Aurore BATISTA - DDL
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Analyse des productions multimodales d’enfants français âgés de dix sept à quarante et un mois en situation de jeu. Aurore BATISTA & Jean-Marc COLLETTA Laboratoire LIDILEM (Laboratoire de linguistique et didactique des langues étrangères et maternelles) Université de Grenoble - 1180, avenue centrale - 38040 Grenoble Cedex 9 [email protected], [email protected] ABSTRACT The current study focuses on multimodal gestural and language production in young French children during a free play session with an adult. Children aged from 17 to 41 months produce a lot of gesture-word combinations. Even if the role of these combinations has been well studied for Italian and English children, we know very little about the bimodal communicative means of young French children at the one- to two-words transition period. Our first goal is to investigate this issue for French children. Our second goal is to document the transition from one word to “three-words and over” stage), and the role played by these word combinations Our observations show that there are developmental changes from age 24 to 30 month which seem to be critical for grammatical development. 1. INTRODUCTION De nombreuses études récentes ([Bat76], [Gar98], [GM03], [BGM00], [Col04], [McN92], [Ken04]) ont montré que la dimension « mimo-posturo-gestuelle » du langage c’est à dire « l’association d’éléments linguistiques, de gestes, de mimiques faciales et de postures corporelles » est décisive pour le développement linguistique du jeune enfant. Comme le montre Tuller (2004) chez les enfants sourds français, le pointage n’est pas uniquement un indice d’entrée dans la communication référentielle. Certes, dans un premier temps, le pointage permet de désigner les objets et de faire le lien entre référent et référé – le geste de pointage est donc toujours antérieur au mot – mais là n’est pas son unique fonction. D’après elle, le geste de pointage permet à l’enfant d’entrer dans la syntaxe. Goldin-Meadow, qui a travaillé sur les enfants entendants et sourds américains [GM03] ou Volterra [Vol04] qui a étudié les enfants italiens, en arrivent aux mêmes conclusions. Mais qu’en est-il des enfants entendants français ? Voltera & al. (2004) ont observé les énoncés à un mot produits par les 16-20 mois et ils ont pu remarquer que lorsque l’énoncé n’est composé que d’un seul élément, l’enfant de seize mois utilisera plus un geste qu’un mot alors que l’enfant de vingt mois utilisera plus un mot qu’un geste. La majorité des énoncés produits à 16 comme à 20 mois sont composés de deux éléments. En effet, on trouve aux deux âges une majorité de combinaisons geste-mots qui sont pour la plupart complémentaires à Actes du colloque AcquisiLyon 09, Lyon, 3 et 4 décembre 2009. 16 mois MAIS supplémentaires à 20 mois. Ils en déduisent que le pointage associé à une désignation (combinaison complémentaire) permet à l’enfant de nommer les objets alors que l’utilisation de combinaisons supplémentaires montre que l’enfant commence à dire « quelque chose à propos de quelque chose », qu’il s’approche donc de la prédication. Ceci nous amène à nous poser les questions suivantes : L’enfant français produit-il les mêmes types de combinaisons au cours de son développement ? Et qu’en est-il de la production d’énoncés à « trois mots et plus » ? 2. OBJECTIFS Nos observations concernent des enfants âgés de 17 à 41 mois. Nous allons d’abord analyser les combinaisons geste-mot, comme l’on fait nos collègues cités précédemment, afin de voir si l’enfant français se développe comme l’enfant italien ou américain. Nous avons choisi de travailler sur une période plus longue que celle observée dans les précédentes études (17-41 mois contre 16-20 ou 18-24 mois) car les précédentes études s’arrêtent à l’analyse des productions composées de deux mots et nous souhaitons étudier l’évolution des combinaisons gestemot et des énoncés à des étapes ultérieures. 3. CORPUS Pour mener à bien cette recherche, nous avons analysé les enregistrements vidéo de 155 enfants1, âgés de 17 à 41 mois, filmés en situation de jeu avec la complicité d’un adulte2. Les enfants utilisent une maison de jeu « Fisher Price » composée de quatre pièces ainsi que d’un garage séparé (voir Capture d’écran 1). L’enfant peut jouer avec cinq personnages et seize objets miniatures différents. Cette panoplie permet de garantir l’homogénéité du vocabulaire utilisé et cette situation quasi naturelle permet aux enfants de reproduire des actions et des évènements de la vie quotidienne, de 1 Certains sujets ont été filmés deux fois à six mois d’écart pour une étude longitudinale. 2 Ces vidéos ont été collectées dans le cadre du programme PARLER (Parler Apprendre Réfléchir Lire Ensemble pour Réussir) dans six crèches grenobloises. Ce programme à pour but de contribuer à la lutte contre l’échec scolaire notamment au sein des familles défavorisées en prévenant précocement les difficultés pouvant survenir lors des acquisitions du langage oral et des pratiques liées à l’écrit. 1 s’exprimer librement et de commenter par eux-mêmes leurs actions de jeux. Dans ce cadre, l’adulte est vu comme un partenaire de jeu, il laisse l’enfant jouer comme il le désire mais l’incite à parler s’il reste silencieux en attirant son attention vers certains éléments. avec regards alternés de l’enfant entre l’adulte et l’objet ou regard fixe vers l’adulte. Les combinaisons geste-mot : • saisie ou pointage + question (complémentaire) : [POINTE un bonhomme + « kécé5 ? »] • saisie ou pointage + mot déictique (complémentaire) : [POINTE le lit + « là »] • saisie ou pointage + désignation (redondant) : [POINTE le chien + « chien »] • saisie ou pointage + mot (supplémentaire) : [POINTE le chien + « tombé »] Capture d’écran 1 : Notre situation d'expérimentation 4. TRANSCRIPTION ET ANNOTATION Pour analyser nos données, nous avons utilisé le logiciel ELAN®3 et nous avons créé une grille de transcription – voir Capture d’écran 2 – nous permettant d’annoter les variables pertinentes. 4.1. Transcription des énoncés : Capture d’écran 2 : Notre grille d’analyse. 5. RÉSULTATS Les deux premières pistes permettent de transcrire les énoncés des deux personnes en présence lors de la séance de jeu : l’adulte et l’enfant. Pour faciliter la lecture et l’analyse, nous avons opté pour une transcription orthographique et utilisé des conventions de transcription adaptées à l’oral spontané. Pour commencer, nous allons voir de manière globale comment évoluent les productions langagières de nos sujets. Ensuite, nous observerons les gestes seuls, les combinaisons gestes-mots et les énoncés à un, deux ou trois mots et plus. 4.2. Type de verbalisations : Observons d’abord les productions de nos sujets. Tableau 1 : Nombre total de productions par classes d’âges6. Sur la piste suivante, nous catégorisons les énoncés produits par chaque enfant en fonction du nombre de mots constituant l’énoncé – de manière à être en accord avec les études précédemment citées : - un mot se déclinant en trois sous catégories : • un quasi-mot (« fien » pour « chien ») • un mot (« cheval ») • un filler + mot (« zoiseau » pour « oiseau ») - deux mots se déclinant en trois sous catégories : • quasi-mot + quasi-mot (« pati fien ») • quasi-mot + mot (« pati papa ») • deux mots (« voiture chien ») - trois mots et plus (« tomber le chien ») 5.1. Productions des 17-41 mois : Le Tableau 1 montre que notre étude porte sur 9000 productions verbales, gestuelles ou multimodales. Le nombre d’enfants n’étant pas homogène, nous avons calculé la moyenne de chaque type de productions par enfant7 à des fins de comparaisons (voir Figure 1). 4.3. Gestes & combinaisons geste-mot : Toujours en accord avec les études précitées, nous avons créé une ligne permettant d’annoter qualitativement les productions : Les gestes seuls : • pointages • saisies monstratives4 ou communicationnelles 3 http://www.lat-mpi.eu/tools/elan/ 4 En effet, [MML08] certains chercheurs considèrent que lorsqu’un enfant saisit un objet, il a uniquement pour but « de créer un lien entre l’objet et lui » ; nous pensons que certaines saisies à tendances « communicatives » ou « déictiques » ont pour but d’attirer l’attention de l’adulte sur un objet et permettent donc aux enfants de « partager leur attention avec 2 Figure 1 : Types de productions par enfant par classes les autres ». Pour cette raison, nous avons décidé d’inclure ces saisies dans nos données. 5 Gloser « qu’est-ce que c’est ? » 6 Légende : G = gestes produits seuls ; C = combinaisons geste-mot ; E1M, E2M, E3M+ : énoncés à un, deux, trois mots et plus. 7 Nous avons établi ces classes d’âges en fonction des études précédentes. Actes du colloque AcquisiLyon 09, Lyon, 3 et 4 décembre 2009. d’âges. Le nombre de productions (tous types confondus) augmente progressivement et passe d’une moyenne de 23 énoncés chez les plus jeunes à près de 80 chez les plus âgés. La proportion des productions gestuelles (G) baisse régulièrement sur toute la période observée et tend à disparaître. La part des combinaisons geste-mot (C) et des énoncés à un mot (E1M) varie peu d’une classe d’âge à l’autre. La proportion des énoncés à deux mots (E2M) augmente fortement à 24 mois puis se stabilise. Celle des énoncés à trois mots et plus (E3M+) entame une progression très importante dès 24 mois. Il semble qu’à partir de 24 mois, l’enfant produise plus d’énoncés à deux et trois mots (E2M, E3M+) au détriment des gestes seuls (G), des combinaisons (C) et des énoncés à un mot (E1M). Il faut souligner que la production d’énoncés à deux mots (E2M) n’est jamais majoritaire ; nous allons à présent vérifier si le nombre d’énoncés à « deux éléments » ne serait pas une donnée plus significative. 5.2. Production à un vs plusieurs éléments : Précédemment, nous avons considéré les ressources mobilisées en fonction de leur modalité, nous allons à présent considérer les mêmes données en faisant abstraction de cette modalité pour ne considérer que la quantité d’éléments qui les composent (voir Figure 2). Figure 2 : Répartition en % des productions à un, deux ou trois éléments et plus par classes d’âges. La Figure 2 montre que : - 40% des productions des enfants les plus jeunes comportent un élément, geste ou mot (1EL) et 30% deux éléments (2EL), - dès 24 mois, les énoncés combinant plusieurs éléments deviennent majoritaires. - après 30 mois, les énoncés à trois éléments et plus (3EL+) deviennent les plus nombreux. A partir de ces données, nous pouvons identifier trois périodes significatives dans le premier développement langagier de l’enfant (en production) : Avant 24 mois, période où les énoncés à un et deux éléments sont majoritaires. Entre 24 et 30 mois, période où les énoncés à deux éléments deviennent globalement plus nombreux (ils représentent 40% des énoncés produits contre 35% de 3EL et 25% d’1EL). Actes du colloque AcquisiLyon 09, Lyon, 3 et 4 décembre 2009. Au delà de 30 mois, période où les énoncés à deux éléments et plus deviennent majoritaires. Figure 3 : Moyenne des types d’énoncés produits par enfant par classes d’âges. Pour savoir si ces périodes ont une quelconque validité statistique (voir Figure 3 pour visualiser les proportions testées), nous avons choisi de comparer les variances aux seuils de 24 et de 30 mois pour les productions comportant plus d’un élément. Le test est significatif lorsqu’on compare les variances des productions 2EL et 3EL entre le groupe des moins de 24 mois et les trois autres (respectivement F(152)=14,384 p=,0002 et F(152)=15,810 p=,0001), et lorsqu’on compare les variances des productions 3EL entre les deux groupes d’enfants âgés de moins de 30 mois et les deux autres (F(152)=25,146 p<,0001). 5.3. Gros plan sur les productions : Les combinaisons geste-mot : Précédemment, nous avons analysé nos données sans détailler au sein de chaque type ; maintenant, nous allons nous intéresser aux combinaisons geste-mot. En observant plus précisément ces combinaisons, nous constatons que : - chez les enfants du premier groupe, la proportion des combinaisons redondantes est encore élevée et les autres combinaisons (complémentaires et supplémentaires) ne représentent que 55% du total. 70% des combinaisons produites sont complémentaires et supplémentaires dans les deux tranches d’âges suivantes. - chez les plus âgés, celles-ci représentent 85% du total. Autrement dit, bien que le nombre total de combinaisons n’augmente pas au fil de l’âge, leur usage se précise. Or c’est aussi aux alentours de 24 mois que les énoncés à trois éléments deviennent majoritaires. Il semble donc qu’il y ait une relation étroite entre l’évolution qualitative des combinaisons geste-mot et le développement des compétences prédicatives de l’enfant. Il sera intéressant d’analyser le contenu verbal des énoncés à deux mots et plus et de voir son évolution. Pour l’instant, voyons en détail de quoi sont composées les productions à deux éléments. Les énoncés à deux éléments : Nous savons qu’il existe un lien entre l’apparition des combinaisons geste-mot et la production d’énoncés à deux mots [Tul04], voyons comment se répartissent ces deux types de productions dans la catégorie 2EL. 3 de la période des 24 et des 30 mois. - l’utilisation des gestes et surtout l’apparition de ce que l’on nomme « les gestes coverbaux » chez l’adulte. REMERCIEMENTS Nous tenons à remercier Marie-Thérèse Le Normand et Michel Zorman de nous avoir permis d’utiliser les données issues du programme « Parler Bambin ». Figure 4 : Répartition des combinaisons geste-mot et des E2M par classes d’âges. RÉFÉRENCES Comme nous pouvons le voir sur la Figure 4, il se passe un évènement très intéressant entre 17 et 24 mois : les combinaisons geste-mot, au départ majoritaires, cèdent peu à peu la place aux énoncés à deux mots dont l’emploi augmente très rapidement pendant cette période. A partir de 24 mois, l’enfant continue à produire des énoncés à deux mots alors qu’il emploie de moins en moins de combinaisons gestemot. A priori, nous assistons à un effet relai de la production verbale sur la production bimodale. Cela dit, parmi les productions à trois éléments et plus, il y a vraisemblablement d’autres combinaisons de deux mots ou plus comportant un geste. Par la suite, il sera intéressant d’aller étudier précisément le contenu de ces productions. [Bat76] 6. CONCLUSION [Ken04] Notre étude montre qu’avec l’âge le nombre global d’énoncés (tout types confondus) produit par les enfants augmente régulièrement même si les gestes seuls tendent à disparaître. [McN92] - A 24 mois, l’enfant privilégie les énoncés verbaux et bimodaux à plusieurs éléments. Les sujets les plus âgés utilisent en majorité des gestes entretenant une relation supplémentaire ou complémentaire avec la parole alors que les combinaisons des plus jeunes, sont le plus souvent redondantes. - A 30 mois, nos sujets produisent en majorité des énoncés à plusieurs éléments verbaux. Nous pouvons donc en conclure qu’il existe un effet relai de la production verbale sur la production bimodale. En effet, dans un premier temps, l’enfant développe une capacité à combiner un mot et un geste et une fois cette capacité acquise, il associe deux mots puis trois mots et plus. Notre étude met en avant un autre élément intéressant : l’apparition rapide et l’augmentation constante des énoncés à trois mots et plus. Nous n’en somme qu’aux prémices de cette recherche mais cet article nous a permis de commencer à cibler des éléments à étudier tels que : - la composition qualitative des combinaisons gestemot ainsi que des énoncés à deux mots pour tenter de situer l’apparition de nouveaux phénomènes grammaticaux (déterminants, pronoms personnels, temps verbaux, propositions relative etc.). - le développement de la taille et de la qualité des énoncés dans les productions de nos sujets aux abords 4 [BGM00] [Col04] [Gar98] [GM03] [MML08] [PLN04] [Tul04] [Vol04] Bates, E. (1976), Language and context. The acquisition of pragmatics. New York: Academic Press Butcher, C. & Goldin-Meadow, S. (2000), Gesture and the transition from one to two word speech: when hand and mouth come together, Language and gesture 28(2), 235-257. Colletta, J.-M. (2004), Le développement de la parole chez l'enfant âgé de 6 à 11 ans, Mardaga, Sprimont. Garitte, C. 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