L`homme, l`écrivain, le pilote, le héros, sa légende, ses vérités

Transcription

L`homme, l`écrivain, le pilote, le héros, sa légende, ses vérités
L'homme, l'écrivain, le pilote, le héros, sa légende, ses vérités
PACS,
LA FRANCE REAC
de CHRISTINE BOUTIN
,
DOSSIER
L'homme, l'écrivain, le pilote, le héros
-
Il aura suffi d'une gourmette d'argent repêchée
au fond de la mer pour qu'opère à nouveau
la magie Saint-Ex. Romancier, aviateur, soldat,
il est tout cela. Et plus que cela: une figure de ce
siècle. Une image de bravoure et de générosité.
Mais que sait-on de cette vie que la mort
a changée en destin ? Depuis cinquante ans, le
père du Petit Prince fait rêver dans le monde
entier « toutes les grandes personnes qui
ont d'abord été des enfants ). Formidable
célébrité d'un homme au fond mal connu:
retrouver Saint-Exupéry, c'est aussi retrouver
un personnage infiniment plus complexe que
l'image édifiante bâtie autour de sa mémoire.
Pionnier de l'Aéropostale et aristocrate. Homme
d'action hanté par le doute. Humaniste mystique.
Combattant sans uniforme, ni vichyste
ni gaulliste. Ecrivain consacré, mais toujours en
lisière du monde littéraire. Inclassable Saint-Ex.
Le voici, avec sa légende et ses vérités
8/ LE NOUVEL OBSERVATEUR
maginez qu'on ait retrouvé le bordereau
d'achat, par Marcel Proust, du bordel pour
hommes de la rue de l'Arcade ou la lettre,
écrite à Sigmaringen, dans laquelle Pierre
Laval promettait à Louis-Ferdinand Céline
le poste de gouverneur à Saint-Pierre-et­
Miquelon: l'affaire n'eût pas excédé
l'entrefilet en dernière page. Mais voici que l'on
repêche, en eaux troubles, la gourmette d'un
écrivain qui, contrairement aux deux précé­
dents, n'a pas bouleversé le roman français
contemporain, qui ne doit sa pérennité litté­
raire qu'à un joli conte pour enfants sages,
et c'est un événement national.
On voit par là combien les mythes doi­
vent faire rêver. Proust et Céline sont
morts dans leur lit, en toussant, en râlant,
en pestant contre la médecine, et en temps de
paix, dans des remugles d'éther et de café froid,
la plume à la main, la trouille au ventre. Même
les génies se recroquevillent et font pitié quand passe la Camarde. Le jeune père du « Petit Prince ) n'a pas connu cette chronique de la putréfac­
tion annoncée: il n'est pas mort, il a disparu dans la fleur de l'âge, quelque part au-dessus de la
Méditerranée, en portant l'uniforme de la France
combattante et résistante à une époque où la
plupart des écrivains se cloîtraient chez eux en
prenant du poids quand il ne faisaient pas preuve
d'intelligence - avec l'ennemi.
L'auteur de « Terre des hommes ) n'avait pas
seulement vécu selon son idéal héroïque, pas c...
En 1936, devant l'épave du Simoun en Libye. Saint-Exupéry, toujours assoiffé d'aventures, plusieurs raids qui se terminèrent par de graves occidents, en Libye et ou Guatemala. z qu'on ait retrouvé le bordereau
par Marcel Proust, du bordel pour
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Sigmaringen, dans laquelle Pierre
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on : l'affaire n'e ût pas excédé
dernière page. Mais voici que l'on
eaux trouble s, la gourmette d'un
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pas bouleversé le roman français
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à un joli conte pour enfants sages,
ln événement national.
bit par là combien les mythes doi­
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dans leur lit, en toussant, en râlant,
mtre la médecine, et en temps de
s remugles d'éther et de café froid,
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En 1936, devant l'épave du
Simoun en Libye. Saint-Exupéry,
toujours assoiffé d'aventures, tenta
plusieurs raids qui se terminèrent
par de graves accidents,
en Libye et au Guatemala.
•
•
..
•
seulement appli­
qué à la lettre ce
qu'il avait écrit, il
avait aussi signé, lui
qui aimait tant le
style grandiloquent,
une ultime envolée ly­
rique. Saint-Exupéry, au plus haut des cieux. Des­
sine-moi un demi-dieu, prière universelle: «Adieu,
dit le renard. UJici mon secret. Il est très simple : on ne
voit bien qu'avec le cœur. L:essentiel est invisible pour
les yeux. » Invisible. Evaporé. Après la gourmette,
peut-être les lunettes de soleil, une montre, un
stylo-plume, que sais-je, on trouvera forcément,
peuplée de poissons comme une bourride, la car­
casse du Lightning P 38, et ces draps marins de
tôle froissée seront un nouveau saint suaire.
Pour entrer dans la légende populaire, quand on
est un écrivain, il ne faut pas être un homme de
lettres, il ne faut pas sentir le renfermé et Saint­
Exupéry a toujours respiré l'air pur des altitudes.
Mais pour entrer en littérature, surtout pendant
l'entre-deux-guerres, période de permanente ef­
fervescence intellectuelle, il convient de n'être
point trop physique, trop sportif, trop guerrier,
trop doué pour la mécanique, trop étranger au mi­
lieu (il est même fortement déconseillé d'être né
dans un château et d'arborer une particule) . Pas
plus hier qu'aujourd'hui, on n'imagine en effet un
pilote d'Air France être publié sous la vénérable
couverture blanche de la NRF et recevoir, en­
goncé dans un blouson de cuir usé par l'huile de
vidange, le prix Femina. C'est bien pourtant ce
qui s'est passé. Explications.
En 1923, le jeune Saint-Exupéry vient de quit­
ter l'armée et il n'a pas encore été engagé par la
société Latécoère qui assure le transport aéropos­
tal Toulouse-Dakar. Il s'ennuie. Il a des fourmis
dans les jambes. Il écrit aussi parce qu'il s'ennuie
et qu'il a des fourmis dans les jambes. Des notes,
quelques pages, une nouvelle. Il n'ambitionne pas
d'être Martin du Gard, Maurois ou Mauriac,
figures tutélaires d'alors. Il est même loin de pré­
tendre à la gloire littéraire : il veut d'abord voler et
faire partager, ensuite, sa passion, son éthique, sa
soif d'absolu aux terriens. La chance veut que cet
« homme d'action à qui l'action ne suffit pas », selon
la juste définition de Roger Caillois, rencontre, en
1925, un homme d'esprit à
qui l'esprit ne suffit
pas. C'est Jean Pré­
. vost, son exact
:
,
« Le
Petit Prince » : un mythe en chiffres Depuis sa première publication - en 1943, chez Harcourt-Brace aux Etats-Unis, puis chez Rey­
nald Hitchcock en Grande-Bretagne, avant de paraître chez Gallimard en 1945 - , l'histoire du petit extraterrestre blond est l'un des plus gros ti­
rages mondiaux: 50 millions d'exemplaires ven­
dus à ce jour, dont près de 8 millions en France. Aujourd'hui encore, « le Petit Prince »se vend au rythme d'un million par an. Il est traduit en 102 langues ou dialectes: en latin; en basque; en corse; en picard; en pro­
vençal ; en sarde; en alur, de la République démocratique du Congo; en faerosk, des îles Féroé; en cebuano, des Philip­ pines, sans \'1
~r
'(.
~ J:}
contemporain.
Normalien, an­
cien élève d'Alain,
chroniqueur à « la Nou­
velle Revue française », cu­
rieux de tout - littérature,
cinéma, politique, économie,
architecture -, Jean Prévost
vient de publier, cette année-là,
« Plaisirs des sports »chez Galli­
mard. Comme Saint-Exupéry,
c'est un provincial rond et muscu­
leux - il pratique le rugby, la boxe et la course à
pied -, il est doté d'une âme pugilistique, il a l'in­
tuition que le temps lui est compté et qu'il faut
aller, aimer, créer vite, il pense qu'un écrivain ne
doit traiter que ce qu'il connaît de l'intérieur, et
dans l'urgence, que la vie commande les mots,
qu'il faut beaucoup demander au corps pour
qu'une phrase puisse tenir debout, il méprise les
littérateurs en chambre qui jugent le monde avec
des mains blanches de prélat palatin, il se méfie
des talents inutiles et des prouesses sans but.
Quand ils se croisent chez la vicomtesse de Les­
trange, Saint-Exupéry et Prévost s' observent
comme deux frères qui jusqu'alors s'ignoraient.
Deux costauds un peu timides, deux fortes têtes,
deux élèves dissipés, deux jeunes hommes pressés.
Le rôle que va jouer le normalien en faveur du
pilote est déterminant. C'est que le premier a déjà
du pouvoir dans le monde où le second, les mains
pleines de cambouis, n'a pas encore accès. Or,
non seulement Jean Prévost a ses entrées à la
En 1917, à Saint-Jean de
Fribourg, Suisse. Après avoir
fait l'armée en 1925, le
jeune Saint-Exupéry s'ennuie.
" a des fourmis dans les jambes.
" écrit. " va rencontrer Prévost.
oublier bien sûr l'espéranto ... Plus qu'un best­
seller, c'est un phénomène universel et intempo­
rel. Imaginez que plus de cinquante ans après sa
parution, un Club du Petit Prince vient d'ouvrir
dans la ville japonaise d'Hokone.
Au début de l'année 1998, Gallimard a lancé un
CD-Rom avec Sami Frey dans le rôle de l'avia­
teur et Ludwig Loison-Robert dans le rôle titre.
Gros succès: 18000 exemplaires vendus. Outre
les multiples disques (dont celui de 1954 avec la
voix de Gérard Philipe) et les livres-cassettes,
l'enfant habite les scènes de théâtre et d'opéra.
Son effigie orne assiettes et tasses, jouets en bois,
lampes, tee-shirts, etc. Signalons enfin qu'il
existe des centaines de sites Internet, dont le site
« officiel » Gallimard: <http://www.saint-exu­
pery.org>.
Quant aux autres ouvrages de Saint-Ex, la
vente de «Vol de nuit l) est estimée à 6 millions
d'exemplaires dans le monde, dont 4,2 millions
en langue française, toutes éditions confondues.
Pour « Terre des hommes » et « Citadelle », les
estimations sont respectivement de 3 millions et
de 1 million d'exemplaires vendus (en langue
française).
R. V.
NRF, qui est
alors le centre
névralgique de
la littérature,
""~mais il occupe
en outre une place de
choix dans la librairie d'Adrienne
Monnier. Adrienne Monnier? Tout
de gris vêtue, chaussée de sabots,
un visage poupin de mère prieure
et un charisme de Pygmalion,
cette femme tenait, au 7 de la
rue de l'Odéon, en face de la
fameuse Shakespeare and
Company de Sylvia Beach (on prêtait à l'Améri­
caine en nœud papillon et à la Savoyarde en robe
de bure des amours interdites), la Maison des
Amis des Livres, une librairie doublée d'un cabi­
net de lecture où se rassemblaient, autour d'un
poêle Godin et d'une balance Roberval (elle y pe­
sait poèmes et romans), les plus grands écrivains
de l'époque: Larbaud, Fargue, Gide, Joyce, Clau­
del, Mauriac... On ne pouvait pas prétendre ap­
partenir à la république des lettres sans passer par
cette petite arche de la rue de l'Odéon.
C'est dans cette annexe de la NRF, cette dépen­
dance de la Sorbonne et cette réincarnation du
salon de Julie de Lespinasse, que Valéry lut, à la
lueur des bougies, « la Jeune Parque », Jules Ro­
mains, «Europe », et Jean Paulhan, « les Fleurs de
Tarbes ». C'est là, toujours, que Satie joua son
« Socrate », que Paul Robeson chanta « Old Man
River » et que Jean Prévost tomba amoureux de
Marcelle Auclair. Avec ce dernier, Adrienne Mon­
nier crée une éphémère revue, « le Navire
d'argent », au sommaire de laquelle voisinent He­
mingway, T. S. Eliot, Joyce, Svevo, Gomez de la
Serna, Giraudoux et, en avril 1926, un inconnu
nommé Saint-Exupéry...
Prévost a accepté, en effet, cette première nou­
velle intitulée « l'Aviateur », dont l'appareil «épouse
les courbes des plaines, s'en rapproche comme d'un
laminoir et sy aiguise ». Il est question ici de di­
gnité, de fierté, de courage face à la mort, Jean
Prévost aime ça,
qui présente ainsi
l'écrivain pro­
~,
metteur: « Cet
• art direct et ce
.
don de vérité me semblent
surprenants chez un débutant. » Saint­
Exupéry vient de décoller. Prévost ne quittera plus
son protégé. Ille présente à Gaston Gallimard, qui
publiera, trois ans plus tard, son premier livre:
(1 Courrier sud ». Ce roman qui raconte l'impos­
sible amour entre l'aviateur Bernis et une femme
incapable de partager ses exigences morales dé­
tonne dans la production des années 30. On y
exalte la grandeur, la loyauté, le bien contre le
mal. Et c'est André Gide, l'auteur de (1 l'Immora­
liste », l'inventeur du principe selon lequel on ne
fait pas de bonne littérature avec de bons senti­
ments, qui défend le plus ardemment (1 Courrier
sud »au comité de la NRF ! L'hommage du vice à
la vertu ne s'arrête pas là puisque Gide préfacera,
en 1931, (1 Vol de nuit » : (1 Je crois que ce qui me
plaît surtout dans ce récit frémissant, c'est sa noblesse.
Les faiblesses, les abandons, les déchéances de
l'homme, nous les connaissons de reste et la littérature
de nos jours n'est que trop habile à les dénoncer j mais
ce surpassement de soi qu'obtient la volonté tendue,
c'est là ce que nous avons surtout besoin qu'on nous
montre. » On imagine la perplexité des lecteurs
exaltés par (1 les Nourritures terrestres », des dis­
ciples inconvenants de (1 Corydon ».
Le bon accueil réservé, dans la presse et les jurys,
aux deux romans de Saint-Exupéry ne fait toujours
pas de lui un homme de lettres, selon les critères de
convergence en vigueur ces années-là. D'ailleurs, il
vient d'entrer à Air France et, trop occupé à tutoyer
les nuages, il néglige son œuvre. En 1938, un acci­
dent, au décollage du Guatemala, ajoute à son
désarroi. Hospitalisé à New York, il traîne derrière
lui ses fractures, ses doutes ( 1Je ne sais pas écrire, je
ne sais que corriger »), ses manuscrits et son avion
cassé lorsque, pour la seconde fois, le destin place
Jean Prévost sur son chemin. Embrassades frater­
nelles. Saint-Exupéry se réveille de sa léthargie. Son
compatriote lui enjoint de rassembler, dans un vo­
lume, des articles déjà publiés sur l'aviation ainsi
que de nouveaux textes. Certains soirs, pour accélé­
rer le mouvement et s'assurer du rendement, le cor­
nac enferme le pilote à clef dans sa chambre
d'hôtel. Saint-Exupéry en sort groggy avec, sous le
bras, le manuscrit de (( Terre des hommes », où il ra­
conte ses débuts dans l'aéropostale, un accident
dans le désert de Libye, les hautes figures de Mer­
moz et Guillaumet. Ille dédicace à son sauveur:
(1 Pour Jean Prévost, avec toute ma profonde amitié et
toute ma reconnaissance pour son aide et pour ses
12 / LE NOUVEL OBSERVATEUR
conseils. Pour le remercier aussi d'avoir publié autrefois l'écrivain: un lyrisme aristocratique, de la naïveté,
mes premières pages et ­ beaucoup plus tard ­ de l'abus des métaphores (lui-même disait combattre
m'avoir obligé, en Amérique, à travailler. .. »
sa (1 tendance effarante à l'abstrait »), un moralisme
On est en 1939. La guerre éclate. Ni Saint-Exu­ excessif, une inaptitude à construire un roman et
péry ni Jean Prévost ne répondent à l'appel de puis ce que, sans indulgence, Jean Cau appelait
Londres. Les deux irréductibles choisissent de se
« la décomposition guindée de la prose gidienne et du
battre sur la terre et dans le ciel de France. Ils nombre valéryen ». Mais on y trouvait aussi ce que,
pressentent l'un et l'autre que leur fin est proche. déformés autrefois par les programmes scolaires,
C'est à Lyon, sa ville natale, qu'en 1940 Saint­ l'on avait oublié: une vraie noblesse d'âme, un
Exupéry, alias (1 Tonio », retrouve une dernière fois style souvent elliptique et économe, une morale de
Jean Prévost. Ils rient, chantent (1 Carthagène », l'ascèse et de la tolérance, le don de l'apologue et
dont ils connaissent les couplets par cœur, jouent l'art de faire partager, au lecteur, ce qu'il avait
aux cartes et chahutent comme deux collégiens vécu.
aux joues rondes. (1 J'aime Saint-Exupéry, dit Pré­
De son vivant, Saint-Exupéry s'était bien gardé
vost, cette tête en plein vent, ces yeux insatiables, sa d'être un homme de lettres, dans l'acception pari­
pétulance, ses gaucheries, ses mains rudes et rudoyées, sienne, autarcique, élitaire du mot. (1 Il ne veut rien
son rire émerveillé. Il déborde j il faut qu'il soit guidé écrire, affirmait Caillois, que sa vie ne garantisse ou
qu'il n'ait eu l'occasion de vérifier à ses
par le danger, l'attention forcée j il
pécherait par excès, l'action le
dépens. C'est en quoi l'univers littéraire
simplifie. » Prévost et Saint­
lui est étranger. J) Homme de lettres, il
Exupéry se promettent de
ne l'est pas davantage, plus d'un
demi-siècle après sa mort. Mais ce
belles parties de plaisir, «quand
on aura gagné la guerre 1).
refus d'entrer dans le moule germa­
Dans l'une de ses dernières
nopratin ajoute évidemment à sa
lettres, Saint-Exupéry écrit:
gloire posthume de rebelle et d'aven­
turier. Elle est illustrée par une
(1 Je fais la guerre le plus profondé­
ment possible. Si je suis descendu,
œuvre de conteur qui prolonge l'as­
je ne regretterai rien. » Et Jean
piration gidienne à la liberté, au sen­
sualisme, à l'anticonformisme et
Prévost, devenu le capitaine
Goderville dans le Vercors,
annonce le paganisme de Le Clézio,
sa nostalgie de l'extase matérielle, de
signe l'un de ses ultimes
poèmes: (1 Pas un regret ne
l'errance terrestre, du monde
d'avant la civilisation. Un siècle sé­
m'importune. /Je suis content de
pare (1 les Nourritures terrestres » et
ma fortune /J'ai bien vécu. /Un
homme qui s'est empli l'âme/De Avec sa femme,
(1 le Chercheur d'or », au milieu du­
trois enfants et d'une femme /Peut Consuelo, en 1934 à
quel s'inscrivent très exactement les
mourir nu. » Le 31 juillet 1944, Chamonix. Le
paraboles de Saint-Exupéry qui
fustigeait, d'en haut, le monde et
l'auteur de (1 Vol de nuit » dé­ 31 juillet 1944,
colle de Bastia-Poretto, en l'auteur de (( Vol de
l'opulence modernes, opposait le
Corse, puis disparaît entre la nuit » décolle de
désert édenique aux mégapoles
industrielles et regrettait de n'avoir
baie des Anges et Saint-Ra- Bastia, puis disparaît.
pas réalisé son rêve : être un «jardi­
phaël. Quelques dizaines
nier »­ Il C'est le temps que tu as perdu
d'heures plus tard, à l'aube du
1er août 1944, Prévost est mitraillé par les Alle­ pour ta rose, dit le renard au Petit Prince, qui fait la
mands au pied du Vercors. Les deux écrivains, le rose si importante. 1)
commandant d'aviation et le capitaine stendha­
S'il n'avait pas été fauché en plein vol à la fin
lien, sont devenus des jumeaux dans l'héroïsme. de la Guerre, sans doute Saint-Exupéry eût-il
Ils ont la quarantaine, pour l'éternité. Et, derrière cédé aux lois du milieu littéraire et aux grandeurs
d'établissement qu'on acquiert à l'ancienneté.
leurs vies exemplaires, une œuvre inachevée.
Auteur pourtant d'une trentaine de livres ­ es­ Peut-être même serait-il devenu académicien, se­
sais, romans, poèmes -, Prévost n'est pas entré rait-il entré, avec fatalisme, dans le rang. On
dans la légende populaire où il avait sa place alors n'aurait plus beaucoup parlé de ses livres, que
que Saint-Exupéry doit à son (1 Petit Prince », ré­ seuls la tragédie et l'accomplissement de leur au­
digé en 1943, d'avoir connu l'universalité. On ne teur ont placés au sommet des bibliothèques. Il
lit plus guère, en effet, (1 Courrier sud », (1 Vol de en aurait souffert comme Romain Gary, seigneur
nuit »ni (1 Pilote de guerre ». La publication, il y a déchu, a souffert, jusqu'à s'inventer une nouvelle
quatre ans, de ses œuvres complètes dans la identité, jusqu'à se tuer, de ne plus vivre qu'au
Pléiade a rappelé les faiblesses récurrentes de sol, d'être fondu dans la masse, de s'être banalisé
- Gary dont on n'a jamais oublié, à l'enterrement
de De Gaulle, le profil boudiné dans un blouson
d'aviateur hors d'usage. Saint-Exupéry serait
passé à côté de sa propre mythologie, et sa
vieille gourmette, aujourd'hui, ne vaudrait
pas grand-chose.
JÉRÔME GAReIN
;.
Saint-Ex, Breton, Vichy et les nazis
On ne meurt pas
contre, on meurt pour »
«
Attaqué par André Breton) qui l'accusait de complaisance à
l'égard de Vichy) Saint-Exupéry exposa sa conception
de la Résistance dans une lettre restée inconnue. La voici
1
1
•
•
ébut 1941. André Breton,
en exil à New York, devenu
le siège de la diaspora da­
daïste et surréaliste, accuse
Saint-Exupéry de ménager
Vichy. L'auteur de « Terre
des hommes 1) (best-seller
aux Etats-Unis, où il a reçu le Natio­
nal Book Award) est lui-même arrivé
à New York le 31 décembre 1940,
venant de Lisbonne . Il veut conti­
nuer à se battre contre les Allemands
et se servir de sa popularité pour in­
citer les Américains à entrer en
guerre. Quand Vichy le nomme au
Conseil national, en janvier 1941,
Saint-Ex s'empresse de déclarer à la
presse qu'il n'a pas été consulté et n'a
nulle intention de jouer un rôle dans
cette assemblée de notabilités censée
remplacer les anciens partis poli­
tiques. Breton, pourtant, redouble
ses attaques. Saint-Exupéry lui écrit
alors une longue lettre. Non en­
voyée, elle a été retrouvée lors d'une
vente de manuscrits à Genève en
1989 et rajoutée aux « Ecrits de
guerre 1) . La « lettre à André Breton 1)
précise les positions d'un homme en­
gagé hors catégorie, ni de droite ni
de gauche, ni vichyste ni gaulliste. Le comman­
dant du groupe de reconnaissance 2-33 récuse de
Gaulle et un parti gaulliste qui, selon lui, veut divi­
ser la France pour prendre le pouvoir plus tard.
S'il n'aime pas Vichy (il a refusé la direction de la
NRF qu'on lui proposait), il n'en considère pas
moins le gouvernement de Pétain comme une au­
torité légitime qui gère une France sous chantage
allemand. Plus antinazi qu'antivichyste (nous ne
sommes que début 41...), patriote d'abord, et tout
nourri de cet humanisme et de cette mystique de
l'action qui sont la marque de Saint-Ex, voici son
manifeste antisurréaliste.
Philippe Gavi
Mon cher ami,
[... ] Ma position vis-à-vis du nazisme a été telle
que, au cours de la guerre, j'ai fait casser trois mu­
tations successives qui tendaient à sauver ma pré­
cieuse personne . [.. .] J'imagine bien que les
signataires de manifestes vous paraissent d'une au­
«
16 / LE NOUVEL OBSERVATEUR
Saint-Ex à Breton: rr Si vous n'êtes
pas l'homme des bastilles, c'est
faute de pouvoir. Mais dans la
mesure où votre faible pouvoir peut
s'exercer, vous êtes l'homme des
camps de concentration spirituels. »
dace autrement vigoureuse. Mais personnelle­
ment, je ne vois pas en quoi un chapelet d'injures
adressées à des malheureux qui crèvent de faim
sous le plus abominable des chantages [Ndlr: les
Français restés en France] changera rien du sort du
monde. [... ]
La résistance antinazis te reposait essentielle­
ment, selon moi, non sur les manifestes [.. .] mais:
- sur l'armement des Français i
- sur l'union des Français i
- sur l'esprit de sacrifice des Français.
J'ai toujours été cohérent avec mes principes, de
même que ces principes étaient cohérents avec les
intérêts généraux qu'ils prétendaient servir. Ainsi
j'ai fait la guerre moi-même. [...] Mon groupe aé­
rien de même a uni à la même table des cama­
rades de droite et des camarades de gauche, des
camarades croyants et des camarades incroyants.
Tous sont morts très proprement par esprit de ré­
sistance au nazisme. Vous auriez fait pendre les
trois quarts d'entre eux. [... ]
Il est dommage que vous ne vous soyez jamais
trouvé face au problème de la mort consentie.
Vous auriez constaté que l'homme a besoin alors,
non de haine, mais de ferveur. On ne meurt pas
« contre 1) , on meurt « pour 1) . Or vous avez usé
votre vie à démanteler tout ce dont l'homme pou­
vait se réclamer pour accepter la mort. Non seule­
ment vous avez lutté contre les armements, l'union,
l'esprit de sacrifice, mais vous avez lutté encore
contre la liberté de penser autrement que vous, la
fraternité qui domine les opinions particulières, la
morale usuelle, l'idée religieuse, l'idée de Patrie,
l'idée de Famille, de maison, et plus généralement
toute idée fondant un Etre, quel qu'il soit, dont
l'homme se puisse réclamer. Vous êtes partisan fa­
natique de la destruction absolue de
tous ces ensembles. Vous êtes sans
doute antinaziste, mais au titre même
où vous êtes antichrétien. Et vous êtes
moins attaché à lutter contre le na­
zisme que vous ne vous êtes acharné à
ruiner les faibles remparts qui s'oppo­
saient encore à lui. [...]
Vous vous réclamez certes de la
lutte pour la liberté. Mais je vous re­
fuse absolument ce droit. Vous êtes
l'homme le plus intolérant que je
connaisse. [... ] Vous êtes l'homme
des excommunications, des exclu­
sives, des orthodoxies absolues, des
procès de tendance, des jugements
définitifs portés sur l'homme à l'occa­
sion d'une phrase de hasard, d'un
pas, d'un geste. Si vous n'êtes pas
l'homme des bastilles, c'est faute de
pouvoir. Mais dans la mesure où
votre faible pouvoir peut s'exercer,
vous êtes l'homme des camps de
concentration spirituels. [... ] Ce ne
sont pas les hommes de chez vous
que j'irais choisir pour vivre un nau­
frage, une exploration, un deuil, un
dO repas d'amis.
Vous me reprochez, en fait, André
Breton, de n'avoir point causé de
scandale (Ndlr: en prenant à partie le régime de
Vichy). Le scandale m'est toujours apparu comme
l'effet d'une vanité bruyante. Je ne me connais point
de vanité. [... ] Vous ne vous sentez - m'avez-vous
dit - aucune solidarité pratique, ni aucun lien spiri­
tuel avec la population de France. L'idée même
d'une « France 1) vous fait bondir. Et il est vrai que
je réagis ici autrement que vous. Votre point de vue,
d'une rigidité de gendarme, vous contraint de
déshonorer quiconque se préoccuperait en France
du ravitaillement en pain des enfants et, pour agir,
entretiendrait nécessairement des rapports avec le
gouvernement de Vichy. Vous estimez, avec la ri­
gueur de l'impunité du ventre, qu'un tel dévoue­
ment aux enfants serait marque d'ignominie. [... ]
Au contraire de vous je pense que, faute d'être en
mesure de fonder par magie un Etat du monde tel
qu'on le souhaite, il convient de tenter de sauver ce
qui reste d'un monde souhaitable. [... ]
A~TOINE DE SAINT-EXUPÉRY
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Cent morts pour ue le courrier passe
Ces merve' eux fous
de l'Aéropostale
Saint-Ex ne fut certes pas un as du pilotage. Mais des exploits de Mermoz et Guillaumet, ses héros, il a fait plus que des romans : une légende e que j'ai fait, je te le jure, jamais au­
Henri Guillaumet et Saint-Exupéry.
cune bête ne l'aurait fait. » Cette ré­ Bien que passionné d'aviation, le jeune
~~I
plique de « Terre des hommes )) , Saint-Exupéry ne se destinait pas à
"
l'une des plus célèbres de la littéra­ une carrière d'aviateur. Son entrée
ture française, fut selon Saint-Exu­ manquée à Navale et ses relations
le conduisirent à l'Aéropostale.
péry la «première phrase intelligible J)
que prononça Henri Guillaumet.
Un Guillaumet « calciné J) , « rapetissé comme une
vieille J), les pieds en sang, une barbe de cinq jours, amis. Il ne se prétendait pas leur égal. Il ne l'était
la peau brûlée par le soleil, épuisé, mort. Mort,
pas. Il vivait le rêve d'un gamin qui, en 1912, re­
c'est bien ce que l'on croyait. Car Guillaumet avait gardait ébahi les évolutions des premiers aéronefs,
été emporté une semaine plus tôt dans une tem­
sur le terrain d'Ambérieu-en-Bugey.
'pête de neige. Il venait de passer cinq jours et
C'est là, à quelques lacets du château familial,
quatre nuits à marcher dans la neige fraîche de la
que le jeune Saint-Exupéry effectue à 12 ans son
cordillère des Andes, après s'être écrasé dans la premier vol. En cachette de sa mère, il embarque à
Laguna Diamante, à 3 500 mètres d'altitude, lors bord d'un monoplan « W )) des frères Salvez. A
d'un vol vers Santiago du Chili. Un incroyable ins­ l'époque, les avions sont encore des machines ru­
tinct de survie. « Ce que j'ai fait... »
dimentaires (Blériot a traversé la Manche en
Le récit de Saint-Exupéry contant l'exploit de
1909). L'aéronef des frères Salvez est un insecte
Guillaumet résume l'âge fou des héros de l'Aéro­ étrange et fragile de tubes et de toile enduite, à
postale. Une épopée à laquelle Saint-Ex participa l'avant duquel a été boulonné un moteur à hélice.
activement comme pilote et chef d'escale. Mais Saint-Ex doit attendre une dizaine d'années pour
son véritable génie fut surtout d'en écrire la lé­
redécouvrir l'avion, à l'armée. Affecté dans la
gende, de raconter les aventures de Mermoz, chasse, comme mécanicien, il s'endette pour pas­
Guillaumet ou Rivière. Pas la sienne. Car, gauche ser son brevet de pilote dans le civil, afin de deve­
et négligent, Saint-Exupéry n'était pas de leur nir pilote militaire. Lâché après quelques leçons à
trempe. Il évoluait parmi ses héros, devenus ses bord d'un biplan Sopwith, il remet les gaz un peu
'
1
1
1
-
18 / LE NOUVEL OBSERVATEUR
tôt lors d'une mauvaise approche et essuie un re­
tour de flamme . Une leçon ou deux plus tard, il
s'écrase. Premier accident d'une longue série.
Saint-Exupéry sera en effet, tout au long d'une
carrière pourtant bien remplie, un pilote au talent
moyen et aux navigations approximatives.
Gauche, brouillon, « les membres massifs et une al­
lure nouée » selon Kessel, le jeune militaire n'a pas
les qualités nécessaires au pilotage des avions. En
1923, au Bourget, nouveau crash. Fracture du
crâne. Ses atterrissages un peu longs provoquent
la fureur de ses chefs. En France ou au Maroc,
l'armée lui permettra cependant d'accumuler les
heures de vol précieuses pour, trois, ans plus tard,
entrer à l'Aéropostale, poussé par les circons­
tances. Bien que passionné d'aviation, le jeune
comte de Saint-Exupéry ne se destinait pas à une
carrière d'aviateur. Son entrée manquée à Navale,
des petits boulots sans intérêt et ses relations l'ont
conduit vers l'Aéropostale. Elle sera la grande af­
faire de sa vie et le cadre de la plupart de ses écrits.
Tout commence à Paris, en 1926, dans les
somptueux bureaux de la compagnie Latécoère. Il
est reçu par le directeur général, Beppo de Mas- .
simi, à qui il adresse cette supplique: «Monsieur,
je veux voler, seulement voler. » Il part le lendemain
même pour Toulouse, base de départ de « la
ligne ). Ah, « la ligne )) ! L'Aéropostale fut en vérité
une étrange épopée. Une centaine d'hommes péri­
rent, morts dans des conditions atroces, éjectés en
plein vol de leur cockpit, brûlés vifs dans leur car­
lingue, noyés en Méditerranée ou dans l'Atlan­
tique Sud, agonisant de soif dans le désert ou de
froid dans les Andes. D'autres furent capturés et
torturés. Des passagers enfin - car il y en eut ­
passèrent même par-dessus bord. Tout cela pour
livrer le courrier à Casablanca, Dakar ou Santiago.
Avec cette seule et unique obsession: « Il faut que
le courrier passe. J) Les sacs de toile pleins de cour­
rier avaient plus de valeur que la vie des hommes.
Cette conception quasiment sacrée du service,
de la mission, s'incarnait en un homme: Didier
Daurat, qui sur l'aérodrome de Toulouse-Mon­
taudran dirigeait ses équipages d'une main de fer.
Inflexible, intransigeant, Daurat régnait en des­
pote. Redouté par les pilotes, autant que contesté.
Le jeune comte, lui, ne nourrira aucune rancune à
l'endroit du terrible Didier Daurat. Sous les traits
de Rivière, Daurat est même le héros de « Vol de
nuit )), récit que les hommes de l'Aéropostale n'ap­
précieront guère.
D'abord mécanicien, puis pilote sur la ligne ("
al
C
C
Toulouse-Casa­
Dakar, Saint-Exu­
péry est bientôt
nommé chef d'es­
cale à Cap-Juby, un
fortin espagnol situé
en plein désert, que les pilotes rejoignent après
avoir longé la côte marocaine. Itinéraire au bout
duquel on a, selon Saint-Exupéry, «une idée exacte
du néant J) . Il décrit les hommes des tribus maures
comme «voleurs, menteurs, bandits, faux et cruels. Ils
tuent un homme pour un poulet mais déposent leurs
poux par terre ». Il a notamment affaire à la féroce
tribu des R'Gueibat, qui capturent les pilotes pour
les échanger contre de fortes rançons. « Une panne
livra Mermo z aux
Maures j ils hésitèrent à
Alire
le massacrer, le gardèrent
« Terre des hommes »
quinze jours prisonnier
le meilleur témoignage
puis le revendirent. Et
sur l'épopée de l'Aéro­
Mermo z reprit ses vols
postale, dédié à Henri
au-dessus des mêmes ter­
Guillaumet (Folio).
ritoires », écrit Saint-Ex
dans
« Terre
des
«Saint-ExupéIY »
hommes 1) . Tout atter­
une biographie de l'au­
rissage forcé dans le dé­
teur du {( Petit Prince 'l,
sert donne lieu à des
par Jules Roy, écrivain
affrontements armés,
et aviateur (La
auxquels Saint-Exu­
Manufacture). Lire son
péry
participe.
intmiÎew page 26.
Et bien sûr il conti­
«L'Aéropostale »
nue de voler. D'abord
par Olivier Margot et
pour reconnaître les
Benoît Heimermann
environs. Mais surtout
(Arthaud).
pour assurer la sacro­
sainte continuité de la
WEEK-END
CONCORDE À NEW YORK 39900 F' DU 17 AU 20/12/98 AU DÉPART DE PARIS ET LYON Brochure sllr simple demande
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Un monde de différence
Malgré son dévouement, Saint­
Exupéry n'est pas très bien vu des
équipages. Sa nonchalance, son in­
conscience et parfois même sa mal­
adresse les exaspèrent. L'un des
radios de la ligne refusera de mon­
ter à son bord après un vol
houleux: pour éviter un orage,
Saint-Ex était descendu au ras des
flots et, au lieu de se concentrer sur
le pilotage, dessinait des croquis
d'hommes se noyant. Les mécani­
ciens se méfient de ce pilote que
l'on voit un jour poursuivre son vol
alors que le moteur donne des
signes évidents de faiblesse. Pour
eux, Saint-Ex ajoute le danger au
danger, comportement irrespon­
sable. Pourtant, grâce à Daurat, il
deviendra directeur de l'Aeroposta
Argentina, d'où il vivra la première
traversée de l'Atlantique Sud en
hydravion par Jean Mermoz.
L'épopée de la ligne n'a pas suffi
à étancher sa soif d'aventures.
Après son expérience à l'Aéropos­
tale, Saint-Exupéry cherchera à
rejoindre ses idoles au panthéon
des pilotes . Il tentera plusieurs
Le trajet de l'Aéropostale d'après une carte des années 30
raids (Paris-Saïgon, New York­
ligne: les chefs d'escale doivent prendre le relais Terre de Feu), qui se termineront par de graves
des pilotes défaillants, blessés ou morts. Le cour­
accidents, en Libye ou au Guatemala. Pendant la
rier. Toujours le courrier. Il faut aussi rechercher guerre, il fera jouer ses relations et harcèlera les
les équipages égarés. Saint-Exupéry effectuera états-majors français en 1939 et américain en
1943 pour être envoyé en première ligne, malgré
8 000 kilomètres en quinze jours pour tenter de re­
de sévères problèmes physiques dus à ses acci­
trouver Reine et Serre prisonniers des R'Gueibat.
dents. Et c'est ainsi qu'il périra en Méditerranée,
aux commandes d'un Lightning P 38.
.
Ce jour d'août 1944, ce jour-là seulement, Saint­
Exupéry égala dans la légende ceux qui avaient été
ses héros : Mermoz, disparu dans l'Atlantique en
1936 aux commandes de son Laté « Croix du
Sud 1) , et Guillaumet, abattu par la chasse alle­
mande en 1940. CHRISTOPHE BOUCHET
Sur les traces de Mermoz
La coque fend les eaux du fleuve Sénégal. Les
deux moteurs lancés à pleine puissance, l'hy­
dravion glisse, se hisse hors des flots et prend
du premier coup les airs vers Dakar. La scène
date du mois dernier. A Saint-Louis, les an­
ciens, occupés à fumer le poisson au-dessus de
demi-bidons transformés en braseros, rêvent :
Mermoz est revenu. En effet, trois fous d'aéro­
nautique, le spationaute Patrick Baudry, Pa­
trick Fourticq, de l'Aéropostale, et le Canadien
Franklin Devaux, propriétaire de l'avion, ont
rétabli « la ligne ,) dans le s conditions de
l'époque, de Toulouse à Santiago.
Car chez les passionnés d'aviation la légende
est intacte. Franklin Devaux, collectionneur
canadien a mis son hydravion, un PBY. SA Ca­
talina, bi-moteur âgé de 65 sans, aux caracté­
ristiques du Laté 28-3 que Mermoz utilisa
pour la première traversée de l'Atlantique Sud,
en 1930. Patrick Baudry, qui a déjà tout piloté,
a goûté cette épopée collective avec bonheur.
{( Alors que dans l'aviation moderne on doit opti­
miser seul chaque seconde de travail, chacun devait
ici avoir sa place, et l'on retrouve le temps de voler,
de naviguer, de penser. J)
Ch. B.
Flou aquatique
La recherche du Lightning perdu Depuis plus de cinquante ans, les conditions de la disparition de Saint-Ex intriguent les amateurs
de mystère. Pas étonnant que l'émersion de sa gourmette ait provoqué tant de remous
péry. Il n'y a donc plus guère de doute:
le P 38 est certainement là.
Restera à expliquer pourquoi divers
témoins l'avaient vu tomber ailleurs.
Au large de Biot, d'Antibes, et jusqu'à
Monaco - à environ 200 kilomètres, ce
qui n'est pas rien. En 1972, un pilote al­
lemand, Robert Heichele, mort depuis,
affirmait même avoir lui-même des­
cendu le Lightning, pris en chasse à par­
tir de Castellane: « Je le poursuivis,
m'approchai entre 64 et 60 mètres et tirai
avec mes armes de bord. J'observai ensuite
que le Lightning chutait avec une traînée
blanche. [00'] Il passa au-dessus de la côte
et vola à basse altitude en direction du
large. Soudain, des flammes sortirent du
moteur droit. L'aile laboura la mer. L:avion
fit plusieurs tonneaux et disparut dans
l'eau. Le crash a eu lieu à 12h5,
à peu près à 10 kilomètres au large de
Saint-Raphaël. i)
Comme - on en est sûr - un seul P 38
volait ce jour-là dans le ciel de Provence,
E le doute ne paraissait plus permis. Dès
~ que ce témoignage péremptoire fut
près tout, il ne devait pas être tellement
mécontent, Saint-Ex, en ce 31 juillet
1944 vers midi, lorsque son Lightning
P 38 a fait le grand plongeon, transfor­
mant le dieu du ciel en gisant du cime­
tière marin. Il l'avait d'ailleurs annoncé à
ses collègues de Borgo, avant son ultime
décollage de cette base corse située au sud de Bas­
tia : «Je finirai en croix dans la Méditerranée. » Il
avait aussi proclamé : «Si je suis descendu, je ne re­
gretterai rien. » Et même écrit à un ami: « Au­
jourd'hui, après quelque 6 500 heures de vol sous tous
les cieux du monde, je ne puis plus trouver grand plai­
sir à ce jeu-là. »
Mais alors, si voler ne l'excitait plus, pourquoi
diable avoir tellement insisté? Pourquoi avoir obs­
tinément fait jouer toutes ses relations, réclamé
des dérogations, afin de voler encore et toujours,
de conserver le manche malgré ses 44 balais - un
âge canonique pour ce métier-là? C'est que cha­
cun, sans doute, a droit à ses contradictions. Et
puis il avait beau jouer les blasés, le fait de piloter
ce P 38 à double fuselage, le plus performant des
avions chasseurs de l'époque, capable de dépasser
les Il 000 mètres d'altitude, donc d'effleurer les
royaumes hantés par le Petit Prince, devait bien le
titiller encore un peu.
N'empêche qu'il en est mort. Mais où exacte­
ment? Certes, la découverte de la fameuse gour­
mette, le 7 septembre, semble mettre un terme au
241LE NOUVELOBSERVATEUR
En haut: le 7 septembre,
Jean-Claude Bianco et
son second Habib Benamor
découvrent le fameux bijou
entre le phare du Planier et
Bandol. Les recherches menées
en 1992 par Ifremer
(ci-contre) furent vaines: on
plongeait au mauvais endroit.
mystère. Le curieux bijou, unanimement au­
thentifié, signe l'emplacement du tombeau: une
calanque proche de Marseille. On voit mal com­
ment cette gourmette aurait pu se trouver là par
hasard. Ou alors il faudrait faire preuve de beau­
coup d'imagination, et supposer, avec Michèle
Fructus, de la Comex (une société dont on va re­
parler plus bas), que «l'objet a été avalé par un pois­
son » qui serait mort plus loin... Mais il se trouve
que les fouilles sur le site, aujourd'hui interrom­
pues, ont aussi livré une radio et un boulon qui
pourraient correspondre à l'appareil de Saint-Exu­
connu en France (en 1982, dix ans après
sa publication en Allemagne !), l'Asso­
ciation des Amis de Saint-Exupéry cher­
cha les moyens de lancer une campagne
de recherches... et les trouva dix ans plus
tard, grâce au sponsoring des cham­
pagnes Louis Roederer. Les fouilles Cl)
furent menées en 1992, avec les formidables
moyens techniques d'Ifremer, le découvreur de
l'épave du « Titanic i) . Et ne donnèrent rien.
Mais, pour les accros à la grande énigme, il y a
désormais cette providentielle gourmette tombée
du ciel ou plutôt remontée dans un filet à pois­
sons. Tenue secrète pendant quelques semaines, la
découverte du bijou a, on le sait, donné lieu à
quelques démêlés du genre Clochemerle-sur-Mer.
Déposé dans un coffre de la Comex, célèbre so­
ciété marseillaise d'intervention sous-marine,
l'objet a dû être restitué à la gendarmerie mari­
LA COLÈRE DE « JULIUS )}
{( Qu'on lui foute la paix!
»
LES MOTS CROISÉS PAR ROBERT SCIPION PAR JULES ROY
2
Aujourd'hui âgé de 91 ans, cet écrivain et ancien officier de ['armée de
['air a consacré en 1964 un essai à Saint-Exupéry_ Souvenirs
Le Nouvel Observateur. - Quel est votre plus
vifsouvenir de Saint-Exupéry?
Jules Roy. - C'était en juin 1943, dans le
Grand Sud algérien, à Laghouat exactement, où
étaient rassemblées les escadrilles françaises.
Nous avons alors habité dans deux chambres mi­
toyennes de l'hôtel Transatlantique et beaucoup
parlé. C'était un écrivain que j'adorais. Je me le
représentais comme le Conrad de l'aviation.
Pour ma part, je commençais tout juste à écrire.
Il m'a donné il le Petit Prince }), je lui ai fait lire
mes il Trois Prières pour des pilotes }) : « Ce que
vous avez écrit, m'a dit Saint-Ex, pèse plus lourd
qu'un kilo de papier. » Et puis il est reparti pour
Alger, où il a un peu mondanisé, où il ne rencon­
trait plus que des généraux. Pour tout vous dire,
Jules Royen /954
(. - time, laquelle, via le minist ère de la Défens e
(Saint-Ex est mort en service commandé) est
maintenant « à la recherche des propriétaires
légitimes ». Quant à l'inventeur, Jean-Claude
Bianco, il s'est plaint, lui le pêcheur de rougets,
d'être traité «comme un voleur de poules ». Et se dé­
fend : «J'ai confié la gourmette à la Comex, car je sa­
vais qu'elle pouvait m'aider à retrouver l'épave. Je
n'avais certes pas l'intention de me la mettre dans la
poche. Mon métier, c'est de pêcher des poissons, pas des
gourmettes... »
Et la Comex, qui avait lancé une ambitieuse
opération de fouilles - avec l'objectif aujourd'hui
avoué de localiser, puis de « renflouer discrètement »
l'épave du Lightning, avant de livrer le tout aux
Affaires maritimes -, a été officiellement priée
d'arrêter les frais: de telles recherches sous-ma­
ripes sont en effet réputées illégales aussi long­
temp s qu 'elles n 'o nt pas été agréées par la
Direction régionale des affaires maritimes et par le
ministère des Affaires culturelles.
Henri-Germain Delauze, patron de la Comex,
s'est évidemment soumis à cette injonction, et a
replié ses navires, qui avaient pourtant entrepris
l'exploration minutieuse d'une centaine de kilo­
26/ LE NOUVELOBSERVATEUR
mon groupe et moi, on lui en voulait de nous
avoir laissés tomber et de n'avoir offert un mé­
choui qu'aux anciens compagnons d'armes de
son escadrille. Vous savez, les jalousies entre les
pilotes de guerre sont à la fois dérisoires et ter­
ribles!
N. O. - Comment précisément jugiez-vous l'avia­
teur Saint-Exupéry?
J. Roy. - Il arrivait des Etats-Unis comme un
prophète. Il venait se sacrifier pour la France. Il
cherchait son char de feu pour gagner le ciel. Il
faut comprendre ce qui nous séparait: alors que
j'allais, dans la Royal Air Force, voler en bom­
bardier au-dessus de l'Allemagne à 17 000 pieds,
lui volait, à 30 000 pieds, dans un Lightning
P 38. C'était un chevalier solitaire et sans armes.
Nous étions des soldats, il était un héros.
N. O. - On vient de repêcher sa gourmette; bien­
tôt, sans doute, va-t-on retrouver la carcasse de son
avion. Qu'est-ce que cette découverte vous inspire?
J. Roy. - Je suis triste et en colère. Qu'on foute
donc la paix à Saint-Ex! Outre que j'ai le senti­
ment qu'en juillet 1944 il cherchait vraiment la
mort, je sais qu'il a désormais l'océan pour tom­
beau. Et il faudrait maintenant qu'on vienne l'en
déloger, qu'on le ramène à terre, qu'on le rende
à notre malheureuse humanité? Mais de quoi se
mêle-t-on ! Toutes ces recherches ne visent qu'à
mettre en valeur et à la une des journaux ceux
qui cherchent. C'est pitoyable... Les héros légen­
daires sont ceux que l'on ne retrouve jamais.
Pensez à Guynemer ou à Mermoz. On ne sait
pas où reposent leurs dépouilles, ils ont disparu
corps et biens. On leur doit le respect et la tran­
quillité. Ils vivent, comme Saint-Exupéry, à la
hauteur des mythes et des nuages où les simples
mortels n'ont pas accès.
Propos recueillis par Jérôme Garein
mètres carrés de fonds autour du point de repê­
chage de la gourmette. Il ne pourra décidément
pas réaliser son rêve - offrir en grand seigneur, à
l'humanité éberluée, le mythique avion de Saint­
Ex renfloué à ses frais. Ille pourra d'autant moins
que les nombreux héritiers et ayants droit du
héros s'opposent formellement à la remontée de
l'avion. On juge le mythe plus beau sous l'eau. On
préfère le flou aquatique.
Rien n'interdirait pourtant de la localiser une
bonne fois pour toutes, cette épave. Même si c'est
pour ne pas y toucher, la décréter monument na­
tional, tombeau aquatique sacré et tout ce qu'on
voudra. Cela permettrait à tout le moins de la faire
bénir par un curé ami de la famille. Là, pour les
fouilles permettant la simple identification des dé­
bris de l'appareil, Henri-Germain Delauze, ce
cow-boy des mers, conserve toutes ses chances, et
ne désesp ère pas de récidiver - muni cette fois
de toutes les autorisations requises. Toutefois,
avant de les solliciter, il va «laisser un peu retomber
la fièvre ».• Il pourrait par exemple attendre
l'an 2000 - lorsqu'on fêtera le centenaire du '
grand Antoine.
FABIEN GRUHIER
(1) « Le Nouvel Observateur »du 29 novembre 1992.
Il
Il
3
4
5
6
7
8
9 10 11 12
1 1 1 1 1
III
I~III
1
VI
r
REVERSO. A
L'AVANT­
GARDE DEPUIS 1931.
VI I
VIRTUOSE DE LA TRANS­
~~I II RIl ~ III FORMATION, LA REVERSO
DE J AEGER-LECOULTRE
RETOURNE AUJOURD'HUI
Problème n° 272 Horizontalement SON BOÎTIER SUR UNE
1. Il n'y a pas si longtemps qu'il était encore
le patron! - II. Pense-bête. Pense-bête. - III.
Perceuses de coffres. - IV. De quoi déguster
en 29. Offrir la tournée. - V. Mayennaise.
Affaire de mœurs. Self-service. - VI. Espèce
de singe en voie de disparition. A la lettre
évite la mise en boîte. Le cours du poisson
au plus bas. - VII. Elle est en carte. Empê­
chent d'être à poil. - VIII. Napoléon n'est
pas allé plus loin. De la suie en pagaille. En
restait tout chose à Rome. - IX. Dans ce
qu'il fait, il y a à boire et à manger. Il n'a pas
l'air frais mais elle n'aura jamais un air de
déterrée. - X. Devraient faire le plein à
l'audio.
UNE SUBTILE VOLTE­
NOUVELLE SURPRISE.
FACE ET, DERRIÈRE SON
LÉGENDAIRE VISAGE
ART DÉCO, APPARAÎT
UN CADRAN TOUT
DIFFÉRENT. RÉGLÉ SUR
LE FUSEAU H ORAIRE DE
VOTRE CHOIX. DEUX
MONTRES EN UNE.
DEUX CADRANS DOS À
DOS ET DEUX PAIRES
Verticalement
D'AIGUILLES TOURNANT
1. Ne sait plus à quel saint patron se vouer!
- 2. Conjonction. Comment peut-on le res­
ter ... surtout quand sa moitié met les voiles!
- 3. Distribuent des tartes ou quémandent
de la galette. Retourné à la case départ. - 4.
Va faire son service dans la flotte. Ponctue
les commentaires de César. - 5. Dans la di­
rection du César précédent. Il a tout le
temps de souffler. - 6. Période bleue. Aide­
mémoire de poche . - 7. Fait une chatterie
mais se fait lâcher par un marin. Hors de la
mêlée. - 8. Devenues femmes de ménage. ­
9. Elle a fait sa carrière à la PI. S'est fait à
moitié doubler par Fields. S'est fait canoni­
ser par les Américains. - 10. Prend en fila­
ture. Comment peut-on y rester ... tout en
mettant les voiles! - Il . Le singe en des­
cend. Mettent aussi les voiles. - 12. Sont de
l'assistance.
À CONTRESENS ...
POUR UN SEUL MOUVE­
MENT MÉCANIQUE
À REMONTAGE MANUEL:
LE CALIBRE J AEGER­
LECO ULTRE BREVETÉ
854. LE PLAISIR UNIQUE
DE VIVRE À L'HEURE
D ' ICI ET D·AILLEURS . ..
EN MÉME TEMPS.
SOLUTION DU N° 271
1
2
3
4
5
6
7
8
9 10 11
C 0 V Oi
T U R A G E
o R ANF L o R A L
N 1 M E S.
T U 1 L A
IV T E P 1 DAR 1 U M S
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L A L A.
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VI A T E L L A
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