La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français
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La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français
UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE Ecole doctorale Droit et Sciences humaines THESE pour l’obtention du grade de DOCTEUR EN DROIT DE L’UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE DROIT PUBLIC présentée et soutenue publiquement le 4 décembre 2008, par Cyril BRAMI La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français Essai d’analyse systémique Membres du jury Madame Gwénaële CALVÈS, Professeur à l’Université de Cergy Pontoise, directrice de thèse. Monsieur Pierre AVRIL, Professeur émérite à l’Université de Paris II. Monsieur Denys de BÉCHILLON, Professeur à l’Université de Pau et des pays de l’Adour. Monsieur Carlos Miguel PIMENTEL, Professeur à l’Université de Versailles St Quentin en Yvelines. Monsieur Joseph PINI, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille III. La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans cette thèse ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. REMERCIEMENTS Mes sincères remerciements se dirigent d’abord vers ma directrice de thèse, Madame le professeur Gwénaële Calvès, pour m’avoir proposé un sujet en accord avec mes aspirations, et pour ses conseils avisés qui m’ont permis de mener à bien ce projet. Cette thèse doit aussi beaucoup à ceux qui m’ont accompagné durant ces cinq années. Un lieu fut important et une présence, celle de ma compagne, Sandrine. Pour son indéfectible soutien et sa patience éprouvée, merci. SOMMAIRE (Un plan détaillé figure à la fin de l’ouvrage) PREMIÈRE PARTIE LE PRINCIPE HIÉRARCHIQUE, INSTRUMENT IMPARFAIT DE DÉLIMITATION DU SYSTÈME CONSTITUTIONNEL TITRE I – UN PRINCIPE INOPÉRANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES INFRA-CONSTITUTIONNELLES Chapitre I- L’exclusion très partielle des normes de rang législatif Chapitre II- L’exclusion à géométrie variable des normes « intermédiaires » TITRE II- UN PRINCIPE INOPÉRANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES INTERNATIONALES ET SUPRA-NATIONALES Chapitre I-L’impossible subordination des normes d’origine externe Chapitre II-L’impossible clôture sur lui-même du système constitutionnel SECONDE PARTIE LE RAPPORT HIÉRARCHIQUE, MODE D’ORGANISATION DU SYSTÈME CONSTITUTIONNEL ? TITRE I - LA HIÉRARCHIE CONSTITUTIONNEL ENTRE LES ÉLÉMENTS DU SYSTÈME Chapitre I- La hiérarchie entre les normes constitutionnelles, une réalité occultée Chapitre II- Une hiérarchie entre organes de création et organes d’application des normes constitutionnelles ? TITRE II- LES MODALITÉS NON HIÉRARCHIQUES D’ARTICULATION DES NORMES CONSTITUTIONNELLES Chapitre I- La conciliation Chapitre II- La dérogation Chapitre III– L’engendrement TABLE DES ABRÉVIATIONS AFDI aff. AIJC AJDA al. A.P. ou Ass. plén. APD art. cit. Ass. BVerfGE Bull. c/ CA CAA Cah. du dr. eur. C.C C.C.C. CE CEDH CIJ CJCE Ch. chron. civ. col. coll. com. comm. concl. cons. CPJI crim. D. DC dir. éd. EDCE GAJA Annuaire français de droit international Affaire Annuaire international de justice constitutionnelle Actualité juridique – droit administratif alinéa Assemblée plénière Archives de philosophie du droit article cité précédemment Assemblée Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts (Recueil des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale allemande) Bulletin des arrêts de la Cour de cassation Contre Cour d’appel Cour administrative d’appel Cahiers du droit européen Conseil constitutionnel Cahiers du Conseil constitutionnel Conseil d’État Cour européenne des droits de l’Homme Cour internationale de justice Cour de justice des communautés européennes chambre chronique chambres civiles de la Cour de cassation colonne collection chambre commerciale de la Cour de cassation commentaire conclusions considérant Cour permanente de justice internationale chambre criminelle de la Cour de cassation Recueil Dalloz Décision du Conseil constitutionnel rendue sur examen de la conformité à la Constitution (articles 54 et 61 de la Constitution) direction édition Études et documents du Conseil d’État Les grands arrêts de la jurisprudence administrative de M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois (15e éd., 2005) Gaz. pal. GDCC JCP ou JCP, G JDI JO JOCE JOUE L LGDJ LPA obs. op. cit. plén. préc. PUAM PUF RCADI RCDIP RDP Rec. Rec. CIJ Rec. CEDH Rec. CJCE Rec. Leb. Req. RFDA RFDC RGDIP RIDC RMC/RMCUE RTDC RTDE RTDH RUDH s. Sect. somm.comm. spéc. TA TC La Gazette du Palais Les grandes décisions du Conseil constitutionnel de L. Favoreu et L. Philip (13e éd., 2005) Jurisclasseur périodique – édition générale Journal du droit international (Clunet) Journal officiel de la République française Journal officiel des Communautés européennes Journal officiel de l’Union européenne Décision du Conseil constitutionnel rendue sur examen des textes de forme législative (article 37 alinéa 2 de la Constitution) Librairie générale de droit et de jurisprudence Les petites affiches observations ouvrage cité précédemment chambre ou assemblée plénière précité(e) Presse universitaire d’Aix-Marseille Presse universitaire de France Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye Revue critique de droit international privé Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger Recueil des décisions du Conseil constitutionnel Recueil des décisions de la Cour internationale de justice Recueil des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme Recueil des décisions de la Cour de justice des Communautés européennes Recueil Lebon, recueil des arrêts du Conseil d’État et des juridictions administratives requête Revue française de droit administratif Revue française de droit constitutionnel Revue générale de droit international public Revue international de droit comparé Revue du marché commun devenue Revue du marché commun et de l’Union européenne Revue trimestrielle de droit civil Revue trimestrielle de droit européen Revue trimestrielle des droits de l’Homme Revue universelle des droits de l’Homme suivant section du contentieux du Conseil d’État sommaire commenté spécialement Tribunal administratif Tribunal des conflits th. cit. vol. thèse citée précédemment volume INTRODUCTION GENERALE En raison probablement de l’influence du courant normativiste1, nous appréhendons le droit à partir de la notion d’ordre juridique. Kelsen l’affirmait catégoriquement : « il est impossible de saisir la nature du droit si nous nous limitons à une règle isolée. Les relations qui unissent les règles particulières d’un ordre juridique sont elles aussi essentielles à la nature du droit. Il faut donner un sens clair aux relations qui constituent l’ordre juridique, alors seulement nous comprenons pleinement la nature du droit »2. Nous tenons généralement pour acquis que c’est son inscription dans un ordre juridique qui confère à une norme sa validité, c’est-à-dire son caractère spécifiquement juridique. « Il n’existe pas, “dans la nature” de norme juridique isolée »3. Toute norme doit sa qualité de norme au fait d’avoir été produite conformément aux conditions posées par l’ordre juridique dans lequel elle s’insère : elle tire sa validité d’autres normes qui seront dites, pour cette raison, supérieures. Dans une perspective kelsénienne, le rapport hiérarchique, consubstantiel à l’ordre juridique, apparaît comme un mode de relation entre normes qui conditionne leur validité4. Ce rapport normatif se dédouble en un rapport (ascendant) de conformité – qui saisit la liaison de la norme basse à la norme haute – et un rapport (descendant) de production – qui saisit la liaison de la norme haute à la norme basse. Le rapport de conformité signale la dimension coercitive du rapport hiérarchique. Dans un article célèbre consacré au principe de légalité, Charles Eisenmann distingue au moins deux types de conformité : dans le premier, B est « une simple reproduction “trait pour trait”» de A, sa « copie » ; dans le second, B est la « réalisation concrète » de A, il est « fait 1 On vise ici l’ensemble des auteurs qui conçoivent les ordres juridiques comme « ensemble de normes », ce qui n’implique pas qu’ils développent les mêmes analyses quant à ces normes. Sur ce point, v. F. Ost et M. van de Kerchove, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, 1988, 254 p., spéc. p. 32 et s ; ainsi que C. Leben, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, 2001, n° 33, p. 18 et s., p. 21. 2 H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l'État, Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 1997, 517 p., p. 55. 3 M. Virally, « Le phénomène juridique », RDP, 1966, p. 5 et s., p. 32. 4 « Une norme est avec une autre norme dans un rapport de norme supérieure à norme inférieure si la validité de la norme inférieure est fondée sur la validité de la norme supérieure, par le fait que la norme inférieure a été créée de la manière prescrite par la norme supérieure, alors que la norme supérieure a le caractère de la constitution au regard de la norme inférieure ; puisque aussi bien, l’essence d’une constitution réside dans la réglementation des la création des normes ». H. Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996, 604 p., p. 345 1 d’après A, calqué sur lui [mais] il ne le reproduit pas exactement, puisque A est abstrait et B concret »5. À s’en tenir aux enseignements de l’auteur, le rapport de conformité est susceptible de connaître de substantielles variations et suppose toujours une mise en œuvre, une concrétisation, de la norme haute par la norme basse6. C’est d’abord en ce sens qu’au monde du droit, la conformité est affaire de hiérarchie. Dire d’une norme qu’elle est conforme à une autre exprime l’idée d’infériorité et d’obligation de conformité, sous peine, pour la norme non conforme, de perdre sa validité. Ce que met en jeu le « test de conformité », c’est la validité de la norme soumise à l’exigence de stricte adéquation. Le rapport de production désigne quant à lui un mouvement en sens descendant de la norme haute vers la norme basse. Pour les tenants d’une conception normativiste de l’ordre juridique, le rapport de production est une autre manière de désigner la « cascade de validité » kelsénienne » : « une norme qui règle la validité d’une autre norme sera supérieure dans l’ordre de production. Les conditions de validité sont la même chose que les règles de production »7. Le rapport de production, selon la thèse normativiste, est purement formel : la norme supérieure encadre le mode d’élaboration de la norme basse, elle détermine ses coordonnées procédurales et organiques, mais l’autorité habilitée à « produire » la norme jouit d’un pouvoir discrétionnaire quant à son contenu8. Dans sa double dimension, le rapport hiérarchique est au cœur de l’appréhension contemporaine de l’ordre juridique. Plus spécifiquement, c’est à l’aune du principe hiérarchique que se trouve définie la norme qui constitue l’objet de notre étude : la Constitution. La doctrine constitutionnaliste française privilégie en effet une approche formelle de la Constitution, en posant, à titre de postulat, la pertinence du modèle hiérarchique (§I). Il nous semble toutefois que cette approche traverse une crise profonde (§II), qui appelle à l’exploration de nouvelles pistes d’analyse (§III). 5 C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », EDCE, 1957-11, p. 25 et s., pp.30-31. C’est dans cette exacte mesure que le rapport de conformité fait pendant au rapport d’engendrement, les deux rapports décrivant le même mouvement selon un angle de vue opposé (descendant / ascendant). 7 O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, Paris, PUF, 2003, 1649 p., p. 779 et s. 8 Pour une analyse critique, v. M. Troper, « Système juridique et État », APD, 1986, p. 29 et s., spéc. p. 42 ; ainsi que P. Amselek, « Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de l’ordre juridique », RDP, 1978, p. 5 et s., complété par « Une fausse idée claire : la hiérarchie des normes juridiques », RRJ, 2007, p. 557 et s. 6 2 §I. La hiérarchie entre les normes, postulat central d’une définition formelle de la Constitution La majorité des auteurs, suivant en cela un mouvement amorcé par la doctrine publiciste du début du XXe siècle, opte pour une définition formelle de la Constitution. La référence à la hiérarchie des normes offre un critère de délimitation de la Constitution (A), conçue comme un ensemble de normes entre lesquelles il est exclu que s’instaure un rapport hiérarchique (B). A. Le principe hiérarchique, critère de délimitation de la Constitution Il est d’usage de présenter la Constitution à partir de l’opposition entre deux définitions traditionnelles élaborées par la doctrine. Entendue en son sens formel, la Constitution peut recevoir n’importe quel contenu9 ; enivsagée d’un point de vue matériel, elle apparaît comme « un ensemble de normes, considérées indépendamment de leur place dans la hiérarchie, ayant pour objet l’organisation des pouvoirs publics, leur fonctionnement, leurs rapports mutuels et, dans certains systèmes juridiques, la détermination et la garantie des droits fondamentaux »10. Dans cette perspective, la Constitution doit « au moins : déterminer 9 Le Doyen Vedel explique ainsi « qu’en droit, il n’existe pas de définition matérielle de la Constitution. Est constitutionnelle, quel qu’en soit l’objet, toute disposition émanant du pouvoir constituant. Sans qu’il soit besoin d’évoquer l’exemple fameux et aujourd’hui périmé de la Constitution suisse relative à l’abattage des animaux de boucherie, on se rappellera que la loi constitutionnelle du 10 août 1926 complétant, selon son texte même, la loi constitutionnelle du 25 février 1875, avait pour objet de conférer à la caisse de gestion des bons de la défense nationale et d’amortissement de la dette publique une autonomie de “caractère constitutionnel” et de lui affecter certaines recettes fiscales », Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1949, 616 p. reprod. Dalloz, 2005, p. 113. 10 M. Troper, « Constitution », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, 758 p., p. 103. Une telle définition matérielle doit être distinguée de la conception institutionnelle de la Constitution. Sur cette question, v. O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 257 et s., ainsi que « Constitution et constitutionnalisme », in P. Raynaud, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 2003, 892 p., p. 133 et s.. La « conception institutionnelle » appréhende la Constitution comme « un régime politique, ou un système de gouvernement ». Ainsi dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la Constitution de l’État désigne « le règlement fondamental qui détermine la manière dont l’autorité publique doit être exercée. En elle se voit la forme sous laquelle la nation agit en corps politique » (vol. 11, 1772, cité par O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », art. cit., p. 258). Cette approche sera continuée par A. Esmein notamment, qui définissait le droit constitutionnel à partir de ses trois objets : « 1/ la forme de l’État ; 2/ la forme et les organes du gouvernement ; 3/ les limites des droits de l’État », et affirmait en conséquence que la Constitution « a pour objet de déterminer la forme de l’État et du gouvernement » (cité par O. Beaud, ibid.. Au XXe siècle, R. Capitant 3 des organes d’État, définir les principes présidant à la désignation des membres de ces organes et assigner à ces organes des fonctions (le tout de manière plus ou moins précise) »11. Or l’acception matérielle de la Constitution, si elle connaît quelques fervents défenseurs parmi les représentants les plus éminents de la doctrine publiciste12, se trouve aujourd’hui déconsidérée par la majorité des auteurs, qui voient en elle une approche politique d’un objet juridique13. Aux termes de la définition formelle qui semble s’être imposée, la Constitution est « un ensemble de normes placées au sommet de la hiérarchie de l’ordre juridique »14. Ici, « le nom de Constitution demeure [réservé] à la partie des règles d’organisation des pouvoirs, qui a été énoncée dans la forme constituante et par l’organe constituant, et qui par suite, ne peut être modifiée que par une opération de puissance constituante et au moyen d’une procédure spéciale de révision »15. L’identification de la Constitution formelle repose donc sur une différenciation hiérarchique entre la loi ordinaire et la loi constitutionnelle qui se traduit, en termes organiques, par la « subordination du Parlement au Constituant »16. Sa définition repose sur le concept de primauté hiérarchique au sein d’un ordre juridique, primauté garantie par des procédures spécialement contraignantes de modification. intégrera, dans le cadre de sa théorie de la coutume constitutionnelle, les principes de droit constitutionnel non écrits, nés de la pratique et de l’histoire constitutionnelle, au rang desquels figurait le parlementarisme en qualité de modèle de fonctionnement des organes politiques. Cette doctrine trouve à certains égards son prolongement dans l’œuvre de P. Avril. L’auteur, qui refuse de réduire la Constitution à l’ensemble des normes écrites, a pu opposer la « Constitution écrite » à la « Constitution réelle, c’est-à-dire les règles qui régissent effectivement le gouvernement du pays » (Les conventions de la Constitution. Normes non écrites du droit politique, Paris, PUF, coll. Léviathan, 1997, 202 p. p. 11) et affirmer que « la « Constitution » ne se réduit pas au droit écrit […], mais qu’elle comporte également des règles qui ne sont pas écrites et dont l’origine est proprement politique » (ibid., p. 2). De P. Avril, v. aussi, notamment, « La Constitution : Lazare ou Janus ? », RDP, 1990, p. 949 et s. De R. Capitant, v. « La coutume constitutionnelle », RDP, 1979, p. 962 et s., ainsi que « Le droit constitutionnel non écrit », Recueil d’études en l’honneur de François Gény, Paris, Sirey, 1934, t. III, p. 2 et s. 11 O. Jouanjan, « La forme républicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », in La République en droit français, sous la dir. de B. Mathieu et M. Verpeaux, Paris, Economica, 1996, 360 p., p. 267 et s., p. 283 note 1. 12 Sans prétendre à l’exhaustivité, citons S. Rials, O. Beaud ou encore O. Jouanjan. Du premier, voir, entre autres, « Les incertitudes de la notion de Constitution sous la Ve République », RDP, 1984, p. 587 et s. ; du second, v. not. La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, 512 p. ; du troisième, v. par exemple, « La forme républicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », art. cit. 13 La formule de Barthélémy et Duez est à cet égard révélatrice. Les auteurs expliquent que c’est « la rigidité […] [qui communique] à la Constitution la qualité juridique, et non seulement politique, de loi suprême du pays » (J. Barthélémy et P. Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933, 955 p., p. 190). 14 M. Troper, « Constitution », art. cit., p. 103. 15 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 2 vol., 1920, 1922, réimp. Paris, Dalloz, 2003, T II, p. 571-572. En conséquence notait l’auteur, « il y a des règles qui, bien que ne touchant aucunement à l’organisation de l’État et n’ayant, par conséquent, aucun caractère constitutionnel intrinsèque, font cependant partie de la constitution formelle : il suffit pour cela, quel que soit leur objet, qu’elles aient été établies par l’organe constituant et consacrées dans l’acte constitutionnel » (ibid). 16 C. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, Paris, LGDJ, 1928, 383 p., réimp. Economica-PUAM, 1986, p. 9-10. 4 Si la définition formelle de la Constitution emporte aujourd’hui l’adhésion d’une nette majorité de la doctrine, c’est parce que l’approche matérielle est réputée porteuse d’un triple vice : elle serait subjective, circulaire et juridiquement insaisissable17. Subjective parce que la liste des objets constitutionnels « par nature » demeure ouverte et indéterminée. Circulaire parce qu’elle prend appui sur des notions qui ne peuvent être appréhendées qu’à partir de la Constitution elle-même18. Juridiquement insaisissable enfin, parce qu’elle renvoie à des éléments tels que « les pouvoirs publics », « les institutions », « les libertés du citoyen » qui ne font pas l’objet d’une définition juridique précise. Or, comme le rappelle O. Pfersmann, « une nouvelle définition ne peut opérer qu’avec des notions déjà explicitement introduites »19. Il importe surtout d’insister sur la première critique formulée à l’encontre de la définition matérielle : elle ne permet pas de discriminer efficacement entre les normes constitutionnelles et les autres. On a pu souligner qu’à comprendre la Constitution comme « l’ensemble des dispositions coutumières ou écrites qui prévoient l’organisation de l’État [,] [on] saisit […] toute la législation de l’État »20. L’approche matérielle est trop extensive pour permettre d’identifier l’objet « norme constitutionnelle » par exclusion des autres normes de l’ordre juridique. Ce qui est en cause, c’est le caractère opératoire de la définition matérielle et, de ce point de vue, force est de reconnaître la supériorité de la définition formelle : dire qu’il « y a forme constitutionnelle dès lors qu’il existe une procédure spécifique et renforcée de la production normative »21 permet de délimiter sans ambiguïté le « domaine » constitutionnel. Le relatif consensus que rencontre aujourd’hui la définition formelle est sans doute lié à l’avènement, avec la Constitution du 4 octobre 1958, d’une juridiction constitutionnelle et au développement exponentiel de sa jurisprudence à partir de l’alternance de 1981. En effet, indépendamment du fait que son existence même peut être considérée comme un corollaire de la Constitution entendue au sens formel, il apparaît que « le Conseil constitutionnel est attaché à la Constitution formelle comme base de sa jurisprudence. Aussi bien la forme de sa décision, par les visas (“vu la Constitution”), que le fond de son argumentation (le Conseil 17 O. Pfersmann, in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 68, n° 99. ibid. L’auteur prend l’exemple des pouvoirs publics qui sont des organes institués par la Constitution. 19 ibid. 20 R. Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », RDP, 1942, pp. 46-90, 149-179, 258-279, 301-375, p. 266. 21 O. Pfersmann in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, op. cit., p. 72. 18 5 constitutionnel ne tient ses pouvoirs que des dispositions expresses de la Constitution…) font appel au texte de la Constitution en tant que tel »22. Or la consécration jurisprudentielle de l’approche formelle de la Constitution allait en retour la modifier, à la marge. À partir du début des années 1980, on constate en effet que « la Constitution devient de plus en plus jurisprudentielle »23. Désormais, « sans la dimension jurisprudentielle, l’exposé du droit constitutionnel est […] non seulement incomplet mais sans valeur »24. Cette évolution est sanctionnée par l’apparition d’un nouveau terme en droit constitutionnel : le « bloc de constitutionnalité ». B. Le « bloc de la constitutionalité », ou la hiérarchie exclue de la Constitution La « juridictionnalisation » du droit constitutionnel a imposé d’aménager la définition formelle de l’objet « Constitution ». Prenant acte de la conception extensive que se fait le juge de la norme qu’il applique, la doctrine adopte, pour désigner la Constitution, la métaphore du « bloc de constitutionnalité »25, « expression forgée à partir de celle de “bloc de légalité” couramment employée en droit administratif, et [qui devait permettre] de regrouper en un seul ensemble les principes et règles à valeur constitutionnelle qui débordaient du cadre strict du texte constitutionnel du 4 octobre 1958 »26. Il s’agit, comme on sait, des articles numérotés de la Constitution de 1958, de la Déclaration de 1789, du Préambule de la Constitution de 1948, et, par extension, des principes auxquels celui-ci renvoie. 22 J. – M. Blanquer, Les méthodes du juge constitutionnel, thèse, Paris II, 1993, 454 p., p. 95. D. Rousseau, « Une résurrection : la notion de Constitution », RDP, 1990, p. 5 et s., p. 5. 24 L. Favoreu et M. Maus, RFDC, 1990, n° 1, p. 3, cités par O. Beaud, « Constitution et Droit constitutionnel », art. cit., p. 260. 25 L’expression a été proposée pour la première fois en 1970 par C. Emery, « Chronique constitutionnelle et parlementaire française, vie et droit parlementaire », R.D.P., 1970, p. 678. On admet cependant que la « théorisation » de la notion revient au Doyen Favoreu, qui l’a largement développée à partir de 1975. V. L. Favoreu, « Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d’après la jurisprudence du Conseil constitutionnel », in Mélanges Ch. Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, 467 p., p. 34 et s. ; « Les normes de référence », in Le Conseil constitutionnel et les partis politiques, Paris, Economica, 1988, 119 p., p. 69 et s. ; ou encore « Bloc de constitutionnalité », in Dictionnaire constitutionnel, sous la dir. de O. Duhamel et Y. Mény, 1088 p., p. 87 et s., p. 87. Sur l’adhésion de la doctrine à cette métaphore du « bloc », v. J. – M. Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel ? », Mélanges Jacques Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 227 et s., (où l’auteur relève que seuls les contours de « bloc » ont fait débat en doctrine, non la notion elle-même). Sur l’origine de la notion et son analyse critique, voir C. Denizeau, Existe-t-il un bloc de constitutionnalité ?, Paris, LGDJ, 1997, 152 p., spéc. pp. 7-28. 26 L. Favoreu, « Bloc de constitutionnalité », art. cit., p. 87. 23 6 Les différentes composantes du « bloc » sont-elles articulées entre elles selon un principe hiérarchique ? Au terme d’un débat alimenté par certaines décisions du Conseil constitutionnel, la réponse apportée par la majorité des auteurs est globalement négative : la Constitution doit être appréhendée comme un bloc « d’un seul tenant », insusceptible de hiérarchisation interne. Ce débat s’est déroulé en deux temps. Premier temps : à la suite de la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations, dans laquelle le juge affirme que « le préambule de la Constitution de 1946 réaffirme solennellement les droits et les libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et tend seulement à compléter ceux-ci par la formulation des principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps »27, certains commentateurs ont pu considérer que « les droits sociaux ont un rang inférieur et subordonné dans le bloc des règles à valeur constitutionnelle »28. Cette thèse de la hiérarchie comme mode de résolution des conflits entre les textes qui composent le « bloc de constitutionnalité » n’ayant jamais été confirmée en jurisprudence, la majorité des auteurs admettent que le juge articule les principes contradictoires du « bloc » en les conciliant. À cet égard, les propos tenus par G. Vedel au colloque des 25 et 26 mai 1989 nous paraissent synthétiser les vues de la doctrine majoritaire sur la question29. L’auteur explique que : 27 C.C. n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec p. 18, cons. n° 15. J. – F. Flauss, « Les droits sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Droit social, 1982, p.652. Dans le même sens, voir not. F. Goguel pour lequel « il résulte des termes mêmes de la Déclaration de 1789 que celle-ci ne prétend pas correspondre à un état donné du développement de l'histoire de l'humanité et de l'évolution des sociétés. Les droits qu'elle proclame appartiennent à l'homme en tant qu'il est homme. Ils sont absolus et imprescriptibles. Au contraire les principes énoncés par le Préambule de 1946 sont expressément déclarés “particulièrement nécessaires à notre temps”. Ils ont donc pu ne pas être nécessaires dans le passé, ils pourront ne plus l'être dans l'avenir... Les principes particulièrement nécessaires à notre temps, à la différence des Droits proclamés en 1789, sont donc affectés d'un certain coefficient de contingence et de relativité » (F. Goguel, « Objet et portée de la protection des droits fondamentaux », RIDC, 1981, p. 444). Notons, par ailleurs, que le sens de la hiérarchie a toujours fait débat. Ainsi certains auteurs ont mis l’accent sur le fait que les principes de la Déclaration de 1789 doivent être interprétés à la lumière des principes qui lui sont postérieurs et optèrent pour la supériorité des principes du Préambule de 1946 sur ceux de 1789. En ce sens, v. L. Philip, « La valeur juridique de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel », in Études offertes à Pierre Kayser, PUAM, 1979, T.II, p. 335 et s., p. 333-336 ; ou encore, F. Luchaire, « Le Conseil constitutionnel et la protection des droits et des libertés du citoyen », in Mélanges M. Waline, Paris, L.G.D.J., 1974, T. II., p. 546 et s., spéc. p. 572-573. 29 L. Favoreu n’a pas manqué de souligner que « la caution ainsi apportée par l’ancien rapporteur des décisions des 16 janvier 1982 (Nationalisations) et des 25-26 juin 1986 (Privatisations) dont l’autorité scientifique est par ailleurs unanimement admise, vient clore le débat sur les “antinomies de la Constitution” », in Droit constitutionnel, op. cit., p. 123. 28 7 - - « Toutes les dispositions [constitutionnelles] ont valeur constitutionnelle positive - - Leur validité et leur valeur juridique sont les mêmes pour toutes […] - - Les conflits éventuels entre les dispositions de la Déclaration, entre ces dispositions et celles du Préambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, comme ceux entre la Déclaration et celles du reste de la Constitution, ne peuvent être tranchés par l’appel à une prétendue hiérarchie entre les normes formant le bloc de constitutionnalité au sens strict du mot ». C’est « sur le terrain de l’interprétation, c’est-à-dire l’activité propre du juge, que celui-ci traite les conflits qui apparaissent. Tantôt l’interprétation dissipera l’illusion du conflit et supprimera donc le problème ; tantôt elle constatera la réalité du conflit et elle en recherchera une solution qui ne peut être que de compromis »30. Deuxième temps : la question se pose à nouveau à la suite de la décision Maastricht II, dans laquelle le juge affirme que « sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est souverain »31. À partir de cette décision, trois propositions pouvaient être formulées : l’interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement peut illustrer « la théorie de la supraconstitutionnalité ; elle peut être considérée comme un principe constitutionnel d’un rang supérieur au reste de la Constitution, ce qui suppose une hiérarchie au sein des normes constitutionnelles ; elle peut avoir une valeur simplement constitutionnelle au même titre que les autres dispositions »32. La doctrine a majoritairement opiné en faveur de la troisième proposition33. La question est principalement réduite à celle de l’existence d’une supraconstitutionnalité, rejetée par la majorité des auteurs qui regarde le pouvoir constituant comme un pouvoir souverain, insusceptible d’être juridiquement limité. Sans doute la démonstration la plus aboutie se trouve-t-elle, ici encore, dans l’œuvre du Doyen Vedel. 30 G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789 dans le “bloc de constitutionnalité” », in La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la jurisprudence, colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel, Paris, PUF, 259 p., p. 35 et s., p. 56-57. 31 C.C. n° 92-312 DC du 2 septembre 1992, JO du 3 septembre 1992, p. 12095, cons. n° 19. 32 V. L’Hôte, « La “forme républicaine du gouvernement” à l’épreuve de la révision constitutionnelle de mars 2003 », RDP, 2003, p. 111 et s., p. 120. 33 Des voix discordantes s’élèveront cependant. Voir, notamment, O. Beaud, « La souveraineté de l’État, le pouvoir constituant et le Traité de Maastricht », RFDA, 1993, p. 1046 et s. ; ainsi que O. Jouanjan, « La forme républicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », art. cit. 8 L’auteur explique que « le Conseil constitutionnel […] ne reconnaît pas […] dans l’ensemble des dispositions de valeur constitutionnelle, une hiérarchie permettant de faire apparaître une sorte de para-supraconstitutionnalité »34. Cette supraconstitutionnalité « par détermination de la Constitution », comprenant un « ensemble de normes que le pouvoir constituant originaire a soustrait tacitement ou expressément à toute révision »35, serait « logiquement inconstructible »36 car un texte ne peut conférer à certaines de ses dispositions de valeur supérieure à la sienne propre. Elle demeure surtout introuvable dans la Constitution : « la révision de telle disposition que l’on peut juger essentielle n’exige pas une procédure différente de celle qui présiderait à la retouche de telle autre disposition de caractère anodin »37. En d’autres termes, même s’il doit procéder en deux temps, le pouvoir constituant pourra toujours réviser la norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution. Où l’on reconnaît la thèse dite de la double révision successive construite par la doctrine de la IIIe République, qui a continué d’avoir les faveurs de la doctrine sous la Ve République38. En somme, la doctrine majoritaire se représente bien le « bloc de constitutionnalité » comme un bloc, c’est-à-dire « une masse homogène constituée d’un seul morceau ou de plusieurs éléments regroupés en une masse complète »39. §II. La définition formelle de la Constitution, une définition en crise Le recours au principe hiérarchique pour délimiter les contours de la norme constitutionnelle est battu en brèche sur chacun des deux terrains investis par la définition formelle de la Constitution : il s’avère d’une part que le critère hiérarchique est insatisfaisant pour discriminer entre les normes constitutionnelles et celles qui ne le sont pas (A) ; la théorie 34 G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, n°67, 1993, p. 82. ibid. 36 ibid. 37 ibid., p. 84. 38 En ce sens, v. le bilan établi par B. Genevois in « Les limites d’ordre juridique à l’intervention du pouvoir constituant », RFDA, 1998, n°5, p. 929 et s. L’auteur cite F. Goguel, Les institutions politiques françaises, Paris, Les cours du droit, 1968, 738 p., p.,671 ; G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Seuil, éd. 1996, 374 p., p. 318 ; B. Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, A. Colin, 14e éd. 1997, p. 45. Ajoutons R. Badinter, « Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », Mélanges J. Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 217 et s., p.220 ; J. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 18e éd., 2002, 769 p., p. 173 ; F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 27e éd., 2001, 805 p., p. 41 ; B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, p. 307 39 Dictionnaire « Le Petit Robert », 1990, p. 192. 35 9 de l’égale valeur des normes constitutionnelles, d’autre part, se révèle inapte à saisir la réalité des rapports qui se nouent entre ces normes (B). A. Le critère hiérarchique ne permet pas de délimiter le domaine constitutionnel Si le critère hiérarchique ne permet pas de discriminer systématiquement entre les éléments qui appartiennent et ceux qui n’appartiennent pas à la Constitution, c’est parce que l’articulation hiérarchique, censée régler les rapports entre les normes constitutionnelles et les normes extérieures à la Constitution, n’est pas systématiquement vérifiée. Elle peut ainsi laisser la place à la coordination. C’est notamment le cas pour ce qui concerne les rapports de la norme constitutionnelle et de la norme internationale. Comme le signale le professeur Alberton, « la thèse […] de la hiérarchie […] s’avère inadaptée parce que ne permettant plus d’exposer ni d’expliquer la réalité normative aujourd’hui »40. Il apparaît en effet que le juge ne contrôle pas, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, la conformité de l’engagement international de l’État à la Constitution, mais sanctionne un simple rapport de compatibilité entre les deux normes. Une telle différence s’explique essentiellement par le fait que « le traité international ne concrétise pas la norme constitutionnelle »41. Partant, on a pu considérer que « la norme internationale n'est ni audessus ni en dessous de la norme constitutionnelle, elle est à côté »42. Les insuffisances du critère tiré du principe hiérarchique ne s’arrêtent pas aux portes de notre ordre juridique. Dans ses rapports avec les normes législatives, la primauté hiérarchique de la Constitution rencontre aussi des limites. En ce sens, on relève que les rapports de la Constitution à la norme législative adoptée par le Peuple sur le fondement de l’article 11 de la Constitution ne s’analysent pas comme des rapports de subordination de la loi à la norme constitutionnelle. Bénéficiant d’une immunité contentieuse43, la loi référendaire, qualifiée d’« expression directe de la souveraineté nationale » par le juge constitutionnel, est mise en situation de déroger à la Constitution. Cette immunité, perçue 40 G. Alberton, « De l’indispensable intégration du bloc de conventionnalité au bloc de constitutionnalité », RFDA, 2005, p. 249 et s., p. 256. 41 R. Mouzet, « Le rapport de constitutionnalité. Les enseignements de la Ve République », RDP, 2007, p. 959 et s. 42 ibid. 43 C.C. n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, JO du 25 septembre 1992, p. 13337. 10 comme une « contradiction logique »44, remet en cause l’aptitude de la Constitution à subordonner les normes réputées de rang inférieur. En ce sens, J. – F. Prévost a pu évoquer un phénomène de « déconstitutionnalisation »45, et J. – F. Flauss considérer qu’il y avait là une « négation même de l’idée de Constitution »46. C’est en réalité la Constitution formelle, c’està-dire envisagée à travers le prisme hiérarchique, qui est atteinte : la « déconstitutionnalisation » marque simplement les failles du critère hiérarchique pour délimiter la Constitution. Lorsque l’on se place du point de vue organique, les conclusions restent inchangées : les exceptions au principe hiérarchique sont trop importantes pour faire de lui un critère fiable d’identification de la Constitution. Alors que « “l’idéal” hiérarchique voudrait que la Constitution soit exclusivement interprétée au regard de la volonté du Constituant, volonté à laquelle tous les pouvoirs subordonnés […] devraient se conformer, c’est bien souvent le contraire qu’on observe dans la réalité »47. Ainsi, lorsque l’on se tourne vers le pouvoir exécutif, force est d’admettre que ce sont les pratiques du Chef de l’État qui ont imprimé certaines caractéristiques du régime présidentiel à la Constitution de 1958. Alors que cette dernière « recelait virtuellement autant un régime parlementaire qu’un régime présidentiel », on a pu démontrer que la pratique du Général de Gaulle entre 1958 et 1962, puis la révision de 1962, ont fixé la nature du régime politique48. Ici encore, la réalité du droit de la Constitution ne traduit pas une subordination des organes constitués à l’organe constituant. Au contraire, il apparaît que la pratique des premiers détermine la nature du régime fondé par le second. 44 J. – L. Quermonne, « Le référendum : essai de typologie prospective », RDP, 1985, p. 589. Voir aussi O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 429 et s. L’auteur souligne la « grave contradiction interne [qui affecte la jurisprudence constitutionnelle] : […] écartelée entre la logique libérale de l’équilibre des pouvoirs établi par la Constitution et la logique démocratique de la loi référendaire conçue comme l’expression directe de la souveraineté nationale » (p. 429). 45 J. – F. Prévost, « Le droit référendaire dans l’ordonnancement de la Cinquième République », RDP, 1977, p. 13. 46 J. – F. Flauss, Justice constitutionnelle et démocratie référendaire, Ed. du Conseil de l’Europe, coll. Science et technique de la démocratie, n°14, 1996, p. 16. 47 F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1987, 602 p., p. 227-228. 48 P. Avril, Les conventions de la Constitution…, op. cit., p. 77. L’auteur explique que plusieurs configurations étaient potentiellement susceptibles de se réaliser : « la République inspirée du modèle de Bayeux, pour le général de Gaulle, dont le Président était la clef de voûte, la République parlementaire d'inspiration britannique de Michel Debré, dont le Premier ministre était l'animateur, la République traditionnelle réformée des ministres d'État, pour lesquels l'essentiel était que le Gouvernement demeurât responsable devant les députés » (ibid. p. 50). 11 Plus largement, le pouvoir d’interprétation des organes d’application ne va pas sans faire question. Sur cette base, certains auteurs n’hésitent pas à condamner la hiérarchie : parce que les organes chargés d’appliquer la Constitution vont « l’interpréter, donc la recréer sans être liés dans l’exercice de cette activité par aucune norme juridique mais seulement par le système de relations mutuelles dans lequel ils sont insérés », la supériorité de l’organe constituant n’est que pure fiction juridique49. Ainsi, selon M. Troper, « dès lors que l’interprétation est soustraite à tout contrôle et qu’elle a un caractère authentique [i. e. « la seule à laquelle l’ordre juridique attache des conséquences »], la norme qu’elle conduit à poser est la seule efficace et valable. C’est donc seulement par une fiction que l’on peut parler d’une supériorité de la Constitution sur les actes par lesquels elle est appliquée : les organes qui les font sont soumis à des normes, mais ce sont celles qu’ils déterminent eux-mêmes. Le problème posé […] peut être résolu de la manière la plus simple : il n’y a pas de hiérarchie »50. Sans doute cette analyse, radicale, ne fait-elle pas l’unanimité au sein de la doctrine. Reste qu’elle permet de souligner les tensions que subit l’articulation hiérarchique qui, à défaut d’être purement et simplement supprimée, peut toujours être déjouée51. C’est dire que la définition formelle de la Constitution doit être récusée. Il est impossible de déterminer avec certitude les frontières de la Constitution à partir d’un critère hiérarchique. À cette faiblesse inhérente à l’approche formelle de la Constitution, s’ajoute le rétrécissement qu’elle induit en acceptant de traiter la Constitution à partir de l’image d’un « bloc » homogène. L’aspect statique de la Constitution conçue comme une unité rigide, dont tous les éléments seraient « soudés » par l’action du juge constitutionnel, ne correspond pas à la réalité. 49 M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle », in Pour une théorie juridique de l’Etat, Paris, PUF,1994, 358 p., p. 293 et s., p. 314. Dans le même sens, « Kelsen, la théorie de l’interprétation et la structure de l’ordre juridique », in Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 81 et s., spéc. pp. 90 et s., p. 92 : « la validité ne provient pas de la norme supérieure, mais du processus de production des normes inférieures ». 50 ibid., p. 305. 51 F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, 596 p., p. 100. 12 B. Le principe d’unité formelle de la Constitution ne résiste pas à l’analyse J. – M. Blanquer affirme que « le bloc de constitutionnalité n’existe pas ». Avec lui, on doit considérer que la métaphore, qui renvoie « au minimum […] [à] l’idée d’homogénéité », est « particulièrement inadaptée »52 pour décrire la Constitution. En effet, « confronté à une pluralité de textes de référence (Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, préambule de la Constitution de 1946, articles de la Constitution…), le juge constitutionnel est conduit à rechercher la cohérence de cet ensemble. Pour cela il doit procéder à un travail d’induction »53. C’est dire que l’hétérogénéité des normes constitutionnelles n’est jamais niée par le juge qui entreprend d’organiser la différence plutôt que de la dissoudre au profit d’une improbable homogénéité. Nombre d’auteurs, sans accepter pour autant les termes d’une définition matérielle de la Constitution, ont mis en lumière, à partir d’un examen minutieux de la jurisprudence constitutionnelle, l’existence de principes constitutionnels qui surdéterminent l’ensemble. Ainsi de J. – M. Blanquer, qui évoque l’existence de « principes induits » par le juge constitutionnel. Prenant appui sur la décision 104 DC du 23 mai 1979, dans laquelle le Conseil constitutionnel affirme que « le législateur n’a méconnu ni le principe de séparation des pouvoirs ni les dispositions constitutionnelles qui le mettent en œuvre »54, l’auteur analyse cette « référence à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 » comme la reconnaissance juridictionnelle des « fondement[s] même de notre ordre constitutionnel [que sont] la séparation des pouvoirs ou la séparation des droits »55. La mise au jour d’éléments que le juge place au fondement des principes constitutionnels contredit frontalement la vision statique qu’offre l’image du « bloc » : les normes constitutionnelles ne peuvent pas être regardées comme des éléments indifférenciés composant une masse homogène. Dans cette perspective, B. Mathieu et M. Verpeaux décèlent l’émergence de « principes matriciels »56 dans la Constitution. Aux yeux des deux spécialistes 52 J. – M. Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel ? », Mélanges Jacques Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 227 et s., p. 228. 53 ibid., p. 230. 54 C.C. n° 79-104 DC du 23 mai 1979, Rec. p. 27. 55 J. – M. Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel ? », art. cit., p. 231. 56 M. Mathieu utilise l’expression pour qualifier le principe de dignité de la personne humaine ; v. M. Mathieu, « La dignité de la personne humaine : quel droit, quel titulaire ? », D. 1996. chron. p. 282 et s. ; v. aussi, du même auteur, « Pour une reconnaissance de “principes matriciels” en matière de protection constitutionnelle des 13 du contentieux constitutionnel, « certains principes deviennent des principes majeurs, des “principes matriciels” en ce qu’ils engendrent d’autres droits de portée et de valeur différente ». Loin de souder en un « bloc » homogène les principes constitutionnels, « le juge constitutionnel [opère] une reconstruction du système des droits fondamentaux. Parmi les principes constitutionnels, il en détermine certains qui forment le soubassement du système des droits fondamentaux. Dans un deuxième temps, il rattache à ces principes matriciels d’autres principes qui en sont le corollaire ou en développent la portée »57. Une telle analyse souligne l’interdépendance susceptible de structurer les rapports entre les normes constitutionnelles : alors que la norme dérivée, corollaire du principe matriciel, trouve sa « source » ou son « origine » dans cette dernière, la norme matricielle est précisée et prolongée par la norme dérivée. Selon les auteurs, « deux principes parmi les plus importants de l’ordre constitutionnel, celui de dignité et celui de liberté illustrent de manière particulièrement topique cette construction »58. L’analyse de la jurisprudence permet de dégager d’autres principes constitutionnels qui « paraissent bénéficier d’un statut particulier les mettant en position de “surplomb” par apport aux autres droits »59. Ainsi, D. Rousseau souligne que le « pluralisme […] constitue, […] selon le Conseil, “le fondement de la démocratie” et “une des garanties essentielles du respect des autres droits et de la souveraineté nationale” »60. Selon l’auteur, « ces formules opèrent comme des marqueurs révélant une position légèrement décalée du principe du pluralisme : il n’est pas un principe à côté des autres, il est celui qui garantit le respect des autres droits constitutionnels ». Constatant que le juge constitutionnel fait un sort particulier au principe de la dignité de la personne humaine, l’auteur avance l’hypothèse que ce principe, et celui du pluralisme, « ne sont pas, à proprement parler, des droits fondamentaux[,] mais des principes de valeur qui ne prennent corps que par leur effectuation dans l’énoncé de droits fondamentaux auxquels ils donnent une unité de sens »61. Chacune de ces analyses souligne l’inadéquation de la métaphore du bloc pour se représenter la Constitution. Parallèlement, elles imposent un changement de perspective : le juge ne construit pas un bloc compact en soudant ces éléments les uns aux autres, il organise la Constitution en assurant l’interaction de ses normes. droits de l’homme », D. 1995. chron. p. 211 et s. ; ou encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, 791 p., spéc. p. 421 et s. 57 B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 422. 58 ibid. 59 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2006, 536 p., p. 133-134. 60 ibid. 61 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 134. 14 Par ailleurs, on a pu souligner l’idéalisme d’une conception rigide de l’unité de la Constitution, conçue comme une unité de valeur hiérarchique. Ainsi, O. Pfersmann oppose une lecture normativiste de la Constitution aux tenants de la souveraineté du pouvoir constituant. L’auteur note que « les Constitutions contemporaines présentent de plus en plus souvent des différenciations internes […]. Rien n’empêche […] d’interdire la révision de certaines normes constitutionnelles ». Sur cette base, il distingue entre la limitation matérielle du pouvoir de révision formulée par l’article 89, alinéa 5 – « interdiction absolue de réviser »62, laquelle institue « bel et bien des interdictions directes et matérielles de réviser »63 – et les « interdictions conditionnelles » (interdiction de réviser dans certaines circonstances par exemple). La distinction, qui se borne à tirer les conséquences de la pleine validité de la norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution, impose de réfuter la théorie dite de la double révision successive, fondée sur « une conception politique du pouvoir constituant qu’il serait impossible de limiter »64. Une telle critique est d’autant plus remarquable qu’elle est développée par un auteur qui appréhende la norme constitutionnelle à partir d’un critère procédural et formel. Selon l’auteur, c’est parce que « le principe est qu’une différenciation de procédures ne peut être qu’une différenciation de formes ou catégories et une différenciation de formes n’est à son tour autre chose qu’une différenciation hiérarchique »65, qu’il peut « parfaitement exister, dans un système donné, une pluralité de couches de droit constitutionnel formel hiérarchiquement ordonnées, mais il s’agit alors de plusieurs formes de droit constitutionnel formel »66. Une telle « complication rend problématique l’existence même d’une catégorie unique pour ces formes différentes »67. Surtout, elle est observable dans la Constitution. D’une part, un rapport de production entre les normes de la Constitution est identifiable : la norme constitutionnelle, adoptée par pouvoir de révision, est « produite » sur le fondement des prescriptions de l’article 89, lesquelles fondent sa validité juridique. D’autre part, en tant qu’elle interdit sa propre révision, la norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution institue une complication procédurale. Sur cette base, on doit admettre l’existence d’une hiérarchie entre les normes 62 O. Pfersmann in L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 108. ibid. 64 En ce sens l’auteur explique que « cet argument paraît erroné car il débouche sur une régression à l’infini. S’il était licite de réviser d’abord l’article 89. 5, le constituant pourrait directement interdire de le modifier. S’il était alors licite de réviser cette interdiction, on pourrait interdire de réviser cette interdiction de réviser etc. Ce qui anime souvent ce type d’argumentation est une conception politique du pouvoir constituant qu’il serait inconcevable de limiter » (ibid. p. 108). 65 Otto Pfersmann, Droit constitutionnel, op. cit., p. 72. 66 ibid., p. 85. 67 ibid. 63 15 constitutionnelles. Cette analyse présente l’avantage de faire l’économie d’une conception idéaliste du pouvoir de révision. Du point de vue de la technique juridique, ce dernier doit être regardé comme titulaire d’une compétence juridique, fondée sur la Constitution et limitée par la Constitution. On le voit, la définition formelle d’une Constitution conçue comme un ensemble de normes qui formeraient une unité compacte et rigide entretient un rapport très lâche avec la réalité juridique. Elle ne permet pas d’identifier clairement la Constitution, faute d’un critère de délimitation de l’ensemble constitutionnel qui permette de le discriminer avec certitude. Elle occulte la réalité des interactions normatives au sein de la Constitution, ainsi que l’action du juge qui organise ces interactions. Elle méconnaît la structure verticale de la Constitution, et la hiérarchie entre les normes constitutionnelles qui en résulte. Autant d’éléments qui appellent une autre représentation de la Constitution. §III. Pour une analyse systémique de la Constitution Nous voudrions avancer que l’approche systémique du droit (A) est riche de promesses pour une analyse renouvelée de la Constitution (B). A. La représentation systémique du droit L’analyse systémique du droit est une autre manière d’appréhender les phénomènes juridiques. Son point de départ gît dans « l’idée de complexité, laquelle toutefois n’est pas conçue comme une propriété des objets ou des phénomènes, mais comme une façon particulière de les aborder »68. 68 J. – B. Grize, « Systémique, discours et schématisation », Entre systémique et complexité, chemin faisant… : mélanges en l’honneur du Pr. J. – L. Le Moigne, Paris, PUF, 1999, 328 p., p. 91 et s., p. 91. 16 En première approche, la notion de système désigne « une unité globale organisée d’interrelations entre éléments, actions, individus »69. Une définition aussi générale s’applique bien entendu à l’ordre juridique tel qu’il a pu être théorisé par Kelsen70 : cet ordre est un système hiérarchisé (les normes et les organes sont tous et nécessairement placés dans une situation de supériorité ou de subordination les uns par rapport aux autres), linéaire (les relations entre les différents niveaux de l’ordre pyramidal s’effectuent en sens unique), et arborescent (l’intégralité des normes du système dérive – fût ce médiatement – d’une même source). Mais, comme l’expliquent F. Ost et M. van de Kerchove, « la simplicité de ce modèle ne lui permet pas de rendre compte à lui seul de la complexité toujours croissante de la réalité juridique »71. Si le modèle hiérarchique reste pertinent dans la mesure où « la hiérarchie subsiste dans les vastes domaines centraux du droit [ ;] il se trouve néanmoins ébranlé à la fois dans les zones d’incertitude et au niveau des fondements ultimes du système »72. Pour décrire le système juridique, le recours au modèle de l’ordre s’avère insuffisant. D’autres constructions ont été proposées pour analyser les mouvements à l’œuvre dans le système, mouvements dont ne peut rendre compte le modèle hiérarchique. On citera notamment le concept de « récursivité »73 ou de « récursion »74, celui de « hiérarchies discontinues », de « pyramides inachevées », de « hiérarchies alternatives », de « hiérarchies inversées »75, de « rhizome »76, d’ « archipel »77, de « réseau »78, de « structuration réticulaire »79, ou encore de « hiérarchie enchevêtrée » et de « hiérarchie en boucle »80. En somme, la subordination laisserait de plus en plus fréquemment la place à la coordination ou à l’harmonisation, la linéarité s’accompagnerait de mouvements de récursion entre les normes et les organes, tandis que les foyers de production du droit, en voie de multiplication, ne pourraient plus être ramenés à une source unique et suprême. En d’autres 69 E. Morin, La méthode, t. I, La nature de la nature, Paris, Seuil, 1980, 471 p., p. 102. Sur ce point, v. F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 44 et s. 71 F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 49. 72 F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit…, op. cit., p. 204. 73 ibid., p. 210 ; ainsi que, Le système juridique…, op. cit., p. 105 et s. 74 D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 33 et s. 75 M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, 305 p., p. 91 et s. 76 M. Delmas-Marty, Introduction au thème « Les nouveaux lieux et les nouvelles formes de résolution des conflits », in Les transformations de la régulation juridique, sous la dir. de J. Clam et G. Martin, Paris, LGDJ, 1998, 454 p., p. 212. 77 G. Timsit, Archipel de la norme, Paris, PUF, 1997, 252 p. 78 F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit. 79 M. – F. Rigaux, La théorie des limites matérielles à l’exercice de la fonction constituante, Bruxelles, Larcier, 1985, 335 p., p. 181. 80 P. Amselek, « Une fausse idée claire : la hiérarchie des normes juridiques », art. cit. p. 562 et 577. 70 17 termes, on assiste au passage d’une représentation « simple » à une représentation « complexe » du système juridique81. Cette mutation implique de mobiliser une nouvelle grille d’analyse : l’analyse systémique. La « théorie générale des systèmes »82 prétend que les modèles qu’elle élabore sont applicables dans tous les champs de la connaissance. Avec M. van de Kerchove et F. Ost, nous nous bornerons à voir en elle une simple « idée directrice »83. Nous retiendrons surtout, en termes de méthode, l’idée selon laquelle il convient de renoncer à « une vision analytique et classificatoire », « pour adopter une conception résolument interactionniste, insistant […] sur les échanges qui s’établissent entre [l]es éléments [du système] »84. Suivant Denys de Béchillon, nous tenterons d’être attentifs aux trois caractéristiques du système juridique appréhendé comme organisation complexe85 : la multifactorialité (« un système se complexifie à mesure de la croissance du nombre des facteurs l’agissant»86) ; les phénomènes de récursion, ou « d’interaction de niveaux »87 81 Sur ce point, v. not. J. – L. Le Moigne, « Les systèmes juridiques sont ils passibles d’une représentation systémique ? », RRJ, 1985, n° 1, p. 155 et s., p. 155. L’auteur se demandait si « la science du droit, assurée de sa riche histoire autant que de sa nécessité, pourrait ignorer sans crainte un renouvellement épistémologique majeur qui semble concerner toutes les disciplines, sciences de la Nature et sciences de la Vie, sciences de l’Homme et sciences de la Société ? ». Pour une réponse prudente, mais globalement positive, v. F. Ost et M. van de Kerchove, Le système juridique…, op. cit., p. 9. Les auteurs notent qu’« aujourd’hui, les discussions juridiques semblent gagnées par le “nouveau paradigme” de la “théorie générale des systèmes” ou analyse systémique qui s’est développée à l’intersection de la biologie, de la cybernétique et de la théorie mathématique de la communication, à la suite notamment des travaux de L. von Bertalanffy ». 82 Titre de l’ouvrage référence de L. von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Paris, Bordas, 1973, Dunod, 1987, 296 p. Sur l’analyse « systémique » en général, voir notamment, J. – L. Le Moigne, La théorie du système général, théorie de la modélisation, Paris, PUF, 1994, 338 p., du même auteur, v. l’entrée « Systémique (science des systèmes) », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, pp. 600-601, Les épistémologies constructivistes, Paris, PUF, 1999, 127 p., et, en collaboration avec E. Morin, L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999, 332 p. ; G. Durand, La systémique, Paris, PUF, 2006, 128 p. ; B. Wallister, Systèmes et modèles, Paris, éd. du Seuil, 1977, 255 p. ; J. Piaget (dir.), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, 1968, 1346 p. ; Y. Barel, Le paradoxe et le système, PUG, Grenoble, 2008, 272 p. Sur son application au domaine du droit, on se reportera, notamment, à J. – L. Le Moigne, « Les systèmes juridiques sont-ils passibles d’une représentation systémique ? », RRJ, 1985-1, pp. 155-171 ; J. – L. Vullierme, « Descriptions systémiques du droit », APD, 1988, t. 33, pp. 154-167 ; D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », Les défis de la complexité, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 33 et s. ; Sur la complexité, v., notamment, les six tomes consacrés par É. Morin à La Méthode : T. I. La nature de la nature, Paris, Seuil, 1977, 398 p. ; T. II. La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, 471 p. ; T. III. La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986, 245 p. ; T. IV. Les idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, Paris, Seuil, 1991, 262 p. ; T. V. L’humanité de l’humanité, Paris, Seuil, 2001, 287 p. ; T. VI. Éthique, Paris, Seuil, 2004, 240 p. ; ainsi que, par ex., « Épistémologie de la complexité », RRJ, 1984, n° 1, p. 47 et s. 83 F. Ost et M. van de Kerchove, Le système juridique…, op. cit., p. 10. 84 ibid. 85 D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit. p. 34 et s. v. aussi F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992, 268 p., spéc. p. 115 et s. 86 ibid. 18 (« l’ordre causal des phénomènes n’est pas unilinéaire. Les effets rétroagissent sur les causes ; le produit de l’action fait retour sur l’acteur et modèle directement son geste »88) ; les phénomènes d’émergence (« le tout [d’un système] est “plus” que la somme de ses parties, c’est-à-dire comporte des propriétés qui ne se laissent pas interpréter comme une agrégation des propriétés élémentaires. Néanmoins, […] le tout est également “moins” que la somme des parties […]. C’est cette restriction qui engendre les propriétés nouvelles du tout, que l’on nomme précisément “émergentes” parce qu’elles n’apparaissent qu’avec lui, comme le produit d’une configuration particulière de ces mêmes parties »89). Être attentif à ces caractéristiques, c’est privilégier l’analyse du « tout » et des interactions entre ses éléments plutôt que l’analyse de ces éléments en tant que tels. C’est, surtout, admettre d’emblée que « l’organisation est le produit instable de principes antagonistes et complémentaires d’ordre et de désordre. Elle est cette aptitude de l’ensemble à s’organiser et […] à se réorganiser sans cesse. Une telle propriété signale un plus du système par rapport à ses composantes : il n’y a plus ici collection (juxtaposition) ou assemblage (montage mécanique), mais véritablement production d’une entité nouvelle »90. Notre hypothèse de travail est que l’interaction des éléments de la Constitution – normes et organes constitutionnels – produit son organisation, et l’institue en tant que système juridique. B. La Constitution comme (sous-) système juridique Pour tenter de démontrer que la Constitution s’organise en système ou sous-système juridique, l’étude de la mise en œuvre juridictionnelle de la Constitution apparaît comme un passage obligé. Elle seule permet de saisir la dynamique des relations que les normes du système constitutionnel entretiennent entre elles, mais aussi avec leur environnement. En analysant les décisions du Conseil constitutionnel, on ne peut que prendre acte du fait que le recours au principe hiérarchique est omniprésent. La hiérarchie se donne à voir, 87 F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 121. D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit., p. 35. 89 J. – L. Vullierme, « Descriptions systémiques du droit », art. cit., p. 160. 90 É. Morin, La méthode, T. I. La nature de la nature, op. cit., p. 196. 88 19 quotidiennement, comme un instrument de résolution des conflits normatifs. Elle apparaît comme une relation spécifique entre les normes, qui se traduit par une exigence de conformité de la norme basse aux prescriptions de la norme haute, cette dernière pouvant constituer le fondement, immédiat ou non, de la norme basse. Le rapport hiérarchique sera donc analysé, classiquement, dans sa dimension de rapport de conformité91. Nous l’examinerons également dans sa seconde dimension, celle du rapport de production. À cette expression, nous préférerons toutefois celle de « rapport d’engendrement ». La métaphore de l’engendrement, que nous empruntons aux Professeurs Gérard Timsit92 et Denys de Béchillon93, voudrait signifier la dimension générative de la hiérarchie entre les normes, idée déjà contenue dans la « cascade de validité » kelsénienne mais dans une perspective purement formelle en vertu de laquelle la norme supérieure impose le respect de procédures sans lier l’autorité habilitée à « produire » la norme quant au contenu celle-ci94. Pour notre part, nous envisagerons le rapport d’engendrement comme un rapport mixte, au sens où la norme haute limite en même temps qu’elle habilite. Autrement dit, la norme haute n’encadre pas seulement le mode d’élaboration de l’acte juridique, elle vise aussi la norme entendue comme signification objective de cet acte. La hiérarchie a à voir l’existence de la norme, au sens où la validité est « le mode d’existence spécifique des normes »95, mais aussi avec son contenu. Pour fonder notre approche de la Constitution comme sous-système juridique, il nous faudra établir qu’elle forme un « ensemble » de normes autonome, c’est-à-dire, au minimum, distinct de son environnement normatif. Sur ce point, l’analyse des solutions jurisprudentielles fait apparaître que la Constitution entretient une pluralité de rapports avec son environnement : récursion, intégration et coordination sont autant de mécanismes qui s’ajoutent à la subordination des normes environnant la Constitution. Dès lors que le principe hiérarchique ne permet pas de discriminer systématiquement entre les normes constitutionnelles et les autres normes juridiques, c’est à partir d’une analyse en termes de clôture et d’ouverture que nous pourrons appréhender le niveau d’autonomie du système constitutionnel. L’étude des limites du principe hiérarchique comme instrument de 91 v. supra p. 2. G. Timsit, « Sur l’engendrement du droit », RDP, 1988, p. 39 et s. (l’auteur emploie l’expression dans un sens beaucoup plus large que nous). 93 D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, th. cit., not. p. 95 et s. 94 Pour une analyse critique, v. supra les références citées note 8, p. 2. 95 H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 13. 92 20 délimitation de la Constitution nous permettra de tester l’hypothèse d’une systématicité constitutionnelle (PREMIÈRE PARTIE). Il nous faudra ensuite analyser les interactions entre les normes qui composent la Constitution. C’est à nouveau la jurisprudence constitutionnelle que nous mobiliserons à cette fin. Nous rechercherons si ces interactions sont susceptibles de produire de l’organisation et, ce faisant, de donner naissance à cette « entité radicalement nouvelle » que serait le système constitutionnel. La question du rapport hiérarchique entre les normes constitutionnelles se posera ainsi sous un jour nouveau, celle de la structuration verticale du système constitutionnel. Nous verrons cependant que d’autres rapports d’articulation sont identifiables dans la Constitution et qu’à chaque type d’interaction normative correspond un certain mode d’articulation. C’est donc à partir d’une analyse de la structuration de « l’ensemble » constitutionnel et de l’articulation de ces éléments constitutifs que nous pourrons tester l’hypothèse d’une Constitution « organisée » en système (SECONDE PARTIE). 21 Première partie LE PRINCIPE HIERARCHIQUE, INSTRUMENT IMPARFAIT DE DELIMITATION DU SYSTEME CONSTITUTIONNEL Au sens formel, la Constitution regroupe les normes qui se trouvent placées au sommet de la hiérarchie de l’ordre juridique, et qui ne peuvent être modifiées qu’au terme d’une procédure spécialement complexe, donc particulièrement contraignante. L’accent mis sur cette double caractéristique – primauté et rigidité constitutionnelle – revient à définir la Constitution à partir du critère hiérarchique. La définition formelle postule la structure hiérarchique de l’ordre juridique, et c’est à partir du principe hiérarchique qu’elle distingue la Constitution parmi les règles de droit. Pour confirmer la validité de cette démarche, on doit pouvoir vérifier que la Constitution prime effectivement, c’est-à-dire que les autres normes, quel que soit par ailleurs leur contenu ou leur origine (interne, internationale ou supra-nationale), lui sont subordonnées et, ipso facto, extérieures : dans la mesure où le principe hiérarchique est inhérent à la définition de la Constitution, son respect par une norme donnée vaut en effet exclusion de celle-ci du domaine constitutionnel. Or l’analyse du droit positif infirme assez nettement la conception formelle de la Constitution, dans la mesure où elle fait apparaître le principe hiérarchique comme un instrument très imparfait de délimitation de la Constitution. Ce principe s’avère inopérant tant pour ce qui concerne l’exclusion des normes infra-constitutionnelles (Titre I), que celle des normes internationales et supra-nationales (Titre II). 22 TITRE I. UN PRINCIPE INOPERANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES INFRACONSTITUTIONNELLES Lorsqu’il contrôle la conformité à la Constitution des lois dites « ordinaires » et des normes que nous qualifierons ici d’« intermédiaires » (lois organiques et règlements des Assemblées parlementaires), le Conseil constitutionnel s’attache, selon la définition formelle de la Constitution, à assurer le respect du principe hiérarchique : les normes qui contrarient la Constitution sont privées de validité (le principe hiérarchique est un principe organisateur de l’ordre juridique) et, du même coup, se trouvent définies comme des normes infraconstitutionnelles (le principe hiérarchique est un principe de classification des normes qui composent l’ordre juridique). À l’examen, il apparaît toutefois que, si le principe hiérarchique n’est jamais radicalement remis en cause, il n’en est pas moins fréquemment déjoué en droit positif. L’analyse des rapports entre les niveaux législatif et constitutionnel (Chapitre I) et celle des rapports entre les normes « intermédiaires» et la Constitution (Chapitre II) révèle en effet le caractère peu opératoire du principe hiérarchique envisagé comme instrument de délimitation de l’ensemble constitutionnel. 23 Chapitre I. L’exclusion très partielle des normes de rang législatif Envisagée comme rapport d’articulation entre les normes, la hiérarchie se dédouble en un rapport ascendant de conformité – la norme basse est soumise à une obligation de stricte adéquation aux prescriptions de la norme haute – et un rapport descendant d’engendrement – la norme haute fonde l’existence et encadre le contenu de la norme basse. Sur cette base, nous devrions pouvoir distinguer entre les normes de niveau constitutionnel et celle de niveau infra-constitutionnel. Or le rapport hiérarchique est tenu en échec, pour certaines normes législatives, dans l’une et l’autre de ses deux dimensions, de sorte que leur exclusion demeure très partielle. D’une part en effet, l’analyse des lacunes du système de garantie juridictionnelle de la Constitution révèle des situations où la norme législative peut déroger à la norme constitutionnelle. Ainsi, faute de sanctions adéquates, le rapport hiérarchique – pris dans sa dimension coercitive – apparaît neutralisé (Section I). D’autre part, si au plan formel toutes les normes législatives trouvent, directement ou non, le fondement de leur validité dans la Constitution, et si dans cette mesure, le rapport hiérarchique – pris dans sa dimension générative – paraît respecté, les choses sont moins simples lorsqu’on examine le contenu de certaines normes constitutionnelles. L’analyse de la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République permet de mettre au jour un renversement du rapport d’engendrement au sens où, ici, c’est la norme législative qui détermine le contenu du principe de valeur constitutionnelle. Dans cette mesure, le rapport hiérarchique est subverti (Section II). 24 Section I. Lois référendaires et dispositions législatives de nature réglementaire : la hiérarchie neutralisée Dans une perspective globalement kelsénienne96, nous considérons ici que l’expression « hiérarchie entre les normes » désigne un type particulier de relation entre normes juridiques envisagées du point de vue de leur validité. Comme rapport d’articulation entre les normes, la hiérarchie constitue un rapport d’autorité, entendons par là que la norme supérieure s’impose à la norme inférieure, qui doit la respecter. À défaut, elle ne constituera pas une norme valide de l’ordre juridique. Dans ce cadre, le contrôle de la conformité de la norme législative à la Constitution s’analyse comme la garantie de ce rapport d’autorité : en cas de non conformité de la loi, celle-ci ne peut-être promulguée et n’intègre pas l’ordre juridique. En conséquence, lorsque ce contrôle fait défaut, on doit considérer que la suprématie de la norme constitutionnelle n’est plus assurée dès lors que la subordination de la norme de rang législatif n’est pas sanctionnée. Ainsi envisagé, le refus opposé par le juge constitutionnel de sanctionner la nonconformité des normes adoptées sur le fondement de l’article 34 au domaine de validité établi par cette disposition neutralise la subordination de la norme législative à la Constitution : la loi peut méconnaître la Constitution tout en formant une norme valide du système juridique (§I). En outre, l’immunité dont jouissent les normes législatives adoptées sur le fondement de l’article 11 de la Constitution conduit aux mêmes conclusions quant à l’effectivité du rapport hiérarchique. Ici encore, une norme de rang législatif peut méconnaître la norme constitutionnelle, tout en conservant son statut de norme valide (§II). 96 Les éléments constitutifs du rapport hiérarchique ont été particulièrement mis en lumière par H. Kelsen : à « l’assujettissement ascendant » formalisé par l’exigence de conformité, l’auteur ajoutait le principe d’une « transmission validante ». Sur ce point, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes…, th. cit., p. 92-96. 25 §I. Suprématie constitutionnelle et dispositions législatives de nature réglementaire Un constat s’impose de manière univoque : le législateur ne respecte pas la répartition constitutionnelle des compétences normatives. La frontière tracée par les articles 34 et 37 de la Constitution fait l’objet de violations répétées par le pouvoir législatif. Cette réalité, aujourd’hui dénoncée par bon nombre d’acteurs institutionnels97 dont certains entendent corriger la « déviation » instaurée par la pratique, doit être examinée sur le terrain de la hiérarchie des normes. En effet, le droit positif donne à voir une contradiction entre la hiérarchie telle qu’elle ressort de l’analyse du texte constitutionnel de l’article 34, qui assigne à la norme législative un domaine de validité restreint (A) et les sanctions destinées à garantir la soumission de la loi à l’impératif constitutionnel, impropres à en garantir l’effectivité (B). A. Le respect du domaine de la loi, condition de validité de la norme législative À s’en tenir au texte de l’article 34 de la Constitution, on peut soutenir que cette disposition formule une norme de production de normes : en tant qu’elle énumère les matières dans lesquelles l’intervention du législateur est constitutionnellement permise, elle détermine le domaine de validité de la norme législative98. Cette assertion suppose que l’article 34 formule une norme dotée d’une charge authentiquement contraignante à l’adresse du législateur. En d’autres termes, pour que le rapport de production soit établi, il faut que 97 Il en va ainsi de l’ancien président du Conseil constitutionnel, P. Mazeaud qui, lors de l’échange des vœux à l’Elysée le 3 janvier 2005, n’a pas hésité à faire part de l’« une de [ses] convictions les plus profondes » : la nécessaire « lutte contre les intrusions de la loi dans le domaine réglementaire ». Il n’est pas sans intérêt de noter que J – L. Debré, alors président de l’Assemblée nationale, s’est exprimé sur le sujet avant que ne soit déposée sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi constitutionnelle, le 5 octobre 2004, visant à introduire « une pratique nouvelle et plus respectueuse, de la part du gouvernement, de la séparation des domaines de la loi et du règlement », cité par. J. Bougrab, « La réforme du travail parlementaire », in B. Mathieu et M. Verpeaux, La réforme du travail législatif, Paris, Dalloz, 2006, p. 36. 98 La notion de domaine de validité vise les objets susceptibles d’être valablement réglementés par la norme en question. Dans le cas de la loi, l’article 34 de la Constitution énumère un certain nombre de matières dans lesquelles la loi peut intervenir pour fixer des règles applicables [il en est ainsi pour les droits civiques et les garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias…] ou fixer les principes fondamentaux [par exemple en matière d’organisation générale de la défense nationale ; de libre administration des collectivités territoriales…]. Dès lors qu’elle sort du cadre des matières énumérées par l’article 34, la loi sort du cadre de son domaine de compétence et méconnaît la Constitution. Sur la notion de domaine de validité, v. H. Kelsen, Théorie générale des normes, op. cit., p. 196. 26 l’article 34 énonce un impératif constitutionnel. Trois séries de raison permettent d’établir que tel est bien le cas. En premier lieu, une analyse téléologique de l’article 34 permet d’affirmer que son dispositif forme l’une des mesures phares du titre V de la Constitution traitant « des rapports entre le Gouvernement et le Parlement », « partie où s’exprime le parlementarisme rationalisé »99 et la capacité normative profondément renouvelée des organes producteurs de normes générales. Quant aux objectifs visés, on a pu dire qu’il s’agissait « de faciliter la tâche du gouvernement en élargissant un domaine dans lequel il pouvait intervenir de façon autonome par voie de décrets »100. Si la démarche n’est pas neuve101, le contexte est particulier, et les rédacteurs du texte constitutionnel ont considéré que la limitation du domaine de la loi – au point de faire du Parlement un « législateur d’exception » – était l’instrument nécessaire d’une rationalisation véritable du parlementarisme français. Car l’impuissance de l’État, que les auteurs et les acteurs institutionnels étaient prompts à dénoncer, trouvait sa source, c’est du moins ce que l’on pensait depuis les origines du mouvement réformiste102, dans l’omni-compétence parlementaire et l’excessive soumission de 99 J. Foyer, « L’application des articles 34 et 37 par l’Assemblée nationale », Vingt ans d’application de la Constitution de 1958 : le domaine de la loi et du règlement, PUAM, 1978, 287 p., p. 83. 100 F. Luchaire, « article 34 », in G. Conac et F. Luchaire, La Constitution de la République française, Paris, Economica, 1987, 1402 p., p. 772. L’auteur précise que « cet objectif n’a pas été atteint » 101 Voir not. la jurisprudence du Conseil d’État – les célèbres décisions Heyriès, Labonne ou encore Jamart (C. E., 28 juin 1918, Heyriès, Rec. Leb. p. 651 ; C.E., 8 août 1919, Labonne, Rec. Leb. p. 737 ; C.E., 7 février 1936, Jamart, Rec. Leb. p. 172) – qui dessinent les contours du domaine réglementaire. Dans ces décisions, ce que valide la Haute Assemblée, c’est la possibilité pour l’exécutif de prendre des mesures nécessaires au maintien de l’ordre public ou à l’organisation des services publics en dehors de toute application d’une loi antérieure l’habilitant à intervenir. Plus tard, l’adoption de la Loi Marie du 17 août 1948 tendant au redressement économique et financier constitue un autre épisode marquant de l’admission d’un pouvoir réglementaire autonome. Alors que l’article 7 de ce texte énumère une liste de « matières ayant par leur nature un caractère réglementaire », son article 6 prévoit la possibilité, pour les décrets intervenants dans ces matières, de modifier des dispositions législatives antérieures (sur quoi, v. R. Pinto, « La loi du 17 août 1948 tendant au redressement économique et financier », R.D.P., 1948, p. 517 et s.). Contrairement aux décrets-lois de la IIIe République, ici la compétence est octroyée en fonction de la matière à réglementer et non du but à atteindre, elle est reconnue sans limite de temps et les mesures prises ne sont pas soumises à ratification. Citons enfin, l’avis du Conseil d’État en date du 6 février 1953 déclarant conforme à la Constitution la loi Marie et admettant le principe d’une répartition des compétences par matière entre le Parlement et le gouvernement (v. Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F. Rolin, Les grands avis du Conseil d’État, 2e éd., Paris, Dalloz, p. 63). Dans tous les cas, il s’agit là d’un pouvoir normatif autonome et cette constance rend compte d’une évidence que les hommes de 58 ne pouvaient méconnaître : gouverner c’est produire du droit. 102 Il semble cependant qu’il faille nuancer l’origine réformiste du « système » de répartition des compétences normatives posé par la Constitution. Ainsi S. Pinon, dans une thèse consacrée aux origines réformistes de la Ve République, souligne que les auteurs des années trente ne proposent pas explicitement la séparation constitutionnelle des domaines normatifs, encore moins la limitation constitutionnelle des compétences du Parlement au profit d’un gouvernement détenteur de la compétence normative de droit commun. Sur ce point, voir S. Pinon, Les réformistes des années trente. Aux origines de la Ve République, Paris, LGDJ, 2003, 603 p., spéc. p. 316 et s. ; dans le même sens, G. Sicart, La doctrine publiciste française à l’épreuve des années trente, Thèse, Paris II, 2000, spéc. p. 581 et s. 27 l’exécutif. Limiter la puissance législative impliquait alors de doter le gouvernement de compétences significatives, et de mettre sur pied des procédures permettant de garantir l’exercice effectif de ces compétences103. Dans cette perspective, le renversement opéré par la Constitution de 1958, qui pose pour la première fois une définition matérielle de la norme législative, ne peut être regardé comme l’énoncé d’une simple déclaration d’intention. Cette définition constitue nécessairement un impératif consubstantiel à la rationalisation du parlementarisme tel que l’ont élaborée les auteurs du texte de la Constitution. En second lieu, le caractère impératif du dispositif de l’article 34 ressort d’une analyse littérale de son énoncé. G. Saccone souligne à juste titre que l’article est rédigé à l’indicatif, « lequel […] a toujours valeur impérative en herméneutique juridique »104. De plus, une analyse systémique, qui replace l’article 34 dans le système général de la répartition des compétences normatives établi par la Constitution, permet de développer un argument a contrario. Si la séparation des domaines organisée par les articles 34 et 37 n’était pas impérative, la Constitution n’aurait pas institué « un moyen de modifier, de manière temporaire, les limites entre le domaine de la loi et celui du règlement »105. Autrement dit, si existe le mécanisme des ordonnances, largement repris comme on sait de la pratique des décrets-lois, c’est parce qu’il a vocation à fonctionner comme une « soupape » de sécurité, un mécanisme assurant la souplesse nécessaire à la viabilité du dispositif106. Enfin, un troisième élément, tiré de l’objet de l’article 34, impose de considérer l’énumération des matières législatives comme un impératif constitutionnel. Le dispositif en question détermine incontestablement un champ de compétences. Or, par principe, les règles de compétences sont d’ordre public. En ce sens, Léo Hamon affirme, au soutien de son commentaire critique de la décision 60-8 DC, que la méconnaissance par le Parlement de sa 103 Le témoignage de R. Janot est révélateur. L’auteur explique que « dès le départ, il s’agissait de protéger un gouvernement désireux d’exercer pleinement ses attributions. […] C’était là l’essentiel du mécanisme ». R. Janot, « L’origine des articles 34 et 37 », in Le domaine de la loi et du règlement, Colloque Aix-en-Provence, sous la direction de L. Favoreu, Paris, Économica-PUAM, 1981, p. 68. 104 G. Saccone, « De l’utilité d’invoquer la violation des articles 34 et 37, al. 1 dans le cadre des saisines parlementaires », AIJC, 1985, p. 169 et s., p. 172. 105 M. Verpeaux, « Les ordonnances de l’article 38 ou les fluctuations contrôlées de la répartition des compétences entre la loi et le règlement », CCC, n°19, p. 94 et s. 106 C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de R. Janot, tenus au colloque d’Aix en Provence de 1977 : « il y a l’article 38 parce qu’évidemment si l’article 34 était bon et la société était stable […] il n’y aurait pas d’article 38. Ce n’était pas la peine. Mais comme, d’une part, il n’était pas très sûr que l’article 34 fût aussi parfait qu’il l’eût été souhaitable et que, d’autre part, il était évident que la société n’allait pas s’arrêter sous prétexte que le peuple français allait adopter la Constitution, l’article 38 était nécessaire. Et [c’est une] soupape ». R. Janot, « L’origine des articles 34 et 37 », art. cit., p. 69. 28 compétence d’attribution constitue « un grief d’inconstitutionnalité qui ne saurait se couvrir ; il est par nature d’ordre public et peut toujours être sanctionné »107. On ne saurait mieux dire que l’énoncé de l’article 34 de la Constitution forme un impératif constitutionnel relatif au domaine de validité de la norme législative. Dès lors qu’on admet que le dispositif de l’article 34 de la Constitution formule une norme contraignante, les choses s’avèrent théoriquement assez simples sur plan de la hiérarchie entre les normes. On doit considérer la norme de l’article 34 de la Constitution comme une norme de production de normes. Comme on sait, celles-ci imposent une procédure, habilitent des organes108, et peuvent comporter un certain nombre de limites circonstancielles ou matérielles. En ce sens, l’énumération des domaines de compétence de la loi peut se concevoir comme une interdiction : l’organe titulaire de la compétence législative ne peut valablement intervenir dans un domaine non expressément mentionné à l’article 34 de la Constitution en utilisant la procédure législative. Nous avons déjà eu l’occasion de préciser qu’en droit, le seul critère opératoire de la hiérarchie est celui tiré de la validité. Lorsque la validité de la norme A trouve son fondement dans une norme B, on peut considérer que B est supérieure à A. Sur cette base, sans qu’il puisse prétendre à l’exclusivité, l’un des plus sûr moyen d’identifier un rapport hiérarchique est de se reporter au rapport de production normatif109. Postulant une conception formelle de la normativité, nous admettons que la validité est affaire d’appartenance de la norme à l’ordre juridique. Comme, dans le même temps, la principale voie d’intégration à l’ordre juridique consiste en une production conforme aux prescriptions de cet ordre juridique, il s’ensuit que le rapport de production et la validité sont inextricablement liés et l’on peut soutenir que « les conditions de validité sont les mêmes choses que les règles de production d’une norme »110. Ainsi, du point de vue du rapport de production, « il y aura infériorité d’une norme par rapport 107 L. Hamon, note sous C.C. 60-8 DC du 11 août 1960, D. 1961, p. 470, nous soulignons. Sur cette question, voir aussi B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, Paris, STH, 1988, 406 p., p. 77. Sur le principe du caractère d’ordre public des règles de compétence, v. not. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien, p. 256 et s. 108 Depuis la révision du 23 juillet 2008 portant modernisation des institutions de la V e République, le Parlement ne tient plus son habilitation de l’article 34 mais de l’article 24 de la Constitution, lequel dispose désormais, dans son premier alinéa que « Le Parlement vote la loi ». v. Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, JO du 24 juillet 2008. 109 V. O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780 et, du même auteur, « Carré de Malberg... », art. cit., p. 487 et s. 110 O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780. 29 à une autre en ce sens précis que la norme supérieure détermine l’ensemble des conditions dont la réalisation aura pour conséquence l’apparition d’une nouvelle norme. Il y aura donc “hiérarchie” selon le rapport de production »111. Une telle présentation rend compte du rapport qu’entretiennent les normes de production et les normes produites sur leur fondement. Du point de vue formel, en énumérant les domaines dans lesquels l’organe législatif peut valablement intervenir, l’article 34 de la Constitution pose des conditions de validité de la loi. Autrement dit, la relation entre la norme constitutionnelle examinée et les normes législatives consiste en une articulation hiérarchique. En conséquence, en dehors des domaines limitativement énumérés, l’organe législatif ne peut intervenir, sauf à voir la norme produite en méconnaissance des prescriptions de l’article 34 déclarée contraire à la Constitution, et censurée pour ce motif par le juge constitutionnel. Tel n’est pourtant pas le cas, au point que la subordination de la loi à la norme de l’article 34 doit être tenue pour neutralisée. B. Des sanctions impropres à garantir le respect du principe hiérarchique Dans les mélanges en l’honneur de C. Eisenmann, L. Favoreu expliquait que « faire respecter le principe de constitutionnalité, c’est vérifier la conformité des textes qui y sont soumis à la Constitution »112. Par là, l’auteur soulignait que la suprématie constitutionnelle et, consécutivement, la soumission des normes infra-constitutionnelles, est garantie par l’exigence de conformité à la Constitution. Sans qu’il soit nécessaire d’instruire en détail l’examen de ce type de rapport d’adéquation entre les normes113, il importe de saisir les raisons pour lesquelles le rapport de conformité forme la principale garantie du principe hiérarchique, ce qui implique d’exposer les principaux ressorts de ce rapport d’adéquation. Le rapport de conformité vise à vérifier le respect par une norme basse des prescriptions d’une norme haute. Dire d’une norme qu’elle est conforme à une autre exprime 111 O. Pfersmann, « Carré de Malberg... », art. cit., p. 487. L. Favoreu, « Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d’après la jurisprudence du Conseil Constitutionnel », Recueil d’études en hommage à C. Eisenmann, Paris, éd. Cujas, 1977, 467 p., p.41-42. Nous soulignons. 113 Pour une analyse du rapport de conformité, v. infra. Titre II, Chapitre I, Section II, p. 132 et s. 112 30 l’idée d’infériorité et d’obligation de conformation, à peine de sanction. Prise en ce sens, la conformité est indétachable de la sanction du rapport qu’elle décrit, et cette sanction atteint toujours la validité de la norme. Autrement dit, ce que met en jeu le « test de conformité », c’est la validité de la norme soumise à l’exigence de stricte adéquation. Au regard de ce qui précède, les sanctions instituées par la Constitution et mises en œuvre par la jurisprudence posent problème : elles ne permettent pas de garantir la subordination effective de la loi aux prescriptions constitutionnelles relatives à son domaine de validité. En effet, on sait que le législateur qui intervient en dehors des matières limitativement énumérées est susceptible de rencontrer trois catégories d’obstacles. Dans le cadre de la procédure parlementaire, si un parlementaire dépose une proposition de loi ou d’amendement relevant d’une matière qui n’est pas visée par l’article 34 de la Constitution, la proposition peut être déclarée irrecevable, après l’intervention, le cas échéant, du juge constitutionnel (article 41 de la Constitution). Ce premier mécanisme s’avère totalement inopérant sur le terrain de la hiérarchie entre les normes : le texte susceptible d’être déclaré irrecevable n’étant pas encore adopté par le Parlement, il ne s’agit pas d’une loi. En conséquence, quelles que soient les vertus de ce dispositif, il n’entre pas dans le cadre de notre propos. Au demeurant, chacun peut constater qu’il n’oppose pas un obstacle insurmontable aux dispositions législatives de nature réglementaires…114 Postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi, dans l’hypothèse où elle contiendrait des dispositions de nature réglementaire, celles-ci peuvent être « délégalisées » par une intervention du Conseil constitutionnel (art. 37. 2 de la Constitution). À nouveau, il semble difficile d’admettre qu’une telle sanction garantit, à rigoureusement parler, un rapport hiérarchique. Il convient en effet de distinguer entre le déclassement comme sanction d’un 114 En ce sens, un membre du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République note que « l’irrecevabilité prévue à l’article 41 de la Constitution en cas de méconnaissance de la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire reste sans grande portée pratique. Il est vrai que la procédure correspondante est lourde, puisque, en cas de désaccord entre le Gouvernement et le président de l’assemblée intéressée sur une question de recevabilité pour empiètement sur le domaine réglementaire, c’est au Conseil constitutionnel de statuer sous huit jours, ce qui a pour effet de suspendre le cours de la discussion. Cette possibilité a été peu utilisée depuis 1958, seules onze décisions d’irrecevabilité ayant été prises dans ces conditions. On pouvait même craindre qu’elle ne fût tombée en désuétude, avant qu’elle ne soit de nouveau mise en œuvre, en 2005, pour faire obstacle au dépôt de quelque 15 000 amendements à un projet de loi sur les activités postales ». Rapport remis au Président de la République le 29 octobre 2007, p. 42. V. le site du Comité, www.comite-constitutionnel.fr/le_rapport/ 31 empiétement et l’annulation comme sanction d’une non conformité115. Nous soutenons que cette procédure de requalification juridique, qui n’atteint pas la norme inconstitutionnelle dans son essence, ne sanctionne pas un rapport hiérarchique au sens plein du terme116. Enfin, entre son adoption et sa promulgation, la loi est susceptible de faire l’objet d’un contrôle de sa conformité à la Constitution sur le fondement de l’article 61, alinéa 2. C’est finalement à ce niveau, et à ce niveau seulement, que la suprématie constitutionnelle est, en dernière analyse, assurée. Sa garantie relève donc du juge constitutionnel qui, contre toute attente, s’est refusé à exercer sa mission. Trois décisions, rendues à quelques semaines d’intervalles, réduisent à peu de choses la limitation matérielle de la loi117. Le 28 juin 1982, le Conseil admet la compétence du législateur pour instituer des taxes fiscales dans un intérêt économique ou social, alors même que l’ordonnance du 2 janvier 1959 donne compétence au gouvernement pour établir des taxes parafiscales poursuivant ces objectifs118. Le 27 juillet 1982, il affirme que certaines matières ne figurant pas à l’article 34 peuvent, « par leur objet même », relever de la compétence du Parlement119. C’était admettre que l’énumération 115 En ce sens, G. Vedel explique que « cette procédure n’aboutit ni à une annulation, ni à un refus d’application ; [mais qu’]elle ouvre simplement au gouvernement la possibilité d’abroger ou modifier pour l’avenir les mesures en question », in Droit administratif, Paris, PUF, 1973, 902 p., p. 46. 116 De ce point de vue, il va sans dire que la compétence que s’est reconnu le Conseil d’État, par un arrêt Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, de contrôler la décision du Premier ministre de ne pas engager la procédure de déclassement de l’article 37, alinéa 2 de la Constitution, ne change strictement rien au caractère inopérant sur le terrain hiérarchique de la sanction qu’institue ce dispositif. Voir, CE, Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse (1ère espèce) et Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Association France-Nature-Environnement (2e espèce), RFDA, 2000, p. 59 et s., concl. F. Lamy ; L. Favoreu, « L’interprétation de l’article 37 alinéa 2 de la Constitution par le Conseil d’État », RFDA, 2000, p. 664 et s. et la réplique de B. Genevois, « Conditions d’exercice du pouvoir réglementaire et compétence de la juridiction administrative », RFDA, 2000, p. 668 et s. ; suivie des « réactions personnelles des professeurs Denys de Béchillon et Guy Carcassonne » : D. de Béchillon, « courte réaction en forme de grimace », p. 676 et s. et G. Carcassone « Très courte réaction en forme de rictus », p. 678 et s. 117 Précisons que le schéma initial, celui d’un Parlement limité et d’un gouvernement dont le champ de compétence est protégé par des procédures ad hoc et un organe nouvellement créé à cet effet, n’a jamais véritablement fonctionné. Ainsi la jurisprudence du Conseil constitutionnel a-t-elle rapidement favorisé l’extension du champ de compétence du législateur : par l’assimilation des « règles » et « principes fondamentaux » [décision « RATP », C.C. n° 59-1 L du 27 novembre 1959, Rec. p. 67], par la reconnaissance de principes généraux du droit auquel seul le législateur peut contrevenir [jurisprudence dite « protection des sites » du 26 juin 1969, C.C. n° 69-55 L, Rec. p. 27], par la découverte de nouveaux fondements de compétence au-delà du seul article 34 C [v. la décision du 28 novembre 1973 dite « mesures privatives de liberté », C.C. n° 73-80 L, JO du 6 décembre 1973, p. 12949] ou encore par la remise en cause de la distinction entre le pouvoir réglementaire selon qu’il intervient en exécution d’une loi ou de manière autonome [C.C. 78-94 DC du 14 juin 1978, JO du 15 juin 1978, p. 2396]. Sur tous ces points, voir GDCC, Paris, Dalloz, 2005, p. 502 et s., ainsi que D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2006, 531 p., p 288 et s. 118 CC n°82-140 DC du 28 juin 1982, Rec. p. 45. 119 CC n°82-142 DC du 27 juillet 1982, Rec. p. 52. 32 constitutionnelle était infiniment extensive120. Mais c’est la décision 143 DC du 30 juillet 1982, dite Blocage des prix, qui marque la rupture décisive. Dans un considérant de principe, le Conseil constitutionnel met fin à la définition matérielle de la loi. Il affirme que « par les articles 34 et 37 al. 1er, la Constitution n'a pas entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi, mais a voulu, à côté du domaine réservé à la loi, reconnaître à l'autorité réglementaire un domaine propre et conférer au Gouvernement, par la mise en oeuvre des procédures spécifiques des articles 37, alinéa 2, et 41, le pouvoir d'en assurer la protection contre d'éventuels empiétements de la loi ; que, dans ces conditions, les députés auteurs de la saisine ne sauraient se prévaloir de ce que le législateur est intervenu dans le domaine réglementaire pour soutenir que la disposition critiquée serait contraire à la Constitution »121. Tout a déjà été écrit sur cette décision122. Après d’autres, nous retiendrons qu’il n’est guère convaincant de prendre prétexte du caractère facultatif des procédures de sauvegarde établies par les articles 37, alinéa 2 et 41 de la Constitution pour déduire le caractère facultatif de la répartition matérielle effectuée par les articles 34 et 37, alinéa 1. Le parallèle avec la procédure de l’article 61, alinéa 2 ou celle de l’article 54 est saisissant : si les autorités habilitées ne sont jamais obligées de saisir le Conseil constitutionnel, nul n’a jamais soutenu que, pour autant, les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité de la loi ou du traité international sont facultatives123. L’argument est inopérant pour renverser le caractère impératif de l’énumération qui figure à l’article 34 de la Constitution124. Rapporté à la question de la suprématie constitutionnelle, le refus d’exercer le contrôle de la conformité de la loi aux prescriptions constitutionnelles bornant son domaine emporte des conséquences décisives. Dès lors que les procédures de déclassement et d’irrecevabilité ne 120 Selon l’expression de D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 292. C.C 82-143 DC du 30 juillet 1982, Rec. p. 57. 122 Voir, notamment, Le domaine de la loi et du règlement, Colloque Aix-en-Provence, sous la direction de L. Favoreu, Economica-Puam, 1981 ; L. Favoreu, « Les règlements autonomes n’existent pas », RFDA, 1987, p. 871 et s. ; G. Saccone, « De l’utilité d’invoquer la violation des articles 34 et 37, al. 1 dans le cadre des saisines parlementaires », AIJC, 1985, p. 169 et s. 123 G. Saccone, « La répartition des compétences entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire », AIJC, 1985, p. 169 et s., note 7 p. 173. 124 En réalité, ce sont des raisons de politique jurisprudentielle qui justifient la position du juge. Replacée dans son contexte, le principe posé dans la décision 143 DC permet au juge de réguler son activité. Alors qu’entre 1980 et 1985 la saisine du Conseil constitutionnel est quasi-systématique, qu’en 1981 la Ve République expérimente pour la première fois l’alternance politique et qu’enfin la majorité des lois contiennent des dispositions réglementaires, la saisine parlementaire risquait de ne devenir qu’un moyen dilatoire destiné à bloquer la production législative de la majorité et ce, avec d’autant plus de succès que les annulations auraient été très nombreuses. En ce sens, G. Saccone considère que « si [la décision 143 DC] ne s’imposait pas sur le plan strictement juridique, avec la force de l’évidence, [elle] n’en demeure pas moins, d’un point de vue téléologique, très largement justifiée et fondée » (G. Saccone, « La répartition des compétences entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire », art. cit.,p. 174). 121 33 sanctionnent pas un rapport hiérarchique, le déclinatoire de compétence formulé par le Conseil constitutionnel neutralise la subordination de la loi à la Constitution ; dès lors que la loi peut, en violation des prescriptions de l’article 34 de la Constitution, contenir des dispositions ne relevant pas de son domaine de validité matérielle sans se voir frappée d’inconstitutionnalité, c’est-à-dire sans perdre sa validité, sa soumission à l’impératif constitutionnel n’est plus vérifiée, ni garantie. En reconnaissant que la loi peut, en méconnaissance des prescriptions de l’article 34, contenir des dispositions de nature réglementaire sans se voir sanctionnée dans sa validité, le juge admet implicitement que la loi peut déroger à la Constitution. Une telle configuration révèle un phénomène de neutralisation du rapport hiérarchique et porte consécutivement atteinte au principe hiérarchique pris comme critère de délimitation du système constitutionnel. À partir du moment où les normes réputées infraconstitutionnelles ne sont pas effectivement subordonnées à la Constitution, le principe hiérarchique ne peut plus prétendre former un critère pleinement opératoire pour distinguer entre les éléments appartenant au système et ceux qui n’y appartiennent pas. À cet égard, la nette évolution enregistrée par la jurisprudence constitutionnelle qui fusionne, non sans contradiction, les procédures de l’article 61, alinéa 2 et 37, alinéa 2 ne change rien à la situation125. Ainsi, dans la décision Avenir de l’école126, le juge constitutionnel, approfondissant par là sa jurisprudence relative à la qualité de la loi127, se livre 125 Cette évolution prend acte des évolutions contemporaines du droit. Alors que l’alternance constitue un mode de fonctionnement normal de la Ve République et que la saisine parlementaire est parfaitement intégrée par les mœurs institutionnelles, ce sont à présent le nombre et la qualité des lois qui font difficulté. La complexité du droit et le désordre législatif sont vivement dénoncés de toute part. Le Conseil d’État a critiqué cet état du droit dans son rapport public pour l’année 2006. v. CE, Rapport Public 2006, Complexité du droit et sécurité juridique, Paris, La documentation française, 2006, 400 p. De même, le Président Mazeaud exprimait, lors de l’échange de vœux à l’Élysée du 3 janvier 2005, puis lors d’un colloque à l’Assemblée nationale le 25 mars de la même année, son intention de rendre son lustre à la loi. En doctrine les prises de position se multiplient également en faveur de la définition de la loi comme un « cadre », qui détermine « les principes fondamentaux », fixe « les règles principales », et ne fait « que cela, mais alors le [fait] en toute matière », R. E. Charlier, « Vicissitudes de la loi », Mélanges Maury, Pairs, PUF, 1960, p. 303, cité par J. P. Camby, « La loi et la norme (à propos de la décision 2005-512 DC du 21 avril 2005) », RDP, 2005, p. 849 et s., p. 853. Sur cette question, v. aussi B. Mathieu, La loi, Paris, Dalloz, 2004, spéc. p. 96 ; ou encore M. Batist, Naissance de la loi moderne, Paris, PUF, Leviathan, 1995. 126 C.C. n° 05-512 DC du 21 avril 2005, Rec. p. 72 ; v. B. Mathieu, « La part de la loi, la part du règlement. De la limitation de la compétence réglementaire à la limitation de la compétence législative », Pouvoirs, 2005, n°114, p. 73 et s. 127 La décision 512 DC intègre un mouvement jurisprudentiel de fond relatif au contrôle des qualités jugées constitutionnellement essentielles de la loi. Elle doit donc être mise en perspective avec les décisions relatives à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, consacré par la décision n° 99421 DC du 16 décembre 1999 (Rec. p. 36) ainsi que celles relatives à la normativité de la loi, v. not. C.C. n° 04- 34 au contrôle de la nature matériellement législative – au sens de l’article 34 – des dispositions contenues dans le texte de loi. Mais l’on retrouve à ce niveau les faiblesses évoquées plus haut. Dans cette espèce, le Conseil constitutionnel opère le déclassement d’office d’un certain nombre de dispositions de la loi déférée, mais sans franchir le pas de la censure, c’est-à-dire sans véritablement répudier sa jurisprudence de 1982128. On admettra certes, avec J. – B. Auby, que « la décision Avenir de l’École du 21 avril 2005 apporte un complément de poids [à l’état de la répartition des compétences normatives] en permettant une délégalisation dès avant la promulgation de la loi »129. Il n’en demeure pas moins que la norme législative n’est toujours pas atteinte dans sa validité : le respect du domaine de validité de la loi n’est toujours pas posé comme une condition de la validité de la loi, alors même que le contrôle de son respect est exercé dans le cadre du contrôle de la conformité à la Constitution (article 61, al. 2). La contradiction logique se double d’une problématique en termes hiérarchiques : en dépit de l’avancée dont se félicite à juste titre le professeur Auby, la suprématie constitutionnelle reste dépourvue de garantie suffisante. Pour conclure, on peut synthétiser la jurisprudence constitutionnelle en quelques mots : le législateur peut intervenir dans le domaine réglementaire sans encourir la censure juridictionnelle ; les dispositions ainsi adoptées pourront cependant se voir requalifiées si le gouvernement saisit le Conseil sur le fondement de l’article 37, alinéa 2, ou si les parlementaires le saisissent sur le fondement de l’article 61, alinéa 2. Le déclassement sera prononcé toutes les fois que les dispositions législatives de nature réglementaire seront sans lien avec les autres dispositions de nature législative, ou ne seront nécessaires ni à l’exercice par le législateur de sa compétence ni à l’intelligibilité de la loi130. En d’autres termes, 500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116. Pour une synthèse complète du traitement juridictionnel de la « qualité de la loi », on renvoie à la note de synthèse réalisée par le service juridique du Sénat, (Sénat, note de synthèse du service juridique n°3 (2007-2008), 1er octobre 2007, disponible sur le site de l’institution, www.senat.fr/ej/ej03/ej03_mono.html#fnref1). 128 Ce « déclassement préventif » pose au moins deux séries de problèmes. D’une part, alors que la procédure de l’article 37. 2 C. implique une volonté gouvernementale, formalisée par la saisine primo-ministérielle (V. l’article 24 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui vise le Premier ministre comme autorité de saisine du juge sur le fondement de l’article 37, alinéa 2 de la Constitution) , de modifier par décret un texte formellement législatif, dans cette décision, le Conseil est saisi par des parlementaires sur le fondement de l’article 61 C. D’autre part, sauf à considérer qu’en réalité il y a revirement de jurisprudence, la décision 512 DC confine au paradoxe : soit, restant dans le cadre posé par la jurisprudence « Blocage des prix », le Conseil constitutionnel n’opère aucun contrôle (hypothèse démentie par la décision puisque le contrôle est le préalable du déclassement), soit le contrôle a bien lieu mais alors, saisi sur le fondement de l’article 61 C, il ne peut être qu’un contrôle au fond impliquant une solution en termes de constitutionnalité / non constitutionnalité et non en termes de déclassement. Sur ces points, v. G. Glénard, « La conception matérielle de la loi : la loi ordinaire », RFDA, 2005, p. 922 et s 129 J. B. Auby, « Loi et Règlement », CCC n° 19, p. 94 et s. 130 Voir la synthèse proposée par B. Mathieu :« le législateur peut en principe intervenir dans le domaine réglementaire, sans commettre d’inconstitutionnalité, à condition que le gouvernement ne s’y oppose pas et que 35 l’évolution veut rester respectueuse des principes posés par la jurisprudence Blocage des prix, et le mouvement de réhabilitation de la norme législative ne correspond pas à une réhabilitation du rapport hiérarchique. Tant que le juge se refusera à sanctionner la conformité de la norme législative aux prescriptions relatives à son domaine de validité matérielle, la loi pourra méconnaître la Constitution sans encourir de sanction en termes de validité, et le rapport hiérarchique devra être tenu pour neutralisé. Cette carence du rapport hiérarchique pris comme mode d’articulation entre les normes de niveau législatif et constitutionnel porte mécaniquement atteinte à la construction formaliste, qui érige le principe hiérarchique en critère de délimitation de l’ensemble constitutionnel. §II. Suprématie constitutionnelle et législation référendaire L’analyse de la législation référendaire permet de relever une nouvelle faille dans l’articulation hiérarchique censée organiser les rapports de la Constitution aux autres règles de droit et permettre ainsi de délimiter le système constitutionnel à partir du principe hiérarchique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel, rare et seule pertinente en la matière131, rend compte d’une profonde contradiction entre la logique démocratique qui accorde une place centrale à l’auteur de la loi référendaire et celle du constitutionnalisme qui implique un contrôle de tout organe producteur de droit. Ici, la neutralisation de la hiérarchie résulte du principe d’immunité juridictionnelle de la loi référendaire (A). Il ne s’ensuit pas que la norme adoptée par le Peuple se situe « hors hiérarchie ». En effet, seule la supériorité de la Constitution se trouve affectée par l’immunité juridictionnelle dont bénéficie la loi référendaire : le principe hiérarchique n’est donc neutralisé que de façon partielle (B). les dispositions de nature réglementaire contenues dans la loi ne soient pas sans lien avec les dispositions législatives adoptées et soient nécessaires à l’exercice par le législateur de sa compétence ou à l’intelligibilité de la loi ». B. Mathieu, « La part de la loi, la part du règlement. De la limitation de la compétence réglementaire à la limitation de la compétence législative », art. cit., p. 85. 131 N’examinant que les rapports de la loi et de la Constitution, la jurisprudence administrative du Conseil d’État ne nous intéresse qu’à la marge ici. 36 A. L’immunité juridictionnelle de la loi référendaire C’est une immunité juridictionnelle au sens strict qui caractérise le régime contentieux de la loi adoptée par le Peuple sur le fondement de l’article 11 de la Constitution. Affirmé dès 1962 par le Conseil constitutionnel, dans une espèce où était en cause une loi portant révision de la Constitution, le principe est confirmé s’agissant des normes référendaires législatives (a). C’est donc le critère organique et la qualification du Peuple en organe « souverain » qui fondent l’autolimitation du juge constitutionnel (b). a. Un principe affirmé de jurisprudence constante Dans une décision du 6 novembre 1962132, fondatrice du régime contentieux des lois référendaires, le juge déduit du caractère « strictement délimité » de sa compétence133 et « de l'esprit de la Constitution[,] qui a fait [de lui] un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics[,] que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale »134. Ainsi donc, le Conseil constitutionnel, investi « organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics » par l’esprit du texte constitutionnel, se déclare-t-il incompétent135 pour connaître de la régularité de cette singulière entreprise de révision constitutionnelle entamée par le chef de l’État et destinée comme on sait à modifier les articles 6 et 7 de la Constitution. L’apport de la décision au régime juridique des lois référendaires demeurait cependant incertain. Dès lors en effet qu’était en jeu une loi référendaire de révision constitutionnelle, deux éléments pouvaient fonder la solution dégagée par le juge : la valeur constitutionnelle de la norme déférée, ou la qualité de son auteur. La lecture du considérant de principe autorise à 132 C.C. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Rec. p. 27 ; v. notamment Léo Hamon, Dalloz, 1963, Jur., p. 398 ; Claude Franck, GDCC, n° 13, p. 170-182 et les références doctrinales citées. 133 C.C. n° 62-20 DC, préc. cons. n° 1. 134 ibid., souligné par nous. 135 ibid. cons. n° 5 : « Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'aucune des dispositions de la Constitution ni de la loi organique précitée prise en vue de son application ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur la demande susvisée par laquelle le Président du Sénat lui a déféré aux fins d'appréciation de sa conformité à la Constitution le projet de loi adopté par le Peuple français par voie de référendum le 28 octobre 1962 ». 37 penser que c’est en raison de la nature propre des lois référendaires – i.e. le caractère souverain de son auteur – que le juge refuse de se prononcer sur la validité de la procédure suivie136. La décision Maastricht III confirme une telle lecture : dès lors que le rang législatif de la norme adoptée par l’organe populaire bénéficie du principe d’immunité, on doit considérer que c’est la nature propre des lois référendaires qui justifie le principe de leur incontestabilité contentieuse. Saisi le 20 septembre 1992 par soixante députés de la loi autorisant la ratification du traité de Maastricht adoptée par le Peuple français à la suite du référendum intervenu le même jour, le Conseil constitutionnel confirme sa position. Considérant qu’il est doté d’une compétence d’attribution, le juge estime qu’« au regard de l'équilibre des pouvoirs établi par la Constitution, les lois que celle-ci a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple français à la suite 136 Indépendamment de la question de ses fondements, l’autolimitation du juge a fait l’objet d’un certain nombre de critiques en doctrine. De manière significative, les critiques se concentrent sur le terrain de la technique juridique : la question posée est alors celle de la régularité de l’usage du référendum de l’article 11 de la Constitution aux fins de révision constitutionnelle. À cet égard, on peut distinguer entre les auteurs selon qu’ils défendent le recours à l’article 11 de la Constitution ou qu’ils contestent la validité de la révision. Pour la première catégorie, v. P. Lampué, « Le mode d’élection du Président de la République et la procédure de l’article 11 », RDP, 1962, p. 935 et s., et F. Goguel, « De la conformité du référendum du 28 octobre 1962 à la Constitution », Mélanges Duverger, Paris, PUF, 1987, p. 115 et s. ; pour la seconde, voir not., G. Berlia, « Le problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962 », RDP, 1962, p. 931 et s. On a d’abord mobilisé des arguments de texte pour faire valoir que l’article 11 se réfère aux projets de lois relatifs à l’organisation des pouvoirs publics et non aux projets de révision comme le fait l’article 89. Comme on sait, un tel argument est réversible (l’un des arguments destiné à légitimer l’usage de l’article 11 pour opérer une révision constitutionnelle repose sur le syllogisme suivant : l’article 11 habilite le Président de la République à soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ; or la Constitution porte (notamment) sur l’organisation des pouvoirs publics ; donc l’usage de la procédure instituée par l’article 11 pour modifier la Constitution est régulière). On a ensuite souligné la présence de l’article 11 dans le titre consacré au Président de la République, et non celui réservé à la révision constitutionnelle. Enfin, sans doute est-ce là l’argument le plus solide, on a soutenu que la rigidité constitutionnelle, exprimée par la procédure de l’article 89 qui impose la délibération des deux chambres et leur vote en termes identiques, est incompatible avec la saisine directe du Peuple. En effet, la différence entre les deux procédures n’est pas simplement formelle. On ne saurait arguer du fait que l’approbation référendaire constitue l’hypothèse normale de ratification du projet de révision pour minorer l’importance juridique du passage devant les Chambres : la délibération qui précède le vote et la possibilité de navette entre les deux assemblées forment autant de garanties fondamentales censées faire écran aux visées plébiscitaires. Tel est le véritable sens de la rigidité constitutionnelle : elle repose sur une multiplication des organes intervenant dans le processus de révision du texte, sur des conditions de majorité renforcée ou encore des délais allongés. C’est précisément ce que supprime la procédure de l’article 11 de la Constitution. Quoi qu’il en soit des réserves juridiques, le premier enseignement tiré de la décision 61-20 DC permet de souligner que, sous prétexte d’expression directe de la souveraineté nationale, la loi référendaire ne saurait se voir opposer la répartition constitutionnelle des compétences normatives dont on peut pourtant soutenir qu’elle constitue – elle aussi – une expression « directe » de la souveraineté nationale. Reste que les faits s’imposent au juriste comme aux autres sujets de droit et, finalement, comme le résume M. Duverger, « Juridiquement, cette procédure était irrégulière. Mais l’approbation du peuple français au référendum du 28 octobre 1962 par 12 809 363 suffrages contre 7 942 695 et 6 280 297 abstentions a couvert cette irrégularité ». M. Duverger, Les constitutions de la France, Paris, PUF, 1987, p. 110. Tels sont les faits. Telle est finalement la justification, politiquement décisive dans un régime démocratique, du principe d’immunité constitutionnelle de la loi référendaire. 38 d'un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 60, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale »137. L’absence de référence à l’esprit de la Constitution, auquel le juge substitue l’équilibre des pouvoirs établi par la norme suprême, a été largement commentée. D’aucuns ont pu y voir la marque d’une fermeté accrue du juge138, d’autres l’indice d’une banalisation du Peuple ramené au niveau des autres pouvoirs institués139. Reste que cette évolution rhétorique ne modifie en rien les ressorts du raisonnement : en 1992, comme trente ans plus tôt, c’est l’approche organique qui dicte le sens de la solution. En somme, comme le résument B. Mathieu et M. Verpeaux, « lorsqu’il modifie la Constitution par la voie de l’article 11, directement [en la révisant] ou indirectement [en la violant], le Peuple fait acte de souveraineté et œuvre de constituant. En revanche, lorsqu’il adopte une loi, conformément à la procédure et au domaine de compétence de l’article 11 et dans le respect des principes constitutionnels, il fait œuvre de législateur »140. C’est dire qu’au terme d’une même procédure, le Peuple peut être à l’origine d’une loi ordinaire, organique ou constitutionnelle. Le constat ne va pas sans faire problème au regard de la représentation traditionnelle de la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique. De ce point de vue, l’identité de procédure employée pour produire des normes réputées distinctes dans l’ordonnancement juridique paraît contredire le principe hiérarchique. Une telle contradiction implique une justification forte. Le juge la tire du caractère souverain de l’organe populaire. 137 C.C. n° 92-313 DC, 23 septembre 1992, Rec., p. 94, cons. n° 2. Souligné par nous. En ce sens, v. D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 213. L’auteur considère qu’en 1992, « l’incompétence du juge se donne à voir comme résultant non d’une sollicitation toujours discutable de l’esprit d’un texte, non d’un point de vue subjectif, mais comme fondée en objectivité, “au regard de l'équilibre des pouvoirs établi par la Constitution” selon la formule de remplacement imaginée en l’espèce par le Conseil ». 139 M. Fatin-Rouge Stéfanini, Le contrôle du référendum par la justice constitutionnelle, Paris, Économica – PUAM, 2004, 383 p., p. 82. L’auteur note que « cette justification […] peut laisser supposer que le Conseil constitutionnel considère le peuple, intervenant par le biais du référendum, comme un pouvoir institué parmi les autres pouvoirs publics de l’État. ». Une telle interprétation nous paraît erronée. En effet, l’obstacle érigé par le critère organique sur la voie d’un contrôle de la constitutionnalité de la loi référendaire serait surmonté si le peuple était conçu comme un organe étatique de même nature que les autres pouvoirs publics. En ce sens, B. Mathieu et M. Verpeaux parlent d’une différence de nature entre le Parlement législateur et le Peuple législateur. Voir B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, 791 p., p. 165, 140 B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 166. 138 39 b. Un principe fondé sur une représentation dogmatique du Peuple On peut tenir pour acquis que la justification du principe de l’incompétence du Conseil constitutionnel pour connaître de la constitutionnalité de la norme législative adoptée par le Peuple repose sur le critère organique. À cet égard, deux observations doivent être formulées. Première observation : c’est une conception formelle de la démocratie, c’est-à-dire l’assimilation de cette forme de gouvernement à la compétence suprême du peuple, que l’on trouve au fondement de la solution. Le principe, juridiquement contestable, de l’immunité constitutionnelle de la loi référendaire trouve sa justification dans un syllogisme éprouvé : la souveraineté du peuple constitue le fondement du droit constitutionnel de la Ve République ; or le référendum constitue l’expression directe de la souveraineté populaire ; donc le référendum doit être tenu pour juridiquement valable (et ce, nécessairement)141. À ce niveau, la décision n’est pas exempte de faiblesses dans la mesure où le concept de démocratie implicitement mobilisé méconnaît la complexité de cette forme de gouvernement, irréductible au seul pouvoir de la majorité et inextricablement liée à la garantie d’un certain nombre de droits fondamentaux permettant à la minorité actuelle de devenir la majorité future. Ensemble de droits que la structuration hiérarchique prétend garantir142. Deuxième observation : le primat de l’approche organique est porteur d’une contradiction logiquement intenable pour le juge de la constitutionnalité de la loi. Au temps où la loi n’est plus réputée exprimer la volonté générale que dans le respect de la Constitution143 et où le mouvement du « droit constitutionnel jurisprudentiel » consiste à soumettre « tous les organes de l’État »144 à la norme fondamentale, la loi référendaire – même ordinaire – reste hors-jeu. Le professeur Beaud a pu expliquer que la décision Maastricht III portait cette tension. Selon l’auteur, « cette décision […] reste affectée d’une grave contradiction interne à ses motifs : elle est écartelée entre la logique libérale de l’équilibre des pouvoirs établi par la Constitution et la logique démocratique de la loi référendaire conçue comme l’expression directe de la souveraineté nationale »145. Cette 141 Sur ce point, voir les développements de F. Hamon, « Vox imperatoris, vox populi ? Réflexions sur la place du référendum dans un État de droit », in L’État de droit, Mélanges offerts à G. Braibant, Paris, Sirey, 1996, p.389 et s. 142 Rappelons que ce type de considérations est au fondement de l’admission du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi, les débats révisionnistes en portent la marque. Sur cette question, voir not. S. Pinon, Les réformistes constitutionnels des années trente. Aux origines de la Vème République, Paris, L.G.D.J., 2003, 632 p. et G. Sicart, La doctrine publiciste française à l’épreuve des années trente, Thèse, Paris II, 2000, 708 p. 143 C.C. n° 85-197 DC du 23 août 1985, Rec., p. 70. 144 C.C. n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec. p. 18. 145 O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 429. 40 antinomie persistante entre la hiérarchie des normes et le principe démocratique, tant qu’il est défini à partir d’un double critère organique et formel, devient paroxystique lorsqu’il ne s’agit plus d’une loi référendaire constitutionnelle, mais simplement législative146. Dès lors que l’ordre juridique français se veut structuré selon le principe hiérarchique, l’injusticiabilité des lois référendaires « législatives » constitue une « contradiction logique »147 qui impose d’interroger la Constitution sur son aptitude à subordonner les normes réputées de rang inférieur148. Ces faiblesses, contrebalancées par la pertinence stratégique de la solution, donnent à voir un phénomène méconnu : une mythification du Peuple149, conçu par le juge comme une entité incontrôlable parce que souveraine. Cette figure du Peuple, qui neutralise la suprématie constitutionnelle150, révèle une série de contradictions. Alors que le juge constitutionnel voit son existence justifiée par la structuration hiérarchique de l’ordre juridique et son action légitimée en tant qu’il est réputé parfaire et garantir cette structuration, le raisonnement organique à l’œuvre dans sa « jurisprudence référendaire » semble la contredire irrémédiablement. B. La neutralisation partielle du principe hiérarchique L’immunité contentieuse de la loi référendaire n’est pas exclusive de toute soumission au principe de la hiérarchie. La représentation du Peuple comme organe souverain insusceptible de voir sa production normative confrontée à la Constitution ne place pas la 146 Puisqu’ici la correspondance entre le dogme démocratique et la hiérarchie des normes ne joue plus : l’acte de volonté du peuple souverain ne vaut – ou n’est pas censé valoir – norme suprême de l’ordre juridique. 147 J. L. Quermonne, « Le référendum : essai de typologie prospective », RDP, 1985, p. 589. 148 En ce sens, J.-F. Prévost évoque un phénomène de « déconstitutionnalisation » de la Constitution, « Le droit référendaire dans l’ordonnancement de la Cinquième République », art. cit., p. 13. Dans le même sens, J. – F. Flauss parle de « négation même de l’idée de Constitution », Communication introductive, Justice constitutionnelle et démocratie référendaire, Ed. du Conseil de l’Europe, coll. Science et technique de la démocratie, n°14, 1996, p. 16. 149 C. Klein considère qu’« il résulte de l’esprit de la Constitution que la légitimation populaire peut accorder la régularisation à l’acte qui reste marqué par un péché originel. […] Il s’agit d’un mode de raisonnement qui se situe au-delà de la logique juridique apparente, c’est-à-dire d’un positivisme courte vue », Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996, 217 p., p. 87. 150 Alors que J. – F. Prévost parle d’effet d’occultation, O. Beaud évoque l’image du dynamitage de la hiérarchie des normes par la loi référendaire. Du premier, « Le droit référendaire dans l’ordonnancement juridique de la Constitution de 1958 », RDP, 1977, p. 5-55 ; du second, La puissance de L’État, Paris, PUF, Léviathan, 1994, 512 p., p. 430. 41 norme adoptée sur le fondement de l’article 11 de la Constitution en dehors de toute hiérarchie. On constate certes une neutralisation du rapport hiérarchique censé régler la relation entre la norme législative adoptée par le Peuple et la Constitution (a), mais neutraliser n’est pas supprimer, et la loi référendaire retrouve son rang hiérarchique dès lors qu’elle est confrontée à la loi parlementaire (b). a. Loi référendaire et Constitution : la hiérarchie paralysée Concrètement, érigé en principe l’impossibilité de vérifier par voie juridictionnelle la conformité de la norme législative adoptée par référendum à la Constitution revient à admettre que, dans l’hypothèse d’un conflit entre ces deux normes, leur incompatibilité « objective » ne sera pas réglée151. Nous sommes donc en présence de deux normes contradictoires dont aucun organe étatique n’est compétent pour dire laquelle doit subir les conséquences de cette incompatibilité. Autrement dit, la loi référendaire de l’article 11C peut méconnaître toute prescription constitutionnelle sans être frappée d’aucune sanction l’atteignant dans sa validité juridique. Sans doute la discussion est-elle essentiellement théorique, tant les référendums se font rares dans notre démocratie représentative et les normes législatives adoptées par le Peuple en méconnaissance de la Constitution, potentiellement exceptionnelles. L’hypothèse d’une loi référendaire contra constitutionem ne s’est vérifiée qu’en une seule occasion. Il s’agit de la loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962. Si la non conformité d’une telle loi à la Constitution n’a jamais pu être juridictionnellement sanctionnée, il est loisible de soutenir, comme l’ont fait certains auteurs152, que l’usage de l’article 11C pour réviser les articles 6 et 7 de la norme fondamentale constitue une violation des prescriptions constitutionnelles relatives à la révision. Or si la loi référendaire peut impunément contrevenir à la répartition des compétences normatives telle qu’elle ressort des articles 11 et 89 de la Constitution, rien n’interdit de transposer cette hypothèse à tout autre domaine de compétences normatives constitutionnellement réservé à un organe étatique quelconque. De 151 On a vu que le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent. Pour ce qui est du juge ordinaire, non seulement il se considère incompétent pour contrôler la constitutionnalité de la norme législative, mais le principe de la loi-écran lui interdit même de laisser inappliquée la loi référendaire « législative » contraire à la Constitution, ce qui revient, implicitement, à tenir pour valide la loi référendaire « législative » inconstitutionnelle. 152 Voir not., G. Berlia, « Le problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962 », art. cit. 42 même, puisque c’est le critère organique qui justifie l’immunité de la loi référendaire, rien n’empêche de s’interroger sur le sort qui serait fait à une loi référendaire « législative » qui serait promulguée alors qu’elle méconnaîtrait un droit ou une liberté fondamental. En l’état du droit positif français, si la constitutionnalité de cette loi peut faire question, il n’en demeure pas moins qu’elle peut contredire les prescriptions constitutionnelles tout en demeurant une norme valide de l’ordre juridique. C’est dire que la norme législative d’origine référendaire peut déroger à la Constitution. En effet, alors que la norme législative adoptée par le Peuple et la Constitution seraient contradictoires, dès lors que ce conflit ne se résout pas par le retrait de la validité de la norme législative, le rapport hiérarchique est paralysé. À partir de là, seuls deux types de rapports d’articulation entre les normes peuvent s’instituer. Soit les deux normes en conflit sont susceptibles, au prix de certaines limitations, d’être appliquées simultanément et l’on parlera d’un rapport de conciliation. Soit les deux normes contradictoires ne peuvent faire l’objet d’une application simultanée, et l’on dira que la norme appliquée déroge à celle qui ne l’est pas. Or, comme il reviendra au juge ordinaire, saisi de la légalité d’une norme administrative fondée sur une norme législative contraire à la Constitution adoptée par le Peuple, d’apporter une réponse à cette question, on constatera systématiquement que la loi référendaire « législative » déroge à la Constitution. En effet, incompétent pour connaître de la constitutionnalité de la loi, le juge ordinaire s’estime tenu par le principe de l’écran législatif, et se doit d’appliquer la loi, fût-elle contraire à la Constitution. Dans cette mesure, on doit considérer que la norme législative adoptée par le Peuple, lorsqu’elle est méconnaît la Constitution, peut lui déroger. La possibilité offerte à la norme législative de déroger à la Constitution traduit la neutralisation du rapport hiérarchique et, partant, l’ineffectivité de la suprématie constitutionnelle. Pour autant, les données fournies par le droit constitutionnel positif ne permettent pas de considérer que la norme législative d’origine référendaire se trouve placée en dehors de toute hiérarchie. Si l’on doit considérer que la subordination de la loi référendaire à la Constitution est tenue en échec, cela ne revient pas à dire que la norme adoptée par le Peuple se voit dotée d’une valeur constitutionnelle, ni même supra-législative. 43 b. Loi référendaire et loi parlementaire : la hiérarchie respectée Les règles régissant la mutabilité de la loi référendaire « législative » sont des éléments d’informations importants au regard de la hiérarchie entre les normes. La question fut abordée dès l’élaboration de la Constitution, et le commissaire du gouvernement Janot, interrogé par M. Teitgen, a indiqué que la loi référendaire pouvait être modifiée « par une autre loi votée dans des conditions normales »153. En sens contraire, certains membres de la doctrine ont logiquement pu affirmer, à la lecture de la décision du 6 novembre 1962, que la loi référendaire primait la loi parlementaire154. Mais cette opinion a été démentie par la jurisprudence ultérieure du Conseil constitutionnel. C’est en effet la première thèse qui sera finalement retenue par le juge constitutionnel. Une première fois en 1976155, à propos d’une loi organique modifiant la loi référendaire de 1962 relative à l’élection du Président de la République ; une seconde, à propos d’une loi ordinaire modifiant la loi du 9 novembre 1988 promulguée à la suite du référendum du 6 novembre de la même année156. Dans cette seconde espèce, le juge est saisi d’une loi amnistiant les principaux auteurs de délits politiques, notamment liés aux évènements néo-calédoniens de 1988, et abrogeant certaines dispositions de la loi référendaire de ratification des accords de Matignon relatifs à la Nouvelle-Calédonie. Le Conseil constitutionnel affirme que « la souveraineté nationale ne fait nullement obstacle à ce que le législateur, statuant dans le domaine de compétence qui lui est réservé par l’article 34 de la Constitution, modifie, complète ou abroge des dispositions modifiées, complétées ou abrogées résultant d’une loi votée par le Parlement ou d’une loi adoptée par voie de référendum »157. Alors que les saisissants soutenaient qu’une telle modification portait atteinte à l’article 3 de la Constitution, on peut considérer, au soutien de la solution retenue par le juge, qu’en ne posant aucune hiérarchie entre les deux modes 153 Voir Avis et débats du Comité consultatif constitutionnel, La documentation française, 1960, p. 127. Dans le même sens, au sujet de l’article 50 de la loi du 15 janvier 1963, validant l’ordonnance du 1er juin 1962 prise en vertu de la loi référendaire du 13 avril 1962 et annulée par le Conseil d’État dans l’arrêt Canal du 19 octobre 1962 (Rec. Leb., p. 552), R. Capitant considérait qu’une « loi parlementaire peut modifier une loi référendaire. Mais une loi parlementaire ne peut modifier une loi référendaire constitutionnelle qu’à la condition d’avoir été votée conformément à la procédure de révision constitutionnelle », Déb. Parl. A.N., séance du 4 janvier 1963, J.O., p. 294. 154 M. Fatin-Rouge Stefanini se réfère aux positions de L. Favoreu, Du déni de justice en droit public français, LGDJ, 1964, p. 160 ; J. – M. Garrigou-Lagrange, « Le dédoublement constitutionnel. Essai de rationalisation de la pratique référendaire de la Ve République », RDP, 1969, p. 688 et L. Hamon, D. 1963, p. 399. 155 C.C. n° 76-65 DC du 14 juin 1976, Rec. p. 28. 156 C.C. n° 89-265 DC du 9 janvier 1990, Rec. p. 12. 157 C.C. n° 89-265 DC, préc., cons. n° 8. 44 d’exercice de la souveraineté, cet article ne saurait fonder le primat de la loi référendaire sur la loi ordinaire. C’est dire que la norme législative d’origine parlementaire ne se trouve pas hors hiérarchie et qu’elle reste, comme toute autre norme législative, à la portée de l’organe législatif qui peut la modifier, la compléter ou même l’abroger. En d’autres termes, le juge constitutionnel reconnaît là, implicitement, la valeur simplement législative de la loi référendaire. En effet, sans qu’il soit utile de revenir sur ce qui a été exposé s’agissant des caractères de l’articulation hiérarchique et de ses diverses manifestations, nous nous bornerons à rappeler que la possibilité reconnue à une norme A de compléter, de modifier ou d’abroger une norme B implique nécessairement la valeur supérieure ou égale de A sur B. Dans le cas contraire, si la norme B était inférieure à la norme A, toute modification, complément ou tentative d’abrogation de la norme A par la norme B se résoudrait par une déclaration d’irrégularité de la norme B. Dans ces conditions, en l’absence d’arguments permettant de soutenir la supériorité de la norme législative adoptée par le Parlement sur la norme législative adoptée par le Peuple, il convient d’admettre que le principe affirmé par le juge dans la décision Amnistie en Nouvelle Calédonie revient à reconnaître une valeur simplement législative à la loi adoptée par le Peuple158. Au total, la portée de l’immunité juridictionnelle reconnue à la loi référendaire sur la structuration hiérarchique de l’ordre juridique doit être circonscrite. Deux éléments ressortent nettement de l’analyse du droit positif : si la subordination de cette loi à la Constitution n’est pas garantie faute de mécanismes de sanctions adaptés, il s’en faut de beaucoup pour que le droit référendaire transcende littéralement la hiérarchie des normes. Indépendamment même du fait que la jurisprudence constitutionnelle range la norme adoptée par le Peuple au nombre de celles que le Parlement peut modifier sur le fondement de l’article 34 de la Constitution, on signalera que les juges ordinaires devraient s’estimer 158 Notons par ailleurs qu’un tel principe recèle certaines difficultés pour le Conseil constitutionnel. Comme il ressort de la décision susmentionnée, ce dernier se reconnaît compétent, sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, pour contrôler la constitutionnalité de la loi parlementaire qui abroge, modifie ou complète une loi référendaire antérieure. Le problème juridique surgit dans l’hypothèse où il aurait à connaître d’une loi parlementaire qui modifierait, complèterait ou affecterait le domaine d’application de dispositions inconstitutionnelles de la loi référendaire antérieure. Le juge opterait-il pour l’application de sa jurisprudence « État d’urgence en Nouvelle Calédonie » ce qui reviendrait à admettre de contrôler, par ricochet, la constitutionnalité de la loi référendaire, ou bien resterait-il fidèle au principe d’immunité constitutionnelle de la loi référendaire, ce qui imposerait de circonscrire le cadre de la jurisprudence sur le contrôle de la loi promulguée aux seules lois parlementaires ? L’occasion ne semble pas lui avoir été offerte de trancher pareil dilemme, et l’on doit se borner à un simple constat : la « jurisprudence référendaire » du Conseil est grevée d’incohérences juridiques de premier ordre. 45 compétents pour contrôler la conventionnalité de la loi. En effet, si l’on considère que l’article 55 de la Constitution, qui fonde leur compétence pour écarter la loi inconventionnelle, ne distingue pas entre les lois selon leur auteur, on peut soutenir que la loi référendaire ne devrait pas échapper à tout contrôle contentieux. Des auteurs159 et des magistrats160 ont pris position en faveur d’un tel contrôle, mais aucune juridiction ne s’est encore livrée à un tel exercice161. Par ailleurs, il est toujours possible de considérer qu’un éventuel vide contentieux pourrait être comblé par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg dont on sait qu’elle s’est reconnue compétente pour connaître du respect par un référendum national constituant des droits et libertés garantis par la Convention162. En d’autres termes, tout porte à penser que la norme législative adoptée sur le fondement de l’article 11 de la Constitution doit se voir reconnaître un rang législatif et infra-conventionnel. De telles observations permettent de considérer que la loi référendaire s’intègre à la hiérarchie des normes, fût-ce partiellement. Pour autant, nous sommes conduit à constater que la relation entre la norme législative adoptée par référendum et la Constitution ne traduit pas un primat de la seconde sur la première : la relation hiérarchique entre la norme 159 Voir not. J. – F. Flauss, « Contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité devant le juge administratif », RDP, 1999, p. 919 et s., spéc. p. 932. Dans le même sens, v. F. Hamon, « Vox imperatoris, vox populi ? Réflexions sur la place du référendum dans un État de droit », art. cit. ; ainsi que, O. Gabarda, Essai sur le principe de conventionnalité internationale en droit public français. Analyse administrative du rapport entre les ordres juridiques externe et interne, Paris, PUAM, 2005, 478 p., spéc. p. 167. Notons cependant que l’article 55 de la Constitution ne précise pas les lois visées par le principe de la supériorité des traités. La motivation développée par le juge constitutionnel en 1962 et 1992 pourrait donc être reprise à l’identique par les juridictions ordinaires. 160 En ce sens, le commissaire du gouvernement C. Maugüe, qui concluait sur l’arrêt Sarran et Levacher, estime que « les lois référendaires ordinaires sont soumises au contrôle de conventionnalité. […] De fait, la réserve de compétence du Conseil constitutionnel à l'égard des lois référendaires trouve sa justification dans les dispositions de la Constitution elle-même : le Conseil constitutionnel a déduit de l'ensemble des dispositions constitutionnelles que l'article 61 de la Constitution qui définit l'étendue de sa mission en matière de contrôle de constitutionnalité des lois vise uniquement les lois votées par le Parlement et non celles qui, adoptées directement par le Peuple français par référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale. L'habilitation donnée aux juges ordinaires pour effectuer un contrôle de conventionnalité des lois trouve quant à elle son fondement dans l'article 55 de la Constitution, qui définit les principes de la hiérarchie des normes sans qu'il soit possible de faire de distinction, quant à la place respective des différentes normes, selon que la loi a été adoptée par le législateur ou par référendum. Et aucun argument de texte ne permettait d'écarter la compétence des juges ordinaires à l'égard des lois référendaires ». C. Maugüe, « L'accord de Nouméa et la consultation de la population. Concl. sur CE, Ass., 30 octobre 1998, MM. Sarran et Levacher et autres », RFDA, 1998, p. 1087 et s. 161 Comme le souligne M. Fatin-Rouge Stefanini, la rareté de ces lois ne « permet pas encore d’affirmer que les juges ordinaires accepteraient de faire primer le droit international sur celles-ci », op. cit., p. 129. 162 C.E.D.H., 29 octobre 1992, Open Door and Dublin Well Woman c/ Irlande, Série A., n°246. Dans cette espèce, la Cour sanctionne une violation de l’article 10 de la Conv. EDH (droit de communiquer et de recevoir des informations) par l’interdiction, fondée sur une disposition constitutionnelle adoptée par référendum et proscrivant l’avortement, de diffuser aux femmes enceintes des informations sur les possibilités de se faire avorter en Grande-Bretagne. Sur cette décision, v. F. Sudre, « L’interdiction de l’avortement : conflit entre le juge constitutionnel irlandais et la Cour européenne des droits de l’homme », RFDC, 1993, p. 222 et s. 46 constitutionnelle et la norme référendaire est neutralisée163. On peut donc conclure que les données du droit positif ne permettent pas de confirmer la thèse de la suprématie constitutionnelle, ni d’appréhender le principe hiérarchique comme un critère de délimitation du système constitutionnel. Section II. Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : la hiérarchie subvertie Neutralisée lorsque l’obligation de conformité n’est pas sanctionnée, la hiérarchie peut se trouver littéralement subvertie lorsque le rapport d’engendrement est inversé. Comme on l’a dit, ce rapport d’engendrement est constitutif de la hiérarchie. En tant qu’il marque un mouvement en sens descendant de la norme haute vers la norme basse, il se rapproche de ce que les tenants d’une conception normativiste de la hiérarchie entre les normes qualifient de « rapport de production »164. La thèse normativiste, postulant une systématicité dynamique où la norme inférieure est valide à la seule condition d’être produite de la manière déterminée par la norme supérieure quel que soit par ailleurs son contenu165, paraît réduire le rapport de production à un rapport formel. Mais le rapport d’engendrement peut aussi se concevoir comme un rapport mixte, au sens où la norme haute prédétermine et limite la norme basse et l’organe qui la produit. Dans la majorité des cas, la norme haute 163 Ces observations sont exactement transposables au cas de la loi parlementaire ordinaire, qui peut méconnaître le domaine que la Constitution lui attribue et neutraliser sur ce point la suprématie constitutionnelle, sans échapper par ailleurs à l’emprise du principe hiérarchique. 164 Sur ce point, v. O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780 et s. 165 En réalité les choses sont moins claires que ce que pourrait laisser penser une lecture trop rapide de la Théorie pure du droit. On sait que pour caractériser la relation entre les normes au sein du système juridique, Kelsen introduit une distinction entre système de normes « statique » et système de normes « dynamique ». Dans le premier type de système, les normes sont valides « parce que leur validité peut être rapportée à une norme sous le fond de laquelle leur propre validité se laisse subsumer, comme le particulier sous le général » [Théorie pure du droit, op. cit., 1962, p. 258]. Dans le second type de système, la validité de la norme ne ressort d’aucune caractéristique matérielle, mais seulement de son mode de production : une norme est valide lorsqu’elle est créée de la manière déterminée par la norme supérieure. Dans ce cadre, l’auteur considère que les systèmes juridiques appartiennent essentiellement au second type [ibid., p. 197]. Sur cette base, F. Ost et M. van de Kerchove relèvent que Kelsen « reconnaît […] que les normes supérieures peuvent non seulement “déterminer l’organe par lequel et la procédure selon laquelle seront créées les normes inférieures”, mais encore “le contenu de ces normes” ». C’est dire que l’éminent auteur autrichien admet l’hypothèse de système juridique « mixte » – où la validité de la norme procède de déterminants matériels et formel – « même si ils ne le sont pas nécessairement », Le système juridique entre ordre et désordre, op. cit., p. 62. 47 comporte non seulement des prescriptions visant les coordonnées procédurales, organiques et formelles de l’acte mais encore des impératifs quant au contenu de la norme qu’il formule. Autrement dit, la norme haute n’encadre pas seulement le mode d’élaboration de l’acte juridique, elle vise aussi la norme entendue comme signification objective de cet acte. On peut dès lors distinguer entre un rapport d’engendrement entendu au sens formel et un rapport d’engendrement entendu au sens matériel. Une telle distinction s’avère utile à la bonne compréhension de la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, qu’on définit traditionnellement, à partir des données fournies par la jurisprudence, comme des « principe[s] essentiel[s], posé[s] par le législateur républicain dans le domaine des droits et libertés des individus et qui [ont] reçu une application avec une constance suffisante antérieurement au Préambule de la Constitution de 1946 »166, forment une catégorie spécifique de normes constitutionnelles, qui pose des problèmes de première importance. Ces principes de rang constitutionnel permettent en effet de mettre au jour, plus que toute autre catégorie de normes constitutionnelles167, un mouvement en forme de récursion exactement contraire aux coordonnées de la hiérarchie entre les normes. Du point de vue qui nous intéresse, la catégorie des PFRLR ne révèle pas une simple perturbation passagère dans la hiérarchie, mais un renversement du sens de la hiérarchie, prise dans sa dimension générative. La récursion se définit comme une inversion du rapport d’engendrement. Le rapport d’engendrement est un rapport qui, à l’instar du rapport hiérarchique, est justiciable d’une analyse normative et organique. Certes, au sens strict, la norme haute n’engendre pas l’organe bas. Cependant elle l’habilite formellement à produire ou à appliquer des normes, et encadre cette activité dans une mesure variable. Il importe donc d’examiner la récursion selon deux points de vue complémentaires : d’un côté elle sera analysée en tant qu’elle joue de 166 B. Genevois, « Une catégorie de principes de valeur constitutionnelle : les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », RFDA, 1998, p. 494. 167 En effet, aucune autre norme de l’ordre juridique n’illustre aussi radicalement le renversement du « sens » de la hiérarchie. Certes, un phénomène de constitutionnalisation de normes extérieures à la Constitution et donc réputées inférieures peut être observé dans la jurisprudence constitutionnelle lorsque le juge intègre des normes tirées de lois organiques, de règlement des assemblées parlementaires, du droit communautaire ou du droit international général. Mais jamais la source infra-constitutionnelle du principe n’apparaît aussi explicitement et jamais elle n’occupe une place centrale dans la justification de la « découverte » d’une nouvelle norme constitutionnelle par le juge. Par ailleurs, les PFRLR donnent à voir un renversement total de la hiérarchie entre les normes : tant dans sa dimension strictement normative que dans sa dimension organique, le sens de la hiérarchie est inversé. 48 norme à norme ; de l’autre elle sera examinée en prenant en considération la dimension organique. Cette distinction permet de signaler le caractère seulement partiel du renversement de la hiérarchie. En raison du fondement constitutionnel qu’offre aux PFRLR le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la hiérarchie est toujours maintenue au plan formel. Au plan matériel, la subversion n’en est pas moins radicale. S’il en est ainsi, c’est parce que la catégorie des PFRLR révèle un enchevêtrement entre les niveaux normatifs dont aucune explication fondée sur une approche hiérarchique ne parvient à rendre compte (§I). Il convient donc de substituer au modèle hiérarchique, une analyse qui repose sur la notion de récursion (§II). §I. Un enchevêtrement de niveaux normatifs On peut considérer que la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République révèle un enchevêtrement des niveaux normatifs dans la mesure où ces principes trouvent leur fondement à la fois dans la Constitution (A) et dans la loi (B). A. Le fondement constitutionnel de la catégorie « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » Traditionnellement c’est la reconnaissance des PFRLR par le Préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie celui de la Constitution de 1958, qui est évoquée par la doctrine pour justifier la valeur constitutionnelle desdits principes fondamentaux. En ce sens, L. Hamon affirme que les PFRLR acquièrent « leur valeur juridique par un double renvoi du texte de 1958 au texte de 1946 et du texte de 1946 auxdits principes »168. De même, F. 168 L. Hamon, « Grève et continuité du service public : mirage de la conciliation ou modalité de l’arbitrage ? », D., 1980, chr. 333, cité par V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, Paris, Economica-PUAM, 2001, 306 p., p. 151. 49 Luchaire considère que « c’est […] bien la Constitution de 1958 qui a conféré valeur constitutionnelle à des principes réaffirmés en 1946 »169. L’explication tire sa force de la jurisprudence, qui paraît la valider. En effet, le Conseil constitutionnel a souvent pris soin d’expliciter ce jeu de poupées russes. À titre d’exemple, s’agissant de la liberté d’enseignement, le juge affirme qu’elle « constitue l’un des PFRLR, réaffirmés par le préambule de la Constitution de 1946 et auxquels la Constitution de 1958 a conféré valeur constitutionnelle »170. Le juge s’est d’ailleurs fait pédagogue dès la première décision en la matière en expliquant, pour justifier la censure de la loi adoptée en méconnaissance du PFRLR de la liberté d’association, que ce dernier figure « au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République […] solennellement réaffirmés par le Préambule de la Constitution »171. C’est donc en application de la Constitution de 1958, plus précisément de son Préambule, que certains énoncés normatifs de niveau législatif se voient intégrer à l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle. Une telle représentation emporte au moins deux séries d’avantages : elle donne à voir une hiérarchie respectée et permet en retour de légitimer l’action du juge. Lorsqu’il découvre de nouveaux principes, ce dernier se borne à appliquer la lettre de la Constitution. En ce sens, B. Genevois explique qu’« il est indispensable de ramener le pouvoir normatif de la jurisprudence à de […] justes proportions. Lorsqu’en 1956, par interprétation des dispositions combinées de l’article 81 de la Constitution de 1946 et de son Préambule, le Conseil d’État consacre la liberté d’association, il ne s’est pas fait constituant. De même, en juillet 1971, le Conseil constitutionnel, en jugeant à son tour que la liberté d’association avait conservé sous l’empire de la Constitution de 1958 sa valeur constitutionnelle, s’est borné à appliquer la Constitution »172. Une telle conclusion, qui permet de ménager la nature démocratique de l’ordre politique ainsi que l’ordre de la hiérarchie, donne à voir une Constitution autoréférentielle. À suivre la jurisprudence constitutionnelle telle que la présentent les auteurs, c’est bien la 169 F. Luchaire, La protection des droits et libertés, op. cit., p. 32. Décision n°77-87 DC du .27 novembre 1977, JO du 25 novembre 1987, p. 5530. 171 C.C. n°71-44 DC du 16 juillet 1971, Rec. p. 29, cons. n° 2. D’autres formulations apparaissent tout aussi claires. Ainsi, dans la décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977, Rec. p. 33, cons. n° 1 : « Considérant que la liberté individuelle constitue l’un des PFRLR, et proclamés par le Préambule de la Constitution de 1958 » 172 B. Genevois, « Une catégorie de principes à valeur constitutionnelle… », art. cit., p. 481, nous soulignons. Dans le même sens, F. Luchaire affirme que lorsqu’il consacre un PFRLR, « le Conseil reste dans le cadre de sa mission car il ne fait qu’appliquer – quelque grande que soit sa marge d’appréciation – des textes ou des principes auxquels la Constitution donne valeur constitutionnelle ». F. Luchaire, La protection constitutionnelle des droits et libertés, op. cit., p. 41, nous soulignons. 170 50 Constitution qui donne valeur constitutionnelle à ce qu’elle désigne comme norme constitutionnelle173. Or une telle description demeure incomplète pour décrire les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : au fondement constitutionnel, il faut en effet ajouter la source législative du principe. B. La source législative du principe fondamental reconnu par les lois de la République On ne peut réduire la source des PFRLR à leur seul fondement constitutionnel. Comme leur dénomination l’indique, ces principes fondamentaux sont initialement consacrés par un acte législatif. Une telle origine apparaît explicitement parmi les éléments d’identification des PFRLR dégagés par le juge constitutionnel dans certaines décisions. On a souvent critiqué l’indétermination du fondement constitutionnel, totalement muet quant à la méthode de détermination desdits principes et aux éléments permettant de les identifier174. La critique s’est logiquement répercutée sur la jurisprudence, amenant le Conseil constitutionnel à préciser les critères d’identification des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, notamment dans deux décisions du 20 juillet 1988 et du 4 juillet 1989175. Quatre éléments ressortent de sa jurisprudence : - il doit s’agir d’une législation républicaine176 - la dite législation doit être intervenue avant l’entrée en vigueur du Préambule de la Constitution de 1946177 173 v. V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 152. La remarque vaut tout aussi bien pour les dispositions de la Déclaration des droits de l’Homme. 174 En ce sens, v. l’article de référence de J. Rivéro, « Les PFRLR, nouvelle catégorie constitutionnelle ? », D. 1972, chron. p. 267 et s. 175 C.C. n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, Rec. p. 119 ; et C.C. n°89-254 DC du 4 juillet 1989, Rec. p. 41. 176 V. notamment, la décision précitée n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, cons. n°12, Rec. p. 119. 177 ibid. Il convient de s’arrêter quelques instants sur le second élément d’identification des PFRLR dégagé par le juge, car il permet de sauver la cohérence de l’édifice jurisprudentiel au regard des canons de la structuration hiérarchique de l’ordre juridique. La condition de l’antériorité de la loi-support du principe fondamental à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958 – et par extension à 1946, en tant que le Préambule de la Constitution de 1958 vise celui de la Constitution de 1946 – a pour conséquence l’exclusion des normes législatives actuelles des sources potentielles des PFRLR. On peut soutenir que cette condition entend conforter les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ». En effet, inclure les lois postérieures à 1946 parmi les sources législatives des PFRLR reviendrait à admettre que le législateur des IVe et Ve République peut agir en 51 - il ne doit pas y avoir une seule exception à la tradition qui s’est instaurée178 - le principe doit être doté d’un certain niveau de généralité et ne pas être contingent179. Il doit être revêtu d’une certaine importance pour être « fondamental ». Indépendamment des incertitudes qui continuent de planer sur la valeur de ces éléments180, il est acquis que la consécration formelle du principe par une loi républicaine constitue une condition nécessaire (mais non suffisante) à l’apparition d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. C’est aussi en ce sens qu’on peut parler de double fondement textuel des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : outre le fondement constitutionnel, l’origine législative apparaît comme un élément constitutif de cette catégorie de norme constitutionnelle. Sur cette base, V. Champeil-Desplats a pu distinguer quatre types de rapports entre la ou les dispositions législatives qui formulent le principe et le PFRLR consacré par le juge. législateur constitutionnel. Le caractère nécessairement « rétrospectif » des PFRLR s’explique essentiellement par l’impossibilité d’admettre que le législateur puisse ajouter à la Constitution par la voie législative. Du point de vue normatif, c’est la rigidité constitutionnelle qui s’oppose à l’admission des lois de la cinquième République parmi les sources potentielles de la catégorie des PFRLR. Par ailleurs, il convient de rappeler les exigences élémentaires de la logique juridique. Comme le souligne M. Verpeaux, « en poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, la loi examinée par le Conseil constitutionnel dans une instance pourrait fort bien contenir un principe fondamental à valeur constitutionnelle, ce qui interdirait le contrôle de ladite loi : le même texte servirait alors à la fois de terme de référence et d’objet du contrôle, ce qui n’est guère admissible » (« Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ou les principes énoncés dans les lois de la République », LPA, 14 juillet 1993, n°84, p. 5). En d’autres termes, la condition chronologique vise à sauvegarder la structuration hiérarchique de l’ordre juridique, mais, comme nous le verrons, il s’en faut de beaucoup qu’elle y parvienne. 178 V. notamment les décisions précitées n° 88-244 DC, préc., cons. n°12 et 89-254 DC du 4 juillet 1989, Rec. p. 41, cons. n°13. 179 V. notamment la décision n° 93-321 DC, du 20 juillet 1993, Rec. p. 196, cons. n°18. Sur le refus de faire du principe de l’acquisition automatique de la nationalité un PFRLR parce que ledit principe a été adopté pour des motifs liés à la conscription. Sur cette condition, v. l’analyse développée par V. Champeil Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., pp. 96-103, spéc. p. 102. 180 Notons d’une part la faible autorité de ces « critères » sur le Conseil lui-même. Ainsi, en présence de toutes les conditions requises, il a pu refuser de consacrer un nouveau PFRLR. Voir, à titre d’exemple le refus du Conseil de reconnaître la qualité de PFRLR au principe selon lequel la loi ne pourrait permettre aux accords collectifs de travail de déroger aux lois et règlements ou aux conventions de portée plus large que dans un sens favorable aux salariés. Ce « principe de faveur » était pourtant – si l’on en croit la jurisprudence antérieure du Conseil (97-388 DC du 20 mars 1997) – reconnu par une loi du 24 juin 1936, qualifié régulièrement par la Cour de cassation de principe fondamental et appliqué avec constance dans la jurisprudence tant judiciaire qu’administrative. Sur tous ces points, v. D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP, 2003, p.384. En outre, il convient de signaler que le Conseil d’État ne semble pas user des mêmes éléments d’identification que le Conseil constitutionnel. Ainsi la portée des références faites, par l’Assemblée générale du C.E. dans son avis du 9 novembre 1995, à l’ancienneté de la règle ainsi qu’à sa reconnaissance par des conventions internationales datant de 1957 et 1987 fait question. v. Assemblée générale, Avis n° 357.344 du 9 novembre 1995 ; B. Mathieu et M. Verpeaux. D. 1997, chr. 222. 52 Il s’agit d’abord d’un rapport d’identité, lorsque le PFRLR reprend la lettre d’une disposition législative considérée par le juge comme un principe fondamental ou que le législateur avait qualifié ainsi. On peut citer à titre d’exemple le principe de la liberté de l’enseignement, repris de l’article 31 de la loi de finances du 31 mars 1931 qui le qualifiait expressément de principe fondamental181. De même peut-on considérer que le principe fondamental de la liberté d’association est simplement repris de l’article 2 de la loi du 1er juillet 1901182. Le rapport d’identité consiste donc en une reprise littérale d’un énoncé législatif sans que le juge n’y ajoute rien. Le rapport peut être déductif, lorsque la consécration juridictionnelle du PFRLR marque le passage d’un énoncé législatif général à un énoncé constitutionnel particulier. Ainsi B. Genevois, alors secrétaire général du Conseil constitutionnel, considère que le PFRLR de la réserve de compétence au profit de la juridiction administrative « se déduit de textes législatifs adoptés sous la Seconde République (art. 6 de la loi organique du 3 mars 1849 sur le Conseil d’État), sous la IIIe République (loi du 24 mars 1872 portant organisation du Conseil d’État), et sous la IVe République (Ord. n°45-1708, 31 juillet 1945 sur Conseil d’État) »183. Sans doute le rapport de déduction repéré par le magistrat ne doit-il pas être entendu au sens que lui attribue la logique formelle. Il n’en reste pas moins, au sens que lui donne le langage naturel, un authentique rapport de déduction184. Le rapport de la loi au PFRLR peut aussi relever de l’induction. Placé devant une multiplicité de dispositions législatives de référence, le juge peut être amené à rechercher une unité, qu’elle soit nichée dans l’intention du législateur, dans la finalité des textes ou dans leur justification. Si aucune jurisprudence ne fait explicitement état d’un tel raisonnement, on a pu le trouver à l’œuvre dans des décisions importantes185. Le principe peut, enfin, être le produit d’une démarche synthétique lorsque le juge « rassemble […] des données éparses inscrites dans les lois républicaines pour les exprimer d’une façon plus cohérente [et] plus systématique »186. Il s’agit d’une analyse qualitative à 181 Voir C.C. n°77-87 DC du 23 novembre 1977, J.O. du 25 novembre 1977, p. 5530. C.C. n°71-44DC du 16 juillet 1971, préc. L’article en question affirme que « les associations de personne pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable ». 183 B. Genevois, cité par V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 125. 184 Notons que le juge constitutionnel n’a jamais présenté la consécration d’un PFRLR comme le produit d’une opération de déduction. 185 Ainsi le principe d’indépendance des professeurs d’université résulte notamment de textes relatifs à la réglementation des incompatibilités entre mandat parlementaire et appartenance à la fonction publique, si l’on en croit la décision n° 83-165 DC. Ici le principe dégagé est plus large que les textes visés, qui concernent des exceptions à la réglementation relative aux incompatibilités. 186 V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 129. 182 53 laquelle procéderait le juge, qui consacre alors des principes à la lumière de « l’économie générale d’une législation »187. Quelle que soit la méthode employée, et sans méconnaître la nature et l’intensité du pouvoir du juge, on peut avancer que, dans tous les cas où existe un texte législatif susceptible de supporter le PFRLR, il forme l’origine textuelle du principe constitutionnel. Au total, le double fondement textuel – constitutionnel et législatif – des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République donne à voir un enchevêtrement des niveaux normatifs. On peut parler d’enchevêtrement des niveaux normatifs dans la mesure où si la découverte du PFRLR procède d’un fondement constitutionnel et d’une source législative, c’est la confusion de ces deux niveaux normatifs qui donne naissance au principe constitutionnel188. Une telle combinaison pose problème au regard de la hiérarchie des normes. En effet la loi « engendre » matériellement le principe constitutionnel, et le principe constitutionnel s’impose à la loi qui devra lui être conforme. Il y a là une contradiction que la logique de la hiérarchie des normes ne parvient pas à résoudre. Dans le même ordre d’idées, on doit considérer que la décision du 16 juillet 1971, en invalidant une loi sur le fondement d’un PFRLR, établit clairement une hiérarchie formelle entre deux actes émis par le même organe189. Aussi peut-on souligner qu’une « loi peut devenir hiérarchiquement supérieure à une autre loi »190 ; autrement dit, une loi peut se convertir en norme supra-législative. Ce point ne paraît pas contestable. Le phénomène d’ascension de la norme législative n’en constitue pas moins une infraction au principe hiérarchique. 187 G. Vedel, « La loi des 16-24 août 1790. Texte ? Prétexte ? Contexte ? », RFDA, 1990, p. 698 et s., p. 706. D. Hofstadter nous semble traiter d’un phénomène analogue qu’il qualifie de « hiérarchie enchevêtrée » entendue comme l’« interaction entre des niveaux dans laquelle le niveau supérieur redescend vers le niveau inférieur et l’influence tout en étant lui-même en même temps déterminé par le niveau supérieur ». D. Hofstadter, Gödel, Escher et Bach. Les brins d’une guirlande éternelle, Paris, Interéditions, 1985, p. 799, cité par F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des F.U.S.L, 1987, 603 p., p. 213. 189 En ce sens, V. Champeil-Desplats considère que « la décision du 16 juillet 1971 n’ouvre pas seulement le champ des normes de référence du contrôle de constitutionnalité. En se référant à la notion de PFRLR pour invalider une loi, elle établit une hiérarchie formelle entre deux dispositions énoncées à l’origine par un même organe : le Parlement ». V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 149 ; v. aussi, O. Cayla, « Le Conseil constitutionnel et la science du droit », in Le Conseil constitutionnel a quarante ans, Paris, LGDJ, 1999, 221 p., pp. 106-141, spéc. p. 126-129. 190 V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 149. 188 54 En d’autres termes, l’enchevêtrement des niveaux exclut le principe hiérarchique comme mode d’articulation entre les catégories de normes visées. Pour comprendre cette articulation, il faut changer d’angle d’analyse et l’envisager comme un mouvement de récursion. §II. Un double mouvement de récursion Le mouvement de récursion n’est pas inédit dans notre ordre juridique. Il a fait l’objet d’analyses doctrinales191. On peut l’appréhender selon deux points de vue : matériel (A) ou organique (B). A. Une récursion normative matérielle La déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi fondée sur la méconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République révèle une situation paradoxale. En effet, alors que le principe constitutionnel est une norme de référence du contrôle de la loi et la subordonne effectivement, on peut soutenir que la loi engendre le PFRLR. Pour réduire le paradoxe, on pourrait objecter qu’il ne s’agit pas, dans les deux cas, des mêmes « lois » : l’une est la « signification objective de l’acte de volonté » du législateur actuel – objet du contrôle de constitutionnalité – l’autre est la norme contenue par un acte émis en la forme législative par le législateur des première, seconde et troisième 191 Comme tel, le phénomène a déjà pu être mis en lumière. En ce sens, M. Virally écrivait qu’« on ne saurait affirmer a priori qu’une norme ne peut en aucun cas modifier celle dont elle tire sa validité » (M. Virally, La pensée juridique, op. cit., p. 174).Sur la question, de manière générale, v. F. Ost et M. Van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit…, op. cit., Le système juridique…, op. cit., ainsi que De la pyramide au réseau…, op. cit. ; v. aussi D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, 211 p., p. 33 et s. Sur les théories de l’autopoïétique du droit, qui ne seront pas traitées ici, v. N. Luhmann, « L’unité du système juridique », APD, 1986-31, p. 163 et s. ;; L. Dethier, « Le droit par la bande. Sur la logique du dispositif discursif juridique », RIEJ, 1990-25, p. 1 et s. ; G. Teubner, « L’ordre social par le « bruit législatif » ? La fermeture autopoïétique comme problème de régulation juridique », APD, 1987-32, p. 249 et s., du même auteur, Le droit, un système autopoïétique, Paris, PUF, 1993, 304 p., ainsi que Droit et réflexivité. L’auto-référence en droit et dans l’autoorganisation, Bruxelles, Story Scienta, LGDJ, 1994, 410 p. Pour une présentation générale et critique, v. F. Ost, « Entre ordre et désordre : le jeu du droit. Discussion du paradigme autopoiétique appliqué au droit », APD, 1986-31, p.132 et s. 55 République192. Cependant l’argument ne porte pas. Ce ne sont pas les normes, en tant que telles, qui nous intéressent mais les catégories normatives, ou plus exactement leur niveau hiérarchique. Or dans cette perspective, peu importe que la loi date des Républiques d’hier ou d’aujourd’hui, pour autant qu’elle ait été promulguée et reste en vigueur. Le fait qu’un PFRLR soit consacré sur son fondement inverse « la chaîne normative ». Nous touchons là à l’une des manifestations du phénomène décrit par M. DelmasMarty lorsqu’elle développe l’idée de hiérarchie inversée : « l’image de la boucle introduit l’idée d’une interaction qui n’entraîne pas forcément la disparition de toutes les hiérarchies, mais plutôt leur enchevêtrement et, par là même, l’apparition de nouveaux modes d’engendrement du droit […] [lorsque l’enchevêtrement se produit dans un ordre juridique hiérarchisé ou partiellement hiérarchisé, le nouveau mode d’engendrement a] pour effet d’inverser les niveaux normatifs en faisant participer le niveau inférieur à la détermination des normes de niveau supérieur, et favorisant ainsi l’apparition de hiérarchies “inversées” »193. Nous ne pouvons faire pleinement nôtre cette analyse, qui nous paraît méconnaître une des dimensions essentielles du principe de hiérarchie entre les normes : « le processus reste toujours linéaire et “unidirectionnel” »194. Du point de vue de la hiérarchie entre les normes, la norme supérieure a toujours un caractère déterminant pour la norme inférieure195. Autrement dit, inverser la hiérarchie, c’est la nier. Dire qu’elle s’est retournée – et sur ce point, nos développements sont en parfait accord avec les constats établis par M. Delmas-Marty – c’est 192 Entendu lato sensu puisqu’une ordonnance peut supporter un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Voir C.C. n° 02-461 DC du 29 août 2002, JO du 10 septembre 2002 p. 14953, cons. n° 26 : « Considérant que l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge, comme la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées, ont été constamment reconnues par les lois de la République depuis le début du vingtième siècle ; que ces principes trouvent notamment leur expression dans la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale des mineurs, la loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante ; que toutefois, la législation républicaine antérieure à l'entrée en vigueur de la Constitution de 1946 ne consacre pas de règle selon laquelle les mesures contraignantes ou les sanctions devraient toujours être évitées au profit de mesures purement éducatives ; qu'en particulier, les dispositions originelles de l'ordonnance du 2 février 1945 n'écartaient pas la responsabilité pénale des mineurs et n'excluaient pas, en cas de nécessité, que fussent prononcées à leur égard des mesures telles que le placement, la surveillance, la retenue ou, pour les mineurs de plus de treize ans, la détention ; que telle est la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de justice des mineurs » (souligné par nous). 193 M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 186 p., p. 102. 194 F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 187. 195 Cette linéarité peut prendre deux sens inverses selon le point de vue auquel on se place : du bas vers le haut si l’on regarde du côté de la transmission de la validité qui s’écoule à partir de la norme suprême ; du haut vers le bas si l’on considère le processus d’engendrement d’une norme nouvelle qui n’est jamais que la concrétisation de la norme haute. 56 dire qu’elle s’est écroulée, laissant place à une autre figure, seule à même de décrire cet autre mouvement. Cette figure, c’est celle de la récursion normative. Nous parlons de récursion normative pour décrire un renversement du rapport d’engendrement entre les normes, lorsque la norme basse engendre la norme haute. C’est alors le seul rapport de contenu normatif à contenu normatif que nous examinons. De ce seul point de vue – on peut parler de récursion normative matérielle pour spécifier le rapport analysé – les rapports de la loi au PFRLR donnent à voir une détermination législative de la norme constitutionnelle. C’est dire que le rapport d’engendrement est effectivement inversé, et que, partant, la hiérarchie est supprimée. Comme tel, l’argument n’est pas admis par la doctrine constitutionnaliste qui examine les rapports de la loi au principe constitutionnel en postulant la valeur hiérarchique de chaque norme et entreprend d’expliquer leur interaction conformément à ces postulats. À cet égard, l’analyse proposée par F. Luchaire est significative. L’auteur affirme que « ce qui a reçu valeur constitutionnelle, ce n’est pas la loi consacrant un principe, mais ce principe luimême »196. Autrement dit, la hiérarchie demeure, puisque la loi reste cette norme subordonnée à la Constitution qu’elle n’a jamais cessé d’être. À nouveau l’argument peut se prévaloir de la jurisprudence constitutionnelle qui invite à constater l’autonomie du principe par rapport à la loi qui le supporte. Ainsi le juge est-il parfois conduit, au sein du même texte, à distinguer entre le fondamental et l’accessoire ou le contingent, seul le premier se voyant reconnaître valeur constitutionnelle197. De même, on constate qu’une fois consacré, le principe peut se voir doter d’un champ d’application plus large que celui de la loi qui lui servait de support, ce qui plaide en faveur de la distinction du contenu et du contenant198. Tirant les conséquences de ce constat, certains ont même pu considérer que ce n’était pas véritablement la loi qui se voyait élever au rang constitutionnel mais la ratio legis : le PFRLR se comprend alors comme 196 F. Luchaire, La protection constitutionnelle des droits et libertés, op. cit., p. 36. En ce sens, le principe de la liberté de l’enseignement, consacré dans la décision du 23 novembre 1977, C.C. n° 77-87 DC, Rec. p 42. Dans cette espèce, la distinction apparaît clairement en raison du rapport particulièrement lâche qu’entretenaient les dispositions de la loi du 31 mars 1931 avec ladite liberté. La loi en question est une loi de finances ; reste qu’elle précise justement que la liberté d’enseignement est un « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Sur cette décision, v. not. P. Avril et J. Gicquel, Pouvoirs, 1978, n° 5, p. 5 ; L. Favoreu, RDP, 1978, p. 830 ainsi que, du même auteur, « La reconnaissance par les lois de la République de la liberté d’enseignement comme principe fondamental », RFDA, 1985, p. 597 et s. 198 L’exemple des droits de la défense est souvent cité. Initialement énoncé dans des textes de procédure pénale, il vaut désormais – comme PFRLR – pour toute procédure susceptible de donner lieu à sanction. V. C.C. n° 7670 DC du 2 décembre 1976, JO du 7 décembre 1976, p. 7052 [application du principe en matière pénale] et C.C. n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, JO du 22 juillet 1977, p. 3885 [application du principe en matière administrative]. 197 57 « un principe délibérément conçu comme fondamental par les législateurs républicains »199. Dans tous les cas, le raisonnement repose sur une distinction entre la norme qui forme le principe fondamental érigé en principe constitutionnel et l’acte législatif qui en est un simple support matériel. La hiérarchie entre les normes serait ainsi maintenue, en vertu de cette distinction entre l’acte juridique et la norme qu’il formule. Nous n’entendons pas contester la validité intrinsèque de la distinction entre l’acte et la norme juridique. Sur ce terrain, les références classiques restent les écrits d’Hans Kelsen et de Charles Eisenmann200, qui posent une définition objective de l’acte juridique à partir de l’ordre juridique201 : « les actes juridiques […] ce sont les modes d’édiction des normes juridiques, ou encore les opérations ou procédures de création des normes juridiques »202. Ces actes, pour être considérés comme des actes spécifiquement juridiques, doivent donc être institués par l’ordre juridique. C’est suivant ce raisonnement qu’on peut expliquer le rapport entre la norme et l’acte comme un rapport de stricte interdépendance aujourd’hui largement admis : « l’acte juridique forme le support, le procédé d’édiction de la norme ; la norme juridique se comprenant comme “la signification de cet acte” »203. Ramenée au problème qui nous intéresse, cette approche semble tout à fait opératoire : l’instrumentum loi porte une norme – ici un principe fondamental – que le juge, titulaire d’une habilitation constitutionnelle, considère digne d’être intégrée à l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle. Ce faisant la norme change de support, passant de l’acte législatif à l’acte constitutionnel204. 199 S. Rials, « Les incertitudes de la notion de Constitution sous la V e République », art. cit., p. 596. Dans le cas de l’indépendance des juridictions, la recherche de la ratio legis aurait permis de passer outre l’existence d’un certain nombre d’exception au principe pour l’ériger en PFRLR. La recherche de cette intention première permettrait d’écarter toute automaticité dans le processus de reconnaissance des PFRLR. Sur ce point, v. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 131. 200 v. C. Eisenmann, Cours de droit administratif, Paris, Les cours de droit, LGDJ, 1983. Voir, « Les actes de l’administration » (1949-1950) T. II., p. 13 ; « Les actes juridiques du droit administratif » (1956-1957), T. II., p. 337 ; « Les actes juridiques du droit administratif » (1957-1958), T. II., p. 497 ; « Le régime des actes administratifs unilatéraux » (1959-1960), T. II., p. 675. Pour une présentation des critiques adressées par l’auteur aux théories civilistes de l’acte juridique ainsi qu’à celle construite par Duguit, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions, th. cit., microfichée, p. 65 et s. ainsi que Qu’est ce qu’une règle de droit, Paris, O. Jacob, 1997, 302 p., p. 271 et s. 201 Contrairement aux constructions « privatistes » qui caractérisent l’acte juridique en relation avec l’intention de son auteur de produire des effets de droit. Voir à titre d’exemple, G. Cornu, Vocabulaire juridique, op. cit., entrée acte juridique. 202 C. Eisenmann, Cours de droit administratif, « Les actes juridiques de l’administration », 1956-157, p. 351. 203 H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 7. Reste à préciser qu’Eisenmann distingue entre le negotium et l’instrumentum de l’acte juridique, admettant par là l’hypothèse d’un acte juridique non-écrit. 204 L’affirmation implique de considérer que les PFRLR sont ainsi « supportés » par le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. 58 C’est précisément ce passage qu’il convient d’analyser. Il nous paraît en effet singulièrement problématique au regard des canons de la théorie positiviste du droit et, le référence à l’autorisation – implicite – formulée par le Préambule de la Constitution de 1946 ne change rien au problème. Pour comprendre la difficulté que nous voudrions pointer, il faut revenir à la définition de la juridicité de la norme dans la théorie formelle du droit. Pour simplifier à l’extrême, on peut dire que la validité d’une norme est, si l’on en reste à un point de vue positiviste, affaire d’appartenance à l’ordre juridique205. La juridicité de la norme ne dérive pas de ses qualités intrinsèques, de sa structure logique ou de son contenu, mais de son intégration au système juridique. Pour dire les choses simplement, le droit se conçoit à partir de tout le droit : l’essence juridique, si l’on peut dire, caractérise l’ordre juridique dans son ensemble et irrigue, par ricochet, ses éléments constitutifs. Cette « irrigation » s’opère par la liaison du tout et de ses parties, liaison consistant en un rapport d’appartenance et précisément d’inclusion, d’intégration. Dans cette perspective, la question du mode d’inclusion de la règle de droit à l’ordre juridique devient centrale, et le principe hiérarchique joue un rôle essentiel puisqu’on ne conçoit l’intégration au système juridique que sur un mode hiérarchique. Qu’on l’appelle juridicité, normativité ou validité, le caractère spécifiquement juridique de la règle lui vient de son intégration à la hiérarchie des normes étatiques. C’est seulement parce qu’elle est hiérarchisable et hiérarchisée que la règle est juridique. Point de norme juridique sans intégration à un ordre juridique, et point d’intégration qui n’opère par hiérarchisation ; telle est la grande leçon que l’on peut tirer des enseignements normativistes. Ramenées à la question des PFRLR, ces observations apparaissent décisives. En effet, pour que la norme dont il est ici question – i. e. un principe que l’organe compétent aura pu considérer comme fondamental – puisse revêtir la qualité de norme juridique, elle a dû en passer par le processus d’intégration au système juridique, dont on a compris qu’il ne joue que 205 C’est le grand renversement que N. Bobbio attribue à Kelsen et à sa théorie de l’ordre juridique : « l’essence du droit ne sera dorénavant pas, selon la nouvelle prospectrive kelsénienne, recherchée dans telle ou telle caractéristique des normes, mais dans la caractéristique de cet ensemble de normes constituant l’ordre juridique. Le droit est un ordre de contrainte […]. D’où l’inversion du mode traditionnel de poser le problème de la définition du droit : un ordre juridique n’est pas celui qui se compose de normes contraignantes, mais sont des normes juridiques celles qui appartiennent à un ordre de contrainte », Essais de théorie du droit, Paris, Bruylant LGDJ, 1998, 289 p., p. 216. 59 sur un mode hiérarchique. Or ce processus d’intégration / hiérarchisation des normes au système juridique s’opère, si l’on se place au point de vue formaliste, selon les coordonnées procédurales et formelles de l’acte juridique qui la porte, et non en fonction de la valeur – axiologique ou logique – de la norme. Dès lors, nous nous trouvons face à une alternative assez simple : soit le PFRLR est une norme juridique née de la décision du juge, et nous sommes confrontés à un phénomène de récursion organique206 ; soit la norme préexiste à l’intervention de l’organe qui énonce le PFRLR, et force est d’admettre que sa venue au monde du droit s’est réalisée par son intégration au système en qualité d’acte juridique de niveau législatif. La distinction entre la norme et l’acte juridique n’est donc d’aucun secours pour considérer que l’origine législative du PFRLR ne porte pas atteinte à la hiérarchie entre les normes. Au contraire, elle permet de mettre au jour le lien originel entre le texte de loi et le principe fondamental qu’il formule, le premier donnant sa valeur au second. De même, elle permet de souligner l’impossibilité, au plan conceptuel, de séparer la norme juridique du niveau hiérarchique de l’acte qui la formalise. En conséquence, même si ce qui a reçu valeur constitutionnelle n’est pas l’acte législatif consacrant un principe, mais ce principe lui-même, nous devons considérer, dans la mesure où ce dernier est un principe de niveau législatif, que la norme législative détermine la norme constitutionnelle : elle est constitutionnalisée. Il y a là un mouvement de récursion matérielle. On doit parler de récursion normative et matérielle dans la mesure où le rapport d’engendrement, constitutif de la hiérarchie, est inversé en tant qu’il opère entre les normes et ce, dans sa seule dimension matérielle. Rappelons en effet qu’au point de vue formel, le principe fondamental reconnu par les lois de la République trouve son fondement dans une norme constitutionnelle qui l’habilite207. Si la norme du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 est une norme muette208 – « le défaut du texte est […] [qu’il] ne veut rien dire »209 –, il est inutile de former l’hypothèse d’une prédétermination matérielle des principes « découverts » par le juge sur son fondement. 206 v. infra. p. 61. C’est dans cette mesure, et dans cette mesure seulement que l’on peut admettre que l’alinéa en question est doté d’une portée autoréférentielle. 208 Rappelons que le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose qu’« au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le Peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». 209 La formule est de G. Vedel qui considérait d’ailleurs que « le membre de phrase en question n’a qu’une valeur sentimentale et le sens d’un rappel à l’œuvre de liberté accomplie par la République », Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1952 réimp. 2002, p. 324. 207 60 En somme, avec la « récursion normative matérielle », la hiérarchie est tout simplement inversée. Lorsque l’on examine la situation du point de vue organique, les enseignements sont comparables. B. Une récursion organique Lorsque l’on s’interroge sur la nature du rapport qu’entretiennent la loi des Républiques passées et le principe fondamental constitutionnalisé, le point de vue organique invite à centrer l’analyse sur le juge constitutionnel, qui s’est reconnu compétent pour « énoncer » les principes fondamentaux reconnus par le législateur. Une telle compétence emporte un certain nombre de conséquences sur le terrain de la hiérarchie des normes envisagée dans sa dimension organique. Dans une perspective hiérarchique, le juge est considéré comme un organe d’application d’une norme produite par un autre : le législateur constitutionnel. Ainsi apparaît-il comme le serviteur de la norme constitutionnelle, qui s’impose à lui. Cette subordination se traduit, d’un point de vue organique, par la soumission du juge au législateur constitutionnel, et l’on envisage traditionnellement leurs rapports à partir d’une distinction entre activités de production et d’application du droit. Sur cette base, l’une des conséquences logiques de la conception de l’ordre juridique comme ensemble hiérarchisé réside dans « le fait que l’application d’une norme juridique constitue une activité subordonnée par rapport à sa création et qu’il ne peut exister entre elles qu’une relation purement linéaire et hiérarchique, l’inférieure étant toujours fondée et déterminée par la supérieure »210. C’est donc à partir du principe de séparation des pouvoirs qu’on établit une hiérarchie entre les organes législatif et juridictionnel : au premier, le second est logiquement et nécessairement soumis211. Une telle représentation des rapports du juge et du législateur constitutionnel est d’ailleurs au principe de l’admission du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi dans un 210 F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, FUSL, 1987, p. 183. F. Ost et M. van de Kerchove insistent sur la nature paradigmatique de cette représentation « s’il est une représentation qui paraît traditionnellement dominer la pensée juridique, c’est certainement l’idée que le droit est un système fondamentalement hiérarchisé. L’une des conséquences apparemment les plus évidentes qui en découle réside dans le fait que l’application d’une norme juridique constitue une activité subordonnée par rapport à sa création et qu’il ne peut exister entre elles qu’une relation purement linéaire et hiérarchique, l’inférieure étant toujours fondée et déterminée par la supérieure », in Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 183. 211 61 cadre formellement démocratique : c’est parce qu’il est un organe d’application de la norme produite par le législateur constitutionnel que le juge peut s’opposer à la loi. Ceci étant rappelé, on peut définir simplement la notion de récursion appliquée aux organes. Elle désigne, encore, un renversement de la hiérarchie : ici, l’organe bas dit la norme haute212, il produit la norme qu’il a pour mission d’appliquer. En d’autres termes, il y a récursion organique lorsque l’organe juridictionnel – l’organe d’application de la norme constitutionnelle – détermine librement et complètement le contenu de la norme qu’il applique. Lorsqu’une telle hypothèse se trouve réalisée, le juge n’est plus subordonné à la norme puisqu’il en devient l’auteur. Corrélativement, il n’est plus subordonné à l’organe producteur de la norme constitutionnelle – i. e. le législateur constitutionnel – puisque, les activités de production et d’application de la norme étant concentrées entre ses mains, la distinction entre un organe d’application et un organe de production n’est plus opératoire. Dans ce cadre, il nous semble possible d’avancer que la consécration jurisprudentielle des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République subvertit la hiérarchie des normes. Il est clair en effet que l’organe juridictionnel, sur le fondement de l’habilitation qu’il découvre dans les termes du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, produit une norme constitutionnelle nouvelle à chaque fois qu’il consacre un nouveau PFRLR. Dans cette mesure, la distinction entre les activités de production et d’application de la norme est impossible, et la subordination du juge à l’acte de volonté du législateur constitutionnel ne trouve plus à s’appliquer213. En d’autres termes, la hiérarchie organique est supplantée par un mouvement en forme de récursion. 212 Sur ce point, v. D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité. Vers un nouveau paradigme de la connaissance ?, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, 211 p., p. 33 et s., p. 42 et s. 213 On l’aura compris, ce n’est pas à partir d’une conception « réaliste » de l’activité d’interprétation à laquelle se livre nécessairement le juge dans le cadre de son activité d’application du droit que nous appréhendons les rapports du juge à la norme constitutionnelle. Selon cette théorie, une norme est la signification d’un acte de volonté, et cette signification est déterminée au moment de l’application de l’acte par l’organe compétent pour l’interpréter. L’interprète est conçu comme l’auteur de la norme qu’il applique : sans lui, elle resterait à l’état d’énoncé linguistique sémantiquement indéterminé. En outre, l’interprète est présenté comme un organe juridiquement libre : il met en œuvre une compétence discrétionnaire puisque, par hypothèse, aucune norme préexistante ne saurait encadrer son action. Ainsi l’interprétation équivaut à une libre création de la norme. Par suite, la question de la validité juridique de la norme se déplace, elle ne procède pas du rapport – hiérarchique – articulant la norme considérée avec la norme qui la fonde, mais de la qualité de l’interprète. En dernière analyse, c’est l’interprète authentique – celui dont l’interprétation n’est pas susceptible d’être réformée par une juridiction supérieure – qui produit une norme valide. Une telle théorie « réaliste » de l’interprétation emporte une inversion des termes de la hiérarchie des normes et des organes (sur cette question, voir F. Ost et M. van de Kerchove, « De la bipolarité des erreurs ou de quelques 62 Considérer que l’énonciation jurisprudentielle des PFRLR doit s’analyser comme un renversement de la hiérarchie implique de prendre la juste mesure de l’action normative du juge en la matière. Formellement, le juge intervient sur le fondement d’une habilitation constitutionnelle et le rapport hiérarchique est donc conservé. La nature générique de la référence faite aux PFRLR dans le Préambule de la Constitution de 1946 peut être comprise comme autorisant, voire obligeant, les organes constitués à rechercher, identifier et consacrer ces principes. En ce sens, L. Hamon affirme que la disposition susmentionnée « habilite et oblige même le Conseil constitutionnel à énoncer de tels principes »214. Seuls les organes susceptibles de consacrer un PFRLR avec l’autorité de la chose jugée seraient implicitement visés par l’alinéa 1er du Préambule de 1946215. La Constitution, dotée d’une dimension autoréférentielle, attribue sa propre valeur à certains énoncés principiels que le juge a pour mandat d’identifier. Dans cette perspective, le juge se borne à un travail de qualification juridique du principe en cause, en application de la Constitution. Autrement dit, au plan formel, la soumission du juge à la Constitution n’est pas remise en cause et la subordination de l’organe d’application à l’organe de création du droit constitutionnel paraît maintenue. paradigmes de la science du droit », APD, 1988, t. 33, p. 177 et s., spéc. p. 199 et s. ; D. de Béchillon, « Réflexions critiques », RRJ, 1994-1, p. 247 et s., spéc. p. 252 et s.). Dans la mesure où la norme naît de son interprétation, la hiérarchie entre les normes ne peut préexister à l’intervention de l’interprète. Ramenée à la hiérarchie entre les organes de création et d’application du droit, une telle proposition inverse les termes du rapport tel qu’il est traditionnellement conçu. Ici, l’organe d’application (si l’expression a encore un sens) est l’organe supérieur, et ce que nous qualifions de récursion organique fait figure de principe dès lors que le juge détermine toujours discrétionnairement le contenu de la norme haute. Michel Troper n’est pas le seul auteur à construire et défendre ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « théorie réaliste de l’interprétation ». Considérant toutefois qu’il est sans doute celui dont la pensée est la mieux connue dans l’hexagone et celle à laquelle il est traditionnellement fait référence sur cette question, nous nous bornons à renvoyer à ces principaux ouvrages. V. spéc. les deux recueils d’articles : Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, 358 p. et Théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, 2001, 334 p. ; on lira par ailleurs avec intérêt la 37ème livraison de la revue Droits, consacrée à l’auteur, v. spéc. l’article de R. Guastini, « Michel Troper sur la fonction juridictionnelle », p. 111 et s. Pour une analyse critique des thèses développées par l’auteur, voir par ex., D. de Béchillon, « Réflexions critiques », art. cit. ainsi que O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme. Pour un débat sur l’interprétation », RFDC, 2002, p. 789 et s. 214 L. Hamon, Les juges de la loi, Paris, Fayard, 1987, p. 251, cité par V. Champeil-Desplats, Les PFRLR, op. cit., p. 167. 215 En ce sens, V. Champeil-Desplats, ibid, qui s’autorise de l’opinion de J. Rivero. Étant entendu que cette proposition intègre les juges dits ordinaires et ne réserve pas au seul Conseil constitutionnel le monopole d’énonciation des PFRLR contrairement à ce que pouvait souhaiter un certain nombre de constitutionnalistes arguant des principes de sécurité juridique et de stabilité constitutionnelle. Sur ces points, v. B. Matthieu et M. Verpeaux, « La reconnaissance et l’utilisation des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et le juge : la contribution de l’arrêt Koné du Conseil d’État à l’analyse de la hiérarchie des normes en matière de droits fondamentaux », D. 1997, chr. 221. 63 Mais l’argument revient à reconnaître un pouvoir normatif au juge, habilité à ajouter des normes au corpus constitutionnel. Lorsqu’on se place sur le terrain matériel, c’est-à-dire lorsqu’on considère les rapports normatifs et organiques en termes de contenu, l’argument tiré du double fondement textuel des PFRLR reste sans portée. S’agissant du fondement constitutionnel, l’habilitation vaut en effet délégation du pouvoir législatif constitutionnel216. L’indétermination de la norme du premier alinéa du Préambule de 1946 impose de regarder celui-ci comme une norme d’habilitation à l’adresse du juge aux fins de constitutionnalisation de principes fondamentaux : elle le dote d’une compétence sans encadrer son exercice. Autrement dit, elle délègue un pouvoir discrétionnaire. Quant à la source législative du PFRLR, elle n’interfère pas par elle-même dans le processus de constitutionnalisation de la norme ; or, c’est précisément cette opération de qualification juridique qui fait du juge un organe producteur de normes constitutionnelles217. Nous sommes bien confrontés à un mouvement de récursion organique : l’organe bas détermine seul et librement la norme haute. Le juge ne détient évidemment pas un pouvoir de révision constitutionnelle. En effet, la révision vise la « modification de la Constitution au sens formel », par la mise en œuvre « des normes de production de normes constitutionnelles »218. Il est cependant possible de soutenir que, lorsqu’il consacre un PFRLR, le juge est un organe de « modification constitutionnelle ». Par convention, nous admettrons en effet que toute altération de l’intégrité de l’ensemble constitutionnel, par adjonction ou retrait d’une norme constitutionnelle, opérée 216 On doit noter, avec Michel Troper que le législateur constitutionnel « accorde valeur constitutionnelle à des textes futurs ou anciens […] qu’il n’identifie pas et qui seront qualifiés de fondamentaux par une autorité juridictionnelle » ; or le législateur n’étant pas en mesure « de prévoir l’usage que l’autorité juridictionnelle fera de son pouvoir, tout se passe comme s’il lui avait conféré un pouvoir constituant ». M. Troper, Préface à l’ouvrage de V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 10 217 C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de J. Roux lorsqu’il affirme que « même dans le cas le plus simple, le plus rare aussi, où une loi républicaine désigne le principe en une formule ramassée […] [le] juge est tout de même amené à consacrer une norme constitutionnelle jusqu’alors absente de la lettre de la Constitution. Et dans les autres cas [où la loi ne se fait pas explicite], son pouvoir normatif se manifeste de manière encore plus accusée ». J. Roux, « La reconnaissance par le Conseil constitutionnel du principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la justice des mineurs (À propos de la décision n°2002-461 DC du 29 août 2002) », RDP, 2002, p. 1731 et s., p. 1749. 218 Dans une définition stricte, la « norme de révision » désigne les normes posant explicitement les conditions de production ou de validité des normes constitutionnelles. Ainsi, dans la Constitution française de 1958, seul le dispositif de l’article 89 peut être regardé comme doté de la signification d’une norme de révision. Au contraire, la réforme constitutionnelle de 1962 s’analyse comme le produit d’une modification et non d’une révision de la Constitution. De ce point de vue, tout ce que l’on peut déduire de la mise en œuvre de l’article 11 est une altération de l’intégrité du corpus constitutionnel par réformation du dispositif de l’article 7. 64 par tout moyen juridique autre que l’application des normes de révision219 consiste en une modification de la Constitution. Sur cette base, il apparaît qu’en consacrant de nouveaux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, le juge constitutionnel modifie systématiquement la Constitution en y ajoutant de nouvelles normes220. On peut donc à la fois regarder le juge comme un législateur constitutionnel lorsqu’il consacre un nouveau PFRLR puisque, ce faisant, il ajoute une norme nouvelle au système constitutionnel, et comme un organe dépourvu de tout pouvoir dans le cadre du processus de révision de la Constitution : il peut modifier la Constitution, mais il ne peut pas la réviser. La consécration d’un PFRLR peut du reste inciter le pouvoir de révision à intervenir. À cet égard, le cas du PFRLR dégagé par le Conseil d’État, selon lequel l’État doit se réserver le droit de refuser l’extradition pour les infractions qu’il considère comme des infractions à caractère politique, est tout à fait remarquable221. Saisi d’une demande d’avis par le Premier ministre222, sur la question de savoir si l’introduction dans l’ordre interne du dispositif de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen était de nature à se heurter à des obstacles tirés de règles ou principes de niveau constitutionnel223, le Conseil d’État répond par la positive. Il considère en effet que ladite « décison-cadre ne paraît pas assurer le respect du principe rappelé par [lui-même] dans son avis du 9 novembre 1995 « selon lequel l’État doit se réserver le droit de refuser l’extradition pour les infractions qu’il considère comme des infractions à caractère politique ». Il s’agit là d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, ayant à ce titre valeur constitutionnelle en vertu du Préambule 219 Par ailleurs, l’intérêt du concept de modification constitutionnelle, tel que nous l’utilisons, consiste à permettre de désigner le juge constitutionnel comme un producteur de droit constitutionnel alors même que les normes sur la production de normes constitutionnelles ne le mentionnent pas et ne peuvent donc constituer une habilitation à son adresse. Admettre une pluralité de mode de production du droit constitutionnel, par le truchement du concept de modification constitutionnelle, nous semble rendre justice à l’œuvre du juge : la « découverte » de PFRLR, sur le fondement du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, en constitue une bonne illustration. Ainsi le juge, organe de modification constitutionnelle, est un organe de production de normes de niveau constitutionnel. Comme l’explique D. – G. Lavroff, le juge est un « pouvoir constituant secondaire [car] il peut émettre ou constater des règles de valeur constitutionnelle », « À propos de la Constitution », Mélanges en l’honneur de P. Pactet, op. cit., p. 294. 220 L’habilitation constitutionnelle tirée du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ne change rien à la nature de l’opération menée par le juge puisque la norme de ce texte ne saurait être comprise comme une norme de révision. 221 Le Conseil d’État a consacré ce PFRLR dans le cadre de sa fonction consultative, mais les enseignements qu’on peut tirer de l’épisode de 2003 sont transposables à la « découverte » d’un PFRLR dans le cadre de l’exercice de la fonction juridictionnelle. 222 Le Conseil d’État est saisi sur le fondement de l’article 23 de l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 aux termes duquel : « Le Conseil d’État donne son avis (…) sur toutes les questions pour lesquelles son intervention est prévue par des dispositions législatives ou réglementaires, ou qui lui sont soumises par le Gouvernement ». 223 voir C.E., avis n° 368282, 26 septembre 2002, Rapport Public 2003, Paris, La Documentation française, 2003, p. 192. 65 de la Constitution de 1946, qui n’a jamais été reconnu par le Conseil constitutionnel224. En conséquence, la révision du 25 mars 2003 intervient pour permettre la transposition de la norme communautaire incriminée en portant dérogation au principe fondamental reconnu par les lois de la République découvert par le Conseil d’État225. On peut donc constater que la hiérarchie entre les organes est tenue en échec : l’organe d’application de la Constitution produit seul une norme de niveau constitutionnel ; consécutivement, le pouvoir de révision, ne peut surmonter la norme émise par l’organe d’application, mais simplement lui apporter dérogation. Comme nous le verrons plus avant, la production d’une norme constitutionnelle dont l’objet consiste à déroger à une autre norme de niveau constitutionnel révèle l’égalité de valeur des normes en cause226. La récursion organique est donc établie. Au total, on constate que les PFRLR constituent une catégorie de normes constitutionnelles singulièrement problématiques au regard de la représentation traditionnelle de l’ordre juridique comme un ensemble structuré selon un modèle linéaire hiérarchique. Parce qu’ils trouvent leur origine dans des normes de rang législatif tout en disposant d’un fondement constitutionnel, ils révèlent un enchevêtrement des niveaux normatifs rebelle à toute description articulée en termes hiérarchiques. Certes, la hiérarchie n’est jamais totalement absente, et le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 garantit son maintien au plan formel. Il n’en reste pas moins qu’elle est inversée au plan matériel, et globalement subvertie par un mouvement de récursion qui tient en échec la représentation traditionnelle de la Constitution, comme ensemble de normes délimité par application d’une grille d’analyse hiérarchique. 224 Notons d’ailleurs que le Conseil d’État se fonde sur des critères d’identification du PFRLR qui diffèrent de ceux retenus par le Conseil constitutionnel. Dans l’avis, précité, du 9 novembre 1995 le Conseil d’État concluait qu'eu égard à la constance et à l'ancienneté de la règle exprimée par la loi du 10 mars 1927 et par les conventions signées par la France, le principe selon lequel l'État doit se réserver le droit de refuser l'extradition pour les infractions qu'il considère comme des infractions à caractère politique constitue un PFRLR. 225 Loi constitutionnelle n° 2003-267 du 25 mars 2003, JO du 26 mars 2003. Révision de l’article 88-2 de la Constitution par ajout d’un alinéa ainsi rédigé : « La loi fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen en application des actes pris sur le fondement du traité sur l’Union européenne ». 226 Sur ce point, v. infra, Partie II, Titre II, Chapitre II, p. 334 et s. 66 Conclusion du Chapitre I Envisagée comme rapport d’articulation entre les normes, la hiérarchie se dédouble en un rapport ascendant de conformité – la norme basse est soumise à une obligation de stricte adéquation aux prescriptions de la norme haute – et un rapport descendant d’engendrement – la norme haute fonde l’existence et encadre le contenu de la norme basse. Or l’analyse du droit positif donne à voir un rapport hiérarchique tenu en échec, pour certaines normes législatives, dans l’une et l’autre de ses deux dimensions. Un tel constat entraîne mécaniquement l’inapplicabilité du principe hiérarchique comme critère de délimitation de la Constitution par exclusion des normes infra-constitutionnelles. C’est en ce sens que nous parlons d’exclusion très partielle des normes de rang législatif. D’une part en effet, l’analyse des lacunes du système de garantie juridictionnelle de la Constitution révèle des situations où la norme législative peut déroger à la norme constitutionnelle. Ainsi, faute de sanctions adéquates, le rapport hiérarchique – pris dans sa dimension coercitive – apparaît neutralisé (Section I). D’autre part, si au plan formel toutes les normes législatives trouvent, directement ou non, le fondement de leur validité dans la norme constitutionnelle, et si dans cette mesure, le rapport hiérarchique – pris dans sa dimension générative – paraît respecté, les choses sont moins simples lorsqu’on examine le contenu de certaines normes constitutionnelles. L’analyse de la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République permet de mettre au jour un renversement du rapport d’engendrement au sens où, ici, c’est la norme législative qui détermine le contenu du principe de valeur constitutionnelle. Dans cette mesure, le rapport hiérarchique est subverti (Section II). 67 Chapitre II. L’exclusion à géométrie variable des normes « intermédiaires » L’expression de normes « intermédiaires », que nous forgerons pour les besoins de la cause, désigne des normes qu’il est difficile de situer précisément dans l’ordre juridique hiérarchisé, en raison de leur proximité avec la Constitution. Il s’agit des lois organiques d’une part, du règlement des assemblées d’autre part. Tel que nous l’employons, l’adjectif intermédiaire ne désigne pas un rang dans la hiérarchie mais une fonction d’application de la Constitution. En clair, les normes sont dites « intermédiaires » parce qu’elles interviennent directement pour appliquer la Constitution qui habilite à cette fin certains organes. Ces normes « intermédiaires » nous intéressent au premier chef, dans la mesure où leur régime juridique pose problème du point de vue de la hiérarchie entre les normes et de la définition formelle de la Constitution. La soumission à la Constitution de ces normes infraconstitutionnelles semble réalisée, puisque le rapport hiérarchique est vérifié dans sa double dimension générative et coercitive (Section I). Cette première constatation n’interdit cependant pas d’observer un phénomène d’intégration de certaines des normes « intermédiaires » au système constitutionnel (Section II). Section I. Un principe hiérarchique apparemment respecté De prime abord, on peut penser que le contrôle des lois organiques et du règlement des assemblées vise à vérifier qu’ils complètent effectivement la Constitution sans jamais lui porter atteinte227. C’est parce que ces normes, qui trouvent dans la Constitution le fondement En ce sens, B. Genevois affirme que « l’article 61 [alinéa 1] en prévoyant que les lois organiques, avant leur promulgation, et les règlements des assemblées, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel pour examen de leur conformité à la Constitution, a pour objet d’éviter que les assemblées ne 227 68 immédiat de leur validité juridique, interviennent dans la majorité des cas en vue de la compléter, la préciser ou pour ajouter les éléments nécessaires à sa bonne application qu’elles sont soumises à une obligation de conformité à la Constitution. En d’autres termes, la suprématie constitutionnelle est vérifiée dans la mesure où le principe hiérarchique, respecté dans sa double dimension formelle et matérielle (§I), est sanctionné par un contrôle de la stricte conformité des normes « intermédiaires » à la Constitution (§II). § I. Un principe respecté dans sa double dimension Dans la mesure où les normes « intermédiaires » tirent directement leur validité de la Constitution qui les institue, le principe hiérarchique, pris dans sa dimension formelle, peut être considéré comme établi228 (A). Ce constat est conforté par une analyse matérielle des règlements des assemblées et des lois organiques, qui apparaissent comme des normes de concrétisation de la norme constitutionnelle. En tant que ces normes « intermédiaires » mettent en œuvre certaines dispositions constitutionnelles, elles apparaissent comme des actes d’application subordonnés à la Constitution. Dans cette mesure, le principe hiérarchique est respecté dans sa dimension matérielle229 (B). cherchent à tourner les règles du parlementarisme rationalisé qui ont été définies par le constituant ». B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 125 228 En ce sens, H. Kelsen explique que « le fait que la validité d’une norme fonde, d’une manière ou d’une autre, la validité d’une autre, constitue le rapport entre norme supérieure et norme inférieure. Une norme est avec une autre norme dans un rapport de norme supérieure à norme inférieure si la validité de la norme inférieure est fondée sur la validité de la norme supérieure, par le fait que la norme inférieure a été créée de la manière prescrite par la norme supérieure, alors que la norme supérieure a le caractère de la constitution au regard de la norme inférieure ; puisque aussi bien, l’essence d’une constitution réside dans la réglementation des la création des normes » (Théorie générale des normes, op. cit., p. 345). 229 Les deux dimensions, formelle et matérielle, peuvent d’ailleurs être conçues comme les deux faces du même phénomène. En ce sens, H. Kelsen explique que « la Constitution réglant pour l’essentiel la confection des lois, la législation est, vis-à-vis d’elle, application du droit. Vis-à-vis du règlement et des autres actes subordonnés à la loi, elle est au contraire création du droit ; le règlement est, de même, application du droit vis à vis de la loi et création du droit vis à vis du jugement et de l’acte administratif qui l’appliquent. Ceux-ci, à leur tour, sont application du droit, si l’on regarde vers le haut et création du droit si l’on regarde vers le bas, c’est-à-dire relativement aux actes par lesquels ils sont exécutés. Le droit sur la voie qu’il parcourt depuis la Constitution jusqu’aux actes d’exécution matérielle ne cesse de se concrétiser ». H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p. 197 et s., p. 199-200. 69 A. Un principe respecté dans sa dimension formelle Formellement, les règlements des assemblées sont des « résolutions votées par la seule assemblée concernée et qui regroupent l’ensemble des prescriptions relatives à l’organisation de ses travaux, à la composition de ses organes, à leurs attributions »230. Deux tendances principales se dégagent de la Constitution. On constate d’une part que le principe d’auto-organisation a vécu : la Constitution de 1958 opère une rupture historique en enfermant le Parlement dans un cadre suffisamment contraignant pour empêcher la répétition des dérives passées. D’autre part, le principe d’autonomie des chambres dans l’adoption de leur règlement reste maintenu : la norme suprême n’impose aucune procédure particulière d’adoption. Pour autant, c’est en vertu de la seule Constitution que les organes parlementaires sont compétents pour élaborer les normes réglementaires auxquelles ils se soumettront. Contrairement au « règlement intérieur » des autres organes constitutionnels, les règlements des assemblées parlementaires voient leur domaine partiellement borné par la norme suprême, et constituent une catégorie de normes sui generis adoptées sur le fondement d’une habilitation constitutionnelle. Une telle habilitation signale l’existence d’un rapport d’engendrement, entendu au sens formel, entre ces normes réglementaires et la Constitution. Comme nous l’avons souligné, le rapport d’engendrement, pris dans sa dimension formelle, se rapporte au mode de production des actes juridiques. Il correspond à un rapport de production de normes, caractéristique d’une « systématicité dynamique »231 où la norme supérieure se borne à habiliter une ou plusieurs autorités à créer du droit. Dans cette perspective, alors même que la norme constitutionnelle ne détermine pas la procédure d’adoption des règlements des assemblées parlementaires, la transmission de validité opère par la voie de l’habilitation et l’on ne peut plus soutenir, dans l’ordre constitutionnel de 1958, que les règlements des assemblées représentent une catégorie de norme initiale. Ainsi, l’habilitation constitutionnelle doit être regardée comme la source juridique de la validité des 230 J. – C. Bécane et Y. Michel, « Règlement des assemblées », Dictionnaire de droit constitutionnel, Paris, PUF, 1992, p. 910 et s., p. 910. 231 Sur cette forme de systématicité juridique, v. H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., 1962, p. 258 et s. Dans cette perspective strictement formelle, l’auteur explique que « la norme fondamentale se borne à déléguer une autorité créatrice de normes, c’est-à-dire à poser une règle conformément à laquelle les normes de ce système doivent être crées », ibid., p. 260. Ainsi « l’habilitation d’une autorité créatrice de normes [correspond à la situation d’] une règle qui détermine comment doivent être créées les normes générales et individuelles de l’ordre qui repose sur cette norme fondamentale », ibid., p. 259. 70 règlements parlementaires, ce qui, si l’on accepte de suivre les enseignements du maître de Vienne, caractérise a minima un rapport d’engendrement formel entre deux normes. Le cas des lois organiques ne recèle pas davantage de difficultés. On admet aujourd’hui que la loi organique se caractérise autant par la procédure spéciale qui préside à son élaboration que par son domaine. Sur la forme et la procédure, si la loi organique semble pouvoir, à l’instar de toute autre loi, être adoptée au terme de deux procédures distinctes, celle de l’article 46 et de l’article 11232, nous ne retiendrons ici que la procédure expressément consacrée à la législation organique par la Constitution233. L’article 46 de la Constitution établit les coordonnées formelles et procédurales de cette catégorie de normes législatives234. Outre les impératifs de la procédure législative ordinaire, le législateur organique est tenu au respect d’un délai de réflexion de quinze jours235. Par ailleurs, les règles du bicaméralisme sont aménagées lorsque sont en cause des lois organiques relatives au Sénat et, dans les cas où l’Assemblée nationale exerce son pouvoir de dernier mot (article 45 de la Constitution), elle doit se prononcer à la majorité absolue. Enfin, à l’instar des règlements des assemblées, les lois organiques ne peuvent être promulguées qu’après déclaration par le juge constitutionnel de leur conformité à la Constitution236. On doit donc considérer que la Constitution habilite le législateur organique et fonde la validité des normes qu’il produit. C’est là la première expression concrète du principe de suprématie constitutionnelle : comme norme suprême de l’ordre juridique, la Constitution se trouve au fondement de la 232 C’est le cas de l’article 3 de la loi référendaire n° 62-1292 du 6 novembre 1962 (JO 7 novembre 1962) modifiant l’ordonnance n° 58-1064 du 7 novembre 1958 (JO du 9 novembre 1958) sur l’élection du président de la République. 233 L’article 11 de la Constitution vise, on le sait, « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics », domaine qui relève sans conteste de la législation organique. Mais, le recours à cette procédure, marginal, pose au moins deux problèmes au regard du statut de la loi organique : la possibilité de contourner l’accord du Sénat alors même que la loi le concernerait ainsi que le contournement du contrôle de la constitutionnalité de la loi. Sur ces points, v. P. le Mire, article 46, La Constitution de la République française, op. cit., p. 903. 234 L’article 46 dispose que « les lois auxquelles la Constitution confère le caractère de lois organiques sont votées et modifiées dans les conditions suivantes. Le projet ou la proposition n'est soumis à la délibération et au vote de la première assemblée saisie qu'à l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt. La procédure de l'article 45 est applicable. Toutefois, faute d'accord entre les deux assemblées, le texte ne peut être adopté par l'Assemblée nationale en dernière lecture qu'à la majorité absolue de ses membres. Les lois organiques relatives au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées. Les lois organiques ne peuvent être promulguées qu'après la déclaration par le Conseil constitutionnel de leur conformité à la Constitution ». Précisons qu’aux termes de la révision du 23 juillet 2008 (Loi constitutionnelle n° 2008-724, JO du 24 juillet 2008), l’article 46 enregistre un certain nombre de modifications. Cependant, l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions de l’article 46 étant prévue pour le 1er mars 2009, nous nous référons au dispositif actuellement applicable. 235 Notons qu’hormis le cas de l’article 49, alinéa 3, c’est la seule hypothèse où la Constitution impose un délai de réflexion minimum avant le vote d’un texte. 236 Sur tous ces points, v. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 154 et s. 71 validité juridique des normes de cet ordre. À l’appui de cette première observation, l’analyse matérielle des normes « intermédiaires » met au jour une certaine unité entre les normes de cette catégorie : dans la majorité des cas, elles sont des normes d’application de la Constitution. B. Un principe respecté dans sa dimension matérielle Au rapport de production qui marque la subordination de ces normes à la Constitution correspond, du point de vue matériel, une fonction d’application dévolue aux règlements des assemblées (a) et aux lois organiques (b). a. Les règlements des assemblées, normes d’application de la Constitution Les règlements des assemblées, réserve faite des « mesures et décisions d’ordre intérieur ayant trait au fonctionnement de l’Assemblée »237, s’analysent comme des normes d’application de la Constitution. Ils permettent l’exécution de la norme constitutionnelle : soit que la Constitution prévoit expressément leur intervention, soit qu’ils la complètent pour permettre sa mise en œuvre. Ainsi, lorsque la Constitution renvoie expressément au règlement des assemblées pour fixer les modalités d’adoption d’un texte ou l’organisation du travail parlementaire, ce dernier se voit charger d’assurer la mise en œuvre de la norme constitutionnelle. En ce sens, l’article 28, alinéa 4 de la Constitution issu de la révision constitutionnelle du 4 août 1995 dispose que « les jours et horaires des séances sont fixés par le règlement de chaque assemblée ». Le quatrième alinéa de l’article 88-4 de la Constitution illustre le même phénomène en confiant aux règlements des assemblées le soin de fixer les modalités d’adoption des résolutions portant sur des textes provenant des instances communautaires ou de l’Union européenne238. Dans ces hypothèses, les règlements des assemblées sont adoptés par application de la norme 237 P. Avril et J. Gicquel, Droit Parlementaire, Paris, Montchrestien, 2004, 411 p., p. 8. Précisément, l’article 88-4, alinéa 4 de la Constitution dispose que « selon des modalités fixées par le règlement de chaque assemblée, des résolutions européennes peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant d'une institution de l'Union européenne ». 238 72 constitutionnelle pour permettre son exécution239 : le règlement intervient pour préciser les détails ou les modalités d’application des règles et principes posés par la norme supérieure. Il est, à l’égard de la Constitution, dans un rapport comparable à celui qu’on observe entre les règlements d’exécution des lois et la norme législatives qui les fondent. En résumé, dans les exemples mentionnés, les règlements des assemblées apparaissent comme des normes d’application par détermination de la Constitution240, qui forment autant d’instruments nécessaires à l’exécution de la norme constitutionnelle. La jurisprudence reconnaît la compétence des assemblées pour compléter les dispositions constitutionnelles. L’exemple tiré de l’irrecevabilité de l’article 40 de la Constitution permet d’illustrer ce point. Par principe, le juge constitutionnel considère que la mise en oeuvre de l’article 40 incombe exclusivement aux règlements des assemblées241. Ces règlements doivent déterminer les modalités d’examen de la recevabilité financière des propositions de loi, ainsi que l’autorité chargée d’exercer ce contrôle242. Le juge considère que le respect des modalités de contrôle établies par les règlements parlementaires forme, dans le care de l’article 61 de la Constitution, une condition de recevabilité du moyen tiré de la méconnaissance de l’article 40 de la Constitution243. C’est dire qu’en l’absence de norme 239 Sur cette question, voir l’article de J. – C. Vénézia, « Les mesures d’application », Mélanges R. Chapus, Paris, Montchrestien, 1992, 707 p., p. 674 et s. L’auteur distingue entre les normes prises par application [ensemble de normes prévues par le texte initial] et les normes prises pour l’application [ensemble de normes qui, sans être prévues par le texte initial, apparaissent nécessaire à sa mise en oeuvre] d’une autre norme. 240 Voir, pour l’application de l’article 28, alinéa 4, de la Constitution, l’article 50, alinéa 5 du règlement de l’Assemblée nationale et l’article 32 bis, alinéa 1er du règlement du Sénat. Pour l’article 88-4 de la Constitution, voir les articles 48, alinéa 1er et 151-1 du règlement de l’Assemblée nationale ainsi que les articles 29, alinéa 1er et 73 bis du règlement du Sénat. 241 Le principe est affirmé par le Conseil constitutionnel dans une décision n° 77-82 DC du 20 juillet 1977, JO du 25 novembre 1977, p. 5530, cons n° 2 : « Considérant que, des travaux préparatoires de la Constitution, et notamment du fait que l'article 40 de cette dernière n'a pas repris les dispositions de l'article 35 de l'avant-projet de Constitution soumis au Comité consultatif constitutionnel le 29 juillet 1958, aux termes desquelles le Conseil constitutionnel aurait été appelé à intervenir avant l'achèvement de la procédure législative en cas de désaccord entre le Gouvernement et le président de l'assemblée intéressée, il résulte qu'un contrôle de la recevabilité de ces initiatives doit être mis en oeuvre au cours des débats parlementaires et effectué alors par des instances propres à l'Assemblée nationale et au Sénat » (nous soulignons). 242 En ce sens, v. C.C. n° 78-94 DC du 14 juin 1978, JO du 15 juin 1978, p. 2396. Dans cette décision, le juge affirme « qu'il appartient à chaque assemblée parlementaire de déterminer les modalités d'exercice de ce […] contrôle [de la recevabilité financière des propositions de lois et des amendements législatifs] et, notamment, l'autorité chargée de l'exercer ; que, par ailleurs, il est nécessaire que puisse être constatée, au cours de la procédure législative, l'irrecevabilité des propositions qui auraient, à tort, été déclarées recevables au moment où elles étaient formulées », cons. n° 5 (nous soulignons). Concernant l’Assemblée nationale, ce sont les articles 81, 86, 92 et 98 de son règlement qui déterminent les modalités du contrôle de la recevabilité financière des textes. Pour le Sénat, il s’agit des articles 24 et 45 du règlement. Voir T. S. Renoux et M. de Villiers, Code constitutionnel, Paris, Litec, 2004, 1613 p., p. 825 et suivantes. 243 Pour une application récente de ce principe, v. C.C. n° 03-476 DC du 24 juillet 2003, JO du 31 juillet 2003, p. 13038, cons. n° 4 : « le Conseil constitutionnel n'examine la conformité de la procédure législative aux 73 réglementaire d’application, la norme constitutionnelle demeure, à ses yeux, dépourvue de toute effectivité. D’autres dispositions constitutionnelles appellent, selon le juge constitutionnel, l’intervention des règlements des assemblées pour pouvoir être appliquées. Il en va ainsi notamment de l’article 48, alinéa 2244, qui réserve une séance par semaine aux questions orales des membres du Parlement et dont le juge considère que les assemblées sont libres de déterminer, par voie réglementaire, le jour qui leur est consacré245. Le mécanisme à l’œuvre est identique : en précisant la norme haute, le règlement d’assemblée la complète et permet son application concrète. De même, l’article 26 de la Constitution relatif aux immunités parlementaires, ou l’article 47 consacré à la procédure d’adoption des lois de finances, impliquent, selon le Conseil constitutionnel, l’intervention des règlements des assemblées qui précisent leurs modalités d’application et permettent leur exécution246. Plus largement, le juge considère qu’il revient au règlement de chaque assemblée de déterminer les modalités de mise en œuvre de la procédure législative. À cet égard, la décision n° 90-278 DC est remarquable. Le Conseil constitutionnel déduit de la combinaison des articles 34, 39 et 43 de la Constitution, la compétence des assemblées pour définir, par la voie de leur règlement respectif, les « modalités d’examen, de discussion et de vote des textes dans le but de permettre une accélération de la procédure législative prise dans son ensemble »247. C’est dire que les règlements des assemblées interviennent comme norme prescriptions de l'article 40 de la Constitution que si la question de la recevabilité de la proposition ou 47 de l'amendement dont il s'agit a été soulevée devant la première assemblée parlementaire qui en a été saisie ; qu'en l'espèce, la question de la recevabilité financière de la proposition de loi n'a été évoquée devant le Sénat, première assemblée saisie, ni lors de son dépôt, ni au cours de sa discussion ; que, dès lors, et en tout état de cause, le Conseil constitutionnel n'a pas à soulever directement l'irrecevabilité instituée par l'article 40 de la Constitution à l'encontre de la loi organique soumise à son examen », souligné par nous. 244 En application de la loi constitutionnelle n° 2008-724 (préc.), les nouvelles dispositions de l’article 48 de la Constitution entreront en vigueur à compter du 1er mars 2009. L’article 48, alinéa 2 révisé énonce que « Deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l'ordre que le Gouvernement a fixé, à l'examen des textes et aux débats dont il demande l'inscription à l'ordre du jour ». 245 C.C., n°63-25 DC du 21 janvier 1964, Rec. p. 24. 246 Sur ces points, voir S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, Paris, Economica-PUAM, 2001, 465 p., p. 192 et suivantes. 247 C.C. n° 90-278 DC du 7 novembre 1990, Rec. p. 79, voir les considérants n° 5 et 6 : « Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 34 de la Constitution "la loi est votée par le Parlement" ; que, selon le premier alinéa de l'article 39 de la Constitution, l'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement ; qu'en vertu de l'article 43 de la Constitution, les projets et propositions de loi sont, à défaut de création d'une commission spéciale, envoyés pour examen à l'une des commissions permanentes dont le nombre est limité à six dans chaque assemblée ; que l'article 44 de la Constitution énonce, dans son premier alinéa, que "les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement" ; que le deuxième alinéa du même article confère au Gouvernement la possibilité de s'opposer à l'examen de tout amendement qui n'a pas été antérieurement soumis à la commission ; Considérant qu'il ressort de ces dispositions que l'examen d'un projet ou d'une proposition de loi par la commission saisie au fond constitue une phase de la procédure législative ; qu'il est loisible à une assemblée parlementaire, par les dispositions de son règlement, d'accroître le rôle législatif préparatoire de la commission 74 d’effectuation de la Constitution : en précisant les modalités de son application, ils ne se contentent pas de garantir la mise en oeuvre concrète de la norme constitutionnelle, ils déterminent les conditions d’une application efficace des dispositions qu’ils exécutent. En fait, comme le résume justement S. de Cacqueray, « dans toutes les hypothèses où la Constitution traite elle-même du droit parlementaire, les assemblées sont dotées d’une réserve de compétence quant à la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles »248. Dans tous ces cas, les règlements des assemblées apparaissent comme des normes d’application et de concrétisation de la Constitution. Certes, la norme supérieure ne prévoit pas systématiquement leur intervention, mais lorsqu’ils ne sont pas prévus par la Constitution, l’application de celle-ci serait paralysée en l’absence de règlements parlementaires. Précisons cependant que les règlements des assemblées parlementaires ne sont pas réductibles à cette seule fonction d’application de la Constitution. Nombre de résolutions constituent règlent l’organisation interne des assemblées et structurent un ordre juridique ad hoc, celui des chambres parlementaires. On retrouve des caractéristiques analogues dans la catégorie des lois organiques. Ces dernières, systématiquement prévues par la Constitution, apparaissent à titre principal comme les conditions nécessaires de son application. b. Les lois organiques, normes d’application de la Constitution Contrairement aux règlements des assemblées parlementaires, toutes les lois organiques procèdent d’une disposition constitutionnelle : chacune dérive d’une disposition constitutionnelle qui habilite expressément le législateur organique en fixant son domaine d’intervention. Dans une perspective matérielle, les lois organiques sont traditionnellement présentées par les auteurs comme le « prolongement de la Constitution »249 : elles sont conçues comme des « mesures d’application de la Constitution, dont certains articles renvoient expressément à des lois de ce type pour préciser certaines modalités de mise en oeuvre »250. saisie au fond du texte d'un tel projet ou d'une telle proposition, dans le but de permettre une accélération de la procédure législative prise dans son ensemble ». 248 S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit, p. 196. 249 P. Avril et J. Gicquel, Droit parlementaire, op. cit., p. 222. Les auteurs appréhendent ces lois comme une « espèce de règlements d’administration publique de la Constitution », ibid. 250 P. Pactet, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Armand Collin, 2003, p. 621. 75 Actuellement, le texte constitutionnel de 1958 renvoie à vingt-trois reprises à une loi organique251, et l’on peut effectivement considérer ces lois comme de véritables « règlement[s] pris en application de la Constitution »252 : « toutes ont pour but de compléter, là où la Constitution n’a fourni qu’un cadre, toutes ont pour objet de préciser, là où la Constitution oblige à des adaptations nécessaires »253. L’analyse des articles de la Constitution relatifs aux lois organiques révèle l’usage d’une pluralité de formules par le législateur constitutionnel. En fonction des termes employés, on peut distinguer entre trois catégories254. La première regroupe les lois organiques « compléments de la Constitution » : elles « précisent la composition et le fonctionnement de certains organes constitutionnels ». C’est par exemple le cas de la loi organique prévue par l’article 63, qui se voit confier la mission de déterminer « les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel, la procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir de contestations ». De la même façon, la loi organique visée à l’article 71 doit préciser la « composition du Conseil économique, social et environnemental, dont le nombre de membres ne peut excéder deux cent trente trois, et ses règles de fonctionnement ». La seconde catégorie rassemble les lois organiques appelées à fixer des modalités procédurales que la Constitution définit à grands traits. Ainsi, la loi prévue par l’article 6, à laquelle renvoie aussi l’article 7 de la Constitution, doit fixer « les modalités d’application » du mode de scrutin relatif à l’élection du Président de la République. La loi organique visée par l’article 47 doit fixer les « conditions » dans lesquelles le Parlement vote les projet de loi de finances ; l’article 47-1 renvoie dans les mêmes termes à une loi organique pour les projets de loi de financement de la sécurité sociale. Les exemples pourraient être multipliés : les articles 68, 68-2 ou encore 88-3 de la Constitution renvoient tous à une loi organique pour fixer les éléments d’une procédure que la Constitution ne règle pas. La troisième catégorie de lois organiques est composée de celles qui ajoutent au texte. Ce sont « de véritables “excroissances” constitutionnelles dans la mesure où elles régissent de 251 Ce sont les articles 6, 13, 23, 25, 27, 34, 47, 47-1, 57, 63, 64, 65, 67, 68-2, 71, 72, 72-1, 72-2, 72-4, 73, 74, 77, 88-3 de la Constitution. Si l’on ajoute à cela les renvois opérés par les dispositions ajoutées ou celles modifiées le 23 juillet 2008 (loi constitutionnelle n° 2008-724, préc.) qui ne sont pas encore entrées en vigueur, le nombre s’élève à 40. Bientôt ce seront donc l’ensemble des articles suivants qui renverront à une loi organique : article 6 ; 11, al. 4 ; 11, al. 5 ; 13, al. 4 ; 13, al. 5 ; 23 ; 25 ; 27 ; 34, al. 5 ; 34, al. 4 ; 34, al. 5 ; 34, al. 8 ; 39, al. 3 ; 39, al. 4 ; 47 ; 47-1 ; 57 ; 61-1 ; 63 ; 64 ; 65, al. 10 ; 65, al. 11 ; 68 ; 68-2, al. 5 ; 69 ; 71 ; 71-1, al. 2 ; 71-1, al. 3 ; 71-1, al. 4 ; 72 ; 72-1 ; 72-2 ; 72-4 ; 73, al. 4 ; 73, al. 7 ; 74, al. 2 ; 74, al. 2, point 2 ; 74, al. 3 ; 77 ; 88-3 de la Constitution. 252 C. Sirat, « La loi organique et la Constitution de 1958 », D. 1960, chr., p. 154 et s. 253 ibid., p. 155. 254 A. Berramdane, « La loi organique et l’équilibre constitutionnel », RDP, 1993, p. 729 et s., nous soulignons. 76 novo certains statuts »255. Relèvent de cette catégorie, les lois organiques prévues par l’article 23, qui doivent fixer « les conditions de remplacement des membres du gouvernement titulaires de fonctions incompatibles avec le portefeuille ministériel », ou par l’article 57 qui précise que « les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec celles de ministre ou de membre du Parlement » et renvoie à la loi organique le soin de fixer « les autres incompatibilités », sans autre précision. D’autres exemples pourraient être mobilisés, notamment les articles 64 (loi organique portant statut des magistrats) et 74 (loi organique qui définit notamment le statut des collectivités d’outre mer). Dans tous les cas, la loi organique ajoute à la norme constitutionnelle, dès lors que cette dernière détermine dans une mesure très variable la norme qu’elle prévoit. Quelle que soit la catégorie dont elles relèvent, les lois organiques complètent la Constitution, elles sont des éléments nécessaires à son application. Notons que ce rapport d’application est souligné par le juge256. Dès ses premières décisions, le Conseil constitutionnel a pris en considération la fonction des lois organiques. Ainsi, dans la décision 62-20 DC du 6 novembre 1962, on peut lire que « la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution ainsi que par les dispositions de la loi organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel prise pour l’application du titre VII de celle-ci »257. Plus tard il précisera que les parlementaires sont « appelés à voter la loi dans les conditions fixées par la Constitution et les dispositions de valeur organique prises pour son application »258. C’est d’ailleurs ce rapport particulier que le juge garantit lorsqu’il s’assure que les modifications apportées par la loi organique n°95-1292 du 16 décembre 1995 à l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances constituent « l’application effective » des dispositions constitutionnelles pertinentes259. 255 A. Berramdane, « La loi organique et l’équilibre constitutionnel », art. cit., p. 729. J. – C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, EconomicaPUAM, 1999, 582 p., p. 415 et s. 257 C.C. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Rec. p. 61, nous soulignons. 258 C.C. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, Rec. p. 61, nous soulignons. 259 C.C. n° 95-367 DC du 29 novembre 1995 Rec. p. 233, v. le cons. n° 4 : « Considérant que l'article 4 modifie l'article 44 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 susvisée pris pour l'application du quatrième alinéa de l'article 47 de la Constitution lequel prévoit que le Gouvernement demande d'urgence au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts si la loi de finances fixant les ressources et les charges d'un exercice n'a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice ; que pour la mise en oeuvre des deux procédures prévues à cette fin par l'article 44 de l'ordonnance, il se borne, compte tenu de l'institution d'une session unique, à substituer au décompte de délais par rapport à la clôture de la première session ordinaire, la fixation de dates précises correspondant à ces délais ; que ces modifications qui assurent l'application effective de la disposition constitutionnelle ci-dessus rappelée ne sont pas contraires à la Constitution ». 256 77 Il n’est pas indispensable d’insister : la jurisprudence prend acte de la fonction d’application que les lois organiques assument au regard de la Constitution. Certes, sous l’empire du régime constitutionnel de la Ve République, la loi organique se définit essentiellement à partir de sa rigidité procédurale telle qu’elle est formulée par l’article 46 C. Cette caractéristique permet certes de la distinguer des autres types de lois, mais son domaine d’attribution et sa fonction d’application de la Constitution l’identifient tout aussi sûrement. De ce point de vue, le rapport de la loi organique à la Constitution relève d’une « saine » organisation du système constitutionnel. Comme l’explique justement M. Rousset, « tout phénomène d’organisation comporte deux aspects : la définition des principes et leur mise en œuvre. Dans un système constitutionnel cohérent, le premier de ces aspects appartient à la loi constitutionnelle, et seul le second peut être considéré comme relevant de la loi organique »260. Pour autant, la législation organique, pas plus que les règlements des assemblées parlementaires, n’est réductible à cette fonction d’application de la norme constitutionnelle. De ce point de vue, on peut d’ailleurs déceler une certaine évolution. Alors qu’en 1958, la législation organique est essentiellement conçue comme une norme d’application, une norme de prolongement de la Constitution, il semble qu’elle puisse désormais être perçue de manière sensiblement comparable à la façon dont elle est appréhendée en Espagne : une norme à laquelle s’attache une fonction de garantie en raison de la rigidité procédurale qui la caractérise261. Au total, les normes « intermédiaires » paraissent s’intégrer sans difficulté dans la structuration hiérarchique de l’ordre juridique. En tant qu’elles concrétisent la norme constitutionnelle, dont elles tirent directement leur validité, ont doit les regarder comme des normes subordonnées à la Constitution. 260 M. Rousset, « La loi organique dans la Constitution du 4 octobre 1958 », S. 1960, chr., p.1, cité par J. –C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 412 note 41. Ces considérations sont parfaitement applicables à la jurisprudence récente ; voir, en ce sens, C.C n° 2007-547 DC du 15 février 2007, J.O. du 22/02/1007 p. 3252, considérant n°13 : « le législateur organique empiète sur la compétence du constituant lorsqu’il exige une révision préalable de la Constitution pour qu’une partie du territoire de la République puisse cesser d’appartenir à cette dernière ». 261 Une telle fonction permet d’ailleurs d’expliquer en partie la présence de certaines lois organiques parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. 78 §II. Un rapport de conformité à la Constitution strictement contrôlé Aux termes de l’article 61, alinéa 1er de la Constitution, « les lois organiques, avant leur promulgation […] et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution ». Traditionnellement, on explique le caractère obligatoire du contrôle des normes « intermédiaires » par la nécessité de garantir les règles du parlementarisme rationalisé. Pour éviter que les assemblées ne détournent à leur profit ces normes d’application de la Constitution, les règlements des assemblées parlementaires et les lois organiques font l’objet d’un contrôle particulièrement rigoureux (A) qui garantit pleinement leur soumission à la Constitution (B). A. Un contrôle intégral et approfondi Comme le note B. Genevois, « le contrôle exercé sur le règlement des assemblées se caractérise par une grande orthodoxie sur le plan juridique doublée d’une certaine rigueur »262. Cette observation porte sur le traitement contentieux des règlements parlementaires, mais elle peut être étendue au contrôle de la législation organique. La rigueur du contrôle des règlements des assemblées ne tient pas seulement à la multiplicité des normes de référence263, elle découle aussi des techniques employées. À cet égard, on doit souligner la diversité des techniques à la disposition du Conseil et le souci qui l’anime de garantir la soumission des règlements parlementaires au respect de la Constitution sans méconnaître pour autant les droits des parlementaires264. 262 B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 125. Sur ce point, v. S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 32 et s. L’auteur montre que le juge « se sert d’un critère matériel pour définir les normes de référence des règlements parlementaires. Peu importe la nature et la valeur de la norme, il suffit qu’elle intéresse le droit parlementaire pour être utilisée par le juge constitutionnel » (p. 63). 264 Ce sont là les deux tendances principales qui se dégagent de la jurisprudence, v. D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 196 ; ainsi que S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit. 263 79 Dès la seconde décision rendue par lui en la matière265, le juge dépasse les termes de l’alternative entre la déclaration de conformité et la censure des dispositions vérifiées en appliquant, pour la première fois, la technique des réserves d’interprétations266. Celle-ci apparaît comme un moyen de resserrer le contrôle pour garantir au mieux la rationalisation du parlementarisme267, mais aussi comme l’instrument d’une collaboration entre le Conseil constitutionnel et les assemblées dans la détermination des règles du jeu parlementaire. Considérées comme une technique de resserrement du contrôle, elles neutralisent ou elles ajoutent, positivement ou négativement, à la disposition réglementaire problématique268. Sans doute les réserves additives269, celles qui ajoutent à la norme contrôlée ce qui lui « manque » pour être conforme à la norme suprême, forment-elles le moyen de contrôle le plus contraignant pour les parlementaires, qui voient leur résolution réécrite par le juge. Mais la remarque vaut aussi pour les cas, très nettement majoritaires270, où la Haute juridiction émet des réserves d’interprétation dites neutralisantes271, tendant à vider la norme contrôlée de son venin, dans la mesure où, là aussi, elle détermine la signification normative de l’acte en vue d’en assurer la conformité à la Constitution. Reste que ces réserves constituent indéniablement un substitut efficace au prononcé d’une censure de la disposition examinée. Elles préservent l’autonomie des chambres272 tout 265 v. C.C. n° 59-2 DC du 24 juin 1959 (JO du 3 juillet 1959, p. 6642). Sur cette technique, on renvoie aux deux ouvrages de référence, T. Di Manno, Le juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en France et en Italie, Paris, Economica-PUAM, 1997, et A. Viala, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 1999, 318 p., not. p. 190 et s. 267 En ce sens, A. Viala considère qu’elles constituent « la voie décisionnelle la plus opportune pour contrarier les dessins discrets et malicieux que les parlementaires glissent subrepticement dans leur règle du jeu pour anéantir les principes du parlementarisme rationalisé », in Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 194. Voir aussi sur ce point, l’étude du même auteur, « Les réserves d’interprétation : un outil de resserrement de la contrainte de constitutionnalité », RDP, 1997, p. 1047. 268 S. de Cacqueray relève que sur les trois familles de réserves recensées, le Conseil n’en a utilisé que deux en matière de contrôle des règlements, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 103104. 269 Pour un exemple de réserve additive, v. C.C. n°92-314 DC du 17 décembre 1992, Rec. p. 513, cons. n°25 : « Considérant toutefois qu'il y a lieu de relever que l'alinéa 4 de l'article 151-1 n'est pas susceptible de recevoir application dans l'intervalle des sessions ; que si, par suite, aucun délai fixe n'est imparti à la Commission saisie au fond pour se prononcer sur les propositions de résolution et les amendements dont elles peuvent faire l'objet, la Commission ne saurait, dans l'exercice de ses attributions, excéder un délai raisonnable ». Dans cette espèce le juge ajoute à la résolution contrôlée un élément tenant au caractère raisonnable du délai imparti à la Commission parlementaire, alors que le texte examiné ne fixait aucun délai. 270 S. de Cacqueray évalue, en 2001, à seulement 4 % la part des réserves additives parmi toutes les réserves d’interprétation émise par le Conseil en matière de contrôle des règlements, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 104. 271 Voir pour un exemple de réserve neutralisante positive, CC n° 91-292 DC du 23 mai 1991, Rec. p. 252, cons. n° 26 ; pour une réserve neutralisante négative, CC n° 94-339 DC du 31 mai 1994, Rec. p. 588, cons. n° 9. 272 S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 103. De ce point de vue, la « valeur ajoutée » d’une déclaration de conformité sous réserve s’apprécie aussi au regard du risque de tarissement du contrôle. Comme le souligne justement l’auteur, dans l’hypothèse de censures jugées trop 266 80 en érigeant dans le même temps le juge en « co-décideur » dans l’élaboration de leurs méthodes de travail273. Pour autant la réalité de la participation du juge demeure relative : rien n’indique que les assemblées appliqueront effectivement le règlement en tenant compte des réserves émises par la juridiction constitutionnelle274. Aux censures et déclarations de conformité sous réserve s’ajoute ce que S. de Cacqueray qualifie de « mises en garde », procédé destiné à encadrer a priori les modifications ultérieures des règlements. Il s’agit, selon l’auteur, de réserves d’interprétation qui ne valent que pour l’avenir. Le non-respect d’une mise en garde peut entraîner, le moment venu, la censure de la résolution portant modification du règlement275. Le recours à cette technique qui s’apparente à une forme d’injonction adressée aux assemblées illustre bien l’intensité du contrôle appliqué aux règlements des assemblées parlementaires, et marque une volonté de subordonner le Parlement aux exigences du parlementarisme rationalisé. Sans viser les mêmes objectifs, le contrôle de la loi organique s’avère aussi minutieux. La procédure d’élaboration de la loi organique témoigne de la volonté de protéger les domaines jugés sensibles que la Constitution délègue au législateur organique. Conformément à l’esprit de ce dispositif, le Conseil analyse le respect des formalités prescrites par l’article 46 de la Constitution comme des conditions de la constitutionnalité de la loi organique, et se livre à un contrôle rigoureux de leur respect276. Dans le même ordre d’idée, le juge opère un contrôle strict du renvoi à des textes réglementaires d’application, en censurant toute nombreuses des modifications de leur règlement, « les députés et sénateurs pourraient ne plus vouloir leur apporter de changement afin de ne plus être soumis au Conseil constitutionnel. Les assemblées assureraient leur organisation et leur fonctionnement interne par l’adoption de dispositions qui ne seraient pas insérées dans leur règlement telle que l’instruction générale du bureau ». 273 A. Viala, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 55. 274 Selon S. de Cacqueray, « il s’agit là du principal inconvénient de cette technique d’interprétation ». Le Conseil constitutionnel et les règlements d’assemblée, op. cit., p. 103. 275 C’est donc un contrôle à double détente que décrit un tel mécanisme : émission de la mise en garde et contrôle de son respect lors de la modification de la disposition visée. Sur cette technique de contrôle, v. S de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements d’assemblée, op. cit., p. 92 et s. Pour un exemple de mise en garde, voir C.C. n° 91-392 DC préc., cons. n°5 : « dans la mesure où, d’une part, est sauvegardée la possibilité pour tous les membres d’une commission permanente de participer aux travaux de celle-ci et, d’autre part, sont maintenues, au stade du vote, des règles concernant le quorum, les modifications apportées aux articles 43 et 44 du règlement par l’article 1er de la résolution ne sont pas contraires à la Constitution ». Ici le Conseil rappelle l’assemblée à l’ordre de son règlement, mais ne se contente pas de déclarer conforme la résolution parlementaire : il borne préventivement la compétence des parlementaires pour modifier leur règlement. 276 Pour ne donner que cet exemple, les articles de la loi organique relative au financement de la campagne en vue de l’élection du Président de la République et de celles des députés, votés en violation des dispositions du troisième alinéa de l’article 46 relatives aux conditions de majorité à l’Assemblée nationale en cas de désaccord avec la chambre haute, sont censurés par le juge. Cette décision est révélatrice de l’importance des données procédurales en matière de législation organique car le juge censure alors l’ensemble de la loi organique en considérant que les dispositions votées en violation de la Constitution étaient inséparables du reste de la loi, v. CC n° 89-263 DC du 11 janvier 1990, Rec p. 18. 81 délégation indue de sa compétence par le législateur organique. Lorsque le renvoi à un règlement porte sur un domaine trop étendu ou sur un élément substantiel, le juge considère qu’il y a violation de la Constitution ; lorsqu’au contraire, le législateur organique a utilement fixé le cadre de l’intervention du pouvoir réglementaire, le renvoi ne portant en outre que sur des points de détails, il est jugé régulier277. Sur le fond, les lois organiques doivent se conformer à toutes les règles et principes constitutionnels relatifs à la protection des droits et libertés278. Le Conseil constitutionnel se livre à un contrôle « total » de la loi organique, qui peut s’avérer particulièrement intrusif. Le contrôle porte ou peut porter sur l’ensemble des dispositions de la loi organique transmise au Conseil, ce dont la pratique institutionnelle a pris acte puisque la lettre de transmission du Premier ministre ne contient l’exposé d’aucun grief d’inconstitutionnalité279. Cette pratique est sans doute imputable, comme le relève J. –C. Car, au caractère obligatoire de la saisine du Conseil en la matière. Le juge a d’ailleurs appliqué la même solution aux règlements des assemblées parlementaires280. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel garantit le respect du « domaine organique ». La Constitution ayant soustrait à la compétence du législateur ordinaire un certain nombre de domaines qu’elle réserve au législateur organique, le Conseil constitutionnel déploie un contrôle vigilant qui l’amène à censurer toute disposition organique contenue dans une loi ordinaire et à « déclasser » toute disposition qui, relevant de la compétence du législateur ordinaire, serait adoptée en la forme organique281. Si la minutie du Conseil est susceptible d’être prise en défaut dès lors que le contrôle demeure facultatif en matière de loi ordinaire, la combinaison des deux procédures de contrôle illustre sa volonté de tirer profit de toutes les ressources du texte constitutionnel pour garantir la protection du domaine de la loi organique. 277 Sur ces points et pour des illustrations jurisprudentielles, voir les développements de B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 157 et s. 278 Ainsi la loi organique qui soumet à des règles de parité entre les candidats de l’un et l’autre sexes la composition des listes de candidats au Conseil supérieur de la magistrature est jugée contraire à l’article 6 de la Déclaration de 1789, v. C.C. n° 01-445 DC du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 57 et 58. De même, l’article 58 de la loi organique relative aux lois de finances qui, en soumettant aux commissions parlementaires chargées des finances le « programme des contrôles » de la Cour des comptes porte atteinte à l’indépendance de cette juridiction en violation du PFRLR garantissant l’indépendance des juridictions administratives, v. C.C. n° 01448 DC du 25 juillet 2001, Rec. p. 99, cons. n° 105 et 106. 279 Sur cette question, v. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 46 ainsi que J. – C. Car, Les lois organiques de l’article 46…, op. cit., p. 359 et s. 280 Dans la décision n° 59-1 DC, le Conseil a précisé « qu’en vertu de l’article 61 de la Constitution, il n’y a pas lieu de statuer sur une disposition particulière du règlement définitif de l’Assemblée nationale indépendamment de l’ensemble ». C.C. n° 59-1 DC du 14 mai 1959, Rec. p. 57. 281 Pour un exemple récent, v. C.C. n° 04-490 DC du 12 février 2004, Rec. p. 41. 82 La procédure du second alinéa de l’article 61 de la Constitution est employée de manière à renforcer celle du premier alinéa de cet article : au contrôle obligatoire de la loi organique s’ajoute le contrôle facultatif du domaine d’intervention de la loi ordinaire, qui ne saurait constitutionnellement empiéter sur le domaine du législateur organique282. Dans un cas, la loi organique sera purgée de toute disposition législative ordinaire ; dans l’autre, la loi ordinaire, à condition que le juge en soit saisi, sera partiellement censurée si elle contient des dispositions de nature organique283. Pour prendre la pleine mesure du rapport de conformité tel qu’il est sanctionné par le juge, il convient d’ajouter à la rigueur du contrôle les effets induits par son caractère obligatoire. B. Un contrôle à double détente Comme le souligne F. Luchaire, le caractère obligatoire et donc systématique du contrôle de la constitutionnalité des normes « intermédiaires » « s’explique par l’objet de ces textes qui pourraient en l’absence de tout contrôle, tourner les dispositions constitutionnelles limitant les pouvoirs du Parlement »284. Ainsi la volonté de garantir la constitutionnalité285 d’actes d’application de la Constitution et d’assurer leur contrôle en dehors de tout conflit, est au fondement du caractère obligatoire du contrôle de ces normes. Or le caractère obligatoire de la saisine du juge a pour effet indirect d’instituer un mécanisme de contrôle à double détente. En effet, une première décision de non conformité, qu’elle soit totale ou partielle, sera nécessairement suivie d’une seconde décision, qui fera toujours expressément référence à la première. S’il faut voir là l’expression de la volonté du 282 À cet égard, le caractère exhaustif du contrôle de la constitutionnalité de la loi permet de souligner la concurrence entre les deux procédures. V. C.C. n° 96-386 DC du 30 décembre 1996, Rec. p. 154. Dans cette décision, le Conseil rappelle que son contrôle porte « sur toutes les dispositions de la loi déférée y compris celles qui n’ont fait l’objet d’aucune critique de la part des auteurs de la saisine ». Rappelons pour mémoire que la motivation des décisions du Conseil s’achève par un considérant dans lequel il affirme qu’il n’y a lieu de soulever d’office aucun autre moyen d’inconstitutionnalité. Ce considérant dit « balai », dont la portée continue d’être discutée, démontre que son contrôle n’est pas limité par les termes de la saisine. 283 Cf. a contrario, C.C. 92-305 DC du 21 février 1992, Rec. p. 27. 284 F. Luchaire, « article 61 C », in La Constitution de la République française, op. cit., p. 1113. 285 Pour une analyse fouillée de la nature de ce rapport d’adéquation, v., pour les règlements des assemblées parlementaires, S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., pp. 205225, et, pour les lois organiques, J. –C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1946, op. cit., pp. 372-385. 83 Conseil constitutionnel d’affirmer l’autorité de chose jugée dont ses décisions sont revêtues, il convient de mesurer le caractère contraignant de ce contrôle à double détente. S’agissant des règlements des assemblées parlementaires, lorsqu’une disposition du règlement est déclarée inconstitutionnelle par le juge, la marge de manœuvre de l’assemblée concernée se ramène à l’alternative suivante : elle peut abandonner le projet de modification et passer par une voie moins solennelle, ou même informelle, pour réaliser la réforme escomptée ; elle peut modifier à nouveau le texte en respectant scrupuleusement les directives du juge. Rappelons que, même dans cette dernière hypothèse, la chambre n’est tenue par aucun délai pour reprendre la disposition invalidée. Ainsi, en réaction à la décision des 24 et 25 juin 1959, le Sénat, pour marquer « à la fois sa déférence pour le Conseil constitutionnel et son désaccord sur le fond »286, attendit une année et demie pour apporter les rectifications jugées nécessaires par le Conseil constitutionnel. Il n’en demeure pas moins que, lorsqu’ils décident de modifier le règlement, les parlementaires sont contraints, par le caractère obligatoire du contrôle, au respect des termes de la décision du Conseil. Aussi, sauf à abandonner toute velléité d’adaptation, l’assemblée concernée peut seulement retarder la modification initialement projetée, laquelle fera nécessairement l’objet d’un double contrôle. Ce contrôle à double détente apparaît donc extrêmement contraignant pour les assemblées, et permet de les maintenir dans une relation de stricte soumission aux règles du parlementarisme rationalisé. A cet égard, L. Favoreu et L. Philip rappellent que « cette rigueur a été vivement ressentie par les parlementaires ; [mais que] les Assemblées ont toujours appliquées à la lettre les décisions du Conseil »287. Autrement dit, la soumission des règlements des assemblées à la Constitution ne souffre d’aucun angle mort, et la suprématie constitutionnelle s’avère pleinement effective. S’agissant des lois organiques, le mécanisme est exactement identique. Dans le cas d’une première déclaration de non-conformité, le nouveau texte sera soumis à un contrôle 286 M. Prélot, J.O. Débat Sénat, 27 octobre 1960. Voir les décisions du CC n°59-3 DC des 24 et 25 juin 1959, Rec. p. 58, et n°60-9 DC du 18 novembre 1960, Rec. p. 17. 287 L. Favoreu et L. Philip, GDCC, n°3 §14. Rappelons les termes du « rapport supplémentaire » du député J. –P. Lecat, déposé après la décision du Conseil constitutionnel du 20 novembre 1969, qui présente le contrôle à double détente du Conseil comme créant « l’occasion d’un dialogue entre le Conseil et les Assemblées qui peut – dans son principe – éclairer utilement les citoyens » tout en exhortant le juge et le gouvernement à « ne pas négliger cet avertissement de Royer-Collard : « Les Constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil » », cité par L. Favorer et L. Philip, GDCC, op. cit., n°3 § 14. 84 dont les normes de référence comprendront la décision précédente du juge288. Pour prendre un exemple particulièrement net, dans la décision n°67-33 DC du 12 juillet 1967 par laquelle le Conseil constitutionnel contrôle la constitutionnalité de la loi organique n°67-618 du 29 juillet 1967, le juge prend soin de préciser que son contenu est conforme « aux règles rappelées par [lui-même] dans sa décision du 26 janvier 1967 »289. Notons que ce contrôle « à double détente » trouve logiquement à s’appliquer lorsque la loi organique reprend certaines dispositions d’une loi ordinaire censurées par le Conseil constitutionnel au motif qu’elles relevaient du domaine de compétence du législateur organique. Ainsi, dans une décision n° 96-376 DC, le Conseil constitutionnel juge conforme à la Constitution la loi organique qui reprend un article de la loi complétant le statut de la Polynésie française, censuré dans une précédente décision au motif qu’il prenait inconstitutionnellement corps dans une loi ordinaire. Dans cette espèce, le juge utilise une argumentation identique à celle déployée dans la première décision, laquelle est citée dans les visas290. En raison du lien particulier que les normes « intermédiaires » entretiennent avec la norme constitutionnelle, leur régime contentieux est largement comparable. La systématicité du contrôle, son caractère obligatoire, son jeu « à double détente » garantissent effectivement l’exigence de stricte adéquation au principe du rapport hiérarchique. Sans conteste, ce mécanisme de contrôle obligatoire et ses implications techniques constituent l’expression contentieuse de la suprématie constitutionnelle. Un tel constat n’interdit cependant pas d’observer le caractère instable du statut hiérarchique de ces normes d’application de la Constitution. 288 Contra, v. la décision n° 90-273 DC du 4 mai 1990, Rec. p. 55. Dans cette décision, le Conseil contrôle une loi organique relative au financement de la campagne en vue de l’élection du président de la République et de celle des députés qui reprenait le contenu d’une loi organique antérieure censurée pour violation des dispositions de l’article 46, al. 3 de la Constitution. La décision du 4 mai ne vise pas la précédente décision de non conformité partielle en date du 11 janvier 1990 (C.C. n° 89-263 DC, JO du 13 janvier 1990, p. 572). 289 Loi organique no 67-618 du 29 juillet 1967 modifiant et complétant l'ordonnance no 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, JO du 30 juillet 1967, p. 7619. Cette loi organique venait fixer les conditions dans lesquelles les magistrats concernés pouvaient quitter leurs fonctions de conseillers référendaires à la Cour de Cassation. Elle était consécutive à la censure partielle dont avait fait l’objet la loi organique n° 67-130 du 20 février 1967 (J.O. du 21 février, p. 1827) qui portait notamment création de la catégorie des conseillers référendaires à la Cour de cassation. Une nouvelle loi organique modificatrice devait intervenir dans le respect des grands principes fixés par le juge dans sa décision du 26 janvier 1967. Voir C.C. n° 67-31 DC du 26 janvier 1967, J.O. du 19 février 1967, p. 1793. 290 C.C. n° 96-376 DC du 12 juillet 1996, J.O. du 16 juillet 1996, p. 10696. 85 Section II. Le statut hiérarchique instable des normes « intermédiaires » La suprématie constitutionnelle étant assurée par des méthodes de contrôle particulièrement rigoureuses, les lois organiques et les règlements des assemblées se donnent bien à voir comme des normes infra-constitutionnelles. Le principe hiérarchique semble donc permettre de délimiter le système constitutionnel de manière satisfaisante. Les choses sont pourtant moins simples qu’il n’y paraît. On constate en effet que les rapports qu’entretiennent les normes « intermédiaires » avec la Constitution ne sont pas réductibles à l’image de la stricte subordination. Comme on l’a vu, ce sont, pour la plupart, des normes d’application de la Constitution. À ce titre, nous avons pu considérer qu’elles étaient prises dans une relation hiérarchique avec la norme dont elles tirent leur validité et qu’elles viennent « concrétiser ». Leur statut hiérarchique est toutefois marqué par une certaine instabilité : une valeur supra-légilative leur est parfois reconnue (§I), et elles peuvent même acquérir, en certaines occasions une pleine valeur constitutionnelle (§II). §I. Des normes parfois situées « entre » la loi et la Constitution La lecture de la jurisprudence fait apparaître que les normes « intermédiaires » intègrent, en certaines occasions, l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. Pour saisir la portée d’une telle situation quant au rang hiérarchique des normes « intermédiaires », il convient d’analyser successivement le cas des règlements parlementaires (§I) et celui des lois organiques (§II). 86 A. Les règlements d’assemblées, normes de référence du contrôle de constitutionnalité des lois En première analyse, dans la mesure où les domaine réservés aux lois et aux règlements parlementaires diffèrent et que la Constitution ne prévoit pas l’intervention du législateur ordinaire en droit parlementaire, il n’y a aucune raison de considérer que le règlement parlementaire peut jouer comme paramètre de constitutionnalité de la loi291. Pourtant, certaines décisions du Conseil constitutionnel sont riches d’ambiguïtés sur ce terrain. Il en est ainsi, par exemple, de la décision du 23 juillet 1975292, par laquelle le Conseil examine la constitutionnalité de la loi sur la taxe professionnelle au regard notamment « des règles de valeur constitutionnelle relatives à la procédure législative »293. Le juge rappelle que « si la mise en œuvre de [l’irrecevabilité de l’article 40] est assurée, au cours de la procédure législative, dans les conditions prévues par les règlements des deux assemblées du Parlement », il lui revient « de statuer sur le point de savoir si, au cours de l’élaboration de la loi, il a été fait de l’article sus-rappelé une application conforme à la lettre et à l’esprit de [l’article 40 de la Constitution] ». Sachant d’une part que les règlements des assemblées posent, pour l’essentielles, des règles de procédures législatives, d’autre part que leur constitutionnalité est obligatoirement vérifiée par le Conseil, doit-on considérer qu’ils ont valeur supra-législative ? En réponse, Louis Favoreu note que le Conseil aurait parfaitement pu « statuer sur l’application de l’article 40 sans pour autant utiliser l’expression de règles de procédure de “valeur constitutionnelle” ». L’auteur en déduit que « les règles de valeur constitutionnelle ne 291 Le professeur Philip note cependant qu’en raison du contrôle systématique de la constitutionnalité de toutes les dispositions du règlement des assemblées, « il apparaît gênant [que le juge] puisse admettre qu’une loi, dont il a été saisi, ait été votée en violation de ce règlement », L. Philip, « La jurisprudence financière. Les saisines du printemps 1978 », RDP, 1979, p. 505. 292 Avant cela, le doute avait pu s’insinuer à la faveur de la décision 61-4 FNR dans laquelle le juge semble se fonder sur l’article 93 du règlement de l’Assemblée nationale pour vérifier que le Premier ministre avait effectivement respecté la Constitution. C.C. n° 61-4 FNR du 18 octobre 1961, JO, du 19 octobre 1961, p. 9538, cons. n° 2 : « il résulte des dispositions de l'article 41 de la Constitution, comme d'ailleurs de celles de l'article 27 de l'ordonnance organique susvisée du 7 novembre 1958 et de l'article 93 du Règlement de l'Assemblée nationale, que le Gouvernement peut, au cours de la procédure législative, opposer l'irrecevabilité à tout amendement qu'il estime ne pas être du domaine de la loi tant que la discussion de cet amendement n'est pas close : qu'en l'espèce, il est constant que, si deux sous-amendements à l'amendement litigieux ont été discutés et mis aux voix avant que le Premier Ministre ne soulevât l'irrecevabilité dudit amendement, celui-ci n'avait pas encore été soumis au vote de l'Assemblée et était donc toujours en cours de discussion ; que le Chef du Gouvernement a pu, dès lors, valablement se prévaloir, à ce stade de la procédure, des dispositions de l'article 41 de la Constitution ». 293 C.C. n° 75-57 DC du 23 juillet 1975, Rec. p. 24, cons. n° 1, nous soulignons. 87 sont pas seulement celles contenues dans la Constitution mais également celles qui, tout en n’étant pas incluses dans le texte lui-même, ont tout de même “valeur constitutionnelle” […] Il semblerait que la présente décision accorde “valeur constitutionnelle” aux règles de procédure législative contenues dans les règlements d’assemblées. On peut relever en effet que le Conseil souligne que l’article 40 est appliqué dans les conditions prévues par les règlements des assemblées et plus précisément que les amendements déclarés irrecevables l’ont été… “suivant les procédures et dans les formes prévues par les règlements de ces assemblées…” »294. Mais cette hypothèse a vite été démentie295. En effet, en guise de réponse et pour mettre un terme à la controverse, le Conseil constitutionnel a affirmé d’une part, que « les règlements des assemblées n’ont pas en euxmêmes valeur constitutionnelle »296, d’autre part, que « la seule méconnaissance des dispositions réglementaires invoquées ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution »297. Ces principes sont appliqués de manière parfaitement claire dans une espèce 89-261 DC du 28 juillet 1989. Saisi d’un moyen tiré de la violation par le Président de la commission des lois de l’article 88 du règlement de l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel vérifie dans un premier temps que la procédure suivie n’a pas méconnu les articles 43 et 44 de la Constitution, et précise ensuite « que les règlements des assemblées parlementaires n’ayant pas en eux-mêmes valeur constitutionnelle, la seule méconnaissance des dispositions réglementaires invoquées ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution »298. C’est dire que, même lorsqu’ils formulent des règles procédurales destinées à encadrer la production législative, les règlements des assemblées n’intègrent pas le rapport de constitutionnalité en qualité de normes de référence. Pour autant, on aurait tort d’exclure complètement l’hypothèse d’une intégration des règlements parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité299. Ainsi, comme le précise le Conseil constitutionnel lui-même, dans la « Table analytique 1959294 L. Favoreu, RDP, 1975, p. 1326. Pour une réévaluation de la position soutenue en 1975, v. L. Favoreu et L. Philip, GDCC, n°3, p. 47. 296 C.C. n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p. 78, cons. n°5 ; C.C. n° 89-261 DC du 28 juillet 1989, Rec. p. 81, cons. n° 6, ; C.C. n° 99-419 DC du 9 novembre 1999, Rec. p. 116 , cons. n° 7. 297 C.C. n° 84-181 DC préc. ; C.C. n° 89-261 DC préc. ; C.C. 90-274 DC du 29 mai 1990, Rec. p. 61 ; C.C. 93329 DC du 13 janvier 1994, J.O. 15 janvier 1994, p. 829. 298 C.C. n° 89-261 DC, préc., cons. n° 6 299 En ce sens, Pierre Avril explique qu’« il est […] clair que le règlement, dès lors qu’il ne reproduit pas, pour la « mettre en œuvre », une règle constitutionnelle, ne relève pas du système de la légalité constitutionnelle : il est autonome par rapport à celle-ci », in « Droit parlementaire et droit constitutionnel sous la Ve République », RDP, 1984, p. 573 et s., p. 578. 295 88 1980 », le juge « apprécie la régularité de l’adoption d’une disposition législative au regard des prescriptions du règlement [lorsque] celles-ci constituent la mise en œuvre de règles constitutionnelles. Dans les autres cas, la régularité de la procédure suivie, au regard de la Constitution n’est pas affectée par le non-respect des dispositions du règlement »300. En d’autres termes, il convient de distinguer non pas entre les dispositions réglementaire procédurales et celles qui regardent le fonctionnement interne des assemblées, mais entre ces dernières et les dispositions réglementaires qui reproduisent, pour les mettre en œuvre, les dispositions constitutionnelles. C’est bien la nature spécifique du rapport d’application entre la norme constitutionnelle et la norme réglementaire qui justifie que celle-ci forme une condition de la constitutionnalité des normes contrôlées au titre de l’article 61 de la Constitution. De ce point de vue, il importe simplement de distinguer entre les dispositions réglementaires qui mettent en oeuvre la Constitution et celles qui la complètent. Dans les deux cas, les dispositions réglementaires appliquent la norme constitutionnelle (entendons qu’ils sont les instruments normatifs nécessaires à son application) mais, alors que dans le premier, la violation du règlement induit nécessairement une violation de la Constitution, ce ne sera pas le cas dans le second. La décision n° 94-339 DC du 31 mai 1994301 illustre ce rapport de « mise en oeuvre » où la norme réglementaire apparaît comme une « disposition relais » de la norme constitutionnelle. Dans cette espèce, le Conseil censure partiellement une résolution du Sénat en date du 4 mai 1994 modifiant le règlement de la Chambre haute. La censure vise une disposition relative au rappel au règlement, au motif qu’elle est susceptible de faire obstacle à l’application d’une disposition constitutionnelle. La disposition censurée organisait en effet une restriction du droit de rappeler au règlement dans tous les cas de débats restreints, de votes sans débats, ou lors des débats sur les amendements302. Le juge rappelle alors que « si cette procédure [du rappel au règlement] peut faire l’objet d’aménagement en fonction de la nature et du déroulement des débats, les sénateurs ne peuvent être privés de toute possibilité d’invoquer les dispositions du règlement afin de demander l’application de dispositions constitutionnelles »303. Il poursuit en soulignant que « la règle précitée interdirait en particulier 300 Cité par P. Avril, « Droit parlementaire et droit constitutionnel sous la Ve République », ibid. C.C. n° 94-339 DC du 31 mai 1994, Rec, p. 80. 302 Précisément la résolution prévoyait que « la parole ne peut être donnée à un sénateur pour un rappel au règlement dans un débat comportant une limitation du nombre d’orateurs admis à s’exprimer ». 303 C.C. n° 94-339 DC, préc., cons. n° 6 : « si cette procédure peut faire l'objet d'aménagements en fonction de la nature et du déroulement des débats, les sénateurs ne peuvent être privés de toute possibilité d'invoquer les dispositions du règlement afin de demander l'application de dispositions constitutionnelles ; que la règle précitée 301 89 à tout sénateur d’invoquer l’article 45 du règlement, qui lui permet d’opposer une exception d’irrecevabilité en demandant la mise en application de l’article 40 de la Constitution »304. Si la restriction du rappel au règlement est censurée par le juge, c’est donc parce qu’elle aurait pour effet d’empêcher les parlementaires de demander l’application de dispositions réglementaires permettant la mise en œuvre d’un impératif constitutionnel305. Dans la mesure où ils reprennent et « mettent en œuvre » un ou plusieurs principes constitutionnels de la procédure législative, les règlements des assemblées sont opposables à la loi et peuvent être retenus par le Conseil comme motifs d’inconstitutionnalité. C’est là une conséquence de la nature matériellement constitutionnelle des règlements des assemblées. L’intimité de leur liaison à la Constitution justifie que le respect de la disposition réglementaire de mise en oeuvre soit vérifié par le juge de la constitutionnalité. Que cette ligne jurisprudentielle ait ou non pour effet de hiérarchiser entre elles les dispositions réglementaires306, il semble qu’ici le juge sanctionne une violation médiate de la Constitution ce qui a pour effet de placer certaines dispositions des règlements « entre » la loi et la Constitution, sans pour autant hisser ces dernières au niveau de la Constitution. B. Les lois organiques, normes de référence du contrôle de constitutionnalité des lois L’analyse de la jurisprudence constitutionnelle impose de distinguer deux hypothèses où le respect des lois organiques307 conditionne la constitutionnalité des actes soumis au contrôle du juge. interdirait en particulier à tout sénateur d'invoquer l'article 45 du règlement, qui lui permet d'opposer une exception d'irrecevabilité en demandant la mise en application de l'article 40 de la Constitution ; que ladite disposition qui prive les sénateurs du droit de demander l'application de dispositions constitutionnelles est contraire à la Constitution ». 304 C.C. n° 94-339 DC, préc., cons. n ° 6. 305 Comme l’expliquent B. Mathieu et M. Verpeaux, « si une exception d’irrecevabilité a déjà été soulevée lors du même débat par un sénateur, sur un autre fondement que l’article 45 R. S., une autre exception d’irrecevabilité ne peut être soulevée et le rappel au règlement reste le seul moyen d’invoquer l’application de l’article 40 C », « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », LPA, n° 9, 1994, p. 5. 306 Ce qui devrait faire l’objet d’une analyse serrée car il n’est pas certain qu’on puisse déduire d’une différence dans le traitement contentieux de deux normes formellement égales une authentique hiérarchie entre elles. Voir cependant, P. Jan, « Certaines dispositions du règlement du Sénat ont-elles valeur constitutionnelles ? », LPA, 28 octobre 1994, n°129, 1994, p. 7 et s. L’auteur qui commente la décision n° 94-339 DC du 31 mai 1994 constate que le juge distingue les dispositions réglementaires selon leur objet et considère que « c’est la première fois que le juge constitutionnel hiérarchise aussi clairement les dispositions d’un règlement d’une assemblée parlementaire ». 307 Sur la question, voir les études de J. – C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit. ; A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution 90 Lorsqu’une norme est censurée parce qu’elle méconnaît la législation organique, il peut d’abord s’agir de la sanction d’un rapport de compétence entre le législateur ordinaire et le législateur organique. En ce sens, le doyen Vedel explique qu’« en réalité, lorsque le juge constitutionnel censure une loi ordinaire ou un règlement d’assemblée comme contraire à une loi organique, le fondement de cette censure n’est pas en dernière analyse la méconnaissance de la loi organique par le texte, mais la méconnaissance par celui-ci des dispositions de l’article 46 de la Constitution »308. Autrement dit, lorsque la loi ordinaire est censurée pour violation de la loi organique, le juge sanctionne en réalité un excès de pouvoir du législateur ordinaire, intervenu dans un domaine constitutionnellement réservé au législateur organique309. C’est donc la répartition constitutionnelle des compétences entre les deux législateurs, ordinaire et organique, que le juge garantit en vérifiant que la loi ordinaire ne méconnaît pas la loi organique. Ainsi, dans une décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le Conseil constitutionnel constate l’inconstitutionnalité de la loi déférée au motif qu’elle empiète sur le domaine de compétence du législateur organique. Le juge affirme « que, si le décret n° 85834 du 6 août 1985, pris en Conseil des ministres, sur le fondement de l'article 1er de l'ordonnance organique n° 58-1136 du 28 novembre 1958, a fait figurer l'emploi de présidentdirecteur général de Télédiffusion de France sur la liste des emplois auxquels il est pourvu en Conseil des ministres, cette inscription concerne l'établissement public de diffusion créé par les articles 34 à 36 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 et ne saurait viser la société créée par française, Paris, Dalloz, 2007, 688 p. ; J –P. Camby, « Quarante ans de lois organiques », RDP, n° spéc. Les quarante ans de la Ve République, 1998, p. 1686 et s., ainsi que, du même auteur, « La loi organique dans la Constitution de 1958 », RDP, 1989, p. 1401 ; C. Sirat, « La loi organique et la Constitution de 1958 », D., 1960, chron. p. 153 ; M. Rousset, « La loi organique dans la Constitution du 4 octobre 1958 », Sirey, chron., 1960, p. 1. ; H. Amiel, « Les lois organiques », RDP, 1984, p. 405 ; P. le Mire, « article 46 », La Constitution de la Ve République, op. cit., p. 899 ; M. Verpeaux, « Point de vue français sur les lois organiques », Études de droit constitutionnel franco-portugais, Paris, Économica-PUAM, 1992, p. 269 ; F. Luchaire, « Les lois organiques devant le Conseil constitutionnel », RDP, 1992, p. 389 ; A. Berramdane, « La loi organique et l’équilibre constitutionnel », RDP, 1993, p. 719 ; R. Fraisse, « Six ans de lois organiques devant le Conseil constitutionnel (2001-2006). Bilan et perspectives », LPA, n°238, 29 novembre 2006, p. 8. 308 G. Vedel, « La place de la Déclaration dans le ‘‘ bloc de constitutionnalité’’ », La déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, op. cit., p. 49 et 50. Dans le même sens, G. Vedel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Les cours de droit 1960-1961, p. 1010 : « une loi ordinaire prise en contradiction avec une loi organique viole nécessairement la Constitution puisqu’elle statue sur une matière réservée par celle-ci à la loi organique ». Notons que parmi les rédacteurs de la Constitution, cette opinion est partagée. Ainsi, François Luchaire considérait que « si une loi ordinaire empiétait sur le domaine réservé aux lois organiques, le Conseil constitutionnel pourrait affirmer l’inconstitutionnalité de cette disposition », Document pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 350. 309 G. Vedel explique que le texte contrôlé, loi ordinaire ou règlement d’assemblée, viole en réalité la Constitution parce qu’il a un « effet équivalent à celui de l’abrogation ou de la modification au moins partielle de la loi organique selon une procédure qui ne serait pas celle de l’article 46 », in « La place de la Déclaration dans le ‘‘ bloc de constitutionnalité’’ », art. cit., p. 50. 91 l'article 51 de la loi présentement examinée ; que, dans ces conditions, en prévoyant que le président de cette nouvelle société serait nommé "en Conseil des ministres", la deuxième phrase du deuxième alinéa de l'article 103 de la loi a empiété sur le domaine réservé à la loi organique par l'article 13, alinéa 4, de la Constitution et est, dans cette mesure, contraire à la Constitution »310. Dans cette espèce311, il apparaît clairement que le juge articule les normes en fonction d’un principe de compétence. Au soutien d’une telle analyse, notons qu’à proprement parler l’articulation hiérarchique ne trouve pas à s’appliquer ici dans la mesure où les domaines de compétence de la loi organique et de la loi ordinaire étant différents, « l’hypothèse du conflit est irréaliste »312. Dans cette perspective, il y a violation de la Constitution et d’elle seulement : la loi ordinaire contredit en effet la disposition constitutionnelle qui habilite le seul législateur organique à intervenir. On parle de violation médiate de la Constitution313. En d’autres termes, à travers la violation du domaine de compétence de la loi organique, c’est la Constitution qui est méconnue et cette méconnaissance fonde la censure de la loi ordinaire. Pour autant, l’articulation par le principe de compétence, qui suppose un cloisonnement étanche entre les deux catégories de législations, ne permet pas de rendre compte de toutes les hypothèses. Le rapport hiérarchique aussi règle les rapports de la loi organique et de la loi ordinaire314. Il en est ainsi dans une série d’hypothèses où la violation de la loi organique revient toujours, médiatement, à une violation de la Constitution mais où la répartition constitutionnelle des compétences n’est plus en jeu. Ainsi, dès les origines, l’ordonnance n° 59-2 du 2 juin 1959 portant loi organique relative aux lois de finance apparaît comme une norme de référence du contrôle de la 310 C.C. n° n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, Rec. p. 141, cons. n° 87, souligné par nous. D’autres décisions font apparaître de manière aussi manifeste cette articulation réglée par la compétence.Voir notamment les décisions du 30 août 1984, CC n° 84-177 DC, Rec. p. 66 et n° 84-178 DC, Rec. p. 69. Dans la première, le juge affirme, dans le 5ème considérant, « qu'en vertu de l'article 25 (alinéa 1er) de la Constitution une loi organique fixe le régime des incompatibilités applicables aux membres du Parlement ; que, par suite, la loi déférée au Conseil constitutionnel, qui n'a pas le caractère organique, ne pouvait instituer un nouveau cas d'incompatibilité » et, dans le 6ème considérant, « que l'article 71 de la Constitution, en disposant que : "La composition du Conseil économique et social et ses règles de fonctionnement sont fixées par une loi organique", réserve à la loi organique le soin d'instituer les incompatibilités applicables aux membres du Conseil économique et social ; que, par suite, la loi déférée au Conseil constitutionnel, qui n'a pas le caractère organique, ne pouvait instituer un nouveau cas d'incompatibilité. Dans la seconde, le juge suit un raisonnement en tout point identique, v. les cons. n° 6 et 7. 312 En ce sens, J. - P. Camby, « Quarante ans de lois organiques », art. cit., p. 1697-1698. 313 Sur cette « thèse de la violation médiate de la Constitution », v. J. C. Car, les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 501 et s. ; ainsi que A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 205. 314 v. C.C. n° 66-28 DC, préc. et C.C. n° 92-309 DC, préc. 311 92 constitutionnalité des règlements des assemblées. C’est ce qui ressort de la décision du 17 juin 1959, n° 59-2 DC, et, plus nettement encore, de la décision 66-28 DC du 8 juillet 1966 dans laquelle le juge affirme que « la conformité à la Constitution des règlements des assemblées parlementaires doit s’apprécier tant au regard de la Constitution elle-même que des lois organiques prévues par elle ainsi que des mesures législatives nécessaires à la mise en place des institutions, prises en vertu de l’alinéa 1er de l’article 92 de la Constitution »315. D’une manière générale, les lois de finance sont soumises au respect de la loi organique qui leur est relative. Ainsi, dès la décision n° 60-8 DC du 11 août 1960, le Conseil censure les dispositions de la loi déférée non conformes « aux prescriptions de l’ordonnance du 2 janvier 1959, portant loi organique relative aux lois de finances et par suite à celle de l’article 34 de la Constitution qui renvoie expressément à ladite loi organique »316. Par principe donc, les lois de finances doivent respecter la loi organique qui leur est relative317. Le même raisonnement est appliqué aux lois de financement de la Sécurité sociale, qui déterminent les conditions générales de l’équilibre financier de la Sécurité sociale et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses : elles doivent respecter la loi organique qui leur est relative318. En toute hypothèse, il apparaît que les censures prononcées par le Conseil constitutionnel, consécutives à la violation par la loi de financement de la sécurité sociale de la loi organique qui la vise, ont toutes concerné le domaine de la loi de financement. A titre d’exemple, le Conseil a censuré, le 15 décembre 2005319, dix « cavaliers sociaux »320 dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 – autant de dispositions dont la présence est prohibée par l’article LO 111-3 du Code de la 315 Sur tous ces points, v. S. de Cacqueray, op cit., p. 52 et s. C.C. n° 60-8 DC du 11 août 1960, Rec. p. 25, cons. n° 3 : « les dispositions de l’article 17 de la loi de finance rectificative pour 1960 […] ne peuvent être regardées comme conformes aux prescriptions de l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances et par suite à celles de l’article 34 de la Constitution qui renvoie explicitement à ladite loi organique », nous soulignons. Pour une autre illustration, v. la décision Vote du budget du 24 au 30 décembre 1979, C. C. n° 79-110 DC, Rec. p. 36. 317 Dans ces deux espèces, l’inconstitutionnalité des lois de finances résulte de la violation des dispositions de l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, abrogée à compter du 1er janvier 2005 par la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001, modifiée par la loi organique n° 2005-779 du 12 juillet 2005, J.O. n°162 du 13 juillet 2005 page 11443. 318 La grande réforme de 2005, en instaurant de nouvelles contraintes procédurales, pourrait s’avérer plus riche en motifs d’inconstitutionnalité. v. la loi organique n°2005-881 du 2 août 2005 réformant en profondeur le régime des lois de financement de la sécurité sociale découlant de la loi organique n°96-646 du 22 juillet 1996 qui leur était relative, J.O. du 23 juillet 1996, p. 11103. Sur la nouvelle législation, v. B. Duarte, « La loi organique du 2 août 2005 ou la valorisation du rôle du Parlement en matière de loi de financement de la sécurité sociale », Dr. soc., 2006, p. 136 et R. Pellet « Les lois de financement de la sécurité sociale depuis la loi organique du 2 août 2005 », RD sanit. soc., 2006, p. 136 319 C.C n° 05-528 DC du 15 décembre 2005, Rec. p. 168. 320 Sur cette notion, v. M. –J. Aglaé, « Les cavaliers sociaux », RDP, 2000, p. 1153 ; J. –F. Calmette, « Les cavaliers sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : une autonomie à petit trot », RFDC, 2005, p. 171. 316 93 sécurité sociale, pris sur le fondement de l’article 34 de la Constitution. De même, dans la décision n° 06-544DC du 14 décembre 2006, il censure treize articles de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2007 portant sur des domaines les plus divers mais ne pouvant être regardés comme ayant une quelconque incidence sur les dépenses de l’année à venir des régimes obligatoires de base et ne revêtant pas un caractère permanent au sens des dispositions de l’article LO 11-3-V, 2e, du Code de la Sécurité sociale321. Notons que la qualité de norme de référence ne semble pas s’attacher aux seules lois organiques « financières » et ne joue pas qu’à l’endroit des lois « ordinaires » de finances. Il apparaît ainsi qu’à chaque fois que la norme constitutionnelle renvoie à une loi organique pour encadrer l’adoption d’une loi ordinaire dans un domaine déterminé, la loi organique figure parmi les normes de référence du contrôle de la loi. Comme l’expliquait M. Waline dans son commentaire de la décision du 11 août 1960, « une loi organique qui impose certaines limitations au pouvoir législatif ne peut être qu’une loi supérieure à la loi ordinaire, faute de quoi elle n’est que l’expression d’un vœu platonique ; et alors, ce n’était pas la peine de l’écrire »322. Pour illustrer cette hypothèse, citons la décision n° 2003-474 DC du 17 juillet 2003 dans laquelle le juge indique qu’il lui revient de se prononcer « sur la régularité de la procédure législative au regard des règles que la Constitution a elle-même fixées ou auxquelles elle a expressément renvoyé »323. Autrement dit, en plus des lois organiques financières, à chaque fois que la législation organique pose un cadre procédural, elle s’impose à la norme législative ordinaire, dont la constitutionnalité sera appréciée en regard de sa conformité à la loi organique. Au total, on peut considérer, avec R. Fraisse, que dire d’une loi qu’elle ne respecte pas une loi organique « signifie soit qu’elle ne respecte pas le domaine qui est assigné à cette dernière par la Constitution soit qu’elle ne respecte pas l’obligation qui lui est faite de respecter cette loi organique »324. Dans un cas, l’articulation opère selon un raisonnement fondé en termes de domaine de compétence normative, dans l’autre, l’articulation traduit un rapport de primauté hiérarchique. Une telle primauté de la législation organique trouve sa 321 C.C. n° 06-544 DC du 14 décembre 2006, , Rec. p. 129, v. cons. n°7 et s. Sur tous ces points, v. X. Prétot, « Le Conseil constitutionnel, les finances publiques et les finances sociales », RFFP, 2007, p. 265. 322 M. Waline, cité par P. le Mire, « article 46 », art. cit., p. 907. L’auteur ajoutait que ces « dispositions […] n’auraient absolument aucun sens si elles ne s’imposaient pas au Parlement, et, par suite, si on ne leur donnait pas la sanction de l’article 61, elles resteraient lettre morte, ce que n’a évidemment pas voulu le constituant. » 323 C.C. n° 03-474 DC du 17 juillet 2003, JO du 22 juillet 2003, p. 12336. 324 R. Fraisse, « Six ans de lois organiques devant le Conseil constitutionnel (2001-2006). Bilan et perspectives », art. cit.,p. 19. 94 justification dans « le lien particulier qui unit [la loi organique] aux dispositions constitutionnelles »325. À chaque fois que le juge entreprend de vérifier le respect par la loi ordinaire des dispositions d’une loi organique qui s’impose à elle, il prend soin de souligner le lien entre la loi organique et la Constitution. C’est parce que la Constitution renvoie à la loi organique et parce que le juge constitutionnel interprète les dispositions constitutionnelles de renvoi comme formulant une obligation constitutionnelle à l’adresse du législateur de respecter la loi organique, que celle-ci acquiert valeur supra-législative et devient une norme de référence du contrôle de la constitutionnalité326. Par ailleurs, l’intégration des normes intermédiaires paraît parfois dépasser le seul cadre des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité et l’on doit se demander si certaines ne sont pas hissées au rang de norme constitutionnelle. § II. Des normes hissées au niveau de la Constitution ? La valeur supra-législative parfois reconnue par le juge aux normes « intermédiaires » donne à voir l’instabilité du statut hiérarchique de ces normes. Ce brouillage dans la hiérarchie se trouve renforcé par un phénomène de constitutionnalisation de certaines normes réglementaires et organiques. À cet égard, il convient de distinguer à nouveau entre les deux catégories. En effet, si elle opère toujours sur un mode implicite s’agissant des dispositions réglementaires (A), la constitutionnalisation d’éléments tirés de la législation organique, qui n’est pas dépourvue d’ambiguïté, apparaît explicitement en jurisprudence (B). 325 J. C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 526. L’auteur traite du rapport de l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances et de la Constitution. 326 En ce sens, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 212. 95 A. La constitutionnalisation implicite de certaines dispositions des règlements des assemblées On l’a vu, deux éléments ressortent nettement de la jurisprudence constitutionnelle relative aux règlements parlementaires. Par principe, dans la mesure où ces règlements n’ont pas valeur constitutionnelle, leur violation n’emporte aucune conséquence quant à la constitutionnalité de la loi. Par exception, lorsque les dispositions réglementaires forment les conditions nécessaires de la mise en œuvre de la norme constitutionnelle, ce lien spécifique justifie leur intégration parmi les normes de référence du contrôle de la loi. Cette présentation, qui signale la valeur infra-constitutionnelle et exceptionnellement supra-législative des règlements parlementaires demeurerait incomplète si elle omettait de s’intéresser au statut hiérarchique de certaines dispositions réglementaires relatives au droit d’amendement. En effet, la jurisprudence relative au droit d’amendement paraît traduire un mouvement de constitutionnalisation des dispositions réglementaires pertinentes327. En la matière, les dispositions constitutionnelles sont très peu nombreuses328 : le cadre juridique relève essentiellement des règlements des assemblées. Dans une étude consacrée à la question, B. Baufumé distingue trois types de rapports unissant les dispositions réglementaires et constitutionnelles relatives au droit d’amendement : les règlements peuvent reproduire les principes posés par la Constitution, ils peuvent compléter la Constitution, ils peuvent enfin ajouter à la norme suprême en édictant des règles 327 Sur le sujet, v. E. Oliva, « La constitutionnalisation du droit d’amendement », in La constitutionnalisation des branches du droit, sous la dir. de B. Mathieu et M. Verpeaux, Paris, Économica-PUAM, 1996, p. 87. Par ailleurs, sur les ambiguïtés de la jurisprudence constitutionnelle en matière de droit d’amendement, v. S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 345, n° 858 ; V. Mutelet, Hiérarchie et normes de constitutionnalité, th cit., p. 250 et s. ; plus généralement, sur le droit d’amendement, v. B. Baufumé, Le droit d’amendement et la Constitution sous la Cinquième République, Paris, LGDJ, 1993, 618 p. 328 Ainsi l’article 44, alinéa 1 de la Constitution se contente d’énoncé le principe selon lequel « Les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement ». Par ailleurs, les conditions relatives à la recevabilité telles qu’elles dérivent des articles 40 et 41 de la Constitution, les limites tirées des alinéas 2 et 3 de l’article 44 et les restrictions prévues par son article 45, la Constitution ne fixe qu’indirectement certaines limite à l’exercice du droit d’amendement. Sur ce point, v. S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 74 et s. ; B. Baufumé, Le droit d’amendement et la Constitution sous la Cinquième République, op. cit., p. 31 et s. ; L. Hamon, « Une discipline juridique nouvelle et ancienne : le droit parlementaire », D., chron., 1989, p. 293 ; G. Vedel, « Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir administratif », seconde partie, Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n°2, 1997, p. 84 ; E. Oliva, « la constitutionnalisation du droit d’amendement », art. cit., p. 92 96 qu’elle ne prévoit pas329. On reconnaît là les diverses déclinaisons du rapport général d’application de la norme constitutionnelle par la norme réglementaire. En tant qu’elles sont nécessaires à la mise en œuvre de la norme constitutionnelle, les dispositions réglementaires relatives à la portée du droit d’amendement aurait dû être placées par le Conseil constitutionnel « entre » la loi et la Constitution. Il n’en a rien été. Un certain nombre de décisions donnent en effet à penser que le juge, sous couvert d’interprétation de la norme constitutionnelle applicable, a hissé dans la Constitution certains éléments des règlements des assemblées. Une première série de décisions, relatives au lien qui doit unir l’amendement au texte en discussion, semble créer une obligation constitutionnelle à la charge du législateur à partir de l’énoncé de dispositions réglementaires330. Alors qu’aucune disposition constitutionnelle ne mentionne une telle limite au droit d’amendement, l’article 98-5 du règlement de l’Assemblée nationale prévoit que « les amendements et les sous-amendements ne sont recevables que s’ils s’appliquent effectivement au texte qu’ils visent ou, s’agissant d’articles additionnels, s’ils sont proposés dans le cadre du projet ou de la proposition ». L’article 48-3 du règlement du Sénat prévoit les mêmes règles. De manière significative, le Conseil avait d’abord refusé d’assurer le respect de ces dispositions331. Mais depuis une décision du 10 juillet 1985, il vérifie que les amendements ne sont pas « dépourvus de tout lien » avec les dispositions figurant dans le projet de loi initial. Dans le cas contraire, il considère qu’il s’agit de « cavaliers législatifs ». Cela apparaît de manière particulièrement claire dans une décision du 28 décembre 1985. Le juge constate la 329 Sur cette typologie, voir B. Baufumé, Le droit d’amendement et la Constitution sous la Cinquième République, op. cit., p. 30. 330 Inaugurée avec la décision n° 85-191 DC du 10 juillet 1985 [JO du 12 juillet 1985, p. 7888], cette jurisprudence sera confirmée a de multiples reprises, v. not. les décisions n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, J.O. du 14 décembre 1985, p. 14574 ; C.C. n° 85-199 DC du 28 décembre 1985, JO du 29 décembre 1985, p. 15386 ; C.C. n° 86-225 DC du 23 janvier 1987, JO du 25 janvier 1987, p. 225 ; C.C. n° 88-251 DC du 12 janvier 1989, JO du 13 janvier 1989, p. 423. Notons que cette condition du lien unissant l’amendement au texte de loi en discussion a été doublée d’une seconde relative à l’ampleur de l’amendement – via la théorie des « limites inhérentes à l’exercice du droit d’amendement » [C.C. n° 86-221 DC, J.O. du 30décembre 1986, p. 15801, cons. n°5]. Cette seconde limite à l’exercice du droit d’amendement, qui fut au fondement de l’annulation de « l’amendement Séguin » dans la décision 225 DC doit être considérée comme abandonnée depuis les décisions n° 01-445 DC du 19 juin 2001 [J.O. du 26 juin 2001, p. 10125] et n° 01-455 DC du 12 janvier 2002 [J.O. du 18 janvier 2002, p. 1053] qui n’y font plus référence. v. P. Avril et J. Gicquel, « Droit d'amendement : la fin des "limites inhérentes" », LPA, 13 juillet 2001, n° 139, p. 5 et s. 331 En ce sens, v. C.C. n° 78-97 DC du 27 juillet 1978, J.O. du 29 juillet 1978, p. 2949, cons. n° 3 : « Considérant que l'article 25 de la loi résulte d'un amendement déposé devant l'Assemblée nationale ; qu'il appartenait donc, en application de l'article 98, alinéa 5 du règlement de l'Assemblée nationale, aux députés qui auraient estimé que cet article additionnel n'entrait pas dans le cadre du projet de loi, de demander que l'Assemblée se prononce sur sa recevabilité, avant la discussion ; qu'une telle procédure n'ayant pas été mise en oeuvre, le Conseil constitutionnel ne saurait être saisi de la conformité de l'article 25 de la loi aux dispositions du règlement de l'Assemblée nationale, lequel, d'ailleurs, n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle ». 97 conformité de la loi à la Constitution au motif « que la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a pour objet l'amélioration de la concurrence ; que les dispositions de l'article 9 qui réduisent le monopole des géomètres experts en modifiant le champ de la protection pénale des activités relevant de cette profession ne sont pas dépourvues de tout lien avec les autres dispositions du projet de loi ; que, dès lors, elles pouvaient être introduites dans ce projet par voie d'amendement sans que soient méconnues les règles posées par les articles 39 et 44 de la Constitution »332. On peut dès lors soutenir que le principe posé dans ces décisions repose sur une constitutionnalisation – implicite – des règles énoncées par les règlements de chaque assemblée333. Les raisons de cette constitutionnalisation implicite334 doivent être recherchées dans le lien unissant les deux catégories de normes. En l’espèce, il apparaît que les dispositions réglementaires constitutionnalisées ne sont pas simplement des éléments nécessaires à l’application de la norme constitutionnelle, mais des éléments qui conditionnent l’effectivité du dispositif constitutionnel. Il s’agit notamment d’éviter le dévoiement de l’article 44 de la Constitution. Selon toute vraisemblance, c’est pour réguler – dans la mesure du possible – l’afflux des amendements que le juge constitutionnel ajoute à la norme de l’article 44 la condition mentionnée plus haut. On peut donc soutenir que la norme d’origine réglementaire est constitutionnalisée pour garantir l’effectivité du dispositif constitutionnel335. C’est, nous semble-t-il, le même raisonnement qui justifie la constitutionnalisation de la règle dite de l’« entonnoir ». Cette règle repose sur le principe du « resserrement de la délibération autour des dispositions sur lesquelles les deux assemblées ne sont pas parvenues à un accord »336. Cette contrainte consécutive à la structure bicamérale de notre régime 332 C.C. n° 85-199 DC du 28 décembre 1985, JO 29 décembre, p. 15386, cons. n° 2. En ce sens, L. Favoreu et L. Philip considèrent que, dans la décision 191 DC, le Conseil constitutionnel « franchit le pas en faisant de la norme contenue dans le règlement d’assemblée, une norme constitutionnelle et cela par interprétation de l’article 44, alinéa 1er de la Constitution ». L. Favoreu et L. Philip, Grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit., n°40, p. 715. 334 Le Conseil n’a jamais consacré lesdites dispositions réglementaires comme d’authentiques sources de l’obligation constitutionnelle qu’il oppose au pouvoir législatif : il fait toujours mine d’interpréter les dispositions constitutionnelles elles-mêmes. 335 Si tel était effectivement le cas, il convient alors de souligner le caractère très relatif du succès rencontré par le Conseil constitutionnel. À cet égard, le rapport remis au Président de la République par le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République est éloquent. Les auteurs font état d’une situation préoccupante : « en 1970, seulement 2 260 amendements étaient déposés devant l’Assemblée nationale et 576 devant le Sénat. Lors de la session 2002-2003, ils étaient respectivement 32 475 et 9 250. Cette situation ne cesse de se dégrader. Ainsi, au cours de la dernière législature, on a vu les amendements déposés par dizaines de milliers : 137 665 amendements furent déposés lors de l’examen par l’Assemblée nationale du projet de loi sur la fusion entre Gaz de France et le groupe Suez ; 14 888 sur le projet de loi portant régulation des activités postales » (Rapport préc., p. 41). 336 P. Avril et J. Gicquel, Droit parlementaire, op. cit., p. 179. 333 98 parlementaire implique l’irrecevabilité de tout amendement susceptible de remettre en cause les dispositions votées en termes identiques par les deux chambres. Une telle règle n’étant pas formulée par le texte constitutionnel, le Conseil constitutionnel admettait, au début des années 1980, que des dispositions nouvelles soient insérées en deuxième lecture, et même, sous réserve de l’accord du gouvernement, après la réunion de la commission mixte paritaire337. À partir de la fin des années 1990, le Conseil renverse sa jurisprudence et juge, dans une décision du 25 juin 1998, qu’il ressort de « l’économie de l’article 45 » de la Constitution que le Parlement ne peut plus ajouter au texte en examen, ni modifier des dispositions adoptées en termes identiques après la réunion de la commission mixte paritaire. Il admet que la règle de l’entonnoir peut être écartée, mais dans les seuls cas où les amendements seraient dictés par la nécessité de respecter la Constitution, d’assurer la coordination avec d’autres textes ou de corriger une erreur matérielle338. L’analyse de la jurisprudence antérieure du Conseil autorise à penser qu’il s’agit là d’une authentique constitutionnalisation de la règle de l’entonnoir formulée par le règlement de chaque assemblée : aux termes de l’interprétation de l’esprit de l’article 45, la règle est 337 v. not. C.C. n° 80-117 DC du 22 juillet 1980, J.O. du 24 juillet 1980, p. 1867, cons. n° 1, 2 et 3. Voir aussi, C.C. n° 81-136 DC du 31 décembre 1981, J.O. du 1er janvier 1982, cons. n° 10 : « considérant que la commission mixte paritaire dont la réunion a été provoquée par le Premier ministre à la suite d'un désaccord entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur le projet de la troisième loi de finances rectificative pour 1981 n'est pas parvenue à l'adoption d'un texte commun ; que, dès lors, faisant application de l'article 45 de la Constitution, le Gouvernement, après une nouvelle lecture par l'une et l'autre assemblée, a demandé à l'Assemblée nationale de statuer définitivement sur ce projet ; qu'en l'absence de texte élaboré par la commission mixte paritaire, l'Assemblée nationale ne pouvait, à ce stade de la procédure, se prononcer que sur le dernier texte voté par elle, à savoir celui qu'elle avait adopté postérieurement à la réunion de la commission mixte paritaire au terme d'un examen pour lequel l'article 45 de la Constitution ne prévoit pas de limitation à l'exercice du droit d'amendement ; que l'article 14 de la loi est issu d'un amendement adopté par l'Assemblée nationale lors de l'examen du projet après la réunion de la commission mixte paritaire et qui a été soumis au Sénat lors de la dernière lecture devant cette assemblée ; qu'ainsi il a été statué définitivement sur cet article par l'Assemblée nationale dans le respect des dispositions de l'article 45 de la Constitution », nous soulignons. Dans le même sens, v. C.C. n° 86-221 DC du 29 décembre 1986, J.O. du 30 décembre 1986, p. 15801. 338 C.C. n° 98-402 DC du 25 juin 1998, J.O. du 3 juillet 1998, p. 10147, cons. n° 2 : « Considérant qu'il résulte des dispositions combinées des articles 39, 44 et 45 de la Constitution que le droit d'amendement, qui est le corollaire de l'initiative législative, peut, sous réserve des limitations posées aux troisième et quatrième alinéas de l'article 45, s'exercer à chaque stade de la procédure législative ; que, toutefois, il ressort de l'économie de l'article 45 que des adjonctions ne sauraient, en principe, être apportées au texte soumis à la délibération des assemblées après la réunion de la commission mixte paritaire ; qu'en effet, s'il en était ainsi, des mesures nouvelles, résultant de telles adjonctions, pourraient être adoptées sans avoir fait l'objet d'un examen lors des lectures antérieures à la réunion de la commission mixte paritaire et, en cas de désaccord entre les assemblées, sans être soumises à la procédure de conciliation confiée par l'article 45 de la Constitution à cette commission », nous soulignons. Dans le même sens, v. C.C. n° 00-430 DC du 29 juin 2000, Rec. p. 95, considérant n°6 : « les seuls amendements susceptibles d’être adoptés après la réunion de la commission mixte paritaire doivent être soit en relation directe avec une disposition restant en discussion, soit dictée par la nécessité de respecter la Constitution, d’assurer une coordination avec d’autres textes en cours d’examen au Parlement ou de corriger une erreur matérielle ». Confirmée par C.C. n°2001-453DC, Rec. p. 164, considérants n°30 à 38. 99 incorporée par le juge à la disposition constitutionnelle339. Au contraire, pour justifier son refus d’appliquer la règle d’origine réglementaire, le juge expliquait que « l’article 45 ne comporte, après l’intervention de la commission mixte paritaire, aucune restriction au droit d’amendement du gouvernement »340. En d’autres termes, c’est l’absence de règle constitutionnelle spéciale susceptible de déroger à l’application de la règle générale de l’article 44, alinéa 1er de la Constitution qui permettait au gouvernement ainsi qu’aux parlementaires d’intervenir à tout moment par voie d’amendement. De niveau simplement « réglementaire », la règle de l’entonnoir ne pouvait autoriser aucune dérogation au droit constitutionnel d’amendement. Seule une règle constitutionnelle spéciale pouvait justifier la mise à l’écart d’une règle constitutionnelle générale. Autrement dit, seule une constitutionnalisation de la règle de l’entonnoir pouvait fonder une dérogation au principe de l’article 44 de la Constitution. C’est ainsi qu’au termes d’un « raisonnement équivoque »341 le juge se fonde sur « l’économie générale » de l’article 45 pour en faire dériver une nouvelle contrainte imposée au droit d’amendement. Notons qu’à nouveau, la règle constitutionnalisée entretient un lien particulier avec la norme constitutionnelle. En effet, lorsqu’en 1986, le juge admet que « le gouvernement, en soumettant pour approbation aux deux assemblées le texte élaboré par la commission mixte, modifie ou compète celui-ci par les amendements de son choix, au besoin prenant la forme d’articles additionnels » et précise que ces amendements portés au texte de la CMP « peuvent même avoir pour effet d’affecter des dispositions qui ont été votés dans les mêmes termes par les deux assemblées »342, le Conseil consacre un « droit de réécriture du compromis au profit du gouvernement »343. C’est dire que les solutions dégagées par la commission mixte parlementaires étaient dépourvues de toute autorité sur le gouvernement, ce qui affectait considérablement l’objectif de conciliation visé par l’article 45 de la Constitution et réduisait à néant le caractère contraignant de la procédure instituée par cet article. Faute de fondement constitutionnel permettant au juge de s’y opposer, c’est donc en contradiction avec l’esprit de 339 On peut lire dans le communiqué que le Conseil prend appui sur « l’économie générale de l’article 45 de la Constitution » (nous soulignons) et plus loin on insiste : « [la solution est] fondée exclusivement sur l’article 45 de la Constitution, [elle] ne revient pas à reconnaître valeur constitutionnelle aux règlements des assemblées parlementaires, même si elle consacre la règle dite de l’« entonnoir » énoncée aux articles 108 du règlement de l’Assemblée nationale et 42 du règlement du Sénat. Se trouve ainsi confirmée la jurisprudence antérieure sur la place des règlements des assemblées parlementaires dans la hiérarchie des normes ». Il y aurait une distinction opérée entre la règle de l’entonnoir et l’acte réglementaire qui la formule et la première pourrait se voir constitutionnaliser sans le second. 340 C.C. n° 85-191 DC du 10 juillet 1985, Rec. p. 46 ; C.C. n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, Rec. p. 78 ; C.C. 91-290 DC du 9 mai 1991, Rec. p. 50. 341 S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 346. 342 C.C. n° 86-221 DC, préc., cons. n° 343 J. Benetti, « Droit d’amendement et bicamérisme », LPA, 2000, n° 231, p. 12 et s. 100 la procédure institué par l’article 45 – i. e. son équilibre général – que le gouvernement se voyait autoriser à réformer le texte de compromis. On comprend alors que la règle de l’entonnoir forme un instrument au service de l’efficacité du dispositif de l’article 45 de la Constitution. L’entreprise de constitutionnalisation, opérée sur un mode implicite et sous couvert d’interprétation des dispositions constitutionnelles, s’analyse comme un procédé d’agrégation à la norme constitutionnelle de normes d’origine parlementaire susceptibles d’optimiser l’effectivité du système de rationalisation du parlementarisme. La constitutionnalisation des dispositions opère quant à elle sur un mode explicite, mais les déterminants à l’œuvre s’avèrent plus délicat à appréhender. B. La constitutionnalisation expresse (mais ambiguë) de certaines dispositions de lois organiques Rappelée à de nombreuses reprises par le Conseil constitutionnel344, la valeur infraconstitutionnelle bien que parfois supra-législative de la législation organique ne souffre, à notre connaissance, que deux exceptions. Ont ainsi été qualifiées de normes de valeur constitutionnelle l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 (a) et certains éléments fondamentaux du droit budgétaire formalisés par l’ordonnance du 2 janvier 1959 (b). a. L’hypothèse de la constitutionnalisation par ricochet Lorsqu’une disposition de la loi organique reprend à l’identique le contenu d’un texte visé par la Constitution qui, tout en demeurant formellement extérieur à celle-ci, est considéré par le juge comme doté, par l’effet du renvoi constitutionnel, d’une valeur constitutionnelle, la disposition organique se voit alors reconnaître une valeur identique par la jurisprudence. À notre connaissance, une seule illustration permet de rendre compte de cette constitutionnalisation de dispositions organiques par l’effet cumulé de l’identité de contenu 344 Voir les décisions, n° 78-96 DC du 27 juillet 1978, J.O du 29 juillet 1978, p. 2949 ; C.C. n° 85-197 DC du 23 août 1985, J.O du 24 août 1985, p. 9814 et C.C. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, J.O du 14 juin 1998, p. 9033. 101 avec un texte visé par la Constitution qu’elles viennent appliquer, de la valeur constitutionnelle reconnue à ce texte et du lien unissant la loi organique à la Constitution. Une célèbre décision de la Cour de cassation déduit clairement de la valeur constitutionnelle de l’accord de Nouméa le rang constitutionnel des dispositions de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie qui en reprennent les orientations. Les données juridiques sont complexes345, elles justifient sans doute la brièveté du texte de la révision constitutionnelle de 1998 puisque ce dernier « se situe entre l’accord qui est la source, et la future loi organique, qui donnera le détail des règles d’application de l’accord, en vertu de l’habilitation constitutionnelle. La révision intervient donc essentiellement pour dire que ce qui est prévu dans l’accord, et qui sera édicté dans la loi organique, est bien constitutionnel : courtes références afin de constitutionnaliser de profonds changements »346. Confrontée à ce mécanisme de renvoi multiple, l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation a jugé que « l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie a valeur constitutionnelle en ce que […] il reprend les termes du paragraphe 2.2.1 des orientations de l’accord de Nouméa, qui a lui même valeur constitutionnelle en vertu de l’article 77 de la Constitution »347. Une telle qualification repose sur un raisonnement contestable348. A. Roblot-Troizier a pu démontrer la faiblesse des fondements de la décision du juge judiciaire. D’une part, la 345 B. Mathieu et M. Verpeaux rappellent que M. le premier avocat général évoquait « à juste titre » un « dispositif gigogne ». Eux-mêmes insistent sur la complexité du montage juridique : après que les forces politiques en présence (Premier ministre français, Secrétaire d’État chargé de l’outre-mer, FLNKS et RPCR) eurent signées le 5 mai 1998 un « accord » publié au J.O. du 27 mai 1998 (p. 8039), la Constitution fut révisée le 20 juillet 1998 par une loi constitutionnelle courte destinée à adapter le droit à cette partie du territoire français. L’article 76 prévoit la consultation des populations de Nouvelle-Calédonie sur l’accord signé à Nouméa, détermine les conditions de participation à ce scrutin, et renvoie à un décret en Conseil d’État délibéré en conseil des ministres le soin de fixer les mesures d’organisation de la consultation (décret contesté au contentieux, v. CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher). L’article 77 de la Constitution indique qu’après la consultation, une loi organique devra, dans le respect des orientations de l’accord et selon les modalités de sa mise en œuvre, déterminer les transferts de compétences définitifs, les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions néo-calédoniennes, les règles relatives à la citoyenneté, à l’emploi, au statut civil coutumier et aux conditions et délais du futur scrutin d’autodétermination. V. B. Mathieu et M. Verpeaux, « Le régime électoral en Nouvelle-Calédonie entre arrangements constitutionnels et exigences conventionnelles », D. 2000, jur., p. 865 ; A. –M. Le Pourhiet, « Nouvelle-Calédonie : la nouvelle mésaventure du positivisme », RDP, 1999, p. 1005 ; J. –Y. Faberon, « Nouvelle-Calédonie et Constitution : la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 », RDP, 1999, p. 113. 346 J. –Y. Faberon, « Nouvelle-Calédonie et Constitution : la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 », art. cit., p. 115. 347 Ass. plén., 2 juin 2000, Mlle Fraisse, Bull. Ass. plén., n°4, p. 7. 348 De manière plus contestable encore, le Tribunal de première instance de Nouméa avait rejeté les moyens tirés de l’inconventionnalité du texte de l’article 188 de la loi organique au motif que les dispositions visées se trouvent « incluses par nature dans le bloc de constitutionnalité », TPI Nouméa 3 mai 1999, cité par A. RoblotTroizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 171, nous soulignons. 102 valeur constitutionnelle de l’accord de Nouméa est « douteuse ». En effet, à l’instar du Conseil constitutionnel, on peut considérer que seules les orientations définies par cet accord se sont vu conférer une telle valeur constitutionnelle et non l’accord lui-même, lequel n’a pas fait l’objet d’une procédure d’élaboration conforme à l’article 89 de la Constitution349. D’autre part, la Cour opère une confusion entre le contenu de l’article 188, qui reprend à l’identique une orientation de l’accord de Nouméa, et son contenant, c’est-à-dire la disposition organique. Le Premier avocat général, Louis Joinet, avait d’ailleurs établi la distinction entre les deux éléments dans ses conclusions pour considérer que l’article 188 n’était pas doté d’une valeur constitutionnelle350. Enfin, une telle reconnaissance était inutile pour éluder le contrôle de la conventionnalité de la loi organique, dans la mesure où les dispositions contestées étaient la reproduction de normes visées par la Constitution351. Au total, on éprouve un certain malaise à la lecture de la décision. Certes, la qualification opérée jouit de l’autorité qui s’attache aux décisions de la Cour de cassation ; pour autant, indépendamment des faiblesses du raisonnement mené par la haute juridiction, la question de sa portée demeure. Faut-il considérer que toutes les lois organiques qui répliquent ou reproduisent des normes visées par la Constitution accèdent au rang constitutionnel352 ? On peut noter que la loi organique n° 98-404 du 25 mai 1998 qui assure, sur le fondement de l’article 88-3 de la Constitution, la transposition des textes de droit communautaire relatifs au droit de vote et d’éligibilité des citoyens de l’Union aux élections municipales, se trouve dans une configuration identique. Mais, faute de jurisprudence relative à la qualification constitutionnelle ou infra-constitutionnelle de cette loi, elle ne permet pas de répondre à la question. Celle-ci demeure insoluble en l’état du droit positif. La reconnaissance de la valeur constitutionnelle, par le Conseil constitutionnel, de certains principes de l’ordonnance du 2 janvier 1959 pose autant de questions, et les réponses ne sont pas mieux assurées. 349 v. C.C. n° 04-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116. Le Conseil constitutionnel fait mention des « orientations de l’accord signé à Nouméa […] auxquelles le titre XIII de la Constitution confère valeur constitutionnelle », nous soulignons. 350 Distinction exposée dans les conclusions de M. le premier avocat général : ce ne serait pas « la forme de la loi organique qui [aurait] valeur constitutionnelle, mais son contenu, par l’intermédiaire de l’art. 77 qui renvoie à cet accord », B. Mathieu et M. Verpeaux, « Le régime électoral en Nouvelle-Calédonie entre arrangements constitutionnels et exigences conventionnelles », art. cit., p. 867. 351 A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 171. 352 Sur cette question, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 173. 103 b. La constitutionnalisation des principes fondamentaux du droit budgétaire ? L’affirmation expresse de la valeur constitutionnelle de dispositions organiques a aussi pu concerner certaines dispositions de l’ordonnance du 2 janvier 1959. Ainsi, dans une décision n°85-202 DC du 16 janvier 1986, le juge affirme que « la constitutionnalité de la loi […] s’apprécie au regard des seules règles de valeur constitutionnelle qui définissent son contenu et qui figurent dans les articles 2 et 35 de l’ordonnance du 2 janvier 1959 »353. La formulation, particulièrement claire, laisse peu de place au débat. On peut d’abord se demander si la reconnaissance du rang constitutionnel doit être entendue largement, comme bénéficiant à l’ensemble des dispositions de l’ordonnance, ou restrictivement. J. – C. Car considère que « cette rédaction ne doit pas être interprétée comme la reconnaissance de la valeur constitutionnelle des seuls articles 2 et 35 de l’ordonnance organique »354. Il nous semble qu’au contraire, malgré les difficultés qu’une telle position entraîne, la distinction entre les dispositions de l’ordonnance s’impose355. Antérieurement à la décision, L. Philip considérait déjà qu’il convient de distinguer entre les dispositions de l’ordonnance organique de janvier 1959 pour admettre la valeur constitutionnelle des seules dispositions qui « reprennent ou développent des principes déjà contenus dans la Constitution ou tirées de textes visés par le Préambule »356. Celles-ci, insusceptibles selon lui d’être 353 C.C. n° 85-202 DC du 16 janvier 1986, Rec. p. 14, cons. n° 6 : « Considérant qu'en tant qu'elle procède à des constatations, la loi de règlement ne peut que retracer, à partir des comptes, les ordonnancements de dépenses et les encaissements de recettes quelle que soit la régularité de ces opérations, et alors même que certaines d'entre elles auraient méconnu des règles de valeur constitutionnelle ; que, s'agissant d'opérations qui présentent le caractère d'actes administratifs ou comptables, le contrôle de cette régularité relève des autorités et juridictions compétentes pour en connaître ; qu'il ne saurait appartenir au Conseil constitutionnel d'examiner la régularité constitutionnelle de ces opérations ; que la constitutionnalité de la loi de règlement, en celles de ses dispositions qui procèdent à des constatations, s'apprécie au regard des seules règles de valeur constitutionnelle qui définissent son contenu et qui figurent dans les articles 2 et 35 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 ». V. L. Favoreu, RDP, 1986, p. 395 ; B. Genevois, « La loi de règlement », AIJC, 1986, p. 425 et s. 354 J. C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit. p. 523 et s. Notons que ce refus de distinguer au sein des dispositions de l’ordonnance organique, si elle peut se prévaloir d’arguments juridiques solides – qui versent parfois dans la tautologie (v. n°918 p. 524 : « Il ne peut exister entre deux normes de même valeur un rapport hiérarchique ») – sert directement la thèse de l’auteur relative à la valeur supra-législative des dispositions de l’ordonnance : « Dès lors, c’est à l’ensemble des dispositions organiques que devrait être refusée la valeur constitutionnelle », p. 525. 355 Notons d’une part que des auteurs importants ont pu prendre position pour la distinction entre les dispositions de l’ordonnance organique du 2 janvier 1959, en ce sens, v. par exemple, B. Genevois, « Normes de référence du contrôle de constitutionnalité et respect de la hiérarchie en leur sein », Mélanges en l’honneur de G. Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 323, spéc. p. 328. D’autre part, à notre sens, le fait qu’une telle reconnaissance jurisprudentielle déroge clairement au principe de la structuration hiérarchique de l’ordre juridique et qu’elle donne à voir un juge maître des valeurs normatives implique qu’elle soit d’interprétation stricte et impose de préférer la thèse de la distinction mais ne justifie pas d’écarter la valeur constitutionnelle des principes en cause. 356 L. Philip, « La constitutionnalisation du droit budgétaire français », Mélanges P. – M. Gaudemet, Paris, Économica, 1984, p. 49, spéc. p. 51-52. Dans le même esprit, J. – P. Camby distingue , au sein de la loi organique entre « les principes fondamentaux qu’elle contient, sur lesquels repose l’architecture du droit budgétaire depuis le XIXe siècle : unité, universalité, annualité et spécificité des crédits, […] équilibre budgétaire 104 modifiées autrement que par la voie de la révision constitutionnelle, s’opposent notamment à celles « qui ne constituent que la mise en œuvre des principes fondamentaux[,] ont une valeur supra-législative et peuvent servir de motif à une déclaration d’inconstitutionnalité, mais pourraient être supprimées ou modifiées par la procédure prévue pour les lois organiques »357. En toute hypothèse, les règles visées par le Conseil dans sa décision du 16 janvier 1986, qui figurent aux articles 2 et 35 de l’ordonnance organique ne répliquent pas le contenu de normes constitutionnelles358, on ne peut donc arguer d’une quelconque coïncidence normative pour résoudre la dimension contradictoire du phénomène observé. Car il s’agit là d’une situation contradictoire au regard de la hiérarchie des normes. Certes, comme on l’a vu, les dispositions de l’ordonnance du 2 janvier 1959 s’imposent au législateur ordinaire dès lors que le texte adopté entre dans son champ d’application. De plus, l’ordonnance du 2 janvier peut être dite supra-organique et non simplement supra-législative. En effet, le juge considère que la législation organique financière s’impose au législateur organique non financier qui ne peut donc y déroger pour un objet particulier. Ainsi, confirmant sa jurisprudence selon laquelle la loi organique relative au statut des magistrats […] et sincérité ont une valeur constitutionnelle », J. –P. Camby, « La LOLF et le Conseil constitutionnel », RFFP, 2006, p. 69. 357 L. Philip, « La constitutionnalisation du droit budgétaire français », art. cit., p. 51-52. L’auteur dégage encore une troisième catégorie de dispositions au sein des lois organiques, celles de niveau simplement législatif qui, « par conséquent, […] pourraient être modifiées par le législateur ordinaire ». Cela revient à admettre une hiérarchie entre les dispositions contenues dans un même texte. 358 Ainsi, l’article 2 de l’ordonnance dispose que : « Ont le caractère de lois de finances : La loi de finances de l'année et les lois rectificatives ; La loi de règlement. La loi de finances de l'année prévoit et autorise, pour chaque année civile, l'ensemble des ressources et des charges de l'État. Seules les dispositions relatives à l'approbation de conventions financières, aux garanties accordées par l'État, à la gestion de la dette publique ainsi que de la dette viagère, aux autorisations d'engagements par anticipation ou aux autorisations de programme peuvent engager l'équilibre financier des années ultérieures. Les lois de programme ne peuvent permettre d'engager l'État à l'égard des tiers que dans les limites des autorisations de programme contenues dans la loi de finances de l'année. Seules des lois de finances, dites rectificatives, peuvent, en cours d'année, modifier les dispositions de la loi de finances de l'année. La loi de règlement constate les résultats financiers de chaque année civile et approuve les différences entre les résultats et les prévisions de la loi de finances de l'année, complétée, le cas échéant, par ses lois rectificatives ». L’article 35 traite du contenu des lois de règlements : « Le projet annuel de loi de règlement constate le montant définitif des encaissements de recettes et des ordonnancements de dépenses se rapportant à une même année ; le cas échéant, il ratifie les ouvertures de crédits par décrets d'avances et approuve les dépassements de crédit résultant de circonstances de force majeure. Il établit le compte de résultat de l'année, qui comprend : a) Le déficit ou l'excédent résultant de la différence nette entre les recettes et les dépenses du budget général ; b) Les profits et les pertes constatés dans l'exécution des comptes spéciaux par application des articles 24 et 28 ; c) Les profits ou les pertes résultant éventuellement de la gestion des opérations de trésorerie dans des conditions prévues par un règlement de comptabilité publique. Le projet de loi de règlement autorise enfin le transfert du résultat de l'année au compte permanent des découverts du Trésor ». 105 doit respecter le cinquième alinéa de l’article 1er de l’ordonnance organique de 1959359, le juge contrôle, dans une décision 445 DC360, la conformité du nouveau dispositif élaboré par le législateur organique aux prescriptions de ce même article 1er. Cependant de telles observations ne soutiennent pas directement l’affirmation de la valeur constitutionnelle des articles 2 et 35 de l’ordonnance : il peut exister une hiérarchie entre les lois organiques sans que la strate supérieure de la « catégorie » organique ne corresponde au rang constitutionnel. D’autre part et surtout, l’affirmation du juge constitutionnel ne concorde pas avec les données fournies par le régime de la modification de l’ordonnance du 2 janvier 1959. À cet égard, on doit souligner que la modification de l’ordonnance organique de 1959, dont certaines dispositions se sont vu expressément reconnaître valeur constitutionnelle par le juge, a été abrogée et totalement remplacée par la LOLF selon la procédure de l’article 46 de la Constitution. De ce point de vue, la contradiction paraît irréductible. La seule solution juridiquement disponible consisterait à admettre que le juge a constitutionnalisé des principes tirés des dispositions de l’ordonnance organique. Elle implique cependant de réécrire la décision rendue, ce qui constitue un obstacle insurmontable. Au total, face à la reconnaissance par le juge de la valeur constitutionnelle de certaines normes contenues par certaines dispositions de certaines lois organiques, les options existent sans doute, mais la négation radicale de la valeur constitutionnelle des normes en cause ne nous semble pas en faire partie. Il est vain d’opposer à cette reconnaissance jurisprudentielle son inanité logique. Nous nous bornerons pour notre part à relever que la reconnaissance par le juge de la valeur constitutionnelle de certaines dispositions organiques pose de véritables problèmes, en même temps qu’elle est riche d’enseignements sur la définition du système constitutionnel. 359 Cet article dispose que « les créations et transformations d’emplois ne peuvent résulter que de dispositions prévues par une loi de finances ». 360 C.C. n°2001-445 DC du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n°34 et 35 ; confirmant C.C. n°94-355DC du 10 janvier 1995, Rec. p. 151, cons. n°32. Dans cette dernière décision, le juge annule une disposition relative au recrutement des magistrats parce qu’elle déroge aux dispositions de l’ordonnance de 1959, « c’est donc bien reconnaître que ce texte est situé dans la hiérarchie des normes au-dessus des autres lois organiques » confirme J-P. Camby, « Quarante ans de lois organiques », art. cit., p. 1696. 106 Conclusion du Chapitre II En définitive, l’analyse des règlements parlementaires et de la législation organique donne à voir une contradiction qui fait problème au regard du principe de la délimitation du système constitutionnel à partir du principe hiérarchique. Alors qu’en première analyse, ces deux catégories de normes se voient assigner, par application du principe hiérarchique, un statut infra-constitutionnel, on observe que le Conseil constitutionnel hésite sur leur rang au sein de la hiérarchie des normes, et peut même procéder à la constitutionnalisation partielle de certaines de ces normes « intermédiaires ». Cette situation est riche d’enseignements sur le système constitutionnel. Si elle marque sans doute une faille dans la représentation doctrinale de la Constitution, elle nous informe aussi sur les déterminants des rapports qu’entretient le système constitutionnel avec son environnement. En effet, nous avons pu constater que le processus de constitutionnalisation de normes réputées inférieures et extérieures au système répondait à une nécessité du système. À l’exception de la constitutionnalisation de certaines dispositions organiques, dont on peine à saisir les motifs, l’intégration des normes « intermédiaires » apparaît toujours comme une technique employée par le juge pour garantir l’effectivité – entendons la force contraignante – des normes du système constitutionnel. 107 CONCLUSION DU TITRE I L’analyse des rapports qu’entretient la Constitution avec l’ensemble des normes législatives et des normes « intermédiaires » a permis de mettre au jour un certain nombre de « brouillages » dans la hiérarchie des normes de l’ordre juridique. Sans être jamais complètement évincée, la hiérarchie apparaît, en certaines occasions, subvertie ou neutralisée. Le principe hiérarchique s’avère faiblement opératoire pour délimiter la Constitution par exclusion des normes infra-constitutionnelles, et ne permet pas de lever les incertitudes qui pèsent sur les frontières du système constitutionnel. L’analyse de ses carences est par ailleurs porteuse d’un double enseignement. D’une part, il est apparu que le juge constitutionnel enrichit continûment le système, de sorte que la thèse du monopole du constituant dérivé en matière de création de normes tombe d’elle-même et, avec elle, la thèse d’un foyer unique de production des normes constitutionnelles. Le système se transforme par application de l’article 89 de la Constitution, mais en vertu aussi de la jurisprudence constitutionnelle. D’autre part, on constate que la subversion du principe hiérarchique semble répondre à une exigence fonctionnelle du système. Tout se passe comme si la constitutionnalisation de certaines normes intermédiaires venait pallier une carence des normes constitutionnelles qu’elles viennent compléter, et comme si le renversement de la hiérarchie était décidé par le juge pour accroître l’effectivité globale du système constitutionnel. 108 TITRE II. UN PRINCIPE INOPERANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES INTERNATIONALES ET SUPRA-NATIONALES Aux termes du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international », c’est un monisme avec primauté du droit international que le constituant a consacré. Or telle n’est pas la solution retenue en droit constitutionnel positif. Toutes les juridictions suprêmes de l’ordre interne ayant affirmé le principe de suprématie constitutionnelle, il ne saurait s’agir que d’un monisme incomplet ou inachevé, c’est-à-dire d’un monisme avec primauté du droit constitutionnel national. Ramenée à la question de la délimitation de la Constitution par application du principe hiérarchique, l’affirmation de la suprématie constitutionnelle s’avère, en tant que telle, inopérante : elle ne fournit pas de critère opératoire pour discriminer entre les normes constitutionnelles et les normes internationales ou supra-nationales. Il s’avère en effet impossible de subordonner à la Constitution les normes d’origine externe (Chapitre I), et il apparaît que le système constitutionnel ne parvient pas à se clore sur lui-même (Chapitre II). 109 Chapitre I. On L’impossible subordination des normes d’origine externe justifie classiquement l’affirmation jurisprudentielle de la suprématie constitutionnelle par le fait que le juge interne tire son existence de la Constitution et qu’il ne peut faire autrement que l’appliquer. Il lui serait donc impossible de reconnaître une valeur supra-constitutionnelle à un droit d’origine externe. Une telle assertion, confirmée par l’analyse du droit positif français, repose sur une représentation des rapports entre les ordres juridiques proche de celle que décrit la perspective moniste étatique. Contrairement à la thèse dualiste qui postule le caractère hermétiquement clos d’ordres juridiques parfaitement autonomes, la thèse moniste consiste, schématiquement, à considérer que les droits nationaux et supranationaux entretiennent des relations telles qu’ils ne constituent finalement qu’un seul ordre juridique global. Se pose alors la question de l’articulation entre les différents sous-systèmes constitutifs de l’ordre juridique global. La question est délicate : les deux « principes de primauté » envisageables – celui du droit supranational sur le droit interne et celui du droit interne sur le droit supranational – s’avèrent également admissibles et légitimes. On doit donc se borner à constater l’existence simultanée de deux hiérarchies normatives et se résoudre à admettre que le choix s’opère en fonction du point de vue adopté par l’organe compétent pour trancher la question. Dans l’ordre international ou communautaire, le juge – puisqu’il s’agit de lui – examine principalement la validité des agissements ou des normes étatiques, ce qui implique le postulat de la primauté du droit international ou communautaire sur le droit interne. Dans l’ordre interne, la question posée au juge est essentiellement celle de l’application du droit international et donc celle de la détermination de son rang hiérarchique. Une telle perspective permet d’expliquer l’affirmation jurisprudentielle du principe de la suprématie constitutionnelle (Section I). Suprématie dont les effets, à l’analyse, s’avèrent limités (Section II). 110 Section I. La suprématie constitutionnelle, un principe dégagé par voie jurisprudentielle En sa qualité d’organe étatique, titulaire de compétences qu’il exerce en fonction d’un titre constitutionnel à agir, le juge ne pose jamais la question de la validité internationale de la norme constitutionnelle. La question qui lui est posée, celle de l’applicabilité de la norme internationale, est toujours une question de droit constitutionnel. Dès lors, il est nécessairement conduit à postuler la supériorité de la Constitution et à dégager le principe de sa suprématie, à l’égard du droit international (§I) comme du droit communautaire (§II). §I. Suprématie constitutionnelle et droit international À l’analyse, il apparaît que les dispositions constitutionnelles pertinentes ne permettent pas de résoudre les difficultés suscitées par la coexistence de plusieurs ordres juridiques (A). Elles laissent subsister des « angles morts » importants, qui placent le juge à la jonction des systèmes en présence (B). A. L’amphibologie des dispositions constitutionnelles applicables Parmi l’ensemble des normes constitutionnelles qui traitent du droit international, on peut considérer que le Préambule de la Constitution de 1946 et le titre VI de la Constitution de 1958 renferment des éléments susceptibles de nous éclairer sur la nature de l’articulation de l’ordre juridique international et de la Constitution. De prime abord, les dispositions du quatorzième alinéa du Préambule de 1946 (a) et de l’article 54 de la Constitution (b) paraissent poser, implicitement, un principe d’articulation hiérarchique entre les deux systèmes de normes. 111 a. Le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 Lorsqu’on analyse la lettre du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, les enseignements tirés s’avèrent assez pauvres361. Rompant avec la tradition dualiste362, l’alinéa 14 affirme que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit international public. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple »363. S’il est acquis qu’aux termes de cette disposition, l’État français reconnaît l’existence du « droit international public », le texte pose deux questions : l’une concernant son champ d’application, l’autre relative au type de relation qu’il pourrait consacrer entre les normes visées. Concernant son champ d’application, la disposition peut être entendue de deux manières. Une première lecture consiste à interpréter isolément la disposition du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 en insistant sur la généralité des termes de l’expression « droit international public ». Sans autre précision, elle paraît recouvrir l’intégralité des sources du droit international, sans qu’il soit possible de distinguer entre elles364. Interprété de la sorte, l’alinéa 14 ne fait aucune différence entre le droit international conventionnel, catégorie composée des traités et accords bilatéraux ou multilatéraux, et le droit international non conventionnel, qui regroupe notamment les coutumes internationales et les principes généraux du droit international public. 361 Sur ce texte, v. G. Teboul, « Alinéa 14 », in Le Préambule de la Constitution de 1946. Histoire, analyse et commentaires, sous la dir. de G. Conac, X. Prétot et G. Teboul, Paris, Dalloz, 2001, 467 p., p. 357 et s. 362 A. Berramdane, La hiérarchie des droits. Droits internes et droits européen et international, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 125. Voir aussi J. Donnedieu de Vabres, « La Constitution de 1946 et le droit international », D. 1948, chron., p. 5 et s., p. 6 ainsi que B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 378. Les auteurs considèrent que ce texte relègue au second plan la distinction du droit international et du droit interne et restitue au droit public son unité. 363 Sur cette disposition, v. par ex. R. Abraham, Droit international, droit communautaire et droit français, Paris, Hachette, 1989, p. 29 et s. ; A. Berramdane, La hiérarchie des droits. Droits internes et droits européen et international, op. cit., p. 131 et s. ; J. Donnedieu de Vabres, « La Constitution de 1946 et le droit international », art. cit. ; L. Dubouis, « L’application du droit international coutumier par le juge français », in L’application du droit international par le juge français, Colloque de la société française de droit international, Paris, Colin, 1970, p. 93 et s. ; L. Favoreu, « Le Conseil constitutionnel et le droit international, », AFDI, 1977, p. 110 et s. ; B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., n° 588 et s., p. 378 et s. ; Nguyen Quock Dinh, « Le Conseil constitutionnel et les règles du droit international », RGDIP, 1976, p. 1027 et s. ; A. RoblotTroizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op.cit., p. 344 et s. ; G. Teboul, « Alinéa 14 », art. cit. 364 G. Burdeau, « République et supériorité des normes internationales », in La République en droit français, op. cit., p. 291 et s., p. 301 : « L’expression recouvre d’une manière générale toutes les sources du droit international public sans qu’il soit possible de faire une distinction entre elles ». 112 Une autre interprétation, à laquelle nous nous rangeons, consiste à lire cette disposition en considération de l’ensemble des autres dispositions constitutionnelles pertinentes. Dans la mesure où le droit international public conventionnel fait l’objet de dispositions constitutionnelles spécifiques (le titre VI de la Constitution lui est consacré), l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 est la seule disposition constitutionnelle susceptible de concerner le droit international non écrit, et doit être interprétée comme renvoyant exclusivement à ce dernier365. Notons qu’en toute hypothèse, ce débat est essentiellement doctrinal. L’alternative à laquelle nous sommes confrontés se résout sans difficulté en droit positif : que l’alinéa 14 renvoie au seul droit international non écrit par exclusion du droit international conventionnel ou qu’il fasse en réalité référence au droit international en son entier, il convient de comprendre les clauses du titre VI de la Constitution comme un ensemble dérogatoire, d’application prioritaire en vertu de l’adage lex specialis derogat priori366. Au stade de son application et de la détermination de son champ d’application matériel, l’indétermination des termes de la disposition ne fait donc pas véritablement problème. Cette première difficulté écartée, reste la question principale : celle de la valeur juridique des règles ainsi visées par le 14ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. À nouveau plusieurs interprétations sont possibles. Dans une perspective moniste avec suprématie du droit international367, le droit international public prime la Constitution et l’alinéa 14 est compris comme la reconnaissance constitutionnelle de cette primauté368. Une interprétation opposée met l’accent sur la souveraineté nationale et comprend la disposition 365 En ce sens, v. not. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 365. 366 En ce sens, F. Luchaire et P. H. Teitgen, « Préambule », in La Constitution de la République française, op. cit., p. 101. 367 Michel Virally explique que, selon un tel point de vue, la « supériorité [du droit international] est inhérente à la définition même de ce droit et s’en déduit immédiatement. Tout ordre juridique confère aux destinataires de ses normes des droits et pouvoirs juridiques qu’ils ne sauraient s’attribuer sans lui, il leur impose des obligations qui le lient. Par là même, tout ordre juridique s’affirme supérieur à ses sujets, ou bien il n’est pas. Ceci demeure vrai même s’il ne se compose que de normes coutumières ou conventionnelles, dont la création découle de l’activité de ceux-là même qui leur sont soumis. [...] Cette idée en contient une autre : celle de la suprématie du droit international à l’égard du droit étatique ». M. Virally, « Sur un pont aux ânes : les rapports entre droit international et droits internes », Mélanges offerts à Henry Rolin, Paris, Pedone, 1964, p. 488 s., p. 497. 368 Voir les observations de J. – F. Flauss, « Le rang du droit international dans la hiérarchie des normes en droit français », LPA, 15 juillet 1992, p. 22 et celles formulées par F. Luchaire, in Le Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1980, p. 243 et s. 113 examinée comme une traduction de la subordination du droit international à la Constitution qui fonde sa validité en droit interne369. En réalité, il est loisible d’avancer que, du point de vue de la hiérarchie des normes, l’imprécision du texte est décisive. Certes, l’alinéa 14 reconnaît l’existence des règles du droit international public, mais il ne contient aucune information relative à leur valeur hiérarchique. La question consiste finalement à savoir si les termes « République française » visent le législateur constitutionnel ou seulement les organes producteurs de droit infraconstitutionnel : est-ce la Constitution de la République française ou simplement ses lois ordinaires, qui doivent se conformer au droit international public ? On doit se contenter de relever que si l’expression « se conformer » pourrait induire un rapport hiérarchique, celui-ci reste essentiellement indéterminé, faute de pouvoir identifier à partir du texte les normes en jeu. L’ambiguïté inhérente au texte de l’alinéa 14 ne permet donc pas d’apporter une réponse à la question de la valeur hiérarchique du droit international en droit interne370. Son indétermination interdit de la concevoir comme une norme constitutionnelle posant une hiérarchie entre les normes internationale et constitutionnelle371. À cet égard, les termes de l’article 54 de la Constitution ne nous éclairent pas davantage. b. L’article 54 de la Constitution « Si le Conseil constitutionnel […] a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de le ratifier ou de l’approuver ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution ». Nombre d’auteurs ont déduit de cet énoncé la consécration d’une hiérarchie entre les normes visées. Une majorité se prononce en faveur d’une primauté de la Constitution sur la norme internationale tout en admettant les difficultés nées de la procédure instituée par l’article 54372. Parmi les partisans de la primauté constitutionnelle, Louis Favoreu considérait « qu’il s’agit 369 En ce sens, v. par exemple, D. Alland, « Le droit international « sous » la Constitution de 1958 », RDP, 1998, p. 1652 et s. 370 En ce sens, G. Teboul, « Alinéa 14 », art. cit., p. 336. 371 En ce sens, v. J. Combacau et S. Sur, Droit international public, Paris, Montchrestien, 2006, p. 187. 372 Difficultés que M. Teitgen résumait en ces termes : « on ne nie pas la suprématie du traité, mais on institue une règle de procédure qui permet d’éviter la conséquence du principe, ce qui oblige à modifier d’abord la Constitution, avant de pouvoir ratifier le traité », Séance du 1er août, article 49 du projet, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, Documentation française, 1987, p. 133. 114 d’une procédure de constitutionnalité des engagements internationaux au même titre qu’il existe un contrôle de constitutionnalité des lois »373. L’assimilation des deux types de contrôle entend faire apparaître l’existence d’un rapport de conformité ascendant, signe incontestable d’une situation hiérarchique. Dès lors qu’en cas de contrariété entre les normes, la Constitution forme un obstacle insurmontable pour le traité et que seule une intervention du législateur constitutionnel peut permettre à la norme internationale d’intégrer l’ordre juridique374, cette dernière doit être regardée comme la norme subordonnée. En sens inverse, l’interprétation internationaliste s’attache à la sanction de l’incompatibilité pour renverser la conclusion. Le fait que ce soit la Constitution dont le texte prévoit la modification signalerait la primauté du droit international, puisque c’est la norme constitutionnelle qui s’adapte au traité et non l’inverse375. Ainsi, Charles Rousseau explique que « la notion de traité inconstitutionnel est un non-sens en elle-même […], car elle tend à apprécier la validité du droit conventionnel par rapport à la règle hiérarchiquement inférieure qui, fut-elle constitutionnelle, reste d’ordre interne, donc subordonnée. En l’espèce, c’est à la Constitution de s’adapter au traité, non au traité de se conformer à elle »376. L’antagonisme des thèses en présence est irréductible. Les postulats à l’œuvre – moniste « étatique » voire dualiste dans le premier cas, moniste « internationaliste » dans le second – impliquant nécessairement des conséquences exactement opposées en termes de hiérarchisation des normes constitutionnelles et internationales, le débat demeure insoluble et la hiérarchie indécidable. Il convient donc de renoncer à envisager la question en termes de 373 L. Favoreu, cité par C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55 de la Constitution face à la hiérarchie des normes », RDP, 1992, p. 1293 et s., p. 1298. M. Dubois partage cette opinion : « il nous semble […] que le jeu combiné de l’obstacle constitutionnel qu’institue clairement l’article 54 pour les traités comportant une clause contraire à la Constitution, joint au terme “lois” utilisé dans l’article 55, démontre la volonté du constituant de situer la Constitution au-dessus du traité », cité par C. Blaizot-Hazard , ibid. 374 En somme, comme le résume Christine Maugüé, ce courant considère que « l'article 54 de la Constitution établit une hiérarchie favorable à la Constitution puisqu'il prévoit qu'un traité contraire à la Constitution ne peut être ratifié : ce n'est pas la Constitution qui est contrainte de s'adapter au traité à travers une révision, mais le traité qui ne peut être ratifié. Le dernier mot appartient au pouvoir constituant. S'il refuse d'intervenir pour modifier la Constitution afin de permettre la ratification du traité, celui-ci restera, au moins pour la France, lettre morte », C. Maugüé, « L’arrêt Sarran, entre apparence et réalité », CCC, 1999, n°7, p. 104 et s. 375 Roger Pinto, à partir d’une interprétation téléologique de l’article 54, exprime clairement cette idée. Considérant que cet article a pour objectif « de réaliser l’adéquation parfaite de la Constitution au traité », il estime que « si le constituant avait admis ou cru pouvoir consacrer la supériorité de la Constitution sur le traité une telle procédure n’aurait pas été nécessaire ». Au soutien de cette première observation, l’auteur s’appuie sur l’analyse sémantique de l’article 55 de la Constitution, lequel dispose que les traités ou accords ont une autorité supérieure à celles des lois : « par sa généralité, le terme “lois” peut viser toutes les lois quelle que soit leur place dans la hiérarchie de l’ordre juridique français – lois constitutionnelles, organiques ou ordinaires », « Commentaire de l’article 55 », La Constitution de la République française, sous la dir. de F. Luchaire et G. Conac, Paris, Economica, 1987, p. 1069. 376 C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55… », art. cit., p. 1299. 115 hiérarchie. Le retour au texte de l’article 54 de la Constitution et le recours à la logique de l’articulation hiérarchique plaident d’ailleurs en ce sens377. Nous avons admis, à titre de postulat, qu’on peut identifier une relation hiérarchique entre deux normes par l’obligation faite à la norme de valeur inférieure de respecter la norme supérieure. Cette obligation se concrétise par l’établissement d’un rapport de conformité entre les deux normes, rapport ascendant puisque la norme de niveau inférieur doit se conformer à celle de niveau supérieur à peine de voir sa validité supprimée. Deux conditions doivent donc être réunies pour qu’on puisse identifier une situation de hiérarchie : une exigence de conformité entre les normes et une sanction de cette exigence en termes de validité. Or l’article 54 ne pose aucune hiérarchie entre les normes qu’il vise. Cela tient, pour reprendre les propos de Denys de Béchillon, à « la redoutable amphibologie de ce texte »378. En effet, alors que le traité apparaît dans la situation de la norme contrôlée, c’est-à-dire celle qui doit être conforme à la norme supérieure, c’est la Constitution – norme de référence du contrôle – qui assume les conséquences d’une éventuelle contrariété. La configuration est donc la suivante : « A est contrôlé par rapport à B, mais B devra céder, à titre principal »379. La dimension contradictoire de l’énoncé interdit toute déduction en termes de validité ou de licéité : nul ne peut affirmer lequel des deux se trouve en situation d’illicéité consécutivement au constat de leur contradiction380. Aucune hiérarchie ne peut être établie et c’est finalement au juge qu’il est revenu de poser le sens de la hiérarchie entre les normes internationales et constitutionnelles. 377 En ce sens, v. notamment C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55… », art. cit., p. 1301. Selon cet auteur, l’article 54 n’établit aucune hiérarchie entre les normes, il institue un processus normatif : il « vise à appréhender un engagement international en tant que source matérielle d’une future norme constitutionnelle et interne qui permettra, peut-être la naissance d’une norme internationale » (p. 1306). Arguant du fait que nous ne sommes pas en présence de deux normes mais d’une norme – la Constitution – et d’un projet de normes – le traité ou accord non encore ratifié –, l’auteur conclut à l’impossibilité de l’articulation hiérarchique entre ces deux éléments de nature différente et donc insusceptibles de rentrer en conflit. Selon l’auteur, l’article 54 ne décrit pas une relation de norme à norme mais de norme à projet de norme. Il peut alors être compris comme instituant une « relation processuelles complexes en vue d’élaborer une nouvelle norme encore en gestation ». Tout cela est indiscutable, mais nous paraît incomplet. De telles observations reviennent à admettre que l’article 54 signale, sans la fonder, une hiérarchie entre la Constitution et le droit international au profit de la première, dès lors que c’est bien la Constitution qui formule les conditions de la validité de la norme internationale. Sur ce dernier point, v. infra. p. 132 et s. 378 D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, thèse dactylographiée, Pau, 1993, p. 108. 379 ibid. 380 ibid. 116 B. Le contrôle des actes portant application des traités ratifiés Les rédacteurs de la Constitution avaient surtout cherché à éviter l’apparition de conflits normatifs en optant pour un contrôle a priori de la compatibilité entre les normes constitutionnelles et internationales. La pratique a montré que le dispositif n’est pas infaillible381 et que des conflits normatifs peuvent survenir postérieurement à la ratification du traité. C’est lorsqu’il est confronté au problème de l’application du traité dont la constitutionnalité fait question que le juge interne est conduit à prendre la seule position possible, en faveur de la supériorité de la Constitution. Cette suprématie apparaît d’abord en qualité de présupposé dans la jurisprudence : nombre de solutions reposent sur le principe de la suprématie constitutionnelle sans qu’un rapport hiérarchique ne soit clairement exprimé dans les décisions. Ainsi, lorsqu’il est saisi du contrôle de la constitutionnalité d’une loi d’application d’un engagement international, sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel est indirectement mais nécessairement conduit à trancher la question qui nous occupe. La décision Maîtrise de l’immigration illustre cette situation. Dans cette espèce, le juge déclare inconstitutionnelle une disposition de la loi qui se bornait pourtant à mettre en oeuvre des principes établis par la Convention d’application de l’Accord de Schengen382. C’est dire que la norme internationale ne saurait en aucune manière porter atteinte à l’interprétation qu’il donne du droit d’asile constitutionnel tiré du quatrième alinéa du 381 Malgré l’institution d’un contrôle a priori exercé sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, l’éventualité d’un conflit n’est pas écartée. Il en est ainsi, par exemple, lorsque le traité a été ratifié avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958, lorsque la ratification du traité n’est pas précédée d’une autorisation de ratification par le Parlement (cette hypothèse vise les traités n’entrant pas dans le champ de l’article 53 de la Constitution) ; hypothèses auxquelles il faut ajouter tous les autres types d’actes d’application d’un traité ratifié. Sur tous ces points, v. D. Alland, « Le droit international « sous » la Constitution », art. cit., p. 1661. 382 C.C. n° 93-325 DC du 13 août 1993, préc., D. Alland, « commentaire de la décision n°93-325 DC », RGDIP, 1994, p. 205 et s. Précisons que la Convention en question avait donné lieu à une décision de compatibilité par le Conseil. Voir C.C n° 91-294 DC du 25 juillet 1991, Rec. p. 91, D.1991. p. 301, chron. L. Hamon ; G. Vedel « Schengen et Maastricht », RDP, 1992, p. 173 et s. ; RFDC, 1991, p. 703, note P. Gaïa. Aussi peut-on dire, avec D. Alland, qu’« une loi conforme à un traité conforme à la Constitution n’est pas pour autant conforme à la Constitution », art. cit., p. 232. 117 Préambule de la Constitution de 1946383. Une telle solution ne peut dériver que de la supériorité de la Constitution sur la norme d’origine externe384. Par ailleurs, ce sont les juges ordinaires, juges de la conventionnalité de la loi, qui ont été directement confrontés à la question des rapports de la Constitution et du traité. C’est ainsi que dans la célèbre affaire Koné385, le Conseil d’État fait prévaloir le point de vue de la Constitution sur celui de la convention internationale en interprétant une stipulation internationale conformément à un principe fondamental reconnu par les lois de la République. En l’espèce, un traité bilatéral d’extradition prévoyait comme exception à l’obligation d’extradition l’hypothèse où « l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par la partie requise comme une infraction politique ou comme une infraction connexe à une telle infraction ». À cette exception, le juge administratif en ajoute une seconde, tirée d’un PFRLR qu’il consacre à cette occasion, en affirmant que « ces stipulations doivent être interprétées conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel l’État doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique ; qu’elle ne saurait dès lors limiter le pouvoir de l’État français de refuser l’extradition au seul cas des infractions de nature politique et des infractions qui leur sont connexes ». Si l’interprétation conforme aux impératifs constitutionnels de l’exception conventionnelle ne revient pas à affirmer expressément la supériorité de la Constitution sur le traité386, une telle mise en conformité par la voie de l’interprétation illustre cependant une conception hiérarchique des rapports entre les normes considérées387. 383 C.C. n° 93-325 DC, préc., cons. n°86. La solution dégagée par le Conseil postule la supériorité de la Constitution qui, en plus d’être implicite, demeure indirecte car le rapport entre le traité et la Constitution est toujours médiatisé : c’est seulement à l’occasion du contrôle de la loi d’application du traité que le juge a fait en réalité primer son interprétation de la Constitution sur les impératifs tirés de l’exécution de la norme conventionnelle. 385 CE. Ass. 3 juillet 1996, Koné, Rec. Leb. p. 255. 386 Il importe de saisir que la technique de l’interprétation conforme vise à éluder la perspective hiérarchique en effaçant le conflit normatif. Autrement dit, alors que la hiérarchie entre les normes constitue une technique de résolution des conflits normatifs, l’interprétation conforme prévient et réduit le conflit normatif par un phénomène d’agrégation : la signification de la norme A est déterminée en fonction des impératifs de la norme B. La perspective du conflit normatif s’évanouit et avec elle semble s’éloigner le rapport hiérarchique. Pour une lecture différente, v. D. Alland, « Un nouveau mystère de la pyramide : remise en cause par le Conseil d’État des traités conclus par la France », RGDIP, 1997, p. 237, spéc. p. 238 : « le Conseil d’État vient de se proclamer juge de la validité des conventions conclues par la France », l’auteur considère par ailleurs que le juge administratif a procédé en l’espèce à « une confrontation directe, constatée a posteriori, des normes internes et des normes conventionnelles, créant un véritable contrôle de la constitutionnalité des traités par voie d’exception [puisque] en dernière analyse […] les normes internationales ne peuvent déroger au droit constitutionnel », ibid. p. 246. 387 Certes le Conseil d’État n’opère aucun contrôle de la constitutionnalité de la convention mais en interprétant la convention conformément à la Constitution, on peut avancer qu’il postule la supériorité de la norme constitutionnelle sur la norme d’origine externe puisqu’il garantit là – par la voie de l’interprétation – un rapport de conformité ascendant. 384 118 Au fondement d’un certain nombre de décisions, la suprématie constitutionnelle devient un principe explicite dans les décisions des juges ordinaires rendues à l’occasion de recours contre des actes d’application de normes validées par le législateur constitutionnel. L’édifice jurisprudentiel est suffisamment connu pour qu’on puisse se limiter à un simple rappel des étapes les plus marquantes. Tout part de la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975 par laquelle le juge, en construisant une distinction entre conventionnalité et constitutionnalité de la loi, exclut les normes internationales de l’ensemble de ses normes de référence et cloisonne les procédures de contrôle388. Prenant acte de la décision du Conseil, la Cour de cassation modifie sa jurisprudence et sanctionne, dès le mois de mai 1975, la primauté du traité sur les lois même postérieures389. Elle sera suivie quelques quatorze années plus tard, par le Conseil d’État390. Dans ce cadre, les décisions Sarran et Fraisse achèvent, au moins provisoirement, de situer la place des règles d’origine externe dans l’ordre juridique français391. Dans ces deux décisions de principe, les juges affirment avec une remarquable clarté l’impossibilité de voir la Constitution soumise au droit d’origine externe en déclarant que « la suprématie […] conférée [par l’article 55 de la Constitution] aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions constitutionnelles ». Sur ce fondement, le juge écarte tout moyen qui tendrait à mettre en cause une règle constitutionnelle au regard d’un traité, sans qu’il soit nécessaire d’apprécier matériellement leur compatibilité. Cette affirmation de la valeur supra-législative mais non supra-constitutionnelle du droit international conventionnel392 ressort d’un travail d’interprétation de l’article 55 de la 388 C.C. n° 75-74 DC du 15 janvier 1975, Rec. p. 19 ; JCP, 1975, II, 18030, note E. M. Bey ; RMCUE, 1975, p. 69, note G. Druesne ; RDP, 1975, p. 185 et 1335, L. Favoreu et L. Philip ; RGDIP, 1975, p. 1010, note C. Franck ; D., 1975, J., p. 529, note L. Hamon ; AFDI, 1975, p. 859, note Nguyen Quoc Dinh ; AJDA, 1975, p. 134, note J. Rivero ; RIDC, 1975, p. 873, note J. Robert. 389 C. Cass. Ch. mixte, 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre, Bull. civ. C.M., n° 6 ; D. 1975.497 ; RDP 1975 p. 567 ; RTDE 1975 p. 336 concl. Touffait. 390 CE, Ass. 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. Leb. p. 90, concl. Frydmann ; AFDI, 1989, p. 91, note F. Rambaud ; AJDA, 1989, p. 756, chron. Honorat et Baptiste et p. 788, note D. Simon ; D. 1990, chron. R. Kovar, p. 57 ; D., 1990, J., p. 135, note J. Sabourin ; JDI, 1990, p. 5, note J. Dehaussy ; RDP, 1990, p. 801, note J. – F. Touchard ; RFDA, 1989, p. 824, note B. Genevois, p. 1000, note L. Dubois ; RCDIP, 1990, p. 139, note P. Lagarde ; RDP, 1990, p. 801, note J. – F. Touchard ; RGDIP, 1990, p. 91, note J. Boulouis ; RMC, 1990, p. 384, note J – F. Lachaume ; RTDE, 1989, p. 787, note G. Isaac. 391 V. CE. Ass. 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres ; RFDA, 1998, p. 1081, concl. C. Maugüé ; AJDA, 1998, p. 962, chron. Raynaud et Fombeur ; RFDA, 1999, p. 57, notes L. Dubois, B. Mathieu et M. Verpeaux, O. Gohin ; RDP, 1999, p. 919, note J. – F. Flauss. Cass. Ass. Plén., 2 juin 2000, Fraisse, n° 99-60274 ; Europe, août-sept 2000, chron. n° 8, A. Rigaux et D. Simon ; RDP, 2000, p. 1037, note X. Pretot. 392 La seule hiérarchie que dégage expressément le juge ordinaire dans les décisions de 1998 et 2000 est une hiérarchie négative : l’affirmation est seulement celle d’une impossibilité pour le droit international 119 Constitution entendu comme une norme d’habilitation à l’adresse du juge pour faire prévaloir le traité sur la loi : le Conseil d’État, comme la Cour de Cassation avant lui, ne fait qu’appliquer l’article 55 de la Constitution lorsque, ayant à connaître d’un conflit entre une norme administrative et une norme internationale qui nécessite d’écarter comme inconventionnelle la norme législative au fondement de l’acte contrôlé, il est entraîné sur le terrain de l’articulation entre les normes constitutionnelle et internationale393. On sait que, sur ce terrain, la norme constitutionnelle prime systématiquement dans sa jurisprudence394. Interprété par le Conseil d’État, l’article 55 de la Constitution est toutefois doublement restrictif : « quant aux normes internationales qui prévalent et quant aux normes sur lesquelles elles prévalent »395. S’agissant des premières, le juge administratif exclut la coutume internationale396 ; s’agissant des secondes, la Constitution est toujours préservée397. Aussi peut-on dire que la primauté accordée aux traités et accords internationaux est « cantonnée à conventionnel de primer la Constitution ce qui ne revient sans doute pas exactement à dire que la Constitution est supérieure au droit international. 393 Dans l’affaire Jacques Vabre, la Cour de Cassation prend soin de fonder la solution sur l’article 55 de la Constitution. Elle énonce « que le traité de 1957 qui, en vertu de l’article [55] de la Constitution, a une autorité supérieure à celle des lois, institue un ordre juridique propre à celui des États membres ; qu’en raison de cette spécificité, l’ordre juridique qu’il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces États et s’impose à leurs juridictions ». C. Cass. 24 mai 1975, préc. Alors que le Procureur général avait justement demandé de ne pas fonder la solution sur cet article mais sur les seules spécificités du droit communautaire, la Cour fait référence à l’article 55 ainsi qu’aux spécificités de l’ordre communautaire. La jurisprudence postérieure sera fondée sur le seul art. 55, v. J. Rideau, « L’interprétation par la Cour de cassation de l’article 55 de la Constitution », in La Cour de cassation et la Constitution de la République, Paris, PUAM, 1995, p 227 et s. 394 Le contrôle désormais opéré par le Conseil d’État de la régularité de la ratification ou de l’approbation d’un engagement international est tout à fait révélateur de cet état du droit. Fondé lui aussi sur l’article 55 de la Constitution, combiné ici avec l’article 53, ce contrôle, amorcé par l’arrêt d’Assemblée SARL du parc d’activité de Blotzheim, lui permet de rappeler que l’autorité de la norme internationale dans l’ordre interne dépend avant toute chose des conditions – notamment procédurales – posées par la Constitution. CE. Ass. 18 décembre 1998, RFDA, 1999, p. 315, concl. Bachelier. 395 D. Alland, « Le droit international “sous” la Constitution », art. cit., p. 1654. 396 CE, Ass., 6 juin 1997, Aquarone, RGDIP, 1997, p. 1053, concl. Bachelier, RGDIP, 1997, p. 840, voir D. Alland, « La coutume internationale devant le Conseil d’État : l’existence sans la primauté », RGDIP, 1997, p. 1053. D. Alland commente ainsi le sort fait par le Conseil d’État à la coutume internationale : « La coutume est une norme, la coutume « existe », mais le juge ne peut la faire primer sur la loi car la Constitution ne le lui permet pas[. L’observateur,] adepte de Kelsen […] n’a d’autres choix que de constater que le droit interne français prime sur la coutume internationale ». D. Alland, « Le droit international « sous » la Constitution », art. cit., p. 1660. 397 Pour ce qui concerne le juge administratif, l’affirmation dérive du fameux triptyque Koné-Sarran-SNIP. En 1996 le Conseil d’État énonce « que [les] stipulations [d’un accord franco-malien] doivent être interprétées conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel l'État doit refuser l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique » ; en 1999 que « la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle » ; et en 2001 que « les principes généraux de l’ordre juridique communautaire déduits du traité instituant la Communauté européenne et ayant la même valeur juridique que ce dernier [il en va ainsi] du principe de primauté, lequel au demeurant ne saurait conduire, dans l’ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution ». v. CE. Ass. 2 juillet 1996, Koné, Rec. Leb. p. 255, RFDA, 1996, p. 870, concl. Delarue ; CE. Ass. 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres, RFDA, 1998, p. 1081, concl. Maugüe ; CE 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, DA, 2002, n° 55, note Cassia ; Europe, avril 2002, note Rigaux et Simon. 120 la hiérarchie interne des normes [et] que, loin d’être absolue à l’instar du postulat international, c’est une primauté posée par la Constitution (i. e. son interprétation) et qui demeure à l’intérieur de son propre ordre de référence »398. Saisi du contrôle de la compatibilité du traité de Lisbonne modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, le Conseil constitutionnel a pris soin de confirmer le principe formulé par les juridictions ordinaires399. À notre connaissance, cette décision constitue la première affirmation expresse de la suprématie constitutionnelle par le Conseil. Certes, la décision concerne les rapports des droits constitutionnel et communautaire, mais lorsqu’on considère ses fondements, on comprend que le principe se trouve doté d’une portée absolue et générale. Synthétisant les dispositions constitutionnelles applicables400, le juge affirme qu’elles « permettent à la France de participer à la création et au développement d'une organisation européenne permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les États membres », « tout en confirmant la place de la Constitution au sommet de l’ordre juridique interne »401. Dans cette espèce, le Conseil déduit la suprématie constitutionnelle des articles 3 de la Déclaration de 1789 et 3 de la Constitution de 1958. C’est donc la souveraineté du législateur constitutionnel qui fonde le rang de la Constitution, au sommet de la hiérarchie interne des normes. En l’espèce, le Conseil dégage une hiérarchie positive : il fait expressément prévaloir la suprématie de la Constitution dans l’ordre interne. §II. Suprématie constitutionnelle et primauté du droit communautaire C’est aux juges ordinaires qu’il incombe, dans l’ordre interne, d’organiser le passage de la « guerre des juges » au « dialogue » entre les juridictions402. La primauté et l’effet direct 398 D. Alland, « Le droit international “sous” la Constitution », art. cit., p. 1658. C.C. n° 07-560 DC du 20 décembre 2007, JO du 29 décembre 2007, p. 21813. 400 Voir les considérants n° 3, 4, 5, 6 et 7 de la décision. Le juge mobilise les dispositions des articles 3 de la Déclaration de 1789, 3, 53 et 88-1 de la Constitution ainsi que les quatorzième et quinzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946. 401 ibid., cons. n° 8. 402 Expression qu’on reprend des célèbres conclusions du commissaire Genevois sur l’arrêt Cohn-Bendit. Le magistrat expliquait qu’à « l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges, ni guerre des juges. Il doit y avoir la place pour le dialogue des juges ». B. Genevois, concl. sur CE. Ass., 399 121 du droit communautaire sont aujourd’hui sanctionnés par les juges administratifs et judiciaires dans des conditions globalement satisfaisantes et harmonieuses. Mais une pierre d’achoppement demeure : le juge interne a toujours refusé de faire primer le droit communautaire sur la norme constitutionnelle, refusant ainsi de reprendre à son compte le principe de primauté au sens où l’entend la CJCE (A). Cette position est relayée par le Conseil constitutionnel qui a récemment consacré la primauté du droit communautaire tout en prenant soin d’énoncer son fondement constitutionnel (B). A. La position de la CJCE : le principe de primauté du droit communautaire C’est en sa qualité de gardienne des traités institutifs que la CJCE a proclamé et façonné le principe de primauté. Donnée « existentielle » de l’ordre juridique communautaire403, ce principe dérive de l’objectif d’intégration poursuivi ainsi que de la nécessité de garantir l’application uniforme du droit communautaire. C’est l’exigence d’unité de l’ordre juridique communautaire qui fonde sa primauté et érige celle-ci en condition sine qua non de son existence. Conséquence de la nature juridique propre du droit communautaire, la primauté est originaire et se doit d’être absolue (a). Elle n’en demeure pas moins nécessairement imparfaite (b). 22 décembre 1978, Ministre de l’intérieur contre Cohn-Bendit, D. 1979. p. 155 et s. Sur ce dialogue, v. par ex. Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ? sous la dir. de F. Lichère, L. PotvinSolis et A. Raynouard, Bruxelles, Bruylant, 2004, 242 p. ou encore F. Sudre, « À propos du « dialogue des juges » et du contrôle de conventionnalité », Mélanges J. C. Gautron, Paris, Pédone, 2004, p. 207 et s. 403 P. Pescatore explique que « le droit communautaire porte en lui une exigence “existentielle” de primauté : s’il n’est pas capable de l’emporter en toutes circonstances sur le droit national, il est inefficace et donc, pour autant, inexistant. L’idée même d’un ordre commun serait battue en brèche », L’ordre juridique des Communautés européennes. Étude des sources du droit communautaire, Presses universitaires de Liège, 1975, p. 227. Voir aussi, Gil Carlos Rodriguez Iglesias et Jean-Pierre Puissochet, « Rapport de la CJCE. Conférence des 25 et 26 septembre 1997 des Cours constitutionnelles – ou ayant compétence constitutionnelle – des pays membres de l’Union européenne », C.C.C., n°4, 1997, p. 78 et s. Les deux magistrats expliquent qu’« il est impossible de ne pas affirmer que la primauté du droit communautaire consacrée par la jurisprudence répond à une exigence existentielle de la Communauté, dont le droit qu’elle édicte doit produire les mêmes effets dans tous les États membres qui la composent, sans qu’il puisse être paralysé par des normes internes, quel qu’en soit le rang ». 122 a. Une primauté absolue et originaire Dans un arrêt demeuré célèbre, la Cour de justice affirme, en 1964, qu’« issu d’une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mis en cause la base juridique de la Communauté elle-même »404. Contrainte de compenser le silence gardé par les traités de base405, la Cour adopte une démarche pragmatique et finaliste406 afin d’assurer l’effectivité du droit communautaire dans son ensemble sur tout le territoire de l’Union407. C’est la nécessité de voir les normes communautaires dotées dans tous les États membres de « la même signification, la même force obligatoire, et [du] même contenu invariable »408 qui justifie le principe d’une primauté absolue du droit communautaire sur le droit interne. La jurisprudence de la Cour a tôt fait de souligner la portée générale du principe et de préciser que la primauté du droit communautaire s’impose aux normes constitutionnelles des États membres. Par une ordonnance du 22 juin 1965 la Cour de justice refuse de faire droit à une demande incidente de sursis à statuer dans l’attente d’un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne qui devait se prononcer sur la constitutionnalité d’un certain nombre de dispositions du traité CECA409. D’autres décisions, parfois passées à la postérité, viennent préciser sa position. Dans l’arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, la Cour affirme que « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire d’un État »410. Dans le même esprit, la Cour dénie à un État membre la 404 CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel, 6/64, Rec. CJCE p. 1141. Avant le « traité portant Constitution », le principe de primauté n’avait jamais fait l’objet d’une consécration expresse par les traités. Seul le traité d’Amsterdam l’avait indirectement reconnu en indiquant dans l’article 2 du protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité que celle-ci « ne porte pas atteinte aux principes mis au point par la Cour de justice en ce qui concerne la relation entre le droit national et le droit communautaire ». 406 A. Ondoua, Étude des rapports entre le droit communautaire et la Constitution en France, Paris, L’Harmattan, 2002, 478 p., p. 121. 407 Objectif qui apparaît clairement dans la sentence de 1964 lorsque la Cour explique que « les obligations contractées dans le traité instituant la Communauté ne seraient pas inconditionnelles mais seulement éventuelles, si elles pouvaient être mise en cause par les actes législatifs futurs des signataires ». 408 D. Simon, Le système juridique communautaire, Paris, PUF, 2001, 779 p., p. 128. 409 CJCE, 22 juin 1965, San Michele c./ Haute autorité, ord. n° 9/65, Rec. CJCE p. 35. 410 CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70, Rec. CJCE p. 1125. 405 123 faculté d’exciper d’une disposition de sa Constitution pour justifier l’inapplication de règles de droit communautaire dérivé411. Le juge communautaire fait donc montre d’une parfaite constance dans l’affirmation du principe et la sanction de sa portée. C’est l’ensemble du droit communautaire – originaire comme dérivé – qui prime l’ensemble des droits nationaux, Constitutions comprises. Cette doctrine communautaire de la primauté, particulièrement conquérante412, trouve son point d’orgue dans une décision Parti écologique contre les Verts, où la Cour explique que « la CEE est une communauté de droit en ce sens que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité »413. Cette assimilation, extraordinairement audacieuse, du traité à une charte constitutionnelle témoigne d’un constructivisme assumé par le juge. Elle exprime aussi les impératifs existentiels que sont l’application effective et uniforme des normes communes dans les ordres juridiques constitutifs du système communautaire. On comprend que, sans primauté absolue, le droit communautaire n’est pas414. Pour autant, cette primauté demeure imparfaite. b. Une primauté imparfaite Cette primauté communautaire, d’origine jurisprudentielle, demeure congénitalement imparfaite. Aussi longtemps qu’à l’affirmation de la primauté ne correspond pas, dans l’architecture institutionnelle communautaire, une hiérarchie entre les juridictions chapeautée par le CJCE, cette dernière demeure matériellement incapable de garantir la primauté qu’elle a proclamé. En d’autres termes, la Cour de justice est contrainte de s’en remettre aux juges 411 Dans un arrêt en date du 6 mai 1980, la Cour relève qu’un État défendeur « ne saurait exciper de difficultés internes ou des dispositions de son ordre juridique national, même constitutionnelles, pour justifier le nonrespect des obligations et délais résultant de directives communautaires », CJCE, 6 mai 1980, Commission contre Belgique, aff. 102/79, Rec. CJCE p. 1473. Dans un arrêt du 17 décembre de la même année, elle rejette l’argument tiré de ses dispositions constitutionnelles par l’État Belge pour réserver certains emplois civils et militaires à ses nationaux. La Cour indique qu’« indépendamment de la circonstance que le texte constitutionnel belge n’exclut pas la possibilité d’exceptions à la condition générale de la possession de la nationalité belge, il convient de rappeler […] que le recours à des dispositions de l’ordre juridique interne pour limiter la portée des dispositions du droit communautaire aurait pour effet de porter atteinte à l’unité et à l’efficacité de ce droit et ne saurait dès lors être admis ». CJCE, 17 décembre 1980, Commission contre Belgique, aff. 149/79, Rec. CJCE p. 3881. 412 Pour une analyse fouillée de cette jurisprudence, v. A. Ondoua, Étude des rapports entre le droit communautaire et la Constitution en France, op. cit., p. 132 et s. 413 CJCE, 23 avril 1986, Parti écologique « Les Verts » c/ Parlement européen, aff. 294/83, Rec. CJCE p. 1365. 414 On a ainsi pu dire que, par essence, la primauté « est absolue ou elle n’est pas », v. D. Carreau, « Droit communautaire et droits nationaux : concurrence ou primauté ? », RTDE, 1978, p. 319 et s., p. 385. 124 nationaux pour sanctionner la primauté du droit communautaire, sans disposer des moyens de les y contraindre. L’imperfection du principe de primauté rejaillit alors sur sa signification. Il doit aussi s’entendre comme une norme d’habilitation à l’adresse du juge national. L’arrêt Simenthal témoigne d’ailleurs de la lucidité du juge communautaire qui presse « le juge national […] d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions de droit communautaire, [et lui rappelle son] obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale »415. De même, les décisions récentes de la Cour relatives à la responsabilité de l’État en raison d’un « manquement judiciaire »416, c’est-à-dire d’une violation du droit communautaire imputable à une juridiction nationale, marquent la volonté affichée par la Cour de justice de s’ériger en chambre d’appel compétente pour vérifier la bonne application juridictionnelle du droit communautaire417. Mais la Cour de justice reste dépourvue d’une authentique autorité hiérarchique sur les juridictions internes, elle ne constitue pas une Cour suprême et ne peut donc censurer ni réformer les décisions rendues par les juges nationaux. Envisagé comme norme d’habilitation, le principe de primauté apparaît donc dotée d’une portée limitée : juge communautaire de droit commun, le juge interne l’est seulement sur le fondement et dans la mesure de son consentement. En conséquence, c’est dans la mesure où il reconnaît cette qualité au droit communautaire que ce dernier peut effectivement primer sur le droit national. Une telle reconnaissance devait être juridiquement fondée, elle ne pouvait l’être que sur la Constitution. 415 CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État c/ SA Simmenthal, aff. 106/77, Rec. CJCE. p. 629, point 21. 416 CJCE, 30 septembre 2003, Köbler, aff. C-224/01, Rec. CJCE p. I-10239 ; AJDA, 2004, p. 423 ; D. Simon, « La responsabilité des États membres en cas de violation du droit communautaire par une juridiction suprême », Europe, novembre 2003, chr. p. 12 et s. Voir aussi, CJCE, 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo, aff. C-17303, non publié ; D. Simon, « Consolidation de la responsabilité des États membres du fait des violations imputables aux juridictions nationales », Europe, août-septembre 2006, p. 9 et s. 417 Notons cependant que ces mécanismes restent eux-mêmes « imparfaits ». Soit que la réparation s’effectue devant le juge interne – ce qui conditionne la portée obligatoire du droit à indemnisation à la volonté du juge (v. pour l’énoncé du principe, CJCE, 19 novembre 1991, A. Francovich et D. Bonifaci c/ Italie, aff. C 6/90 et C 9/90, Rec. CJCE, p. I-5357, spéc. point 42) ; soit que le déclenchement de l’action en manquement relève discrétionnairement de la Commission, empêchant ainsi le particulier d’obliger le juge interne à faire respecter les normes de l’Union (Conformément à l’article 226 TCE, et à l’arrêt de la CJCE, 14 février 1989, Star Fruit Company SA c/ Commission, aff. 247/87, Rec. CJCE p. 29). En outre et surtout, ces deux mécanismes n’emportent en aucun cas réformation des décisions nationales, qui demeurent valides. 125 B. Une primauté fondée sur la suprématie constitutionnelle : la décision 505 DC du 19 novembre 2004 En leur qualité d’organes d’application du droit communautaire, les juges ordinaires devaient prendre position sur le principe de primauté. Au terme d’un édifice jurisprudentiel patiemment élaboré, parvenant le plus souvent à éviter la « guerre des juges », les juges administratifs et judiciaires admettent de faire primer le droit communautaire, droit dérivé compris, sur l’intégralité des normes nationales infra-constitutionnelles. Le Conseil d’État et la Cour de cassation excluent en effet la norme constitutionnelle du champ d’application du principe de primauté communautaire418. Leur jurisprudence témoigne d’une opposition à la doctrine de la primauté telle qu’elle a été élaborée par la Cour de justice. Une telle position est logiquement relayée par le Conseil constitutionnel. Au terme d’un raisonnement juridique contestable mais stratégiquement bien pensé, ce dernier parvient à concilier les principes de primauté du droit communautaire et de suprématie constitutionnelle. Saisi sur le fondement de l’article 54 par le Président de la République419 pour connaître de la compatibilité du « traité constitutionnel » européen à la Constitution, le Conseil s’est prononcé sur le thème éminemment délicat de la primauté du droit communautaire telle qu’elle est alors formulée à l’article I-6 dudit traité420. Le juge constitutionnel s’est alors trouvé confronté à un dilemme : soit il considérait que la disposition était inconstitutionnelle, au risque de mettre un terme au processus conventionnel421, soit il 418 Comme on l’a vu plus haut, le Conseil d’État affirme qu’ayant une valeur identique à celle du traité dont il est issu, le principe de primauté du droit communautaire « ne saurait conduire, dans l’ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution », CE, 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique et autres, préc. Confirmant implicitement le principe, CE, 27 juillet 2006, Association avenir de la langue française, n ° 281629 et, explicitement, CE, 08 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n° 287110. Plus ambiguë quant au cas spécifique du droit communautaire, la position du juge judiciaire se fonde sur une analyse semblable de la hiérarchie interne des normes, Cass., Ass. plén., 2 juin 2000, Mlle Fraisse, préc. 419 Saisine en date du 29 octobre 2004, jour de la signature du texte à Rome. 420 L’article 6§1 du traité énonce que « la Constitution (i. e. le traité portant constitution pour l’Union européenne) et le droit appliqué par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres ». 421 Cela revenait certes à ouvrir la voie à une révision constitutionnelle mais, outre le fait qu’au plan politique « les débats constituants auraient sans doute été animés, longs et incertains dans leur dénouement » (D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2004 », RDP, 2005, p. 300), au plan de la logique juridique « l’adoption par le pouvoir constituant […] d’une disposition constitutionnelle subordonnant la norme constitutionnelle à une norme supérieure » relève de l’inconcevable (D. Simon, « L’examen par le Conseil constitutionnel du traité portant établissement d’une Constitution pour l’Europe », Europe, 2005, p. 7). 126 admettait la constitutionnalité du principe, ce qui revenait, apparemment, à accepter le principe d’une subordination de la Constitution422. Le Conseil constitutionnel, en affirmant que « l’article I-6 du traité soumis à [son] examen n’implique pas de révision de la Constitution »423, a sans doute admis la « prévalence du droit communautaire sur le droit national, y compris constitutionnel », mais n’a nullement consacré sa supériorité sur la Constitution424. Admettre la compatibilité du principe de primauté communautaire avec la Constitution impliquait de lui reconnaître une portée seulement relative. Il fallait pour cela que le Conseil soit saisi d’un traité et non, comme son intitulé l’affirme, d’un texte « portant Constitution ». Ce premier point n’appelle pas d’amples commentaires. Prenant appui sur les stipulations conventionnelles relatives à son entrée en vigueur, sa révision et sa dénonciation, le juge constitutionnel considère que, nonobstant sa dénomination, le texte déféré « conserve le caractère d’un traité international »425. Autrement dit, le traité examiné n’emporte aucune 422 Pour une présentation synthétique de cette alternative, v. J. Rossetto, « La primauté du droit communautaire selon les juridictions françaises. À propos des relations entre le droit communautaire et le droit constitutionnel national », in Regards sur le droit de l’Union européenne après l’échec du traité constitutionnel, sous la dir. de J. Rossetto et A. Berramdane, Tours, Presse Universitaire François-Rabelais, 2007, 305 p., p. 81 et s. 423 B. Mathieu, « Le Conseil constitutionnel conforte la construction communautaire… », art. cit., p. 1740. 424 Pour une analyse de cette prouesse juridique qui consiste à admettre l’énoncé, dans un document se présentant comme constitutionnel, du principe de primauté du droit communautaire en son ensemble sur les droits des États membres pris globalement, sans relever de contradiction avec la Constitution, v. O. Gohin, « Conseil constitutionnel et Constitution européenne : les trois contradictions », Semaine juridique Administration et coll. Terri., 2004, n° 53, pp. 1707-171 ; M. Verpeaux, « La voie de la ratification de la "Constitution" européenne est ouverte », Semaine juridique (JCP), 2004, n° 52-53, pp. 2348-2351, « Le traité, rien que le traité », AJDA, 2004, p. 2417 ; P. Cassia, « L'article I-6 du traité établissant une Constitution pour l'Europe et la hiérarchie des normes », Europe, 2004, n°12, pp. 6-10, P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « Le traité établissant une constitution pour l'Europe et la constitution française », Semaine juridique (J.C.P.), 2005, n° 5, pp. 195-203 ; J-C. Ricci, « Le traité établissant une constitution pour l'Europe ou "le Conseil constitutionnel est nu". Libres propos sur la décision 2004-505 DC du 19 novembre 2004 », RRJ, 2004, n° 4, pp. 2115-2118 ; B. Mathieu, « La "Constitution" européenne ne menace pas la République », Dalloz, 2004, n° 43, pp. 3075-3077, « Constitution et pouvoirs publics. Un an de jurisprudence constitutionnelle : bilan, perspectives et questions », Dalloz, 2005, n° 14, p. 921 ; F. Chaltiel, « Une première pour le Conseil constitutionnel : juger un Traité établissant une Constitution », RMCUE, 2005, n° 484, pp. 5-10 ; A. Levade, « Le Conseil constitutionnel aux prises avec la Constitution européenne », RDP, 2005, pp. 19-50 ; C. Maugue, « Le Conseil constitutionnel se prononce sur la conformité à la Constitution du traité établissant une Constitution pour l'Europe », Courrier Juridique des Finances et l'Industrie, 2005, n° 31, pp. 2-8, « Le Traité établissant une constitution pour l'Europe et les juridictions constitutionnelles », RFDA, 2005, pp. 30-33 ; H. Labayle et L. Sauron, « La Constitution française à l'épreuve de la Constitution pour l'Europe », RFDA, 2005, pp. 1-29 ; J. Roux, « Le traité établissant une Constitution pour l'Europe à l'épreuve de la Constitution française », RDP, 2005, pp. 59-110 ; F. Luchaire, « La Constitution pour l'Europe devant le Conseil constitutionnel », RDP, 2005, pp. 51-58 ; J-E. Schoettl, « La ratification du «Traité établissant une Constitution pour l'Europe» appelle-t-elle une révision de la Constitution française ? », LPA, 29 novembre 2004, n° 238, pp. 3-25 ; D. Simon, « L'examen par le Conseil constitutionnel du traité portant établissement d'une Constitution pour l'Europe : fausses surprises et vraies confirmations », Europe (Juris-Classeurs), 2005, n° 2, pp. 6-9 ; B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et la primauté du droit communautaire », RFDA, 2005, pp. 239-241 ; O. Dord, « Le Conseil constitutionnel face à la "Constitution européenne" : contrôle des apparences ou apparence de contrôle ? », AJDA, 2005, pp. 211-219 ; D. Chagnollaud, « La Constitution française ne peut pas être révisée par voie de directives », Dalloz, 2005, n°2, pp. 100-102. 425 C.C. n° 04-505 DC, du 19 novembre 2004, Rec. p. 173, cons. n° 9. 127 modification relative à la nature juridique de l’Union qui, si elle demeure largement indéterminée au regard des canons traditionnels de la taxinomie juridique, ne forme pas, au plan du droit constitutionnel, une structure fédérale dotée d’une Constitution. Partant de cette prémisse et sur le fondement de l’article 88-1 qui consacre l’existence et l’autonomie de l’ordre juridique communautaire, le juge peut se livrer à une interprétation restrictive du principe de l’article I-6426. Combinant les dispositions de l’article I-I, relatives à l’exercice des compétences dévolues à l’Union sur le mode communautaire, et celles de l’article I-5 garantissant le respect de l’identité nationale des États membres « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles », avec l’article I-6, le juge conclut à la compatibilité du principe de primauté avec la Constitution427. Stratégiquement, l’argumentation peut séduire. Le recours à l’article I-I et au principe de l’exercice des compétences sur le « mode communautaire » permet dans un premier temps de considérer que la portée du principe de primauté demeure inchangée, puisque seul le passage à un mode fédéral d’exercice des compétences aurait pu justifier son extension. Dans un second temps, la référence à l’article I-5 permet d’« euphémiser » la portée du principe de primauté. Dès lors que le traité érige en principe le respect des identités nationales, notamment dans leur expression constitutionnelle, on ne voit pas que le principe de primauté, qui tire désormais sa force normative du même traité, puisse méconnaître les dispositions constitutionnelles inhérentes à l’identité nationale des États membres. À l’analyse, le raisonnement suivi par le Conseil n’emporte pourtant pas pleinement la conviction. D’une part en effet, l’interprétation du principe de l’article I-6 à la lumière du dispositif de l’article I-5 n’a rien d’évident. Comme l’a bien montré B. Genevois428, les deux articles ne se situent nullement sur le même plan : alors que le premier constitue une règle de 426 T. Papadimitriou, « Constitution européenne et constitutions nationales : l’habile convergence des juges constitutionnels français et espagnol. À propos des décisions n° 2004-505 DC du Conseil constitutionnel français et 1 / 2004 DTC du Tribunal constitutionnel espagnol », CCC, n° 18, p. 162. 427 C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 13 : « Considérant que, si l'article I-1 du traité substitue aux organisations établies par les traités antérieurs une organisation unique, l'Union européenne, dotée en vertu de l'article I-7 de la personnalité juridique, il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité, et notamment du rapprochement de ses articles I-5 et I-6, qu'il ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit de l'Union telle qu'elle résulte, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l'article 88-1 de la Constitution ; que, dès lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas de révision de la Constitution ». 428 B. Genevois, « Les rapports entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique européen (suite) », RFDA, 2005, p. 239 et s., p. 241. L’auteur ajoute que « la meilleure preuve » du caractère inopérant de l’article I-5 pour déterminer la portée du principe de primauté « en est que le deuxième alinéa du paragraphe 2 [de cet article] énonce que “les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propres à assurer l’exécution des obligations découlant de la Constitution ou résultant des actes des institutions de l’Union” », ibid. 128 résolution de conflit de normes, le second se borne à confirmer un principe traditionnel du droit communautaire relatif à l’autonomie institutionnelle et procédurale des États membres. D’autre part et sans qu’il soit besoin d’y insister, notons que l’argument tiré du caractère inchangé du principe de primauté dont l’inscription dans un document solennel indûment qualifié de Constitution ne ferait que « refléter la jurisprudence existante de la Cour de justice » est inopérant. Alors que la jurisprudence de la Cour de justice promeut une interprétation absolutiste du principe, il y a quelque contradiction à tirer argument de cette jurisprudence pour admettre la compatibilité du principe avec la Constitution. De ce point de vue, la conclusion du Conseil peut sembler excessivement optimiste429. Reste que la décision de novembre 2004 reconnaît explicitement la primauté de l’ordre juridique communautaire et la fonde sur la Constitution. On peut alors parler de primauté du droit communautaire fondée sur la suprématie constitutionnelle. C’est un lien « fondationnel » – le droit communautaire et ses caractéristiques essentielles trouvant leur fondement dans la Constitution – que consacre le juge dans la décision 505 DC, en affirmant que « la portée du principe de primauté du droit de l’Union […] résulte […] de l'article 88-1 de la Constitution »430. Au cours de l’année 2004, la disposition de l’article 88-1 de la Constitution aura donc connu une évolution significative pour devenir un élément central dans le contentieux de la constitutionnalité du droit communautaire431. Interprétée au cours de l’été comme une « exigence constitutionnelle » imposant à toutes les autorités étatiques de transposer les directives communautaires432, elle est consacrée en hiver comme une norme d’articulation des systèmes constitutionnel et communautaire, lorsque le juge l’érige en fondement du principe de primauté du droit communautaire433. Si cet éclectisme marque la 429 En ce sens, v. A. Levade, « Constitution et Europe ou le juge constitutionnel au cœur des rapports de systèmes », art. cit., p. 19 et s. 430 Décision 2004-505 DC, préc., considérant n° 13, nous soulignons. 431 Jusqu’alors la disposition était essentiellement considérée comme un complément du quinzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Notons que le Conseil constitutionnel avait déjà mobilisé l’article 88-1 de la Constitution comme norme de référence dans le cadre du contrôle de la compatibilité du traité d’Amsterdam avec la Constitution, v. C.C n° 97-394 DC du 31 décembre 1997, Rec. p. 344, v. le considérant n° 5, v. J. – E. Schoettl, AJDA, 1998, p. 144. 432 C.C. n° 04-496 DC du 10 juin 2004, Rec. p. 101. Le juge y affirme pour la première fois « qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : “La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences” ; qu'ainsi, la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution », cons. n° 7, nous soulignons. Dans le même sens, avec une formulation remaniée, voir les décisions n° 04-497 DC du 1er juillet 2004, Rec. p. 107 ; n° 04-498 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 122 ; n° 04-499 DC du 29 juillet 1999, Rec. p. 126. 433 C.C. n° 04-505 DC, préc., considérant n° 13. 129 plasticité du dispositif, retenons que, dans le dernier état de la jurisprudence, l’article 88-1 « reconnaît » l’ordre juridique communautaire : il fonde non seulement sa primauté mais encore son existence juridique et son autonomie au regard du droit international public général434. Une telle interprétation était nécessaire pour concilier le principe de primauté communautaire et celui de la suprématie constitutionnelle. C’est seulement dans la mesure où elle est reconnue par la Constitution (i. e. telle qu’interprétée par le Conseil) que la primauté du droit communautaire est admissible en droit interne. L’autorité du droit communautaire découle donc de l’article 88-1 de la Constitution, tout comme celle du droit international découle de son article 55. La primauté du droit communautaire est, dès lors, une primauté subordonnée à la Constitution qui la fonde dans son principe. Au total, la suprématie constitutionnelle affirmée par le juge se justifie négativement. Cet organe étatique d’application de la norme constitutionnelle ne dispose d’aucune habilitation juridique pour faire primer la norme internationale ou communautaire sur la norme constitutionnelle. Par ailleurs, nous tenons une telle habilitation pour une impossibilité juridique. La Constitution ne peut valablement placer le droit international ou le droit communautaire au-dessus d'elle-même et ce pour une raison tenant à la logique de la hiérarchie des normes : elle est linéaire et descendante dans son principe. Autrement dit, le principe de la supériorité d'une norme ne saurait dépendre de l'énoncé d'une norme de rang inférieur435. Comme l’affirme avec force le Pr. Alland, « affirmer une subordination suppose la supériorité de ce à quoi on se soumet, laquelle ne saurait dépendre de ce qui est subordonné ». La proposition explique parfaitement l’impossibilité pour le juge interne ou la Constitution de placer quelque norme que ce soit au-dessus d’elle-même. Il est radicalement impossible pour la Constitution de se subordonner à une norme quelle qu’elle soit436, sauf à abandonner sa fonction fondatrice de l’ordre juridique437. 434 C.C. n° 04-505 DC, préc., voir le cons. n° 11 : « aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : “la République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences” ; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ». 435 En ce sens, v. D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFDA, 1998, p. 1094 ; ainsi que D. Simon, « L'arrêt Sarran : dualisme incompressible ou monisme inversé ? », Europe, mars 1999, p. 4. 436 Sauf à admettre l'existence de préceptes de droit naturel qui lui seraient supérieurs et qu'elle serait censée transcrire.. Or nous rejetons une telle conception « déclarative » de la norme constitutionnelle qui se bornerait à constater des normes préexistantes et supérieures. Pour reprendre l’expression du doyen Vedel, une telle 130 Pour autant, la suprématie affirmée par le juge paraît bien fragile : on constate qu’elle ne se traduit pas nécessairement par la subordination des normes d’origine externe. Section II. Une suprématie aux effets limités Si l’on s’écarte de la perspective « fondationnelle », on constate qu’en réalité c’est surtout à un exercice d’articulation non hiérarchisante entre les normes des différents systèmes que se livrent les juges. Exercice dont la finalité est d’éviter, ou du moins de cantonner, les situations de conflits entre les normes, et d’éluder ainsi la question de leur hiérarchisation. C’est donc une entreprise de rationalisation des rapports normatifs et des conflits potentiels qu’il nous faut décrire ; entreprise de rationalisation juridictionnelle dont le ressort réside dans la compétence pour connaître de la validité des actes normatifs. De ce point de vue, il est significatif que les deux droits d’origine externe, le droit international et le droit communautaire, ne bénéficient pas exactement du même traitement contentieux. Alors que l’articulation des normes constitutionnelles et internationales s’opère sur un mode nonhiérarchique (§I) ; la hiérarchie paraît simplement refoulée aux marges dans le cas du droit communautaire (§II). §I. L’articulation entre les systèmes constitutionnel et international : une hiérarchie contournée Dans une perspective globalement kelsenienne, nous avons considéré que la hiérarchie désigne un type particulier de relation entre normes juridiques tenant à leur validité. Partant, représentation s’avère « logiquement inconstructible », car la Constitution ne peut se soumettre, sauf à abandonner sa fonction constitutionnelle. 437 Dès lors, la question se ramène à celle de l’autolimitation, toujours possible et toujours relative, de la Constitution. Encore convient-il de préciser qu’une telle autolimitation ne pourrait en aucun cas avoir pour conséquence la subordination de la Constitution, tout juste pourrait-elle élever le droit international à un rang hiérarchiquement constitutionnel, voire lui accorder une priorité d’application dans un certain nombre de cas. 131 l’articulation hiérarchique s’analyse comme un rapport normatif dédoublé en un rapport ascendant de conformité – qui saisit la liaison de la norme basse à la norme haute – et un rapport descendant d’engendrement – qui saisit la liaison de la norme haute à la norme basse. Un tel rapport d’articulation entre les normes ne paraît pas adapté pour décrire la relation entre normes constitutionnelles et normes internationales (A) ; la jurisprudence donne plutôt à lire, entre les deux systèmes, un rapport de coordination (B). A. Rapport d’engendrement et rapport de conformité Lorsqu’on cherche à saisir le rapport hiérarchique dans sa substance, on doit considérer qu’au « rapport de conformité » ascendant qui régissent la liaison de la norme basse à la norme haute, fait pendant le « rapport d’engendrement »438. Cette métaphore, déjà contenue dans la « cascade de validité » kelsenienne, permet de signifier la nature générative de la hiérarchie entre les normes. Or l’analyse des rapports entre les normes constitutionnelle et internationale met en lumière le caractère inadéquat de la perspective hiérarchique. On constate en effet que le rapport d’engendrement s’avère ambivalent (a) et que le rapport d’adéquation est trop lâche pour constituer un rapport hiérarchique (b). a. Un rapport d’engendrement insaisissable Ce que nous proposons439 d’appeler « rapport d’engendrement » désigne un mouvement en sens descendant de la norme haute vers la norme basse. En ce sens, il se rapproche de ce que les tenants d’une conception normativiste de l’ordre juridique et des 438 Une précision importante doit être apportée : si ce rapport d’engendrement informe incontestablement sur la substance du rapport hiérarchique, s’il en est une dimension constitutive, il n’est cependant ni suffisant ni nécessaire pour identifier une relation hiérarchique. Ainsi peut-on observer des rapports d’engendrement sans hiérarchie – notamment entre normes de la Constitution (sur ce point, v. infra. Chapitre II, Titre II, Partie II, p. 334) – et inversement, on constate l’existence de rapports hiérarchiques sans engendrement – les rapports de la loi et du traité international en fournissent une bonne illustration : la hiérarchie est clairement posée par le texte constitutionnel sans qu’on puisse soutenir que la loi soit « engendrée » par la norme internationale. 439 Sur cette notion, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, th. cit., p. 95 et s. ; v. aussi G. Timsit, « Sur l’engendrement du droit », RDP, 1988, p. 39 et s. 132 rapports normatifs qualifient de « rapport de production »440. Pour autant, contrairement à la thèse normativiste qui réduit ce rapport à sa dimension formelle441, nous envisageons le rapport d’engendrement comme un rapport mixte, au sens où la norme haute limite en même temps qu’elle habilite. Elle comporte toujours, ou presque toujours, en plus des prescriptions visant les coordonnées procédurales, organiques et formelles de l’acte, des impératifs tenant au contenu de celui-ci. Autrement dit, la norme haute n’encadre pas seulement le mode d’élaboration de l’acte juridique, elle vise aussi la norme entendue comme signification objective de cet acte. Il importe donc de distinguer entre un rapport d’engendrement formel et un rapport d’engendrement matériel. Au point de vue formel, dès lors que la norme constitutionnelle règle au moins partiellement les conditions de création de la norme internationale, on peut affirmer que la validité de la seconde dérive de la première et qu’en conséquence, le rapport hiérarchique est établi. Traditionnellement, la doctrine internationaliste considère que la norme internationale est parfaite à partir du moment où toutes les formalités relatives à la procédure d’élaboration de l’acte et notamment celles relatives à sa ratification sont menées à bien. Autrement dit, la ratification ou l’approbation442 est une condition de l’existence même de l’engagement international : elles constituent une phase essentielle de la production de la norme internationale443. Ce point ne paraît pas faire débat parmi la doctrine internationaliste444, qui considère que « le traité n’est conclu que par l’échange des ratifications entre les Parties 440 O. Pfersmann parle en ce sens de « hiérarchie des normes selon le rapport de production : une norme qui règle la validité d’une autre norme sera supérieure dans l’ordre de production. Les conditions de validité sont la même chose que les règles de production » (O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit. p. 780). 441 Une telle restriction dérive du postulat normativiste de la systématicité formelle du droit lui-même tiré du principe d’unité dynamique du système juridique. Dans cette perspective, le droit appartient, « essentiellement » dit Kelsen, aux systèmes normatifs dynamiques dans lesquels « une norme donnée appartient [au système] parce qu’elle est crée de la façon déterminée dans la norme fondamentale, et non parce qu’elle a tel contenu déterminé », Théorie pure du droit, op. cit., éd. 1962, p. 260. Dans cette perspective, le rapport de production est un rapport de délégation où certes les procédures peuvent être imposées par la norme supérieure mais où l’autorité habilitée à « produire » la norme selon cette procédure jouit d’un pouvoir discrétionnaire quant au contenu de la norme. Sur ce point, pour une analyse critique, v. M. Troper, « Système juridique et État », APD, 1986, p. 29 et s., spéc. p. 42. 442 Ces formalités visent à exprimer l’engagement de l’État. À cet égard, il est significatif que la Convention de Vienne énumère un certain nombre de procédés susceptibles d’authentifier l’engagement de l’État tout en précisant expressément que cette énumération n’est pas exhaustive et que les États demeurent parfaitement libres de déterminer le moyen juridique le mieux adapté pour exprimer leur engagement. 443 En ce sens, v. C.I.J., 20 février 1969, Délimitation du plateau continental en mer du Nord, Rec. 1969, p. 3. La Cour considère que diverses manifestations d’intention de la République fédérale d’Allemagne, en l’absence de ratification, étaient insuffisantes pour que cet État soit lié par une convention qui exigeait une ratification. 444 Voir par ex., G. Scelle, Droit international Public, Paris, Domat-Montchrestien, 1944, p. 483, n°12 ; Nguyen Quock Dinh, Daillier et Pellet, Le droit international positif, Paris, Pedone, 3e éd., p. 109. 133 contractantes »445. La ratification constitue donc une des conditions de la validité formelle de l’engagement international. Admettre que l’expression juridique de l’engagement de l’État constitue une condition de la validité de la norme internationale conventionnelle est capital. C’est en effet le texte constitutionnel qui organise les procédures de ratification et d’approbation446 : les articles 52 à 54, l’article 11, ainsi que certaines dispositions du Préambule, instituent et règlent les compétences de l’exécutif, prévoient les conditions de l’intervention parlementaire ou d’une consultation directe du Peuple, et déterminent les modalités spécifiques de contrôle par le Conseil constitutionnel447. En somme, l’ordre de production entre la Constitution et le droit international conventionnel confirme la consécration jurisprudentielle du principe de la suprématie constitutionnelle. Dans la mesure où la norme internationale voit son mode de création au moins partiellement réglé par la norme constitutionnelle, sa validité en dérive et, par suite, le rapport d’engendrement au sens formel est établi. Les choses paraissent moins simples s’agissant du droit international non conventionnel. Puisqu’il s’agit, à titre essentiel448, de « normes sans actes »449, la recherche d’un rapport d’engendrement formel est vaine. À défaut de conditions juridiques tenant aux formes, aux procédures ou aux organes susceptibles de produire ce droit-là, la notion d’engendrement normatif telle que nous l’entendons ici est manifestement hors de propos450. 445 C. Rousseau, Droit International Public, Paris, Dalloz, 10e éd., n°35, p. 32. Sur cette question, on renvoie aux ouvrages généraux de droit international public. J. Combacau et S. Sur, Droit international public, op. cit., pp. 122 et s. ; P. – M. Dupuy, Droit international public, Paris, Dalloz, p. 265 et s. ; P. Daillier et A. Pellet, Droit international public, Paris, LGDJ, p. 151 et s. On pourra aussi lire P. Gaïa, Le Conseil constitutionnel et l’insertion des engagements internationaux…, op. cit. ; V. Goesel-le-Bihan, La répartition des compétences en matière de conclusion des accords internationaux sous la Ve République, Paris, 1995 ; J. Rideau, « Problématique générale des rapports entre droit constitutionnel et droit international », Droit constitutionnel et droits de l’homme, Paris, Économica - PUAM, 1987, p. 205 et s. 447 L’article 52 attribue compétence au Président de la République pour négocier et ratifier les traités. Le même article, ainsi que l’article 53, introduit une distinction entre les traités et les accords internationaux. De manière schématique, on peut distinguer entre trois catégories d’engagements internationaux. D’une part, les traités qui relèvent de la seule compétence du chef de l’État, ils sont négociés en son nom et ratifiés par lui. Les accords, négociés par le Gouvernement, font l’objet d’une approbation ultérieure. Les accords en forme simplifiée enfin, visés a contrario par l’article 52 dont l’approbation résulte du décret de publication. En toute hypothèse, l’article 53 de la Constitution conditionne la ratification ou l’approbation d’un certain nombre d’engagements internationaux à une autorisation législative obligatoire lorsque l’engagement en question intervient dans l’une des matières qu’il énumère. Notons enfin qu’au titre de l’article 11, l’autorisation de ratifier un engagement international peut être le fait d’une loi référendaire. 448 Le cas du droit dérivé des organisations internationales est laissé de côté, le processus de production de ces normes n’étant pas réglé par la Constitution. 449 D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, op. cit., p. 407. 450 Et c’est bien là la source du « problème » de ce droit international non écrit ; décliner la difficulté en termes d’incertitudes sur l’existence ou sur la normativité des règles non conventionnelles n’y change rien. Aucune source constitutionnelle écrite ne se dégage du droit positif. On pourrait interpréter le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 comme une habilitation faite au juge pour identifier et sanctionner cette catégorie du droit international au soutien de la thèse du rapport d’engendrement au sens formel. Mais dans cette hypothèse, le droit ainsi identifié serait du droit constitutionnel et non plus du droit international non écrit, v. infra Chapitre II, p. 158. 446 134 Le point de vue matériel renferme des difficultés encore accrues. On y retrouve en définitive toute l’amphibologie du dispositif de l’article 54 de la Constitution. D’une part, on peut avancer que la Constitution, telle qu’interprétée par le juge constitutionnel, détermine négativement le contenu du droit international conventionnel en lui interdisant d’intervenir dans des matières ou selon des procédures attentatoires aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté. D’autre part, en sens exactement contraire, on peut soutenir que la norme internationale détermine la norme constitutionnelle dans l’hypothèse d’une révision, puisque c’est en réalité le contenu du traité ou de l’accord qui dicte celui de la nouvelle disposition constitutionnelle. En d’autres termes, la norme constitutionnelle est matériellement « engendrée » par la norme internationale451. En outre, la Constitution ne formule aucune prescription susceptible d’être interprétée comme imposant positivement un contenu quelconque à la norme internationale. Ce constat reste inchangé, et s’impose même avec davantage de force s’agissant du droit international non conventionnel. Le caractère lacunaire du fondement constitutionnel offert par l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 ne permet pas d’y lire une prédétermination du contenu de la norme internationale non écrite. Finalement, que le rapport d’engendrement demeure sinon introuvable, du moins globalement sujet à caution, ne doit pas étonner : du point de vue des logiques à l’œuvre, droit international et droit constitutionnel apparaissent largement autonomes, et donc rétifs à toute représentation en termes d’engendrement452. S’il en est ainsi, c’est que la production du droit international répond à des contraintes et poursuit des finalités spécifiques et irréductibles à une fonction de concrétisation453 du droit interne, même constitutionnel. On pourra toujours 451 Sur cette question, v. not. C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55 de la Constitution face à la hiérarchie des normes », RDP, 1992, p. 1293 et s. 452 L’idéal type de ce rapport d’engendrement pourrait être le règlement d’exécution des lois qui vient directement concrétiser la norme supérieure ou encore la décision individuelle d’application d’un acte réglementaire. Dans les deux cas en effet, les normes en jeu participent d’un même « projet normatif ». Dans cette configuration, comme l’explique D. de Béchillon, « les intentions normatives des divers auteurs du jeu s’inscrivent globalement dans une même logique et dans une même intentionnalité : le règlement d’exécution des Lois se définit avant tout par ceci qu’il vise à exécuter la Loi : ce que le législateur a en considération dès l’origine » , Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, op. cit., p. 29. Il en va autrement du rapport du traité international et de la loi : alors que le premier ne pose en aucune manière la procédure de production de la seconde, celle-ci ne concrétise pas – sauf exception – la norme internationale. 453 L’expression est ici utilisée dans un sens large, décrivant l’ensemble des rapports de norme à norme susceptible de caractériser le rapport d’engendrement normatif. 135 arguer de l’existence de hiérarchie normative sans rapport d’engendrement454, et souligner que le modèle hiérarchique paraît inadapté pour régler les rapports des droits d’origine internationale et constitutionnelle. C’est ce que l’analyse du second terme du rapport hiérarchique, le rapport de conformité, tend à confirmer. b. Un rapport de compatibilité substitué au rapport de conformité Dans un article célèbre consacré au principe de légalité, C. Eisenmann distingue au moins deux types de conformité : dans le premier, B est « une simple reproduction » de A ; dans le second, il en constitue la « réalisation concrète »455. Nonobstant le caractère vraisemblablement incomplet de cette description, on en retiendra que le rapport de conformité est susceptible de connaître de substantielles variations, mais qu’il suppose toujours une mise en œuvre, une concrétisation, de la norme haute par la norme basse456. C’est d’abord en ce sens qu’au monde du droit, la conformité est affaire de hiérarchie. Dire d’une norme qu’elle est conforme à une autre n’exprime pas, comme c’est le cas dans le langage naturel, l’idée d’identité à un modèle préétabli, mais celle d’infériorité et d’obligation de conformation, à peine de sanction. Ainsi, la conformité en droit n’est pas le signe d’un rapport seulement idéel entre deux termes identifiés. Elle est indétachable de la sanction du rapport qu’elle décrit, et celle-ci concerne toujours la validité de la norme. Autrement dit, ce que met en jeu le « test de conformité », c’est la validité de la norme soumise à l’exigence de stricte 454 À titre d’exemple, la supériorité normative du traité ou de l’accord sur la norme législative relève d’une autre logique que celle de l’engendrement, elle constitue avant tout le produit d’un choix, d’une décision du constituant. 455 C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », EDCE, 1957-11, p. 25-40. L’auteur explique que le premier type de conformité consiste « en une simple reproduction “trait pour trait” […] copie d’un original, dessin ou tableau […] moulage » et que le second, « plus subtil », exprime le rapport établi « entre un objet […] et un type idéal, abstrait dont il constitue une réalisation concrète, car il devait être tel pour qui voulait cette réalisation ». Ainsi, ajoute l’auteur, dans cette seconde variante, « A est bien modèle de B, B fait d’après A, calqué sur lui ; cependant, il ne le reproduit pas exactement, puisque A est abstrait, et B concret », p. 30-31. 456 La conformité suppose la concrétisation ou la mise en œuvre : c’est dans cette exacte mesure que le rapport de conformité fait pendant au rapport d’engendrement, les deux rapports décrivant le même mouvement selon un angle de vue opposé (descendant / ascendant). En ce sens, Eisenmann explique que la conformité logique ou rationnelle « est celle qui existe entre un objet […] et un type idéal, général, abstrait dont il constitue une réalisation concrète » (« Le droit administratif et le principe de légalité », art. cit., p. 31) ce qui fait justement dire à R. Mouzet que l’éminent auteur « raisonne en fonction d’un rapport entre objet général et objet individuel, c’est-à-dire dans la logique kelsenienne de concrétisation ou […] d’individualisation tout en préférant le terme plus évocateur de « modélisation » (« Le rapport de constitutionnalité. Les enseignements de la Ve République », RDP, 2007, p. 959 et s, p. 960). 136 adéquation. Or, le droit international n’est pas intégré dans un rapport de conformité à la Constitution ainsi entendu. Indépendamment des spécificités tenant au contrôle a priori457 exercé dans le cadre du contrôle de l’article 54 de la Constitution, le Conseil constitutionnel n’est pas armé pour contrôler la conformité du traité à la Constitution. Suivant les cas, le juge indique que les normes internationales soumises à son examen « ne contiennent aucune clause contraire à la Constitution »458, que le traité n’est pas « en contradiction » avec elle, ou « qu’il ne porte pas atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale »459. Dans d’autres hypothèses, il se borne à constater l’absence d’incompatibilité entre les normes. Ainsi, dans une décision 76-71 DC, il affirme « que l’élection au suffrage universel direct des représentants des peuples des États membres à l’Assemblée des Communautés européennes n’a pour effet de créer, ni une souveraineté, ni des institutions dont la nature serait incompatible avec le respect de la souveraineté nationale »460. Tout cela paraît conforme aux analyses d’Eisenmann qui caractérisait la notion « minimum » de conformité – i. e. la compatibilité – comme « un rapport de non-contrariété, de non-incompatibilité, ou positivement, de compatibilité »461. Il apparaît donc qu’un rapport de compatibilité se substitue au rapport de conformité dans la jurisprudence du Conseil. Or cette exigence de simple compatibilité ne signale pas nécessairement un rapport hiérarchique entre les normes en cause. 457 Dans ce cadre, on l’a dit, le juge confronte une norme et un simple commencement de norme. Ce qui suit vaut aussi bien pour le contrôle a posteriori du traité qu’opère le juge dans certaines conditions. Deux cas typiques ouvrent la voie d’un contrôle du traité. Dans le cadre de l’article 54 de la Constitution, lorsque le Conseil est saisi d’une convention internationale qui se présente comme une mesure d’application ou d’exécution d’un traité déjà en vigueur. Dans le cadre de l’article 61 de la Constitution, lorsqu’il est saisi d’une loi constitutive d’une mesure d’application ou d’exécution d’un traité international en vigueur. Dans ces deux hypothèses, le juge est conduit à étendre le champ de son examen à la « constitutionnalité » de normes internationales introduites dans l’ordre interne. Pour le premier cas, v. par ex. C.C. n° 76-71 DC du 30 décembre 1976, Rec. p. 15 ; pour le second, v. not. C.C. n° 98-399 DC du 5 mais 1999, préc. 458 C.C. n° 05-524/525 DC, préc., cons. n°4. 459 ibid., cons. n°6. 460 C.C. n° 76-71 DC du 30 décembre 1976, Rec. p. 15, cons. n° 4, nous soulignons. Voir aussi la décision n° 85188 DC du 22 mai 1985, Rec. p.15, par laquelle le juge affirme que le Protocole n° 6 additionnel à la CESDH portant abolition de la peine de mort « n’est pas incompatible avec le devoir de l’État d’assurer le respect des institutions de la République, la continuité de la vie de la nation et la garantie des droits et libertés des citoyens ». 461 C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », art. cit., p. 30. Transposant les leçons du maître au domaine qui nous intéresse, P. Gaïa a déduit d’une analyse fouillée de la jurisprudence du Conseil relative à « l’insertion des engagements internationaux dans l’ordre juridique interne » qu’un rapport de compatibilité se substitue au rapport de conformité. Ces observations reprennent les termes de l’opposition que nous décrivions : « affirmer qu’une clause de l’engagement international ne doit pas être contraire ou incompatible à la Constitution, c’est poser comme une nécessité qu’elle ne doit pas contredire, porter atteinte ou encore enfreindre la norme constitutionnelle », P. Gaia, Le Conseil constitutionnel et l’insertion des engagements internationaux…, op. cit., p. 295. 137 Parmi les différences qui justifient de distinguer entre conformité et compatibilité, l’intensité de l’exigence d’adéquation est la plus saillante. À cet égard, l’idée de « proximité normative » caractérise bien la souplesse du rapport de compatibilité. L’exigence de compatibilité signifie que « sans atteindre une parfaite identité […], les deux normes [peuvent] néanmoins logiquement s’accorder sur le plan relationnel de telle sorte que soit maintenue une certaine harmonie dans leur contenu respectif »462. On ne saurait mieux dire que le rapport de compatibilité est en réalité essentiellement négatif. Alors que le rapport de conformité intervient pour sanctionner un rapport d’engendrement hiérarchique entre les normes, le rapport de compatibilité ne consiste pas à vérifier la bonne concrétisation d’une norme par une autre, mais la simple absence de contradiction entre elles. En tant qu’il ne vise pas à vérifier le respect par une norme basse des prescriptions d’une norme haute, il ne garantit pas nécessairement la hiérarchie entre les normes et n’est d’aucun secours pour détecter le rapport hiérarchique. On peut donc avancer que le rapport de compatibilité supporte l’égalité normative. Une telle proposition offre une lecture rationnelle de la jurisprudence. Ainsi, lorsque le juge se trouve confronté au contrôle d’une norme qui déroge à la Constitution en application d’un traité international, il répugne à censurer la norme contrôlée. C’est le cas du Conseil d’État qui juge inopérant le moyen tiré de la violation du principe constitutionnel d’égalité par un décret faisant application d’une convention internationale463. Sauf à considérer qu’un nouvel écran normatif est né – écran conventionnel ici – qui empêcherait le juge de sanctionner l’inconstitutionnalité du décret, on doit admettre que la norme conventionnelle déroge à la Constitution. En l’espèce, on peut soutenir que la Haute assemblée s’est fondée sur le caractère spécial464 de la convention en comparaison du caractère général du principe constitutionnel d’égalité pour conclure à la régularité du décret 462 ibid., p. 296. CE, 3 novembre 1999, Groupement de défense des porteurs de titres russes, Rec. Leb., p. 343. Dans cette espèce le juge considère que l’accord franco-russe du 27 mai 1997 ayant limité le champ des créances dont il prévoit le règlement aux dépossessions dont ont été victimes les personnes physiques ou morales françaises, le moyen tiré de la méconnaissance du principe d’égalité ne peut être utilement invoqué à l’encontre des dispositions du décret du 3 juillet 1998 qui subordonnent la participation aux opérations de recensement de ces créances à la condition que les déclarants apportent la preuve de la nationalité française du détenteur au moment de la dépossession, dès lors que les dispositions réglementaires attaquées se bornent à reprendre les critères définis par les stipulations de la convention. 464 Rappelons que le rapport dérogatoire repose sur un certain nombre de critères parmi lesquels on trouve le critère de spécialité. Sur le rapport dérogatoire, v. infra Section I, Chapitre II, Titre II, Partie II, p. 335 et s. 463 138 d’application examiné465. Un même raisonnement est applicable à la jurisprudence du Conseil constitutionnel lorsque ce dernier, saisi sur le fondement de l’article 61 d’une loi d’exécution d’un traité international qui déroge à la Constitution, ne censure pas la norme législative. Dans une décision 98-399 DC du 5 mai 1998, le juge ne censure pas la loi contraire à la Constitution au motif qu’elle intervient en exécution d’un engagement international. Il affirme que la loi d’exécution d’une convention internationale peut déroger aux principes constitutionnels « dans la mesure nécessaire à la mise en oeuvre d'un engagement international de la France et sous réserve qu'il ne soit pas porté atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale »466. Alors que la difficulté à raisonner en termes hiérarchiques est patente467, l’analyse en termes de dérogation permet une lecture cohérente de la décision. Or, la présence d’un tel rapport d’articulation pour résoudre le conflit normatif entre la Constitution et le traité international signale en réalité une situation d’égalité normative entre les normes en contradiction468. C’est dire que l’articulation juridictionnelle des normes constitutionnelles et internationales et des systèmes juridiques dont elles relèvent opère ici sur un mode non-hiérarchique. B. La coordination entre les systèmes Discutable dans le cadre du contrôle opéré par le juge constitutionnel qui intervient à titre principal avant l’insertion des engagements internationaux dans l’ordre interne, l’articulation hiérarchique continue de faire question au stade de l’application de la norme internationale. En fait, l’analyse de la jurisprudence récente du juge administratif autorise à 465 En ce sens, G. Alberton, « De l’indispensable intégration du bloc de conventionnalité au bloc de constitutionnalité », RFDA, 2005, p. 249 ; v. aussi R. Mouzet, « Le rapport de constitutionnalité… », art. cit., p. 968. 466 C.C. n° 98-399 DC du 5 mai 1998, Rec. p. 245, cons. n° 15. Voir spéc., E. Picard, « Petit exercice pratique de logique juridique. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 98-399 DC du 5 mai 1998 “Séjours des étrangers et droit d’asile” », RFDA, 1998, p. 620 et s. ; ainsi que V. Goesel-le-Bihan, « Petit exercice pratique de logique juridique : variation. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n°98-399 DC du 5 mai 1998 “Séjours des étrangers et droit d’asile” », RFDA, 1998, p. 1254 et s. 467 Le considérant contient à la fois la consécration de l’égalité normative du traité et de la Constitution (rapport dérogatoire, v. infra Section I, Chapitre I, Titre II, Partie II, p. 298 et s.) et la supériorité de la Constitution sur le traité (les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, v. infra Section II, Chapitre II, Titre II, Partie II, p. 347 et s. sur la question de la portée hiérarchique de cette réserve de constitutionnalité). 468 En ce sens, G. Alberton, « De l’indispensable intégration… », art. cit., p. 261 ainsi que R. Mouzet, « Le rapport de constitutionnalité », art. cit., p. 968-969. 139 penser qu’il faut changer d’angle de vue, et préférer au prisme de la validité et de la hiérarchie des normes celui de la compétence juridictionnelle (a) et de l’applicabilité des normes (b). a. La compétence juridictionnelle, un instrument de contournement du conflit normatif Le rapport hiérarchique n’est pas le seul instrument de résolution des conflits normatifs à la disposition du juge ordinaire. Cela ressort d’une étude récente du Conseil d’État qui affirme que « l’article 55 est analysé par la Haute instance comme posant une règle à valeur constitutionnelle de conflit de normes qu’il incombe aux juridictions d’appliquer dans les litiges sur lesquels elles se prononcent »469. Ainsi entendu, l’article 55 n’est plus réductible à « une norme qui prétend régler […] la force normative d’autres normes »470. Celle-ci est aussi conçue par le juge ordinaire comme une règle de conflits de normes à laquelle le magistrat doit se conformer pour déterminer la règle applicable à l’espèce. Dans cette perspective, c’est sur un raisonnement mené en termes de compétence, et non plus de hiérarchie normative, que se fonde le juge administratif pour résoudre les conflits entre normes internes et internationales471. La décision Aquarone fournit une bonne illustration de ce type de raisonnement. Dans cette espèce, le Conseil d’État affirme que ni l’article 55 de la Constitution, « ni aucune autre disposition de valeur constitutionnelle ne prescrit ni n’implique que le juge administratif fasse prévaloir la coutume internationale sur la loi en cas de conflit entre ces deux normes »472. On sait que ce considérant de principe a été repris par la Haute juridiction dans un arrêt Paulin du 28 juillet 2000 pour l’appliquer aux principes généraux du droit international473. Dans ces 469 La norme internationale en droit français, Paris, La documentation française, 2000, p. 46. O. Cayla, « Lire l’article 55 : comment comprendre un texte établissant une hiérarchie des normes comme étant lui-même le texte d’une norme », C.C.C., n°7, 1999, p. 77. 471 En ce sens, B. Bonnet explique que « le juge administratif dispose d’un choix : soit il détermine la place hiérarchique respective de chaque norme […], soit il fixe une règle de priorité d’application en fonction du titre en vertu duquel il gère le conflit normatif et ainsi détermine la norme applicable sans affirmer la suprématie d’une norme ». Baptiste Bonnet, « Le Conseil d’État, la Constitution et la norme internationale », RFDA, 2005, pp. 56-66, spéc. p. 62 et s. 472 CE, Ass., 6 juin 1997, Aquarone, Rec. Leb. p. 206, v. AJDA, 1997, p. 630, chron. D. Chavaux et T. X. Girardot ; RGDIP, 1997, p. 840, concl. G. Bachelier et p. 1053, chron. D. Alland ; JCP, 1997, II, n° 22945, note G. Teboul ; LPA, 6 février 1997, n° 16, p. 18, note P. – M. Martin. 473 CE, 28 juillet 2000, Paulin, Rec. Leb. p. 317. Le Conseil d’État juge que ni l’article 55 de la Constitution, « ni aucune autre disposition de valeur constitutionnelle ne prescrit ni n’implique que le juge administratif fasse prévaloir la coutume internationale ou même un principe général de droit international sur la loi en cas de conflit entre d’une part ces normes internationales et d’autre part la norme législative interne ». 470 140 deux espèces et contrairement à ce qui a pu être soutenu, le juge n’a pas attribué au droit international public non écrit un rang infralégisatif474 : il s’est borné à faire état de sa compétence, ce qui lui permettait justement de ne pas se prononcer en termes hiérarchiques. C’est ce que semble confirmer un arrêt récent Deprez et Baillard au cinquième considérant énigmatique, à première vue circulaire, par lequel le juge affirme que « pour la mise en oeuvre du principe de supériorité des traités sur la loi énoncé à l'article 55 de la Constitution, il [lui] incombe, pour la détermination du texte dont il doit faire application, de se conformer à la règle de conflit de normes édictée par cet article »475. Le Conseil d’État énonce ici les termes de l’office du juge administratif : déterminer la norme applicable en se conformant à une règle constitutionnelle de conflit de normes. Pas question ici de hiérarchie entre les normes, mais seulement de priorité d’application que le juge doit déterminer en application des directives formulées par le texte qui fonde sa compétence476. Dans ces décisions, était en jeu un conflit entre une norme internationale et une norme infraconstitutionnelle, mais rien n’empêche de transposer cette méthode de résolution des conflits normatifs à une opposition entre une norme internationale et une norme constitutionnelle. Si l’on reprend les termes de l’arrêt Sarran qui constitue, pour la majorité des auteurs, l’affirmation explicite de la supériorité de la Constitution sur le droit international public, deux remarques s’imposent. La première, en guise de préliminaire, pour signaler la nécessité d’un retour au texte de la décision. Le juge y affirme « que si l’article 55 dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie", la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle »477. La seconde en forme d’évidence : rien dans ce considérant ne permet d’affirmer que le Conseil d’État sanctionne la subordination du droit international à la Constitution. La raison 474 C’est en faveur de cette interprétation que prend clairement position l’auteur des conclusions sur l’arrêt Aquarone, G. Bachelier. Le magistrat affirme que « la décision Aquarone ne prend nullement position sur la place exacte de a norme non écrite dans la hiérarchie des normes. La question reste entière. ». G. Bachelier, « Les règles non écrites du droit international public et le droit administratif », in Droit international et droit interne dans la jurisprudence comparée du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, sous la dir. de P. – M. Dupuy Paris, LGDJ, 2001, p. 43. 475 CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, req. n°257341. 476 En ce sens, v. Baptiste Bonnet, « Le Conseil d’Etat, la Constitution et la norme internationale », art. cit., p. 64. 477 CE Ass. 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres, préc. 141 en est simple : l’absence de suprématie des engagements internationaux sur la Constitution n’implique pas la subordination du droit international à la Constitution ; les deux propositions sont en réalité parfaitement autonomes. L’affirmation d’une « hiérarchie négative » s’avère ambivalente car la seule déduction possible s’énonce en forme d’alternative : la Constitution est supérieure ou égale au droit international public. Cette première indétermination se double d’une seconde qui en dérive. Rien n’indique que le juge ait ici raisonné en termes de hiérarchie et non en termes de compétence. On peut même avancer que c’est la question de sa propre compétence qui détermine à titre principal la solution. En effet, comme la Cour de cassation dans l’arrêt Fraisse, le juge administratif se borne à signifier que, dans l’hypothèse où la norme querellée serait à la fois conforme à la Constitution et incompatible avec un ou plusieurs engagements internationaux, la constitutionnalité de l’acte prévaut sur son inconventionnalité478. Contrairement à ce qui a pu être soutenu en doctrine, il ne s’agit là ni d’un nouvel avatar du mécanisme de l’écran normatif479, ni d’un contrôle de la constitutionnalité du traité480, mais simplement de la résolution d’une question d’applicabilité des normes déterminée en fonction de la compétence du juge. Ainsi s’explique le fait que le juge peut donner priorité à la norme internationale sur la loi et non sur la Constitution, sauf à excéder 478 Dans le même sens, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 317 et s. 479 Soutenue en doctrine, la thèse de l’écran constitutionnel pour expliquer la décision du juge admettant la validité d’une norme décrétale fondée sur une norme législative simultanément conforme à la Constitution et manifestement incompatible avec une série d’engagements internationaux nous semble intenable. A. RoblotTroizier a fait un sort à cette manière de voir, il n’est donc pas utile de s’attarder sur ce point ; v. de l’auteur, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 325 et s. Contentons nous de relever que, même à considérer que dans les décisions Sarran et Fraisse le juge articule son raisonnement à partir d’une logique hiérarchique, le sens de cette hiérarchie exclut l’hypothèse d’un écran constitutionnel. On ne s’explique guère en effet comment une norme dont la suprématie est négativement affirmée par le juge pourrait s’intercaler entre l’acte contesté et la convention internationale. En ce sens, voir not. R. Libchaber et N. Molfessis, « Sources du droit interne », RTDCiv, 1999, p. 232, spéc. p. 235 et C. Maugüe, « L’arrêt Sarran, entre apparence et réalité », C.C.C., 1999, n° 7, p. 87, spéc. p. 90. 480 Sur ce point, la doctrine apparaît divisée. Certains auteurs expliquent que le juge laisse inappliqué le traité en raison de son incompatibilité à la Constitution ce qui impliquerait, en bonne logique, que ce rapport de compatibilité ait été vérifié par le juge ordinaire. En ce sens, v. P. Fombeur et F. Raynaud, « Chronique générale de jurisprudence administrative française », AJDA, 1998, p. 962, spéc. p. 966 et s ; J. – F. Flauss, « Note de jurisprudence », art. cit. ; L. Dubois, « Les trois logiques de l’arrêt Sarran », art. cit. ; B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 131 et s. Notons cependant que l’affirmation expresse de son incompétence par le Conseil d’État pour connaître de la constitutionnalité des engagements internationaux, sans être décisive, n’abonde pas en faveur de la thèse du contrôle implicite de l’exception d’inconstitutionnalité du traité. V. CE, 8 juillet 2002, Commune de Porta, Rec. Leb. p. 820, où le juge administratif affirme « qu'il n'appartient pas au Conseil d'Etat statuant au contentieux de se prononcer sur le bien-fondé des stipulations d'un engagement international, sur sa validité au regard d'autres engagements internationaux souscrits par la France ou sur le moyen tiré de ce qu'il méconnaîtrait les principes énoncés à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; qu'il ne lui appartient pas davantage de se prononcer sur le bien-fondé d'un moyen tiré de ce que l'autorité qui a signé le traité ou l'accord, au nom de la partie étrangère, n'aurait pas été habilitée pour ce faire par la constitution ou les dispositions de droit interne de cet État ». 142 les termes de l’habilitation qu’il tient de l’article 55 C. Le juge ne résout pas un conflit, il le contourne en déterminant la norme applicable au litige. b. La hiérarchie contournée par la détermination d’une priorité d’application Il ressort donc de la jurisprudence que l’incompatibilité entre la Constitution et des engagements internationaux donne lieu à l’inapplicabilité de la norme d’origine externe. Or, une telle sanction ne procède pas de la supériorité de la Constitution sur le droit international et ne permet donc pas de la révéler. En effet, comme nous l’enseigne le contentieux de la conventionnalité des lois481, la question de l’applicabilité et celle de la validité d’une norme sont autonomes au plan conceptuel. Il apparaît clairement qu’une loi dont l’incompatibilité avec le traité est constatée est déclarée inapplicable à la situation juridique en cause, mais demeure une norme de l’ordre juridique et reste susceptible d’application482. L’inapplicabilité fondée sur l’inconventionnalité de la loi n’équivaut pas à l’abrogation de la norme législative. C’est exactement ce qui distingue la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi par voie d’exception, qui emporte abrogation de la loi et perte de sa validité, de la déclaration d’inconventionnalité. Dans le second cas, la loi continue d’exister formellement, elle reste valide483. Transposés à la question qui nous occupe, ces éléments sont décisifs : lorsque le juge fait prévaloir la constitutionnalité du texte querellé sur son inconventionnalité et décide ainsi de laisser inappliqué le droit d’origine externe, il ne hiérarchise pas entre le traité et la Constitution. On ne peut déduire de la priorité d’application accordée à la Constitution – 481 Sur quoi, on renvoie à F. Lamy, concl. sur CE, Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse (1ère espèce) et Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Association France-Nature-Environnement (2e espèce), RFDA, 2000, p. 59 et s., spéc. p. 71-72. 482 Contrairement au jugement prononçant l’annulation du décret au motif de son inconventionnalité qui est revêtu de l’autorité absolue de la chose jugée, la déclaration de l’inconventionnalité de la loi ne dispose que d’une autorité relative : il ne s’impose donc qu’aux parties aux litiges et uniquement dans le cadre du litige. Voir R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 9e éd., 2001, Paris, Montchrestien, p. 965 et K. Michelet, « La loi inconventionnelle », RFDA, 2003, p. 23 et s., spéc. p. 32 et s. 483 Ce maintien dans l’ordre juridique est confirmé par le juge administratif. Voir CE, Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse, Rec. Leb. p. 379 ; AJDA, 2000, p. 170 et p. 120, chron. P. Guyomar, P. Collin ; RFDA, 2000, p. 59, concl. F. Lamy préc. ; L. Dubois, « La chasse le droit constitutionnel et le droit communautaire », RFDA, 2000, p. 409 ; p. 664, note L. Favoreu ; p. 668, note B. G. ; p. 676, note D. de Béchillon ; p. 678, note G. Carcassonne ; D. 2000, Jur. p. 272, note G. Toulemonde ; RDP, 2000, p. 1., obs J – P. Camby ; p. 289, note P. Cassia et E. Saulnier ; JCP 2000, II, n° 10319, note Evain ; R.A., 2000, p. 359, note P. Favre ; RMC, 2000, p. 533, note F. Chaltiel ; LPA, 11 février 2000, note Romi ; LPA, 7 mars 2000, note A. Roblot ; GAJA, n° 107. 143 quand bien même cette préférence serait, comme c’est le cas, systématique – la subordination de l’engagement international. L’inapplication systématique atteint la norme dans son effectivité, non dans sa validité. Or la sanction d’une situation hiérarchique se résout toujours en termes de validité. C’est dire que la jurisprudence du juge ordinaire, placé aux avant-postes de la gestion des rapports entre les systèmes juridiques, répond à la seule question de l’applicabilité des normes et ne nous renseigne pas sur une prétendue articulation hiérarchique entre la Constitution et le droit international484. La démonstration peut être transposée au cas du droit communautaire, sous un certain nombre de réserves qui résultent de la spécificité de ce droit d’origine externe désormais intégré à l’ordre juridique interne485. §II. L’articulation entre les systèmes constitutionnel et communautaire : une hiérarchie refoulée aux marges À l’analyse du droit positif, on constate que la subordination du droit communautaire, conséquence de la suprématie normative de la Constitution, n’est sanctionnée qu’exceptionnellement par le juge interne (B), qui se refuse en principe à contrôler la conformité du droit communautaire – originaire comme dérivé – à la Constitution (A). A. Un principe d’immunité constitutionnelle du droit communautaire ? Parler d’immunité constitutionnelle du droit communautaire relève de l’approximation. En effet, seul le droit communautaire dérivé bénéficie, dans une certaine 484 En ce sens, l’affirmation de la suprématie de la Constitution dans l’ordre interne renseigne sur le statut de la norme constitutionnelle, non sur le rapport hiérarchique. Par ailleurs, précisons que cette conclusion vaut à l’identique pour ce qui concerne le droit international non écrit à ceci près qu’ici, le juge administratif lui préfère l’application de la norme législative, voir CE, Ass., 6 juin 1997, Aquarone, préc. 485 voir C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 11 : « Considérant, en second lieu, qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : ‘La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences’ ; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international » (souligné par nous). 144 mesure, d’une telle immunité, de sorte qu’on ne peut parler que d’immunité partielle et relative. Pour ce qui concerne le droit communautaire originaire, à la seule exception du traité de Nice, tous les traités institutifs ont fait l’objet d’un contrôle du juge sur le fondement de l’article 54 de la Constitution. Il n’en demeure pas moins qu’à défaut d’immunité stricto sensu, on assiste au contournement de l’articulation hiérarchique dans la mesure où la conformité du droit communautaire à la Constitution n’est pas sanctionnée. Autrement dit, le juge constitutionnel se refuse par principe à vérifier la validité du droit communautaire (a) préférant jouer le jeu du « dialogue entre les juges » qui relève davantage du principe de la « division du travail juridique » que d’une logique hiérarchique (b). a. Le rapport de conformité écarté C’est essentiellement la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel relative aux termes du contrôle de la loi de transposition des directives qui nous intéresse. Pour le reste en effet, les principes sont constants et analogues, sinon identiques, à ceux qui gouvernent le contrôle des traités et accords internationaux. On a déjà eu l’occasion d’examiner la substance du rapport de compatibilité que le juge constitutionnel sanctionne au titre du contrôle de l’article 54 de la Constitution. Les enseignements qu’on a pu en tirer quant à la souplesse du rapport sanctionné sont exactement transposables au cas des traités communautaires qui, à cet égard, ne sont dotés d’aucune spécificité. En bref, au moment de son insertion dans l’ordre interne, et pour autant que le juge constitutionnel soit saisi, le droit communautaire originaire ne fait pas l’objet d’une stricte vérification de sa conformité à la Constitution et, comme on l’a vu, le contrôle de la compatibilité fondé de l’article 54 de la Constitution ne sanctionne pas une subordination du droit communautaire à la Constitution. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a pu développer une doctrine de « l’incontestabilité » de « l’acquis » communautaire. Le juge refuse ainsi de contrôler la constitutionnalité des traités communautaires par voie d’exception, ce qu’il affirme de manière éclatante en 1992, dans la décision Maastricht I, par laquelle il fonde l’« immunité constitutionnelle » des conventions ratifiées sur la règle Pacta Sunt Servanda et le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dont elle dérive486. 486 Le principe « d’immunité constitutionnelle » des traités ratifiés n’empêche pas, bien entendu, d’examiner la constitutionnalité d’un traité compte tenu des engagements déjà souscrits, en particulier pour ce qui concerne le respect des « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ». En effet, si les précédentes 145 À défaut de pouvoir affirmer que la hiérarchie entre la Constitution et le droit communautaire n’existe pas, admettons qu’en l’absence de contrôle de la conformité du droit communautaire à la Constitution elle n’est ni vérifiée ni vérifiable. Indépendamment des textes, le rapport hiérarchique semble efficacement refoulé en jurisprudence par un juge qui entreprend de le contourner. Deux types d’arguments militaient en faveur d’une injusticiabilité du droit dérivé. Outre le lien de rattachement au droit communautaire originaire487, l’immunité contentieuse semblait la seule solution compatible avec la jurisprudence de la Cour de justice488 qui interdit aux juridictions nationales de déclarer invalides des actes de droit dérivé. Dans le cas contraire, une crise inédite de l’ordre juridique communautaire s’ouvrirait, née de la violation des principes de primauté, d’efficacité et d’uniformité des normes issues des traités. Conscient de ces enjeux, le juge constitutionnel étend, implicitement dans un premier temps, le principe d’incontestabilité du droit communautaire aux normes de droit dérivé. Par deux décisions489, relatives aux articles de la loi de finances pour 1978 et de la loi de finances rectificative pour 1977 fixant les modalités de recouvrement d’un prélèvement institué par un règlement communautaire490, le Conseil fixe sa position sur la question. Ces lois, regardées comme « la conséquence d’engagements internationaux souscrits par la France qui sont entrés dans le champ de l’article 55 de la Constitution », peuvent méconnaître le « jeu des règles de l’article 34 de la Constitution relatives au domaine de la loi » sans encourir la censure juridictionnelle491. Autrement dit, le juge refuse d’opposer le contrôle de la constitutionnalité limitations de souveraineté sont incontestables, une nouvelle limitation, venant s’ajouter aux précédentes, pourrait se révéler contraire à la Constitution. 487 En tant que le traité de Rome les prévoit et dès lors qu’elles sont obligatoires, leur immunité constitutionnelle paraît logique dans la mesure où elles constituent le prolongement des traités originaires régulièrement introduits dans l’ordre interne. Sur ces normes dérivées, voir l’article 189 du traité, lequel stipule que : « pour l’accomplissement de leur mission et dans les conditions prévues au présent traité, le Parlement européen, conjointement avec le Conseil et la Commission arrêtent des règlements et des directives, prennent des décision et formulent des recommandations ou avis ». 488 CJCE 22 octobre 1987, Foto-Frost, aff. 314/85, Rec. CJCE p. 4199. On rappellera que selon la Cour de justice, les juridictions nationales ne sont compétentes que pour constater la conformité d’un acte de droit dérivé au droit communautaire originaire. Dans le cas d’une non-conformité présumée, il appartient aux juges nationaux de saisir la CJCE d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité sur le fondement de l’article 234 du Traité C.E. 489 Jurisprudence dite « Isoglucose », C.C. n° 77-89 DC du 30 décembre 1977, Rec. p. 46 et n° 77-90 DC du 30 décembre 1977, Rec. p. 44. 490 Règlement n° 1111-77 du 17 mai 1977. 491 Ce qui fait dire à P. Gaïa que « la soustraction du droit communautaire dérivé – en particulier des règlements du Conseil ou de la Commission des Communautés – à tout contrôle de constitutionnalité implique potentiellement la reconnaissance au profit de ces actes d’une capacité autonome de modification des règles ou principes de valeur constitutionnelle dans leur portée », Le Conseil constitutionnel et l’insertion des engagements internationaux da l’ordre juridique interne, op. cit., p. 102. 146 au plein effet du droit communautaire dérivé lorsqu’il est doté d’un effet direct et d’une applicabilité immédiate. L’extension de cette jurisprudence aux directives communautaires pouvait faire question492. La réponse a été récemment apportée par le Conseil constitutionnel, qui pose le principe d’une incontestabilité sous réserve de la loi de transposition d’une directive493. Fondé sur l’article 88-1 de la Constitution dont résulte, pour les autorités étatiques, une obligation de transposition des directives, l’immunité constitutionnelle de la loi de transposition est un principe conditionné et limité494. Conditionnée, l’immunité ne profite qu’aux seules lois qui tirent « les conditions nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises » des directives qu’elles transposent ; limitée, elle cède – dans le dernier état de la jurisprudence – en cas de contrariété avec « les règles et principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France »495. C’est dire qu’hormis l’hypothèse d’une violation du « substrat » de l’ordre constitutionnel français, le Conseil constitutionnel décline sa compétence pour contrôler – fût-ce indirectement – la validité de la directive, et accepte de suspendre la supériorité de la Constitution. En s’en remettant expressément à la CJCE pour opérer une telle vérification496, le juge français parachève le contournement de l’articulation hiérarchique entre les normes des deux systèmes au profit d’une véritable division du travail juridictionnel à l’échelle communautaire. 492 Voir not. A. Ondoua, Étude des rapports entre le droit communautaire et la Constitution en France, op. cit., p. 188 et s. 493 Principe d’incontestabilité consacré en été 2004 par la jurisprudence dite « économie numérique », v. C.C. n° 04-496 DC, préc., n° 04-497 DC, préc., n° 04-498 DC, préc., n° 04-499 DC, préc. 494 Avant la décision n° 04-496 DC, préc., le Conseil opérait un contrôle normal de la constitutionnalité de la loi de transposition d’une directive, v. C.C n° 94-398 DC du 3 août 1994, Rec. p. 117 ; RFDC, n°20, p. 832, note P. Gaïa. 495 C.C. n° 06-540 DC du 27 juillet 2006, Rec. p. 88, cons. n° 19. L’exception au principe de l’immunité des lois de transposition des directives communautaires était d’abord tirée des « disposition[s] expresse[s] de la Constitution » (496 DC, préc.), puis des « dispositions expresses et spécifiques » (498 DC, préc.) auxquelles le juge substitue, dans cette décision, « les règles et principes inhérents à l’identité constitutionnelle française ». 496 « Considérant qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution […], la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ; qu'en l'absence d'une telle disposition, il n'appartient qu'au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du Traité sur l'Union européenne ». C.C. n° 04-496 DC, préc., cons. n° 7, nous soulignons. 147 b. La hiérarchie contournée au profit du partage des compétences juridictionnelles Telle est la signification du principe d’incontestabilité constitutionnelle du droit communautaire : dès lors que l’obstacle érigé par le dispositif de l’article 54 de la Constitution est passé, c’est au seul juge communautaire qu’il revient de vérifier la validité des normes communautaires. On retrouve là les mêmes mécanismes que ceux qui sont à l’œuvre pour le droit international : plutôt que de déterminer et de sanctionner une hiérarchie normative, le juge interne élude la question en recourant au jeu des clauses de compétence. Dès lors que le juge interne affirme son incompétence pour connaître de la « validité constitutionnelle » – i. e. la conformité à la Constitution – du droit communautaire, on constate que la relation hiérarchique est neutralisée au profit d’une approche en termes de compétence juridictionnelle. Et l’on doit se rendre à l’évidence, cette entreprise de division et de répartition des compétences juridictionnelles pour contrôler la validité des actes dont il convient de préciser les critères de répartition, n’est pas un phénomène isolé. Elle apparaît comme la solution permettant une articulation souple entre les systèmes juridiques dès lors que ceux-ci entendent demeurer autonomes sans rester hermétiques les uns aux autres497. À cet égard, l’articulation entre les systèmes constitutionnel et communautaire, en raison de la dynamique intégrationniste sur laquelle ce dernier repose, se prête volontiers à cet exercice de répartition des compétences juridictionnelles opérée en application du critère de l’équivalence normative. Deux décisions récentes se montrent particulièrement nettes à cet égard. D’une part, la décision 498 DC du 29 juillet 2004 par laquelle le Conseil constitutionnel se déclare incompétent pour se prononcer sur un moyen tiré de la violation, par la loi de transposition de la directive du 6 juillet 1998, de la liberté d’expression posée à l’article 11 de la Déclaration de 1789. Pour justifier son incompétence, le juge souligne que « cette liberté est également 497 Ce que nous nous proposons d’examiner plus bas n’est donc pas spécifique aux rapports des systèmes constitutionnel national et communautaire. Comme le rappelle juste M. Guyomar dans ses conclusions sur l’arrêt Arcelor, se dégage aujourd’hui « un mouvement général de coopération judiciaire entre les cours suprêmes nationales et la CJCE » fondé sur la « figure de la protection équivalente ». M. Guyomar, concl. sur CE. Ass, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, RTDE, vol. 43, n°2, 2007, p. 378 et s., p. 389. Il en va de même pour ce qui concerne les rapports du droit communautaire et du droit international, notamment le droit du Conseil de l’Europe. Sur ces points, on renvoie aux observations du professeur Jean-Paul Jacqué, in « L’arrêt Bosphorus, une jurisprudence Solange II de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDE, vol. 41, n° 3, 2005, p. 749 et s. ainsi que « Droit constitutionnel national, Droit communautaire, CEDH, Charte des Nations Unies. L’instabilité des rapports de systèmes entre ordres juridiques », RFDC, 2007, p. 3 et s., spéc. p. 20 et s. ainsi que p. 29 et s. 148 protégée en tant que principe général du droit communautaire sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »498. Ainsi la compétence ratione materiae du Conseil pour connaître de la constitutionnalité d’une loi qui « se borne à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises »499 d’une directive est déterminée en application du critère de l’équivalence normative. Dès lors que « les droits en cause [ne sont] pas propre[s] à la Constitution française [mais] figure[nt] également au catalogue communautaires des droits fondamentaux »500, le contrôle de leur respect ne relève plus du juge français501. C’est le même principe d’équivalence que mobilise le Conseil d’État dans l’arrêt Arcelor lorsqu’il affirme « qu’il appartient au juge administratif, saisi d’un moyen tiré de la méconnaissance d’une disposition ou d’un principe de valeur constitutionnelle [par un acte réglementaire de transposition d’une directive502], de rechercher s’il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu’il est interprété en l’état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son application l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué ». Intervenant dans un cadre procédural différent503, le Conseil d’État pose ici les jalons d’une appréciation in concreto de l’équivalence normative. Refusant de se satisfaire d’une 498 C.C. n° 04-498 DC, préc., cons. n° 6. C.C. n° 04-496 DC, préc., cons. n° 9. 500 v. le commentaire de la décision n° 04-498 DC, disponible sur le site du Conseil constitutionnel. www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc17/jurisp498.htm. 501 En pareille hypothèse, il n'appartient « qu'à la CJCE, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 juin 2004, de vérifier la conformité de l'article 5 de la directive avec la liberté d'expression, droit fondamental protégé par l'article 10 de la CEDH, ainsi qu'avec l'ensemble des principes et droits que la France et l'Union ont en partage (respect de la dignité de la personne humaine...) », ibid. En ce sens, le commissaire du gouvernement Mattias Guyomar synthétisant la jurisprudence constitutionnelle en la matière explique que « le Conseil constitutionnel ne se reconnaît compétent pour contrôler la constitutionnalité de la loi de transposition qu’au regard des règles du bloc de constitutionnalité national qui sont sans équivalent dans le catalogue communautaire des droits fondamentaux et principes généraux du droit. ». M. Guyomar, concl. sur CE Ass., 8 février 2007, Société Arcelor, RTDE, 2007, p. 378 et s. et RFDA, 2007, p. 384 et s. 502 Le Conseil d’État intervient ici en sa qualité de juge des actes administratifs unilatéraux. Au départ de cette décision, une demande en abrogation du décret n° 2004-832 du 19 août 2004, modifié par le décret n° 2005-189 du 25 février 2005 qui transpose la directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003 établissant un système d’échanges d’émission de gaz à effet de serre. L’annexe de la directive prévoit la soumission des activités de production et de transformation des métaux ferreux à ce système d’échange et, sur ce point, le décret attaqué se borne à reprendre le contenu de la directive. À titre principal, les requérants arguent de la méconnaissance du principe de sécurité juridique « en tant que principe général du droit communautaire » ainsi que de la violation du droit de propriété, de la liberté d’entreprendre et du principe d’égalité, ensemble de principes de valeur constitutionnelle. 503 Rappelons que le Conseil constitutionnel a considéré impraticable la procédure du renvoi préjudiciel à la CJCE en réservant cette action aux juges ordinaires. V. C.C. n° 06-540 DC, préc., où le juge explique que « devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne […] qu'en tout état de cause, il revient aux autorités juridictionnelles nationales, le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre préjudiciel », cons. n° 20. 499 149 simple équivalence formelle, le juge administratif entend cette équivalence comme un niveau de protection juridictionnel tendanciel et susceptible d’évolution. Un tel approfondissement de l’exigence requise pour désamorcer le contrôle de la constitutionnalité de l’acte de transposition de la directive est rendu possible par les outils contentieux dont dispose le Conseil d’État504. Parce qu’il peut matériellement exploiter cette technique, le juge administratif use du renvoi préjudiciel pour faire vérifier la validité de la directive par la Cour de justice505 et se donne ainsi les moyens d’apprécier l’effectivité de l’équivalence entre les normes constitutionnelle et communautaire506. En l’espèce, le Conseil d’État saisit la Cour de justice d’une question tenant à la validité de la directive au regard du principe d’égalité. Il considère que « la portée du principe général du droit communautaire garantit […] l’effectivité du respect du principe constitutionnel en cause », au motif qu’il « ressort de l’état actuel de la jurisprudence de la CJCE, que sa méconnaissance peut résulter notamment de ce que des situations comparables sont traitées de manière différente, à moins qu'une telle différence de traitement soit objectivement justifiée ». Pour autant, ce constat reste insuffisant dans la mesure où il ne résout pas la question de la légitimité de la différence de traitement instituée par la directive du 13 octobre 2003 entre les industries du secteur sidérurgique, incluses dans son champ d'application, et celles du plastique et de l'aluminium, qui en sont exclues. Confronté à ce qu’il considère être une difficulté sérieuse507, le juge administratif renvoie la question à la Cour de justice et se met ainsi en position d’apprécier l’effectivité de l’équivalence formellement constatée. En effet, dans l’hypothèse où la Cour admet la validité de la directive au regard du principe d’égalité tout en invoquant une justification qui n’apparaît pas convaincante aux yeux du juge administratif, ce dernier pourrait conclure à l’absence d’équivalence entre les 504 v. P. Cassia, « Le droit communautaire dans et sous la Constitution française », RTDE, 2007, p. 406 et s. et « Le juge administratif français et la validité des actes communautaires » RTDE, 1999, p. 99 et s. 505 Comme le précise le Conseil d’État dans la décision, dès lors que le principe constitutionnel soulevé par les requérants trouve un « équivalent » dans le corpus du droit communautaire originaire, « il y a lieu pour le juge administratif, afin de s’assurer de la constitutionnalité du décret, de rechercher si la directive que le décret transpose est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit communautaire ». Autrement dit la « validité communautaire » de la directive transposée conditionne la présomption de constitutionnalité du décret attaqué et inversement, l’irrégularité de la directive au regard du droit originaire implique – mécaniquement – l’inconstitutionnalité du décret devant le juge administratif. 506 À titre de comparaison, on rappelle que dans la jurisprudence de la Cour EDH, la notion de « protection équivalente » s’entend comme une protection « comparable » et non « identique », v. CEDH, Gde Ch., 30 juin 2005, Bosphorus Hava c. Irlande, req. n° 45036/98, § 155 ; F. Benoît-Rohmer, RTDE, juillet-septembre 2005, p. 749 et s. ; A. Ciampi, RGDIP, 2006, p. 85 et s. ; J-P. Jacqué, RTDE, juillet-septembre 2005, p. 749 et s. ; D. Szymczak, La semaine juridique. Administrations et collectivités territoriales, n° 37, 12 septembre 2005, p. 1367 et s. 507 Sur cette question, v. les conclusions de M. Guyomar sur l’arrêt Arcelor, préc., p. 400-401. 150 principes constitutionnel et communautaire508. On peut donc avancer que l’appréciation de la condition d’équivalence des droits par le juge administratif opère en deux temps et que le contrôle de la constitutionnalité de la norme de transposition peut-être exercé dans le second temps509. En l’absence d’équivalence normative et de protection équivalente, le Conseil d’État se reconnaît donc, à la suite du Conseil constitutionnel, compétent pour se livrer au contrôle de la constitutionnalité de la norme de transposition. À l’analyse, si le principe demeure celui du contournement de l’articulation par la hiérarchie des normes au profit d’une articulation par le jeu d’une présomption de validité et le respect de la répartition des compétences juridictionnelles, la rigueur des conditions posées par les juges français interdit de conclure au dépassement du prisme hiérarchique. B. La sanction indirecte de la constitutionnalité du droit communautaire dérivé En première analyse, on constate que l’existence d’un corpus normatif commun au niveau européen permet de désamorcer la hiérarchie entre les normes en alimentant la coopération juridictionnelle fondée sur une répartition consentie des compétences pour résoudre les conflits normatifs. Pour autant, la parfaite harmonie normative n’est pas encore 508 Ce qui n’irait pas sans faire problème. Une telle inconstitutionnalité n’est en effet susceptible de connaître que deux solutions : celle de la révision de la Constitution en vue d’offrir un fondement juridique à la transposition et celle de la révision de la directive. Or, comme dans tous les cas où l’inconstitutionnalité résulterait d’une absence d’équivalence ou d’une équivalence ineffective, les motifs de la déclaration d’invalidité de l’acte de transposition reposeront sur des normes constitutionnelles inhérentes à l’ordre constitutionnel français, la seule solution réside dans la révision constitutionnelle. On peut penser en effet que les instances communautaires ne réformeront pas le droit dérivé tant que ce ne sont pas des principes communs qui sont en jeu. En ce sens, v. P. Cassia, note sur CE Ass., 8 février 2007, Société Arcelor, RTDE, vol. 43, n°2, 2007, p. 406 et s. 509 En ce sens, v. B. Mathieu, « Les rapports normatifs entre le droit communautaire et le droit national. Bilan et incertitudes relatifs aux évolutions récentes de la jurisprudence des juges constitutionnel et administratif français », RFDC, 2007, p. 675 et s., p. 695. Notons cependant qu’un tel contrôle de la constitutionnalité de l’acte de transposition d’une norme communautaire jugé conforme par la CJCE à des principes communautaires qui équivalent formellement les principes constitutionnels serait contraire aux principes qui gouvernent la coopération des juges administratifs et communautaires. En ce sens, M. Guyomar juge qu’une telle option semble éloignée de l’esprit qui gouverne la jurisprudence actuelle du Conseil d’État, qui n’hésite pas « à conférer leur pleine portée aux procédures institutionnalisées de coopération » lesquelles reposent sur le principe de « confiance légitime ». v. M. Guyomar, concl. sur l’arrêt Arcelor, préc., p. 389. L’auteur appuie son propos sur la « récente décision Société De Groot en Slot Allium BV et autres (Ass. 11 décembre 2006) par laquelle, abandonnant [la] décision ONIC (Sect. 26 juillet 1985, Lebon, 233), [le Conseil d’État a] jugé « qu’alors même qu’elle ne faisait pas l’objet d’un renvoi préjudiciel, l’interprétation du Traité et des actes communautaires que la Cour était compétente pour donner en vertu du a et du b de l’article 234 du TCE s’impose au Conseil d’État ». M. Guyomar, ibid. 151 réalisée et partout en Europe les juges constitutionnels encadrent le principe d’incontestabilité du droit communautaire dérivé en marquant le caractère réfragable de la présomption de constitutionnalité dont il bénéficie (a). Le juge constitutionnel français ne s’est pas tenu à l’écart de ce mouvement de repli sur les fondements de l’ordre constitutionnel (b). a. La pratique généralisée de la réserve de constitutionnalité Qu’on se tourne vers l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, l’Espagne ou encore la Pologne, chaque Constitution nationale semble désormais habitée par les fantômes de la jurisprudence Solange. C’est d’abord le juge allemand qui s’est reconnu compétent, dès 1974510, pour déclarer inapplicables les actes de droit communautaire dérivé incompatibles avec les garanties posées par la Constitution en matière de droits fondamentaux ce, aussi longtemps qu’un standard de protection équivalent ne serait pas assuré au niveau communautaire511. Marquant un net recul, le juge allemand renverse la proposition précédente dans une décision dite Solange II en affirmant qu’il n’exercera plus sa juridiction sur l’applicabilité d’un acte de droit dérivé aussi longtemps que la Cour de justice des Communautés assure globalement une protection des droits fondamentaux équivalente au niveau fixé par la Loi Fondamentale512. Enfin par une décision en date du 7 juin 2000, dite Solange III, la Cour constitutionnelle allemande réitère le principe d’irrecevabilité des moyens tirés de l’inconstitutionnalité du droit communautaire dérivé, sauf à ce que la requête démontre que le développement du droit européen, jurisprudence de la CJCE incluse, se situe en dessous du niveau de protection des droits fondamentaux visé dans la décision Solange II513. On constate donc que la renonciation au contrôle de la conformité à la Constitution demeure conditionnelle, alors que les conditions vont en s’atténuant et restent attachées à la seule protection des droits fondamentaux. 510 Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Solange-Beschluss, 24 mai 1974, 37 BVerGE p. 271, RTDE, 1974, p. 316, note Fromont. 511 Sur cette décision, v. T. de Berranger, Constitutions nationales et construction communautaire, op. cit., p. 299 et s. ainsi que C. Walter, « Le contrôle de la constitutionnalité des actes de droit communautaire dérivé par la Cour constitutionnelle fédérale allemande », RDP, 1997, p. 1285 et s. 512 Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Solange-Beschluss II, 22 octobre 1986, 73 BVerGE p. 3339, RTDE, 1987, p. 537. 513 Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Solange III, 7 juin 2000, EuGRZ, 2000, p. 333 ; v. E. Zimmer, « De nouvelles bases pour la coopération entre la Cour constitutionnelle allemande et la Cour de justice du Luxembourg », Europe, 2001, p. 3. 152 Cette première expression jurisprudentielle d’une réserve de constitutionnalité opposable au droit communautaire dérivé fait figure de référence parmi les juridictions constitutionnelles européennes. On peut citer, à titre d’illustration514, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne515. Nonobstant le fait que « l’ordre juridique communautaire […] prévoit un système de protection juridictionnelle large et efficace des droits et intérêts des particuliers », la Cour refuse d’« être privée de sa compétence pour vérifier par le contrôle de la constitutionnalité de la loi d’exécution si une disposition quelconque du traité […] n’est pas contraire aux principes fondamentaux de [son] ordre constitutionnel ou ne porte pas atteinte aux droits inaliénables de la personne humaine »516. Dans le même esprit, le Tribunal constitutionnel espagnol a récemment mis en exergue des « limites matérielles » au principe de primauté du droit communautaire : limites « qui découlent implicitement de la Constitution » et que le juge ramène au « respect de la souveraineté de l’État, [des] structures constitutionnelles de base et du système de valeurs et de principes fondamentaux consacrés dans [la] Constitution où les droits fondamentaux acquièrent une normativité propre »517. Voilà désignés les contours d’une espèce de noyau dur constitutionnel composé d’un ensemble de normes, règles et principes, tenus pour intransgressibles par les juges nationaux. Ici s’arrête l’immunité constitutionnelle du droit communautaire dérivé. Une fois ce droit entré dans le champ d’application de la réserve de constitutionnalité, la hiérarchie paraît réhabilitée et le contrôle de la conformité à la Constitution réactivé. La Constitution française et ses juges ne sont pas restés à l’écart d’un tel mouvement : les décisions récentes du Conseil constitutionnel posent les contours d’une réserve de constitutionnalité française qui évolue dans le sens d’une plus grande rigueur. 514 Il n’entre pas dans le cadre de ces développements de faire une présentation exhaustive de la jurisprudence des Juridictions nationales. Sur ce point, v. la XXIe Table ronde internationale qui s’est tenue à Aix-en-Provence les 9 et 10 septembre 2005, sur le thème « Constitution européenne et Constitutions nationales » in AIJC, XXI, 2005, 738 p. 515 Sur celle-ci, v. T. de Berranger, Constitutions nationales et construction communautaire, op. cit., p. 309 et s. 516 Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 232 du 13 avril 1989, SpA FRAGD c/ Amministrazione delle Finanze dello Stato, spéc. § 3.1, RUDH, 1989, p. 258 et s. 517 Déclaration du Tribunal constitutionnel espagnol du 13 décembre 2004 sur la compatibilité du Traité établissant une Constitution pour l’Europe avec la Constitution espagnole du 27 décembre 1978. Déclaration dont des extraits traduits en français sont publiés à la RFDA, 2005, p. 47 et s., voir la présentation faite par F. Moderne, RFDA, 2005, p. 43 et s. 153 b. La subordination du droit communautaire dérivé aux « principes inhérents à l’identité constitutionnelle » nationale À l’instar de ses homologues européens, le Conseil constitutionnel a élaboré une réserve de constitutionnalité destinée à garantir un ensemble de principes tenus pour indérogeables. Dès lors que cette réserve trouve à s’appliquer, le juge interne recouvre ses compétences de contrôle et l’obligation de conformité à la Constitution – obligation sanctionnée par l’invalidité de l’acte interne de transposition et l’inapplication de la norme communautaire – s’en trouve rétablie. Comme on l’a mentionné plus haut, le principe même de l’incontestabilité des actes de transposition des directives communautaires a immédiatement été soumis à de rigoureuses conditions. Ainsi le « contrôle spécifique » fondé sur l’article 88-1 de la Constitution ne joue que pour les actes transposant directement les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive. Formulées dès l’été 2004 par le Conseil constitutionnel518, cette double limite est expressément reprise par le Conseil d’État, lequel affirme qu’« eu égard aux dispositions de l’article 88-1 de la Constitution […] dont découle une obligation constitutionnelle de transposition des directives, le contrôle de constitutionnalité des actes réglementaires assurant directement cette transposition est appelé à s’exercer selon des modalités particulières dans le cas où sont transposées des dispositions précises et inconditionnelles »519. Ainsi le contrôle de la constitutionnalité de l’acte s’efface seulement lorsque les autorités nationales agissent en qualité d’agents de transposition du droit communautaire sans posséder quelque marge de manœuvre que ce soit520. Autrement dit, l’acte juridique interne doit être un acte parfaitement transparent521. Cette première limite consiste pour le juge à s’assurer que c’est bien le droit communautaire dérivé lui-même – et lui seul – dont la constitutionnalité est querellée. 518 v. C.C. n° 04-496 C, préc, cons. n° 9. Voir aussi, C.C. n° 04-498 DC, préc., cons. n° 7 ; n° 04-499 DC, préc., cons n° 8 ; n° 06-540 DC, préc., cons. n° 30. 519 CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, préc. 520 Il est improbable que lesdites autorités se trouvent absolument démunies d’une telle marge de manœuvre. Admettons cependant que la condition tirée du caractère inconditionnel et précis des dispositions transposées indique que l’autorité nationale n’a rien à y ajouter, ou si peu que le contrôle de la régularité interne de l’acte de transposition revient à contrôler la norme communautaire. 521 En outre – seconde condition à l’effacement du contrôle de la constitutionnalité de l’acte de transposition – celui-ci doit se trouver dans un rapport direct ou immédiat avec la norme communautaire véhiculée. La lecture de la décision du Conseil d’État laisse penser que le contrôle des actes réglementaires qui n’assureraient qu’indirectement la transposition de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ne s’exercerait pas dans les mêmes conditions que ceux opérant directement la transposition. Ce qui revient à se demander, comme le fait justement A. Levade, « si le Conseil d’État ferait application de la théorie de la loi-écran dans l’hypothèse où l’acte réglementaire soumis à son contrôle procéderait d’une loi de transposition », in « Le Palais-Royal aux 154 Une seconde limite au contournement de l’exigence de conformité à la Constitution est tirée, en été 2004, des dispositions « expresses et spécifiques » de la Constitution522, auxquelles le juge substitue, en été 2006, les « règle[s] ou […] principe[s] inhérent[s] à l’identité constitutionnelle de la France »523. Ce n’est pas le lieu de s’interroger sur la signification matérielle qu’on peut attribuer à une telle « réserve de constitutionnalité »524. Pas plus que ses homologues espagnol, italien ou allemand, le juge français n’a précisé ce que recouvre ce « verrou national ». On se bornera à formuler deux observations. Sur le fond d’abord, on peut avancer que cet ensemble de normes constitutionnelles, hier « expresses et spécifiques », aujourd’hui inhérentes à « l’identité constitutionnelle » française, désigne le substrat de l’ordre constitutionnel français. Il est formé par l’ensemble de règles et principes auxquels la France n’a pas entendu renoncer en s’engageant constitutionnellement dans la construction européenne, et dont les juges nationaux ne sauraient, à peine de forfaiture, abandonner le contrôle à une juridiction communautaire525. S’agissant des rapports normatifs ensuite, cette réserve de constitutionnalité paraît donner quelque consistance au principe de suprématie constitutionnelle. Elle semble marquer le retour de la hiérarchie, pour articuler les deux ensembles constitutionnel et communautaire, ainsi que la nécessité d’un tel mode d’articulation. On l’a compris, dès lors que les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive directement transposée par un acte national entreront en conflit avec une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle nationale, l’inconstitutionnalité de l’acte sera prononcée par un juge national et la norme communautaire se trouvera dépourvue d’application dans l’ordre interne. Comme on sait, une telle sanction, en termes d’inapplicabilité, ne permet pas d’identifier une relation hiérarchique, dans la mesure où cette relation implique une sanction en termes de validité526. De même, il importe de souligner que le juge interne ne se reconnaît nulle compétence pour censurer lui-même une norme de droit communautaire, mais prises avec la constitutionnalité des actes de transposition des directives communautaires », RFDA, 2007, p. 564 et s., p. 576. 522 v. C.C. n° 2004-498 DC, précitée. 523 C.C. n° 2006-540 DC, précitée. 524 Sur cette question, v. notamment B. . Mathieu, « Les rapports normatifs entre le droit communautaire et le droit national. Bilan et incertitudes relatifs aux évolutions récentes de la jurisprudence des juges constitutionnel et administratif français », art. cit., p. 690-691. 525 Ce qu’explique de manière claire et synthétique le professeur Matthieu, ibid. 526 v. supra. B. §I, Section II du présent Chapitre, p. 139 et s. 155 seulement l’acte interne de transposition de cette norme527. Considérer que le droit communautaire échappe encore à la hiérarchie nous paraît cependant une conclusion trop rapide. Ce serait omettre que l’acte juridique censuré ne porte d’autre norme que la norme communautaire, puisqu’on raisonne à partir d’un acte de transposition transparent. C’est donc bien la non-conformité de la norme communautaire à la Constitution qui est sanctionnée par le truchement de la censure de l’acte de transposition. Et du point de vue de l’acte interne, la sanction consiste effectivement en une suppression de sa validité, de sorte que la supériorité de la norme constitutionnelle sur la norme véhiculée par l’acte examiné se trouve établie. Reconnaissons cependant qu’elle l’est seulement de manière indirecte pour ce qui concerne la norme communautaire. L’avènement des « principes inhérents à l’identité constitutionnelle » française marque à la fois un rapprochement avec la formulation retenue par le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe528 et une aggravation de la contrainte constitutionnelle pesant sur le droit communautaire. En effet, alors que la notion de « disposition constitutionnelle expresse et spécifique » semblait impliquer une interprétation stricte, celle « d’identité constitutionnelle » pourrait s’avérer d’interprétation large et constituer une « réserve de constitutionnalité renforcée »529. Sans entrer dans une analyse approfondie et nécessairement incertaine de ce que recouvre l’identité constitutionnelle française et les principes qui lui seraient inhérents, il suffit de rappeler les propos tenus par le Président du Conseil constitutionnel pour attester de l’ampleur de la marge de manœuvre ainsi dégagée par le juge. Ce dernier expliquait que « le droit européen, si loin qu'aillent sa primauté et son immédiateté, 527 En ce sens, le professeur X. Magnon, « La directive communautaire comme paramètre du contrôle de la constitutionnalité des lois : une exception d’interprétation stricte à la jurisprudence IVG », Dalloz, 2006, p. 2878 et s. 528 Rapprochement qu’appelaient de leur vœux certains membres éminents de la doctrine publiciste, v. not. B. Mathieu, « Le respect par l’Union européenne des valeurs fondamentales de l’ordre juridique national », art. cit. Mais rapprochement inopérant, comme le rappelle notamment les professeurs P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, dans le contexte du traité de Rome du 25 mars 1957 qui ne contient aucune disposition comparable à celle de l’article I-5 du TECE, v. « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », DA, 2006, n°10, p. 31 et s., p. 32. 529 En ce sens, voir. F. Chaltiel, « Nouvelle précision sur les rapports entre le droit constitutionnel et le droit communautaire. La décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 sur la loi relative aux droits d’auteurs », RFDC, 2006, p. 843. Dans le même sens, v. D. Simon « L’obscure clarté de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à la transposition des directives communautaires », Europe, octobre 2006, p. 2. Voir enfin P. Cassia et E. Saulnier-Cassia qui considèrent, eux aussi, que le Conseil « étend la réserve de constitutionnalité émise au considérant 7 de la décision 496 DC » et signalent à juste titre que cette extension a le mérite de rétablir l’unité de la Constitution « au détriment du droit communautaire » puisque désormais le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont la même conception de l’étendue de la suprématie constitutionnelle, « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 32. Sur la divergence entre les deux juridictions, v. P. Cassia, « Le juge administratif, la primauté du droit de l’Union européenne et la Constitution française », RFDA, 2005, p. 23 et s. 156 ne peut remettre en cause ce qui est expressément inscrit dans nos textes constitutionnels et qui nous est propre [c’est-à-dire] inhérent à notre identité constitutionnelle, au double sens du terme " inhérent " : crucial et distinctif. Autrement dit : l'essentiel de la République »530. Ces termes ne vont pas sans rappeler ceux du cinquième alinéa de l’article 89 de la Constitution. Sans doute n’est-ce pas un hasard. On tient même les deux problématiques pour inextricablement liées : c’est toujours le substrat de l’ordre constitutionnel que le système constitutionnel place hors de portée, du législateur constitutionnel dans un cas, du législateur communautaire dans l’autre. La différence est dans la sanction. 530 Discours prononcé à l’occasion des vœux au chef de l’État, le 3 janvier 2005. 157 Conclusion du Chapitre I Au terme de ces développements, la contradiction paraît saisissante entre l’affirmation du principe de suprématie de la Constitution et le refus de subordonner le droit d’origine externe à la Constitution. Le rapport hiérarchique se trouve en quelque sorte contourné, et ce contournement s’inscrit dans une dynamique de rationalisation des rapports de systèmes où toute sanction en termes de validité des normes d’origine externe est inenvisageable. Le principe de suprématie constitutionnelle est alors compris comme relevant de la question des fondements de la normativité juridique. C’est la fonction fondatrice de la Constitution que le juge réaffirme lorsqu’il pose le principe de sa suprématie, la garantie de cette fonction n’impliquant pas nécessairement la subordination des normes internationales et supra-nationales. 158 Chapitre II. L’impossible clôture sur lui-même du système constitutionnel Le principe de suprématie constitutionnelle peut être compris comme un principe d’identité du système constitutionnel dans la mesure où il permet de discriminer entre les normes qui le composent et les normes d’origine externe. Tel est, sommairement exposé, le ressort de la définition formelle de la Constitution. Une telle assertion se justifie seulement si l’on parvient à ajouter à la dimension négative de ce critère, une dimension positive. En effet, il est vain de prétendre distinguer entre les normes constitutionnelles et les normes des systèmes juridiques tiers en considérant que les premières sont insusceptibles d’être subordonnées aux secondes alors que, dans le même temps, l’articulation entre les normes des différents systèmes n’opère que marginalement sur le mode hiérarchique. Chercher à savoir si le principe de suprématie constitutionnelle permet de déterminer à la fois les éléments qui appartiennent et ceux qui n’appartiennent pas au système revient à se demander s’il garantit l’autonomie de la Constitution. On ne cherche plus alors à savoir si le principe de suprématie se traduit par la soumission des normes d’origine externe, mais s’il fonde l’exclusion de ces normes de l’ensemble constitutionnel. C’est à cette condition qu’on pourra considérer qu’il forme un critère positif de délimitation du système constitutionnel. Au sens large, l’autonomie du système trouve à s’exprimer dans le cadre du rapport de constitutionnalité. On dira que le système constitutionnel est autonome lorsque l’exigence de conformité à la Constitution est exclusive de tout rapport d’adéquation à une norme d’origine externe. Or cette autonomie absolue, qui correspond à la clôture parfaite du système comme un ensemble hermétiquement fermé à son environnement normatif, est une chimère. Nous verrons que la suprématie constitutionnelle ne permet pas d’exclure totalement les normes internationales et communautaires du rapport de constitutionnalité (Section I) et qu’elle ne s’oppose pas nécessairement à l’intégration de certaines normes d’origine externe au système constitutionnel (Section II). 159 Section I. Des normes internationales et communautaires difficiles à exclure du rapport de constitutionnalité Le principe est fermement affirmé par le Conseil constitutionnel dès son importante décision du 15 janvier 1975 : le droit d’origine externe est exclu du rapport de constitutionnalité. L’expression désigne ici l’exigence de conformité à la Constitution qui s’impose aux normes subordonnées à la Constitution et qui est vérifiée dans le cadre du contrôle exercé sur le fondement de l’article 61 de la Constitution. Affirmé de longue date, le principe issu de la jurisprudence IVG constitue une première traduction de l’autonomie normative du système constitutionnel : seules les normes constitutionnelles – entendons, les normes de valeur constitutionnelle produites par les organes du système constitutionnel – s’imposent, en vertu de la Constitution, aux normes qui lui sont subordonnées. En réalité, les choses sont moins simples. Le principe d’exclusion connaît un certain nombre d’exceptions et de tempéraments. Dans la mesure où il s’intègre dans un environnement normatif caractérisé par un phénomène d’interdépendance croissante, le système constitutionnel ne peut en effet rester hermétiquement clos sur lui-même. Si le principe reste donc, aux prix de certains aménagements, celui de l’exclusion des normes d’origine externe du rapport de constitutionnalité (§I), l’enchevêtrement des systèmes normatifs impose au juge tantôt de le contourner, tantôt d’admettre que le droit communautaire fasse exception (§II). §I. L’exclusion de principe du droit international On sait qu’aux termes de l’article 55 de la Constitution les traités ou accords internationaux, régulièrement ratifiés ou approuvés sont, sous réserve de réciprocité, dotés d’une autorité supérieure à celle des lois. Parallèlement, il ressort de l’interprétation juridictionnelle des articles 55 et 61 de la Constitution qu’une loi contraire à un traité n’est 160 pas pour autant contraire à la Constitution531. Ainsi, les conventions internationales ne figurent pas parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. Statuant sur la recevabilité du moyen tiré de la violation de l’article 2 de la CEDH par la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, le Conseil affirme qu’il ne lui « appartient pas […], lorsqu’il est saisi en application de l’article 61 de la Constitution, d’examiner la conformité d’une loi aux stipulations d’un traité ou d’un accord international »532. Si le juge admet, et comment eût-il pu en être autrement ?, que l’article 55 pose le principe de supériorité du traité sur la loi, il ne prescrit ni n’implique que la conformité de l’une à l’autre doive être vérifiée dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité. Pour autant, la jurisprudence du Conseil constitutionnel témoigne pris d’une tension entre deux impératifs contradictoires. Alors que la garantie de l’autonomie constitutionnelle paraît dicter l’exclusion du droit international conventionnel de l’ensemble des normes de références (A), elle n’exclut pas la prise en compte croissante du droit européen (B). A. Un principe destiné à garantir l’autonomie du système constitutionnel Au fondement du principe posé par la décision IVG, dont nul ne conteste qu’il ne ressort pas immédiatement de la lecture des articles 55 et 61 de la Constitution533, on trouve la différence de nature entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité. Cette différence est explicitée par le juge : « la supériorité du traité sur les lois, […] présente à la fois un caractère relatif et contingent tenant d’une part à ce qu’elle est limitée au champ d’application du traité et, d’autre part, à ce qu’elle est subordonnée à une condition de 531 C.C. n°74-54 DC du 15 janvier 1975, préc. ibid., cons. n°7. 533 Du rapprochement de ces deux dispositions, on pouvait en effet admettre la solution inverse. Il suffisait pour cela de considérer qu’en tant que l’article 55 pose le principe de supériorité des traités et accords internationaux sur les lois, toute loi méconnaissant un tel traité ou accord contredit la norme de l’article 55 et devait être sanctionnée par le juge de la constitutionnalité. Notons que c’est exactement l’interprétation que donnaient de cette disposition le Conseil d’État et la Cour de cassation qui refusaient d’écarter une loi contraire à un traité lorsqu’elle lui était postérieure, au motif que cela revenait en réalité à sanctionner l’inconstitutionnalité de la loi ce qui, de jurisprudence constante, excède leurs compétences respectives. Pour le juge judiciaire, v. Cass. civ., 22 décembre 1931, Sirey, 1932, I, p. 257 concl. Matter ; pour le juge administratif, v. CE, Sect., 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de Semoules de France, Rec. Leb. p. 149. Pour le déclinatoire de compétence concernant le contrôle de la constitutionnalité de la loi, v. Crim., 11 mai 1833, Paulin, Sirey, I, 1833, p. 358 et Crim., 24 février 1974, Schiavon, D., J., 1874, p. 273 et s., concl. Touffait, note Vouin ; CE, Sect., 6 novembre 1936, Arrighi 1936, Rec. Leb. p. 966 et CE, Ass., 20 octobre 1989, Roujansky, JCP, 1989, II, n° 21371, concl. Frydmann. 532 161 réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des États signataires du traité et le moment où doit s’apprécier le respect de cette condition »534. La référence aux champs d’application respectifs des normes en présence535 vise l’hypothèse où la disposition législative incompatible étant dotée d’un champ d’application plus large que le traité536, la loi resterait « régulière » par ailleurs, et sa censure devrait n’être que partielle ou relative, c’est-à-dire bornée par le champ d’application du traité537. S’agissant ensuite du caractère propre à chaque type de contrôle, le juge explique que le caractère absolu du contrôle de la constitutionnalité538 est incompatible avec le caractère relatif et contingent du contrôle de la conventionnalité de la loi. Cet élément fait écho au précédent : enfermé dans une alternative entre déclaration de conformité et censure de la loi539, le Conseil estime ne pas disposer des moyens juridiques susceptibles de sanctionner partiellement la loi. S’agissant enfin de la condition de la réciprocité540 posée par l’article 55541, elle fonde le caractère contingent de la supériorité des traités. En effet, si la réciprocité est une condition posée par la 534 C.C. n° 74-54 DC, préc., cons. n° 4. Référence grevée dès l’origine d’une certaine ambiguïté puisque le champ d’application du traité peut aussi bien désigner le champ géographique de son application que le domaine juridique dont il traite. Sur ce point, v. les observations de A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 41 et s. 536 C’est la seule hypothèse problématique, dans tous les autres cas - identité des champs d’application ou champ d’application plus étendu du traité – la supériorité du traité sur la loi n’emporte aucune « relativité ». 537 Ainsi « une loi qui exclurait tous les étrangers du bénéfice d’un droit civil serait certainement contraire à un traité qui aurait accordé expressément ce droit aux ressortissants d’un pays déterminé, mais elle serait régulière à l’égard de tous les autres », P. Lagarde, RGDIP, 1975, p. 126. 538 Ce caractère « résulte de l’article 62 qui fait obstacle à la promulgation et à la mise en application de toute disposition déclarée inconstitutionnelle » (cons. n° 4). 539 Il convient cependant de souligner que le juge n’est pas exactement enfermé dans une logique strictement binaire. Il a su dépasser l’alternative conforme / non conforme en admettant, lorsque cela est possible, de déclarer séparables les dispositions contraires à la Constitution du reste du texte législatif susceptible quant à lui d’être promulgué. Par ailleurs, la technique des réserves d’interprétation lui permet d’intervenir sur le champ d’application de la norme contrôlée. Pour un exemple pertinent, v. C.C. n° 86-216 DC du 3 septembre 1986, Rec. p. 135 : le Conseil détermine le champ d’application de la loi dont il est saisi au titre de l’article 61 de la Constitution en indiquant qu’elle n’a pas entendu déroger à la Convention de Genève sur les réfugiés du 28 juillet 1951. 540 Sur cette condition, fondamentale en droit international, on se reportera, parmi toute la littérature, aux études suivantes : E. Decaux, La réciprocité en droit international, Paris, LGDJ, 1980, 374 p. ; P. Lagarde, « La réciprocité en droit international privé », RCADI, 1977, I, p. 111 ; J –P. Niboyet, « La notion de réciprocité dans les traités diplomatiques de droit international privé », RCADI, 1935, II, p. 259 ; M. Virally, « Le principe de réciprocité dans le droit international contemporain », RCADI, 1967, III, p. 1. ; D. Alland, Justice privée et ordre juridique international, étude théorique des contre-mesures en droit international public, Paris, Pedone, 1994, 505 p. ; F. Coulée, Droit des traités et non réciprocité : recherche sur l’obligation intégrale en droit international public, Thèse, Paris II, 1999, 620 p. 541 Notons que le terme « réciprocité » n’est pas monovalent : on désigne indistinctement « la réciprocité dans l’application » de l’engagement international et la réciprocité au moment de la conclusion de cet engagement, v. E. Decaux, La réciprocité en droit international, op. cit. Ramené à l’office du juge constitutionnel, rien n’empêche qu’il vérifie que la condition soit satisfaite au stade de la conclusion du traité. Plus fondamentalement, on a pu se demander si la condition de réciprocité posée par la Constitution ne visait pas seulement les conventions bilatérales, puisque l’article 55 ne mentionne que l’application « par l’autre partie », au singulier. En ce sens, R. Abraham, Droit international, droit communautaire et droit français, op. cit., p. 82 et s. 535 162 Constitution à la supériorité des traités sur la loi, alors la subordination de la loi au traité est directement conditionnée par l’application effective du traité par la ou les autres partie(s) contractante(s). Il s’agit là d’une supériorité essentiellement variable ou contingente. En somme, si les traités et autres accords régulièrement ratifiés ou approuvés sont exclus de l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité, ce n’est pas en raison de la subordination du droit international à la Constitution, mais du fait des conditions d’application de l’article 55 qui, telles que le juge les interprète en janvier 1975, semblent insusceptibles d’être satisfaites dans le cadre du contrôle a priori de la constitutionnalité. Il n’est pas utile d’y insister, l’ensemble de l’argumentation développée par le Conseil a fait l’objet de vives critiques doctrinales. La faible portée de l’argument tiré de l’éventuelle différence de champ d’application entre les normes législative et conventionnelle a pu être soulignée par un ancien secrétaire général du Conseil : il « aboutit à limiter le nombre des hypothèses où il y a effectivement conflit sans exclure toute possibilité de contrôle »542. De même, l’argument tiré du caractère définitif du contrôle de constitutionnalité est réversible543. Enfin, concernant le caractère contingent de la supériorité des conventions internationales sur la loi, les auteurs n’ont pas manqué de souligner que la condition de réciprocité ne joue pas pour les conventions relatives à la garantie des droits fondamentaux544. Possiblement attentif à ces critiques545, le juge constitutionnel, tout en restant attaché au principe de l’exclusion des normes conventionnelles de son corpus de référence546, n’a pas 542 B. Genevois, « Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 ? », C.C.C., n°7, 1999, p. 101 et s., p. 102. Sur cette question, v. aussi J. Masquelin, « La conformité des lois au droit international et européen », Mélanges Dabin, T. II., Paris, Sirey, p. 368. 543 On a justement souligné que l’autorité des décisions du Conseil ne saurait s’opposer « à ce que des dispositions législatives qui auraient été par hypothèse censurées pour méconnaissance d’un traité fussent ultérieurement reprises une fois que le traité aurait cessé d’être applicable dans l’ordre interne ou encore après une révision appropriée de la Constitution », B. Genevois, art. cit., p. 102 et op. cit., p. 373. De même, on s’explique difficilement d’où provient cette « essence particulière » qu’accorde le juge constitutionnel à l’autorité de ses décisions. Les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État revêtent elles aussi un caractère absolu et définitif ce qui ne leur interdit nullement de connaître de la conventionnalité de la loi. En ce sens, v. G. Carcassonne, « Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 ? », CCC, 1999, n° 7, p. 93 et s. 544 C’est bien sûr le cas de la CEDH dont la violation par la loi contestée était soulevée par les saisissants dans la décision « IVG ». En ce sens, J. Rivero, note sous la décision n° 74-54 DC d 15 janvier 1975, AJDA, 1975, p. 134 ; D. Ruzié, « La Constitution française et le droit international (à propos de la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975) », JDI, 1975, p. 249 et s., spéc. p. 265 ; D. Rousseau, « Vers l’intégration de la CESDH au bloc de constitutionnalité », Conseil constitutionnel et Cour Européenne des droits de l’homme, Paris, STH, 1990, p. 117 et s., spéc. p. 120. 545 C’est l’opinion de B. Genevois, art. cit., p. 102. 163 repris l’argumentation développée en janvier 1975547. Ainsi, par exemple, la décision n° 86216 DC du 3 septembre 1986 qui censure la violation directe de l’article 55 par la loi548 se borne à indiquer que la hiérarchie des normes définie par l’article 55 impose « aux divers organes de l’État de veiller à l’application [des] conventions internationales dans le cadre de leur compétences respectives »549. Il confirme ainsi que l’article 55 est une norme de référence opératoire dans le cadre du contrôle de constitutionnalité de la loi, sans que cela implique que les traités internationaux intègrent le rapport de constitutionnalité. Ne reste plus, en dernière analyse que deux types d’arguments disponibles pour justifier l’exclusion des traités et accords internationaux de l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. Le premier, d’ordre strictement factuel, consiste à pointer du doigt la masse des normes conventionnelles auxquelles serait soumise la loi550. La proportion prise par l’ensemble des normes de référence du contrôle de constitutionnalité apparaîtrait alors « démesuré[e] »551, et dans cette démesure gît le risque de paralysie définitive du législateur. L’argument est imparable552, l’inflation orchestrée par l’intégration des normes internationales conventionnelles à l’ensemble des normes de référence du contrôle de constitutionnalité relève de l’ingérable. Mais l’argument d’opportunité ne porte que faiblement au plan des principes. Le second argument, tiré de la différence de nature dans les rapports normatifs en jeu, est décisif. Alors que le contrôle de conventionnalité sanctionne un rapport de compatibilité commandant l’applicabilité de la norme législative, le contrôle de constitutionnalité repose sur 546 Voir, par exemple, les décisions n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, Rec. p. 39 ; n° 89-268 DC du 29 déc. 1989, Rec. p. 110 ; n° 91-293 DC du 23 juillet 1991, Rec. p. 77 ; n° 91-298 DC du 24 juillet 1991, Rec. p. 82 ; n° 94347 DC du 3 août 1994, Rec. p. 113 ; n° 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60 ; n° 98-399 DC, préc. ; n° 99-416 DC du 23 juillet 1996, Rec. p. 96. Sur le contrôle de la violation directe de l’article 55 par la loi – qui en méconnaîtrait par exemple le champ d’application – v. 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60. 547 Certaines décisions affaiblissent même de manière significative l’argumentation déployée dans la décision 74-54 DC. Ainsi dans la décision 98-408 DC, sur laquelle nous reviendrons plus avant, le Conseil admet que la condition de réciprocité ne joue pas pour les conventions « humanitaires ». 548 On parle de violation directe lorsque, par exemple, le législateur réduit la portée de l’article 55 de la Constitution ou interdit aux juges de l’application des normes de veiller à la hiérarchie qu’il édicte, v. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, Principes directeurs, op. cit., p. 371. 549 C.C n° 86-216 DC du 3 septembre 1986, Rec. p. 135. 550 En ce sens les auteurs des Grandes décisions parlent de « conséquences considérables inacceptables » et estiment que « dans la mesure où le Conseil examine systématiquement et complètement la conformité de la loi à toutes les règles constitutionnelles, ceci aurait représenté une tâche considérable et pratiquement impossible à mener », GDCC, n° 22-15, p. 304, nous soulignons. 551 J. Rivéro, note sous la décision n° 74-54 DC d 15 janvier 1975, préc., p. 136. 552 Encore convient-il de le relativiser. En ce sens, le professeur Béchillon souligne qu’« on ne songerait pas à confronter la conformité d’une législation de procédure pénale à un règlement communautaire précisant la notion d’escalope de poulet », « De quelques incidences du contrôle de conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire (Malaise dans la Constitution) », RFDA, 1998, p. 225 et s., p. 237. 164 un rapport de conformité qui touche directement à la validité de la norme législative. C’est donc la différence de nature entre la primauté constitutionnelle (absolue) et la primauté internationale (relative et contingente) qui fonde le refus d’assimiler les deux contrôles. Autrement dit, les deux contrôles relèvent effectivement de « natures » différentes, et le juge constitutionnel est fondé à refuser d’invalider la loi au motif de son incompatibilité avec le droit d’origine externe. Finalement, le principe d’exclusion n’entretient qu’un rapport très indirect avec le principe de suprématie constitutionnelle. Ce sont davantage les caractéristiques du rapport de la loi et du droit international qui sont mobilisés par le juge pour justifier l’exclusion des normes d’origine externe du rapport de constitutionnalité. Si une telle exclusion garantit dans son principe l’autonomie du système constitutionnel, elle n’est donc pas fondée sur une caractéristique propre du système et notamment pas sa suprématie. B. Un principe intenable : le cas du droit né de la Convention européenne des droits de l’homme Le juge est condamné à rechercher sans cesse le point d’équilibre entre deux impératifs contradictoires qu’il lui revient de concilier : attaché à la préservation du principe d’autonomie de la Constitution, il maintient le principe d’exclusion examiné plus haut tout en étant contraint à la prise en compte croissante du droit de la CESDH dans le cadre de son activité de contrôle. En application du principe issu de la décision IVG, le juge constitutionnel ne fait jamais référence au droit né de la CESDH dans ses décisions553, de sorte qu’il est toujours délicat de déterminer si et dans quelle mesure le Conseil use effectivement de standard européen dans sa jurisprudence. Seul ce que les auteurs qualifient pudiquement de 553 À notre connaissance, ce silence n’a connu qu’une seule exception, hors le cadre du rapport de constitutionnalité tel que nous l’examinons ici. Le Conseil constitutionnel s’est en effet expressément référer, dans les visas ainsi que les motifs de la décision 505 DC à la Conv. EDH ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour EDH pour apprécier la compatibilité du traité établissant une Constitution pour l’Europe et notamment la Charte des droits fondamentaux de l’Union qui constituait la deuxième partie du traité. V. C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 18 et 19. 165 « dialogue » entre les deux juges permet d’appréhender objectivement l’intégration, non dite, du droit européen en contentieux constitutionnel554. Le cas des lois de validations est particulièrement topique555 : en ce domaine, le juge constitutionnel a modifié sa jurisprudence à la suite d’une décision de la Cour EDH. Dans une décision 119 DC du 22 juillet 1980556, le Conseil a clairement posé les conditions de la constitutionnalité des lois de validation : le principe de séparation des pouvoirs leur impose d’abord le respect des décisions de justice passées en force de chose jugée557, elles sont tenues ensuite de respecter le principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère558 et doivent, enfin, être justifiées par des raisons d’intérêt général559. Ces standards de la constitutionnalité des lois de validations vont connaître un resserrement significatif consécutivement aux interventions successives et divergentes du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et de la Cour EDH concernant l’article 85 de la loi n°94-13 du 18 janvier 1994 relative à la santé et à la protection sociale560. Jugée conforme à la Constitution par le Conseil dans une décision 554 On peut considérer qu’ayant jugé successivement de cas similaires sinon identiques, la modification du sens de la jurisprudence de l’un par l’effet de la ou des décision(s) de l’autre constitue l’aspect principal de ce « dialogue ». C’est dans cette perspective que nous analysons la jurisprudence constitutionnelle relative aux lois de validation. On peut encore se référer, sans que cela soit décisif, aux termes des décisions du Conseil et tenter d’opérer un rapprochement systématique – notamment lorsqu’on est en présence d’une évolution dans les termes utilisés – avec ceux de la jurisprudence de Strasbourg. À cet égard les exemples sont connus, qui soulignent une similitude entre les jurisprudences révélatrices de l’inspiration européenne du Conseil constitutionnel. Ainsi, le Conseil a reconnu un droit au recours juridictionnel dans une décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996 (Rec. p. 43) qu’il prend soin de fonder sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Sur ce droit, v. aussi C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Rec. p. 29, cons. n°25. Dans le même esprit, il sanctionne, dans une décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 (Rec. p. 224), le « droit à une vie familiale normale », et, dans une décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997 (Rec. p. 45), le « droit au respect de la vie familiale et privée » des étrangers. Ces droits paraissent directement inspirés de l’article 8 de la CEDH. S’agissant de la liberté d’expression et du pluralisme comme condition de la démocratie, la décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986 (Rec. p. 141) qui paraît faire écho aux arrêts Sunday Times du 26 avril 1979 et Lingens du 8 juillet 1986 de la Cour EDH. Signalons enfin la reconnaissance par le juge constitutionnel de la nécessité d’une « procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties » (C.C. n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, Rec. p. 71) qui semble s’inspirer directement du droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Conv. EDH, et du principe d’« égalité des armes » qui en dérive. Sur l’ensemble de ces questions, v. not. J. Andriantsimbazovina, « La prise en compte de la Conv. EDH par le Conseil constitutionnel, continuité ou évolution ? », C.C.C, n° 18, p. 148 et s. 555 Sur cette question, v. l’étude de M. Guyomar, « Incompatibilité des dispositions d’une loi de validation avec les stipulations de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme », AJDA, 2000, p. 796 et s. Sur les lois de validation, v. B. Mathieu, Les « validations » législatives, Paris, Economica, 1987 ; du même auteur, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg : une réaction rapide du Conseil constitutionnel mais une décision lourde de menaces pour l’avenir de la juridiction constitutionnelle », RFDA, 2000, p. 289 et s. ; v. aussi, entres autres, O. Dutheillet de Lamotte, « Le point de vue du juge constitutionnel. L’expérience du Conseil constitutionnel », LPA, 21 décembre 2006, n°254, p. 10. 556 C.C. n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, Rec. p. 46. 557 ibid., cons. n° 5 et 6. 558 C.C. n° 80-119 DC, préc., cons. n° 7. Sur cette dernière condition, v. C.C. 86-223 DC du 29 décembre 1986, Rec. p. 184, et C.C. n° 87-228 DC du 26 juin 1987, Rec. p. 38. 559 C.C. n° 80-119 DC, préc., cons. n° 9. 560 Le dispositif validait le montant d’une indemnité instituée en 1953 au profit des personnels des organismes de sécurité sociale des départements d’Alsace-Moselle. 166 322 DC561 et compatible avec la CEDH par la Cour de cassation, la loi devait être qualifiée de contraire à l’article 6-1 de la Convention européenne par la Cour de Strasbourg562. Concrètement, la décision de la Cour, fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs, procède d’un contrôle de proportionnalité entre l’intérêt général invoqué – lequel doit être « impérieux » pour justifier une loi de validation – et l’atteinte portée aux droits subjectifs des requérants. C’est donc dans l’appréciation des motifs d’intérêt général que les jurisprudences du Conseil constitutionnel et de la Cour EDH divergent : alors que la jurisprudence européenne met l’accent sur la protection des droits individuels, celle du juge constitutionnel s’attache davantage au mécanisme employé par le législateur et au principe de libre exercice de la fonction juridictionnelle563. Moins d’un mois plus tard, sans faire aucune référence à la jurisprudence de Strasbourg, le Conseil constitutionnel rendait une décision n° 99-421 DC par laquelle il estime que « si le législateur peut, dans un but d’intérêt général suffisant, valider un acte dont le juge administratif est saisi […] c’est à la condition de définir strictement la portée de cette validation, eu égard à ses effets sur la contrôle de la juridiction saisie ; qu’une telle validation ne saurait avoir pour effet, sous peine de méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs et le droit à un recours juridictionnel effectif, qui découlent de l’article 16 de la DDHC, d’interdire tout contrôle juridictionnel de l’acte validé quelle que soit l’illégalité invoquée par les requérants »564. Le juge constitutionnel applique donc le test de proportionnalité entre l’intérêt général et l’atteinte au droit au recours des justiciables565, ce qui marque en réalité la transposition566 C.C. n° 93-322 DC, préc. Dans cette décision, le juge relève qu’il « était loisible [au législateur], sous réserve des principes susvisés, d’user comme lui seul pouvait le faire en l’espèce, de son pouvoir de prendre des dispositions rétroactives afin de régler pour des raisons d’intérêt général les situations nées des divergences d’une jurisprudence ci-dessus évoquées ». 562 Cour EDH, arrêt du 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzales et autres c./ France, voir P. Tavernier, « Le Conseil constitutionnel français peut-il échapper au contrôle de la Cour européenne des droits de l’Homme ? », in Mélanges Conac, Paris, Economica, 2001, 458 p., p. 255 et s. Dans cette décision, la Cour estime que « si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige ». 563 v. B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg… », art cit., p. 291. 564 C.C. n° 99-422 DC du 21 décembre 1999, Rec. p. 143. En l’espèce le juge censure la validation des actes d’application d’un arrêté susceptibles d’être contestés au motif de l’illégalité dudit arrêté. La disposition de validation est annulée pour violation de l’article 16 de la DDHC dont le juge fait dériver les principes de séparation des pouvoirs et de droit au recours juridictionnel. 565 Le considérant est repris à l’identique huit jours plus tard, v. C.C. 99-425 DC du 29 décembre 1999, Rec. p. 168 ; v. B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg… », art cit., p. 295 et s. Pour un contrôle du caractère suffisant de l’intérêt général invoqué, v. C.C. 2002-458 DC du 7 février 2002, Rec. p. 80 et, 561 167 au contentieux de la constitutionnalité des standards du contrôle de la Cour EDH puisque la différence de formulation est sans conséquence sur le fond des jurisprudences567. Si cette nationalisation des standards européens en matière de contrôle de la modification rétroactive du droit est marquée par une relative discrétion, elle rend surtout compte de l’impossibilité pour le Conseil de maintenir le radicalisme du principe de la solution IVG lorsque sont en jeux des droits fondamentaux qui transcendent la séparation entre les ordres juridiques et juridictionnels. Le contentieux constitutionnel des lois de validation en est l’illustration, le juge constitutionnel n’hésite pas à intégrer les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence. Précisons qu’il ne s’agit pas là de l’expression d’un cosmopolitisme bon teint mais, plus pragmatiquement, de la prise en compte d’une contrainte juridique objective. En effet, l’intégration du droit du Conseil de l’Europe vise à permettre aux contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité de se combiner, se compléter, voire correspondre aux fins de satisfaire aux exigences de cohérence de l’ordre juridique et de la sécurité juridique568. À travers ces notions de cohérence et de sécurité, ce qui est en jeu c’est la stabilité et l’autorité de la jurisprudence constitutionnelle dans un système juridique où, s’agissant au moins de la protection des droits fondamentaux, le juge se trouve concurrencé pour une censure d’une loi rétroactive non justifiée par un intérêt général suffisant, v. C.C., 2001-453 DC du 18 décembre 2001, Rec. p. 164, cons. n° 27 et 28. 566 Si une telle transposition, on l’aura compris, a vocation à préserver la jurisprudence du Conseil de toute « censure indirecte » ultérieure par la Cour EDH, il ne s’ensuit pas mécaniquement une parfaite harmonisation entre les jurisprudences. Ainsi, postérieurement aux décisions de 1999 et au « réaménagement » des standards de la constitutionnalité, la Cour de cassation a écarté l’application rétroactive d’une loi qui avait été contrôlée par le Conseil constitutionnel. Le juge judiciaire déclare que si le législateur peut, en matière civile, adopter des mesures rétroactives, « le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la [CESDH], s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges », Cass., A.P., 23 janvier 2004 Société Le Bas Noyer c/ Société Castorama, RFDA, 2004, note B. Mathieu, p. 224 et s. 567 En sens inverse, A. Gouttenoire souligne qu’il convient de relativiser la convergence des jurisprudences en rappelant que si les juges ordinaires usent désormais du critère du motif impérieux d’intérêt général, il ne s’ensuit pas mécaniquement une censure des lois de validation et certains auteurs ont pu critiquer la compréhension manifestée par les hautes juridictions nationales à l’égard des lois de validation. A. Gouttenoire, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, PUD, 4e éd., 2007, n° 27, p. 295 et s. 568 La proximité des normes de référence et la multiplicité des contrôles de conformité ne se contentent pas de fragiliser considérablement la position du Conseil constitutionnel sur le terrain de la protection des droits fondamentaux, ils sont porteurs d’une insécurité juridique latente. Le professeur Béchillon a souligné le caractère insoluble des conflits de jurisprudence entre le Conseil et les juges ordinaires. Ce constat doit être transposé aux conflits avec les juridictions internationales. D. de Béchillon, « De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire », RFDA, 1998, p. 225 et s. ; ainsi que « Conflits de sentence entre les juges de la loi », Pouvoirs, 2001, n° 96, p.107 et s. 168 de toute part569. Dans sa fonction de gardien des droits et libertés fondamentaux, le juge constitutionnel se trouve de fait intégré à un système juridictionnel anarchique qu’il lui revient, avec les autres juridictions internes, de réguler570. Or, cette opération de mise en ordre s’effectue de fait sous le contrôle indirect de la Cour EDH qui intervient après tous les autres juges et se trouve en situation de contrôler, fut-ce de manière seulement indirecte, les décisions de tous les juges internes 571. Ces problèmes étant parmi les plus saillants du droit constitutionnel positif, nous n’avons pas vocation à les développer ici. Il importe simplement d’insister sur un point : dès lors que la question traitée par le Conseil constitutionnel entre matériellement dans le champ du système européen de protection des droits fondamentaux572, le principe d’exclusion 569 Sur cette question, voir les études publiées in AIJC, XX-2004, « Justice constitutionnelle, justice ordinaire, justice supranationale : à qui revient la protection des droits fondamentaux en Europe ? » et spéc. le rapport français élaboré par M. Fatin-Rouge Stefanini et L. Gay, p. 213 et s. S’agissant du Conseil constitutionnel, le caractère éclaté du système juridictionnel se traduit par une mise en concurrence porteuse de risque pour l’autorité de sa jurisprudence. Concurrence par le haut puisque, concomitamment à son entrée en scène sur le terrain de la protection des droits fondamentaux, tant la CJCE (décision Stauder de 1974) que la Cour EDH (ratification par la France en 1974) font leur apparition dans le paysage juridictionnel français. Concurrence par le bas aussi. Consécutivement à la décision IVG de janvier 1975, on assiste à l’éclatement du contrôle juridictionnel de la loi : les juges dits ordinaires qui affirment leur compétence pour contrôler la conventionalité de la loi au regard d’un corpus de référence analogue à celui que sanctionne le Conseil constitutionnel. À cet égard, les termes de la problématique sont posés dès 1990. Saisi d’une demande d’annulation d’actes administratifs portant autorisation de la commercialisation et conditions d’emploi de la pilule abortive, le Conseil d’État est amené à contrôler le dispositif législatif au fondement de ces actes au regard notamment de dispositions tirées de la CESDH. La proximité avec l’espèce IVG est patente et le commissaire du gouvernement ne s’y trompait pas lorsqu’il appelait les membres de la Haute juridiction à faire œuvre de prudence dans l’exercice de cette « sorte de second contrôle de constitutionnalité des lois ». B. Stirn, concl. sur CE, 21 décembre 1990 (deux espèces), Confédération nationale des associations familiales catholiques et autres et Association pour l’objection de conscience à toute participation à l’avortement, RFDA, 1990, p. 1069. 570 Alors que la Constitution de 1958 ne contient aucune prescription susceptible d’articuler les différents contrôles, le Conseil lui-même, en 1975, décide de les disjoindre. Cette « mise en ordre » du système transnational de protection des droits fondamentaux passe aujourd’hui par une emprise croissante de la CEDH sur le droit constitutionnel matériel. Évoquant cette emprise, le professeur Flauss décrit « un phénomène d’encadrement de plus en plus important du droit constitutionnel par le droit de la Convention [lié] à la réceptivité des juridictions constitutionnelles », AIJC, XX-2004, p. 392. 571 En ce sens, v. notamment, J. – F. Flauss explique que « quel que soit le rang de la Convention dans le cadre du droit national », « s’agissant du contrôle qu’exerce la Cour EDH, […] c’est elle qui a le dernier mot », AIJC, 2004, p. 392. Dans le même sens, L. Bugorgue-Larsen qui affirme qu’un « mouvement d’ensemble assez net apparaît. Il est caractérisé par la domination de la Cour européenne des droits de l’homme. Son emprise sur les ordres juridiques communautaire et constitutionnel est manifeste. La Cour contrôle tout à la fois la conventionnalité du système communautaire (interaction organique horizontale) comme celle des systèmes constitutionnels (interaction organique verticale). La prévalence conventionnelle est intégrale et ce, au nom de la garantie effective de la protection des droits de l’homme qui repose sur un instrument international, la Convention, signée, ratifiée, donc acceptée en connaissance de cause par les États et leurs organes », RDP, 2000, n° 4, p. 113. 572 Et l’on sait les analogies très fortes entre les droits et libertés garantis par la Constitution et l’ensemble des droits et libertés énoncés par la CEDH, v. D. de Béchillon, « De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire », art. cit. ; ainsi que « Conflits de sentence entre les juges de la loi », art. cit. 169 formalisé par la décision 74-54 DC devient proprement intenable, et il appartient au Conseil de l’adapter à défaut de le renverser. C’est dans cette exacte mesure qu’il faut comprendre la jurisprudence du Conseil constitutionnel : on aurait tort de croire que le droit conventionnel européen intègre l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité573. Lorsque le Conseil réévalue les standards du contrôle de la loi de validation en transposant, sans le dire, les critères dégagés par la Cour EDH, il ne confronte pas la loi examinée à la jurisprudence de la Cour européenne. Si l’influence de la Cour est manifeste, sa jurisprudence agit comme paramètre de la constitutionnalité de la loi, pas comme norme étalon de sa validité constitutionnelle574. Ce caractère implicite de l’intégration orchestrée par le juge constitutionnel permet de maintenir formellement l’autonomie de l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité, et finalement du rapport de constitutionnalité. Dans un cadre juridique où la Cour EDH intervient systématiquement après lui, une telle intégration constitue le seul instrument à la disposition du Conseil pour éviter, dans la mesure du possible, les situations de conflits de sentences. En effet, un tel conflit s’analysant comme une sanction de la décision du juge constitutionnel par le juge européen, il recouvre un rapport d’autorité entre deux juridictions défavorable au Conseil575. Dans ces conditions, éviter le conflit de jurisprudence, ou du moins le marginaliser, permet au juge de maintenir le principe d’autonomie de sa jurisprudence et celle du système constitutionnel qui demeure formellement distinct du droit international conventionnel. 573 Dans le même sens, A. Levade, « Le Conseil constitutionnel aux prises avec la Constitution européenne », art. cit., p. 40 : « À aucun moment, le droit communautaire, le droit de l’Union et le droit de la Convention européenne ne deviennent de nouvelles normes de référence du contrôle de constitutionnalité. En revanche, ils sont, indiscutablement, des normes d’inspiration qui ne peuvent être pleinement exploitées qu’en tenant compte des interprétations des juridictions pour lesquelles ils sont des normes de référence ». 574 En sens contraire, B. Mathieu et M. Verpeaux parlent de « norme de référence implicite », « Les normes de référence extra constitutionnelles dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Constitution et finances publiques, Études en l’honneur de L. Philip, Paris, Économica, 2005, p. 155 et s., spéc. p. 163. 575 En dernière analyse, ce rapport révèle une subordination de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Précisons cependant qu’une telle subordination ne peut être qu’indirecte et partielle. D’une part en effet il convient de souligner qu’il n’existe pas de procédure de renvoi préjudiciel devant la Cour EDH et que les décisions de celle-ci ne bénéficient pas de l’autorité absolue de la chose jugée. Et si l’on a parfaitement conscience de la portée relative de ces arguments, il n’en demeure pas moins que la lecture des rapports entre les juridictions, a fortiori lorsqu’il s’agit du Conseil constitutionnel dont l’activité est normée par une procédure très particulière (contrôle abstrait et a priori qui ne peut faire l’objet d’un recours sur le fondement de l’article 6 CEDH), en termes de hiérarchisation paraît singulièrement simplificatrice. En ce sens, B. Stirn, intervention dans le cadre des débats lors de la journée d’étude organisée le 10 février 2003 à la Faculté de droit, économie et administration de l’Université de Metz, in F. Lichère, L. Potvin-Solis et A. Raynouard (sous la dir.), Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ?, op. cit., p. 116. 170 §II. L’article 88-1 et l’enrichissement du contrôle de constitutionnalité De jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel se refuse à sanctionner l’inconventionnalité de la loi. Il a transposé au droit communautaire ce principe issu de la jurisprudence IVG de 1975 dans une décision 298 DC par laquelle il considère qu’il ne lui revient pas « d'examiner [la conformité des dispositions] de la loi déférée aux stipulations du traité instituant la Communauté économique européenne non plus qu'aux actes pris par les institutions communautaires sur le fondement de ce traité »576. Traditionnellement donc577, la Haute juridiction considère que les lois d’application des règlements ou de transposition des directives communautaires ne sont que « la conséquence d’engagements souscrits antérieurement par la France »578. Cette jurisprudence constitue la traduction contentieuse du principe d’autonomie du système constitutionnel. L’interprétation renouvelée de l’article 88-1 lui apporte cependant une exception : les directives communautaires figurent désormais parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois de transposition (A). Par ricochet, le rapport de constitutionnalité et l’office du juge s’en trouvent modifiés (B). 576 C.C. n° 91-298 DC, Rec p. 82 cons n° 21. Le juge se fonde alors, par application des mécanismes à l’œuvre dans la décision IVG, sur l’article 55 pour affirmer « que, dans le cadre de leurs compétences respectives, il incombe aux divers organes de l'État de veiller à l'application des conventions internationales [et] que s'il [lui] revient, lorsqu'il est saisi sur le fondement de l'article 61 de la Constitution, de s'assurer que la loi respecte le champ d'application de l'article 55, il ne lui appartient pas en revanche d'examiner la conformité de celle-ci aux stipulations d'un accord international ». 577 C’est-à-dire sauf exception expressément posée par le législateur constitutionnel. Une telle hypothèse se retrouve dans la décision 98-400 DC du 20 mai 1998 (Rec. p. 251) : le Conseil y confronte directement la loi organique à la directive 94/80/CE du 19 décembre 1994 parce que le pouvoir de révision, par l’article 88-3 et la référence qui y est faite aux « modalités prévues par le traité sur l’Union », imposait à la loi organique prise pour l’application de cet article de se conformer à la directive. Dès lors, si le droit communautaire figure ici parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité de la loi, cette situation pouvait être regardée comme strictement circonstancielle. Sur la décision n°98-400 DC, voir J.-E. Schoettl, AJDA, 1998, p. 445 et B. Genevois, RFDA, 1998, p. 671. Au soutien de cette interprétation, notons que, postérieurement, le Conseil a continué de rejeter les moyens tirés de la violation par la loi des normes communautaires, v. C.C. n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, Rec. p. 100, cons. n°s 13 et 16 (pour le droit originaire) et C.C. n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, Rec. p. 326, cons. n° 21 (la norme invoquée était une directive). 578 v. C.C. n° 77-89DC et 77-90 DC du 30 décembre 1977, préc., relatives respectivement à la loi de finance pour 1978 et la loi de finance rectificative pour 1977 déterminant les modalités de recouvrement de la « cotisation isoglucose » définie par un règlement communautaire. 171 A. L’intégration des directives communautaires dans le rapport de constitutionnalité Le contrôle de la conformité de la loi au droit communautaire apparaît comme une exception au principe posé dans la décision du 15 janvier 1975. Un tel contrôle traduit un mouvement d’ampleur limité (a) dont l’extension paraît improbable (b). a. Un mouvement d’ampleur limitée Sur le principe, la décision 540 DC parachève le mouvement né de la jurisprudence « économie numérique »579. Dès lors en effet que la transposition des directives n’est plus seulement une exigence communautaire mais devient une exigence constitutionnelle, le principe d’exclusion ne joue plus et rien ne s’oppose à ce que le juge affirme qu’« il appartient […] au Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions de l’article 61 de la Constitution, d’une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive communautaire, de veiller au respect de cette exigence »580. En l’état, le droit du contentieux constitutionnel ne nous autorise pas à parler d’un revirement de la jurisprudence issue de la décision IVG. Mieux vaut, comme le fait Xavier Magnon, parler d’une « exception d’interprétation stricte »581 pour rendre compte de l’intégration des directives communautaires à l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. C’est d’ailleurs ce qui ressort d’une décision en date 30 mars 2006 dans laquelle le juge affirme que « si la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle, il [ne lui] appartient pas […], 579 La série de décision « économie numérique » (C.C. n° 04-496 DC, préc.) permettait déjà d’inférer la prise en compte, comme normes de référence, des directives communautaires. En effet, dans cette décision, c’est parce que les dispositions de la loi déférée « se bornent à tirer les conséquences nécessaires » de la directive que les moyens soulevés par les saisissants sont déclarés inopérants. Aussi peut-on considérer que le juge opère une comparaison matérielle entre les deux normes. Comparaison qui confine au contrôle de conformité de la loi à la directive qu’elle transpose, à la différence notable qu’il ne s’agit pas alors d’en tirer des conclusions en termes de licéité mais en termes de compétence du juge. On peut donc voir là les prémices du contrôle de la conventionnalité communautaire de la loi. Sur les conséquences qui devaient en être tirées au plan du contrôle de la loi, v. not. P. – Y. Monjal, « La Constitution, toute la Constitution, rien que le droit communautaire », LPA, 12 août 2004, n° 161, p. 16. 580 C.C. n° 06-540 DC du 27 juillet 2006, préc., cons 18. 581 X. Magnon, « La directive communautaire comme paramètre du contrôle de constitutionnalité des lois : une exception d’interprétation stricte à la jurisprudence IVG », Dalloz, 2006, p. 2878 et s. 172 lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la compatibilité d'une loi avec les dispositions d'une directive communautaire qu'elle n'a pas pour objet de transposer en droit interne »582. Ce sont donc les seules lois de transposition qui peuvent faire l’objet d’un contrôle de leur conventionnalité communautaire583 et parmi ces lois, seules les dispositions opérant une telle transposition y sont soumises. Appliquant le principe de détachabilité des dispositions législatives aux lois de transposition, le Conseil constitutionnel affirme, au considérant 72 de la décision 540 DC, que l’article 44 de la loi contrôlée, lequel « n’a pas pour objet de transposer la directive du 22 mai 2001 susvisée », ne doit pas être confronté aux dispositions de la directive transposée par d’autres dispositions de la même loi. S’ajoutent à cette première série de conditions relatives à l’acte contrôlé, celles tenant à la directive transposée. Conséquence logique de la réserve de constitutionnalité dégagée par le juge constitutionnel, la directive ne peut constituer une norme de référence qu’après avoir fait l’objet d’un contrôle de sa compatibilité à l’ensemble des règles et principes inhérents à l’identité constitutionnelle française. Exercé d’office, ce contrôle fait figure de préalable nécessaire au contrôle de la loi au regard de la directive584. C’est ce qui ressort de la décision du 27 juillet 2006. Le juge fait état de l’absence de contradiction entre la directive et la Constitution avant d’engager le contrôle de la loi de transposition au regard des dispositions transposées. Il considère ainsi « que la directive du 22 mai 2001 susvisée, qui n'est contraire à aucune règle ni à aucun principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, comporte des dispositions inconditionnelles et précises »585. Apparaît, dans ce même considérant, la seconde condition attachée à la norme communautaire, relative à son caractère inconditionnel et précis. Ce n’est qu’en tant qu’elle ne laisse pas ou très peu de marge de manœuvre aux autorités nationales que la norme communautaire de droit dérivé peut constituer une norme de référence du contrôle de la 582 C.C. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, cons. 28. Pour une critique de cette première restriction, v. D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP, 2007, p. 1145. 584 En ce sens, le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel explique que « la violation des objectifs de la directive par la loi de transposition n'échapperait à la critique de constitutionnalité que dans le cas exceptionnel où ils seraient contraires à l'identité constitutionnelle de la France, c'est-à-dire à des règles inhérentes à notre ordre constitutionnel, notion dont la jurisprudence de l'été 2004 [n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, cons. 7 ; n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004, cons. 18 ; n° 2004-498 DC du 29 juillet 2004, cons. 4 ; n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004, cons. 7 et 8.] rendait compte par l'expression " dispositions expresses de la Constitution " ou " dispositions spécifiques de la Constitution " et que l'article I-5 du traité établissant une Constitution pour l'Europe formulait dans les termes suivants : " l'Union respecte l'identité nationale des Etats membres inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles », Commentaire de la décision 540 DC, disponible sur le site du Conseil : www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc21/jurisp540.htm. 585 C.C. n° 06-540 DC, préc., cons. n°28. 583 173 constitutionnalité de la loi. Ainsi conditionné, le contrôle de la conformité de la loi au droit communautaire opère dans le cadre du contrôle de l’article 61, alinéa 2 de la Constitution ne renverse pas le principe de la jurisprudence IVG, mais fait figure d’exception au principe d’exclusion. La question de son extension à d’autres normes de droit communautaire se pose toutefois, compte tenu de l’interprétation extensive de l’article 88-1. b. Un mouvement dont l’extension est improbable Dès lors que le juge découvre dans l’article 88-1 de la Constitution une exigence constitutionnelle de transposition des directives, le contrôle de la « correcte » transposition s’impose logiquement. En outre, à partir du moment où le Conseil constitutionnel déploie une interprétation extensive de cette disposition, y découvrant notamment le principe de primauté du droit communautaire, rien n’interdit de penser que l’exigence de se conformer à l’intégralité du droit communautaire puisse, à terme, être rattachée à l’article 88-1586. Ce serait tirer toutes les conséquences de la logique intégrationniste promue par le Conseil dans sa jurisprudence récente587 d’autant que, d’ores et déjà, deux types d’arguments plaident en faveur de l’intégration des autres normes de droit communautaire – règlements, stipulations des traités ou encore décisions de la CJCE – parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité de la loi qui les met en oeuvre. En premier lieu, on ne s’explique pas pourquoi parmi l’ensemble des normes de droit communautaire dérivé, seules les directives pourraient être – indirectement – sanctionnées au motif qu’elles portent atteinte à un principe inhérent à l’identité du système constitutionnel. Aucune des caractéristiques propres aux directives – on pense notamment à l’absence d’effet direct – ne permet de justifier une telle faille dans le contrôle du respect de la Constitution. En second lieu, les termes employés par le Conseil dans la série de décisions 496, 497, 498 et 499 DC plaident en faveur d’une telle extension. Le juge affirme qu’« aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : « La République participe aux Communautés européennes et 586 X. Magnon considère qu’il est « difficile de nier aujourd’hui l’existence d’une obligation constitutionnelle de respect par les normes internes du droit communautaire, tirée de l’article 88-1 de la Constitution, même si la sanction de cette obligation est essentiellement assurée par les juridictions de droit commun ». X. Magnon, « La directive communautaire comme paramètre… », art. cit., p. 2881. 587 Rappelons que dans la décision n° 04-505 DC, préc., le juge affirme que, par le truchement de l’article 88-1 de la Constitution, « le constituant a […] consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international », cons. n° 11. 174 à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont institués, d'exercer en commun certaines de leurs compétences "; qu'ainsi, la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle »588. Le terme « résulte » spécifie le rapport entre l’obligation de transposition du droit communautaire dérivé et l’exigence constitutionnelle découverte dans l’article 88-1 C. Il ne s’agit pas là d’un simple rapport d’énonciation : on n’a pas épuisé la signification de l’énoncé de l’article 88-1C en posant cette obligation de transposition. On peut avancer qu’il s’agit en réalité d’un rapport d’implication où l’exigence de transposer serait impliquée par une exigence plus large posée par le texte constitutionnel. Cette exigence générale dont il résulte une exigence spéciale de transposer le droit dérivé, que pourrait-elle être sinon une obligation de se conformer au droit communautaire en son entier ? Du reste, les termes de l’article 88-1 n’infirment pas une telle analyse. Au constat de la participation de la République aux Communautés et à l’Union européenne, il ajoute qu’il s’agit là d’exercer en commun certaines compétences étatiques. L’analyse littérale du texte constitutionnel ne permet pas de réduire cet exercice à la production des seules directives communautaires. Cependant, outre le fait qu’une telle extension du champ du contrôle de la conformité de la loi au droit communautaire dans sa totalité poserait d’immenses problèmes pratiques589, les conditions préalables à l’exercice de ce contrôle semblent l’empêcher. Au regard de la jurisprudence, seul le caractère transparent de l’acte législatif paraît autoriser le contrôle de la loi par rapport à la norme qu’elle véhicule. C’est dans la mesure où il reprend la substance de la norme communautaire que l’acte législatif lui est confronté par application de l’article 88-1 de la Constitution. La vérification opérée par le juge constitutionnel s’attache à déterminer si le législateur s’est effectivement borné à « tirer les conséquences nécessaires [des] dispositions inconditionnelles et précises » de la directive590. À l’inverse, dès lors que le contenu de la loi déférée ajoute à la norme communautaire, le Conseil constitutionnel devrait 588 v. C.C. n° 04-496 DC, préc., cons. 7 ; n° 04-497 DC, préc., cons. 18 ; n° 04-498 DC, préc., cons. 4 ; n° 04499 DC, préc., cons. 7 et 8. Nous soulignons. 589 L’argument est sans aucune portée au plan théorique mais en pratique c’est une ampleur proprement démesurée que prendrait alors l’article 88-1. Jérôme Roux relève qu’au-delà des traités communautaires et du traité sur l’Union européenne, le phénomène d’intégration s’étendrait aux divers instruments internationaux et européens auxquels renvoient certaines des dispositions des traités précités : CESDH (rappelons que le traité de Lisbonne prévoit que l’Union Européenne adhérera, en tant qu’Union, à la Conv.EDH ; v. l’art. 6 du traité), Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (évoquée par l’art 63 TCE et le protocole n°29 sur le droit d’asile, annexé au traité d’Amsterdam), Charte sociale européenne du 18 octobre 1961 et Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 (évoqués à l’art. 136 TCE et dans le préambule du TUE). J. Roux, « Le Conseil constitutionnel, le droit communautaire dérivé et la Constitution », art. cit., p. 925. 590 C.C. n° 06-540 DC, préc., cons. 35. 175 être conduit à vérifier la conformité des dispositions pertinentes à la seule Constitution. En d’autres termes, le caractère transparent de la loi fait figure de condition nécessaire mais insuffisante au contrôle de sa « dérivélité » : c’est parce que la Constitution l’exige que la loi doit être l’exacte réplique de la directive, et c’est parce qu’elle en est la stricte reproduction que le juge n’est pas compétent pour en apprécier la validité. Ce sont donc bien les ressorts logiques du contrôle du respect de l’article 88-1 qui paraissent s’opposer à l’extension du principe de la jurisprudence issue de la décision 540 DC à l’ensemble des normes communautaires. Ce rapport de stricte reproduction normative apparaît donc central. Or lorsque l’on scrute les autres normes communautaires, la loi n’est plus à proprement parler prise dans un rapport de transposition mais d’exécution ou de mise en œuvre. Qu’il s’agisse de l’exécution législative d’un règlement, d’une décision de la Cour de justice ou même d’une stipulation du traité, la loi ne sera jamais transparente. Comme on l’a vu, la norme d’exécution d’une autre norme intervient tantôt pour préciser les détails des règles et principes posés par la norme première, pour déterminer les modalités de son application ou préciser ses termes afin d’en permettre l’application concrète ; tantôt la norme d’exécution fait figure d’« actes d’effectuation » au sens où elle lui donne effet voire optimise son effectivité. Toujours elle ajoute, précise et permet à ce titre l’exécution de la norme supérieure. Telle est sa fonction normative. Par hypothèse, elle ne saurait être un acte transparent, sauf à ne faire que répliquer la norme communautaire qui n’en a pas besoin puisque par définition elle se caractérise par son effet direct et son applicabilité immédiate. On peut donc soutenir que l’intégration des directives communautaires à l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois de transposition constitue une exception d’interprétation stricte au principe d’exclusion formulé par le juge dans la décision IVG. B. Une mutation du rapport de constitutionnalité et de l’office du juge constitutionnel Le rapport de constitutionnalité s’en trouve donc enrichi d’un terme supplémentaire : la violation, certaines conditions étant remplies, d’une directive constitue une violation médiate du droit constitutionnel, et spécifiquement de l’article 88-1. 176 Cet article, dont on sait qu’il contient désormais le principe de primauté du droit communautaire ainsi qu’une exigence constitutionnelle dont résulte l’obligation de transposer les directives communautaires, a pour principale incidence contentieuse d’instaurer un nouveau rapport entre la loi et la norme communautaire. Par définition, le rapport de constitutionnalité est un rapport de validité. À ce titre, le contrôle de la constitutionnalité de la loi sanctionne la supériorité de la Constitution sur la norme législative en tant que la Constitution impose à la loi les conditions de sa validité juridique et qu’en cas de méconnaissance de ces conditions, l’acte législatif est réputé ne pas exister en tant que norme valide. C’est ce raisonnement qu’on retrouve au fondement du principe de la jurisprudence IVG : alors que le rapport de la loi à la Constitution est un rapport de validité sanctionné par un contrôle de l’existence juridique de la norme législative examinée, le rapport de la loi à la norme internationale est un rapport de compatibilité sanctionné par un contrôle de l’applicabilité de la norme législative qui ne met pas en jeu sa validité. Au caractère absolu et définitif du contrôle de constitutionnalité – caractère qui dérive du rapport sanctionné – s’oppose le caractère relatif et contingent du contrôle de conventionnalité – qui dérive lui aussi du rapport contrôlé. En conséquence, le juge est conduit à prendre acte d’une « différence de nature » entre constitutionnalité et conventionnalité. À partir de là, que l’on considère que l’article 88-1 ébranle cette différence de nature ou instaure un rapport nouveau entre la loi et la norme communautaire591, le constat s’impose. Sur le fondement de cette disposition, la directive communautaire et la loi sont pris dans un rapport de validité sanctionné dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité de la loi592. C’est bien ce rapport que sanctionne le juge constitutionnel dans sa jurisprudence récente en invalidant, dans une décision 543 DC, les dispositions législatives « qui méconnaissent manifestement l’objectif » des directives 2003/54/CE et 2004/55/CE et « qu’il y a lieu, dès lors, de déclarer contraires à l’article 88-1 de la Constitution »593. 591 Sur cette question, v. not. E. Bruce, « Faut-il intégrer le droit communautaire aux normes de référence du contrôle de constitutionnalité ? », RFDC, 2005, p. 539 et s. ; J. – M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert, « Droit communautaire et Constitution française : le débat est relancé », AJDA, 2004, p. 2265 et s. ; M. Gautier et F. Melleray, « Le refus du Conseil constitutionnel d’apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives transposant une directive communautaire », AJDA, 2004, p. 1539. 592 La question de savoir si ce rapport de validité est un rapport direct ou indirect sera traitée dans le paragraphe suivant puisqu’il s’agit alors de s’interroger sur la qualification et la valeur juridique de la norme communautaire : intervient-elle comme norme constitutionnelle d’origine externe ou bien comme norme extérieure à la Constitution et intégrée comme norme de référence du contrôle de l’article 61 en raison du renvoi implicite opéré par l’article 88- 1 ? 593 C.C n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Rec. p. 120.. Sur la question du contrôle de la loi au regard de la directive, v. spécialement A. Levade, « Le Palais-Royal aux prises avec la constitutionnalité des actes de 177 Le principe d’une confrontation de la loi à la directive qu’elle transpose ressortait implicitement des décisions formant la jurisprudence « économie numérique »594. La jurisprudence opère ensuite un véritable saut qualitatif : il ne s’agit plus là d’une vérification destinée à déterminer l’étendue de la compétence du juge595 mais bien d’examiner la validité de la loi déférée. Saut qualitatif qui ne va pas sans poser problème pour le Conseil constitutionnel. Ce dernier intervient, comme on sait, dans un cadre procédural particulier qui induit de sérieuses difficultés lorsqu’il s’agit de vérifier, dans le délai d’un mois posé par l’article 61 de Constitution, la conformité de la loi à la directive, alors que la portée de cette dernière peut s’avérer délicate à apprécier. Il s’agit donc de concilier les exigences contradictoires des articles 88-1 et 61 de la Constitution596. Tout indique que la conciliation opère au profit des exigences « spécifiques » de l’article 61 de la Constitution. C’est ce qui apparaît dans le considérant de principe sur cette question : « considérant […] que, devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne ; qu'il ne saurait en conséquence déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution qu'une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour objet de transposer ; qu'en tout état de cause, il revient aux autorités juridictionnelles nationales, le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre préjudiciel »597. Les conditions pratiques dans lesquelles le Conseil opère le contrôle de la constitutionnalité de la loi l’empêchent donc d’exercer un contrôle entier de la conformité de la loi à la directive qu’elle transpose, et ne l’autorisent pas à surseoir à statuer en vue de participer à la « coopération juridictionnelle » institutionnalisée par l’article 234 T. CE. C’est donc par le recours au contrôle restreint de l’erreur manifeste que le juge entreprend de sanctionner la violation de l’article 88-1. transposition des directives communautaires », RFDA, 2007, p. 564 et s. ; G. Marcou, « L'exigence constitutionnelle de transposition des directives et les tarifs réglementés de l'électricité et du gaz », AJDA, 2007, p. 473 et s. ; J. – P. Kovar, « Vers un statut du droit d'exécution du droit communautaire dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Europe, 2007, p. 4 et s. 594 v. B. Mathieu, « Le Conseil constitutionnel conforte la construction européenne en s’appuyant sur des exigences constitutionnelles nationales », Paris, Dalloz, 2004, p. 1739. 595 Dans la jurisprudence de l’été 2004 la confrontation implicite de la loi à la directive constitue l’opération préalable au contrôle du juge constitutionnel car c’est seulement si la loi ne tire pas les conséquences qui s’imposent évidemment que le Conseil recouvre sa compétence pour contrôler sa constitutionnalité. La question de la sanction de la violation par la loi des dispositions de la directive restait donc posée. 596 En ce sens, v. P. Cassia et E. Saulnier-Cassia parlent de « contradiction interne à la Constitution », in « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 33. 597 C.C n° 2006-540 DC, précitée, cons. n° 20. 178 Or il y a quelque contradiction à déduire de l’exigence constitutionnelle de l’article 88-1, véritable pierre angulaire de la « jurisprudence européenne » récente du Conseil598, une simple exigence de non-contradiction manifeste. Le renvoi aux « autorités juridictionnelles nationales », seules compétentes selon le Conseil pour « saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre préjudiciel » permet sans doute de compenser les insuffisances du contrôle de l’erreur manifeste de transposition, mais ne va pas sans poser problème. En effet, l’élaboration d’un réseau juridictionnel de garantie de l’exigence constitutionnelle de l’article 88-1 a pour principale conséquence d’affaiblir nettement l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel. Comme le soulignent les professeurs P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « en se reconnaissant ainsi un droit à l’erreur, le Conseil constitutionnel met en pièces à la fois les dispositions de l’article 62 de la Constitution et le principe gouvernant la décision IVG du 15 janvier 1975 »599. D’une part en effet on ne voit pas comment concilier le principe de l’autorité absolue de chose jugée attribuée aux décisions du Conseil constitutionnel par le second alinéa de l’article 62 de la Constitution et l’autorisation expresse délivrée par le Conseil aux juges ordinaires de contredire une décision de conformité de la loi à l’article 88-1. D’autre part et symétriquement, en autorisant voire en habilitant les juges « ordinaires » à le contredire, le juge constitutionnel mine le caractère absolu et définitif de son contrôle. En déclarant les dispositions d’une loi incompatibles avec le contenu de la directive qu’elle entend transposer, le juge administratif ou judiciaire prend position sur la conformité de la loi à l’article 88-1. Cette position, dans l’hypothèse où le Conseil a eu à se prononcer sur cette question, contredit la décision de ce dernier. Certes, les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité doivent être dissociés, mais sur le fond, le Conseil constitutionnel, en infraction avec les dispositions des articles 61 et 62, alinéa 2 de la Constitution, clive le contrôle de constitutionnalité et les décisions prises sur son fondement. Signalons cependant qu’en pratique, le juge constitutionnel compense ce risque par l’exercice de son pouvoir d’interprétation, lequel a vocation à jouer pleinement sur les dispositions de la directive dès lors qu’elle lui sert de norme de référence600. Il ressort du 29ème 598 A. Levade, « La constitutionnalité des lois de transposition entre conformité et compatibilité. Esquisse d’un bilan de la jurisprudence « européenne » récente du Conseil constitutionnel », Renouveau du droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur de L. Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, 1784 p., p. 1291 et s., p. 1305. 599 P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 33. 600 Voir le commentaire de la décision 543 DC, disponible sur le site du Conseil constitutionnel : www.conseilconstitutionnel.fr/cahiers/ccc22/jurisp543.htm. Le Conseil y affirme « avoir examiné avec soin les dispositions de la directive que la loi déférée avait pour objet de transposer ». 179 considérant de la décision du 27 juillet 2006 que le Conseil se livre à une interprétation des dispositions de la directive communautaire « éclairées par ses propres considérants ». Plus largement, la lecture des considérants 28 à 30 de cette décision conforte l’idée que, recourant implicitement à la théorie de l’acte clair, le juge constitutionnel compense l’impossibilité de renvoyer à la CJCE par l’exercice d’une compétence propre en interprétation. Si celle-ci ne saurait être dite authentique et demeure susceptible de contradiction par la Cour de justice, saisie sur renvoi des juges ordinaires notamment, c’est sur le fondement de son interprétation des normes en présence que le juge conclut à une non incompatibilité manifeste sous réserve601. On est donc conduit à constater, avec A. Levade, que « le choix du Conseil constitutionnel de s’en tenir à un contrôle de l’incompatibilité manifeste ne le conduit pas pour autant à s’autocensurer ». En réalité, la reconnaissance de sa compétence pour contrôler la conformité de la loi à la directive qu’elle transpose implique mécaniquement l’exercice d’un pouvoir d’interprétation des normes en jeu. En conséquence, l’hypothèse d’un conflit de jurisprudence entre les juges « ordinaires », compétents pour exercer un contrôle normal de compatibilité, et le Conseil constitutionnel, qui exerce un contrôle de la non incompatibilité manifeste, a vocation à demeurer rare, pour ne pas dire exceptionnel. Reste qu’avec les décisions 540 et 543 DC, le juge constitutionnel réussit un tour de force : enrichir le rapport de constitutionnalité tout en affaiblissant l’autorité de ses décisions. De prime abord, l’intégration de certaines normes de droit communautaire à l’ensemble des normes de référence constitue une atteinte à l’autonomie constitutionnelle. Replacée dans le cadre général de la « jurisprudence communautaire » récente du Conseil constitutionnel, elle est fondée – comme la constitutionnalisation d’éléments tirés du droit communautaire – sur l’article 88-1 de la Constitution. Une telle interprétation du dispositif de l’article 88-1 se justifie au regard de sa finalité : préserver la suprématie constitutionnelle. En d’autres termes, la suprématie de la Constitution ne fonde pas l’autonomie du rapport de constitutionnalité, mais seulement les atteintes explicites qui lui sont portées en jurisprudence. 601 Voir les considérants 30 et 31 de la décision 540 DC, dans lesquels le Conseil formule une réserve d’interprétation de la loi, sachant qu’une telle réserve impose au préalable d’avoir clairement déterminé la signification de la norme de référence. 180 Section II. La constitutionnalisation des normes d’origine externe On parle de constitutionnalisation pour décrire le mécanisme d’intégration à la Constitution de normes d’origine externe, qu’elles soient internationales ou supra-nationales. En première analyse, une telle intégration de normes produites dans des systèmes juridiques tiers par rapport à la Constitution semble porter atteinte à son autonomie. Pour autant, celle-ci doit s’apprécier à l’aune du degré d’ouverture du système constitutionnel. En d’autres termes, les modalités d’intégration du droit d’origine internationale ou supra-nationale sont décisives pour apprécier la mise en cause de l’autonomie constitutionnelle. Dans cette perspective, il convient de distinguer entre la constitutionnalisation du droit international non conventionnel, opérée sur le fondement du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (§I) et la constitutionnalisation du droit communautaire, fondée sur l’article 88-1 de la Constitution (§II). §I. La constitutionnalisation opérée sur le fondement de l’alinéa 14 du Préambule de 1946 C’est seulement à partir de la décision du 9 avril 1992, dite Maastricht I, qu’on peut considérer avec certitude602 que le juge, jusque-là très prudent, range parmi les normes de 602 Avant 1992, la jurisprudence constitutionnelle marquée d’ambiguïtés, laisse planer le doute. Une première décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975 (Rec. p. 26) a fait débat. Le juge y affirme « que l’île de Mayotte fait partie de la République française ; que cette constatation ne peut être faite que dans le cadre de la Constitution, nonobstant toute intervention d’une instance internationale, et que les dispositions de la loi déférée au Conseil constitutionnel qui concernent cette île ne mettent en cause aucune règle du droit public international ». Certains auteurs ont pu considérer que le juge s’est abstenu de prendre position sur les moyens tirés de la violation du droit international (En ce sens, v. L. Favoreu, « Chronique constitutionnelle française », RDP, 1976, p. 557 et s., spéc. p. 562, ainsi que « Le Conseil constitutionnel et le droit international », AFDI, 1977, p. 95 et s., spéc. p. 109 ; B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 378) ; d’autres y ont vu les prémices d’une protection des principes du droit public international dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité de la loi (v. F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel, T. 1, Organisation et Attributions, Paris, Economica, 1997, p. 179 ; Nguyen Quoc Dinh, « Le Conseil constitutionnel français et les règles du droit public international », art. cit., p. 1011). Par la suite, le débat a rebondi à l’occasion des décisions « Nationalisations », v. C.C. n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec. p. 18 et n° 82-139 DC du 11 février 1982, Rec. p. 31. Dès lors que, selon les auteurs de la saisine, la plupart des nationalisations touchaient des biens et des filiales situées à l’étranger, la réforme mettait nécessairement en cause le principe de droit international public interdisant 181 référence du contrôle de la compatibilité à la Constitution les dispositions du quatorzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946603. L’intégration est explicite : au titre des « normes de référence du contrôle institué par l’article 54 de la Constitution » figure, au onzième considérant de la décision, « le Préambule de la Constitution de 1946 [qui] proclame, dans son quatorzième alinéa, que la République française « se conforme aux règles du droit public international »604. Cette référence, qui illustre une volonté de « valoriser l’apport du Préambule de la Constitution de 1946, au regard des dispositions de valeur constitutionnelle relatives à l’exercice de la souveraineté nationale »605, marque le point de départ d’un processus de constitutionnalisation d’éléments sélectionnés par le Conseil constitutionnel (B) parmi les normes de droit international non écrit (A). A. La constitutionnalisation des principes généraux du droit international La règle pacta sunt servanda est initialement utilisée comme instrument de délimitation du cadre du contrôle des traités internationaux. Lorsqu’en avril 1992, le juge la d’attacher aux nationalisations un effet extraterritorial. Dans les deux décisions, le juge se contente d’affirmer que « les limites éventuelles rencontrées hors du territoire national en ce qui concerne les effets de ces nationalisations constitueraient un fait qui ne saurait restreindre en quoi que ce soit l’exercice de la compétence dévolue au législateur par l’article 34 de la Constitution ». En conséquence, le Conseil ne retient pas le moyen soulevé. Comme dans la décision de 1975, une lecture « constitutionnaliste » (v. L. Favoreu, « Une grande décision », in Nationalisations et Constitution, Nationalisations et Constitution, dir. L. Favoreu, Paris, Économica – PUAM, 1982, p. 19 et s., spéc. p. 53) s’oppose à une autre « internationaliste » (v. not. J. –M. Bischoff, RCDIP, 1982, p. 353 et B. Goldman, « Les décisions du Conseil constitutionnel relatives aux nationalisations et le droit international », JDI, 1982, p. 275 et s.) sans qu’aucun argument décisif ne permette de trancher entre elles. Postérieurement à ces deux décisions, le Conseil sera à nouveau saisi de moyens tirés de la violation de règles ou principes de droit international non conventionnel sans que ses décisions n’apportent de nouveaux enseignements sur cette question (v. notamment, C.C. 80-116 DC du 17 juillet 1980, Rec. p. 36 où il est question d’une convention franco-allemande additionnelle à une autre convention internationale de sorte que le juge se borne à reprendre le déclinatoire de compétence formulé dans la IVG (v. not. cons. n°7). Sur cette décision, v. RGDIP, 1981, p. 202 et s., note Vallée. ; R.A., 1981 p. 143 et s. note Villiers, ainsi que L. Favoreu, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP, 1980, p. 1640 et s. Voir aussi C.C. 85-196 DC du 8 août 1985, Rec. p. 65 où le juge se borne à statuer sur la recevabilité d’un moyen dirigé contre une disposition anormative de la loi alors considérée insusceptible « de censure constitutionnelle » ; AJDA, 1985, p. 605, note L. Hamon ; RDP, 1986, p. 395, chron. L. Favoreu ; D. 1986, p. 45, note F. Luchaire. Tout au plus peut-on déduire de cette série de décisions que, contrairement aux normes de droit international conventionnel, le juge n’a pas expressément fermé la porte à l’intégration des règles et principes visés par le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 au corpus des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. 603 Certains auteurs ont d’ailleurs interprété la décision Maastricht I comme marquant « l’avènement de certaines règles de droit public international au rang des normes constitutionnelles de référence », F. Moderne, « Y a-t-il des sources complémentaires de la Constitution dans la jurisprudence constitutionnelle française ? », LPA, 7 octobre 1992, n°121, p. 7 et s., p.12. 604 C.C. n° 92-308 DC du 9 avril 1992, Rec. p. 55, cons. n° 11. 605 B. Genevois, « Le Traité sur l’Union européenne et la Constitution – À propos de la décision n° 92-308 DC du 9 avril 1992 », RFDA, 1992, p. 373 et s., p. 383. 182 mobilise pour la première fois, ce n’est pas en vue d’y confronter le traité examiné, mais pour justifier l’étendue de son contrôle. Saisi d’un traité ou d’un accord qui modifie ou complète un ou plusieurs engagements internationaux déjà intégrés à l’ordre juridique interne, le juge considère qu’il convient d’interpréter et de déterminer la portée de l’engagement contrôlé à la lumière des engagements précédemment ratifiés606. En outre, la référence à la règle pacta sunt servanda, qui implique que tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi, justifie l’exclusion de la jurisprudence applicable, depuis la décision n° 85-187 DC, aux lois déjà promulguées607. Contrairement à ces dernières, le traité ratifié semble bien bénéficier d’un authentique « brevet de constitutionnalité »608 et ne peut voir sa constitutionnalité mise en cause une fois entré dans l’ordre juridique609. Cette règle coutumière du droit international, codifiée par l’article 26 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, permet donc au juge de marquer la spécificité des engagements internationaux tirée de leur dimension contractuelle en distinguant leur régime contentieux de celui de la loi ordinaire. En somme le principe de bonne foi joue seulement comme instrument d’autolimitation du juge et d’encadrement de son contrôle : la règle pacta sunt servanda lui interdit de se reconnaître un pouvoir jurisprudentiel de dénonciation unilatérale de traités ratifiés. 606 C.C. n° 92-308 DC, préc., cons. n° 7 et 8 : « Considérant que le quatorzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution de 1958, proclame que la République française "se conforme aux règles du droit public international" ; qu'au nombre de celles-ci figure la règle Pacta sunt servanda qui implique que tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi […]. Considérant qu'il appartient au Conseil constitutionnel, saisi, au titre de la procédure instituée par l'article 54 de la Constitution, d'un traité qui modifie ou complète un ou plusieurs engagements internationaux déjà introduits dans l'ordre juridique interne de déterminer la portée du traité soumis à son examen en fonction des engagements internationaux que ce traité a pour objet de modifier ou compléter ». 607 C.C. n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Rec. p. 43. Le juge admet la possibilité d’un contrôle de la loi promulguée en affirmant que « la régularité au regard de la Constitution des termes d’une loi promulguée peut être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ». Pour une application, v. C.C. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Rec. p. 51 ; v. J. – P. Camby, « La loi promulguée, frappée d’inconstitutionnalité ? », RDP, 1999, p. 653 et s. et B. Bonnet, « L’amorce d’une véritable “révolution juridique” : la réponse du juge ordinaire et du Parlement à la censure par le Conseil constitutionnel d’une loi promulguée », RFDA, 2005, p. 1049 et s. 608 v. N. Lenoir, « Les rapports entre le droit constitutionnel français et le droit international… », art. cit., p. 18 et s. 609 Le principe d’incontestabilité du traité entré dans l’ordre juridique interne ne connaît que deux exceptions que le juge formule dans la décision Maastricht II : « Considérant que lorsque le Conseil constitutionnel, saisi en application de l'article 54 de la Constitution, a décidé que l'autorisation de ratifier en vertu d'une loi un engagement international est subordonnée à une révision constitutionnelle, la procédure de contrôle de contrariété à la Constitution de cet engagement, instituée par l'article précité, ne peut être à nouveau mise en oeuvre, sauf à méconnaître l'autorité qui s'attache à la décision du Conseil constitutionnel conformément à l'article 62, que dans deux hypothèses ; d'une part, s'il apparaît que la Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité ; d'autre part, s'il est inséré dans la Constitution une disposition nouvelle qui a pour effet de créer une incompatibilité avec une ou des stipulations du traité dont s'agit », C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 5. 183 Lorsqu’on s’interroge sur la valeur de cette norme introduite par le juge dans le contentieux de la compatibilité à la Constitution, l’analyse donne à voir une jurisprudence ambiguë. À cet égard, la décision n° 98-408 DC, Traité portant statut de la Cour pénale internationale, s’avère particulièrement riche610. Dans un considérant dont il convient de souligner l’importance, le juge fait, pour la première fois, référence à la catégorie des « principes généraux du droit international »611 en affirmant « que le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que, sur le fondement des dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946, la France puisse conclure des engagements internationaux en vue de favoriser la paix et la sécurité du monde et d'assurer le respect des principes généraux du droit public international ; que les engagements souscrits à cette fin peuvent en particulier prévoir la création d'une juridiction internationale permanente destinée à protéger les droits fondamentaux appartenant à toute personne humaine, en sanctionnant les atteintes les plus graves qui leur seraient portées, et compétente pour juger les responsables de crimes d'une gravité telle qu'ils touchent l'ensemble de la communauté internationale ; qu'eu égard à cet objet, les obligations nées de tels engagements s'imposent à chacun des États parties indépendamment des conditions de leur exécution par les autres États parties ; qu'ainsi, la réserve de réciprocité mentionnée à l'article 55 de la Constitution n'a pas lieu de s'appliquer ». La portée d’une telle référence fait question. On peut soutenir que le respect des principes généraux du droit international constitue un objectif constitutionnel au même titre que l’organisation et la défense de la paix. Aux termes de la décision, c’est en effet « en vue d’assurer le respect des principes généraux du droit public international » que la France peut conclure des engagements internationaux. La poursuite d’un tel objectif, qui résulte du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 tel que l’interprète le juge constitutionnel, justifie ainsi la conclusion d’un traité international potentiellement attentatoire au principe de la souveraineté nationale. En d’autres termes, la compatibilité du traité examiné avec la Constitution paraît résulter d’une opération de conciliation entre l’objectif mentionné et le principe de souveraineté nationale ce qui implique qu’il s’agirait là d’un objectif de valeur constitutionnelle. Comme on sait, les objectifs de valeur constitutionnelle forment une catégorie de normes constitutionnelles 610 C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Rec. p. 29. Principes dont on peut se demander s’ils ne sont pas alors conçus comme l’équivalent des « règles du droit public international ». Dans le sens d’une telle assimilation, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 412. 611 184 particulières, qui concrétisent toutes un but d’intérêt général et assument une même fonction de limitation des règles et principes de valeur constitutionnelle612. Dans cette perspective, comme l’explique A. Roblot-Troizier, « l’objectif qui consiste, pour un engagement international, à favoriser le respect des principes généraux du droit international permet de nuancer le caractère absolu du principe de souveraineté nationale et, de la sorte, un compromis peut être trouvé entre un principe constitutionnel et la réalisation d’un intérêt général »613. Nonobstant le fait que la qualification d’objectif de valeur constitutionnelle n’apparaît pas dans la décision 408 DC, une telle interprétation repose sur une exacte compréhension de la nature essentiellement fonctionnelle de cette catégorie de normes constitutionnelles. Elle implique d’admettre que les principes généraux du droit international sont hissés, en qualité d’objectif de valeur constitutionnelle, au rang de normes constitutionnelles. En outre, dans le 32ème considérant de la décision, le juge mobilise le principe bona fides en vue de justifier une atteinte au principe de souveraineté nationale : « considérant, d'une part, que les stipulations du traité qui apportent des restrictions au principe de complémentarité de la Cour par rapport aux juridictions criminelles nationales, dans les cas où l'État partie se soustrairait délibérément aux obligations nées de la convention, découlent de la règle "Pacta sunt servanda", en application de laquelle tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ; que ces dispositions fixent limitativement et objectivement les hypothèses dans lesquelles la Cour pénale internationale pourra se déclarer compétente ; que, par suite, elles ne méconnaissent pas les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale »614. Ici, deux interprétations de la décision, peuvent être développées. On peut d’abord considérer que ce n’est pas le principe constitutionnel de souveraineté nationale que le juge oppose au traité international lorsqu’il en vérifie la compatibilité à la Constitution, mais le standard jurisprudentiel des conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. Dans cette perspective, la référence à la règle pacta sunt servenda ne fonde pas la compatibilité avec la Constitution des exceptions faites au principe de complémentarité615. 612 Ils peuvent aussi s’analyser comme des normes de limitation des normes constitutionnelles. Sur ce point, v. infra Partie II, Titre II, Chapitre I, Section II, p. 315 et s. 613 A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 417. 614 C.C. n° 98-408 DC, préc., cons. n° 32. 615 Principe essentiel au dispositif examiné par le Conseil dans cette décision, le principe de complémentarité est affirmé dans le Préambule du statut et ses modalités d’application sont définies aux articles 17 à 20. Concrètement, la juridiction internationale ne se substitue pas aux juridictions internes sauf dans l’hypothèse où 185 Comme le considérant cité semble en faire état, la norme de droit international intervient – exactement comme la référence au caractère limité et objectif des hypothèses dans lesquelles la Cour est compétente616 – comme un élément constitutif du standard constitutionnel, et non pas directement comme une norme constitutionnelle susceptible de faire contrepoids au principe de souveraineté nationale. Autrement dit, la règle pacta sunt servanda constituerait un instrument de détermination de l’atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. Il ne s’agirait pas alors d’une norme internationale constitutionnalisée par le juge, mais d’un paramètre que ce dernier prend en considération pour apprécier la compatibilité des engagements internationaux avec la Constitution. Une seconde interprétation consiste à soutenir que c’est sur le fondement de la règle pacta sunt servanda, que le juge admet des restrictions au principe de complémentarité de la juridiction de la Cour par rapport aux juridictions nationales, dans le cas où l’État partie se soustrairait sciemment aux obligations nées de la Convention. Rappelons que ce principe de complémentarité est un élément essentiel du statut de la nouvelle juridiction, en tant qu’il constitue le point d’équilibre entre le principe de souveraineté des États et les prérogatives de la Cour pénale internationale. En conséquence, toute atteinte à ce principe peut être interprétée comme une atteinte au principe de souveraineté de l’État. Dans cette perspective, si le principe de bonne foi justifie une telle atteinte, c’est qu’il est doté d’une valeur équivalente au principe de souveraineté. En ce sens, A. Roblot-Troizier considère que l’application de la règle pacta sunt servanda « autorise des dérogations aux compétences des juridictions internes dont la détermination est un attribut de la souveraineté nationale. [Elle] a donc la même valeur juridique que le principe auquel elle autorise une dérogation ; c’est-àdire une valeur constitutionnelle »617. En définitive, c’est le bilan d’activité pour l’année 1999, établi par le Conseil, qui permet de trancher entre ces deux interprétations. Il y est précisé que la décision n° 98-408 DC « constitutionnalise les principes généraux du droit international et confirme la constitutionnalisation de la règle “pacta sunt servanda”, déjà opérée par la décision Maastricht I du 9 avril 1992 »618. Aussi convient-il de se livrer à l’analyse des conséquences d’une telle intégration de règles du droit international non écrit dans la Constitution. ces dernières n’auraient pas pu ou pas voulu connaître elles-mêmes des crimes relevant de la compétence ratione materiae de la Cour. 616 Sur cet élément, v. L. Baghestani-Perrey, B. Mathieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle n° 21 2e partie », LPA, 20 septembre 1999, n° 187, p. 10. 617 A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 427. 618 Le Conseil explique qu’il est demeuré « fidèle à sa jurisprudence "IVG" de 1975 en refusant d'intégrer les accords internationaux dans le "bloc de constitutionnalité" et partant, de se livrer à un contrôle de 186 B. Une constitutionnalisation sélective Si le quatorzième alinéa du Préambule permet, dans le cadre du contrôle institué par l’article 54, de relativiser les exigences tirées du principe de souveraineté nationale, c’est parce que le juge accepte d’en faire dériver certaines normes de droit international. On peut donc regarder cette disposition comme une norme matricielle619. Dans les premières décisions faisant application de normes de droit international non conventionnel, le juge prend soin de souligner systématiquement le lien de rattachement au quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Ainsi dans la décision Maastricht I, le Conseil affirme qu’aux termes de cet alinéa, « la République française se conforme aux règles du droit international public [et qu’] au nombre de ces règles figure la règle pacta sunt servanda »620. De même, dans la décision 321 DC, cette règle est mentionnée comme « résultant du quatorzième alinéa du Préambule »621. Enfin, dans la décision 408 DC, alors qu’il n’est pas fait mention de la règle de bonne foi, le rattachement au Préambule de la Constitution de 1946 apparaît à nouveau explicitement pour fonder l’apparition des « principes généraux du droit international public » en contentieux constitutionnel622. Comme norme matricielle, le quatorzième alinéa joue le rôle d’« un diffuseur permanent des règles et principes du droit international général dans le corps de l’ordre juridique interne »623 ; reste à déterminer la portée de cette diffusion. Le quatorzième alinéa initie-t-il un mouvement « d’internationalisation de la Constitution »624 en organisant la conventionnalité des lois, cela ne l'empêche pas d'accueillir toujours plus largement le droit européen et international. Ainsi, la décision sur le traité "Cour pénale internationale" constitutionnalise-t-elle les principes généraux du droit international et confirme-t-elle la constitutionnalisation de la règle "Pacta sunt servanda", déjà opérée par la décision Maastricht I du 9 avril 1992 », Conseil constitutionnel, Bilan de l’année 1999, disponible sur le site de l’institution, www.conseil-constitutionnel.fr/bilan/bilan1999.htm. 619 L’expression est utilisée en doctrine pour exprimer l’idée d’engendrement entre normes et pour spécifier certaines normes « génératrices ». À notre connaissance, la paternité du terme revient à B. Mathieu qui, au milieu des années 90, militait en faveur de la reconnaissance et d’une analyse serrée de principes constitutionnels qualifiés de matriciels « en ce qu’ils engendrent d’autres droits de portée et de valeur différente ».V. B. Mathieu, « Pour une reconnaissance de « principes matriciels » en matière de protection des droits fondamentaux », D. 1995, chr. p. 211 et s. ainsi que « La dignité de la personne humaine : quel droit, quel titulaire ? », D. 1996, chr. p. 282 et s., ainsi que B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 422. Sur cette question, v. infra Partie II, Titre II, Chapitre III p. 367 et s. 620 C.C. n° 92-308 DC, préc., cons. n° 7, nous soulignons. 621 C.C. n° 93-321 DC du 20 juillet 1993, Rec. p. 193, cons. n° 36, nous soulignons. 622 C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, préc, cons. n° 12. 623 A. Berramdane, La hiérarchie des droits. Droits internes et droits européen et international, op. cit., p. 144. 624 v. H. Tourard, L’internationalisation des Constitutions nationales, Paris, LGDJ, 2000, 724 p. ; N. Maziau, Les Constitutions internationalisées. Aspects théoriques et essai de typologie, disponible sur le site du Centre de Recherche et de Formation sur le Droit constitutionnel comparé de Sienne (Italie) ; J.- D. Mouton, « Les mutations de la notion de Constitution et le droit international », in Les mutations de la notion de Constitution, 187 « réception » de l’intégralité du droit public international non écrit par le droit constitutionnel ? Une telle hypothèse ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes. La reconnaissance de la valeur constitutionnelle des règles visées par le quatorzième alinéa se heurte à une première difficulté tirée du principe posé par la jurisprudence IVG. Dès 1992, le professeur Moderne a souligné le caractère problématique de la référence jurisprudentielle faite aux règles du droit international non écrit, alors que le juge continue « à écarter les traités et accords internationaux régulièrement souscrits par la France de l’encadrement normatif »625. En effet, la coutume et les principes généraux du droit international sont marqués par une incertitude « existentielle », tenant à leur mode de formation, de reconnaissance et de sanction626 alors que le droit international conventionnel, droit écrit, satisfait aux exigences de la sécurité juridique. Compte tenu de la fonction fondatrice du système constitutionnel dans l’ordre juridique, on éprouve intuitivement quelques réserves à admettre l’incorporation à la Constitution de normes essentiellement incertaines et variables. La réception, en bloc, du droit international sur le fondement du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 pose en outre deux séries de problèmes627. En premier lieu, il convient de s’interroger sur ses conséquences sur la structure du système constitutionnel : elle pourrait impliquer une hiérarchie entre les normes constitutionnelles nationales et celles d’origine externe. En effet, admettre qu’un principe général du droit international, qui, à l’instar de la coutume internationale, trouve son origine et son mode de formation dans l’ordre international, s’intègre à l’ensemble constitutionnel en entre mondialisation et nouveaux conflits. Civitas Europa, 2001, n° 6, p. 23 et s. ; V. Constantinesco et S. PierreCaps, Droit constitutionnel. Paris, P.U.F., 2004, spéc. le Chapitre 2 consacré à « L’internationalisation des constitutions », p. 213 et s. ; et aussi, S. Torcol, Les mutations du constitutionnalisme à l’épreuve de la construction européenne. Essai critique sur l’ingénierie constitutionnelle, Thèse, Toulon, 2002. 402 p., spéc. pp. 179-206. 625 F. Moderne, « Y a-t-il des sources complémentaires de la Constitution dans la jurisprudence constitutionnelle française ? », LPA, 7 octobre 1992, n° 121, p. 13. 626 Catégorie qu’il convient de distinguer des principes généraux de droit international, v. P. – M. Dupuy explique qu’ « à l’inverse de la catégorie précédente [i. e. les principes généraux de droit international], ces principes sont propres au droit international. Leurs origines sont diverses mais ils sont essentiellement le produit de l’action conjuguée du juge international et de la diplomatie normative des États […]. Le caractère commun à ces principes tient à leur haut niveau d’abstraction et à leur extrême généralité, dont l’effet est de condenser le plus souvent la règle complexe en une formule simple », Droit international public, op. cit., p. 261. Concrètement, il s’agit d’un principe « découvert » par la Cour internationale de justice qui, ce faisant, insiste sur sa généralité et son caractère fondamental pour l’ordre juridique international. 627 On les retrouve dans le cadre de l’ouverture du système constitutionnel au droit communautaire où ils se posent de manière plus aiguë et feront en conséquence l’objet d’une analyse plus approfondie. 188 cette qualité, implique de distinguer une nouvelle catégorie de normes dans la Constitution. Le système constitutionnel serait donc composé de normes produites selon des procédures et des modalités différentes. Reste alors à savoir si une telle différenciation décrit une hiérarchie entre les normes de chaque catégorie. Concrètement, la réception du droit international non écrit lui permettrait de modifier le contenu de la Constitution en y ajoutant de nouvelles normes, alors que l’inverse est impossible puisque la révision de la Constitution, réglée par l’article 89, ne peut modifier la coutume internationale ou les principes généraux du droit international. La question est donc de savoir si un tel déséquilibre signale une hiérarchie entre les deux catégories de normes constitutionnelles. La réponse doit être négative. On doit considérer que cette dualité des modes de production des normes de valeur constitutionnelle est dépourvue de toute portée hiérarchique. Certes, la production du droit constitutionnel d’origine internationale échappe par principe à la compétence du législateur constitutionnel mais, en l’absence de rapport de validité entre les deux catégories de normes, manque le critère permettant d’identifier une relation hiérarchique. Soulignons du reste qu’à défaut de pouvoir compléter l’ensemble des normes constitutionnelles internationales ou d’en modifier les normes, le pouvoir de révision demeure compétent pour y déroger, en produisant une norme constitutionnelle contraire. Ainsi, en termes de valeur, il y a là une stricte égalité entre les normes. En second lieu, il convient de souligner que la réception de l’ensemble des règles du droit public international non écrit ruinerait l’autonomie normative du système constitutionnel. Si l’on admet que cette autonomie réside dans l’exclusivité de la compétence des organes internes pour produire le droit constitutionnel – en ce sens, le terme doit être pris dans son sens strict d’auto-production normative628 –, l’incorporation de normes produites par des pratiques ou organes étrangers au système constitutionnel porterait une atteinte décisive à son autonomie. Si, au plan théorique, rien n’interdit de concevoir le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution comme une norme de réception de l’intégralité du droit international non écrit, nous inclinons à penser, au vu des conséquences qu’emporterait une telle ouverture du système, que ce n’est pas l’interprétation retenue par le juge. La jurisprudence pertinente, dont on a souligné le caractère elliptique, paraît sanctionner l’hypothèse d’une 628 En ce sens, v. not. M. Troper, « La Constitution comme système juridique autonome », Droits, 2002, n° 35, p. 63 et s., spéc. p. 66. Soulignons que le principe d’autonomie du système constitutionnel n’est pas exactement réductible à cette dimension strictement formelle. Sur ce dernier point, v. infra Section II, Chapitre II, Titre II, Partie II, p. 347. 189 constitutionnalisation de certaines normes de droit international non écrit sélectionnées par le Conseil constitutionnel sur le fondement du quatorzième alinéa du Préambule de 1946. Dans cette seconde perspective, le droit international non écrit est intégré au système constitutionnel par le juge sur le fondement d’une habilitation implicite tirée du quatorzième alinéa. Une telle proposition implique une distinction entre deux points de vue sur la norme considérée : matériellement, elle est internationale ; formellement, en tant qu’elle est énoncée par un organe constitutionnel sur le fondement d’une norme constitutionnelle, elle est constitutionnelle. Autrement dit, d’un point de vue matériel, l’autonomie normative du système constitutionnel est atteinte par l’insertion de normes d’origine externe, alors qu’au point de vue formel, elle paraît préservée par la technique de la constitutionnalisation juridictionnelle de la norme internationale. Aussi peut-on considérer que le maintien de l’autonomie normative de la Constitution résulte de la technique d’intégration de la norme d’origine externe au système constitutionnel, procédé privilégié par le juge parce qu’il permet, comme cela ressort clairement de l’analyse de la constitutionnalisation de normes communautaires, de garantir la suprématie de la constitution. La valeur hiérarchique de la Constitution ne fonde donc qu’indirectement l’autonomie normative du système constitutionnel. Aucune des objections soulevées plus haut ne s’oppose à l’insertion, sous couvert de constitutionnalisation, de certaines normes issues du droit international à la Constitution. On retrouve là un processus comparable à la « découverte » d’un principe fondamental « contenu » par une loi républicaine et élevé au rang de norme constitutionnelle par le juge : le juge constitutionnel ajoute à l’ensemble des normes du système constitutionnel en sélectionnant parmi des normes qui lui sont initialement étrangères. Dès lors, comme pour les PFRLR, un tel phénomène révèle, au plan organique, un mouvement en forme de récursion, mouvement dont on se contentera ici de rappeler les principales caractéristiques pour en tirer quelques enseignements au sujet de la question qui nous occupe. Comme on l’a vu plus haut629, la conception traditionnelle de l’ordre juridique appréhende celui-ci comme un ensemble dont la structure est dite hiérarchique en ce que les normes et les organes producteurs de normes sont placés dans une situation de subordination ou de supériorité les uns par rapport aux autres. Cette structuration hiérarchique se décline, par principe, exclusivement sur le mode linéaire : la liaison entre les niveaux de la 629 cf. supra Titre I, Chapitre I, Section II, § II, B. p. 61 190 « pyramide » opère en sens unique, de haut en bas. Au point de vue organique, l’une des conséquences de la conception de l’ordre juridique comme un ensemble hiérarchisé réside dans « le fait que l’application d’une norme juridique constitue une activité subordonnée par rapport à sa création, et qu’il ne peut exister entre elles qu’une relation purement linéaire et hiérarchique, l’inférieure étant toujours fondée et déterminée par la supérieure »630. La récursion représente la figure inversée de la hiérarchie ; elle inverse le mouvement linéaire descendant qui l’anime. Or, au plan organique, l’hypothèse de la constitutionnalisation juridictionnelle de normes tirées du droit international non écrit révèle un mouvement en forme de récursion : c’est bien l’organe d’application de la norme constitutionnelle qui décide de son contenu. L’habilitation implicitement contenue dans le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 n’y change rien : l’organe bas décide seul de l’existence de la norme haute. En conséquence, la suprématie constitutionnelle est préservée, mais au prix d’un renversement de la hiérarchie entre les organes qui permet incidemment de maintenir, formellement, l’autonomie normative du système constitutionnel. §II. La constitutionnalisation opérée sur le fondement de l’article 88-1 de la Constitution De prime abord, la décision 505 DC du 19 novembre 2004 paraît moins ambiguë que celle du 22 janvier 1999. Au moins permet-elle de tenir pour acquis deux éléments de première importance. D’une part, le juge considère que le législateur constitutionnel a reconnu, par l’article 88-1 de la Constitution, l’ordre juridique communautaire comme un ordre juridique spécifique – c’est-à-dire autonome du droit international public – et intégré à l’ordre juridique interne631. D’autre part, il résulte du même article que la portée du principe 630 F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, FUSL, 1987, p. 183. C.C. n° 04-505 DC, préc. cons. n° 11 : « Considérant, en second lieu, qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : “La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences” ; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ». 631 191 de primauté du droit de l’Union européenne est compatible avec la Constitution et le principe de souveraineté nationale632. Ainsi, l’article 88-1 fonde l’intégration de l’ordre juridique communautaire, composé de normes dotées de la primauté, au droit interne. Reste à déterminer la portée d’une telle constitutionnalisation. À cet égard, deux interprétations peuvent être développées. Prise dans un sens large, cette constitutionnalisation viserait, en bloc, l’intégralité du droit de l’Union. L’article 88-1 de la Constitution formulerait une norme d’ouverture totale du système constitutionnel au droit communautaire633 (A). Prise dans un sens étroit, elle n’opèrerait pas nécessairement au niveau constitutionnel, et la constitutionnalisation du principe de primauté n’impliquerait pas celle de l’intégralité du droit communautaire. Il s’agirait alors d’une constitutionnalisation résiduelle et sélective, opérée par le juge sur le fondement de l’article 88-1 (B). A. L’hypothèse d’une ouverture du système constitutionnel à la totalité du droit communautaire L’incorporation du droit communautaire n’irait pas sans conséquence sur la structure de la Constitution : elle entraînerait un morcellement de l’ensemble que forme les normes constitutionnelles, et poserait la question de leur hiérarchisation. Celle-ci mérite d’être examinée à un double point de vue. En effet, tant du point de vue du mode de production des normes (a) que de l’articulation entre ses normes (b), le système constitutionnel verrait son organisation profondément modifiée par une réception de l’intégralité du droit communautaire. 632 ibid. cons. n° 13 : « Considérant que, si l'article I-1 du traité substitue aux organisations établies par les traités antérieurs une organisation unique, l'Union européenne, dotée en vertu de l'article I-7 de la personnalité juridique, il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité, et notamment du rapprochement de ses articles I-5 et I-6, qu'il ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit de l'Union telle qu'elle résulte, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l'article 88-1 de la Constitution ; que, dès lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas de révision de la Constitution ». 633 Certains membres de la doctrine appellent une telle ouverture de leurs vœux. Ainsi les prof. P. Cassia et E. Saulnier-Cassia considèrent qu’« une […] lecture de l’article 88-1 de la Constitution […] qui intégrerait l’ensemble du droit de l’Union européenne au sein des normes constitutionnelles avec rang de priorité, permettrait d’éviter tout conflit entre les deux ordres juridiques tout en préservant le coeur de la souveraineté nationale : si l’exigence de participation aux Communautés et à l’Union européenne a bien une portée normative, et pas seulement déclarative, cette exigence constitutionnelle ne saurait se traduire par une simple obligation faite aux pouvoirs publics de transposer les directives ». P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 31. 192 a. Des normes constitutionnelles différenciées selon leur mode de production Sans qu’il soit indispensable de rentrer dans les détails techniques de la production des normes communautaires par chaque organe du système communautaire634, une première série de difficultés apparaît concernant le mode de révision des normes de droit communautaire incorporées à la Constitution. Par définition, les normes constitutionnelles sont soumises à un même mode de formation et de réformation. De ce point de vue, la constitutionnalisation en bloc du droit communautaire fait ici problème. L’argument tiré de la source constitutionnelle de l’incorporation est d’une portée toute relative. Si en effet, la révision de l’article 88-1 est réglée par la procédure constitutionnelle de l’article 89, il en va autrement des normes communautaires incorporées. Quelles que soient les normes auxquelles on s’attache, elles sont élaborées, au terme de procédures souvent complexes, par des organes supranationaux – Conseil, Commission, Parlement européen, Cour de Justice – inconnus du dispositif de l’article 89 de la Constitution. Une première césure dans le système constitutionnel serait donc consécutive au clivage entre des normes constitutionnelles « simples », celles dont la révision est réglée par la procédure constitutionnelle de production du droit constitutionnel, et des normes constitutionnelles « communautaires », ou « complexes », dont la révision serait commandée par un ensemble de normes supranationales. Une telle fracture doit être analysée dans ses effets hiérarchisants. Si l’on ne peut pas déduire de la distinction entre leur mode de production un quelconque rapport de validité entre les normes constitutionnelles « simples » et les normes constitutionnelles « communautaires » – les unes ne dérivant pas des autres et aucune n’étant soumise à une obligation de conformité à l’autre – on peut cependant avancer qu’une gradation dans la rigidité constitutionnelle apparaît. Alors que la révision de la norme d’origine communautaire apparaît plus complexe que celle d’origine interne, on peut penser que l’ensemble des normes constitutionnelles « communautaires » primerait hiérarchiquement l’ensemble des normes constitutionnelles simples. Il reste cependant difficile de soutenir que ce droit communautaire constitue une forme constitutionnelle supérieure, alors qu’il tire son existence, comme norme 634 Sur cette question, on renvoie aux ouvrages généraux de droit communautaire institutionnel. Voir notamment, A. Masson, Droit communautaire : droit institutionnel et droit matériel, Bruxelles, Larcier, 2008, 535 p. ; C. Bluman et L. Dubouis, Droit institutionnel de l’Union européenne, Paris, Litec, 2007, 653 p. ; G. Isaac et M. Blanquet, Droit général de l’Union européenne, Paris, Sirey, 2006, 539 p. ; J. – P. Jacqué, Droit institutionnel de l’Union européenne, Paris, Dalloz, 2006, 779 p. 193 constitutionnelle, de sa réception par l’article 88-1 C. dont la modification n’obéit à aucune procédure spéciale. Nous sommes donc conduits à constater la complexité des modes de production des normes constitutionnelles : à la procédure de l’article 89 de la Constitution s’ajouterait un ensemble de procédures communautaires intégrées via l’article 88-1 de la Constitution, qui se présenterait dès lors comme une norme portant implicitement sur la production de normes constitutionnelles. À défaut de pouvoir établir un lien hiérarchique entre les deux procédures et les normes nées de leur mise en œuvre, on doit se borner à constater une dualité des modes de production du droit constitutionnel. En d’autres termes, la réception du droit communautaire par le truchement du dispositif de l’article 88-1 de la Constitution aurait pour conséquence directe d’accroître la complexité structurale du système constitutionnel, en ajoutant un nouveau mode de production des normes du système. b. La différenciation selon la force dérogatoire Toujours en considération de l’origine communautaire des normes intégrées par le truchement de l’article 88-1, l’articulation de ces normes avec les autres normes de la Constitution suscite certaines interrogations. En raisonnant à partir de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et à supposer que le juge ait entendu attribuer à la norme de l’article 88-1 une portée intégrative, on est conduit à distinguer entre trois catégories de normes constitutionnelles. La question de leur articulation se pose avec une acuité particulière lorsqu’on considère que c’est en bloc que l’article 88-1 incorpore le droit communautaire. Ce sont alors deux lignes de fractures complexes qui cohabitent au sein de la catégorie composite des normes de valeur constitutionnelle. Ces deux lignes peuvent être présentées sous forme de tableau : Normes Normes communautaires intégrées par le Normes constitutionnelles canal de l’article 88-1 de la Constitution constitutionnelles « inhérentes à non inhérentes à l’identité l’identité constitutionnelle Normes de droit communautaire originaire constitutionnelle de la France » Normes de droit communautaire dérivé de la France 194 Une première colonne se compose des règles et principes constitutifs de la réserve de constitutionnalité élaborée par le juge ; une seconde, rassemble les normes « contenues » par la disposition de l’article 88-1 de la Constitution : ce sont les normes constitutionnelles d’origine communautaire intégrées selon la taxinomie propre à l’ordre juridique dont elles proviennent635; la troisième regroupe l’ensemble des « autres » normes constitutionnelles. C’est par le mécanisme de la dérogation que le juge articule les normes appartenant aux différents sous-ensembles indiqués. Aux termes de la jurisprudence, une loi qui transpose une directive communautaire pourra, sur le fondement de l’article 88-1, déroger à l’ensemble des normes constitutionnelles, à l’exclusion de celles qui relèvent de la réserve de constitutionnalité élaborée par le juge. On peut donc distinguer entre les normes de la Constitution à raison de leur force dérogatoire, et poser la question de la nature hiérarchique d’une telle gradation. S’agissant du rapport entre les normes inhérentes à l’identité constitutionnelle française et celles « contenues » par l’article 88-1, l’application de la règle de conflit de normes lex specialis paraît exclure l’hypothèse d’une articulation hiérarchique. On explique alors que les normes inhérentes à l’identité constitutionnelle de la France peuvent déroger, en qualité de dispositif spécial, à l’exigence générale de transposition des directives. Parfaitement admissible dans le cadre d’une interprétation minimaliste de l’article 88-1 de la Constitution636, l’explication tombe dès lors qu’on conçoit celui-ci comme un dispositif de constitutionnalisation de l’ensemble des normes communautaires : rien n’autorise à considérer que les normes constitutionnelles d’origine communautaire seront systématiquement plus générales que celles inhérentes à l’identité constitutionnelle française. Par ailleurs, lorsque l’on prend en compte le dernier sous-ensemble, celui des normes non inhérentes à l’identité constitutionnelle nationale, ni le critère de la spécialité ni le critère chronologique ne 635 Sur ce point, v. not. P. – Y. Monjal, Recherches sur la hiérarchie des normes communautaires, Paris, LGDJ, 2000, 629 p. 636 En ce sens, Olivier Gohin explique qu’il s’agit alors : « de recourir à la technique devenue classique de la conciliation entre deux dispositifs constitutionnels distincts : le dispositif constitutionnel général en faveur de la transposition par la loi des directives communautaires (Constitution révisée, art. 88-1) et tout dispositif constitutionnel spécial en faveur notamment de telle ou telle liberté fondamentale, méconnue par cette loi de transposition […]. Et, comme il se doit, c’est alors le dispositif spécial qui est privilégié par rapport au dispositif général » (O. Gohin, note sous CC 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, JCP – La semaine juridique administrations et collectivités territoriales, 2004, n° 40-41, p. 1263 et s., p. 1264). 195 parviennent à expliquer – de manière systématique – le régime de ces normes auxquelles la loi, sur le fondement de l’article 88-1, pourra toujours déroger. C’est alors au critère hiérarchique qu’une partie de la doctrine s’en remet637. Or le recours à la hiérarchie nous paraît insusceptible d’expliquer cette gradation entre les normes selon leur force dérogatoire. En effet, le rapport dérogatoire est équivoque au plan de la hiérarchie entre les normes : s’il a partie liée avec le rapport hiérarchique qu’il peut signaler, il n’en constitue pas pour autant un instrument fiable d’identification. C’est seulement lorsque la norme B se verra déclarée illicite au motif qu’elle déroge à la norme A que l’on peut déduire de la dérogation une gradation hiérarchique638. Ramenée à l’hypothèse qui nous intéresse, la proposition permet de conclure à l’absence de hiérarchie entre les différentes normes de la Constitution – normes « inhérentes à l’identité constitutionnelle de la France », « normes constitutionnelles communautaires » et « normes constitutionnelles simples ». Dans tous les cas susceptibles de se réaliser, il manquera l’élément distinctif d’une hiérarchie : la dérogation n’induit jamais une solution en termes de validité. Ainsi, lorsqu’une norme législative A déroge à une norme constitutionnelle B (normes non inhérentes à l’identité constitutionnelle française) parce qu’une autre norme 637 F. Chaltiel considère que ce rapport confine au paradoxe : « celui-ci peut en effet se formuler comme suit. Considérant que le respect du droit communautaire est une exigence constitutionnelle, mais que la norme constitutionnelle nationale seule peut lui faire obstacle, le respect de cette dernière emportera nécessairement violation de la première. Dit encore autrement, le juge constitutionnel met en lumière deux types d’exigences constitutionnelles hiérarchisées. Les unes, celles de respecter le droit communautaire, sont inférieures aux autres, celles de respecter les normes nationales » (F. Chaltiel, « Le Conseil constitutionnel au rendez-vous de la Constitution Européenne », LPA, 14-15 juillet 2004, nos 140-141, p. 3 et s., p.5). Dans le même ordre d’idée, J. Arrighi de Casanova souligne qu’« à travers l’idée suivant laquelle il y aurait, en quelque sorte, des inconstitutionnalités plus graves que d’autres, on introduit une hiérarchie nouvelle entre les normes constitutionnelles, l’inopérance des moyens tirés de la Constitution cédant le pas devant certaines seulement de ces normes, celles qui peuvent se rattacher à une disposition expresse de notre loi fondamentale » (J. Arrighi de Cassanova, « La décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 et la hiérarchie des normes », », AJDA, 2004, p. 1534 et s., p. 1537). Christine Maugüé ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme « qu’il existe des inconstitutionnalités plus graves que d’autres (et qu’ainsi) la décision introduit une hiérarchie entre les normes constitutionnelles, le caractère inopérant des moyens tirés de la Constitution cédant le pas devant certaines seulement de ces normes » (C. Maugüé, « La décision du Conseil constitutionnel sur la loi pour la confiance dans l’économie numérique ou la consécration par le Conseil constitutionnel de la théorie de la directive-écran », Courrier juridique Finances et Industrie, 2004, n°28, p. 5). Enfin, nous citerons M. Gautier et F. Melleray, pour qui « a minima, la décision du 10 juin paraît signifier que les normes constitutionnelles non écrites n’ont pas la même valeur que les normes constitutionnelles écrites puisque seules ces dernières peuvent faire obstacle à la transposition d’une directive. […] De plus [demandent-ils], faut-il désormais opérer une césure au sein même des normes constitutionnelles écrites ? Les commentaires (“officiels”) y invitent, estimant qu’une disposition justifiant la mise en œuvre de l’exception doit être “spécifique” ou être un énoncé “ancré” dans le “bloc de constitutionnalité” » (M. Gautier et F. Melleray, « Le refus du Conseil constitutionnel d’apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives transposant une directive communautaire », AJDA, 2004, p. 1537 et s., p. 1540-1541). L’ensemble de ces commentaires, formulés à l’occasion de la décision 496 DC, sont transposables au nouveau cadre jurisprudentiel posé par la décision 540 DC qui se borne à reformuler les termes de la réserve de constitutionnalité. 638 Sur ce point v. infra Partie II, Titre II, Chapitre II, p. 334 ; ainsi que D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchies des fonctions normatives, th. cit., p. 117. 196 constitutionnelle C (« norme constitutionnelle communautaire ») l’y autorise ou même le lui impose, on peut déduire d’une telle configuration la supériorité de C sur A, non celle de C sur B. Manque en effet l’élément décisif pour reconnaître un rapport hiérarchique : si A peut voir sa validité supprimée pour méconnaissance de C, ce ne sera jamais le cas de B. L’impossibilité pour B (norme constitutionnelle non inhérente à l’identité constitutionnelle française) de déroger à C (toute norme constitutionnelle communautaire) relève simplement de la limitation du domaine d’application de B. À aucun moment la validité de la norme B n’est objectivement suspendue à un certain état d’adéquation au contenu de C. Cette configuration est exactement transposable au rapport dérogatoire susceptible d’articuler les normes constitutionnelles « inhérentes à l’identité constitutionnelle française » et les « normes constitutionnelles communautaires ». Dès lors, la gradation selon la force dérogatoire de chaque catégorie de normes constitutionnelles n’emporte aucune hiérarchie normative dans la Constitution. On doit simplement constater que l’hypothèse d’une réception en bloc du droit communautaire emporte une restructuration du système constitutionnel. La seconde hypothèse, celle qu’on déduit d’une interprétation minimaliste de la décision 505 DC emporte d’autres conséquences. B. L’hypothèse d’une ouverture partielle du système constitutionnel La constitutionnalisation d’éléments de droit communautaire correspond à une autre hypothèse : celle où le juge, sur le fondement de l’article 88-1 de la Constitution, sélectionne parmi des normes extérieures à la Constitution celles qu’il intégrera à l’ensemble constitutionnel. Dans cette perspective, le juge n’incorpore pas les normes communautaires dans la Constitution, mais « nationalise » certaines d’entre elles. Ce faisant, il s’arroge le pouvoir d’en déterminer la signification et la portée639. Ce processus de constitutionnalisation 639 Une telle technique d’appropriation normative n’est pas inconnue du droit public, elle est même un instrument classique à la disposition des juges dans la gestion des rapports entre les ordres juridiques. Il n’est qu’à rappeler que le juge administratif, par exemple, “nationalise” des principes de droit international, et notamment de la Conv.EDH, pour les appliquer en qualité de principes généraux du droit. En ce sens, v. CE. Ass, 3 décembre 1999, Didier, Rec. leb. p. 399. Dans cet arrêt, le juge administratif se réfère au principe d’impartialité « rappelé par l’article 6§1 » de la CEDH. Dans le même esprit, dans une espèce Magiera, le Conseil d’État considère qu’il résulte des stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, « lorsque le litige entre dans leur champ d’application, ainsi que, dans tous les cas, des principes généraux du droit qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives, que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ». CE. Ass, 28 juin 2002, Ministre de la Justice c. 197 peut s’analyser comme un choix stratégique destiné à sauvegarder la suprématie constitutionnelle (a) quitte à mettre en péril, au plan organique, le principe hiérarchique (b). a. La constitutionnalisation partielle du droit communautaire, un choix stratégique « Il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité qu'il ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit de l'Union telle qu'elle résulte, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l'article 881 de la Constitution ; que, dès lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas de révision de la Constitution »640. On a pu soutenir qu’en évoquant la « primauté du droit de l'Union », le juge constitutionnel ne constitutionnalisait pas le principe mais seulement sa portée641. Une telle proposition, qui ressort d’une lecture serrée du treizième considérant de la décision 505 DC, n’emporte cependant pas notre conviction. Certes, le juge n’attribue pas expressément une valeur constitutionnelle au principe, mais, outre le fait qu’on ne voit pas comment la portée d’un principe juridique peut se voir doter d’une valeur normative supérieure au principe lui-même642, deux raisons militent en faveur d’une authentique constitutionnalisation juridictionnelle du principe de primauté communautaire. La première ne nous occupera que très peu de temps, elle tient à la nature de l’articulation entre deux principes exactement contradictoires et réciproquement exclusifs : la primauté communautaire et la suprématie constitutionnelle. C’est à un exercice de conciliation entre les deux principes que s’est livré, avec le succès que l’on sait, le Conseil constitutionnel dans la décision de novembre 2004. Alors qu’on lui demandait de se prononcer sur la compatibilité du principe de primauté communautaire à la Constitution, consacrer la valeur constitutionnelle de ce dernier permettait d’opérer la conciliation évoquée Magiera, Rec. Leb. p. 247. Pour une analyse détaillée de cette pratique, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 500 et s. 640 C.C. n°2004-505 DC, préc., cons. n°13. 641 E. Bruce, « La primauté du droit communautaire. Retour sur la portée de l’article 88-1 de la Constitution dans la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel », LPA, 27 sept. 2005, n° 192, p. 3 et s. 642 Précisons que ce n’est pas le sens de la démonstration d’E. Bruce qui fait référence à la suprématie de la Constitution, principe de niveau constitutionnel censé borner la portée du principe, inférieur et extérieur au droit constitutionnel, de primauté communautaire. 198 et d’éviter ainsi une révision constitutionnelle643 éminemment problématique voire impossible644. En d’autres termes, constitutionnaliser le principe permettait – c’est l’une des raisons d’être du procédé – l’appropriation du principe par le juge et son interprétation partiellement neutralisante. La seconde raison relève de l’analyse des décisions récentes du juge constitutionnel. Il faut admettre la constitutionnalisation du principe de primauté pour qu’apparaisse la cohérence de l’édifice jurisprudentiel composé des décisions de 2004645 et de 2006646. En jugeant que le « principe de primauté du droit de l’Union [...] résulte [...] de l’article 88-1 de la Constitution », le Conseil constitutionnalise l’obligation pour le juge interne de faire primer le droit de l’Union ainsi que l’exigence, pour le législateur, d’appliquer ce droit et notamment de le transposer647. Autrement dit, si « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle », c’est parce qu’existe un nouveau principe de valeur constitutionnelle en droit français, celui de primauté du droit communautaire, dont l’effectivité est garantie par l’exigence constitutionnelle tirée de l’article 88-1. Il y a bien intégration du principe de primauté à la norme de l’article 88-1 de la Constitution, et cette constitutionnalisation concerne le seul principe, à l’exclusion des normes – communautaires – qui en sont l’objet648. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel autorise à penser que le principe de primauté est implicitement hissé au rang de norme constitutionnelle. Si l’on peut effectivement émettre certaines réserves au sujet des conséquences que le juge tire de cet état du droit constitutionnel649, une telle constitutionnalisation permet de conserver l’autonomie normative du système constitutionnel. Or la constitutionnalisation, comme procédé spécifique 643 Considérant qu'il ne remet pas en cause la suprématie de la norme constitutionnelle, le Conseil a estimé que ce principe « n'implique pas de révision de la Constitution », C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 13. 644 Comme on l’a dit plus haut, une telle révision – posant une nouvelle norme constitutionnelle reconnaissant le principe de primauté du droit communautaire – est juridiquement inconcevable en raison de l’impossibilité ontologique pour la norme inférieure de fonder la validité de la norme dont elle reconnaîtrait la supériorité. 645 V. C.C. n° 04-496 C, préc, cons. n° 9 ; C.C. n° 04-498 DC, préc., cons. n° 7 ; n° 04-499 DC, préc., cons. n° 8. 646 C.C. n° 06-540 DC, préc., cons. n° 30. 647 Sachant qu’en l’état de la jurisprudence – et selon nous sans qu’aucune extension ne soit encore envisageable – le Conseil constitutionnel ne se reconnaît compétent que pour vérifier, dans le cadre d’un contrôle de l’incompatibilité manifeste, la seule transposition législative des directives communautaires. 648 À cet égard, la norme de l’article 88-1 de la Constitution est comparable à celle de l’article 55 de la Constitution. La valeur constitutionnelle s’attache exclusivement à une norme de conflit de normes. Ainsi, la valeur constitutionnelle du principe de primauté du droit communautaire ne s’étend aux normes de droit communautaire, exactement comme la valeur constitutionnelle du principe de primauté du droit international sur la loi n’emporte pas la constitutionnalisation du droit international. 649 Ainsi D. Rousseau juge incohérente la solution retenue par le Conseil constitutionnel qui accepte de contrôler la conventionnalité communautaire de la norme législative lorsqu’elle transpose une directive et s’y refuse dans tous les autres cas. Selon l’auteur, une telle distinction serait injustifiable au regard du principe constitutionnel de primauté du droit communautaire. V. D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP, 2007, p. 1137. 199 d’insertion de la norme d’origine communautaire dans la Constitution, s’explique par la volonté de préserver la suprématie constitutionnelle. Dès lors, c’est seulement de manière indirecte que la qualité suprême de la Constitution fonde et garantit son autonomie normative. En effet, c’est pour neutraliser le principe de primauté du droit communautaire que le Conseil s’est livré à sa constitutionnalisation. b. Le maintien de la suprématie constitutionnelle au prix d’un renversement de la hiérarchie entre les organes L’opération de constitutionnalisation à laquelle se livre le juge a pour principal avantage d’être respectueuse de la suprématie constitutionnelle. Mais si le principe de suprématie constitutionnelle est maintenu, c’est au prix d’une remise en cause de la hiérarchie entre les organes. Un simple rappel de deux éléments suffira pour saisir la dimension conservatoire, pour la suprématie constitutionnelle, de la constitutionnalisation du principe de primauté du droit communautaire. D’une part, quel que soit le point de vue que l’on décide de privilégier, lorsque l’on analyse le principe de primauté comme principe jurisprudentiel du droit communautaire650 et le principe de primauté comme principe de valeur constitutionnelle, le second ne dérive pas du premier. Si l’intitulé reste inchangé et si l’origine communautaire du principe apparaît explicitement dans la décision le constitutionnalisant, le passage d’un système juridique à un autre bouleverse radicalement la substance normative du principe. Certes dans les deux cas, il s’agit toujours d’un principe d’articulation entre les normes, mais le rapport d’articulation 650 On sait qu’en l’absence de toute consécration expresse par les traités fondateurs, le principe de primauté du droit communautaire sur les droits nationaux est posé par la Cour de justice des communautés pour la première fois dans l’arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964. Comme on l’a vu, le traité établissant une Constitution pour l’Europe codifiait le principe dans un article I-6, mais n’est jamais entré en vigueur. Le traité de Lisbonne, non encore entré en vigueur, qui modifie le traité UE ne comporte pas de disposition relative à la primauté du droit de l’Union européenne. Les auteurs ont préféré renvoyer cette question à la déclaration n° 27 relative à la primauté qui figure dans l’Acte final de la conférence des représentants des gouvernements des États membres, et qui dispose que « le fait que le principe de primauté ne soit pas inscrit dans le futur traité ne modifiera en rien l’existence de ce principe ni la jurisprudence en vigueur de la Cour de justice ». Précisons que les auteurs du traité ont annexé à cette déclaration un avis du service juridique du Conseil de l’Union européenne en date du 22 juin 2007 qui fait expressément référence à l’arrêt Costa contre Enel. Autrement dit, comme le soulignent les prof. P. Cassia et E. Saulnier Cassia, « le traité “modificatif” lève toute ambiguïté : la notion de primauté doit s’entendre dans le sens absolutiste que lui donne la Cour depuis l’origine ». v. P. Cassia et E. Saulnier Cassia, « La primauté du droit de l’Union européenne dans le traité “modificatif” : ce qui change », Europe, Décembre 2007, n°12, étude 23. 200 qu’il induit recouvre un sens exactement opposé selon l’ordre dans lequel on se place. À la primauté absolue posée par le principe du droit communautaire s’oppose l’énoncé d’une simple priorité d’application, conditionnée et limitée, par le principe de valeur constitutionnelle. En d’autres termes, nous sommes en présence de deux normes distinctes voire opposées qu’aucun rapport d’engendrement matériel n’articule entre elles. Contrairement à la réception du droit communautaire dans la Constitution, le processus de constitutionnalisation consiste, on l’a compris, en une nationalisation des normes communautaires et ne pose aucun problème d’ordre hiérarchique. C’est d’ailleurs le maintien de la suprématie constitutionnelle que garantit la jurisprudence récente. Contrairement à ce que soutient le commissaire du gouvernement M. Guyomar dans ses conclusions sur l’arrêt Arcelor, nous ne pensons pas que « le contrôle spécifique qu’exerce le Conseil constitutionnel aboutit, sous couvert d’un contrôle de constitutionnalité systématique du droit communautaire dérivé, à renoncer, dans la majeure partie des cas, à contrôler la conformité de la loi à la Constitution ». Il n’y a pas selon nous « abandon du contrôle »651. Nous soutenons qu’au contraire, sans radicalement contester le monopole de la Cour de justice sur le contrôle de la validité des normes communautaires, les juges constitutionnel et administratif, en posant, tous deux, le principe d’une immunité constitutionnelle sous réserve d’équivalence normative entre le Constitution et le droit communautaire primaire, soumettent, au moins partiellement, la production juridique communautaire à l’empire de la Constitution. Le contrôle opère en réalité à chaque étape du processus : contrôle de la compatibilité de la norme communautaire avec l’ensemble des principes inhérents à l’identité constitutionnelle française652, contrôle de la stricte transposition de la directive par la norme interne, contrôle enfin de l’équivalence entre le corpus communautaire et les normes constitutionnelles. Alors que chacune de ces opérations successives implique l’exercice d’une certaine marge d’appréciation, variable selon la confrontation en cause et le juge qui l’opère653, parler d’immunité constitutionnelle stricte du droit communautaire et d’abandon du contrôle de constitutionnalité paraît impropre. À la faveur d’une constitutionnalisation en forme de nationalisation du principe de primauté, on constate le maintien d’une certaine emprise du juge national sur le droit 651 M. Guyomar, concl. sur CE. Ass, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, préc. Ce contrôle est d’autant plus contraignant que l’ensemble des normes de référence – les « règle[s] et principe[s] inhérent[s] à l’identité constitutionnelle de la France » – est indéterminé. 653 On peut penser que le Conseil constitutionnel dispose d’une marge de manœuvre plus importante que le juge administratif dès lors qu’il considère impraticable la procédure du renvoi préjudiciel à la CJCE. Ce faisant, il se reconnaît compétent pour interpréter la norme communautaire. V. C.C. n° 06-540 DC, préc, cons. n° 20. 652 201 communautaire. Au total, la réécriture juridictionnelle de l’article 88-1 vise à garantir la suprématie constitutionnelle et, ce faisant, préserve l’autonomie normative du système constitutionnel. À cet égard, les observations formulées plus haut s’agissant du droit international non écrit sont parfaitement transposables. La constitutionnalisation du principe de primauté du droit communautaire offre d’ailleurs une illustration particulièrement nette du maintien de l’autonomie normative du système constitutionnel. Celle-ci est préservée aussi bien au point de vue matériel – le principe constitutionnel de primauté du droit de l’Union ne reproduit pas le principe communautaire de primauté – qu’au point de vue formel – le principe est une norme constitutionnalisée par un organe constitutionnel sur le fondement d’une norme constitutionnelle. Pour autant, ici encore, autonomie constitutionnelle et suprématie constitutionnelle entretiennent des rapports seulement indirects : le maintien de l’autonomie résulte de l’emploi du procédé de la constitutionnalisation, qui vise à préserver la suprématie constitutionnelle. C’est seulement de manière incidente que la suprématie fonde l’autonomie du système. Par ailleurs, on doit à nouveau souligner le paradoxe de cette situation où la suprématie de la Constitution est garantie au prix d’une création juridictionnelle des normes constitutionnelles. La conception classique de la hiérarchie des organes, censée traduire la hiérarchie des normes, repose sur une distinction entre les organes créateurs de droit et les organes d’application du droit : aux premiers, les seconds sont logiquement et nécessairement soumis. Ramenée au rapport du juge au législateur constitutionnel, cette soumission du premier à l’acte de volonté du second est la condition nécessaire de l’admission du principe de contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi dans un cadre formellement démocratique. Ce que l’on désigne par le terme de récursion organique désigne un renversement de la hiérarchie : l’organe d’application produit la norme qu’il a pour mission d’appliquer. Or, lorsque le juge, sur le fondement d’une interprétation particulièrement constructive de l’article 88-1, sélectionne des éléments de droit communautaire pour les constitutionnaliser, la configuration est très proche de celle que nous avons tentée de décrire s’agissant de la « découverte » des PFRLR654. Certes, on peut se tourner vers la norme constitutionnelle et considérer que l’article 88-1 habilite le juge à identifier les normes communautaires dont la nationalisation serait nécessaire à la bonne gestion des rapports entre les systèmes et au maintien de la suprématie 654 v. supra, p. 61 et s. 202 constitutionnelle. Dans cette perspective, on pourrait croire que la hiérarchie entre les organes est maintenue : faisant fi du pouvoir normatif mis en œuvre dans l’interprétation de l’article 88-1 comme norme d’habilitation, opération qui confine à l’auto-habilitation, on pourrait considérer que le juge ne fait qu’appliquer la Constitution lorsqu’il constitutionnalise le principe de primauté. Cependant, même en se limitant au stade de la description formelle du phénomène de la constitutionnalisation juridictionnelle de normes d’origine communautaire, on est conduit à prendre acte du pouvoir normatif du juge, qui ajoute des normes au système constitutionnel. Le principe de primauté communautaire, consacré par le juge dans sa décision de novembre 2004, est une nouvelle norme qui s’impose au législateur ainsi qu’aux autres autorités étatiques aux termes de l’article 62 de la Constitution. C’est de ce principe que découle l’exigence imposée au législateur de transposer les directives. De plus, sa valeur constitutionnelle peut être révélée par les modalités de suppression ou de réformation de ce principe : excepté le juge constitutionnel qui peut toujours procéder à un revirement de jurisprudence, seule une norme produite par le législateur constitutionnel pourrait utilement intervenir en la matière. Le principe est donc bien hissé par le juge au rang de norme constitutionnelle. Une telle ascension du principe, dont on a compris qu’elle avait pour principale ambition de garantir la suprématie constitutionnelle, est aussi celle du juge, qui se meut en législateur constitutionnel. 203 Conclusion du Chapitre II En définitive, le système constitutionnel apparaît comme un système ouvert sur son environnement normatif. Cette ouverture apparaît variable en fonction du système juridique tiers considéré. Il convient de souligner qu’un tel phénomène s’analyse comme le résultat d’une contrainte tirée de l’enchevêtrement des différents systèmes normatifs. À cet égard, le degré de similitude entre les normes des différents systèmes, ou encore l’existence d’organes juridictionnels propres au système supranational considéré, sont autant d’éléments qui commandent l’ouverture plus ou moins grande de la Constitution. En toute hypothèse, l’ouverture du système sur son environnement reste toujours relative, et son autonomie est maintenue. Il apparaît cependant que celle-ci ne dérive pas, ou seulement de manière incidente, du principe de suprématie constitutionnelle. L’exclusion des normes d’origine externe du rapport de constitutionnalité ne procède pas de la valeur hiérarchique de la norme constitutionnelle. Le maintien de la suprématie constitutionnelle nécessite au contraire l’insertion de normes d’origine externe – notamment communautaire – parmi l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle. Dans ces conditions, on doit considérer que le principe de suprématie ne constitue pas un critère opératoire pour délimiter le système constitutionnel. 204 CONCLUSION DU TITRE II L’affirmation de la suprématie constitutionnelle ne s’accompagne pas d’une subordination effective des normes internationales et supra-nationales ; elle ne permet pas davantage leur exclusion systématique du système constitutionnel. Dès lors, le constat du caractère inopérant du principe hiérarchique, déjà établi au Titre précédent à propos des normes dites infra-constitutionnelles, s’impose derechef. Il en résulte que la définition formelle de la Constitution repose sur un critère qui échoue dans sa fonction de délimitation de l’objet qu’il entend saisir. Il reste que le principe de suprématie constitutionnelle, affirmé par l’ensemble des juridictions internes, nous éclaire indirectement sur le système constitutionnel, en nous permettant de poser qu’il regroupe l’ensemble des normes internes qui, à défaut de pouvoir soumettre effectivement les normes d’origine externe, sont elles-mêmes insusceptibles de se voir subordonner. Une telle caractéristique dérive de la fonction fondatrice du système constitutionnel, fonction fondatrice dont le principe de suprématie constitue la traduction contentieuse et que le juge constitutionnel entreprend de garantir lorsqu’il intègre certaines normes internationales et communautaires. 205 CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE En définitive, les contours du système constitutionnel font problème. Cela ne revient pas à dire que le système constitutionnel n’est pas identifiable, mais simplement à souligner que ses frontières sont incertaines et évolutives. Deux séries d’observations se dégagent de nos analyses. D’une part, la définition formelle de la Constitution n’est pas empiriquement confirmée : l’analyse du droit positif bat en brèche la prétention formaliste d’identifier la Constitution à partir du critère hiérarchique. Les distorsions, neutralisations et renversements que subit le rapport hiérarchique affectent irrémédiablement le principe hiérarchique pris comme instrument de délimitation de la Constitution. En clair, le système constitutionnel se montre rebelle à toute délimitation rigide de sa surface normative. D’autre part, l’analyse systémique ne prétend pas proposer un critère univoque de délimitation de la Constitution. Simplement, elle permet de saisir les carences de la hiérarchie et d’en tirer les conséquences : le système constitutionnel est un système évolutif, dynamique, ouvert sur son environnement normatif, et qui entretient avec ce dernier des rapports multiples irréductibles à un simple rapport d’autorité. En somme, l’analyse systémique ne propose aucune solution à l’incertitude qui affecte les frontières du système constitutionnel. Elle permet uniquement de prendre la mesure de cet état d’incertitude, d’en saisir les causes et les conséquences pour la Constitution. 206 Seconde partie LE RAPPORT HIERARCHIQUE, MODE D’ORGANISATION DU SYSTEME CONSTITUTIONNEL ? Un système se comprend comme un ensemble d’éléments qui peuvent être plus ou moins hétérogènes. Ses éléments constitutifs ne se trouvent pas dans une situation de simple juxtaposition, mais entretiennent des relations spécifiques. Il est en outre doté d’une certaine cohésion, qui résulte d’un ou plusieurs principes essentiels qui structurent le système. Pour tout dire, l’existence d’un système repose sur son organisation. Le principe hiérarchique est, bien sûr, un principe d’organisation. Nous voudrions montrer qu’il structure verticalement le système constitutionnel : contrairement à la thèse exprimée par la métaphore du « bloc de constitutionalité », certains éléments du système sont bel et bien pris dans un rapport hiérarchique (Titre I). Mais ce type de rapport coexiste avec des modalités non hiérarchiques d’articulation entre normes constitutionnelles (Titre II). 207 Titre I. LA HIERARCHIE ENTRE LES ELEMENTS DU SYSTEME CONSTITUTIONNEL Contrairement à ce que soutiennent les tenants d’une conception formelle et strictement unitaire de la Constitution, les normes de la Constitution s’organisent verticalement en fonction d’une structure hiérarchique. C’est ce que l’analyse des normes relatives à la révision constitutionnelle permet de mettre au jour. En effet, le rapport de production qu’impliquent les normes de révision structure la Constitution en un édifice à deux niveaux normatifs : le premier regroupe les normes qui fixent les conditions de validité des autres normes, le second est constitué par l’ensemble de ces dernières (Chapitre I). À cette structure normative hiérarchique du système constitutionnel, on doit se demander si correspond une hiérarchie entre les organes de création et d’application du droit constitutionnel (Chapitre II). 208 Chapitre I. La hiérarchie entre les normes constitutionnelles, une réalité occultée Souvent niée dans le cadre d’une définition formelle de la Constitution, la hiérarchie entre les normes qui composent le système constitutionnel s’impose comme une réalité dès lors qu’on appréhende le rapport hiérarchique comme un rapport de production. On se reportera ici au titre XVI de la Constitution qui pose les règles relatives à la révision constitutionnelle. Il est formé, comme on sait, d’un article unique655 qui institue deux procédures de production des nouvelles normes constitutionnelles. La première, dite « normale », se déroule en trois temps : l’initiative appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement, l’adoption – en termes identiques par les deux Assemblées – du texte et enfin son approbation par le Peuple s’exprimant par la voie du référendum. La seconde procédure, dite « abrégée », permet d’éviter le recours au Peuple. L’option existe pour les seuls projets de révision, et relève de l’appréciation du Président de la République, dont la décision doit être contresignée par le Premier ministre. Ce sont alors les deux Assemblées réunies en Congrès à Versailles qui adoptent le texte à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. En d’autres termes, l’article 89 de la Constitution formule un ensemble de normes de production de normes constitutionnelles et permet d’identifier un rapport de production dans la Constitution. Ce rapport, inhérent à la systématicité constitutionnelle, induit la primauté des normes relatives à la révision (Section I). Une telle assertion est cependant mise en cause par le fonctionnement du système. Il apparaît en effet que la norme nouvelle, élaborée sur le fondement des dispositions constitutionnelles relatives à la révision, jouit d’une totale immunité contentieuse dans l’ordre interne, de sorte que la hiérarchie entre les normes constitutionnelles se trouve neutralisée (Section II). 655 L’article 89 dispose que « l'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ». 209 Section I. La primauté des normes relatives à la révision, une donnée inhérente au système constitutionnel En réalité les règles de la révision constitutionnelle ne sont pas exactement réductibles à l’énoncé de l’article 89 de la Constitution. Si la question du recours à l’article 11 de la Constitution en vue de réviser la Constitution paraît désormais résolue656, les précisions et compléments apportés par la jurisprudence constitutionnelle doivent être pris en considération657. On peut distinguer alors entre des limites circonstancielles – interdiction de réviser la Constitution lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire (art. 89 C), en période de vacances de la présidence de la République ou d’intérim (art. 7 C.) ou en période d’application de l’article 16 de la Constitution (C.C. n° 92-312 DC, cons. n° 19) – et l’interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement, qui limite au fond le pouvoir de révision. L’analyse de cet ensemble de normes relatives à la révision constitutionnelle permet de distinguer, parmi les normes de la Constitution, entre deux degrés normatifs dans la structuration verticale ou hiérarchique du système constitutionnel (§I), et conduit à isoler, parmi l’ensemble des normes relatives à la révision, la norme autoréférentielle du cinquième alinéa de l’article 89, qui doit être considérée comme la norme suprême du système constitutionnel (§II). 656 Sur ce point, v. les développements supra p. 55 et s.. C’est en application de ce dispositif que l’une des révisions les plus importantes de la Constitution de 1958, relative au mode de scrutin pour l’élection présidentielle, a pu être opérée. La jurisprudence récente autorise à penser qu’un tel usage de l’article 11 est désormais sinon impossible du moins hautement improbable. En acceptant de contrôler la légalité des actes préparatoires au scrutin référendaire, le Conseil constitutionnel semble en effet avoir fermé la voie à un usage « constituant » du référendum de l’article 11 de la Constitution. V. not., C.C., 24 mars 2005, Hauchemaille et Meyet, Rec. p. 56. 657 Par une décision 92-312 DC, le juge constitutionnel affirme que « sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est souverain », C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19. 210 §I. La structuration hiérarchique du système constitutionnel L’un des principaux apports de la distinction entre normes primaires et normes secondaires telle qu’a pu la développer H. L. A. Hart porte sur les fonctions de ces normes secondaires. L’auteur explique que « le remède de chacun [des] trois défauts principaux, inhérents à cette forme de structure sociale la plus élémentaire [l’auteur fait allusion à l’incertitude, au caractère statique et à l’inefficacité qui affectent les sociétés régies par les seules règles primaires], consiste à compléter les règles primaires d’obligation à l’aide de règles secondaires qui constituent des règles d’un type différent »658. En d’autres termes, selon Hart, l’introduction d’un remède pour chacun de ces défauts est un pas franchi du monde « pré-juridique » vers un monde juridique : « chaque remède comporte en effet de nombreux éléments qui laissent filtrer le droit, et il est certain que ces remèdes sont suffisants à eux trois pour convertir le régime des règles primaires en ce qui constitue indiscutablement un système juridique »659. S’il en est ainsi, c’est parce que l’apparition de deux degrés de normes dans un ensemble normatif emporte structuration de cet ensemble, et articulation entre ses éléments. Parvenir à discriminer entre deux catégories de normes – de premier et de second degré – au sein de l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle (A) est donc la condition nécessaire pour mettre au jour la structuration verticale du système constitutionnel et l’articulation hiérarchique entre les normes de ce système (B). A. Les normes de révision, normes de second degré du système constitutionnel Contrairement à l’approche formaliste de la Constitution qui déduit l’identité de valeur juridique de l’identité de « forme normative »660. On distinguera ici, au sein des normes relatives à la révision, entre deux catégories de normes qu’on peut ramener à la distinction classique entre normes primaires et normes secondaires. Cette distinction se justifie 658 H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119. ibid. 660 Dans une perspective strictement formelle, « il y a forme constitutionnelle dès lors qu’il existe une procédure spécifique et renforcée de la production normative » (O. Pfersmann, in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, op. cit., p 72) et unité de valeur des normes de la catégorie dès lors qu’existe une seule procédure de production pour toutes les normes de la catégorie. 659 211 notamment au regard des fonctions systémiques qu’assument les normes du second degré pour le système constitutionnel. En effet, les normes relatives à la révision constitutionnelle peuvent être regardées comme des normes secondaires en ceci qu’elles posent la procédure et fixent les limites dans lesquelles le législateur constitutionnel peut intervenir pour supprimer, modifier ou ajouter des éléments au texte de le Constitution. L’usage de la distinction entre normes primaires et normes secondaires est répandue en théorie générale du droit. Traditionnellement, la doctrine distingue les normes porteuses d’obligations, dites primaires, des normes sur la sanction, qualifiées de normes secondaires parce qu’elles ont vocation à s’appliquer dans un second temps et à la seule condition que les premières aient été effectivement violées661. Ce que vient souligner la distinction, c’est la succession chronologique des normes : des « normes qui viennent avant, [celles] que les citoyens doivent observer, et des normes qui viennent ensuite quand les premières n’ont pas eu l’effet voulu »662. Les unes sont des normes de conduites qui s’adressent donc aux citoyens, les autres des normes de sanction adressées aux juges663. Laissant de côté le rapport chronologique entre les deux catégories de normes juridiques, H. L. A. Hart place la distinction au centre de son analyse du droit qu’il caractérise comme « une union de règles primaires […] avec [des] […] règles secondaires »664. L’auteur précise que les règles secondaires possèdent des traits communs : « on peut les considérer toutes comme occupant un niveau différent des règles primaires ; elles sont en effet toutes 661 En ce sens C. Leben, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, vol. 33, 2001, p. 19 et s., p. 21. N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et secondaires », in La règle de droit, Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 114 et s., reproduit in Essais de théorie du droit, Paris, Bruylant-LGDJ, 1998, 286 p., p. 159 et s., c’est à cette édition qu’on se réfère par la suite. 663 En sens contraire, H. Kelsen paraît refuser une telle distinction entre normes primaires et secondaires. Considérant que la juridicité d’une norme est le fait que sa violation va déclencher une sanction, l’auteur autrichien est conduit à renverser les termes de la distinction : c’est « la norme édictant la sanction qui doit être considérée comme la norme primaire. […] la norme qui énonce l’obligation dont le non-respect fera l’objet d’une sanction n’est qu’une norme secondaire qui est déjà entièrement contenue dans la norme primaire ». C. Leben, « De quelques doctrine… », art. cit., p. 21. En dernière analyse, l’ordre juridique selon Kelsen peut se ramener à un ensemble ordonné de normes prescrivant aux organes juridiques d’appliquer des sanctions. En effet, si Hans Kelsen maintient la dualité des normes constitutives de l’ordre juridique, c’est au prix de la relégation des normes portant sur l’obligation au rang de normes incomplètes, précisément « nonindépendantes ». Ainsi l’auteur explique qu’« il est juste de caractériser l’ordre juridique comme un ordre de contrainte en dépit du fait que toutes et chacune de ses normes ne statuent pas des actes de contrainte ; ce qui justifie ou permet de maintenir malgré cela cette caractéristique, c’est ce fait que toutes celles de ses normes qui n’instituent pas elles-mêmes un acte de contrainte et qui, par suite, n’ordonnent pas la création de normes, mais simplement y habilitent, ou qui permettent positivement, sont des normes non-indépendantes, puisqu’elles ne valent qu’en liaison avec d’autres normes qui instituent un acte de contrainte », Théorie pure du droit, op. cit., p. 64 (éd. 1962). 664 H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119. 662 212 relatives à de telles règles, en ce sens que, tandis que les règles primaires se rapportent aux actions que les individus doivent ou non accomplir, ces règles secondaires se rapportent toutes aux règles primaires elles-mêmes »665. Sous réserve d’en reformuler les termes, cette approche de la distinction en termes de « niveaux » est opératoire pour traiter des normes de la Constitution. Notre analyse n’ayant d’autre vocation que de saisir la systématicité de la Constitution, il ne saurait être question de distinguer entre des normes constitutionnelles secondaires qui se rapportent à des règles primaires et des règles primaires qui se rapportent à des actes matériels. En appliquant la méthode d’identification des normes secondaires comme « normes dont l’existence est justifiée parce qu’elles se réfèrent à d’autres normes »666, on peut cependant considérer que la catégorie des normes constitutionnelles primaires regroupe l’ensemble des normes de la Constitution – relatives aux droits et libertés ou à la répartition des compétences étatiques – à l’exception des normes constitutionnelles de révision qui forment la catégorie des normes constitutionnelles secondaires. On décrira ainsi les normes relatives à la révision constitutionnelle comme des normes « de second degré »667, qui se réfèrent à d’autres normes. Par ailleurs, qualifier les normes constitutionnelles relatives à la révision de normes de second degré se justifie au regard des fonctions qu’elles assument dans le système constitutionnel668. Au point de vue fonctionnel, les normes relatives à la révision constitutionnelle sont d’abord des normes de « transformation » du système. Il n’est guère utile d’y insister : en tant qu’elles établissent la procédure de formation des normes constitutionnelles nouvelles, qu’elles habilitent à cette fin un certain nombre d’organes constitutionnels, déterminent les modalités de leur intervention et leur imposent un certain nombre de limites voire d’interdiction, elles règlent la production des normes constitutionnelles. Ce sont des « normes secondaires qui règlent la production des normes primaires »669, instituent un mode juridique de changement dans la Constitution et, pour user du vocable hartien, apportent un remède au caractère statique des règles primaires. 665 H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119, souligné par nous. N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et les normes secondaires », art. cit., p. 163. 667 N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et les normes secondaires », art. cit., p. 163. L’auteur préfère cette dénomination qui présente l’avantage « de ne suggérer aucun jugement de valeur […] [et] sert à mettre en relief le caractère des normes secondaires aussi bien sous leur aspect fonctionnel que sous leur aspect structural ». 668 v. H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119. 669 N. Bobbio, « La norme », Essais de théorie du droit, op. cit., p. 132. 666 213 Par ailleurs, en prohibant toute révision de la forme républicaine du gouvernement, les normes de révision assument une fonction de conservation du système. De ce point de vue, l’article 89, alinéa 5 formule ce que N. Bobbio qualifie de « norme itérative »670. L’auteur explique qu’une telle norme « ne se [borne] pas, comme les [autres] normes secondaires à établir les modalités de production de normes valides du système, mais [établit] des limites au contenu des normes elles-mêmes produites selon ces formalités »671. La norme itérative interdit aux organes producteurs de normes constitutionnelles d’intervenir dans un certain domaine et, ce faisant, délimite un ensemble immuable au sein des normes constitutionnelles. Cet ensemble correspond à la détermination de la forme du gouvernement de l’État qui est mise à l’écart de tout changement par application des normes de révision. La norme de l’article 89, alinéa 5 assume une fonction de conservation de l’identité du système constitutionnel672. De manière significative, les normes relatives à la révision constitutionnelle s’avèrent contradictoires du point de vue fonctionnel en tant qu’elles règlent la procédure de transformation du système et qu’elles imposent en même temps la conservation de certains de ses éléments. En réalité, la tension dont elles témoignent entre la dynamique du changement et la nécessité de la conservation manifeste une donnée inhérente à tout système juridique qui doit préserver un certain « équilibre dynamique »673. Enfin, les normes relatives à la révision constitutionnelle interviennent comme normes de reconnaissance674. En établissant les conditions dans lesquelles une norme doit être produite pour pouvoir être considérée comme une norme constitutionnelle, elles permettent d’identifier les normes constitutionnelles valides. À cet égard, elles apparaissent cependant doublement limitées. D’une part, elles ne peuvent servir à la reconnaissance que des seules normes constitutionnelles nouvelles, par exclusion de toutes celles qui existent déjà et n’en sont pas moins valides et constitutionnelles. D’autre part, il est parfaitement envisageable, et 670 ibid. ibid. 672 Ce point sera développé plus en avant, cf. infra Partie II, Titre II, Chapitre II, Section II, §II, p. 360 et s. 673 À cet égard, on rappelle que selon Hart, un système juridique complexe [i.e. comportant toutes les catégories de normes primaires et secondaires] produit un équilibre dynamique entre les éléments de conservation et les éléments de transformation. Sur cette question, voir les analyses développées par N. Bobbio, in « Nouvelles réflexions… », art. cit., p. 114-115. 674 C’est à Hart que l’on doit la distinction entre normes secondaires de production des normes et normes secondaires de reconnaissance. Pour l’auteur, la « règle de reconnaissance » qui, « la plupart du temps, ne se trouve pas énoncée, mais [dont] l’existence se manifeste […] dans une pratique complexe, […] habituellement concordante qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères », H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 129 et 138. 671 214 d’ailleurs assez fréquent dans le système constitutionnel675, qu’une norme intègre le système alors même qu’elle n’a pas fait l’objet d’une procédure de production en application des règles relatives à la révision. Sous ces réserves, les normes relatives à la révision constitutionnelle jouent a minima le rôle de normes de reconnaissance, dès lors qu’on peut considérer les normes produites conformément à leurs prescriptions comme des normes valides du système constitutionnel. La distinction entre normes constitutionnelles de premier et de second degré est proprement fondamentale. Il ne s’agit pas simplement d’un instrument de classification « scientifique » entre différentes normes de la Constitution. Hart le souligne justement lorsqu’il affirme qu’à considérer « la structure qui résulte de l’articulation de règles primaires d’obligation et de règles secondaires […] nous possédons […] le cœur d’un système juridique »676. Ce que l’auteur souligne, c’est la dimension structurante de la distinction entre les deux catégories de normes. Les normes de chacune des deux catégories ne sont pas placées dans une situation de simple juxtaposition, elles entretiennent un certain type de rapport normatif qui structure l’ensemble constitutionnel, et justifie qu’on se le représente comme un tout faisant système. B. L’articulation hiérarchique entre les normes du premier et second degré D’un point de vue formel, on peut considérer que la relation entre les normes du premier et du second degré correspond à celle de normes-objets par rapport à des métanormes677. C’est précisément dans cette mesure que l’articulation entre ces deux types de normes structure la Constitution, et qu’elle est essentielle à la formation du système constitutionnel. De même, c’est dans la mesure où les normes constitutionnelles de révision déterminent les conditions de production et donc de validité des normes constitutionnelles primaires que la structuration du système constitutionnel revêt une dimension hiérarchique. Cela ne revient pas à dire que la validité de toutes les normes de la Constitution trouve son origine dans les normes constitutionnelles de révision. Une telle affirmation vaut pour les 675 On pense notamment aux normes « découvertes » par le Conseil constitutionnel, comme les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. 676 H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 123. 677 v. F. Ost et M. van de Kerchove, Le système juridique…, op. cit., p. 40. 215 seules normes constitutionnelles nouvelles, c’est-à-dire les normes produites en application et sur le fondement des normes de révision. L’articulation qui en découle ne vaut que dans ce cadre : le rapport hiérarchique joue uniquement lorsqu’une norme constitutionnelle nouvelle est élaborée au terme d’une procédure de révision conforme aux prescriptions de la Constitution. Cette limite précisée, du point de vue structurel, le rapport de production entre les normes relatives à la révision et les normes primaires est bien constitutif de la systématicité constitutionnelle, ce pour au moins deux raisons. D’une part, la présence de normes de production de normes constitutionnelles permet de considérer la Constitution comme un système autonome. Entendons par là que la validité de ces normes ne dépend pas de normes externes, religieuses ou morales, ni de normes juridiques appartenant à un autre système juridique678. Dès lors qu’on admet que « la révision n’est autre chose qu’une production de droit constitutionnel formel, selon les règles prévues par lui à cet effet, introduisant une modification dans cet ensemble normatif »679, on peut dire que le droit constitutionnel règle sa propre production. Ce faisant, il se constitue en système et ses normes s’articulent entre elles selon un rapport hiérarchique. On a déjà eu l’occasion de préciser qu’en droit, le seul critère opératoire de la hiérarchie est celui tiré de la validité. Lorsque la validité de la norme A trouve son fondement dans une norme B, on peut considérer que B est supérieure à A. Sur cette base, le plus sûr moyen d’identifier un rapport hiérarchique est de se reporter au rapport de production normatif680. Postulant une conception formelle de la normativité, on admet que la validité est affaire d’appartenance de la norme à l’ordre juridique. Comme dans le même temps, la principale voie d’intégration à l’ordre juridique consiste en une production conforme aux prescriptions de cet ordre juridique, il s’ensuit que le rapport de production et la validité ont partie liée et l’on peut soutenir que « les conditions de validité sont les mêmes choses que les règles de production d’une norme »681. Ainsi, du point de vue du rapport de production, « il y aura infériorité d’une norme par rapport à une autre en ce sens précis que la norme supérieure 678 M. Troper, « La constitution comme système juridique autonome », Droits, 2002, n° 35, p. 63 et s., p. 67. O. Pfersmann, « La révision constitutionnelle en Autriche et en Allemagne fédérale. Théorie, pratique, limites », in Travaux de l’association française des constitutionnalistes La révision de la Constitution, Paris, Économica, 1993, 319 p., p. 8 et s., p. 13. 680 v. O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780 et, du même auteur, « Carré de Malberg... », art. cit., p. 487 et s. 681 O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780. 679 216 détermine l’ensemble des conditions dont la réalisation aura pour conséquence l’apparition d’une nouvelle norme. Il y aura donc “hiérarchie” selon le rapport de production »682. Une telle présentation rend compte du rapport qu’entretiennent les normes de production et les normes produites sur leur fondement. Du point de vue formel, les normes relatives à la révision contiennent les conditions de validité des normes constitutionnelles nouvelles. Elles sont donc nécessairement supérieures à ces dernières. Autrement dit, l’articulation entre les normes secondaires de production et les normes primaires est une articulation hiérarchique qui repose sur un rapport de production. Indépendamment de cette relation de validité entre les normes de production et les normes produites sur leur fondement, l’identification des normes secondaires relatives à la révision permet de mettre au jour la structure hiérarchique du système constitutionnel. C’est en cela aussi que le rapport de production est constitutif de la systématicité constitutionnelle. Nous avons précédemment insisté sur la dimension parcellaire du rapport de production, qui opère seulement à l’égard des normes constitutionnelles nouvelles. Mais une telle assertion est réversible lorsque l’on considère les normes relatives à la révision dans leur dimension structurante. Comme on sait, elles imposent une certaine procédure, habilitent des organes constitutionnels et fixent un certain nombre de limites circonstancielles et matérielles. Ce faisant, elles signalent la complexité normative du système constitutionnel composé de deux strates de normes hiérarchiquement articulées. Le principe de différenciation des procédures de production normative, qui revient concrètement à prévoir une procédure toujours plus complexe à mesure qu’on remonte dans la hiérarchie des normes, permet d’identifier une hiérarchie entre les normes. Ainsi, toute différenciation dans les procédures de production des normes signalent une hiérarchie entre les normes qui en sont issues. Or, on peut lire dans l’interdiction d’entreprendre la révision de la forme du gouvernement la formalisation – incomplète – d’une telle différenciation. Traduite en termes formels, l’interdiction faite au pouvoir de révision s’énonce ainsi : l’organe titulaire de la compétence de révision ne peut valablement porter atteinte à la forme du gouvernement en utilisant la procédure de la révision constitutionnelle. Cette manière d’appréhender la limitation matérielle constitue certes une simplification de la réalité juridique683, mais elle rend compte de la dimension globalement structurante des normes 682 O. Pfersmann, « Carré de Malberg... », art. cit., p. 487. En fait c’est la prétention de tout ramener à une question de procédure qui constitue une analyse réductrice des rapports normatifs. 683 217 relatives à la révision. Il ne s’agit plus dès lors de s’interroger sur la nature de la relation entre les normes de révision et les seules normes révisées, mais de décrire la structure – hiérarchique – de l’ensemble du système constitutionnel. Dès lors qu’on admet que les dispositions autoréférentielles de l’article 89 de la Constitution formalisent une différenciation dans les modes de production du droit constitutionnel, c’est le système constitutionnel en son entier qui se trouve structuré. Une telle structuration globale implique la suprématie de la norme dont la modification est la plus complexe. §II. La suprématie de la norme prohibant sa propre révision Dans le domaine de la logique et, par extension, en logique juridique, le phénomène autoréférentiel soulève un certain nombre de difficultés684. Parmi celles-ci, la dimension paradoxale des propositions autoréférentielles est fréquemment soulignée. Ainsi, « cette phrase est un mensonge » ne peut être ni vraie ni fausse. Rejetée par certains juristes qui y voient une tournure absolument dénuée de sens685, l’autoréférence est pourtant une notion pertinente pour décrire les normes constitutionnelles de révision. En réalité, l’énoncé de l’article 89 doit être considéré comme partiellement autoréférentiel : en déterminant les modalités de révision des normes constitutionnelles, la clause de révision s’intègre à un ensemble normatif auquel elle se réfère en même temps qu’elle se réfère à elle-même. Cette référence faite à l’ensemble lui permet donc de ne pas en être exclue, ce qui, souligne Hart, lui permet d’échapper au statut d’absurdité logique686. 684 L'autoréférence est la propriété, pour un système, de faire référence à lui-même. Une telle figure est possible lorsqu'on est en présence de deux niveaux logiques, un niveau et un méta-niveau. Cette situation se rencontre fréquemment en mathématiques, en philosophie, en programmation ou encore en linguistique. On considère qu’il y a hétéro-référence lorsqu'un mot (ou une phrase) se réfère à un objet (ou une situation) du monde, par exemple une encyclopédie, et auto-référence lorsqu'un signe se réfère à lui-même. Ainsi, la phrase : « cette phrase compte cinq mots. » est auto-référente. Un autre exemple de situation auto-référentielle est celle de l'autopoïèse : l'organisation logique produit la structure physique qui la réalise logiquement et la régénère. 685 En ce sens, v. A. Ross, On Law and Justice, Londres, 1958, pp. 78-84. En sens contraire, E. Bulygin considère que l’existence d’un théorème général de logique excluant les formules auto-référentielles serait hautement douteuse ; v. aussi H. L. A. Hart, qui distingue entre les lois partiellement auto-référentielles et les lois qui ne se réfèrent qu’à elles-mêmes, seules les secondes posant de véritables problèmes. Sur tous ces points, v. C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996, 217 p., p. 126 et s. 686 H. L. A. Hart, Essays in jurisprudence and philosophy, Oxford UP, 1983, sur la distinction hartienne entre les normes totalement autoréférentielles et les normes partiellement autoréférentielle, v. F. Moderne, « Réviser » la Constitution. Analyse comparative d’un concept indéterminé, Dalloz, Paris, 2006, p. 72 et s. ; ainsi que C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, op. cit., p. 125. 218 Il n’entre pas dans notre propos d’examiner la controverse687 relative à la dimension paradoxale des normes autoréférentielles, on veut simplement souligner qu’une telle caractéristique n’emporte aucune conséquence décisive sur le terrain de la validité des normes en cause. H. Kelsen démontre que c’est à partir d’une distinction entre efficacité et validité qu’on peut juridiquement saisir et résoudre le problème de l’autoréférentialité688. Ainsi, selon l’auteur, une « norme peut exclure son abrogation par une autre norme, mais elle ne peut pas exclure que la perte de sa validité résulte de la perte de son efficacité. Il n’y a pas de doute qu’une norme, en particulier une norme juridique, peut se rapporter non seulement à un certain comportement, mais aussi à sa propre validité. […] Elle peut décréter que sa validité […] ne peut être supprimée par aucune norme du même ordre juridique »689. Autrement dit, rien n’interdit d’admettre qu’une norme porte sur sa propre validité en interdisant sa propre suppression. Postulant la validité de la norme de l’article 89, alinéa 5, on doit considérer que cette règle échappe à la compétence des organes titulaires du pouvoir de révision (A) et qu’en conséquence, elle est la norme suprême du système constitutionnel (B). A. Une norme indisponible au pouvoir de révision Dès lors qu’aucun argument solide ne permet de contester la validité de la norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution, nous sommes conduit à considérer que la révision de 687 Le problème de l’autoréférence est l’un des plus étudié par les logiciens au point, comme le souligne justement C. Klein, qu’il apparaît comme « l’archétype même de la rhétorique et de la logique formelle », Théorie et pratiques du pouvoir constituant, op. cit., p. 125. Sur cette question, v. K. Popper, « Self-Reference and Meaning », Mind, vol. 63, 1954, p. 162 ; A. Ross, On Law and Justice, op. cit., pp. 78-84 ; ainsi que « On Self Reference and a Puzzle in Constitutionnal Law », Mind, vol. 73, 1969, p. 1-24 ; J. Raz, « Professor Ross ans Some Legal Puzzles », Mind, vol. 81, 1972, p. 415-421 ; N. Hoerster, « On Alf Ross’s ans Some Legal Puzzles », ibid., pp. 422-426 ; H. L. A. Hart, « Self Referring Laws, », Freskrift Tillägnad Karl Olivecrona, Stockholm, 1964, pp. 307-316, repris dans Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford UP, 1983, pp. 170178 ; P. Suber, The Paradox of Self-Amendment, a Study of Logic, Law, Omnipotence and Change, New York, Édition Peter Lang, 1990. 688 Examinant la question de l’existence de normes non dérogeables, le chef de file du courant normativiste considère que « dans la mesure où la question est de savoir s’il y a des normes dont la validité ne peut pas être supprimée par une autre norme (abrogatoire), et non pas de savoir si toute norme n’est pas susceptible de perdre son efficacité et donc sa validité et d’être remplacée par une autre norme qui régit le même objet d’une autre manière », il convient d’admettre l’existence de telles normes. H. Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996, p. 144. 689 H. Kelsen s’appuie sur l’exemple suivant : « Les normes que l’on considère d’origine divine sont valides sans aucune possibilité de les supprimer ou de les modifier, mais ceci signifie seulement que leur validité ne peut être supprimée par des normes posées par des hommes. Une constitution républicaine peut disposer qu’elle ne peut pas être supprimée par une Constitution monarchique et une constitution monarchique peut disposer qu’elle ne peut pas être supprimée par une constitution républicaine », Théorie générale des normes, op. cit., p. 144. 219 la forme du gouvernement échappe à la compétence du législateur constitutionnel. Une telle affirmation est certes récusée en doctrine (a), mais au terme d’une démonstration qui peine à convaincre (b). a. La thèse de la double révision successive Dès la IIIe République, Léon Duguit développe la thèse dite de la double révision successive. Examinant l’article 2 de la loi du 14 août 1884690, l’auteur affirme que l’interdiction qui s’y trouve formulée est simplement relative : l’article en cause pourrait être abrogé par une autre assemblée de révision, laissant ainsi la voie ouverte à une modification ultérieure de la forme de gouvernement par une seconde révision constitutionnelle691. C’est admettre que pouvant s’affranchir des limites posées par le texte, le pouvoir de révision n’en connaît en vérité aucune. Cette thèse de la double révision successive repose sur une conception politique de l’interdiction faite au pouvoir de révision de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement. Au cadre formel et procédural de la révision, dont la nature juridique et la force obligatoire ne sont nullement contestées, on oppose une limite matérielle « sans force juridique obligatoire pour les successeurs des constituants et pour les générations futures »692. Avec une redoutable constance, cette thèse a continué de recueillir les faveurs d’une majorité de la doctrine publiciste693. Les constructions contemporaines, marquées par 690 L'article 2 de cette loi constitutionnelle a inséré à l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 la formule sur la forme républicaine du gouvernement, laquelle a, depuis lors, toujours figuré dans les Constitutions républicaines (et d'ailleurs aussi dans les projets de Constitution – voir sur ce point l'article 125 du projet de Constitution du 19 avril 1946). 691 L’auteur explique qu’une Assemblée nationale de révision « n’a qu’à l’abroger, et la chose est faite, [elle] pourra très constitutionnellement changer la forme du gouvernement ». L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 2e éd., 1924, T. 4, p. 540. 692 Joseph Barthélémy et Paul Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933, réimp. Économica, 1985, p. 23. Cette disqualification de la valeur et de la portée de l’interdiction matérielle est répandue dans la doctrine de la Troisième République. G. Burdeau n’y voyait qu’« un acte de foi nécessairement dépourvu de sanction et qu’on ne saurait légitimement opposer à la volonté nationale si elle venait à mettre en cause la forme du gouvernement », Essai d’une théorie de la révision des lois constitutionnelles en droit positif français, Thèse, Paris, 1930, p. 3. Dans le même sens, Lafferrière affirmait qu’« au point de vue juridique, le procédé qui consiste à décréter l’immutabilité d’une partie de la Constitution est sans valeur. […] Des dispositions de ce genre sont de simples vœux, des manifestations politiques, mais n’ont aucune valeur juridique, aucune force obligatoire pour les constituants futurs », cité par O. Jouanjan, « La forme républicaine du gouvernement… », art. cit., p. 268. 693 Comme le souligne Bruno Genevois, « c'est sans aucune réticence que ce point de vue a été adopté pour l'interprétation de l'article 89 par un grand nombre d'auteurs », B. Genevois, « Les limites d’ordre juridique à l’intervention du pouvoir constituant », RFDA, 1998, n° 5, p. 929 et s. L’auteur cite F. Goguel, Les institutions politiques françaises, p. 671 ; G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Seuil, 1996, p. 318 ; B. Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, Paris, A. Colin, 1997, p. 45. Sans prétendre être complet, on peut ajouter à la 220 l’apparition du Conseil constitutionnel, demeurent fidèles aux grandes lignes de cette thèse tout en développant des arguments plus nuancés concernant la nature de la limitation matérielle. La démonstration la plus aboutie est sans doute l’œuvre du doyen Vedel. Admettant à titre d’hypothèse une supraconstitutionnalité « par détermination de la Constitution » qui correspondrait à l’« ensemble de normes que le pouvoir constituant originaire a soustrait tacitement ou expressément à toute révision », il la qualifie de « logiquement inconstructible »694 car un texte ne peut conférer à certaines de ses dispositions une valeur supérieure à la sienne propre695. L’interdiction faite à l’organe de révision de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement ne saurait constituer une strate normative supérieure de l’ensemble constitutionnel ; au contraire, inversant les termes de la supraconstitutionnalité, elle décrirait, selon l’auteur, une « infraconstitutionnalité »696. Or, selon l’auteur, cette hypothèse est invalidée par le droit positif : non seulement « la révision de telle disposition que l’on peut juger essentielle n’exige pas une procédure différente de celle qui présiderait à la retouche de telle autre disposition de caractère anodin »697, mais de surcroît nulle hiérarchie entre les normes constitutionnelles n’est admise par la juridiction constitutionnelle698. En somme, admettre la théorie de la double révision successive, c’est reconnaître à la limite matérielle – ce qui suppose nécessairement d’admettre la nature juridique de l’interdiction. Or une telle prémisse, outre qu’elle est incompatible avec la conclusion à liste R. Badinter, « Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », in Mélanges J. Robert, Paris, Montchrestien – EJA, 1998, p. 217 et s., p. 220 ; F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, op. cit., p. 41 ou encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit. , p. 307. 694 G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, n° 67, 1993, p. 82. 695 Amené de la sorte, l’argument paraît imparable. C’est pourtant à ce niveau que la thèse développée par l’éminent auteur s’avère la plus fragile, car rien n’interdit de considérer qu’existe, au sein de la Constitution, une pluralité de couches normatives. 696 De supraconstitutionnalité stricto sensu, il ne saurait être ici question puisque, selon l’auteur, le concept implique qu’« il existe des règles supérieures à la Constitution et non formulées par celle-ci ». G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », ibid. p. 82. 697 ibid., p. 84 698 Selon lui, « l’expérience cruciale » du conflit entre règles constitutionnelles, seules à même de faire apparaître une hiérarchisation entre elles, est toujours résolue par la conciliation opérée « à la lumière du principe de proportionnalité », ibid., p. 85. Cette manière de ramener la question de la force obligatoire de l’interdiction faite au pouvoir de révision de porter atteinte à la forme du gouvernement à la problématique de la supraconstitutionnalité est commune aux tenants de la thèse de la double révision successive. Ainsi Jacques Robert rejette l’idée d’« une sorte de “noyau dur” de principes constitutionnels intouchables par tout pouvoir, même le pouvoir constituant » car « aujourd’hui le droit positif et notre pratique ne connaissent pas de règles juridiques de rang supraconstitutionnel ». J. Robert, « La forme républicaine du gouvernement », RDP, 2003, p. 364. De même, J.-P. Camby, interprète la décision 469 DC du 28 mars 2003 comme la fin d’un mythe et affirme triomphalement que « la supraconstitutionnalité, entendue comme l’existence d’un ensemble de règles de droit positif d’un rang plus élevé que la Constitution et dont une autorité pourrait assurer le respect, a vécu », J.-P. Camby, « Supraconstitutionnalité : la fin d’un mythe », RDP, 2003, p. 671. 221 laquelle parviennent les auteurs, repose sur une conception dogmatique du « pouvoir constituant ». b. Une thèse fragile dans ses fondements, paradoxale dans ses conclusions La première faiblesse de la thèse de la double révision gît dans ses postulats. Pour admettre à la fois la validité de la norme de l’article 89, alinéa 5 et la compétence du pouvoir de révision pour réviser la forme du gouvernement, il faut postuler une identité entre ce que les auteurs nomment le « pouvoir constituant originaire » et le « pouvoir constituant dérivé »699. Le raisonnement peut être schématiquement décrit en ces termes : la Constitution est la norme suprême de l’ordre juridique, elle est initialement posée par le souverain ; en conséquence, sa modification implique la mise en œuvre d’un pouvoir de même nature puisqu’il intervient au même niveau dans la hiérarchie des normes700. On retrouve cet argument sous la plume de Georges Vedel lorsqu’il affirme l’unité entre les deux pouvoirs constituants à partir de leur fonction. Si selon l’auteur, le pouvoir de révision « est constitué par ses conditions d'exercice », il n’en demeure pas moins « constituant par ses effets »701. C’est dire que « le pouvoir constituant dérivé n'est pas un pouvoir d'une autre nature que le pouvoir constituant initial », « il n'est dérivé que sous l'aspect organique et formel ; il est l'égal du pouvoir constituant originaire du point de vue matériel »702. Cela ne revient pas à réfuter la distinction entre un « pouvoir constituant originaire » et un autre dit « dérivé », mais simplement à refuser toute conséquence juridique à cette distinction. Si l’origine diffère – 699 Contrairement à ce qu’on peut croire, c’est aux grandes figures de la doctrine publiciste du XXe siècle et non à Sieyès que remonte la distinction entre le pouvoir qui institue la Constitution et celui qui la révise. C’est à R. Carré de Malberg qu’on doit la première systématisation de la distinction entre « le pouvoir constituant dans l’établissement de la première constitution de l’État » et « le pouvoir constituant dans l’État une fois formé ». Voir R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., T. IV, p. 489 et p. 492. Reprise par son disciple G. Burdeau dans sa thèse de doctorat, la distinction entre un « pouvoir constituant stricto sensu » et un « pouvoir de révision » est relayée par R. Bonnard, dans un célèbre article paru à la RDP en 1942. Ce dernier formule la terminologie aujourd’hui majoritairement admise par la doctrine publiciste qui distingue entre un « pouvoir constituant originaire » et un autre dit « dérivé ». Voir G. Burdeau, Essai d’une théorie de la révision…, op. cit., pp. 78-79 et R. Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », RDP, 1942, p. 48 et s. 700 Ces questions sont parmi les plus classiques de la littérature constitutionnelle, on se permet donc de renvoyer pour une présentation précise des opinions émises par les grands noms de la doctrine et pour la bibliographie afférente à M. – F. Rigaux, La théorie des limites matérielles à l’exercice de la fonction constituante, op. cit., p. 28 et s. ; ainsi qu’à C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, op. cit., spéc. pp. 67-91. 701 G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, op. cit., p.160. 702 G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », art. cit., p. 90. 222 factuelle dans un cas, juridique dans l’autre703 – l’unité demeure dans la fonction, au point d’interdire toute portée à la distinction entre les deux pouvoirs : tous deux se déploient dans ce « lieu juridique où la souveraineté s’exerce sans partage »704. Partant de telles prémisses, on infère logiquement l’impossibilité de limiter matériellement l’organe de révision puisque « le pouvoir constituant dérivé est l’expression de la souveraineté dans toute sa plénitude »705. En somme, « pouvoir constituant originaire » et « dérivé » diffèrent par leur organisation et leur origine, mais c’est l’identité de leur fonction juridique que l’on retient. Une telle analyse ne saurait être retenue. Postulant la validité de la norme constitutionnelle relative aux conditions de production des normes constitutionnelles706, nous refusons l’assimilation entre un hypothétique « pouvoir constituant originaire » et l’organe titulaire de la compétence pour réviser la Constitution. Puisqu’il agit dans un cadre constitutionnel préfixé et sur le fondement de normes constitutionnelles qui l’habilitent, l’organe de révision diffère du prétendu « pouvoir constituant originaire » tant du point de vue de ses origines et de son organisation que de sa fonction normative, qui n’est pas d’instituer un ordre juridique mais de créer du droit constitutionnel par application du droit constitutionnel707. Plus encore, il convient de contester le « pouvoir constituant originaire » dans son existence même. On doit considérer que ce pouvoir n’a aucune existence juridique, précisément parce qu’il « constitue » et se situe donc en amont de l’existence du droit. Il ne peut donc pas faire l’objet d’une étude juridique. Il n’en irait autrement que si on parvenait à expliquer le passage du fait politique brut à l’ordre juridique. Une telle « transubstantiation » repose en définitive sur un dogme : celui de la nature normative de l’expression de la volonté de ce pouvoir originaire. Il est impossible d’admettre la nature immédiatement juridique de 703 En ce sens, R. Carré de Malberg écrit que « la formation initiale de l’État, comme aussi sa première organisation, ne peuvent être considérés que comme un fait, qui n’est susceptible d’être classé dans aucune catégorie juridique, car ce fait n’est point gouverné pas des principes de droit », Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., T. II., pp. 490-491. Dans le même sens, v. G. Burdeau, Essai d’une théorie de la révision des lois constitutionnelles en droit français, op. cit., p. XV. 704 G. Vedel, « Schengen et Maastricht », art. cit., p. 179. 705 ibid., l’auteur ajoute que s’il s’exerce librement, c’est « sous la seule réserve qu’il s’exerce selon la procédure qui l’identifie ». 706 Rappelons que le propre de la norme constitutionnelle est de ne tenir sa validité d’aucune autre norme de l’ordre juridique. C’est d’ailleurs là l’un des intérêts du prisme systémique appliqué à la Constitution : dès lors qu’on admet que la Constitution fait système, on peut ramener la question de la validité des normes constitutionnelles à celle de l’appartenance de ces normes au système. Sur cette question, v. supra Introduction générale, p.16 et s. 707 Nous reprenons là la définition kelsénienne de l’habilitation selon laquelle « la fonction normative de l’habilitation signifie : conférer le pouvoir à un individu de poser et d’appliquer les normes », Théorie générale des normes, op. cit., p. 133. 223 l’entité constituante, au sens de fondatrice et légitimante, alors que le « pouvoir constituant originaire » prend naissance et s’exerce dans un monde extra ou ante-juridique708. Dans ces conditions, l’analyse du « pouvoir constituant originaire » n’est pas pertinente en droit, et l’argument tiré de l’identité entre les deux pouvoirs est inopérant. En somme c’est sur le fondement d’un postulat dogmatique qu’on peut admettre d’une part la validité de l’interdiction faite aux organes titulaires de la fonction de révision et d’autre part la possibilité de se libérer de ladite interdiction. La seconde faiblesse de la thèse analysée réside dans son caractère paradoxal. Au plan logique, elle repose sur une contradiction interne, dans la mesure où la conclusion contredit la prémisse majeure. Elle constitue donc un paradoxe. Comme l’a bien montré A. Ross, la révision de la clause de révision sur le fondement de la clause de révision est « logiquement inconstructible » ; ce que l’on peut, à la suite de l’auteur et en simplifiant son schéma, présenter ainsi : Soit l’article 89 de la Constitution qui a pour objet la révision de la Constitution : a. l’article 89 : la Constitution peut être révisée conformément à un processus Q et uniquement conformément à ce processus ; b. l’article 89’ (qui établit que la Constitution peut être révisée conformément à un processus R et uniquement conformément à ce processus R) a été établi conformément au processus Q ; c. l’article 89’ est valide. La Constitution doit désormais être révisée conformément au processus R et uniquement conformément à ce processus R. Une telle présentation709 a le mérite de faire clairement apparaître ce que Ross qualifie « d’absurdité logique » : l’article 89 étant une norme dont l’objet est d’établir la voie exclusive de la révision de la Constitution, « la conclusion du syllogisme contredit l’une des prémisses »710. Dans ces conditions, la révision de la clause de révision constitue un paradoxe dit de l’auto-amendement, et la thèse de la double révision successive, qui revient à affirmer la possibilité juridique de réviser une norme suivant la procédure de révision que cette norme 708 Pour une critique de cette conception de la primauté de la Constitution comme primauté chronologique, v. M. – F. Rigaux, La théorie des limites à l’exercice de la fonction constituante, op. cit., p. 22 et s. 709 Cette présentation simplifiée du paradoxe de Ross est celle d’E. Bulygin dans son article « Das Paradoxon der Verfassungsrevision », cité par C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, op. cit., p. 123. 710 cité par C. Klein, ibid., p. 124. 224 définit, repose sur une irréductible contradiction. On doit donc rejeter cette thèse qui prétend décrire la limitation matérielle comme une simple norme constitutionnelle à la disposition des organes de révision. Faute d’arguments solides pour disqualifier la norme de l’article 89, alinéa 5, force est de lui reconnaître le statut de norme constitutionnelle de second degré qui s’impose aux organes constitutionnels qu’elle entreprend de limiter en leur interdisant sa propre révision. Admettre ce qui précède revient à considérer que nous sommes en présence d’une norme qui, interdisant sa propre modification, constitue à elle seule une « forme normative » dans le système constitutionnel. C’est dire qu’il s’agit de la norme suprême du système constitutionnel. B. L’interdiction de réviser, critère de la suprématie ? Les limitations matérielles imposées aux organes titulaires de la compétence de révision ne sont pas rares en droit constitutionnel, nombre de Constitutions contemporaines les consacrent711. Nous soutenons qu’une telle consécration marque la suprématie de la norme constitutionnelle qui échappe à l’exercice du pouvoir de révision. Une telle suprématie repose sur la distinction qui doit être faire entre procédure de révision et impossibilité de réviser, la 711 L’exemple de l’article 128 de la Constitution portugaise est particulièrement topique de la diversité des limites matérielles susceptibles d’être imposées au pouvoir de révision. Il dispose que : « les lois de révision constitutionnelle observent les limites suivantes: a) l’indépendance nationale et l’unité de l’État; b) la forme républicaine du Gouvernement; c) la séparation de l’église et de l’État; d) les droits, libertés et garanties fondamentales des citoyens; e) les droits des travailleurs, des comités de travailleurs et des associations syndicales ; f) la coexistence de trois secteurs propriétaires des moyens de production-le secteur public, le secteur privé et le secteur coopératif et social ; g) l’existence de plans économiques dans le cadre d’une économie mixte; h) le suffrage universel, direct, secret et périodique et l’application de la représentation proportionnelle pour élire, quand ces derniers sont élus, les membres des pouvoirs publics constitutionnels, les titulaires des régions autonomes et du pouvoir local; i) le pluralisme de l’expression et de l’organisation politique, y compris celui des partis politiques et le droit d’opposition démocratique; j) la séparation et l’interdépendance des pouvoirs publics constitutionnels; l) le contrôle de la constitutionnalité en raison de l’action ou de l’inaction des organes chargés d’édicter les normes juridiques; m) l’indépendance des Tribunaux; n) l’autonomie des collectivités territoriales; o) l’autonomie politique et administrative des archipels des Açores et de Madère ». 225 seconde marquant logiquement une étape supplémentaire dans la complexité des modes de production du droit constitutionnel. Dans cette perspective, la différenciation apparaît négativement : le texte de l’article 89 de la Constitution ne distingue pas explicitement entre un mode de production du droit constitutionnel « simple » et un autre mode de production du doit constitutionnel « supérieur », relatif à la forme du gouvernement. Seule l’interdiction de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement est expressément formulée par le texte constitutionnel et nous sommes conduit à considérer que la différenciation est seulement implicite. Une telle caractéristique ne constitue pas un obstacle dirimant à l’admission d’une différenciation entre les modes de production des normes juridiques. Celle-ci peut parfaitement n’être qu’implicite si et seulement si elle dérive nécessairement du dispositif considéré. Or tel est bien le cas en l’espèce. L’analyse du dispositif de l’article 89 de la Constitution autorise à considérer qu’il pose implicitement mais nécessairement une différenciation dans les modes de production du droit constitutionnel. Il recèle en réalité deux modes de production des normes constitutionnelles : un mode de production « simple » et explicite, destiné à encadrer la production du droit constitutionnel formel, et un mode de production implicite, ou « en creux » qui, interdisant à l’organe titulaire du pouvoir de révision de produire un certain type de norme, en rend simplement la production plus complexe. L’impossibilité juridique de produire une norme, impossibilité explicitement formulée par le 5ème alinéa de l’article 89, marque le degré ultime de la complexité dans les modes de production du droit, et signale en conséquence la nature suprême de la norme échappant ainsi au pouvoir de révision. En ce sens, X. Magnon parle de « différenciation hiérarchique du droit constitutionnel formel implicite »712. D’un côté, affirme l’auteur, il existe une différenciation hiérarchique car l’organe de révision « ordinaire » ne peut pas constitutionnellement utiliser la voie de l’article 89 pour opérer un changement de forme de gouvernement ; de l’autre, cette différenciation est implicite parce que la procédure permettant d’opérer un tel changement ne peut pas être inscrite dans la Constitution. Si en droit, on peut assimiler l’interdiction faite au pouvoir de révision de porter atteinte à la forme du gouvernement au degré ultime de complexité dans les modes de production des normes, reste à justifier le caractère seulement implicite de la différence entre les procédures de production. 712 X. Magnon, « Quelques maux encore à propos de la loi de révision constitutionnelle : limites, contrôle, efficacité, caractère opératoire et existence », RFDC, 2004, p. 595 et s., p. 605. 226 Pour en rester à un niveau descriptif, seul importe le fait que la forme républicaine du gouvernement constitue une norme indisponible au pouvoir de révision. À défaut de pouvoir découvrir par quel organe et selon quelle procédure cette règle est susceptible de modification, on doit chercher à comprendre pourquoi sa modification, qu’on postule possible, n’est pas codifiée par la Constitution. La seule interprétation juridiquement recevable consiste à analyser cette modification comme la marque d’une véritable rupture dans l’ordre juridique. Admettre qu’une atteinte à la forme républicaine du gouvernement constitue en réalité une abrogation de la Constitution ou une révolution juridique permet d’expliquer ce silence du texte quant à la procédure permettant d’opérer un tel changement : il y aurait substitution d’un ordre juridique constitutionnel à un autre parce que la Constitution ancienne est remplacée par une nouvelle. Au soutien de cette thèse, rappelons d’une part que la révolution peut être conçue « comme attestant l’exercice du pouvoir constituant originaire »713 et que, d’autre part, le processus révolutionnaire « ne peut être organisé en termes juridiques, de validité ou de régularité, par l’ordre [juridique] puisque l’objet de la révolution est de bouleverser, en dehors des procédures, l’ordre établi »714. Autrement dit, la norme d’abrogation de la Constitution – celle qui désigne l’organe compétent et la procédure à suivre pour abroger la norme suprême – ne peut, par hypothèse, figurer dans le texte de la Constitution puisque l’abrogation de la Constitution équivaut purement et simplement à une révolution juridique. Une telle conception a été défendue en son temps par C. Schmitt : « une révolution peut abroger non seulement la législation constitutionnelle et la constitution, mais encore le type de pouvoir constituant qui avait cours jusqu’alors – donc le fondement de la constitution précédente. Une révolution démocratique peut abroger le pouvoir constituant du monarque, et un coup d’État ou une révolution monarchique peuvent abroger le pouvoir constituant du peuple. On assiste alors à un changement du pouvoir constituant et à un anéantissement complet de la constitution »715. En ce sens, on peut considérer que la forme républicaine du gouvernement est une norme constitutionnelle supérieure dont la modification, hors de portée de l’un quelconque 713 F. Poirat, « Révolution », Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 1364. Si nous contestons la qualification de « pouvoir constituant originaire », elle a ici le mérite de bien signaler l’anéantissement de tout encadrement normatif. 714 ibid. L’auteur ajoute, ce qui rend parfaitement compte de la situation qu’on tente de décrire qu’ « en conséquence la réglementation juridique […] ne peut statuer sur [ce] processus, si ce n’est pour le condamner au nom des institutions établies et du respect des procédures organisées ». 715 C. Schmitt, Théorie de la Constitution, op. cit., p. 233. 227 des organes constitués, emporte changement de Constitution qui, parce qu’il est interdit, ne peut voir sa procédure codifiée. En définitive, l’analyse des normes relatives à la révision constitutionnelle révèle la structuration verticale ou hiérarchique du système constitutionnel. Les normes relatives à la révision sont des normes de production de normes constitutionnelles qui entretiennent, à ce titre, un rapport hiérarchique avec les normes constitutionnelles du premier degré dont elles formulent les conditions de validité. La norme autoréférentielle prohibant sa propre révision en interdisant qu’il soit porté atteinte à la forme républicaine du gouvernement institue en outre, implicitement, une différence dans les modes de production du droit constitutionnel, et doit donc être regardée comme la norme suprême du système constitutionnel. La hiérarchie entre les normes constitutionnelles est donc une donnée inhérente au système constitutionnel. L’examen des garanties accordées aux normes relatives à la révision impose cependant de considérer que leur primauté se trouve neutralisée. Section II. La primauté des normes relatives à la révision constitutionnelle, une primauté neutralisée Si la structure du système constitutionnel se donne comme hiérarchique dans la mesure où l’on peut distinguer deux catégories de normes correspondant à autant de degrés normatifs hiérarchiquement articulés selon un rapport de production, les choses apparaissent moins simples lorsqu’on prend en considération la jurisprudence. En effet, nous sommes en présence d’un phénomène – déjà rencontré716 – de neutralisation du rapport hiérarchique. Si par principe on admet que « tous les mécanismes juridictionnels sont virtuellement aptes à révéler l’existence d’un rapport hiérarchique »717, encore faut-il qu’une confrontation 716 Voir supra, p. 25 et s. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives, op. cit., p. 114. Le contrôle par voie d’action, d’exception ou encore la mise en jeu de la responsabilité de la puissance publique du fait des conséquences dommageables d’un acte juridique illégal, présentent la même situation : deux normes sont 717 228 contentieuse soit possible et que la résolution d’un éventuel conflit aboutisse au retrait de la validité de la norme inférieure. Tel n’est pas le cas dans l’ordre constitutionnel, où le juge se refuse à contrôler la conformité de la nouvelle loi constitutionnelle aux normes relatives à la révision (§I). Cette immunité normative718 neutralise selon nous le rapport hiérarchique, dès lors que, dans l’hypothèse d’un conflit entre les normes considérées, la primauté de l’une n’emporte aucune conséquence sur la validité de l’autre. À cet égard, ni l’exercice par le juge européen d’un contrôle de la régularité de la norme constitutionnelle (§II) ni les garanties politiques instituées par la Constitution (§III) ne permettent de compenser les conséquences de l’autolimitation du juge constitutionnel français. §I. L’absence de sanction juridictionnelle en droit interne En apportant, dans une décision 312 DC du 2 septembre 1992, un certain nombre de précisions de première importance concernant les limites qui s’imposent au législateur constitutionnel, le Conseil constitutionnel a pu laisser entendre qu’il entendait bien, à l’avenir, assurer leur respect (A). Tel ne fut pourtant pas le cas, et la déclaration d’incompétence opposée en 2003 aux saisissants qui contestaient la validité de la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République française est parfaitement univoque. Le Conseil constitutionnel, en déclinant sa compétence pour contrôler l’acte du pouvoir de révision, neutralise par contrecoup le rapport hiérarchique entre les normes constitutionnelles et la suprématie de la limitation matérielle (B). confrontées l’une à l’autre et l’une est déclarée illicite à l’issue de cette confrontation. Dans ces conditions, la norme déclarée illicite peut être dite inférieure. 718 L’expression « immunité normative » permet de bien délimiter l’immunité contentieuse dont jouit la norme issue de la révision constitutionnelle : alors que son inadéquation au droit européen et communautaire peut être sanctionnée par la mise en jeu de la responsabilité de l’État français – contentieux de la responsabilité – elle demeure, tant au plan supranational qu’au niveau constitutionnel, insusceptible d’annulation. 229 A. Le rappel ambigu des limites constitutionnelles au pouvoir de révision « Considérant que sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est souverain ; qu'il lui est loisible d'abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu'il estime appropriée ; qu'ainsi rien ne s'oppose à ce qu'il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu'elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite »719. Ce célèbre considérant de principe, entaché d’approximations, est unanimement reconnu comme une source d’ambiguïtés d’une particulière acuité. Que comprendre ici ? La démarche en deux temps du Conseil semble parfaitement contradictoire : au constat de la souveraineté du « pouvoir constituant », le juge ajoute le rappel du cadre juridique posé par la Constitution. Considérant qu’il ne sert à rien d’énoncer des limites si ce n’est pour les sanctionner, certains auteurs ont interprété cette décision à la lumière de l’acquis jurisprudentiel en matière de délimitation du domaine du contrôle pour démontrer que la loi parlementaire de révision constitutionnelle peut être soumise au contrôle du Conseil constitutionnel. Partant d’une distinction selon les formes que revêt la révision, ils opposent la modification opérée par voie référendaire à celle réalisée par voie congressionnelle. Si l’incompétence du juge constitutionnel pour connaître des révisions adoptées par référendum est unanimement admise720, les auteurs considèrent que le principe n’est pas transposable à celles opérées par les représentants du peuple. La réflexion s’articule ensuite autour de deux axes. 719 C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19 ; voir aussi, C.C. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Rec. p. 51 et C.C. n° 2000-429 DC du 30 mai 2000, Rec. p. 84. 720 C.C. n° 62-20 DC, préc., considérant 2. Principe réaffirmé dans la décision n° 92-313 DC, préc., cons. n°2. 230 La qualité de l’organe tout d’abord. Le Congrès est assimilé au Parlement et le contrôle du premier au contrôle du second721. Au fondement de la démonstration, l’exégèse des décisions du Conseil relatives au contrôle des lois adoptées par référendum. On considère en effet que « ces décisions ne se fondaient pas sur un critère lié à la nature de la norme : ce n’est pas en raison de leur nature constitutionnelle – ce qui était partiellement le cas de la révision de 1962 – ou législative – ce qui est le cas de la loi de ratification du Traité de Maastricht en 1992 – que les dispositions en cause échappent au contrôle de constitutionnalité, mais seulement en raison de leur mode d’adoption »722. Si ce n’est, au fond, qu’en considération de l’organe que le Conseil apprécie l’étendue du domaine de contrôle, rien ne semble pouvoir s’opposer au contrôle de l’acte du Congrès. D’autant qu’une telle assimilation semble confortée par la jurisprudence du Conseil qui étend, au-delà de la lettre de l’article 61 C., le domaine de son contrôle au règlement du Congrès723. En somme, contrôler l’acte de volonté du Congrès ne serait qu’une étape supplémentaire dans la voie déjà ouverte par la jurisprudence. La qualité de l’acte ensuite. On s’appuie ici sur une analyse sémantique des termes de l’article 61 de la Constitution. Utilisé sans autres précisions, le terme « loi » pourrait parfaitement désigner outre les lois ordinaires ou organiques, les lois portant révision de la Constitution724. On note en effet qu’à propos de la saisine du Conseil constitutionnel, les 721 Assimilation défendue en son temps par R. Carré de Malberg lorsqu’il dénonçait la maîtrise parlementaire de la norme constitutionnelle et la nature fictive de l’« organe » congressionnel : « les textes constitutionnels de 1875 soulignent eux-mêmes cette maîtrise parlementaire, lorsqu’ils disent que “pour procéder à la révision les deux Chambres se réuniront en Assemblée nationale”. Ils le disent par deux fois […] à propos de la révision, donnant ainsi à entendre que cette assemblée est une formation particulière du Parlement. Et certes, la Constitution s’exprime mal en cela : car il n’est pas exact de dire que les Chambres elles-mêmes entrent dans la structure de l’Assemblée nationale. […] En effet, l’Assemblée nationale, toute distincte qu’elle soit juridiquement du Parlement, est un organe factice, qui ne correspond à aucune volonté ou puissance différentes de celles du personnel parlementaire ». R Carré de Malberg, La loi, expression de la volonté générale, Paris, Sirey, 1933, réimp., Économica, 1984, p. 114 et s. 722 J. P. Camby, « Supra-constitutionnalité : la fin d’un mythe », RDP, 2003, p. 671 et s., p.673. 723 v. C.C. n° 63-24 DC du 20 décembre 1963, Rec. p. 16 et n° 99-415 DC du 28 juin 1999, Rec. p. 86. Sur cette question, v. G. Bergougnous , « De quelques enseignements tirés de récentes décisions sur les règlements des assemblées parlementaires », RDP, 1999, p. 1692. 724 En ce sens, B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 168 ; F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel et les Traités internationaux. Organisation et attributions, Paris, Economica, 1997, p. 152-157. En sens contraire, v. J. – E. Schoettl qui en appelle à l’autorité du doyen Vedel : « Comme l’écrivait Georges Vedel dans son « Introduction aux études politiques » : Au contraire de la Constitution de 1875, qui avait employé un langage juridique assez incertain, notre Constitution de 1958, dont les termes techniques ont été pesés par des équipes de juristes, et notamment des membres du Conseil d’État, s’est gardée de confondre les projets de loi et les projets de révision constitutionnelle. C’est même une des caractéristiques de notre Constitution que la netteté avec laquelle elle établit une hiérarchie et une distinction entre les divers actes juridiques, et notamment entre la Constitution et la loi ». Il est difficile de ne pas en déduire que, lorsque la Constitution parle de « loi » (sans autre précision), il ne peut s’agir de révisions constitutionnelles ». J. – E. Schoettl, « Le Conseil constitutionnel peut-il contrôler une loi constitutionnelle », LPA, 08 avril 2003, n° 70, p. 17 et s. 231 textes constitutionnel et organique font mention des « lois organiques » et des « lois » sans exclure les lois constitutionnelles de la catégorie « loi »725. Quelle que soit sa valeur, cette construction doctrinale est restée sans portée726. B. La décision 469 DC : une déclaration sans équivoque d’incompétence juridictionnelle La décision 2003-469 DC donne à voir un juge qui refuse de connaître des limites constitutionnelles à l’organe chargé de la révision, même simplement formelles : « Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution ; qu'elle n'est susceptible d'être précisée et complétée par voie de loi organique que dans le respect des principes posés par le texte constitutionnel ; que le Conseil constitutionnel ne saurait être appelé à se prononcer dans d'autres cas que ceux qui sont expressément prévus par ces textes ; Considérant que l'article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission d'apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et, lorsqu'elles lui sont déférées dans les conditions fixées par cet article, des lois ordinaires ; que le Conseil constitutionnel ne 725 Signalons par ailleurs que l’expression « loi constitutionnelle » n’est pas seulement une expression doctrinale : c’est sous cette appellation qu’est publié au J.O. le texte de la révision constitutionnelle. 726 C’est en ce sens que se prononce énergiquement Robert Badinter. Il rappelle qu’« une révision constitutionnelle ne peut avoir de validité qu’autant qu’elle respecte les règles de fixées par le pouvoir constituant pour procéder à une révision » et admet que « la décision du 23 septembre 1992, en soulignant que le Conseil constitutionnel est compétent pour connaître, avant leur promulgation, des lois organiques et des lois ordinaires, exclue implicitement toute compétence s’agissant des lois constitutionnelles ». En conséquence, l’auteur souhaite que, « dans un avenir prochain, le Conseil constitutionnel, reçoive compétence pour apprécier la conformité de la procédure de révision constitutionnelle aux règles fixées par la Constitution ». R. Badinter, « Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », Mélanges J. Robert, Paris, Montchrestien – EJA, 1998, pp. 217 et s., p. 223-224. Dans l’attente d’une telle extension de compétence, l’auteur considère qu’une modification constitutionnelle acquise en violation des prescriptions formelles et procédurales ne constituerait qu’« une déclaration politique dépourvue de toute valeur juridique, et qui ne pourrait qu’être tenue pour nulle. Le Président de la République, garant du bon fonctionnement des institutions, s’il s’aventurait par impossible à promulguer pareille “loi constitutionnelle” commettrait le crime de haute trahison et serait justiciable de la Haute Cour de Justice », ibid, p. 221. Jacques Robert nous semble adopter pleinement cette attitude. Constatant que le juge constitutionnel n’a fait que « botter en touche » en 2003, il affirme que « la question de [la] compétence effective [du Conseil constitutionnel] pouvait juridiquement se poser dans le cas d’un recours contre une loi, non pas adoptée par référendum mais votée en Congrès, et réputée avoir méconnu la procédure de révision insérée dans la Constitution ». Et l’auteur de conclure par cette interrogation : « Qui – sinon le Conseil constitutionnel – est légitimement apte à assurer ce respect ? ». J. Robert, « La forme républicaine du gouvernement », RDP, 2003, p. 364. 232 tient ni de l'article 61, ni de l'article 89, ni d'aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ; Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour statuer sur la demande susvisée, par laquelle les sénateurs requérants lui défèrent, aux fins d'appréciation de sa conformité à la Constitution, la révision de la Constitution relative à l'organisation décentralisée de la République approuvée par le Congrès le 17 mars 2003, Décide : Article premier.- Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur la demande susvisée »727. Le juge n’argumente pas, il procède par voie d’affirmation sans chercher à convaincre : compétence d’attribution, interprétation restrictive du terme « loi », sont autant d’éléments qu’il se contente d’énoncer. Est-ce à dire qu’à ses yeux une telle conclusion relève de l’évidence ? Face à un tel minimalisme, il est difficile de saisir les véritables déterminants de la solution. On doit donc se tourner vers les justifications déployées par le secrétaire général de la Haute juridiction pour saisir les motifs implicites de la décision728. Les arguments développés par J. – E. Schoettl, dont la nature et la portée varient considérablement, peuvent être rangés en trois catégories. 727 C.C., n° 2003-469 DC du 26 mars 2003, Rec. p. 293 ; v. O. Gohin, « La réforme constitutionnelle de la décentralisation : épilogue et retour à la décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2003 », LPA, 6 juin 2003, n°113, p. 7 et s. ; F. Chaltiel, « La souveraineté du pouvoir constituant dérivé : développements récents », LPA, 20 juin 2003, n°123, p. 7 et s. ; J. Robert, « La forme républicaine du gouvernement », RDP, 2003, p. 359 et s. ; J. P. Camby, « Supraconstitutionnalité : la fin d’un mythe », RDP, 2003, p. 671 et s. ; D. Maillard Desgrée du Loû, « Le pouvoir constituant dérivé reste souverain », RDP, 2003, p. 725 et s. ; M. Canedo, « L’histoire d’une double occasion manquée », RDP, 2003, p. 767 et s. ; T. Meindl, « Le Conseil constitutionnel aurait pu se reconnaître compétent », RDP, 2003, p. 741 et s. ; C. Geslot, « La loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République devant le Conseil constitutionnel », RDP, 2003, p. 793 et s. ; L. Favoreu, « L’injusticiabilité des lois constitutionnelles », RFDA, 2003, n°4, p. 792 et s. ; M. Verpeaux, LPA, 19 septembre 2003, n° 188, p. 7 et s. ; D. Chagnollaud, LPA, du 20 octobre 2003, p. 4 et s., du 21 octobre 2003, p. 4 et s., du 22 octobre 2003, p. 4 et s., du 23 octobre 2003, p. 5 et s., du 24 octobre 2003, p. 7 et s. ; P. Jan, « L’immunité juridictionnelle des lois de révision constitutionnelles », LPA, 31 octobre 2003, n° 218, p. 4 et s. ; M. FatinRouge Stefanini, RFDC, 2003, n°54. 728 v. J. – E. Schoettl, « Le Conseil constitutionnel peut-il contrôler une loi constitutionnelle », art. cit., p. 17 et s. L’analyse à laquelle nous voudrions nous livrer vise essentiellement les motifs tels qu’ils ressortent de la note du secrétaire général du Conseil publiée au soutien de cette décision. C’est dire que les arguments que nous développons ici valent essentiellement pour le contrôle de la loi constitutionnelle adoptée par le Congrès. Ceci étant précisé, il ne fait pas de doute, selon nous, que la conclusion est transposable à l’exercice du pouvoir de révision par le Peuple. Quel que soit l’organe qui intervient, il s’agit toujours de l’exercice d’une compétence constitutionnellement habilitée et limitée. Dans ce cadre, le recours à la notion de souveraineté n’est d’aucun secours : dès lors qu’il agit dans le cadre et sur le fondement de la Constitution, aucun organe n’exerce la « souveraineté », mais seulement certaines compétences qui en ressortent. En ce sens, l’exercice d’une souveraineté nationale appartenant au peuple, si l’on veut bien passer sous silence la contradiction dans les termes, relève de la mythification. Ce pouvoir illimité et comme tel insusceptible de contrôle est introuvable dans l’ordre constitutionnel car il s’épuise avec son avènement. L’argument tiré de la souveraineté – a fortiori lorsqu’on en fait mention pour qualifier le « pouvoir constituant » – relève d’une entreprise de justification rhétorique qui ne peut prétendre fonder en droit la déclaration d’incompétence du juge constitutionnel. 233 Le premier argument consiste à souligner la cohérence jurisprudentielle du Conseil constitutionnel. L’auteur fait ici référence à la décision 62-20 DC, « ce précédent mémorable [qui] ne se contente pas […] de décliner la compétence du Conseil constitutionnel en matière référendaire [mais] rappelle en outre que la compétence du Conseil est une compétence d’attribution et que l’article 61 de la Constitution ne vise que les lois organiques et ordinaires ». La principale critique que l’on peut adresser à cet argument concerne son caractère réversible : il suffit de rappeler qu’il fut mobilisé dix ans plus tôt par les tenants du contrôle juridictionnel de la loi constitutionnelle en vue de soutenir la solution inverse729. En second lieu vient l’argument le « plus impressionnant » : « se reconnaître compétent pour connaître d’une loi constitutionnelle n’est-ce pas, pour le Conseil, s’exposer à juste titre à l’accusation de « gouvernement des juges » ? ». L’argument repose sur la conviction que le régime démocratique est préservé du gouvernement des juges par la possibilité toujours offerte au législateur constitutionnel de surmonter une décision de l’organe juridictionnel730. Sans conteste, la menace prend un relief considérable au regard de l’indétermination, toujours mobilisée pour justifier l’incompétence du juge, de la limite matérielle tirée de la forme républicaine du gouvernement et dont la sanction juridictionnelle impliquerait mécaniquement une définition prétorienne. Selon le haut magistrat, dès que le juge entreprendrait de sanctionner les limites constitutionnelles au pouvoir de révision, sa légitimité serait en jeu car il aurait ainsi orchestré un basculement du régime démocratique en « aristocratie de la robe ». Nous ne ferons pas la critique de cet argument sur le terrain de son excessif formalisme, inapte à rendre fidèlement compte de la réalité, éminemment plus complexe, des rapports du juge et du pouvoir de révision lorsque ce dernier entreprend de renverser une 729 v. supra A., p. 228 et s. L’auteur fait expressément référence à la thèse du « lit de justice » défendue par Vedel ainsi qu’à celle de « l’aiguilleur » dont l’origine, en France, remonte aux travaux de C. Eisenmann. Ces points sont examinés dans le cadre du chapitre suivant. Sur le gouvernement des juges, v. E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis : l’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, Paris, Giard, 1921, 276 p., réimp. Paris, Dalloz, 2005 ; R. Pinto, Des juges qui ne gouvernent pas : opinion dissidente à la Cour Suprême des États-Unis (1900-1933), Paris, Sirey, 1934, 295 p., P. Julliard, La politique d’autolimitation de la Cour Suprême des États-Unis ou une technique méconnue du gouvernement des juges : le refus de juger, Thèse, Paris, 1966, 541 p. ; Gouvernement des juges et démocratie, sous la dir. de S. Brondel, F. Dreyfus, L. Heuschling, N. Foulquier et D. Maus, Paris, Publication de la Sorbonne, 2001, 373 p. ; J. Rivero, « Le juge administratif français : un juge qui gouverne », Dalloz, 1951, chron., p. 21 et s. ; R. Chiroux, « Libre propos sur le Conseil Constitutionnel : le spectre du gouvernement des juges ? », RPP, n°868, 1977, p. 15 et s. ; C. Émeri, « Gouvernement des juges ou veto des sages ? », RDP, 1990, p. 335 et s. ; M. Troper, « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des juges au gouvernement par les juges. », Le nouveau constitutionnalisme : Mélanges en l’honneur de G. Conac, Paris, Économica, 2001, 458 p., p. 48 et s. ; C. Brami, Des juges qui ne gouvernent pas. Retour sur les idées constitutionnelles de Roger Pinto, Paris, L’Harmattan, 2005, 228 p. 730 234 solution jurisprudentielle731. C’est la cohérence interne de la thèse, telle qu’elle est ici déployée, qui doit être contestée car, à aucun moment, l’auteur ne parvient à expliquer les raisons qui permettraient de voir dans la censure de l’acte du Congrès une remise en cause de la subordination du juge au pouvoir de révision732. Sauf à postuler une identité – absolue – entre le Peuple et son représentant, et partant, considérer que l’intervention des deux organes n’emporte juridiquement aucune différence, le contrôle et la censure du Congrès laissent toujours ouverte la voie du référendum pour surmonter la décision du juge. L’auteur perçoit parfaitement cette difficulté, qu’il entend dissiper en mobilisant des arguments d’ordre pratique tirés de la lourdeur de la procédure référendaire, de son coût et de son caractère politiquement risqué733. On admettra qu’en droit, ce type de considérations, possiblement décisives par ailleurs, demeurent dénuées de toute portée. En outre, l’argument tiré de l’ineffectivité de la voie référendaire implique de distinguer et de hiérarchiser entre l’exercice référendaire du pouvoir de révision et son exercice parlementaire. Or, accepter une telle distinction impose, si l’on en reste à un raisonnement juridique, d’admettre que le contrôle du Congrès n’emporte pas captation juridictionnelle du « privilège du dernier mot ». En somme point de gouvernement des juges, nul « coup d’État » juridictionnel ; en cherchant les fondements de la décision, on ne saurait trouver qu’une simple autolimitation politiquement déterminée. Enfin, la troisième catégorie d’arguments développés par le secrétaire général du Conseil, se compose d’arguments qui ne portent pas : tous cherchent à démontrer qu’un juge compétent pour contrôler la révision constitutionnelle rendrait une décision sans portée pratique lorsqu’il s’agirait de s’opposer à une altération de la forme républicaine du gouvernement. Nul ne doute que la décision du juge ne serait qu’une symbolique barrière de papier devant la force politique d’une restauration monarchique, mais à ce niveau encore, l’argument (décisif dans le monde réel) n’emporte pas la conviction au plan juridique. À tout prendre on admettra que ce sont donc des considérations pratiques d’inégale valeur qui justifient en dernière instance la posture du juge. Au-delà des critiques, demeure le 731 Sur cette question v. infra Chapitre II, p. 247 et s. Cette subordination étant au fondement des thèses du “lit de justice” et du “juge aiguilleur”, on doit en faire mention. 733 L’auteur concède en ces termes l’existence de la voie référendaire : « bien sûr, il y a la soupape de sécurité du référendum. Mais c’est une procédure dont la mise en œuvre matérielle est complexe et coûteuse et que les pouvoirs publics peuvent légitimement juger semée d’embûches politiques ne serait-ce que du fait de l’abstention ! ». Et le haut magistrat de se demander si « un instrument si lourd à manier est […] une vraie soupape de sécurité ». 732 235 constat de l’absence de sanction juridictionnelle du cadre constitutionnel qui organise l’exercice du pouvoir de révision. Ramenée à la question de la hiérarchie entre les normes du système constitutionnel, une telle absence fait questions. En effet, le principe de l’injusticiabilité de la loi constitutionnelle de révision affecte la relation hiérarchique qu’on a pu mettre au jour plus haut. Dès lors que le juge constitutionnel se refuse à sanctionner un rapport de conformité entre les normes relatives à la révision et la loi de révision, le rapport hiérarchique s’en trouve neutralisé. Ainsi, l’hypothèse d’un conflit entre les normes relatives à la révision et la loi constitutionnelle nouvelle n’est pas résolue par le retrait de la validité de la seconde, ce qui entraîne un constat en forme de paradoxe : alors que les normes constitutionnelles relatives à la révision sont supérieures en ce qu’elles posent les conditions de la validité de la loi constitutionnelle nouvelle, ces dernières peuvent méconnaître ces conditions sans encourir aucune sanction. Dès lors, sans qu’il soit récusé dans son principe – la norme nouvelle continue de trouver dans les normes constitutionnelles du second degré le fondement de sa validité – le rapport hiérarchique s’en trouve neutralisé dans ses effets, dans la mesure où il n’est pas sanctionné. À cet égard, il convient de souligner qu’aucun mécanisme n’est en mesure de compenser la déclaration d’incompétence du Conseil constitutionnel. §II. Le contrôle opéré par le juge européen : un contrôle de conventionnalité La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme et celle de la Cour de justice des communautés européennes le démontrent sans conteste : l’œuvre de l’organe de révision jouit d’une immunité seulement relative. Dès lors que la loi constitutionnelle entre dans le champ d’application du droit européen ou communautaire, elle peut être soumise à un contrôle a posteriori de sa régularité juridique. On a vu la conception absolutiste que se fait la CJCE du principe de primauté communautaire734. Sur ce fondement, elle a toujours écarté la doctrine de « l’exception constitutionnelle » lorsqu’elle était soulevée par les États membres pour justifier d’une 734 Sur ce point, v. supra, p. 122 et s. 236 méconnaissance de règles de droit communautaire735. La Cour de justice s’est déjà prononcée sur la compatibilité d’une disposition nationale de rang constitutionnel au droit communautaire. Ainsi, dans le cadre d’un recours en manquement, elle a jugé que les restrictions posées par l’article 11, alinéa 1 de la Constitution luxembourgeoise relatives à l’exigence de nationalité luxembourgeoise pour l’accès à un emploi dans l’administration publique était incompatible avec l’ex-article 48§4 TCE (devenu l’article 39 TCE)736. Par ailleurs, elle peut se prononcer dans le cadre de la procédure du renvoi préjudiciel, comme elle l’a fait dans une affaire Tanja Kreil, jugée le 11 décembre 2000737. Était en cause la compatibilité d’une disposition constitutionnelle allemande, concernant notamment l’accès des femmes aux forces armées738, avec les termes d’une directive relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation professionnelle, et les conditions de travail739. En l’espèce, la Cour conclut à une incompatibilité, ce qui provoquera la révision de l’article 12, alinéa 4 de la Loi fondamentale allemande. Si une telle situation a pu inquiéter certains auteurs qui y ont vu un transfert illégitime du pouvoir de révision à une Cour supra-nationale740, deux séries d’éléments imposent de relativiser la portée du contrôle exercé par la CJCE sur les normes constitutionnelles des États membres. D’une part, il ne saurait être question de l’exercice d’un pouvoir de révision des 735 Elle l’affirme très clairement dans une espèce Internationale Handelsgesellschaft en considérant que « l’invocation d’atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un État membre soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale ne saurait affecter la validité d’un acte de la communauté ou son effet sur le territoire de ce État ». CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70, Rec. CJCE p. 1125. Dans le même sens, v. CJCE, 11 avril 1978, Commission c. Belgique, aff. 100/77, Rec. CJCE p. 879. 736 CJCE 2 juillet 1996 Commission c. Luxembourg, aff. C-473/93, Rec. CJCE I-3248 ; dans le même sens, CJCE 2 juillet 1996 Commission c. Grèce, aff. C-290-94, Rec. CJCE I-3285. v. E. Carpano, État de droit et droits européens : l’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques, Paris, L’Harmattan, 2005, 662 p., spéc. p. 518. 737 CJCE, 11 janvier 2000, Tanja Kreil c/ Bundesrepublik Deutschland, C-285/98, Rec. CJCE I-69 ; M. J. Gerkrath, Europe, déc. 2000, p. 5 et s. ; M. A. Haquet, « Les directives prévalent-elles sur les règles constitutionnelles ? », DA, février 2001, p. 22 et s. 738 Il s’agit de l’article 12a de la loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne, lequel dispose que : « les hommes peuvent, à compter de l'âge de dix-huit ans révolus, être obligés de servir dans les forces armées, dans la police fédérale des frontières ou dans un groupe de protection civile. […] Si, pendant l'état de défense, les besoins en services civils des établissements sanitaires civils et des hôpitaux militaires fixes ne peuvent être couverts sur une base volontaire, les femmes âgées de dix-huit ans révolus à cinquante-cinq ans révolus peuvent être affectées à ces services par la loi ou en vertu d'une loi. Elles ne doivent en aucun cas accomplir un service armé». 739 Il s’agissait en l’espèce de la directive n° 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, notamment de son article 2. 740 En ce sens, L. Favoreu se demandait « quelle est la légitimité de la Cour de justice comme pouvoir de révision ? », in Droit constitutionnel, droit communautaire. Vers un respect réciproque mutuel ?, sous la dir. de H. Gaudin, op. cit., p. 152. 237 Constitutions nationales : les Cours ne pouvant faire mieux que condamner l’État membre pour violation de ses obligations conventionnelles ou communautaires. D’autre part, le champ matériel couvert par les Constitutions nationales et le droit communautaire est resté, jusqu’à nos jours en tout cas, assez éloigné741. Pour cette seconde raison, c’est surtout du côté de la Convention européenne des droits de l’homme et de son juge que les risques de contrôle de la loi constitutionnelle nouvelle étaient significatifs. L’équation est en effet bien connue : les droits et libertés garantis par la Constitution et la Conv.EDH se recoupent largement. De là le risque, pour norme constitutionnelle qui déroge à un principe constitutionnel général, d’être jugée par la Cour de Strasbourg incompatible avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Et le risque s’est réalisé. Pour la première fois, en janvier 2005, un juge contrôlait la régularité de normes de valeur constitutionnelle (A). Précisons tout de même que si la « zone de chevauchement » des corpus constitutionnel et européen concerne principalement les droits et libertés, un tel chevauchement relève de la simple analogie entre les normes constitutionnelles et européennes742. Aussi convient-il de rester circonspect quant à la portée du contrôle susceptible d’être opéré par le juge de Strasbourg. Il ne s’agit pas là d’une délégation de l’État français aux organes juridictionnels européens afin de voir les actes du pouvoir de révision contrôlés. C’est un contrôle de la seule conventionnalité de la loi constitutionnelle que le juge européen opère (B). A. Un contrôle juridictionnel de la loi constitutionnelle nouvelle Dans une espèce Py contre France du 11 janvier 2005743, la CEDH a eu à connaître de la conventionnalité de la révision constitutionnelle relative à la Nouvelle-Calédonie744. On sait 741 L’hypothèse de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne qui intègre, en annexe, la Charte des droits fondamentaux de l’Union, est cependant de nature à modifier l’état du droit sur ce terrain. 742 Étant précisé d’une part, que l’analogie a une porté limitée – la CESDH ne contient pas de droits sociaux par exemple – et d’autre part, que les droits consacrés par cette dernière peuvent induire des effets significatifs en matière institutionnelle. 743 CEDH, 11 janvier 2005, Py c/ France, req. n° 66289/01, JCP 2005, I, n° 159, chron. F. Sudre ; JCP 2005, I, n° 145, chron. C. Boiteau ; AJDA 2005, p. 541, chron. J. – F. Flauss et p. 118, note M. – C. de Monteclerc ; A. Roblot-Troizier et J. – G. Sorbara, « Les règles constitutionnelles devant la Cour européenne des droits de l’homme », RFDA, 2006, p. 139 et s. 744 LC n° 98-610 du 20 juillet 1998, J.O. du 21 juillet 1998. 238 qu’aux termes de l’article 77 de la Constitution, l’accord de Nouméa signé le 5 mai 1998 entre les partis politiques néo-calédoniens et le gouvernement d’alors est mis en œuvre par une loi organique. Celle-ci, chargée de déterminer le statut transitoire de l’île, pose un régime électoral spécifique qui est soumis au contrôle de la CEDH au regard de l’article 3 du protocole n° 1 relatif au droit de vote745. Dans cette décision, la Cour rappelle « que les droits consacrés par l’article 3 du protocole n° 1 ne sont pas absolus mais sujets à restrictions » et que les États jouissent en la matière « d’une ample marge d’appréciation ». Précisément, et sans qu’il soit utile d’insister, la Cour déploie un contrôle destiné à vérifier que les restrictions apportées à l’exercice du droit de vote « ne réduisent pas les droits dont s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se relèvent pas disproportionnés ». Le contrôle donne lieu à une analyse concrète de la situation néo-calédonienne, de sorte que, si la condition des dix années de résidence posée par la loi pourrait, de prime abord, « paraître disproportionnée au but poursuivi », elle doit être appréciée en tenant compte de l’histoire récente du territoire746, ce qui conduit à la juger proportionnée au but légitime poursuivi. En somme, la Cour exerce un contrôle de la conventionnalité de règles prévues par la Constitution et vérifie le caractère légitime et proportionné des restrictions – constitutionnelles – à l’exercice du droit de vote. Certes, la Cour ne s’interroge pas sur la nature et la valeur des dispositions de la loi organique qu’elle contrôle. En effet, contrairement aux juridictions internes, la nature constitutionnelle de celles-ci ne paralyse nullement son contrôle747. Il n’en reste pas moins que la valeur constitutionnelle des dispositions vérifiées a été reconnue à plusieurs reprises, parfois expressément, par les juridictions suprêmes de l’ordre juridique français748. Il s’en faut cependant de beaucoup pour 745 Comme on sait, la question de la compatibilité de l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 qui organise la restriction à l’exercice du droit de vote en Nouvelle-Calédonie avec la CESDH ainsi qu’avec le Pacte de New York du 16 décembre 1966, avait été soulevée devant la Cour de cassation. Prenant acte de l’identité matérielle entre les termes de l’article 188 et ceux de l’accord de Nouméa doté, en vertu de l’article 77 de la Constitution, d’une valeur constitutionnelle, la Cour considère que l’article en cause a lui aussi valeur constitutionnelle et qu’en conséquence, le contrôle de sa conventionnalité n’a pas lieu d’être opéré – « la suprématie des engagements internationaux ne s’appliquant pas dans l’ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle », Cass, 2e civ., 13 juillet 2000, Py, pourvoi 99-60. 297. Voir aussi, Cass, A. P., 2 juin 2000, Pauline Fraisse, Bull. Ass. Plén. n° 4, p. 7, obs. A. Rigaux et D. Simon, « Droit communautaire et Constitution française, une avancée significative de la Cour de Cassation », Europe, août-septembre 2000, chron. n° 8. 746 En ce sens, la Cour relève que cette condition « a constitué un élément essentiel à l’apaisement d’un conflit meurtrier ». 747 Pour un contrôle de la conventionnalité de l’article 56 de la Constitution hellénique, v. CEDH, 1er juillet 1997, Gitonas c/ Grèce, (§41 et s.), Rec. 1997-IV. 748 V. Cass, 2e civ., 13 juillet 2000, Py, préc., où la Cour affirme que « les conditions pour participer à l'élection du congrès et des assemblées de province résultent de l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 ; que ce 239 qu’on puisse considérer qu’il s’agit là d’une sanction des limites constitutionnelles imposées au pouvoir de révision. B. Un contrôle de la seule conventionnalité de la loi constitutionnelle nouvelle Une analyse organique dont l’ambition serait de déterminer la réalité et le niveau de soumission du législateur constitutionnel au juge européen ne nous intéresse pas ici. Il suffit de noter que, dès que l’intervention du pouvoir de révision entre dans le champ d’application de la Convention européenne des droits de l’homme, elle peut faire l’objet d’un contrôle a posteriori, in concreto749 et minimal de sa conventionnalité. Certes, il n’entre pas dans les prérogatives de la Cour européenne de sanctionner la violation de l’interdiction de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement, ni d’aucune autre limite constitutionnelle à l’exercice du pouvoir de révision, mais elle accepte de contrôler l’intervention du législateur constitutionnel au regard des règles et principes de la Convention EDH. Inutile de préciser qu’en sanctionnant le respect de la substance du droit de vote, la Cour européenne garantit en réalité le respect d’une forme démocratique du gouvernement750 probablement très proche de la forme républicaine751. Il s’en faut cependant de beaucoup pour qu’il soit possible de considérer la Cour de Strasbourg comme le lieu d’une externalisation du contrôle de la constitutionnalité de la loi de révision constitutionnelle. En effet, si les analogies sont fortes, et confinent souvent à l’identité entre les droits et libertés garantis par la Constitution et la CESDH, la Cour à aucun moment ne s’est reconnue compétente pour sanctionner une atteinte à la forme républicaine du gouvernement français. texte a valeur constitutionnelle en ce que, déterminant les conditions de participation à l'élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie et prévoyant la nécessité de justifier d'un domicile dans ce territoire depuis dix ans à la date du scrutin, il reprend les termes du paragraphe 2.2.1 des orientations de l'accord de Nouméa qui a lui-même valeur constitutionnelle en vertu de l'article 77 de la Constitution ». Voir aussi, Cass, A. P., 2 juin 2000, Pauline Fraisse, préc., où a Cour reprend exactement la même formulation.. 749 Pour une analyse approfondie du caractère concret de ce contrôle, v. A. Roblot-Troizier et J. – G. Sorbara, « Les règles constitutionnelles devant la Cour européenne des droits de l’homme », art. cit. 750 C’est exactement ce que fait la CEDH dans l’espèce analysée. Comme le soulignent A. Roblot-Troizier et J. – G. Sorbara, « il y a un lien étroit entre l’exigence d’un “régime politique véritablement démocratique”, inscrite dans le Préambule de la Convention, et l’article 3 du protocole n° 1 qui en assure la réalisation et qui, par conséquent, “revêt […] dans le système de la Convention une importance capitale” (§47). La Cour opère, dans l’arrêt Py, un contrôle du caractère véritablement démocratique du régime institué par la loi organique du 19 mars 1999 », ibid. 751 Du moins si l’on interprète cette forme de gouvernement comme l'opposée de la forme monarchique. 240 Il est inutile de rechercher dans une hypothétique identité matérielle – nécessairement partielle et relevant davantage de l’analogie que de l’identité – entre les deux corpus de normes la formalisation d’une hiérarchie entre les normes constitutionnelles. Quel que soit le degré de cette analogie entre les normes, la sanction d’une règle ou d’un principe de droit européen par le juge européen n’équivaut en aucune manière à la sanction d’une norme constitutionnelle. Rien n’autorise juridiquement une telle assimilation. L’analyse de la jurisprudence de la Cour EDH permet de saisir la réalité du pouvoir de révision : en tant qu’il s’insère dans un réseau de normes et d’organes, il fait l’objet d’un contrôle et ne peut donc pas être considéré comme un pouvoir juridiquement souverain. Le contrôle du pouvoir de révision par les juridictions supranationales ne sanctionne toutefois aucune hiérarchie entre les normes constitutionnelles, faute de sanctionner le respect d’une norme constitutionnelle. En d’autres termes, la compétence que se reconnaît la Cour de Strasbourg ne compense en rien l’autolimitation du juge constitutionnel français, et le constat d’une neutralisation du rapport hiérarchique qu’on a pu établir précédemment demeure valable. L’analyse des garanties politiques instituées par le texte constitutionnel ne permet pas d’avantage de le démentir. §III. Le caractère politique des garanties prévues Dans un important article consacré à la hiérarchie des normes, J. – M. Auby explique qu’indépendamment de l’intervention d’un juge « disposant du pouvoir de déclarer nulle la norme non conforme à la norme supérieure[,] […] il existe bien d’autres types de sanctions » de la hiérarchie. Et l’auteur d’énumérer : « la mise en jeu de la responsabilité, les mécanismes d’irrecevabilité […], la délégalisation […], le recours hiérarchique devant le ministre s’agissant des actes de gouvernement »752. Est-ce à dire que la seule existence d’un mécanisme de contrôle, quel qu’il soit, permet de conclure à un rapport hiérarchique effectif ? Une telle affirmation est selon nous excessive. Nous considérons que seul un jugement 752 J. M. Auby, « Sur l’étude de la hiérarchie des normes », art. cit., p. 31 241 impartial, juridiquement déterminé et portant sur la validité de la norme inférieure est susceptible de garantir pleinement une relation hiérarchique. Les garanties procédurales posées par la Constitution (A), ou le rôle attribué au Président de la République (B), paraissent impuissantes à garantir véritablement la hiérarchie entre les normes de la Constitution. A. Les garanties tirées de la procédure constitutionnelle de révision La procédure constitutionnelle de révision de la Constitution comporte un certain nombre de garanties qui peuvent être conçues comme autant de mises en œuvre non juridictionnelles des limites au pouvoir de révision. Il en est ainsi tout d’abord du Conseil d’État qui intervient dans le cadre de ses compétences consultatives, sur le fondement de l’article 39 de la Constitution, pour examiner le projet de loi constitutionnelle. Cette intervention du juge administratif repose, comme le rappelle B. Genevois, sur une interprétation extensive des dispositions de l’article 39, puisque celui-ci ne vise que « les projets de lois délibérés en Conseil des ministres » et n’intègre pas explicitement les projets de loi constitutionnelle. Compte tenu notamment de la généralité des termes de l’ordonnance du 31 juillet 1945 sur le Conseil d’État, la pratique consiste à étendre le champ de l’article 39 aux projets de révision constitutionnelle753. Si la consultation de la Haute juridiction administrative est donc obligatoire, elle demeure dénuée de toute force contraignante, comme en témoignent les réserves émises par le juge en 1962 et 1969 sur la possibilité de réviser la Constitution sans passer par l’étape parlementaire. Si l’avis du Conseil d’État peut porter aussi bien sur le respect de la procédure que sur une analyse des principes fondamentaux, de la tradition constitutionnelle française, voire du patrimoine républicain, il n’en demeure pas moins que cette intervention à titre consultatif laisse totalement libre le pouvoir de révision754. 753 Sur l’importance de cet avis du Conseil d’État, v. C.C. n° 03-468 DC du 3 avril 2003, Rec. p. 325. Dans cette décision, le Conseil considère que s'il entre dans les prérogatives du Conseil des ministres de modifier un projet de loi par ses délibérations, c'est à la condition que l'ensemble des questions posées par le texte qu'il adopte ait été soumis au Conseil d'État lors de la consultation de celui-ci. À défaut, le Conseil des ministres ne serait pas éclairé par le Conseil d'État comme le veut l'article 39 de la Constitution. Dans cette espèce, le juge considère que la modification apportée par le Gouvernement a introduit dans le projet de loi une disposition de nature étrangère à celles examinées par le Conseil d'État. En conséquence, la loi déférée est entachée d'un vice de procédure et est censurée pour méconnaissance des dispositions de l’article 39. 754 Liberté d’autant plus parfaite que l’avis du Conseil d’État ne fait pas l’objet d’une publicité de plein droit. 242 De manière sans doute plus contraignante, les assemblées parlementaires interviennent dans le processus révisionnel et peuvent recourir à des motions de procédure portant sur la constitutionnalité de la révision. L’article 126 alinéa 1er du règlement de l’Assemblée nationale dispose que « les projets et propositions de loi portant révision de la Constitution sont examinés, discutés et votés selon la procédure législative ordinaire, sous réserve des dispositions de l’alinéa 2 de l’article 89 de la Constitution ». Malgré l’absence de disposition analogue dans son règlement, le Sénat se conforme aussi aux règles de la procédure législative ordinaire. C’est dans ce cadre que les parlementaires peuvent être conduits à débattre d’une exception d’irrecevabilité qui a « pour objet de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles »755, elle peut donc être tirée d’une irrégularité procédurale ou de la méconnaissance de principes de fond756. Notons enfin, qu’au tire de l’article 8 du règlement du Congrès, le Président du Congrès est habilité à faire observer ledit règlement et garantit donc sur ce fondement le respect des règles de procédure. Comme le rappelle J. Gicquel, dans la mesure où le Congrès est titulaire d’un simple pouvoir d’approbation et non de réformation du projet de loi constitutionnelle, le Président pourrait utilement s’opposer au dépôt d’un amendement757. À l’évidence, cet ensemble de garanties procédurales ne constitue pas un encadrement normatif solide, et ne caractérise en aucun cas la sanction d’une hiérarchie entre les normes : l’extrême souplesse de ces dispositifs, et surtout la nature politique de leur mise en œuvre, empêchent d’y voir une sanction portant sur la validité de la norme en cours d’élaboration. L’appel aux obligations constitutionnelles que le Président de la République tient de l’article 5 de la Constitution ne change rien à ce constat. 755 Article 91-4 du règlement de l’Assemblée nationale. Le règlement du Sénat comporte un dispositif analogue, v. art. 44-2 : « L’exception d’irrecevabilité dont l’objet est de faire reconnaître que le texte en discussion […] est contraire à une disposition constitutionnelle ». 756 C’est ainsi que M. Séguin a pu faire valoir, pour s’opposer à la révision destinée à permettre la ratification du traité de Maastricht, la violation de principes situés « au-dessus […] de la Charte constitutionnelle » : « Quand l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 rappelle que la “souveraineté nationale appartient au peuple”, il ne fait que reconnaître le pacte originel qui est, depuis plus de deux cents ans, le fondement de notre État de droit. Nulle assemblée ne saurait donc accepter de violer délibérément ce pacte fondamental », cité par P. Avril et J. Gicquel, « L’apport de la révision à la procédure parlementaire », RFDC, 1992, p. 445. Voir aussi la ferme opposition affichée par S. Royal, au moment de l’adoption, à l’Assemblée nationale, de la révision relative à l’organisation décentralisée de la République. Au fondement de l’exception d’irrecevabilité déposée, la députée arguait d’une violation les principes d’égalité devant la loi et d’unité de l’État. Voir le compte-rendu de la 2ème séance du mardi 19 novembre 2002, JO du 20 novembre 2002. 757 J. Gicquel, « Le Congrès du Parlement », La République. Mélanges P. Avril, op. cit., p. 459 243 B. L’hypothétique recours au « gardien de la Constitution » Nul n’ignore plus le célèbre débat opposant, en 1930, C. Schmitt et H. Kelsen sur la question de l’organe chargé de veiller au respect de la Constitution758. Si pour le Professeur Viennois, le juge constitutionnel apparaît comme le seul rempart efficace car, ne pouvant violer lui-même la Constitution759, il apporte les garanties nécessaires d’impartialité, la garde de la Constitution, aux yeux de Schmitt, doit revenir au Président de la République. Pour le théoricien allemand, le gardien de la Constitution est un arbitre constitutionnel compétent pour trancher les conflits politiques graves susceptibles de survenir dans la vie de l’État760 : il lui incombe ici d’organiser et de garantir la défense politique de la Constitution contre ses irréductibles ennemis761. Ce n’est pas tant la radicalité de l’opposition entre les deux thèses que leur complémentarité qu’il faut retenir : alors qu’en période normale et pour des questions de constitutionnalité courantes, la thèse de la compétence juridictionnelle apparaît difficilement contestable en raison notamment de l’impartialité de l’organe juridictionnel, en période exceptionnelle et pour des questions essentielles et urgentes, la thèse de la compétence du chef de l’Exécutif s’impose naturellement. C’est qu’en fait, les deux thèses, loin de s’opposer, portent sur des objets différents762. 758 Les termes de cette controverse sont rappelés par O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 387 et s. Sur la question, v. aussi l’introduction de S. Baume, suivie de la traduction du texte de H. Kelsen, Wer soll der Hüter der Verfassung sein ?, in H. Kelsen, Qui doit être le gardien de la Constitution ?, Paris, M. Houdiard Éd., 2006, 138 p., pp. 1-60. 759 Comme le démontre O. Beaud, H. Kelsen s’appuie ici sa propre conception de l’exécution en droit. En effet, dès lors qu’on énonce que « comme toute norme, la Constitution ne peut être violée que par ceux qui doivent l’exécuter », on comprend que le contrôle de constitutionnalité vise essentiellement l’activité des organes exécutif et législatif et qu’en conséquence, il doit être confié à un organe tiers. Sur tous ces points, v. O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 389 et s. 760 À cette fin, le Président dispose du droit de dissolution ou encore du droit de recourir à des mesures d’exceptions lorsqu’une menace, grave et immédiate, pèse sur la continuité de l’État. En somme, comme le rappelle O. Beaud, « Schmitt défend la thèse de la compétence du chef de l’État pour des raisons décisionnistes. En cas de conflit constitutionnel grave, qui met en danger le régime même, seul le Président serait compétent pour le trancher. C’est l’urgence et la gravité du problème politique qui légitiment l’intervention de l’Exécutif, autorité qui, comme on le sait, est la mieux placée pour résoudre les problèmes le plus rapidement ». O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 388. 761 Sur tous ces points, v. C. Schmitt, Théorie de la Constitution, op. cit., p. 255 et s. ainsi que, pour une présentation synthétique et une mise en perspective, O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 388 et s., 762 H. Kelsen soulignait d’ailleurs que lorsque C. Schmitt caractérise le Président du Reich comme « gardien de la Constitution », « le terme est employé dans un sens où l’on ne peut jamais parler d’un tribunal constitutionnel comme gardien de la Constitution et que jamais personne n’envisagerait comme tel, ce qui fait qu’il est aussi insensé d’opposer le Président du Reich au tribunal constitutionnel que d’affirmer que puisque l’armée est la meilleure protection de l’État, nous n’avons pas besoin d’hôpitaux ! ». H. Kelsen, Qui doit être le gardien de la Constitution ?, op. cit., p. 104. 244 Ramenée au problème des limitations du pouvoir de révision, et dans la mesure notamment où elle n’exclut pas le principe du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des actes, la thèse du « gardien politique de la Constitution » paraît rendre compte avec justesse de la situation française763. On sait qu’au titre de l’article 5 de la Constitution, le Président est investi du titre de gardien de la norme suprême (« le Président veille au respect de la Constitution »). Sur ce fondement764, il est parfaitement envisageable, comme le relève D. Blanc, qu’il refuse de convoquer le Congrès notamment parce que ce dernier aurait à se prononcer sur un projet de loi constitutionnelle contraire aux limites imposées par la Constitution au pouvoir de révision765. En outre, toujours sur le fondement de son pouvoir discrétionnaire, on peut aussi imaginer, comme le fait J. Gicquel, que le chef de l’État entreprenne de « distraire de l’ordre du jour un projet adopté par les chambres »766. Une telle hypothèse s’avère d’autant plus réalisable qu’elle s’est déjà concrétisée en 1974, lorsque le Président a refusé d’inscrire à l’ordre du jour du Congrès le projet relatif à l’article 25 de la Constitution destiné à permettre aux ministres de retrouver leur siège au Parlement à l’issue de leur fonction gouvernementale767. On peut aussi relever que rien ne s’oppose à ce que le Président fasse usage de son droit de message, reconnu par l’article 18 de la Constitution, devant les assemblées pour faire entendre son point de vue et notamment son sentiment s’agissant du respect de la Constitution. Nul doute que ces divers mécanismes sont tous juridiquement recevables. Au regard de la pratique constitutionnelle française, ils relèvent cependant du domaine de l’hypothétique : alors que toutes les révisions ont été initiées par l’exécutif, c’est-à-dire au moins avec l’assentiment du Président, la portée d’un contrôle présidentiel sur le projet de révision constitutionnelle, qui s’apparenterait à un auto-contrôle débouchant sur une autocensure, est pour le moins douteuse. En toute hypothèse, il ne permet pas d’assurer l’effectivité du rapport hiérarchique entre les normes constitutionnelles du premier et du 763 C’est l’opinion défendue par O. Beaud dans sa thèse, La puissance de l’État, op. cit., p. 392. Fondement dont nul n’ignore l’ambiguïté puisqu’en réalité, comme le souligne justement G. Conac, « l’article 5 a servi dans la pratique à légitimer ou à dénoncer les extensions de la fonction présidentielle. Aussi bien, chacun a-t-il pu y trouver des arguments pour étayer les thèses qui correspondaient à ses propres convictions. Certains ont cru y découvrir la justification d’une théorie des pouvoirs implicites. D’autres, au contraire, n’ont pas manqué de s’y référer pour soutenir que le Président, étant arbitre et garant, ne peut, du moins en période normale, être un gouvernant déterminant la politique de la Nation. L’ambiguïté du terme arbitrage, mais aussi le caractère équivoque de la doctrine constitutionnelle que l’article 5 vise à exprimer, expliquent cette utilisation contradictoire ». G. Conac, in La Constitution de la République française…, op. cit., pp. 229-323, p. 269. 765 D. Blanc, « Des limites au pouvoir constitutionnel de révision … », art. cit., p. 2818. On admet en effet traditionnellement que le Président de la République dispose là d’un pouvoir discrétionnaire : il est « maître de la convocation », M. – P. Roy, « L’application de l’article 89 de la Constitution de 1958 », RDP, 1980, p. 721, cité par D. Blanc, ibid. 766 J. Gicquel, « Le Congrès du Parlement », La République. Mélanges P. Avril, op. cit., p. 457. 767 Rappelé par D. Blanc, « Des limites au pouvoir constitutionnel de révision… », art. cit., p. 2818. 764 245 second degré, et ne contredit pas le constat d’une neutralisation de ce rapport par l’absence de sanction tenant à la validité de la norme nouvelle. En définitive, faute de sanction juridictionnelle fondée sur les normes constitutionnelles relatives à la révision, le rapport hiérarchique censé articuler normes de révision et normes révisées paraît frappé d’ineffectivité. Le contrôle opéré par le juge européen, articulé à partir d’autres normes et insusceptible d’aboutir à un jugement de validité, ne change rien à cet état de fait. Il en va de même des garanties politiques que nous avons pu examiner. Laissées à la disposition de ceux-là mêmes qui révisent la norme constitutionnelle, elles demeurent impuissantes à garantir une hiérarchie entre les normes. Or dès l’instant où la norme basse peut contrevenir aux prescriptions de la norme haute sans connaître de sanction portant sur sa validité, nous devons admettre que le rapport hiérarchique, sans être remis en cause dans son principe, se trouve de facto neutralisé. 246 Conclusion du chapitre I Aux termes de nos développements sur la hiérarchie entre les normes de valeur constitutionnelle, le bilan paraît contradictoire. D’une part, la distinction s’impose entre des normes constitutionnelles du premier et du second degré, les secondes déterminant les conditions de production et donc de validité des premières. D’autre part, la dimension hiérarchique de l’articulation entre les normes de chaque degré apparaît neutralisée faute de juge constitutionnel acceptant de sanctionner le rapport de production identifié. Pour autant, le rapport de production entre les normes constitutionnelles déploie des effets empiriquement constatables : à l’exception de la révision du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel, toutes les révisions constitutionnelles intervenues dans le cadre de la Ve République ont consisté à appliquer les normes du second degré relatives à la production des normes constitutionnelles. On peut donc considére que la structuration hiérarchique du système constitutionnel n’est que marginalement affectée par la neutralisation du rapport hiérarchique entre les normes du système. 247 Chapitre II. Une hiérarchie entre organes de création et organes d’application des normes constitutionnelles ? Au point de vue normatif, le système constitutionnel peut être décrit comme un ensemble hiérarchiquement structuré où l’on distingue deux niveaux de normes reliés selon un rapport de production. Si le modèle hiérarchique déçoit les attentes et paraît neutralisé par la pratique, il n’en demeure pas moins un mode de structuration constitutif de la systématicité constitutionnelle. Ramenée au point de vue organique, une telle structuration doit se traduire par la subordination des organes d’application des normes constitutionnelles aux organes habilités pour les créer. Cette distinction entre les organes d’application et de création du droit est fortement ancrée en doctrine et en jurisprudence, qui la font traditionnellement dériver du principe de la séparation des pouvoirs. Pris dans une acception rigoureuse, ce principe emporte l’exclusion du « pouvoir » juridictionnel du nombre des sources du droit. L’activité de production normative est alors regardée comme le monopole des organes législatifs tandis que le juge est cantonné dans une fonction subordonnée d’application du droit. Dans le cadre du système constitutionnel, dès lors qu’on distingue entre des fonctions de création et d’application du droit, formellement attribuées à des organes distincts, on doit considérer que l’interaction entre ces organes opère sur le mode hiérarchique. La pratique des révisions destinées à surmonter les décisions juridictionnelles constitue l’illustration concrète de la subordination du juge à la volonté du législateur constitutionnel (Section I). Pour autant, à ce niveau encore, la systématicité constitutionnelle apparaît irréductible à une représentation des rapports organiques agencés selon un principe purement et simplement hiérarchique. L’analyse du droit positif ne valide pas la thèse d’un organe juridictionnel exclu du processus révisionnel : la réalité de son intervention, sans jamais remettre radicalement en cause le principe de l’articulation hiérarchique entre les organes de production et d’application des normes, impose de la nuancer. Il apparaît en effet que l’interaction entre les organes juridictionnel et constituant relève plutôt d’une perspective dialogique (Section II). 248 Section I. Une hiérarchie affirmée par le pouvoir de révision Il faut attendre le milieu des années 1990 pour que l’imbrication de la décision juridictionnelle et de la révision constitutionnelle fasse l’objet d’une analyse fouillée par une assemblée de constitutionnalistes dans le cadre d’une table ronde organisée par la faculté de droit d’Aix en Provence768. La distinction alors proposée par Louis Favoreu pour décrire la situation française est toujours opératoire769. Sur cette base, nous pourrons ainsi constater que les mécanismes de la révision dérogatoire (§ I) et de la révision préalable (§ II) tendent – globalement – à valider l’hypothèse de la subordination des organes d’application aux organes de création des normes constitutionnelles. § I. La révision dérogatoire Dans son intervention à la Xe table ronde internationale des 16 et 17 septembre 1994 consacrée aux rapports entre « révision de la constitution et justice constitutionnelle », le doyen Favoreu expliquait que « l’intervention du juge constitutionnel censurant des dispositions législatives peut avoir pour effet de déclencher une révision constitutionnelle destinée à contourner l’obstacle qu’il représente en empruntant une autre voie : c’est ce que l’on peut appeler la “révision dérogatoire” »770. Un tel mécanisme, qui connaît un certain nombre d’applications dans le cadre de la Ve République (B), paraît valider une théorie développée en son temps par le doyen Vedel et désormais largement admise en doctrine : la théorie du lit de justice (A). 768 Xe table ronde internationale de justice constitutionnelle des 16-17 septembre 1994, « Révision de la Constitution et justice constitutionnelle », AIJC, Paris, Économica, 1994, 790 p. 769 L. Favoreu, Rapport français, in « Révision de la Constitution et juridiction constitutionnelle », AIJC, 1994, p. 276. 770 ibid. 249 A. La théorie du lit de justice Par « révision dérogatoire », il faut entendre toute révision de la Constitution consécutive à la censure par le juge constitutionnel d’une disposition législative ordinaire qui se trouve ainsi « constitutionnalisée » afin de surmonter la décision juridictionnelle. On appréhende ici l’intervention du législateur constitutionnel du point de vue de son contenu et de ses effets : le pouvoir de révision reprend la substance de la norme législative censurée par le juge et, ce faisant, neutralise les effets de la décision rendue. En somme, l’expression « révision dérogatoire » décrit un processus en trois phases : intervention du législateur ; censure ou réserve d’interprétation du juge constitutionnel ; validation du dispositif par l’organe de révision. Une telle présentation n’est pas sans rappeler la théorie du juge aiguilleur chère au doyen Favoreu771 et celle, défendue par le doyen Vedel772, du lit de justice. Selon ces théories, le contrôle de constitutionnalité ne saurait être un obstacle infranchissable et se résout toujours, en dernière analyse, en un contrôle formel puisque le juge se borne à indiquer au législateur la procédure juridiquement disponible pour produire la norme envisagée. Ainsi le législateur constitutionnel peut toujours surmonter la décision juridictionnelle en usant de la procédure de révision constitutionnelle, de sorte que, comme le résume M. Troper, « le juge constitutionnel est comparable à l’aiguilleur des chemins de fer, qui se borne à mettre les trains sur une voie ou sur une autre »773. On comprend alors que l’obstacle opposé par le juge au législateur reste marqué par une grande précarité, puisqu’il peut être à tout moment levé par l’intervention du pouvoir de révision. Parallèlement, le juge voit son action légitimée : inapte à s’opposer durablement aux représentants du peuple, il doit toujours s’incliner devant l’intervention du législateur constitutionnel774. 771 L. Favoreu et alii., Droit constitutionnel, op. cit, p. 306 : « la légitimité du juge constitutionnel tient à ce qu’il n’a pas le dernier mot ». 772 v. notamment l’avant-propos à la réédition de la thèse de C. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d'Autriche, Paris, LGDJ, 1928, avec une préface de Hans Kelsen, réédition avec un avant-propos de G. Vedel et une post-face de L. Favoreu, Paris, Économica et PUAM, 1986, 383 p. 773 M. Troper, « Kelsen et le contrôle de constitutionnalité », in Le droit, le politique – autour de M. Weber, H.Kelsen, C. Schmitt, sous la dir. de C. – M. Herrera, Paris, L’Harmattan, 1995, 311 p., p. 175. 774 Ce caractère réversible de la censure du juge est conçu par la doctrine comme un élément essentiel de la légitimité du juge. Dans cette perspective, on a pu considérer que cette dimension précaire de la censure pour inconstitutionnalité exprime « la véritable signification du contrôle de constitutionnalité », L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, op. cit., p. 334. 250 Cette représentation, dont les postulats sont contestables775, permet d’identifier le juge comme un acteur central du processus de révision constitutionnelle, tout en reposant sur une conception linéaire hiérarchique des rapports du juge et du législateur constitutionnel. Elle exprime en effet la suprématie du législateur constitutionnel sur un juge conçu comme un simple organe d’application subordonné à l’organe de création du droit constitutionnel. On comprend donc que la révision dérogatoire consiste en une « validation constitutionnelle » d’une mesure législative censurée par l’organe juridictionnel. De même que la pratique de la validation législative d’une mesure réglementaire censurée par le juge de l’excès de pouvoir repose sur la compétence reconnue au législateur ordinaire d’intervenir et de surmonter la décision d’annulation d’un acte administratif unilatéral, de même la validation constitutionnelle repose sur la compétence et la suprématie du législateur constitutionnel. En ce sens, B. Mathieu relève que « lorsque le législateur intervient pour « valider » un acte administratif c’est souvent son pouvoir souverain que l’on invoque pour justifier sa compétence. Cette invocation se justifiait parfaitement dans la tradition parlementaire française où le Parlement, dans lequel s’incarnait la souveraineté nationale et dont il était la seule expression, pouvait prétendre à une compétence indéfinie et à l’immunité de ses actes »776. Nul besoin d’insister sur ce point, l’intégralité des arguments est transposable au domaine des validations constitutionnelles. Le processus et ses justifications sont en tout point identiques : c’est bien du pouvoir souverain du législateur constitutionnel777 dont il est question ; il fonde le caractère indéfini de sa compétence et l’immunité contentieuse de ses actes. Précisément, si en droit interne le principe de séparation des 775 On a pu relever deux faiblesses majeures de l’argument. D’une part, elle implique que la voie constitutionnelle serait toujours et par principe disponible, ce qui s’avère partiellement faux dans la mesure où la norme de l’article 89, alinéa 5 est insusceptible de révision. D’autre part, elle repose sur une conception « contestable » de la démocratie. Ces critiques sont développées par Michel Troper, « Kelsen et le contrôle de constitutionnalité », art. cit. Malgré ses faiblesses intrinsèques, la théorie semble rendre fidèlement compte du phénomène de la révision dérogatoire. 776 B. Mathieu, Les validations législatives. Pratique législative et jurisprudence constitutionnelle, Paris, Economica – PUAM, 1987, 328 p., p. 30. 777 En ce sens, pour justifier le contrôle de la constitutionnalité de la loi, l’image du lit de justice que mobilisait le doyen Vedel, reposait toute entière sur la souveraineté du constituant toujours compétent pour valider une mesure jugée contraire à la Constitution : « c’est la plénitude du pouvoir de révision constitutionnelle qui légitime le contrôle de la constitutionnalité des lois. À celui qui se plaint que la loi votée par les représentants de la nation ne soit pas souveraine, comme la nation elle-même, on répond que la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution. Cette formule justifie le contrôle de constitutionnalité, mais elle n’a cette vertu que parce qu’elle sous-entend que l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levé par le peuple souverain ou ses représentants s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision constitutionnelle. Si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme Constituant, peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts. ». G. Vedel, « De Schengen à Maastricht », RFDA, 1992, p. 173. 251 pouvoirs législatif et juridictionnel ainsi que celui d’indépendance de la fonction juridictionnelle jouent en faveur du juge administratif statuant au contentieux par le truchement du contrôle de la constitutionnalité de la loi de validation778, rien de comparable ne saurait bénéficier au juge constitutionnel lorsque le pouvoir de révision intervient pour arbitrer entre ce dernier et le législateur ordinaire. Dans cette perspective, la norme à laquelle il est dérogé est la décision du juge, ce que confirme l’analyse des révisions dérogatoires opérées dans le cadre de la Constitution de 1958. B. Les applications de la théorie sous la Ve République À observer les diverses révisions dérogatoires intervenues dans le cadre de la Ve République, il apparaît qu’elles peuvent revêtir deux formes différentes. Soit le législateur constitutionnel ajoute simplement à la Constitution une nouvelle disposition qui habilite le législateur ordinaire à procéder à la réforme censurée par le juge. On parlera dans ce cas de « révision adjonction »779. Soit il procède à une réécriture des dispositions litigieuses et entreprend de modifier le fond des normes constitutionnelles pertinentes. Un tel choix n’est 778 Récemment (décision 544 et 545 DC, préc.), le Conseil constitutionnel a modifié le considérant de principe relatif à la constitutionnalité des lois de validation. Désormais, l’énumération des conditions encadrant la rétroactivité des lois – notamment de validation – est précédée d’un considérant reproduisant les termes de l’article 16 de la DDHC. Sur ces décisions, voir la « Chronique de jurisprudence constitutionnelle n° 3 », LPA, n°66 du 02 avril 2007, p. 6 et s. Avant cela, la haute juridiction avait nettement durci sa jurisprudence sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme. Initialement, les critères de conformité à la Constitution des lois de validation sont énumérés dans la décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, préc. : la loi ne doit pas porter sur un acte ayant fait l’objet d’une annulation contentieuse devenue définitive, elle ne saurait méconnaître le principe de non-rétroactivité des lois pénales (article 8 DDHC), elle doit viser la satisfaction de l’intérêt général. On se souvient que par la décision Zielinski contre Pradal du 28 octobre 1999, la Cour européenne avait déclaré contraire aux exigences de l’article 6§1 une disposition de validation législative dont le Conseil constitutionnel avait eu à connaître et dont il avait admis la constitutionnalité (décision n° 93-322 DC du 13 janvier 1994, Rec. p. 204). À partir de là, le juge français s’appliquera à vérifier la proportionnalité en précisant que l’intérêt général justifiant le recours à une validation législative doit être suffisant. De même, l’usage croissant de l’exigence de sécurité juridique abonde dans le sens d’une sévérité accrue envers les lois de validation ainsi qu’elle illustre le rapprochement entre les jurisprudences européenne et constitutionnelle. Sur ces questions, v. B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg, une réaction rapide du Conseil constitutionnel mais une décision lourde de menaces pour l’avenir de la juridiction constitutionnelle », RFDA, 2000, n° 2, p. 289-304 ainsi que, notamment, O. Dutheillet de Lamotte, « Le point de vue du juge constitutionnel. L’expérience du Conseil constitutionnel », LPA, 21 décembre 2006, n° 254, p. 10. 779 L’expression est parfois utilisée en doctrine, v. C. Grewe, « La révision constitutionnelle en vue de la ratification du traité de Maastricht », RFDC, 1992, p. 413, spéc. p. 420 et s. Cette technique consiste à « couvrir une inconstitutionnalité par l’adjonction, à la Constitution, d’un nouvel article à caractère dérogatoire, plutôt que de réviser la (ou les) dispositions qui entrai(en)t en conflit avec le texte dont l’entrée en vigueur était souhaitée », A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., n° 120. 252 pas totalement libre, loin s’en faut. En effet, dans tous les cas où le pouvoir de révision recourt à la technique de la « révision adjonction », on constate qu’il y est pratiquement contraint. Lorsque le juge oppose des droits et libertés fondamentaux formulés par la Déclaration de 1789 ou le Préambule de la Constitution de 1946, le législateur constitutionnel opte systématiquement pour l’adjonction. C’est donc une contrainte d’ordre politique, tirée du caractère symboliquement « intouchable » des piliers de l’ordre républicain, qui impose aux organes de révision de simplement ajouter un article à la Constitution, sans réformer les dispositions faisant problème. Au contraire, lorsque, comme dans le cas de la révision du 28 mars 2003, sont en jeu des dispositions techniques, relatives à la répartition et l’exercice des compétences normatives, la révision emprunte la voie de la réécriture. Ainsi, la révision du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République relève de cette dernière catégorie780. Cette révision constitutionnelle intervient en réponse à une décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002781 et constitutionnalise, en le généralisant, le dispositif censuré par le juge, qui ouvrait au législateur la possibilité d'autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre, à titre expérimental et pour une durée limitée, des mesures dérogatoires au droit national. Dans cette espèce, alors que les auteurs de la saisine font notamment valoir que les dispositions législatives contestées méconnaissent le principe de souveraineté nationale ainsi que le domaine de compétence du législateur, le juge se pare ostensiblement des habits de l’aiguilleur. Après un rappel des dispositions des articles 3, 34 et 38 de la Constitution782, il affirme « qu’en ouvrant au législateur, fût-ce à titre expérimental, dérogatoire et limité dans le temps, la possibilité d’autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures relevant du domaine de la loi, la loi déférée est intervenue dans un domaine qui ne relève que de la Constitution »783. Rappelant ainsi qu’exception faite des ordonnances de l’article 38 de la 780 Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003, JO du 29 mars 2003. C.C. n° 01-454 DC du 17 janvier 2002, Rec. p. 70. 782 ibid., cons. n° 20 : « Considérant qu'aux termes de l'article 3 de la Constitution : "La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice" ; qu'en vertu du premier alinéa de son article 34 : "La loi est votée par le Parlement" ; qu'en dehors des cas prévus par la Constitution, il n'appartient qu'au Parlement de prendre des mesures relevant du domaine de la loi ; qu'en particulier, en application de l'article 38, seul le Gouvernement "peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi" ; que le législateur ne saurait déléguer sa compétence dans un cas non prévu par la Constitution ». 783 ibid., cons. n° 21. Le Conseil constitutionnel censure les dispositions en cause au motif qu’elles interviennent dans un domaine qui ne relève que du législateur constitutionnel. Les commentaires aux Cahiers du Conseil constitutionnel précisent qu’en aucun cas, « la Constitution n’a [...] prévu qu'une collectivité territoriale soit 781 253 Constitution, le Parlement bénéficie d’une compétence exclusive pour adopter la loi, le Conseil indique de manière claire la seule voie juridiquement disponible. En conséquence, la loi constitutionnelle du 17 mars 2003 autorise le législateur à conférer une part du pouvoir législatif aux collectivités territoriales, à titre d’expérimentation, pour une durée limitée et un objet déterminé. Le législateur constitutionnel ne se contente pas d’ajouter à la Constitution une simple habilitation à l’adresse du législateur. Il réécrit les dispositions constitutionnelles pertinentes en affirmant, dans un article 72, alinéa 4, que « dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice des libertés publiques ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités locales ou leurs groupements peuvent, lorsque selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger à titre expérimental et pour un objet à une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences »784. Ce faisant le pouvoir de révision répond à la décision juridictionnelle censurant le dispositif désormais validé par voie constitutionnelle. C’est là la première expression de la révision dérogatoire : la validation du dispositif qui seule permet de surmonter la décision du juge procède par réécriture des dispositions constitutionnelles pertinentes. Dans une matière où il est question de répartition des compétences de production des normes générales entre les organes étatiques, on constate que le pouvoir de révision constitutionnalise en le généralisant le dispositif initialement censuré. Il en va autrement lorsque, au fondement de la décision juridictionnelle censurant les dispositions que le législateur constitutionnel entreprend de valider, se trouvent des droits et libertés fondamentaux. Le pouvoir de révision opte alors pour la voie de la simple adjonction d’un nouvel article à la Constitution autorisant expressément le législateur ordinaire à faire ce qui lui était préalablement interdit. Le premier exemple de révision dérogatoire en forme de simple adjonction, qui donna lieu à de vives discussions tant dans les milieux politiques qu’au sein de la doctrine, vient répondre à la décision du Conseil constitutionnel n° 325 DC des 12 et 13 août 1993785. Dans cette décision, qui ne compte pas moins de cent trente-quatre considérants, le juge prononce la censure de dix dispositions et consacre de manière particulièrement éclatante, « la pleine valeur constitutionnelle du droit d’asile, tel qu’il est affirmé par l’alinéa 4 du Préambule de la habilitée à prendre, par “ordonnance locales” en quelque sorte, des mesures relevant du domaine de la loi ». Disponible sur le site du Conseil, www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc12/jurisp454.htm. 784 Loi constitutionnelle n° 2003-276, préc. 785 C.C. décision n°325 DC des 12-13 août 1993, Rec. p. 224. 254 Constitution de 1946 »786 en lui reconnaissant un effet direct en contentieux constitutionnel. En réalité, c’est essentiellement la « stricte » réserve d’interprétation que le juge émet concernant l’application des conventions de Dublin et Schengen qui détermine l’intervention du pouvoir de révision. La réserve de souveraineté qu’impose le Conseil aux autorités administratives implique que, dans l’hypothèse où la demande d’asile a été examinée par un autre État partie aux conventions précitées, la France conserve la plénitude de sa compétence pour connaître de la demande en reconnaissance de la qualité de réfugié formulée sur son territoire. Précisément le juge affirme que les autorités administratives et judiciaires ont « l’obligation de procéder à l’examen de la situation des demandeurs d’asile » et que « le respect de cette exigence suppose que les intéressés fassent l’objet d’une admission provisoire au séjour jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur cas »787. En réaction à cette décision dont les conséquences pratiques en termes de gestion des flux de demandeurs d’asile pouvaient sembler considérables, l’organe politique, désireux de donner plein effet aux Accords de Schengen, décide de réformer la Constitution par la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993788. Celle-ci insère un nouvel article 53-1 dans le corps de la Constitution aux termes duquel « la République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées »789. Un autre exemple, celui de la parité, s’avère sans doute le plus topique en la matière. À deux reprises, le législateur constitutionnel est intervenu, à chaque fois pour surmonter une série de décisions du Conseil constitutionnel. 786 L. Favoreu et L. Philip, GDCC, op. cit., p. 769. En conséquence, sont déclarées contraires à la Constitution les dispositions de la loi privant le demandeur de la faculté de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. ibid, cons n°86 et 95. 788 Loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993, JO du 26 novembre 1993. Après consultation du Conseil d’État, lequel affirme, dans son avis du 23 septembre 1993, que « seule une loi constitutionnelle aurait dispensé la France (de respecter) l’obligation découlant selon la décision du Conseil constitutionnel du principe proclamé par le 4e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ». CE. Assemblée générale, Sect. de l’intérieur, avis n° 355 133 du 23 septembre 1993, disponible sur le site du Conseil, www.conseiletat.fr/avisag/355113.pdf 789 Un second alinéa, d’inspiration différente, précise que « toutefois, même si la demande n'entre pas dans leur compétence en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif » ce qui revient à constitutionnaliser la clause de souveraineté posée par le Conseil constitutionnel. 787 255 Il intervient une première fois par la loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999790, « Égalité entre les hommes et les femmes », qui neutralise les décisions du juge constitutionnel censurant les tentatives du législateur ordinaire visant à introduire des quotas par sexe au sein des listes de candidatures aux élections politiques. Le juge avait fixé, dans une première décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, les principes applicables à la matière, en « considérant qu’il résulte [du rapprochement des termes de l’article 3 de la Constitution et 6 de la DDHC] que la règle qui, pour l’établissement des listes soumises aux électeurs, comporte une distinction entre candidats en raison de leur sexe, est contraire aux principes constitutionnels ci-dessus rappelés »791. Ce faisant, le Conseil pose le cadre de son analyse. Plutôt que de se fonder sur le principe en vertu duquel « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme »792, c’est à travers le prisme des principes fondateurs de la citoyenneté républicaine – indivisibilité de la souveraineté, indifférenciation du corps des citoyens, égalité devant la loi et dans l’accès aux « dignités, places et emplois publics » – que le Conseil examine et censure le dispositif instituant un quota par sexe pour les élections municipales. Seize années plus tard, saisi d’une loi relative au mode d’élection des conseillers régionaux imposant que « chaque liste assure la parité entre candidats féminins et masculins », le juge reprend exactement la solution consacrée en 1982793. Cette décision est particulièrement significative, dans la mesure où le juge prend soin de préciser qu’il statue « en l’état, et pour les motifs énoncés dans la décision susvisée du 18 novembre 1982 »794. Comme le souligne le secrétaire général au Conseil, « en attendant [la] révision, le Conseil constitutionnel n’a pu que faire droit à la requête sénatoriale pour les motifs énoncés dans sa décision du 18 novembre 1982 »795. Annoncée, la révision constitutionnelle est votée à la quasi-unanimité par le Congrès le 8 juillet 1999. Elle ajoute à l’article 3 de la Constitution un nouvel alinéa aux termes duquel « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux 790 Loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999, JO du 9 juillet 1999. C.C. n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, Rec. p. 66, cons. n° 8. Amendement de M. Alain Richard visant à insérer dans le code électoral le principe selon lequel, au élections municipales, « les listes de candidats ne peuvent comporter plus de 75 % de personnes du même sexe ». Il s’agissait donc d’un premier pas vers la parité en instituant un quota de 25 % de femmes aux élections municipales. Notons que l’amendement fut adopté à l’Assemblée nationale par une majorité écrasante puisque sur 483 votants, 476 l’approuvèrent et 4 seulement votèrent contre. 792 Alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946. Sur cette question, v. G. Calvès, La discrimination positive, Paris, PUF, 2008, 128 p., p. 84. L’auteur souligne que « le raisonnement développé par la décision du 18 novembre 1982 vouait le débat sur l’égalité entre hommes et femmes dans la sphère publique à se muer en controverse sur les principes fondateurs de la République », ibid. 793 C.C. n°99-407 DC du 14 janvier 1999, Rec. p. 21. 794 ibid., cons. n° 12. 795 J. – E. Schoettl, AJDA, 1999, p. 154. 791 256 mandats électoraux et aux fonctions électives », étant précisé, par l’article 4 également révisé, que les « partis et groupements politiques contribuent à la mise en œuvre [de ce] principe […] dans les conditions déterminées par la loi »796. Sur ce fondement, le juge considère que le législateur peut désormais valablement fixer « des règles obligatoires relatives à la présence des candidats de chaque sexe dans la composition des listes de candidats se déroulant au scrutin proportionnel [dans la mesure où elles] entrent dans le champ des mesures que le législateur peut désormais adopter en application des dispositions nouvelles de l’article 3 de la Constitution »797. La révision a effectivement surmonté la décision juridictionnelle. Elle n’a cependant pas totalement désarmé le juge, qui n’a cessé de marquer son opposition à la politique des quotas. En 1982 et 1999, le Conseil constitutionnel avait combiné les articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration de 1789 pour censurer le principe du quota par sexe pour les élections municipales. La révision du seul article 3 – relatif à l’exercice de la « souveraineté nationale », c’est-à-dire à la sphère politique – n’était pas suffisante, à ses yeux, pour fonder de nouvelles réformes d’inspiration paritaire. Invoquant les dispositions de l’article 6 de la Déclaration, qui proclament que « tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places ou emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents », le Conseil constitutionnel s’est systématiquement opposé aux tentatives d’extension de la démarche paritaire. En d’autres termes, tirant argument de la révision du seul article 3 de la Constitution, le juge a strictement borné le champ d’application du principe de parité entre les sexes, et censuré toute introduction de quota lorsque l’exercice de la souveraineté nationale n’était pas en cause798. Il a ainsi censuré, sans que ces dispositions soient contestées par les requérants, l’instauration d’un quota de 50 % pour les élections au Conseil supérieur de la magistrature799. De même, 796 Loi constitutionnelle n° 99-569, préc. C’est sur ce nouveau fondement constitutionnel que le législateur intervient pour adopter la loi du 6 juin 2000 tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. À l’exception des élections présidentielles, cantonales, sénatoriales pour partie et municipales pour les communes de moins de 3500 habitants, la quasi-totalité des élections politiques sont soumises au respect du principe paritaire. Pour une description synthétique du dispositif de la loi du 6 juin 2000 et des réformes postérieures en la matière, v. G. Calvès, La discrimination positive, op. cit., p. 88 et s. 797 C.C. n° 00-429 DC du 30 mai 2000, Rec. p. 84, cons. n° 8. 798 Le juge prend d’ailleurs soin de justifier le caractère restrictif de son interprétation. Ainsi précise-t-il qu’« aux termes des dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution, dans leur rédaction issue de la loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 : " La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ", il résulte tant des travaux parlementaires ayant conduit à leur adoption que de leur insertion dans ledit article que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux élections à des mandats et fonctions politiques », C.C. n° 01-445 DC, du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 57. 799 C.C. n° 01-445 DC du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 58 : « Considérant que les règles édictées pour l'établissement des listes de candidats à l'élection à des dignités, places et emplois publics autres que ceux ayant 257 toujours sur le fondement de l’article 6 de la Déclaration, le juge a prononcé une réserve d’interprétation concernant la composition des jurys d’examen : considérant que la participation à de tels jurys s’analyse comme l’acceptation de « dignités, places et emplois publics », le Conseil a exclu qu'en pareille matière la considération du sexe puisse prévaloir sur celle « des capacités, des vertus et des talents »800. Enfin, confronté à des dispositions législatives qui ne concernaient plus seulement la sphère publique, le juge s’est fondé sur l’article 1er de la Déclaration et l’article 1er de la Constitution801 pour censurer les dispositions de la loi relative à l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, qui instauraient des règles de composition sexuées pour divers organismes et commissions publics ou privés802. Dans cette même décision, le juge formule une réserve d’interprétation analogue à celle mentionnée plus haut. Les dispositions de la loi qui n’imposent pas de proportions contraignantes et ne concernent pas la composition d’instances dirigeantes, délibératives ou consultatives, mais visent simplement à favoriser la parité dans les filières de formation professionnelle ou d’apprentissage « ne méconnaissent pas les exigences constitutionnelles un caractère politique ne peuvent, au regard du principe d'égalité d'accès énoncé par l'article 6 de la Déclaration de 1789, comporter une distinction entre candidats en raison de leur sexe ; que, dès lors, les dispositions de l'article 33 de la loi organique, qui introduisent une distinction selon le sexe dans la composition des listes de candidats aux élections au Conseil supérieur de la magistrature, sont contraires à la Constitution ». 800 C.C. n° 01-455 DC du 12 janvier 2002, Rec. p. 49, cons. n° 115 : « Considérant qu'en raison de la mission confiée aux jurys prévus par les articles 134 et 137 de la loi déférée, les membres desdits jurys occupent des " dignités, places et emplois publics " au sens de l'article 6 de la Déclaration de 1789 ; que les articles 134 et 137, qui reprennent la formulation retenue par la loi susvisée du 9 mai 2001 relative à l'égalité professionnelle, ne fixent qu'un objectif de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes ; qu'ils n'ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de faire prévaloir, lors de la constitution de ces jurys, la considération du genre sur celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ; que, sous cette réserve, les articles 134 et 137 n'appellent aucune critique quant à leur conformité à la Constitution ». Comme l’explique l’auteur des commentaires aux Cahiers du Conseil constitutionnel, « s’il n’est pas jugé contraire à l’article 6 de Déclaration de rechercher une composition équilibrée entre les femmes et les hommes d'un jury (ou, plus généralement, de toute commission ou de tout organe relevant de la “sphère publique”), dès lors que cet équilibre est recherché “à mérites égaux”. Il serait en revanche contraire au principe d'égalité proclamé par l'article 6 de la Déclaration de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ». Commentaires disponibles sur le site du Conseil constitutionnel, www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc12/jurisp455.htm. 801 Lesquels disposent, pour l’article 1er de la Déclaration que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », pour l’article 1er de la Constitution que « la France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race, d’origine ou de religion ». 802 C.C. n° 06-533 DC, du 16 mars 2006, Rec. p.39, cons. n° 15 : « Considérant que, si la recherche d'un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités autres que les fonctions politiques électives n'est pas contraire aux exigences constitutionnelles rappelées ci-dessus, elle ne saurait, sans les méconnaître, faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l'utilité commune ; que, dès lors, la Constitution ne permet pas que la composition des organes dirigeants ou consultatifs des personnes morales de droit public ou privé soit régie par des règles contraignantes fondées sur le sexe des personnes ». En conséquence, les dispositions de la loi déférée qui imposent « le respect de proportions déterminées entre les femmes et les hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance des sociétés privées et des entreprises du secteur public, au sein des comités d'entreprise, parmi les délégués du personnel, dans les listes de candidats aux conseils de prud'hommes et aux organismes paritaires de la fonction publique » sont censurées, cons. n° 16. 258 précitées [sous réserve] toutefois, [de ne pas avoir] pour effet de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités »803. Toute extension de la démarche paritaire hors du domaine des fonctions politiques se heurtant systématiquement à la jurisprudence constitutionnelle804, le législateur constitutionnel intervient en février 2008 pour étendre et déplacer le fondement constitutionnel du principe de parité entre les hommes et les femmes. C’est désormais par l’article 1er de la Constitution que le législateur se voit constitutionnellement habilité à « favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales »805. Par là, le pouvoir de révision répond au Conseil constitutionnel qui s’était expressément fondé sur la révision du seul article 3 de la Constitution pour considérer que le principe de la parité homme femme, et surtout la possibilité d’instaurer des « quotas par sexe », ne saurait, sans méconnaître le principe d’égalité, dépasser le cadre de l’exercice des fonctions politiques. À l’instar de la révision intervenue le 25 novembre 1993, le pouvoir de révision opte à nouveau pour la voie de l’« adjonction-habilitation ». Contrairement à ce que l’on a pu observer s’agissant d’une réforme relative à la répartition des compétences normatives entre les organes centraux et les entités décentralisées, dans les deux hypothèses où sont en jeu des droits fondamentaux formulés par la Déclaration de 1789 ou le Préambule de la Constitution de 1946, le pouvoir de révision refuse de réécrire les dispositions pertinentes et se contente d’une simple adjonction en forme d’habilitation adressée au législateur. On observe que lorsque l’obstacle auquel le législateur ordinaire est confronté relève des principes fondateurs de la République – principe d’égalité en 1999 et 2008, droit d’asile en 1993 – le législateur constitutionnel opte pour le simple ajout à la Constitution. On peut en déduire que le motif d’inconstitutionnalité détermine – négativement – la marge de manœuvre du législateur constitutionnel et le contenu de la norme qu’il produit. Autrement dit, la « révisionadjonction » est une réponse dictée par une stratégie de contournement : plutôt que de réformer l’un des piliers de l’ordre républicain tel que les formalisent le Préambule de la 803 C.C. n° 06-533 DC, préc., cons. n° 18. La décision du 12 janvier 2002 est d’ailleurs symptomatique de la radicalité de l’opposition marquée par le Conseil au principe de parité entre les sexes : il n’a pas hésité à étendre les réserves d’interprétations formulées à l’encontre de la loi de modernisation sociale aux dispositions paritaires de la loi « Génisson » du 10 mai 2001 qui, ayant échappé à son contrôle, était entrée en vigueur quelques mois plus tôt. Une telle démarche, qui méconnaît le principe du contrôle a priori, est cautionnée par le Conseil d’État dans un arrêt Lesourd du 22 juin 2007, n° 288206. Pour une synthèse sur ces jurisprudences, v. G. Calvès, La discrimination positive, op. cit., p. 99. 805 Loi Constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, JO du 24 juillet 2008. 804 259 Constitution de 1946 et la Déclaration de 1789, le pouvoir de révision leur apporte diverses dérogations toujours circonstancielles. On retrouve l’usage de cette technique de l’adjonction dans le cadre de la révision préalable c’est-à-dire lorsque le pouvoir de révision intervient pour permettre la poursuite d’une opération juridique complexe. § II. La révision préalable Par le terme de « révision préalable », est visé l’hypothèse où « la révision intervient après que le juge a fait savoir, de manière directe ou indirecte, [qu’elle] s’imposait »806. Contrairement à l’hypothèse de la révision dérogatoire, la révision préalable conditionne la poursuite d’une procédure complexe comme celle de l’introduction dans l’ordre interne d’un traité international. La doctrine parle de révision préalable lorsque le Conseil constitutionnel se prononce préalablement à la révision, et se borne à constater la nécessité de procéder à une telle révision pour atteindre l’objectif poursuivi par les autorités politiques. Une telle hypothèse ne se rencontre que dans le cadre du contrôle de l’article 54 de la Constitution (A), mais elle a connu un certain nombre d’applications sous la Ve République (B). A. Le mécanisme de l’article 54 de la Constitution Le mécanisme de la révision préalable imposée par la Constitution et directement déterminée par le juge relève, dans l’ordre constitutionnel français, du dispositif de l’article 54 de la Constitution. Aux termes de cette disposition, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi de la question de la compatibilité d’un engagement international à la Constitution, conclut à l’incompatibilité entre les deux textes, « l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après la révision de la 806 L. Favoreu, Rapport français, in « Révision de la Constitution et juridiction constitutionnelle », AIJC, 1994, p. 276. 260 Constitution ». Dans ce cadre, le juge est constitutionnellement habilité à formuler une exigence de révision de la Constitution. Comme le souligne E. Marcovici, si ce dernier est « à l’origine du principe de [la] révision, [son] intervention est alors […] facilement admise par la doctrine [car il] ne fait qu’appliquer la Constitution »807. Contrairement à l’hypothèse de la révision dérogatoire, le juge est ici expressément associé par les textes au processus révisionnel, mais, à nouveau, les métaphores du lit de justice et du juge aiguilleur décrivent effectivement cette situation808 en même temps qu’elles permettent d’en évacuer la dimension problématique. Notons simplement que si le principe de la souveraineté du législateur constitutionnel ne se trouve nullement remis en cause par le mécanisme de la révision préalable, il n’est d’aucune utilité pour justifier l’intervention du pouvoir de révision. La perspective est même inversée : la décision juridictionnelle n’est pas contournée, elle est prise en compte et même appliquée dans une certaine mesure. C’est en effet l’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel qui interdit l’introduction dans l’ordre interne du traité sans révision préalable de la Constitution. Dans cette exacte mesure, si la fonction du juge semble pouvoir être effectivement ramenée à celle d’un aiguilleur, nous verrons que le niveau et la nature de son intervention dans le processus de modification constitutionnelle est d’une toute autre ampleur que dans le cadre de la révision dérogatoire. Pour autant, et sans qu’il soit nécessaire d’insister, l’habilitation offerte au juge par la Constitution ne consiste en rien d’autre qu’en un contrôle a priori de la constitutionnalité du traité. Entendons par là que l’économie générale du texte de l’article 54 fait de celui-ci « la principale voie de résolution préventive des conflits entre la Constitution et les engagements internationaux en cours de conclusion »809. La question de la révision constitutionnelle et surtout du rôle du juge dans le processus révisionnel apparaît ainsi largement secondaire. Aussi, à en rester à une approche littérale et rigoureuse du texte constitutionnel, il paraît téméraire de soutenir que la norme constitutionnelle désigne le juge comme source de la révision, celle-ci trouvant son origine dans les décisions de celui-là810. Si le texte et la pratique qu’il a autorisée érigent effectivement le juge en un organe central, et 807 E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », RDP, 2007, p. 1237 et s. À cet égard, l’habilitation constitutionnelle peut même être perçue comme une validation de ces théories puisque le juge intervient sur le fondement du texte constitutionnel dans le seul dessein d’alerter le pouvoir de révision quant à la nécessité de son intervention. 809 P. Gaïa, Le Conseil constitutionnel et l’insertion des engagements internationaux dans l’ordre juridique interne, op. cit., p. 131. 810 Contrairement à ce que semble soutenir E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », art. cit., v. not., p. 1240 : « Le Conseil constitutionnel, se voit notamment reconnaître explicitement par la Constitution de 1958, des compétences lui permettant d’être à l’origine de révisions, dans son article 54 », ou p. 1242 : « le juge peut être à l’origine de révisions constitutionnelles en application de dispositions constitutionnelles prévues à cet effet ». 808 261 chronologiquement premier, de la révision constitutionnelle, rien n’autorise à voir là une habilitation à initier la révision constitutionnelle. Le fait qu’à l’exception de la décision relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, la totalité des décisions d’incompatibilité rendues par le Conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 54 C. ait provoqué une révision constitutionnelle ne change rien à cet état du droit. Le juge n’est qu’un organe provocateur de la révision ; il n’est pas titulaire d’un droit d’initiative. Le mécanisme de la révision préalable ne remet donc nullement en cause la hiérarchie affirmée par le pouvoir de révision. B. Les applications sous la Ve République À titre d’illustration, le processus d’intégration communautaire offre naturellement une série d’exemples pertinents811. C’est justement le contrôle de la constitutionnalité du traité de Maastricht qui donna lieu à la première révision constitutionnelle destinée à permettre la ratification d’un traité. Trois éléments furent alors jugés incompatibles avec la Constitution : le droit de vote et d’éligibilité des citoyens communautaires (cons. 27), l’union économique et monétaire (cons. 45) ainsi que les règles relatives à la délivrance de visas pour franchir les frontières des États membres (cons. 50)812. En réaction, la loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 introduit dans la Constitution un titre XIV intitulé « des Communautés européennes et de l’Union européenne »813. Cette « révision-adjonction » autorise, « sous réserve de réciprocité et dans les conditions prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992 »814, ce que le Conseil avait jugé incompatible avec la Constitution. Dans le droit fil de ce précédent, on recense deux autres décisions d’incompatibilités ayant provoqué une révision constitutionnelle. Par la première, en date du 31 décembre 811 Le processus d’intégration communautaire n’est cependant pas le seul terrain favorable à la révision préalable. Ainsi, à titre d’exemple, la loi constitutionnelle n° 2007-239 du 23 février 2007 qui constitutionnalise l’interdiction de la peine de mort par l’introduction d’un nouvel article 66-1 dans la Constitution fait suite à la décision du Conseil n° 05-524-525 DC du 13 octobre 2005, Rec. p. 142. Dans cette décision le Conseil juge que « l’autorisation de ratifier le deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort, ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution » au motif que ce protocole ne pouvant être dénoncé, « cet engagement lierait irrévocablement la France même dans le cas où un danger exceptionnel menacerait l’existence de la Nation ; qu’il porte dès lors atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », cons. n° 7. 812 Le premier élément est incompatible avec les dispositions des articles 3, 24 et 72 C ; les deux autres portent atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. 813 Loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992, JO du 26 juin 1992. 814 voir les articles 88-2 et 88-3 de la Constitution. 262 1997815, le juge constitutionnel considère d’une part que le transfert de compétences à l’Union dans les domaines de l’asile, de l’immigration et du franchissement des frontières intérieures excède l’habilitation prévue par l’article 88-2816, d’autre part que les nouvelles modalités de prise de décision dans ces domaines affectent nécessairement les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale817. La révision qui s’en est suivie use du même mode opératoire qu’en 1992 : le législateur constitutionnel ajoute à la Constitution en vue d’y déroger818. La seconde décision du 19 novembre 2004, amène le juge constitutionnel à déclarer incompatible un certain nombre de dispositions du « traité établissant une Constitution pour l’Europe » avec la Constitution nationale, a donné lieu à la révision des articles 60, 88-1 et 88-5 de la Constitution819. Quant à la reconnaissance des langues régionales dans un nouvel article 75-1, insérée par la révision du 28 février 2008 dite « modernisation des institutions de la Ve République », la question se pose de savoir si elle peut s’analyser comme une révision préalable à la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. On sait que le juge constitutionnel, saisi le 20 mai 1999 par le Président de la République pour connaître de la constitutionnalité de la Charte, avait confirmé l’avis rendu par le Conseil d’État le 24 septembre 1996820, et conclu à l’impossibilité de modifier la constitution821. 815 C.C. n°97-394 DC du 31 décembre 1997, Rec. p. 344. Le Conseil constitutionnel relève que le domaine du franchissement des frontières extérieures était quant à lui effectivement visé par l’habilitation de l’article 88-2 mais seulement « selon les modalités prévues par le traité sur l’Union européenne ». Sont donc jugées contraires à la Constitution, les dispositions du traité outrepassant cette habilitation ainsi que celles fixant le passage automatique à la procédure de « codécision », au bout de cinq ans, pour la détermination des procédures et conditions de délivrance des visas de court séjour et des règles applicables en matière de visa uniforme. Le même sort est réservé aux clauses organisant le passage à la majorité qualifiée et à la procédure de « codécision », sur simple décision du Conseil prise à l’unanimité et sans qu’un tel passage ne donne lieu à une quelconque mesure nationale d’approbation ni de contrôle de sa constitutionnalité. 817 C.C. n° 97-394 DC, préc., cons. n° 24 et 28. 818 Loi constitutionnelle n° 99-409 du 25 janvier 1999, JO du 16 janvier 1999. Suppression à l’article 88-2 de la Constitution des mots : « ainsi qu'à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières extérieures des États membres de la Communauté européenne » et ajout d’un nouvel alinéa aux termes duquel « sous la même réserve et selon les modalités prévues par le Traité instituant la Communauté européenne, dans sa rédaction résultant du traité signé le 2 octobre 1997, peuvent être consentis les transferts de compétences nécessaires à la détermination des règles relatives à la libre circulation des personnes et aux domaines qui lui sont liés ». 819 C.C. décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Rec. p. 173. La loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 ajoute à l’article 88-1 les termes suivants : la République « peut participer à l’Union européenne dans les conditions prévues par le traité établissant une Constitution pour l’Europe signé le 29 octobre 2004 ». Pour le reste, l’insertion des autres dispositions de la loi constitutionnelle étant expressément conditionnée à l’entrée en vigueur effective du « traité établissant une Constitution pour l’Europe », elles n’ont jamais intégré le texte constitutionnel. 820 Avis C.E. 24 septembre 1996, Rapport annuel du Conseil d’État pour 1996, Avis de la Section de l’intérieur, Paris, La Documentation française, p. 303. 821 C.C. décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999, Rec. p. 71. Sur cette décision, voir B. Mathieu et M. Verpeaux, JCP, 2000, I, 201 ; P. Fraisseix, « La France, les langues régionales et la Charte européenne des langues 816 263 Cette décision, considérée par certains comme un « événement politique »822, vaut aussi pour les réactions qu’elle a suscitées tant dans le milieu politique que parmi les publicistes. Alors que des critiques acérées sont émises à l’encontre du Conseil, allant jusqu’à accuser ce dernier de faire montre « d’intégrisme césaro-papiste »823, le Président de la République annonce, le 23 juin 1999, son intention de ne pas prendre l’initiative d’une révision constitutionnelle destinée à permettre la ratification de la Charte, opposant ainsi son veto à la proposition de révision formulée par le Premier ministre. Nonobstant l’intention exprimée par des parlementaires de la majorité et de l’opposition de déposer une proposition de révision sur le fondement de l’article 89, la décision 412 DC constitue le premier exemple de déclaration d’incompatibilité fondée sur l’article 54 n’ayant pas conduit à une révision de la norme suprême. Tel était l’état du droit constitutionnel jusqu’à la révision du 23 juillet 2008824. Mais, ajoutant un nouvel article 75-1 aux termes duquel « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », il n’est pas certain que le pouvoir de révision ouvre la voie à une ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. En effet, la reconnaissance des langues régionales « à titre patrimonial », insérée au titre XII de la Constitution consacré aux collectivités territoriales825, si elle est incontestablement dotée d’une forte valeur symbolique, ne paraît à même de fonder la ratification d’un instrument international qui pose de redoutables problèmes juridiques. régionales et minoritaires », RFDA, 2001, p. 59 et s. ; J. Pini, AIJC, 1999, p. 603 et 617 ; C. Olivesi, « Indivisibilité de la République versus langues régionales », Pouvoirs, 2000, n° 93, p. 209 et s. ; M. Clapie, « Le Français restera la langue de la République », LPA, 5 janvier 2000, n° 3, p. 14 et s. ; F. Melin-Soucramanien, « Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », D., 2000, Somm., p. 198 et « La République contre Babel. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », RDP, 1999, p. 985 et s. ; F. Chaltiel, « Le pouvoir constituant, marque contemporaine de souveraineté. À propos du refus présidentiel de révision constitutionnelle », D., 2000, chron., p. 225 et s. ; R. Pinto, « La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Examen des procédures constitutionnelles permettant à la France de devenir partie », JDI, 2000, p. 35 et s. ; J. –E. Schoettl, « Langue française », AJDA, 1999, p. 573 et s. Le Conseil d’État, dans son avis de 1996, avait considéré que les dispositions de la Charte ne méconnaissaient pas le principe d’égalité mais que le droit reconnu par celle-ci, dans ses articles 9 et 10, « à l’utilisation de langues régionales ou minoritaires dans les rapports avec la justice et les autorités administratives » méconnaissait les obligations résultant de l’article 2 de la Constitution. Voir le rapport précité, point IV. 822 M. Verpeaux, LPA, 21 septembre 1999, n° 188, p. 18. 823 O. Duhamel et B. Etienne, Le Monde du 24 juin 1999. L’éditorial de ce journal, daté du 19 juin 1999, stigmatise un « jacobinisme intransigeant qui apparaît à la fois comme un archaïsme insensible un mouvement de l’histoire et comme une caricature de “l’exception française” au sein de l’Europe ». 824 Loi constitutionnelle n° 2008-724, préc. 825 À cet égard, il convient de souligner qu’outre l’indétermination de l’expression « patrimoine de la France » dont on voit mal à quelle réalité constitutionnelle elle renvoie, l’insertion du nouvel article 75-1 dans le titre XII marque un certain désengagement de l’État et laisse entendre que la promotion des langues régionales relève des seules collectivités décentralisées. Une telle assertion ne va d’ailleurs pas sans poser la question de la cohérence du texte. Si le patrimoine est national, on saisit difficilement comment sa promotion pourrait relever des seules entités décentralisées…. 264 Rappelons que les motifs de contrariété soulevés par le Conseil constitutionnel sont au nombre de deux. D’une part, le Conseil a déclaré contraire à la Constitution l’article 7, § 1, compris dans la partie II de la Charte qui pose comme principes et objectifs des États « la facilitation et/ou l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique et dans la vie privée ». Aux yeux du juge, cette disposition est contraire à l’article 2, al. 1er, de la Constitution – lequel dispose que « la langue de la République est le français » – en ceci qu’elle impose la reconnaissance d’un « droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la “vie privée” mais également dans la “vie publique”, à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et services publics »826. À ce stade, il est encore possible de soutenir que, nonobstant son insertion dans le Titre XII de la Constitution, la reconnaissance des langues régionales déroge implicitement à l’obligation d’user de la langue française dans la sphère publique. Mais il n’en va pas de même pour le second motif d’incompatibilité. En effet, ce sont les « principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » qui s’opposent, selon le Conseil, à la reconnaissance de « droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées »827. On voit mal en quoi la reconnaissance des langues régionales dans le cadre des dispositions relatives aux collectivités territoriales pourrait fonder une dérogation aux principes d’unité de la Nation, d’indivisibilité du territoire et d’unicité du Peuple. Aussi, selon toute vraisemblance, l’insertion du nouvel article 75-1 de la Constitution ne consiste pas en une révision préalable telle que nous l’avons définie. Reste qu’en l’absence de décision juridictionnelle, nous ne disposons pas d’éléments décisifs pour trancher cette question de la portée – dérogatoire – du nouvel article 75-1 de la Constitution. Ainsi, dans tous les cas où elle est avérée, la révision préalable provoquée par une décision juridictionnelle correspond au schéma suivant : l’introduction dans l’ordre interne d’un traité ou accord international fait débat au regard de la Constitution ; saisi du contrôle de 826 C.C. n° 99-412 DC, préc., cons. n° 11. Ce principe est récemment confirmé par le Conseil dans une décision 541 DC dans laquelle il rappelle « qu'aux termes du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution : " La langue de la République est le français " ; qu'en vertu de cette disposition, l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public ; que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d'un droit à l'usage d'une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage ; que l'article 2 de la Constitution n'interdit pas l'utilisation de traductions ». C.C. n° 06-541 DC du 30 novembre 2006, Rec. p. 120, cons. n° 5. 827 ibid., cons. n° 10. 265 leur adéquation, le juge constitutionnel déclare les deux textes incompatibles ; en conséquence, le pouvoir de révision intervient en vue de permettre l’introduction de la norme internationale dans l’ordre interne par l’ajout d’une norme constitutionnelle d’habilitation. Au total, l’analyse du droit constitutionnel tend à valider la thèse de la soumission du juge au pouvoir de révision. L’organe juridictionnel reste cet organe d’application que décrit la doctrine constitutionnelle classique. Si son intervention est incontestablement dotée d’une portée significative sur la mise en œuvre du processus révisionnel, le juge constitutionnel apparaît au mieux comme un organe « provocateur » de la révision. Dans ce cadre, la distinction hiérarchique entre les organes de création et d’application paraît établie. Pour autant, le constat doit être nuancé dans la mesure où l’observation des rapports entre l’organe de création et l’organe d’application juridictionnelle des normes constitutionnelles donne à voir une hiérarchie nettement assouplie par une pratique dialogique. Section II. Une hiérarchie assouplie par une pratique dialogique À lire la jurisprudence, le principe de la soumission du juge au pouvoir de révision, systématiquement qualifié de « pouvoir constituant souverain »828, n’a pas lieu d’être discuté : comme l’œuvre du législateur constitutionnel qui s’impose au juge, le principe paraît s’imposer à l’observateur. Pour autant, l’analyse du droit constitutionnel positif et précisément du processus de transformation de la norme fondamentale impose de prendre quelques distances avec l’axiome hiérarchique. Certes, les organes de création et d’application juridictionnelle des normes constitutionnelles apparaissent inégaux, et, dans cette mesure, il y a effectivement une hiérarchie entre les organes. Cependant le modèle hiérarchique ne rend compte que de manière partielle de l’interaction entre ces deux organes. 828 Voir, par exemple, C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19. 266 On constate qu’en fait, l’interaction organique se caractérise aussi par une pratique dialogique notamment lorsque le législateur constitutionnel intervient pour codifier les solutions développées par l’organe juridictionnel (§I). Plus largement, la grille dialogique nous semble féconde pour analyser les relations qu’entretiennent les deux organes : elle signale la complexité de leur interaction. Comme l’explique É. Morin, à qui nous empruntons ce concept829, la dialogique consiste en une union de deux principes devant s’exclure l’un l’autre mais qui sont indissociables en une même réalité. Un tel concept nous paraît caractériser les rapports du juge et du constituant, lorsque le premier oppose au second, dans le cadre de sa fonction d’application, une interprétation particulièrement restrictive de la norme constitutionnelle nouvelle. Le dialogue repose alors sur une contradiction (§II). §I. La révision-codification Dans un pays de droit écrit, le phénomène de la codification par constitutionnalisation de la jurisprudence830 peut être perçu comme une entreprise de stabilisation et de protection de la solution retenue par le juge, qui ne sera dès lors plus susceptible de revirement jurisprudentiel et se verra garantie par l’effet du principe de rigidité constitutionnelle. Nul doute qu’elle serve aussi, sinon surtout, une volonté d’appropriation de la solution dégagée par le juge. On peut ainsi voir dans l’entreprise de constitutionnalisation des solutions jurisprudentielles l’expression d’un dialogue entre les deux organes. Dialogue inachevé ou imparfait puisqu’il cesse avec l’appropriation par le législateur constitutionnel des principes posés par le juge, mais dialogue tout de même dans la mesure où cette appropriation marque la prise en compte par l’organe de création des décisions rendues par l’organe d’application. 829 v. É. Morin, L’intelligence de la complexité, op. cit., p. 264 et s., La méthode, T. IV, Les idées, op. cit., p. 29 et s. L’auteur distingue la dialogique et la dialectique. Comme la dialectique, la dialogique intègre l’idée d’échange et de communication, mais s’en démarque dans la mesure où cette dernière recherche finalement la cohérence par l’éradication de la contradiction. Au contraire, la dialogique décrit la collaboration de logiques différentes voire opposées, et « permet de constituer l’unité dans la différenciation ». Voir l’entrée « dialogique », in Vocabulaire de la complexité. Post scriptum à la Méthode d’E. Morin, M. Mukungu Kakunga, G. Berger, C. Peyron Bonjan, É. Morin, Paris, L’Harmattan, 2007, 538 p. 830 Alors que, comme l’explique D. Bureau, la codification évoque « le rassemblement de textes juridiques ordonnant les règles relatives à une matière déterminée au sein d’un ouvrage, le Code », nous visons ici l’hypothèse de constitutionnalisation de principes et solutions jurisprudentielles. Sur la codification, v. D. Bureau, entrée « codification », Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 225 et s., et la bibliographie citée p. 230. 267 À cet égard, on peut distinguer entre deux catégories d’hypothèses. La première, illustrée par la révision de février 2007 relative au statut pénal du chef de l’État, vise un cas de codification univoque (A). La seconde, illustrée par la révision de mars 2003, repose sur une dynamique plus ambiguë qui mêle infirmation et confirmation de solutions jurisprudentielles (B). A. L’exemple de la révision constitutionnelle relative au statut pénal du Président de la République À lire la loi constitutionnelle du 19 février 2007 relative à la responsabilité du Président de la République, on peut légitimement mettre en cause son apport au droit constitutionnel alors en vigueur. Si elle vient modifier un certain nombre d’éléments d’ordre procédural et formel, cette révision, sur le fond, semble ne rien apporter. Les contours de cette responsabilité étaient fixés par deux décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation, le pouvoir de révision se contente de les reprendre à son compte, en même temps qu’il introduit dans le texte constitutionnel certains points tirés du rapport remis en décembre 2002 au Président de la République par la commission présidée par P. Avril. Dans un premier temps donc, saisi de la constitutionnalité du traité instituant une Cour pénale internationale, le Conseil constitutionnel a indiqué que « le Président de la République, pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions et hors le cas de haute trahison, bénéficie d’une immunité ; qu’au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice, selon les modalités fixées par le même article »831. Devant l’intensité des critiques suscitées par sa décision, le Conseil a précisé, par voie de communiqué de presse, le sens de cette dernière phrase : la responsabilité pénale susceptible d’être mise en jeu devant la Haute Cour de Justice ne concernerait que les actes détachables de l’exercice des fonctions présidentielles ou bien accomplis avant l’entrée en fonctions832. 831 C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Rec. p. 29. « Conformément au texte de l’article 68 de la Constitution, la décision du 22 janvier 1999 précise que le statut pénal du Président de la République, s’agissant d’actes antérieurs à ses fonctions ou détachables de celles-ci, réserve, pendant la durée de son mandat, la possibilité de poursuites devant la seule Haute Cour de justice. Le statut pénal du Président de la République ne confère donc pas une « immunité pénale », mais un privilège de juridiction pendant la durée de son mandat », Conseil constitutionnel, Communiqué de presse, 10 octobre 2000, consultable sur le site du Conseil : www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1998/98408/co98408.htm. 832 268 Écartant à juste titre833 l’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation raisonne quant à elle à partir des articles 3 et 68 de la Constitution, pour conclure que le Président de la République ne peut, pendant la durée de son mandat, être entendu comme témoin assisté ni être cité ou renvoyé pour une infraction quelconque devant une juridiction pénale de droit commun. En outre, la Haute juridiction affirme que le Président ne peut pas davantage être obligé de comparaître et qu’en dernière analyse, hors les actes constitutifs de haute trahison, aucune poursuite ne peut être exercée à son encontre pendant la durée de son mandat. Autrement dit, contrairement au Conseil constitutionnel, le juge judiciaire considère que le chef de l’État ne peut être jugé devant la Haute Cour de Justice pendant l’exercice de son mandat pour des infractions pénales, tout en précisant que la prescription est suspendue jusqu’à la fin du mandat834. Il n’est pas utile de revenir ici sur les points de divergence, somme toute assez marginaux835, entre les deux juridictions suprêmes ; il suffit de retenir que leur décision fixent le cadre du statut pénal du Président de la République, et que c’est bien ce cadre juridique qu’a confirmé le pouvoir de révision en 2007. Préalablement à l’analyse de l’intervention du législateur constitutionnel, il nous faut mentionner que le Président alors en fonction, J. Chirac, chargea une commission présidée par le professeur P. Avril de réfléchir sur ce statut en vue d’une éventuelle réforme constitutionnelle836. Remis en décembre 2002, le rapport articule ses conclusions à partir d’un objectif essentiel : assurer la protection du mandat et non celle de l’individu qui l’assume. Deux conséquences principales en dérivent : « premièrement, la protection doit être complète pendant la durée de ce mandat, mais elle prend fin dès que le Président redevient un 833 La partie de la décision relative au privilège de juridiction dont bénéficie le Président de la République étant précédée des termes « au surplus », certains auteurs ont considéré qu’en conséquence, il s’agissait là d’un obiter dictum. En ce sens, v. O. Duhamel, « Le point de vue du Conseil n’a pas d’effet en droit », Le Monde, 26 janvier 1999 ; P. Chrestia, D.1999., J., p. 285. En sens contraire, B. Genevois considère qu’il s’agit là d’un motif supplémentaire et non surabondant, « Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction », AIJC, 2001, p. 203. Reste que l’autorité de la chose jugée ne vaut qu’en ce qui concerne le dispositif de la décision du juge et les motifs qui en constituent le soutien nécessaire (art. 62 de la Consstitution et C.C. n° 62-18 L du 16 janvier 1962, Rec. p. 31). Or, comme le rappelle X. Robert, dans la décision 408 DC, le Conseil avait à connaître de la compatibilité d’un traité avec la Constitution, la chose jugée ne s’impose donc qu’au regard des modalités d’introduction dans l’ordre interne du traité contrôlé, X. Robert, introduction au « Dossier spécial : statut pénal du Chef de l’État », RDP, 2003, n° 1, pp. 53-108. Ne reste plus, dans ces conditions, que l’autorité morale…. 834 Cour Cass., A. P., 10 octobre 2001, M. Michel Breisacher, RFDA, 2001, p. 1186. Cette décision a été abondamment commentée, v. les éléments de bibliographie rassemblés par L. Domingo, RFDC, 2002, p. 79 et s. 835 Les deux juridictions s’accordent en effet sur le principal : accorder au chef de l’État une immunité pénale pendant la durée de son mandat ; seul le raisonnement et les fondements constitutionnels diffèrent. Voir, D. Chagnollaud, « Statut pénal du Chef de l’État », RDP, 2003, p. 67 et s. 836 Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du président de la République, remis le 12 décembre 2002 au président de la République, Paris, La Documentation française, 2002, 105 p. Sur ce rapport, voir notamment, L. Favoreu, « Le statut pénal du chef de l’État », Rec. Dalloz, 2003, p. 430. 269 justiciable comme les autres »837 ; deuxièmement, « la protection de l’intégrité du mandat exige aussi que soit prévu le cas où l’autorité de la fonction serait atteinte du fait du Président de la République lui-même. Dans un tel cas, une “soupape de sécurité” est nécessaire pour trouver une issue à une situation de crise qui atteindrait la fonction. Cette situation ne peut se dénouer que par la destitution du Président »838. La révision constitutionnelle qui modifie les articles 67 et 68 de la Constitution reprend les principes dégagés tant par les deux hautes juridictions que par le « rapport Avril ». En affirmant que le Président « ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que de faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite, [que] tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu [et que] les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation de ses fonctions », le pouvoir de révision vient confirmer la jurisprudence applicable à la matière. L’apport de la révision apparaissant nul, on peut légitimement parler de codification à droit constant839 et s’interroger sur l’utilité d’une telle révision840. Replacée dans le contexte de son émergence, la révision portant modification du Titre IX de la Constitution se révèle d’un apport somme toute limité. C’est selon nous à juste titre qu’on a pu considérer qu’il s’agit là essentiellement d’une constitutionnalisation du point de vue du juge alors qu’aucun impératif constitutionnel ne contraignait le pouvoir de révision à entreprendre une telle codification841. L’exemple tiré de la révision relative à l’expérimentation normative s’avère plus équivoque. 837 L. Favoreu, « Le statut pénal du chef de l’État », art. cit. C’est dire que le principe de l’inviolabilité du chef de l’État pour les actes sans rapport avec l’exercice de ses fonctions – principe posé par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation – est repris par le rapport. 838 ibid. la commission a décidé d’écarter la notion « désuète » de haute trahison et proposé d’instaurer une procédure de destitution par une Haute Cour composée des deux assemblées pour « manquements à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ». 839 Entendons par codification à droit constant, celle qui entreprend de rassembler et ordonner les règles existantes sans prétendre en créer de nouvelles. La réforme reprend par ailleurs les orientations du « rapport Avril » en instaurant un mécanisme de destitution pour manquements graves et manifestement incompatibles avec l’exercice des fonctions présidentielles. 840 Loi constitutionnelle n° 2007-238 du 23 février 2007, JO du 24 février 2007. 841 E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », art. cit., p. 1249. 270 B. L’exemple (ambigu) de la révision constitutionnelle relative à l’expérimentation normative Alors qu’elle intervient dans un domaine où le droit constitutionnel se trouve à l’état essentiellement jurisprudentiel, la révision de 2003, comme le souligne M. Verpeaux « a pour objet de rétablir une certaine hiérarchie des sources et de faire prévaloir le droit écrit sur le droit jurisprudentiel, non sans un certain esprit de revanche »842. En effet, alors que le texte qui lui sert de référence n’avait pas connu d’importantes réformes dans ce domaine, le juge constitutionnel, en statuant sur la conformité des lois ordinaires et organiques adoptées en matière de décentralisation, avait été logiquement conduit à jouer un rôle de premier plan dans la construction du droit applicable à la matière843. La révision de mars 2003, qui constitue rien moins que la première réforme de fond du droit constitutionnel des collectivités territoriales, intervient donc sur un terrain jusque-là principalement occupé par la jurisprudence. C’est dans ce cadre que le pouvoir de révision introduit le principe expérimental dans la Constitution. Il nous faut distinguer entre les deux types d’expérimentation que la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 consacre : l’expérimentation d’État (a) et l’expérimentation locale (b). En effet, chacune entretient des rapports différents avec la jurisprudence. a. L’article 37-1, une codification de la jurisprudence constitutionnelle L’expérimentation législative et réglementaire ne commence pas en France avec sa consécration constitutionnelle. Dès la fin des années cinquante, avec la loi Debré du 31 décembre 1959, le principe de l’expérimentation normative qui consiste à tester l’efficacité 842 M. Verpeaux, « Les révisions concernant les pouvoirs locaux et centraux », Réviser la Constitution, intervention à la journée d’étude du 14 novembre 2006 organisée par l’Association française de droit constitutionnel. Avant cette réforme, le texte de 1958 reprend, à titre principal, celui de la Constitution de 1946, dont il va jusqu’à gommer certaines innovations. Voir, par exemple, la suppression de la référence au principe du transfert au profit d'un élu départemental, ibid. 843 En ce sens, voir O. Gohin, « La révision du titre XII : pouvoir constituant et jurisprudence constitutionnelle », La République décentralisée, sous la dir. D’Y. Gaudemet et d’O. Gohin, Paris, éd. Panthéon-Assas, 2004, pp. 25-41, p. 27 : « Force est de constater […] que, [la] jurisprudence […] aura joué un rôle considérable dans la construction du nouveau droit des collectivités territoriales depuis l’amorce de mouvement de relance de la décentralisation, c’est-à-dire, plus précisément, depuis la décision de principe du Conseil constitutionnel en date du 25 février 1982 qui, sur la base de la combinaison des dispositions relatives à la libre administration des collectivités territoriales et au contrôle administratif par l’autorité déconcentrée de l’État […] a conduit à mettre en échec les modalités du contrôle de légalité des actes des autorités locales telles que définies dans la version initiale de la loi Defferre du 2 mars 1982 ». 271 d’une règle de droit sur une échelle réduite en vue de sa généralisation, fait son entrée dans l’ordre juridique. À titre d’exemple, citons la loi de janvier 1975844, laquelle « met à l’essai » l’interruption volontaire de grossesse jusqu’en 1979, ou la mise en place du revenu minimum d’insertion à partir de février 1985845, qui forment les manifestations les plus célèbres de la démarche expérimentale. Le succès rencontré par ces deux tentatives a sans doute déterminé le développement du recours à l’expérimentation au cours des années quatre-vingt-dix où des domaines comme l’urbanisme846, l’emploi847 et la bioéthique848 font l’objet d’essais législatifs. Parallèlement à ces expérimentations législatives, le domaine du règlement suit un mouvement identique. En 1962, l’Exécutif n’applique que dans cinq départements et deux régions une mesure de déconcentration afin d’en apprécier la pertinence, avant de la généraliser en 1964. La même démarche est à l’oeuvre par exemple pour les crédits de préfecture de 2000, ou encore la tarification des établissements de santé. Dans ce cadre, c’est au juge qu’il est revenu de poser le cadre de la régularité d’un tel procédé intrinsèquement attentatoire au principe constitutionnel d’égalité dès lors que, par hypothèse, la norme testée n’est pas la même pour tous849. Examinant certaines lois expérimentales, le juge constitutionnel a été conduit à poser les conditions de constitutionnalité. Deux décisions majeures sont rendues au début des années quatre-vingt-dix. La première, en date du 28 juillet 1993, porte sur la loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel. Elle constitue la première reconnaissance par le juge constitutionnel du principe de l’expérimentation législative, et pose un cadre constitutionnel contraignant aux initiatives expérimentales. Le juge précise que s'il est « loisible au législateur de prévoir la possibilité d'expériences comportant des dérogations aux règles [constitutives des établissements publics concernés] de nature à lui permettre d'adopter par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles nouvelles appropriées à l'évolution des missions de la catégorie d'établissements en cause ; […] il lui incombe alors de définir précisément la nature et la portée de ces expérimentations, 844 845 Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse, JO du 18 janvier 1975. B. Nicolaïeff, « Expérience de l’expérimentation », Regards sur l’actualité, n° 286, décembre 2002, p. 27 et s. 846 Loi n° 91-662 d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991, JO du 19 juillet 1991. v. la loi quinquennale n° 93-1313 du 20 décembre 1993 qui introduit le chèque service, JO du 2 février 1994.. 848 Les trois lois de juillet 1994 font l’objet d’un essai initialement prévu jusqu’en 1999, repoussé jusqu’au 9 juillet 2004, date définitive de leur adoption. Loi n° 94-548 du 1er juillet 1994, JO du 2 juillet 1994, loi n° 94-653 du 29 juillet 1994, JO du 30 juillet 1994, loi n° 94-654 du 29 juillet 1994, JO du 30 juillet 1994. 849 On peut même dire que « l’expérimentation organise délibérément une inégalité devant la règle de droit », G. Calvès, « Histoire et cadre juridique des expérimentations. Expérimentation législative et réglementaire : le cadre juridique français », in DARES, Actes colloque des 22 et 23 mai 2008 « Les expérimentations pour les politiques publiques de l’emploi et de la formation », disponible sur le site de l’institution, www. travailsolidarite.gouv.fr/IMG/pdf/Retranscription_AMD_V2.pdf 847 272 les cas dans lesquels celles-ci peuvent être entreprises, les conditions et les procédures selon lesquelles elles doivent faire l'objet d'une évaluation conduisant à leur maintien, à leur modification, à leur généralisation ou à leur abandon »850. La décision 93-333 DC du 21 janvier 1994 complète ce premier exposé des principes applicables en ajoutant aux restrictions déjà imposées l’interdiction du renouvellement immédiat des mesures dérogatoires prises au titre de l’expérimentation851. Par ailleurs, le Conseil d’État a lui aussi activement participé à l’élaboration de ce droit jurisprudentiel de l’expérimentation. Par un arrêt Pény en date du 13 octobre 1967852, il admet l’application progressive d’une réglementation relative au contrôle de la qualité des produits alimentaires. De même, dans une décision du 21 février 1968, il juge conforme à la loi la mise en place progressive du juge de la mise en état devant certaines juridictions, jusqu’à sa généralisation par voie réglementaire853. Dans les deux espèces, le principe de l’expérimentation est validé par le juge, qui encadre l’autorisation de dérogation par des limites dans le temps et dans l’espace, tout en prenant soin de vérifier que l’atteinte au principe d’égalité est justifiée par des motifs d’intérêt général854. Au vu de ce cadre jurisprudentiel, la question se pose de l’apport de l’article 37-1 de la Constitution, qui prévoit que « la loi ou le règlement peuvent comporter, pour un objet ou une durée limités, des dispositions à caractère expérimental »855. On peut soutenir qu’il s’agit là d’une simple codification de la jurisprudence et qu’en réalité, la révision constitutionnelle ne change rien à l’état du droit existant. Contrairement à ce qu’a pu avancer le Garde des Sceaux lors des débats parlementaires en affirmant que le nouvel article 37-1 « donne à l’État une capacité d’expérimentation plus importante que précédemment », et qu’il « modifie l’équilibre entre le 850 C.C. n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, Rec. p. 204, cons. n° 9, nous mettons en italique. Sur cette décision, v. R. Etien, « Frein ou coup d’arrêt au développement des universités à statut dérogatoires », RA, 1993, p. 443 et s. ; LPA, 4 mars 1994, n°27, p. 4, note M. Verpeaux. 851 C.C. n° 93-333 DC du 21 janvier 1994, Rec. p. 32, cons. n° 23. 852 CE, 13 octobre 1967, Pény, Rec. Leb. p. 365 ; RDP, 1968, p. 408, concl. Questiaux. 853 CE, 21 février 1968, Ordre des avocats près la Cour d’appel de Paris, Rec. Leb. p. 123, D. 1968. J. 222, concl. Dutheillet de Lamothe. 854 Ces limites sont réaffirmées par le Conseil d’État dans un avis d’Assemblée générale en date du 24 juin 1993. Ce dernier rappelle que dans la mesure où l’expérimentation est nécessairement génératrice d’inégalités, l’administration qui y recourt est tenue de limiter les différences de traitement qui en résultent à une durée limitée. CE, avis, 24 juin 1993, n° 353603, Tarification SNCF, Rapport public 1993, EDCE, La Documentation française, n° 45, p. 338. 855 Loi constitutionnelle n° 2003-276, préc. 273 principe d’égalité et le principe d’expérimentation »856, force est d’admettre que l’avancée apparaît minime voire nulle. Il est d’ailleurs significatif que l’option formulée par le Conseil d’État dans un avis non publié du 11 octobre 2002 qui, soulignant l’inutilité d’une simple codification du cadre jurisprudentiel existant, proposait d’affirmer que « la loi et le règlement peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental, sans que puisse y faire obstacle l’application du principe d’égalité », n’ait finalement pas été retenue857. En se contentant de préciser que l’objet de l’expérimentation doit être limité, l’article 37-1 se borne à reprendre une condition fixée de longue date par le Conseil constitutionnel lorsqu’il imposait au législateur de définir « précisément la nature et la portée de l’expérimentation et les cas dans lesquels celle-ci peut être entreprise »858. De même, en imposant une durée limitée à l’expérimentation d’État, le législateur constitutionnel reprend le cadre fixé par la jurisprudence administrative et constitutionnelle qui a toujours conditionné la régularité de l’expérimentation à sa limitation dans le temps afin d’éviter, comme le souligne le Conseil d’État, qu’elle ne se transforme « en un subterfuge destiné à instaurer une réglementation à géométrie variable, ayant pour effet de suspendre sine die l’égalité des citoyens devant la loi »859. En définitive, le caractère quelque peu laconique de la consécration constitutionnelle du principe de l’expérimentation législative et réglementaire marque sa dimension essentiellement codificatrice : alors que le conseil du gouvernement proposait de fonder un authentique droit à l’expérimentation normative susceptible de déroger au principe général d’égalité, le pouvoir de révision a préféré reprendre, en les constitutionnalisant, les conditions posées par la jurisprudence. Il en va autrement pour ce qui concerne le second type d’expérimentation, consacré par l’article 72, alinéa 4. b. L’article 72 al. 4, entre infirmation et confirmation de la jurisprudence Introduit par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, le nouvel article 72, alinéa 4 dispose que « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement 856 Cité par G. Calvès, « Histoire et cadre juridique des expérimentations. Expérimentation législative et réglementaire : le cadre juridique français », préc. 857 ibid. 858 C.C. n° 93-322 DC, préc., cons. n° 12. 859 CE, Rapport public 1996, Sur le principe d’égalité, EDCE n°48, La Documentation française, p. 52. 274 garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ». Comme on sait, l’article a été adopté pour surmonter la décision 454 DC du Conseil constitutionnel dans laquelle ce dernier argue des articles 3, 34 et 38 de la Constitution pour censurer la possibilité que se reconnaissait le législateur d’autoriser, « à titre expérimental, dérogatoire et limité dans le temps, […] la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures relevant du domaine de la loi »860. C’est sur le fondement du principe selon lequel la souveraineté nationale appartient au Peuple, qui l’exerce par ses représentants ou par la voie du référendum, que le juge censure ce qu’il conçoit comme un dessaisissement du Parlement attentatoire aux principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du pouvoir normatif. Par le nouvel article 72, alinéa 4, le législateur constitutionnel entreprend de surmonter la décision du juge et faire ainsi « sauter le verrou » jurisprudentiel. Comme on l’a dit plus haut, nous sommes en présence d’une révision dérogatoire, opération normative antipodique de la codification. Reste qu’une lecture plus attentive de la nouvelle disposition constitutionnelle impose de relativiser cette qualification. Si le pouvoir de révision infirme la solution jurisprudentielle, il reprend aussi à son compte certains éléments jurisprudentiels afin d’encadrer l’exercice du pouvoir normatif qu’il accorde aux collectivités territoriales861. À ce titre, deux points relèvent de la confirmation des solutions jurisprudentielles. À l’instar de l’expérimentation d’État, il apparaît que l’expérimentation locale se voit assigner des limites de temps et d’objet. S’agissant de la première condition, on peut se contenter de reprendre ce qui a été relevé plus haut : si la limitation dans le temps semble consubstantielle à la démarche expérimentale, elle s’est imposée comme condition de sa régularité par voie jurisprudentielle. Dans cette mesure, on doit constater que le pouvoir de révision reprend des conditions déjà posées par le juge. Il en va de même, s’agissant de la limitation matérielle de l’« expérimentation-dérogation ». Lorsque le législateur constitutionnel exclut du domaine des expérimentations locales les « conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti », il constitutionnalise une limite imposée de jurisprudence constante par le Conseil constitutionnel. Ce dernier a en effet toujours considéré que les conditions essentielles d’une liberté publique devaient être les mêmes sur l’ensemble 860 C.C. n° 01-454 DC, préc., cons. n° 21. En réalité, la loi organique reprend des pans entiers de la jurisprudence, et, ce faisant, marque la réelle prise en compte de cette dernière par le législateur. Mais elle sort du cadre de notre analyse des rapports du juge et du pouvoir de révision. 861 275 du territoire et n’avait pas manqué de le rappeler dans la décision de janvier 2002 portant sur la loi relative à la Corse862. On aurait donc tort de réduire la nouvelle disposition constitutionnelle relative à l’expérimentation locale à une simple infirmation de la jurisprudence constitutionnelle. Certes, elle consiste en une révision-dérogatoire destinée à surmonter le « veto » jurisprudentiel. Elle n’en demeure pas moins plus ambiguë qu’il n’y paraît et la constitutionnalisation de certains éléments tirés de la jurisprudence autorise à y voir une codification partielle, mais pas marginale au regard de l’importance desdits éléments, de la jurisprudence constitutionnelle. Le procédé de codification ne relève d’aucune obligation constitutionnelle. Aucune norme juridique ne fonde ni n’encadre cet effet de la jurisprudence sur le contenu de la révision constitutionnelle. On peut y voir une première expression d’un dialogue constitutionnel entre les deux organes. Dialogue minimaliste dès lors qu’il ne résout aucune contradiction et qu’il s’achève avec l’intervention du législateur constitutionnel, mais dialogue tout de même dans la mesure où le contenu de la nouvelle norme constitutionnelle est repris des solutions jurisprudentielles. Sans la remettre en cause, la révision codification témoigne d’un assouplissement de la hiérarchie organique : si la loi constitutionnelle reste formellement un acte unilatéral, elle est ici adoptée en considération des principes posés par le juge. Avec l’hypothèse de la révision interprétée a posteriori par le juge constitutionnel, on se retrouve dans le cadre d’un dialogue plus houleux. §II. La révision interprétée Sous l’effet notamment des décisions analysées, mais aussi pour des raisons plus profondes tenant à l’ouverture du système constitutionnel aux systèmes juridiques tiers et notamment communautaire et européen, le texte de la Constitution de la première décennie du 862 v. not. C.C. n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, Rec. p. 36, C.C. n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, Rec. p. 9, et C.C. n° 02-454 DC, préc. cons. n° 14. 276 XXIe siècle diffère nettement de celui de 1958. On pourrait regarder ces mutations de la Constitution comme le signe de sa vitalité, de son dynamisme juridique et de son aptitude à s’adapter à un environnement juridique instable. On pourrait même soutenir que cette faculté d’adaptation, dont la clause de révision de l’article 89 constitue l’instrument officiel, conditionne l’effectivité de sa suprématie normative. Mais il n’en est rien. La doctrine publiciste a tôt fait de souligner l’impact négatif de la multiplication des révisions, en dénonçant une « Constitution patchwork »863, « le caractère hétéroclite du bloc de constitutionnalité »864, la « perte de l’identité originelle » d’un texte devenu « un fourre-tout [à l’image d’un] véritable mille feuilles »865. C’est dire que la multiplication des révisions visant à permettre la ratification de traités jugés contraires à la Constitution ou à surmonter la jurisprudence constitutionnelle a conduit à introduire dans l’ensemble constitutionnel un certain nombre d’habilitations particulières, de dérogations implicites, en somme toutes sortes d’adjonctions désordonnées. Elle est généralement décrite sur le mode de la « mise en cause de la notion de la Constitution »866. On souligne alors l’instabilité d’un édifice constitutionnel traversé de multiples contradictions internes qui le rendent obscur, et l’on dénonce l’extension continue du domaine constitutionnel qui englobe désormais des normes dont la « nature » constitutionnelle ne cesse de faire question867. Ces critiques permettent de souligner deux points importants. D’une part, la Constitution est un système en perpétuelle évolution dont les mutations ne participent d’aucun dessein préétabli destiné à garantir la cohérence interne de l’ensemble. D’autre part, c’est l’intervention indirecte du juge constitutionnel afin de préserver la cohérence du système, qui joue un rôle de contrepoids essentiel. Dans le cadre de son intervention a posteriori, alors que la loi constitutionnelle est entrée en vigueur, le juge paraît exercer un authentique droit de réponse au pouvoir de révision (A). Ce faisant, il engage un dialogue avec ce dernier, dialogue dont la perspective hiérarchique ne parvient pas à rendre compte (B). 863 M. Verpeaux et B. Matthieu, « chronique de jurisprudence constitutionnelle 1999 », LPA, 21 septembre 1999, n° 188, p. 8. 864 ibid., 865 H. Roussillon, cité par E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », art. cit., p. 1253. 866 ibid. 867 À cet égard, l’intervention du pouvoir de révision pour constitutionnaliser une méthode de calcul pour la définition du corps électoral restreint en Nouvelle-Calédonie est particulièrement significative. 277 A. Un droit de réponse du juge au pouvoir de révision ? Nous n’ignorons pas la prégnance de la thèse du dernier mot parmi la doctrine. Elle s’accompagne de vives réticences, profondément ancrées chez les auteurs et efficacement relayées par la jurisprudence, à admettre l’hypothèse du contrôle juridictionnel de la loi constitutionnelle. C’est pourquoi la possibilité d’une réponse du juge au pouvoir de révision, qui se concrétise par le contrôle indirect de la nouvelle norme constitutionnelle doit faire l’objet d’une présentation aussi rigoureuse que possible (a) dont il ressort que le juge limite systématiquement la portée des nouvelles dispositions constitutionnelles à portée dérogatoire (b). a. Le contrôle indirect de la loi constitutionnelle Ce que l’on qualifie de contrôle indirect de la nouvelle loi constitutionnelle – contrôle opéré à l’occasion de l’examen de la constitutionnalité d’une norme d’application de la norme constitutionnelle élaborée au terme d’une procédure de révision – est susceptible de connaître deux variantes. Il peut d’abord s’agir d’un contrôle à double détente lorsque le juge, dont une première décision a provoqué l’intervention du pouvoir de révision, est amené à vérifier le caractère opératoire – c’est-à-dire pertinent et suffisant – de la révision destinée à fonder le dispositif dont le juge a empêché l’entrée en vigueur. Un certain nombre de décisions illustrent le mécanisme de ce contrôle à double détente. L’expression est utilisée pour la première fois par le doyen Favoreu pour commenter la décision Maastricht II dans laquelle le juge, saisi de la compatibilité du Traité et de la Constitution nouvellement révisée, est en réalité conduit à apprécier la portée des nouvelles dispositions constitutionnelles868. Ayant antérieurement déclaré le traité incompatible avec la 868 L’intention des saisissants était en réalité de conduire le Conseil constitutionnel à effectuer un contrôle de la validité de la révision opérée par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992. Les auteurs de la saisine considéraient notamment que l’équilibre initial de la Constitution était rompu par la révision et qu’en conséquence, plutôt que d’ajouter une « Constitution-bis », il convenait de réformer plus profondément le texte de 1958. On sait la réponse apportée par le Conseil. Elle tient en une formule contradictoire vouée à la postérité juridique : sous certaines réserves, le « constituant » est « souverain » et le juge, contraint de s’incliner, ne saurait examiner la constitutionnalité des normes qu’il produit. 278 Constitution, le juge accepte, dans la décision du 2 septembre 1992, de vérifier que la révision a permis de lever l’ensemble des obstacles identifiés par la décision du 9 avril. En ce sens, il affirme que l’autorité de la chose jugée par la première décision relative au traité de Maastrich n’interdit pas un nouveau contrôle, dès lors qu’il s’agit de déterminer « s’il apparaît que la Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité »869. Comme le résume X. Magnon, « le contrôle porte, il est vrai, directement sur le traité mais, en raison de l’existence d’un contrôle antérieur de ce même traité, le nouvel examen se déplace indirectement sur une appréciation de la révision constitutionnelle »870. On retrouve un même cheminement contentieux à chaque fois que le juge, ayant provoqué l’intervention du pouvoir de révision, est conduit à contrôler une norme d’application de la disposition constitutionnelle nouvelle871. Une autre série d’hypothèses doit être relevée, celle où la révision fonde directement le dispositif législatif contrôlé. Alors qu’aucune décision juridictionnelle ne l’a provoquée, la révision intervient spécialement pour permettre l’entrée en vigueur d’un dispositif dont la loi, organique ou ordinaire, constitue l’instrument de mise en œuvre. En ce sens, le contrôle, de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie872, ainsi que celui de la loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française873, rendent compte d’un contrôle indirect – qui n’est plus alors à double détente – de la loi constitutionnelle. Dans les deux espèces, le juge contrôle des dispositifs juridiques particuliers, largement dérogatoires au droit commun applicable à la matière de la décentralisation et directement fondés sur une norme constitutionnelle votée pour permettre leur adoption. Dans la première décision, le juge a été conduit à déterminer si la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998874 permet d’instituer un régime juridique spécial, concrétisé par la loi organique contrôlée, au profit de la Nouvelle- 869 C.C. n°92-312 DC du 2 septembre 1992, préc., cons. n° 5. X. Magnon, « Quelques maux encore à propos des lois de révision constitutionnelle : limites, contrôle, efficacité, caractère opératoire et existence », RFDC, 2004, p. 595 et s., p. 612. 871 C’est ce qui résulte, notamment, de la décision 429 DC du 30 mai 2000, préc. Le Conseil contrôle dans cette espèce une loi qui institue, sur le fondement des nouveaux articles 3 et 4 de la Constitution, un mécanisme de quota entre les hommes et les femmes pour les élections politiques alors que ce dispositif avait préalablement été contrôlé et censuré à deux reprises. De même, toujours à titre d’exemple, citons la décision 478 DC du 30 juillet 2003 (préc.) dans laquelle le juge contrôle la loi organique sur l’expérimentation prise en application de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 portant réforme du droit constitutionnel de la décentralisation. Ici encore, le Conseil avait déjà eu à connaître un tel dispositif et censuré le principe même de « l’expérimentation législative » par les collectivités territoriales. 872 C.C. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Rec. p. 51. 873 C.C. n° 04-490 DC du 12 février 2004, Rec. p, 41. 874 Loi constitutionnelle n° 98-610 du 20 juillet 1998, JO du 21 juillet 1998. 870 279 Calédonie. Dans la seconde, si la révision du 28 mars 2003875, permet de fonder le statut particulier de la Polynésie française tel qu’il est défini par la loi organique dont il est saisi. Dans les deux cas, le juge étend son contrôle à la norme constitutionnelle, entendons par là qu’il est amené – par la nature du lien entre les normes en jeu – à opérer un contrôle indirect de la révision constitutionnelle. On peut considérer que ce contrôle indirect est réductible à une opération de vérification de l’existence et du caractère effectivement opératoire de la révision. En ce sens, X. Magnon affirme qu’« en raison de l’étendue de la compétence dont dispose le pouvoir de révision, l’appréciation de son exercice par le juge semble se limiter à la seule constatation de l’existence d’une intervention explicite du pouvoir de révision constitutionnelle pour remédier à la déclaration d’inconstitutionnalité antérieure du juge constitutionnel »876. Une telle proposition est généralisable aux cas où la révision, intervenue dans le seul but de garantir la validité d’une réforme potentiellement attentatoire à des règles ou principes de valeur constitutionnelle, n’est pas provoquée par une décision du juge. Cela revient à soutenir que l’objet du contrôle indirect de la révision constitutionnelle ne consiste pas à sanctionner les limites constitutionnelles du pouvoir de révision, que le juge prend cependant systématiquement soin de rappeler, mais simplement de constater que la révision est « suffisante ». Dans cette perspective, le juge se contenterait de contrôler que la loi constitutionnelle nouvelle « existe »877, et qu’elle lève le ou les obstacles constitutionnels relevés par le juge ou suffisamment manifestes pour être spontanément identifiés. Il se chargerait donc simplement de vérifier le caractère « opératoire » de l’intervention du pouvoir de révision : au moment du contrôle de la loi – ordinaire ou organique – d’application, le Conseil se bornerait à vérifier que ladite loi est « couverte » par la norme constitutionnelle nouvelle. Une telle analyse semble pouvoir se prévaloir de la jurisprudence constitutionnelle. Dans le cadre du contrôle de la loi introduisant un dispositif de parité entre les deux sexes 875 Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003, préc. X. Magnon, « Quelques maux encore à propos des lois de révision constitutionnelle : limites, contrôle, efficacité, caractère opératoire et existence », art. cit., p. 615. 877 En ce sens, v. X. Magnon, ibid ; B. Genevois, « Les limites d’ordre juridique à l’intervention du constituant », art. cit., p. 980 : « rien n’interdit au Conseil, dans le cadre actuel de ses attributions de vérifier, si besoin est, l’existence d’une révision constitutionnelle sans qu’il lui appartienne d’en apprécier la validité ». Dans le même sens, B. Matthieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », LPA, 21 septembre1999, n°188, p. 9. 876 280 pour les élections politiques, le juge constate, à la suite du considérant de principe relatif à la « souveraineté » du législateur constitutionnel, que la révision intervenue a eu « pour objet et pour effet de lever les obstacles d’ordre constitutionnel relevés par le Conseil constitutionnel dans les décisions »878 antérieures. Mais l’humilité du juge ne doit pas tromper. Il s’en faut de beaucoup pour que son contrôle indirect de la norme constitutionnelle nouvelle relève du seul constat de son efficacité juridique ; au contraire, nous soutenons que le juge déploie une certaine emprise sur cette norme, au point de parvenir à en déterminer le contenu. b. Le principe de l’interprétation restrictive de la loi constitutionnelle dérogatoire Concrètement, le contrôle de la révision constitutionnelle est dit indirect parce qu’il est médiatisé. Comme on l’a vu, c’est à l’occasion du contrôle de la constitutionnalité de la norme d’application de la nouvelle loi constitutionnelle que le juge est conduit à étendre son contrôle à cette dernière. La raison en est simple : il s’agit pour le juge de veiller à ce que le législateur ordinaire ou organique respecte un ensemble normatif hétérogène composé de dispositions au moins partiellement contradictoires. Puisqu’ a priori la voie de la hiérarchisation est exclue par le juge879, ce dernier est amené à considérer que la norme nouvelle – contraire à certaines dispositions constitutionnelles antérieures – constitue une dérogation implicite et qu’en conséquence elle doit faire l’objet d’une interprétation restrictive. De ce point de vue, il est tout à fait significatif que le considérant de principe qui intéresse notre question – celui par lequel le Conseil constitutionnel affirme que « rien ne s’oppose, sous réserve des articles 7, 16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans les cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou à des principes de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite » – apparaît pour la première fois dans la décision 312 DC880. Il est surtout remarquable que le Conseil ne le mobilise que 878 C.C. n° 00-429 DC, du 30 mai 2000, préc., cons. n° 6. Il s’agit des décisions n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, préc. et n° 99-407 DC du 14 janvier 1999, préc. 879 v. supra. Chapitre I de ce Titre, p. 208 et s. 880 Il apparaît sous une autre formulation en 1992. Le juge affirme alors « que sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est souverain ; qu'il lui est loisible d'abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu'il estime appropriée ; qu'ainsi rien 281 lorsqu’il est saisi du contrôle d’un texte ayant nécessité l’intervention du pouvoir de révision en vue d’assurer la conformité dudit texte à la Constitution. Et l’on constate qu’effectivement, le juge a toujours mobilisé ce considérant dans les décisions précédemment évoquées881. Le considérant de principe relatif aux limites du pouvoir de révision est donc systématiquement lié, en jurisprudence, à celui qui rappelle la compétence de ce pouvoir pour déroger aux normes de valeur constitutionnelle. Une telle liaison ne doit pas étonner : le rappel répété des limites doit être considéré comme un message à l’adresse du pouvoir de révision, message adressé dans le cadre du dialogue continu qu’entretiennent les deux organes. Ce faisant, le juge précise la marge de manœuvre réelle du législateur constitutionnel dans l’ordre constitutionnel, en même temps qu’il fait implicitement état de son rôle de gardien de la cohérence de cet ordre. Dans ce cadre, l’interprétation de la norme constitutionnelle dérogatoire opère invariablement sur un mode restrictif. En ce sens, la décision 410 DC offre plusieurs exemples intéressants. Alors que le nouvel article 77 procède à la constitutionnalisation de l’Accord de Nouméa, le Conseil va systématiquement interpréter restrictivement les dérogations que ce texte permet. Ainsi lorsque la loi organique contrôlée énonce que « l’enfant légitime, naturel ou adopté, dont le père et la mère ont le statut civil coutumier, a le statut civil coutumier », le juge affirme que ce statut doit aussi être reconnu à l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard d’un seul parent de ce même statut882. Une telle interprétation restrictive de la loi, qui vient en réalité la compléter sous couvert de l’interpréter, est dictée par la nécessité de restreindre la portée de la dérogation apportée au principe d’égalité883. Toujours au titre de l’interprétation restrictive des mesures dérogatoires et nécessaires à la mise en œuvre de l’Accord de Nouméa, le juge énonce un certain nombre de réserves d’interprétation que devront respecter les lois de pays et destinées à encadrer le régime de faveur octroyé aux personnes durablement établies sur l’île en matière d’accès à l’emploi. Enfin, c’est sur le même mode, mais de manière particulièrement audacieuse, que le Conseil interprète la définition du corps électoral appelé à ne s'oppose à ce qu'il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu'elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite », C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19. 881 v. C.C. n° 99-410 DC, préc., cons. n° 3 ; n° 99-429 DC, préc., cons 6 ; n° 03-478 DC, préc., cons n° 3 ; n° 04-490 DC, préc., cons. n° 8. 882 Titre I de la loi organique, relatif au statut civil coutumier. Le Conseil ajoute que si la filiation de l’enfant venait à être établie à l’égard de l’autre parent, il ne conserverait le statut civil coutumier qu’à la condition que ce parent a lui même le statut civil coutumier. 883 Pour une analyse précise de cette question, v. B. Matthieu et M. Verpeaux, « chronique de jurisprudence constitutionnelle 1999 », art. cit. 282 voter pour les élections des assemblées de province et du congrès du territoire. Le juge déduit des articles 188 et 189 de la loi que « le corps électoral restreint » comporte tous les électeurs qui, « à la date de l’élection, figurent au tableau annexe mentionnée au I de l’article 189 et sont domiciliés depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie, quelle que soit la date de leur établissement en Nouvelle-Calédonie, même postérieure du 8 novembre 1998 ». Une telle interprétation est radicalement contraire aux intentions des signataires de l’accord dont les articles 76 et 77 opèrent la constitutionnalisation. Il est d’ailleurs significatif que le Conseil ait pris soin de préciser « qu’une telle définition du corps électoral restreint est au demeurant seule conforme à la volonté du pouvoir constituant, éclairée par les travaux parlementaires dont est issu l’article 77 de la Constitution, et respecte l’accord de Nouméa, aux termes duquel font partie du corps électoral aux assemblées de province et au congrès, notamment, les électeurs qui, inscrits au tableau annexe, rempliront une condition de domicile de dix ans à la date de l’élection »884. C’est donc sous couvert de déférence que le juge entreprend, par voie d’interprétation, de compléter la définition du corps électoral dans un sens qui, pour être contraire à la volonté du pouvoir de révision et des signataires de l’accord de Nouméa, s’avère le plus respectueux des principes constitutionnels. Reste que cette réécriture de la loi organique atteint directement la norme constitutionnelle qui la fonde et qu’elle met en œuvre. Ici le juge, profitant d’un interstice du texte, oppose, en l’interprétant, sa volonté à celle du législateur constitutionnel. Il y a là un saut qualitatif. Il ne s’agit plus de repérer un conflit de normes, de constater la nécessité d’accorder un effet dérogatoire à l’une des normes partie au conflit et de déterminer la portée de cet effet. Il s’agit en réalité de créer une norme nouvelle et contraire à celle produite par le législateur constitutionnel. Sous couvert d’interprétation, le juge entreprend une véritable correction a posteriori des textes en jeu, où l’on perçoit la confrontation de deux volontés et de deux conceptions sur ce que le système constitutionnel peut admettre à titre dérogatoire. Une confrontation comparable se retrouve dans le cadre, déjà examiné, du contrôle des différentes lois adoptées sur le fondement des normes constitutionnelles nées de la révision relative à la parité. Comme on l’a vu, sur le fondement d’une interprétation particulièrement restrictive de la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999, le juge a systématiquement marqué son opposition à toute extension du principe paritaire au-delà du champs politique au motif qu’il 884 C.C. n° 99-410 DC, préc., cons. n° 33. 283 déroge au principe d’égalité. Il a censuré le quota de 50 % institué pour l’élection au CSM885 ainsi que les divers quotas instaurés par la loi de février 2006 relative à l’égalité salariale entre les hommes et les femmes886. De même, n’a-t-il pas hésité à formuler des réserves d’interprétations concernant la composition des jurys d’examen887 et à étendre, au mépris des principes directeurs du contentieux constitutionnel, ces réserves aux dispositions « paritaires » de la loi du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et dont il n’avait pas été saisi en temps utile888. En outre, mais sans véritablement s’opposer ici à la volonté du constituant, le Conseil constitutionnel a explicitement transformé le principe constitutionnel de parité en simple objectif. C’est ce qui ressort nettement de deux décisions d’avril et juin 2003. Dans la première, le juge contrôle un dispositif législatif qui entreprend de multiplier le nombre de listes proposées au suffrage des électeurs – ce qui revenait à multiplier le nombre de têtes de listes et risquait de réduire à peu de choses le principe paritaire dès lors que les partis seraient tentés de désigner surtout des hommes – et considère que « les dispositions critiquées » n'ont « ni pour objet, ni, par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues»889. L’affirmation est imparable : dès lors que la loi n’empêche pas directement les formations politiques de désigner des femmes à la tête des différentes listes, elle ne viole pas directement le principe de parité. Reste qu’elle repose sur une interprétation particulière du principe paritaire qui y voit un simple objectif à la charge contraignante limitée. Dans la seconde décision, le juge examine la loi de juillet 2003 relative aux élections sénatoriales qui porte de trois à quatre le nombre de sénateurs à partir duquel l’élection se déroule au scrutin proportionnel et se fait plus explicite. Sachant que les règles de parité ne s’appliquent justement pas au scrutin uninominal, le juge affirme que les dispositions critiquées « ne portent pas, par elles-mêmes, atteinte à l'objectif d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » ; cet « objectif de parité » « n'[ayant ni] pour objet [ni] pour effet de priver le législateur de la faculté qu'il tient 885 C.C. n° 01-445 DC, préc. C.C. n° 06-533 DC, préc. 887 Considérant que la participation à de tels jurys s’analyse comme l’acceptation de « dignités, places et emplois publics », le Conseil a exclu qu'en pareille matière la considération du sexe puisse prévaloir sur celle « des capacités, des vertus et les talents », C.C. n° 01-455 DC, préc. 888 C.C. 01-455 DC, préc. Dans le considérant 115 de la décision, le juge affirme « qu'en raison de la mission confiée aux jurys prévus par les articles 134 et 137 de la loi déférée, les membres desdits jurys occupent des “dignités, places et emplois publics” au sens de l'article 6 de la Déclaration de 1789 ; que les articles 134 et 137, qui reprennent la formulation retenue par la loi susvisée du 9 mai 2001 relative à l'égalité professionnelle, ne fixent qu'un objectif de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes ; qu'ils n'ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de faire prévaloir, lors de la constitution de ces jurys, la considération du genre sur celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ; que, sous cette réserve, les articles 134 et 137 n'appellent aucune critique quant à leur conformité à la Constitution ». 889 C.C. n° 03-468 DC, préc., cons. n° 46. 886 284 de l'article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées »890. Au total, on constate que la portée du principe de parité, dérogatoire au principe général d’égalité, est entendue très strictement par le juge constitutionnel : il formule un simple objectif au champ d’application strictement borné. L’interprétation de la norme constitutionnelle dérogatoire opère donc sur le même mode que dans l’exemple néo-calédonien, à ceci près qu’ici le juge ne s’oppose pas à la volonté du pouvoir de révision. En effet, comme l’avait immédiatement souligné le doyen Vedel, la loi constitutionnelle fait surtout état d’une absence de volonté exprimée par le législateur constitutionnel891. Dénonçant ce « constituant qui parle pour ne rien dire », le Professeur avait vu que le pouvoir de révision s’était refusé de trancher entre les diverses interprétations possibles du principe paritaire, préférant laisser cela à l’organe législatif et au juge constitutionnel892. Qu’il soit revenu à ce dernier de trancher la question ne contrarie donc pas la volonté défaillante du pouvoir de révision. Ce sont là des hypothèses d’interprétation restrictive de la loi constitutionnelle en raison de sa nature dérogatoire. Ces illustrations permettent de constater l’étendue du pouvoir que le juge s’arroge quant à la détermination de la portée de la révision constitutionnelle. Comme il l’affirme dans la décision 410 DC notamment, il se reconnaît compétent pour déterminer la nécessité de la dérogation ainsi que la portée de cette dérogation893. C’est dire 890 C.C. n° 03-475 DC, préc., cons. n° 17 et 18 (souligné par nous). G. Vedel, « La parité mérite mieux qu’un simple marivaudage législatif », Le Monde, 8 décembre 1998. 892 Ainsi l’auteur expliquait « que, si le projet de révision énonce un “objectif” en termes d'ailleurs totalement imprécis, il n'énonce aucun “principe” qui pourrait guider le législateur. Le vrai débat de principe n'est pas celui de l'égalité entre les hommes et les hommes, qui est réglé en droit depuis un demi-siècle, mais celui de savoir jusqu'où, pour assurer l'égalité de fait entre les deux sexes, on peut limiter en droit la liberté des choix de l'électeur. Égalité de moyens ou égalité de résultats ? C'est cela la vraie question de principe et c'est justement celle que, pour des raisons de commodité politique, le projet de révision ne traite pas. Il s'ensuit […] que le constituant parle pour ne rien dire sinon pour laisser au législateur ordinaire le soin de décider à sa place. […] Le blanc-seing donné au législateur permettra à celui-ci de trancher tout seul, c'est-à-dire à une seule voix de majorité au sein de l'Assemblée nationale. [Par ailleurs,] pour apprécier la conformité de la loi à la Constitution, les sages du Palais-Royal devraient se reporter au nouvel alinéa de l'article 3 résultant de la révision et dire si le législateur ne s'est pas mis en contradiction avec ce texte qu'il faut d'ailleurs combiner avec d'autres textes ou principes constitutionnels. Peut-on taxer la loi d'audace supposée ou d'une timidité excessive ? Le Conseil constitutionnel devra évidemment répondre à cette question pour conclure notre parcours du combattant. », ibid. 893 Dès lors qu’elle n’est qu’implicite, la reconnaissance de la portée dérogatoire des nouvelles dispositions constitutionnelles nécessite l’authentification du juge. À titre d’illustration, v. C.C. n° 99-410 DC, préc., où l’on observe que le juge, après avoir constaté la portée dérogatoire des normes en cause, affirme le principe de leur interprétation restrictive. v. le cons. n° 3 : « considérant, en premier lieu, que rien ne s'oppose, sous réserve des prescriptions des articles 7, 16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans les cas qu'elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle, ces dérogations pouvant n'être qu'implicites ; que tel est le cas en l'espèce ; qu'il résulte en effet des dispositions du premier alinéa de l'article 77 de la Constitution que le contrôle du Conseil constitutionnel sur la loi organique doit s'exercer non seulement au regard de la Constitution, mais également au regard des orientations définies par l'accord de Nouméa, lequel déroge à un certain nombre de règles ou 891 285 qu’il se reconnaît un pouvoir sur le contenu de la nouvelle norme constitutionnelle, au point qu’on peut soutenir, comme le montrent clairement les décisions présentées, qu’il est en mesure de les soumettre à sa propre volonté. Ce faisant, il s’impose comme l’interlocuteur du pouvoir de révision. B. Le dialogue du juge et du pouvoir de révision L’emprise du juge sur la norme constitutionnelle issue de la procédure de révision impose de considérer celui-ci comme un organe majeur dans le processus de transformation du système constitutionnel dont la procédure de révision ne constitue finalement qu’une étape (a). Ramenée à la question de l’évolution ou de la transformation du système constitutionnel, l’intervention du juge remet radicalement en cause la distinction entre un organe créateur de droit constitutionnel et un organe juridictionnel enfermé dans une activité d’application. Aussi convient-il de préférer à la thèse du dernier mot, qui exprime cette distinction et la hiérarchie qui en découle, celle du dialogue entre les organes (b). a. La transformation du système constitutionnel comme produit d’une pratique dialogique L’analyse de la jurisprudence permet d’observer un phénomène de glissement d’une fonction juridictionnelle d’interprétation et d’articulation entre les normes à un pouvoir de « réécriture » de la norme sous couvert de détermination de la portée de son effet dérogatoire. Ce faisant, le juge impose un dialogue au législateur constitutionnel. Deux cas apparaissent particulièrement topiques de cette perspective dialogique. L’épisode néo-calédonien offre une parfaite illustration de cette situation où l’action successive des différents organes modifie le tracé des frontières entre l’organe producteur de droit constitutionnel et l’organe chargé de son application juridictionnelle. Ce dialogue se structure en trois étapes : principes de valeur constitutionnelle ; que, toutefois, de telles dérogations ne sauraient intervenir que dans la mesure strictement nécessaire à la mise en oeuvre de l'accord », souligné par nous. 286 1. La loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 rétablit dans la Constitution un Titre XIII intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie », comprenant les articles 76 et 77. L'article 76 a permis l'organisation de la consultation tendant à l'approbation des dispositions de l'accord de Nouméa du 5 mai 1998 par un corps électoral restreint défini par référence à la loi référendaire du 9 novembre 1988. L'article 77 autorise le législateur organique à adopter des dispositions statutaires dérogeant à des principes à valeur constitutionnelle « pour assurer l'évolution de la Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies » par l'accord de Nouméa894. Ainsi, la restriction du corps électoral pour les élections provinciales et au congrès, qui constitue un point essentiel de l'accord de Nouméa, sur lequel se fonde la définition de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, devient mécaniquement un élément central du nouveau dispositif constitutionnel qui opère par renvoi. 2. Saisi par le Premier ministre de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, le Conseil constitutionnel devait en examiner la conformité non seulement au regard de la Constitution, mais aussi au regard des orientations définies par l'accord de Nouméa, y compris lorsqu'elles dérogent aux règles ou principes de valeur constitutionnelle. Le juge constitutionnel estime que de telles dérogations « ne sauraient intervenir que dans la mesure strictement nécessaire à la mise en oeuvre de l'accord ». En conséquence, le Conseil retient l’interprétation la moins restrictive du corps électoral et fait prévaloir la théorie du corps électoral « glissant », alors même que les travaux préparatoires de la loi organique mettent en évidence une interprétation inverse, celle du corps électoral « 894 Cet article consacre par conséquent : - le caractère irréversible des transferts de compétences, impliquant un dessaisissement du législateur au fur et à mesure des transferts ; - la possibilité pour le congrès de la Nouvelle-Calédonie de prendre des actes de nature législative susceptibles d'être soumis au contrôle du Conseil constitutionnel avant leur promulgation ; - la reconnaissance d'une citoyenneté propre à la Nouvelle-Calédonie, fondant les restrictions apportées au corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province et, selon des modalités différentes, pour la consultation sur l'accession à la pleine souveraineté à l'issue de la période transitoire de quinze à vingt ans ; - la faculté pour la Nouvelle-Calédonie d'adopter des mesures spécifiques visant à limiter l'accès à l'emploi local; - la capacité, pour les personnes qui en ont perdu le bénéfice, d'accéder à nouveau au statut civil coutumier, par dérogation à l'article 75 de la Constitution. La loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie a défini le statut de la collectivité dans le respect des orientations dérogatoires de l'accord de Nouméa. 287 gelé »895, et surtout que cette dernière interprétation est la seule compatible avec l’esprit de l’accord de Nouméa. 3. La révision constitutionnelle de févier 2007 intervient en réponse à la décision du juge, « afin de rétablir la volonté du constituant »896. Déposé le 29 mars 2006 à l'Assemblée nationale, on remarque que ce projet de loi constitutionnelle comporte un dispositif très proche de celui adopté par les deux assemblées en 1999897. Le pouvoir de révision précise ainsi la nature du tableau annexe auquel se réfère l'accord de Nouméa pour la définition du corps électoral aux assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, en ajoutant que ce tableau est également mentionné aux articles 188 et 189 de la loi organique du 19 mars 1999898. Outre l’épisode néo-calédonien, celui de la parité offre l’exemple d’un dialogue contradictoire, entre le pouvoir de révision et le juge constitutionnel899. Comme précédemment, ce schéma peut être – provisoirement – décrit en trois étapes : 895 Interprétation selon laquelle le corps électoral restreint pour les élections au congrès et aux assemblées de province, prévu par l'article 77 de la Constitution, ne doit prendre en compte, pour l'application de la condition de dix ans de résidence, que les personnes arrivées en Nouvelle-Calédonie entre 1989 et 1998. 896 En ce sens, v. le Projet de loi constitutionnelle, n° 3004 complétant l’article 77 de la Constitution, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 mars 2006. 897 L'article premier du projet de loi constitutionnelle tendait, précisait-t-il, « à revenir sur l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 » (nous soulignons). Adopté en termes identiques par l'Assemblée nationale, le 10 juin 1999, et par le Sénat, le 12 octobre 1999, le projet de loi constitutionnelle fut inscrit à l'ordre du jour de la réunion du Parlement en Congrès, convoquée par le décret du 3 novembre 1999. Le Congrès devait également se prononcer sur le projet de loi constitutionnelle relatif au Conseil supérieur de la magistrature. Toutefois, les conditions d'adoption de ce second projet de loi ne semblant pas réunies, la convocation du Parlement en Congrès fut annulée par un décret du 19 janvier 2000. 898 Nouvel article 77 in fine : « pour la définition du corps électoral appelé à élire les membres des assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, le tableau auquel se réfèrent l'accord mentionné à l'article 76 et les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la NouvelleCalédonie est le tableau dressé à l'occasion du scrutin prévu audit article 76 et comprenant les personnes non admises à y participer ». 899 Le doyen Vedel avait d’ailleurs stigmatisé le « marivaudage » organisé par la révision du 9 juillet 1999. L’auteur considérait qu’avec cette loi constitutionnelle, « on entre dans un monde à l'envers : normalement, c'est le constituant qui pose la règle de droit et le juge constitutionnel qui l'applique après l'avoir interprétée le cas échéant. Or l'investiture donnée au législateur par la révision projetée est tellement vide de substance normative que le juge est invité à en découvrir une à son gré. Ne disons pas que nous sommes au royaume d'Ubu – ce serait impoli – mais dans le monde plus gracieux de Marivaux : le constituant, qui est le maître et qui doit décider, se met en petite tenue et charge son serviteur de revêtir l'habit du maître pour commander à sa place. […] Et voilà aujourd'hui que le pouvoir constituant, ce souverain, dans un débat fondamental dit qu'il n'a rien à dire, que c'est au législateur de se débrouiller et au Conseil constitutionnel de prononcer le dernier mot ». G. Vedel, « La parité mérite mieux qu’un simple marivaudage législatif », art. cit. Certes l’intervention du législateur constitutionnel, consécutive aux décisions du juge constitutionnel, infirme la position de l’auteur. Reste que le mouvement décrit – celui où le prétendu souverain ne dicte pas sa volonté – nous paraît exprimer justement la réalité juridique. 288 1. La loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999, « Égalité entre les hommes et les femmes » ajoute à l’article 3 de la Constitution un nouvel alinéa aux termes duquel « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives » et précise, par l’article 4 également révisé, que les « partis et groupements politiques contribuent à la mise en œuvre [de ce] principe […] dans les conditions déterminées par la loi »900. 2. Saisi de la constitutionnalité de plusieurs lois aménageant des dispositifs « paritaires », le juge interprète restrictivement la loi constitutionnelle dérogatoire. Sur ce fondement, le législateur peut désormais valablement fixer « des règles obligatoires relatives à la présence des candidats de chaque sexe dans la composition des listes de candidats se déroulant au scrutin proportionnel [dans la mesure où elles] entrent dans le champ des mesures que le législateur peut désormais adopter en application des dispositions nouvelles de l’article 3 de la Constitution ». Dans ces conditions, le juge interprète la norme nouvelle comme un simple objectif901 et s’oppose à toute introduction de quota lorsque l’exercice de la souveraineté nationale n’est pas en cause902. 3. La révision constitutionnelle de février 2008 intervient en réponse à cette série de décisions pour étendre et « déplacer» le fondement constitutionnel du principe de la parité entre les hommes et les femmes. C’est désormais par l’article 1er de la Constitution que le législateur se voit constitutionnellement habilité à « favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales »903. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous en sommes donc au troisième temps de ce qui apparaît comme un dialogue entre le juge et le législateur constitutionnel. Dialogue qui, 900 Loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999, préc. v. C.C. n° 03-468 DC, préc. et C.C. n° 03 -475 DC, préc. 902 Le juge prend d’ailleurs soin de justifier le caractère restrictif de son interprétation. Ainsi précise-t-il qu’« aux termes des dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution, dans leur rédaction issue de la loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », il résulte tant des travaux parlementaires ayant conduit à leur adoption que de leur insertion dans ledit article que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux élections à des mandats et fonctions politiques », C.C. n° 01-445 DC, du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 57 ; v. aussi C.C. n° 01-445 DC du 19 juin 2001, préc. ; C.C. n° 06-533 DC, du 16 mars 2006, préc. et C.C. n° 06-533 DC, préc. 903 Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, JO du 24 juillet 2008. 901 289 sans être égalitaire, n’en écorne pas moins l’axiome hiérarchique au fondement de la thèse du « dernier mot ». b. Le dialogue contre la hiérarchie ? Dans sa tentative d’approcher « au plus près le pouvoir du dernier mot », B. Pactet proposait la définition suivante : il s’agirait, selon l’auteur, « du pouvoir reconnu par la Constitution à un organe politique, un juge constitutionnel ou au peuple de mettre fin, par une décision ou une abstention, à un conflit mettant en cause l’opportunité politique ou la validité juridique d’une norme ou d’une décision émanant du pouvoir politique ou encore impliquant une convention internationale »904. Cette acception particulièrement large du « dernier mot » en droit constitutionnel, qui englobe toutes les procédures de résolution de tous les conflits normatifs au sein du système juridique, rend manifeste le présupposé hiérarchique sur lequel elle repose : en dernière analyse, « le pouvoir de dernier mot n’est en droit constitutionnel que l’expression des compétences décisives attribuées aux plus hautes autorités de l’État »905. Ramenée à ce qui nous intéresse ici, la thèse du dernier mot exprime la suprématie du législateur constitutionnel sur le juge et permet, en retour, de légitimer l’existence du juge de la constitutionnalité de la loi ainsi que sa compétence pour censurer l’expression de la volonté du Parlement906. À cette thèse du dernier mot du pouvoir de révision correspond le schéma qu’on a rencontré dans le cadre de l’analyse du juge constitutionnel comme organe « provocateur » de la révision : 1. Dispositif législatif ou norme internationale 2. Décision d’inconstitutionnalité ou d’incompatibilité avec la Constitution 3. Intervention du pouvoir de révision titulaire du privilège du dernier mot. Fondée sur la perception linéaire d’un temps constitutionnel fini, la thèse du dernier mot confine au dogme : le droit se dit d’en haut, par un seul et une fois pour toutes. Cette conception du changement susceptible de survenir à un instant T lorsqu’un organe O se sera 904 B. Pactet, « Brèves remarques sur le pouvoir de dernier en droit constitutionnel », Études en l’honneur de J. – F. Aubert, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 1996, 710 p., p. 77 et s., p. 77. 905 ibid., p. 86. 906 Les développements consacrés à cette question dans l’ouvrage collectif de droit constitutionnel dirigé par L. Favoreu et intitulé « la légitimité du juge tient à ce qu’il n’a pas le dernier mot », Droit constitutionnel, op. cit., p. 333 et s. 290 prononcé suppose que toute évolution peut être ramenée à une source unique et suprême, et correspond exactement à la perspective linéaire descendante de la hiérarchie des organes. Cette thèse apparaît donc inextricablement liée à celle de la distinction entre les organes de création et d’application du droit. Or, comme le montrent les deux exemples mentionnés plus haut, il s’en faut de beaucoup pour que l’évolution du droit constitutionnel, même ramenée à la seule révision constitutionnelle, soit réductible à une telle représentation. La thèse du dernier mot doit être répudiée. Elle correspond à un dogme dérivé d’une compréhension schématique du rapport de hiérarchie entre les organes, et s’avère incapable de faire justice à la réalité juridique et spécialement à la densité du réseau juridictionnel qui environne le pouvoir de révision et garantit qu’en dernière analyse, toute production normative est susceptible d’être contrôlée. Le dernier mot n’est jamais prononcé907. Comme on l’annonçait plus haut, l’épisode néo-calédonien permet de développer des analyses que l’épisode de 1993 relatif au droit d’asile semblait interdire. On peut schématiquement comprendre des interventions successives du juge et du pouvoir de révision, d’une part, que le juge constitutionnel ne dispose pas des ressources juridiques nécessaires pour imposer sa volonté au pouvoir de révision908, d’autre part, qu’à l’inverse et pour en rester au cours normal des choses, le législateur constitutionnel ne semble pas davantage disposer 907 On l’a vu dans le cadre de nos développements, tant le juge administratif que son alter ego judiciaire interviennent dans ce contrôle « indirect » de la production normative du pouvoir de révision. Ils ont, eux aussi, à appliquer et à contrôler les normes législatives d’application de la norme constitutionnelle nouvelle. Le Conseil d’État peut d’une part avoir à connaître d’un décret d’application comme dans le cas de la jurisprudence Sarran ouencore être saisi d’une contestation visant la loi d’application directement au motif qu’elle serait inconventionnelle. La Cour de cassation s’est elle aussi reconnue, de longue date, compétente pour connaître de la conventionnalité des lois et peut, à ce titre, être amenée, à l’instar du Conseil constitutionnel, à entreprendre le contrôle indirect de la révision constitutionnelle. (S’agissant du contrôle exercé par la Cour EDH, v. supra, Chapitre I de ce Titre, p. 235 et s.). De plus, au point de vue conceptuel, un parallèle peut être tenté avec ce qu’on nous permettra d’appeler, pour les besoins de la cause, le « premier mot ». Il est particulièrement significatif que, pour des raisons tirées des impératifs de la bonne méthode positiviste, nombre d’auteurs se refusent à entreprendre l’analyse du droit anteconstitutionnel, du commencement du droit, voire des sources ou fondements de la norme constitutionnelle (sur ce point, v. M.-F. Rigaux, La théorie des limites matérielles…, op. cit.). Qu’on nous permette d’étendre cette analyse à la réalité qu’entend décrire la « thèse du dernier mot ». Il apparaît qu’en dehors même de son inaptitude à décrire la réalité du processus révisionnel, ses postulats la rendent radicalement irrecevable : pas plus que l’histoire des commencements du droit, la fin de l’évolution du droit constitutionnel ne nous intéresse. Dans les deux cas, on ne saisit qu’un moment d’un processus qui ne se comprend que dans son intégralité de sorte que la fécondité du recours à un commencement absolu comme à celui de la fin ultime et décidée par un seul sont hautement contestables. Seul le processus révisionnel peut, selon nous, faire l’objet d’une analyse juridique et non l’expression fantasmée d’un prétendu « premier » ou « dernier » mot qui relève de la prétention d’achever ce mouvement par l’énoncé d’un acte d’autorité. Or, plus qu’une stricte soumission de l’un à l’autre, cette analyse juridique donne à voir un dialogue – conflictuel – entre les organes. 908 Il va sans dire que, dans notre ordre juridique, celui-ci est en effet toujours libre d’intervenir en réaction à une décision du juge pour la « surmonter ». 291 des moyens d’imposer la sienne909. Autrement dit, parce que l’un ne dispose d’aucune habilitation pour participer à la fonction constituante et encore moins pour faire prévaloir sa volonté sur celle de l’organe de révision, et parce que l’autre n’a pas les moyens d’empêcher le juge de connaître indirectement de son intervention910, l’évolution du droit constitutionnel formel sera nécessairement le produit d’un dialogue entre ces deux organes. L’ensemble constitué par la révision de juillet 1998, la décision 410 DC et la révision de février 2007, de même que celui formé par la révision de juillet 1999, les décisions 429 DC, 445 DC, 455 DC, 533 DC et la révision de février 2008 donnent ainsi à voir l’opposition de deux volontés sur un même objet que la perspective hiérarchique, celle du « dernier mot », ne parvient pas à décrire. Certes, le pouvoir de révision est intervenu pour « corriger » l’interprétation du Conseil constitutionnel, mais ce dernier sera amené à s’exprimer à nouveau, au moment du contrôle d’une loi d’application. Une telle configuration peut être décrite selon le schéma suivant911 : 1. Intervention du constituant (spontanée ou provoquée par le juge) ; 2. Sanction par le juge de la constitutionnalité de la norme d’application de la loi constitutionnelle nouvelle (valant, comme on l’a dit, sanction indirecte de la révision constitutionnelle) ; 3. Intervention du constituant pour valider la révision constitutionnelle ; 4. Contrôle de la norme d’application par le juge de la constitutionnalité de la loi912… Ce qu’exprime cette impossibilité de clore le dialogue entre le juge et le législateur constitutionnel, c’est une logique où la hiérarchie passe nécessairement à l’arrière-plan au 909 La norme constitutionnelle nouvelle nécessitera toujours une norme d’application qui pourra toujours faire l’objet d’un contrôle juridictionnel susceptible de se convertir en contrôle indirect de la norme issue de la révision. 910 Exception faite des cas extrêmes, c’est-à-dire, par exemple, du cas où le pouvoir de révision interviendrait pour porter atteinte à l’existence même du juge constitutionnel et supprimer le principe du contrôle de la constitutionnalité de la loi. Une autre hypothèse, moins brutale mais dont l’efficacité a été démontrée outreatlantique, consiste à faire intervenir ou menacer de faire intervenir le pouvoir de révision afin de modifier substantiellement le mode de désignation ou la composition de la juridiction constitutionnelle suprême comme a pu le faire, aux États-Unis, le président Roosevelt en 1937 pour mettre fin à un conflit ouvert avec la Cour suprême. 911 Ce schéma s’inspire de celui proposé par G. Autexier lors de son intervention à la table ronde consacrée au rapport de la justice constitutionnelle et de la révision constitutionnelle. L’auteur faisait valoir que le processus de production normative peut finalement se jouer en quatre temps : 1. Intervention du législateur, 2. Sanction par le juge de la constitutionnalité de la loi, 3. Intervention du constituant, 4. Censure de la révision par le juge supranational et impossibilité de réviser la CESDH et le droit communautaire., v. AIJC, op. cit., p. 263. 912 Si une telle description peut faire débat et si – surtout – elle se montre excessivement simplificatrice et réductrice de la réalité juridique – ainsi ne rend elle aucunement compte de la pluralité des déterminants de chacune des interventions du juge et du législateur – au moins a-t-elle le mérite de souligner l’enchevêtrement des deux organes juridictionnel et législatif dans le processus de révision constitutionnelle. 292 profit d’une « dialogique ». Nonobstant le fait qu’en dernière analyse, si le pouvoir de révision impose effectivement sa volonté, ce ne peut être qu’en raison d’une autolimitation du juge qui sera toujours et nécessairement amené à déterminer – dans une certaine mesure – le contenu de la nouvelle norme constitutionnelle, dans le « dialogue constitutionnel », chacun prend sa décision en fonction de la décision de l’autre. C’est là l’expression d’une véritable interaction entre les organes, d’un dialogue dont l’objet porte sur la transformation du système constitutionnel. Sachant que chacun des acteurs du dialogue se détermine en fonction d’éléments propres – le juge intervient principalement ici au titre de gardien de la cohérence de l’ensemble constitutionnel, le pouvoir de révision en qualité d’organe politique habilité à produire du droit constitutionnel nouveau – le contenu de la révision apparaît in fine comme le produit d’un échange contradictoire. Une telle réalité assouplit nettement la perspective hiérarchique qui ramène le juge à un simple subordonné du pouvoir de révision. 293 Conclusion du chapitre II En définitive, nous avons pu constater que l’interaction entre les organes de création et d’application du droit constitutionnel opère effectivement sur un mode hiérarchique dès lors que les premiers peuvent surmonter les décisions prises par les seconds. Cependant, la réalité des relations qu’entretiennent le juge et le pouvoir de révision imposent de relativiser la prégnance du modèle hiérarchique. En effet, nous avons observé qu’une pratique dialogique règle les rapports du juge et du législateur constitutionnel. Mieux que la hiérarchie, cette dialogique exprime une tension qui apparaît consubstantielle au système constitutionnel entre la dynamique du changement et celle de la conservation. En sa qualité de gardien de la cohérence du système constitutionnel, le juge s’impose comme un interlocuteur du pouvoir de révision et instaure un dialogue, certes inégalitaire mais néanmoins contradictoire, avec les organes de création des normes constitutionnelles. 294 CONCLUSION DU TITRE I L’analyse du texte constitutionnel a permis de montrer que la hiérarchie est présente dans la Constitution : elle structure le système constitutionnel, qui peut être décrit comme un édifice composé de deux strates normatives où l’on distingue les normes primaires et les normes secondaires. Pour autant, la hiérarchie au sein du système constitutionnel nous est apparue tout à la fois neutralisée (lorsqu’on l’appréhende comme un rapport normatif), et nettement relativisée (lorsqu’on l’envisage comme un rapport entre organes de création et d’application du droit constitutionnel). Ce constat en forme de contradiction prend acte des tensions qui traversent le système constitutionnel. Une première tension apparaît entre la structure hiérarchique du système et le principe démocratique tel qu’il est conçu par le juge constitutionnel. Ce dernier appréhende le législateur constitutionnel comme un pouvoir souverain, et identifie la norme qu’il adopte à l’expression directe de la souveraineté nationale. En conséquence, si le pouvoir de révision intervient effectivement sur le fondement des normes constitutionnelles qui l’instituent, les limites qu’elles lui imposent ne sont pas sanctionnées par l’organe juridictionnel. C’est dire que le rapport hiérarchique, pris dans sa dimension coercitive, est neutralisé. Parallèlement, on observe que la hiérarchie entre les organes de création et les organes d’application juridictionnelle du droit se trouve nettement relativisée par une pratique dialogique initiée par le juge. Dans cette mesure, il apparaît que le juge contrecarre les effets de l’immunité normative de la loi de révision constitutionnelle. Cette pratique dialogique signale une seconde tension, inhérente à tout système juridique, entre deux dynamiques : celle du changement et celle de la conservation. En définitive, l’unité du système constitutionnel doit être comprise comme une cohésion entre ses éléments, produit d’un équilibre dynamique que le juge constitutionnel maintient en imposant au besoin un dialogue contradictoire avec le pouvoir de révision. 295 Titre II. LES MODALITES NON HIERARCHIQUES D’ARTICULATION ENTRE LES NORMES CONSTITUTIONNELLES On peut envisager la Constitution comme un système dans la mesure où sa mise en œuvre juridictionnelle fait apparaître trois caractéristiques inhérentes à tout système : ses composantes, les normes constitutionnelles, entretiennent entre elles des relations dynamiques ; ces relations se concrétisent par des rapports d’articulation ; ces rapports d’articulation organisent l’ensemble constitutionnel. À titre principal, on rencontre deux types de relations normatives dans la Constitution : l’opposition et l’interdépendance. L’opposition renvoie à un conflit normatif qui s’analyse comme un conflit de résultat. Contrairement à l’antinomie, directement identifiable par la confrontation d’énoncés normatifs mutuellement incompatibles, le conflit de résultat apparaît lorsqu’on applique simultanément deux normes aux énoncés mutuellement compatibles. Il n’y a pas d’antinomie stricto sensu, mais un conflit potentiel qui se réalise, ou non, au gré des applications concrètes des normes du système considéré. Le renvoi opéré par le Préambule de la Constitution de 1958 aux textes de 1789 et 1946 offre l’illustration la plus manifeste du potentiel de contradictions que recèle la Constitution. Ces deux textes, traditionnellement décrits comme reposant sur des valeurs opposées – l’une libérale, l’autre interventionniste –recèlent des conflits potentiels entre les normes qu’ils formulent. Le second type d’interaction entre les normes de la Constitution consiste en une relation d’interdépendance. Il apparaît en effet que certains principes constitutionnels ont acquis une importance particulière, non pas en tant qu’ils primeraient hiérarchiquement sur les autres normes, mais parce qu’ils irradient, d’une certaine manière, l’intégralité du système constitutionnel. Ce que le terme d’interdépendance entend décrire, c’est la relation entre ces principes éminents et les normes qui en sont dérivées. Ces normes qu’on qualifiera respectivement de « matricielles » et « dérivées » ne sont pas simplement juxtaposées, elles sont prises dans une relation d’interaction : la norme dérivée trouve son « origine », sa source, son fondement, dans la norme « matricielle » ; la norme « matricielle » est concrétisée, précisée ou prolongée par la norme dérivée. 296 En toute hypothèse, pour la résolution d’un conflit, trois types de rapports d’articulation sont disponibles : le rapport hiérarchique, le rapport de conciliation et le rapport dérogatoire. Si, théoriquement, ces trois rapports d’articulation sont également à même de résoudre un conflit de normes, nous verrons qu’en pratique, seuls les rapports de conciliation (Chapitre I) et de dérogation (Chapitre II) sont à l’œuvre dans le système constitutionnel. La relation d’interdépendance implique, elle aussi, un certain rapport d’articulation entre les normes considérées : le rapport d’engendrement, qui formalise l’opération de déclinaison ou de concrétisation d’une norme générale (Chapitre III). Ces modalités non hiérarchiques d’articulation des normes constitutionnelles participent activement à la régulation de l’ensemble. Elles organisent la Constitution. 297 Chapitre I. La conciliation En première approximation, la conciliation peut être définie comme une opération par laquelle deux normes « en conflit » et de même valeur formelle sont appliquées simultanément à une même espèce, au prix de concessions mutuelles. Une telle présentation, encore incomplète, permet de souligner le lien – consubstantiel – que la conciliation entretient avec le conflit normatif, entendu comme « conflit de résultat »913. En effet, à l’instar de la hiérarchisation, la conciliation apparaît dans le conflit de normes et, comme la hiérarchisation, elle se justifie par la nécessité de régler les contradictions entre les normes. En d’autres termes, comme la hiérarchisation, la conciliation constitue un rapport d’articulation susceptible de résoudre un conflit normatif914. Pour autant, et contrairement à ce que soutient une large partie de la doctrine qui ramène l’opération de conciliation à une hiérarchisation, les deux rapports d’articulation sont incompatibles. La conciliation désigne en réalité un rapport d’articulation complexe entre les normes constitutionnelles qui ne se borne pas, comme on pourrait le penser de prime abord, à la détermination d’un strict équilibre dans les concessions imposées à chacune des normes totalement ou partiellement contradictoires mais également applicables au cas d’espèce. La limitation d’une norme par l’effet d’une autre relève également de l’opération de conciliation dès lors que, même dans cette seconde hypothèse, le juge entreprend d’appliquer simultanément toutes les normes en conflit et cherche à préserver un équilibre minimal entre elles. Ces caractéristiques imposent de distinguer la conciliation de la hiérarchisation entre les normes (Section I). Outre l’opposition des méthodes entre une hiérarchie qui exclut la norme jugée non conforme et la conciliation qui entreprend de toutes les appliquer, les deux rapports d’articulation se distinguent dans leur logique et leur finalité. Alors que la hiérarchie vise à garantir l’absence de contradiction entre les normes du système, la conciliation vise à optimiser l’effectivité du système en garantissant l’application, dans des proportions variables 913 Sur cette notion, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions, th. cit., p. 113 ; ainsi que A. Jeammeaud, Des oppositions de normes en droit privé interne, Thèse Lyon III, 1975. Voir aussi, concernant les seules antinomies, O. Pfersmann, « Antinomies », Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 68 et s. 914 Pour une analyse fouillée de cette « fonction systémique » de la hiérarchie, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions, th. cit., p. 110 et s. 298 et différenciées, de toutes les normes qui le composent. À cet égard, l’analyse de l’opération est riche d’enseignements sur le système constitutionnel. Elle permet de mettre au jour l’émergence de véritables normes de conciliation, catégorie de normes qui s’analysent comme le produit des nécessités du système et qui toutes assument une même fonction de limitation des droits et libertés en vue de garantir l’effectivité globale du système constitutionnel (Section II). Section I. L’opération de conciliation, une opération de hiérarchisation ? On sait l’opération de conciliation inéluctable915. Le caractère subjectif des droits et libertés ainsi que l’hétérogénéité des normes constitutionnelles916 impliquent leur confrontation et la résolution de celle-ci par une mise en balance concrète des principes en jeu. Parce qu’elle est casuistique917, l’opération de conciliation rend délicate sinon vaine toute tentative de systématisation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pour autant, une partie de la doctrine publiciste voit dans le caractère plus ou moins rigoureux du contrôle de la conciliation le signe d’une protection variable des différentes normes en jeu, révélatrice d’une véritable « hiérarchie matérielle ». 915 Ce point ne fait plus véritablement question et l’on constate aujourd’hui un consensus en doctrine. Voir, notamment, D. Turpin, Contentieux constitutionnel, Paris, PUF, 1994, p.137-138 : « en France, les droits de l’homme sont avant tout conçus comme des droits subjectifs, dont chaque titulaire apprécie l’importance respective pour ce qui le concerne » ; ou encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit. p. 472 : « La structuration des droits fondamentaux implique nécessairement leur absence de caractère absolu. Il est en effet dans la nature des droits fondamentaux d’être conciliables entre eux. En effet un système juridique imposant des principes indérogeables, mais susceptibles par ailleurs d’entrer en conflit dans l’hypothèse de leur concrétisation, aboutirait nécessairement à un blocage. À cet argument de pur pragmatique s’ajoutent des arguments plus théoriques. Les droits et libertés fondamentaux se rattachent à des idéologies et à des philosophies relatives à l’homme et à la société différentes. Les droits d’essence sociale conduisent nécessairement à une limitation des droits d’essence libérale ». 916 Entendons par là qu’elles expriment des valeurs hétérogènes et potentiellement contradictoires. Le renvoi opéré par le Préambule de la Constitution de 1958 aux textes de 1789 et 1946 constitue l’illustration la plus manifeste du potentiel de contradictions que recèle la Constitution. Ces deux textes sont traditionnellement décrits comme reposant sur des valeurs opposées : l’une libérale, l’autre interventionniste. 917 D. Rousseau, pour insister sur le caractère casuistique de la conciliation constitutionnelle, évoque une « “mise en balance” concrète des principes constitutionnels », Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p.127. 299 Une telle thèse, à laquelle se rangent nombre d’auteurs (I), ne nous paraît pas décrire juridiquement la portée de l’opération de conciliation. Si le rapport de conciliation donne effectivement à voir une véritable différenciation entre les normes de la Constitution, il ne s’agit pas là d’une authentique hiérarchie entre les normes (II). §I. La thèse de la hiérarchisation matérielle Au sens où nous la mobilisons, l’expression hiérarchisation matérielle désigne une hiérarchie appréhendée comme le fruit du travail du juge. Elle ne dériverait pas de la valeur formelle des normes en présence, mais de leur régime juridique et précisément de la garantie juridictionnelle que le juge leur accorde lorsqu’il contrôle la loi qui les met en œuvre. Dans cette perspective, le contrôle plus ou moins rigoureux du juge, et partant, la marge de manœuvre du représentant en la matière, révèle une protection plus ou moins forte des différentes normes en jeu et s’analyse en une gradation hiérarchique. Un tel raisonnement, qu’il convient d’exposer (A), doit être réfuté : l’opération de conciliation entre les normes de la Constitution emporte certes une différenciation entre les normes articulées, mais celle-ci n’équivaut nullement à une hiérarchisation jurisprudentielle (B). A. Une thèse largement admise C’est dans la littérature administrativiste qu’on trouve les prémices de cette thèse de la hiérarchie matérielle entre normes de valeur constitutionnelle, et plus précisément entre les droits et libertés de rang constitutionnel. Cette origine apparaît clairement dans l’analyse de B. Genevois qui, pour justifier sa position, rappelle que « l’idée d’une hiérarchie au sein des libertés publiques n’est pas nouvelle en droit public. Elle fut exprimée devant le Conseil d’État par le commissaire du gouvernement G. Michel dans ses conclusions sur le célèbre arrêt Benjamin. Et de fait, la jurisprudence du Conseil d’État établit entre les libertés publiques des différences fondées sur leur nature intrinsèque. Une remarque analogue peut 300 être faite, dans une certaine mesure, à propos de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, même si sur un plan formel, toutes les libertés constitutionnelles ont la même valeur constitutionnelle »918. Cette différenciation, perçue par une partie de la doctrine comme une hiérarchisation de fait entre les libertés protégées par le juge administratif contre les excès de pouvoir administratifs, est abordée par les auteurs dans le cadre de l’exposé des « limites au pouvoir de police »919 et donne lieu à une distinction entre les libertés publiques et les libertés fondamentales920. D’éminents auteurs se sont attachés à transposer cette idée en droit constitutionnel. Faisant valoir que le Conseil constitutionnel assure une protection et une garantie différenciées des droits fondamentaux en fonction de leur contenu, ils en déduisent plus ou moins clairement l’existence d’une hiérarchie matérielle entre les normes constitutionnelles. Le doyen Favoreu explique que seule une « liberté constitutionnelle de premier rang » est susceptible « d’imprimer certaines limites au jeu des libertés ou droits fondamentaux. En ce sens, l’obligation de conciliation qui impose au législateur de combiner entre eux les différents principes et règles à valeur constitutionnelle s’opère par conditionnement des autres 918 B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 295, n° 477. G. Vedel et P. Delvolvé, Droit administratif, Paris, PUF, 1992, T. II, p.701 et s. 920 Voir par exemple G. Vedel et P. Delvolvé, qui indiquent qu’« il faut introduire des nuances, car toutes les libertés publiques ne sont pas mises sur le même pied par le législateur. Par exemple la liberté du commerce et de l’industrie est exprimée en termes moins énergiques que la liberté de la presse ou de réunion ». Ainsi, « lorsqu’il y a une liberté fondamentale, il faut même admettre que l’autorité de police n’est fondée à réglementer ou à interdire que lorsqu’elle a épuisé tous les autres moyens », ibid., p. 703 et 709. On retrouve cette distinction chez de nombreux auteurs, v. notamment J. F. Lachaume, Droit Administratif, Paris, PUF, 2002, 912 p., p. 331 « le raisonnement retenu dans l’arrêt Benjamin a également inspiré le juge à propos des mesures de police atteignant des libertés moins bien définies et moins protégées par la loi, voire d’activités qui ne sont pas érigées en libertés publiques par le constituant ou le législateur. Ici le juge laisse à l’autorité de police un pouvoir de réglementation plus important » ou encore J. Morand – Deviller, Cours de Droit Administratif, Paris, Montchrestien, 2003, 857 p., p. 566 : « les pouvoirs de police sont restreints lorsqu’ils s’appliquent à une liberté définie et protégée par la loi (presse, culte, réunion, association). Ils sont renforcés lorsque les libertés sont moins protégées ». La question semble aujourd’hui rebondir dans le cadre de la procédure du référé liberté de l’article L521-2 CJA. L. Bugorgue-Larsen considère que « certaines décisions rendues par la Haute juridiction n’ont pas manqué […] de relancer le débat classique de la hiérarchisation des libertés. La liberté d’entreprendre est […] au cœur du débat. Reconnue comme une liberté fondamentale dès le 12 novembre 2001 dans l’affaire commune de Montreuil-Bellay, et ce, dans le droit fil de la jurisprudence constitutionnelle, le juge administratif accorderait cependant une “protection affaiblie” et à la liberté du commerce et de l’industrie (CE 26/03/02 Société Route Logistique transport) et au libre exercice d’une activité professionnel (CE 15/03/02 Delaplace), autant de composantes de la liberté d’entreprendre pour le Conseil d’État. Cette donne confirmerait ce que d’aucuns avaient pu pressentir en considérant que le juge n’entendrait certainement pas placer toutes les libertés sur le même plan, ne leur confèrerait pas la même protection ». En outre, la Haute juridiction administrative va « non seulement, proprio motu, délimiter la frontière entre une liberté fondamentale et un droit garanti par la constitution ou un principe et/ou un objectif à valeur constitutionnel, mais encore va le faire dans le cadre d’une super-procédure qui octroie une super-protection aux libertés fondamentales concernées. On peut légitimement se demander si, de facto, les “libertés constitutionnelles” ne vont pas se situer, du point de vue pratique, en deçà des “libertés fondamentales” telles que décrétées par le juge administratif qui lui octroiera une protection maximale dans des conditions de célérité exceptionnelle grâce à une saisine directe. Or, en contre point, les libertés constitutionnelles, bien que déterminées et protégées par le juge constitutionnel ne le sont que dans le cadre décidément bien étriqué du contrôle abstrait a priori », L. Bugorgue-Larsen, Libertés Fondamentales, Paris, Montchrestien, 2003, pp. 29-30. 919 301 droits et libertés, qualifiés de second rang […] et non l’inverse »921. Cette interprétation s’est vue relayée par des magistrats. Parmi eux, B. Genevois, alors secrétaire général du Conseil constitutionnel, considère que « se fait jour progressivement au sein des principes une hiérarchie matérielle »922 qui « serait […] fonction du degré de précision du principe en cause et des tempéraments dont il est ou non susceptible de faire l’objet »923. Dans un premier temps, trois éléments d’identification sont mis en avant pour identifier les libertés de premier rang. Le mécanisme de l’autorisation préalable, celui de « l’effet cliquet »924 ainsi que la dimension nationale de certaines libertés forment les éléments constitutifs des libertés de premier rang925. Ces premières tentatives de systématisation de la jurisprudence constitutionnelle, qui apparaissent à partir de la fin des années quatre-vingt, ont été poursuivies jusqu’à nos jours926. 921 Louis Favoreu et alii., Doit Constitutionnel, op. cit., n° 1308. C’est au doyen Favoreu qu’on doit l’introduction, dans le débat français, de la distinction entre des libertés de « premier rang » et celles de « second rang » ; v. de l’auteur, « Les libertés protégées par le Conseil constitutionnel », in Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l’homme, sous la dir. de D. Rousseau et F. Sudre, Paris, STH, 1990, p. 33 ainsi que, en collaboration avec L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 609. Notons que l’auteur semble ensuite avoir pris position contre la théorie de la hiérarchie matérielle en affirmant qu’il « n’y a pas de hiérarchie entre les droits et libertés fondamentaux », ibid., p. 800, n° 1220. L’affirmation n’a pas empêché certains auteurs de lire dans la distinction proposée l’ébauche d’une hiérarchie matérielle. En ce sens, H. Roussillon, Le Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, 2004, 163 p., p. 78. 922 B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 296. Voir aussi, F. Gazier, M. Gentot et B. Genevois, « La marque des idées et des principes de 1789 dans la jurisprudence du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel », EDCE, n° 40, Rapport public, 1988, p.181. 923 B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 197, n° 331. Tempéraments qui varient en fonction « des contraintes pesant sur le législateur dans la mise en œuvre des droits et libertés : prohibition des régimes d’autorisation préalable pour les libertés de premier rang ; prohibition des atteintes excessives apportées aux situations existantes en matière de libertés publiques ; obligation pour le législateur de ne pas rester en deçà de sa compétence ; limitation apportées au pouvoir d’abrogation des lois lorsqu’un droit fondamental se trouverait privé de garanties légales », ibid., p. 166, n°284. 924 Sur l’effet cliquet en tant qu’il constitutionnalise une obligation de toujours mieux à l’endroit du législateur lorsqu’il intervient en certaines matières, les professeurs Mathieu et Verpeaux, après avoir exposé les principes directeurs de la conciliation, le décrivent comme un « élément de hiérarchisation », Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 499 et s. 925 Pour une critique de ces critères, v. G. Merland, L’intérêt général dans la jurisprudence constitutionnelle, Paris, LGDJ, 2004, 390 p., p. 312 et s. Retenons que les critères n° 1 et 2 se contredisent partiellement dans la mesure où la prise en compte de l’interdiction d’autorisation préalable conduit, par exemple, à considérer la liberté de communication audiovisuelle comme une liberté de second rang (v. C.C., n° 82-141 DC du 27 juillet 1982, Rec. p. 48) alors même qu’elle ne peut être réglementée par le législateur qu’en vue de la rendre plus effective ou pour la concilier avec d’autres principes de valeur constitutionnelle (v., par exemple, C.C. n° 00-433 DC du 27 juillet 2000, Rec. p. 121). Par ailleurs, le troisième critère ne discrimine pas véritablement entre les normes constitutionnelles puisqu’en l’appliquant, la seule liberté de second rang serait le droit de propriété. 926 Nombre d’auteurs mobilisent ces éléments comme critères d’identification. Ainsi, Henry Roussillon, lorsqu’il met en question l’existence de « libertés de “premier rang” », considère qu’il « y aurait donc bien quelques happy few, une sorte de “noyau dur”, des droits ou libertés de “premier rang” dont il est difficile d’arrêter la liste mais dont on a quelques exemples » qu’il découvre à raison des trois éléments indiqués ; v. Le Conseil constitutionnel, op. cit., p.75 et s. Argumentation que déroule à l’identique l’ancien conseiller J. Robert lequel estime qu’« au travers des termes utilisés pour traiter de l’une ou l’autre [libertés fondamentales / libertés ni générales ni absolues], l’analyste 302 D’autres critères de reconnaissance et de classification ont toutefois été mis en avant dans la période récente : les droits et libertés de premier rang seraient reconnaissables à raison de deux éléments cumulatifs. D’une part, la limitation que le législateur est susceptible de leur apporter fait l’objet d’un contrôle strict de proportionnalité à l’objectif poursuivi. D’autre part, cette limitation ne peut être le fait que d’un principe, objectif ou droit de niveau constitutionnel. Par contraste, les droits et libertés de second rang peuvent se voir limiter par un simple intérêt général, et cette limitation est soumise à un contrôle restreint de la proportionnalité927. Ainsi la liberté individuelle, notamment garantie par l’article 66 de la Constitution, appartiendrait à la catégorie des libertés de « premier rang » puisqu’elle satisfait aux conditions précitées. On l’a trouve par exemple limitée par l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public dans une décision 562 DC du 21 février 2008 dans laquelle le juge opère un contrôle de stricte proportionnalité entre les moyens employés par le législateur et le but visé928. Au contraire, le principe d’égalité devrait figurer parmi les normes constitutionnelles de « second rang ». Aux termes d’un considérant de principe auquel le juge constitutionnel est resté fidèle au cours des ans, ce principe « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »929. Dans ce cadre, le juge ne censure que les différenciations de traitement percevra bien le degré d’estime que le juge constitutionnel attribue à telle ou telle liberté » et reprend ces trois critères en tant qu’« éléments essentiels » d’une liberté fondamentale ; v. Le juge constitutionnel, juge des libertés, Paris, Montchrestien, 1999, p. 71 et s. Il s’agit « d’abord [de] l’interdiction faite au législateur de réduire les garanties dont disposent les citoyens pour l’exercice de leurs libertés publiques essentielles […] Ensuite, les libertés “fondamentales” s’accommodent mal d’un régime d’autorisation préalable […] Enfin, une liberté “fondamentale” doit être appliquée de la même manière sur l’ensemble du territoire ; son exercice, ne saurait dépendre des décisions éventuellement divergentes des collectivités territoriales. » On la retrouve encore sous la plume de N. Molfessis qui distingue les droits et libertés de premier rang de ceux de second rang, « les premiers faisant évidemment l’objet d’une protection supérieure aux seconds » et reprend ces trois critères de reconnaissance ; v. « La dimension constitutionnelle des libertés et droits fondamentaux », in Libertés et droits fondamentaux, sous la dir. de R. Cabrillac, M.-A. Frison Roche et T. Revet, Paris, Dalloz, 2004, pp. 77-95, p. 89. 927 À la suite de L. Favoreu, voir V. Goesel-le-Bihan, « Le contrôle de proportionnalité par le Conseil constitutionnel », RFDC, 2007, p. 269 et s., spéc. pp. 270-287. Parmi les libertés de premier rang, l’auteur range la liberté de communication et la liberté individuelle ; elle signale par ailleurs que « d’autres libertés, auxquelles les lois soumises au Conseil n’ont toutefois porté aucune atteinte, pourraient s’y ajouter ». Au nombre des droits et libertés de second rang figurent, selon l’auteur, le droit de propriété, le principe d’égalité, la liberté personnelle, le droit à un recours effectif et le principe de séparation des pouvoirs. 928 C.C. n° 08-562 DC du 21 février 2008, JO, 26 février 2008, p. 3272. Le juge constitutionnel opère dans cette espèce un contrôle approfondi de la proportionnalité de l’atteinte faite à la liberté individuelle sur le fondement de l’objectif de sauvegarde de l’ordre public. Comme on le verra, il passe la loi au crible d’un test de proportionnalité en trois étapes, vérifiant successivement l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité (au sens strict) de la mesure législative. 929 C.C. n° 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60. 303 véritablement arbitraires, c’est-à-dire manifestement disproportionnées à l’objectif poursuivi ou qui ne seraient pas justifiées soit par l’existence d’une différence de situation préexistante, soit par un motif d’intérêt général930. La thèse de la hiérarchie matérielle, dans sa version actualisée, paraît donc rendre effectivement compte de la jurisprudence constitutionnelle. Cependant, quelque attrait qu’elle puisse susciter, un certain nombre de critiques nous paraissent devoir lui être opposées. B. Une thèse fragile Contre cette thèse de la hiérarchie matérielle, deux séries de critiques peuvent être avancées. On peut d’abord souligner la relativité des classifications élaborées par les tenants d’une hiérarchie matérielle. Elle révèle la subjectivité à l’œuvre dans ces constructions. Ainsi, B. Genevois intègre, parmi les libertés de premier rang, la liberté individuelle, la liberté d’opinion et de conscience ainsi que la liberté de la presse931. Louis Favoreu retranche la liberté d’opinion et de conscience, mais ajoute la liberté d’association et la liberté d’enseignement932 et D. Turpin assimile cette catégorie à l’ensemble des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme933. Une telle diversité marque la limite de l’entreprise de systématisation de la jurisprudence du Conseil en matière de conciliation entre les normes constitutionnelles. Comme le souligne à juste titre le Pr. Rousseau, ancien partisan repenti de 930 On peut cependant relever des décisions où le juge ne se livre pas au contrôle de l’existence de tels motifs. Ainsi dans une décision n° 94-357 DC du 27 janvier 1995, Rec. p. 179, le juge se borne à vérifier que la disposition prévoyant que le champ d’intervention des associations intermédiaires serait étendu aux personnes sans emploi rencontrant des difficultés particulières d’insertion ne méconnaissait pas le principe d’égalité : « eu égard aux difficultés et aux handicaps qui peuvent affecter l’insertion professionnelle des personnes concernées » (cons. n°12). Sur cette question, v. F. Melin-Soucramanien, Le principe d'’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Economica - P.U.A.M, 1999, 397 p. 931 v. not. « La marque des idées et principes de 1789 dans la jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel », art. cit., spéc. p. 181. 932 v. not. L. Favoreu et L. Philip, GDCC, Paris, Dalloz, 10ème éd., 1999, p. 615. Contra, à partir de l’édition de 2003, les auteurs considèrent que tous les droits et libertés peuvent faire l’objet d’un traitement privilégié, rendant caduque la distinction. 933 D. Turpin, Contentieux constitutionnel, op. cit., p.146-147. Dans le même sens, mais sans référence à la problématique de la conciliation, l’auteur distingue les libertés de l’esprit, de la personne, les libertés politiques et les libertés économiques et sociales. Ces dernières « principalement issues du Préambule de 1946, […] peuvent sembler “de second rang” car le Conseil constitutionnel, s’il s’y réfère souvent, a invalidé très peu de lois pour les avoir méconnues, à l’exception du droit de propriété, fondé, lui, sur la Déclaration de 1789 », Libertés publiques et droits fondamentaux, Paris, Seuil, 2004, 622 p., p. 171. 304 cette hiérarchie substantielle, « pour être scientifique cette théorie devrait d’abord, puisqu’elle est fondée sur les décisions du Conseil, conduire ses partisans à un accord sur la liste des droits plus protégés que d’autres […]. Les désaccords [en la matière] […] sont préjudiciables à la qualité et à l’autorité de la théorie, en ce qu’ils donnent clairement à voir la part de subjectivité qui peut entrer dans sa construction »934. En outre, le critère retenu est inopérant pour découvrir une hiérarchie juridique entre les normes. La thèse de la hiérarchie matérielle fait dériver la valeur hiérarchique de la norme constitutionnelle du régime juridique que le juge lui attache dans le cadre de l’opération de conciliation. Une telle démarche apparaît doublement problématique. On observe d’une part qu’elle relève d’une inversion de la logique juridique : celle-ci commande en effet de déduire le régime juridique de la norme de son rang hiérarchique. En d’autres termes, le régime suit le rang hiérarchique, et non l’inverse. Prenant le régime juridique et notamment la protection contentieuse dont les normes constitutionnelles font l’objet pour critère d’une hiérarchisation, elle inverse les données du problème et ne peut prétendre découvrir une authentique hiérarchie juridique. De plus elle assimile deux opérations absolument autonomes : il est conceptuellement impossible de faire dériver une différenciation hiérarchique d’une opération de conciliation pour la simple raison que la hiérarchie ne connaît qu’une solution en cas de conflit des normes hiérarchisées : la suppression de la validité de la norme basse. Nous avons eu l’occasion d’exposer que la hiérarchie désigne un rapport entre les normes relatif à leur validité : alors que la norme haute constitue le fondement de la validité de la norme basse – relation que décrit le rapport d’engendrement – la norme basse est soumise au respect des prescriptions de la norme haute – relation qui décrit le rapport d’adéquation ou de conformité935. Par conséquent, en cas de conflit entre deux normes de valeur hiérarchique différente, l'une d'elles est radicalement préférée à l'autre ; entendons par là que la norme basse verra sa validité supprimée936. Soulignons qu’une telle situation où une norme constitutionnelle perdrait sa qualité de norme juridique – i.e. sa validité – en raison d’un irréductible conflit avec une autre norme de la Constitution, ne se trouve jamais réalisée en droit constitutionnel positif, et 934 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 131-132. Pour une définition plus complète du rapport hiérarchique, cf. supra introduction générale, p. 1 et s. 936 En ce sens, le doyen Vedel expliquait que la relation hiérarchique « entraîne certains effets automatiques et notamment l’invalidation de la norme de degré inférieur dans les cas où elle est contraire à la norme de degré supérieur », G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789 dans le “bloc de constitutionnalité” », art. cit., p. 61. 935 305 surtout elle correspond à une situation où, justement, il ne s’agit plus d’une opération de conciliation entre les normes contradictoires. En définitive, ce que décrit cette thèse de la hiérarchie matérielle n’est pas une hiérarchie juridique entre les normes937. Alors qu’en droit, la hiérarchie est un rapport normatif tenant à la validité des normes, la thèse de la hiérarchie matérielle paraît décrire une hiérarchie morale ou politique entre les normes constitutionnelles. De ce point de vue, elle est parfaitement admissible. Le doyen Vedel affirme en ce sens que « toutes les dispositions de valeur constitutionnelle n'ont pas la même importance ni la même dignité morale ou politique »938. Nul ne contestera que la disposition prohibant la censure de la presse (art. 11 de la Déclaration de 1789) peut être dite plus « importante » que celle interdisant le cumul de la fonction ministérielle et d'un mandat parlementaire (art. 23 de la Constitution de 1958)939. Pour autant, une telle hiérarchie matérielle, c’est-à-dire politique ou idéologique, ne traduit, au monde du droit, qu’une simple différenciation entre les normes en cause. §II. La conciliation comme rapport d’articulation non hiérarchique Comme l’explique G. Vedel, « dans les conflits entre les droits, libertés, principes, objectifs de valeur constitutionnelle, le Conseil ne sacrifie jamais totalement l'un ou plusieurs d'entre eux à l'un ou à plusieurs des autres »940. Telle est la configuration de la conciliation : il ne s’agit pas d’exclure radicalement un principe au profit de l’autre, mais d’appliquer simultanément les principes en cause au prix d’une certaine pondération. On peut donc concevoir l’opération de conciliation comme une opération d’équilibrage entre normes constitutionnelles opposées. Encore faut-il préciser que l’équilibre garanti par les méthodes de contrôle employées par le Conseil constitutionnel est un équilibre minimal (A), tant il apparaît que la conciliation se concrétise fréquemment par la limitation d’une des normes au profit d’une autre. En toute 937 Les partisans de la thèse de la hiérarchie matérielle maintiennent d’ailleurs une certaine ambiguïté sur ce terrain. B. Genevois notamment admet qu’on peut parler d’une « notion de hiérarchie de fait », v. son intervention orale au Colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel, reproduite in La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence, op. cit, p. 66. 938 G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789... », art cit., p. 53. 939 L'exemple est emprunté au doyen Vedel, ibid. 940 G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », art. cit., p. 85. 306 hypothèse, l’opération relève d’une différenciation non hiérarchique entre les normes constitutionnelles (B). Déterminée au cas par cas à partir des données concrètes de l’espèce, cette différenciation vise davantage à garantir l’effectivité globale du système constitutionnel que sa cohérence formelle. A. Le contrôle de la conciliation, garantie d’un équilibre minimal entre les normes Par principe, il revient au législateur de concilier les normes constitutionnelles et au juge constitutionnel de contrôler cette opération941. En réalité, par un phénomène de glissement, ce dernier se trouve finalement conduit à émettre de véritables directives de conciliation à l’adresse de l’organe législatif. De sorte que pour saisir la substance de ce rapport d’articulation entre normes constitutionnelles, il faut au préalable comprendre les ressorts du raisonnement juridictionnel. À cette fin, on peut distinguer deux grandes étapes successives dans le contrôle de la conciliation législative. Dans un premier temps, le juge vérifie l’effort de conciliation. À ce titre, toute atteinte à la substance ou au « contenu essentiel » d’un des principes constitutionnels en cause constitue le signe d’un déséquilibre : le législateur sort alors du cadre de l’exercice de la conciliation. On dit qu’il « met en cause » ou « dénature » le principe constitutionnel, et son œuvre encourt la censure juridictionnelle. La décision 98-403 DC Loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions offre une bonne illustration de ce mécanisme942. Saisi d’une loi d'orientation relative à la lutte 941 Voir notamment, C.C. n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Rec. p. 43, cons. n° 3 : « en vertu de l'article 34 de la Constitution la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; que, dans le cadre de cette mission, il appartient au législateur d'opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré ». 942 C.C. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Rec. p. 276. Cette technique de contrôle avait déjà fait l’objet d’une application dans une décision n° 93-316 DC du 20 janvier 1993, Rec. p. 14. Dans cette décision, le juge constitutionnel affirme qu' « en dépit des contraintes qu'elles comportent [les dispositions de la loi déférée] ne restreignent pas la liberté d'entreprendre des agents économiques au point d'en dénaturer la portée » (cons. n° 30). Pour des illustrations plus récentes, dans le sens de l’absence de dénaturation législative des principes constitutionnels limités, v. C.C. n° 04-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116, cons n° 5 : « Considérant que, par le troisième alinéa de l’article 72-2 de la Constitution, le constituant a chargé le législateur de définir « pour chaque catégorie de collectivités » la part déterminante que doivent représenter ses ressources propres ; que le législateur organique a retenu les trois catégories que sont les communes, les départements et les régions ; qu’il leur a assimilé, pour l’application de la présente loi, les collectivités dotées d’un statut particulier, notamment 307 contre les exclusions, le juge constitutionnel est conduit à vérifier l’équilibrage législatif opéré entre plusieurs exigences constitutionnelles. D'une part, celles découlant du Préambule de la Constitution de 1946 et notamment de ses dixième et onzième alinéas943 qui posent les principes de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation (principe de valeur constitutionnelle) et la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent (objectif de valeur constitutionnelle). D’autre part, le droit de propriété, proclamé par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, ainsi que le principe d'égalité devant les charges publiques découlant de l'article 13 de la Déclaration. Le juge rappelle que si le législateur peut – au titre de la mise en œuvre de l’objectif précité – « apporter au droit de propriété les limitations qu'il estime nécessaires », celles-ci ne doivent pas avoir « un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés »944. Or l’article 107 de la loi querellée, tel qu’interprété par le Conseil, impose au créancier poursuivant de devenir propriétaire d’un bien immobilier au prix fixé par le juge. Le dispositif contesté prévoit que dès réévaluation judiciaire de la mise à prix du logement principal du débiteur, le créancier est déclaré adjudicataire de ce montant ce qui constitue, selon le juge constitutionnel, une atteinte « au principe du libre consentement qui doit présider à l'acquisition de la propriété indissociable de l'exercice du droit de disposer librement de son patrimoine [alors] que ce dernier est lui-même un attribut essentiel du droit de propriété »945. celles d’outre-mer ; qu’en agissant ainsi, il n’a pas dénaturé les dispositions précitées de l’article 72-2 de la Constitution », nous soulignons. v. aussi, C.C. n° 04-497 DC, préc., cons. n° 20 : « considérant que le reste de l’article critiqué, qui ne se borne pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive communautaire, ouvre le même droit d’accès aux décodeurs au bénéfice des éditeurs de services de télévision diffusés en mode analogique visés à l’article 30 de la loi du 30 septembre 1986 ; qu’il reconnaît en outre à l’ensemble des éditeurs, indépendamment de leur mode de diffusion, un droit d’accès aux guides électroniques de programmes ; que l’un et l’autre de ces droits doivent s’exercer “dans des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires” ; que l’article 70 ne crée pas d’obligation nouvelle de transport et de commercialisation des programmes à la charge des distributeurs ; que le législateur a entendu concilier la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle avec l’intérêt général s’attachant à la possibilité donnée aux éditeurs d’accéder aux décodeurs des distributeurs, laquelle favorise la diversification de l’offre de programmes et la liberté de choix des utilisateurs ; que la conciliation ainsi opérée n’est entachée d’aucun déséquilibre manifeste, ne porte pas atteinte à la liberté d’expression et, en raison du caractère limité des contraintes techniques imposées aux opérateurs concernés, ne dénature ni la liberté d’entreprendre ni la liberté contractuelle ; que, dans ces conditions, les griefs dirigés contre le reste de l’article 70 sont infondés », nous soulignons. 943 Telles qu'elles ont été notamment explicitées par la décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995, Rec. p. 176, spéc. cons. n° 5 et 6. 944 C.C. n° 98-403 DC, préc., cons. n° 7 : « considérant qu'il résulte de ce qui précède que, s'il appartient au législateur de mettre en oeuvre l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent, et s'il lui est loisible, à cette fin, d'apporter au droit de propriété les limitations qu'il estime nécessaires, c'est à la condition que celles-ci n'aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ; que doit aussi être sauvegardée la liberté individuelle ». 945 v. C.C. n° 98-403 DC, préc., cons. n° 40 : « considérant que la mise en oeuvre du dispositif prévu par l'article 107 peut contraindre le créancier poursuivant à devenir propriétaire d'un bien immobilier sans qu'il ait entendu acquérir ce bien au prix fixé par le juge ; qu'un tel transfert de propriété est contraire au principe du libre consentement qui doit présider à l'acquisition de la propriété, indissociable de l'exercice du droit de disposer 308 Et le Conseil d’en déduire qu’une telle limitation apportée « à l'exercice du droit de propriété [revêt] un caractère de gravité tel que l'atteinte qui en résulte dénature le sens et la portée de ce droit »946. Cette exigence de non-dénaturation d’un droit constitutionnellement reconnu est consubstantielle à l’opération de conciliation. Comme limite apportée au pouvoir de concilier et de limiter les droits et libertés constitutionnels, elle est la première manifestation contentieuse de l’exigence d’équilibre entre les normes conciliées : si le législateur peut limiter les conditions d’exercice d’un droit fondamental en vue de le concilier avec d’autres impératifs de même valeur, il ne peut y déroger purement et simplement. Autrement dit, si la conciliation peut emporter limitation d’une norme constitutionnelle, celle-ci ne peut jamais avoir pour effet de la neutraliser. Après s’être livré à la vérification de l’existence de la conciliation législative, le juge contrôle sa bonne mesure au prisme du principe de proportionnalité947. S’agissant du droit à l’emploi, le Conseil constitutionnel a fait, en 2002, la théorie générale de la conciliation entre la mise en œuvre des principes économiques et sociaux du Préambule de la Constitution de 1946 et le respect des libertés fondamentales948. Il explique librement de son patrimoine ; que ce dernier est lui-même un attribut essentiel du droit de propriété ; que la possibilité pour le créancier poursuivant d'abandonner les poursuites avant l'audience de renvoi, en application du troisième alinéa de l'article 706-1, ne saurait être assimilée à une décision de ne pas acquérir celui-ci, l'intention ainsi exprimée par le créancier de ne pas s'obliger procédant non de son libre consentement mais de la contrainte d'éléments aléatoires ; que l'abandon des poursuites par le créancier est en outre de nature à faire obstacle au recouvrement de sa créance ; qu'en conséquence, […] de telles limitations apportées à l'exercice du droit de propriété revêtent un caractère de gravité tel que l'atteinte qui en résulte dénature le sens et la portée de ce droit », souligné par nous. 946 ibid. 947 Sur ce principe, v. G. Drago, « La conciliation entre principes constitutionnels », D., 1991, Chron., p. 267 et s. ; M. Fromont, « Le principe de proportionnalité », AJDA, 1995, n° spécial, p. 156 et s. ; X. Philippe, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative française, Paris, Économica, 1990, 541 p. ; D. Turpin, « Le traitement des antinomies des droits de l’homme par le Conseil constitutionnel », Droits, n° 2, 1985, p. 94 et s. ; G. Xynopoulos, Le contrôle de proportionnalité dans le contentieux de la constitutionnalité en France, Allemagne et Angleterre, Paris, LGDJ, 1995, 463 p., du même auteur, « Proportionnalité », in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 1253 et s.. Sur la proportionnalité en droit constitutionnel, v. G. Braibant, « Le principe de proportionnalité », in Le juge et le droit public. Mélanges offerts à Marcel Waline, Paris, LGDJ, 1974, T. II, p. 297 et s. ; V. Goesel-le-Bihan, « Réflexions iconoclastes sur le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », RFDC, 1997, p. 227 et s., « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d’une théorie générale », RFDC, 2001, p. 67 s., ainsi que « Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : figures récentes », RFDC, 2007, p. 269 et s. ; J. Ziller, « Le principe de proportionnalité », AJDA, 1996, n° spécial, p. 185 et s. 948 C.C. n° 01-455 DC du 12 janvier 2002, Rec. p. 49, cons. n° 46. En l’espèce le juge considère que le cumul des contraintes nées de la nouvelle définition du licenciement économique par l’article 107 de la loi examinée faisait peser une telle charge à l’entreprise – le licenciement n’était autorisé qu’à la condition que la pérennité de l’entreprise soit en jeu – que « le législateur a porté à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement 309 « qu’il incombe au législateur, dans le cadre de la compétence qu’il tient de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, d’assurer la mise en œuvre des principes économiques et sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, tout en les conciliant avec les libertés constitutionnellement garanties ; que, pour poser des règles propres à assurer au mieux, conformément au cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le droit pour chacun d’obtenir un emploi, il peut apporter à la liberté d’entreprendre des limitations liées à cette exigence constitutionnelle, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi »949. Depuis lors, la jurisprudence française, inspirée de la méthode allemande950, a enregistré une nette évolution dans le sens d’un approfondissement du contrôle. Dans une décision en date du 21 février 2008, le Conseil constitutionnel expose les termes d’un contrôle maximum de la proportionnalité de la mesure examinée. L’examen portait sur la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental951 qui reposait juridiquement sur une conciliation législative entre la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde des droits et des principes de valeur constitutionnelle et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, spécialement la liberté individuelle qui résulte de l’article 66 de la Constitution. Au titre du contrôle du juste équilibre entre les impératifs constitutionnels en cause, le Conseil entreprend de vérifier que la rétention de sûreté satisfaisait à une triple exigence d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité au sens strict952. excessive au regard de l’objectif poursuivi de maintien de l’emploi » (cons. n° 50). En conséquence de quoi, le juge censure l’article en question. 949 Ce considérant de principe est repris à l’identique dans le cons. n° 24 de la décision n° 04-509 DC du 13 janvier 2005, Rec. p. 33. 950 Concernant le contrôle de proportionnalité en droit Allemand, v. R. Arnold, « Le droit fondamental à la sûreté dans la Constitution d’Allemagne fédérale », RFDA, 1996, p. 1182 et s. 951 C.C. n° 08-562 DC, préc. Sur cette décision, v. P. Cassia, « La rétention de sûreté : une peine après la prison », Commentaire, 2008, p. 569 et s. et « La Constitution malmenée », Esprit, 2008 (344), p. 188 et s. ; R. Bousta, « Jurisprudence du Conseil constitutionnel : une avancée “a minima” (à propos de la décision n° 2008562 DC du 21 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental) », LPA, n° 121, 17 juin 2008, p. 7 et s. ; F. Chaltiel, « La réforme de la justice devant le Conseil constitutionnel : la loi, encadrée, dans l'ensemble validée, partiellement censurée », LPA, n° 58, 20 mars 2008, p. 3 et s. ; Y. Mayaud, « La mesure de sûreté après la décision du Conseil constitutionnel n° 08-562 DC du 21 février 2008 », Dalloz, 2008, p. 1359 et s. 952 Voir le cons. n° 13 de la décision où le juge affirme, qu’en introduisant un dispositif dit de rétention de sûreté et de surveillance de sûreté, le législateur doit « respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ». Le Conseil souligne ensuite « qu’il incombe en effet au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu’au nombre de celles-ci figurent la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la 310 En ce domaine particulièrement sensible, la conciliation législative n’est validée par le juge qu’à l’issue d’un « test de proportionnalité » en trois étapes. La mesure doit être adéquate, c’est-à-dire appropriée ou adaptée au but recherché par le législateur ; elle doit être nécessaire, ce qui signifie qu’elle ne doit pas excéder ce qu’exige la réalisation du but poursuivi et que cet objectif ne pouvait être atteint par d’autres moyens moins attentatoires à la liberté. Elle doit enfin être proportionnée au sens strict : elle ne doit pas, par les charges qu’elle crée, être hors de proportion avec le résultat recherché. Dans cette espèce, le juge constitutionnel exerce un contrôle qui embrasse l’intégralité de l’équilibrage opéré par le législateur entre principes constitutionnels antagonistes. Ce faisant, le juge est nécessairement conduit, à son corps défendant, sur le terrain délicat du contrôle des motifs, de leur légitimité et partant de l’opportunité de la mesure législative. Il convient cependant de saisir cette démarche juridictionnelle dans son intégralité : si le pouvoir d’appréciation de l’organe législatif s’en trouve affecté et avec lui la répartition symbolique des compétences entre un représentant et un juge qui s’évertue à répéter qu’il ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du législateur, il importe de souligner que l’organe juridictionnel intervient dans le but de préserver l’effectivité globale du système constitutionnel. Cette effectivité a partie liée avec l’efficacité des normes constitutionnelles, c’est-à-dire leur application réelle953. Or, lorsque le juge contrôle strictement la proportionnalité de l’atteinte qui est faite à l’une des normes du système sur le fondement d’une autre norme du système, il garantit un niveau minimal d’application de chacune des normes en conflit et entreprend de toutes les appliquer. Une telle opération apparaît exclusive de toute hiérarchisation qui implique, par hypothèse, l’exclusion d’une des normes en conflit. Au total, la conciliation peut consister en une limitation d’une ou de plusieurs des normes constitutionnelles en présence. En toute hypothèse, le contrôle opéré par le juge constitutionnel vient garantir que celles-ci ne sont jamais privées de toute portée et que l’atteinte qui leur est faite reste proportionnée à l’objectif poursuivi. En d’autres termes, le maintien d’un relatif équilibre entre les normes conciliées interdit d’assimiler ce rapport d’articulation à une relation hiérarchique, mais n’empêche pas de constater une véritable différenciation entre les normes. Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l’article 66 de la Constitution confie la protection à l’autorité judiciaire ; que les atteintes portées à l’exercice de ces libertés doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif de prévention poursuivi », nous soulignons. 953 G. Cornu, Vocabulaire Juridique, Paris, PUF, 2005, l’efficacité est présentée comme le synonyme de l’effectivité « mais le terme a un sens plus étroit », p. 339. On peut aussi distinguer entre les deux termes : le terme efficacité désignant l’application réelle de la norme et celui d’effectivité son aptitude à réaliser sa fonction. 311 B. Une opération de différenciation non hiérarchique entre les normes Les termes employés par le Conseil constitutionnel expriment éloquemment cette différenciation. Ainsi le juge qualifie la liberté de communication de « liberté d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale »954. Une telle assertion mérite d’être rapprochée de l’affirmation traditionnelle faisant état de « libertés qui ne sont ni générales ni absolues [et qui] ne peuvent exister que dans le cadre d’une réglementation instituée par la loi »955. En outre, les éléments permettant, selon certains auteurs, de signaler une hiérarchie matérielle, dont on a vu qu’elle était juridiquement inconstructible, trouvent ici à s’appliquer de manière opportune. Chacun à leur manière, les éléments permettant l’identification de droits et libertés de premier rang permettent de poser les bases d’une authentique différenciation entre les normes constitutionnelles. Au risque de se répéter, rien n’interdit d’admettre que le juge constitutionnel tienne la liberté individuelle pour plus importante que le droit de propriété, le principe d’égalité ou encore le principe de séparation des pouvoirs. La jurisprudence récente incline d’ailleurs en ce sens, qui applique pour la première fois un contrôle total de la proportionnalité – nécessité, adéquation, proportionnalité – à l’examen de la loi sur la rétention de sûreté instituant un dispositif éminemment attentatoire à la liberté individuelle et ses démembrements956. En contre point, le juge n’exerce traditionnellement qu’un contrôle minimum des discriminations instituées par le législateur – dès lors cependant qu’elles n’interviennent pas dans un domaine où la Constitution prohibe expressément toute atteinte au principe d’égalité. On trouve là les principales marques d’une préférence accordée par le juge à telle ou telle norme constitutionnelle. Mais préférer n’est pas hiérarchiser. Deux séries d’observations permettent de le démontrer. Première observation : la conciliation repose sur un raisonnement finaliste qui s’articule à partir des données concrètes de l’espèce : c’est essentiellement à partir de la situation que va créer l’opération de conciliation que le juge raisonne. On peut dire qu’elle est 954 C.C. n° 84-141 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p. 78. C.C. n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, Rec. p. 48. 956 C.C. n° 08-562 DC, préc. 955 312 empirique dans son esprit et casuistique dans sa méthode. Nombre d’exemples pourraient être cités à titre d’illustration. Mentionnons la décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006 dans laquelle le juge examine la loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant diverses dispositions relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers957. Le dispositif contrôlé permet aux services de police, de gendarmerie ou des douanes de mettre en œuvre « des dispositifs fixes ou mobiles de contrôle automatisé des données signalétiques des véhicules prenant la photographie de leurs occupants, en tous points appropriés du territoire » et prévoit que « l’emploi de tels dispositifs est également possible par les services de police et de gendarmerie nationales, à titre temporaire, pour la préservation de l’ordre public, à l’occasion d’événements particuliers ou de grands rassemblements de personnes, par décision de l’autorité administrative ». Il précise enfin que les données collectées peuvent faire l’objet d’un traitement automatisé. Au terme d’un examen minutieux des garanties prévues par le législateur958, ce dispositif qui vient limiter la liberté individuelle, la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée sur le fondement de l’objectif de préservation de l’ordre public959 est validé par le juge. On saisit la dimension casuistique et empirique de la conciliation : que manque l’un des éléments recensés par le juge et l’équilibrage pouvait paraître insatisfaisant, entraînant la censure du dispositif. Si l’on peut donc dire qu’en l’espèce, et en l’espèce seulement, l’objectif de maintien de l’ordre public est préféré au respect de la liberté individuelle, on ne saurait en déduire l’existence d’une primauté hiérarchique. En effet, la préférence accordée étant conditionnée par les données concrètes de l’espèce, elle est précaire et réversible. Ce 957 C.C. n° 05-532 DC du 19 janvier 2006, Rec. p. 31. Voir le cons. n° 18 : « considérant, en troisième lieu, qu’il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens, et la recherche d’auteurs d’infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure le respect de la vie privée ». 958 Le juge note que « les enregistrements seront effacés au bout de huit jours si les caractéristiques permettant l’identification des véhicules, ainsi collectées, ne figurent ni dans le fichier national des véhicules volés ou signalés, ni dans la partie du système d’information Schengen relative aux véhicules ; que les critères de cette recherche seront les caractéristiques des véhicules et non les images des passagers ; que les données n’ayant pas fait l’objet d’un “rapprochement positif” ne pourront être consultées pendant ce délai, sous réserve des besoins résultant d’une procédure pénale ; que seules les données ayant fait l’objet de ce rapprochement seront conservées ; que la durée de cette conservation ne pourra alors excéder un mois, sauf pour les besoins d’une procédure pénale ou douanière ; que seuls auront accès au dispositif, dans les limites ci-dessus décrites, des agents des services de la police et de la gendarmerie nationales individuellement désignés et dûment habilités ; que les traitements automatisés des données recueillies seront soumis aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978 susvisée », ibid., cons. n° 20. 959 ibid, cons. n° 19 : « considérant qu’en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu, d’une part, prévenir et réprimer le terrorisme et les infractions qui lui sont liées, d’autre part, faciliter la constatation des crimes, des infractions liées à la criminalité organisée, du vol et recel de véhicules et de certains délits douaniers ; qu’il leur a également assigné comme finalité la recherche des auteurs de ces infractions ». 313 caractère casuistique et réversible de la préférence accordée à telle ou telle norme est incompatible avec l’univocité de la hiérarchie entre les normes. À cet égard, il faut rappeler que si la relation hiérarchique se donne comme un mode de résolution des conflits, le principe hiérarchique constitue l’instrument privilégié d’une taxinomie entre les normes d’un ordre juridique. Ce sont là les deux aspects de la hiérarchie entre les normes : d’un point de vue statique, la hiérarchie est un principe de classement ; d’un point de vue dynamique, elle est un rapport normatif, une relation de validité entre les normes. Quel que soit le point de vue retenu, l’univocité est consubstantielle à la hiérarchie. Même en laissant de côté le rapport de validité, si les mots ont un sens, la dimension classificatoire de la hiérarchie entre les normes impose que le rapport hiérarchique soit irréversible et constant. Les deux rapports d’articulation apparaissent donc incompatibles. Seconde observation : la conciliation apparaît gouvernée par le principe d’optimisation de l’effectivité du système constitutionnel. Ce qu’on veut souligner ici, c’est la dimension transactionnelle de l’opération de conciliation qui repose sur une logique du dialogue entre les principes articulés. Même lorsque la conciliation emporte la limitation d’une norme par l’application d’une autre, la logique à l’œuvre peut être ramenée à l’image d’un dialogue entre les principes, dès lors qu’aucune des normes constitutionnelles en présence n’est mise en situation de déroger à l’autre960. À cet égard, il convient surtout de noter que la conciliation peut aussi consister en une véritable méthode combinatoire. La décision dite « sécurité et liberté »961 rend compte de cette dimension combinatoire. On y lit que « la recherche des auteurs d’infractions et la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens, sont nécessaires à la mise en œuvre de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que la gêne que l’application des dispositions précitées de l’alinéa 1er peut apporter à la liberté d’aller et venir n’est pas excessive, dès lors que les personnes interpellées peuvent justifier de leur identité “par tout moyen” et que, comme le texte l’exige, les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons motivant l’opération sont en fait réunies ». Les deux principes s’enchevêtrent : si la solution paraît faire prévaloir la sécurité des personnes, c’est parce que cet élément intervient comme instrument de la réalisation pratique du principe opposé de la liberté individuelle. Cet alliage des principes, vecteur de l’optimisation du système constitutionnel, est étranger à la hiérarchie entre les normes qui relève d’une logique unilatérale et coercitive. 960 961 Sur ce rapport de dérogation, v. infra Chapitre III, p. 334 et s. C.C n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, Rec. p. 15. 314 Alors que la hiérarchie, prise comme rapport d’articulation, cherche à évacuer de l’ordre juridique les normes qui ne s’intègrent pas dans un certain rapport d’adéquation avec d’autres, la conciliation repose toujours sur le dosage des sacrifices et l’application commune des principes contradictoires. On trouve là une nouvelle expression de l’opposition entre conciliation et hiérarchie : alors que la seconde – « véritable police de l’ordre juridique »962 – vise à maintenir une cohésion en garantissant, dans l’hypothèse d’un conflit normatif, « le respect du principe de non-contradiction par le retrait de la norme hiérarchiquement inférieure »963 ; la conciliation n’exclut jamais, elle vise à surmonter le conflit avec pour seul objectif d’atteindre le seuil « où la somme du respect des principes constitutionnels est la plus forte »964. La hiérarchie exclut pour maintenir l’unité et la cohérence du système entendue comme l’absence de contradiction entre les normes, la conciliation surmonte les contradictions par l’application simultanée des normes opposées pour garantir l’effectivité du système. En définitive, le contrôle de l’opération de conciliation donne à voir une simple différenciation et non une hiérarchisation entre les normes de la Constitution, pour la simple mais décisive raison que ces deux modes d’articulation sont incompatibles. Au travers de l’opération de conciliation, c’est l’effectivité des normes en conflit que le juge recherche et celle du système constitutionnel global qui se joue. À cette fin, l’organe juridictionnel use de normes objectives et non-écrites, qui interviennent pour assurer le bon fonctionnement du système constitutionnel. Ce sont des normes de conciliation. 962 J. Chevallier, « L’ordre juridique », art. cit., p. 17. ibid. 964 J. – M. Blanquer explique en ce sens qu’« on assiste à ce qu’un économiste appellerait une optimisation de l’ordre constitutionnel, c’est-à-dire la recherche d’une situation où la somme du respect des principes constitutionnels est la plus forte », « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel », art. cit., p. 235. 963 315 Section II. L’émergence de normes de conciliation dans le système constitutionnel Tel que nous l’employons, le concept d’émergence, exploité en doctrine pour décrire certains éléments de l’ordre juridique965, trouve son origine dans la théorie générale des systèmes966. Édgar Morin a particulièrement insisté sur cette caractéristique des systèmes dits complexes. Selon l’auteur, « l’organisation en système produit des qualités ou propriétés inconnues des parties conçues isolément : les émergences »967. On peut ainsi expliquer la liquidité de l’eau qui ne résulte pas de la simple association de l’hydrogène et de l’oxygène mais « émerge » de son organisation moléculaire968. De même, les propriétés de l’être vivant sont inconnues à l’échelle de ses constituants moléculaires pris isolément, elles émergent dans et par cette organisation et rétroagissent sur les molécules constitutives de cette organisation969. Au monde du droit, on peut identifier deux types d’émergences970. Des émergences globales d’abord : elles correspondent aux « lois de [la] structure fondamentale »971 du système juridique. Ce sont les principes de base permettant de gérer les rapports normatifs et le fonctionnement du système juridique, parmi lesquels on trouve au premier chef les rapports d’articulation entre les normes972. À ce titre, le principe de l’articulation hiérarchique entre les normes de l’ordre juridique n’apparaît nulle part formellement énoncé et n’a jamais été décrété par une quelconque autorité sous la forme d’une règle impérative. Or c’est bien sur le mode impératif qu’il fonctionne et justifie tous les contrôles de conformité de norme à norme973. À ces émergences globales, on peut ajouter des émergences locales qui désignent les 965 Voir spéc. D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité. Vers un nouveau paradigme de la connaissance ?, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Hamattan, 1994, 211 p., p. 33 et s. ; J. Chevallier, « L’ordre juridique », art. cit., spéc. p. 14 ; F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992, 268 p., p. 106 et s. 966 Telle qu’elle a pu être formulée par L. von Bertallanfy, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1993, 328 p., spéc. p. 53 et s. et surtout É. Morin, La méthode I., La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, p. 101116. 967 É. Morin, « Complexité : les défis de la méthode », in É. Morin et J. – L. le Moigne, Intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, 1999, 332p., p. 128. 968 É. Morin, La Méthode I, op. cit., p. 107. 969 É. Morin, « Complexité : les défis de la méthode », art. cit., p. 129. 970 La distinction est proposée par D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit., p. 36 et s. 971 ibid., p. 36. 972 On pourrait ajouter l’ensemble des principes tirés de la nécessité de surmonter les contradictions entre les normes, d’atteindre un certain niveau de cohérence et de rationalité ou encore le principe d’une organisation globalement hiérarchique. Autant de mode de régulation du système jamais énoncés en tant que tels. En ce sens, D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit., p. 36-37. 973 Sur ce point, cf. l’introduction générale de la présente étude. 316 principes de fonctionnement et de régulation des sous-systèmes de l’ordre juridique. Aucune norme constitutionnelle974 n’institue un rapport d’articulation entre les normes de la Constitution, ni de mode de résolution des conflits susceptibles de surgir en son sein. Celles-ci sont pourtant articulées et l’on constate même la présence de normes dont c’est la raison d’être. Dans cette perspective, nous soutenons que l’intérêt général et les objectifs de valeur constitutionnelle, ensemble de normes non écrites mobilisées par les organes constitutionnels dans le cadre de l’opération de conciliation, forment une catégorie de normes émergentes. Si plusieurs raisons militent en faveur de la distinction entre intérêt général et objectif de valeur constitutionnelle, il convient de garder à l’esprit la profonde unité des deux catégories975. En effet, on peut soutenir que, les objectifs de valeur constitutionnelle expriment toujours la poursuite d’un intérêt général spécifié976. Autrement dit, l’intérêt général fait figure de norme objective générique susceptible de se concrétiser dans plusieurs types de normes de valeur constitutionnelle977. En outre et surtout, toutes deux constituent des normes de régulation du système qui paraissent nécessaires à son fonctionnement. Sécrétées par le système constitutionnel pour le système constitutionnel, ces normes n’apparaissent à aucun endroit des textes constitutionnels978. Par ailleurs, la simple juxtaposition des normes constitutionnelles ne peut expliquer leur genèse. On peut donc 974 Sous réserve de ce qui a déjà été écrit sur l’article 89.5 C dont on sait qu’il formalise implicitement une différenciation hiérarchique entre les normes constitutionnelles sans poser à proprement parler un principe d’articulation entre les normes de la Constitution. v. supra Partie II, Titre I, Chapitre I, p. 208 et s. 975 En sens contraire, v. B. Mathieu considère que les « objectifs de valeur constitutionnelle sont de deux ordres, soit ils se rattachent à la notion d’intérêt général, soit ils visent des droits sociaux de créance », « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », LPA, 21 septembre 1999, n° 188, p. 13. 976 En ce sens, v. G. Merland, L'intérêt général dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 2004, 389 p., p. 128. 977 Citons à titre d’illustration, le principe de continuité du service public qui est un principe de valeur constitutionnelle (C.C. n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, Rec. p. 33) ou encore la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur de la famille qui est une exigence constitutionnelle résultant des al. 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946 (v. C.C. n° 97-393 DC du 18 décembre 1997, Rec. p. 320). 978 Sans (nécessairement) se référer à un texte précis, le Conseil constitutionnel – et avec lui le Conseil d’État – utilise comme norme de son contrôle des « objectifs de valeur constitutionnelle » tels la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui, la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels, la possibilité de disposer d’un logement décent, l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi ou encore, entre autres, la lutte contre la fraude fiscale. Cette catégorie de normes constitutionnelles est d’apparition tardive et progressive. En ce sens, B. Genevois précise qu’elle est annoncée par la décision des 19 et 20 janvier 1981 (80-127 DC, Rec. p. 15) qui fait référence à l’ordre public sans le qualifier expressément d’objectif à valeur constitutionnelle. L’expression apparaît le 27 juillet 1982, dans une décision 141 DC (Rec. p. 48) relative à la loi sur la communication audiovisuelle qui mentionne les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression sociaux-culturels. Voir B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., n° 342 et 360. 317 considérer que ces normes de conciliation constituent le produit des nécessités du système et forment une propriété nouvelle du système dont l’existence dérive de leur fonction. Appliquer une grille de lecture tirée du paradigme de la complexité et accepter de traiter des normes constitutionnelles objectives comme des normes émergentes, c’est-à-dire des éléments dont l’apparition trouve son explication dans les nécessités du système, nous paraît emporter au moins deux avantages. D’une part, cela permet de dépasser le débat, essentiellement critique et – nous semble-t-il – finalement vain, relatif aux pouvoirs d’un juge évidemment producteur de droit constitutionnel et titulaire d’un irréductible pouvoir discrétionnaire dans le cadre de son contrôle. Soutenir que ces normes sont le produit du système en tant qu’elles sont nécessaires à son bon fonctionnement et à son effectivité permet d’éluder le débat sur la légitimité du juge. D’autre part, cette perspective implique de traiter ces normes pour ce qu’elles sont : des « normes de structure » du système constitutionnel979. Normes de conciliation, elles interviennent essentiellement en vue de limiter les droits et libertés constitutionnels et ont pour seule raison d’être d’assurer l’effectivité globale du système (§II). Produites par et pour le système, elles ne trouvent à s’appliquer qu’au sein de ce système et sont donc, par principe, inapplicables aux particuliers. Leur normativité est, en ce sens, limitée (§I). §I. La normativité limitée des normes de conciliation Sans doute existe-t-il des degrés dans la normativité980. On parlera ici de normativité limitée pour signaler l’une des caractéristiques majeures des normes de conciliation du 979 Entendons par là qu’elles sont des normes de régulation et de structuration du système constitutionnel en tant qu’elles assument une fonction de limitation des droits et libertés constitutionnels et interviennent à ce titre comme normes de conciliation au service de l’effectivité du système constitutionnel. L’expression « norme de structure » a pour seul objectif de souligner la dimension systémique de ces normes : c’est au travers des fonctions qu’elles assument dans le système constitutionnel que leur étude peut-être menée. 980 Sur cette question, fondamentale tant au plan théorique que pratique et spécialement contentieux, v. D. de Béchillon, Qu’est ce qu’une règle de droit, op. cit., spéc. pp. 190-195 et 222-225 ; B. Mathieu, La loi, Dalloz, Connaissance du droit, 1996, spéc. pp. 98-104 ; C. Bergeal, Savoir rédiger un texte normatif. Loi, décret, arrêté, circulaire, Paris, Berger-Levrault, 1997, spéc. p. 94 ; J.-L. Bergel, « Les formulations d’objectifs dans les textes législatifs. Essai de synthèse », Cahiers de méthodologie juridique n° 4, RRJ, 1989, p. 975 et s., spéc. pp. 975 à 318 système constitutionnel : leur force contraignante est relative ; leur vocation à déterminer les conduites est limitée981. Ainsi, les objectifs de valeur constitutionnelle, à l’instar de l’intérêt général, sont insusceptibles d’application autonome et ne forment pas une nouvelle catégorie de droits ou de libertés. Contrairement à ces derniers, ils n’ont pour destinataires que les pouvoirs publics pris comme producteurs de normes générales. En conséquence, ces objectifs ne devraient pas être directement sanctionnés par le juge ordinaire : en tant que tels, ils ne sont pas justiciables982. Si la jurisprudence judiciaire (A) et administrative (B) trahit quelques hésitations face aux objectifs de valeur constitutionnelle, elle tend, à un certain nombre d’exceptions près, à ne sanctionner ces objectifs qu’en tant qu’ils font l’objet d’une mise en œuvre législative983. A. L’inapplicabilité directe des objectifs de valeur constitutionnelle dans la jurisprudence judiciaire La jurisprudence judiciaire fait montre de certaines hésitations dans le traitement des objectifs de valeur constitutionnelle. Refusant le plus souvent de leur accorder une applicabilité directe984 au motif qu’ils ne constituent pas des droits directement invocables par 983 ; J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? », RDP, 1998, p. 659 et s., spéc. p. 678 et s. ; R. Libchaber, « Qu’est-ce qu’une loi », RTDciv, 1999, p. 242 et s., spéc. pp. 242 à 244. Hors de notre ordre juridique, le débat sur la normativité de la règle de droit est particulièrement vif en droit international où les résolutions et autres déclarations unilatérales de l’Assemblée générale des Nations Unies ne vont pas sans poser problème : dépourvues par principe d’autorité, elles se sont vues reconnaître une « certaine valeur juridique » (sentence arbitrale Texaco/Calisiatic vs. Gvt Lybien, 19 janvier 1977). On a constaté l’apparition, en doctrine, de nouvelles expressions comme celle de « soft law » - droit mou, évolutif, rapide… Ce sur quoi on renvoie à l’article, incontournable sur cette question, de P. Weil, « Vers une normativité relative en droit international ? », RGDIP, 1982, p. 5 et s. qui fut l’un des premiers à mettre au jour cet assouplissement de la norme en droit international. 981 Sur cette question, voir P. de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, Paris, Dalloz, 2006, 680 p., p. 499 et s. 982 L. Favoreu et alii., Droit constitutionnel, op. cit., p. 805, n° 1228. C’est « la caractéristique primordiale d’un droit fondamental [que] d’être justiciable » c’est-à-dire susceptible d’être mis en œuvre par un juge ; dans le cas contraire, dans la tradition juridique allemande, le droit en question est « au mieux une finalité assignée à l’action de l’État ». 983 Les développements suivants ne traitent que des seuls objectifs de valeur constitutionnelle. Soutenir que l’intérêt général constitue une norme de structure au sens où on l’emploie ne suppose aucune démonstration : cette norme est incontestablement objective en tant qu’elle a pour seuls destinataires les pouvoirs publics par opposition à la norme « subjective » qui crée des droits ou impose des obligations dans le chef des particuliers. En d’autres termes et de manière évidente, l’intérêt général ne constitue pas un droit ni une liberté. 984 L’applicabilité directe ou effet direct ou invocabilité directe d’une norme constitutionnelle signifie que cette norme est invocable devant les juridictions par les justiciables, sans que le législateur ait besoin d’intervenir. V. C. Grewe et H. Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, Paris, PUF, 1995, pp. 166-167 ; E. Willemart, « La valorisation formelle des droits fondamentaux : une tradition européenne commune ? », Annales de droit de Louvain, 1997, p. 394 et s. E. Willemart explique que « les droits sont directement applicables si leur 319 les particuliers mais de simples objectifs assignés aux pouvoirs publics, le juge judiciaire semble parfois assimiler les deux catégories. À titre d’illustration, citons une ordonnance du Tribunal de grande instance de Paris du 2 septembre 1996 dans laquelle le juge considère que « le droit au logement est reconnu comme une liberté fondamentale et un objectif de valeur constitutionnelle, dont la garantie constitue un devoir de solidarité nationale [et qui] mérite protection au même titre que le droit de propriété »985. Une telle mutation de « l’objectif pour chacun de disposer d’un logement décent » en véritable droit au logement garanti par la Constitution ne peut manquer de surprendre. Outre les approximations à l’œuvre dans cette décision, l’approche de l’objectif de valeur constitutionnel conçu comme la consécration d’un « droit » mérite d’être soulignée. Elle porte la marque d’une confusion qui trouve son origine dans la fonction des objectifs de valeur constitutionnelle comme instrument d’effectivité des normes constitutionnelles : ici l’effectivité, donc l’applicabilité de l’objectif pour tous de disposer d’un logement décent est perçue comme la condition de l’effectivité des droits et libertés. Une telle approche ne sera pas retenue par les juridictions supérieures. La Cour d’appel de Paris, dans une décision du 27 novembre 1997, a considéré que la possibilité pour tous de disposer d’un logement décent doit être mise en œuvre par le législateur et ne saurait justifier les atteintes au droit de propriété résultant de l’occupation d’un immeuble privé986. S’agissant de l’objectif de pluralisme des courants d’idées et d’opinion, le Tribunal de grande instance de Paris refuse de reconnaître un droit subjectif au pluralisme alors qu’il reconnaît dans le même temps un droit subjectif à l’information. Le Tribunal affirme que « si le Conseil supérieur de l’audiovisuel est seul garant du pluralisme de l’information, la protection du droit subjectif à l’information relève de l’autorité judiciaire »987. En d’autres termes, le juge considère qu’il ne lui revient pas de garantir le pluralisme, ce qui revient à lui refuser la qualité de norme directement applicable aux particuliers. Pour autant, et l’on retrouve encore l’ambiguïté relevée plus haut, le juge admet qu’en tant qu’ils sont les bénéficiaires de la liberté d’expression, les particuliers peuvent faire valoir devant lui leur consécration préconstitutionnelle, constitutionnelle ou internationale suffit à générer des droits subjectifs, que les particuliers puissent concrètement opposer aux pouvoirs publics ». Voir aussi P. de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, op. cit., spéc. Deuxième partie, Titre II, Chapitre I. L’expression « inapplicabilité directe » décrit donc le phénomène symétriquement inverse : on désigne ainsi le caractère d’une norme dont les particuliers ne peuvent se prévaloir devant le juge sans, lorsqu’il s’agit d’une norme constitutionnelle, que le législateur ne soit intervenu pour la mettre en œuvre. 985 TGI Paris, ord. réf., 2 septembre 1996, cité par É. Sales, Le droit au logement dans la jurisprudence française. Étude comparée des jurisprudences constitutionnelle, administrative et judiciaire, Th. Montpellier I, 2001, p. 525. 986 CA Paris, 26 novembre 1997, D. 1998. IR. 6. 987 TGI Paris, 29 novembre 1995, JCP, G, 1996, II, 22563. 320 droit de disposer de programmes qui traduisent l’expression de tendances de caractère différent988. Enfin, la Cour de cassation semble invalider cette approche subjective des objectifs de valeur constitutionnelle. La Haute juridiction considère que « l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, et l’impératif de sécurité juridique s’opposent à ce que la déclaration d’illégalité d’un règlement par la juridiction administrative puisse remettre en cause les droits antérieurement acquis par des particuliers au titre de ce règlement ; qu’il en résulte que la déclaration d’illégalité de l’article 4 de l’annexe du décret du 27 juin 1980, intervenue le 29 décembre 2000, ne peut avoir pour effet de remettre en cause rétroactivement le contrat d’assurance et, plus particulièrement, la clause de garantie subséquente stipulée conformément à l’autorisation donnée par ce texte alors que le contrat a été régulièrement conclu, exécuté, puis résilié dans le strict respect de la norme postérieurement déclarée illégale »989. Plus loin, elle affirme « que la cour d'appel a constaté que le Conseil d'État avait, le 29 décembre 2000, déclaré illégal l'article 4 de l'annexe de l'arrêté interministériel du 27 juin 1980 ; que cette décision, même intervenue dans une autre instance, affecte nécessairement la validité de la clause du contrat d'assurance obligatoire stipulée sur le fondement de ce texte déclaré illégal dès son origine et, par conséquent, le présent litige qui porte sur la couverture actuelle du risque assuré par le contrat contenant une telle clause, peu important, à cet égard, que celui-ci soit ou non expiré ; que, dès lors, c'est à bon droit et sans conférer d'effet rétroactif à la déclaration d'illégalité, que les juges du second degré ont décidé que la clause litigieuse était illicite, sans que puissent y faire obstacle les objectifs invoqués de sécurité juridique, d'intelligibilité de la loi et de confiance légitime »990. La formulation retenue par le juge ne permet pas de déterminer avec certitude si la Cour refuse par principe d’admettre l’applicabilité directe de l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ou si elle considère son application non pertinente en l’espèce. Reste qu’à notre connaissance, la Haute juridiction n’a jamais reconnu une telle qualité aux objectifs de valeur constitutionnelle. 988 v. B. Mathieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », JCP, G, 1997, I, 4023, § 5 et 6. Le Tribunal considère qu’« étant titulaire d’un droit, Michel Patrouilleau est recevable à agir s’il s’estime atteint dans les prérogatives qui y sont attachées ; que l’association TV carton jaune, en tant que comité de défense chargé par ses statuts de défendre les intérêts particuliers de ses membres, est également recevable à agir dans le cadre ainsi défini de son objet, des téléspectateurs animés d’une même volonté pouvant se regrouper pour assurer la défense collective du droit de chacun à l’information ». 989 Civ. 1ère, 2 juin 2004, Bull. civ. I, n° 155, p. 129 ; avec un considérant identique, voir Civ. 1ère, 12 juillet 2005, n° 03-19820 ; Civ. 1ère, 16 juin 2005, n° 04-10850 et, ajoutant à la déclaration d’illégalité de l’acte toute « évolution de la jurisprudence », Civ. 1ère, 18 janvier 2005, n° 03-16526. 990 Civ. 1ère, 2 juin 2004, préc., souligné par nous. 321 Au total, la jurisprudence judiciaire tend à refuser toute applicabilité directe aux objectifs de valeur constitutionnelle. À l’exception de certaines juridictions de première instance et pour ce qui concerne le seul objectif de la possibilité pour tous de disposer d’un logement décent, le traitement jurisprudentiel des objectifs de valeur constitutionnelle témoigne de leur dimension objective et « unidirectionnelle ». C’est dire que ces normes du système visent les seuls organes constitutionnels pris comme producteurs de normes générales, ce que la jurisprudence administrative tend elle aussi à confirmer. B. L’inapplicabilité directe des objectifs de valeur constitutionnelle dans la jurisprudence administrative À l’instar de son homologue judiciaire, le juge administratif ne paraît pas admettre l’applicabilité directe des objectifs de valeur constitutionnelle, refusant par là de les assimiler à des droits fondamentaux. Le Conseil d’État a pu se montrer catégorique, semblant dénier aux objectifs une quelconque portée en contentieux administratif. En ce sens, saisi d’une demande d’annulation d’une décision implicite par laquelle le ministre a rejeté une demande d’abrogation d’un arrêté relatif au dispositif des routes d’arrivée et de départ des aéronefs de la circulation aérienne générale, le Conseil d’État affirme, après avoir succinctement examiné les modalités de publicité de l’arrêté, qu’« en tout état de cause, la commune requérante n’est pas fondée à soutenir que l’arrêté litigieux et son annexe auraient méconnu l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la norme juridique »991. Le rejet du moyen « en tout état de cause » équivaut à un refus catégorique d’appliquer l’objectif à la question posée992. Or le champ d’application de l’objectif en question embrasse par hypothèse l’intégralité des normes de portée générale, de sorte que c’est bien l’applicabilité directe de la catégorie des objectifs de valeur constitutionnelle qui est contestée, et non celle de l’un d’eux seulement. 991 CE, 18 février 2004, Commune de Savigny le Temple, n° 251016, cons. n° 4, souligné par nous. Voir aussi, pour une autre illustration, CE, 18 octobre 2002, Catsiapis, n° 242896, AJDA, 2002 p. 1353, note P. Cassia. Le Conseil examine le moyen tiré de la violation de l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité par une délibération du jury du premier concours national d’agrégation en droit public pour conclure qu’« en tout état de cause », le moyen ne peut être accueilli. 992 322 De manière parfaitement cohérente avec ce qui précède, le juge accepte de censurer l’acte administratif qui, méconnaissant un objectif de valeur constitutionnelle, viole la loi qui met en œuvre ce dernier. La mise en œuvre législative de l’objectif de valeur constitutionnelle apparaît alors comme la condition de sa sanction dans le cadre du contentieux administratif. Dans une décision en date du 19 janvier 1990, il a pu estimer que si « en vertu des articles 1, 3 et 13 de la loi du 30 septembre 1986, la commission nationale de la communication et des libertés doit veiller à l'expression pluraliste des courants d'opinion et d'expression socioculturelles […], et si le pluralisme est, ainsi que l'a énoncé le conseil constitutionnel dans sa décision 86-217 du 18 septembre 1986, "un objectif de valeur constitutionnelle", le respect de ces dispositions législatives et de l'objectif qu'elles entendent garantir doit s'apprécier, en ce qui concerne les sociétés nationales de programme, au vu des programmes diffusés par lesdites sociétés ; que la décision par laquelle la commission nationale de la communication et des libertés […] a nommé les présidents des sociétés nationales de programme, n'a pas, en l'espèce, méconnu les dispositions législatives précitées ; que, par suite, le moyen tiré de ce que ces nominations seraient constitutives d'une atteinte au pluralisme ne peut qu'être rejeté »993. Ainsi, le juge rejette le moyen en considérant que la mesure contestée ne portait aucune atteinte au pluralisme, mais se fonde sur les dispositions législatives à l’exclusion des normes constitutionnelles994. De même, dans une décision en date du 29 juillet 1998995, le juge fait une application indirecte de l’objectif de protection de la santé publique. L’utilisant afin de justifier une interdiction de la publicité en faveur de boissons alcoolisées contenues dans une stipulation du cahier des charges de la société radio-France, il ne l’applique qu’en tant que ce « principe » est posé par la loi996. C’est toujours un contrôle du respect de la loi qui met en œuvre les objectifs de valeur constitutionnelle et des objectifs eux-mêmes que le juge opère. Une telle absence d’effet direct, qui permet de distinguer les droits et libertés fondamentaux des objectifs de valeur constitutionnelle997, se justifie essentiellement par la 993 CE,19 janvier 1990, Association « La télé est à nous », Rec. Leb. p. 9, souligné par nous. On note d’ailleurs que la Constitution n’apparaît pas dans les visas de la décision, seule la loi du 30 septembre 1986 étant mentionnée. 995 CE, 29 juillet 1998 Comité national des interprofessions des vins et eaux de vie à appellation d’origine contrôlée, n° 180771. Le Conseil considère ainsi que « l'interdiction de la publicité en faveur des boissons alcoolisées répond, en particulier vis-à-vis de la jeunesse, à un objectif de protection de la santé publique dont le principe, de valeur constitutionnelle, a été posé par la loi du 10 janvier 1991 modifiant le code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme ». 996 En l’occurrence la loi du 10 janvier 1991 modifiant le Code des débits de boissons, J.O., 12 janvier 1991, p. 615. 997 La distinction apparaît expressément dans la jurisprudence constitutionnelle. Dans une décision 505 DC du 19 novembre 2004 (Rec. p. 173), le juge constitutionnel distingue, à propos de la Charte des droits fondamentaux de 994 323 différence dans les destinataires de chaque catégorie de normes constitutionnelles. Alors que les objectifs ont pour destinataires les pouvoirs publics pris dans leur activité de production normative, les droits et libertés constitutionnels, s’ils peuvent avoir pour destinataires des personnes morales de droit public998, visent à titre principal les individus. Cette distinction entre droits fondamentaux et buts imposés aux producteurs de normes se retrouve dans la jurisprudence du juge des référés. Saisi sur le fondement de l’article 521-2 du Code de justice administrative instituant une procédure de référé-liberté999, le juge administratif a refusé d’assimiler l’objectif relatif à la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent à une liberté fondamentale. Dans une ordonnance du 3 mai 2002, le Conseil d’État affirme que « si, dans une décision du 29 juillet 1998, le Conseil constitutionnel a qualifié d’objectif de valeur constitutionnelle la « possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent », il n’a pas consacré l’existence d’un droit au logement ayant rang de principe constitutionnel […] ; qu’ainsi les organisations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 […] [garantirait] l’exercice d’un droit au logement qui présenterait le caractère d’une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative »1000. La distinction est posée – il convient de faire le départ entre les principes constitutionnels et les objectifs de même rang – et la conséquence contentieuse qui en résulte nous paraît peu contestable1001 : l’objectif de valeur constitutionnelle n’étant pas une liberté fondamentale, il ne peut être valablement invoqué par les justiciables1002. l’Union européenne modifiée par le traité établissant une Constitution pour l’Europe, les objectifs et les droits directement invocables. Ainsi explique-t-il que la Charte « comporte, à côté des “droits” directement invocables devant les juridictions, des “principes” qui constituent des objectifs ne pouvant être invoqués qu’à l’encontre des actes de portée générale relatifs à leur mise en œuvre », cons. n°15. 998 Sur cette question, v. notamment, CE, 18 janvier 2001, Commune de Venelles c/ M. Morbelli, concl. Laurent Touvet, RFDA, 2001, p. 378 et s. 999 L’article L 521-2 du Code de justice administrative institue une procédure d’urgence, qui reprend, pour l’élargir, l’ancien sursis liberté confié au Préfet. Désormais le juge administratif, saisi d’une requête en ce sens, est compétent pour prononcer toutes mesures nécessaires afin d’éviter qu’il soit porté une atteinte grave et illégale à une liberté fondamentale par une personne de droit public ou un organisme de droit privé en charge d’une mission de service public. Sur cette procédure, v. not. P. Cassia, Les référés administratifs d’urgence, Paris, LGDJ, 2003, 198 p. 1000 CE, ord. réf., 3 mai 2002, Association de réinsertion du Limousin et autres, n° 245697, RFDA, 2002, p. 856 ; AJDA, 2002, p. 818, note E. Deschamps ; LPA, 26 septembre 2002, n° 193, p. 15, note P. Jan. 1001 contra P. Jan, « Les OVC et le contentieux administratif : de beaux principes seulement : à propos de l’OVC droit à un logement décent », art. cit. 1002 Dans le même sens, de manière lexicalement plus approximative cependant, v. CE, ord. réf., 8 septembre 2005, Garde des Sceaux, ministre de la justice, n° 284803, LPA, 16 novembre 2005, n° 228, p. 6 et s., note C. Clément. Le juge affirme que si « la protection de la santé publique constitue un principe de valeur constitutionnelle, il n’en résulte pas, contrairement à ce qu’a affirmé le premier juge que le droit à la santé soit au nombre des libertés fondamentales auxquelles s’applique l’article L. 521-2 du Code de justice administrative ». 324 Si l’énoncé des principes paraît clair, la constance du juge dans leur application est parfois prise en défaut. Par une ordonnance en date du 24 février 2001, le Conseil d’État juge du référé-liberté a considéré que « le principe du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion est une liberté fondamentale »1003 au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. On peut noter que la Haute juridiction ne fait aucune mention de la valeur constitutionnelle du pluralisme et préfère le qualifier de principe, non d’objectif. Une telle décision signale l’autonomie de la jurisprudence du Conseil d’État s’agissant de l’application des normes constitutionnelles1004. Cette autonomie se manifeste clairement dans l’application de l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité : le juge administratif l’applique en tant qu’il s’imposerait à toute production de normes générales et non seulement la norme législative1005. En dehors de ces cas, il apparaît que le juge administratif demeure attaché au principe d’une inapplicabilité des objectifs de valeur constitutionnelle. Au total, la jurisprudence des juges « ordinaires » ne se donne donc pas comme parfaitement univoque. Une grande tendance se fait jour cependant : les objectifs de valeur constitutionnelle sont globalement appréhendés comme des normes dépourvues d’effet direct. Injusticiables en dehors de leur mise en œuvre législative1006, les objectifs ne constituent pas des droits ou des libertés constitutionnels, mais s’analysent comme des conditions objectives de l’effectivité de ces droits et libertés constitutionnels. 1003 CE, ord. réf., 24 janvier 2001, Tibéri, Rec. Leb. p. 85, D. 2001, jurisp., p. 1748 note Ghevotian et RFDA, 2001, p. 629, note Maligner. 1004 Cela se vérifie naturellement dans le cadre de la détermination de la catégorie des libertés fondamentales au sens des dispositions de l’article L 521-2 du Code de justice administrative. Sur ce point, v. not. R. Chapus, Contentieux Administratif, Paris, Montchrestien, 2004, n° 1596. 1005 v. CE, 26 février 2007, Fédération nationale de la mutualité française et autres, n° 289743 où le juge administratif semble opposer l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la « norme » à l’administration dans le cadre du contrôle des ordonnances de l’article 38. De même, lorsque le Conseil d’État, dans une décision en date du 12 mars 2007, oppose à l’administration « l’objectif de valeur constitutionnelle de clarté des normes », il applique directement un objectif de valeur constitutionnelle à l’acte administratif sans qu’aucune loi n’intervienne et dégage de son propre chef l’objectif en cause. La clarté de la loi apparaît en contentieux constitutionnel en qualité d’exigence ou d’obligation constitutionnelle, non d’objectif. Voir C.C. n° 00-435 DC du 7 décembre 2000, Rec. p. 164, n° 01-451 DC du 27 novembre 2001, Rec. p. 145 et n° 04-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116. Une telle attitude du juge administratif ne doit pas surprendre. Tout porte à croire qu’elle est liée aux objectifs en cause : clarté de la norme ici, intelligibilité et accessibilité de la norme là ; dans les deux cas ce que le Conseil constitutionnel nomme « loi » peut légitimement s’entendre comme droit ou norme au sens de règle de droit de portée générale. 1006 La seule exception stable ayant trait à l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ou de la norme. On peut penser que s’il fait exception, c’est parce qu’ainsi réécrit, l’objectif structure l’intégralité de l’ordre juridique et non seulement le système constitutionnel. 325 §II. Les fonctions des normes de conciliation dans le système constitutionnel Ces normes objectives sont donc des normes du système constitutionnel au sens où elles ne s’appliquent qu’en son sein, aux organes constitutionnels producteurs de normes générales. Du point de vue du système, les normes de conciliation font office de normes de limitation des droits et libertés fondamentaux compensant ainsi l’absence de clause générale en ce sens1007 (A). En outre, sans que cela ne fasse véritablement paradoxe, elles forment un ensemble d’instruments au service de l’effectivité du système (B). A. Des normes de limitation des normes constitutionnelles C’est notamment au nom de la réalisation d’objectifs de valeur constitutionnelle ou pour satisfaire un objectif d’intérêt général que le législateur peut valablement porter atteinte à une norme de valeur constitutionnelle. Ainsi le Conseil constitutionnel affirme que « s’il appartient au législateur de mettre en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, […] il lui est loisible, à cette fin, d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime nécessaire »1008. Telle est la fonction contentieuse des normes objectives : ce sont des normes de limitation des normes constitutionnelles. Encore faut-il préciser qu’aux yeux du juge constitutionnel, la limitation d’une norme n’est jamais qu’une forme de conciliation entre les normes1009 de sorte qu’en leur qualité de normes de limitation, les normes d’objectifs ne sont jamais que des instruments de conciliation. 1007 De ce point de vue, elles jouent un rôle comparable à celui d’une clause générale de limitation des droits fondamentaux telle qu’on peut la rencontrer par exemple dans le cadre de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme. Dans le cadre de cette convention, certains articles stipulent que des restrictions peuvent être légitimement apportées aux droits et libertés reconnus si elles « constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Sur cette question, v. notamment, F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, 2006, 786 p. 1008 C.C. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Rec. p. 276, cons. n° 7. 1009 L’assimilation de l’opération de limitation d’une norme constitutionnelle fondée sur la réalisation d’un objectif de valeur de constitutionnelle à une opération de conciliation est cependant contestée en doctrine. Ainsi B. Mathieu et M. Verpeaux considèrent que « le terme de “conciliation” […] semble devoir être réservé à la confrontation d’exigences totalement ou partiellement contradictoires et rattachées à des droits d’égales valeur, [alors que] le terme “limitation” […] semble devoir se rapporter aux hypothèses dans lesquelles un objectif, 326 Une telle assimilation1010 apparaît notamment dans la jurisprudence relative aux limitations susceptibles d’être apportées au droit de grève1011. La décision 556 DC du 16 août 2007 est à cet égard topique. Le juge y explique « qu’aux termes du septième alinéa du Préambule de 1946 : “Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent” ; qu’en édictant cette disposition, les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle mais qu’il a des limites et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ; que, notamment en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle »1012. La limitation fondée sur la poursuite d’un objectif d’intérêt général se retrouve notamment en matière d’atteintes à la liberté d’entreprendre. En témoigne la décision n° 2000-439 DC dans laquelle le juge énonce « qu'il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi »1013. On pourrait multiplier les exemples à l’envi, l’enseignement resterait inchangé : la poursuite d’un objectif d’intérêt général permet de limiter les droits et libertés fondamentaux, à ce titre l’intérêt général fait figure de norme de conciliation. constitutionnel ou non, permet de restreindre la portée d’un droit ou d’une liberté constitutionnelle », Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 475. 1010 En ce sens, B. Faure estime que les objectifs de valeur constitutionnelle forment un ensemble de normes de conciliation « autorisant le législateur à restreindre l’exercice des droits fondamentaux » (B. Faure, « Les objectifs de valeur constitutionnelle : une nouvelle catégorie juridique », RFDC, 1995, p. 47 et s., p. 63). 1011 v. pour une première application, C.C. n° 79-107 DC du 12 juillet 1979, Rec. p. 31. 1012 C.C. n° 07-556 DC du 16 août 2007, J.O. du 22 août 2007, p. 13971, cons. n° 10. Formulation qu’on retrouve dans une décision n° 08-567 DC du 7 août 2008, non encore publiée, v. cons. n° 8. 1013 C.C. n° 00-439 DC du 16 janvier 2001, Rec. p. 42, cons. n° 13. Dans le sens d’une limitation jugée excessive au regard de l’intérêt général poursuivi, v. not. C.C. n° 00-436 DC, Rec. p. 176, par laquelle le juge énonce « que le souci d'assurer “la sauvegarde de la diversité commerciale des quartiers” répond à un objectif d'intérêt général ; que, toutefois, en soumettant à une autorisation administrative tout changement de destination d'un local commercial ou artisanal entraînant une modification de la nature de l'activité, le législateur a apporté, en l'espèce, tant au droit de propriété qu'à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, une atteinte disproportionnée à l'objectif poursuivi » (cons. n° 20). Pour une première formulation expresse, v. C.C. n° 89-254 DC du 4 juillet 1989, Rec. p. 41, cons. n° 5 : « la liberté d'entreprendre n'est ni générale, ni absolue ; qu'il est loisible au législateur d'y apporter des limitations exigées par l'intérêt général à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée ». 327 À l’instar de l’intérêt général, les objectifs de valeur constitutionnelle sont des permissions adressées au législateur pour limiter un certain nombre de droits et libertés1014. La jurisprudence constitutionnelle et les formulations employées par le juge attestent éloquemment de la fonction de limitation et de conciliation de cette catégorie de normes « émergentes ». Elle est consacrée la première fois dans la décision 82-141 DC du 2 juillet 1982 dans laquelle le juge affirme qu’« il appartient au législateur de concilier […] l’exercice de la liberté de communication […] avec […] les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels auquel ces modes de communication , par leur influence considérable, sont susceptibles de porter atteinte »1015. Elle apparaît, de manière significative, dans la permission accordée au législateur de déroger au principe de l’effet cliquet1016. Le juge affirme en effet que le législateur « ne peut, s’agissant d’une liberté fondamentale, en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » et ajoute qu’il « ne peut s’agissant de situations acquises intéressant une liberté publique les remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement acquise ; celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l’objectif constitutionnel poursuivi »1017. Sur le fondement de tels objectifs, le législateur gagne donc en liberté dans la mise en œuvre de la Constitution et la satisfaction des intérêts collectifs qu’incarnent les objectifs constitutionnels. En contre point, une telle autorisation ne joue que sous la double réserve de la non-dénaturation de la norme en cause et du respect d’une stricte proportionnalité entre la satisfaction de l’objectif et la limitation de la portée de la liberté. Il convient de préciser que cette fonction de limitation joue à l’encontre de l’intégralité des droits et libertés fondamentaux, y compris ceux auxquels le juge constitutionnel attache une importance particulière. Ainsi dans la décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, le 1014 Pour une présentation fouillée de cette fonction de permission, v. P. de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, op. cit., p. 399 et s. 1015 C.C. n° 82-141 DC du 27 juillet 1982, Rec. p. 48, cons. n° 4 et 5. 1016 Pour reprendre une formule employée par les Pr. B. Mathieu et M. Verpeaux, on peut dire que la technique du « cliquet anti-retour » constitue une « limite à la limitation des droits fondamentaux », Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 496. La jurisprudence du cliquet apparaît dans la décision Entreprises de presse (181 DC) des 10 et 11 octobre 1984 dans laquelle le Conseil estime, au sujet de la liberté de communication, que « s'agissant d'une liberté fondamentale d'autant plus précieuse que son existence est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale, la loi ne peut en réglementer l'exercice qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ». Avec ce considérant de principe, le juge imposait, en matière de droits fondamentaux, une obligation de « toujours mieux » au législateur. 1017 C.C. n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p. 78. 328 juge explique que « la rétention de sûreté et la surveillance de sûreté doivent respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ; qu'il incombe en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu'au nombre de celles-ci figurent la liberté d'aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l'article 66 de la Constitution confie la protection à l'autorité judiciaire »1018. En définitive, la règle paraît être celle du parallélisme : si tous les droits et libertés sont susceptibles de faire l’objet d’une limitation, tous les objectifs de valeur constitutionnelle sont susceptibles de leur apporter une telle limitation. Cela a pu être contesté s’agissant de l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi1019. Le juge a cependant admis que le législateur pouvait valablement restreindre l’application du principe d’égalité et l’exercice de la liberté contractuelle en limitant le respect des contrats en cours pour des motifs tirés de l’objectif de simplification du droit1020. La question s’est posée à l’identique s’agissant de l’objectif de transparence des entreprises de presse1021. Sans qu’on puisse apporter de réponse définitive, le juge paraît admettre que le législateur limite l’exercice du droit au maintien de la vie privée sur le fondement de cet objectif. Saisi d’une loi dont les requérants soutenaient qu’elle violait « le droit au secret des affaires et du patrimoine, éléments essentiels du droit au respect de la vie privée », le Conseil constitutionnel a considéré que « le texte critiqué qui, pour assurer la transparence financière, permet à certaines personnes ayant un intérêt légitime de consulter le compte des valeurs nominatives des sociétés visées à l’article 4 ne méconnaît aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle »1022. 1018 C.C. 2008-562 DC, préc. v. M. – A. Frison Roche, W. Baranes, « Le principe constitutionnel de l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi », D., 2000, Chron., p. 362 et s. ; ainsi que J. – M. Larralde, « Intelligibilité de la loi et accès au droit », LPA, n° 231, 19 novembre 2002, p. 11 et s. 1020 J. – E. Schoettl, « Codification par ordonnances », note sous C.C. n° 99-421 DC, 16 décembre 1999, AJDA, 2000, p. 37 et s. 1021 v. J. – C. Masclet, « La loi sur les entreprises de presse », AJDA, 1984, p. 658 et s. 1022 C.C. n° 84-141 DC des 10-11 octobre 1984, préc. Sur la question, v. P. de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, op. cit., p. 442. L’intégration traditionnelle des objectifs de valeur constitutionnelle parmi les règles et principes de valeur constitutionnelle dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité autorise à penser que le juge intègre l’objectif de transparence des entreprises de presse parmi ces règles et principes constitutionnels que le législateur n’a pas méconnus. 1019 329 En toute hypothèse, les objectifs de valeur constitutionnelle forment, comme l’intérêt général, un ensemble d’instruments de régulation du système constitutionnel. Ces normes de limitation des normes constitutionnelles, et précisément des droits et libertés fondamentaux, assument une fonction d’organisation interne du système qu’elles tiennent de leur qualité de norme de limitation. L’analyse fonctionnelle permet de dégager une seconde fonction de ces normes objectives : elles servent l’effectivité du système constitutionnel. B. Des instruments au service de l’effectivité du système constitutionnel Comme le souligne F. Luchaire, l’objectif de valeur constitutionnelle, c’est le but à atteindre1023. L’idée est capitale, et l’on aurait tort de s’arrêter à l’apparence de tautologie : l’objectif – objectif de valeur constitutionnelle ou intérêt général – est un but de valeur constitutionnelle que le juge impose aux organes producteurs de normes générales. De ce point de vue, les normes objectives participent pleinement à la mise en œuvre du système constitutionnel comme système finalisé : elles sont l’instrument d’un contrôle qui ne se réduit plus au contrôle de la conformité statique de la norme basse à la norme haute, mais consiste à vérifier l’aptitude de la norme basse à réaliser les objectifs de la norme haute1024. En d’autres termes, les normes objectives ne sont nullement réductibles à leur fonction de limitation des droits fondamentaux, ou du moins celle-ci est inséparable d’une recherche d’effectivité de ces droits. C’est ce dont rend justement compte la définition synthétique des objectifs de valeur constitutionnelle proposée par B. Genevois. Ce dernier explique que « l’objectif de valeur constitutionnelle apparaît comme le corollaire nécessaire à la mise en œuvre d’un droit constitutionnellement reconnu. Au titre de la recherche d’une plus grande effectivité des droits fondamentaux, c’est en fait une habilitation qui est donnée au législateur pour leur apporter certaines limitations afin de les concilier entre eux »1025. 1023 F. Luchaire, « Brèves remarques sur une création du Conseil constitutionnel : l’objectif de valeur constitutionnelle », RFDC, 2005, p. 675 et s., p. 682 : « La notion d’objectif est parfaitement claire : c’est le but à atteindre ». 1024 En ce sens, A. Levade parle d’« outils de contrôle “par le haut” du législateur[.] [Selon l’auteur, les objectifs de valeur constitutionnelle] offrent ce que les droits et principes ne peuvent apporter : un guide dans la mise en œuvre de son pouvoir d’appréciation par le législateur ». A. Levade, « L'objectif de valeur constitutionnelle, vingt ans après. Réflexions sur une catégorie juridique introuvable », in L'esprit des institutions, l'équilibre des pouvoirs, Mélanges en l'honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 688 et s.., p. 702. 1025 B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 205, n° 342. 330 Loin d’être contradictoires, les deux fonctions des normes objectives se complètent. Deux séries d’observations permettent de le démontrer. D’une part, la fonction de limitation garantit le système constitutionnel contre « l’excessive banalisation des droits »1026. C’est d’une articulation téléologique des normes constitutionnelles dont il est question : la limitation ne vaut pas par elle-même mais seulement parce que l’absolutisme de droits et libertés signerait l’ineffectivité du système constitutionnel. Inversement, la limitation assure son effectivité, par application des normes objectives. À cet égard, l’objectif d’intérêt général est singulièrement révélateur de cette fonction de limitation au service de l’effectivité de l’ensemble. On a souvent souligné l’ambiguïté normative de l’objectif d’intérêt général en droit constitutionnel1027. Celle-ci résulte d’un certain nombre de facteurs, parmi lesquels figurent principalement la compétence législative pour déterminer le contenu de cet objectif destiné à limiter une norme de rang constitutionnel, et l’imprécision des formulations employées par le juge constitutionnel1028. On doit cependant souligner la souplesse qu’en tire le système constitutionnel. Indépendamment des problèmes 1026 B. Mathieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle n° 10. Décembre 1994-janiver 1995 (1ère partie) », LPA, 7 juin 1995, n° 68, p. 10. Dans le même esprit, P. Ardant dénonce une « constitutionnalisation [des libertés] […] utilisée comme un procédé de multiplication des droits garantis au risque d’entraîner en définitive un affaiblissement général de la protection, au détriment des libertés essentielles », « Les constitutions et les libertés », Pouvoirs, 1998, n° 84, p. 68. De même, G. Drago considère que le « développement des droits fondamentaux » ne saurait être simplement assimilé à « un véritable progrès de l’État de droit ». Au contraire convient-il, selon l’auteur, de souligner « la destructuration sociale engendrée par une société de Droit [de droits ?] dans laquelle l’individu et la défense de ses droits prime sur toute autre considération […], c’est-à-dire d’un droit uniquement préoccupé de la sphère privée ou individuelle et dont la doctrine des droi
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