affection. Elle lui apprit beaucoup de choses qu'on ne lui avait pas enseignées au lycée Lyautey, il se montra un élève studieux qui avait soif de ces nouvelles connaissances. Comme ces intéres santes occupations se complétaient de leçons d'équitation et du maniement de la raquette sur le court de l'Hôtel d'Anfa on ne le voyait pas trop aux E tablissements Charbonnier, si ce n'est au secrétariat. Gustave était beaucoup trop occupé pour contrôler les activités professionnelles de son rejeton et le chef du contentieux qui s'en foutait le laissait aller et venir 219 M’Barka à son gré. Après tout, pensait-il il pourrait bien devenir à son tour le Patron! Mohamed après son engagement avait rejoint, après avoir fait ses classes au 4ème R.T.M. de Taza, l'école d'offic iers interarmes de Cherchell en Algérie, où s'était replié Saint-Cyr. Somme toute la guerre qui continuait et dont ils suivaient tous les péripéties, n'avait que peu de conséquences sur le Protectorat; si ce n'est quelques restrictions dont M'Barka se plaignait parfois amèrement, vivement réprimandée par Gustave qui lui demandait, quand il l'entendait se plaindre qu'on ne trouvait plus des verres de lampes de 12 lignes ou des aiguilles à coudre, de remercier Allah de ne pas avoir à connaître ce que souffraient les français. Vers Noël 1942 le mari de la secrétaire, revint sans prévenir. Gustave lui avait fait parvenir un certificat des Services de l'Agriculture, qui le disait spécialiste du traitement des orangers et indispensable à l'exploitation d'un colon de la région de Berrechid. Les allemands aimaient bien les colons, qui envoyaient des oranges, en principe destinées aux sous-alimentés du Marèchal, mais qui des quais de La Joliette, partaient directement vers le front russe où les vaillants soldats de la Wermacht avaient besoin de vitamines. Grâce à cela, le valeureux prisonnier, débarqua un beau matin du SS Porthos et frétant une araba, lui fit prendre le galop pour retrouver au plus vite les tendres épanchements conjugaux. On ne l'attendait plus le malheureux; pour une surprise ce fut une surprise; on n'a pas idée aussi, de s'amener comme cela sans prévenir, il est 220 Le Pied Noir vrai que le courrier de cette époque manquait de rapidité.Ce fut Alexis qui, croyant au coup de sonnette que c'était la bonne, vint lui ouvrir la porte, les bretelles pendant sur le pantalon. Ils comprirent vite l'un et l'autre qu'ils avaient en commun la personne qui criait du fond de la chambre - Alexis ! Dis à la fatma de faire le café et reviens te coucher mon chéri! Alexis sauta dans l'escalier pieds nus, en remontant ses bretelles sans poser de questions et au bistrot du coin téléphona à Driss de venir le chercher. La dame sut se faire pardonner, mais son patron perdit une bonne secrétaire et comme les frasques de son rejeton, « Cela commençait à bien faire » il l'encouragea vivement à se former le caractère ailleurs que dans ses bureaux et surtout dans le lit de ses employées. Les interventions de M'Barka n'y firent rien, il fut impitoyable - Trois ans ! c'est pour ton bien, je te laisse le choix de l' arme. Il hésita entre la marine et l'aviation qui avaient de beaux uniformes, mais dans un cas il y avait vraiment trop de sous-marins qui coulaient les bateaux et dans l'autre, trop d'atterrissages involontaires. Mohamed qui était venu en permission montrer ses galons tout neufs d'aspirant, lui conseilla l'artillerie, son papa le recommanda au Tonton de Rabat, le colonel De la Rivière qui lui fit voir ce que c'était que d'être bien pistonné. Il s'en aperçut quand il se retrouva à Marrakech, sur la colline du Guéliz au « Groupe d'Artillerie Coloniale de Montagne » où, pour lui faire les 221 M’Barka pieds, on l'envoya très vite faire les tournées de police dans le Haut-Atlas en tenant la queue des mulets. Quand les américains débarquèrent le 8 Novembre 1942 il était justement en permission depuis huit jours avec deux galons rouges de Brigadier et un permis de conduire tout neuf (Il n'y avait pas que des mulets au GACM) Raphaël Bendahan était mort un mois avant et comme il était en manoeuvres il avait été averti trop tard pour assister aux funérailles. Il demanda à son père de lui prêter sa voiture, mais pour étrenner son permis, son père ne lui confia que la vieille Ford. Il tenait à garder en bon état sa Nash six cylindres, qui d'ailleurs avalait l'essence comme un chameau assèche une source quand il a traversé le Sahara sans escale. M'Barka qui avait déjà la frousse quand c'était Gustave qui conduisait (Elle ne faisait confiance qu'a Driss) déclina prudemment l'invitation à l'accompagner a Mazagan. Il faillit emboutir un chameau qui traversait imprudemment la route, arracha les babouches d'un fellah qui balançait ses pieds à la cadence de l'âne sur lequel il était assis, mais à part ces broutilles, qui l'incitèrent à aller moins vite, il arriva intact devant la maison de ses amis où Rachel le reçut en pleurant. - Mon pauvre Raphaël aurait tant aimé te voir! Elle avait envoyé un petit garçon chercher Isaac qui avait tout naturellement pris la place de son père au magasin. Cependant il avait modernisé, faisant aménager à 222 Le Pied Noir l'étage, une pièce où un large bureau à tiroirs remplaçait le pupitre à rideau qui, en bas, au milieu des sacs de farine, avait suffit au fondateur. Ils s'embrassèrent avec émotion et dès que leurs effusions furent terminées, Isaac lui apprit que Mohamed était arrivé la veille, en permission lui aussi. - Qu'est-ce qu'on attend! pour aller le chercher? Il téléphona et Mohamed leur dit qu'il les attendait devant la minoterie. A cette époque il était interdit aux militaires de quitter leur uniforme, même en permission, Isaac se moqua de son ami en touchant les galons rouges sur la veste de drap. - Tu vois que ça sert d'avoir le bac! Mohamed les attendait dans la rue avec ses deux frères. Isaac qui s'attendait à ce que ses deux amis se jettent dans les bras l'un de l'autre fut surpris de voir le Brigadier Charbonnier saluer au garde-à-vous le souslieutenant Belyazid qui, les yeux brillants de joie, rendit réglementairement le salut avant de le prendre dans ses bras pour l'embrasser. Ces formalités militaires accomplies ils allèrent ensemble pour saluer toute la famille et boire l'inévitable thé avec Hadj Kaddour. Il avait bien vieilli. Montrant ses doigts tordus par l'arthrite à Alexis, qui lui demandait comment allaient ses affaires il lui dit: - Regardes Lixis! Je ne peux même plus tenir un bered, il est temps que je me retire pour prier et me préparer pour le grand voyage. Je suis fatigué maintenant! Et comment va ton père? Nous les avons vus pour l'enterrement de ce pauvre Raphaël mais nous n’avons pas 223 M’Barka beaucoup parlé. Je veux profiter de la permission de SiMohamed pour régler toutes mes affaires entre mes enfants et après qu'ils fassent ce qu'ils voudront. Ils allèrent tous les trois au cimetière juif pour rendre un dernier hommage à la tombe du vieux Raphaël, Ali le frère cadet de Mohamed les accompagnait. En route Alexis demanda - Est-ce que tu vas faire carrière dans l'armée Mohamed, ou après la guerre reprendre l'affaire de ton père? - Tu ne te rappelles pas ce que je t'ai dit quand je me suis engagé? ...le Maroc indépendant aura besoin d'officiers pour son armée! - Oui je me rappelle! Alors les magasins, la minoterie? - L'armée m'a appris une chose, on ne peut être trente-six à commander. Ali prendra le commandement, mon père est d'accord pour regrouper tous ses avoirs dans une seule société dont on se partagera les actions selon la coutume entre frères et soeurs. Ils se tenaient debout silencieux devant la tombe, regardant leur ami osciller du buste pour accompagner sa prière qu'il termina par une imposition des mains sur l'écriture hébraïque Puis s’étant approché de ses amis il dit - J’ai entendu ce que vous disiez et je pense à une chose. Ali! quand ton père se retirera, pour te laisser sa place, est-ce qu'on ne pourrait pas associer les deux affaires? Ici...c’est comme si mon père de sa tombe me le demandait, je crois que l'idée lui aurait plu. 224 Le Pied Noir - Ça me parait être une bonne idée dit Mohamed, qu'en pense tu Ali? - Oui! mais on va y réfléchir et demander à Baba! Oui! c'est une bonne idée! On sait déjà tout les uns sur les autres, sauf ce qu'on à en banque...et encore! Et nos familles se connaissent tellement bien. Même toi Alexis tu es intéressé, tu sais qu'il y a des parts à ton nom dans l'usine de Mogador? - Je ne savais pas! je croyais que mon père avait tout liquidé. - Ses parts oui! mais pas les tiennes...oh ce n'est pas grand-chose, mais tu en auras assez pour être avec nous au conseil d'administration...Inch Allah! Bon! moi je vous laisse il faut que je retourne au magasin. Son frère l'arrêta - Parles-en tout de suite à notre père! Il faut que tout soit liquidé avant la fin de ma permission, après je risque fort de ne plus être là pour signer quoi que ce soit avant longtemps. - Oh tout de même le Maroc n'est pas si grand! Mohamed eut une hésitation et dit - Je vais vous révéler quelque chose! promettez moi de garder ce que je vais vous dire pour vous...sauf si vous avez envie de me voir fusillé pour trahison. - Vas-y mon Lieutenant! Alexis...tu veux qu'on crache? répondit pour tous Ils rirent tous les quatre à ce rappel de leur enfance encore si proche et gravement Mohamed leur annonça 225 M’Barka l'imminence d'un débarquement américain. - Ton père est au courant, dit-il en s'adressant à Alexis...il fait partie du réseau de résistance, tu ne le savais pas? - Non! jamais il ne m'en a parlé! Il se sentait lésé de ce manque de confiance de son père et il ajouta...je suppose qu'il avait ses raisons, j'ai fait pas mal de conneries, surtout avec cette Chantal. - Ne lui en veut pas Alexis! L'enjeu était trop important, qui sait si tu ne l'aurais pas raconté à cette bonne femme pour te rendre intéressant? - Non! Non! Je ne lui en veux pas, il a eu raison! C'est à moi que j'en veux! C'est pour quand? - Je ne sais pas! sauf que c'est incessant et que je dois rejoindre ma nouvelle unité à la fin de la semaine. - Tu ne restes pas à Taza avec les tirailleurs? - Non je rejoins les Goums!...pourquoi ne fais-tu pas les EOR. Alexis? C'est facile pour toi avec ton bac, et on mange mieux au mess des officiers. - Tu sais! mon père avait bien raison de me pousser à m'engager dans la Coloniale, j’y ai compris beaucoup de choses, la Coloniale et la Légion étrangère sont des outils militaires parfait, c'est la perfection, l'exemple! et tous les autres corps nous jalousent pour ça! Un groupe soudé comme une famille par des traditions le plus souvent stupides, qui glorifient les actes d'héroïsme surtout s'ils sont associés à des inconsciences de poivrots; une solidarité absolue, si tu gueules « A moi la Coloniale ! » tu vois tous les copains qui rappliquent et qui se jettent dans ta bagarre 226 Le Pied Noir sans chercher à savoir si l'autre a tort ou raison. Tu te fais arrêter et mettre au gnouf par des bulgares ou des flics, ton Capitaine va venir en personne te sortir et même si tu as écopé de soixante jours tu sais que tu ne vas pas les faire, car il n'y a que les punitions de tes chefs qui valent. Par contre quand tu seras au garde-à-vous dans le bureau du Pitaine pour t'expliquer, il te foutras une raclée et tu ne diras rien, il t'enverra faire la pelote pendant trois jours avec quarante kilos de cailloux sur le dos et tu ne diras rien, Il te mettra au tombeau jusqu'à ce que tu t'évanouisses et tu ne diras rien. Alors vois-tu, ce fumier de capitaine qui ne veut pas de mauviettes qui mettent de l'eau dans leur bidon de pinard, c'est notre papa! Il nous dit, mange! Bois! Va baiser! Baïonnette au canon! A l'assaut! Et toi soldat Duchnok, Brigadier de mes deux, tu marches... pas pour l'amour de la France, cela c'est secondaire et te ferais réfléchir à ce que tu fous avec cette bande d' enfoirés. Non tu marches parce que tu as cousu sur ton col l'Ancre de Marine. Alors si tu savais comme c'est facile d'obéir à un abruti d'officier comme toi. Moi je suis bien tranquille, je n'ai qu'a me laisser faire. Mais toi avec tes galons tu dois te démerder pour me faire manger, pour me faire dormir, c'est toi qui décide si on attaque ou si on se sauve et si on attaque ce n'est pas moi qui aurait les mecs tués et blessés sur la conscience c'est toi lieutenant! T'as compris Mon Lieutenant? Mohamed se mit à rire - Tu mériterais que je te fasse mettre au garde-à-vous à trois pas pour entendre comment je te colle un rapport au cul pour outrages à l'armée. Après on verrait si ton C’est ainsi que dans les troupes coloniales on appelait avec mépris les autres armes. 227 M’Barka Capitaine te sortirait de la prison centrale d'El-Hank! - Et comment qu'il viendrait! Et si elle n’avait pas cette certitude, comment crois-tu que ses voyous limiteraient leurs instincts d'alcooliques sauvages? Ce n'est pas par crainte, qu'ils se limitent, c'est pour ne pas causer d'emmerde à leur Papa de Capitaine et s'ils ne ratent pas un tour de pelote malgré leur dos en sang, en traitant leur capitaine d'enculé, c'est parce qu'ils sont convaincus que leur punition est tout à fait méritée. - Tu sais Brigadier Charbonnier! Tu pourrais être un sacré bon officier avec ce que tu as appris. Et franchement tu me découvres des raisons d'aimer ce que je fais parce que si toi ton plaisir c'est de ne pas te casser la tête et d'obéir bêtement, le mien c'est justement de penser à ta place et d'être fier de mes responsabilités, même si je me trompe. Grâce à toi je crois que je vais y arriver surtout avec les goumiers qui sont encore pire, quoique tu en penses, que la Légion et la Coloniale, parce que eux c'est des montagnards et ils veulent en plus, être d'accord avec tes ordres. Je monte Dimanche à Azrou et toi? - Moi j'en ai encore pour dix jours avant de retourner à la batterie...avec un peu de chance je vais voir les amerloques arriver. Il les vit! Enfin de loin...son père qui ne se doutait pas qu'il savait ce qui allait se passer, faisait des cachotteries et cela l'amusait. Le samedi 7 Novembre son père lui dit qu'il avait rendez-vous avec l'officier d'Etat-major du Général 228 Le Pied Noir Béthouart et lui recommanda de ne pas laisser M'Barka descendre en ville...on craint des agitations en Nouvelle Médina. - C'est pour ce soir Papa? - Quoi? - Alors tu fais des cachotteries au brigadier Charbonnier, batterie "A" du GACM ? Tu n'as plus confiance dans la Coloniale? - Qu'est-ce que tu sais? - Que les Ricains arrivent...je n'ai pas besoin d'en savoir plus! - Alors pour l'instant cela te suffit, reste tranquille pendant ta permission, que je sois impliqué là-dedans est suffisant, tu es l'arrière garde de la famille...d'accord? - D'accord Baba! Volontairement il avait retrouvé le terme affectueux de son enfance. Par ce qu'on en savait à travers les communiqués de victoire des uns et des autres, cela n'allait pas très fort pour les Alliés. Les armées hitlériennes avaient conquis la moitié de la Russie, les japonais dominaient le Pacifique et menaçaient l'Australie, Rommel menaçait l'Egypte, Londres croulait sous les bombes, les sous-marins allemands qui proliféraient dangereusement à raison de 18 nouveaux U-boot par mois dominaient l'Atlantique. Il était temps de renverser la vapeur. L'occupation de l'Afrique du Nord n'était pas à proprement parler un second front, mais une tête de pont pour l'ouvrir en Méditerranée. 229 M’Barka L'attitude des français, surtout chez les militaires, était paradoxale et reflétait parfaitement la position du général Weygand, sorte de gouverneur en chef de toutes les colonies encore sous contrôle de Vichy. Haine des allemands à qui on dissimulait la réalité des effectifs et des armements, avec l'espoir qu'on aurait l'occasion de leur rendre l'humiliation de la défaite de 1940 et haine des anglais, surtout par les militaires, qui n'avaient pas oublié quelques traîtrises: Dunkerque, Mers el Kébir, Dakar, etc.. De ce fait, ces anglais étaient avec leurs complices gaullistes, le nouvel ennemi désigné aux défenseurs des colonies. Les américains c'était différent, on n'avait pas à leur reprocher, bien au contraire d'inimitié envers la France et ils pouvaient être assurés d'un bon ac cueil par les musulmans qui ne leur reprochaient pas comme aux anglais de favoriser les juifs par rapport à eux. Donc! à part les inconditionnels de Vichy qui continuaient à parader dans les administrations et la police où ils s'étaient fait donner les postes les plus lucratifs, il ne devait pas y avoir d'opposition à un débarquement américain, secrètement préparé avec quelques officiers qui n'acceptaient pas de suivre Pétain et ses séides pour lécher les bottes du Fuhrer. Les officiers « parachutés » par Vichy étaient mal vus des hommes et plus encore par leurs collègues des armées d’Afriques, qu’ils mouchardaient s’ils jugeaient leur serment obligatoire au Maréchal trop tiède. Serment ou pas , ceux qui étaient « dans le coup » se préparaient à les mettre hors d’état de nuire Au moins pendant l’opération 230 Le Pied Noir car après ils redeviendraient aussi disciplinés qu’avant, puisqu’à la plupart de ces abrutis il suffisait de leur donner un chef . C'est ce que se préparait à faire, au jour "J", le général Béthouart avec Noguès, le Résident général vichyste, en s'appuyant sur le réseau de résistance des gaulistes comme Gustave. Malheureusement il eut un scrupule de caste et au lieu de s'en tenir au plan prévu, qui était d'encercler la Résidence avec le 1er RIM, il tenta d'aller convaincre son confrère de se rendre. Mal lui en prit, car ce fut lui qui faillit être fusillé, d'autant plus que le débarquement ne se fit pas au moment prévu. Il fut donc, avec ceux qui l'avaient imprudemment accompagné, arrêté, envoyé à Meknès, traduit en cour martiale, condamné à mort et les américains au lieu d'être reçus à bras ouverts comme ils le croyaient, le furent à coups de canons par des troupes d'autant plus motivées, que Noguès leur laissa croire qu'il s'agissait de ce débarquement anglais auquel ils étaient préparés depuis deux ans. Eisenhower sur son navire amiral comprit tout de suite que ce ne serait pas avec des tablettes de chewinggum que l'on débarquerait et fit déclencher toute sa mitraille. Ce fut un effroyable gâchis, aggravé par l'Amiral Muselier, qui garda en poche pendant quatorze heures l'ordre de cessez le feu reçu d'Alger. A cause de ces deux abrutis, plus de mille soldats et marins furent tués en trois jours de combats inutiles. On perdit, un cuirassé, deux contre-torpilleurs, douze 231 M’Barka torpilleurs, douze sous-marins, plus de quatre cents avions et le reste; pour le « Baroud d’honneur »du général Noguès et du Maréchal Pétain, qui dans son fauteuil roulant devait chevroter en bavant de joie: « C’est comme à Verdun ! C’est comme à Verdun ! » Gustave qui de sa terrasse regardait aux jumelles les départs des canons de 138 de la batterie d'El-Hank, ceux de 380 du cuirassé Jean-Bart et les coups au but de la flotte américaine décida d'emmener M'Barka a la maison de Mazagan, mais à la sortie de la ville ils en furent empêchés par un barrage d'énergumènes vichyssois de la Légion des Combattants, qui leur fit rebrousser chemin. Gustave n'osait pas aller en ville aux renseignements, car sachant que son chef le général Béthouart avait été arrêté, il ne voulait pas risquer de l'être a son tour. Il pensa que dans l'enceinte de la villa il les verrait arriver et aurait le temps de s'enfuir, Driss avait reçu la consigne formelle de n'ouvrir à personne et avec ses deux jardiniers de confiance armés de fusils de chasse chargés a chevrotines montait une garde vigilante qui lui rappelait le bon temps du baroud . Ils remontèrent donc sur la terrasse pour voir et entendre de loin la bataille. C'est par la radio qu'ils apprirent que le débarquement avait pleinement réussi sans pertes à Alger, le 10 il virent de loin arriver les GI débarqués à Fedalah et le 11, la canonnade s'arrêtant, ils surent que c'était fini. Aussitôt, Alexis sur les conseils de son père abrégea Actuellement Mohamedia 232 Le Pied Noir sa permission et rejoignit son unité en état d'alerte à Marrakech. Driss l'y avait conduit avec la Nash. Dès qu'il eut rejoint sa chambrée son capitaine l'appela au mess des officiers pour qu'il leur explique ce qu'il avait vu et fut félicité d'avoir rejoint la batterie malgré sa permission. Le surlendemain le rassemblement du matin fut solennel, quand le capitaine au lever des couleurs, fit mettre le drapeau en berne et demanda une minute de silence à la mémoire des compagnons morts par devoir. Il ne fit pas de commentaires sur les responsabilités, disant seulement que l'Amiral Darlan qui avait pris en charge le gouvernement à Alger, venait de nommer le général Giraud commandant en chef des armées françaises. Mais ce qui déchaîna l'enthousiasme, car après tout Darlan, Giraud, ils s'en foutaient, et fit oublier les compagnons si bêtement sacrifiés fut quand il ajouta: - Nous reprenons le combat contre les nazis aux côtés des alliés, nous allons recevoir du matériel moderne, il va falloir sérieusement se mettre au boulot les enfants, pour libérer la France...et montrant sur le mur l'énorme inscription vychiste « Travail, Famille, Patrie »...vous allez oublier cela pour la devise du général Giraud « Un seul but ! La victoire ! »...Garde à vous! Vive la France! Ce fut une extraordinaire période. Les rues, les avenues, les quais, les entrepôts, les terrains vagues, se remplirent de montagnes de caisses de matériel de guerre, venues d'Amérique sur des Liberty-ships qui ne faisaient escale que pour décharger et refaire leurs pleins de mazout. GMC, Dodge, Jeep, tracteurs d'artillerie lourde, porte-chars 233 M’Barka sillonnèrent les routes et les rues jusqu'en Tunisie où les troupes françaises inauguraient la reprise du combat, échangeant leurs bandes molletières contre les Battle-dress et un uniforme qui ne les distinguaient plus des américains que par les écussons cousus sur le bras gauche. Les civils en profitèrent aussi. Les marocains installèrent, Place de France devant "Les Planches" comme on avait pris l'habitude d'appeler la palissade, un fructueux marché noir de lames de rasoirs et de savonnettes, de cigarettes et de boites de tabac, de couteaux de poche et de peignes. Enfin tout un approvisionnement en provenance des camps de GI., ou des bateaux d’où les marins , qui n’avaient pas le droit de débarquer parce que le temps d’escale était compté, penchés sur le bastingage échangeaient au bout d’une ficelle les merveilleux produits américains contre des bouteilles de vin, de faux Cognac et du Champagne au bicarbonate de soude. Les civils européens, quand à eux, installèrent des bistrots improvisés dans leur salle-à-manger pour abreuver cette multitude de militaires assoiffés, qu'ils saoulaient de gros vin rouge, de faux champagne, d'une sorte d'alcool à brûler amélioré, qu'ils baptisaient cognac et d'autres saloperies qui faisaient passer les sandwichs et les brochettes, les escargots et les sardines salées. Toutes ces choses se payaient avec toutes les monnaies des alliés: canadiennes, américaines, anglaises, françaises, néo-zélandaises et autres, qui se convertissaient selon des cours mystérieux qui n'avaient rien à voir avec ceux de . « Wall Street » Pour loger tout ce monde les Baraques Adriant de 234 Le Pied Noir 1914 et les marabouts de toile des camps français, ne suffirent plus et on se mit à construire, avec les planches des caisses vides qui s'amoncelaient au quai Delpit, des baraques pour huit, où l'on rentrait à quatre pattes sur une litière de paille. Les puces se mirent à proliférer dans les camps et dans la ville et toute la population casablancaise fit claquer ses ongles sur les insectes. Les élégantes qui allaient écouter l'orchestre du Roi de la Bière n'étaient pas épargnées et il y avait une sorte de snobisme chic dans leur façon de choper l'insecte sur leur cuisse avant de le faire éclater sur le vernis de leurs ongles. Les marchands de poudre de pyrèthre firent fortune et au marché noir on acheta cette poudre miracle, appelée DDT, réservée aux américains parce qu'elle était rare. Pour les militaires français le meilleur insecticide qu'ils trouvèrent était l'essence dont ils aspergeaient leurs couvertures avant de se coucher, quelques baraques qui s'enflammèrent leur apprirent qu'il ne fallait pas fumer au lit. Les rats aussi s'en donnèrent à coeur joie. Puces plus rats on sait que c'est égal à typhus, les militaires furent rapidement vaccinés, les européens aussi, les autres...on ne sut pas, c'était sans intérêt! A tous ces jeunes gens il fallait aussi des câlins et en dehors des frottis frotta, dans les dancings du Maarif et de l'Oasis pour des résultats aléatoires, ils trouvèrent autour des camps des compagnes venues des bidonvilles de Ben Msick et des Roches Noires, qui apprirent l'anglais plus vite qu'à l'English Center. 235 M’Barka Mais dans ce domaine rien ne valait ce bon vieux Bousbir. A l'entrée une équipe d'infirmiers américains mâchouilleurs de chewing-gum, inspectait énergiquement votre outillage d'une main gantée de caoutchouc, avant de vous remettre, un préservatif, et un petit sac de toile qui servait à emballer, après usage, votre matériel enduit d'une pommade anti-morpions. Ah! c'est là que les français comprirent ce qu'était une organisation américaine! Les capotes anglaises et les rations « K » sont ces détails qui font gagner une guerre! Dans les villes et les campagnes l'activité reprenait plus fort qu'avant et Gustave prévoyant que l'après guerre n'allait pas tarder, acheta en prévision les maisons voisines de son magasin pour s'agrandir. Ce n'est pas une guerre qui arrête le « bisness » surtout si l’on se trouve du bon côté du manche. Une délégation d'hommes d'affaires du Maroc eut droit à un voyage aux States, comme on disait alors, pour préparer l'avenir de cette paix éternelle qui allait désormais régner sur le monde. Bien entendu Gustave en fut. L'avion qui les emmena selon un trajet zigzaguant et de nombreuses escales, de l'autre côté de l'Atlantique, était à lui seul une source inédite d'émotions fortes et d'inconfort. Aussi choisit-il pour le retour une navigation maritime par le Brésil et Dakar, qui avait l'avantage de ne pas dégringoler dans chaque trou d'air pour leur faire croire qu'ils avaient été descendus par une quelconque DCA. 236 Le Pied Noir Il aurait aussi bien fait de revenir par le même moyen, mais il croyait bien faire.A partir de Dakar son bateau dû s'intégrer à un pool de navigation protégé, qui commençant à se constituer du côté de Madagascar grossissait à mesure des contributions de chaque port d'Afrique devant lequel il défilait. Quand il fut enfin rentré de ce voyage, qui causa a M'Barka les plus gros soucis de sa vie, il lui raconta cette aventure maritime. L'incroyable spectacle de la mer couverte de bateaux jusqu'à l'horizon, avançant tous de la même allure réglée sur le plus lent, tandis qu'entre eux se faufilait les chasseurs de sous-marins, si nombreux et si rassurants. Il avoua qu'il n'en avait eu que plus peur quand, du côté des Iles-Canaries, un sous-marin allemand avait réussi, malgré cette intense surveillance, à torpiller en plein jour deux bateaux qui étaient devant eux. M'Barka frémit et pleura au récit qui décrivait les passagers réunis sur le pont, emballés dans les gilets de sauvetage, aidant des rescapés, qui avaient la chance de frôler leur bateau à grimper aux filets. Lançant des cordes et des bouées de liège aux plus proches, alors que ceux qui étaient trop loin ou blessés, accrochés aux épaves ou agglutinés aux radeaux, leur faisaient en criant, des signes désespérés, parce que le navire ne pouvait dévier de sa route, ni s'arrêter. Elle gémit en lui serrant les mains: - Tu es fou! Tu es fou! Avais-tu besoin de risquer ta vie comme ça? Qu'est ce que je serais devenue si tu étais 237 M’Barka mort? A ton âge, espèce de vieux maboule... Mais lui en rajoutait...vieux lion tout fier de montrer qu'il n'était pas fini. - Mais ce n'est rien! Et ils ont fini par l'avoir ce salaud de Boche...On l'a appris le lendemain et puis il y a eu pas mal de rescapés, les bateaux de guerre à l'arrière les ramassaient et...Bon raconte-moi plutôt ce que tu as fait en mon absence! Il n'y a pas eu de débarquement américain dans la Petite Maison? Personne n'est venu te faire la cour? Il se tut sur ces plaisanteries, arrêtant là le récit, ne voulant même plus se souvenir. En réalité il n'y avait eu que très peu de survivants et quand les chasseurs de sous marins, lâchèrent sur l'ennemi repéré leurs chapelets de grenades, ils ne se préoccupèrent pas des naufragés, parce que l'affreuse logique de la guerre voulait que quelques victimes de plus soit un faible prix pour la destruction de cette impitoyable machine de guerre qu'était un sous-marin. Mentir à ce sujet lui était maintenant insupportable, d’autant qu’il se souvenait encore dans toutes ses fibres de sa peur, mais aussi de la terreur folle des soldats africains qui hurlaient contre les écoutilles, enfermés dans les cales et qui croyaient à chaque explosion qu’une torpille frappait leur navire. Elle finissait de ranger ses bas nylon et les autres précieuses choses qu'il avait ramené, quand Alexis, qui était maintenant cantonné du côté des carrières de SidiAbderrahmane, prévenu de l'arrivée de son père, arriva. Gustave descendit l'allée à sa rencontre, admirant avec fierté la prestance du jeune homme dans son nouvel 238 Le Pied Noir uniforme; ils s'embrassèrent plein de joie et rentrèrent ensemble à la rencontre de M'Barka qui avait entendu la voiture arriver. - Ta chambre est prête! Tu as combien de jours de permission? - Je ne peux pas rester Dada, nous sommes en plein préparatifs de départ. - Oh mon dieu! Ça y est! Tu vas partir, Oh mon dieu! Elle éclata en sanglots en le serrant contre elle, ne voulant pas le lâcher, comme si, ce faisant, elle avait pu l'empêcher d'aller vers cette guerre dont maintenant les revues et les films d'actualités leur montraient les horreurs. - Lâche-moi Dada! Et arrête de pleurer, tu sais bien que je vais revenir. Je ne suis pas dans un char ou dans un avion, je suis dans l'artillerie, dans la D.C.A. avec des petits canons de rien du tout. Tu sais Papa des 40 Bofors. On reste toujours à l'arrière pour empêcher les avions allemands de passer et maintenant qu'ils n'en ont presque plus, nous n’avons pratiquement rien à faire. Je crois d'ailleurs, que je vais demander l'artillerie de campagne pour servir à quelque chose. - Non! Surtout pas! Reste bien où tu es! Ne va pas provoquer Dieu...Est-ce vrai Gustave qu'il ne risque rien dans la D.C.A.? - Pas grand chose ma chérie! Ce n'est pas comme moi en 14, Maintenant ils font bien attention à eux, ils mangent bien, ils ne se déplacent qu'en camions, ils ont des 239 M’Barka belles baraques pour dormir. Montre donc plutôt à Alexis ce que je t'ai ramené d'Amérique. Elle alla rechercher dans son armoire les jolis bas, le parfum coûteux, les combinaisons de nylon, Alexis se moqua - Mais tu vas ressembler à Marylin Monroe! - Qui est-ce? - Cette fille que les aviateurs se font peindre sur leur blouson! Dit -il - Oh! S'indigna-t-elle. ..cette femme nue! Tu n'as pas honte de me dire ça Alexis...oh! C'est achouma! Elle s'indignait pour la forme, car elle était heureuse en elle-même d'être à trente-cinq ans, assez jolie pour être comparée à cette blonde qui faisait rêver tous ces jeunes gens et Gustave la serrant contre lui en l'embrassant lui dit: - J'en ai vu plein comme elle en Amérique, mais aucune n'était aussi belle que ma M'Barka, tu es bien cent fois plus belle que Marylin! N'est-ce pas Alexis? - Encore plus que ça! Si tu n'étais pas mon père je te la prendrai! Elle fit mine en riant de le frapper avec sa babouche comme elle le faisait quand il était petit et il cria, faisant semblant d'avoir peur: - Non Dada! Non! Je ne le ferais plus, je le jure... Elle remit sa chaussure en continuant ce vieux jeu 240 Le Pied Noir - And'dek! je vais te faire le derrière comme une maticha!... Ayant repris son s'installer sur la terrasse. sourire, elle leur dit d'aller - Allez dehors je vais vous faire servir l'anisette et je préparerais la table, quand dois-tu rentrer au camp? - J'ai la permission de minuit, ne te presse pas! Demain matin je vais demander une semaine de perme. Ils ne vont pas me refuser ça! - Oui viens encore un peu mon Liksis! Que je te gâte... Sa voix s'étrangla, elle l'embrassa et s'éloigna vers la cuisine, d'où ils l'entendirent donner des ordres pendant qu'ils allaient s'asseoir sur les fauteuils de rotin de la terrasse. - Qu'as-tu ramené d'intéressant Papa? - Beaucoup de projets et une tonne de catalogues, ils ont plein de machines nouvelles pour l'agriculture. Ces régions du Sud ressemblent bien au Maroc pour le climat et les grands espaces, les colons devraient bien faire du coton, cela devrait bien marcher ici! Mais toi? Quand partez-vous et où? - Sur le front italien! Vers Naples sans doute! Nous partons dans trois jours. Je ne voulais pas le dire devant elle...je n'aurais pas de « perme » Papa! Nous sommes consignés jusqu'au départ...fais de ton mieux pour la Attention à toi je vais te faire le derrière comme une tomate 241 M’Barka consoler et je lui écrirais tous les jours. - Ce sera dur mon fils! Mais je ferais de mon mieux...pour toi je ne peux rien te dire, rien te conseiller...ne fais pas de conneries! Des fois on est tenté de faire un exploit, pour montrer aux copains...reste tranquille! Promets-moi de ne pas en faire plus qu'on ne te le demandera...si tu te faisais descendre je ne me pardonnerais jamais de t'avoir fait t'engager. Les larmes lui montaient aux yeux et Alexis versant l'eau glacée dans l'anis qui se troubla, dit pour changer le tour trop émouvant que prenait leur conversation, qu'il avait eu des nouvelles de Mohamed. - Il est avec ses tabors devant le Garigliano, il exulte ce fayot! Il fonce et il tue...sans remords. Regarde ce qu'il m'a envoyé. Il sortit de sa poche une enveloppe dont il retira avec une lettre, un aigle hitlérien brodé sur un petit bout de tissu. Sur la lettre il était dit:...tu trouveras l'insigne de casquette d'un oberleutnant, il n'en aura plus besoin, c'est mon premier et j'en aurai d'autres. - Il s'en sortira! dit Gustave...Ceux-là s'en sortent toujours! - C'est drôle! Il me semble que j'aurais tout de même du remords si cela m'arrivait, tuer un homme, comme ça! Et s'en vanter... - Cela prouve que tu n'es pas né pour être soldat, ton copain en fait un métier, le métier de soldat c'est justement 242 Le Pied Noir d'apprendre à tuer, c'est pourquoi il s'en sortira. Toi tu réfléchiras avant d'appuyer sur ta gâchette, si celui que tu auras en face est comme toi vous aurez le temps de vous planquer, si c'est un zèbre comme Mohamed tu te feras descendre, parce que lui il ne réfléchira jamais. A la guerre il n'est qu'une machine à tuer et il faut faire vite. - Tu crois ce qu'il dit à propos d'indépendance? - Bien sûr! Tôt ou tard ils l'auront...il va y avoir de plus en plus de garçons instruits comme lui et pas seulement des militaires, mais aussi des instituteurs, des professeurs, des ingénieurs; pourquoi veux-tu qu'ils continuent à accepter d'être commandés par des gens qui les payent moins parce qu'ils sont indigènes? Cela commence déjà à gronder, dès que la guerre va être finie on va connaître des problèmes...Il s'interrompit un instant, soucieux avant de reprendre-... mon Maroc est déjà fini mon garçon, je ne sais comment sera le tien! - On verra bien Papa! En tout cas j'y resterai, rien qu'à cause de Dada...Et puis c'est vraiment mon pays! A propos! J'ai vu Sanpiètro la semaine dernière, je l'ai rencontré passage Sumica il était avec Pierrette, il m'a invité au Roi de la Bière et m'a fait plein d'amabilités. Elle c'est bien un pur produit de l'Ecole Notre Dame. Elle était là assise à côté de son papa, bien sage, les yeux baissés et chaque fois que je lui parlais elle me jetait un regard par en dessous en rougissant, j'ai essayé de la dégeler, de la faire rire ou parler, penses-tu! Elle est devenue une jolie fille, c'est dommage qu'elle soit si con! - Pas de jugements hâtifs Alexis! Elle peut changer...après tout si elle rougit comme ça, c'est peut-être 243 M’Barka qu'elle est amoureuse de toi! Ils éclatèrent de rire - Oh Papa! Arrête! Tu crois qu'elle peut être dégelée? - Ça dépend par qui! Ces bonnes soeurs sont souvent des volcans en sommeil! Ils riaient encore quand M'Barka revint s'asseoir auprès d'eux. Elle tendit à Alexis un petit objet qu'il reconnut, au bout d'un cordonnet de cuir usé, pendait un petit étui en argent aux gravures presque effacées, dans lequel était enfermé un petit bout de Coran. Il avait longtemps porté à son cou cette magie prophylactique qu'elle avait mise au petit bébé le premier jour où elle lui avait donné le sein. C'était bien la seule chose que Gustave avait permise parce que sa femme l'avait d'emblée accepté. - Remets-le mon chéri! La première fois c'est ta maman qui l'a mis à ton cou, elle ne s'est pas moquée de moi, elle y croyait...elle! Disant cela elle jeta un regard de mépris vers l'incrédule Gustave Pour lui faire plaisir Alexis s'en saisit et avant de le passer à son cou, porta l'étui a ses lèvres en disant Allah! A sa grande surprise alors qu'il s'attendait à une moquerie de la part de son père il vit que comme M'Barka il avait ouvert ses mains devant lui pour murmurer en silence la Fatiha. Il fut étrangement ému de voir le vieux mécréant appeler ainsi sur lui une protection divine dont il avait toujours, malgré sa conversion, nié l'utilité. - Que Dieu te protège mon chéri! Qu'Il te ramène à 244 Le Pied Noir nous! dit M'Barka les yeux pleins de larmes et elle vint l'aider maladroitement à enfiler dans sa chemise la baraka à côté de la plaque d'identification obligatoire qui était la marque de la froide préparation à la mort de l'administration militaire. Gentiment Alexis l'embrassa et mentant lui dit - Merci Dada! Je voulais te la demander mais je croyais que depuis si longtemps elle était perdue, je suis sûr qu'avec ça je ne crains plus rien. - Dis Inch Allah mon chéri! Dis Inch Allah! - Ne t'en fais pas Dada! Je reviendrai bientôt, Inch Allah! Gustave les regardait avec émotion, tant de souvenirs lui revenaient d'un coup, comme ce jour où il avait découvert qu'il aimait cette femme, à cause d'un petit garçon qui s'était courageusement jeté contre lui pour la défendre. Pour cacher son émotion il leva son verre. - A ta santé Alexis! - A ta santé Papa! A ta santé Dada! répondit-il, mais il vit en entrechoquant les verres que la main de son père tremblait. Si Dieu le veut 245 M’Barka lexis en revint, et Mohamed, et Isaac, et aussi quelques autres. A Ceux qui ne revinrent pas et dont on a retrouvé les morceaux, sont maintenant bien alignés, comme il se doit quand on est militaire. Car un militaire mort reste militaire pour l’éternité. Il est vrai que les régiments sont un peu mélangées, cependant les soldats morts ont été triés. Les juifs d'un côté avec leur étoile de David, les musulmans d'un autre avec leur croissant de lune, et ceux qui n'étaient ni musulmans, ni juifs, avec une croix, puis qu’ils ne peuvent être que chrétiens, car il faut bien être quelque chose, on ne peut pas être rien, athée par exemple! Vous avez pu vous mettre de votre vivant hors du lot, mais mort, l’église, (enfin!) vous récupère, et vous y avez droit à votre belle croix de marbre blanc sur la tête, comme tout le monde! et par-dessus le marché vous aurez sur le ventre votre beau petit carré de gazon militaire bien entretenu. C'est joli ces alignements...vous avez remarqué? 246 Le Pied Noir dans tous les sens vous êtes alignés, en long, en travers, en diagonale. Clair et net, astiqué comme les bottes du Colonel. Tous: juifs, chrétiens, musulmans et les sans foi, tous au garde-à-vous face au Drapeau en haut de son mât tout blanc. Mais tout de même, ces sauvages qui, même morts, veulent regarder La Mecque alors on les met à part car ils dérangent les alignements. De temps en temps, comme le 11 Novembre anniversaire de la fin de la Der... des ders, on vient vous rendre une petite visite, avec la télé, histoire de montrer aux jeunes comme il est beau de mourir pour la France. Surtout que cela devient de plus en plus difficile de les convaincre ces petits voyous et qu'en plus on n'a plus de réservoir à viande en Afrique. Hommage aux morts, sonnerie aux morts, les carrés de gazon sont bien entretenus sur les chemins de la Victoire: Libye, Tunisie, Italie, Corse, Provence, Normandie, Alsace-Lorraine,... Quand un ancien, un rescapé traîne par hasard ses rhumatismes par là et qu'il pleure devant la tombe retrouvée d'un vieux copain, pleuret-il sur son vieux pote ou pleure-t-il sur sa jeunesse disparue? En tous cas il sait bien que là-dessous le soldat de deuxième classe Machin, 19 ans mort pour la France ... n'est plus qu'un petit tas d'os auxquels reste attaché la petite plaque d'acier inoxydable qu'il portait au cou pour identifier son cadavre. A la Der...des Der...s, Gustave la portait à son bras, celui qui est parti, pas pratique! s'il avait été tué on l'aurait mis dans l'Ossuaire de Douaumont, mais remarquez qu'il aurait peut-être eu la chance d'être le Soldat Inconnu. C'est pour cela que maintenant les militaires la portent au cou, la tête cela part moins vite que les bras, ils 247 M’Barka ont fait des statistiques. En fait il est rare que les survivants aillent voir leurs copains morts. Alexis avait essayé une fois, une dizaine d'années plus tard au cours d'un voyage dans la région de Belfort. En lisant les noms connus sur les stèles, sa mémoire s'était d'un coup remplie de tous les souvenirs, de tous les éclatements, de tous les cris. Il était tombé a genoux sur le beau gazon en sanglotant et quand un couple de touristes avait voulu l'aider de leur commisération «..c'était quelqu'un que vous connaissiez?» ils s'étaient enfuis quand il leur avait hurlé de foutre le camp, avec une lueur meurtrière dans les yeux Avec ses copains ils avaient vu, pire que toute l'horreur des combats, les morts-morts et les morts-vivants des camps de concentration nazis. Ils s'en étaient vengés en pillant un peu, en violant un peu, en tuant un peu; ils avaient bu, trop bu, mangé, trop mangé et vomi, tout vomi: le trop de boissons et le trop de morts rencontrés dans les ruines et quand on leur eut dit que c'était fini ils regardèrent leurs ennemis épuisés et en haillons et ils s'y reconnurent. L'annonce de la fin avait surpris Alexis en Provence. Il avait laissé ses copains et sa batterie de canons de 90 du côté de Cologne, pour être muté dans une compagnie de réparation, dont le détachement précurseur était à Aubagne. La foule les avait choyés, embrassés, saoulés et il fut surpris, croyant qu'on allait comme cela, le renvoyer chez lui, quand au contraire il alla dans un de ces grands camps des environs de Frèjus, rejoindre sous les ordres du Général Leclerc le Corps Expéditionnaire Français d'Extrême-Orient. Autrement dit: on allait pouvoir s'occuper des 248 Le Pied Noir Niakoués d’Indochine. La deuxième guerre mondiale était finie on allait pouvoir commencer les guerres coloniales et mater ces salopards qui rêvaient d’indépendance. Dans un camp de Saint-Raphaël, on avait regroupé un contingent de tirailleurs sénégalais ( Qui étaient Mossis ou Bambarras mais pas beaucoup sénégalais), dont la plupart étaient des survivants des « Stalags »qui avaient été capturés en Juin 40. Ils attendaient là, avec impatience, leur rapatriement vers l'Afrique; mais comme on manquait de bateaux, et que maintenant on n'avait plus besoin d'eux, on les avait oubliés, on oubliait aussi de les nourrir...On croyait peutêtre que les allemands leur en avait fait prendre l'habitude. Un jour ils se mutinèrent et semèrent pendant deux jours et deux nuits la terreur dans la ville. Sans doute pour qu'ils se fassent la main les soldats du CEFEO furent chargés de faire la chasse aux mutins à travers les vignes; Alexis conduisait un GMC dans lequel se trouvaient les mécaniciens de la Compagnie du matériel à qui on avait distribué des fusils, ils avaient assez fait la guerre, ils décidèrent de se tromper de route et allèrent ensabler le camion sur la plage. Après quoi quelques-uns allèrent chercher des casse-croûtes dans un bistrot voisin et allongés sur le sable ils attendirent que cela se passe en sirotant le délicieux petit vin du Var. Sur le soir le camion fut désensablé et ils rentrèrent tranquillement au camp rendre les fusils et retrouver leurs habitudes. Les négros! On en avait tué quelques-uns avant de les enfermer dans leurs baraques en leur distribuant du riz et des rations "K" et comme les habitants de la ville 249 M’Barka manifestaient massivement pour qu'on les débarrasse de ces sauvages, qui leur avaient fait si peur, on trouva tout de suite un bateau qui alla, vite fait, les décharger à Dakar. . Terminée la guerre pour les bougnouls avec leur matricule de mulets. (Pour ceux qui ne savent pas : les nègres et les mulets avaient un matricule à cinq chiffres pour ne pas être confondu avec les bons chrétiens à quatre chiffres. On ne peut pas confondre un mulet mort avec un nègre mais un squelette de nègre et un squelette de blanc ? Hein ?) Une fois déchargés sur le sol d’Afrique, qu'ils se démerdent pour retourner dans la brousse et s'ils ne trouvaient pas de taxi qu'ils y aillent avec à pied la route. Le principal c’est qu’ils n’encombrent pas la Côte d’Azur il en reste assez comme cela sur nos plages à vendre leurs colliers de coquillages. Alexis aussi attendait sa démobilisation car son contrat d'engagement qui en principe prenait fin avec la guerre, ne pouvait être prorogé. Il traînait donc dans sa Compagnie du Matériel où l'essence ne manquant pas il avait organisé avec deux copains un petit trafic qui alimentait le marché noir marseillais et leur permettait de passer des week-end agréables tout au long de la Côte d'Azur. C'était sans risques leur Capitaine faisait cela par wagons-citernes en gare d'Avignon. Dans cette période où il ne se sentait plus vraiment militaire, puisque la guerre avec les allemands était terminée, il eut à Marseille une aventure que n'aurait pas désavouée son anarchiste de père. Un jour qu'il se trouvait à la gare Saint-Charles avec ses deux amis et complices, un 250 Le Pied Noir train de marchandises plein de prisonniers allemands s'arrêta devant eux. Le convoi était commandé par un lieutenant, que son beau képi trop neuf, désignait, aussi sûrement qu'une affiche, comme étant l'un de ces nouveaux gradés, qui se fabriquaient dans les rangs des FFI, pour peu qu'ils aient balancé une grenade dans un bistrot plein de nazis ou fait sauter un pont sur un ruisseau avec une sentinelle endormie dessus. Pour se donner un style d’officier de cavalerie il portait sous le bras une cravache à manche d'argent, qu'il avait peut-être hérité d'un grand-père, mais plus probablement barbotée dans un musée. Les prisonniers qui avaient l'air complètement épuisés, commencèrent à sauter des wagons, mais au gré du lieutenant ils ne devaient pas aller assez vite car il se mit à frapper, de sa belle cravache, les pauvres épaves au fur et à mesure qu'ils mettaient pied à terre, d'abord avec la lanière dont il leur cinglait le visage puis avec le pommeau. On pouvait voir dans ses yeux le plaisir haineux qu'il prenait à frapper ainsi des hommes sans défense sous la protection des mitraillettes des gardes. - Quel salaud ce mec! avait dit un des compagnons d'Alexis...regardez moi ça! il prend son pied ce fumier! Un civil qui était à côté d'eux approuva - J'ai eu affaire à la Gestapo ce type est de la même engeance! Ils jouissent de faire mal! D'accord c'est des boches, mais maintenant c'est fini non? Quelques murmures d'approbation se firent entendre et après tout parce que l'armée, la vraie n'était représentée 251 M’Barka dans ce coin de la gare que par eux trois, Alexis cria - Eh mec! Vas-y mollo...c'est pas des brêles! Le FFI arrêta un court instant son patriotique pour toiser les trois de la Coloniale. exercice - Ce sont des salauds de nazis! Et je vous interdis de me tutoyer! Alexis s'avança tranquillement, le saisit par le bras et lui dit en montrant la médaille militaire que son copain avait gagnée et largement méritée. - Regarde ça Ducon! C'est pas en chocolat, nous on les connaît mieux que toi ces mecs, on leur a couru au cul de Naples au Danube, c'est pas toi qui les a fait prisonniers hein? Toi ton boulot c'est seulement de les emmener dans leur camp et tu ne les brutalises pas, la guerre est finie mec! Même pour les FFI. Va tonsurer les putes qui se sont fait baiser par les allemands, c'est dans tes cordes. L'autre éructa, - Je vous interdis de parler sur ce ton à un officier! Rectifiez la position et donner moi votre nom. Les trois coloniaux éclatèrent de rire. Il poussait sa cravache contre la poitrine d'Alexis qui, subitement en c olère la lui arracha des mains, lui en balança un bon coup en travers de la figure avant de la jeter par-dessus le wagon de l'autre côté des voies, les civils applaudirent. Stupéfait le galonné tout neuf, porta la main à son visage en criant, d'une voix hystérique « Mais il m’a frappé ! il m’a frappé ! Vous avez vu ? Il m’a frappé » Pendant ce temps les autres prisonniers en avaient profité pour descendre du wagon et bien gentiment se 252 Le Pied Noir mettre en rangs devant les gardes à mitraillette qui ne savaient que faire pour leur chef. Deux gendarmes en tenue de combat, accompagnés par deux MP américains, accoururent et se firent expliquer la situation, Ils étaient bien embêtés les gendarmes, ils connaissaient bien ce genre de "patriotes", souvent de la dernière heure, et auraient bien voulu arranger cette histoire pour ces trois soldats tous décorés, qui sur leur manche gauche portaient au-dessus de l'ancre coloniale l'inscription: Rhin et Danube. Les civils qui les entouraient commençaient à rouspéter en faveur de «..ces soldats courageux qui avaient risqué leur vie pour libérer la France » Mais l'autre salopard sortait ses papiers, son ordre de mission et exigeait que ses trois agresseurs soient immédiatement mis en prison. Le brigadier de gendarmerie fit observer: - Mais mon lieutenant on ne peut pas mettre des sous-officiers en prison, on les mets aux arrêts! - Alors arrêtez-les! - Oh bonne mère! Murmura l'autre gendarme, qui était de Marseille, en levant les yeux au ciel. Le brigadier s'adressant à Alexis lui dit - Ça m'embête beaucoup, mais vous comprenez qu'il faut que je fasse un rapport, vous n'auriez pas dû le frapper. - Mais je comprends! Allons-y! Répondit-il. A ce moment un des soldats du convoi de prisonniers, revint avec la cravache de son chef qu'il avait été rechercher et la lui tendait, mais le copain d'Alexis celui 253 M’Barka qui arborait sa médaille militaire la lui arracha des mains en s'exclamant: - Oh merci Soldat! je ne me serais jamais pardonné de l'avoir perdue. - Mais! Mais! C'est à moi cette cravache! Hurla le lieutenant, donnez moi cela tout de suite! - Comment ça elle est à vous ? Cette belle cravache? Mais jamais de la vie! ...Gendarmes! demandez à tous ces gens, demandez aux fritz ...S'adressant à la foule qui faisait cercle...ce n'est pas à moi cette cravache? Ce n'est pas avec ça que le maréchal des logis Charbonnier a empêché le lieutenant de brutaliser les prisonniers? - Si! Si! Cria la foule en rigolant - Allez venez au poste de police! ...Vous aussi!... Mon lieutenant. Il exagérait son accent, le gendarme, pour se foutre de lui. Ils s'étaient mis en marche vers le poste de police militaire, quand un ordre en allemand jaillit du troupeau des prisonniers, qui d'un seul coup, comme seuls savent le faire des soldats allemands, claquèrent les talons de leurs bottes éculées en se mettant au garde-à-vous. Les trois coloniaux s'arrêtèrent, firent face aux allemands et saluèrent réglementairement avant de se remettre en route. - Et ben dis donc! La Coloniale a du succès chez les allemands se moqua le brigadier. - Ça c'est rien! tu verrais avec les allemandes! Ils éclatèrent tous de rire, sauf le lieutenant qui éructa - Dépêchez vous de faire votre devoir! J'ai une 254 Le Pied Noir mission a remplir... - Ne vous en faites pas mon lieutenant, votre adjoint l’aspirant fait descendre les prisonniers et les camions du camp sont arrivés. Il va les accompagner et il reviendra vous rendre compte. - Mais! Mais! - On ne peut pas vous laisser partir mon lieutenant tant qu'on n'a pas fait notre rapport...maintenant si vous renoncez... - Non! Et je veux que vous me fassiez rendre ma cravache. - Mais elle n'est pas à vous mon lieutenant, cinquante personnes ont témoigné du contraire. - Vous devez confondre avec une autre mon lieutenant, dit le médaillé militaire qui jouait avec...Celle-ci m'a été donnée par le Général De Lattre en personne, avec ma médaille quand on a traversé le Rhin ensemble...Ben oui! vous savez, le Général ne savait pas nager et j'avais sa radio, alors il m'est monté dessus et avec cette cravache il me fouettait pour que je nage plus vite. Quand on est arrivé il m'a demandé de lui faire voir mes pieds...vous devez savoir qu'il est obsédé par les pieds propres le général, j'ai eu du pot, ils s'étaient lavé tout seul dans le Rhin mes pinceaux! Vous vous rendez compte la dernière fois c'était dans le Garigliano! C'est alors qu'il m'a dit en me tendant cette cravache en mettant sa main dans son gilet comme Napoléon « Soldat ! Je suis content de vous ! » 255 M’Barka Il mimait, la main dans la veste et le calot en travers. La petite foule des civils, des militaires et les gendarmes rigolaient, surtout en voyant la gueule que faisait le FFI. Les gendarmes espéraient que découragé il allait foutre le camp, mais il était têtu le salaud et il n'eut de cesse que le gendarme lui remit une copie de son rapport. Alors il sortit en menaçant: - Je vais avoir votre peau! Soyez en sûrs. Les gendarmes avaient une bouteille de vrai bon pastis planquée dans un tiroir; ils trinquèrent avec les américains qui ne comprenaient rien à cette histoire de français et qui s'en foutaient. Ils riaient comme des fous dans la Jeep qui les ramenaient à Fréjus, de cette aventure, bien digne de rentrer dans la légende des bigores et doutaient que cela puisse avoir une suite, car à cette époque ce genre d'histoires n'étaient pas trop prises au sérieux .Mais c'était vrai que ce salopard avait des relations. Le capitaine qui commandait le Groupe Avancé les appela un jour et furieux leur dit: - Sans appel! Par le Ministère de la Guerre, vous avez soixante jours d'arrêts de rigueur et toi Charbonnier tu es cassé pour voies de fait sur un supérieur. Alors racontez moi cela, bande d'abrutis! Vraiment vous le faites exprès... le Général Leclerc vient demain nous passer en inspection, comment vais-je lui dire que sur les trois sous-off du détachement précurseur il y en a un qui vient d'être cassé, espèces d'abrutis! Le plus extraordinaire, c'est que le célèbre Général qui voulait marquer son passage, colla la médaille militaire à Alexis, sans savoir qu'il n'était plus sous-officier, pour un 256 Le Pied Noir exploit que l'on avait été rechercher au moment du débarquement de Saint-Tropez. Ils avaient encore les 40 Bofors à cette époque et Alexis qui remplaçait le tireur qui avait été blessé avait descendu un des Messerchmit qui leur piquaient dessus. En fait il ne l’avait pas vraiment fait exprès, il avait eu tellement la trouille qu’il avait tourné ses volants un peu au hasard en appuyant sur la gâchette qui vidait le chargeur de petits obus. Il avait pu suivre les traçantes de ses cartouches qui, échange de bons procédés croisaient celles de l’avion. Dans la fraction de seconde qui avait précédé l’impact il avait eu l’impression que l’avion faisait exprès de rentrer dans la trajec toire lumineuse. Après tout peut-être qu’il avait un chagrin d’amour cet allemand ou qu’il avait honte d’être nazi, ou qu’au contraire il avait découvert que son arrière grand père était juif. Ce sont les hurlements de victoire accompagnant l’explosion de l’appareil au sol qui lui avait appris qu’au moins celui là ne lui trouerait pas la peau.. Et puis il n’alla pas en Indochine, pourtant il était fin prêt, avec les vaccins et tout et tout, et puis deux jours avant l’embarquement il fut appelé au bureau du Capitaine. Son ordre de démobilisation était arrivé. Le capitaine qui l’aimait bien voulait qu’il rempile, il avait même dit « je te fais rendre tes galons dés que l’on arrive. » Alexis avait poliment décliné. 257 M’Barka uand il se fut débarrassé définitivement de son uniforme, qu'il eut fêté son retour dans une grande réception qu'organisa son père et M'Barka, qu'il eut épuisé toutes les anecdotes de sa guerre, qu'il eut retrouvé ses deux amis d'enfance, Alexis put se consacrer à la vie civile en toute quiétude, il n'avait pas à se faire de soucis son Papa était riche et il croyait que c’était pour toujours. Q Dans l'euphorie de la victoire on put croire, un instant, que c'en était fini des guerres et du fracas des armes. Mais d'autres combats commençaient; on n'allait pas comme cela, pour quelques idéalistes, fermer les usines d'armement si juteuses, d'autant que les peuples colonisés ruaient désormais dans les brancards et que l'idéologie communiste se développait dangereusement. 258 Le Pied Noir Dans cet immédiat après-guerre le Maroc connut un nouvel essor économique, provoqué par les besoins urgents d'une Europe en ruine et affamée. Ce nouvel Eldorado attirait bien sûr du monde: des jeunes gens qui fuyaient le cauchemar auquel ils avaient survécu, par ils ne savaient quelle mirac uleuse chance, prêts à accepter n'importe quel emploi. Mais également des collaborateurs de Vichy, que la trouille d'être jugé par quelque tribunal de fortune, poussait à se chercher une cachette, là où ils étaient inconnus; les moins compromis pas trop loin de chez eux en attendant que cela se passe, les autres préférant mettre au moins un océan ou le Sahara entre eux et leurs juges. Il s’était créé, parmi les premiers émigrés venus quasiment nus de France, de Sicile ou d'Andalousie, dans les années trente, une classe de parvenus rapidement enrichis, par la guerre et les combines avec les grandes administrations du Protectorat. (Sanpiètro était l'un d'eux). Ce genre d'hommes, parfois presque illettrés, ne pouvaient pas douter un seul instant que la France; à qui ils avaient jadis confié leur misère et qui, maintenant, les naturalisait à tour de bras; n'était pas dans ce pays pour l'éternité. Ils en étaient si certains, que les investissements se multiplièrent par trente dans les cinq ans qui suivirent la guerre. Devenus d'orgueilleux chefs d'entreprises, ils utilisèrent le savoir-faire de la nouvelle migration européenne avec profit, retardant d'autant la qualification des marocains, relégués aux emplois les plus subalternes. Car le mépris dans lequel ils les tenaient, les persuadait que les indigènes ne pouvaient être que balayeurs ou gardiens 259 M’Barka de bicyclettes et à la limite, les porteurs de caisse à outils des ouvriers européens. Dans leur racisme primaire de petits blancs, ils étaient convaincus que ces marocains qu'ils volaient et spoliaient, ne pouvaient être que des esclaves à leur service. Cet état d'esprit était d'ailleurs conforté par l'opinion qu'ils avaient tous, que l'Islam était une religion dégénérée, proche des superstitions africaines, dont l'immolation du mouton de l'Aïd el Kébir marquait bien qu'ils étaient des arriérés par rapport à eux qui ne sacrifiaient depuis longtemps que dans l'innocente ostie de la Sainte Communion. Bien entendu! Comme elle l'avait fait jadis avec les Portugais, l'Eglise se précipitait derrière les marchands et s'empressait de construire, partout où elle le pouvait, (avec les encouragements de l'administration coloniale), chapelles, églises et cathédrales, dont la laideur générale contrastait avec la splendeur des anciennes mosquées, reléguées au rang des curiosités touristiques. Ce christianisme qui, depuis l'échec de la dernière Croisade devant Jérusalem, déversait sa bile haineuse sur l'Islam, voulait transformer chacun de ces traîne-savates en chevalier du Christ. Ils formaient une caste assez vulgaire qui tranchait avec cette sorte d'aristocratie des anciens, ceux de la première vague, disciples fidèles de Lyautey, ceux qui avaient sincèrement voulu s'intégrer au pays, s'y fondre, en c omprendre les coutumes, approfondir sa culture et parmi eux, ces colons isolés sur les terres qu'ils avaient défrichées, qui plus tard seront injustement confondus dans l'amalgame des mots: colon, colonialiste, avec les 260 Le Pied Noir affairistes de l'immobilier ou de l'import-export et avec les forces policières de la répression. Ces hommes et ces femmes qui dès la première heure avaient pris des risques, parce qu'ils avaient cru, avec une certaine naïveté, à ce qu'on leur avait dit de la mission protectrice et généreuse de la France. Mais Lyautey, qui n'était d'ailleurs pas sans arrièrepensées, avait été viré par les politiciens et les affairistes qui supportaient mal de le voir réserver le gâteau marocain à ceux qui, pour le profit acceptaient comme « part du feu », de préserver la culture islamique. Les derniers arrivé, eux ils voulaient tout! Le patrimoine historique ils s'en foutaient! Parler culture, surtout islamique cela les faisait rigoler; car la culture, quand il y a du fric à faire...Comme disait Goebbels : quand j’en entends parler je sors mon revolver Jusqu'à la fin de la guerre les ambitions furent cependant tempérées, d'autant plus qu'il fallait composer avec les premiers grondements nationalistes. Mais à partir de 1946 ce fut une nouvelle ruée vers l'or, une curée ; et les anciens comme Gustave, tout en en profitant, ne pouvaient que déplorer l'invasion de ces prédateurs qui détruisait les valeurs propres du pays et un équilibre politique de plus en plus instable. Face aux menaces nationalistes, les enrichis de la première vague s'appuyèrent tout naturellement, pour défendre leurs privilèges, sur les nouveaux immigrants, qui fuyaient l'Europe ruinée. Et quand ils se sentirent vraiment menacés, ce n'est pas d'un libéral comme Erik Labonne, qu’ils eurent besoin à la Résidence, mais de la brutalité militaire d'un général Juin, aidé d'un superflic comme 261 M’Barka Boniface. Cependant cet afflux d'européens qui découvraient un pays à hauts salaires, trente à quarante fois supérieurs à celui des indigènes et pratiquement sans impôts, faisait progresser les affaires et les « Etablissements Charbonnier SA » alignaient les Cadillac et les Chevrolet rutilantes de chromes, dans la grande vitrine. L'argent rentrait à flots et Gustave, qui s'était entouré de cadres supérieurs actifs et compétents, ne voyait pas la nécessité d'y faire participer son fils rentré à la fin de 1946 parce qu’il ne lui faisait pas grande confiance pour les affaires. - Tu n'y comprends rien et cela marche tout seul! Fais comme les fils Sanpiètro, va voir les fournisseurs en Amérique et amuse toi! Tu l'as d'ailleurs bien mérité. Il ne lui était demandé, comme à Etore, l'aîné des Sanpiètro, que de venir s'ennuyer deux ou deux fois par an au Conseil d'Administration, pour justifier leurs jetons de présence confortables.. Pendant un certain temps, après son retour de la guerre il profita largement de l'autorisation paternelle et entraîné par Etore qui connaissait tous les bons coins il fut connu par toute la faune qui entre dix heures du soir et cinq heures du matin s'abrutissait de jazz, de champagne, de whisky et de filles dans toutes les boites qui s'échelonnaient sur la corniche, entre El- Hank et Ain Diab. M'Barka déplorait cette inconduite et quand elle en parlait à son mari ce dernier répondait: « Il faut bien que jeunesse se passe » et il ajoutait: 262 Le Pied Noir - Tu n'aurais pas préféré qu'il soit enterré quelque part en Allemagne ou qu'il soit revenu amoché comme son père? - Oh! Ne parle pas comme cela! Amdullil'lah! Allah nous l'a rendu en bonne santé. Mais crois-tu que ce soit une raison? Pourquoi ne lui confies-tu pas un peu de tes affaires? Vois comme tu es fatigué maintenant, un fils c'est fait pour cela! succéder à son père. Alors il l'embrassait et disait qu'elle avait raison mais qu'il voulait que son fils oublie la guerre et que bientôt, oui! Il lui donnerait sa place. Alexis quand il était trop ivre, n'osait pas rentrer pour affronter les reproches de M'Barka, aussi finissait-il, le plus souvent, la nuit chez quelque amie complaisante; ou devait rentrer sur la pointe des pieds. Dans ce cas, il fallait bien l'affronter et alors, à la façon dont elle l'accueillait sans dire un mot, il savait qu'elle était fâchée et quand il voulait la prendre dans ses bras pour se faire pardonner, elle le repoussait en disant d'un ton méprisant qu'il sentait le vin. Mais cela ne durait pas et si elle faisait semblant, un moment après, de lui avoir pardonné, c'était pour pouvoir lui asséner quelque vérité, qu'il craignait tout autant que sa babouche quand il était petit. Elle lui reprochait alors son inconduite, lui disant que ce n'était pas pour cette vie d'oisif que Dieu l'avait fait naître et qu'à l'exemple de son père il devait chercher à se rendre utile. Il savait trop bien qu'elle avait raison et quand la semonce durait trop il utilisait pour l'arrêter le vieux 263 M’Barka procédé: - Lis moi un peu de Coran Dada! - Je ne suis plus ta Dada enfant de péché! Il la suppliait pour la forme car le jeu leur était trop connu et avec un soupir elle allait chercher le vieux livre. Il s'asseyait à ses pieds, attentif, et au chant des versets récités, il retrouvait la sérénité et se promettait d'arrêter ses folies. Mais il suffisait d'une voix au téléphone qui l'appelait pour rappeler un rendez-vous et il recommençait. On était à la fin de 1951. Le mémorandum royal demandant de négocier l'indépendance avait été rejeté par le Gouvernement français, qui pour faire un geste apaisant avait rappelé le général Juin et nommé un nouveau Résident. En fait! Comme c'était Juin qui avait désigné son remplaçant il était certain que le Général Guillaume ne changerait pas la politique de répression qu'exigeaient ceux qui parlaient, haut et fort, des droits inaliénables de la France sur le pays et qui prenaient la tête des manifestations de tous ces Lopez et Santiago, que leur carte d'identité française toute neuve rendait soudain patriotes, en les faisant entrer d'emblée dans la race supérieure des civilisateurs. C'est ainsi qu'ayant oublié les souvenirs humiliants de leur arrivée misérable, les communistes espagnols qui avaient fui la dictature de Franco, se retrouvaient désormais pour la plupart, au coude à coude avec les petits collabos de Pétain, pour chasser le raton. La jeunesse dorée casablancaise, parmi laquelle Alexis et les fils Sanpiétro, se préoccupait peu de ce qu'elle 264 Le Pied Noir englobait sous politique ! » le méprisant vocable « C’est de la Paresse intellectuelle, refus de prendre des responsabilités? Plus sûrement la peur de ce qu'ils entrevoyaient d'incertain pour leur avenir. Et si on les poussait un peu ils disaient, avec agacement, que tout cela n'était rien, que cela s'arrangerait. En fait ils savaient bien que s'ils avaient dû analyser la situation, lire les journaux, observer ce qui grondait ils auraient été forcés de choisir un camp. Et cela étant, arrêter leurs frivoles occupations pour entrer dans cet âge adulte qu'ils s'efforçaient de retarder. Les frères Sanpiètro pouvaient bien être ses complices de beuveries et partager avec lui leurs conquêtes féminines, Alexis savait bien qu'ils ne pouvaient être dans son camp à lui, le camp de sa Dada, le camp de son père. Pourtant il s’efforçait de l’oublier. Mais comme tôt ou tard il faut bien choisir, un jour il dut le faire. Ce jour là Isaac avait téléphoné, Rachel sa mère était très malade et voulait voir son amie. Immédiatement M'Barka prépara ses affaires et demanda à Gustave de l'emmener, mais il en était empêché et elle se préparait à se faire conduire par le chauffeur, quand Alexis, qui par hasard avait passé la nuit dans sa chambre, se proposa. Ils partirent immédiatement. En route, après qu'il lui eut fait valoir les qualités de confort de sa nouvelle voiture et débité quelques banalités il se sentit mal à l'aise. Depuis trop longtemps il lui échappait mais là à ses côtés pour une heure il savait bien 265 M’Barka qu'elle allait en profiter pour le sermonner. Et en effet après quelques banalités et un assez long silence elle l’interpella, si doucement qu’il dut la faire répéter. -Dis moi Alexis !...Alexis ! -Excuse moi Dada je ne t’entendais pas ! - A quoi rêvais tu ? A tes prostituées ? Il ne répondit rien, cela arrivait, la leçon de morale arrivait, il courba la tête et profita d’un berger qui traversait imprudemment pour tenter de dévier la discussion. - Regarde moi ce petit idiot ! tu te rends compte... - Ne cherche pas à te défiler...Que fais-tu d'utile mon chéri? Tu ne penses pas à te marier, à aider ton père? Te préparer à reprendre ses affaires? Il se renferma silencieux et rageur appuya sur l'accélérateur, mais elle insistait - Que veux-tu oublier? La guerre?...Il y a d'autres moyens? - Non! Ce n'est pas cela...Dada! Non ! pas du tout...En fait je ne sais pas très bien où j’en suis je me demande parfois si je ne suis pas jaloux de mon père... - Tu es fou! jaloux de quoi? - De son passé, de ses aventures, de ses luttes! Je suis resté avec l'émerveillement de ce qu'il me racontait, comment il est arrivé à Mazagan, ses courses avec ses mules dans les montagnes, comment il a monté le premier moulin avec Tonton Jacob...Et puis toi comment il t’a conquise... 266 Le Pied Noir Elle eut un petit rire, qu'elle masqua derrière sa main, de cette habitude gracieuse de sa jeunesse dont elle ne s'était jamais défaite. - Oh! Tu ne vas pas me dire que tu te souviens de cela! - Mais si! Surtout d'une chose...Le matin quand je vous ai vu réconciliés, tu avais un regard extraordinaire...est-ce que, comme lui, je pourrais mettre dans le regard d'une femme autant de bonheur? C'est de cela que je suis le plus jaloux, jamais je ne pourrais trouver une femme comme toi! Elle pressa la main qui reposait sur le levier de vitesses souriant au souvenir, et s'il n' avait été occupé à surveiller la route, il aurait pu voir encore une fois cet embrasement de ses yeux. - C'est parce que j'ai su tout de suite qu'il me rendrait aussi heureuse toute sa vie, et pourtant! Comme cela a été difficile pour lui! ... Je vais te révéler quelque chose, je n'ai pas mérité vraiment cet amour, car j'ai commis une grande faute... un jour j'ai douté de lui. Intrigué, Alexis ralentit jusqu'à ne plus entendre le ronronnement du V8 et jetant un coup d'oeil de côté il la vit s'essuyer furtivement les yeux. - Ne me dis rien Dada si c'est un secret entre vous! - Mais si! ...Oh que vas-tu penser? Ce n'est rien de honteux! Je vais t’expliquer, il faut que tu saches... la vie se renouvelle si semblable à travers les siècles, avec les mêmes erreurs, le même orgueil! Peut-être en tireras-tu profit...Voilà! Tu as failli avoir un petit frère ou une petite soeur, Dieu seul le sait! Ton père était en voyage, loin de 267 M’Barka moi, j'avais peur qu'il en soit ennuyé à son retour, nous avions déjà tant de difficulté à nous aimer en cachette de tous...Tu te rappelles quand j'ai été malade chez Tante Rachel! - Oh Dada! Qu'as-tu fait là? Il arrêta la voiture parce qu'elle s'était mise à pleurer sans contrôle, la tête entre les mains, appuyée contre le tableau de bord. Il serra le frein à main et l'attira contre lui, la laissant s'épancher ainsi, sur son épaule, sans rien lui dire, bouleversé par cet aveu si cruel, qui si longtemps après lui causait encore un tel chagrin. Enfin elle se redressa et essuyant ses yeux avec le mouchoir qu’il lui avait tendu elle reprit d’une voix presque normale, car elle tremblait encore un peu. - Cela va aller maintenant! Repartons! Nous allons être en retard! .. .Mais comme il semblait attendre la suite de cet aveu, elle dit d'une voix encore enrouée par son chagrin.. .Il me l'a reproché quand il est rentré. Il désirait tant cet enfant à ce moment-là, il voulait braver le monde entier et recommencer, mais hélas! c'était impossible... Dieu m'avait punie!...Allez démarre! Avant de tourner la clef de contact il lui prit les mains et les embrassa avec tout l'amour qu'il pouvait mettre dans ce geste d'affection, ne sachant que répéter plusieurs fois: « Oh bon dieu de bon dieu, merde ! merde ! » - Ne sois pas grossier devant moi, espèce de voyou ! Tu comprends maintenant ta responsabilité, quand tu crois aimer une femme? Est-ce que tu comprends toute la souffrance que tu peux donner? Ne te fais pas aimer si tu 268 Le Pied Noir n'es pas sûr! Lorsqu'il démarra il se rendit compte de la futilité des filles qu'il fréquentait, de la futilité de sa vie, il eut honte. Ils roulaient depuis quelques minutes et elle semblait avoir repris son sang-froid quand elle lui dit - Baba vieillit, tu dois te préparer, être plus souvent au magasin, te tenir au courant, surveiller ce qui se passe derrière son dos avec tous ces petits français qu'il a embauché, je suis sûre qu'ils nous volent. - Oh! Je ne crois pas que notre vieux malin se laisserait voler. - Il est moins vigilant maintenant, tu dois l'aider - Mais il ne veut pas me mettre au courant! - Comment veux-tu qu'il te fasse confiance? Tu n'es qu'un enfant gâté, tu vis dans le péché... - Oh! Encore? Je m'amuse un peu... - Tu appelles cela t'amuser? T'enivrer? Coucher avec ces sales filles... Il se renfrogna sous les reproches, silencieux, boudeur comme lorsqu'il était enfant et qu'il faisait semblant de ne pas entendre quand il se faisait gronder. Il savait bien qu'elle avait raison et qu'il lui faisait de la peine en vivant tout-à-fait à l'encontre de ce qu'elle lui avait appris. Alors soudain il ralentit et se rangea au bord de la route. Elle s’étonna - Pourquoi t’arrêtes tu ? la voiture est cassée ? Il tira le frein à main et se tournant vers elle il la saisit aux épaules et l’attira vers lui pour lui embrasser la 269 M’Barka tête, témoignage de grand respect du rituel musulman, puis il lui serra les mains entre les siennes les embrassa et lui dit - Je voudrais me mettre à genoux devant toi Dada chérie pour te demander pardon. Mais je te jure, je le ferais sur ton Saint Coran si tu le veux, je te jure que je vais changer. Dés maintenant, Dada, dés cette minute, je le jure! - Dis Inch Allah! - Inch Allah! - Qu’Il t’aide mon chéri ! n entrant dans la petite ville ils virent une agitation inhabituelle causée par beaucoup de soldats en armes. A l'entrée de la grande place, des gendarmes les arrêtèrent, par principe car la luxueuse voiture était un passeport suffisant pour un européen, même accompagné d'une fatma. Alexis demanda ce qui se passait et le gendarme lui dit: E - Oh pas grand-chose quelques arabes qui ont 270 Le Pied Noir manifesté hier soir avec des communistes et un de ces « intellectuels nationalistes » que l’on est en train de chercher pour le mettre au frais quelque temps! Bonne continuation Monsieur! Quand ils arrivèrent devant la maison des Bendahan ils virent de loin Isaac qui les attendait, des femmes sortaient en se lamentant et tout de suite M'Barka se précipita - Qu'y a t il Isaac? Il prit à peine le temps de les embrasser et les fit entrer dans la maison en disant: - Entrez vite! Elle va très mal! J'ai peur qu'elle ne nous quitte. M'Barka se précipita et une des deux filles qui arrangeait l'oreiller s'écarta en disant - La voilà Maman! Elle est là!...Elle te réclame tout le temps Tante M'Barka! Tout de suite M'Barka se pencha pour embrasser son amie qui avait du mal à respirer et qui dans un souffle lui dit - Merci d'être là ma chère M'Barka! As-tu fait bon voyage?...Je vais partir chérie! Dieu m'appelle, elle aperçut Alexis et eut encore le courage de plaisanter...Ah Liksis! Tu es là polisson? Et ton père où est-il? Alexis l'embrassa - Bien sûr que je suis là Tante! Papa vient derrière nous il a été un peu retardé... - J'aurais bien aimé porter un dernier message à son 271 M’Barka vieux copain Jacob...Reste avec moi M'Barka...J'espère qu'il va se dépêcher... Dans le fond de la chambre les quatre enfants pleuraient et se relevant Alexis les rejoignit pour prendre dans sa main celle de son ami. M'Barka s'était assise, la mourante s'était tue comme fatiguée par ces quelques paroles. Tout le monde était silencieux. Elle attira soudain son amie contre elle et murmura - Tu sais! Le bébé il était formé...il vivait! C'est moi qui l'ai tué, je l’ai étouffé...Un garçon! C’était un garçon ! Je vais bientôt trouver son âme là-haut, je vais lui demander pardon pour nous deux et...M'Barka! M'Barka! Quand ils virent M'Barka en larmes se relever et réciter la Chahada, l'invocation du premier et du dernier jour, ils comprirent que c'était fini. Dans les pièces voisines les pleureuses se déchirèrent le visage en criant. Pour laisser la morte aux soins funéraires des siens et du rabbin qui entrait, Alexis entraîna M'Barka qu'il dut porter jusqu'à la pièce voisine, ne pouvant comprendre l'excessive douleur qui la faisait osciller sans cesse d'avant en arrière, le visage ravagé de larmes. Des jeunes femmes apitoyées s'empressèrent, lui faisant boire un peu d'eau et quand elle eut repris un peu de respiration il l'entendit murmurer la prière « Oh Seigneur ! Efface nos fautes !Pardonne nous ! Fais nous miséricorde ! Oh Sidi Mohamed ! Implore pour nous le pardon de nos péchés car nous avons commis une très grande faute » 272 Le Pied Noir Elle s’était jetée à terre le front heurtant le sol comme si elle voulait se faire mal. Alexis alla la relever. Il croyait que c’était seulement la douleur de la perte de son amie qui était la cause de cette exaltation, mais alors qu’il la serrait contre lui consolateur elle murmura d’une étrange voix, comme si elle provenait de cet au-delà où voyageait maintenant l’âme de son amie. - C’était une très grande faute Alexis ! Une très grande faute ! Nous avons commis une très grande faute. emmène moi chez nous maintenant. La vieille maison était froide et triste, la femme qui en gardait la clef et l'entretenait, couvrit d'une couverture M'Barka qui s'était allongée pour pleurer la seule véritable amie qu'elle avait eue. Alexis mit en marche les radiateurs électriques et téléphona à son père pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. - Comment va M'Barka? demanda-t-il - Elle est très éprouvée et ne cesse de réciter des versets du Coran qui parlent de pardon... C'est elle qui a recueilli le dernier souffle de Tata Rachel...elle lui a murmuré quelque chose qui l'a bouleversée. - Oh mon dieu! Je sais ! Je viens tout de suite! Prends bien soin d'elle mon fils! Prends bien soin d'elle...je t'en supplie, j'arrive! Il revint près d'elle, elle était prostrée sous la couverture, il serra un peu son épaule et lui dit que son père arrivait. Elle ne répondit pas, il la laissa reposer et alla 273 M’Barka téléphoner la mauvaise nouvelle à la famille Benlyazid. C'est une voix européenne, autoritaire qui lui répondit: - Qui êtes-vous? Qui demandez-vous? Alexis raccrocha sans répondre Immédiatement il se douta, qu’une fois encore, il se passait là bas quelque chose en rapport avec les activités politiques d’Ali et décida . de s’y rendre sans tarder. Il prévint la femme qui aidait MBarka qu'il devait sortir un instant, lui ordonnant de rester auprès d’elle et de prévenir son père quand il arriverait qu’il était chez les Beliazid. Traversant l'enceinte de la ville il se rendit directement au magasin de l'autre côté de la rue surmonté des deux étages qu’habitait la famille. Il se heurta à l'entrée de l’escalier à un militaire qui tenta de l’empêcher de passer, mais il le bouscula et l'ayant à ses trousses, qui lui criait de s'arrêter, il gravit quatre à quatre les escaliers, pour surgir dans l'appartement où un lieutenant et deux gendarmes interrogeaient la famille rassemblée dans le salon - Qui êtes-vous? Et pourquoi êtes-vous entré? Le soldat qui arrivait s’excusait - J'ai voulu l'empêcher de passer mon lieutenant, mais il m'a bousculé! Alexis qui avait appris comment on s'y prend avec des officiers lui répondit. - Je suis Alexis Charbonnier mon lieutenant, engagé volontaire à la neuvième DIC, Italie, Provence, Danube, trois citations, fils de Gustave Charbonnier ancien combattant 14/18 Officier de la légion d'honneur, croix de 274 Le Pied Noir guerre, médaille militaire, mutilé de guerre. Nous sommes mon père et moi associés dans cette entreprise et je voudrais savoir ce qui se passe...si cela ne vous dérange pas? - Je suis désolé Monsieur Charbonnier! Je fais une enquête de police et vous devez comprendre que je n'aime pas cela...mais il parait que maintenant cela fait partie de mes devoirs. Ce Ben...Monsieur Benlyazid est soupçonné d'être l'instigateur des troubles qui ont eut lieu hier soir dans la ville et je dois l'arrêter. - Il n'est apparemment pas là! Et cela m'étonnerait de lui qu'il ait dis où il allait...mais permettez! Il alla à la vieille dame qui était assise, entourée de sa fille Fatima que Mustapha son mari, tenait par les épaules et de Leïla la femme d' Ali. Les trois enfants de Fatima se tenaient en arrière, assis côte à côte sur un divan. Il embrassa respec tueusement la tête de la vieille dame, serra la main de Mustapha, embrassa les deux jeunes femmes puis les enfants et prenant dans ses mains celles de la vieille dame lui dit en arabe - J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer Lalla! madame Rachel vient de retourner à Dieu! Oubliant un instant les militaires, ils se levèrent tous en s'exclamant et récitèrent ensemble la prière des morts. - Excusez mon interruption mon lieutenant, cette dame qui vient de mourir était de nos plus chères amies... - Oh je les connais dit le lieutenant, c'est sans doute de la mère de Monsieur Bendahan que vous parlez? 275 M’Barka - C'est cela et c'est aussi notre associé, mais je vous en prie continuez votre travail! Le Lieutenant eut une hésitation et dit - Oh! Il est fini pour aujourd'hui...Nous allons le chercher ailleurs . Si par hasard, puisqu'il est votre ami, vous le voyez, dites-lui de venir se rendre, il s'en tirera avec le minimum autrement il me faudra le livrer à la sécurité à Casablanca. - Son frère ne va pas être content mon lieutenant! Vous n'en avez pas entendu parler? On voit que vous venez d'arriver; c'est un capitaine des goums, un héros de légende, actuellement il est dans le delta du Mékong...il a tellement de médailles que s'il tombe à l'eau il coule...Va chercher la photo de ton oncle Abdelhak! ordonna-t-il en s'adressant au fils aîné de Mustapha. - En effet ! je ne suis ici que depuis une semaine et croyez moi monsieur Charbonnier, ce qu'on me fait faire ne me plaît pas du tout. Avant de venir ici j'étais dans la vallée du Draa à régler des litiges de droits d'eau où de pacage... Alors vous comprenez? Le gosse revenait tenant fièrement la photographie de son oncle que décorait le Général Leclerc devant la mairie de Colmar. Alexis la tendit à l'officier qui l’examina et sans un mot la montra aux gendarmes visiblement impressionnés. Mustapha demanda alors: - Est-ce que nous pouvons aller rendre hommage à la morte lieutenant? 276 Le Pied Noir Rendant la photographie, le lieutenant lui répondit avec une déférence qui contrastait avec le tutoiement grossier qu’il utilisait l'instant d'avant . - Mais naturellement Monsieur Cherquaoui! Excusez-moi Lalla! Au revoir mesdames! Au revoir monsieur Charbonnier...je vous en prie croyez-moi si je vous dis que tout cela ne me plaît pas. Alexis qui l’avait raccompagné à la porte du rez de chaussée lui dit doucement - Vous n'êtes pas obligé de rester! L'autre se rebella - Ne soyez pas acerbe Charbonnier! Je me suis excusé, mais il n'empêche que votre ami est recherché, en fait il est sur les listes de ce Boniface... Ecoutez! Je ne devrais pas vous le dire mais je le fais pour le capitaine Benlyazid, prévenez-le que lui et ses copains ont été infiltrés, qu'il se tienne à carreau et qu'il aille se faire « coiffer » ailleurs qu'ici! Cela ne me plairait pas du tout! Mais pas du tout! que ce fut moi, qui soit obligé de le livrer à ces salauds! Quant à vos conseils...je n'en ai rien à foutre, mais croyez moi ou pas...j'ai déjà fait ma demande de mutation pour aller là où est votre ami. - Excusez-moi mon lieutenant! Je suis navré! - Cela ne fait rien! Avant de remonter à Casa passez donc prendre un pot au mess...cela me ferait plaisir de ranimer quelques bons souvenirs de Naples! Alors que le lieutenant et ses gendarmes s'éloignaient, il croisa dans l'escalier les femmes qui 277 M’Barka descendaient - Nous allons voir Tante M'Barka lui dit Fatima et nous irons demain matin faire les condoléances chez tonton Jacob. Monte voir Mustapha il va t'expliquer pour Ali. Ali était bel et bien impliqué dans la politique de soutien à Mohamed V, c'était bien lui l'instigateur de la manifestation de la veille. Mustapha lui dit qu'il se cachait dans le mellah chez des amis d'Isaac. Alexis expliqua ce que lui avait dit le Lieutenant et Mustapha décida d'aller informer son beaufrère. Quand il qui assis sur le mi voix qu'elle se rendre chez demanda retourna en Médina, Alexis trouva son père, bord du lit ou M'Barka se reposait lui dit à allait mieux et que puisqu'il était là il allait les Benlyazid. Embrassant sa femme il lui - Cela va aller maintenant ma chérie? C'est d'accord? On n'en parle plus? Elle approuva d'un petit signe de tête avec un sourire triste elle avait beaucoup pleuré. Elle but un peu du thé qu'apportait la servante et reposant son verre sur le plateau de cuivre elle dit à Alexis qui l’aidait à se recoucher sur ses oreillers - Juste en mourant la pauvre Rachel m'a dit que c'était un garçon et qu'elle a dû l'étouffer, je l'ai dit à ton père... Elle se remit à pleurer et Alexis la gronda - Tu viens de promettre à Papa de ne plus en parler, tout cela c'est loin, je suis sûr que Dieu t'a pardonné, 278 Le Pied Noir comme il pardonne à Tata Rachel. Vous avez suffisamment fait de bien pour racheter tous les péchés du monde. Alors maintenant tu vas dormir bien sagement sans cela je demande à Sidi Gous de te frapper, je suis sûr que son ceinturon est encore par là. - Tu es gentil mon chéri! Tu as raison je vais dormir, j'ai pris un cachet, cela m'empêchera de penser. Alexis était à peine revenu dans le salon que son père entra. - Comment va t elle ? demanda-t-il, puis il alla voir dans la chambre, elle dormait. Il éteignit la lumière et referma doucement la porte. La bonne leur apporta à manger, ils n'avaient pas très faim. Cette maison où ils se retrouvaient tous les trois, trop chargée de souvenirs, les rendait silencieux. Plongés dans leurs pensées mélancoliques ils furent surpris par le martèlement d'un visiteur sur la porte. La femme de ménage venait de partir, ils crurent que c'était elle qui revenait. Alexis se leva pour aller ouvrir. C'était Ali habillé de la jellaba marron des paysans doukkalis. - Qu'est-ce que tu fais dans cette tenue Ali? Tu as enfin entendu l'appel du Maréchal pour le retour à la terre? Ironisa Gustave en l'accueillant. - Il fait des conneries Baba! Il ne retourne pas garder les vaches, c'est pourtant ce qu'il devrait faire. Assieds-toi Ali! Tu veux un verre de thé? Ali prit le verre brûlant qu'il lui tendait et demanda - Tante M'Barka n'est pas là? J'aurais aimé la saluer. - Elle dort! la mort de cette pauvre Rachel l'a bien 279 M’Barka secouée. Explique-moi ce que tu as fait mon garçon! Devant le vieux français si respecté par son père, Ali trouvait mal ses mots pour expliquer son engagement. - Ce n'est pas contre les français comme vous que nous nous battons Sidi Gous, c'est contre ces gens qui nous pillent, qui nous méprisent, qui maintenant nous tuent, nous sommes des arabes et... - Arrêtes tes idioties petit! Je veux bien que tu te battes pour le Maroc mais ne me dis pas que c'est parce que tu es arabe. Si toi tu es arabe parce qu'une poignée de guerriers est venue un jour apporter l'Islam dans ton pays, alors moi je dois être chinois parce que les hordes d' Attila sont venus un jour violer quelques lorraines et quelques bourguignonnes. - Mais la langue arabe... - Qui parle vraiment arabe ici? Quelques lettrés de la Quaraouine ? On parle arabe en ce moment? Les montagnards parlent arabe? Revendique donc une langue nationale, celle que nous comprenons tous d'un bout à l'autre du Maroc. Ce que vous avez à défendre c'est votre culture nationale, luttez pour empêcher l'Eglise Catholique et sa bigoterie de démolir votre culture, défendez vos mosquées et vos synagogues, comme vous avez su le faire depuis plus de mille ans. Tu ne manques pas de bonnes raisons d'être fier d'être marocain tu n'as pas besoin d'autres modèles que ceux que tu trouveras dans ton passé, bats toi pour le Maroc, mais si tu meures pour être arabe j'irais cracher avec mépris sur ta tombe. - Oh! - Oui! c'est comme cela! Alexis et moi nous ne 280 Le Pied Noir sommes pas arabes, est-ce que toi et tes copains vous nous foutrez à la porte pour cela quand vous aurez repris le pouvoir? Je comprends ton engagement, mais je le trouve prématuré, tu aurais pu attendre que tout cela s'éclaircisse, peut-être qu'on arrivera à avoir en France un gouvernement qui comprenne que le contrat de 1912 est terminé, qu'il est temps de tenir nos promesses et vous laisser vous démerder tout seuls comme des grands. - Je n'y crois pas beaucoup, dit Alexis - J'espère pour nous tous que c'est moi qui ait raison Enfin! Fais ce que tu crois être le mieux Ali, que veux-tu faire pour l'instant? - Aller à Fès, où j'ai les contacts avec la résistance qui s'organise. - Il te faudra des papiers, je repars aussitôt après l'enterrement. En arrivant je te fais établir une carte de travail de la société avec un nom « bidon » et je te ferais conduire à Fés avec un ordre de mission en règle. Après tu te débrouilles! - Mais s'il a des problèmes graves ? pourrons nous l’aider Baba? - Nous ne sommes pas la Croix Rouge, mais à l’occasion pourquoi pas ? N'en abuse pas Ali ! Qui va s'occuper du magasin maintenant? - Je n’abuserai pas Oncle Gous, c’est déjà beaucoup ce que vous faites. Ils restèrent tous un moment silencieux puis Ali repris 281 M’Barka - Pour la société Mustapha s’en occupera et Isaac viendra lui donner un coup de main quand il pourra se libérer de la minoterie. - Et ta femme? Et le bébé? Demanda Alexis Tu y penses - C'est cela le plus gros sacrifice Alexis! Mais c’est aussi pour eux que je me bats. Le vieil homme le regarda avec affection et lui tapant un peu sur l’épaule - Tu as choisi ta voie mon garçon, le principal c'est que tu n'aies pas à le regretter pour les tiens. Est-ce que ton frère Mohamed est au courant? - Non! Il est trop loin et je doute qu'il me comprenne, il n'est pas tout à fait dans le même camp que moi. - Ne le juge pas trop mal! Ce n'est pas confortable d'être assis entre deux chaises. Ils convinrent d'attendre le surlendemain pour passer les barrages et ils se donnèrent rendez-vous sur la piste côtière de l'autre côté de la baie où il se ferait emmener en barque la nuit suivante. Ils lui proposèrent de rester avec eux, personne ne viendrait le chercher là, mais il craignait que ses amis ne s'inquiètent de ne pas le voir revenir et il les remercia avant de repartir vers son refuge. Le lendemain ils l'aperçurent de loin au cimetière juif, au moment de l'ensevelissement, quand il vint furtivement embrasser ses amis avant de disparaître parmi la foule pourtant surveillée par les militaires. Gustave repartit seul immédiatement 282 après la Le Pied Noir cérémonie laissant M'Barka qui voulait participer à la soirée de prières. Ce n’est donc que le lendemain matin qu’Alexis et M’Barka partirent à leur tour. Quand ils arrivèrent au barrage, qui n'avait pas été levé, ils y trouvèrent le lieutenant qui y faisait une inspection. - Vous n'êtes pas venu boire le pot que je vous avais promis Monsieur Charbonnier? - Oh vous m'en excuserez! vous savez, c'est aussi un deuil pour moi... - Qui est cette femme? demanda-t-il, en désignant M'Barka qui se cachait le visage. Alexis se rapprochant de l'officier penché à sa vitre répondit doucement - Ma mère! mon lieutenant. - Votre mère? - C'est tout comme, elle a remplacé la vraie qui est morte à ma naissance...vous comprenez pourquoi je n'aime pas ce qui se passe? Elle est très connue ici, demandez ! vous serez étonné! - Je ne savais pas! Ah! vous n'avez rien dans le coffre je suppose? Pas de terroriste?...il cligna de l'oeil et dit en arabe en s'adressant à M'Barka « Trik es slama Lalla ! Allah y hennik ! » et il fut tout étonné de s'entendre répondre dans ce français un peu précieux quelle tenait de la fréquentation de la colonelle: - Je vous remercie lieutenant! Passez donc nous voir si vous venez à Casablanca! Mon mari a toujours de Bonne route madame ! que Dieu vous protège ! 283 M’Barka l'excellent whisky! - Oh! Je n'y manquerais pas Madame! Mes hommages Madame! Alexis embraya avec un petit signe ironique à l'officier interloqué et quand il eut fait quelques kilomètres il s'arrêta sur la piste côtière d'Azemmour et se moqua: - Mes hommages Madame! Elle rit un peu malgré son chagrin. - Tu as vu sa tête? Pourquoi passes-tu par là? Et pourquoi t'arrêtes-tu? - Je vais faire monter un passager, Madame! Si Madame le permet... Et donnant trois petits coups de klaxon il virent surgir Ali qui s'engouffra à l'arrière de la voiture et bascula en arrière quand elle redémarra dans le rugissement de ses huit cylindres. - Eh là! Doucement j'ai failli rester sur la route. « Sbah el kheïr Lalla ! Coulchi bil kheîr ? » - Tout va bien mon garçon! Mais toi...Tu abandonnes ta femme et tes enfants pour courir des aventures, crois-tu que je puisse te féliciter? Et ta Maman? Tu y penses...tu as vu cette pauvre Rachel? Et si tu n'es pas là ce jour-là? Y as-tu pensé? Tu crois qu'avec ce Mohamed à l'autre bout du monde cela ne lui suffise pas comme soucis? Et tes affaires hein? Qui va s'en occuper? - Oh Lalla! Je sais tout cela! Mais toi qui est marocaine vas-tu désapprouver ce que je fais pour nous Bonjour madame ! es tu tout à fait en paix ? 284 Le Pied Noir libérer des français? - Je désapprouve que tu abandonnes les tiens et je vais tout de même te dire une chose, libérateur! que tu devras méditer dans les temps de désespoir qui viennent, j'étais esclave d'un marocain et c'est un français qui m'a rendu libre! Ton indépendance sera-t-elle aussi pour vos femmes Si Ali? - Oui Lalla! Moi et mes amis approuvons le discours qu'a fait la Princesse Lalla Aïcha à Tanger, le Maroc sera aussi aux femmes et elles auront le droit à l'égalité dans le respect du « Saint Coran » - Ah oui je vois cela ! Dans le respect du Saint Coran n’est ce pas ? Les hommes et les femmes ne le lisent pas de la même façon et je doute de vos bonnes intentions pour nous autres les femmes. Les cheveux cachés, et après la jellaba jusqu’aux pieds, et après le voile et après enfermées à clé dans la maison. Alexis se mit à rire de cette véhémence et se tournant vers Ali qui s’était appuyé entre eux sur leur dossier - Je crois mon cher Ali que vous allez vous préparer « des lendemains qui chantent » comme disent les communistes, parce que des M’Barka vous allez en trouver pas mal. Ils approchaient de Casablanca, et il ajouta - Fagoté comme tu es, tu as tout du blédard, alors si on nous arrête ne t'avise pas de montrer comme tu parles bien le français, prends plutôt un bon accent des Doukkala, 285 M’Barka je dirais que tu es un ouvrier de ma ferme. La voiture qui devait l'emmener à Fès était dans la cour. Pour ne pas se compromettre devant les gens qui étaient là il adopta une attitude servile devant Gustave qui lui ordonna d'un ton sec de le suivre à son bureau. Une fois seuls il lui tendit une carte de travail avec une fausse identité et un paquet de plans être censés être remis au chef de chantier, ainsi qu'une grosse enveloppe. Il la secoua un peu avant de la lui remettre . - Si on t'arrête fais l'imbécile, c’est de l’argent tu leur défends de rompre les cachets, tu te roules par terre, tu les menace, théoriquement c’est pour le contremaître en réalité c’est ma cotisation pour tes amis...qu’ils n’oublient pas de m’inscrire sur le bon côté de leur liste. - Ah! Vous savez cela aussi? S'étonna Ali en prenant l'enveloppe. - Je sais beaucoup de choses mon garçon! Allez, fous-moi le camp! - Merci Sidi Gous je ne l’oublierai pas. Au revoir Tante Que Dieu te garde ! En l'embrassant M'Barka lui dit - De temps en temps nous irons chercher ta femme et tes enfants et nous essaierons de te prévenir pour que tu puisses les embrasser,vous pourrez vous retrouver ici... N'est-ce pas Gustave? - C'est ta maison! Grommela-t-il... tu peux y faire rentrer tous les terroristes du Maroc si tu veux! Après tout peut-être qu'il ne nous égorgerons pas! 286 Le Pied Noir - Nous n'égorgeons personne Oncle! Protesta Ali - Espérons-le! Allez que Dieu te protège mon garçon! Alexis l’accompagna jusqu'à la voiture et avant qu’il ne monte il lui dit - Avant toute chose Ali, rappelle toi que nous sommes une même famille. -Pourquoi dis tu cela ? Toi et ton père, ne venez vous pas de le prouver ? Alexis songeur regarda la voiture passer le portail, s’était il bien fait comprendre ? 287 M’Barka andis que se confortait la résistance du Sultan Mohamed V, qui ne voulait plus paraître être une potiche à la disposition du Résident; les jeunes intellectuels qui le soutenaient, la plupart pourchassés comme Ali Benlyazid, trouvaient leurs mots d'ordre au Caire, où s'était réfugié leur maître à penser, le jeune et brillant Allal-elFassi. Ce faisant ils n'avaient encore que peu d'influence sur une population généralement illettrée. La vie continuait donc, de plus en plus prospère, pour les européens qui de ce fait avaient de moins en moins envie de faire leurs valises. T Mais la situation empira., surtout après l'exil forcé du souverain, Les Résidents succédèrent aux Résidents, au gré des gouvernements successifs de cette quatrième République, divisée entre les vieux conservateurs encore plus ou moins pétainistes et les communistes, que mettaient d'accord des socialistes qui, n'étant ni chèvre ni chou, faisaient une politique de droite avec des mots de gauche et parfois l'inverse. Dans une telle pagaille le glorieux empire français pouvait bien s'écrouler, il n'avait d'importance que dans l'exploitation de ses avatars par les partis politiques, pour 288 Le Pied Noir leur pêche électorale. Au Maroc la caste des anciens, parmi laquelle se recrutèrent ceux que l’on a appelé Les Libéraux, voyait avec inquiétude se multiplier les maladresses d'une administration qui leur avait complètement échappé, politisée qu'elle était par les anciens vichyssois. Ils avaient beau multiplier les mises en garde, ce qui comptait pour ces hauts fonctionnaires c'était, pour ne pas déplaire à ceux qui les envoyait de Paris, de ne pas aller à contre-courant des aspirations de la population d’origine européenne. C'est-à-dire la masse toujours plus importante des salariés européens qui, refusant la menace d'une concurrence indigène, rêvaient d'une élimination dont les américains avaient donné l'exemple avec leurs indiens. Ils n'avaient d'ailleurs pas peur de les paraphraser quand ils disaient en riant: « Un bon arabe est un arabe mort » Les grèves et les manifestations populaires se multipliant, la répression policière s'accentua sur les dirigeants des organisations clandestines, puis sur la population, au fur et à mesure que les perspectives d'avoir à faire les valises prenaient pied dans le peuple des petits blancs. D'autant plus que la majorité des pieds-noirs , n'avaient aucune attache dans leur toute nouvelle patrie et qu'ils n'avaient aucune envie de retourner chez le général Franco, le dictateur Salazar ou ramasser des olives en Sicile. On peut comprendre que les ambitieux activistes politiques, qui voulaient faire du Maroc leur chasse réservée, n'avaient pas de mal à recruter des supporters, et on ne tarda pas dans les bistrots du Maarif, à l'heure de l'anisette, à organiser les ratonades, comme on organisait auparavant les parties de pêche au cabanon de "David Plage". 289 M’Barka C'est dans cette ambiance qu'Alexis accomplit la promesse faite à M'Barka de changer de conduite. Pour commencer il exigea de son père d'être mis au courant de ses affaires et d'être intégré à un poste de responsabilité. A vrai dire, le Directeur Financier ne réussit pas à lui faire comprendre les finesses de la fonction, des prises de participation ici, de la liquidation anticipée par là, du mouvement des actions qui voletaient comme des papillons, des cours de change et des cours de bourse. Bref cet expert, qui n'avait peut-être pas, non plus, grande envie de voir le fils du patron mettre son nez dans des affaires, où il avait déjà assez de mal à se défendre des suspicions des Sanpiètro, le vit avec plaisir disparaître de son bureau. Pourtant Alexis aurait vraiment voulu s'intégrer au s ystème et à la maison, il faisait plaisir à M'Barka, en discutant longuement avec son père de ces problèmes financiers qu'il comprenait mal. En fait plus que de l'incompréhension c'était une sorte de répulsion à ce travail de paperasseries et d'astuces juridiques destinées à tromper le fisc ou à préparer des pièges dans les contrats de ses partenaires. Sans qu'il ait de fonction précise on lui avait attribué avec un bureau une secrétaire qui, comme lui, n'avait grand-chose à faire, si ce n'est une aptitude à faire valoir d’inappréciables avantages, hors soutien-gorge, quand elle se penchait au-dessus de la table de son patron pour lui expliquer des choses qui n'avaient souvent pas besoin 290 Le Pied Noir d'explications. Alexis s'il avait renoncé aux orgies de la Corniche, n'en avait pas pour autant fait voeux d'abstinence et il ne provoqua pas un scandale le jour où il tomba, le nez dans cette échancrure vestimentaire. Elle était belge et blonde, ce qui n'est pas exceptionnel, elle avait vingt-cinq ans ce qui est un bel âge pour tromper un mari aviateur qui n'était pas à son foyer une semaine sur deux. Ce fut une liaison calme et quasi conjugale « J’ai de la chance, j’ai deux gentils maris » disait la dame en riant, et elle avait l'air de le croire. Elle était tout à fait fidèle et dévouée à ses deux hommes, leur préparant de bons petits plats dans sa petite cuisine et parfois s'étonnant: « Oh Alexis mon chéri ! Tu ne t’es pas resservi, pourtant Etienne a bien aimé, hein Etienne que c’était bon ? » Il était gentil Etienne! Elle avait insisté pour qu'ils fassent connaissance et ce jour-là il avait failli faire entor s e au protocole. Non qu’il eut commis une imprudence qui aurait révélé au mari son infortune, car de cela il s’en foutait le mari, elle le lui avait dit mais il lui fallut constater pour y croire. Non ce qu’il avait fait était qu’en passant du salon à la salle à manger il avait tenté de s'asseoir à sa place habituelle, mais Etienne s'était excusé: « Non pas ici , je suis un peu casanier c’est ma place ! Je prend facilement des habitudes » Moi aussi s'était dit Alexis, tenté de lui demander si c'était bien du côté gauche du lit qu'il se couchait quand il ne pilotait pas son avion. 291 M’Barka Ce fut elle qui après son stage chez le Directeur Financier lui suggéra de s'occuper du département électrique; en vérité elle trouva qu'il était doué pour cela, un soir où avec seulement le petit couteau à éplucher les pommes de terre, il répara la lampe de chevet. Elle avait dit admirative - Que tu es habile mon Chou! Pourquoi ne pas t'occuper du Département Electrique chez ton père, mon Chou? Pour ne pas commettre d'erreur; dès le début de leur liaison elle l'avait appelé ainsi, car Etienne était Chou, lui aussi, et quand ils étaient tous les trois elle les appelait ainsi tous les deux. Cela n'avait pas choqué le mari. Non! ce qu'il aurait trouvé troublant, c'est qu'elle interpelle leur ami en l'appelant Etienne, ou que lui-même soit, dans l'extase, appelé Alexis. Mais cela n’arrivait pas, elle gérait sa petite vie amoureuse avec la même compétence que ses classeurs. Ils étaient vraiment Chou tous les deux. Ce fut une remarquable entente, pleine de tranquillité, sans problème, un gentil mari qui téléphonait toujours avant de rentrer chez lui et qui poussait même l'amabilité jusqu'à fumer des Craven A comme Alexis. Cela dura jusqu'au mariage d'Alexis. D'ailleurs! C'est à ce moment-là qu'ils rentrèrent à la base de Salon-deProvence, quel tact! Pendant longtemps ils échangèrent de jolies cartes postales au Nouvel-An et même il fut sollic ité, peu de temps après leur retour, pour être le parrain de leur premier enfant, mais malgré l'insistance d'Etienne il refusa 292 Le Pied Noir prétextant l'éloignement. Il fit d’ailleurs de savants calculs pour savoir s’il y était pour quelque chose, mais elle l’avait rassuré au téléphone. « Non Mon Chou, ce n’est pas toi j’en suis sûre ! » Et comme il lui avait demandé qui l’avait remplacé elle lui répondit presque indignée « Mais Mon Chou ! Etienne est là tous les jours maintenant » Ainsi rassuré il envoya un magnifique tapis de Rabat où le bébé pourrait se rouler et sans doute pisser dessus. Donc un soir, où dans le grand lit ils venaient de rejouer leur pièce préférée « Chéri ! baisse un peu l’abatjour ! », elle lui suggéra de devenir chef du département électrique et il le devint. Le tenant du titre, qui n'était pas passionné par le Maroc était rentré dans son pays natal. Le Président Charbonnier accepta de lui donner le poste, d'autant plus que l'adjoint était un vieux technicien qui ayant roulé dans toutes les mines africaines, connaissait des tas de trucs sur son métier et n'avait besoin que d'un appui commercial. Il adorait parler de son travail et oublia vite que son nouveau chef de service était fils du patron. Contrairement à d'autres qui en auraient glosé, il ne fit pas grief à Alexis de ne pas connaître le métier, trop content qu'il était de le lui apprendre. Les leçons furent si profitables que quand il quitta le Maroc au moment de l'indépendance, Alexis pouvait prétendre être un très acceptable ingénieur d'études et accepté comme tel, par une clientèle qui ne regardait pas au-dessus de votre tête, pour voir quel diplôme vous affichiez. Voyant comme son Liksis était devenu sérieux il ne 293 M’Barka manquait plus à M'Barka qu'un souhait c'était de le voir marié. Elle rêvait déjà de petits enfants qu'elle verrait grandir dans ses jupes. Il se maria mais pas avec celle qu'elle aurait souhaité. Du jour où il était parti combattre en Italie, jusqu'à sa démobilisation, Pierrette Sanpiètro, comme beaucoup de jeunes filles à cette époque, s'était découverte une vocation de marraine de guerre. Ils échangeaient des lettres gentilles, un peu insignifiantes, mais qui complétaient bien les nouvelles qu'il recevait de M'Barka, avec quelquefois un petit mot de son père ajouté en bas de page. Il lui avait envoyé des photos qui le montraient les mains sur les volants de pointage de son canon ou sur le marche-pied d'un GMC . Elle lui envoya les siennes. Comme ils le faisaient tous, en se vantant de leurs pseudos succès auprès des femmes, il les montrait aux copains. Surtout une qu'ils appréciaient beaucoup, sûrement prise en cachette de sa mère, qui la montrait en maillot de bains sur le plongeoir de la grande piscine. Il n'avait jamais imaginé que ce produit de bonnessoeurs soit devenu cette jolie fille, dont pour la première fois il découvrait qu'elle avait de belles jambes et des rondeurs qui provoquaient des hommages de ses camarades, dont l’intéressée, si elles les avaient entendu, aurait pu rougir de honte. Quand il rentra de l’armée, suite logique de leur correspondance, elle vint tout de suite lui dire bonjour et il la trouva un peu plus dégourdie qu'elle ne l'était avant son départ. Elle était sortie de son collège et continuait des études de gestion d'entreprise et de comptabilité, ce qui 294 Le Pied Noir hélas lui donna plus tard des idées. De temps en temps elle sortait avec lui et ses frères, se faisant accompagner par des petites cruches comme elle, qu'ils courtisaient, en se moquant après de leur innocence. Pendant l'été 1953, malgré la recrudescence d'attentats due à l'imposture du remplacement du Roi par un fantoche, elle chercha visiblement à se rapprocher de lui, d’autant qu’elle n’ignorait pas que la jolie secrétaire étant loin il y avait une place à prendre. Le jour de ses trente et un ans Alexis organisa une soirée d'anniversaire à la Grande Maison. A part la mère qui exécrait M'Barka et prétendait ne jamais pouvoir mettre les pieds dans cette maison du péché, la famille Sanpiètro vint au complet. Pendant cette soirée Pierrette se montra si particulièrement empressée auprès de lui, que les jeunes gens qui dansaient devant l'énorme « radio pick-up, à changement de disques automatique, bras compensateur et tête de lecture à piézo-cristal, » le remarquant, se moquèrent d'elle par des allusions qui devant son père la firent rougir de confusion. Mais son papa faisait mine de ne rien entendre, de ne rien voir et échangeait des clins d'oeil complices avec son associé qui de sa main valide frisait ses moustaches de gaulois. Alors que tout ce monde, installé sur la terrasse, buvait le café, il lui demanda si elle voulait voir le couple de perroquets qu'il venait d'acheter au marché central. A cette époque il se passionnait pour les oiseaux exotiques. Ils partirent seuls vers la grande volière qui se trouvait tout en haut de la propriété et quand ils se furent un peu éloignés elle lui prit la main. Devant les beaux oiseaux qui 295 M’Barka étaient le prétexte de la promenade il l'attira contre lui et elle se laissa embrasser. Tenant dans ses bras cette jolie fille de vingt trois ans, il en tomba d'autant plus amoureux, qu'elle lui rendait ses baisers avec une passion qui n'était pas feinte. Quand ils redescendirent, ils s'arrêtèrent devant un petit bassin à poissons rouges où après s'être à nouveau livrés à leurs abandons, il lui demanda pendant qu'elle le débarbouillait en riant de son rouge à lèvres avec son petit mouchoir, si elle voulait l'épouser. Eh oui! Elle voulait bien! Quand ils rentrèrent tous les invités les attendaient pour faire souffler à Alexis ses trente-et-une bougies. Il s'exécuta aimablement en plusieurs fois et donnant la pelle-à-tarte à l'une des jeunes filles qui se bousculaient à côté de lui, il entraîna Pierrette vers le coin où se tenaient: M'Barka, son père et le vieux Sanpiètro et ayant demandé le silence plusieurs fois il dit. - Mes amis! J'ai quelque chose de très important à demander à notre ami et associé Monsieur Sanpiètro!... Monsieur Sanpiètro je voudrais épouser votre fille! Un énorme hourra éclata dans le grand salon avec des applaudissements et le vieux sicilien visiblement ému répondit sur le ton de la plaisanterie: - Je suppose que je n'ai qu'à dire d'accord, après tous ces applaudissements, et toi Gustave es-tu d'accord? - Je dis comme toi, on ne nous a pas consultés, et toi M'Barka? Qu'en dis-tu? 296 Le Pied Noir Elle s'approcha de la jeune fille et l'embrassa - Sois la bienvenue dans ma maison ma fille. Personne, sauf elles deux, ne sentit la réticence de Pierrette, qui cependant répondit gentiment - Je sais comme vous aimez Alexis, je ferais de mon mieux pour qu'il soit heureux avec moi. Ce fut un grand et beau mariage où la presse nationale fut invitée à photographier sous toutes les coutures le gratin de la gentry marocaine qui s'y pressa pour s’extasier sur les jeux de voiles de la mariée et les robes roses des petites filles qui portaient la traine Les orgues tous neufs de l’Eglise du Sacré cœur, rugirent et le prêtre en donnant la bénédiction nuptiale, voulut bien oublier de réclamer au fiancé son certificat de baptême. Il est vrai qu'on ne lui avait rien demandé d'autre que de recevoir un confortable chèque, faire le boulot pour lequel il l'avait reçu, passer dans les rangs pour la quête destinée à financer la fin des travaux de cette horrible architecture de béton, et faire en vitesse le sermon d'usage. Après quoi, toute l'assemblée, dans un grand concert de klacsons put aller à l'essentiel: le pantagruélique gueuleton, préparé sous les tentes caïdales, dans la bonne odeur des méchouis qui rôtissaient embrochés au-dessus des braises de bois d'olivier, qui est, comme on ne le sait pas assez, le seul arbre digne de rôtir un mouton. M'Barka n’appréciait qu’à demi la cérémonie, elle était déçue, se sentant en quelque sorte dépossédée de ce rôle de mère qui est si important lorsqu’une marocaine marie son fils, ces petites intrigues avec l’autre mère, ces discussions pour l’organisation du mariage, cette étude de 297 M’Barka la nouvelle famille, les soupçons auxquels on ne croit pas vraiment mais que l’on exprime en confidence. Toute une stratégie millénaire de la mère musulmane qui révèle son importance et accroit sa respectabilité. Mais cette sicilienne arrogante, cette famille Sampiétro avec ces garçons vulgaires, méprisants et racistes. Le pire était qu’elle devinait que cette mijaurée ne rendrait pas son Alexis heureux. Elle trouva donc un prétexte pour s’éloigner dès que cela lui parut possible et sans que cela paraisse une impolitesse de sa part . Seul s’en inquiéta Gustave quand au milieu du brouhaha général il s’aperçut qu’elle était absente. Il savait bien qu’elle désapprouvait ce mariage, et qu’avec raison elle n’aimait pas ces siciliens. Lui même n’était pas vraiment enthousiasmé mais il voyait son fils heureux et amoureux d’une jolie fille qui avait l’air de le lui rendre, et comme cela coïncidait avec un renforcement de ses affaires il voulait chasser toute inquiétude Il la trouva dans son salon où elle bavardait avec la vieille cuisinière qui lui préparait du thé et il accepta le verre qu’elle lui tendait en lui demandant si tout se passait comme il voulait. Il la connaissait trop bien pour ne pas sentir l’ironie et tout d’abord il ne répondit pas car il ne voulait pas se laisser entraîner dans une dispute, où de toutes façons elle aurait eu l’avantage. Pour une fois elle n'était pas, sur un sujet important, d'accord avec lui, et tout au fond de lui-même il savait bien qu'elle avait raison car elle avait assez de bon sens pour savoir que cette 298 Le Pied Noir péronnelle, qui lui faisait sentir son mépris chaque fois qu'elle venait chez elle, ne pourrait jamais rendre son fils heureux. Il lui prit les mains et les embrassa avec toute la tendresse possible et il lui dit - Ne t’inquiète pas ma chérie, elle ne pourra jamais te le prendre. Il a choisi ils s’aiment...il remarqua sa moue dubitative et il ajouta...Enfin cela se voit et puis j’ai pris toutes les précautions voulues pour que le contrat nous soit favorable. Tu verras quand ils nous donneront des petits enfants toutes tes inquiétudes seront oubliées. Elle ne répondit pas, elle restait souc ieuse et en reversant le thè elle lui dit - Ils n’auront pas d’enfants et elle fera tout, elle et sa mère pour nous l’enlever ...et soudain elle s’effondra en larmes contre lui, oh mon chéri ! mon chéri ! Tant de joies, tant d’efforts, et ce sacrifice...pourquoi ? Pourquoi ? Allah va donc me punir jusqu’au bout, il va me l’enlever pour cette chienne chrétienne. Gustave l’embrassait et protestait qu’elle exagérait que toutes les mères disaient la même chose dans ces circonstances. Elle fit l’effort de se calmer et elle le renvoya - Va mon chéri ! Tes invités vont s’inquiéter, tu leur diras que j’ai trop mangé de ce tagine de poulet et que je dois me reposer. Il s’en retourna lui en voulant un peu d’avoir jeté une ombre sur la fête, d’avoir ravivé ses propres doutes. 299 M’Barka Quand il retrouva ses invités la Colonelle vint à lui - Qu’y a t il ? Pourquoi M’Barka est elle partie ? Il tenta de raconter son mensonge mais cela ne prit pas - Je vais la rejoindre, je sais ce qui se passe elle n’est pas d’accord n’est ce pas ? Elle s’éloigna et ce fut à ce moment que dans les joyeuses clameurs les jeunes gens chahutèrent les jeunes époux qui s’en allaient dans la belle Cadillac toute neuve cadeau de Gustave, vers la villa d’Anfa qui avait été construite pour eux par le vieux Sanpiétro. Pendant toutes les fiançailles Alexis malgré ses expériences passées se laissa prendre au piège des habiles coquetteries de sa fiancée et il espérait que les relations entre les deux femmes s'amélioreraient. Il n'était d'ailleurs pas mieux loti du côté de sa future belle-mère qui avait, depuis sa naissance, vouée sa fille à la Sainte Vierge et toujours rêvé de la voir religieuse. Elle ne digérait pas sa déception, encore qu'elle fut moindre que celle de la congrégation des Bénédictines, qui voyait s'évanouir la dot que la novice aurait apporté en mariage à ce polygame de Seigneur Jésus, qui est, comme on le sait, l'époux de toutes les bonnes-soeurs du monde. Entre l'hostilité de sa belle-mère à son égard et celle de M'Barka à l'égard de sa fiancée, Alexis faillit bien arrêter là le mariage, d'autant que de déplaisantes discussions sur les clauses du contrat avaient lieu avec une âpreté où sa future épouse n'était pas la moins acharnée. Plusieurs fois il éprouva un désagréable sentiment, 300 Le Pied Noir quand pendant une délicieuse étreinte elle le repoussait, pour une nouvelle fois le questionner sur cette villa qui était à M'Barka et pas à son père, comment cela pouvait-il être, puisqu'elle n'était pas la femme de son père selon la Loi française et pas sa mère à lui? Il y avait là quelque chose qui dépassait son entendement quant aux droits de ces indigènes, car dans son esprit ils ne pouvaient être propriétaires de rien. Alors un beau jour il s’était fâché, lui disant très nettement - Il faudra que tu acceptes M'Barka comme ma mère ou nous arrêtons tout de suite, réfléchis bien! Sur quoi, en colère, il l'avait planté là, assez désorientée. Mais le lendemain elle était revenue câline en s'excusant et comme il désirait ce corps dont elle savait lui faire sentir toutes les promesses avec une technique de vieille routière, qu'elle n'avait pourtant pas appris chez les bonnes-soeurs, elle l'avait reconquis. Mais même de ce côté, il s'aperçut trop tard qu'il avait été berné, car elle appartenait à cette catégorie d'hystériques, que l'on appelle communément des allumeuses. qui promettent beaucoup plus qu'elles ne donnent. Le mariage accompli, la déception de cette fausse sensualité, bien pire qu'une véritable frigidité fut le début de toutes ses désillusions. Pourtant il n'était pas un petit puceau novice et il tenta de mettre à profit pour son épouse, l'expérience acquise auprès des diverses compagnes, toutes belles, qu'attirent toujours un beau garçon riche. Mais hélas! malgré tous ses efforts, il ne put jamais lui faire admettre que l'amour c'était autre chose que de s'ouvrir passivement à la lubricité de son mari, afin d'accomplir la procréation exigée par Dieu pour justifier le 301 M’Barka sacrement du mariage. C'est-à-dire: croître et se multiplier. Pourtant au début elle fit vraiment un effort pour aller au-delà de cette exaltation qu'elle éprouvait à être embrassée et caressée. Plusieurs fois Alexis l'avait sentie prête au plaisir, mais jamais elle ne s'abandonna, car dans son inconscient existait toujours, cette mise en garde de son éducation, venue de bigote de mère, contre cette pomme du plaisir charnel que le Démon ne manquerait pas de lui offrir, comme il l'avait fait à Notre Mère Eve. Aussi dans la hantise de commettre un si horrible péché, pressait-elle son mari d'activer le mouvement, sans chercher des fantaisies répugnantes. Tandis que pour exorciser le Diable elle faisait de muettes prières vers le crucifix qu'elle avait accroché au-dessus du lit conjugal, tout enrobé de branches de buis, bénies le jour des Rameaux. Trop c'est trop! Et Alexis un jour capitula abandonnant sa demi pucelle à sa Vierge-Marie, d'autant plus que ce vagin sec restait résolument stérile, ce qui lui était d'ailleurs imputé. Quant à la conversation elle n'y trouvait d'intérêt que quand il s'agissait d’argent, qu'il soit à dépenser ou à ramasser et de lui tirer à ce sujet tout ce qu'elle pouvait de renseignements qui lui permettaient de se faire une idée de ce que cette entreprise pouvait rapporter. Il retourna donc vers les accueillantes petites amies qui savaient apprécier ses tendresses et le reçurent avec joie. Finalement cela arrangeait tout le monde et avec l'hypocrisie cauteleuse si particulière aux catholiques on fit semblant de ne pas savoir. 302 Le Pied Noir Les deux pères avaient participé ensemble à la construction d'une magnifique villa sur le site d'Anfa, pas trop loin de celle des Sanpiètro, parce que la Mama avait des varices. En rédigeant le contrat de mariage on avait insisté pour qu'elle fût au nom de Pierrette, puisqu'Alexis était censé hériter de « la Californienne » Et pendant que l’on y était on profita de cette heureuse union, pour redistribuer les cartes au sein de la société de manière à ce que les actions soient réparties à égalité entre les deux familles; d'un côté Sanpiètro père et enfants, de l'autre Charbonnier père et fils. Papa Sanpiètro dans sa générosité, donna la moitié de ses actions en dot à sa fille chérie. Sur le moment et parce que les affaires prospéraient, ils ne prirent pas garde que les deux frères n'avaient pas protesté. Ce ne fut que plus tard qu'ils virent le piège puisqu'en cas de divorce aux torts du mari et à la mort de Gustave, elle obtiendrait la moitié des parts de son mari: 25%, plus les siennes: 25%, plus celles de ses frères: 25%, c'est-à-dire à la mort de Gustave 75% du capital. Pas fous ces siciliens! Il pouvait bien aller faire ses cochonneries avec ces moitiés prostituées qu'il fréquentait au golf et au tennis, c'était Pain béni pour l'avenir, une corde qu'il se mettait autour du cou. C'est pourquoi avec le conseil de ses frères, au lieu de chercher à le retenir près d'elle, elle le poussait au contraire machiavéliquement, à des dévergondages dont elle accumulait à son insu les témoignages photographiques et les talons de chéquiers. Depuis longtemps il s'était décidé à revenir dans sa chambre de célibataire et se faire encore gâter par M'Barka, lassé qu'il était des cris et menaces de sa femme. Elle put ainsi avoir la satisfaction d'ajouter une nouvelle pièce à charge à son dossier, en faisant constater par un huissier 303 M’Barka qu'il avait abandonné le domicile conjugal. C'était bien une vraie salope. 304 Le Pied Noir Quand le Capitaine Benlyazid, qui avait été un des derniers blessés graves évacués de la cuvette de Dien-Bien-Phu, sortit sur ses béquilles de l'hôpital parisien où on l'avait rafistolé tant bien que mal, il téléphona à Alexis pour qu'il vienne le chercher à l'aéroport de CasaAnfa. Ils ne s'étaient pas revus depuis la prise de Colmar en Janvier 45 où leurs deux divisions avaient mené une opération conjointe. Cette rencontre avait été un de ces hasards de guerre où dans le brassage des combattants il arrive que se retrouvent deux amis ou deux frères. Rencontrant des goumiers, Alexis avait tout de suite pensé que Mohamed était peut-être dans ce secteur et ayant arrêté sa « jeep » il avait interpellé les soldats marocains, pour leur demander en chleuh, s'ils connaissaient le lieutenant Benlyazid Les deux hommes avaient été si heureux d'être interpellés dans leur langue natale qu'ils avaient guidé Alexis jusqu'au cantonnement. Cela avait été d'émouvantes retrouvailles qu'ils avaient si bien fêté au mess des officiers, qu'il avait fallu ramener Alexis et sa jeep jusqu'à sa batterie. C'est ce qu'ils expliquèrent en riant à leur ami Isaac qui, prévenu, avait tenu à accompagner Alexis pour accueillir leur ami à l’aérogare. C’est d’ailleurs Isaac qui se chargerait de ramener Mohamed dans sa famille qui l’attendait à Mazagan. Il expliquait cela, alors qu'ils roulaient vers la villa où M'Barka avait fait préparer un dîner en l'honneur de l'officier. 305 M’Barka Embrassé longuement par Gustave et par M'Barka qui pleura un peu sur son épaule, en louant Dieu de l'avoir enfin ramené chez lui, ils passèrent à table. Quand il se fut régalé de tous les bons plats de sa jeunesse qu'elle lui avait fait préparer ils allèrent au salon pour le thé traditionnel et il dut raconter à Gustave, malgré sa réticence, cette dure bataille que menaient les Vietnamiens pour leur indépendance. - Maintenant! pronostiqua-t-il, les Empires français et anglais vont se démanteler totalement. On ne peut y échapper... Et mon frère Ali? Vous avez des nouvelles? - Je lui ai envoyé un message, mais apparemment il n'a pu venir. Il est sérieusement menacé, expliqua Alexis. - Toujours à déconner avec l'Istiqlal ? - Je crois! Oui! Tu n'es plus d'accord avec lui? Quand tu es parti tu me disais que tu voulais être officier pour l'Indépendance, tu as changé d'avis? - Non! Moins que jamais! Mais j'ai appris qu'il y a un temps pour tout et Ali aurait dû rester à Mazagan à aider Isaac pour nos affaires. - Oh! Mustapha m'aide bien tu sais! Dit Isaac. - Tu sais bien que Mustapha n'a pas l'envergure nécessaire pour diriger une aussi importante entreprise, et avec ce qui se prépare, Isaac, tu risques de te trouver en porte-à-faux si tu deviens trop apparemment le seul dirigeant de notre société. - C'est vrai que nous recommençons à être insultés par la populace, dit sombrement Isaac et puis il y a ce qui se passe en Palestine, si les juifs du Maroc se sentent 306 Le Pied Noir menacés ils vont foutre le camp là-bas, il y a déjà des contacts qui se font. Alexis se leva brusquement et cria. - Eh merde! L'avenir de ce pays c'est nos trois rac es. A nous trois nous représentons ce que doit être le Maroc! Est-ce qu'on peut voir cela de loin sans réagir? - Qu'est-ce que tu veux faire? Une pétition? Prendre ta carte au Parti Communiste? Faire un discours pacifiste en Nouvelle Médina à des mecs qui voient des espagnols plus cons qu'eux gagner quarante fois ce qu'on leur offre et, pire encore, être insultés par ces abrutis dans leur propre pays? - Qu'est-ce que tu peux y faire Mohamed? Qu'est-ce qu'on peut faire demanda Isaac. Le vieux Gustave qui les écoutait, pensif intervint. - J'aurais aimé mourir avec l'espérance d'avant la guerre, il y a eu trop d'erreurs, enfin espérons qu'ils me laisseront reposer en paix dans cette terre. Français ou pas le Maroc sera toujours le Maroc! M'Barka qui lui avait prit la main la tapota comme pour le gronder. - Ne dis pas des choses pareilles Sidi-Gous! Nous allons encore vivre longtemps ensemble pour voir les enfants d'Alexis! - Les enfants d'Alexis? Non mais tu rigoles? Avec c ette pétasse, il ne risque pas! Tu ne ferais pas mal de te 307 M’Barka dépêcher de t'en débarrasser Alexis, si tu veux des enfants...et crois moi, fais comme moi trouve toi une bonne berbère. Il tapa deux ou trois petits coups sur le derrière rebondi de M'Barka qui en vieillissant avait perdu sa jolie silhouette. Elle le repoussa avec indignation en riant. Alors qu'ils se levaient tous parce qu'il était temps pour Alexis, d'emmener Isaac et Mohamed à Mazagan, il demanda. - Et après ta convalescence que vas-tu faire Mohamed? - Je vais repartir en France, et je ne sais pas ce qu'ils vont faire de moi peut-être me donner une ficelle de plus et me faire cadeau d'une caserne. Mais je reviendrai ici, Inch Allah! quand le fruit sera mûr, ou déjà cueilli. Je serais alors rudement utile parce que ce sera un sacré bordel! Soyez en sûrs! Le vieux couple les accompagna jusqu' à la voiture et sur un dernier signe de la main ils passèrent le porche. A la sortie de la ville, répondant à une question d'Alexis, Mohamed leur dit qu'à son avis, l'indépendance n'allait pas tarder mais que ce n'était pas l'Indochine. - Nous serons là avec nos goumiers pour que la transition se fasse sans trop de dégâts et empêcher les excès. Isaac demanda. - Et en attendant que tu reviennes pour empêcher que l'on ne me fasse flamber dans ma synagogue, qu'est-ce que 308 Le Pied Noir je fais moi le petit youpin. - Cela fait vingt siècles que vous avez appris à faire le dos rond, alors fait le dos rond. - Non! - Si!... Et toi Alexis? Tu quitteras le Maroc? - Tu ne me vois pas aller en France, qu'est-ce que j'y fabriquerais? Mais je ne ferais pas le dos rond, n'oublie pas que je suis le fils de lait d'une marocaine. C'est ma mère! Bordel de merde! ma mère! - Et ta femme? - Oh alors celle-là! Elle peut aller se faire foutre par ses curés la salope! Je voudrais bien divorcer mais elle s'y oppose formellement, sa religion le lui interdit, parait-il, mais je sais que c'est surtout pour m'obliger à payer le prix fort. - Qu'en dit ton père? - Pas grand-chose, je vois bien que cela le tourmente, pour la première fois de sa vie il s'est fait avoir. - Comment cela? Ce n'est pas lui qui a épousé ta bigote? - Il m'a encouragé en croyant sauvegarder l'entreprise et mon avenir par un mariage d'intérêt et il se rend compte que nous nous sommes fait piéger par le camp des siciliens. Il contrôle encore la situation, mais à sa mort?... - Tu vois? Se moqua Mohamed...l'avantage d'être musulman? Moi je n'aurais pas tes problèmes, en rentrant le 309 M’Barka soir je lui dirais trois fois « Tu es répudiée ! » et après « fais ta valise chérie et disparaît » Redevenant plus sérieux il demanda... Mais! Est-ce que tu te sens capable de prendre la succession de ton père? - Franchement non! les autres non plus d'ailleurs. Cette entreprise est devenue monstrueuse. Le Président Charbonnier y arrive, encore qu'il soit maintenant fatigué, parce qu'il a tout construit lui-même par petits bouts et qu'il a un tempérament de dictateur...Tout le monde tremble quand il pousse la porte de son bureau capitonné. Le vieux Sanpiètro se contente de s'asseoir sur son paquet d'actions, bien conseillé par sa salope de fille, d'ailleurs il commence à être un peu gâteux, les deux fils tripatouillent je ne sais quoi en France, avec des politicards du M.R.P. - Ils préparent leur base de repli! - Probablement! Moi je me prépare à me replier sur la seule chose que je commence à bien comprendre, le Département Electrique, au moins j'ai appris quelque chose que j'aime avec ce vieil ingénieur. Nous nous sommes lancés dans l'entreprise et ma fois cela marche, pour l'instant du moins... En fait je suis comme mon père, plutôt démoralisé, je ne vois pas où nous allons, ce mariage raté, un pays qui part en débandade, ceux que j'aime qui vieillissent trop vite, les vrais amis comme vous qui s'éloignent.. .Je mène une vie dégueulasse, je regrette souvent de ne pas être parti avec les copains en Indochine... Ali va certainement trouver le moyen de venir te voir, ils n'oseront pas venir perquisitionner la maison d'un Capitaine français. Ne te fâche pas avec lui! Il croit à ce qu'il fait... comme toi! Dis-lui de passer me voir, il y a longtemps que 310 Le Pied Noir je n'ai pas payé ma cotisation, ils doivent en avoir besoin! - Tu déconnes! Mais je lui dirais!...Isaac? - Oui! - Tu feras le dos rond? - Tu m'emmerdes! Il n'y a pas que moi!...Tu ne sais pas Liksis! ce que tu peux faire pour ta sicilienne? Demande à Ali de foutre une bombe sous le cul de la famille Sanpiètro, tu en seras débarrassé! - J'ai une meilleure idée, dit Mohamed...je fais violer ta bonne femme par une section de Tabors après ça elle sera tellement amoureuse qu'elle fera tout ce que tu voudras! Cela les fit rire et plus détendu Alexis les prenant aux épaules leur dit. - Je vais y réfléchir! Allez!... en attendant allons boire un coup au Roi de la Bière dit Alexis. - Tu as raison! Chez ma maman on boirait de l'eau, j'ai perdu l'habitude. Quand ils se séparèrent ils ressentirent bien que c'était un adieu. Leur monde éclatait. Avec la neutralité bienveillante de son père, Alexis avait choisi son camp et s'il ne pouvait accepter les outrances des attentats, il n'en avait pas moins des contacts avec ceux qui réclamaient le retour de Mohamed V. Il n'était d'ailleurs pas le seul français à s'engager Pendant les luttes pour l’indépendance la plupart des entreprises françaises, voulant préserver leur avenir payaient une sorte d’impôt aux mouvement de libération. 311 M’Barka ainsi, conscient de sauvegarder l'avenir des relations entre les deux pays. Cinquante ans après on leur rendrait hommage. Ce n'était pas sans danger car les ultras leur vouaient une haine plus grande encore qu'aux partisans les plus extrémistes de l'Istiqlal et nombre d'entre eux le payèrent de leur vie. La communauté juive inquiète à juste titre, d'être si inconfortablement assise entre deux chaises, établissait elle aussi de prudents contacts avec ceux qui un jour ou l'autre, elle le savait, reprendraient aux français la direction de leur pays. D'ailleurs l'ensemble de cette communauté, qui n'avait pas oublié que le Roi les avait vigoureusement défendus contre les lois anti-juives de Pétain, avait vivement déploré le coup de force qui l'avait exilé. Aucun d'eux n'était donc du côté des Ultras Mais ces pauvres juifs, se trouvaient pris entre deux feux, injuriés par les uns, comme par les autres, éternels boucs émissaires, sur lesquels il était facile d'exciter les populaces musulmanes ou chrétiennes. Il avait été naturel qu' Isaac Bendahan dont on connaissait depuis longtemps la vieille amitié qui le liait avec les libéraux Charbonnier et les musulmans Benlyazid se soient vus confier d'être un des messagers de la communauté israélite. La veille de son retour en France, où il avait été rappelé pour recevoir ses galons de Chef de Corps et le commandement d'un bataillon, Mohamed vint dîner avec ses amis. Ils avaient envie d'être seuls et allèrent dans un restaurant de la Corniche où Ali avait pu les rejoindre. Ali dénonçait avec véhémence l'emprise des médiocres politiciens européens sur son pays, sur ses 312 Le Pied Noir traditions et sur sa culture. Alexis approuvait en partie, mais influencé par son père il tempérait la révolte de son ami en arguant de ce que les français avaient apporté au pays. - Quelques routes! Des immeubles, des fermes, des voies de chemin-de-fer, des hôpitaux... Pour nous? Tu vas oser me dire que Lyautey nous aimait tellement qu'il a fait faire tout cela pour les marocains? Arrête! je sais ce que tu vas me dire, l'école! On m'a permis d'aller à l'école... à moi, à mon frère, à ma soeur... mais parce que nous étions enfants de notables, et les autres ? ceux des campagnes, ceux des bidonvilles? - Oh! D'accord c'est loin d'être parfait et certainement orienté mais nos familles en ont profité! dit Isaac... qu'étaient ton père et le mien avant qu'ils ne viennent? - Oui! C'est vrai nos familles se sont enrichies, nous parlons français, on nous dit « Bonjour monsieur » mais dans ton dos on t'appelle « Sale Youppin »et moi on me traite de « Sale Melon ou sale raton » et tous ceux qui ne s'habillent pas comme eux avec un faux-col et une cravate, juifs ou arabes comment les traitent-ils? Et cela te plaît qu'ils crachent en passant devant ta synagogue? Ou qu'en rigolant ils se bouchent le nez en passant devant ton oncle David? Et nos cimetières rasés pour faire une route ou un immeuble, ou parce qu'ils obligent la moissonneusebatteuse à en faire le tour? Est-ce que tu sais qu'en Algérie au début de la colonisation ils ont approvisionnés une usine 313 M’Barka de Marseille qui faisait du noir de carbone avec des pleins bateaux d'ossements extraits des cimetières? - Oh intervint Alexis il y a quelques cas, mais regarde! Dans l'ensemble les coutumes ont été assez bien respectées, par exemple, on n'a pas comme en Algérie transformé des mosquées en églises... - Ah non! Et sais-tu pourquoi? Tu crois à la légende de ce bon général Lyautey? Je vais te donner ma version: ton général a commencé, comme en Algérie, par une conquête violente avec des massacres de population pour faire le vide et puis la guerre de 14 est arrivée, il fallait qu'il rapatrie la moitié de son armée sur le front français; c'est alors qu'il a inventé son histoire de tache d'huile, se montrer gentil, respectueux des coutumes. Mais la guerre finie, ils sont revenus de Verdun les soldats, et le bon Général il a remis cela un bon coup, démolissant les kasbahs à coups de 75. Et puis voilà cet emmerdeur d'Abd el Krim qui fout les espagnols dehors et qui menace Fès. Alors on est à nouveau bien gentils, bien civilisateurs, le major fait des accouchements, le lieutenant des « A.I. » arrange les chikaïas . Pourquoi? Et bien parce que cet Abdelkrim! Ce bandit rifain, ce « melon », ce « raton », ils s'aperçoivent que c'est un sacré bon général. Et bien sûr! en y mettant le paquet, ils ont fini par l'avoir, mais à quarante contre un. Tu sais combien il a fallu de français et d'espagnols pour venir à bout des 20 000 rifains qui combattaient?... En plus de ce qui restait de l'armée espagnole, il a fallu: 60 généraux qui commandaient 32 divisions, 44 escadrilles 314 Le Pied Noir de bombardement, 825 000 hommes! Et le tout coiffé par le Général-en-chef Pétain, la gloire nationale, le grand vainqueur de l'Allemagne. - Oh! Tu es sûr? Tu n'en rajoutes pas un peu? - Sources officielles françaises! Demande à ton père! Quand on en a eut fini avec ces salopards de rifains, on a profité de tout ce monde pour en finir avec les autres. De toute façon il ne restait plus grand-chose à soumettre, et puis la deuxième guerre est arrivée, tout le monde a été bien gentil une nouvelle fois et maintenant qu'ils peuvent respirer, ils se retroussent les manches pour en finir une bonne fois avec tous ces emmerdeurs qui ne veulent pas comprendre combien est belle la civilisation chrétienne. Alexis qui cassait machinalement des allumettes referma la boite. - Il y a du vrai dans ce que tu dis! Mais on peut tirer profit de ce passé, construire un Maroc nouveau. Ce qui a été bâti restera aux marocains, les européens apporteront encore leurs techniques, des professeurs viendront pour les écoles que vous construirez et si vous arrivez à contrôler vos ultras les bons français resteront pour vous aider... - Pourquoi pas? observa Ali... nous y sommes prêts! - Tout se passerait si bien dit Isaac si tous étaient comme nous. - Malheureusement ce n'est pas le cas et les imbéciles de tous les camps sont beaucoup trop nombreux à avaler les promesses de leurs hommes politiques, répondit Alexis. 315 M’Barka - Il ne s'agit plus de politique! La révolte gronde dans toutes les médinas, il faudra bien arriver à en finir avec les archaïsmes de la colonisation. Ce sera sanglant mes amis, car les indigènes ne vont pas toujours répondre aux brutalités policières par la fuite. - Oh cela va peut-être s'arranger il y a en France de plus en plus de protestations contre cette politique répressive. - Laisse-moi rire! Les copains à Maurice Thorez donc les russes...observa Ali en se levant. Il avait raison cela ne s'arrangea pas, bien au contraire! Comme les allemands l'avaient fait on fusilla des patriotes, comme la Gestapo l'avait fait, on tortura dans les commissariats et les prisons. Aux crimes haineux, que la police française couvrait, répondit la violence vengeresse des jeunes marocains. A l'exemple des patriotes français qui avaient organisé la Résistance contre l'occupant allemand, les patriotes marocains organisèrent la Résistance contre l'occupant français. Les attentats se multiplièrent et pour se venger d'en avoir échappé de justesse, Boniface un aventurier, le seul vrai maître de la situation à Casablanca, celui qui dictait leur conduite aux Résidents généraux, fit assassiner le libéral LemaigreDubreuil, le patron des Huileries Lesieur. Un soir Ali arriva à la villa, affolé d'indignation. Des policiers français de Mazagan avaient perquisitionné chez ses parents avec la brutalité qui est le propre de tous les flics du monde. Il ne savait pas exactement ce qu'ils avaient 316 Le Pied Noir fait, il ne pouvait y aller lui-même car cet acte sentait la provocation pour le faire tomber dans un piège. Ils étaient en train de dîner tous les trois et tout de suite ils partagèrent son indignation. Le vieux Gustave jeta sa fourchette en criant sa rage, les larmes aux yeux. Mais que pouvaient faire les quelques Vieux marocains comme lui, conscients des injustices commises, des haines qui montaient, et qui malheureusement englobaient tous les européens dans le même sac, après des meurtres commis en toute impunité par quelques énergumènes, contre des gens qui, comme Ali, voulaient cependant continuer à aimer un pays à qui ils ne réclamaient seulement que soient tenues ses promesses et respecté leur souverain. Malgré l'heure tardive Alexis et son père partirent immédiatement et M'Barka s'occupa de faire dîner Ali et de lui faire préparer une chambre. Ils arrivèrent tard, à cause des nombreux barrages sur les routes, la maison ne s emblait pas sous surveillance, pourtant il sembla à Alexis voir des ombres à l'angle de la rue. Ce fut Leïla qui leur ouvrit après qu'ils se furent fait reconnaître, elle se jeta en larmes contre eux ne sachant que répéter: La vieille dame gisait, gémissante dans son lit un pansement sur la tête, la blessure n'était pas très grave une gifle l'avait jetée à terre pendant qu'elle cherchait à défendre sa belle-fille contre les attouchements humiliants de l'un des flics. Mustapha n'était pas là quand ils étaient arrivés pour l'arrêter. Leïla leur demanda s'ils ne l'avaient pas vu, car il avait manifesté l'intention de rejoindre son beau-frère à Casa et d'abord d'aller chez eux. Gustave blanc de rage jura qu'il allait les venger, qu'il ferait rechercher ce salopard et le ferait foutre en tôle... 317 M’Barka Madame Benlyazid lui dit de se calmer et demanda à ses filles de préparer un peu de thé pour les visiteurs et d'aller leur chercher la clef de leur maison. - Non! nous restons là! Prépare-nous une chambre Leïla, nous n'allons pas vous laisser tant que nous ne sommes pas assurés de votre sécurité et que je ne vous aurais pas vengées en faisant arrêter ce salaud! - Ce n'est pas la peine Gustave... c'est à nous de laver l'affront, c'est à mes fils de le faire... Mohamed a désapprouvé son petit frère, moi aussi, mais je le regrette, c'est lui qui a raison. Non ne t'en mêle pas! Nous savons bien que tu es des nôtres mon ami, mais tu es aussi des leurs. - Mais je ne suis pas avec ces salauds! la France ce n'est pas ça! - Non! La France ce n'est pas cela... mais cette bande de chacals sont français et nos enfants ont raison il est temps de les chasser... Merci de vouloir nous protéger Gustave, qu'Allah vous protège vous-mêmes. Mais donnemoi plutôt des nouvelles de ma chère M'Barka. Il commençait à parler des soucis de M'Barka devant cette situation et répondait aux questions des deux jeunes femmes qui voulaient savoir ce qui se passait à Casa quand on frappa à la porte. Ils firent silence et Leïla murmura. - Oh mon Dieu c'est encore eux j'en suis sûre! - J'y vais! Dit Alexis. Quand il ouvrit la porte il se trouva devant un européen en civil qui était accompagné de deux supplétifs, qui se tenaient un peu en arrière. L'homme parut surpris de 318 Le Pied Noir voir un européen, mais immédiatement il interrogea d'un ton agressif. - Que faites-vous ici? Qui êtes-vous? Alexis qui se demandait contrôler lui répondit. s'il allait pouvoir se - Et vous qui êtes-vous? Qu'est-ce que vous voulez? L'homme exhiba rapidement une carte barrée de tricolore. - Je suis inspecteur principal de la police criminelle et je recherche un dangereux terroriste! - Un dangereux terroriste! A cette heure-ci? A deux heures du matin? Je croyais que les opérations policières ne se faisaient que le jour, vous avez d'autres lois à Mazagan? - Je veux voir vos papiers! - Mais bien sûr! Entrez donc.. .mais sans votre armée ajouta Alexis qui referma la porte. - Qui est-ce? cria Gustave dans l'escalier. - Ce n'est qu'un flic Papa! Je te l'amène. Quand ils furent à l'étage, Gustave froidement, dit à l'homme. - Je suis Conseiller Municipal de cette ville depuis vingt-cinq ans! Que faites-vous dans cette maison à cette heure-ci? Est-ce vous qui êtes venu cet après-midi perquisitionner? L'autre plastronna: 319 M’Barka - Oui c'est moi! Je suis inspecteur principal et je recherche des terroristes, nous pouvons le faire jour et nuit! - Fatima! Leïla! Appela Gustave ... venez ici! Quand elles sortirent de la chambre il leur demanda. - Est-ce que c'est ce monsieur qui vous a brutalisé cet après-midi. - Je n'ai brutalisé personne! Cria le flic... je ne fais que mon devoir, qui est de chercher des salopards d'arabes et je vais vous inculper de complicité... De sa main valide le vieux Gustave lui balança une gifle qui le projeta au sol et quand en se relevant il tenta de sortir son pistolet Alexis l'immobilisa pour le lui prendre et le serra à la gorge en râlant blanc de rage. - J'ai bien envie de te crever salopard, tu es très fort avec ça hein mon salaud! Avec ça tu peux te permettre de foutre tes sales pattes sur des jeunes femmes, tu peux te permettre de frapper une vieille dame qui pourrait être ta mère, mais as-tu une mère? Enfant de putain! fils de chienne! - Lâchez-moi! Lâchez-moi! Ça va vous coûter cher! Je vous le garantis. Gustave dit aux deux jeunes femmes effrayées de retourner auprès de leur mère et s'adressant à son fils lui dit. - Descendons téléphoner! Prends son pistolet et fous lui une balle dans le cul s'il nous emmerde! Alexis prit l'arme releva le cran de sûreté et poussa l'homme vers les escaliers. 320 Le Pied Noir - Allez descends! Tu vas téléphoner à qui Papa? Si on le livrait à ces Chleuhs qui leur arrachent les couilles pour leur faire manger? - Ah c'est une idée mon fils! Tu as le numéro de leur patron? L'autre pâlit et dit. - Ne faites pas les cons! Vous êtes français comme moi! Je ne pouvais pas savoir que ces gens étaient de vos amis... Ils le poussèrent dans le bureau et le firent asseoir sur un fauteuil au milieu de tous les papiers qu'il avait éparpillés dans sa perquisition. Gustave remarqua le vieux coffre qui avait été forcé et vidé et ramassa par terre le registre journalier de comptabilité où il jeta un coup d'oeil avant de dire. - Non seulement tu brutalises les femmes, mais en plus tu voles! Il y avait vingt-cinq mille trois cent deux francs dans ce coffre. Où sont-ils? Tu les as mis dans le dossier? - Je n'ai rien pris! C'est sans doute ces bonnes femmes qui se sont servies... - Et qui ont forcé le coffre! Peut-être qu'elles avaient perdu la clef, qu'en penses-tu Papa. Gustave avait attiré l'appareil vers lui et tourna la manivelle avec énergie. - Finalement on va peut-être lui faire bouffer ses couilles à cette pourriture. 321 M’Barka L'autre se demandait s'ils disaient vrai, il avait déjà entendu quelques histoires de ce genre. Gustave avait la communication avec la poste. - Mademoiselle! Passez-moi Monsieur le Président du Conseil Municipal...oui mademoiselle à cette heure-ci! Dites-lui que c'est urgent et que c'est monsieur Charbonnier qui le demande! Merci j'attends! - Je veux téléphoner au commissaire dit le flic! Alexis qui tenait toujours le pistolet lui en donna un coup avec la crosse et l’homme s’affala sur la chaise derrière lui. A ce moment la voix du Président de la Commune se fit entendre - Que se passe t il Gustave ? Pour me réveiller à une heure pareille. - Excuse moi Henri, je suis chez les Belyazid, je suis arrivé à temps pour voir un flic qui brutalisait les femmes et qui a volé leur argent. Tu me connais je meurs d’envie de lui démolir la gueule, mais je voudrais que tu viennes. - Tu m’emmerdes Gustave ! Bon je viens ! je vais amener le Commissaire. Si c’est comme tu le dis il faut un Procés verbal sans cela c’est toi qui va te retrouver en tôle pour obstruction à la justice Il était bien embêté le commissaire avec cet imbécile. Mais il n’y avait pas de doute, l’argent volé était encore dans sa poche et on constata que la vieille dame portait les marques de sa brutalité . Il disparut du Maroc. Car ce qui leur était permis à ces flics, c'était surtout de ne pas se faire attraper. 322 Le Pied Noir Les Bendahan vinrent les aider à remettre de l'ordre dans la maison. Les femmes étaient toutes ensemble à l'étage Dans le magasin Gustave, Alexis et Isaac triaient et rangeaient les papiers dispersés quand Isaac leur dit: - C'est la fin Oncle Gustave, vous voyez bien ! il faudra partir. - Non! Non! Et non! Bordel de dieu! hurla le vieux en frappant la table de son avant-bras mutilé. Non! Je ne partirais jamais d'ici, c'est mon pays, c'est ton pays. - C'est vrai Sidi Gous! Mais si nous ne partons pas ils vont nous chasser ou nous tuer. Je vais partir avec les miens en Israel il n'y a pas d'autres solutions. - N’exagère pas ! Tu es comme tous tu crois au retour sur la tombe d’Abraham. Non ce n’est pas çà, nous les juifs nous sommes entre le marteau et l'enclume, les arabes vont nous massacrer et vous les français ne ferez rien pour les en empêcher, parce que vous aussi allez être obligés de partir. - Nous ne partirons jamais protesta Gustave je mourrais ici. Quand ils furent rentrés à Casablanca Gustave qui expliquait ce qui s'était passé à M'Barka répéta: - Ils peuvent faire ce qu'ils veulent mais je ne partirais jamais d'ici, il faudra qu'ils me tuent! Elle se mit à pleurer et protesta: - Qu'est ce que tu dis? Tais toi! N'appelle pas le malheur sur nous, n'en avons nous pas assez? 323 M’Barka En ville les émeutes se multipliaient et la répression était brutale. Les pauvres des bidonvilles qui n'avaient rien à perdre et pensaient avoir tout à gagner s'organisaient. Bien entendu ils ne savaient pas que les révolutionnaires sont toujours les cocus de l'histoire et que la riche bourgeoisie qui devant eux vitupéraient les colonialistes, régleraient, à leurs dépens, entre gens de bonne compagnie et appuis bancaires, la question coloniale. Pour l'instant ils s'y préparaient en joutes amicales en trinquant à leur bonne santé dans leurs salons respectifs. e père Sanpiétro et ses fils faisaient de leur mieux pour réconcilier le couple. C'était, malgré le mépris dans lequel ils tenaient Alexis, une sorte d'obligation religieuse pour des gens qui considéraient le divorce comme le plus grand des péchés. L Mais il y avait une autre raison, politique celle-là. L'agitation pour l'indépendance prenait des proportions qui dépassaient maintenant les frontières du protectorat Ils pouvaient bien financer Présence française on ne se faisait pas trop d'illusions, un jour ou l'autre il faudrait abandonner 324 Le Pied Noir ses juteux privilèges. Il ne s'agissait donc, pour l'instant, que de retarder le plus longtemps possible l'inéluctable. Dans cette perspective les frères Sanpiétro qui étaient, tout naturellement, d'actifs partisans des ultras, pouvaient apprécier de ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier. Il n’était pas mauvais d’avoir un beaufrère et principal associé qui, dans le camp adverse, soutenait les libéraux de l'association France Maghreb où se regroupaient les français les plus lucides, qu'ils traitaient d'illuminés, quand ils n'avaient pas l'étiquette infâmante de traîtres. C'est alors que Gustave mourut à la fin de 1955 avant de voir son Maroc partir en débandade dans les haines raciales, les règlements de comptes, les combines politiciennes et la fuite des capitaux. Peu de temps après l'incident de Mazagan, il avait eu une attaque dont il s'était sorti de justesse mais à demi paralysé, et il avait fallu tout le dévouement de M'Barka pour l'obliger à prendre ses médicaments, il ne voulait plus se battre. Pourtant, quand il rentra de la clinique on aurait pu croire qu'il allait lutter encore, il se faisait apporter des documents du bureau et passait beaucoup de temps avec son directeur financier, puis il fit venir un notaire et après cela il sembla se désintéresser de tout. Il ne réagit que lors du massacre, le 20 Août de la population européenne de Oued-Zem par des cavaliers zaïanis. Quand il entendit la nouvelle à la radio il eut une réaction d'incrédulité car il connaissait fort bien le pays 325 M’Barka Zaian où il avait jadis combattu contre le célèbre Moha ou Amou. Il cria à M'Barka de venir et lui demanda d'appeler son ami le Colonel qui vivait sa retraite dans une villa qu'il s'était fait construire au Souissi, le quartier résidentiel de Rabat. Après qu'elle eut échangé avec son amie les mauvaises nouvelles de santé de leurs époux respectifs, car le colonel n'allait pas très bien non plus avec son diabète, elle passa l'appareil à Gustave qui eut son ami pour commenter ce qui s'était passé. Comme lui le vieil officier trouvait cette histoire bizarre et il promit à Gustave de le rappeler dès qu'il aurait des précisions sur ces événements . Une heure après alors qu'il tentait de calmer l'indignation d'Alexis qui disait que la situation évoluait vers un massacre généralisé de tous les européens et qu'ils allaient tous y passer amis ou pas, le téléphone sonna. Alexis prit le second écouteur pour entendre le Colonel: - Je viens d'avoir l'Etat-major général, cela pue la provocation et je suis tenté de croire que cet aventurier de Général Duval y est pour quelque chose, c'est bien son style. D'abord on a décidé que le Tadla était tout à fait rallié et que l'on avait besoin sur Khouribga de la garnison de Oued-Zem, après cela il y a quelques mineurs alcooliques qui sont allés en voiture mitrailler la zaouïa de Boujad... - Bon dieu de bon Dieu! Les abrutis! s'exclama Gustave, ils se sont attaqués à la mosquée de Sidi Mohamed Cherki? - Oui! Et ils ont traversé avec leur jeep le cimetière de Lalla Hania avant d'aller lâcher une rafale contre le marabout de Sidi-Ben-Daoud. C'est alors que le lendemain matin les cavaliers sont descendus du Tadla...mais attends 326 Le Pied Noir le plus beau! Duval a attendu le soir pour envoyer la légion qui était à Khouribga, il y avait très peu de rescapés, les zaïanis étaient repartis, la Légion a fusillé des gens de Oued-Zem sans savoir s'ils avaient ou non participé, ce que je ne crois pas, et le Tadla est reparti en dissidence. - Nom de Dieu! quel gâchis et que dit Grandval? - Il parait qu'il est furieux contre Duval et qu'il va demander son rappel en France. Bon! et toi vas-tu mieux? - Non! Je suis foutu vieux camarade! Je devrais crier « A moi la Coloniale » mais c'est trop tard!... et toi? - Guère mieux que toi camarade! On parle de me couper une « guibolle »... j'ai la gangrène... je crois qu'on va faire le voyage ensemble camarade... emmène tes cantinières!... Adieu Gustave! - Adieu! Mon Colonel! Alexis entendit que là-bas on raccrochait et il retira le combiné de la main qui tremblait. M'Barka était repartie à ses occupations. Silencieusement des larmes se mirent à couler sur les joues du vieil homme. Alexis savait qu'il n'y avait rien à dire, il n'y avait plus rien à dire. Il tint seulement la main de son père dans la sienne un instant avant qu'il ne la retire pour d'un geste essuyer ses joues de son grand mouchoir à carreaux, puis il dit. - Ces imbéciles gâchent tout! Ils ne comprennent rien à ce pays... Toi mon fils tu devras rester quoiqu'il arrive, il y a ici une grande force dont tu nourriras ton âme... - Ne t'en fais pas pour cela Papa! Je n'ai pas 327 M’Barka l'intention de m'en aller! - C'est bien mon garçon! Un jour tu trouveras une femme comme la mienne... tu le mérites, débarrasses-toi de cette garce, ce n'est pas parce que l'on se trompe qu'il faut s'entêter. Il s'était interrompu un instant et semblait sommeiller, M'Barka vint à la porte et il la rassura d'un regard avant qu'elle ne reparte vers ses occupations. Son père reprit la parole. - Alexis! Mon garçon! Il faut que je te dise... Cette fois il faut que j'y aille... je suis foutu! Je le sens bien... quelques jours peut-être... Inch Allah! Je veux que tu fasses quelque chose pour moi, pour ma carcasse. Je ne veux pas aller dans leur saloperie de cimetière chrétien, je veux rester avec vous... tu vas rechercher cet acte de conversion à l'Islam que j'avais fait pour me marier, tu iras voir le Cheikh et me l'amener que je lui donne mes instructions. Vous m'enterrerez dans le cimetière d'à côté comme tous ceux qui y sont déjà, sans monument, sans fleurs, ni autre saloperie, juste une pierre à chaque bout, avec les prières de ceux que j'aime... Alexis! Appelle ta Dada! Alexis qui s'était mis à pleurer se releva et alla jusqu'au salon où M'Barka préparait le thé habituel. - Il veut te parler! Viens! - Qu'y a-t-il mon chéri? Pourquoi pleures-tu? Il s'effondra subitement comme lorsqu'il était petit, mettant sa tête dans les jupes, pour s'abandonner à son 328 Le Pied Noir chagrin et parce qu'elle ne savait que trop bien pourquoi il pleurait, elle maîtrisa sa propre douleur pour le consoler, puis ayant repris un peu de leur sang-froid ils allèrent ensemble vers Gustave D'où on avait installé son fauteuil, il pouvait voir, par la grande fenêtre, le soleil qui allait derrière les arbres, s'enfoncer dans l'océan. Alexis en cet instant eut la vision de lui-même qui un jour verrait ainsi se coucher le soleil en se demandant si ce serait la dernière fois ou si un autre court délai lui serait accordé et son coeur se mit à battre d'horreur. M'Barka s'était assise à côté de son vieux compagnon et lui avait pris la main qu'elle baisa. - Je suis là mon chéri! Tu m'as demandée, J'étais juste en train de préparer le thé! En veux-tu un peu?... cela te fera du bien! - Merci ma chérie! Tu es là c'est si bon!... Je voulais seulement te dire pour le Coran... je sais! je te l'ai déjà dit quelques fois pour te faire plaisir... mais cette fois c'est sûr... je vais bientôt partir, je vais aller là-haut préparer notre chambre pour quand tu viendras me rejoindre... Ne crains rien! je sais qu' Il m'accueillera bien, car j'ai vécu selon ses Lois. J'ai dit à Alexis que je veux être enseveli tout près de ma maison, tu veilleras à ce que je ne sois pas trop loin de la Baraka du Seyed . J'ai depuis longtemps déjà tout arrangé avec ce vieux bandit de Sidi ben Abdallah et je lui ai donné assez d'argent pour qu'il fasse une mosquée, il n'y aura donc pas de problèmes pour qu'il me fasse un petit trou... Ne pleure pas mon amour, la mort est une séparation si courte... pense ma chérie que Dieu va nous rassembler un jour en une seule âme. Le lendemain ils apprirent que le général Duval qui 329 M’Barka survolait le Tadla à la recherche de nouvelles gloires s'était écrasé avec son appareil. On le savait pilote imprudent mais des bruits coururent qu'il avait été abattu par les zaïanis. Alexis ne jugea pas utile de donner la nouvelle à son père, il devait s'en moquer désormais. Ses derniers jours furent paisibles, il ne souffrait pas, il s'éteignait tout simplement sans crainte, comme lorsque le sommeil arrive à la fin d'une longue journée de travail. Il avait longtemps travaillé il allait longtemps dormir. Les saints hommes du mausolée restaient maintenant près de lui discrètement installés, ils ne voulaient qu'aider cet homme bon de leurs prières. Et il demanda à M'Barka de rester auprès de lui pour lui réciter le Coran, car comme tous ceux qui ont fait toute leur vie profession d'athéisme, l'approche de la confrontation définitive le rendait prudent, et il est si facile de croire. M'Barka, relayée par Alexis, ne le quittait pratiquement pas, elle restait assise près de lui lisant ce vieux Coran qui un jour les avait rapprochés. Au soir du quatrième jour après ses adieux à son ami le Colonel, elle le regardait sommeiller, soudain il eut un halètement, des hoquets, il s'étouffait. Elle l'aida à se remonter sur ses oreillers et il s'apaisa, il avait ouvert les yeux et la regarda avec tendresse, il lui serrait la main et le voyant tenter de parler elle se rapprocha juste pour l'entendre dire, exactement comme la première fois: « Je t’aime M’Barka ! je t’aime » Sa main s'ouvrit, alors elle sut qu'à cet instant il l'avait quittée et elle se mit à crier. Quand Alexis se précipita, il eut du mal à l'enlever du corps sur lequel elle s'était jetée en hurlant son Tribus berbères des Zaïan dans le Moyen Atlas 330 Le Pied Noir désespoir, et c'est alors qu'il comprit vraiment quel avait été la puissance de cet amour, cet amour fou, cet amour impossible, dans cet adieu désespéré de cette vieille femme qui se jetait sur le corps, aux yeux encore ouverts, en hurlant son désespoir comme une bête. Osant, maintenant que c'était trop tard, crier cet amour à tous, crier son amour au monde entier. Et pendant des jours il crut qu'elle allait se laisser mourir pour rejoindre dans la terre son vieux compagnon. Les enterrements en Islam ont le mérite d'être rapides, sitôt lavé et apprêté pour le dernier voyage le corps nu enveloppé du suaire est chargé sur le brancard. Et tandis qu'entourée des femmes elle continuait à hurler sa douleur dans la maison qu'il quittait pour la dernière fois, Gustave brinqueballant sur les épaules des porteurs, faisait les mille derniers mètres, jusqu'à sa tombe rapidement creusée. Le Fkih, reconnaissant des dons du défunt fit remarquer à Alexis comme il l'avait bien placé à la gauche du Seyed Alexis attendit que son père fût enterré pour faire envoyer un faire-part à toutes leurs connaissances où il était dit: « Alexis Charbonnier et M’Barka ben Abdallah vous informent que leur père et époux décédé le 2 Septembre 1954 à l’âge de 61 ans a été enseveli en présence de ses proches selon les rites de l’Islam, la religion à laquelle il s’était converti depuis vingt ans. Compte tenu des circonstances, la cérémonie s'est déroulée dans la plus stricte intimité. » 331 M’Barka Afin de respecter les volontés condoléances ne sont pas souhaitées.» du défunt les Si la cérémonie fut discrète ses conditions firent du bruit. Le jour du décès, Alexis s'était contenté de prévenir ceux qui étaient leur véritable famille: les Bendahan, les Belyazid et le Colonel. Tout de suite Isaac fut là avec sa femme, il avait amené avec lui madame Belyazid et sa fille et Mustapha, mystérieusement prévenu vint pour accompagner le corps à sa sépulture. Mélangé à la foule nombreuse des marocains du voisinage, il passa inaperçu, son frère était à cette époque en voyage à Fès, le Colonel ne put venir mais sa femme fit le déplacement et avec la vieille dame Belyazid et la femme d'Isaac, à défaut de pouvoir consoler la pauvre M'Barka elles la réconfortèrent de leur sincère amitié. Mais en cette période troublée la colonie française ressentit comme une injure et une dernière trahison cette conversion à cette religion abominable. Alexis avait téléphoné au vieux Sanpiètro pour le prévenir du décès de son associé et des conditions de l'enterrement, lui demandant d'avertir sa femme et ses fils. Pierrette fit une apparition et pour une fois se montra discrète, ses frères et son père restèrent un peu plus longtemps, Alexis mourrait d'envie de les mettre à la porte. Pourtant le vieux San Piétro avait un chagrin sincère, lui aussi pleurait, peut-être était-ce sur sa jeunesse, sur une époque perdue. Alexis remarqua comme il avait subitement vieilli, il était voûté et ses mains tremblaient. Trois mois après ce fut son tour. autres Rentrée chez elle Pierrette, sa mère et quelques commères fielleuses venues aux nouvelles, 332 Le Pied Noir s'indignèrent de cette dernière originalité si peu chrétienne de Gustave et vouèrent aux gémonies, cette fatma qui avaient ensorcelé le pauvre homme et son fils pour les amener à sa religion démoniaque. Mais maintenant, elle et ses frères pouvaient tirer des plans, il s'agissait de récupérer les Etablissements Charbonnier. Apparemment c'était simple! Elle demandait le divorce aux torts d'Alexis, elle avait suffisamment de preuves contre lui, d'autant que les curés lui avaient donné depuis longtemps l'annulation de son mariage religieux. Comme il devrait partager ses biens, elle aurait la moitié des actions de Gustave et devenant ainsi majoritaire, ils n'auraient plus qu'à le mettre à la porte. Mais ce ne fut pas si simple avant de mourir le vieux Charbonnier avait compris ce qui arriverait, aussi les vautours furent-ils déçus quand ils s'aperçurent que Gustave avait cédé ses actions à M'Barka avant de mourir et que si l'immeuble faisait partie du capital, le terrain qui était au nom de Gustave entrait dans ce qui était légué à la veuve et à Alexis. Elle entra dans une rage folle et proposa même à ses frères de demander au COVAC ( Un groupe terroriste de repris de justic e qui pratiquaient l'assassinat des musulmans au hasard) de lui tendre un piège pour la rendre veuve. Mais outre le fait, qu'après l'assassinat de LemaigreDubreuil, tuer un européen devenait risqué, ils firent valoir à leur soeur que tant qu'il y aurait la vieille mauresque le problème ne serait pas résolu, puisque c'est elle qui était la propriétaire des actions, de la maison et des terrains. Comme il y avait des chances que le Maroc devienne effectivement indépendant, puisque l'on parlait de plus en 333 M’Barka plus de faire revenir le Sultan, le mieux donc, était d'attendre la mort de M'Barka. Ce qui arriverait bien un de ces jours, puisque d'après ce qu'ils avaient appris elle ne se remettait pas de la mort de son mari. Et comme Alexis était bien avec les arabes, on lui laisserait la direction de l'affaire en attendant que tout se calme. Et l'inéluctable arriva. Malgré les meurtres perpétrés par les uns et par les autres et les procès truqués, Mohamed V retrouva son trône à la fin de l'année. Aussitôt tous ceux qui s'étaient trop compromis firent leurs valises pour se réfugier en France et ce fut le cas pour toute la famille Sanpiètro. Au mois de mars 1956 l'Indépendance fut proclamée. Avant de partir les Sanpiètro réunirent le Conseil d'administration où Alexis qui représentait M'Barka, fut confirmé dans le poste de Directeur général avec tous les pouvoirs et il alla s'installer dans le bureau capitonné de son père pour gérer des problèmes dont les moindres n'étaient pas la démission de la plupart de ses cadres. M'Barka s'était réfugiée dans sa Petite Maison et n'en sortait pratiquement plus. Elle passait son temps à regarder de vieilles photographies et à prier. Alexis allait lui tenir compagnie tous les soirs et il sentait combien cette courte visite lui faisait de bien. Elle l'écoutait distraitement lui raconter sa journée, car elle ne comprenait pas grandchose aux affaires, mais elles ne manquait jamais de lui dire de se méfier de ses associés qui parce qu'ils semblaient lui laisser les mains libres n'en étaient que plus dangereux. - Ce sont des serpents mon fils! Fais bien attention ils attendent l'instant où tu ne feras plus attention pour te mordre. 334 Le Pied Noir - Je me méfie Dada! Sois sans crainte. Il ne se méfiait pas assez, il était resté naïf en affaires, par exemple il ne savait pas que le nouveau directeur financier qui lui faisait tant d'amabilités, était en relations constantes avec sa femme qui à distance contrôlait toute l'activité de la société et lui faisait prendre des décisions de renouvellement de stock qui étaient suicidaires. Un soir presque un an après la mort de son père il trouva M'Barka couchée. Elle avait une forte fièvre, il s'inquiéta et alla jusqu'au Maarif chercher le vieux médecin de la famille. - Elle ne souffre pas! Mais mon pauvre Alexis je ne peux rien faire... elle s'en va... si tu veux je peux rester. - Mais! On ne peut pas l'emmener à l'hôpital? La mettre dans un avion pour la France? - Non! C'est trop tard ... Elle ne veut plus vivre, c' est là un mal incurable, c'est fini... crois moi mon petit, j'en suis bien désolé mais on ne peut plus rien faire et elle le sait. Alexis resta prés d'elle lui tenant la main, l'obligeant à prendre ses médicaments, essayant de lui donner l'envie de vivre, mais elle ne faisait que lui tapoter la main en lui disant rassurante que ce n'était rien et elle se rendormait. Le lendemain soir elle s'était plus profondément endormie et lui-même ne voulant absolument pas s'éloigner ne quittait son fauteuil que pour faire quelques pas dans la chambre, il s'était laissé prendre par le sommeil. Soudain! il se réveilla à sa voix. Se secouant il allait 335 M’Barka lui demander ce qu'elle voulait quand il la vit souriante qui murmurait. - Habibi! Tu es là? Tu es rentré? Il comprit qu'elle imaginait que c'était son père qui lui tenait la main et pour ne pas la détromper il ne répondit pas, mais elle se réveilla tout à fait et reconnaissant Alexis, elle dit. - Ah c'est toi je croyais que c'était Baba ...il me semble que je l'ai entendu, est-il rentré? Il lui embrassa la tête et les mains, plein de chagrin, mais elle le repoussa doucement et semblant reprendre conscience lui demanda. - Va me chercher cette paresseuse de Malika pour qu'elle m'aide à faire ma toilette! Ton papa me disait toujours qu'il faut être très propre et bien habillé pour faire un voyage... Je vais faire un grand voyage mon chéri... - Mais non! Qu'est ce que tu racontes là... - Sidi Gous m'attend mon chéri! C'est bien lui que j'ai entendu tout à l'heure! Va chercher Malika! Quand la vieille bonne entra, il sortit et resta tout près. Il ne comprit pas les instructions qu'elle donnait mais il reconnut cette fermeté qu'elle avait quand elle voulait faire taire les objections. Malika ressortit en pleurant. - Je vais chercher de l'aide Si Alexis, elle est trop lourde pour moi et elle veut que je la lave complètement pour pouvoir prier. En attendant que la servante revienne il rentra sans rien dire auprès d'elle les yeux pleins de larmes. Chéri 336 Le Pied Noir Elle lui serra la main et le gronda, retrouvant malgré sa faiblesse les intonations qu'elle avait avec le petit garçon. - Sèche tes yeux, grande bête! Tu sais bien que c'est Sa volonté. Le Jour est venu pour moi... Donne-moi mes clefs... sous l'oreiller. Il la souleva doucement et retira le lourd trousseau d'acier poli qu'elle avait toujours gardé prés d'elle, symbole de sa souveraineté dans cette maison. Il le lui tendit, mais elle lui ordonna de prendre la petite clef et d'ouvrir son coffre. - Tu vas trouver des papiers au fond! Apporte-les moi! Il tira prés du lit ce coffre de thuya, luisant et odorant, que son père lui avait fait fabriquer à Mogador en 1931 et qui avait toujours exercé sur le petit garçon un mystérieux attrait. Pour la première fois il avait dans les mains la petite clef de fer brillante qu'elle tenait constamment épinglée sous ses jupons. Le coffre ne contenait que des souvenirs que la mourante lui demanda de sortir. Elle voulait une dernière fois palper cette vie qui la quittait et elle prenait de sa main qui n'avait déjà plus la force de les serrer les objets qu'il lui donnait, au fur et à mesure que, les ayant reconnus, elle les déposait sur le drap qui la recouvrait. Et en même temps elle lui dictait ses volontés, disant à qui il devait donner tel bijou, tel foulard de soie brodée. Elle lui remit tous les bijoux qu'elle avait reçus de son Sidi Gous, en murmurant qu'un jour, Inch Allah, il aurait une fille qui serait heureuse de les porter en souvenir d'elle, puis il arriva au fond du coffre où il trouva des papiers et des photographies, dont une qu'il ignorait, qui les représentait elle et son père. 337 M’Barka Elle était assise, belle jeune femme radieuse, revêtue d'un magnifique caftan, dans ce fauteuil fait de petites bobines de noyer avec lesquelles il avait joué tout petit et qui était encore là dans l'angle de la chambre, avec son coussin de soie. Elle avait lâché ses beaux cheveux qui pendaient sur l'une de ses épaules, ses mains reposaient l'une sur l'autre sur un de ses genoux et il devina que c'était là, la pose demandée et réglée par le photographe. Lui se tenait debout, bien droit, son poignet mutilé enfoncé dans une des poches de sa veste de toile où Alexis reconnut les boutons dorés gravés en relief d'une petite biche qu'il aimait particulièrement, lorsque pour être tranquille elle lui donnait pour jouer la boite à boutons. Sa main posait sur l'épaule de M'Barka, du côté où le cou était nu. Il souriait la moustache conquérante, dont Alexis se rappela comment il en affinait les pointes d'un geste familier. La photo avait été prise dans le patio de leur maison de Mazagan. Alexis en reconnaissait les zelliges du mur où le photographe avait dû les placer pour rechercher la meilleure lumière. M'Barka, d'une voix devenue presque inaudible, l'avait longuement regardée avant de la lui tendre en ordonnant qu'il lui lise ce qu'il y avait d'écrit derrière. Il reconnut la belle écriture de son père. Il l'imagina assis à son bureau prenant le porte-plume et l'ayant trempé dans l'encrier de cristal, traçant avec de soigneux pleins et déliés cette déclaration d'amour: « 17 Mai 1934 pour que ma jolie M’Barka garde toujours près d’elle cette image de notre bonheur. Puisqu'on doit le cacher, mon amour pour elle n'en sera que plus fort » 338 Le Pied Noir En lui lisant cela il maîtrisait difficilement son émotion; jetant un coup d'oeil sur le visage ridé, il vit qu'elle pleurait mais en souriant et il comprit que ces dernières larmes étaient de bonheur. Malika revenait avec deux robustes commères du douar voisin qui étaient accoucheuses, marieuses et spécialiste des derniers instants. M'Barka les entendant venir lui dit d'une voix qui s'affaiblissait de tout ranger car elle ne voulait pas que les femmes puissent voir ses trésors et quand Alexis voulut lui rendre les clefs elle lui ordonna de les garder et d'emmener tout de suite le coffre dans sa chambre. Il le referma mais il le laissa en se retirant, tandis que les femmes s'approchaient avec leurs brocs, leurs cuvettes et leurs serviettes, alors elle le rappela: - Liksis! ...Obéit! Alors il mit le coffre sur son épaule et s'éloigna. Epuisé des veilles de ces derniers jours et de son chagrin, il s'était endormi en s'allongeant sur son lit. C'est Malika qui le réveilla en le secouant. - Vite Monsieur Alexis! Viens vite! Il se précipita et eut encore droit à ce regard d'amour, ce regard de mère, qui n'était perceptible que de lui seul, depuis cette lointaine époque où M'Barka l'esclave, lui avait pour la première fois tendu son sein gonflé de lait. Elle eut un petit geste qui resta inachevé pour lever la main vers le visage qui se penchait sur elle. Elle ferma les yeux et ce fut fini, un sourire restait figé sur ses lèvres, il comprit qu'elle partait heureuse. 339 M’Barka Elle fut ensevelie tout à côté de la dépouille de son compagnon et Alexis voulait imaginer que là, ils tendaient l'un vers l'autre leurs bras pour se tenir par la main, comme il le leur avait vu le faire si souvent, et que leur couple, désincarné, prenait ainsi sa marche à travers l'infini du cosmos. Tout à fait comme ce jour où ils marchaient devant un petit garçon enthousiaste qui allait voir le puits où grinçait la roue de l'éolienne. Il fut surpris de voir la foule de gens, surtout de femmes qui l'accompagnèrent. Il savait bien sûr comme elle avait été bonne, mais tant de pauvres gens pour la pleurer...il n'y avait donc pas d'ingratitudes. Très longtemps après, sa tombe fut l'objet de ce culte mystique que les esprits forts, appellent avec mépris superstition, mais qui n'est à travers le temps que la reconnaissance des humbles pour des qualités si grandes du vivant, qu'ils ne peuvent croire qu'elles ne puissent imprégner la terre qui recouvre le mort. Et parce que dans le nombre quelque prière, un jour, est exaucée, on lui attribue des dons de thaumaturge et on supplie le « Seyed « ou la « Lalla » qui sont si proches d’Allah d'intercéder en leur faveur, pour atténuer leurs misères terrestres. Cette chaleureuse émotion lui fit oublier ceux qui n'avaient pas jugé nécessaire de se déranger et plus particulièrement son épouse, qui pourtant, ne serait ce que par cette charité chrétienne dont elle lui rebattait les oreilles, aurait du être là à ses côtés pour tenter d'atténuer son chagrin. Elle vint cependant une quinzaine de jours après, avec ses frères pour régler les conséquences de cette disparition de la principale actionnaire. 340 Le Pied Noir Alors que ses frères examinaient les comptes de la société elle osa venir à la villa poussée par sa mesquinerie naturelle. Il la reçut poliment mais fraîchement s'étonnant de son soudain intérêt. Comme il prenait un ton sarcastique qu'elle connaissait très bien elle lui demanda ce qu'il comptait faire de cette villa: «..maintenant que ta mauresque est partie ». Elle n'avait pas prévu la rapidité et la violence de la réaction de son mari. Encore sous le coup de cette disparition, qui lui causait une souffrance encore plus grande que pour celle de son père, la gifle qu'il lui envoya la projeta au sol où aveuglé de rage il continua à la frapper à coups de pieds, qu'elle tentait d'éviter en se roulant par terre dans le gravier de l'allée hurlant de terreur, déchirant ses vêtements. Il accompagnait cette correction qu'elle n'aurait jamais pu imaginer, par des injures d'une incroyable vulgarité et il l'aurait sans doute tuée si les domestiques n'étaient accourus pour le maîtriser. Un coup lui avait déchiré la joue, ses vêtements en lambeaux étaient plein de sang, elle continua à hurler sa terreur et sa souffrance jusqu'à sa voiture où une des femmes la fit monter en lui essuyant le visage. Le chauffeur d'Alexis prit le volant et ils la raccompagnèrent chez elle. Alexis tremblant, honteux de sa brutalité, de sa perte de sang-froid, alla s'enfermer dans le petit salon où il but coup sur coup quatre ou cinq verres de Whisky. Effrayé de son comportement, la tête bourdonnante de confusion, il lui en voulait maintenant d'avantage de l'avoir amené à ce dérèglement, que de son attitude insultante à la mémoire de la morte. 341 M’Barka Ses deux beaux-frères rappliquèrent presque aussitôt, décidés à venger l'honneur de leur soeur. Mais chemin faisant, ils se firent moins belliqueux. Quand ils arrivèrent ils furent arrêtés par le vieux jardinier et ses deux fils qui voulurent les empêcher de rentrer. Ce fut Alexis qui sortit et allant à leur rencontre leur dit d'emblée. - Je ne sais pas ce que vous êtes venus chercher mais je peux vous dire que je ne me pardonne pas mon manque de sang-froid même si elle a bien cherché et mérité cette correction. - On voudrait savoir! Qu'est ce qu'elle a donc fait? - Pas grand-chose en fait! Elle a seulement insulté ma mère. - Ta mère? - Oui! Ma mère! M'Barka ma mère... Ils eurent un sourire de connivence faussement apitoyé. - Bon d'accord! Mais tu as failli la tuer... je pense qu'il vaut mieux maintenant que vous divorciez. - Tout à fait d'accord... - Tu reconnaîtras tes torts? - Tout ce que vous voudrez... pourvu que je ne la revoie jamais. La procédure, avec le constat 342 médical, les Le Pied Noir témoignages et la reconnaissance des faits lui donnaient tous les torts. Il ne fit auc une tentative pour s'opposer à ses revendications. Ce mercantilisme l'écoeurait, mais finalement il trouva que ce n'était pas payé trop cher pour en être débarrassé. Elle garda la superbe villa d'Anfa et bien d'autres choses, mais surtout obtint ce qu'elle voulait, la moitié des actions de M'Barka. Il devenait minoritaire mais il crut avoir remporté une victoire en gardant le siège de son père à la direction de la société, signant sans les regarder les papiers que lui présentait le cauteleux directeur financier, press é qu'il était de les voir disparaître. Président Directeur Général d'une société où il avait perdu la majorité mais dont il devenait juridiquement responsable. Ce ne fut que plus tard qu'il comprit comme il avait été floué. Avec la nouvelle situation politique, les débuts furent difficiles pour les européens qui voyaient soudainement les pouvoirs changer de main et subissaient à leur tour les humiliations des nouveaux maîtres. Mais les choses furent moins chaotiques que prévues, le roi et son fils se chargèrent, avec sagesse, de calmer quelque peu les excités et encouragèrent les européens à rester. Les colons les plus riches, vendirent leurs propriétés aux nouveaux maîtres et partirent. Le commerce continua comme avant et les entreprises se débrouillèrent pour tenir, malgré les grèves et les manifestations ouvrières. Les siciliens, portugais, espagnols et divers se firent rapatrier avec des 343 M’Barka indemnisations, par leur Mère Patrie, où en quelques années ils se fondirent, comme bien d'autres peuples avant eux dans sa généreuse communauté. Pour les juifs ce fut moins simple. Car eux étaient des marocains comme les autres, à qui il n'était pas reconnu le droit de renier leur nationalité. Le souverain ne manquait pas de le leur répéter. Aussi était-il malvenu pour eux de chercher à fuir, d'autant plus que leur nationalité française non reconnue par le nouveau gouvernement, leur servait surtout à émigrer vers Israël. Une intense propagande leur faisait miroiter làbas, un paradis qui, pour la plupart d'entre eux, se révéla fort décevant quand ils se retrouvèrent relégués une pelle ou une pioche à la main, dans une position sociale où les musulmans, à l'époque où ils n'étaient que Dhimis, ne les avaient pas contraints. Mais ils ne pouvaient pas le savoir à l'avance et ils étaient nombreux à fuir clandestinement sur des embarcations de fortune qui leur faisait traverser le détroit de Gibraltar, malgré la traque de la police marocaine et les dangers de la traversée. Isaac vint un soir dans cette maison qu'il avait toujours considéré comme un peu la sienne. Une maison de l'enfance n'a-t-elle pas d'autres propriétaires que les coeurs affectueux qui la rendent chaude et accueillante? - Je viens te dire adieu Alexis! Je pars! - Tu pars où?..Quand?...Pourquoi? Pourquoi?... Il s'étonnait de la sorte d'affolement qui le prenait Dans l’Islam qui reconnaît la religion juive et chrétienne comme source de leur propre religion les chrétiens et les juifs étaient protégés Dhimis. 344 Le Pied Noir soudain. Ce n'était pas son ami qui s'en allait c'était sa jeunesse, son enfance heureuse. La perte de M'Barka ne suffisait-elle donc pas? ... Isaac! Ce n'est pas vrai! Pourquoi? On est bien ici ! il y a quelques problèmes c'est vrai, mais tu sais bien que tout s'arrange. Ils pleurèrent ensemble comme le font les hommes, discrètement, très gênés en se tapotant dans le dos et Isaac confirma. - Je dois partir! Tout est arrangé! C'est tout de suite! Un agent de la Misguéret est venu ce matin nous prévenir que notre tour était arrivé. On doit embarquer sur une plage du côté d' Al-Hoceima demain à l'aube, nous étions prêts depuis longtemps, J'ai apporté une valise avec des objets que je veux conserver mais que je ne peux emmener tu peux... - Que tu es bête! Naturellement je vais garder cela jusqu'à ce que tu reviennes...car tu reviendras... C'est ton pays, tes morts y sont! - Tu iras faire un tour de temps en temps! - Naturellement! - Il y a autre chose!... Il tendait une lourde serviette de cuir...Beaucoup d'argent...nos économies , je voudrais que tu les gardes et quand cela ira mieux que tu me les fasses parvenir, je te dirais où plus tard! Autre chose encore! Tu trouveras dans l'enveloppe un acte de vente de ma maison de Mazagan à ton nom tout est en règle et Organisation israélienne secrète qui organisa l’émigration, officiellemnt interdite, des juifs marocains 345 M’Barka antidaté, garde-la moi! On ne sait jamais, peut-être qu'un jour je pourrais revenir. - Tu reviendras Isaac! Oh mon frère! pourquoi tout ça..? Pourquoi?..Je te garderai tout! Ta maison et ton argent, sois sans crainte! - J'ai déposées les clefs chez Mustapha avant de partir je lui ai vendu toutes nos parts dans la société, c'est cet argent! Tu es vraiment comme mon frère Alexis! Tu embrasseras Mohamed pour moi! Dis-lui bien comme je regrette de ne pas l'avoir revu. - Je lui dirais, je ne sais pas quand je le reverrai il est en pleine activité. Il m'a appelé hier il a été nommé caïd à Taroudant...il voulait qu'on aille le voir tous les deux! - Embrasse-le! répéta Isaac et après une dernière pression sur l'épaule de son ami, il s'enfuit en essuyant ses larmes d'un revers du coude. Plus tard, beaucoup plus tard, Isaac revint en effet et retrouva sa maison, les tombes des siens, et put à nouveau allumer à Azzemour, des bougies dans la grotte de Rebi Abraham Moul Niss, le saint qu'il avait imploré avant son départ pour cet Israël, qu'il avait finalement abandonné pour le Canada. Car, comme beaucoup de marocains, il n’avait supporté cette autre forme de racisme méprisant de frères en religion venus d’Europe et d’Amérique, qui reléguaient dans les tâches les plus déplaisantes kiboutz les plus rebutants. 346 pas ses les des Le Pied Noir 347