Télérama, 20/05/2015
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Télérama, 20/05/2015
M 02773 - 3410 - F: 2,60 E 3’:HIKMRH=XUW[U\:?d@o@b@a@k"; MERCREDI 20 MAI 2015 HEBDOMADAIRE | FR 2,60 € CPPAP Nº 0616C80864 Nº 3410 DU 23 AU 29 MAI 2015 AIXLEMCAMPUSARSEILLE DU FUTUR Spécial Aix | Marseille Où s’arrêtent les frontières d’une métropole ? A l’approche de l’été, nous avons eu l’âme buissonnière. Première halte non loin du Plan d’Aou, à la Gare franche, où théâtre et jardinage font bon ménage pour les familles du quartier. A La Plaine, Isabelle Vidal et son équipe de saltimbanques et de musiciens nous emmènent en Camargue, un siècle plus tôt, où Joë Hamman tournait quelques-uns des premiers westerns de l’histoire du cinéma. On file à Aubagne, capitale Marcel Pagnol 2015. Là aussi, le cinéma imprime les lieux et marque les étapes de ce voyage dans le passé que veut faire revivre Nicolas, petit-fils du grand Marcel. Il est temps de retourner vers le futur : en pleine garrigue encore, non loin de la montagne Sainte-Victoire, est en train de naître The Camp, ambitieux projet de recherche que l’industrielaventurier Frédéric Chevalier porte avec le soutien des pouvoirs publics. Si l’on y ajoute les deux pôles que mijotent Aix et Marseille, l’économie numérique a de beaux jours devant elle en Méditerranée. — Vincent Remy lande 24 Golem Images pour Corinne Vezzoni et Associés architectes En pleine garrigue, entre Aix et Marseille, The Camp se connectera en 2017. Dans ce campus numérique à l’américaine, des cerveaux penseront la ville du futur. Les politiques applaudissent. Reste à boucler le financement. Par Olivier Tesquet Le terrassement a commencé il y a quelques semaines, en pleine garrigue, la Sainte-Victoire en ligne de mire. Seule la silhouette anonyme de l’Europôle de l’Arbois est là pour rappeler que la civilisation est à cinq minutes en voiture. Pour l’heure, les joggeurs et les vététistes n’ont pas encore été chassés par les engins de chantier, mais ça ne saurait tarder. C’est ici, sur le plateau d’Aix-en-Provence, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest du centre-ville, que se dressera The Camp — un ambitieux projet de campus numérique — à l’horizon 2017. Objectif déclaré : penser le monde de demain sur 7 hectares. Dans ce maquis connecté, ingé- nieurs, chercheurs, étudiants, entrepreneurs et futurologues du monde entier pourront venir phosphorer sous un toit en Teflon de 8 000 m2 aux faux airs de soucoupe volante, conçu par l’architecte marseillaise Corinne Vezzoni. L’endroit pourra accueillir plus de 300 cerveaux, hébergés sur place, dans des appartements ouverts sur de longs corridors extérieurs, à la californienne. Dans de grands cylindres transparents ouverts sur la nature, des experts en robotique travailleront avec des spécialistes des transports pendant quelques mois ; des cadres suivront des formations accélérées le temps d’un week-end ; et des start-up ☞ Télérama 3410 20 / 05 / 15 25 Spécial Aix | Marseille Le campus du futur, c’est ici Surfant sur la manne… L’entrepreneur Frédéric Chevalier, à l’origine de The Camp, a sorti six millions d’euros de sa poche. olivier metzger pour télérama ☞ a uront jusqu’à un an pour prospérer. Trois villas ont même été prévues en contrebas pour attirer des conféren- Si The Camp est sur la rampe de lancement, le projet ciers de haute tenue, (très) grands pa- de Frédéric Chevalier est loin d’être un cas isolé dans trons ou Prix Nobel. la région. Labellisée « French Tech » par Bercy (qui « C’est l’un des plus grands projets de promeut de nouveaux pôles de compétitivité dans neuf territoire en France aujourd’hui », se ré- grandes villes), la métropole Aix-Marseille est en pleine jouit Frédéric Chevalier, qui n’hésite effervescence. Outre plusieurs projets d’accélérateurs pas à parler de « totem ». De la fenêtre privés chargés de faire bourgeonner des start-up, de son bureau, entre une maquette et deux pôles numériques sont ainsi dans les cartons : le un film promotionnel en anglais, ce premier doit voir le jour sur le site des casernes du Muy, fringant quinquagénaire domine un à Marseille, le second dans la ZAC de la Constance, terrain qu’il essayait d’acquérir depuis à Aix-en-Provence. L’objectif est de profiter de la une dizaine d’années. Président fon- manne financière mise à disposition par la Banque dateur de High Co, une agence marke- publique d’investissement pour porter l’économie ting qui lui a valu le titre de plus jeune numérique tricolore : 200 millions d’euros sur cinq ans. patron de société française cotée en Bourse en 1996, ce Marseillais de naissance n’a pas hésité à nouveau Google ou un rival de Facebook, l’entrepreneur débourser plus de 6 millions d’euros de sa poche pour plaide pour une autre approche. Il voudrait qu’Aix devienne mettre son idée folle en orbite. Mais n’allez surtout pas lui l’épicentre des « smart cities », le lieu où se pensent les villes parler de Silicon Valley à la française : « Je revendique l’ADN intelligentes du futur proche, fourmillantes de capteurs et américain du projet, dans la mesure où nous essayons de bâorganisées en réseaux. « Demain, les enjeux de l’humanité tir un lieu de vie comme ont su le faire Stanford ou le MIT [le seront concentrés dans les métropoles », renchérit-il. Il n’a prestigieux Massachusetts Institute of Technology, NDLR]. pas complètement tort : selon un rapport du cabinet NaviMais la Silicon Valley, c’est invivable, vous n’avez aucune envie gant, 75 % de la population mondiale vivra en ville d’ici à de vous y éterniser ! » Plutôt que de chercher à faire éclore le 2050. Gestion de l’eau, de l’électricité, services à la personne, objets connectés, sécurité, les enjeux ne manquent pas. A écouter Frédéric Chevalier, il ne suffit que d’une interface : « La France a des leaders mondiaux dans les services, la santé, l’énergie… Pourtant, le public comme le privé ne prennent pas la mesure des changements du monde. On ne travaille pas assez à préparer notre avenir. » D’où l’idée d’un « tiers-lieu » qui ne soit ni paralysé par la courte temporalité des mandats politiques, ni freiné par la pression des résultats financiers d’une grosse entreprise. Conçu comme une bulle autonome à l’écart des distractions d’Aix (mais à cinq minutes de la gare TGV et à quinze minutes de l’aéroport), The Camp devrait vivre jour et nuit, animé par des esprits qui croient aux courses en relais. L’approche rappelle celle de la Singularity University (SU). Installée dans un ancien hangar de la Nasa, à deux pas du siège de Google, cette organisation scientifique sélectionne depuis 2008 les plus brillants étudiants du globe ☞ Le campus du futur, c’est ici ☞ pour réfléchir à l’avenir du genre humain. Son nom est pour le moins évocateur : la singularité technologique désigne le moment où les intelligences artificielles progresseront plus vite que les cerveaux humains. S’il revendique des atomes crochus avec ce cousin américain, Frédéric Chevalier nie toute filiation directe. Il ne se sent pas l’âme messianique d’un Ray Kurzweil, l’éminence grise de la SU, directeur de l’ingénierie chez Google et persuadé que le progrès informatique peut vaincre la mort. « Notre approche est plus modeste », pondère-t-il, en citant un autre modèle : le Center for Urban Science and Progress new-yorkais, inauguré en 2013. Reste désormais à mettre en branle la machine financière. Frédéric Chevalier veut s’appuyer sur un partenariat public-privé, les entreprises prenant à leur charge deux tiers du budget total de la construction, qui dépasse les 70 millions d’euros. Depuis deux ans, il a multiplié les rendez-vous avec les collectivités locales pour les convaincre de sauter le pas. « Quand il est venu me voir il y a deux ans, j’étais dubitatif, je ne voyais pas très bien ce qu’il voulait faire, confesse Bernard Morel, vice-président du conseil régional en charge du développement économique et président de l’établissement public d’aménagement Euroméditerranée. Mais plus je l’écoutais, plus son idée me rappelait les clusters [pôles de compétitivité, NDLR] de Pierre Laffitte, quand il a créé Sophia-Antipolis il y a près de cinquante ans. » Finalement, le conseil régional a voté une avance remboursable de 3 millions d’euros, imité par la communauté du pays d’Aix, la communauté urbaine Marseille-Provence Métropole et la Caisse des dépôts. En tout, le secteur public a déjà débloqué 16 millions d’euros. « Le fait que l’initiative vienne du privé est inédite et intéressante, poursuit Bernard Morel. Bien sûr, nous avons voulu nous assurer qu’il ne s’agissait pas d’une opération immobilière déguisée, mais désormais nous sommes persuadés qu’il pourrait s’agir d’un lieu fort pour la région, architecturalement et intellectuellement. » Côté privé, Frédéric Chevalier a convaincu la Caisse d’Epargne et le 28 Télérama 3410 20 / 05 / 15 Crédit Agricole de financer la partie immobilière, tandis qu’un tour de table auprès d’une trentaine de grands groupes se finalise. Parmi eux, on pourrait retrouver plusieurs noms ronflants, dont certains travaillent déjà — en solo et en silo — sur les défis des villes intelligentes : Cisco, Orange, Vinci, ou encore Sodexo. Un temps évoqué, Google devrait rester à distance. Le géant américain pratique l’optimisation fiscale pour échapper à l’impôt, ce qui ne plaît guère à certains élus écologistes et du Front de gauche. Ils l’ont fait savoir dans les colonnes de La Marseillaise. Mais largement soutenu par le PS et l’UMP, porté par les mairies d’Aix-en-Provence et de Marseille, The Camp ne rencontre qu’une résistance sporadique. D’autant plus qu’il a des appuis jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Bercy voit d’un très bon œil un projet qui vient caler ses pas dans ceux du label French Tech (lire encadré), tandis que Matignon suit le dossier avec attention, après avoir reçu Frédéric Chevalier à deux reprises. La puissance publique n’ayant plus les reins suffisamment solides pour porter seule de tels chantiers, les attentes sont élevées. Pas question cependant de faire du Camp une figure de proue de la recherche hexagonale. « On laisse ça à Saclay », conclut en souriant Frédéric Chevalier, en faisant référence à ce plateau situé au sud de Paris, qui doit accueillir 20 000 enseignants-chercheurs à l’horizon 2025. Entrepreneur dans l’âme, il ne ferme pas pour autant la porte au monde académique, conscient que l’université d’Aix-Marseille, forte de ses 72 000 étudiants, est incontournable dans la région. Mais il voit plus loin. « J’aimerais mettre en place des échanges avec de grandes écoles », annonce-t-il, citant pêlemêle l’Ecole des mines, Centrale ou l’Ecole polytechnique de Lausanne. Et de conclure : « Je veux que The Camp devienne un laboratoire à ciel ouvert. » Ne manque plus que le toit • Le campus fonctionnera en vase clos et sera animé jour et nuit. Golem Images pour Corinne Vezzoni et Associés architectes Spécial Aix | Marseille