La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français

Transcription

La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français
UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE
Ecole doctorale Droit et Sciences humaines
THESE
pour l’obtention du grade de
DOCTEUR EN DROIT DE L’UNIVERSITE DE CERGY PONTOISE
DROIT PUBLIC
présentée et soutenue publiquement le 4 décembre 2008,
par
Cyril BRAMI
La hiérarchie des normes en droit constitutionnel français
Essai d’analyse systémique
Membres du jury
Madame Gwénaële CALVÈS, Professeur à l’Université de Cergy Pontoise, directrice de thèse.
Monsieur Pierre AVRIL, Professeur émérite à l’Université de Paris II.
Monsieur Denys de BÉCHILLON, Professeur à l’Université de Pau et des pays de l’Adour.
Monsieur Carlos Miguel PIMENTEL, Professeur à l’Université de Versailles St Quentin en Yvelines.
Monsieur Joseph PINI, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille III.
La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans cette
thèse ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.
REMERCIEMENTS
Mes sincères remerciements se dirigent d’abord vers ma directrice de thèse,
Madame le professeur Gwénaële Calvès, pour m’avoir proposé un sujet en accord avec mes
aspirations, et pour ses conseils avisés qui m’ont permis de mener à bien ce projet.
Cette thèse doit aussi beaucoup à ceux qui m’ont accompagné durant ces cinq
années. Un lieu fut important et une présence, celle de ma compagne, Sandrine. Pour son
indéfectible soutien et sa patience éprouvée, merci.
SOMMAIRE
(Un plan détaillé figure à la fin de l’ouvrage)
PREMIÈRE PARTIE
LE PRINCIPE HIÉRARCHIQUE, INSTRUMENT IMPARFAIT DE
DÉLIMITATION DU SYSTÈME CONSTITUTIONNEL
TITRE I – UN PRINCIPE INOPÉRANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES
INFRA-CONSTITUTIONNELLES
Chapitre I- L’exclusion très partielle des normes de rang législatif
Chapitre II- L’exclusion à géométrie variable des normes « intermédiaires »
TITRE II- UN PRINCIPE INOPÉRANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES
INTERNATIONALES ET SUPRA-NATIONALES
Chapitre I-L’impossible subordination des normes d’origine externe
Chapitre II-L’impossible clôture sur lui-même du système constitutionnel
SECONDE PARTIE
LE RAPPORT HIÉRARCHIQUE, MODE D’ORGANISATION DU
SYSTÈME CONSTITUTIONNEL ?
TITRE I - LA HIÉRARCHIE
CONSTITUTIONNEL
ENTRE
LES
ÉLÉMENTS
DU
SYSTÈME
Chapitre I- La hiérarchie entre les normes constitutionnelles, une réalité occultée
Chapitre II- Une hiérarchie entre organes de création et organes d’application des normes
constitutionnelles ?
TITRE II- LES MODALITÉS NON HIÉRARCHIQUES D’ARTICULATION DES
NORMES CONSTITUTIONNELLES
Chapitre I- La conciliation
Chapitre II- La dérogation
Chapitre III– L’engendrement
TABLE DES ABRÉVIATIONS
AFDI
aff.
AIJC
AJDA
al.
A.P. ou Ass. plén.
APD
art. cit.
Ass.
BVerfGE
Bull.
c/
CA
CAA
Cah. du dr. eur.
C.C
C.C.C.
CE
CEDH
CIJ
CJCE
Ch.
chron.
civ.
col.
coll.
com.
comm.
concl.
cons.
CPJI
crim.
D.
DC
dir.
éd.
EDCE
GAJA
Annuaire français de droit international
Affaire
Annuaire international de justice constitutionnelle
Actualité juridique – droit administratif
alinéa
Assemblée plénière
Archives de philosophie du droit
article cité précédemment
Assemblée
Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts (Recueil
des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale
allemande)
Bulletin des arrêts de la Cour de cassation
Contre
Cour d’appel
Cour administrative d’appel
Cahiers du droit européen
Conseil constitutionnel
Cahiers du Conseil constitutionnel
Conseil d’État
Cour européenne des droits de l’Homme
Cour internationale de justice
Cour de justice des communautés européennes
chambre
chronique
chambres civiles de la Cour de cassation
colonne
collection
chambre commerciale de la Cour de cassation
commentaire
conclusions
considérant
Cour permanente de justice internationale
chambre criminelle de la Cour de cassation
Recueil Dalloz
Décision du Conseil constitutionnel rendue sur examen
de la conformité à la Constitution (articles 54 et 61 de la
Constitution)
direction
édition
Études et documents du Conseil d’État
Les grands arrêts de la jurisprudence administrative de
M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B.
Genevois (15e éd., 2005)
Gaz. pal.
GDCC
JCP ou JCP, G
JDI
JO
JOCE
JOUE
L
LGDJ
LPA
obs.
op. cit.
plén.
préc.
PUAM
PUF
RCADI
RCDIP
RDP
Rec.
Rec. CIJ
Rec. CEDH
Rec. CJCE
Rec. Leb.
Req.
RFDA
RFDC
RGDIP
RIDC
RMC/RMCUE
RTDC
RTDE
RTDH
RUDH
s.
Sect.
somm.comm.
spéc.
TA
TC
La Gazette du Palais
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel de L.
Favoreu et L. Philip (13e éd., 2005)
Jurisclasseur périodique – édition générale
Journal du droit international (Clunet)
Journal officiel de la République française
Journal officiel des Communautés européennes
Journal officiel de l’Union européenne
Décision du Conseil constitutionnel rendue sur examen
des textes de forme législative (article 37 alinéa 2 de la
Constitution)
Librairie générale de droit et de jurisprudence
Les petites affiches
observations
ouvrage cité précédemment
chambre ou assemblée plénière
précité(e)
Presse universitaire d’Aix-Marseille
Presse universitaire de France
Recueil des cours de l’Académie de droit international
de La Haye
Revue critique de droit international privé
Revue de droit public et de la science politique en
France et à l’étranger
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel
Recueil des décisions de la Cour internationale de
justice
Recueil des décisions de la Cour européenne des droits
de l’Homme
Recueil des décisions de la Cour de justice des
Communautés européennes
Recueil Lebon, recueil des arrêts du Conseil d’État et
des juridictions administratives
requête
Revue française de droit administratif
Revue française de droit constitutionnel
Revue générale de droit international public
Revue international de droit comparé
Revue du marché commun devenue Revue du marché
commun et de l’Union européenne
Revue trimestrielle de droit civil
Revue trimestrielle de droit européen
Revue trimestrielle des droits de l’Homme
Revue universelle des droits de l’Homme
suivant
section du contentieux du Conseil d’État
sommaire commenté
spécialement
Tribunal administratif
Tribunal des conflits
th. cit.
vol.
thèse citée précédemment
volume
INTRODUCTION GENERALE
En raison probablement de l’influence du courant normativiste1, nous appréhendons le
droit à partir de la notion d’ordre juridique. Kelsen l’affirmait catégoriquement : « il est
impossible de saisir la nature du droit si nous nous limitons à une règle isolée. Les relations
qui unissent les règles particulières d’un ordre juridique sont elles aussi essentielles à la nature
du droit. Il faut donner un sens clair aux relations qui constituent l’ordre juridique, alors
seulement nous comprenons pleinement la nature du droit »2.
Nous tenons généralement pour acquis que c’est son inscription dans un ordre
juridique qui confère à une norme sa validité, c’est-à-dire son caractère spécifiquement
juridique. « Il n’existe pas, “dans la nature” de norme juridique isolée »3. Toute norme doit sa
qualité de norme au fait d’avoir été produite conformément aux conditions posées par l’ordre
juridique dans lequel elle s’insère : elle tire sa validité d’autres normes qui seront dites, pour
cette raison, supérieures. Dans une perspective kelsénienne, le rapport hiérarchique,
consubstantiel à l’ordre juridique, apparaît comme un mode de relation entre normes qui
conditionne leur validité4.
Ce rapport normatif se dédouble en un rapport (ascendant) de conformité – qui saisit la
liaison de la norme basse à la norme haute – et un rapport (descendant) de production – qui
saisit la liaison de la norme haute à la norme basse.
Le rapport de conformité signale la dimension coercitive du rapport hiérarchique.
Dans un article célèbre consacré au principe de légalité, Charles Eisenmann distingue au
moins deux types de conformité : dans le premier, B est « une simple reproduction “trait pour
trait”» de A, sa « copie » ; dans le second, B est la « réalisation concrète » de A, il est « fait
1
On vise ici l’ensemble des auteurs qui conçoivent les ordres juridiques comme « ensemble de normes », ce qui
n’implique pas qu’ils développent les mêmes analyses quant à ces normes. Sur ce point, v. F. Ost et M. van de
Kerchove, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, 1988, 254 p., spéc. p. 32 et s ; ainsi que C.
Leben, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, 2001, n° 33, p. 18 et s., p. 21.
2
H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l'État, Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 1997, 517 p., p. 55.
3
M. Virally, « Le phénomène juridique », RDP, 1966, p. 5 et s., p. 32.
4
« Une norme est avec une autre norme dans un rapport de norme supérieure à norme inférieure si la validité de
la norme inférieure est fondée sur la validité de la norme supérieure, par le fait que la norme inférieure a été
créée de la manière prescrite par la norme supérieure, alors que la norme supérieure a le caractère de la
constitution au regard de la norme inférieure ; puisque aussi bien, l’essence d’une constitution réside dans la
réglementation des la création des normes ». H. Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996, 604 p.,
p. 345
1
d’après A, calqué sur lui [mais] il ne le reproduit pas exactement, puisque A est abstrait et B
concret »5. À s’en tenir aux enseignements de l’auteur, le rapport de conformité est
susceptible de connaître de substantielles variations et suppose toujours une mise en œuvre,
une concrétisation, de la norme haute par la norme basse6. C’est d’abord en ce sens qu’au
monde du droit, la conformité est affaire de hiérarchie. Dire d’une norme qu’elle est conforme
à une autre exprime l’idée d’infériorité et d’obligation de conformité, sous peine, pour la
norme non conforme, de perdre sa validité. Ce que met en jeu le « test de conformité », c’est
la validité de la norme soumise à l’exigence de stricte adéquation.
Le rapport de production désigne quant à lui un mouvement en sens descendant de la
norme haute vers la norme basse. Pour les tenants d’une conception normativiste de l’ordre
juridique, le rapport de production est une autre manière de désigner la « cascade de validité »
kelsénienne » : « une norme qui règle la validité d’une autre norme sera supérieure dans
l’ordre de production. Les conditions de validité sont la même chose que les règles de
production »7. Le rapport de production, selon la thèse normativiste, est purement formel : la
norme supérieure encadre le mode d’élaboration de la norme basse, elle détermine ses
coordonnées procédurales et organiques, mais l’autorité habilitée à « produire » la norme jouit
d’un pouvoir discrétionnaire quant à son contenu8.
Dans sa double dimension, le rapport hiérarchique est au cœur de l’appréhension
contemporaine de l’ordre juridique. Plus spécifiquement, c’est à l’aune du principe
hiérarchique que se trouve définie la norme qui constitue l’objet de notre étude : la
Constitution. La doctrine constitutionnaliste française privilégie en effet une approche
formelle de la Constitution, en posant, à titre de postulat, la pertinence du modèle
hiérarchique (§I). Il nous semble toutefois que cette approche traverse une crise profonde
(§II), qui appelle à l’exploration de nouvelles pistes d’analyse (§III).
5
C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », EDCE, 1957-11, p. 25 et s., pp.30-31.
C’est dans cette exacte mesure que le rapport de conformité fait pendant au rapport d’engendrement, les deux
rapports décrivant le même mouvement selon un angle de vue opposé (descendant / ascendant).
7
O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, Paris,
PUF, 2003, 1649 p., p. 779 et s.
8
Pour une analyse critique, v. M. Troper, « Système juridique et État », APD, 1986, p. 29 et s., spéc. p. 42 ; ainsi
que P. Amselek, « Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de l’ordre juridique », RDP, 1978, p.
5 et s., complété par « Une fausse idée claire : la hiérarchie des normes juridiques », RRJ, 2007, p. 557 et s.
6
2
§I.
La hiérarchie entre les normes, postulat central d’une définition formelle de la
Constitution
La majorité des auteurs, suivant en cela un mouvement amorcé par la doctrine
publiciste du début du XXe siècle, opte pour une définition formelle de la Constitution. La
référence à la hiérarchie des normes offre un critère de délimitation de la Constitution (A),
conçue comme un ensemble de normes entre lesquelles il est exclu que s’instaure un rapport
hiérarchique (B).
A. Le principe hiérarchique, critère de délimitation de la Constitution
Il est d’usage de présenter la Constitution à partir de l’opposition entre deux
définitions traditionnelles élaborées par la doctrine. Entendue en son sens formel, la
Constitution peut recevoir n’importe quel contenu9 ; enivsagée d’un point de vue matériel, elle
apparaît comme « un ensemble de normes, considérées indépendamment de leur place dans la
hiérarchie, ayant pour objet l’organisation des pouvoirs publics, leur fonctionnement, leurs
rapports mutuels et, dans certains systèmes juridiques, la détermination et la garantie des
droits fondamentaux »10. Dans cette perspective, la Constitution doit « au moins : déterminer
9
Le Doyen Vedel explique ainsi « qu’en droit, il n’existe pas de définition matérielle de la Constitution. Est
constitutionnelle, quel qu’en soit l’objet, toute disposition émanant du pouvoir constituant. Sans qu’il soit besoin
d’évoquer l’exemple fameux et aujourd’hui périmé de la Constitution suisse relative à l’abattage des animaux de
boucherie, on se rappellera que la loi constitutionnelle du 10 août 1926 complétant, selon son texte même, la loi
constitutionnelle du 25 février 1875, avait pour objet de conférer à la caisse de gestion des bons de la défense
nationale et d’amortissement de la dette publique une autonomie de “caractère constitutionnel” et de lui affecter
certaines recettes fiscales », Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1949, 616 p. reprod.
Dalloz, 2005, p. 113.
10
M. Troper, « Constitution », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ,
1993, 758 p., p. 103. Une telle définition matérielle doit être distinguée de la conception institutionnelle de la
Constitution. Sur cette question, v. O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », in D. Alland et S. Rials,
Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 257 et s., ainsi que « Constitution et constitutionnalisme », in P.
Raynaud, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 2003, 892 p., p. 133 et s.. La « conception
institutionnelle » appréhende la Constitution comme « un régime politique, ou un système de gouvernement ».
Ainsi dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la Constitution de l’État désigne « le règlement
fondamental qui détermine la manière dont l’autorité publique doit être exercée. En elle se voit la forme sous
laquelle la nation agit en corps politique » (vol. 11, 1772, cité par O. Beaud, « Constitution et droit
constitutionnel », art. cit., p. 258). Cette approche sera continuée par A. Esmein notamment, qui définissait le
droit constitutionnel à partir de ses trois objets : « 1/ la forme de l’État ; 2/ la forme et les organes du
gouvernement ; 3/ les limites des droits de l’État », et affirmait en conséquence que la Constitution « a pour objet
de déterminer la forme de l’État et du gouvernement » (cité par O. Beaud, ibid.. Au XXe siècle, R. Capitant
3
des organes d’État, définir les principes présidant à la désignation des membres de ces
organes et assigner à ces organes des fonctions (le tout de manière plus ou moins précise) »11.
Or l’acception matérielle de la Constitution, si elle connaît quelques fervents défenseurs
parmi les représentants les plus éminents de la doctrine publiciste12, se trouve aujourd’hui
déconsidérée par la majorité des auteurs, qui voient en elle une approche politique d’un objet
juridique13.
Aux termes de la définition formelle qui semble s’être imposée, la Constitution est
« un ensemble de normes placées au sommet de la hiérarchie de l’ordre juridique »14. Ici, « le
nom de Constitution demeure [réservé] à la partie des règles d’organisation des pouvoirs, qui
a été énoncée dans la forme constituante et par l’organe constituant, et qui par suite, ne peut
être modifiée que par une opération de puissance constituante et au moyen d’une procédure
spéciale de révision »15. L’identification de la Constitution formelle repose donc sur une
différenciation hiérarchique entre la loi ordinaire et la loi constitutionnelle qui se traduit, en
termes organiques, par la « subordination du Parlement au Constituant »16. Sa définition
repose sur le concept de primauté hiérarchique au sein d’un ordre juridique, primauté garantie
par des procédures spécialement contraignantes de modification.
intégrera, dans le cadre de sa théorie de la coutume constitutionnelle, les principes de droit constitutionnel non
écrits, nés de la pratique et de l’histoire constitutionnelle, au rang desquels figurait le parlementarisme en qualité
de modèle de fonctionnement des organes politiques. Cette doctrine trouve à certains égards son prolongement
dans l’œuvre de P. Avril. L’auteur, qui refuse de réduire la Constitution à l’ensemble des normes écrites, a pu
opposer la « Constitution écrite » à la « Constitution réelle, c’est-à-dire les règles qui régissent effectivement le
gouvernement du pays » (Les conventions de la Constitution. Normes non écrites du droit politique, Paris, PUF,
coll. Léviathan, 1997, 202 p. p. 11) et affirmer que « la « Constitution » ne se réduit pas au droit écrit […], mais
qu’elle comporte également des règles qui ne sont pas écrites et dont l’origine est proprement politique » (ibid.,
p. 2). De P. Avril, v. aussi, notamment, « La Constitution : Lazare ou Janus ? », RDP, 1990, p. 949 et s. De R.
Capitant, v. « La coutume constitutionnelle », RDP, 1979, p. 962 et s., ainsi que « Le droit constitutionnel non
écrit », Recueil d’études en l’honneur de François Gény, Paris, Sirey, 1934, t. III, p. 2 et s.
11
O. Jouanjan, « La forme républicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », in La République en
droit français, sous la dir. de B. Mathieu et M. Verpeaux, Paris, Economica, 1996, 360 p., p. 267 et s., p. 283
note 1.
12
Sans prétendre à l’exhaustivité, citons S. Rials, O. Beaud ou encore O. Jouanjan. Du premier, voir, entre
autres, « Les incertitudes de la notion de Constitution sous la Ve République », RDP, 1984, p. 587 et s. ; du
second, v. not. La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, 512 p. ; du troisième, v. par exemple, « La forme
républicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », art. cit.
13
La formule de Barthélémy et Duez est à cet égard révélatrice. Les auteurs expliquent que c’est « la rigidité
[…] [qui communique] à la Constitution la qualité juridique, et non seulement politique, de loi suprême du
pays » (J. Barthélémy et P. Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933, 955 p., p. 190).
14
M. Troper, « Constitution », art. cit., p. 103.
15
R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 2 vol., 1920, 1922, réimp.
Paris, Dalloz, 2003, T II, p. 571-572. En conséquence notait l’auteur, « il y a des règles qui, bien que ne touchant
aucunement à l’organisation de l’État et n’ayant, par conséquent, aucun caractère constitutionnel intrinsèque,
font cependant partie de la constitution formelle : il suffit pour cela, quel que soit leur objet, qu’elles aient été
établies par l’organe constituant et consacrées dans l’acte constitutionnel » (ibid).
16
C. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, Paris, LGDJ, 1928,
383 p., réimp. Economica-PUAM, 1986, p. 9-10.
4
Si la définition formelle de la Constitution emporte aujourd’hui l’adhésion d’une nette
majorité de la doctrine, c’est parce que l’approche matérielle est réputée porteuse d’un triple
vice : elle serait subjective, circulaire et juridiquement insaisissable17. Subjective parce que la
liste des objets constitutionnels « par nature » demeure ouverte et indéterminée. Circulaire
parce qu’elle prend appui sur des notions qui ne peuvent être appréhendées qu’à partir de la
Constitution elle-même18. Juridiquement insaisissable enfin, parce qu’elle renvoie à des
éléments tels que « les pouvoirs publics », « les institutions », « les libertés du citoyen » qui
ne font pas l’objet d’une définition juridique précise. Or, comme le rappelle O. Pfersmann,
« une nouvelle définition ne peut opérer qu’avec des notions déjà explicitement
introduites »19.
Il importe surtout d’insister sur la première critique formulée à l’encontre de la
définition matérielle : elle ne permet pas de discriminer efficacement entre les normes
constitutionnelles et les autres. On a pu souligner qu’à comprendre la Constitution comme
« l’ensemble des dispositions coutumières ou écrites qui prévoient l’organisation de l’État [,]
[on] saisit […] toute la législation de l’État »20. L’approche matérielle est trop extensive pour
permettre d’identifier l’objet « norme constitutionnelle » par exclusion des autres normes de
l’ordre juridique. Ce qui est en cause, c’est le caractère opératoire de la définition matérielle
et, de ce point de vue, force est de reconnaître la supériorité de la définition formelle : dire
qu’il « y a forme constitutionnelle dès lors qu’il existe une procédure spécifique et renforcée
de la production normative »21 permet de délimiter sans ambiguïté le « domaine »
constitutionnel.
Le relatif consensus que rencontre aujourd’hui la définition formelle est sans doute lié
à l’avènement, avec la Constitution du 4 octobre 1958, d’une juridiction constitutionnelle et
au développement exponentiel de sa jurisprudence à partir de l’alternance de 1981. En effet,
indépendamment du fait que son existence même peut être considérée comme un corollaire de
la Constitution entendue au sens formel, il apparaît que « le Conseil constitutionnel est attaché
à la Constitution formelle comme base de sa jurisprudence. Aussi bien la forme de sa
décision, par les visas (“vu la Constitution”), que le fond de son argumentation (le Conseil
17
O. Pfersmann, in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 68, n° 99.
ibid. L’auteur prend l’exemple des pouvoirs publics qui sont des organes institués par la Constitution.
19
ibid.
20
R. Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », RDP, 1942, pp. 46-90, 149-179, 258-279, 301-375, p. 266.
21
O. Pfersmann in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, op. cit., p. 72.
18
5
constitutionnel ne tient ses pouvoirs que des dispositions expresses de la Constitution…) font
appel au texte de la Constitution en tant que tel »22.
Or la consécration jurisprudentielle de l’approche formelle de la Constitution allait en
retour la modifier, à la marge. À partir du début des années 1980, on constate en effet que « la
Constitution devient de plus en plus jurisprudentielle »23. Désormais, « sans la dimension
jurisprudentielle, l’exposé du droit constitutionnel est […] non seulement incomplet mais sans
valeur »24. Cette évolution est sanctionnée par l’apparition d’un nouveau terme en droit
constitutionnel : le « bloc de constitutionnalité ».
B. Le « bloc de la constitutionalité », ou la hiérarchie exclue de la Constitution
La « juridictionnalisation » du droit constitutionnel a imposé d’aménager la définition
formelle de l’objet « Constitution ». Prenant acte de la conception extensive que se fait le juge
de la norme qu’il applique, la doctrine adopte, pour désigner la Constitution, la métaphore du
« bloc de constitutionnalité »25, « expression forgée à partir de celle de “bloc de légalité”
couramment employée en droit administratif, et [qui devait permettre] de regrouper en un seul
ensemble les principes et règles à valeur constitutionnelle qui débordaient du cadre strict du
texte constitutionnel du 4 octobre 1958 »26. Il s’agit, comme on sait, des articles numérotés de
la Constitution de 1958, de la Déclaration de 1789, du Préambule de la Constitution de 1948,
et, par extension, des principes auxquels celui-ci renvoie.
22
J. – M. Blanquer, Les méthodes du juge constitutionnel, thèse, Paris II, 1993, 454 p., p. 95.
D. Rousseau, « Une résurrection : la notion de Constitution », RDP, 1990, p. 5 et s., p. 5.
24
L. Favoreu et M. Maus, RFDC, 1990, n° 1, p. 3, cités par O. Beaud, « Constitution et Droit constitutionnel »,
art. cit., p. 260.
25
L’expression a été proposée pour la première fois en 1970 par C. Emery, « Chronique constitutionnelle et
parlementaire française, vie et droit parlementaire », R.D.P., 1970, p. 678. On admet cependant que la
« théorisation » de la notion revient au Doyen Favoreu, qui l’a largement développée à partir de 1975. V. L.
Favoreu, « Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d’après la jurisprudence du Conseil
constitutionnel », in Mélanges Ch. Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, 467 p., p. 34 et s. ; « Les normes de référence
», in Le Conseil constitutionnel et les partis politiques, Paris, Economica, 1988, 119 p., p. 69 et s. ; ou encore «
Bloc de constitutionnalité », in Dictionnaire constitutionnel, sous la dir. de O. Duhamel et Y. Mény, 1088 p., p.
87 et s., p. 87. Sur l’adhésion de la doctrine à cette métaphore du « bloc », v. J. – M. Blanquer, « Bloc de
constitutionnalité ou ordre constitutionnel ? », Mélanges Jacques Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 227 et
s., (où l’auteur relève que seuls les contours de « bloc » ont fait débat en doctrine, non la notion elle-même). Sur
l’origine de la notion et son analyse critique, voir C. Denizeau, Existe-t-il un bloc de constitutionnalité ?, Paris,
LGDJ, 1997, 152 p., spéc. pp. 7-28.
26
L. Favoreu, « Bloc de constitutionnalité », art. cit., p. 87.
23
6
Les différentes composantes du « bloc » sont-elles articulées entre elles selon un
principe hiérarchique ? Au terme d’un débat alimenté par certaines décisions du Conseil
constitutionnel, la réponse apportée par la majorité des auteurs est globalement négative : la
Constitution doit être appréhendée comme un bloc « d’un seul tenant », insusceptible de
hiérarchisation interne.
Ce débat s’est déroulé en deux temps.
Premier temps : à la suite de la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations,
dans laquelle le juge affirme que « le préambule de la Constitution de 1946 réaffirme
solennellement les droits et les libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration
des droits de 1789 et tend seulement à compléter ceux-ci par la formulation des principes
politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps »27, certains
commentateurs ont pu considérer que « les droits sociaux ont un rang inférieur et subordonné
dans le bloc des règles à valeur constitutionnelle »28.
Cette thèse de la hiérarchie comme mode de résolution des conflits entre les textes qui
composent le « bloc de constitutionnalité » n’ayant jamais été confirmée en jurisprudence, la
majorité des auteurs admettent que le juge articule les principes contradictoires du « bloc » en
les conciliant. À cet égard, les propos tenus par G. Vedel au colloque des 25 et 26 mai 1989
nous paraissent synthétiser les vues de la doctrine majoritaire sur la question29. L’auteur
explique que :
27
C.C. n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec p. 18, cons. n° 15.
J. – F. Flauss, « Les droits sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Droit social, 1982,
p.652. Dans le même sens, voir not. F. Goguel pour lequel « il résulte des termes mêmes de la Déclaration de
1789 que celle-ci ne prétend pas correspondre à un état donné du développement de l'histoire de l'humanité et de
l'évolution des sociétés. Les droits qu'elle proclame appartiennent à l'homme en tant qu'il est homme. Ils sont
absolus et imprescriptibles. Au contraire les principes énoncés par le Préambule de 1946 sont expressément
déclarés “particulièrement nécessaires à notre temps”. Ils ont donc pu ne pas être nécessaires dans le passé, ils
pourront ne plus l'être dans l'avenir... Les principes particulièrement nécessaires à notre temps, à la différence
des Droits proclamés en 1789, sont donc affectés d'un certain coefficient de contingence et de relativité » (F.
Goguel, « Objet et portée de la protection des droits fondamentaux », RIDC, 1981, p. 444). Notons, par ailleurs,
que le sens de la hiérarchie a toujours fait débat. Ainsi certains auteurs ont mis l’accent sur le fait que les
principes de la Déclaration de 1789 doivent être interprétés à la lumière des principes qui lui sont postérieurs et
optèrent pour la supériorité des principes du Préambule de 1946 sur ceux de 1789. En ce sens, v. L. Philip, « La
valeur juridique de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 selon la jurisprudence du
Conseil constitutionnel », in Études offertes à Pierre Kayser, PUAM, 1979, T.II, p. 335 et s., p. 333-336 ; ou
encore, F. Luchaire, « Le Conseil constitutionnel et la protection des droits et des libertés du citoyen », in
Mélanges M. Waline, Paris, L.G.D.J., 1974, T. II., p. 546 et s., spéc. p. 572-573.
29
L. Favoreu n’a pas manqué de souligner que « la caution ainsi apportée par l’ancien rapporteur des décisions
des 16 janvier 1982 (Nationalisations) et des 25-26 juin 1986 (Privatisations) dont l’autorité scientifique est par
ailleurs unanimement admise, vient clore le débat sur les “antinomies de la Constitution” », in Droit
constitutionnel, op. cit., p. 123.
28
7
-
- « Toutes les dispositions [constitutionnelles] ont valeur constitutionnelle positive
-
- Leur validité et leur valeur juridique sont les mêmes pour toutes […]
-
- Les conflits éventuels entre les dispositions de la Déclaration, entre ces dispositions
et celles du Préambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de
la République, comme ceux entre la Déclaration et celles du reste de la Constitution,
ne peuvent être tranchés par l’appel à une prétendue hiérarchie entre les normes
formant le bloc de constitutionnalité au sens strict du mot ».
C’est « sur le terrain de l’interprétation, c’est-à-dire l’activité propre du juge, que celui-ci
traite les conflits qui apparaissent. Tantôt l’interprétation dissipera l’illusion du conflit et
supprimera donc le problème ; tantôt elle constatera la réalité du conflit et elle en recherchera
une solution qui ne peut être que de compromis »30.
Deuxième temps : la question se pose à nouveau à la suite de la décision Maastricht II,
dans laquelle le juge affirme que « sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux
périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou
poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre
part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la
forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir
constituant est souverain »31.
À partir de cette décision, trois propositions pouvaient être formulées : l’interdiction
de réviser la forme républicaine du gouvernement peut illustrer « la théorie de la supraconstitutionnalité ; elle peut être considérée comme un principe constitutionnel d’un rang
supérieur au reste de la Constitution, ce qui suppose une hiérarchie au sein des normes
constitutionnelles ; elle peut avoir une valeur simplement constitutionnelle au même titre que
les autres dispositions »32. La doctrine a majoritairement opiné en faveur de la troisième
proposition33. La question est principalement réduite à celle de l’existence d’une supraconstitutionnalité, rejetée par la majorité des auteurs qui regarde le pouvoir constituant
comme un pouvoir souverain, insusceptible d’être juridiquement limité. Sans doute la
démonstration la plus aboutie se trouve-t-elle, ici encore, dans l’œuvre du Doyen Vedel.
30
G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789 dans le “bloc de constitutionnalité” », in La Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen et la jurisprudence, colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel,
Paris, PUF, 259 p., p. 35 et s., p. 56-57.
31
C.C. n° 92-312 DC du 2 septembre 1992, JO du 3 septembre 1992, p. 12095, cons. n° 19.
32
V. L’Hôte, « La “forme républicaine du gouvernement” à l’épreuve de la révision constitutionnelle de mars
2003 », RDP, 2003, p. 111 et s., p. 120.
33
Des voix discordantes s’élèveront cependant. Voir, notamment, O. Beaud, « La souveraineté de l’État, le
pouvoir constituant et le Traité de Maastricht », RFDA, 1993, p. 1046 et s. ; ainsi que O. Jouanjan, « La forme
républicaine du gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », art. cit.
8
L’auteur explique que « le Conseil constitutionnel […] ne reconnaît pas […] dans l’ensemble
des dispositions de valeur constitutionnelle, une hiérarchie permettant de faire apparaître une
sorte de para-supraconstitutionnalité »34. Cette supraconstitutionnalité « par détermination de
la Constitution », comprenant un « ensemble de normes que le pouvoir constituant originaire a
soustrait
tacitement
ou
expressément
à
toute
révision »35,
serait
« logiquement
inconstructible »36 car un texte ne peut conférer à certaines de ses dispositions de valeur
supérieure à la sienne propre. Elle demeure surtout introuvable dans la Constitution : « la
révision de telle disposition que l’on peut juger essentielle n’exige pas une procédure
différente de celle qui présiderait à la retouche de telle autre disposition de caractère
anodin »37. En d’autres termes, même s’il doit procéder en deux temps, le pouvoir constituant
pourra toujours réviser la norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution. Où l’on reconnaît
la thèse dite de la double révision successive construite par la doctrine de la IIIe République,
qui a continué d’avoir les faveurs de la doctrine sous la Ve République38.
En somme, la doctrine majoritaire se représente bien le « bloc de constitutionnalité »
comme un bloc, c’est-à-dire « une masse homogène constituée d’un seul morceau ou de
plusieurs éléments regroupés en une masse complète »39.
§II.
La définition formelle de la Constitution, une définition en crise
Le recours au principe hiérarchique pour délimiter les contours de la norme
constitutionnelle est battu en brèche sur chacun des deux terrains investis par la définition
formelle de la Constitution : il s’avère d’une part que le critère hiérarchique est insatisfaisant
pour discriminer entre les normes constitutionnelles et celles qui ne le sont pas (A) ; la théorie
34
G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, n°67, 1993, p. 82.
ibid.
36
ibid.
37
ibid., p. 84.
38
En ce sens, v. le bilan établi par B. Genevois in « Les limites d’ordre juridique à l’intervention du pouvoir
constituant », RFDA, 1998, n°5, p. 929 et s. L’auteur cite F. Goguel, Les institutions politiques françaises, Paris,
Les cours du droit, 1968, 738 p., p.,671 ; G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Seuil, éd. 1996, 374 p., p. 318 ;
B. Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, A. Colin, 14e éd. 1997, p. 45. Ajoutons R. Badinter,
« Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », Mélanges J. Robert, Paris, Montchrestien, 1998, p. 217
et s., p.220 ; J. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 18e éd., 2002, 769 p., p.
173 ; F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 27e éd., 2001, 805 p., p. 41 ; B. Mathieu et M.
Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, p. 307
39
Dictionnaire « Le Petit Robert », 1990, p. 192.
35
9
de l’égale valeur des normes constitutionnelles, d’autre part, se révèle inapte à saisir la réalité
des rapports qui se nouent entre ces normes (B).
A. Le critère hiérarchique ne permet pas de délimiter le domaine constitutionnel
Si le critère hiérarchique ne permet pas de discriminer systématiquement entre les
éléments qui appartiennent et ceux qui n’appartiennent pas à la Constitution, c’est parce que
l’articulation hiérarchique, censée régler les rapports entre les normes constitutionnelles et les
normes extérieures à la Constitution, n’est pas systématiquement vérifiée.
Elle peut ainsi laisser la place à la coordination. C’est notamment le cas pour ce qui
concerne les rapports de la norme constitutionnelle et de la norme internationale. Comme le
signale le professeur Alberton, « la thèse […] de la hiérarchie […] s’avère inadaptée parce
que ne permettant plus d’exposer ni d’expliquer la réalité normative aujourd’hui »40. Il
apparaît en effet que le juge ne contrôle pas, sur le fondement de l’article 54 de la
Constitution, la conformité de l’engagement international de l’État à la Constitution, mais
sanctionne un simple rapport de compatibilité entre les deux normes. Une telle différence
s’explique essentiellement par le fait que « le traité international ne concrétise pas la norme
constitutionnelle »41. Partant, on a pu considérer que « la norme internationale n'est ni audessus ni en dessous de la norme constitutionnelle, elle est à côté »42.
Les insuffisances du critère tiré du principe hiérarchique ne s’arrêtent pas aux portes
de notre ordre juridique. Dans ses rapports avec les normes législatives, la primauté
hiérarchique de la Constitution rencontre aussi des limites. En ce sens, on relève que les
rapports de la Constitution à la norme législative adoptée par le Peuple sur le fondement de
l’article 11 de la Constitution ne s’analysent pas comme des rapports de subordination de la
loi à la norme constitutionnelle. Bénéficiant d’une immunité contentieuse43, la loi
référendaire, qualifiée d’« expression directe de la souveraineté nationale » par le juge
constitutionnel, est mise en situation de déroger à la Constitution. Cette immunité, perçue
40
G. Alberton, « De l’indispensable intégration du bloc de conventionnalité au bloc de constitutionnalité »,
RFDA, 2005, p. 249 et s., p. 256.
41
R. Mouzet, « Le rapport de constitutionnalité. Les enseignements de la Ve République », RDP, 2007, p. 959 et
s.
42
ibid.
43
C.C. n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, JO du 25 septembre 1992, p. 13337.
10
comme une « contradiction logique »44, remet en cause l’aptitude de la Constitution à
subordonner les normes réputées de rang inférieur. En ce sens, J. – F. Prévost a pu évoquer un
phénomène de « déconstitutionnalisation »45, et J. – F. Flauss considérer qu’il y avait là une
« négation même de l’idée de Constitution »46. C’est en réalité la Constitution formelle, c’està-dire
envisagée
à
travers
le
prisme
hiérarchique,
qui
est
atteinte :
la
« déconstitutionnalisation » marque simplement les failles du critère hiérarchique pour
délimiter la Constitution.
Lorsque l’on se place du point de vue organique, les conclusions restent inchangées :
les exceptions au principe hiérarchique sont trop importantes pour faire de lui un critère fiable
d’identification de la Constitution.
Alors que « “l’idéal” hiérarchique voudrait que la Constitution soit exclusivement
interprétée au regard de la volonté du Constituant, volonté à laquelle tous les pouvoirs
subordonnés […] devraient se conformer, c’est bien souvent le contraire qu’on observe dans
la réalité »47. Ainsi, lorsque l’on se tourne vers le pouvoir exécutif, force est d’admettre que ce
sont les pratiques du Chef de l’État qui ont imprimé certaines caractéristiques du régime
présidentiel à la Constitution de 1958. Alors que cette dernière « recelait virtuellement autant
un régime parlementaire qu’un régime présidentiel », on a pu démontrer que la pratique du
Général de Gaulle entre 1958 et 1962, puis la révision de 1962, ont fixé la nature du régime
politique48. Ici encore, la réalité du droit de la Constitution ne traduit pas une subordination
des organes constitués à l’organe constituant. Au contraire, il apparaît que la pratique des
premiers détermine la nature du régime fondé par le second.
44
J. – L. Quermonne, « Le référendum : essai de typologie prospective », RDP, 1985, p. 589. Voir aussi O.
Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 429 et s. L’auteur souligne la « grave contradiction interne [qui affecte
la jurisprudence constitutionnelle] : […] écartelée entre la logique libérale de l’équilibre des pouvoirs établi par
la Constitution et la logique démocratique de la loi référendaire conçue comme l’expression directe de la
souveraineté nationale » (p. 429).
45
J. – F. Prévost, « Le droit référendaire dans l’ordonnancement de la Cinquième République », RDP, 1977, p.
13.
46
J. – F. Flauss, Justice constitutionnelle et démocratie référendaire, Ed. du Conseil de l’Europe, coll. Science et
technique de la démocratie, n°14, 1996, p. 16.
47
F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1987, 602 p., p. 227-228.
48
P. Avril, Les conventions de la Constitution…, op. cit., p. 77. L’auteur explique que plusieurs configurations
étaient potentiellement susceptibles de se réaliser : « la République inspirée du modèle de Bayeux, pour le
général de Gaulle, dont le Président était la clef de voûte, la République parlementaire d'inspiration britannique
de Michel Debré, dont le Premier ministre était l'animateur, la République traditionnelle réformée des ministres
d'État, pour lesquels l'essentiel était que le Gouvernement demeurât responsable devant les députés » (ibid. p.
50).
11
Plus largement, le pouvoir d’interprétation des organes d’application ne va pas sans
faire question. Sur cette base, certains auteurs n’hésitent pas à condamner la hiérarchie : parce
que les organes chargés d’appliquer la Constitution vont « l’interpréter, donc la recréer sans
être liés dans l’exercice de cette activité par aucune norme juridique mais seulement par le
système de relations mutuelles dans lequel ils sont insérés », la supériorité de l’organe
constituant n’est que pure fiction juridique49. Ainsi, selon M. Troper, « dès lors que
l’interprétation est soustraite à tout contrôle et qu’elle a un caractère authentique [i. e. « la
seule à laquelle l’ordre juridique attache des conséquences »], la norme qu’elle conduit à
poser est la seule efficace et valable. C’est donc seulement par une fiction que l’on peut parler
d’une supériorité de la Constitution sur les actes par lesquels elle est appliquée : les organes
qui les font sont soumis à des normes, mais ce sont celles qu’ils déterminent eux-mêmes. Le
problème posé […] peut être résolu de la manière la plus simple : il n’y a pas de
hiérarchie »50. Sans doute cette analyse, radicale, ne fait-elle pas l’unanimité au sein de la
doctrine. Reste qu’elle permet de souligner les tensions que subit l’articulation hiérarchique
qui, à défaut d’être purement et simplement supprimée, peut toujours être déjouée51.
C’est dire que la définition formelle de la Constitution doit être récusée. Il est
impossible de déterminer avec certitude les frontières de la Constitution à partir d’un critère
hiérarchique.
À cette faiblesse inhérente à l’approche formelle de la Constitution, s’ajoute le
rétrécissement qu’elle induit en acceptant de traiter la Constitution à partir de l’image d’un
« bloc » homogène. L’aspect statique de la Constitution conçue comme une unité rigide, dont
tous les éléments seraient « soudés » par l’action du juge constitutionnel, ne correspond pas à
la réalité.
49
M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle », in Pour une
théorie juridique de l’Etat, Paris, PUF,1994, 358 p., p. 293 et s., p. 314. Dans le même sens, « Kelsen, la théorie
de l’interprétation et la structure de l’ordre juridique », in Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 81 et
s., spéc. pp. 90 et s., p. 92 : « la validité ne provient pas de la norme supérieure, mais du processus de production
des normes inférieures ».
50
ibid., p. 305.
51
F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis,
2002, 596 p., p. 100.
12
B. Le principe d’unité formelle de la Constitution ne résiste pas à l’analyse
J. – M. Blanquer affirme que « le bloc de constitutionnalité n’existe pas ». Avec lui, on
doit considérer que la métaphore, qui renvoie « au minimum […] [à] l’idée d’homogénéité »,
est « particulièrement inadaptée »52 pour décrire la Constitution.
En effet, « confronté à une pluralité de textes de référence (Déclaration des droits de
l’Homme et du citoyen de 1789, principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, préambule de la Constitution de 1946, articles de la Constitution…), le juge
constitutionnel est conduit à rechercher la cohérence de cet ensemble. Pour cela il doit
procéder à un travail d’induction »53. C’est dire que l’hétérogénéité des normes
constitutionnelles n’est jamais niée par le juge qui entreprend d’organiser la différence plutôt
que de la dissoudre au profit d’une improbable homogénéité. Nombre d’auteurs, sans accepter
pour autant les termes d’une définition matérielle de la Constitution, ont mis en lumière, à
partir d’un examen minutieux de la jurisprudence constitutionnelle, l’existence de principes
constitutionnels qui surdéterminent l’ensemble.
Ainsi de J. – M. Blanquer, qui évoque l’existence de « principes induits » par le juge
constitutionnel. Prenant appui sur la décision 104 DC du 23 mai 1979, dans laquelle le
Conseil constitutionnel affirme que « le législateur n’a méconnu ni le principe de séparation
des pouvoirs ni les dispositions constitutionnelles qui le mettent en œuvre »54, l’auteur analyse
cette « référence à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de
1789 » comme la reconnaissance juridictionnelle des « fondement[s] même de notre ordre
constitutionnel [que sont] la séparation des pouvoirs ou la séparation des droits »55.
La mise au jour d’éléments que le juge place au fondement des principes
constitutionnels contredit frontalement la vision statique qu’offre l’image du « bloc » : les
normes constitutionnelles ne peuvent pas être regardées comme des éléments indifférenciés
composant une masse homogène. Dans cette perspective, B. Mathieu et M. Verpeaux décèlent
l’émergence de « principes matriciels »56 dans la Constitution. Aux yeux des deux spécialistes
52
J. – M. Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel ? », Mélanges Jacques Robert, Paris,
Montchrestien, 1998, p. 227 et s., p. 228.
53
ibid., p. 230.
54
C.C. n° 79-104 DC du 23 mai 1979, Rec. p. 27.
55
J. – M. Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel ? », art. cit., p. 231.
56
M. Mathieu utilise l’expression pour qualifier le principe de dignité de la personne humaine ; v. M. Mathieu,
« La dignité de la personne humaine : quel droit, quel titulaire ? », D. 1996. chron. p. 282 et s. ; v. aussi, du
même auteur, « Pour une reconnaissance de “principes matriciels” en matière de protection constitutionnelle des
13
du contentieux constitutionnel, « certains principes deviennent des principes majeurs, des
“principes matriciels” en ce qu’ils engendrent d’autres droits de portée et de valeur
différente ». Loin de souder en un « bloc » homogène les principes constitutionnels, « le juge
constitutionnel [opère] une reconstruction du système des droits fondamentaux. Parmi les
principes constitutionnels, il en détermine certains qui forment le soubassement du système
des droits fondamentaux. Dans un deuxième temps, il rattache à ces principes matriciels
d’autres principes qui en sont le corollaire ou en développent la portée »57. Une telle analyse
souligne l’interdépendance susceptible de structurer les rapports entre les normes
constitutionnelles : alors que la norme dérivée, corollaire du principe matriciel, trouve sa
« source » ou son « origine » dans cette dernière, la norme matricielle est précisée et
prolongée par la norme dérivée. Selon les auteurs, « deux principes parmi les plus importants
de l’ordre constitutionnel, celui de dignité et celui de liberté illustrent de manière
particulièrement topique cette construction »58.
L’analyse de la jurisprudence permet de dégager d’autres principes constitutionnels
qui « paraissent bénéficier d’un statut particulier les mettant en position de “surplomb” par
apport aux autres droits »59. Ainsi, D. Rousseau souligne que le « pluralisme […] constitue,
[…] selon le Conseil, “le fondement de la démocratie” et “une des garanties essentielles du
respect des autres droits et de la souveraineté nationale” »60. Selon l’auteur, « ces formules
opèrent comme des marqueurs révélant une position légèrement décalée du principe du
pluralisme : il n’est pas un principe à côté des autres, il est celui qui garantit le respect des
autres droits constitutionnels ». Constatant que le juge constitutionnel fait un sort particulier
au principe de la dignité de la personne humaine, l’auteur avance l’hypothèse que ce principe,
et celui du pluralisme, « ne sont pas, à proprement parler, des droits fondamentaux[,] mais des
principes de valeur qui ne prennent corps que par leur effectuation dans l’énoncé de droits
fondamentaux auxquels ils donnent une unité de sens »61.
Chacune de ces analyses souligne l’inadéquation de la métaphore du bloc pour se
représenter la Constitution. Parallèlement, elles imposent un changement de perspective : le
juge ne construit pas un bloc compact en soudant ces éléments les uns aux autres, il organise
la Constitution en assurant l’interaction de ses normes.
droits de l’homme », D. 1995. chron. p. 211 et s. ; ou encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux
constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, 791 p., spéc. p. 421 et s.
57
B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 422.
58
ibid.
59
D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2006, 536 p., p. 133-134.
60
ibid.
61
D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 134.
14
Par ailleurs, on a pu souligner l’idéalisme d’une conception rigide de l’unité de la
Constitution, conçue comme une unité de valeur hiérarchique. Ainsi, O. Pfersmann oppose
une lecture normativiste de la Constitution aux tenants de la souveraineté du pouvoir
constituant. L’auteur note que « les Constitutions contemporaines présentent de plus en plus
souvent des différenciations internes […]. Rien n’empêche […] d’interdire la révision de
certaines normes constitutionnelles ». Sur cette base, il distingue entre la limitation matérielle
du pouvoir de révision formulée par l’article 89, alinéa 5 – « interdiction absolue de
réviser »62, laquelle institue « bel et bien des interdictions directes et matérielles de réviser »63
– et les « interdictions conditionnelles » (interdiction de réviser dans certaines circonstances
par exemple). La distinction, qui se borne à tirer les conséquences de la pleine validité de la
norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution, impose de réfuter la théorie dite de la double
révision successive, fondée sur « une conception politique du pouvoir constituant qu’il serait
impossible de limiter »64.
Une telle critique est d’autant plus remarquable qu’elle est développée par un auteur
qui appréhende la norme constitutionnelle à partir d’un critère procédural et formel. Selon
l’auteur, c’est parce que « le principe est qu’une différenciation de procédures ne peut être
qu’une différenciation de formes ou catégories et une différenciation de formes n’est à son
tour autre chose qu’une différenciation hiérarchique »65, qu’il peut « parfaitement exister, dans
un système donné, une pluralité de couches de droit constitutionnel formel hiérarchiquement
ordonnées, mais il s’agit alors de plusieurs formes de droit constitutionnel formel »66. Une
telle « complication rend problématique l’existence même d’une catégorie unique pour ces
formes différentes »67. Surtout, elle est observable dans la Constitution. D’une part, un rapport
de production entre les normes de la Constitution est identifiable : la norme constitutionnelle,
adoptée par pouvoir de révision, est « produite » sur le fondement des prescriptions de
l’article 89, lesquelles fondent sa validité juridique. D’autre part, en tant qu’elle interdit sa
propre révision, la norme de l’article 89, alinéa 5 de la Constitution institue une complication
procédurale. Sur cette base, on doit admettre l’existence d’une hiérarchie entre les normes
62
O. Pfersmann in L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2002, p. 108.
ibid.
64
En ce sens l’auteur explique que « cet argument paraît erroné car il débouche sur une régression à l’infini. S’il
était licite de réviser d’abord l’article 89. 5, le constituant pourrait directement interdire de le modifier. S’il était
alors licite de réviser cette interdiction, on pourrait interdire de réviser cette interdiction de réviser etc. Ce qui
anime souvent ce type d’argumentation est une conception politique du pouvoir constituant qu’il serait
inconcevable de limiter » (ibid. p. 108).
65
Otto Pfersmann, Droit constitutionnel, op. cit., p. 72.
66
ibid., p. 85.
67
ibid.
63
15
constitutionnelles. Cette analyse présente l’avantage de faire l’économie d’une conception
idéaliste du pouvoir de révision. Du point de vue de la technique juridique, ce dernier doit être
regardé comme titulaire d’une compétence juridique, fondée sur la Constitution et limitée par
la Constitution.
On le voit, la définition formelle d’une Constitution conçue comme un ensemble de normes
qui formeraient une unité compacte et rigide entretient un rapport très lâche avec la réalité
juridique. Elle ne permet pas d’identifier clairement la Constitution, faute d’un critère de
délimitation de l’ensemble constitutionnel qui permette de le discriminer avec certitude. Elle
occulte la réalité des interactions normatives au sein de la Constitution, ainsi que l’action du
juge qui organise ces interactions. Elle méconnaît la structure verticale de la Constitution, et
la hiérarchie entre les normes constitutionnelles qui en résulte. Autant d’éléments qui
appellent une autre représentation de la Constitution.
§III.
Pour une analyse systémique de la Constitution
Nous voudrions avancer que l’approche systémique du droit (A) est riche de
promesses pour une analyse renouvelée de la Constitution (B).
A. La représentation systémique du droit
L’analyse systémique du droit est une autre manière d’appréhender les phénomènes
juridiques. Son point de départ gît dans « l’idée de complexité, laquelle toutefois n’est pas
conçue comme une propriété des objets ou des phénomènes, mais comme une façon
particulière de les aborder »68.
68
J. – B. Grize, « Systémique, discours et schématisation », Entre systémique et complexité, chemin faisant… :
mélanges en l’honneur du Pr. J. – L. Le Moigne, Paris, PUF, 1999, 328 p., p. 91 et s., p. 91.
16
En première approche, la notion de système désigne « une unité globale organisée
d’interrelations entre éléments, actions, individus »69.
Une définition aussi générale s’applique bien entendu à l’ordre juridique tel qu’il a pu
être théorisé par Kelsen70 : cet ordre est un système hiérarchisé (les normes et les organes sont
tous et nécessairement placés dans une situation de supériorité ou de subordination les uns par
rapport aux autres), linéaire (les relations entre les différents niveaux de l’ordre pyramidal
s’effectuent en sens unique), et arborescent (l’intégralité des normes du système dérive – fût
ce médiatement – d’une même source).
Mais, comme l’expliquent F. Ost et M. van de Kerchove, « la simplicité de ce modèle
ne lui permet pas de rendre compte à lui seul de la complexité toujours croissante de la réalité
juridique »71. Si le modèle hiérarchique reste pertinent dans la mesure où « la hiérarchie
subsiste dans les vastes domaines centraux du droit [ ;] il se trouve néanmoins ébranlé à la
fois dans les zones d’incertitude et au niveau des fondements ultimes du système »72. Pour
décrire le système juridique, le recours au modèle de l’ordre s’avère insuffisant. D’autres
constructions ont été proposées pour analyser les mouvements à l’œuvre dans le système,
mouvements dont ne peut rendre compte le modèle hiérarchique. On citera notamment le
concept de « récursivité »73 ou de « récursion »74, celui de « hiérarchies discontinues », de
« pyramides inachevées », de « hiérarchies alternatives », de « hiérarchies inversées »75, de
« rhizome »76, d’ « archipel »77, de « réseau »78, de « structuration réticulaire »79, ou encore de
« hiérarchie enchevêtrée » et de « hiérarchie en boucle »80.
En somme, la subordination laisserait de plus en plus fréquemment la place à la
coordination ou à l’harmonisation, la linéarité s’accompagnerait de mouvements de récursion
entre les normes et les organes, tandis que les foyers de production du droit, en voie de
multiplication, ne pourraient plus être ramenés à une source unique et suprême. En d’autres
69
E. Morin, La méthode, t. I, La nature de la nature, Paris, Seuil, 1980, 471 p., p. 102.
Sur ce point, v. F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 44 et s.
71
F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 49.
72
F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit…, op. cit., p. 204.
73
ibid., p. 210 ; ainsi que, Le système juridique…, op. cit., p. 105 et s.
74
D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité, sous la dir. de D. de
Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 33 et s.
75
M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, 305 p., p. 91 et s.
76
M. Delmas-Marty, Introduction au thème « Les nouveaux lieux et les nouvelles formes de résolution des
conflits », in Les transformations de la régulation juridique, sous la dir. de J. Clam et G. Martin, Paris, LGDJ,
1998, 454 p., p. 212.
77
G. Timsit, Archipel de la norme, Paris, PUF, 1997, 252 p.
78
F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ?, op. cit.
79
M. – F. Rigaux, La théorie des limites matérielles à l’exercice de la fonction constituante, Bruxelles, Larcier,
1985, 335 p., p. 181.
80
P. Amselek, « Une fausse idée claire : la hiérarchie des normes juridiques », art. cit. p. 562 et 577.
70
17
termes, on assiste au passage d’une représentation « simple » à une représentation
« complexe » du système juridique81. Cette mutation implique de mobiliser une nouvelle grille
d’analyse : l’analyse systémique.
La « théorie générale des systèmes »82 prétend que les modèles qu’elle élabore sont
applicables dans tous les champs de la connaissance. Avec M. van de Kerchove et F. Ost,
nous nous bornerons à voir en elle une simple « idée directrice »83.
Nous retiendrons surtout, en termes de méthode, l’idée selon laquelle il convient de
renoncer à « une vision analytique et classificatoire », « pour adopter une conception
résolument interactionniste, insistant […] sur les échanges qui s’établissent entre [l]es
éléments [du système] »84. Suivant Denys de Béchillon, nous tenterons d’être attentifs aux
trois caractéristiques du système juridique appréhendé comme organisation complexe85 : la
multifactorialité (« un système se complexifie à mesure de la croissance du nombre des
facteurs l’agissant»86) ; les phénomènes de récursion, ou « d’interaction de niveaux »87
81
Sur ce point, v. not. J. – L. Le Moigne, « Les systèmes juridiques sont ils passibles d’une représentation
systémique ? », RRJ, 1985, n° 1, p. 155 et s., p. 155. L’auteur se demandait si « la science du droit, assurée de sa
riche histoire autant que de sa nécessité, pourrait ignorer sans crainte un renouvellement épistémologique majeur
qui semble concerner toutes les disciplines, sciences de la Nature et sciences de la Vie, sciences de l’Homme et
sciences de la Société ? ». Pour une réponse prudente, mais globalement positive, v. F. Ost et M. van de
Kerchove, Le système juridique…, op. cit., p. 9. Les auteurs notent qu’« aujourd’hui, les discussions juridiques
semblent gagnées par le “nouveau paradigme” de la “théorie générale des systèmes” ou analyse systémique qui
s’est développée à l’intersection de la biologie, de la cybernétique et de la théorie mathématique de la
communication, à la suite notamment des travaux de L. von Bertalanffy ».
82
Titre de l’ouvrage référence de L. von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Paris, Bordas, 1973,
Dunod, 1987, 296 p.
Sur l’analyse « systémique » en général, voir notamment, J. – L. Le Moigne, La théorie du système général,
théorie de la modélisation, Paris, PUF, 1994, 338 p., du même auteur, v. l’entrée « Systémique (science des
systèmes) », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, pp. 600-601, Les épistémologies
constructivistes, Paris, PUF, 1999, 127 p., et, en collaboration avec E. Morin, L’intelligence de la complexité,
Paris, L’Harmattan, 1999, 332 p. ; G. Durand, La systémique, Paris, PUF, 2006, 128 p. ; B. Wallister, Systèmes
et modèles, Paris, éd. du Seuil, 1977, 255 p. ; J. Piaget (dir.), Logique et connaissance scientifique, Paris,
Gallimard, 1968, 1346 p. ; Y. Barel, Le paradoxe et le système, PUG, Grenoble, 2008, 272 p.
Sur son application au domaine du droit, on se reportera, notamment, à J. – L. Le Moigne, « Les systèmes
juridiques sont-ils passibles d’une représentation systémique ? », RRJ, 1985-1, pp. 155-171 ; J. – L. Vullierme,
« Descriptions systémiques du droit », APD, 1988, t. 33, pp. 154-167 ; D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il
complexe ? », Les défis de la complexité, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 33 et s. ;
Sur la complexité, v., notamment, les six tomes consacrés par É. Morin à La Méthode : T. I. La nature de la
nature, Paris, Seuil, 1977, 398 p. ; T. II. La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, 471 p. ; T. III. La connaissance de la
connaissance, Paris, Seuil, 1986, 245 p. ; T. IV. Les idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation,
Paris, Seuil, 1991, 262 p. ; T. V. L’humanité de l’humanité, Paris, Seuil, 2001, 287 p. ; T. VI. Éthique, Paris,
Seuil, 2004, 240 p. ; ainsi que, par ex., « Épistémologie de la complexité », RRJ, 1984, n° 1, p. 47 et s.
83
F. Ost et M. van de Kerchove, Le système juridique…, op. cit., p. 10.
84
ibid.
85
D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit. p. 34 et s. v. aussi F. Ost et M. van de
Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992, 268 p., spéc. p. 115 et s.
86
ibid.
18
(« l’ordre causal des phénomènes n’est pas unilinéaire. Les effets rétroagissent sur les causes ;
le produit de l’action fait retour sur l’acteur et modèle directement son geste »88) ; les
phénomènes d’émergence (« le tout [d’un système] est “plus” que la somme de ses parties,
c’est-à-dire comporte des propriétés qui ne se laissent pas interpréter comme une agrégation
des propriétés élémentaires. Néanmoins, […] le tout est également “moins” que la somme des
parties […]. C’est cette restriction qui engendre les propriétés nouvelles du tout, que l’on
nomme précisément “émergentes” parce qu’elles n’apparaissent qu’avec lui, comme le
produit d’une configuration particulière de ces mêmes parties »89).
Être attentif à ces caractéristiques, c’est privilégier l’analyse du « tout » et des
interactions entre ses éléments plutôt que l’analyse de ces éléments en tant que tels. C’est,
surtout, admettre d’emblée que « l’organisation est le produit instable de principes
antagonistes et complémentaires d’ordre et de désordre. Elle est cette aptitude de l’ensemble à
s’organiser et […] à se réorganiser sans cesse. Une telle propriété signale un plus du système
par rapport à ses composantes : il n’y a plus ici collection (juxtaposition) ou assemblage
(montage mécanique), mais véritablement production d’une entité nouvelle »90.
Notre hypothèse de travail est que l’interaction des éléments de la Constitution –
normes et organes constitutionnels – produit son organisation, et l’institue en tant que
système juridique.
B. La Constitution comme (sous-) système juridique
Pour tenter de démontrer que la Constitution s’organise en système ou sous-système
juridique, l’étude de la mise en œuvre juridictionnelle de la Constitution apparaît comme un
passage obligé. Elle seule permet de saisir la dynamique des relations que les normes du
système constitutionnel entretiennent entre elles, mais aussi avec leur environnement.
En analysant les décisions du Conseil constitutionnel, on ne peut que prendre acte du
fait que le recours au principe hiérarchique est omniprésent. La hiérarchie se donne à voir,
87
F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 121.
D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit., p. 35.
89
J. – L. Vullierme, « Descriptions systémiques du droit », art. cit., p. 160.
90
É. Morin, La méthode, T. I. La nature de la nature, op. cit., p. 196.
88
19
quotidiennement, comme un instrument de résolution des conflits normatifs. Elle apparaît
comme une relation spécifique entre les normes, qui se traduit par une exigence de conformité
de la norme basse aux prescriptions de la norme haute, cette dernière pouvant constituer le
fondement, immédiat ou non, de la norme basse. Le rapport hiérarchique sera donc analysé,
classiquement, dans sa dimension de rapport de conformité91. Nous l’examinerons également
dans sa seconde dimension, celle du rapport de production. À cette expression, nous
préférerons toutefois celle de « rapport d’engendrement ».
La métaphore de l’engendrement, que nous empruntons aux Professeurs Gérard
Timsit92 et Denys de Béchillon93, voudrait signifier la dimension générative de la hiérarchie
entre les normes, idée déjà contenue dans la « cascade de validité » kelsénienne mais dans une
perspective purement formelle en vertu de laquelle la norme supérieure impose le respect de
procédures sans lier l’autorité habilitée à « produire » la norme quant au contenu celle-ci94.
Pour notre part, nous envisagerons le rapport d’engendrement comme un rapport mixte, au
sens où la norme haute limite en même temps qu’elle habilite. Autrement dit, la norme haute
n’encadre pas seulement le mode d’élaboration de l’acte juridique, elle vise aussi la norme
entendue comme signification objective de cet acte. La hiérarchie a à voir l’existence de la
norme, au sens où la validité est « le mode d’existence spécifique des normes »95, mais aussi
avec son contenu.
Pour fonder notre approche de la Constitution comme sous-système juridique, il nous
faudra établir qu’elle forme un « ensemble » de normes autonome, c’est-à-dire, au minimum,
distinct de son environnement normatif. Sur ce point, l’analyse des solutions
jurisprudentielles fait apparaître que la Constitution entretient une pluralité de rapports avec
son environnement : récursion, intégration et coordination sont autant de mécanismes qui
s’ajoutent à la subordination des normes environnant la Constitution. Dès lors que le principe
hiérarchique ne permet
pas de discriminer
systématiquement
entre les normes
constitutionnelles et les autres normes juridiques, c’est à partir d’une analyse en termes de
clôture et d’ouverture que nous pourrons appréhender le niveau d’autonomie du système
constitutionnel. L’étude des limites du principe hiérarchique comme instrument de
91
v. supra p. 2.
G. Timsit, « Sur l’engendrement du droit », RDP, 1988, p. 39 et s. (l’auteur emploie l’expression dans un sens
beaucoup plus large que nous).
93
D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, th. cit., not. p. 95 et s.
94
Pour une analyse critique, v. supra les références citées note 8, p. 2.
95
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 13.
92
20
délimitation de la Constitution nous permettra de tester l’hypothèse d’une systématicité
constitutionnelle (PREMIÈRE PARTIE).
Il nous faudra ensuite analyser les interactions entre les normes qui composent la
Constitution. C’est à nouveau la jurisprudence constitutionnelle que nous mobiliserons à cette
fin. Nous rechercherons si ces interactions sont susceptibles de produire de l’organisation et,
ce faisant, de donner naissance à cette « entité radicalement nouvelle » que serait le système
constitutionnel. La question du rapport hiérarchique entre les normes constitutionnelles se
posera ainsi sous un jour nouveau, celle de la structuration verticale du système
constitutionnel. Nous verrons cependant que d’autres rapports d’articulation sont identifiables
dans la Constitution et qu’à chaque type d’interaction normative correspond un certain mode
d’articulation. C’est donc à partir d’une analyse de la structuration de « l’ensemble »
constitutionnel et de l’articulation de ces éléments constitutifs que nous pourrons tester
l’hypothèse d’une Constitution « organisée » en système (SECONDE PARTIE).
21
Première partie
LE PRINCIPE HIERARCHIQUE, INSTRUMENT IMPARFAIT DE DELIMITATION DU SYSTEME
CONSTITUTIONNEL
Au sens formel, la Constitution regroupe les normes qui se trouvent placées au
sommet de la hiérarchie de l’ordre juridique, et qui ne peuvent être modifiées qu’au terme
d’une procédure spécialement complexe, donc particulièrement contraignante.
L’accent mis sur cette double caractéristique – primauté et rigidité constitutionnelle –
revient à définir la Constitution à partir du critère hiérarchique. La définition formelle postule
la structure hiérarchique de l’ordre juridique, et c’est à partir du principe hiérarchique qu’elle
distingue la Constitution parmi les règles de droit.
Pour confirmer la validité de cette démarche, on doit pouvoir vérifier que la
Constitution prime effectivement, c’est-à-dire que les autres normes, quel que soit par ailleurs
leur contenu ou leur origine (interne, internationale ou supra-nationale), lui sont subordonnées
et, ipso facto, extérieures : dans la mesure où le principe hiérarchique est inhérent à la
définition de la Constitution, son respect par une norme donnée vaut en effet exclusion de
celle-ci du domaine constitutionnel.
Or l’analyse du droit positif infirme assez nettement la conception formelle de la
Constitution, dans la mesure où elle fait apparaître le principe hiérarchique comme un
instrument très imparfait de délimitation de la Constitution. Ce principe s’avère inopérant tant
pour ce qui concerne l’exclusion des normes infra-constitutionnelles (Titre I), que celle des
normes internationales et supra-nationales (Titre II).
22
TITRE I.
UN PRINCIPE INOPERANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES INFRACONSTITUTIONNELLES
Lorsqu’il contrôle la conformité à la Constitution des lois dites « ordinaires » et des
normes que nous qualifierons ici d’« intermédiaires » (lois organiques et règlements des
Assemblées parlementaires), le Conseil constitutionnel s’attache, selon la définition formelle
de la Constitution, à assurer le respect du principe hiérarchique : les normes qui contrarient la
Constitution sont privées de validité (le principe hiérarchique est un principe organisateur de
l’ordre juridique) et, du même coup, se trouvent définies comme des normes infraconstitutionnelles (le principe hiérarchique est un principe de classification des normes qui
composent l’ordre juridique).
À l’examen, il apparaît toutefois que, si le principe hiérarchique n’est jamais
radicalement remis en cause, il n’en est pas moins fréquemment déjoué en droit positif.
L’analyse des rapports entre les niveaux législatif et constitutionnel (Chapitre I) et
celle des rapports entre les normes « intermédiaires» et la Constitution (Chapitre II) révèle en
effet le caractère peu opératoire du principe hiérarchique envisagé comme instrument de
délimitation de l’ensemble constitutionnel.
23
Chapitre I.
L’exclusion très partielle des normes de rang législatif
Envisagée comme rapport d’articulation entre les normes, la hiérarchie se dédouble en
un rapport ascendant de conformité – la norme basse est soumise à une obligation de stricte
adéquation aux prescriptions de la norme haute – et un rapport descendant d’engendrement –
la norme haute fonde l’existence et encadre le contenu de la norme basse. Sur cette base, nous
devrions pouvoir distinguer entre les normes de niveau constitutionnel et celle de niveau
infra-constitutionnel. Or le rapport hiérarchique est tenu en échec, pour certaines normes
législatives, dans l’une et l’autre de ses deux dimensions, de sorte que leur exclusion demeure
très partielle.
D’une part en effet, l’analyse des lacunes du système de garantie juridictionnelle de la
Constitution révèle des situations où la norme législative peut déroger à la norme
constitutionnelle. Ainsi, faute de sanctions adéquates, le rapport hiérarchique – pris dans sa
dimension coercitive – apparaît neutralisé (Section I).
D’autre part, si au plan formel toutes les normes législatives trouvent, directement ou
non, le fondement de leur validité dans la Constitution, et si dans cette mesure, le rapport
hiérarchique – pris dans sa dimension générative – paraît respecté, les choses sont moins
simples lorsqu’on examine le contenu de certaines normes constitutionnelles. L’analyse de la
catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République permet de mettre
au jour un renversement du rapport d’engendrement au sens où, ici, c’est la norme législative
qui détermine le contenu du principe de valeur constitutionnelle. Dans cette mesure, le rapport
hiérarchique est subverti (Section II).
24
Section I.
Lois référendaires et dispositions législatives de nature réglementaire : la
hiérarchie neutralisée
Dans une perspective globalement kelsénienne96, nous considérons ici que l’expression
« hiérarchie entre les normes » désigne un type particulier de relation entre normes juridiques
envisagées du point de vue de leur validité. Comme rapport d’articulation entre les normes, la
hiérarchie constitue un rapport d’autorité, entendons par là que la norme supérieure s’impose
à la norme inférieure, qui doit la respecter. À défaut, elle ne constituera pas une norme valide
de l’ordre juridique.
Dans ce cadre, le contrôle de la conformité de la norme législative à la Constitution
s’analyse comme la garantie de ce rapport d’autorité : en cas de non conformité de la loi,
celle-ci ne peut-être promulguée et n’intègre pas l’ordre juridique. En conséquence, lorsque ce
contrôle fait défaut, on doit considérer que la suprématie de la norme constitutionnelle n’est
plus assurée dès lors que la subordination de la norme de rang législatif n’est pas sanctionnée.
Ainsi envisagé, le refus opposé par le juge constitutionnel de sanctionner la nonconformité des normes adoptées sur le fondement de l’article 34 au domaine de validité établi
par cette disposition neutralise la subordination de la norme législative à la Constitution : la
loi peut méconnaître la Constitution tout en formant une norme valide du système juridique
(§I). En outre, l’immunité dont jouissent les normes législatives adoptées sur le fondement de
l’article 11 de la Constitution conduit aux mêmes conclusions quant à l’effectivité du rapport
hiérarchique. Ici encore, une norme de rang législatif peut méconnaître la norme
constitutionnelle, tout en conservant son statut de norme valide (§II).
96
Les éléments constitutifs du rapport hiérarchique ont été particulièrement mis en lumière par H. Kelsen : à
« l’assujettissement ascendant » formalisé par l’exigence de conformité, l’auteur ajoutait le principe d’une
« transmission validante ». Sur ce point, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes…, th. cit., p. 92-96.
25
§I.
Suprématie constitutionnelle et dispositions législatives de nature réglementaire
Un constat s’impose de manière univoque : le législateur ne respecte pas la répartition
constitutionnelle des compétences normatives. La frontière tracée par les articles 34 et 37 de
la Constitution fait l’objet de violations répétées par le pouvoir législatif. Cette réalité,
aujourd’hui dénoncée par bon nombre d’acteurs institutionnels97 dont certains entendent
corriger la « déviation » instaurée par la pratique, doit être examinée sur le terrain de la
hiérarchie des normes.
En effet, le droit positif donne à voir une contradiction entre la hiérarchie telle qu’elle
ressort de l’analyse du texte constitutionnel de l’article 34, qui assigne à la norme législative
un domaine de validité restreint (A) et les sanctions destinées à garantir la soumission de la loi
à l’impératif constitutionnel, impropres à en garantir l’effectivité (B).
A. Le respect du domaine de la loi, condition de validité de la norme législative
À s’en tenir au texte de l’article 34 de la Constitution, on peut soutenir que cette
disposition formule une norme de production de normes : en tant qu’elle énumère les matières
dans lesquelles l’intervention du législateur est constitutionnellement permise, elle détermine
le domaine de validité de la norme législative98. Cette assertion suppose que l’article 34
formule une norme dotée d’une charge authentiquement contraignante à l’adresse du
législateur. En d’autres termes, pour que le rapport de production soit établi, il faut que
97
Il en va ainsi de l’ancien président du Conseil constitutionnel, P. Mazeaud qui, lors de l’échange des vœux à
l’Elysée le 3 janvier 2005, n’a pas hésité à faire part de l’« une de [ses] convictions les plus profondes » : la
nécessaire « lutte contre les intrusions de la loi dans le domaine réglementaire ». Il n’est pas sans intérêt de noter
que J – L. Debré, alors président de l’Assemblée nationale, s’est exprimé sur le sujet avant que ne soit déposée
sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi constitutionnelle, le 5 octobre 2004, visant à introduire « une
pratique nouvelle et plus respectueuse, de la part du gouvernement, de la séparation des domaines de la loi et du
règlement », cité par. J. Bougrab, « La réforme du travail parlementaire », in B. Mathieu et M. Verpeaux, La
réforme du travail législatif, Paris, Dalloz, 2006, p. 36.
98
La notion de domaine de validité vise les objets susceptibles d’être valablement réglementés par la norme en
question. Dans le cas de la loi, l’article 34 de la Constitution énumère un certain nombre de matières dans
lesquelles la loi peut intervenir pour fixer des règles applicables [il en est ainsi pour les droits civiques et les
garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et
l'indépendance des médias…] ou fixer les principes fondamentaux [par exemple en matière d’organisation
générale de la défense nationale ; de libre administration des collectivités territoriales…]. Dès lors qu’elle sort du
cadre des matières énumérées par l’article 34, la loi sort du cadre de son domaine de compétence et méconnaît la
Constitution. Sur la notion de domaine de validité, v. H. Kelsen, Théorie générale des normes, op. cit., p. 196.
26
l’article 34 énonce un impératif constitutionnel. Trois séries de raison permettent d’établir que
tel est bien le cas.
En premier lieu, une analyse téléologique de l’article 34 permet d’affirmer que son
dispositif forme l’une des mesures phares du titre V de la Constitution traitant « des rapports
entre le Gouvernement et le Parlement », « partie où s’exprime le parlementarisme
rationalisé »99 et la capacité normative profondément renouvelée des organes producteurs de
normes générales. Quant aux objectifs visés, on a pu dire qu’il s’agissait « de faciliter la tâche
du gouvernement en élargissant un domaine dans lequel il pouvait intervenir de façon
autonome par voie de décrets »100. Si la démarche n’est pas neuve101, le contexte est
particulier, et les rédacteurs du texte constitutionnel ont considéré que la limitation du
domaine de la loi – au point de faire du Parlement un « législateur d’exception » – était
l’instrument nécessaire d’une rationalisation véritable du parlementarisme français. Car
l’impuissance de l’État, que les auteurs et les acteurs institutionnels étaient prompts à
dénoncer, trouvait sa source, c’est du moins ce que l’on pensait depuis les origines du
mouvement réformiste102, dans l’omni-compétence parlementaire et l’excessive soumission de
99
J. Foyer, « L’application des articles 34 et 37 par l’Assemblée nationale », Vingt ans d’application de la
Constitution de 1958 : le domaine de la loi et du règlement, PUAM, 1978, 287 p., p. 83.
100
F. Luchaire, « article 34 », in G. Conac et F. Luchaire, La Constitution de la République française, Paris,
Economica, 1987, 1402 p., p. 772. L’auteur précise que « cet objectif n’a pas été atteint »
101
Voir not. la jurisprudence du Conseil d’État – les célèbres décisions Heyriès, Labonne ou encore Jamart (C.
E., 28 juin 1918, Heyriès, Rec. Leb. p. 651 ; C.E., 8 août 1919, Labonne, Rec. Leb. p. 737 ; C.E., 7 février 1936,
Jamart, Rec. Leb. p. 172) – qui dessinent les contours du domaine réglementaire. Dans ces décisions, ce que
valide la Haute Assemblée, c’est la possibilité pour l’exécutif de prendre des mesures nécessaires au maintien de
l’ordre public ou à l’organisation des services publics en dehors de toute application d’une loi antérieure
l’habilitant à intervenir. Plus tard, l’adoption de la Loi Marie du 17 août 1948 tendant au redressement
économique et financier constitue un autre épisode marquant de l’admission d’un pouvoir réglementaire
autonome. Alors que l’article 7 de ce texte énumère une liste de « matières ayant par leur nature un caractère
réglementaire », son article 6 prévoit la possibilité, pour les décrets intervenants dans ces matières, de modifier
des dispositions législatives antérieures (sur quoi, v. R. Pinto, « La loi du 17 août 1948 tendant au redressement
économique et financier », R.D.P., 1948, p. 517 et s.). Contrairement aux décrets-lois de la IIIe République, ici la
compétence est octroyée en fonction de la matière à réglementer et non du but à atteindre, elle est reconnue sans
limite de temps et les mesures prises ne sont pas soumises à ratification. Citons enfin, l’avis du Conseil d’État en
date du 6 février 1953 déclarant conforme à la Constitution la loi Marie et admettant le principe d’une répartition
des compétences par matière entre le Parlement et le gouvernement (v. Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F.
Rolin, Les grands avis du Conseil d’État, 2e éd., Paris, Dalloz, p. 63). Dans tous les cas, il s’agit là d’un pouvoir
normatif autonome et cette constance rend compte d’une évidence que les hommes de 58 ne pouvaient
méconnaître : gouverner c’est produire du droit.
102
Il semble cependant qu’il faille nuancer l’origine réformiste du « système » de répartition des compétences
normatives posé par la Constitution. Ainsi S. Pinon, dans une thèse consacrée aux origines réformistes de la Ve
République, souligne que les auteurs des années trente ne proposent pas explicitement la séparation
constitutionnelle des domaines normatifs, encore moins la limitation constitutionnelle des compétences du
Parlement au profit d’un gouvernement détenteur de la compétence normative de droit commun. Sur ce point,
voir S. Pinon, Les réformistes des années trente. Aux origines de la Ve République, Paris, LGDJ, 2003, 603 p.,
spéc. p. 316 et s. ; dans le même sens, G. Sicart, La doctrine publiciste française à l’épreuve des années trente,
Thèse, Paris II, 2000, spéc. p. 581 et s.
27
l’exécutif. Limiter la puissance législative impliquait alors de doter le gouvernement de
compétences significatives, et de mettre sur pied des procédures permettant de garantir
l’exercice effectif de ces compétences103. Dans cette perspective, le renversement opéré par la
Constitution de 1958, qui pose pour la première fois une définition matérielle de la norme
législative, ne peut être regardé comme l’énoncé d’une simple déclaration d’intention. Cette
définition constitue nécessairement un impératif consubstantiel à la rationalisation du
parlementarisme tel que l’ont élaborée les auteurs du texte de la Constitution.
En second lieu, le caractère impératif du dispositif de l’article 34 ressort d’une analyse
littérale de son énoncé. G. Saccone souligne à juste titre que l’article est rédigé à l’indicatif,
« lequel […] a toujours valeur impérative en herméneutique juridique »104. De plus, une
analyse systémique, qui replace l’article 34 dans le système général de la répartition des
compétences normatives établi par la Constitution, permet de développer un argument a
contrario. Si la séparation des domaines organisée par les articles 34 et 37 n’était pas
impérative, la Constitution n’aurait pas institué « un moyen de modifier, de manière
temporaire, les limites entre le domaine de la loi et celui du règlement »105. Autrement dit, si
existe le mécanisme des ordonnances, largement repris comme on sait de la pratique des
décrets-lois, c’est parce qu’il a vocation à fonctionner comme une « soupape » de sécurité, un
mécanisme assurant la souplesse nécessaire à la viabilité du dispositif106.
Enfin, un troisième élément, tiré de l’objet de l’article 34, impose de considérer
l’énumération des matières législatives comme un impératif constitutionnel. Le dispositif en
question détermine incontestablement un champ de compétences. Or, par principe, les règles
de compétences sont d’ordre public. En ce sens, Léo Hamon affirme, au soutien de son
commentaire critique de la décision 60-8 DC, que la méconnaissance par le Parlement de sa
103
Le témoignage de R. Janot est révélateur. L’auteur explique que « dès le départ, il s’agissait de protéger un
gouvernement désireux d’exercer pleinement ses attributions. […] C’était là l’essentiel du mécanisme ». R.
Janot, « L’origine des articles 34 et 37 », in Le domaine de la loi et du règlement, Colloque Aix-en-Provence,
sous la direction de L. Favoreu, Paris, Économica-PUAM, 1981, p. 68.
104
G. Saccone, « De l’utilité d’invoquer la violation des articles 34 et 37, al. 1 dans le cadre des saisines
parlementaires », AIJC, 1985, p. 169 et s., p. 172.
105
M. Verpeaux, « Les ordonnances de l’article 38 ou les fluctuations contrôlées de la répartition des
compétences entre la loi et le règlement », CCC, n°19, p. 94 et s.
106
C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de R. Janot, tenus au colloque d’Aix en Provence de 1977 :
« il y a l’article 38 parce qu’évidemment si l’article 34 était bon et la société était stable […] il n’y aurait pas
d’article 38. Ce n’était pas la peine. Mais comme, d’une part, il n’était pas très sûr que l’article 34 fût aussi
parfait qu’il l’eût été souhaitable et que, d’autre part, il était évident que la société n’allait pas s’arrêter sous
prétexte que le peuple français allait adopter la Constitution, l’article 38 était nécessaire. Et [c’est une]
soupape ». R. Janot, « L’origine des articles 34 et 37 », art. cit., p. 69.
28
compétence d’attribution constitue « un grief d’inconstitutionnalité qui ne saurait se couvrir ;
il est par nature d’ordre public et peut toujours être sanctionné »107. On ne saurait mieux dire
que l’énoncé de l’article 34 de la Constitution forme un impératif constitutionnel relatif au
domaine de validité de la norme législative.
Dès lors qu’on admet que le dispositif de l’article 34 de la Constitution formule une
norme contraignante, les choses s’avèrent théoriquement assez simples sur plan de la
hiérarchie entre les normes.
On doit considérer la norme de l’article 34 de la Constitution comme une norme de
production de normes. Comme on sait, celles-ci imposent une procédure, habilitent des
organes108, et peuvent comporter un certain nombre de limites circonstancielles ou matérielles.
En ce sens, l’énumération des domaines de compétence de la loi peut se concevoir comme
une interdiction : l’organe titulaire de la compétence législative ne peut valablement intervenir
dans un domaine non expressément mentionné à l’article 34 de la Constitution en utilisant la
procédure législative.
Nous avons déjà eu l’occasion de préciser qu’en droit, le seul critère opératoire de la
hiérarchie est celui tiré de la validité. Lorsque la validité de la norme A trouve son fondement
dans une norme B, on peut considérer que B est supérieure à A. Sur cette base, sans qu’il
puisse prétendre à l’exclusivité, l’un des plus sûr moyen d’identifier un rapport hiérarchique
est de se reporter au rapport de production normatif109. Postulant une conception formelle de
la normativité, nous admettons que la validité est affaire d’appartenance de la norme à l’ordre
juridique. Comme, dans le même temps, la principale voie d’intégration à l’ordre juridique
consiste en une production conforme aux prescriptions de cet ordre juridique, il s’ensuit que
le rapport de production et la validité sont inextricablement liés et l’on peut soutenir que « les
conditions de validité sont les mêmes choses que les règles de production d’une norme »110.
Ainsi, du point de vue du rapport de production, « il y aura infériorité d’une norme par rapport
107
L. Hamon, note sous C.C. 60-8 DC du 11 août 1960, D. 1961, p. 470, nous soulignons. Sur cette question,
voir aussi B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, Paris, STH, 1988, 406
p., p. 77. Sur le principe du caractère d’ordre public des règles de compétence, v. not. R. Chapus, Droit du
contentieux administratif, Paris, Montchrestien, p. 256 et s.
108
Depuis la révision du 23 juillet 2008 portant modernisation des institutions de la V e République, le Parlement
ne tient plus son habilitation de l’article 34 mais de l’article 24 de la Constitution, lequel dispose désormais, dans
son premier alinéa que « Le Parlement vote la loi ». v. Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, JO
du 24 juillet 2008.
109
V. O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780 et, du même auteur, « Carré de Malberg... », art.
cit., p. 487 et s.
110
O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780.
29
à une autre en ce sens précis que la norme supérieure détermine l’ensemble des conditions
dont la réalisation aura pour conséquence l’apparition d’une nouvelle norme. Il y aura donc
“hiérarchie” selon le rapport de production »111. Une telle présentation rend compte du rapport
qu’entretiennent les normes de production et les normes produites sur leur fondement. Du
point de vue formel, en énumérant les domaines dans lesquels l’organe législatif peut
valablement intervenir, l’article 34 de la Constitution pose des conditions de validité de la loi.
Autrement dit, la relation entre la norme constitutionnelle examinée et les normes législatives
consiste en une articulation hiérarchique.
En conséquence, en dehors des domaines limitativement énumérés, l’organe législatif
ne peut intervenir, sauf à voir la norme produite en méconnaissance des prescriptions de
l’article 34 déclarée contraire à la Constitution, et censurée pour ce motif par le juge
constitutionnel.
Tel n’est pourtant pas le cas, au point que la subordination de la loi à la norme de
l’article 34 doit être tenue pour neutralisée.
B. Des sanctions impropres à garantir le respect du principe hiérarchique
Dans les mélanges en l’honneur de C. Eisenmann, L. Favoreu expliquait que « faire
respecter le principe de constitutionnalité, c’est vérifier la conformité des textes qui y sont
soumis à la Constitution »112. Par là, l’auteur soulignait que la suprématie constitutionnelle et,
consécutivement, la soumission des normes infra-constitutionnelles, est garantie par
l’exigence de conformité à la Constitution.
Sans qu’il soit nécessaire d’instruire en détail l’examen de ce type de rapport
d’adéquation entre les normes113, il importe de saisir les raisons pour lesquelles le rapport de
conformité forme la principale garantie du principe hiérarchique, ce qui implique d’exposer
les principaux ressorts de ce rapport d’adéquation.
Le rapport de conformité vise à vérifier le respect par une norme basse des
prescriptions d’une norme haute. Dire d’une norme qu’elle est conforme à une autre exprime
111
O. Pfersmann, « Carré de Malberg... », art. cit., p. 487.
L. Favoreu, « Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d’après la jurisprudence du Conseil
Constitutionnel », Recueil d’études en hommage à C. Eisenmann, Paris, éd. Cujas, 1977, 467 p., p.41-42. Nous
soulignons.
113
Pour une analyse du rapport de conformité, v. infra. Titre II, Chapitre I, Section II, p. 132 et s.
112
30
l’idée d’infériorité et d’obligation de conformation, à peine de sanction. Prise en ce sens, la
conformité est indétachable de la sanction du rapport qu’elle décrit, et cette sanction atteint
toujours la validité de la norme. Autrement dit, ce que met en jeu le « test de conformité »,
c’est la validité de la norme soumise à l’exigence de stricte adéquation.
Au regard de ce qui précède, les sanctions instituées par la Constitution et mises en
œuvre par la jurisprudence posent problème : elles ne permettent pas de garantir la
subordination effective de la loi aux prescriptions constitutionnelles relatives à son domaine
de validité.
En effet, on sait que le législateur qui intervient en dehors des matières limitativement
énumérées est susceptible de rencontrer trois catégories d’obstacles.
Dans le cadre de la procédure parlementaire, si un parlementaire dépose une
proposition de loi ou d’amendement relevant d’une matière qui n’est pas visée par l’article 34
de la Constitution, la proposition peut être déclarée irrecevable, après l’intervention, le cas
échéant, du juge constitutionnel (article 41 de la Constitution). Ce premier mécanisme s’avère
totalement inopérant sur le terrain de la hiérarchie entre les normes : le texte susceptible d’être
déclaré irrecevable n’étant pas encore adopté par le Parlement, il ne s’agit pas d’une loi. En
conséquence, quelles que soient les vertus de ce dispositif, il n’entre pas dans le cadre de
notre propos. Au demeurant, chacun peut constater qu’il n’oppose pas un obstacle
insurmontable aux dispositions législatives de nature réglementaires…114
Postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi, dans l’hypothèse où elle contiendrait
des dispositions de nature réglementaire, celles-ci peuvent être « délégalisées » par une
intervention du Conseil constitutionnel (art. 37. 2 de la Constitution). À nouveau, il semble
difficile d’admettre qu’une telle sanction garantit, à rigoureusement parler, un rapport
hiérarchique. Il convient en effet de distinguer entre le déclassement comme sanction d’un
114
En ce sens, un membre du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des
institutions de la Ve République note que « l’irrecevabilité prévue à l’article 41 de la Constitution en cas de
méconnaissance de la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire reste
sans grande portée pratique. Il est vrai que la procédure correspondante est lourde, puisque, en cas de désaccord
entre le Gouvernement et le président de l’assemblée intéressée sur une question de recevabilité pour
empiètement sur le domaine réglementaire, c’est au Conseil constitutionnel de statuer sous huit jours, ce qui a
pour effet de suspendre le cours de la discussion. Cette possibilité a été peu utilisée depuis 1958, seules onze
décisions d’irrecevabilité ayant été prises dans ces conditions. On pouvait même craindre qu’elle ne fût tombée
en désuétude, avant qu’elle ne soit de nouveau mise en œuvre, en 2005, pour faire obstacle au dépôt de quelque
15 000 amendements à un projet de loi sur les activités postales ». Rapport remis au Président de la République
le 29 octobre 2007, p. 42. V. le site du Comité, www.comite-constitutionnel.fr/le_rapport/
31
empiétement et l’annulation comme sanction d’une non conformité115. Nous soutenons que
cette procédure de requalification juridique, qui n’atteint pas la norme inconstitutionnelle dans
son essence, ne sanctionne pas un rapport hiérarchique au sens plein du terme116.
Enfin, entre son adoption et sa promulgation, la loi est susceptible de faire l’objet d’un
contrôle de sa conformité à la Constitution sur le fondement de l’article 61, alinéa 2. C’est
finalement à ce niveau, et à ce niveau seulement, que la suprématie constitutionnelle est, en
dernière analyse, assurée. Sa garantie relève donc du juge constitutionnel qui, contre toute
attente, s’est refusé à exercer sa mission. Trois décisions, rendues à quelques semaines
d’intervalles, réduisent à peu de choses la limitation matérielle de la loi117. Le 28 juin 1982, le
Conseil admet la compétence du législateur pour instituer des taxes fiscales dans un intérêt
économique ou social, alors même que l’ordonnance du 2 janvier 1959 donne compétence au
gouvernement pour établir des taxes parafiscales poursuivant ces objectifs118. Le 27 juillet
1982, il affirme que certaines matières ne figurant pas à l’article 34 peuvent, « par leur objet
même », relever de la compétence du Parlement119. C’était admettre que l’énumération
115
En ce sens, G. Vedel explique que « cette procédure n’aboutit ni à une annulation, ni à un refus d’application ;
[mais qu’]elle ouvre simplement au gouvernement la possibilité d’abroger ou modifier pour l’avenir les mesures
en question », in Droit administratif, Paris, PUF, 1973, 902 p., p. 46.
116
De ce point de vue, il va sans dire que la compétence que s’est reconnu le Conseil d’État, par un arrêt
Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, de contrôler la décision du Premier ministre de
ne pas engager la procédure de déclassement de l’article 37, alinéa 2 de la Constitution, ne change strictement
rien au caractère inopérant sur le terrain hiérarchique de la sanction qu’institue ce dispositif. Voir, CE, Sect., 3
décembre 1999, Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Rassemblement des
opposants à la chasse (1ère espèce) et Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et
Association France-Nature-Environnement (2e espèce), RFDA, 2000, p. 59 et s., concl. F. Lamy ; L. Favoreu,
« L’interprétation de l’article 37 alinéa 2 de la Constitution par le Conseil d’État », RFDA, 2000, p. 664 et s. et la
réplique de B. Genevois, « Conditions d’exercice du pouvoir réglementaire et compétence de la juridiction
administrative », RFDA, 2000, p. 668 et s. ; suivie des « réactions personnelles des professeurs Denys de
Béchillon et Guy Carcassonne » : D. de Béchillon, « courte réaction en forme de grimace », p. 676 et s. et G.
Carcassone « Très courte réaction en forme de rictus », p. 678 et s.
117
Précisons que le schéma initial, celui d’un Parlement limité et d’un gouvernement dont le champ de
compétence est protégé par des procédures ad hoc et un organe nouvellement créé à cet effet, n’a jamais
véritablement fonctionné. Ainsi la jurisprudence du Conseil constitutionnel a-t-elle rapidement favorisé
l’extension du champ de compétence du législateur : par l’assimilation des « règles » et « principes
fondamentaux » [décision « RATP », C.C. n° 59-1 L du 27 novembre 1959, Rec. p. 67], par la reconnaissance de
principes généraux du droit auquel seul le législateur peut contrevenir [jurisprudence dite « protection des sites »
du 26 juin 1969, C.C. n° 69-55 L, Rec. p. 27], par la découverte de nouveaux fondements de compétence au-delà
du seul article 34 C [v. la décision du 28 novembre 1973 dite « mesures privatives de liberté », C.C. n° 73-80 L,
JO du 6 décembre 1973, p. 12949] ou encore par la remise en cause de la distinction entre le pouvoir
réglementaire selon qu’il intervient en exécution d’une loi ou de manière autonome [C.C. 78-94 DC du 14 juin
1978, JO du 15 juin 1978, p. 2396]. Sur tous ces points, voir GDCC, Paris, Dalloz, 2005, p. 502 et s., ainsi que
D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2006, 531 p., p 288 et s.
118
CC n°82-140 DC du 28 juin 1982, Rec. p. 45.
119
CC n°82-142 DC du 27 juillet 1982, Rec. p. 52.
32
constitutionnelle était infiniment extensive120. Mais c’est la décision 143 DC du 30 juillet
1982, dite Blocage des prix, qui marque la rupture décisive.
Dans un considérant de principe, le Conseil constitutionnel met fin à la définition
matérielle de la loi. Il affirme que « par les articles 34 et 37 al. 1er, la Constitution n'a pas
entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans
une loi, mais a voulu, à côté du domaine réservé à la loi, reconnaître à l'autorité réglementaire
un domaine propre et conférer au Gouvernement, par la mise en oeuvre des procédures
spécifiques des articles 37, alinéa 2, et 41, le pouvoir d'en assurer la protection contre
d'éventuels empiétements de la loi ; que, dans ces conditions, les députés auteurs de la saisine
ne sauraient se prévaloir de ce que le législateur est intervenu dans le domaine réglementaire
pour soutenir que la disposition critiquée serait contraire à la Constitution »121.
Tout a déjà été écrit sur cette décision122. Après d’autres, nous retiendrons qu’il n’est
guère convaincant de prendre prétexte du caractère facultatif des procédures de sauvegarde
établies par les articles 37, alinéa 2 et 41 de la Constitution pour déduire le caractère facultatif
de la répartition matérielle effectuée par les articles 34 et 37, alinéa 1. Le parallèle avec la
procédure de l’article 61, alinéa 2 ou celle de l’article 54 est saisissant : si les autorités
habilitées ne sont jamais obligées de saisir le Conseil constitutionnel, nul n’a jamais soutenu
que, pour autant, les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité de la loi ou du
traité international sont facultatives123. L’argument est inopérant pour renverser le caractère
impératif de l’énumération qui figure à l’article 34 de la Constitution124.
Rapporté à la question de la suprématie constitutionnelle, le refus d’exercer le contrôle
de la conformité de la loi aux prescriptions constitutionnelles bornant son domaine emporte
des conséquences décisives. Dès lors que les procédures de déclassement et d’irrecevabilité ne
120
Selon l’expression de D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 292.
C.C 82-143 DC du 30 juillet 1982, Rec. p. 57.
122
Voir, notamment, Le domaine de la loi et du règlement, Colloque Aix-en-Provence, sous la direction de L.
Favoreu, Economica-Puam, 1981 ; L. Favoreu, « Les règlements autonomes n’existent pas », RFDA, 1987, p.
871 et s. ; G. Saccone, « De l’utilité d’invoquer la violation des articles 34 et 37, al. 1 dans le cadre des saisines
parlementaires », AIJC, 1985, p. 169 et s.
123
G. Saccone, « La répartition des compétences entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire », AIJC, 1985,
p. 169 et s., note 7 p. 173.
124
En réalité, ce sont des raisons de politique jurisprudentielle qui justifient la position du juge. Replacée dans
son contexte, le principe posé dans la décision 143 DC permet au juge de réguler son activité. Alors qu’entre
1980 et 1985 la saisine du Conseil constitutionnel est quasi-systématique, qu’en 1981 la Ve République
expérimente pour la première fois l’alternance politique et qu’enfin la majorité des lois contiennent des
dispositions réglementaires, la saisine parlementaire risquait de ne devenir qu’un moyen dilatoire destiné à
bloquer la production législative de la majorité et ce, avec d’autant plus de succès que les annulations auraient
été très nombreuses. En ce sens, G. Saccone considère que « si [la décision 143 DC] ne s’imposait pas sur le plan
strictement juridique, avec la force de l’évidence, [elle] n’en demeure pas moins, d’un point de vue téléologique,
très largement justifiée et fondée » (G. Saccone, « La répartition des compétences entre pouvoir législatif et
pouvoir réglementaire », art. cit.,p. 174).
121
33
sanctionnent pas un rapport hiérarchique, le déclinatoire de compétence formulé par le
Conseil constitutionnel neutralise la subordination de la loi à la Constitution ; dès lors que la
loi peut, en violation des prescriptions de l’article 34 de la Constitution, contenir des
dispositions ne relevant pas de son domaine de validité matérielle sans se voir frappée
d’inconstitutionnalité, c’est-à-dire sans perdre sa validité, sa soumission à l’impératif
constitutionnel n’est plus vérifiée, ni garantie. En reconnaissant que la loi peut, en
méconnaissance des prescriptions de l’article 34, contenir des dispositions de nature
réglementaire sans se voir sanctionnée dans sa validité, le juge admet implicitement que la loi
peut déroger à la Constitution.
Une telle configuration révèle un phénomène de neutralisation du rapport
hiérarchique et porte consécutivement atteinte au principe hiérarchique pris comme critère de
délimitation du système constitutionnel. À partir du moment où les normes réputées infraconstitutionnelles ne sont pas effectivement subordonnées à la Constitution, le principe
hiérarchique ne peut plus prétendre former un critère pleinement opératoire pour distinguer
entre les éléments appartenant au système et ceux qui n’y appartiennent pas.
À cet égard, la nette évolution enregistrée par la jurisprudence constitutionnelle qui
fusionne, non sans contradiction, les procédures de l’article 61, alinéa 2 et 37, alinéa 2 ne
change rien à la situation125. Ainsi, dans la décision Avenir de l’école126, le juge
constitutionnel, approfondissant par là sa jurisprudence relative à la qualité de la loi127, se livre
125
Cette évolution prend acte des évolutions contemporaines du droit. Alors que l’alternance constitue un mode
de fonctionnement normal de la Ve République et que la saisine parlementaire est parfaitement intégrée par les
mœurs institutionnelles, ce sont à présent le nombre et la qualité des lois qui font difficulté. La complexité du
droit et le désordre législatif sont vivement dénoncés de toute part. Le Conseil d’État a critiqué cet état du droit
dans son rapport public pour l’année 2006. v. CE, Rapport Public 2006, Complexité du droit et sécurité
juridique, Paris, La documentation française, 2006, 400 p. De même, le Président Mazeaud exprimait, lors de
l’échange de vœux à l’Élysée du 3 janvier 2005, puis lors d’un colloque à l’Assemblée nationale le 25 mars de la
même année, son intention de rendre son lustre à la loi. En doctrine les prises de position se multiplient
également en faveur de la définition de la loi comme un « cadre », qui détermine « les principes fondamentaux »,
fixe « les règles principales », et ne fait « que cela, mais alors le [fait] en toute matière », R. E. Charlier,
« Vicissitudes de la loi », Mélanges Maury, Pairs, PUF, 1960, p. 303, cité par J. P. Camby, « La loi et la norme
(à propos de la décision 2005-512 DC du 21 avril 2005) », RDP, 2005, p. 849 et s., p. 853. Sur cette question, v.
aussi B. Mathieu, La loi, Paris, Dalloz, 2004, spéc. p. 96 ; ou encore M. Batist, Naissance de la loi moderne,
Paris, PUF, Leviathan, 1995.
126
C.C. n° 05-512 DC du 21 avril 2005, Rec. p. 72 ; v. B. Mathieu, « La part de la loi, la part du règlement. De la
limitation de la compétence réglementaire à la limitation de la compétence législative », Pouvoirs, 2005, n°114,
p. 73 et s.
127
La décision 512 DC intègre un mouvement jurisprudentiel de fond relatif au contrôle des qualités jugées
constitutionnellement essentielles de la loi. Elle doit donc être mise en perspective avec les décisions relatives à
l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, consacré par la décision n° 99421 DC du 16 décembre 1999 (Rec. p. 36) ainsi que celles relatives à la normativité de la loi, v. not. C.C. n° 04-
34
au contrôle de la nature matériellement législative – au sens de l’article 34 – des dispositions
contenues dans le texte de loi. Mais l’on retrouve à ce niveau les faiblesses évoquées plus
haut. Dans cette espèce, le Conseil constitutionnel opère le déclassement d’office d’un certain
nombre de dispositions de la loi déférée, mais sans franchir le pas de la censure, c’est-à-dire
sans véritablement répudier sa jurisprudence de 1982128. On admettra certes, avec J. – B.
Auby, que « la décision Avenir de l’École du 21 avril 2005 apporte un complément de poids
[à l’état de la répartition des compétences normatives] en permettant une délégalisation dès
avant la promulgation de la loi »129. Il n’en demeure pas moins que la norme législative n’est
toujours pas atteinte dans sa validité : le respect du domaine de validité de la loi n’est toujours
pas posé comme une condition de la validité de la loi, alors même que le contrôle de son
respect est exercé dans le cadre du contrôle de la conformité à la Constitution (article 61, al.
2). La contradiction logique se double d’une problématique en termes hiérarchiques : en dépit
de l’avancée dont se félicite à juste titre le professeur Auby, la suprématie constitutionnelle
reste dépourvue de garantie suffisante.
Pour conclure, on peut synthétiser la jurisprudence constitutionnelle en quelques
mots : le législateur peut intervenir dans le domaine réglementaire sans encourir la censure
juridictionnelle ; les dispositions ainsi adoptées pourront cependant se voir requalifiées si le
gouvernement saisit le Conseil sur le fondement de l’article 37, alinéa 2, ou si les
parlementaires le saisissent sur le fondement de l’article 61, alinéa 2. Le déclassement sera
prononcé toutes les fois que les dispositions législatives de nature réglementaire seront sans
lien avec les autres dispositions de nature législative, ou ne seront nécessaires ni à l’exercice
par le législateur de sa compétence ni à l’intelligibilité de la loi130. En d’autres termes,
500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116. Pour une synthèse complète du traitement juridictionnel de la « qualité
de la loi », on renvoie à la note de synthèse réalisée par le service juridique du Sénat, (Sénat, note de synthèse du
service juridique n°3 (2007-2008), 1er octobre 2007, disponible sur le site de l’institution,
www.senat.fr/ej/ej03/ej03_mono.html#fnref1).
128
Ce « déclassement préventif » pose au moins deux séries de problèmes. D’une part, alors que la procédure de
l’article 37. 2 C. implique une volonté gouvernementale, formalisée par la saisine primo-ministérielle (V.
l’article 24 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel
qui vise le Premier ministre comme autorité de saisine du juge sur le fondement de l’article 37, alinéa 2 de la
Constitution) , de modifier par décret un texte formellement législatif, dans cette décision, le Conseil est saisi par
des parlementaires sur le fondement de l’article 61 C. D’autre part, sauf à considérer qu’en réalité il y a
revirement de jurisprudence, la décision 512 DC confine au paradoxe : soit, restant dans le cadre posé par la
jurisprudence « Blocage des prix », le Conseil constitutionnel n’opère aucun contrôle (hypothèse démentie par la
décision puisque le contrôle est le préalable du déclassement), soit le contrôle a bien lieu mais alors, saisi sur le
fondement de l’article 61 C, il ne peut être qu’un contrôle au fond impliquant une solution en termes de
constitutionnalité / non constitutionnalité et non en termes de déclassement. Sur ces points, v. G. Glénard, « La
conception matérielle de la loi : la loi ordinaire », RFDA, 2005, p. 922 et s
129
J. B. Auby, « Loi et Règlement », CCC n° 19, p. 94 et s.
130
Voir la synthèse proposée par B. Mathieu :« le législateur peut en principe intervenir dans le domaine
réglementaire, sans commettre d’inconstitutionnalité, à condition que le gouvernement ne s’y oppose pas et que
35
l’évolution veut rester respectueuse des principes posés par la jurisprudence Blocage des prix,
et le mouvement de réhabilitation de la norme législative ne correspond pas à une
réhabilitation du rapport hiérarchique. Tant que le juge se refusera à sanctionner la conformité
de la norme législative aux prescriptions relatives à son domaine de validité matérielle, la loi
pourra méconnaître la Constitution sans encourir de sanction en termes de validité, et le
rapport hiérarchique devra être tenu pour neutralisé.
Cette carence du rapport hiérarchique pris comme mode d’articulation entre les
normes de niveau législatif et constitutionnel porte mécaniquement atteinte à la construction
formaliste, qui érige le principe hiérarchique en critère de délimitation de l’ensemble
constitutionnel.
§II.
Suprématie constitutionnelle et législation référendaire
L’analyse de la législation référendaire permet de relever une nouvelle faille dans
l’articulation hiérarchique censée organiser les rapports de la Constitution aux autres règles de
droit et permettre ainsi de délimiter le système constitutionnel à partir du principe
hiérarchique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel, rare et seule pertinente en la
matière131, rend compte d’une profonde contradiction entre la logique démocratique qui
accorde une place centrale à l’auteur de la loi référendaire et celle du constitutionnalisme qui
implique un contrôle de tout organe producteur de droit. Ici, la neutralisation de la hiérarchie
résulte du principe d’immunité juridictionnelle de la loi référendaire (A). Il ne s’ensuit pas
que la norme adoptée par le Peuple se situe « hors hiérarchie ». En effet, seule la supériorité
de la Constitution se trouve affectée par l’immunité juridictionnelle dont bénéficie la loi
référendaire : le principe hiérarchique n’est donc neutralisé que de façon partielle (B).
les dispositions de nature réglementaire contenues dans la loi ne soient pas sans lien avec les dispositions
législatives adoptées et soient nécessaires à l’exercice par le législateur de sa compétence ou à l’intelligibilité de
la loi ». B. Mathieu, « La part de la loi, la part du règlement. De la limitation de la compétence réglementaire à la
limitation de la compétence législative », art. cit., p. 85.
131
N’examinant que les rapports de la loi et de la Constitution, la jurisprudence administrative du Conseil d’État
ne nous intéresse qu’à la marge ici.
36
A. L’immunité juridictionnelle de la loi référendaire
C’est une immunité juridictionnelle au sens strict qui caractérise le régime contentieux
de la loi adoptée par le Peuple sur le fondement de l’article 11 de la Constitution. Affirmé dès
1962 par le Conseil constitutionnel, dans une espèce où était en cause une loi portant révision
de la Constitution, le principe est confirmé s’agissant des normes référendaires législatives
(a). C’est donc le critère organique et la qualification du Peuple en organe « souverain » qui
fondent l’autolimitation du juge constitutionnel (b).
a. Un principe affirmé de jurisprudence constante
Dans une décision du 6 novembre 1962132, fondatrice du régime contentieux des lois
référendaires, le juge déduit du caractère « strictement délimité » de sa compétence133 et « de
l'esprit de la Constitution[,] qui a fait [de lui] un organe régulateur de l'activité des pouvoirs
publics[,] que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement
les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un
référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale »134.
Ainsi donc, le Conseil constitutionnel, investi « organe régulateur de l’activité des
pouvoirs publics » par l’esprit du texte constitutionnel, se déclare-t-il incompétent135 pour
connaître de la régularité de cette singulière entreprise de révision constitutionnelle entamée
par le chef de l’État et destinée comme on sait à modifier les articles 6 et 7 de la Constitution.
L’apport de la décision au régime juridique des lois référendaires demeurait cependant
incertain. Dès lors en effet qu’était en jeu une loi référendaire de révision constitutionnelle,
deux éléments pouvaient fonder la solution dégagée par le juge : la valeur constitutionnelle de
la norme déférée, ou la qualité de son auteur. La lecture du considérant de principe autorise à
132
C.C. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Rec. p. 27 ; v. notamment Léo Hamon, Dalloz, 1963, Jur., p. 398 ;
Claude Franck, GDCC, n° 13, p. 170-182 et les références doctrinales citées.
133
C.C. n° 62-20 DC, préc. cons. n° 1.
134
ibid., souligné par nous.
135
ibid. cons. n° 5 : « Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'aucune des dispositions de la Constitution ni
de la loi organique précitée prise en vue de son application ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour
se prononcer sur la demande susvisée par laquelle le Président du Sénat lui a déféré aux fins d'appréciation de sa
conformité à la Constitution le projet de loi adopté par le Peuple français par voie de référendum le 28 octobre
1962 ».
37
penser que c’est en raison de la nature propre des lois référendaires – i.e. le caractère
souverain de son auteur – que le juge refuse de se prononcer sur la validité de la procédure
suivie136.
La décision Maastricht III confirme une telle lecture : dès lors que le rang législatif de
la norme adoptée par l’organe populaire bénéficie du principe d’immunité, on doit considérer
que c’est la nature propre des lois référendaires qui justifie le principe de leur incontestabilité
contentieuse.
Saisi le 20 septembre 1992 par soixante députés de la loi autorisant la ratification du
traité de Maastricht adoptée par le Peuple français à la suite du référendum intervenu le même
jour, le Conseil constitutionnel confirme sa position. Considérant qu’il est doté d’une
compétence d’attribution, le juge estime qu’« au regard de l'équilibre des pouvoirs établi par
la Constitution, les lois que celle-ci a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les
lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple français à la suite
136
Indépendamment de la question de ses fondements, l’autolimitation du juge a fait l’objet d’un certain nombre
de critiques en doctrine. De manière significative, les critiques se concentrent sur le terrain de la technique
juridique : la question posée est alors celle de la régularité de l’usage du référendum de l’article 11 de la
Constitution aux fins de révision constitutionnelle. À cet égard, on peut distinguer entre les auteurs selon qu’ils
défendent le recours à l’article 11 de la Constitution ou qu’ils contestent la validité de la révision. Pour la
première catégorie, v. P. Lampué, « Le mode d’élection du Président de la République et la procédure de l’article
11 », RDP, 1962, p. 935 et s., et F. Goguel, « De la conformité du référendum du 28 octobre 1962 à la
Constitution », Mélanges Duverger, Paris, PUF, 1987, p. 115 et s. ; pour la seconde, voir not., G. Berlia, « Le
problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962 », RDP, 1962, p. 931 et s.
On a d’abord mobilisé des arguments de texte pour faire valoir que l’article 11 se réfère aux projets de
lois relatifs à l’organisation des pouvoirs publics et non aux projets de révision comme le fait l’article 89.
Comme on sait, un tel argument est réversible (l’un des arguments destiné à légitimer l’usage de l’article 11 pour
opérer une révision constitutionnelle repose sur le syllogisme suivant : l’article 11 habilite le Président de la
République à soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ; or la
Constitution porte (notamment) sur l’organisation des pouvoirs publics ; donc l’usage de la procédure instituée
par l’article 11 pour modifier la Constitution est régulière). On a ensuite souligné la présence de l’article 11 dans
le titre consacré au Président de la République, et non celui réservé à la révision constitutionnelle. Enfin, sans
doute est-ce là l’argument le plus solide, on a soutenu que la rigidité constitutionnelle, exprimée par la procédure
de l’article 89 qui impose la délibération des deux chambres et leur vote en termes identiques, est incompatible
avec la saisine directe du Peuple. En effet, la différence entre les deux procédures n’est pas simplement formelle.
On ne saurait arguer du fait que l’approbation référendaire constitue l’hypothèse normale de ratification du projet
de révision pour minorer l’importance juridique du passage devant les Chambres : la délibération qui précède le
vote et la possibilité de navette entre les deux assemblées forment autant de garanties fondamentales censées
faire écran aux visées plébiscitaires. Tel est le véritable sens de la rigidité constitutionnelle : elle repose sur une
multiplication des organes intervenant dans le processus de révision du texte, sur des conditions de majorité
renforcée ou encore des délais allongés. C’est précisément ce que supprime la procédure de l’article 11 de la
Constitution. Quoi qu’il en soit des réserves juridiques, le premier enseignement tiré de la décision 61-20 DC
permet de souligner que, sous prétexte d’expression directe de la souveraineté nationale, la loi référendaire ne
saurait se voir opposer la répartition constitutionnelle des compétences normatives dont on peut pourtant soutenir
qu’elle constitue – elle aussi – une expression « directe » de la souveraineté nationale.
Reste que les faits s’imposent au juriste comme aux autres sujets de droit et, finalement, comme le
résume M. Duverger, « Juridiquement, cette procédure était irrégulière. Mais l’approbation du peuple français au
référendum du 28 octobre 1962 par 12 809 363 suffrages contre 7 942 695 et 6 280 297 abstentions a couvert
cette irrégularité ». M. Duverger, Les constitutions de la France, Paris, PUF, 1987, p. 110. Tels sont les faits.
Telle est finalement la justification, politiquement décisive dans un régime démocratique, du principe
d’immunité constitutionnelle de la loi référendaire.
38
d'un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 60, constituent
l'expression directe de la souveraineté nationale »137.
L’absence de référence à l’esprit de la Constitution, auquel le juge substitue l’équilibre
des pouvoirs établi par la norme suprême, a été largement commentée. D’aucuns ont pu y voir
la marque d’une fermeté accrue du juge138, d’autres l’indice d’une banalisation du Peuple
ramené au niveau des autres pouvoirs institués139. Reste que cette évolution rhétorique ne
modifie en rien les ressorts du raisonnement : en 1992, comme trente ans plus tôt, c’est
l’approche organique qui dicte le sens de la solution.
En somme, comme le résument B. Mathieu et M. Verpeaux, « lorsqu’il modifie la
Constitution par la voie de l’article 11, directement [en la révisant] ou indirectement [en la
violant], le Peuple fait acte de souveraineté et œuvre de constituant. En revanche, lorsqu’il
adopte une loi, conformément à la procédure et au domaine de compétence de l’article 11 et
dans le respect des principes constitutionnels, il fait œuvre de législateur »140. C’est dire qu’au
terme d’une même procédure, le Peuple peut être à l’origine d’une loi ordinaire, organique ou
constitutionnelle. Le constat ne va pas sans faire problème au regard de la représentation
traditionnelle de la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique. De ce point de vue, l’identité
de procédure employée pour produire des normes réputées distinctes dans l’ordonnancement
juridique paraît contredire le principe hiérarchique. Une telle contradiction implique une
justification forte. Le juge la tire du caractère souverain de l’organe populaire.
137
C.C. n° 92-313 DC, 23 septembre 1992, Rec., p. 94, cons. n° 2. Souligné par nous.
En ce sens, v. D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 213. L’auteur considère qu’en
1992, « l’incompétence du juge se donne à voir comme résultant non d’une sollicitation toujours discutable de
l’esprit d’un texte, non d’un point de vue subjectif, mais comme fondée en objectivité, “au regard de l'équilibre
des pouvoirs établi par la Constitution” selon la formule de remplacement imaginée en l’espèce par le Conseil ».
139
M. Fatin-Rouge Stéfanini, Le contrôle du référendum par la justice constitutionnelle, Paris, Économica –
PUAM, 2004, 383 p., p. 82. L’auteur note que « cette justification […] peut laisser supposer que le Conseil
constitutionnel considère le peuple, intervenant par le biais du référendum, comme un pouvoir institué parmi les
autres pouvoirs publics de l’État. ». Une telle interprétation nous paraît erronée. En effet, l’obstacle érigé par le
critère organique sur la voie d’un contrôle de la constitutionnalité de la loi référendaire serait surmonté si le
peuple était conçu comme un organe étatique de même nature que les autres pouvoirs publics. En ce sens, B.
Mathieu et M. Verpeaux parlent d’une différence de nature entre le Parlement législateur et le Peuple législateur.
Voir B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, Paris, LGDJ, 2002, 791
p., p. 165,
140
B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 166.
138
39
b. Un principe fondé sur une représentation dogmatique du Peuple
On peut tenir pour acquis que la justification du principe de l’incompétence du Conseil
constitutionnel pour connaître de la constitutionnalité de la norme législative adoptée par le
Peuple repose sur le critère organique. À cet égard, deux observations doivent être formulées.
Première observation : c’est une conception formelle de la démocratie, c’est-à-dire
l’assimilation de cette forme de gouvernement à la compétence suprême du peuple, que l’on
trouve au fondement de la solution. Le principe, juridiquement contestable, de l’immunité
constitutionnelle de la loi référendaire trouve sa justification dans un syllogisme éprouvé : la
souveraineté du peuple constitue le fondement du droit constitutionnel de la Ve République ;
or le référendum constitue l’expression directe de la souveraineté populaire ; donc le
référendum doit être tenu pour juridiquement valable (et ce, nécessairement)141. À ce niveau,
la décision n’est pas exempte de faiblesses dans la mesure où le concept de démocratie
implicitement mobilisé méconnaît la complexité de cette forme de gouvernement, irréductible
au seul pouvoir de la majorité et inextricablement liée à la garantie d’un certain nombre de
droits fondamentaux permettant à la minorité actuelle de devenir la majorité future. Ensemble
de droits que la structuration hiérarchique prétend garantir142.
Deuxième observation : le primat de l’approche organique est porteur d’une
contradiction logiquement intenable pour le juge de la constitutionnalité de la loi. Au temps
où la loi n’est plus réputée exprimer la volonté générale que dans le respect de la
Constitution143 et où le mouvement du « droit constitutionnel jurisprudentiel » consiste à
soumettre « tous les organes de l’État »144 à la norme fondamentale, la loi référendaire –
même ordinaire – reste hors-jeu. Le professeur Beaud a pu expliquer que la décision
Maastricht III portait cette tension. Selon l’auteur, « cette décision […] reste affectée d’une
grave contradiction interne à ses motifs : elle est écartelée entre la logique libérale de
l’équilibre des pouvoirs établi par la Constitution et la logique démocratique de la loi
référendaire conçue comme l’expression directe de la souveraineté nationale »145. Cette
141
Sur ce point, voir les développements de F. Hamon, « Vox imperatoris, vox populi ? Réflexions sur la place
du référendum dans un État de droit », in L’État de droit, Mélanges offerts à G. Braibant, Paris, Sirey, 1996,
p.389 et s.
142
Rappelons que ce type de considérations est au fondement de l’admission du contrôle juridictionnel de la
constitutionnalité de la loi, les débats révisionnistes en portent la marque. Sur cette question, voir not. S. Pinon,
Les réformistes constitutionnels des années trente. Aux origines de la Vème République, Paris, L.G.D.J., 2003,
632 p. et G. Sicart, La doctrine publiciste française à l’épreuve des années trente, Thèse, Paris II, 2000, 708 p.
143
C.C. n° 85-197 DC du 23 août 1985, Rec., p. 70.
144
C.C. n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec. p. 18.
145
O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 429.
40
antinomie persistante entre la hiérarchie des normes et le principe démocratique, tant qu’il est
défini à partir d’un double critère organique et formel, devient paroxystique lorsqu’il ne s’agit
plus d’une loi référendaire constitutionnelle, mais simplement législative146. Dès lors que
l’ordre juridique français se veut structuré selon le principe hiérarchique, l’injusticiabilité des
lois référendaires « législatives » constitue une « contradiction logique »147 qui impose
d’interroger la Constitution sur son aptitude à subordonner les normes réputées de rang
inférieur148.
Ces faiblesses, contrebalancées par la pertinence stratégique de la solution, donnent à
voir un phénomène méconnu : une mythification du Peuple149, conçu par le juge comme une
entité incontrôlable parce que souveraine. Cette figure du Peuple, qui neutralise la suprématie
constitutionnelle150, révèle une série de contradictions. Alors que le juge constitutionnel voit
son existence justifiée par la structuration hiérarchique de l’ordre juridique et son action
légitimée en tant qu’il est réputé parfaire et garantir cette structuration, le raisonnement
organique à l’œuvre dans sa « jurisprudence référendaire » semble la contredire
irrémédiablement.
B. La neutralisation partielle du principe hiérarchique
L’immunité contentieuse de la loi référendaire n’est pas exclusive de toute soumission
au principe de la hiérarchie. La représentation du Peuple comme organe souverain
insusceptible de voir sa production normative confrontée à la Constitution ne place pas la
146
Puisqu’ici la correspondance entre le dogme démocratique et la hiérarchie des normes ne joue plus : l’acte de
volonté du peuple souverain ne vaut – ou n’est pas censé valoir – norme suprême de l’ordre juridique.
147
J. L. Quermonne, « Le référendum : essai de typologie prospective », RDP, 1985, p. 589.
148
En ce sens, J.-F. Prévost évoque un phénomène de « déconstitutionnalisation » de la Constitution, « Le droit
référendaire dans l’ordonnancement de la Cinquième République », art. cit., p. 13. Dans le même sens, J. – F.
Flauss parle de « négation même de l’idée de Constitution », Communication introductive, Justice
constitutionnelle et démocratie référendaire, Ed. du Conseil de l’Europe, coll. Science et technique de la
démocratie, n°14, 1996, p. 16.
149
C. Klein considère qu’« il résulte de l’esprit de la Constitution que la légitimation populaire peut accorder la
régularisation à l’acte qui reste marqué par un péché originel. […] Il s’agit d’un mode de raisonnement qui se
situe au-delà de la logique juridique apparente, c’est-à-dire d’un positivisme courte vue », Théorie et pratique du
pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996, 217 p., p. 87.
150
Alors que J. – F. Prévost parle d’effet d’occultation, O. Beaud évoque l’image du dynamitage de la hiérarchie
des normes par la loi référendaire. Du premier, « Le droit référendaire dans l’ordonnancement juridique de la
Constitution de 1958 », RDP, 1977, p. 5-55 ; du second, La puissance de L’État, Paris, PUF, Léviathan, 1994,
512 p., p. 430.
41
norme adoptée sur le fondement de l’article 11 de la Constitution en dehors de toute
hiérarchie. On constate certes une neutralisation du rapport hiérarchique censé régler la
relation entre la norme législative adoptée par le Peuple et la Constitution (a), mais neutraliser
n’est pas supprimer, et la loi référendaire retrouve son rang hiérarchique dès lors qu’elle est
confrontée à la loi parlementaire (b).
a. Loi référendaire et Constitution : la hiérarchie paralysée
Concrètement, érigé en principe l’impossibilité de vérifier par voie juridictionnelle la
conformité de la norme législative adoptée par référendum à la Constitution revient à
admettre que, dans l’hypothèse d’un conflit entre ces deux normes, leur incompatibilité
« objective » ne sera pas réglée151. Nous sommes donc en présence de deux normes
contradictoires dont aucun organe étatique n’est compétent pour dire laquelle doit subir les
conséquences de cette incompatibilité. Autrement dit, la loi référendaire de l’article 11C peut
méconnaître toute prescription constitutionnelle sans être frappée d’aucune sanction
l’atteignant dans sa validité juridique.
Sans doute la discussion est-elle essentiellement théorique, tant les référendums se
font rares dans notre démocratie représentative et les normes législatives adoptées par le
Peuple en méconnaissance de la Constitution, potentiellement exceptionnelles.
L’hypothèse d’une loi référendaire contra constitutionem ne s’est vérifiée qu’en une seule
occasion. Il s’agit de la loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage
universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962. Si la non conformité d’une
telle loi à la Constitution n’a jamais pu être juridictionnellement sanctionnée, il est loisible de
soutenir, comme l’ont fait certains auteurs152, que l’usage de l’article 11C pour réviser les
articles 6 et 7 de la norme fondamentale constitue une violation des prescriptions
constitutionnelles relatives à la révision. Or si la loi référendaire peut impunément contrevenir
à la répartition des compétences normatives telle qu’elle ressort des articles 11 et 89 de la
Constitution, rien n’interdit de transposer cette hypothèse à tout autre domaine de
compétences normatives constitutionnellement réservé à un organe étatique quelconque. De
151
On a vu que le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent. Pour ce qui est du juge ordinaire, non
seulement il se considère incompétent pour contrôler la constitutionnalité de la norme législative, mais le
principe de la loi-écran lui interdit même de laisser inappliquée la loi référendaire « législative » contraire à la
Constitution, ce qui revient, implicitement, à tenir pour valide la loi référendaire « législative »
inconstitutionnelle.
152
Voir not., G. Berlia, « Le problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962 », art. cit.
42
même, puisque c’est le critère organique qui justifie l’immunité de la loi référendaire, rien
n’empêche de s’interroger sur le sort qui serait fait à une loi référendaire « législative » qui
serait promulguée alors qu’elle méconnaîtrait un droit ou une liberté fondamental. En l’état du
droit positif français, si la constitutionnalité de cette loi peut faire question, il n’en demeure
pas moins qu’elle peut contredire les prescriptions constitutionnelles tout en demeurant une
norme valide de l’ordre juridique.
C’est dire que la norme législative d’origine référendaire peut déroger à la
Constitution. En effet, alors que la norme législative adoptée par le Peuple et la Constitution
seraient contradictoires, dès lors que ce conflit ne se résout pas par le retrait de la validité de
la norme législative, le rapport hiérarchique est paralysé. À partir de là, seuls deux types de
rapports d’articulation entre les normes peuvent s’instituer. Soit les deux normes en conflit
sont susceptibles, au prix de certaines limitations, d’être appliquées simultanément et l’on
parlera d’un rapport de conciliation. Soit les deux normes contradictoires ne peuvent faire
l’objet d’une application simultanée, et l’on dira que la norme appliquée déroge à celle qui ne
l’est pas. Or, comme il reviendra au juge ordinaire, saisi de la légalité d’une norme
administrative fondée sur une norme législative contraire à la Constitution adoptée par le
Peuple, d’apporter une réponse à cette question, on constatera systématiquement que la loi
référendaire « législative » déroge à la Constitution. En effet, incompétent pour connaître de
la constitutionnalité de la loi, le juge ordinaire s’estime tenu par le principe de l’écran
législatif, et se doit d’appliquer la loi, fût-elle contraire à la Constitution. Dans cette mesure,
on doit considérer que la norme législative adoptée par le Peuple, lorsqu’elle est méconnaît la
Constitution, peut lui déroger.
La possibilité offerte à la norme législative de déroger à la Constitution traduit la
neutralisation du rapport hiérarchique et, partant, l’ineffectivité de la suprématie
constitutionnelle. Pour autant, les données fournies par le droit constitutionnel positif ne
permettent pas de considérer que la norme législative d’origine référendaire se trouve placée
en dehors de toute hiérarchie. Si l’on doit considérer que la subordination de la loi
référendaire à la Constitution est tenue en échec, cela ne revient pas à dire que la norme
adoptée par le Peuple se voit dotée d’une valeur constitutionnelle, ni même supra-législative.
43
b. Loi référendaire et loi parlementaire : la hiérarchie respectée
Les règles régissant la mutabilité de la loi référendaire « législative » sont des
éléments d’informations importants au regard de la hiérarchie entre les normes. La question
fut abordée dès l’élaboration de la Constitution, et le commissaire du gouvernement Janot,
interrogé par M. Teitgen, a indiqué que la loi référendaire pouvait être modifiée « par une
autre loi votée dans des conditions normales »153. En sens contraire, certains membres de la
doctrine ont logiquement pu affirmer, à la lecture de la décision du 6 novembre 1962, que la
loi référendaire primait la loi parlementaire154. Mais cette opinion a été démentie par la
jurisprudence ultérieure du Conseil constitutionnel.
C’est en effet la première thèse qui sera finalement retenue par le juge constitutionnel.
Une première fois en 1976155, à propos d’une loi organique modifiant la loi référendaire de
1962 relative à l’élection du Président de la République ; une seconde, à propos d’une loi
ordinaire modifiant la loi du 9 novembre 1988 promulguée à la suite du référendum du 6
novembre de la même année156.
Dans cette seconde espèce, le juge est saisi d’une loi amnistiant les principaux auteurs
de délits politiques, notamment liés aux évènements néo-calédoniens de 1988, et abrogeant
certaines dispositions de la loi référendaire de ratification des accords de Matignon relatifs à
la Nouvelle-Calédonie. Le Conseil constitutionnel affirme que « la souveraineté nationale ne
fait nullement obstacle à ce que le législateur, statuant dans le domaine de compétence qui lui
est réservé par l’article 34 de la Constitution, modifie, complète ou abroge des dispositions
modifiées, complétées ou abrogées résultant d’une loi votée par le Parlement ou d’une loi
adoptée par voie de référendum »157. Alors que les saisissants soutenaient qu’une telle
modification portait atteinte à l’article 3 de la Constitution, on peut considérer, au soutien de
la solution retenue par le juge, qu’en ne posant aucune hiérarchie entre les deux modes
153
Voir Avis et débats du Comité consultatif constitutionnel, La documentation française, 1960, p. 127. Dans le
même sens, au sujet de l’article 50 de la loi du 15 janvier 1963, validant l’ordonnance du 1er juin 1962 prise en
vertu de la loi référendaire du 13 avril 1962 et annulée par le Conseil d’État dans l’arrêt Canal du 19 octobre
1962 (Rec. Leb., p. 552), R. Capitant considérait qu’une « loi parlementaire peut modifier une loi référendaire.
Mais une loi parlementaire ne peut modifier une loi référendaire constitutionnelle qu’à la condition d’avoir été
votée conformément à la procédure de révision constitutionnelle », Déb. Parl. A.N., séance du 4 janvier 1963,
J.O., p. 294.
154
M. Fatin-Rouge Stefanini se réfère aux positions de L. Favoreu, Du déni de justice en droit public français,
LGDJ, 1964, p. 160 ; J. – M. Garrigou-Lagrange, « Le dédoublement constitutionnel. Essai de rationalisation de
la pratique référendaire de la Ve République », RDP, 1969, p. 688 et L. Hamon, D. 1963, p. 399.
155
C.C. n° 76-65 DC du 14 juin 1976, Rec. p. 28.
156
C.C. n° 89-265 DC du 9 janvier 1990, Rec. p. 12.
157
C.C. n° 89-265 DC, préc., cons. n° 8.
44
d’exercice de la souveraineté, cet article ne saurait fonder le primat de la loi référendaire sur
la loi ordinaire.
C’est dire que la norme législative d’origine parlementaire ne se trouve pas hors
hiérarchie et qu’elle reste, comme toute autre norme législative, à la portée de l’organe
législatif qui peut la modifier, la compléter ou même l’abroger. En d’autres termes, le juge
constitutionnel reconnaît là, implicitement, la valeur simplement législative de la loi
référendaire. En effet, sans qu’il soit utile de revenir sur ce qui a été exposé s’agissant des
caractères de l’articulation hiérarchique et de ses diverses manifestations, nous nous
bornerons à rappeler que la possibilité reconnue à une norme A de compléter, de modifier ou
d’abroger une norme B implique nécessairement la valeur supérieure ou égale de A sur B.
Dans le cas contraire, si la norme B était inférieure à la norme A, toute modification,
complément ou tentative d’abrogation de la norme A par la norme B se résoudrait par une
déclaration d’irrégularité de la norme B. Dans ces conditions, en l’absence d’arguments
permettant de soutenir la supériorité de la norme législative adoptée par le Parlement sur la
norme législative adoptée par le Peuple, il convient d’admettre que le principe affirmé par le
juge dans la décision Amnistie en Nouvelle Calédonie revient à reconnaître une valeur
simplement législative à la loi adoptée par le Peuple158.
Au total, la portée de l’immunité juridictionnelle reconnue à la loi référendaire sur la
structuration hiérarchique de l’ordre juridique doit être circonscrite. Deux éléments ressortent
nettement de l’analyse du droit positif : si la subordination de cette loi à la Constitution n’est
pas garantie faute de mécanismes de sanctions adaptés, il s’en faut de beaucoup pour que le
droit référendaire transcende littéralement la hiérarchie des normes.
Indépendamment même du fait que la jurisprudence constitutionnelle range la norme
adoptée par le Peuple au nombre de celles que le Parlement peut modifier sur le fondement de
l’article 34 de la Constitution, on signalera que les juges ordinaires devraient s’estimer
158
Notons par ailleurs qu’un tel principe recèle certaines difficultés pour le Conseil constitutionnel. Comme il
ressort de la décision susmentionnée, ce dernier se reconnaît compétent, sur le fondement de l’article 61 de la
Constitution, pour contrôler la constitutionnalité de la loi parlementaire qui abroge, modifie ou complète une loi
référendaire antérieure. Le problème juridique surgit dans l’hypothèse où il aurait à connaître d’une loi
parlementaire qui modifierait, complèterait ou affecterait le domaine d’application de dispositions
inconstitutionnelles de la loi référendaire antérieure. Le juge opterait-il pour l’application de sa jurisprudence
« État d’urgence en Nouvelle Calédonie » ce qui reviendrait à admettre de contrôler, par ricochet, la
constitutionnalité de la loi référendaire, ou bien resterait-il fidèle au principe d’immunité constitutionnelle de la
loi référendaire, ce qui imposerait de circonscrire le cadre de la jurisprudence sur le contrôle de la loi
promulguée aux seules lois parlementaires ? L’occasion ne semble pas lui avoir été offerte de trancher pareil
dilemme, et l’on doit se borner à un simple constat : la « jurisprudence référendaire » du Conseil est grevée
d’incohérences juridiques de premier ordre.
45
compétents pour contrôler la conventionnalité de la loi. En effet, si l’on considère que l’article
55 de la Constitution, qui fonde leur compétence pour écarter la loi inconventionnelle, ne
distingue pas entre les lois selon leur auteur, on peut soutenir que la loi référendaire ne devrait
pas échapper à tout contrôle contentieux. Des auteurs159 et des magistrats160 ont pris position
en faveur d’un tel contrôle, mais aucune juridiction ne s’est encore livrée à un tel exercice161.
Par ailleurs, il est toujours possible de considérer qu’un éventuel vide contentieux pourrait
être comblé par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg dont on sait qu’elle s’est reconnue
compétente pour connaître du respect par un référendum national constituant des droits et
libertés garantis par la Convention162. En d’autres termes, tout porte à penser que la norme
législative adoptée sur le fondement de l’article 11 de la Constitution doit se voir reconnaître
un rang législatif et infra-conventionnel.
De telles observations permettent de considérer que la loi référendaire s’intègre à la
hiérarchie des normes, fût-ce partiellement. Pour autant, nous sommes conduit à constater que
la relation entre la norme législative adoptée par référendum et la Constitution ne traduit pas
un primat de la seconde sur la première : la relation hiérarchique entre la norme
159
Voir not. J. – F. Flauss, « Contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité devant le juge
administratif », RDP, 1999, p. 919 et s., spéc. p. 932. Dans le même sens, v. F. Hamon, « Vox imperatoris, vox
populi ? Réflexions sur la place du référendum dans un État de droit », art. cit. ; ainsi que, O. Gabarda, Essai sur
le principe de conventionnalité internationale en droit public français. Analyse administrative du rapport entre
les ordres juridiques externe et interne, Paris, PUAM, 2005, 478 p., spéc. p. 167. Notons cependant que l’article
55 de la Constitution ne précise pas les lois visées par le principe de la supériorité des traités. La motivation
développée par le juge constitutionnel en 1962 et 1992 pourrait donc être reprise à l’identique par les juridictions
ordinaires.
160
En ce sens, le commissaire du gouvernement C. Maugüe, qui concluait sur l’arrêt Sarran et Levacher, estime
que « les lois référendaires ordinaires sont soumises au contrôle de conventionnalité. […] De fait, la réserve de
compétence du Conseil constitutionnel à l'égard des lois référendaires trouve sa justification dans les dispositions
de la Constitution elle-même : le Conseil constitutionnel a déduit de l'ensemble des dispositions
constitutionnelles que l'article 61 de la Constitution qui définit l'étendue de sa mission en matière de contrôle de
constitutionnalité des lois vise uniquement les lois votées par le Parlement et non celles qui, adoptées
directement par le Peuple français par référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale.
L'habilitation donnée aux juges ordinaires pour effectuer un contrôle de conventionnalité des lois trouve quant à
elle son fondement dans l'article 55 de la Constitution, qui définit les principes de la hiérarchie des normes sans
qu'il soit possible de faire de distinction, quant à la place respective des différentes normes, selon que la loi a été
adoptée par le législateur ou par référendum. Et aucun argument de texte ne permettait d'écarter la compétence
des juges ordinaires à l'égard des lois référendaires ». C. Maugüe, « L'accord de Nouméa et la consultation de la
population. Concl. sur CE, Ass., 30 octobre 1998, MM. Sarran et Levacher et autres », RFDA, 1998, p. 1087 et s.
161
Comme le souligne M. Fatin-Rouge Stefanini, la rareté de ces lois ne « permet pas encore d’affirmer que les
juges ordinaires accepteraient de faire primer le droit international sur celles-ci », op. cit., p. 129.
162
C.E.D.H., 29 octobre 1992, Open Door and Dublin Well Woman c/ Irlande, Série A., n°246. Dans cette
espèce, la Cour sanctionne une violation de l’article 10 de la Conv. EDH (droit de communiquer et de recevoir
des informations) par l’interdiction, fondée sur une disposition constitutionnelle adoptée par référendum et
proscrivant l’avortement, de diffuser aux femmes enceintes des informations sur les possibilités de se faire
avorter en Grande-Bretagne. Sur cette décision, v. F. Sudre, « L’interdiction de l’avortement : conflit entre le
juge constitutionnel irlandais et la Cour européenne des droits de l’homme », RFDC, 1993, p. 222 et s.
46
constitutionnelle et la norme référendaire est neutralisée163. On peut donc conclure que les
données du droit positif ne permettent pas de confirmer la thèse de la suprématie
constitutionnelle, ni d’appréhender le principe hiérarchique comme un critère de délimitation
du système constitutionnel.
Section II.
Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : la
hiérarchie subvertie
Neutralisée lorsque l’obligation de conformité n’est pas sanctionnée, la hiérarchie peut
se trouver littéralement subvertie lorsque le rapport d’engendrement est inversé.
Comme on l’a dit, ce rapport d’engendrement est constitutif de la hiérarchie. En tant
qu’il marque un mouvement en sens descendant de la norme haute vers la norme basse, il se
rapproche de ce que les tenants d’une conception normativiste de la hiérarchie entre les
normes qualifient de « rapport de production »164. La thèse normativiste, postulant une
systématicité dynamique où la norme inférieure est valide à la seule condition d’être produite
de la manière déterminée par la norme supérieure quel que soit par ailleurs son contenu165,
paraît réduire le rapport de production à un rapport formel. Mais le rapport d’engendrement
peut aussi se concevoir comme un rapport mixte, au sens où la norme haute prédétermine et
limite la norme basse et l’organe qui la produit. Dans la majorité des cas, la norme haute
163
Ces observations sont exactement transposables au cas de la loi parlementaire ordinaire, qui peut méconnaître
le domaine que la Constitution lui attribue et neutraliser sur ce point la suprématie constitutionnelle, sans
échapper par ailleurs à l’emprise du principe hiérarchique.
164
Sur ce point, v. O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780 et s.
165
En réalité les choses sont moins claires que ce que pourrait laisser penser une lecture trop rapide de la Théorie
pure du droit. On sait que pour caractériser la relation entre les normes au sein du système juridique, Kelsen
introduit une distinction entre système de normes « statique » et système de normes « dynamique ». Dans le
premier type de système, les normes sont valides « parce que leur validité peut être rapportée à une norme sous
le fond de laquelle leur propre validité se laisse subsumer, comme le particulier sous le général » [Théorie pure
du droit, op. cit., 1962, p. 258]. Dans le second type de système, la validité de la norme ne ressort d’aucune
caractéristique matérielle, mais seulement de son mode de production : une norme est valide lorsqu’elle est créée
de la manière déterminée par la norme supérieure. Dans ce cadre, l’auteur considère que les systèmes juridiques
appartiennent essentiellement au second type [ibid., p. 197]. Sur cette base, F. Ost et M. van de Kerchove
relèvent que Kelsen « reconnaît […] que les normes supérieures peuvent non seulement “déterminer l’organe par
lequel et la procédure selon laquelle seront créées les normes inférieures”, mais encore “le contenu de ces
normes” ». C’est dire que l’éminent auteur autrichien admet l’hypothèse de système juridique « mixte » – où la
validité de la norme procède de déterminants matériels et formel – « même si ils ne le sont pas nécessairement »,
Le système juridique entre ordre et désordre, op. cit., p. 62.
47
comporte non seulement des prescriptions visant les coordonnées procédurales, organiques et
formelles de l’acte mais encore des impératifs quant au contenu de la norme qu’il formule.
Autrement dit, la norme haute n’encadre pas seulement le mode d’élaboration de l’acte
juridique, elle vise aussi la norme entendue comme signification objective de cet acte. On
peut dès lors distinguer entre un rapport d’engendrement entendu au sens formel et un rapport
d’engendrement entendu au sens matériel.
Une telle distinction s’avère utile à la bonne compréhension de la catégorie des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, qu’on définit
traditionnellement, à partir des données fournies par la jurisprudence, comme des
« principe[s] essentiel[s], posé[s] par le législateur républicain dans le domaine des droits et
libertés des individus et qui [ont] reçu une application avec une constance suffisante
antérieurement au Préambule de la Constitution de 1946 »166, forment une catégorie spécifique
de normes constitutionnelles, qui pose des problèmes de première importance.
Ces principes de rang constitutionnel permettent en effet de mettre au jour, plus que
toute autre catégorie de normes constitutionnelles167, un mouvement en forme de récursion
exactement contraire aux coordonnées de la hiérarchie entre les normes. Du point de vue qui
nous intéresse, la catégorie des PFRLR ne révèle pas une simple perturbation passagère dans
la hiérarchie, mais un renversement du sens de la hiérarchie, prise dans sa dimension
générative. La récursion se définit comme une inversion du rapport d’engendrement. Le
rapport d’engendrement est un rapport qui, à l’instar du rapport hiérarchique, est justiciable
d’une analyse normative et organique. Certes, au sens strict, la norme haute n’engendre pas
l’organe bas. Cependant elle l’habilite formellement à produire ou à appliquer des normes, et
encadre cette activité dans une mesure variable. Il importe donc d’examiner la récursion selon
deux points de vue complémentaires : d’un côté elle sera analysée en tant qu’elle joue de
166
B. Genevois, « Une catégorie de principes de valeur constitutionnelle : les principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République », RFDA, 1998, p. 494.
167
En effet, aucune autre norme de l’ordre juridique n’illustre aussi radicalement le renversement du « sens » de
la hiérarchie. Certes, un phénomène de constitutionnalisation de normes extérieures à la Constitution et donc
réputées inférieures peut être observé dans la jurisprudence constitutionnelle lorsque le juge intègre des normes
tirées de lois organiques, de règlement des assemblées parlementaires, du droit communautaire ou du droit
international général. Mais jamais la source infra-constitutionnelle du principe n’apparaît aussi explicitement et
jamais elle n’occupe une place centrale dans la justification de la « découverte » d’une nouvelle norme
constitutionnelle par le juge. Par ailleurs, les PFRLR donnent à voir un renversement total de la hiérarchie entre
les normes : tant dans sa dimension strictement normative que dans sa dimension organique, le sens de la
hiérarchie est inversé.
48
norme à norme ; de l’autre elle sera examinée en prenant en considération la dimension
organique.
Cette distinction permet de signaler le caractère seulement partiel du renversement de
la hiérarchie. En raison du fondement constitutionnel qu’offre aux PFRLR le premier alinéa
du Préambule de la Constitution de 1946, la hiérarchie est toujours maintenue au plan formel.
Au plan matériel, la subversion n’en est pas moins radicale. S’il en est ainsi, c’est parce que la
catégorie des PFRLR révèle un enchevêtrement entre les niveaux normatifs dont aucune
explication fondée sur une approche hiérarchique ne parvient à rendre compte (§I). Il convient
donc de substituer au modèle hiérarchique, une analyse qui repose sur la notion de récursion
(§II).
§I.
Un enchevêtrement de niveaux normatifs
On peut considérer que la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois
de la République révèle un enchevêtrement des niveaux normatifs dans la mesure où ces
principes trouvent leur fondement à la fois dans la Constitution (A) et dans la loi (B).
A. Le fondement constitutionnel de la catégorie « principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République »
Traditionnellement c’est la reconnaissance des PFRLR par le Préambule de la
Constitution de 1946, auquel renvoie celui de la Constitution de 1958, qui est évoquée par la
doctrine pour justifier la valeur constitutionnelle desdits principes fondamentaux. En ce sens,
L. Hamon affirme que les PFRLR acquièrent « leur valeur juridique par un double renvoi du
texte de 1958 au texte de 1946 et du texte de 1946 auxdits principes »168. De même, F.
168
L. Hamon, « Grève et continuité du service public : mirage de la conciliation ou modalité de l’arbitrage ? »,
D., 1980, chr. 333, cité par V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, Paris, Economica-PUAM, 2001, 306 p., p. 151.
49
Luchaire considère que « c’est […] bien la Constitution de 1958 qui a conféré valeur
constitutionnelle à des principes réaffirmés en 1946 »169.
L’explication tire sa force de la jurisprudence, qui paraît la valider. En effet, le Conseil
constitutionnel a souvent pris soin d’expliciter ce jeu de poupées russes. À titre d’exemple,
s’agissant de la liberté d’enseignement, le juge affirme qu’elle « constitue l’un des PFRLR,
réaffirmés par le préambule de la Constitution de 1946 et auxquels la Constitution de 1958 a
conféré valeur constitutionnelle »170. Le juge s’est d’ailleurs fait pédagogue dès la première
décision en la matière en expliquant, pour justifier la censure de la loi adoptée en
méconnaissance du PFRLR de la liberté d’association, que ce dernier figure « au nombre des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République […] solennellement réaffirmés
par le Préambule de la Constitution »171. C’est donc en application de la Constitution de 1958,
plus précisément de son Préambule, que certains énoncés normatifs de niveau législatif se
voient intégrer à l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle.
Une telle représentation emporte au moins deux séries d’avantages : elle donne à voir
une hiérarchie respectée et permet en retour de légitimer l’action du juge. Lorsqu’il découvre
de nouveaux principes, ce dernier se borne à appliquer la lettre de la Constitution. En ce sens,
B. Genevois explique qu’« il est indispensable de ramener le pouvoir normatif de la
jurisprudence à de […] justes proportions. Lorsqu’en 1956, par interprétation des
dispositions combinées de l’article 81 de la Constitution de 1946 et de son Préambule, le
Conseil d’État consacre la liberté d’association, il ne s’est pas fait constituant. De même, en
juillet 1971, le Conseil constitutionnel, en jugeant à son tour que la liberté d’association avait
conservé sous l’empire de la Constitution de 1958 sa valeur constitutionnelle, s’est borné à
appliquer la Constitution »172.
Une telle conclusion, qui permet de ménager la nature démocratique de l’ordre
politique ainsi que l’ordre de la hiérarchie, donne à voir une Constitution autoréférentielle. À
suivre la jurisprudence constitutionnelle telle que la présentent les auteurs, c’est bien la
169
F. Luchaire, La protection des droits et libertés, op. cit., p. 32.
Décision n°77-87 DC du .27 novembre 1977, JO du 25 novembre 1987, p. 5530.
171
C.C. n°71-44 DC du 16 juillet 1971, Rec. p. 29, cons. n° 2. D’autres formulations apparaissent tout aussi
claires. Ainsi, dans la décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977, Rec. p. 33, cons. n° 1 : « Considérant que la
liberté individuelle constitue l’un des PFRLR, et proclamés par le Préambule de la Constitution de 1958 »
172
B. Genevois, « Une catégorie de principes à valeur constitutionnelle… », art. cit., p. 481, nous soulignons.
Dans le même sens, F. Luchaire affirme que lorsqu’il consacre un PFRLR, « le Conseil reste dans le cadre de sa
mission car il ne fait qu’appliquer – quelque grande que soit sa marge d’appréciation – des textes ou des
principes auxquels la Constitution donne valeur constitutionnelle ». F. Luchaire, La protection constitutionnelle
des droits et libertés, op. cit., p. 41, nous soulignons.
170
50
Constitution qui donne valeur constitutionnelle à ce qu’elle désigne comme norme
constitutionnelle173.
Or une telle description demeure incomplète pour décrire les principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République : au fondement constitutionnel, il faut en effet ajouter
la source législative du principe.
B. La source législative du principe fondamental reconnu par les lois de la
République
On ne peut réduire la source des PFRLR à leur seul fondement constitutionnel.
Comme leur dénomination l’indique, ces principes fondamentaux sont initialement consacrés
par un acte législatif. Une telle origine apparaît explicitement parmi les éléments
d’identification des PFRLR dégagés par le juge constitutionnel dans certaines décisions.
On a souvent critiqué l’indétermination du fondement constitutionnel, totalement muet
quant à la méthode de détermination desdits principes et aux éléments permettant de les
identifier174. La critique s’est logiquement répercutée sur la jurisprudence, amenant le Conseil
constitutionnel à préciser les critères d’identification des principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République, notamment dans deux décisions du 20 juillet 1988 et du 4 juillet
1989175. Quatre éléments ressortent de sa jurisprudence :
-
il doit s’agir d’une législation républicaine176
-
la dite législation doit être intervenue avant l’entrée en vigueur du Préambule de la
Constitution de 1946177
173
v. V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 152.
La remarque vaut tout aussi bien pour les dispositions de la Déclaration des droits de l’Homme.
174
En ce sens, v. l’article de référence de J. Rivéro, « Les PFRLR, nouvelle catégorie constitutionnelle ? », D.
1972, chron. p. 267 et s.
175
C.C. n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, Rec. p. 119 ; et C.C. n°89-254 DC du 4 juillet 1989, Rec. p. 41.
176
V. notamment, la décision précitée n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, cons. n°12, Rec. p. 119.
177
ibid. Il convient de s’arrêter quelques instants sur le second élément d’identification des PFRLR dégagé par le
juge, car il permet de sauver la cohérence de l’édifice jurisprudentiel au regard des canons de la structuration
hiérarchique de l’ordre juridique. La condition de l’antériorité de la loi-support du principe fondamental à
l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958 – et par extension à 1946, en tant que le Préambule de la
Constitution de 1958 vise celui de la Constitution de 1946 – a pour conséquence l’exclusion des normes
législatives actuelles des sources potentielles des PFRLR. On peut soutenir que cette condition entend conforter
les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ». En effet, inclure les lois postérieures à 1946 parmi les
sources législatives des PFRLR reviendrait à admettre que le législateur des IVe et Ve République peut agir en
51
-
il ne doit pas y avoir une seule exception à la tradition qui s’est instaurée178
-
le principe doit être doté d’un certain niveau de généralité et ne pas être
contingent179. Il doit être revêtu d’une certaine importance pour être
« fondamental ».
Indépendamment des incertitudes qui continuent de planer sur la valeur de ces
éléments180, il est acquis que la consécration formelle du principe par une loi républicaine
constitue une condition nécessaire (mais non suffisante) à l’apparition d’un principe
fondamental reconnu par les lois de la République. C’est aussi en ce sens qu’on peut parler de
double fondement textuel des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République :
outre le fondement constitutionnel, l’origine législative apparaît comme un élément constitutif
de cette catégorie de norme constitutionnelle.
Sur cette base, V. Champeil-Desplats a pu distinguer quatre types de rapports entre la
ou les dispositions législatives qui formulent le principe et le PFRLR consacré par le juge.
législateur constitutionnel. Le caractère nécessairement « rétrospectif » des PFRLR s’explique essentiellement
par l’impossibilité d’admettre que le législateur puisse ajouter à la Constitution par la voie législative. Du point
de vue normatif, c’est la rigidité constitutionnelle qui s’oppose à l’admission des lois de la cinquième
République parmi les sources potentielles de la catégorie des PFRLR. Par ailleurs, il convient de rappeler les
exigences élémentaires de la logique juridique. Comme le souligne M. Verpeaux, « en poussant le raisonnement
jusqu’à l’absurde, la loi examinée par le Conseil constitutionnel dans une instance pourrait fort bien contenir un
principe fondamental à valeur constitutionnelle, ce qui interdirait le contrôle de ladite loi : le même texte
servirait alors à la fois de terme de référence et d’objet du contrôle, ce qui n’est guère admissible » (« Les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ou les principes énoncés dans les lois de la
République », LPA, 14 juillet 1993, n°84, p. 5). En d’autres termes, la condition chronologique vise à
sauvegarder la structuration hiérarchique de l’ordre juridique, mais, comme nous le verrons, il s’en faut de
beaucoup qu’elle y parvienne.
178
V. notamment les décisions précitées n° 88-244 DC, préc., cons. n°12 et 89-254 DC du 4 juillet 1989, Rec. p.
41, cons. n°13.
179
V. notamment la décision n° 93-321 DC, du 20 juillet 1993, Rec. p. 196, cons. n°18. Sur le refus de faire du
principe de l’acquisition automatique de la nationalité un PFRLR parce que ledit principe a été adopté pour des
motifs liés à la conscription. Sur cette condition, v. l’analyse développée par V. Champeil Desplats, Les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., pp. 96-103, spéc. p. 102.
180
Notons d’une part la faible autorité de ces « critères » sur le Conseil lui-même. Ainsi, en présence de toutes
les conditions requises, il a pu refuser de consacrer un nouveau PFRLR. Voir, à titre d’exemple le refus du
Conseil de reconnaître la qualité de PFRLR au principe selon lequel la loi ne pourrait permettre aux accords
collectifs de travail de déroger aux lois et règlements ou aux conventions de portée plus large que dans un sens
favorable aux salariés. Ce « principe de faveur » était pourtant – si l’on en croit la jurisprudence antérieure du
Conseil (97-388 DC du 20 mars 1997) – reconnu par une loi du 24 juin 1936, qualifié régulièrement par la Cour
de cassation de principe fondamental et appliqué avec constance dans la jurisprudence tant judiciaire
qu’administrative. Sur tous ces points, v. D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP,
2003, p.384. En outre, il convient de signaler que le Conseil d’État ne semble pas user des mêmes éléments
d’identification que le Conseil constitutionnel. Ainsi la portée des références faites, par l’Assemblée générale du
C.E. dans son avis du 9 novembre 1995, à l’ancienneté de la règle ainsi qu’à sa reconnaissance par des
conventions internationales datant de 1957 et 1987 fait question. v. Assemblée générale, Avis n° 357.344 du 9
novembre 1995 ; B. Mathieu et M. Verpeaux. D. 1997, chr. 222.
52
Il s’agit d’abord d’un rapport d’identité, lorsque le PFRLR reprend la lettre d’une
disposition législative considérée par le juge comme un principe fondamental ou que le
législateur avait qualifié ainsi. On peut citer à titre d’exemple le principe de la liberté de
l’enseignement, repris de l’article 31 de la loi de finances du 31 mars 1931 qui le qualifiait
expressément de principe fondamental181. De même peut-on considérer que le principe
fondamental de la liberté d’association est simplement repris de l’article 2 de la loi du 1er
juillet 1901182. Le rapport d’identité consiste donc en une reprise littérale d’un énoncé
législatif sans que le juge n’y ajoute rien.
Le rapport peut être déductif, lorsque la consécration juridictionnelle du PFRLR
marque le passage d’un énoncé législatif général à un énoncé constitutionnel particulier. Ainsi
B. Genevois, alors secrétaire général du Conseil constitutionnel, considère que le PFRLR de
la réserve de compétence au profit de la juridiction administrative « se déduit de textes
législatifs adoptés sous la Seconde République (art. 6 de la loi organique du 3 mars 1849 sur
le Conseil d’État), sous la IIIe République (loi du 24 mars 1872 portant organisation du
Conseil d’État), et sous la IVe République (Ord. n°45-1708, 31 juillet 1945 sur Conseil
d’État) »183. Sans doute le rapport de déduction repéré par le magistrat ne doit-il pas être
entendu au sens que lui attribue la logique formelle. Il n’en reste pas moins, au sens que lui
donne le langage naturel, un authentique rapport de déduction184.
Le rapport de la loi au PFRLR peut aussi relever de l’induction. Placé devant une
multiplicité de dispositions législatives de référence, le juge peut être amené à rechercher une
unité, qu’elle soit nichée dans l’intention du législateur, dans la finalité des textes ou dans leur
justification. Si aucune jurisprudence ne fait explicitement état d’un tel raisonnement, on a pu
le trouver à l’œuvre dans des décisions importantes185.
Le principe peut, enfin, être le produit d’une démarche synthétique lorsque le juge
« rassemble […] des données éparses inscrites dans les lois républicaines pour les exprimer
d’une façon plus cohérente [et] plus systématique »186. Il s’agit d’une analyse qualitative à
181
Voir C.C. n°77-87 DC du 23 novembre 1977, J.O. du 25 novembre 1977, p. 5530.
C.C. n°71-44DC du 16 juillet 1971, préc. L’article en question affirme que « les associations de personne
pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable ».
183
B. Genevois, cité par V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, op. cit., p. 125.
184
Notons que le juge constitutionnel n’a jamais présenté la consécration d’un PFRLR comme le produit d’une
opération de déduction.
185
Ainsi le principe d’indépendance des professeurs d’université résulte notamment de textes relatifs à la
réglementation des incompatibilités entre mandat parlementaire et appartenance à la fonction publique, si l’on en
croit la décision n° 83-165 DC. Ici le principe dégagé est plus large que les textes visés, qui concernent des
exceptions à la réglementation relative aux incompatibilités.
186
V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 129.
182
53
laquelle procéderait le juge, qui consacre alors des principes à la lumière de « l’économie
générale d’une législation »187.
Quelle que soit la méthode employée, et sans méconnaître la nature et l’intensité du
pouvoir du juge, on peut avancer que, dans tous les cas où existe un texte législatif susceptible
de supporter le PFRLR, il forme l’origine textuelle du principe constitutionnel.
Au total, le double fondement textuel – constitutionnel et législatif – des principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République donne à voir un enchevêtrement des
niveaux normatifs. On peut parler d’enchevêtrement des niveaux normatifs dans la mesure où
si la découverte du PFRLR procède d’un fondement constitutionnel et d’une source
législative, c’est la confusion de ces deux niveaux normatifs qui donne naissance au principe
constitutionnel188.
Une telle combinaison pose problème au regard de la hiérarchie des normes. En effet
la loi « engendre » matériellement le principe constitutionnel, et le principe constitutionnel
s’impose à la loi qui devra lui être conforme. Il y a là une contradiction que la logique de la
hiérarchie des normes ne parvient pas à résoudre.
Dans le même ordre d’idées, on doit considérer que la décision du 16 juillet 1971, en
invalidant une loi sur le fondement d’un PFRLR, établit clairement une hiérarchie formelle
entre deux actes émis par le même organe189. Aussi peut-on souligner qu’une « loi peut
devenir hiérarchiquement supérieure à une autre loi »190 ; autrement dit, une loi peut se
convertir en norme supra-législative. Ce point ne paraît pas contestable. Le phénomène
d’ascension de la norme législative n’en constitue pas moins une infraction au principe
hiérarchique.
187
G. Vedel, « La loi des 16-24 août 1790. Texte ? Prétexte ? Contexte ? », RFDA, 1990, p. 698 et s., p. 706.
D. Hofstadter nous semble traiter d’un phénomène analogue qu’il qualifie de « hiérarchie enchevêtrée »
entendue comme l’« interaction entre des niveaux dans laquelle le niveau supérieur redescend vers le niveau
inférieur et l’influence tout en étant lui-même en même temps déterminé par le niveau supérieur ». D.
Hofstadter, Gödel, Escher et Bach. Les brins d’une guirlande éternelle, Paris, Interéditions, 1985, p. 799, cité
par F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des F.U.S.L,
1987, 603 p., p. 213.
189
En ce sens, V. Champeil-Desplats considère que « la décision du 16 juillet 1971 n’ouvre pas seulement le
champ des normes de référence du contrôle de constitutionnalité. En se référant à la notion de PFRLR pour
invalider une loi, elle établit une hiérarchie formelle entre deux dispositions énoncées à l’origine par un même
organe : le Parlement ». V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, op. cit., p. 149 ; v. aussi, O. Cayla, « Le Conseil constitutionnel et la science du droit », in Le
Conseil constitutionnel a quarante ans, Paris, LGDJ, 1999, 221 p., pp. 106-141, spéc. p. 126-129.
190
V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 149.
188
54
En d’autres termes, l’enchevêtrement des niveaux exclut le principe hiérarchique
comme mode d’articulation entre les catégories de normes visées. Pour comprendre cette
articulation, il faut changer d’angle d’analyse et l’envisager comme un mouvement de
récursion.
§II.
Un double mouvement de récursion
Le mouvement de récursion n’est pas inédit dans notre ordre juridique. Il a fait l’objet
d’analyses doctrinales191. On peut l’appréhender selon deux points de vue : matériel (A) ou
organique (B).
A. Une récursion normative matérielle
La déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi fondée sur la méconnaissance d’un
principe fondamental reconnu par les lois de la République révèle une situation paradoxale.
En effet, alors que le principe constitutionnel est une norme de référence du contrôle de la loi
et la subordonne effectivement, on peut soutenir que la loi engendre le PFRLR.
Pour réduire le paradoxe, on pourrait objecter qu’il ne s’agit pas, dans les deux cas,
des mêmes « lois » : l’une est la « signification objective de l’acte de volonté » du législateur
actuel – objet du contrôle de constitutionnalité – l’autre est la norme contenue par un acte
émis en la forme législative par le législateur des première, seconde et troisième
191
Comme tel, le phénomène a déjà pu être mis en lumière. En ce sens, M. Virally écrivait qu’« on ne saurait
affirmer a priori qu’une norme ne peut en aucun cas modifier celle dont elle tire sa validité » (M. Virally, La
pensée juridique, op. cit., p. 174).Sur la question, de manière générale, v. F. Ost et M. Van de Kerchove, Jalons
pour une théorie critique du droit…, op. cit., Le système juridique…, op. cit., ainsi que De la pyramide au
réseau…, op. cit. ; v. aussi D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la
complexité, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, 211 p., p. 33 et s. Sur les théories de
l’autopoïétique du droit, qui ne seront pas traitées ici, v. N. Luhmann, « L’unité du système juridique », APD,
1986-31, p. 163 et s. ;; L. Dethier, « Le droit par la bande. Sur la logique du dispositif discursif juridique », RIEJ,
1990-25, p. 1 et s. ; G. Teubner, « L’ordre social par le « bruit législatif » ? La fermeture autopoïétique comme
problème de régulation juridique », APD, 1987-32, p. 249 et s., du même auteur, Le droit, un système
autopoïétique, Paris, PUF, 1993, 304 p., ainsi que Droit et réflexivité. L’auto-référence en droit et dans l’autoorganisation, Bruxelles, Story Scienta, LGDJ, 1994, 410 p. Pour une présentation générale et critique, v. F. Ost,
« Entre ordre et désordre : le jeu du droit. Discussion du paradigme autopoiétique appliqué au droit », APD,
1986-31, p.132 et s.
55
République192. Cependant l’argument ne porte pas. Ce ne sont pas les normes, en tant que
telles, qui nous intéressent mais les catégories normatives, ou plus exactement leur niveau
hiérarchique. Or dans cette perspective, peu importe que la loi date des Républiques d’hier ou
d’aujourd’hui, pour autant qu’elle ait été promulguée et reste en vigueur. Le fait qu’un
PFRLR soit consacré sur son fondement inverse « la chaîne normative ».
Nous touchons là à l’une des manifestations du phénomène décrit par M. DelmasMarty lorsqu’elle développe l’idée de hiérarchie inversée : « l’image de la boucle introduit
l’idée d’une interaction qui n’entraîne pas forcément la disparition de toutes les hiérarchies,
mais plutôt leur enchevêtrement et, par là même, l’apparition de nouveaux modes
d’engendrement du droit […] [lorsque l’enchevêtrement se produit dans un ordre juridique
hiérarchisé ou partiellement hiérarchisé, le nouveau mode d’engendrement a] pour effet
d’inverser les niveaux normatifs en faisant participer le niveau inférieur à la détermination des
normes de niveau supérieur, et favorisant ainsi l’apparition de hiérarchies “inversées” »193.
Nous ne pouvons faire pleinement nôtre cette analyse, qui nous paraît méconnaître une
des dimensions essentielles du principe de hiérarchie entre les normes : « le processus reste
toujours linéaire et “unidirectionnel” »194. Du point de vue de la hiérarchie entre les normes, la
norme supérieure a toujours un caractère déterminant pour la norme inférieure195. Autrement
dit, inverser la hiérarchie, c’est la nier. Dire qu’elle s’est retournée – et sur ce point, nos
développements sont en parfait accord avec les constats établis par M. Delmas-Marty – c’est
192
Entendu lato sensu puisqu’une ordonnance peut supporter un principe fondamental reconnu par les lois de la
République. Voir C.C. n° 02-461 DC du 29 août 2002, JO du 10 septembre 2002 p. 14953, cons. n° 26 :
« Considérant que l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge, comme la nécessité
de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à
leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées, ont été
constamment reconnues par les lois de la République depuis le début du vingtième siècle ; que ces principes
trouvent notamment leur expression dans la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale des mineurs, la loi du 22
juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante ; que
toutefois, la législation républicaine antérieure à l'entrée en vigueur de la Constitution de 1946 ne consacre pas
de règle selon laquelle les mesures contraignantes ou les sanctions devraient toujours être évitées au profit de
mesures purement éducatives ; qu'en particulier, les dispositions originelles de l'ordonnance du 2 février 1945
n'écartaient pas la responsabilité pénale des mineurs et n'excluaient pas, en cas de nécessité, que fussent
prononcées à leur égard des mesures telles que le placement, la surveillance, la retenue ou, pour les mineurs de
plus de treize ans, la détention ; que telle est la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la
République en matière de justice des mineurs » (souligné par nous).
193
M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 186 p., p. 102.
194
F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 187.
195
Cette linéarité peut prendre deux sens inverses selon le point de vue auquel on se place : du bas vers le haut si
l’on regarde du côté de la transmission de la validité qui s’écoule à partir de la norme suprême ; du haut vers le
bas si l’on considère le processus d’engendrement d’une norme nouvelle qui n’est jamais que la concrétisation
de la norme haute.
56
dire qu’elle s’est écroulée, laissant place à une autre figure, seule à même de décrire cet autre
mouvement. Cette figure, c’est celle de la récursion normative.
Nous parlons de récursion normative pour décrire un renversement du rapport
d’engendrement entre les normes, lorsque la norme basse engendre la norme haute. C’est
alors le seul rapport de contenu normatif à contenu normatif que nous examinons. De ce seul
point de vue – on peut parler de récursion normative matérielle pour spécifier le rapport
analysé – les rapports de la loi au PFRLR donnent à voir une détermination législative de la
norme constitutionnelle. C’est dire que le rapport d’engendrement est effectivement inversé,
et que, partant, la hiérarchie est supprimée.
Comme tel, l’argument n’est pas admis par la doctrine constitutionnaliste qui examine
les rapports de la loi au principe constitutionnel en postulant la valeur hiérarchique de chaque
norme et entreprend d’expliquer leur interaction conformément à ces postulats. À cet égard,
l’analyse proposée par F. Luchaire est significative. L’auteur affirme que « ce qui a reçu
valeur constitutionnelle, ce n’est pas la loi consacrant un principe, mais ce principe luimême »196. Autrement dit, la hiérarchie demeure, puisque la loi reste cette norme subordonnée
à la Constitution qu’elle n’a jamais cessé d’être. À nouveau l’argument peut se prévaloir de la
jurisprudence constitutionnelle qui invite à constater l’autonomie du principe par rapport à la
loi qui le supporte. Ainsi le juge est-il parfois conduit, au sein du même texte, à distinguer
entre le fondamental et l’accessoire ou le contingent, seul le premier se voyant reconnaître
valeur constitutionnelle197. De même, on constate qu’une fois consacré, le principe peut se
voir doter d’un champ d’application plus large que celui de la loi qui lui servait de support, ce
qui plaide en faveur de la distinction du contenu et du contenant198. Tirant les conséquences de
ce constat, certains ont même pu considérer que ce n’était pas véritablement la loi qui se
voyait élever au rang constitutionnel mais la ratio legis : le PFRLR se comprend alors comme
196
F. Luchaire, La protection constitutionnelle des droits et libertés, op. cit., p. 36.
En ce sens, le principe de la liberté de l’enseignement, consacré dans la décision du 23 novembre 1977, C.C.
n° 77-87 DC, Rec. p 42. Dans cette espèce, la distinction apparaît clairement en raison du rapport
particulièrement lâche qu’entretenaient les dispositions de la loi du 31 mars 1931 avec ladite liberté. La loi en
question est une loi de finances ; reste qu’elle précise justement que la liberté d’enseignement est un « principe
fondamental reconnu par les lois de la République ». Sur cette décision, v. not. P. Avril et J. Gicquel, Pouvoirs,
1978, n° 5, p. 5 ; L. Favoreu, RDP, 1978, p. 830 ainsi que, du même auteur, « La reconnaissance par les lois de
la République de la liberté d’enseignement comme principe fondamental », RFDA, 1985, p. 597 et s.
198
L’exemple des droits de la défense est souvent cité. Initialement énoncé dans des textes de procédure pénale,
il vaut désormais – comme PFRLR – pour toute procédure susceptible de donner lieu à sanction. V. C.C. n° 7670 DC du 2 décembre 1976, JO du 7 décembre 1976, p. 7052 [application du principe en matière pénale] et C.C.
n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, JO du 22 juillet 1977, p. 3885 [application du principe en matière
administrative].
197
57
« un principe délibérément conçu comme fondamental par les législateurs républicains »199.
Dans tous les cas, le raisonnement repose sur une distinction entre la norme qui forme le
principe fondamental érigé en principe constitutionnel et l’acte législatif qui en est un simple
support matériel. La hiérarchie entre les normes serait ainsi maintenue, en vertu de cette
distinction entre l’acte juridique et la norme qu’il formule.
Nous n’entendons pas contester la validité intrinsèque de la distinction entre l’acte et
la norme juridique. Sur ce terrain, les références classiques restent les écrits d’Hans Kelsen et
de Charles Eisenmann200, qui posent une définition objective de l’acte juridique à partir de
l’ordre juridique201 : « les actes juridiques […] ce sont les modes d’édiction des normes
juridiques, ou encore les opérations ou procédures de création des normes juridiques »202. Ces
actes, pour être considérés comme des actes spécifiquement juridiques, doivent donc être
institués par l’ordre juridique. C’est suivant ce raisonnement qu’on peut expliquer le rapport
entre la norme et l’acte comme un rapport de stricte interdépendance aujourd’hui largement
admis : « l’acte juridique forme le support, le procédé d’édiction de la norme ; la norme
juridique se comprenant comme “la signification de cet acte” »203.
Ramenée au problème qui nous intéresse, cette approche semble tout à fait opératoire :
l’instrumentum loi porte une norme – ici un principe fondamental – que le juge, titulaire d’une
habilitation constitutionnelle, considère digne d’être intégrée à l’ensemble des normes de
valeur constitutionnelle. Ce faisant la norme change de support, passant de l’acte législatif à
l’acte constitutionnel204.
199
S. Rials, « Les incertitudes de la notion de Constitution sous la V e République », art. cit., p. 596. Dans le cas
de l’indépendance des juridictions, la recherche de la ratio legis aurait permis de passer outre l’existence d’un
certain nombre d’exception au principe pour l’ériger en PFRLR. La recherche de cette intention première
permettrait d’écarter toute automaticité dans le processus de reconnaissance des PFRLR. Sur ce point, v.
Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit., p. 131.
200
v. C. Eisenmann, Cours de droit administratif, Paris, Les cours de droit, LGDJ, 1983. Voir, « Les actes de
l’administration » (1949-1950) T. II., p. 13 ; « Les actes juridiques du droit administratif » (1956-1957), T. II., p.
337 ; « Les actes juridiques du droit administratif » (1957-1958), T. II., p. 497 ; « Le régime des actes
administratifs unilatéraux » (1959-1960), T. II., p. 675. Pour une présentation des critiques adressées par l’auteur
aux théories civilistes de l’acte juridique ainsi qu’à celle construite par Duguit, v. D. de Béchillon, Hiérarchie
des normes et hiérarchie des fonctions, th. cit., microfichée, p. 65 et s. ainsi que Qu’est ce qu’une règle de droit,
Paris, O. Jacob, 1997, 302 p., p. 271 et s.
201
Contrairement aux constructions « privatistes » qui caractérisent l’acte juridique en relation avec l’intention
de son auteur de produire des effets de droit. Voir à titre d’exemple, G. Cornu, Vocabulaire juridique, op. cit.,
entrée acte juridique.
202
C. Eisenmann, Cours de droit administratif, « Les actes juridiques de l’administration », 1956-157, p. 351.
203
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 7. Reste à préciser qu’Eisenmann distingue entre le negotium et
l’instrumentum de l’acte juridique, admettant par là l’hypothèse d’un acte juridique non-écrit.
204
L’affirmation implique de considérer que les PFRLR sont ainsi « supportés » par le premier alinéa du
Préambule de la Constitution de 1946.
58
C’est précisément ce passage qu’il convient d’analyser. Il nous paraît en effet
singulièrement problématique au regard des canons de la théorie positiviste du droit et, le
référence à l’autorisation – implicite – formulée par le Préambule de la Constitution de 1946
ne change rien au problème.
Pour comprendre la difficulté que nous voudrions pointer, il faut revenir à la définition
de la juridicité de la norme dans la théorie formelle du droit. Pour simplifier à l’extrême, on
peut dire que la validité d’une norme est, si l’on en reste à un point de vue positiviste, affaire
d’appartenance à l’ordre juridique205. La juridicité de la norme ne dérive pas de ses qualités
intrinsèques, de sa structure logique ou de son contenu, mais de son intégration au système
juridique. Pour dire les choses simplement, le droit se conçoit à partir de tout le droit :
l’essence juridique, si l’on peut dire, caractérise l’ordre juridique dans son ensemble et
irrigue, par ricochet, ses éléments constitutifs. Cette « irrigation » s’opère par la liaison du
tout et de ses parties, liaison consistant en un rapport d’appartenance et précisément
d’inclusion, d’intégration.
Dans cette perspective, la question du mode d’inclusion de la règle de droit à l’ordre
juridique devient centrale, et le principe hiérarchique joue un rôle essentiel puisqu’on ne
conçoit l’intégration au système juridique que sur un mode hiérarchique. Qu’on l’appelle
juridicité, normativité ou validité, le caractère spécifiquement juridique de la règle lui vient de
son intégration à la hiérarchie des normes étatiques. C’est seulement parce qu’elle est
hiérarchisable et hiérarchisée que la règle est juridique. Point de norme juridique sans
intégration à un ordre juridique, et point d’intégration qui n’opère par hiérarchisation ; telle
est la grande leçon que l’on peut tirer des enseignements normativistes.
Ramenées à la question des PFRLR, ces observations apparaissent décisives. En effet,
pour que la norme dont il est ici question – i. e. un principe que l’organe compétent aura pu
considérer comme fondamental – puisse revêtir la qualité de norme juridique, elle a dû en
passer par le processus d’intégration au système juridique, dont on a compris qu’il ne joue que
205
C’est le grand renversement que N. Bobbio attribue à Kelsen et à sa théorie de l’ordre juridique : « l’essence
du droit ne sera dorénavant pas, selon la nouvelle prospectrive kelsénienne, recherchée dans telle ou telle
caractéristique des normes, mais dans la caractéristique de cet ensemble de normes constituant l’ordre juridique.
Le droit est un ordre de contrainte […]. D’où l’inversion du mode traditionnel de poser le problème de la
définition du droit : un ordre juridique n’est pas celui qui se compose de normes contraignantes, mais sont des
normes juridiques celles qui appartiennent à un ordre de contrainte », Essais de théorie du droit, Paris, Bruylant
LGDJ, 1998, 289 p., p. 216.
59
sur un mode hiérarchique. Or ce processus d’intégration / hiérarchisation des normes au
système juridique s’opère, si l’on se place au point de vue formaliste, selon les coordonnées
procédurales et formelles de l’acte juridique qui la porte, et non en fonction de la valeur –
axiologique ou logique – de la norme. Dès lors, nous nous trouvons face à une alternative
assez simple : soit le PFRLR est une norme juridique née de la décision du juge, et nous
sommes confrontés à un phénomène de récursion organique206 ; soit la norme préexiste à
l’intervention de l’organe qui énonce le PFRLR, et force est d’admettre que sa venue au
monde du droit s’est réalisée par son intégration au système en qualité d’acte juridique de
niveau législatif. La distinction entre la norme et l’acte juridique n’est donc d’aucun secours
pour considérer que l’origine législative du PFRLR ne porte pas atteinte à la hiérarchie entre
les normes. Au contraire, elle permet de mettre au jour le lien originel entre le texte de loi et le
principe fondamental qu’il formule, le premier donnant sa valeur au second. De même, elle
permet de souligner l’impossibilité, au plan conceptuel, de séparer la norme juridique du
niveau hiérarchique de l’acte qui la formalise. En conséquence, même si ce qui a reçu valeur
constitutionnelle n’est pas l’acte législatif consacrant un principe, mais ce principe lui-même,
nous devons considérer, dans la mesure où ce dernier est un principe de niveau législatif, que
la norme législative détermine la norme constitutionnelle : elle est constitutionnalisée.
Il y a là un mouvement de récursion matérielle. On doit parler de récursion normative
et matérielle dans la mesure où le rapport d’engendrement, constitutif de la hiérarchie, est
inversé en tant qu’il opère entre les normes et ce, dans sa seule dimension matérielle.
Rappelons en effet qu’au point de vue formel, le principe fondamental reconnu par les lois de
la République trouve son fondement dans une norme constitutionnelle qui l’habilite207. Si la
norme du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 est une norme muette208 –
« le défaut du texte est […] [qu’il] ne veut rien dire »209 –, il est inutile de former l’hypothèse
d’une prédétermination matérielle des principes « découverts » par le juge sur son fondement.
206
v. infra. p. 61.
C’est dans cette mesure, et dans cette mesure seulement que l’on peut admettre que l’alinéa en question est
doté d’une portée autoréférentielle.
208
Rappelons que le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose qu’« au lendemain de la
victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne
humaine, le Peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de
croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme
et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois
de la République ».
209
La formule est de G. Vedel qui considérait d’ailleurs que « le membre de phrase en question n’a qu’une
valeur sentimentale et le sens d’un rappel à l’œuvre de liberté accomplie par la République », Manuel
élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1952 réimp. 2002, p. 324.
207
60
En somme, avec la « récursion normative matérielle », la hiérarchie est tout simplement
inversée.
Lorsque l’on examine la situation du point de vue organique, les enseignements sont
comparables.
B. Une récursion organique
Lorsque l’on s’interroge sur la nature du rapport qu’entretiennent la loi des
Républiques passées et le principe fondamental constitutionnalisé, le point de vue organique
invite à centrer l’analyse sur le juge constitutionnel, qui s’est reconnu compétent pour
« énoncer » les principes fondamentaux reconnus par le législateur. Une telle compétence
emporte un certain nombre de conséquences sur le terrain de la hiérarchie des normes
envisagée dans sa dimension organique.
Dans une perspective hiérarchique, le juge est considéré comme un organe
d’application d’une norme produite par un autre : le législateur constitutionnel. Ainsi
apparaît-il comme le serviteur de la norme constitutionnelle, qui s’impose à lui. Cette
subordination se traduit, d’un point de vue organique, par la soumission du juge au législateur
constitutionnel, et l’on envisage traditionnellement leurs rapports à partir d’une distinction
entre activités de production et d’application du droit. Sur cette base, l’une des conséquences
logiques de la conception de l’ordre juridique comme ensemble hiérarchisé réside dans « le
fait que l’application d’une norme juridique constitue une activité subordonnée par rapport à
sa création et qu’il ne peut exister entre elles qu’une relation purement linéaire et
hiérarchique, l’inférieure étant toujours fondée et déterminée par la supérieure »210. C’est donc
à partir du principe de séparation des pouvoirs qu’on établit une hiérarchie entre les organes
législatif et juridictionnel : au premier, le second est logiquement et nécessairement soumis211.
Une telle représentation des rapports du juge et du législateur constitutionnel est d’ailleurs au
principe de l’admission du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi dans un
210
F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, FUSL, 1987, p. 183.
F. Ost et M. van de Kerchove insistent sur la nature paradigmatique de cette représentation « s’il est une
représentation qui paraît traditionnellement dominer la pensée juridique, c’est certainement l’idée que le droit est
un système fondamentalement hiérarchisé. L’une des conséquences apparemment les plus évidentes qui en
découle réside dans le fait que l’application d’une norme juridique constitue une activité subordonnée par rapport
à sa création et qu’il ne peut exister entre elles qu’une relation purement linéaire et hiérarchique, l’inférieure
étant toujours fondée et déterminée par la supérieure », in Le droit ou les paradoxes du jeu, op. cit., p. 183.
211
61
cadre formellement démocratique : c’est parce qu’il est un organe d’application de la norme
produite par le législateur constitutionnel que le juge peut s’opposer à la loi.
Ceci étant rappelé, on peut définir simplement la notion de récursion appliquée aux
organes. Elle désigne, encore, un renversement de la hiérarchie : ici, l’organe bas dit la norme
haute212, il produit la norme qu’il a pour mission d’appliquer. En d’autres termes, il y a
récursion organique lorsque l’organe juridictionnel – l’organe d’application de la norme
constitutionnelle – détermine librement et complètement le contenu de la norme qu’il
applique. Lorsqu’une telle hypothèse se trouve réalisée, le juge n’est plus subordonné à la
norme puisqu’il en devient l’auteur. Corrélativement, il n’est plus subordonné à l’organe
producteur de la norme constitutionnelle – i. e. le législateur constitutionnel – puisque, les
activités de production et d’application de la norme étant concentrées entre ses mains, la
distinction entre un organe d’application et un organe de production n’est plus opératoire.
Dans ce cadre, il nous semble possible d’avancer que la consécration jurisprudentielle
des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République subvertit la hiérarchie des
normes. Il est clair en effet que l’organe juridictionnel, sur le fondement de l’habilitation qu’il
découvre dans les termes du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, produit
une norme constitutionnelle nouvelle à chaque fois qu’il consacre un nouveau PFRLR. Dans
cette mesure, la distinction entre les activités de production et d’application de la norme est
impossible, et la subordination du juge à l’acte de volonté du législateur constitutionnel ne
trouve plus à s’appliquer213. En d’autres termes, la hiérarchie organique est supplantée par un
mouvement en forme de récursion.
212
Sur ce point, v. D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité. Vers un
nouveau paradigme de la connaissance ?, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Harmattan, 1994, 211 p., p.
33 et s., p. 42 et s.
213
On l’aura compris, ce n’est pas à partir d’une conception « réaliste » de l’activité d’interprétation à laquelle se
livre nécessairement le juge dans le cadre de son activité d’application du droit que nous appréhendons les
rapports du juge à la norme constitutionnelle.
Selon cette théorie, une norme est la signification d’un acte de volonté, et cette signification est déterminée au
moment de l’application de l’acte par l’organe compétent pour l’interpréter. L’interprète est conçu comme
l’auteur de la norme qu’il applique : sans lui, elle resterait à l’état d’énoncé linguistique sémantiquement
indéterminé. En outre, l’interprète est présenté comme un organe juridiquement libre : il met en œuvre une
compétence discrétionnaire puisque, par hypothèse, aucune norme préexistante ne saurait encadrer son action.
Ainsi l’interprétation équivaut à une libre création de la norme. Par suite, la question de la validité juridique de la
norme se déplace, elle ne procède pas du rapport – hiérarchique – articulant la norme considérée avec la norme
qui la fonde, mais de la qualité de l’interprète. En dernière analyse, c’est l’interprète authentique – celui dont
l’interprétation n’est pas susceptible d’être réformée par une juridiction supérieure – qui produit une norme
valide.
Une telle théorie « réaliste » de l’interprétation emporte une inversion des termes de la hiérarchie des normes et
des organes (sur cette question, voir F. Ost et M. van de Kerchove, « De la bipolarité des erreurs ou de quelques
62
Considérer que l’énonciation jurisprudentielle des PFRLR doit s’analyser comme un
renversement de la hiérarchie implique de prendre la juste mesure de l’action normative du
juge en la matière.
Formellement, le juge intervient sur le fondement d’une habilitation constitutionnelle
et le rapport hiérarchique est donc conservé. La nature générique de la référence faite aux
PFRLR dans le Préambule de la Constitution de 1946 peut être comprise comme autorisant,
voire obligeant, les organes constitués à rechercher, identifier et consacrer ces principes. En
ce sens, L. Hamon affirme que la disposition susmentionnée « habilite et oblige même le
Conseil constitutionnel à énoncer de tels principes »214. Seuls les organes susceptibles de
consacrer un PFRLR avec l’autorité de la chose jugée seraient implicitement visés par l’alinéa
1er du Préambule de 1946215. La Constitution, dotée d’une dimension autoréférentielle, attribue
sa propre valeur à certains énoncés principiels que le juge a pour mandat d’identifier. Dans
cette perspective, le juge se borne à un travail de qualification juridique du principe en cause,
en application de la Constitution. Autrement dit, au plan formel, la soumission du juge à la
Constitution n’est pas remise en cause et la subordination de l’organe d’application à l’organe
de création du droit constitutionnel paraît maintenue.
paradigmes de la science du droit », APD, 1988, t. 33, p. 177 et s., spéc. p. 199 et s. ; D. de Béchillon,
« Réflexions critiques », RRJ, 1994-1, p. 247 et s., spéc. p. 252 et s.). Dans la mesure où la norme naît de son
interprétation, la hiérarchie entre les normes ne peut préexister à l’intervention de l’interprète. Ramenée à la
hiérarchie entre les organes de création et d’application du droit, une telle proposition inverse les termes du
rapport tel qu’il est traditionnellement conçu. Ici, l’organe d’application (si l’expression a encore un sens) est
l’organe supérieur, et ce que nous qualifions de récursion organique fait figure de principe dès lors que le juge
détermine toujours discrétionnairement le contenu de la norme haute.
Michel Troper n’est pas le seul auteur à construire et défendre ce qu’il est désormais convenu d’appeler la
« théorie réaliste de l’interprétation ». Considérant toutefois qu’il est sans doute celui dont la pensée est la mieux
connue dans l’hexagone et celle à laquelle il est traditionnellement fait référence sur cette question, nous nous
bornons à renvoyer à ces principaux ouvrages. V. spéc. les deux recueils d’articles : Pour une théorie juridique
de l’État, Paris, PUF, 1994, 358 p. et Théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, 2001, 334 p. ; on lira par
ailleurs avec intérêt la 37ème livraison de la revue Droits, consacrée à l’auteur, v. spéc. l’article de R. Guastini,
« Michel Troper sur la fonction juridictionnelle », p. 111 et s. Pour une analyse critique des thèses développées
par l’auteur, voir par ex., D. de Béchillon, « Réflexions critiques », art. cit. ainsi que O. Pfersmann, « Contre le
néo-réalisme. Pour un débat sur l’interprétation », RFDC, 2002, p. 789 et s.
214
L. Hamon, Les juges de la loi, Paris, Fayard, 1987, p. 251, cité par V. Champeil-Desplats, Les PFRLR, op.
cit., p. 167.
215
En ce sens, V. Champeil-Desplats, ibid, qui s’autorise de l’opinion de J. Rivero. Étant entendu que cette
proposition intègre les juges dits ordinaires et ne réserve pas au seul Conseil constitutionnel le monopole
d’énonciation des PFRLR contrairement à ce que pouvait souhaiter un certain nombre de constitutionnalistes
arguant des principes de sécurité juridique et de stabilité constitutionnelle. Sur ces points, v. B. Matthieu et M.
Verpeaux, « La reconnaissance et l’utilisation des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République
et le juge : la contribution de l’arrêt Koné du Conseil d’État à l’analyse de la hiérarchie des normes en matière de
droits fondamentaux », D. 1997, chr. 221.
63
Mais l’argument revient à reconnaître un pouvoir normatif au juge, habilité à ajouter
des normes au corpus constitutionnel. Lorsqu’on se place sur le terrain matériel, c’est-à-dire
lorsqu’on considère les rapports normatifs et organiques en termes de contenu, l’argument tiré
du double fondement textuel des PFRLR reste sans portée. S’agissant du fondement
constitutionnel, l’habilitation vaut en effet délégation du pouvoir législatif constitutionnel216.
L’indétermination de la norme du premier alinéa du Préambule de 1946 impose de regarder
celui-ci comme une norme d’habilitation à l’adresse du juge aux fins de constitutionnalisation
de principes fondamentaux : elle le dote d’une compétence sans encadrer son exercice.
Autrement dit, elle délègue un pouvoir discrétionnaire. Quant à la source législative du
PFRLR, elle n’interfère pas par elle-même dans le processus de constitutionnalisation de la
norme ; or, c’est précisément cette opération de qualification juridique qui fait du juge un
organe producteur de normes constitutionnelles217.
Nous sommes bien confrontés à un mouvement de récursion organique : l’organe bas
détermine seul et librement la norme haute.
Le juge ne détient évidemment pas un pouvoir de révision constitutionnelle. En effet,
la révision vise la « modification de la Constitution au sens formel », par la mise en œuvre
« des normes de production de normes constitutionnelles »218. Il est cependant possible de
soutenir que, lorsqu’il consacre un PFRLR, le juge est un organe de « modification
constitutionnelle ». Par convention, nous admettrons en effet que toute altération de l’intégrité
de l’ensemble constitutionnel, par adjonction ou retrait d’une norme constitutionnelle, opérée
216
On doit noter, avec Michel Troper que le législateur constitutionnel « accorde valeur constitutionnelle à des
textes futurs ou anciens […] qu’il n’identifie pas et qui seront qualifiés de fondamentaux par une autorité
juridictionnelle » ; or le législateur n’étant pas en mesure « de prévoir l’usage que l’autorité juridictionnelle fera
de son pouvoir, tout se passe comme s’il lui avait conféré un pouvoir constituant ». M. Troper, Préface à
l’ouvrage de V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, op. cit.,
p. 10
217
C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de J. Roux lorsqu’il affirme que « même dans le cas le plus
simple, le plus rare aussi, où une loi républicaine désigne le principe en une formule ramassée […] [le] juge est
tout de même amené à consacrer une norme constitutionnelle jusqu’alors absente de la lettre de la Constitution.
Et dans les autres cas [où la loi ne se fait pas explicite], son pouvoir normatif se manifeste de manière encore
plus accusée ». J. Roux, « La reconnaissance par le Conseil constitutionnel du principe fondamental reconnu par
les lois de la République relatif à la justice des mineurs (À propos de la décision n°2002-461 DC du 29 août
2002) », RDP, 2002, p. 1731 et s., p. 1749.
218
Dans une définition stricte, la « norme de révision » désigne les normes posant explicitement les conditions
de production ou de validité des normes constitutionnelles. Ainsi, dans la Constitution française de 1958, seul le
dispositif de l’article 89 peut être regardé comme doté de la signification d’une norme de révision. Au contraire,
la réforme constitutionnelle de 1962 s’analyse comme le produit d’une modification et non d’une révision de la
Constitution. De ce point de vue, tout ce que l’on peut déduire de la mise en œuvre de l’article 11 est une
altération de l’intégrité du corpus constitutionnel par réformation du dispositif de l’article 7.
64
par tout moyen juridique autre que l’application des normes de révision219 consiste en une
modification de la Constitution.
Sur cette base, il apparaît qu’en consacrant de nouveaux principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République, le juge constitutionnel modifie systématiquement la
Constitution en y ajoutant de nouvelles normes220. On peut donc à la fois regarder le juge
comme un législateur constitutionnel lorsqu’il consacre un nouveau PFRLR puisque, ce
faisant, il ajoute une norme nouvelle au système constitutionnel, et comme un organe
dépourvu de tout pouvoir dans le cadre du processus de révision de la Constitution : il peut
modifier la Constitution, mais il ne peut pas la réviser. La consécration d’un PFRLR peut du
reste inciter le pouvoir de révision à intervenir.
À cet égard, le cas du PFRLR dégagé par le Conseil d’État, selon lequel l’État doit se
réserver le droit de refuser l’extradition pour les infractions qu’il considère comme des
infractions à caractère politique, est tout à fait remarquable221. Saisi d’une demande d’avis par
le Premier ministre222, sur la question de savoir si l’introduction dans l’ordre interne du
dispositif de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen était de nature à se heurter
à des obstacles tirés de règles ou principes de niveau constitutionnel223, le Conseil d’État
répond par la positive. Il considère en effet que ladite « décison-cadre ne paraît pas assurer le
respect du principe rappelé par [lui-même] dans son avis du 9 novembre 1995 « selon lequel
l’État doit se réserver le droit de refuser l’extradition pour les infractions qu’il considère
comme des infractions à caractère politique ». Il s’agit là d’un principe fondamental reconnu
par les lois de la République, ayant à ce titre valeur constitutionnelle en vertu du Préambule
219
Par ailleurs, l’intérêt du concept de modification constitutionnelle, tel que nous l’utilisons, consiste à
permettre de désigner le juge constitutionnel comme un producteur de droit constitutionnel alors même que les
normes sur la production de normes constitutionnelles ne le mentionnent pas et ne peuvent donc constituer une
habilitation à son adresse. Admettre une pluralité de mode de production du droit constitutionnel, par le
truchement du concept de modification constitutionnelle, nous semble rendre justice à l’œuvre du juge : la
« découverte » de PFRLR, sur le fondement du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, en
constitue une bonne illustration. Ainsi le juge, organe de modification constitutionnelle, est un organe de
production de normes de niveau constitutionnel. Comme l’explique D. – G. Lavroff, le juge est un « pouvoir
constituant secondaire [car] il peut émettre ou constater des règles de valeur constitutionnelle », « À propos de la
Constitution », Mélanges en l’honneur de P. Pactet, op. cit., p. 294.
220
L’habilitation constitutionnelle tirée du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ne change
rien à la nature de l’opération menée par le juge puisque la norme de ce texte ne saurait être comprise comme
une norme de révision.
221
Le Conseil d’État a consacré ce PFRLR dans le cadre de sa fonction consultative, mais les enseignements
qu’on peut tirer de l’épisode de 2003 sont transposables à la « découverte » d’un PFRLR dans le cadre de
l’exercice de la fonction juridictionnelle.
222
Le Conseil d’État est saisi sur le fondement de l’article 23 de l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 aux
termes duquel : « Le Conseil d’État donne son avis (…) sur toutes les questions pour lesquelles son intervention
est prévue par des dispositions législatives ou réglementaires, ou qui lui sont soumises par le Gouvernement ».
223
voir C.E., avis n° 368282, 26 septembre 2002, Rapport Public 2003, Paris, La Documentation française,
2003, p. 192.
65
de la Constitution de 1946, qui n’a jamais été reconnu par le Conseil constitutionnel224. En
conséquence, la révision du 25 mars 2003 intervient pour permettre la transposition de la
norme communautaire incriminée en portant dérogation au principe fondamental reconnu par
les lois de la République découvert par le Conseil d’État225. On peut donc constater que la
hiérarchie entre les organes est tenue en échec : l’organe d’application de la Constitution
produit seul une norme de niveau constitutionnel ; consécutivement, le pouvoir de révision, ne
peut surmonter la norme émise par l’organe d’application, mais simplement lui apporter
dérogation. Comme nous le verrons plus avant, la production d’une norme constitutionnelle
dont l’objet consiste à déroger à une autre norme de niveau constitutionnel révèle l’égalité de
valeur des normes en cause226. La récursion organique est donc établie.
Au total, on constate que les PFRLR constituent une catégorie de normes
constitutionnelles singulièrement problématiques au regard de la représentation traditionnelle
de l’ordre juridique comme un ensemble structuré selon un modèle linéaire hiérarchique.
Parce qu’ils trouvent leur origine dans des normes de rang législatif tout en disposant d’un
fondement constitutionnel, ils révèlent un enchevêtrement des niveaux normatifs rebelle à
toute description articulée en termes hiérarchiques. Certes, la hiérarchie n’est jamais
totalement absente, et le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 garantit son
maintien au plan formel. Il n’en reste pas moins qu’elle est inversée au plan matériel, et
globalement subvertie par un mouvement de récursion qui tient en échec la représentation
traditionnelle de la Constitution, comme ensemble de normes délimité par application d’une
grille d’analyse hiérarchique.
224
Notons d’ailleurs que le Conseil d’État se fonde sur des critères d’identification du PFRLR qui diffèrent de
ceux retenus par le Conseil constitutionnel. Dans l’avis, précité, du 9 novembre 1995 le Conseil d’État concluait
qu'eu égard à la constance et à l'ancienneté de la règle exprimée par la loi du 10 mars 1927 et par les conventions
signées par la France, le principe selon lequel l'État doit se réserver le droit de refuser l'extradition pour les
infractions qu'il considère comme des infractions à caractère politique constitue un PFRLR.
225
Loi constitutionnelle n° 2003-267 du 25 mars 2003, JO du 26 mars 2003. Révision de l’article 88-2 de la
Constitution par ajout d’un alinéa ainsi rédigé : « La loi fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen en
application des actes pris sur le fondement du traité sur l’Union européenne ».
226
Sur ce point, v. infra, Partie II, Titre II, Chapitre II, p. 334 et s.
66
Conclusion du Chapitre I
Envisagée comme rapport d’articulation entre les normes, la hiérarchie se dédouble en
un rapport ascendant de conformité – la norme basse est soumise à une obligation de stricte
adéquation aux prescriptions de la norme haute – et un rapport descendant d’engendrement –
la norme haute fonde l’existence et encadre le contenu de la norme basse.
Or l’analyse du droit positif donne à voir un rapport hiérarchique tenu en échec, pour
certaines normes législatives, dans l’une et l’autre de ses deux dimensions. Un tel constat
entraîne mécaniquement l’inapplicabilité du principe hiérarchique comme critère de
délimitation de la Constitution par exclusion des normes infra-constitutionnelles. C’est en ce
sens que nous parlons d’exclusion très partielle des normes de rang législatif.
D’une part en effet, l’analyse des lacunes du système de garantie juridictionnelle de la
Constitution révèle des situations où la norme législative peut déroger à la norme
constitutionnelle. Ainsi, faute de sanctions adéquates, le rapport hiérarchique – pris dans sa
dimension coercitive – apparaît neutralisé (Section I).
D’autre part, si au plan formel toutes les normes législatives trouvent, directement ou
non, le fondement de leur validité dans la norme constitutionnelle, et si dans cette mesure, le
rapport hiérarchique – pris dans sa dimension générative – paraît respecté, les choses sont
moins simples lorsqu’on examine le contenu de certaines normes constitutionnelles.
L’analyse de la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République
permet de mettre au jour un renversement du rapport d’engendrement au sens où, ici, c’est la
norme législative qui détermine le contenu du principe de valeur constitutionnelle. Dans cette
mesure, le rapport hiérarchique est subverti (Section II).
67
Chapitre II. L’exclusion à géométrie variable des normes « intermédiaires »
L’expression de normes « intermédiaires », que nous forgerons pour les besoins de la
cause, désigne des normes qu’il est difficile de situer précisément dans l’ordre juridique
hiérarchisé, en raison de leur proximité avec la Constitution. Il s’agit des lois organiques
d’une part, du règlement des assemblées d’autre part.
Tel que nous l’employons, l’adjectif intermédiaire ne désigne pas un rang dans la
hiérarchie mais une fonction d’application de la Constitution. En clair, les normes sont dites
« intermédiaires » parce qu’elles interviennent directement pour appliquer la Constitution qui
habilite à cette fin certains organes.
Ces normes « intermédiaires » nous intéressent au premier chef, dans la mesure où leur
régime juridique pose problème du point de vue de la hiérarchie entre les normes et de la
définition formelle de la Constitution. La soumission à la Constitution de ces normes infraconstitutionnelles semble réalisée, puisque le rapport hiérarchique est vérifié dans sa double
dimension générative et coercitive (Section I). Cette première constatation n’interdit
cependant pas d’observer un phénomène d’intégration de certaines des normes
« intermédiaires » au système constitutionnel (Section II).
Section I.
Un principe hiérarchique apparemment respecté
De prime abord, on peut penser que le contrôle des lois organiques et du règlement des
assemblées vise à vérifier qu’ils complètent effectivement la Constitution sans jamais lui
porter atteinte227. C’est parce que ces normes, qui trouvent dans la Constitution le fondement
En ce sens, B. Genevois affirme que « l’article 61 [alinéa 1] en prévoyant que les lois organiques, avant leur
promulgation, et les règlements des assemblées, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil
constitutionnel pour examen de leur conformité à la Constitution, a pour objet d’éviter que les assemblées ne
227
68
immédiat de leur validité juridique, interviennent dans la majorité des cas en vue de la
compléter, la préciser ou pour ajouter les éléments nécessaires à sa bonne application qu’elles
sont soumises à une obligation de conformité à la Constitution. En d’autres termes, la
suprématie constitutionnelle est vérifiée dans la mesure où le principe hiérarchique, respecté
dans sa double dimension formelle et matérielle (§I), est sanctionné par un contrôle de la
stricte conformité des normes « intermédiaires » à la Constitution (§II).
§ I.
Un principe respecté dans sa double dimension
Dans la mesure où les normes « intermédiaires » tirent directement leur validité de la
Constitution qui les institue, le principe hiérarchique, pris dans sa dimension formelle, peut
être considéré comme établi228 (A). Ce constat est conforté par une analyse matérielle des
règlements des assemblées et des lois organiques, qui apparaissent comme des normes de
concrétisation de la norme constitutionnelle. En tant que ces normes « intermédiaires »
mettent en œuvre certaines dispositions constitutionnelles, elles apparaissent comme des actes
d’application subordonnés à la Constitution. Dans cette mesure, le principe hiérarchique est
respecté dans sa dimension matérielle229 (B).
cherchent à tourner les règles du parlementarisme rationalisé qui ont été définies par le constituant ». B.
Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 125
228
En ce sens, H. Kelsen explique que « le fait que la validité d’une norme fonde, d’une manière ou d’une autre,
la validité d’une autre, constitue le rapport entre norme supérieure et norme inférieure. Une norme est avec une
autre norme dans un rapport de norme supérieure à norme inférieure si la validité de la norme inférieure est
fondée sur la validité de la norme supérieure, par le fait que la norme inférieure a été créée de la manière
prescrite par la norme supérieure, alors que la norme supérieure a le caractère de la constitution au regard de la
norme inférieure ; puisque aussi bien, l’essence d’une constitution réside dans la réglementation des la création
des normes » (Théorie générale des normes, op. cit., p. 345).
229
Les deux dimensions, formelle et matérielle, peuvent d’ailleurs être conçues comme les deux faces du même
phénomène. En ce sens, H. Kelsen explique que « la Constitution réglant pour l’essentiel la confection des lois,
la législation est, vis-à-vis d’elle, application du droit. Vis-à-vis du règlement et des autres actes subordonnés à
la loi, elle est au contraire création du droit ; le règlement est, de même, application du droit vis à vis de la loi et
création du droit vis à vis du jugement et de l’acte administratif qui l’appliquent. Ceux-ci, à leur tour, sont
application du droit, si l’on regarde vers le haut et création du droit si l’on regarde vers le bas, c’est-à-dire
relativement aux actes par lesquels ils sont exécutés. Le droit sur la voie qu’il parcourt depuis la Constitution
jusqu’aux actes d’exécution matérielle ne cesse de se concrétiser ». H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de
la Constitution », RDP, 1928, p. 197 et s., p. 199-200.
69
A. Un principe respecté dans sa dimension formelle
Formellement, les règlements des assemblées sont des « résolutions votées par la seule
assemblée concernée et qui regroupent l’ensemble des prescriptions relatives à l’organisation
de ses travaux, à la composition de ses organes, à leurs attributions »230.
Deux tendances principales se dégagent de la Constitution. On constate d’une part que
le principe d’auto-organisation a vécu : la Constitution de 1958 opère une rupture historique
en enfermant le Parlement dans un cadre suffisamment contraignant pour empêcher la
répétition des dérives passées. D’autre part, le principe d’autonomie des chambres dans
l’adoption de leur règlement reste maintenu : la norme suprême n’impose aucune procédure
particulière d’adoption.
Pour autant, c’est en vertu de la seule Constitution que les organes parlementaires sont
compétents pour élaborer les normes réglementaires auxquelles ils se soumettront.
Contrairement au « règlement intérieur » des autres organes constitutionnels, les règlements
des assemblées parlementaires voient leur domaine partiellement borné par la norme suprême,
et constituent une catégorie de normes sui generis adoptées sur le fondement d’une
habilitation constitutionnelle. Une telle habilitation signale l’existence d’un rapport
d’engendrement, entendu au sens formel, entre ces normes réglementaires et la Constitution.
Comme nous l’avons souligné, le rapport d’engendrement, pris dans sa dimension
formelle, se rapporte au mode de production des actes juridiques. Il correspond à un rapport
de production de normes, caractéristique d’une « systématicité dynamique »231 où la norme
supérieure se borne à habiliter une ou plusieurs autorités à créer du droit. Dans cette
perspective, alors même que la norme constitutionnelle ne détermine pas la procédure
d’adoption des règlements des assemblées parlementaires, la transmission de validité opère
par la voie de l’habilitation et l’on ne peut plus soutenir, dans l’ordre constitutionnel de 1958,
que les règlements des assemblées représentent une catégorie de norme initiale. Ainsi,
l’habilitation constitutionnelle doit être regardée comme la source juridique de la validité des
230
J. – C. Bécane et Y. Michel, « Règlement des assemblées », Dictionnaire de droit constitutionnel, Paris, PUF,
1992, p. 910 et s., p. 910.
231
Sur cette forme de systématicité juridique, v. H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., 1962, p. 258 et s.
Dans cette perspective strictement formelle, l’auteur explique que « la norme fondamentale se borne à déléguer
une autorité créatrice de normes, c’est-à-dire à poser une règle conformément à laquelle les normes de ce
système doivent être crées », ibid., p. 260. Ainsi « l’habilitation d’une autorité créatrice de normes [correspond à
la situation d’] une règle qui détermine comment doivent être créées les normes générales et individuelles de
l’ordre qui repose sur cette norme fondamentale », ibid., p. 259.
70
règlements parlementaires, ce qui, si l’on accepte de suivre les enseignements du maître de
Vienne, caractérise a minima un rapport d’engendrement formel entre deux normes.
Le cas des lois organiques ne recèle pas davantage de difficultés. On admet
aujourd’hui que la loi organique se caractérise autant par la procédure spéciale qui préside à
son élaboration que par son domaine. Sur la forme et la procédure, si la loi organique semble
pouvoir, à l’instar de toute autre loi, être adoptée au terme de deux procédures distinctes, celle
de l’article 46 et de l’article 11232, nous ne retiendrons ici que la procédure expressément
consacrée à la législation organique par la Constitution233.
L’article 46 de la Constitution établit les coordonnées formelles et procédurales de
cette catégorie de normes législatives234. Outre les impératifs de la procédure législative
ordinaire, le législateur organique est tenu au respect d’un délai de réflexion de quinze
jours235. Par ailleurs, les règles du bicaméralisme sont aménagées lorsque sont en cause des
lois organiques relatives au Sénat et, dans les cas où l’Assemblée nationale exerce son
pouvoir de dernier mot (article 45 de la Constitution), elle doit se prononcer à la majorité
absolue. Enfin, à l’instar des règlements des assemblées, les lois organiques ne peuvent être
promulguées qu’après déclaration par le juge constitutionnel de leur conformité à la
Constitution236. On doit donc considérer que la Constitution habilite le législateur organique et
fonde la validité des normes qu’il produit.
C’est là la première expression concrète du principe de suprématie constitutionnelle :
comme norme suprême de l’ordre juridique, la Constitution se trouve au fondement de la
232
C’est le cas de l’article 3 de la loi référendaire n° 62-1292 du 6 novembre 1962 (JO 7 novembre 1962)
modifiant l’ordonnance n° 58-1064 du 7 novembre 1958 (JO du 9 novembre 1958) sur l’élection du président de
la République.
233
L’article 11 de la Constitution vise, on le sait, « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs
publics », domaine qui relève sans conteste de la législation organique. Mais, le recours à cette procédure,
marginal, pose au moins deux problèmes au regard du statut de la loi organique : la possibilité de contourner
l’accord du Sénat alors même que la loi le concernerait ainsi que le contournement du contrôle de la
constitutionnalité de la loi. Sur ces points, v. P. le Mire, article 46, La Constitution de la République française,
op. cit., p. 903.
234
L’article 46 dispose que « les lois auxquelles la Constitution confère le caractère de lois organiques sont
votées et modifiées dans les conditions suivantes. Le projet ou la proposition n'est soumis à la délibération et au
vote de la première assemblée saisie qu'à l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt. La procédure
de l'article 45 est applicable. Toutefois, faute d'accord entre les deux assemblées, le texte ne peut être adopté par
l'Assemblée nationale en dernière lecture qu'à la majorité absolue de ses membres. Les lois organiques relatives
au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées. Les lois organiques ne peuvent être
promulguées qu'après la déclaration par le Conseil constitutionnel de leur conformité à la Constitution ».
Précisons qu’aux termes de la révision du 23 juillet 2008 (Loi constitutionnelle n° 2008-724, JO du 24 juillet
2008), l’article 46 enregistre un certain nombre de modifications. Cependant, l’entrée en vigueur des nouvelles
dispositions de l’article 46 étant prévue pour le 1er mars 2009, nous nous référons au dispositif actuellement
applicable.
235
Notons qu’hormis le cas de l’article 49, alinéa 3, c’est la seule hypothèse où la Constitution impose un délai
de réflexion minimum avant le vote d’un texte.
236
Sur tous ces points, v. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op.
cit., p. 154 et s.
71
validité juridique des normes de cet ordre. À l’appui de cette première observation, l’analyse
matérielle des normes « intermédiaires » met au jour une certaine unité entre les normes de
cette catégorie : dans la majorité des cas, elles sont des normes d’application de la
Constitution.
B. Un principe respecté dans sa dimension matérielle
Au rapport de production qui marque la subordination de ces normes à la Constitution
correspond, du point de vue matériel, une fonction d’application dévolue aux règlements des
assemblées (a) et aux lois organiques (b).
a. Les règlements des assemblées, normes d’application de la Constitution
Les règlements des assemblées, réserve faite des « mesures et décisions d’ordre
intérieur ayant trait au fonctionnement de l’Assemblée »237, s’analysent comme des normes
d’application de la Constitution. Ils permettent l’exécution de la norme constitutionnelle : soit
que la Constitution prévoit expressément leur intervention, soit qu’ils la complètent pour
permettre sa mise en œuvre.
Ainsi, lorsque la Constitution renvoie expressément au règlement des assemblées pour
fixer les modalités d’adoption d’un texte ou l’organisation du travail parlementaire, ce dernier
se voit charger d’assurer la mise en œuvre de la norme constitutionnelle. En ce sens, l’article
28, alinéa 4 de la Constitution issu de la révision constitutionnelle du 4 août 1995 dispose que
« les jours et horaires des séances sont fixés par le règlement de chaque assemblée ». Le
quatrième alinéa de l’article 88-4 de la Constitution illustre le même phénomène en confiant
aux règlements des assemblées le soin de fixer les modalités d’adoption des résolutions
portant sur des textes provenant des instances communautaires ou de l’Union européenne238.
Dans ces hypothèses, les règlements des assemblées sont adoptés par application de la norme
237
P. Avril et J. Gicquel, Droit Parlementaire, Paris, Montchrestien, 2004, 411 p., p. 8.
Précisément, l’article 88-4, alinéa 4 de la Constitution dispose que « selon des modalités fixées par le
règlement de chaque assemblée, des résolutions européennes peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des
sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant
d'une institution de l'Union européenne ».
238
72
constitutionnelle pour permettre son exécution239 : le règlement intervient pour préciser les
détails ou les modalités d’application des règles et principes posés par la norme supérieure. Il
est, à l’égard de la Constitution, dans un rapport comparable à celui qu’on observe entre les
règlements d’exécution des lois et la norme législatives qui les fondent. En résumé, dans les
exemples mentionnés, les règlements des assemblées apparaissent comme des normes
d’application par détermination de la Constitution240, qui forment autant d’instruments
nécessaires à l’exécution de la norme constitutionnelle.
La jurisprudence reconnaît la compétence des assemblées pour compléter les
dispositions constitutionnelles. L’exemple tiré de l’irrecevabilité de l’article 40 de la
Constitution permet d’illustrer ce point. Par principe, le juge constitutionnel considère que la
mise en oeuvre de l’article 40 incombe exclusivement aux règlements des assemblées241. Ces
règlements doivent déterminer les modalités d’examen de la recevabilité financière des
propositions de loi, ainsi que l’autorité chargée d’exercer ce contrôle242. Le juge considère que
le respect des modalités de contrôle établies par les règlements parlementaires forme, dans le
care de l’article 61 de la Constitution, une condition de recevabilité du moyen tiré de la
méconnaissance de l’article 40 de la Constitution243. C’est dire qu’en l’absence de norme
239
Sur cette question, voir l’article de J. – C. Vénézia, « Les mesures d’application », Mélanges R. Chapus,
Paris, Montchrestien, 1992, 707 p., p. 674 et s. L’auteur distingue entre les normes prises par application
[ensemble de normes prévues par le texte initial] et les normes prises pour l’application [ensemble de normes
qui, sans être prévues par le texte initial, apparaissent nécessaire à sa mise en oeuvre] d’une autre norme.
240
Voir, pour l’application de l’article 28, alinéa 4, de la Constitution, l’article 50, alinéa 5 du règlement de
l’Assemblée nationale et l’article 32 bis, alinéa 1er du règlement du Sénat.
Pour l’article 88-4 de la Constitution, voir les articles 48, alinéa 1er et 151-1 du règlement de l’Assemblée
nationale ainsi que les articles 29, alinéa 1er et 73 bis du règlement du Sénat.
241
Le principe est affirmé par le Conseil constitutionnel dans une décision n° 77-82 DC du 20 juillet 1977, JO du
25 novembre 1977, p. 5530, cons n° 2 : « Considérant que, des travaux préparatoires de la Constitution, et
notamment du fait que l'article 40 de cette dernière n'a pas repris les dispositions de l'article 35 de l'avant-projet
de Constitution soumis au Comité consultatif constitutionnel le 29 juillet 1958, aux termes desquelles le Conseil
constitutionnel aurait été appelé à intervenir avant l'achèvement de la procédure législative en cas de désaccord
entre le Gouvernement et le président de l'assemblée intéressée, il résulte qu'un contrôle de la recevabilité de ces
initiatives doit être mis en oeuvre au cours des débats parlementaires et effectué alors par des instances propres
à l'Assemblée nationale et au Sénat » (nous soulignons).
242
En ce sens, v. C.C. n° 78-94 DC du 14 juin 1978, JO du 15 juin 1978, p. 2396. Dans cette décision, le juge
affirme « qu'il appartient à chaque assemblée parlementaire de déterminer les modalités d'exercice de ce […]
contrôle [de la recevabilité financière des propositions de lois et des amendements législatifs] et, notamment,
l'autorité chargée de l'exercer ; que, par ailleurs, il est nécessaire que puisse être constatée, au cours de la
procédure législative, l'irrecevabilité des propositions qui auraient, à tort, été déclarées recevables au moment où
elles étaient formulées », cons. n° 5 (nous soulignons).
Concernant l’Assemblée nationale, ce sont les articles 81, 86, 92 et 98 de son règlement qui déterminent les
modalités du contrôle de la recevabilité financière des textes. Pour le Sénat, il s’agit des articles 24 et 45 du
règlement. Voir T. S. Renoux et M. de Villiers, Code constitutionnel, Paris, Litec, 2004, 1613 p., p. 825 et
suivantes.
243
Pour une application récente de ce principe, v. C.C. n° 03-476 DC du 24 juillet 2003, JO du 31 juillet 2003, p.
13038, cons. n° 4 : « le Conseil constitutionnel n'examine la conformité de la procédure législative aux
73
réglementaire d’application, la norme constitutionnelle demeure, à ses yeux, dépourvue de
toute effectivité.
D’autres dispositions constitutionnelles appellent, selon le juge constitutionnel,
l’intervention des règlements des assemblées pour pouvoir être appliquées. Il en va ainsi
notamment de l’article 48, alinéa 2244, qui réserve une séance par semaine aux questions orales
des membres du Parlement et dont le juge considère que les assemblées sont libres de
déterminer, par voie réglementaire, le jour qui leur est consacré245. Le mécanisme à l’œuvre
est identique : en précisant la norme haute, le règlement d’assemblée la complète et permet
son application concrète. De même, l’article 26 de la Constitution relatif aux immunités
parlementaires, ou l’article 47 consacré à la procédure d’adoption des lois de finances,
impliquent, selon le Conseil constitutionnel, l’intervention des règlements des assemblées qui
précisent leurs modalités d’application et permettent leur exécution246.
Plus largement, le juge considère qu’il revient au règlement de chaque assemblée de
déterminer les modalités de mise en œuvre de la procédure législative. À cet égard, la
décision n° 90-278 DC est remarquable. Le Conseil constitutionnel déduit de la combinaison
des articles 34, 39 et 43 de la Constitution, la compétence des assemblées pour définir, par la
voie de leur règlement respectif, les « modalités d’examen, de discussion et de vote des textes
dans le but de permettre une accélération de la procédure législative prise dans son
ensemble »247. C’est dire que les règlements des assemblées interviennent comme norme
prescriptions de l'article 40 de la Constitution que si la question de la recevabilité de la proposition ou 47 de
l'amendement dont il s'agit a été soulevée devant la première assemblée parlementaire qui en a été saisie ; qu'en
l'espèce, la question de la recevabilité financière de la proposition de loi n'a été évoquée devant le Sénat,
première assemblée saisie, ni lors de son dépôt, ni au cours de sa discussion ; que, dès lors, et en tout état de
cause, le Conseil constitutionnel n'a pas à soulever directement l'irrecevabilité instituée par l'article 40 de la
Constitution à l'encontre de la loi organique soumise à son examen », souligné par nous.
244
En application de la loi constitutionnelle n° 2008-724 (préc.), les nouvelles dispositions de l’article 48 de la
Constitution entreront en vigueur à compter du 1er mars 2009. L’article 48, alinéa 2 révisé énonce que « Deux
semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l'ordre que le Gouvernement a fixé, à l'examen
des textes et aux débats dont il demande l'inscription à l'ordre du jour ».
245
C.C., n°63-25 DC du 21 janvier 1964, Rec. p. 24.
246
Sur ces points, voir S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, Paris,
Economica-PUAM, 2001, 465 p., p. 192 et suivantes.
247
C.C. n° 90-278 DC du 7 novembre 1990, Rec. p. 79, voir les considérants n° 5 et 6 : « Considérant qu'aux
termes du premier alinéa de l'article 34 de la Constitution "la loi est votée par le Parlement" ; que, selon le
premier alinéa de l'article 39 de la Constitution, l'initiative des lois appartient concurremment au Premier
ministre et aux membres du Parlement ; qu'en vertu de l'article 43 de la Constitution, les projets et propositions
de loi sont, à défaut de création d'une commission spéciale, envoyés pour examen à l'une des commissions
permanentes dont le nombre est limité à six dans chaque assemblée ; que l'article 44 de la Constitution énonce,
dans son premier alinéa, que "les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement" ; que le
deuxième alinéa du même article confère au Gouvernement la possibilité de s'opposer à l'examen de tout
amendement qui n'a pas été antérieurement soumis à la commission ;
Considérant qu'il ressort de ces dispositions que l'examen d'un projet ou d'une proposition de loi par la
commission saisie au fond constitue une phase de la procédure législative ; qu'il est loisible à une assemblée
parlementaire, par les dispositions de son règlement, d'accroître le rôle législatif préparatoire de la commission
74
d’effectuation de la Constitution : en précisant les modalités de son application, ils ne se
contentent pas de garantir la mise en oeuvre concrète de la norme constitutionnelle, ils
déterminent les conditions d’une application efficace des dispositions qu’ils exécutent.
En fait, comme le résume justement S. de Cacqueray, « dans toutes les hypothèses où
la Constitution traite elle-même du droit parlementaire, les assemblées sont dotées d’une
réserve de compétence quant à la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles »248. Dans
tous ces cas, les règlements des assemblées apparaissent comme des normes d’application et
de concrétisation de la Constitution. Certes, la norme supérieure ne prévoit pas
systématiquement leur intervention, mais lorsqu’ils ne sont pas prévus par la Constitution,
l’application de celle-ci serait paralysée en l’absence de règlements parlementaires.
Précisons cependant que les règlements des assemblées parlementaires ne sont pas
réductibles à cette seule fonction d’application de la Constitution. Nombre de résolutions
constituent règlent l’organisation interne des assemblées et structurent un ordre juridique ad
hoc, celui des chambres parlementaires. On retrouve des caractéristiques analogues dans la
catégorie des lois organiques. Ces dernières, systématiquement prévues par la Constitution,
apparaissent à titre principal comme les conditions nécessaires de son application.
b. Les lois organiques, normes d’application de la Constitution
Contrairement aux règlements des assemblées parlementaires, toutes les lois
organiques procèdent d’une disposition constitutionnelle : chacune dérive d’une disposition
constitutionnelle qui habilite expressément le législateur organique en fixant son domaine
d’intervention. Dans une perspective matérielle, les lois organiques sont traditionnellement
présentées par les auteurs comme le « prolongement de la Constitution »249 : elles sont
conçues comme des « mesures d’application de la Constitution, dont certains articles
renvoient expressément à des lois de ce type pour préciser certaines modalités de mise en
oeuvre »250.
saisie au fond du texte d'un tel projet ou d'une telle proposition, dans le but de permettre une accélération de la
procédure législative prise dans son ensemble ».
248
S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit, p. 196.
249
P. Avril et J. Gicquel, Droit parlementaire, op. cit., p. 222. Les auteurs appréhendent ces lois comme une
« espèce de règlements d’administration publique de la Constitution », ibid.
250
P. Pactet, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Armand Collin, 2003, p. 621.
75
Actuellement, le texte constitutionnel de 1958 renvoie à vingt-trois reprises à une loi
organique251, et l’on peut effectivement considérer ces lois comme de véritables
« règlement[s] pris en application de la Constitution »252 : « toutes ont pour but de compléter,
là où la Constitution n’a fourni qu’un cadre, toutes ont pour objet de préciser, là où la
Constitution oblige à des adaptations nécessaires »253.
L’analyse des articles de la Constitution relatifs aux lois organiques révèle l’usage
d’une pluralité de formules par le législateur constitutionnel. En fonction des termes
employés, on peut distinguer entre trois catégories254.
La première regroupe les lois organiques « compléments de la Constitution » : elles
« précisent la composition et le fonctionnement de certains organes constitutionnels ». C’est
par exemple le cas de la loi organique prévue par l’article 63, qui se voit confier la mission de
déterminer « les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel, la
procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir de
contestations ». De la même façon, la loi organique visée à l’article 71 doit préciser la
« composition du Conseil économique, social et environnemental, dont le nombre de
membres ne peut excéder deux cent trente trois, et ses règles de fonctionnement ».
La seconde catégorie rassemble les lois organiques appelées à fixer des modalités
procédurales que la Constitution définit à grands traits. Ainsi, la loi prévue par l’article 6, à
laquelle renvoie aussi l’article 7 de la Constitution, doit fixer « les modalités d’application »
du mode de scrutin relatif à l’élection du Président de la République. La loi organique visée
par l’article 47 doit fixer les « conditions » dans lesquelles le Parlement vote les projet de loi
de finances ; l’article 47-1 renvoie dans les mêmes termes à une loi organique pour les projets
de loi de financement de la sécurité sociale. Les exemples pourraient être multipliés : les
articles 68, 68-2 ou encore 88-3 de la Constitution renvoient tous à une loi organique pour
fixer les éléments d’une procédure que la Constitution ne règle pas.
La troisième catégorie de lois organiques est composée de celles qui ajoutent au texte.
Ce sont « de véritables “excroissances” constitutionnelles dans la mesure où elles régissent de
251
Ce sont les articles 6, 13, 23, 25, 27, 34, 47, 47-1, 57, 63, 64, 65, 67, 68-2, 71, 72, 72-1, 72-2, 72-4, 73, 74,
77, 88-3 de la Constitution. Si l’on ajoute à cela les renvois opérés par les dispositions ajoutées ou celles
modifiées le 23 juillet 2008 (loi constitutionnelle n° 2008-724, préc.) qui ne sont pas encore entrées en vigueur,
le nombre s’élève à 40. Bientôt ce seront donc l’ensemble des articles suivants qui renverront à une loi
organique : article 6 ; 11, al. 4 ; 11, al. 5 ; 13, al. 4 ; 13, al. 5 ; 23 ; 25 ; 27 ; 34, al. 5 ; 34, al. 4 ; 34, al. 5 ; 34, al.
8 ; 39, al. 3 ; 39, al. 4 ; 47 ; 47-1 ; 57 ; 61-1 ; 63 ; 64 ; 65, al. 10 ; 65, al. 11 ; 68 ; 68-2, al. 5 ; 69 ; 71 ; 71-1, al.
2 ; 71-1, al. 3 ; 71-1, al. 4 ; 72 ; 72-1 ; 72-2 ; 72-4 ; 73, al. 4 ; 73, al. 7 ; 74, al. 2 ; 74, al. 2, point 2 ; 74, al. 3 ;
77 ; 88-3 de la Constitution.
252
C. Sirat, « La loi organique et la Constitution de 1958 », D. 1960, chr., p. 154 et s.
253
ibid., p. 155.
254
A. Berramdane, « La loi organique et l’équilibre constitutionnel », RDP, 1993, p. 729 et s., nous soulignons.
76
novo certains statuts »255. Relèvent de cette catégorie, les lois organiques prévues par l’article
23, qui doivent fixer « les conditions de remplacement des membres du gouvernement
titulaires de fonctions incompatibles avec le portefeuille ministériel », ou par l’article 57 qui
précise que « les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec
celles de ministre ou de membre du Parlement » et renvoie à la loi organique le soin de fixer
« les autres incompatibilités », sans autre précision. D’autres exemples pourraient être
mobilisés, notamment les articles 64 (loi organique portant statut des magistrats) et 74 (loi
organique qui définit notamment le statut des collectivités d’outre mer). Dans tous les cas, la
loi organique ajoute à la norme constitutionnelle, dès lors que cette dernière détermine dans
une mesure très variable la norme qu’elle prévoit.
Quelle que soit la catégorie dont elles relèvent, les lois organiques complètent la
Constitution, elles sont des éléments nécessaires à son application.
Notons que ce rapport d’application est souligné par le juge256. Dès ses premières
décisions, le Conseil constitutionnel a pris en considération la fonction des lois organiques.
Ainsi, dans la décision 62-20 DC du 6 novembre 1962, on peut lire que « la compétence du
Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution ainsi que par les
dispositions de la loi organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel prise pour
l’application du titre VII de celle-ci »257. Plus tard il précisera que les parlementaires sont
« appelés à voter la loi dans les conditions fixées par la Constitution et les dispositions de
valeur organique prises pour son application »258. C’est d’ailleurs ce rapport particulier que le
juge garantit lorsqu’il s’assure que les modifications apportées par la loi organique n°95-1292
du 16 décembre 1995 à l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois
de finances constituent « l’application effective » des dispositions constitutionnelles
pertinentes259.
255
A. Berramdane, « La loi organique et l’équilibre constitutionnel », art. cit., p. 729.
J. – C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, EconomicaPUAM, 1999, 582 p., p. 415 et s.
257
C.C. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Rec. p. 61, nous soulignons.
258
C.C. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, Rec. p. 61, nous soulignons.
259
C.C. n° 95-367 DC du 29 novembre 1995 Rec. p. 233, v. le cons. n° 4 : « Considérant que l'article 4 modifie
l'article 44 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 susvisée pris pour l'application du quatrième alinéa de
l'article 47 de la Constitution lequel prévoit que le Gouvernement demande d'urgence au Parlement l'autorisation
de percevoir les impôts si la loi de finances fixant les ressources et les charges d'un exercice n'a pas été déposée
en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice ; que pour la mise en oeuvre des deux
procédures prévues à cette fin par l'article 44 de l'ordonnance, il se borne, compte tenu de l'institution d'une
session unique, à substituer au décompte de délais par rapport à la clôture de la première session ordinaire, la
fixation de dates précises correspondant à ces délais ; que ces modifications qui assurent l'application effective
de la disposition constitutionnelle ci-dessus rappelée ne sont pas contraires à la Constitution ».
256
77
Il n’est pas indispensable d’insister : la jurisprudence prend acte de la fonction
d’application que les lois organiques assument au regard de la Constitution. Certes, sous
l’empire du régime constitutionnel de la Ve République, la loi organique se définit
essentiellement à partir de sa rigidité procédurale telle qu’elle est formulée par l’article 46 C.
Cette caractéristique permet certes de la distinguer des autres types de lois, mais son domaine
d’attribution et sa fonction d’application de la Constitution l’identifient tout aussi sûrement.
De ce point de vue, le rapport de la loi organique à la Constitution relève d’une « saine »
organisation du système constitutionnel. Comme l’explique justement M. Rousset, « tout
phénomène d’organisation comporte deux aspects : la définition des principes et leur mise en
œuvre. Dans un système constitutionnel cohérent, le premier de ces aspects appartient à la loi
constitutionnelle, et seul le second peut être considéré comme relevant de la loi
organique »260.
Pour autant, la législation organique, pas plus que les règlements des assemblées
parlementaires, n’est réductible à cette fonction d’application de la norme constitutionnelle.
De ce point de vue, on peut d’ailleurs déceler une certaine évolution. Alors qu’en 1958, la
législation organique est essentiellement conçue comme une norme d’application, une norme
de prolongement de la Constitution, il semble qu’elle puisse désormais être perçue de manière
sensiblement comparable à la façon dont elle est appréhendée en Espagne : une norme à
laquelle s’attache une fonction de garantie en raison de la rigidité procédurale qui la
caractérise261.
Au total, les normes « intermédiaires » paraissent s’intégrer sans difficulté dans la
structuration hiérarchique de l’ordre juridique. En tant qu’elles concrétisent la norme
constitutionnelle, dont elles tirent directement leur validité, ont doit les regarder comme des
normes subordonnées à la Constitution.
260
M. Rousset, « La loi organique dans la Constitution du 4 octobre 1958 », S. 1960, chr., p.1, cité par J. –C.
Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 412 note 41. Ces
considérations sont parfaitement applicables à la jurisprudence récente ; voir, en ce sens, C.C n° 2007-547 DC
du 15 février 2007, J.O. du 22/02/1007 p. 3252, considérant n°13 : « le législateur organique empiète sur la
compétence du constituant lorsqu’il exige une révision préalable de la Constitution pour qu’une partie du
territoire de la République puisse cesser d’appartenir à cette dernière ».
261
Une telle fonction permet d’ailleurs d’expliquer en partie la présence de certaines lois organiques parmi les
normes de référence du contrôle de la constitutionnalité.
78
§II.
Un rapport de conformité à la Constitution strictement contrôlé
Aux termes de l’article 61, alinéa 1er de la Constitution, « les lois organiques, avant
leur promulgation […] et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en
application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur
conformité à la Constitution ». Traditionnellement, on explique le caractère obligatoire du
contrôle des normes « intermédiaires » par la nécessité de garantir les règles du
parlementarisme rationalisé. Pour éviter que les assemblées ne détournent à leur profit ces
normes d’application de la Constitution, les règlements des assemblées parlementaires et les
lois organiques font l’objet d’un contrôle particulièrement rigoureux (A) qui garantit
pleinement leur soumission à la Constitution (B).
A. Un contrôle intégral et approfondi
Comme le note B. Genevois, « le contrôle exercé sur le règlement des assemblées se
caractérise par une grande orthodoxie sur le plan juridique doublée d’une certaine rigueur »262.
Cette observation porte sur le traitement contentieux des règlements parlementaires, mais elle
peut être étendue au contrôle de la législation organique.
La rigueur du contrôle des règlements des assemblées ne tient pas seulement à la
multiplicité des normes de référence263, elle découle aussi des techniques employées. À cet
égard, on doit souligner la diversité des techniques à la disposition du Conseil et le souci qui
l’anime de garantir la soumission des règlements parlementaires au respect de la Constitution
sans méconnaître pour autant les droits des parlementaires264.
262
B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 125.
Sur ce point, v. S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 32 et
s. L’auteur montre que le juge « se sert d’un critère matériel pour définir les normes de référence des règlements
parlementaires. Peu importe la nature et la valeur de la norme, il suffit qu’elle intéresse le droit parlementaire
pour être utilisée par le juge constitutionnel » (p. 63).
264
Ce sont là les deux tendances principales qui se dégagent de la jurisprudence, v. D. Rousseau, Droit du
contentieux constitutionnel, op. cit., p. 196 ; ainsi que S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les
règlements des assemblées, op. cit.
263
79
Dès la seconde décision rendue par lui en la matière265, le juge dépasse les termes de
l’alternative entre la déclaration de conformité et la censure des dispositions vérifiées en
appliquant, pour la première fois, la technique des réserves d’interprétations266. Celle-ci
apparaît comme un moyen de resserrer le contrôle pour garantir au mieux la rationalisation du
parlementarisme267, mais aussi comme l’instrument d’une collaboration entre le Conseil
constitutionnel et les assemblées dans la détermination des règles du jeu parlementaire.
Considérées comme une technique de resserrement du contrôle, elles neutralisent ou
elles ajoutent, positivement ou négativement, à la disposition réglementaire problématique268.
Sans doute les réserves additives269, celles qui ajoutent à la norme contrôlée ce qui lui
« manque » pour être conforme à la norme suprême, forment-elles le moyen de contrôle le
plus contraignant pour les parlementaires, qui voient leur résolution réécrite par le juge. Mais
la remarque vaut aussi pour les cas, très nettement majoritaires270, où la Haute juridiction émet
des réserves d’interprétation dites neutralisantes271, tendant à vider la norme contrôlée de son
venin, dans la mesure où, là aussi, elle détermine la signification normative de l’acte en vue
d’en assurer la conformité à la Constitution.
Reste que ces réserves constituent indéniablement un substitut efficace au prononcé
d’une censure de la disposition examinée. Elles préservent l’autonomie des chambres272 tout
265
v. C.C. n° 59-2 DC du 24 juin 1959 (JO du 3 juillet 1959, p. 6642).
Sur cette technique, on renvoie aux deux ouvrages de référence, T. Di Manno, Le juge constitutionnel et la
technique des décisions « interprétatives » en France et en Italie, Paris, Economica-PUAM, 1997, et A. Viala,
Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 1999, 318 p., not. p.
190 et s.
267
En ce sens, A. Viala considère qu’elles constituent « la voie décisionnelle la plus opportune pour contrarier
les dessins discrets et malicieux que les parlementaires glissent subrepticement dans leur règle du jeu pour
anéantir les principes du parlementarisme rationalisé », in Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du
Conseil constitutionnel, op. cit., p. 194. Voir aussi sur ce point, l’étude du même auteur, « Les réserves
d’interprétation : un outil de resserrement de la contrainte de constitutionnalité », RDP, 1997, p. 1047.
268
S. de Cacqueray relève que sur les trois familles de réserves recensées, le Conseil n’en a utilisé que deux en
matière de contrôle des règlements, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 103104.
269
Pour un exemple de réserve additive, v. C.C. n°92-314 DC du 17 décembre 1992, Rec. p. 513, cons. n°25 :
« Considérant toutefois qu'il y a lieu de relever que l'alinéa 4 de l'article 151-1 n'est pas susceptible de recevoir
application dans l'intervalle des sessions ; que si, par suite, aucun délai fixe n'est imparti à la Commission saisie
au fond pour se prononcer sur les propositions de résolution et les amendements dont elles peuvent faire l'objet,
la Commission ne saurait, dans l'exercice de ses attributions, excéder un délai raisonnable ». Dans cette espèce le
juge ajoute à la résolution contrôlée un élément tenant au caractère raisonnable du délai imparti à la Commission
parlementaire, alors que le texte examiné ne fixait aucun délai.
270
S. de Cacqueray évalue, en 2001, à seulement 4 % la part des réserves additives parmi toutes les réserves
d’interprétation émise par le Conseil en matière de contrôle des règlements, Le Conseil constitutionnel et les
règlements des assemblées, op. cit., p. 104.
271
Voir pour un exemple de réserve neutralisante positive, CC n° 91-292 DC du 23 mai 1991, Rec. p. 252, cons.
n° 26 ; pour une réserve neutralisante négative, CC n° 94-339 DC du 31 mai 1994, Rec. p. 588, cons. n° 9.
272
S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 103. De ce point de
vue, la « valeur ajoutée » d’une déclaration de conformité sous réserve s’apprécie aussi au regard du risque de
tarissement du contrôle. Comme le souligne justement l’auteur, dans l’hypothèse de censures jugées trop
266
80
en érigeant dans le même temps le juge en « co-décideur » dans l’élaboration de leurs
méthodes de travail273. Pour autant la réalité de la participation du juge demeure relative : rien
n’indique que les assemblées appliqueront effectivement le règlement en tenant compte des
réserves émises par la juridiction constitutionnelle274.
Aux censures et déclarations de conformité sous réserve s’ajoute ce que S. de
Cacqueray qualifie de « mises en garde », procédé destiné à encadrer a priori les
modifications ultérieures des règlements. Il s’agit, selon l’auteur, de réserves d’interprétation
qui ne valent que pour l’avenir. Le non-respect d’une mise en garde peut entraîner, le moment
venu, la censure de la résolution portant modification du règlement275. Le recours à cette
technique qui s’apparente à une forme d’injonction adressée aux assemblées illustre bien
l’intensité du contrôle appliqué aux règlements des assemblées parlementaires, et marque une
volonté de subordonner le Parlement aux exigences du parlementarisme rationalisé. Sans viser
les mêmes objectifs, le contrôle de la loi organique s’avère aussi minutieux.
La procédure d’élaboration de la loi organique témoigne de la volonté de protéger les
domaines jugés sensibles que la Constitution délègue au législateur organique. Conformément
à l’esprit de ce dispositif, le Conseil analyse le respect des formalités prescrites par l’article 46
de la Constitution comme des conditions de la constitutionnalité de la loi organique, et se livre
à un contrôle rigoureux de leur respect276. Dans le même ordre d’idée, le juge opère un
contrôle strict du renvoi à des textes réglementaires d’application, en censurant toute
nombreuses des modifications de leur règlement, « les députés et sénateurs pourraient ne plus vouloir leur
apporter de changement afin de ne plus être soumis au Conseil constitutionnel. Les assemblées assureraient leur
organisation et leur fonctionnement interne par l’adoption de dispositions qui ne seraient pas insérées dans leur
règlement telle que l’instruction générale du bureau ».
273
A. Viala, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 55.
274
Selon S. de Cacqueray, « il s’agit là du principal inconvénient de cette technique d’interprétation ». Le
Conseil constitutionnel et les règlements d’assemblée, op. cit., p. 103.
275
C’est donc un contrôle à double détente que décrit un tel mécanisme : émission de la mise en garde et
contrôle de son respect lors de la modification de la disposition visée. Sur cette technique de contrôle, v. S de
Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements d’assemblée, op. cit., p. 92 et s. Pour un exemple de
mise en garde, voir C.C. n° 91-392 DC préc., cons. n°5 : « dans la mesure où, d’une part, est sauvegardée la
possibilité pour tous les membres d’une commission permanente de participer aux travaux de celle-ci et, d’autre
part, sont maintenues, au stade du vote, des règles concernant le quorum, les modifications apportées aux articles
43 et 44 du règlement par l’article 1er de la résolution ne sont pas contraires à la Constitution ». Ici le Conseil
rappelle l’assemblée à l’ordre de son règlement, mais ne se contente pas de déclarer conforme la résolution
parlementaire : il borne préventivement la compétence des parlementaires pour modifier leur règlement.
276
Pour ne donner que cet exemple, les articles de la loi organique relative au financement de la campagne en
vue de l’élection du Président de la République et de celles des députés, votés en violation des dispositions du
troisième alinéa de l’article 46 relatives aux conditions de majorité à l’Assemblée nationale en cas de désaccord
avec la chambre haute, sont censurés par le juge. Cette décision est révélatrice de l’importance des données
procédurales en matière de législation organique car le juge censure alors l’ensemble de la loi organique en
considérant que les dispositions votées en violation de la Constitution étaient inséparables du reste de la loi, v.
CC n° 89-263 DC du 11 janvier 1990, Rec p. 18.
81
délégation indue de sa compétence par le législateur organique. Lorsque le renvoi à un
règlement porte sur un domaine trop étendu ou sur un élément substantiel, le juge considère
qu’il y a violation de la Constitution ; lorsqu’au contraire, le législateur organique a utilement
fixé le cadre de l’intervention du pouvoir réglementaire, le renvoi ne portant en outre que sur
des points de détails, il est jugé régulier277.
Sur le fond, les lois organiques doivent se conformer à toutes les règles et principes
constitutionnels relatifs à la protection des droits et libertés278. Le Conseil constitutionnel se
livre à un contrôle « total » de la loi organique, qui peut s’avérer particulièrement intrusif. Le
contrôle porte ou peut porter sur l’ensemble des dispositions de la loi organique transmise au
Conseil, ce dont la pratique institutionnelle a pris acte puisque la lettre de transmission du
Premier ministre ne contient l’exposé d’aucun grief d’inconstitutionnalité279. Cette pratique est
sans doute imputable, comme le relève J. –C. Car, au caractère obligatoire de la saisine du
Conseil en la matière. Le juge a d’ailleurs appliqué la même solution aux règlements des
assemblées parlementaires280.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel garantit le respect du « domaine organique ».
La Constitution ayant soustrait à la compétence du législateur ordinaire un certain nombre de
domaines qu’elle réserve au législateur organique, le Conseil constitutionnel déploie un
contrôle vigilant qui l’amène à censurer toute disposition organique contenue dans une loi
ordinaire et à « déclasser » toute disposition qui, relevant de la compétence du législateur
ordinaire, serait adoptée en la forme organique281. Si la minutie du Conseil est susceptible
d’être prise en défaut dès lors que le contrôle demeure facultatif en matière de loi ordinaire, la
combinaison des deux procédures de contrôle illustre sa volonté de tirer profit de toutes les
ressources du texte constitutionnel pour garantir la protection du domaine de la loi organique.
277
Sur ces points et pour des illustrations jurisprudentielles, voir les développements de B. Genevois, La
jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 157 et s.
278
Ainsi la loi organique qui soumet à des règles de parité entre les candidats de l’un et l’autre sexes la
composition des listes de candidats au Conseil supérieur de la magistrature est jugée contraire à l’article 6 de la
Déclaration de 1789, v. C.C. n° 01-445 DC du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 57 et 58. De même, l’article 58
de la loi organique relative aux lois de finances qui, en soumettant aux commissions parlementaires chargées des
finances le « programme des contrôles » de la Cour des comptes porte atteinte à l’indépendance de cette
juridiction en violation du PFRLR garantissant l’indépendance des juridictions administratives, v. C.C. n° 01448 DC du 25 juillet 2001, Rec. p. 99, cons. n° 105 et 106.
279
Sur cette question, v. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 46 ainsi que J. –
C. Car, Les lois organiques de l’article 46…, op. cit., p. 359 et s.
280
Dans la décision n° 59-1 DC, le Conseil a précisé « qu’en vertu de l’article 61 de la Constitution, il n’y a pas
lieu de statuer sur une disposition particulière du règlement définitif de l’Assemblée nationale indépendamment
de l’ensemble ». C.C. n° 59-1 DC du 14 mai 1959, Rec. p. 57.
281
Pour un exemple récent, v. C.C. n° 04-490 DC du 12 février 2004, Rec. p. 41.
82
La procédure du second alinéa de l’article 61 de la Constitution est employée de manière à
renforcer celle du premier alinéa de cet article : au contrôle obligatoire de la loi organique
s’ajoute le contrôle facultatif du domaine d’intervention de la loi ordinaire, qui ne saurait
constitutionnellement empiéter sur le domaine du législateur organique282. Dans un cas, la loi
organique sera purgée de toute disposition législative ordinaire ; dans l’autre, la loi ordinaire,
à condition que le juge en soit saisi, sera partiellement censurée si elle contient des
dispositions de nature organique283.
Pour prendre la pleine mesure du rapport de conformité tel qu’il est sanctionné par le
juge, il convient d’ajouter à la rigueur du contrôle les effets induits par son caractère
obligatoire.
B. Un contrôle à double détente
Comme le souligne F. Luchaire, le caractère obligatoire et donc systématique du
contrôle de la constitutionnalité des normes « intermédiaires » « s’explique par l’objet de ces
textes qui pourraient en l’absence de tout contrôle, tourner les dispositions constitutionnelles
limitant les pouvoirs du Parlement »284. Ainsi la volonté de garantir la constitutionnalité285
d’actes d’application de la Constitution et d’assurer leur contrôle en dehors de tout conflit, est
au fondement du caractère obligatoire du contrôle de ces normes.
Or le caractère obligatoire de la saisine du juge a pour effet indirect d’instituer un
mécanisme de contrôle à double détente. En effet, une première décision de non conformité,
qu’elle soit totale ou partielle, sera nécessairement suivie d’une seconde décision, qui fera
toujours expressément référence à la première. S’il faut voir là l’expression de la volonté du
282
À cet égard, le caractère exhaustif du contrôle de la constitutionnalité de la loi permet de souligner la
concurrence entre les deux procédures. V. C.C. n° 96-386 DC du 30 décembre 1996, Rec. p. 154. Dans cette
décision, le Conseil rappelle que son contrôle porte « sur toutes les dispositions de la loi déférée y compris celles
qui n’ont fait l’objet d’aucune critique de la part des auteurs de la saisine ». Rappelons pour mémoire que la
motivation des décisions du Conseil s’achève par un considérant dans lequel il affirme qu’il n’y a lieu de
soulever d’office aucun autre moyen d’inconstitutionnalité. Ce considérant dit « balai », dont la portée continue
d’être discutée, démontre que son contrôle n’est pas limité par les termes de la saisine.
283
Cf. a contrario, C.C. 92-305 DC du 21 février 1992, Rec. p. 27.
284
F. Luchaire, « article 61 C », in La Constitution de la République française, op. cit., p. 1113.
285
Pour une analyse fouillée de la nature de ce rapport d’adéquation, v., pour les règlements des assemblées
parlementaires, S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., pp. 205225, et, pour les lois organiques, J. –C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre
1946, op. cit., pp. 372-385.
83
Conseil constitutionnel d’affirmer l’autorité de chose jugée dont ses décisions sont revêtues, il
convient de mesurer le caractère contraignant de ce contrôle à double détente.
S’agissant des règlements des assemblées parlementaires, lorsqu’une disposition du
règlement est déclarée inconstitutionnelle par le juge, la marge de manœuvre de l’assemblée
concernée se ramène à l’alternative suivante : elle peut abandonner le projet de modification
et passer par une voie moins solennelle, ou même informelle, pour réaliser la réforme
escomptée ; elle peut modifier à nouveau le texte en respectant scrupuleusement les directives
du juge. Rappelons que, même dans cette dernière hypothèse, la chambre n’est tenue par
aucun délai pour reprendre la disposition invalidée. Ainsi, en réaction à la décision des 24 et
25 juin 1959, le Sénat, pour marquer « à la fois sa déférence pour le Conseil constitutionnel et
son désaccord sur le fond »286, attendit une année et demie pour apporter les rectifications
jugées nécessaires par le Conseil constitutionnel. Il n’en demeure pas moins que, lorsqu’ils
décident de modifier le règlement, les parlementaires sont contraints, par le caractère
obligatoire du contrôle, au respect des termes de la décision du Conseil. Aussi, sauf à
abandonner toute velléité d’adaptation, l’assemblée concernée peut seulement retarder la
modification initialement projetée, laquelle fera nécessairement l’objet d’un double contrôle.
Ce contrôle à double détente apparaît donc extrêmement contraignant pour les assemblées, et
permet de les maintenir dans une relation de stricte soumission aux règles du parlementarisme
rationalisé. A cet égard, L. Favoreu et L. Philip rappellent que « cette rigueur a été vivement
ressentie par les parlementaires ; [mais que] les Assemblées ont toujours appliquées à la lettre
les décisions du Conseil »287. Autrement dit, la soumission des règlements des assemblées à la
Constitution ne souffre d’aucun angle mort, et la suprématie constitutionnelle s’avère
pleinement effective.
S’agissant des lois organiques, le mécanisme est exactement identique. Dans le cas
d’une première déclaration de non-conformité, le nouveau texte sera soumis à un contrôle
286
M. Prélot, J.O. Débat Sénat, 27 octobre 1960. Voir les décisions du CC n°59-3 DC des 24 et 25 juin 1959,
Rec. p. 58, et n°60-9 DC du 18 novembre 1960, Rec. p. 17.
287
L. Favoreu et L. Philip, GDCC, n°3 §14. Rappelons les termes du « rapport supplémentaire » du député J. –P.
Lecat, déposé après la décision du Conseil constitutionnel du 20 novembre 1969, qui présente le contrôle à
double détente du Conseil comme créant « l’occasion d’un dialogue entre le Conseil et les Assemblées qui peut –
dans son principe – éclairer utilement les citoyens » tout en exhortant le juge et le gouvernement à « ne pas
négliger cet avertissement de Royer-Collard : « Les Constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le
sommeil » », cité par L. Favorer et L. Philip, GDCC, op. cit., n°3 § 14.
84
dont les normes de référence comprendront la décision précédente du juge288. Pour prendre un
exemple particulièrement net, dans la décision n°67-33 DC du 12 juillet 1967 par laquelle le
Conseil constitutionnel contrôle la constitutionnalité de la loi organique n°67-618 du 29 juillet
1967, le juge prend soin de préciser que son contenu est conforme « aux règles rappelées par
[lui-même] dans sa décision du 26 janvier 1967 »289. Notons que ce contrôle « à double
détente » trouve logiquement à s’appliquer lorsque la loi organique reprend certaines
dispositions d’une loi ordinaire censurées par le Conseil constitutionnel au motif qu’elles
relevaient du domaine de compétence du législateur organique. Ainsi, dans une décision n°
96-376 DC, le Conseil constitutionnel juge conforme à la Constitution la loi organique qui
reprend un article de la loi complétant le statut de la Polynésie française, censuré dans une
précédente décision au motif qu’il prenait inconstitutionnellement corps dans une loi
ordinaire. Dans cette espèce, le juge utilise une argumentation identique à celle déployée dans
la première décision, laquelle est citée dans les visas290.
En raison du lien particulier que les normes « intermédiaires » entretiennent avec la
norme constitutionnelle, leur régime contentieux est largement comparable. La systématicité
du contrôle, son caractère obligatoire, son jeu « à double détente » garantissent effectivement
l’exigence de stricte adéquation au principe du rapport hiérarchique. Sans conteste, ce
mécanisme de contrôle obligatoire et ses implications techniques constituent l’expression
contentieuse de la suprématie constitutionnelle. Un tel constat n’interdit cependant pas
d’observer le caractère instable du statut hiérarchique de ces normes d’application de la
Constitution.
288
Contra, v. la décision n° 90-273 DC du 4 mai 1990, Rec. p. 55. Dans cette décision, le Conseil contrôle une
loi organique relative au financement de la campagne en vue de l’élection du président de la République et de
celle des députés qui reprenait le contenu d’une loi organique antérieure censurée pour violation des dispositions
de l’article 46, al. 3 de la Constitution. La décision du 4 mai ne vise pas la précédente décision de non
conformité partielle en date du 11 janvier 1990 (C.C. n° 89-263 DC, JO du 13 janvier 1990, p. 572).
289
Loi organique no 67-618 du 29 juillet 1967 modifiant et complétant l'ordonnance no 58-1270 du 22 décembre
1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, JO du 30 juillet 1967, p. 7619. Cette loi
organique venait fixer les conditions dans lesquelles les magistrats concernés pouvaient quitter leurs fonctions de
conseillers référendaires à la Cour de Cassation. Elle était consécutive à la censure partielle dont avait fait l’objet
la loi organique n° 67-130 du 20 février 1967 (J.O. du 21 février, p. 1827) qui portait notamment création de la
catégorie des conseillers référendaires à la Cour de cassation. Une nouvelle loi organique modificatrice devait
intervenir dans le respect des grands principes fixés par le juge dans sa décision du 26 janvier 1967. Voir C.C. n°
67-31 DC du 26 janvier 1967, J.O. du 19 février 1967, p. 1793.
290
C.C. n° 96-376 DC du 12 juillet 1996, J.O. du 16 juillet 1996, p. 10696.
85
Section II.
Le statut hiérarchique instable des normes « intermédiaires »
La suprématie constitutionnelle étant assurée par des méthodes de contrôle
particulièrement rigoureuses, les lois organiques et les règlements des assemblées se donnent
bien à voir comme des normes infra-constitutionnelles. Le principe hiérarchique semble donc
permettre de délimiter le système constitutionnel de manière satisfaisante.
Les choses sont pourtant moins simples qu’il n’y paraît. On constate en effet que les
rapports qu’entretiennent les normes « intermédiaires » avec la Constitution ne sont pas
réductibles à l’image de la stricte subordination. Comme on l’a vu, ce sont, pour la plupart,
des normes d’application de la Constitution. À ce titre, nous avons pu considérer qu’elles
étaient prises dans une relation hiérarchique avec la norme dont elles tirent leur validité et
qu’elles viennent « concrétiser ».
Leur statut hiérarchique est toutefois marqué par une certaine instabilité : une valeur
supra-légilative leur est parfois reconnue (§I), et elles peuvent même acquérir, en certaines
occasions une pleine valeur constitutionnelle (§II).
§I.
Des normes parfois situées « entre » la loi et la Constitution
La lecture de la jurisprudence fait apparaître que les normes « intermédiaires »
intègrent, en certaines occasions, l’ensemble des normes de référence du contrôle de la
constitutionnalité. Pour saisir la portée d’une telle situation quant au rang hiérarchique des
normes « intermédiaires », il convient d’analyser successivement le cas des règlements
parlementaires (§I) et celui des lois organiques (§II).
86
A. Les
règlements
d’assemblées,
normes
de
référence
du
contrôle
de
constitutionnalité des lois
En première analyse, dans la mesure où les domaine réservés aux lois et aux
règlements parlementaires diffèrent et que la Constitution ne prévoit pas l’intervention du
législateur ordinaire en droit parlementaire, il n’y a aucune raison de considérer que le
règlement parlementaire peut jouer comme paramètre de constitutionnalité de la loi291.
Pourtant, certaines décisions du Conseil constitutionnel sont riches d’ambiguïtés sur ce
terrain. Il en est ainsi, par exemple, de la décision du 23 juillet 1975292, par laquelle le Conseil
examine la constitutionnalité de la loi sur la taxe professionnelle au regard notamment « des
règles de valeur constitutionnelle relatives à la procédure législative »293. Le juge rappelle
que « si la mise en œuvre de [l’irrecevabilité de l’article 40] est assurée, au cours de la
procédure législative, dans les conditions prévues par les règlements des deux assemblées du
Parlement », il lui revient « de statuer sur le point de savoir si, au cours de l’élaboration de la
loi, il a été fait de l’article sus-rappelé une application conforme à la lettre et à l’esprit de
[l’article 40 de la Constitution] ».
Sachant d’une part que les règlements des assemblées posent, pour l’essentielles, des
règles de procédures législatives, d’autre part que leur constitutionnalité est obligatoirement
vérifiée par le Conseil, doit-on considérer qu’ils ont valeur supra-législative ?
En réponse, Louis Favoreu note que le Conseil aurait parfaitement pu « statuer sur
l’application de l’article 40 sans pour autant utiliser l’expression de règles de procédure de
“valeur constitutionnelle” ». L’auteur en déduit que « les règles de valeur constitutionnelle ne
291
Le professeur Philip note cependant qu’en raison du contrôle systématique de la constitutionnalité de toutes
les dispositions du règlement des assemblées, « il apparaît gênant [que le juge] puisse admettre qu’une loi, dont
il a été saisi, ait été votée en violation de ce règlement », L. Philip, « La jurisprudence financière. Les saisines du
printemps 1978 », RDP, 1979, p. 505.
292
Avant cela, le doute avait pu s’insinuer à la faveur de la décision 61-4 FNR dans laquelle le juge semble se
fonder sur l’article 93 du règlement de l’Assemblée nationale pour vérifier que le Premier ministre avait
effectivement respecté la Constitution. C.C. n° 61-4 FNR du 18 octobre 1961, JO, du 19 octobre 1961, p. 9538,
cons. n° 2 : « il résulte des dispositions de l'article 41 de la Constitution, comme d'ailleurs de celles de l'article 27
de l'ordonnance organique susvisée du 7 novembre 1958 et de l'article 93 du Règlement de l'Assemblée
nationale, que le Gouvernement peut, au cours de la procédure législative, opposer l'irrecevabilité à tout
amendement qu'il estime ne pas être du domaine de la loi tant que la discussion de cet amendement n'est pas
close : qu'en l'espèce, il est constant que, si deux sous-amendements à l'amendement litigieux ont été discutés et
mis aux voix avant que le Premier Ministre ne soulevât l'irrecevabilité dudit amendement, celui-ci n'avait pas
encore été soumis au vote de l'Assemblée et était donc toujours en cours de discussion ; que le Chef du
Gouvernement a pu, dès lors, valablement se prévaloir, à ce stade de la procédure, des dispositions de l'article 41
de la Constitution ».
293
C.C. n° 75-57 DC du 23 juillet 1975, Rec. p. 24, cons. n° 1, nous soulignons.
87
sont pas seulement celles contenues dans la Constitution mais également celles qui, tout en
n’étant pas incluses dans le texte lui-même, ont tout de même “valeur constitutionnelle” […]
Il semblerait que la présente décision accorde “valeur constitutionnelle” aux règles de
procédure législative contenues dans les règlements d’assemblées. On peut relever en effet
que le Conseil souligne que l’article 40 est appliqué dans les conditions prévues par les
règlements des assemblées et plus précisément que les amendements déclarés irrecevables
l’ont été… “suivant les procédures et dans les formes prévues par les règlements de ces
assemblées…” »294.
Mais cette hypothèse a vite été démentie295.
En effet, en guise de réponse et pour mettre un terme à la controverse, le Conseil
constitutionnel a affirmé d’une part, que « les règlements des assemblées n’ont pas en euxmêmes valeur constitutionnelle »296, d’autre part, que « la seule méconnaissance des
dispositions réglementaires invoquées ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure
législative contraire à la Constitution »297. Ces principes sont appliqués de manière
parfaitement claire dans une espèce 89-261 DC du 28 juillet 1989. Saisi d’un moyen tiré de la
violation par le Président de la commission des lois de l’article 88 du règlement de
l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel vérifie dans un premier temps que la
procédure suivie n’a pas méconnu les articles 43 et 44 de la Constitution, et précise ensuite
« que les règlements des assemblées parlementaires n’ayant pas en eux-mêmes valeur
constitutionnelle, la seule méconnaissance des dispositions réglementaires invoquées ne
saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution »298.
C’est dire que, même lorsqu’ils formulent des règles procédurales destinées à encadrer
la production législative, les règlements des assemblées n’intègrent pas le rapport de
constitutionnalité en qualité de normes de référence.
Pour autant, on aurait tort d’exclure complètement l’hypothèse d’une intégration des
règlements parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité299. Ainsi,
comme le précise le Conseil constitutionnel lui-même, dans la « Table analytique 1959294
L. Favoreu, RDP, 1975, p. 1326.
Pour une réévaluation de la position soutenue en 1975, v. L. Favoreu et L. Philip, GDCC, n°3, p. 47.
296
C.C. n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p. 78, cons. n°5 ; C.C. n° 89-261 DC du 28 juillet 1989,
Rec. p. 81, cons. n° 6, ; C.C. n° 99-419 DC du 9 novembre 1999, Rec. p. 116 , cons. n° 7.
297
C.C. n° 84-181 DC préc. ; C.C. n° 89-261 DC préc. ; C.C. 90-274 DC du 29 mai 1990, Rec. p. 61 ; C.C. 93329 DC du 13 janvier 1994, J.O. 15 janvier 1994, p. 829.
298
C.C. n° 89-261 DC, préc., cons. n° 6
299
En ce sens, Pierre Avril explique qu’« il est […] clair que le règlement, dès lors qu’il ne reproduit pas, pour la
« mettre en œuvre », une règle constitutionnelle, ne relève pas du système de la légalité constitutionnelle : il est
autonome par rapport à celle-ci », in « Droit parlementaire et droit constitutionnel sous la Ve République », RDP,
1984, p. 573 et s., p. 578.
295
88
1980 », le juge « apprécie la régularité de l’adoption d’une disposition législative au regard
des prescriptions du règlement [lorsque] celles-ci constituent la mise en œuvre de règles
constitutionnelles. Dans les autres cas, la régularité de la procédure suivie, au regard de la
Constitution n’est pas affectée par le non-respect des dispositions du règlement »300. En
d’autres termes, il convient de distinguer non pas entre les dispositions réglementaire
procédurales et celles qui regardent le fonctionnement interne des assemblées, mais entre ces
dernières et les dispositions réglementaires qui reproduisent, pour les mettre en œuvre, les
dispositions constitutionnelles.
C’est bien la nature spécifique du rapport d’application entre la norme
constitutionnelle et la norme réglementaire qui justifie que celle-ci forme une condition de la
constitutionnalité des normes contrôlées au titre de l’article 61 de la Constitution. De ce point
de vue, il importe simplement de distinguer entre les dispositions réglementaires qui mettent
en oeuvre la Constitution et celles qui la complètent. Dans les deux cas, les dispositions
réglementaires appliquent la norme constitutionnelle (entendons qu’ils sont les instruments
normatifs nécessaires à son application) mais, alors que dans le premier, la violation du
règlement induit nécessairement une violation de la Constitution, ce ne sera pas le cas dans le
second.
La décision n° 94-339 DC du 31 mai 1994301 illustre ce rapport de « mise en oeuvre »
où la norme réglementaire apparaît comme une « disposition relais » de la norme
constitutionnelle. Dans cette espèce, le Conseil censure partiellement une résolution du Sénat
en date du 4 mai 1994 modifiant le règlement de la Chambre haute. La censure vise une
disposition relative au rappel au règlement, au motif qu’elle est susceptible de faire obstacle à
l’application d’une disposition constitutionnelle. La disposition censurée organisait en effet
une restriction du droit de rappeler au règlement dans tous les cas de débats restreints, de
votes sans débats, ou lors des débats sur les amendements302. Le juge rappelle alors que « si
cette procédure [du rappel au règlement] peut faire l’objet d’aménagement en fonction de la
nature et du déroulement des débats, les sénateurs ne peuvent être privés de toute possibilité
d’invoquer les dispositions du règlement afin de demander l’application de dispositions
constitutionnelles »303. Il poursuit en soulignant que « la règle précitée interdirait en particulier
300
Cité par P. Avril, « Droit parlementaire et droit constitutionnel sous la Ve République », ibid.
C.C. n° 94-339 DC du 31 mai 1994, Rec, p. 80.
302
Précisément la résolution prévoyait que « la parole ne peut être donnée à un sénateur pour un rappel au
règlement dans un débat comportant une limitation du nombre d’orateurs admis à s’exprimer ».
303
C.C. n° 94-339 DC, préc., cons. n° 6 : « si cette procédure peut faire l'objet d'aménagements en fonction de la
nature et du déroulement des débats, les sénateurs ne peuvent être privés de toute possibilité d'invoquer les
dispositions du règlement afin de demander l'application de dispositions constitutionnelles ; que la règle précitée
301
89
à tout sénateur d’invoquer l’article 45 du règlement, qui lui permet d’opposer une exception
d’irrecevabilité en demandant la mise en application de l’article 40 de la Constitution »304. Si
la restriction du rappel au règlement est censurée par le juge, c’est donc parce qu’elle aurait
pour effet d’empêcher les parlementaires de demander l’application de dispositions
réglementaires permettant la mise en œuvre d’un impératif constitutionnel305.
Dans la mesure où ils reprennent et « mettent en œuvre » un ou plusieurs principes
constitutionnels de la procédure législative, les règlements des assemblées sont opposables à
la loi et peuvent être retenus par le Conseil comme motifs d’inconstitutionnalité. C’est là une
conséquence de la nature matériellement constitutionnelle des règlements des assemblées.
L’intimité de leur liaison à la Constitution justifie que le respect de la disposition
réglementaire de mise en oeuvre soit vérifié par le juge de la constitutionnalité. Que cette
ligne jurisprudentielle ait ou non pour effet de hiérarchiser entre elles les dispositions
réglementaires306, il semble qu’ici le juge sanctionne une violation médiate de la Constitution
ce qui a pour effet de placer certaines dispositions des règlements « entre » la loi et la
Constitution, sans pour autant hisser ces dernières au niveau de la Constitution.
B. Les lois organiques, normes de référence du contrôle de constitutionnalité des lois
L’analyse de la jurisprudence constitutionnelle impose de distinguer deux hypothèses
où le respect des lois organiques307 conditionne la constitutionnalité des actes soumis au
contrôle du juge.
interdirait en particulier à tout sénateur d'invoquer l'article 45 du règlement, qui lui permet d'opposer une
exception d'irrecevabilité en demandant la mise en application de l'article 40 de la Constitution ; que ladite
disposition qui prive les sénateurs du droit de demander l'application de dispositions constitutionnelles est
contraire à la Constitution ».
304
C.C. n° 94-339 DC, préc., cons. n ° 6.
305
Comme l’expliquent B. Mathieu et M. Verpeaux, « si une exception d’irrecevabilité a déjà été soulevée lors
du même débat par un sénateur, sur un autre fondement que l’article 45 R. S., une autre exception
d’irrecevabilité ne peut être soulevée et le rappel au règlement reste le seul moyen d’invoquer l’application de
l’article 40 C », « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », LPA, n° 9, 1994, p. 5.
306
Ce qui devrait faire l’objet d’une analyse serrée car il n’est pas certain qu’on puisse déduire d’une différence
dans le traitement contentieux de deux normes formellement égales une authentique hiérarchie entre elles. Voir
cependant, P. Jan, « Certaines dispositions du règlement du Sénat ont-elles valeur constitutionnelles ? », LPA, 28
octobre 1994, n°129, 1994, p. 7 et s. L’auteur qui commente la décision n° 94-339 DC du 31 mai 1994 constate
que le juge distingue les dispositions réglementaires selon leur objet et considère que « c’est la première fois que
le juge constitutionnel hiérarchise aussi clairement les dispositions d’un règlement d’une assemblée
parlementaire ».
307
Sur la question, voir les études de J. – C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4
octobre 1958, op. cit. ; A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution
90
Lorsqu’une norme est censurée parce qu’elle méconnaît la législation organique, il
peut d’abord s’agir de la sanction d’un rapport de compétence entre le législateur ordinaire et
le législateur organique. En ce sens, le doyen Vedel explique qu’« en réalité, lorsque le juge
constitutionnel censure une loi ordinaire ou un règlement d’assemblée comme contraire à une
loi organique, le fondement de cette censure n’est pas en dernière analyse la méconnaissance
de la loi organique par le texte, mais la méconnaissance par celui-ci des dispositions de
l’article 46 de la Constitution »308. Autrement dit, lorsque la loi ordinaire est censurée pour
violation de la loi organique, le juge sanctionne en réalité un excès de pouvoir du législateur
ordinaire, intervenu dans un domaine constitutionnellement réservé au législateur
organique309. C’est donc la répartition constitutionnelle des compétences entre les deux
législateurs, ordinaire et organique, que le juge garantit en vérifiant que la loi ordinaire ne
méconnaît pas la loi organique.
Ainsi, dans une décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le Conseil
constitutionnel constate l’inconstitutionnalité de la loi déférée au motif qu’elle empiète sur le
domaine de compétence du législateur organique. Le juge affirme « que, si le décret n° 85834 du 6 août 1985, pris en Conseil des ministres, sur le fondement de l'article 1er de
l'ordonnance organique n° 58-1136 du 28 novembre 1958, a fait figurer l'emploi de présidentdirecteur général de Télédiffusion de France sur la liste des emplois auxquels il est pourvu en
Conseil des ministres, cette inscription concerne l'établissement public de diffusion créé par
les articles 34 à 36 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 et ne saurait viser la société créée par
française, Paris, Dalloz, 2007, 688 p. ; J –P. Camby, « Quarante ans de lois organiques », RDP, n° spéc. Les
quarante ans de la Ve République, 1998, p. 1686 et s., ainsi que, du même auteur, « La loi organique dans la
Constitution de 1958 », RDP, 1989, p. 1401 ; C. Sirat, « La loi organique et la Constitution de 1958 », D., 1960,
chron. p. 153 ; M. Rousset, « La loi organique dans la Constitution du 4 octobre 1958 », Sirey, chron., 1960, p.
1. ; H. Amiel, « Les lois organiques », RDP, 1984, p. 405 ; P. le Mire, « article 46 », La Constitution de la Ve
République, op. cit., p. 899 ; M. Verpeaux, « Point de vue français sur les lois organiques », Études de droit
constitutionnel franco-portugais, Paris, Économica-PUAM, 1992, p. 269 ; F. Luchaire, « Les lois organiques
devant le Conseil constitutionnel », RDP, 1992, p. 389 ; A. Berramdane, « La loi organique et l’équilibre
constitutionnel », RDP, 1993, p. 719 ; R. Fraisse, « Six ans de lois organiques devant le Conseil constitutionnel
(2001-2006). Bilan et perspectives », LPA, n°238, 29 novembre 2006, p. 8.
308
G. Vedel, « La place de la Déclaration dans le ‘‘ bloc de constitutionnalité’’ », La déclaration des droits de
l’Homme et du citoyen, op. cit., p. 49 et 50. Dans le même sens, G. Vedel, Droit constitutionnel et institutions
politiques, Les cours de droit 1960-1961, p. 1010 : « une loi ordinaire prise en contradiction avec une loi
organique viole nécessairement la Constitution puisqu’elle statue sur une matière réservée par celle-ci à la loi
organique ».
Notons que parmi les rédacteurs de la Constitution, cette opinion est partagée. Ainsi, François Luchaire
considérait que « si une loi ordinaire empiétait sur le domaine réservé aux lois organiques, le Conseil
constitutionnel pourrait affirmer l’inconstitutionnalité de cette disposition », Document pour servir à l’histoire
de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 350.
309
G. Vedel explique que le texte contrôlé, loi ordinaire ou règlement d’assemblée, viole en réalité la
Constitution parce qu’il a un « effet équivalent à celui de l’abrogation ou de la modification au moins partielle de
la loi organique selon une procédure qui ne serait pas celle de l’article 46 », in « La place de la Déclaration dans
le ‘‘ bloc de constitutionnalité’’ », art. cit., p. 50.
91
l'article 51 de la loi présentement examinée ; que, dans ces conditions, en prévoyant que le
président de cette nouvelle société serait nommé "en Conseil des ministres", la deuxième
phrase du deuxième alinéa de l'article 103 de la loi a empiété sur le domaine réservé à la loi
organique par l'article 13, alinéa 4, de la Constitution et est, dans cette mesure, contraire à la
Constitution »310. Dans cette espèce311, il apparaît clairement que le juge articule les normes en
fonction d’un principe de compétence. Au soutien d’une telle analyse, notons qu’à
proprement parler l’articulation hiérarchique ne trouve pas à s’appliquer ici dans la mesure où
les domaines de compétence de la loi organique et de la loi ordinaire étant différents,
« l’hypothèse du conflit est irréaliste »312.
Dans cette perspective, il y a violation de la Constitution et d’elle seulement : la loi
ordinaire contredit en effet la disposition constitutionnelle qui habilite le seul législateur
organique à intervenir. On parle de violation médiate de la Constitution313. En d’autres termes,
à travers la violation du domaine de compétence de la loi organique, c’est la Constitution qui
est méconnue et cette méconnaissance fonde la censure de la loi ordinaire.
Pour autant, l’articulation par le principe de compétence, qui suppose un
cloisonnement étanche entre les deux catégories de législations, ne permet pas de rendre
compte de toutes les hypothèses. Le rapport hiérarchique aussi règle les rapports de la loi
organique et de la loi ordinaire314. Il en est ainsi dans une série d’hypothèses où la violation de
la loi organique revient toujours, médiatement, à une violation de la Constitution mais où la
répartition constitutionnelle des compétences n’est plus en jeu.
Ainsi, dès les origines, l’ordonnance n° 59-2 du 2 juin 1959 portant loi organique
relative aux lois de finance apparaît comme une norme de référence du contrôle de la
310
C.C. n° n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, Rec. p. 141, cons. n° 87, souligné par nous.
D’autres décisions font apparaître de manière aussi manifeste cette articulation réglée par la compétence.Voir
notamment les décisions du 30 août 1984, CC n° 84-177 DC, Rec. p. 66 et n° 84-178 DC, Rec. p. 69. Dans la
première, le juge affirme, dans le 5ème considérant, « qu'en vertu de l'article 25 (alinéa 1er) de la Constitution une
loi organique fixe le régime des incompatibilités applicables aux membres du Parlement ; que, par suite, la loi
déférée au Conseil constitutionnel, qui n'a pas le caractère organique, ne pouvait instituer un nouveau cas
d'incompatibilité » et, dans le 6ème considérant, « que l'article 71 de la Constitution, en disposant que : "La
composition du Conseil économique et social et ses règles de fonctionnement sont fixées par une loi organique",
réserve à la loi organique le soin d'instituer les incompatibilités applicables aux membres du Conseil économique
et social ; que, par suite, la loi déférée au Conseil constitutionnel, qui n'a pas le caractère organique, ne pouvait
instituer un nouveau cas d'incompatibilité. Dans la seconde, le juge suit un raisonnement en tout point identique,
v. les cons. n° 6 et 7.
312
En ce sens, J. - P. Camby, « Quarante ans de lois organiques », art. cit., p. 1697-1698.
313
Sur cette « thèse de la violation médiate de la Constitution », v. J. C. Car, les lois organiques de l’article 46
de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 501 et s. ; ainsi que A. Roblot-Troizier, Contrôle de
constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 205.
314
v. C.C. n° 66-28 DC, préc. et C.C. n° 92-309 DC, préc.
311
92
constitutionnalité des règlements des assemblées. C’est ce qui ressort de la décision du 17 juin
1959, n° 59-2 DC, et, plus nettement encore, de la décision 66-28 DC du 8 juillet 1966 dans
laquelle le juge affirme que « la conformité à la Constitution des règlements des assemblées
parlementaires doit s’apprécier tant au regard de la Constitution elle-même que des lois
organiques prévues par elle ainsi que des mesures législatives nécessaires à la mise en place
des institutions, prises en vertu de l’alinéa 1er de l’article 92 de la Constitution »315.
D’une manière générale, les lois de finance sont soumises au respect de la loi
organique qui leur est relative. Ainsi, dès la décision n° 60-8 DC du 11 août 1960, le Conseil
censure les dispositions de la loi déférée non conformes « aux prescriptions de l’ordonnance
du 2 janvier 1959, portant loi organique relative aux lois de finances et par suite à celle de
l’article 34 de la Constitution qui renvoie expressément à ladite loi organique »316. Par
principe donc, les lois de finances doivent respecter la loi organique qui leur est relative317.
Le même raisonnement est appliqué aux lois de financement de la Sécurité sociale, qui
déterminent les conditions générales de l’équilibre financier de la Sécurité sociale et, compte
tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses : elles doivent respecter la
loi organique qui leur est relative318. En toute hypothèse, il apparaît que les censures
prononcées par le Conseil constitutionnel, consécutives à la violation par la loi de
financement de la sécurité sociale de la loi organique qui la vise, ont toutes concerné le
domaine de la loi de financement. A titre d’exemple, le Conseil a censuré, le 15 décembre
2005319, dix « cavaliers sociaux »320 dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006
– autant de dispositions dont la présence est prohibée par l’article LO 111-3 du Code de la
315
Sur tous ces points, v. S. de Cacqueray, op cit., p. 52 et s.
C.C. n° 60-8 DC du 11 août 1960, Rec. p. 25, cons. n° 3 : « les dispositions de l’article 17 de la loi de finance
rectificative pour 1960 […] ne peuvent être regardées comme conformes aux prescriptions de l’ordonnance du 2
janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances et par suite à celles de l’article 34 de la
Constitution qui renvoie explicitement à ladite loi organique », nous soulignons. Pour une autre illustration, v. la
décision Vote du budget du 24 au 30 décembre 1979, C. C. n° 79-110 DC, Rec. p. 36.
317
Dans ces deux espèces, l’inconstitutionnalité des lois de finances résulte de la violation des dispositions de
l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, abrogée à compter du 1er
janvier 2005 par la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001, modifiée par la loi organique n° 2005-779 du 12
juillet 2005, J.O. n°162 du 13 juillet 2005 page 11443.
318
La grande réforme de 2005, en instaurant de nouvelles contraintes procédurales, pourrait s’avérer plus riche
en motifs d’inconstitutionnalité. v. la loi organique n°2005-881 du 2 août 2005 réformant en profondeur le
régime des lois de financement de la sécurité sociale découlant de la loi organique n°96-646 du 22 juillet 1996
qui leur était relative, J.O. du 23 juillet 1996, p. 11103. Sur la nouvelle législation, v. B. Duarte, « La loi
organique du 2 août 2005 ou la valorisation du rôle du Parlement en matière de loi de financement de la sécurité
sociale », Dr. soc., 2006, p. 136 et R. Pellet « Les lois de financement de la sécurité sociale depuis la loi
organique du 2 août 2005 », RD sanit. soc., 2006, p. 136
319
C.C n° 05-528 DC du 15 décembre 2005, Rec. p. 168.
320
Sur cette notion, v. M. –J. Aglaé, « Les cavaliers sociaux », RDP, 2000, p. 1153 ; J. –F. Calmette, « Les
cavaliers sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : une autonomie à petit trot », RFDC, 2005, p.
171.
316
93
sécurité sociale, pris sur le fondement de l’article 34 de la Constitution. De même, dans la
décision n° 06-544DC du 14 décembre 2006, il censure treize articles de la loi de financement
de la Sécurité sociale pour 2007 portant sur des domaines les plus divers mais ne pouvant être
regardés comme ayant une quelconque incidence sur les dépenses de l’année à venir des
régimes obligatoires de base et ne revêtant pas un caractère permanent au sens des
dispositions de l’article LO 11-3-V, 2e, du Code de la Sécurité sociale321.
Notons que la qualité de norme de référence ne semble pas s’attacher aux seules lois
organiques « financières » et ne joue pas qu’à l’endroit des lois « ordinaires » de finances.
Il apparaît ainsi qu’à chaque fois que la norme constitutionnelle renvoie à une loi
organique pour encadrer l’adoption d’une loi ordinaire dans un domaine déterminé, la loi
organique figure parmi les normes de référence du contrôle de la loi. Comme l’expliquait M.
Waline dans son commentaire de la décision du 11 août 1960, « une loi organique qui impose
certaines limitations au pouvoir législatif ne peut être qu’une loi supérieure à la loi ordinaire,
faute de quoi elle n’est que l’expression d’un vœu platonique ; et alors, ce n’était pas la peine
de l’écrire »322. Pour illustrer cette hypothèse, citons la décision n° 2003-474 DC du 17 juillet
2003 dans laquelle le juge indique qu’il lui revient de se prononcer « sur la régularité de la
procédure législative au regard des règles que la Constitution a elle-même fixées ou
auxquelles elle a expressément renvoyé »323. Autrement dit, en plus des lois organiques
financières, à chaque fois que la législation organique pose un cadre procédural, elle s’impose
à la norme législative ordinaire, dont la constitutionnalité sera appréciée en regard de sa
conformité à la loi organique.
Au total, on peut considérer, avec R. Fraisse, que dire d’une loi qu’elle ne respecte pas
une loi organique « signifie soit qu’elle ne respecte pas le domaine qui est assigné à cette
dernière par la Constitution soit qu’elle ne respecte pas l’obligation qui lui est faite de
respecter cette loi organique »324. Dans un cas, l’articulation opère selon un raisonnement
fondé en termes de domaine de compétence normative, dans l’autre, l’articulation traduit un
rapport de primauté hiérarchique. Une telle primauté de la législation organique trouve sa
321
C.C. n° 06-544 DC du 14 décembre 2006, , Rec. p. 129, v. cons. n°7 et s. Sur tous ces points, v. X. Prétot,
« Le Conseil constitutionnel, les finances publiques et les finances sociales », RFFP, 2007, p. 265.
322
M. Waline, cité par P. le Mire, « article 46 », art. cit., p. 907. L’auteur ajoutait que ces « dispositions […]
n’auraient absolument aucun sens si elles ne s’imposaient pas au Parlement, et, par suite, si on ne leur donnait
pas la sanction de l’article 61, elles resteraient lettre morte, ce que n’a évidemment pas voulu le constituant. »
323
C.C. n° 03-474 DC du 17 juillet 2003, JO du 22 juillet 2003, p. 12336.
324
R. Fraisse, « Six ans de lois organiques devant le Conseil constitutionnel (2001-2006). Bilan et
perspectives », art. cit.,p. 19.
94
justification dans « le lien particulier qui unit [la loi organique] aux dispositions
constitutionnelles »325. À chaque fois que le juge entreprend de vérifier le respect par la loi
ordinaire des dispositions d’une loi organique qui s’impose à elle, il prend soin de souligner le
lien entre la loi organique et la Constitution. C’est parce que la Constitution renvoie à la loi
organique et parce que le juge constitutionnel interprète les dispositions constitutionnelles de
renvoi comme formulant une obligation constitutionnelle à l’adresse du législateur de
respecter la loi organique, que celle-ci acquiert valeur supra-législative et devient une norme
de référence du contrôle de la constitutionnalité326.
Par ailleurs, l’intégration des normes intermédiaires paraît parfois dépasser le seul
cadre des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité et l’on doit se demander si
certaines ne sont pas hissées au rang de norme constitutionnelle.
§ II.
Des normes hissées au niveau de la Constitution ?
La valeur supra-législative parfois reconnue par le juge aux normes « intermédiaires »
donne à voir l’instabilité du statut hiérarchique de ces normes. Ce brouillage dans la
hiérarchie se trouve renforcé par un phénomène de constitutionnalisation de certaines normes
réglementaires et organiques. À cet égard, il convient de distinguer à nouveau entre les deux
catégories. En effet, si elle opère toujours sur un mode implicite s’agissant des dispositions
réglementaires (A), la constitutionnalisation d’éléments tirés de la législation organique, qui
n’est pas dépourvue d’ambiguïté, apparaît explicitement en jurisprudence (B).
325
J. C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit., p. 526. L’auteur
traite du rapport de l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances et de la
Constitution.
326
En ce sens, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit.,
p. 212.
95
A. La constitutionnalisation implicite de certaines dispositions des règlements des
assemblées
On l’a vu, deux éléments ressortent nettement de la jurisprudence constitutionnelle
relative aux règlements parlementaires. Par principe, dans la mesure où ces règlements n’ont
pas valeur constitutionnelle, leur violation n’emporte aucune conséquence quant à la
constitutionnalité de la loi. Par exception, lorsque les dispositions réglementaires forment les
conditions nécessaires de la mise en œuvre de la norme constitutionnelle, ce lien spécifique
justifie leur intégration parmi les normes de référence du contrôle de la loi. Cette présentation,
qui signale la valeur infra-constitutionnelle et exceptionnellement supra-législative des
règlements parlementaires demeurerait incomplète si elle omettait de s’intéresser au statut
hiérarchique de certaines dispositions réglementaires relatives au droit d’amendement.
En effet, la jurisprudence relative au droit d’amendement paraît traduire un
mouvement de constitutionnalisation des dispositions réglementaires pertinentes327. En la
matière, les dispositions constitutionnelles sont très peu nombreuses328 : le cadre juridique
relève essentiellement des règlements des assemblées.
Dans une étude consacrée à la question, B. Baufumé distingue trois types de rapports
unissant les dispositions réglementaires et constitutionnelles relatives au droit d’amendement :
les règlements peuvent reproduire les principes posés par la Constitution, ils peuvent
compléter la Constitution, ils peuvent enfin ajouter à la norme suprême en édictant des règles
327
Sur le sujet, v. E. Oliva, « La constitutionnalisation du droit d’amendement », in La constitutionnalisation des
branches du droit, sous la dir. de B. Mathieu et M. Verpeaux, Paris, Économica-PUAM, 1996, p. 87. Par
ailleurs, sur les ambiguïtés de la jurisprudence constitutionnelle en matière de droit d’amendement, v. S. de
Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 345, n° 858 ; V. Mutelet,
Hiérarchie et normes de constitutionnalité, th cit., p. 250 et s. ; plus généralement, sur le droit d’amendement, v.
B. Baufumé, Le droit d’amendement et la Constitution sous la Cinquième République, Paris, LGDJ, 1993, 618 p.
328
Ainsi l’article 44, alinéa 1 de la Constitution se contente d’énoncé le principe selon lequel « Les membres du
Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement ». Par ailleurs, les conditions relatives à la recevabilité
telles qu’elles dérivent des articles 40 et 41 de la Constitution, les limites tirées des alinéas 2 et 3 de l’article 44
et les restrictions prévues par son article 45, la Constitution ne fixe qu’indirectement certaines limite à l’exercice
du droit d’amendement. Sur ce point, v. S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des
assemblées, op. cit., p. 74 et s. ; B. Baufumé, Le droit d’amendement et la Constitution sous la Cinquième
République, op. cit., p. 31 et s. ; L. Hamon, « Une discipline juridique nouvelle et ancienne : le droit
parlementaire », D., chron., 1989, p. 293 ; G. Vedel, « Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir
administratif », seconde partie, Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n°2, 1997, p. 84 ; E. Oliva, « la
constitutionnalisation du droit d’amendement », art. cit., p. 92
96
qu’elle ne prévoit pas329. On reconnaît là les diverses déclinaisons du rapport général
d’application de la norme constitutionnelle par la norme réglementaire.
En tant qu’elles sont nécessaires à la mise en œuvre de la norme constitutionnelle, les
dispositions réglementaires relatives à la portée du droit d’amendement aurait dû être placées
par le Conseil constitutionnel « entre » la loi et la Constitution. Il n’en a rien été.
Un certain nombre de décisions donnent en effet à penser que le juge, sous couvert
d’interprétation de la norme constitutionnelle applicable, a hissé dans la Constitution certains
éléments des règlements des assemblées.
Une première série de décisions, relatives au lien qui doit unir l’amendement au texte
en discussion, semble créer une obligation constitutionnelle à la charge du législateur à partir
de l’énoncé de dispositions réglementaires330. Alors qu’aucune disposition constitutionnelle ne
mentionne une telle limite au droit d’amendement, l’article 98-5 du règlement de l’Assemblée
nationale prévoit que « les amendements et les sous-amendements ne sont recevables que s’ils
s’appliquent effectivement au texte qu’ils visent ou, s’agissant d’articles additionnels, s’ils
sont proposés dans le cadre du projet ou de la proposition ». L’article 48-3 du règlement du
Sénat prévoit les mêmes règles.
De manière significative, le Conseil avait d’abord refusé d’assurer le respect de ces
dispositions331. Mais depuis une décision du 10 juillet 1985, il vérifie que les amendements ne
sont pas « dépourvus de tout lien » avec les dispositions figurant dans le projet de loi initial.
Dans le cas contraire, il considère qu’il s’agit de « cavaliers législatifs ». Cela apparaît de
manière particulièrement claire dans une décision du 28 décembre 1985. Le juge constate la
329
Sur cette typologie, voir B. Baufumé, Le droit d’amendement et la Constitution sous la Cinquième
République, op. cit., p. 30.
330
Inaugurée avec la décision n° 85-191 DC du 10 juillet 1985 [JO du 12 juillet 1985, p. 7888], cette
jurisprudence sera confirmée a de multiples reprises, v. not. les décisions n° 85-198 DC du 13 décembre 1985,
J.O. du 14 décembre 1985, p. 14574 ; C.C. n° 85-199 DC du 28 décembre 1985, JO du 29 décembre 1985, p.
15386 ; C.C. n° 86-225 DC du 23 janvier 1987, JO du 25 janvier 1987, p. 225 ; C.C. n° 88-251 DC du 12
janvier 1989, JO du 13 janvier 1989, p. 423.
Notons que cette condition du lien unissant l’amendement au texte de loi en discussion a été doublée d’une
seconde relative à l’ampleur de l’amendement – via la théorie des « limites inhérentes à l’exercice du droit
d’amendement » [C.C. n° 86-221 DC, J.O. du 30décembre 1986, p. 15801, cons. n°5]. Cette seconde limite à
l’exercice du droit d’amendement, qui fut au fondement de l’annulation de « l’amendement Séguin » dans la
décision 225 DC doit être considérée comme abandonnée depuis les décisions n° 01-445 DC du 19 juin 2001
[J.O. du 26 juin 2001, p. 10125] et n° 01-455 DC du 12 janvier 2002 [J.O. du 18 janvier 2002, p. 1053] qui n’y
font plus référence. v. P. Avril et J. Gicquel, « Droit d'amendement : la fin des "limites inhérentes" », LPA, 13
juillet 2001, n° 139, p. 5 et s.
331
En ce sens, v. C.C. n° 78-97 DC du 27 juillet 1978, J.O. du 29 juillet 1978, p. 2949, cons. n° 3 : « Considérant
que l'article 25 de la loi résulte d'un amendement déposé devant l'Assemblée nationale ; qu'il appartenait donc,
en application de l'article 98, alinéa 5 du règlement de l'Assemblée nationale, aux députés qui auraient estimé
que cet article additionnel n'entrait pas dans le cadre du projet de loi, de demander que l'Assemblée se prononce
sur sa recevabilité, avant la discussion ; qu'une telle procédure n'ayant pas été mise en oeuvre, le Conseil
constitutionnel ne saurait être saisi de la conformité de l'article 25 de la loi aux dispositions du règlement de
l'Assemblée nationale, lequel, d'ailleurs, n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle ».
97
conformité de la loi à la Constitution au motif « que la loi soumise à l'examen du Conseil
constitutionnel a pour objet l'amélioration de la concurrence ; que les dispositions de l'article
9 qui réduisent le monopole des géomètres experts en modifiant le champ de la protection
pénale des activités relevant de cette profession ne sont pas dépourvues de tout lien avec les
autres dispositions du projet de loi ; que, dès lors, elles pouvaient être introduites dans ce
projet par voie d'amendement sans que soient méconnues les règles posées par les articles 39
et 44 de la Constitution »332. On peut dès lors soutenir que le principe posé dans ces décisions
repose sur une constitutionnalisation – implicite – des règles énoncées par les règlements de
chaque assemblée333.
Les raisons de cette constitutionnalisation implicite334 doivent être recherchées dans le
lien unissant les deux catégories de normes. En l’espèce, il apparaît que les dispositions
réglementaires constitutionnalisées ne sont pas simplement des éléments nécessaires à
l’application de la norme constitutionnelle, mais des éléments qui conditionnent l’effectivité
du dispositif constitutionnel. Il s’agit notamment d’éviter le dévoiement de l’article 44 de la
Constitution. Selon toute vraisemblance, c’est pour réguler – dans la mesure du possible –
l’afflux des amendements que le juge constitutionnel ajoute à la norme de l’article 44 la
condition mentionnée plus haut. On peut donc soutenir que la norme d’origine réglementaire
est constitutionnalisée pour garantir l’effectivité du dispositif constitutionnel335.
C’est, nous semble-t-il, le même raisonnement qui justifie la constitutionnalisation de
la règle dite de l’« entonnoir ». Cette règle repose sur le principe du « resserrement de la
délibération autour des dispositions sur lesquelles les deux assemblées ne sont pas parvenues
à un accord »336. Cette contrainte consécutive à la structure bicamérale de notre régime
332
C.C. n° 85-199 DC du 28 décembre 1985, JO 29 décembre, p. 15386, cons. n° 2.
En ce sens, L. Favoreu et L. Philip considèrent que, dans la décision 191 DC, le Conseil constitutionnel
« franchit le pas en faisant de la norme contenue dans le règlement d’assemblée, une norme constitutionnelle et
cela par interprétation de l’article 44, alinéa 1er de la Constitution ». L. Favoreu et L. Philip, Grandes décisions
du Conseil constitutionnel, op. cit., n°40, p. 715.
334
Le Conseil n’a jamais consacré lesdites dispositions réglementaires comme d’authentiques sources de
l’obligation constitutionnelle qu’il oppose au pouvoir législatif : il fait toujours mine d’interpréter les
dispositions constitutionnelles elles-mêmes.
335
Si tel était effectivement le cas, il convient alors de souligner le caractère très relatif du succès rencontré par
le Conseil constitutionnel. À cet égard, le rapport remis au Président de la République par le Comité de réflexion
et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République est éloquent. Les
auteurs font état d’une situation préoccupante : « en 1970, seulement 2 260 amendements étaient déposés devant
l’Assemblée nationale et 576 devant le Sénat. Lors de la session 2002-2003, ils étaient respectivement 32 475 et
9 250. Cette situation ne cesse de se dégrader. Ainsi, au cours de la dernière législature, on a vu les amendements
déposés par dizaines de milliers : 137 665 amendements furent déposés lors de l’examen par l’Assemblée
nationale du projet de loi sur la fusion entre Gaz de France et le groupe Suez ; 14 888 sur le projet de loi portant
régulation des activités postales » (Rapport préc., p. 41).
336
P. Avril et J. Gicquel, Droit parlementaire, op. cit., p. 179.
333
98
parlementaire implique l’irrecevabilité de tout amendement susceptible de remettre en cause
les dispositions votées en termes identiques par les deux chambres.
Une telle règle n’étant pas formulée par le texte constitutionnel, le Conseil
constitutionnel admettait, au début des années 1980, que des dispositions nouvelles soient
insérées en deuxième lecture, et même, sous réserve de l’accord du gouvernement, après la
réunion de la commission mixte paritaire337.
À partir de la fin des années 1990, le Conseil renverse sa jurisprudence et juge, dans
une décision du 25 juin 1998, qu’il ressort de « l’économie de l’article 45 » de la Constitution
que le Parlement ne peut plus ajouter au texte en examen, ni modifier des dispositions
adoptées en termes identiques après la réunion de la commission mixte paritaire. Il admet que
la règle de l’entonnoir peut être écartée, mais dans les seuls cas où les amendements seraient
dictés par la nécessité de respecter la Constitution, d’assurer la coordination avec d’autres
textes ou de corriger une erreur matérielle338.
L’analyse de la jurisprudence antérieure du Conseil autorise à penser qu’il s’agit là
d’une authentique constitutionnalisation de la règle de l’entonnoir formulée par le règlement
de chaque assemblée : aux termes de l’interprétation de l’esprit de l’article 45, la règle est
337
v. not. C.C. n° 80-117 DC du 22 juillet 1980, J.O. du 24 juillet 1980, p. 1867, cons. n° 1, 2 et 3. Voir aussi,
C.C. n° 81-136 DC du 31 décembre 1981, J.O. du 1er janvier 1982, cons. n° 10 : « considérant que la
commission mixte paritaire dont la réunion a été provoquée par le Premier ministre à la suite d'un désaccord
entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur le projet de la troisième loi de finances rectificative pour 1981 n'est
pas parvenue à l'adoption d'un texte commun ; que, dès lors, faisant application de l'article 45 de la Constitution,
le Gouvernement, après une nouvelle lecture par l'une et l'autre assemblée, a demandé à l'Assemblée nationale de
statuer définitivement sur ce projet ; qu'en l'absence de texte élaboré par la commission mixte paritaire,
l'Assemblée nationale ne pouvait, à ce stade de la procédure, se prononcer que sur le dernier texte voté par elle, à
savoir celui qu'elle avait adopté postérieurement à la réunion de la commission mixte paritaire au terme d'un
examen pour lequel l'article 45 de la Constitution ne prévoit pas de limitation à l'exercice du droit
d'amendement ; que l'article 14 de la loi est issu d'un amendement adopté par l'Assemblée nationale lors de
l'examen du projet après la réunion de la commission mixte paritaire et qui a été soumis au Sénat lors de la
dernière lecture devant cette assemblée ; qu'ainsi il a été statué définitivement sur cet article par l'Assemblée
nationale dans le respect des dispositions de l'article 45 de la Constitution », nous soulignons. Dans le même
sens, v. C.C. n° 86-221 DC du 29 décembre 1986, J.O. du 30 décembre 1986, p. 15801.
338
C.C. n° 98-402 DC du 25 juin 1998, J.O. du 3 juillet 1998, p. 10147, cons. n° 2 : « Considérant qu'il résulte
des dispositions combinées des articles 39, 44 et 45 de la Constitution que le droit d'amendement, qui est le
corollaire de l'initiative législative, peut, sous réserve des limitations posées aux troisième et quatrième alinéas
de l'article 45, s'exercer à chaque stade de la procédure législative ; que, toutefois, il ressort de l'économie de
l'article 45 que des adjonctions ne sauraient, en principe, être apportées au texte soumis à la délibération des
assemblées après la réunion de la commission mixte paritaire ; qu'en effet, s'il en était ainsi, des mesures
nouvelles, résultant de telles adjonctions, pourraient être adoptées sans avoir fait l'objet d'un examen lors des
lectures antérieures à la réunion de la commission mixte paritaire et, en cas de désaccord entre les assemblées,
sans être soumises à la procédure de conciliation confiée par l'article 45 de la Constitution à cette commission »,
nous soulignons. Dans le même sens, v. C.C. n° 00-430 DC du 29 juin 2000, Rec. p. 95, considérant n°6 : « les
seuls amendements susceptibles d’être adoptés après la réunion de la commission mixte paritaire doivent être
soit en relation directe avec une disposition restant en discussion, soit dictée par la nécessité de respecter la
Constitution, d’assurer une coordination avec d’autres textes en cours d’examen au Parlement ou de corriger une
erreur matérielle ». Confirmée par C.C. n°2001-453DC, Rec. p. 164, considérants n°30 à 38.
99
incorporée par le juge à la disposition constitutionnelle339. Au contraire, pour justifier son
refus d’appliquer la règle d’origine réglementaire, le juge expliquait que « l’article 45 ne
comporte, après l’intervention de la commission mixte paritaire, aucune restriction au droit
d’amendement du gouvernement »340. En d’autres termes, c’est l’absence de règle
constitutionnelle spéciale susceptible de déroger à l’application de la règle générale de
l’article 44, alinéa 1er de la Constitution qui permettait au gouvernement ainsi qu’aux
parlementaires d’intervenir à tout moment par voie d’amendement. De niveau simplement
« réglementaire », la règle de l’entonnoir ne pouvait autoriser aucune dérogation au droit
constitutionnel d’amendement. Seule une règle constitutionnelle spéciale pouvait justifier la
mise à l’écart d’une règle constitutionnelle générale. Autrement dit, seule une
constitutionnalisation de la règle de l’entonnoir pouvait fonder une dérogation au principe de
l’article 44 de la Constitution. C’est ainsi qu’au termes d’un « raisonnement équivoque »341 le
juge se fonde sur « l’économie générale » de l’article 45 pour en faire dériver une nouvelle
contrainte imposée au droit d’amendement.
Notons qu’à nouveau, la règle constitutionnalisée entretient un lien particulier avec la
norme constitutionnelle. En effet, lorsqu’en 1986, le juge admet que « le gouvernement, en
soumettant pour approbation aux deux assemblées le texte élaboré par la commission mixte,
modifie ou compète celui-ci par les amendements de son choix, au besoin prenant la forme
d’articles additionnels » et précise que ces amendements portés au texte de la CMP « peuvent
même avoir pour effet d’affecter des dispositions qui ont été votés dans les mêmes termes par
les deux assemblées »342, le Conseil consacre un « droit de réécriture du compromis au profit
du gouvernement »343. C’est dire que les solutions dégagées par la commission mixte
parlementaires étaient dépourvues de toute autorité sur le gouvernement, ce qui affectait
considérablement l’objectif de conciliation visé par l’article 45 de la Constitution et réduisait
à néant le caractère contraignant de la procédure instituée par cet article. Faute de fondement
constitutionnel permettant au juge de s’y opposer, c’est donc en contradiction avec l’esprit de
339
On peut lire dans le communiqué que le Conseil prend appui sur « l’économie générale de l’article 45 de la
Constitution » (nous soulignons) et plus loin on insiste : « [la solution est] fondée exclusivement sur l’article 45
de la Constitution, [elle] ne revient pas à reconnaître valeur constitutionnelle aux règlements des assemblées
parlementaires, même si elle consacre la règle dite de l’« entonnoir » énoncée aux articles 108 du règlement de
l’Assemblée nationale et 42 du règlement du Sénat. Se trouve ainsi confirmée la jurisprudence antérieure sur la
place des règlements des assemblées parlementaires dans la hiérarchie des normes ». Il y aurait une distinction
opérée entre la règle de l’entonnoir et l’acte réglementaire qui la formule et la première pourrait se voir
constitutionnaliser sans le second.
340
C.C. n° 85-191 DC du 10 juillet 1985, Rec. p. 46 ; C.C. n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, Rec. p. 78 ; C.C.
91-290 DC du 9 mai 1991, Rec. p. 50.
341
S. de Cacqueray, Le Conseil constitutionnel et les règlements des assemblées, op. cit., p. 346.
342
C.C. n° 86-221 DC, préc., cons. n°
343
J. Benetti, « Droit d’amendement et bicamérisme », LPA, 2000, n° 231, p. 12 et s.
100
la procédure institué par l’article 45 – i. e. son équilibre général – que le gouvernement se
voyait autoriser à réformer le texte de compromis.
On comprend alors que la règle de l’entonnoir forme un instrument au service de
l’efficacité
du
dispositif
de
l’article
45
de
la
Constitution.
L’entreprise
de
constitutionnalisation, opérée sur un mode implicite et sous couvert d’interprétation des
dispositions constitutionnelles, s’analyse comme un procédé d’agrégation à la norme
constitutionnelle de normes d’origine parlementaire susceptibles d’optimiser l’effectivité du
système de rationalisation du parlementarisme.
La constitutionnalisation des dispositions opère quant à elle sur un mode explicite,
mais les déterminants à l’œuvre s’avèrent plus délicat à appréhender.
B. La constitutionnalisation expresse (mais ambiguë) de certaines dispositions de
lois organiques
Rappelée à de nombreuses reprises par le Conseil constitutionnel344, la valeur infraconstitutionnelle bien que parfois supra-législative de la législation organique ne souffre, à
notre connaissance, que deux exceptions. Ont ainsi été qualifiées de normes de valeur
constitutionnelle l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 (a) et certains éléments
fondamentaux du droit budgétaire formalisés par l’ordonnance du 2 janvier 1959 (b).
a. L’hypothèse de la constitutionnalisation par ricochet
Lorsqu’une disposition de la loi organique reprend à l’identique le contenu d’un texte
visé par la Constitution qui, tout en demeurant formellement extérieur à celle-ci, est considéré
par le juge comme doté, par l’effet du renvoi constitutionnel, d’une valeur constitutionnelle, la
disposition organique se voit alors reconnaître une valeur identique par la jurisprudence. À
notre
connaissance,
une
seule
illustration
permet
de
rendre
compte
de
cette
constitutionnalisation de dispositions organiques par l’effet cumulé de l’identité de contenu
344
Voir les décisions, n° 78-96 DC du 27 juillet 1978, J.O du 29 juillet 1978, p. 2949 ; C.C. n° 85-197 DC du 23
août 1985, J.O du 24 août 1985, p. 9814 et C.C. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, J.O du 14 juin 1998, p. 9033.
101
avec un texte visé par la Constitution qu’elles viennent appliquer, de la valeur
constitutionnelle reconnue à ce texte et du lien unissant la loi organique à la Constitution.
Une célèbre décision de la Cour de cassation déduit clairement de la valeur
constitutionnelle de l’accord de Nouméa le rang constitutionnel des dispositions de la loi
organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie qui en reprennent les
orientations. Les données juridiques sont complexes345, elles justifient sans doute la brièveté
du texte de la révision constitutionnelle de 1998 puisque ce dernier « se situe entre l’accord
qui est la source, et la future loi organique, qui donnera le détail des règles d’application de
l’accord, en vertu de l’habilitation constitutionnelle. La révision intervient donc
essentiellement pour dire que ce qui est prévu dans l’accord, et qui sera édicté dans la loi
organique, est bien constitutionnel : courtes références afin de constitutionnaliser de profonds
changements »346. Confrontée à ce mécanisme de renvoi multiple, l’Assemblée plénière de la
Cour de Cassation a jugé que « l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la
Nouvelle-Calédonie a valeur constitutionnelle en ce que […] il reprend les termes du
paragraphe 2.2.1 des orientations de l’accord de Nouméa, qui a lui même valeur
constitutionnelle en vertu de l’article 77 de la Constitution »347.
Une telle qualification repose sur un raisonnement contestable348. A. Roblot-Troizier a
pu démontrer la faiblesse des fondements de la décision du juge judiciaire. D’une part, la
345
B. Mathieu et M. Verpeaux rappellent que M. le premier avocat général évoquait « à juste titre » un
« dispositif gigogne ». Eux-mêmes insistent sur la complexité du montage juridique : après que les forces
politiques en présence (Premier ministre français, Secrétaire d’État chargé de l’outre-mer, FLNKS et RPCR)
eurent signées le 5 mai 1998 un « accord » publié au J.O. du 27 mai 1998 (p. 8039), la Constitution fut révisée le
20 juillet 1998 par une loi constitutionnelle courte destinée à adapter le droit à cette partie du territoire français.
L’article 76 prévoit la consultation des populations de Nouvelle-Calédonie sur l’accord signé à Nouméa,
détermine les conditions de participation à ce scrutin, et renvoie à un décret en Conseil d’État délibéré en conseil
des ministres le soin de fixer les mesures d’organisation de la consultation (décret contesté au contentieux, v.
CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher). L’article 77 de la Constitution indique qu’après la consultation,
une loi organique devra, dans le respect des orientations de l’accord et selon les modalités de sa mise en œuvre,
déterminer les transferts de compétences définitifs, les règles d’organisation et de fonctionnement des
institutions néo-calédoniennes, les règles relatives à la citoyenneté, à l’emploi, au statut civil coutumier et aux
conditions et délais du futur scrutin d’autodétermination. V. B. Mathieu et M. Verpeaux, « Le régime électoral
en Nouvelle-Calédonie entre arrangements constitutionnels et exigences conventionnelles », D. 2000, jur., p.
865 ; A. –M. Le Pourhiet, « Nouvelle-Calédonie : la nouvelle mésaventure du positivisme », RDP, 1999, p.
1005 ; J. –Y. Faberon, « Nouvelle-Calédonie et Constitution : la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 »,
RDP, 1999, p. 113.
346
J. –Y. Faberon, « Nouvelle-Calédonie et Constitution : la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 », art.
cit., p. 115.
347
Ass. plén., 2 juin 2000, Mlle Fraisse, Bull. Ass. plén., n°4, p. 7.
348
De manière plus contestable encore, le Tribunal de première instance de Nouméa avait rejeté les moyens tirés
de l’inconventionnalité du texte de l’article 188 de la loi organique au motif que les dispositions visées se
trouvent « incluses par nature dans le bloc de constitutionnalité », TPI Nouméa 3 mai 1999, cité par A. RoblotTroizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 171, nous
soulignons.
102
valeur constitutionnelle de l’accord de Nouméa est « douteuse ». En effet, à l’instar du
Conseil constitutionnel, on peut considérer que seules les orientations définies par cet accord
se sont vu conférer une telle valeur constitutionnelle et non l’accord lui-même, lequel n’a pas
fait l’objet d’une procédure d’élaboration conforme à l’article 89 de la Constitution349. D’autre
part, la Cour opère une confusion entre le contenu de l’article 188, qui reprend à l’identique
une orientation de l’accord de Nouméa, et son contenant, c’est-à-dire la disposition organique.
Le Premier avocat général, Louis Joinet, avait d’ailleurs établi la distinction entre les deux
éléments dans ses conclusions pour considérer que l’article 188 n’était pas doté d’une valeur
constitutionnelle350. Enfin, une telle reconnaissance était inutile pour éluder le contrôle de la
conventionnalité de la loi organique, dans la mesure où les dispositions contestées étaient la
reproduction de normes visées par la Constitution351.
Au total, on éprouve un certain malaise à la lecture de la décision. Certes, la
qualification opérée jouit de l’autorité qui s’attache aux décisions de la Cour de cassation ;
pour autant, indépendamment des faiblesses du raisonnement mené par la haute juridiction, la
question de sa portée demeure. Faut-il considérer que toutes les lois organiques qui répliquent
ou reproduisent des normes visées par la Constitution accèdent au rang constitutionnel352 ?
On peut noter que la loi organique n° 98-404 du 25 mai 1998 qui assure, sur le
fondement de l’article 88-3 de la Constitution, la transposition des textes de droit
communautaire relatifs au droit de vote et d’éligibilité des citoyens de l’Union aux élections
municipales, se trouve dans une configuration identique. Mais, faute de jurisprudence relative
à la qualification constitutionnelle ou infra-constitutionnelle de cette loi, elle ne permet pas de
répondre à la question. Celle-ci demeure insoluble en l’état du droit positif.
La reconnaissance de la valeur constitutionnelle, par le Conseil constitutionnel, de
certains principes de l’ordonnance du 2 janvier 1959 pose autant de questions, et les réponses
ne sont pas mieux assurées.
349
v. C.C. n° 04-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116. Le Conseil constitutionnel fait mention des
« orientations de l’accord signé à Nouméa […] auxquelles le titre XIII de la Constitution confère valeur
constitutionnelle », nous soulignons.
350
Distinction exposée dans les conclusions de M. le premier avocat général : ce ne serait pas « la forme de la loi
organique qui [aurait] valeur constitutionnelle, mais son contenu, par l’intermédiaire de l’art. 77 qui renvoie à cet
accord », B. Mathieu et M. Verpeaux, « Le régime électoral en Nouvelle-Calédonie entre arrangements
constitutionnels et exigences conventionnelles », art. cit., p. 867.
351
A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p.
171.
352
Sur cette question, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution
française, op. cit., p. 173.
103
b. La constitutionnalisation des principes fondamentaux du droit budgétaire ?
L’affirmation expresse de la valeur constitutionnelle de dispositions organiques a aussi
pu concerner certaines dispositions de l’ordonnance du 2 janvier 1959. Ainsi, dans une
décision n°85-202 DC du 16 janvier 1986, le juge affirme que « la constitutionnalité de la loi
[…] s’apprécie au regard des seules règles de valeur constitutionnelle qui définissent son
contenu et qui figurent dans les articles 2 et 35 de l’ordonnance du 2 janvier 1959 »353. La
formulation, particulièrement claire, laisse peu de place au débat.
On peut d’abord se demander si la reconnaissance du rang constitutionnel doit être
entendue largement, comme bénéficiant à l’ensemble des dispositions de l’ordonnance, ou
restrictivement. J. – C. Car considère que « cette rédaction ne doit pas être interprétée comme
la reconnaissance de la valeur constitutionnelle des seuls articles 2 et 35 de l’ordonnance
organique »354. Il nous semble qu’au contraire, malgré les difficultés qu’une telle position
entraîne, la distinction entre les dispositions de l’ordonnance s’impose355. Antérieurement à la
décision, L. Philip considérait déjà qu’il convient de distinguer entre les dispositions de
l’ordonnance organique de janvier 1959 pour admettre la valeur constitutionnelle des seules
dispositions qui « reprennent ou développent des principes déjà contenus dans la Constitution
ou tirées de textes visés par le Préambule »356. Celles-ci, insusceptibles selon lui d’être
353
C.C. n° 85-202 DC du 16 janvier 1986, Rec. p. 14, cons. n° 6 : « Considérant qu'en tant qu'elle procède à des
constatations, la loi de règlement ne peut que retracer, à partir des comptes, les ordonnancements de dépenses et
les encaissements de recettes quelle que soit la régularité de ces opérations, et alors même que certaines d'entre
elles auraient méconnu des règles de valeur constitutionnelle ; que, s'agissant d'opérations qui présentent le
caractère d'actes administratifs ou comptables, le contrôle de cette régularité relève des autorités et juridictions
compétentes pour en connaître ; qu'il ne saurait appartenir au Conseil constitutionnel d'examiner la régularité
constitutionnelle de ces opérations ; que la constitutionnalité de la loi de règlement, en celles de ses dispositions
qui procèdent à des constatations, s'apprécie au regard des seules règles de valeur constitutionnelle qui
définissent son contenu et qui figurent dans les articles 2 et 35 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 ». V. L.
Favoreu, RDP, 1986, p. 395 ; B. Genevois, « La loi de règlement », AIJC, 1986, p. 425 et s.
354
J. C. Car, Les lois organiques de l’article 46 de la Constitution du 4 octobre 1958, op. cit. p. 523 et s. Notons
que ce refus de distinguer au sein des dispositions de l’ordonnance organique, si elle peut se prévaloir
d’arguments juridiques solides – qui versent parfois dans la tautologie (v. n°918 p. 524 : « Il ne peut exister entre
deux normes de même valeur un rapport hiérarchique ») – sert directement la thèse de l’auteur relative à la
valeur supra-législative des dispositions de l’ordonnance : « Dès lors, c’est à l’ensemble des dispositions
organiques que devrait être refusée la valeur constitutionnelle », p. 525.
355
Notons d’une part que des auteurs importants ont pu prendre position pour la distinction entre les dispositions
de l’ordonnance organique du 2 janvier 1959, en ce sens, v. par exemple, B. Genevois, « Normes de référence du
contrôle de constitutionnalité et respect de la hiérarchie en leur sein », Mélanges en l’honneur de G. Braibant,
Paris, Dalloz, 1996, p. 323, spéc. p. 328. D’autre part, à notre sens, le fait qu’une telle reconnaissance
jurisprudentielle déroge clairement au principe de la structuration hiérarchique de l’ordre juridique et qu’elle
donne à voir un juge maître des valeurs normatives implique qu’elle soit d’interprétation stricte et impose de
préférer la thèse de la distinction mais ne justifie pas d’écarter la valeur constitutionnelle des principes en cause.
356
L. Philip, « La constitutionnalisation du droit budgétaire français », Mélanges P. – M. Gaudemet, Paris,
Économica, 1984, p. 49, spéc. p. 51-52. Dans le même esprit, J. – P. Camby distingue , au sein de la loi
organique entre « les principes fondamentaux qu’elle contient, sur lesquels repose l’architecture du droit
budgétaire depuis le XIXe siècle : unité, universalité, annualité et spécificité des crédits, […] équilibre budgétaire
104
modifiées autrement que par la voie de la révision constitutionnelle, s’opposent notamment à
celles « qui ne constituent que la mise en œuvre des principes fondamentaux[,] ont une valeur
supra-législative et peuvent servir de motif à une déclaration d’inconstitutionnalité, mais
pourraient être supprimées ou modifiées par la procédure prévue pour les lois organiques »357.
En toute hypothèse, les règles visées par le Conseil dans sa décision du 16 janvier
1986, qui figurent aux articles 2 et 35 de l’ordonnance organique ne répliquent pas le contenu
de normes constitutionnelles358, on ne peut donc arguer d’une quelconque coïncidence
normative pour résoudre la dimension contradictoire du phénomène observé.
Car il s’agit là d’une situation contradictoire au regard de la hiérarchie des normes.
Certes, comme on l’a vu, les dispositions de l’ordonnance du 2 janvier 1959 s’imposent au
législateur ordinaire dès lors que le texte adopté entre dans son champ d’application. De plus,
l’ordonnance du 2 janvier peut être dite supra-organique et non simplement supra-législative.
En effet, le juge considère que la législation organique financière s’impose au législateur
organique non financier qui ne peut donc y déroger pour un objet particulier. Ainsi,
confirmant sa jurisprudence selon laquelle la loi organique relative au statut des magistrats
[…] et sincérité ont une valeur constitutionnelle », J. –P. Camby, « La LOLF et le Conseil constitutionnel »,
RFFP, 2006, p. 69.
357
L. Philip, « La constitutionnalisation du droit budgétaire français », art. cit., p. 51-52. L’auteur dégage encore
une troisième catégorie de dispositions au sein des lois organiques, celles de niveau simplement législatif qui,
« par conséquent, […] pourraient être modifiées par le législateur ordinaire ». Cela revient à admettre une
hiérarchie entre les dispositions contenues dans un même texte.
358
Ainsi, l’article 2 de l’ordonnance dispose que : « Ont le caractère de lois de finances :
La loi de finances de l'année et les lois rectificatives ;
La loi de règlement.
La loi de finances de l'année prévoit et autorise, pour chaque année civile, l'ensemble des ressources et des
charges de l'État.
Seules les dispositions relatives à l'approbation de conventions financières, aux garanties accordées par l'État, à
la gestion de la dette publique ainsi que de la dette viagère, aux autorisations d'engagements par anticipation ou
aux autorisations de programme peuvent engager l'équilibre financier des années ultérieures. Les lois de
programme ne peuvent permettre d'engager l'État à l'égard des tiers que dans les limites des autorisations de
programme contenues dans la loi de finances de l'année.
Seules des lois de finances, dites rectificatives, peuvent, en cours d'année, modifier les dispositions de la loi de
finances de l'année.
La loi de règlement constate les résultats financiers de chaque année civile et approuve les différences entre les
résultats et les prévisions de la loi de finances de l'année, complétée, le cas échéant, par ses lois rectificatives ».
L’article 35 traite du contenu des lois de règlements : « Le projet annuel de loi de règlement constate le montant
définitif des encaissements de recettes et des ordonnancements de dépenses se rapportant à une même année ; le
cas échéant, il ratifie les ouvertures de crédits par décrets d'avances et approuve les dépassements de crédit
résultant de circonstances de force majeure. Il établit le compte de résultat de l'année, qui comprend :
a) Le déficit ou l'excédent résultant de la différence nette entre les recettes et les dépenses du budget général ;
b) Les profits et les pertes constatés dans l'exécution des comptes spéciaux par application des articles 24 et 28 ;
c) Les profits ou les pertes résultant éventuellement de la gestion des opérations de trésorerie dans des conditions
prévues par un règlement de comptabilité publique. Le projet de loi de règlement autorise enfin le transfert du
résultat de l'année au compte permanent des découverts du Trésor ».
105
doit respecter le cinquième alinéa de l’article 1er de l’ordonnance organique de 1959359, le juge
contrôle, dans une décision 445 DC360, la conformité du nouveau dispositif élaboré par le
législateur organique aux prescriptions de ce même article 1er. Cependant de telles
observations ne soutiennent pas directement l’affirmation de la valeur constitutionnelle des
articles 2 et 35 de l’ordonnance : il peut exister une hiérarchie entre les lois organiques sans
que la strate supérieure de la « catégorie » organique ne corresponde au rang constitutionnel.
D’autre part et surtout, l’affirmation du juge constitutionnel ne concorde pas avec les
données fournies par le régime de la modification de l’ordonnance du 2 janvier 1959. À cet
égard, on doit souligner que la modification de l’ordonnance organique de 1959, dont
certaines dispositions se sont vu expressément reconnaître valeur constitutionnelle par le juge,
a été abrogée et totalement remplacée par la LOLF selon la procédure de l’article 46 de la
Constitution. De ce point de vue, la contradiction paraît irréductible. La seule solution
juridiquement disponible consisterait à admettre que le juge a constitutionnalisé des principes
tirés des dispositions de l’ordonnance organique. Elle implique cependant de réécrire la
décision rendue, ce qui constitue un obstacle insurmontable.
Au total, face à la reconnaissance par le juge de la valeur constitutionnelle de certaines
normes contenues par certaines dispositions de certaines lois organiques, les options existent
sans doute, mais la négation radicale de la valeur constitutionnelle des normes en cause ne
nous semble pas en faire partie. Il est vain d’opposer à cette reconnaissance jurisprudentielle
son inanité logique. Nous nous bornerons pour notre part à relever que la reconnaissance par
le juge de la valeur constitutionnelle de certaines dispositions organiques pose de véritables
problèmes, en même temps qu’elle est riche d’enseignements sur la définition du système
constitutionnel.
359
Cet article dispose que « les créations et transformations d’emplois ne peuvent résulter que de dispositions
prévues par une loi de finances ».
360
C.C. n°2001-445 DC du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n°34 et 35 ; confirmant C.C. n°94-355DC du 10
janvier 1995, Rec. p. 151, cons. n°32. Dans cette dernière décision, le juge annule une disposition relative au
recrutement des magistrats parce qu’elle déroge aux dispositions de l’ordonnance de 1959, « c’est donc bien
reconnaître que ce texte est situé dans la hiérarchie des normes au-dessus des autres lois organiques » confirme
J-P. Camby, « Quarante ans de lois organiques », art. cit., p. 1696.
106
Conclusion du Chapitre II
En définitive, l’analyse des règlements parlementaires et de la législation organique
donne à voir une contradiction qui fait problème au regard du principe de la délimitation du
système constitutionnel à partir du principe hiérarchique.
Alors qu’en première analyse, ces deux catégories de normes se voient assigner, par
application du principe hiérarchique, un statut infra-constitutionnel, on observe que le Conseil
constitutionnel hésite sur leur rang au sein de la hiérarchie des normes, et peut même procéder
à la constitutionnalisation partielle de certaines de ces normes « intermédiaires ».
Cette situation est riche d’enseignements sur le système constitutionnel. Si elle marque
sans doute une faille dans la représentation doctrinale de la Constitution, elle nous informe
aussi sur les déterminants des rapports qu’entretient le système constitutionnel avec son
environnement. En effet, nous avons pu constater que le processus de constitutionnalisation
de normes réputées inférieures et extérieures au système répondait à une nécessité du système.
À l’exception de la constitutionnalisation de certaines dispositions organiques, dont on peine
à saisir les motifs, l’intégration des normes « intermédiaires » apparaît toujours comme une
technique employée par le juge pour garantir l’effectivité – entendons la force contraignante –
des normes du système constitutionnel.
107
CONCLUSION DU TITRE I
L’analyse des rapports qu’entretient la Constitution avec l’ensemble des normes
législatives et des normes « intermédiaires » a permis de mettre au jour un certain nombre de
« brouillages » dans la hiérarchie des normes de l’ordre juridique. Sans être jamais
complètement évincée, la hiérarchie apparaît, en certaines occasions, subvertie ou neutralisée.
Le principe hiérarchique s’avère faiblement opératoire pour délimiter la Constitution
par exclusion des normes infra-constitutionnelles, et ne permet pas de lever les incertitudes
qui pèsent sur les frontières du système constitutionnel.
L’analyse de ses carences est par ailleurs porteuse d’un double enseignement.
D’une part, il est apparu que le juge constitutionnel enrichit continûment le système,
de sorte que la thèse du monopole du constituant dérivé en matière de création de normes
tombe d’elle-même et, avec elle, la thèse d’un foyer unique de production des normes
constitutionnelles. Le système se transforme par application de l’article 89 de la Constitution,
mais en vertu aussi de la jurisprudence constitutionnelle.
D’autre part, on constate que la subversion du principe hiérarchique semble répondre à
une exigence fonctionnelle du système. Tout se passe comme si la constitutionnalisation de
certaines normes intermédiaires venait pallier une carence des normes constitutionnelles
qu’elles viennent compléter, et comme si le renversement de la hiérarchie était décidé par le
juge pour accroître l’effectivité globale du système constitutionnel.
108
TITRE II.
UN PRINCIPE INOPERANT POUR L’EXCLUSION DES NORMES INTERNATIONALES
ET SUPRA-NATIONALES
Aux termes du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, qui
dispose que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit
public international », c’est un monisme avec primauté du droit international que le
constituant a consacré. Or telle n’est pas la solution retenue en droit constitutionnel positif.
Toutes les juridictions suprêmes de l’ordre interne ayant affirmé le principe de suprématie
constitutionnelle, il ne saurait s’agir que d’un monisme incomplet ou inachevé, c’est-à-dire
d’un monisme avec primauté du droit constitutionnel national.
Ramenée à la question de la délimitation de la Constitution par application du principe
hiérarchique, l’affirmation de la suprématie constitutionnelle s’avère, en tant que telle,
inopérante : elle ne fournit pas de critère opératoire pour discriminer entre les normes
constitutionnelles et les normes internationales ou supra-nationales.
Il s’avère en effet impossible de subordonner à la Constitution les normes d’origine
externe (Chapitre I), et il apparaît que le système constitutionnel ne parvient pas à se clore sur
lui-même (Chapitre II).
109
Chapitre I.
On
L’impossible subordination des normes d’origine externe
justifie
classiquement
l’affirmation
jurisprudentielle
de
la
suprématie
constitutionnelle par le fait que le juge interne tire son existence de la Constitution et qu’il ne
peut faire autrement que l’appliquer. Il lui serait donc impossible de reconnaître une valeur
supra-constitutionnelle à un droit d’origine externe.
Une telle assertion, confirmée par l’analyse du droit positif français, repose sur une
représentation des rapports entre les ordres juridiques proche de celle que décrit la perspective
moniste étatique. Contrairement à la thèse dualiste qui postule le caractère hermétiquement
clos d’ordres juridiques parfaitement autonomes, la thèse moniste consiste, schématiquement,
à considérer que les droits nationaux et supranationaux entretiennent des relations telles qu’ils
ne constituent finalement qu’un seul ordre juridique global. Se pose alors la question de
l’articulation entre les différents sous-systèmes constitutifs de l’ordre juridique global. La
question est délicate : les deux « principes de primauté » envisageables – celui du droit
supranational sur le droit interne et celui du droit interne sur le droit supranational – s’avèrent
également admissibles et légitimes. On doit donc se borner à constater l’existence simultanée
de deux hiérarchies normatives et se résoudre à admettre que le choix s’opère en fonction du
point de vue adopté par l’organe compétent pour trancher la question. Dans l’ordre
international ou communautaire, le juge – puisqu’il s’agit de lui – examine principalement la
validité des agissements ou des normes étatiques, ce qui implique le postulat de la primauté
du droit international ou communautaire sur le droit interne. Dans l’ordre interne, la question
posée au juge est essentiellement celle de l’application du droit international et donc celle de
la détermination de son rang hiérarchique.
Une telle perspective permet d’expliquer l’affirmation jurisprudentielle du principe de
la suprématie constitutionnelle (Section I). Suprématie dont les effets, à l’analyse, s’avèrent
limités (Section II).
110
Section I.
La
suprématie
constitutionnelle,
un
principe
dégagé
par
voie
jurisprudentielle
En sa qualité d’organe étatique, titulaire de compétences qu’il exerce en fonction d’un
titre constitutionnel à agir, le juge ne pose jamais la question de la validité internationale de la
norme constitutionnelle. La question qui lui est posée, celle de l’applicabilité de la norme
internationale, est toujours une question de droit constitutionnel. Dès lors, il est
nécessairement conduit à postuler la supériorité de la Constitution et à dégager le principe de
sa suprématie, à l’égard du droit international (§I) comme du droit communautaire (§II).
§I.
Suprématie constitutionnelle et droit international
À l’analyse, il apparaît que les dispositions constitutionnelles pertinentes ne permettent
pas de résoudre les difficultés suscitées par la coexistence de plusieurs ordres juridiques (A).
Elles laissent subsister des « angles morts » importants, qui placent le juge à la jonction des
systèmes en présence (B).
A. L’amphibologie des dispositions constitutionnelles applicables
Parmi l’ensemble des normes constitutionnelles qui traitent du droit international, on
peut considérer que le Préambule de la Constitution de 1946 et le titre VI de la Constitution
de 1958 renferment des éléments susceptibles de nous éclairer sur la nature de l’articulation
de l’ordre juridique international et de la Constitution. De prime abord, les dispositions du
quatorzième alinéa du Préambule de 1946 (a) et de l’article 54 de la Constitution (b)
paraissent poser, implicitement, un principe d’articulation hiérarchique entre les deux
systèmes de normes.
111
a. Le quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946
Lorsqu’on analyse la lettre du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de
1946, les enseignements tirés s’avèrent assez pauvres361. Rompant avec la tradition dualiste362,
l’alinéa 14 affirme que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux
règles du droit international public. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de
conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple »363. S’il est acquis
qu’aux termes de cette disposition, l’État français reconnaît l’existence du « droit
international public », le texte pose deux questions : l’une concernant son champ
d’application, l’autre relative au type de relation qu’il pourrait consacrer entre les normes
visées.
Concernant son champ d’application, la disposition peut être entendue de deux
manières.
Une première lecture consiste à interpréter isolément la disposition du quatorzième
alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 en insistant sur la généralité des termes de
l’expression « droit international public ». Sans autre précision, elle paraît recouvrir
l’intégralité des sources du droit international, sans qu’il soit possible de distinguer entre
elles364. Interprété de la sorte, l’alinéa 14 ne fait aucune différence entre le droit international
conventionnel, catégorie composée des traités et accords bilatéraux ou multilatéraux, et le
droit international non conventionnel, qui regroupe notamment les coutumes internationales et
les principes généraux du droit international public.
361
Sur ce texte, v. G. Teboul, « Alinéa 14 », in Le Préambule de la Constitution de 1946. Histoire, analyse et
commentaires, sous la dir. de G. Conac, X. Prétot et G. Teboul, Paris, Dalloz, 2001, 467 p., p. 357 et s.
362
A. Berramdane, La hiérarchie des droits. Droits internes et droits européen et international, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 125. Voir aussi J. Donnedieu de Vabres, « La Constitution de 1946 et le droit
international », D. 1948, chron., p. 5 et s., p. 6 ainsi que B. Genevois, La jurisprudence du Conseil
constitutionnel…, op. cit., p. 378. Les auteurs considèrent que ce texte relègue au second plan la distinction du
droit international et du droit interne et restitue au droit public son unité.
363
Sur cette disposition, v. par ex. R. Abraham, Droit international, droit communautaire et droit français, Paris,
Hachette, 1989, p. 29 et s. ; A. Berramdane, La hiérarchie des droits. Droits internes et droits européen et
international, op. cit., p. 131 et s. ; J. Donnedieu de Vabres, « La Constitution de 1946 et le droit international »,
art. cit. ; L. Dubouis, « L’application du droit international coutumier par le juge français », in L’application du
droit international par le juge français, Colloque de la société française de droit international, Paris, Colin,
1970, p. 93 et s. ; L. Favoreu, « Le Conseil constitutionnel et le droit international, », AFDI, 1977, p. 110 et s. ;
B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., n° 588 et s., p. 378 et s. ; Nguyen Quock
Dinh, « Le Conseil constitutionnel et les règles du droit international », RGDIP, 1976, p. 1027 et s. ; A. RoblotTroizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op.cit., p. 344 et s. ; G.
Teboul, « Alinéa 14 », art. cit.
364
G. Burdeau, « République et supériorité des normes internationales », in La République en droit français, op.
cit., p. 291 et s., p. 301 : « L’expression recouvre d’une manière générale toutes les sources du droit international
public sans qu’il soit possible de faire une distinction entre elles ».
112
Une autre interprétation, à laquelle nous nous rangeons, consiste à lire cette disposition
en considération de l’ensemble des autres dispositions constitutionnelles pertinentes. Dans la
mesure où le droit international public conventionnel fait l’objet de dispositions
constitutionnelles spécifiques (le titre VI de la Constitution lui est consacré), l’alinéa 14 du
Préambule de la Constitution de 1946 est la seule disposition constitutionnelle susceptible de
concerner le droit international non écrit, et doit être interprétée comme renvoyant
exclusivement à ce dernier365.
Notons qu’en toute hypothèse, ce débat est essentiellement doctrinal. L’alternative à
laquelle nous sommes confrontés se résout sans difficulté en droit positif : que l’alinéa 14
renvoie au seul droit international non écrit par exclusion du droit international conventionnel
ou qu’il fasse en réalité référence au droit international en son entier, il convient de
comprendre les clauses du titre VI de la Constitution comme un ensemble dérogatoire,
d’application prioritaire en vertu de l’adage lex specialis derogat priori366. Au stade de son
application et de la détermination de son champ d’application matériel, l’indétermination des
termes de la disposition ne fait donc pas véritablement problème.
Cette première difficulté écartée, reste la question principale : celle de la valeur
juridique des règles ainsi visées par le 14ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
À nouveau plusieurs interprétations sont possibles. Dans une perspective moniste avec
suprématie du droit international367, le droit international public prime la Constitution et
l’alinéa 14 est compris comme la reconnaissance constitutionnelle de cette primauté368. Une
interprétation opposée met l’accent sur la souveraineté nationale et comprend la disposition
365
En ce sens, v. not. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution
française, op. cit., p. 365.
366
En ce sens, F. Luchaire et P. H. Teitgen, « Préambule », in La Constitution de la République française, op.
cit., p. 101.
367
Michel Virally explique que, selon un tel point de vue, la « supériorité [du droit international] est inhérente à
la définition même de ce droit et s’en déduit immédiatement. Tout ordre juridique confère aux destinataires de
ses normes des droits et pouvoirs juridiques qu’ils ne sauraient s’attribuer sans lui, il leur impose des obligations
qui le lient. Par là même, tout ordre juridique s’affirme supérieur à ses sujets, ou bien il n’est pas. Ceci demeure
vrai même s’il ne se compose que de normes coutumières ou conventionnelles, dont la création découle de
l’activité de ceux-là même qui leur sont soumis. [...] Cette idée en contient une autre : celle de la suprématie du
droit international à l’égard du droit étatique ». M. Virally, « Sur un pont aux ânes : les rapports entre droit
international et droits internes », Mélanges offerts à Henry Rolin, Paris, Pedone, 1964, p. 488 s., p. 497.
368
Voir les observations de J. – F. Flauss, « Le rang du droit international dans la hiérarchie des normes en droit
français », LPA, 15 juillet 1992, p. 22 et celles formulées par F. Luchaire, in Le Conseil constitutionnel, Paris,
Economica, 1980, p. 243 et s.
113
examinée comme une traduction de la subordination du droit international à la Constitution
qui fonde sa validité en droit interne369.
En réalité, il est loisible d’avancer que, du point de vue de la hiérarchie des normes,
l’imprécision du texte est décisive. Certes, l’alinéa 14 reconnaît l’existence des règles du droit
international public, mais il ne contient aucune information relative à leur valeur hiérarchique.
La question consiste finalement à savoir si les termes « République française » visent le
législateur constitutionnel ou seulement les organes producteurs de droit infraconstitutionnel : est-ce la Constitution de la République française ou simplement ses lois
ordinaires, qui doivent se conformer au droit international public ? On doit se contenter de
relever que si l’expression « se conformer » pourrait induire un rapport hiérarchique, celui-ci
reste essentiellement indéterminé, faute de pouvoir identifier à partir du texte les normes en
jeu. L’ambiguïté inhérente au texte de l’alinéa 14 ne permet donc pas d’apporter une réponse
à la question de la valeur hiérarchique du droit international en droit interne370. Son
indétermination interdit de la concevoir comme une norme constitutionnelle posant une
hiérarchie entre les normes internationale et constitutionnelle371. À cet égard, les termes de
l’article 54 de la Constitution ne nous éclairent pas davantage.
b. L’article 54 de la Constitution
« Si le Conseil constitutionnel […] a déclaré qu’un engagement international comporte
une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de le ratifier ou de l’approuver ne peut
intervenir qu’après révision de la Constitution ». Nombre d’auteurs ont déduit de cet énoncé
la consécration d’une hiérarchie entre les normes visées.
Une majorité se prononce en faveur d’une primauté de la Constitution sur la norme
internationale tout en admettant les difficultés nées de la procédure instituée par l’article 54372.
Parmi les partisans de la primauté constitutionnelle, Louis Favoreu considérait « qu’il s’agit
369
En ce sens, v. par exemple, D. Alland, « Le droit international « sous » la Constitution de 1958 », RDP, 1998,
p. 1652 et s.
370
En ce sens, G. Teboul, « Alinéa 14 », art. cit., p. 336.
371
En ce sens, v. J. Combacau et S. Sur, Droit international public, Paris, Montchrestien, 2006, p. 187.
372
Difficultés que M. Teitgen résumait en ces termes : « on ne nie pas la suprématie du traité, mais on institue
une règle de procédure qui permet d’éviter la conséquence du principe, ce qui oblige à modifier d’abord la
Constitution, avant de pouvoir ratifier le traité », Séance du 1er août, article 49 du projet, Documents pour servir
à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, Documentation française, 1987, p. 133.
114
d’une procédure de constitutionnalité des engagements internationaux au même titre qu’il
existe un contrôle de constitutionnalité des lois »373. L’assimilation des deux types de contrôle
entend faire apparaître l’existence d’un rapport de conformité ascendant, signe incontestable
d’une situation hiérarchique. Dès lors qu’en cas de contrariété entre les normes, la
Constitution forme un obstacle insurmontable pour le traité et que seule une intervention du
législateur constitutionnel peut permettre à la norme internationale d’intégrer l’ordre
juridique374, cette dernière doit être regardée comme la norme subordonnée.
En sens inverse, l’interprétation internationaliste s’attache à la sanction de
l’incompatibilité pour renverser la conclusion. Le fait que ce soit la Constitution dont le texte
prévoit la modification signalerait la primauté du droit international, puisque c’est la norme
constitutionnelle qui s’adapte au traité et non l’inverse375. Ainsi, Charles Rousseau explique
que « la notion de traité inconstitutionnel est un non-sens en elle-même […], car elle tend à
apprécier la validité du droit conventionnel par rapport à la règle hiérarchiquement inférieure
qui, fut-elle constitutionnelle, reste d’ordre interne, donc subordonnée. En l’espèce, c’est à la
Constitution de s’adapter au traité, non au traité de se conformer à elle »376.
L’antagonisme des thèses en présence est irréductible. Les postulats à l’œuvre –
moniste « étatique » voire dualiste dans le premier cas, moniste « internationaliste » dans le
second – impliquant nécessairement des conséquences exactement opposées en termes de
hiérarchisation des normes constitutionnelles et internationales, le débat demeure insoluble et
la hiérarchie indécidable. Il convient donc de renoncer à envisager la question en termes de
373
L. Favoreu, cité par C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55 de la Constitution face à la
hiérarchie des normes », RDP, 1992, p. 1293 et s., p. 1298. M. Dubois partage cette opinion : « il nous semble
[…] que le jeu combiné de l’obstacle constitutionnel qu’institue clairement l’article 54 pour les traités
comportant une clause contraire à la Constitution, joint au terme “lois” utilisé dans l’article 55, démontre la
volonté du constituant de situer la Constitution au-dessus du traité », cité par C. Blaizot-Hazard , ibid.
374
En somme, comme le résume Christine Maugüé, ce courant considère que « l'article 54 de la Constitution
établit une hiérarchie favorable à la Constitution puisqu'il prévoit qu'un traité contraire à la Constitution ne peut
être ratifié : ce n'est pas la Constitution qui est contrainte de s'adapter au traité à travers une révision, mais le
traité qui ne peut être ratifié. Le dernier mot appartient au pouvoir constituant. S'il refuse d'intervenir pour
modifier la Constitution afin de permettre la ratification du traité, celui-ci restera, au moins pour la France, lettre
morte », C. Maugüé, « L’arrêt Sarran, entre apparence et réalité », CCC, 1999, n°7, p. 104 et s.
375
Roger Pinto, à partir d’une interprétation téléologique de l’article 54, exprime clairement cette idée.
Considérant que cet article a pour objectif « de réaliser l’adéquation parfaite de la Constitution au traité », il
estime que « si le constituant avait admis ou cru pouvoir consacrer la supériorité de la Constitution sur le traité
une telle procédure n’aurait pas été nécessaire ». Au soutien de cette première observation, l’auteur s’appuie sur
l’analyse sémantique de l’article 55 de la Constitution, lequel dispose que les traités ou accords ont une autorité
supérieure à celles des lois : « par sa généralité, le terme “lois” peut viser toutes les lois quelle que soit leur place
dans la hiérarchie de l’ordre juridique français – lois constitutionnelles, organiques ou ordinaires »,
« Commentaire de l’article 55 », La Constitution de la République française, sous la dir. de F. Luchaire et G.
Conac, Paris, Economica, 1987, p. 1069.
376
C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55… », art. cit., p. 1299.
115
hiérarchie. Le retour au texte de l’article 54 de la Constitution et le recours à la logique de
l’articulation hiérarchique plaident d’ailleurs en ce sens377.
Nous avons admis, à titre de postulat, qu’on peut identifier une relation hiérarchique
entre deux normes par l’obligation faite à la norme de valeur inférieure de respecter la norme
supérieure. Cette obligation se concrétise par l’établissement d’un rapport de conformité entre
les deux normes, rapport ascendant puisque la norme de niveau inférieur doit se conformer à
celle de niveau supérieur à peine de voir sa validité supprimée. Deux conditions doivent donc
être réunies pour qu’on puisse identifier une situation de hiérarchie : une exigence de
conformité entre les normes et une sanction de cette exigence en termes de validité.
Or l’article 54 ne pose aucune hiérarchie entre les normes qu’il vise. Cela tient, pour
reprendre les propos de Denys de Béchillon, à « la redoutable amphibologie de ce texte »378.
En effet, alors que le traité apparaît dans la situation de la norme contrôlée, c’est-à-dire celle
qui doit être conforme à la norme supérieure, c’est la Constitution – norme de référence du
contrôle – qui assume les conséquences d’une éventuelle contrariété. La configuration est
donc la suivante : « A est contrôlé par rapport à B, mais B devra céder, à titre principal »379.
La dimension contradictoire de l’énoncé interdit toute déduction en termes de validité ou de
licéité : nul ne peut affirmer lequel des deux se trouve en situation d’illicéité consécutivement
au constat de leur contradiction380. Aucune hiérarchie ne peut être établie et c’est finalement
au juge qu’il est revenu de poser le sens de la hiérarchie entre les normes internationales et
constitutionnelles.
377
En ce sens, v. notamment C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55… », art. cit., p. 1301.
Selon cet auteur, l’article 54 n’établit aucune hiérarchie entre les normes, il institue un processus normatif : il
« vise à appréhender un engagement international en tant que source matérielle d’une future norme
constitutionnelle et interne qui permettra, peut-être la naissance d’une norme internationale » (p. 1306). Arguant
du fait que nous ne sommes pas en présence de deux normes mais d’une norme – la Constitution – et d’un projet
de normes – le traité ou accord non encore ratifié –, l’auteur conclut à l’impossibilité de l’articulation
hiérarchique entre ces deux éléments de nature différente et donc insusceptibles de rentrer en conflit. Selon
l’auteur, l’article 54 ne décrit pas une relation de norme à norme mais de norme à projet de norme. Il peut alors
être compris comme instituant une « relation processuelles complexes en vue d’élaborer une nouvelle norme
encore en gestation ». Tout cela est indiscutable, mais nous paraît incomplet. De telles observations reviennent à
admettre que l’article 54 signale, sans la fonder, une hiérarchie entre la Constitution et le droit international au
profit de la première, dès lors que c’est bien la Constitution qui formule les conditions de la validité de la norme
internationale. Sur ce dernier point, v. infra. p. 132 et s.
378
D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, thèse
dactylographiée, Pau, 1993, p. 108.
379
ibid.
380
ibid.
116
B. Le contrôle des actes portant application des traités ratifiés
Les rédacteurs de la Constitution avaient surtout cherché à éviter l’apparition de
conflits normatifs en optant pour un contrôle a priori de la compatibilité entre les normes
constitutionnelles et internationales. La pratique a montré que le dispositif n’est pas
infaillible381 et que des conflits normatifs peuvent survenir postérieurement à la ratification du
traité.
C’est lorsqu’il est confronté au problème de l’application du traité dont la
constitutionnalité fait question que le juge interne est conduit à prendre la seule position
possible, en faveur de la supériorité de la Constitution.
Cette suprématie apparaît d’abord en qualité de présupposé dans la jurisprudence :
nombre de solutions reposent sur le principe de la suprématie constitutionnelle sans qu’un
rapport hiérarchique ne soit clairement exprimé dans les décisions.
Ainsi, lorsqu’il est saisi du contrôle de la constitutionnalité d’une loi d’application
d’un engagement international, sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, le Conseil
constitutionnel est indirectement mais nécessairement conduit à trancher la question qui nous
occupe. La décision Maîtrise de l’immigration illustre cette situation. Dans cette espèce, le
juge déclare inconstitutionnelle une disposition de la loi qui se bornait pourtant à mettre en
oeuvre des principes établis par la Convention d’application de l’Accord de Schengen382.
C’est dire que la norme internationale ne saurait en aucune manière porter atteinte à
l’interprétation qu’il donne du droit d’asile constitutionnel tiré du quatrième alinéa du
381
Malgré l’institution d’un contrôle a priori exercé sur le fondement de l’article 54 de la Constitution,
l’éventualité d’un conflit n’est pas écartée. Il en est ainsi, par exemple, lorsque le traité a été ratifié avant l’entrée
en vigueur de la Constitution de 1958, lorsque la ratification du traité n’est pas précédée d’une autorisation de
ratification par le Parlement (cette hypothèse vise les traités n’entrant pas dans le champ de l’article 53 de la
Constitution) ; hypothèses auxquelles il faut ajouter tous les autres types d’actes d’application d’un traité ratifié.
Sur tous ces points, v. D. Alland, « Le droit international « sous » la Constitution », art. cit., p. 1661.
382
C.C. n° 93-325 DC du 13 août 1993, préc., D. Alland, « commentaire de la décision n°93-325 DC », RGDIP,
1994, p. 205 et s. Précisons que la Convention en question avait donné lieu à une décision de compatibilité par le
Conseil. Voir C.C n° 91-294 DC du 25 juillet 1991, Rec. p. 91, D.1991. p. 301, chron. L. Hamon ; G. Vedel
« Schengen et Maastricht », RDP, 1992, p. 173 et s. ; RFDC, 1991, p. 703, note P. Gaïa. Aussi peut-on dire, avec
D. Alland, qu’« une loi conforme à un traité conforme à la Constitution n’est pas pour autant conforme à la
Constitution », art. cit., p. 232.
117
Préambule de la Constitution de 1946383. Une telle solution ne peut dériver que de la
supériorité de la Constitution sur la norme d’origine externe384.
Par ailleurs, ce sont les juges ordinaires, juges de la conventionnalité de la loi, qui ont
été directement confrontés à la question des rapports de la Constitution et du traité. C’est ainsi
que dans la célèbre affaire Koné385, le Conseil d’État fait prévaloir le point de vue de la
Constitution sur celui de la convention internationale en interprétant une stipulation
internationale conformément à un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
En l’espèce, un traité bilatéral d’extradition prévoyait comme exception à l’obligation
d’extradition l’hypothèse où « l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par
la partie requise comme une infraction politique ou comme une infraction connexe à une telle
infraction ». À cette exception, le juge administratif en ajoute une seconde, tirée d’un PFRLR
qu’il consacre à cette occasion, en affirmant que « ces stipulations doivent être interprétées
conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel
l’État doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique ;
qu’elle ne saurait dès lors limiter le pouvoir de l’État français de refuser l’extradition au seul
cas des infractions de nature politique et des infractions qui leur sont connexes ». Si
l’interprétation conforme aux impératifs constitutionnels de l’exception conventionnelle ne
revient pas à affirmer expressément la supériorité de la Constitution sur le traité386, une telle
mise en conformité par la voie de l’interprétation illustre cependant une conception
hiérarchique des rapports entre les normes considérées387.
383
C.C. n° 93-325 DC, préc., cons. n°86.
La solution dégagée par le Conseil postule la supériorité de la Constitution qui, en plus d’être implicite,
demeure indirecte car le rapport entre le traité et la Constitution est toujours médiatisé : c’est seulement à
l’occasion du contrôle de la loi d’application du traité que le juge a fait en réalité primer son interprétation de la
Constitution sur les impératifs tirés de l’exécution de la norme conventionnelle.
385
CE. Ass. 3 juillet 1996, Koné, Rec. Leb. p. 255.
386
Il importe de saisir que la technique de l’interprétation conforme vise à éluder la perspective hiérarchique en
effaçant le conflit normatif. Autrement dit, alors que la hiérarchie entre les normes constitue une technique de
résolution des conflits normatifs, l’interprétation conforme prévient et réduit le conflit normatif par un
phénomène d’agrégation : la signification de la norme A est déterminée en fonction des impératifs de la norme
B. La perspective du conflit normatif s’évanouit et avec elle semble s’éloigner le rapport hiérarchique. Pour une
lecture différente, v. D. Alland, « Un nouveau mystère de la pyramide : remise en cause par le Conseil d’État des
traités conclus par la France », RGDIP, 1997, p. 237, spéc. p. 238 : « le Conseil d’État vient de se proclamer juge
de la validité des conventions conclues par la France », l’auteur considère par ailleurs que le juge administratif a
procédé en l’espèce à « une confrontation directe, constatée a posteriori, des normes internes et des normes
conventionnelles, créant un véritable contrôle de la constitutionnalité des traités par voie d’exception [puisque]
en dernière analyse […] les normes internationales ne peuvent déroger au droit constitutionnel », ibid. p. 246.
387
Certes le Conseil d’État n’opère aucun contrôle de la constitutionnalité de la convention mais en interprétant
la convention conformément à la Constitution, on peut avancer qu’il postule la supériorité de la norme
constitutionnelle sur la norme d’origine externe puisqu’il garantit là – par la voie de l’interprétation – un rapport
de conformité ascendant.
384
118
Au fondement d’un certain nombre de décisions, la suprématie constitutionnelle
devient un principe explicite dans les décisions des juges ordinaires rendues à l’occasion de
recours contre des actes d’application de normes validées par le législateur constitutionnel.
L’édifice jurisprudentiel est suffisamment connu pour qu’on puisse se limiter à un
simple rappel des étapes les plus marquantes. Tout part de la décision du Conseil
constitutionnel du 15 janvier 1975 par laquelle le juge, en construisant une distinction entre
conventionnalité et constitutionnalité de la loi, exclut les normes internationales de l’ensemble
de ses normes de référence et cloisonne les procédures de contrôle388. Prenant acte de la
décision du Conseil, la Cour de cassation modifie sa jurisprudence et sanctionne, dès le mois
de mai 1975, la primauté du traité sur les lois même postérieures389. Elle sera suivie quelques
quatorze années plus tard, par le Conseil d’État390.
Dans ce cadre, les décisions Sarran et Fraisse achèvent, au moins provisoirement, de
situer la place des règles d’origine externe dans l’ordre juridique français391. Dans ces deux
décisions de principe, les juges affirment avec une remarquable clarté l’impossibilité de voir
la Constitution soumise au droit d’origine externe en déclarant que « la suprématie […]
conférée [par l’article 55 de la Constitution] aux engagements internationaux ne s’applique
pas, dans l’ordre interne, aux dispositions constitutionnelles ». Sur ce fondement, le juge
écarte tout moyen qui tendrait à mettre en cause une règle constitutionnelle au regard d’un
traité, sans qu’il soit nécessaire d’apprécier matériellement leur compatibilité.
Cette affirmation de la valeur supra-législative mais non supra-constitutionnelle du
droit international conventionnel392 ressort d’un travail d’interprétation de l’article 55 de la
388
C.C. n° 75-74 DC du 15 janvier 1975, Rec. p. 19 ; JCP, 1975, II, 18030, note E. M. Bey ; RMCUE, 1975, p.
69, note G. Druesne ; RDP, 1975, p. 185 et 1335, L. Favoreu et L. Philip ; RGDIP, 1975, p. 1010, note C.
Franck ; D., 1975, J., p. 529, note L. Hamon ; AFDI, 1975, p. 859, note Nguyen Quoc Dinh ; AJDA, 1975, p.
134, note J. Rivero ; RIDC, 1975, p. 873, note J. Robert.
389
C. Cass. Ch. mixte, 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre, Bull. civ. C.M., n° 6 ; D. 1975.497 ; RDP
1975 p. 567 ; RTDE 1975 p. 336 concl. Touffait.
390
CE, Ass. 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. Leb. p. 90, concl. Frydmann ; AFDI, 1989, p. 91, note F. Rambaud ;
AJDA, 1989, p. 756, chron. Honorat et Baptiste et p. 788, note D. Simon ; D. 1990, chron. R. Kovar, p. 57 ; D.,
1990, J., p. 135, note J. Sabourin ; JDI, 1990, p. 5, note J. Dehaussy ; RDP, 1990, p. 801, note J. – F. Touchard ;
RFDA, 1989, p. 824, note B. Genevois, p. 1000, note L. Dubois ; RCDIP, 1990, p. 139, note P. Lagarde ; RDP,
1990, p. 801, note J. – F. Touchard ; RGDIP, 1990, p. 91, note J. Boulouis ; RMC, 1990, p. 384, note J – F.
Lachaume ; RTDE, 1989, p. 787, note G. Isaac.
391
V. CE. Ass. 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres ; RFDA, 1998, p. 1081, concl. C. Maugüé ; AJDA,
1998, p. 962, chron. Raynaud et Fombeur ; RFDA, 1999, p. 57, notes L. Dubois, B. Mathieu et M. Verpeaux, O.
Gohin ; RDP, 1999, p. 919, note J. – F. Flauss.
Cass. Ass. Plén., 2 juin 2000, Fraisse, n° 99-60274 ; Europe, août-sept 2000, chron. n° 8, A. Rigaux et D.
Simon ; RDP, 2000, p. 1037, note X. Pretot.
392
La seule hiérarchie que dégage expressément le juge ordinaire dans les décisions de 1998 et 2000 est une
hiérarchie négative : l’affirmation est seulement celle d’une impossibilité pour le droit international
119
Constitution entendu comme une norme d’habilitation à l’adresse du juge pour faire prévaloir
le traité sur la loi : le Conseil d’État, comme la Cour de Cassation avant lui, ne fait
qu’appliquer l’article 55 de la Constitution lorsque, ayant à connaître d’un conflit entre une
norme administrative et une norme internationale qui nécessite d’écarter comme
inconventionnelle la norme législative au fondement de l’acte contrôlé, il est entraîné sur le
terrain de l’articulation entre les normes constitutionnelle et internationale393. On sait que, sur
ce terrain, la norme constitutionnelle prime systématiquement dans sa jurisprudence394.
Interprété par le Conseil d’État, l’article 55 de la Constitution est toutefois doublement
restrictif : « quant aux normes internationales qui prévalent et quant aux normes sur lesquelles
elles prévalent »395. S’agissant des premières, le juge administratif exclut la coutume
internationale396 ; s’agissant des secondes, la Constitution est toujours préservée397. Aussi
peut-on dire que la primauté accordée aux traités et accords internationaux est « cantonnée à
conventionnel de primer la Constitution ce qui ne revient sans doute pas exactement à dire que la Constitution
est supérieure au droit international.
393
Dans l’affaire Jacques Vabre, la Cour de Cassation prend soin de fonder la solution sur l’article 55 de la
Constitution. Elle énonce « que le traité de 1957 qui, en vertu de l’article [55] de la Constitution, a une autorité
supérieure à celle des lois, institue un ordre juridique propre à celui des États membres ; qu’en raison de cette
spécificité, l’ordre juridique qu’il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces États et s’impose à
leurs juridictions ». C. Cass. 24 mai 1975, préc.
Alors que le Procureur général avait justement demandé de ne pas fonder la solution sur cet article mais sur les
seules spécificités du droit communautaire, la Cour fait référence à l’article 55 ainsi qu’aux spécificités de
l’ordre communautaire. La jurisprudence postérieure sera fondée sur le seul art. 55, v. J. Rideau,
« L’interprétation par la Cour de cassation de l’article 55 de la Constitution », in La Cour de cassation et la
Constitution de la République, Paris, PUAM, 1995, p 227 et s.
394
Le contrôle désormais opéré par le Conseil d’État de la régularité de la ratification ou de l’approbation d’un
engagement international est tout à fait révélateur de cet état du droit. Fondé lui aussi sur l’article 55 de la
Constitution, combiné ici avec l’article 53, ce contrôle, amorcé par l’arrêt d’Assemblée SARL du parc d’activité
de Blotzheim, lui permet de rappeler que l’autorité de la norme internationale dans l’ordre interne dépend avant
toute chose des conditions – notamment procédurales – posées par la Constitution. CE. Ass. 18 décembre 1998,
RFDA, 1999, p. 315, concl. Bachelier.
395
D. Alland, « Le droit international “sous” la Constitution », art. cit., p. 1654.
396
CE, Ass., 6 juin 1997, Aquarone, RGDIP, 1997, p. 1053, concl. Bachelier, RGDIP, 1997, p. 840, voir D.
Alland, « La coutume internationale devant le Conseil d’État : l’existence sans la primauté », RGDIP, 1997, p.
1053. D. Alland commente ainsi le sort fait par le Conseil d’État à la coutume internationale : « La coutume est
une norme, la coutume « existe », mais le juge ne peut la faire primer sur la loi car la Constitution ne le lui
permet pas[. L’observateur,] adepte de Kelsen […] n’a d’autres choix que de constater que le droit interne
français prime sur la coutume internationale ». D. Alland, « Le droit international « sous » la Constitution », art.
cit., p. 1660.
397
Pour ce qui concerne le juge administratif, l’affirmation dérive du fameux triptyque Koné-Sarran-SNIP. En
1996 le Conseil d’État énonce « que [les] stipulations [d’un accord franco-malien] doivent être interprétées
conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel l'État doit refuser
l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique » ; en 1999 que « la suprématie
conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature
constitutionnelle » ; et en 2001 que « les principes généraux de l’ordre juridique communautaire déduits du traité
instituant la Communauté européenne et ayant la même valeur juridique que ce dernier [il en va ainsi] du
principe de primauté, lequel au demeurant ne saurait conduire, dans l’ordre interne, à remettre en cause la
suprématie de la Constitution ». v. CE. Ass. 2 juillet 1996, Koné, Rec. Leb. p. 255, RFDA, 1996, p. 870, concl.
Delarue ; CE. Ass. 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres, RFDA, 1998, p. 1081, concl. Maugüe ; CE 3
décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, DA, 2002, n° 55, note Cassia ; Europe, avril
2002, note Rigaux et Simon.
120
la hiérarchie interne des normes [et] que, loin d’être absolue à l’instar du postulat
international, c’est une primauté posée par la Constitution (i. e. son interprétation) et qui
demeure à l’intérieur de son propre ordre de référence »398.
Saisi du contrôle de la compatibilité du traité de Lisbonne modifiant le traité sur
l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, le Conseil
constitutionnel a pris soin de confirmer le principe formulé par les juridictions ordinaires399.
À notre connaissance, cette décision constitue la première affirmation expresse de la
suprématie constitutionnelle par le Conseil. Certes, la décision concerne les rapports des
droits constitutionnel et communautaire, mais lorsqu’on considère ses fondements, on
comprend que le principe se trouve doté d’une portée absolue et générale. Synthétisant les
dispositions constitutionnelles applicables400, le juge affirme qu’elles « permettent à la France
de participer à la création et au développement d'une organisation européenne permanente,
dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts
de compétences consentis par les États membres », « tout en confirmant la place de la
Constitution au sommet de l’ordre juridique interne »401. Dans cette espèce, le Conseil déduit
la suprématie constitutionnelle des articles 3 de la Déclaration de 1789 et 3 de la Constitution
de 1958. C’est donc la souveraineté du législateur constitutionnel qui fonde le rang de la
Constitution, au sommet de la hiérarchie interne des normes. En l’espèce, le Conseil dégage
une hiérarchie positive : il fait expressément prévaloir la suprématie de la Constitution dans
l’ordre interne.
§II.
Suprématie constitutionnelle et primauté du droit communautaire
C’est aux juges ordinaires qu’il incombe, dans l’ordre interne, d’organiser le passage
de la « guerre des juges » au « dialogue » entre les juridictions402. La primauté et l’effet direct
398
D. Alland, « Le droit international “sous” la Constitution », art. cit., p. 1658.
C.C. n° 07-560 DC du 20 décembre 2007, JO du 29 décembre 2007, p. 21813.
400
Voir les considérants n° 3, 4, 5, 6 et 7 de la décision. Le juge mobilise les dispositions des articles 3 de la
Déclaration de 1789, 3, 53 et 88-1 de la Constitution ainsi que les quatorzième et quinzième alinéas du
Préambule de la Constitution de 1946.
401
ibid., cons. n° 8.
402
Expression qu’on reprend des célèbres conclusions du commissaire Genevois sur l’arrêt Cohn-Bendit. Le
magistrat expliquait qu’à « l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des
juges, ni guerre des juges. Il doit y avoir la place pour le dialogue des juges ». B. Genevois, concl. sur CE. Ass.,
399
121
du droit communautaire sont aujourd’hui sanctionnés par les juges administratifs et judiciaires
dans des conditions globalement satisfaisantes et harmonieuses. Mais une pierre
d’achoppement demeure : le juge interne a toujours refusé de faire primer le droit
communautaire sur la norme constitutionnelle, refusant ainsi de reprendre à son compte le
principe de primauté au sens où l’entend la CJCE (A). Cette position est relayée par le
Conseil constitutionnel qui a récemment consacré la primauté du droit communautaire tout en
prenant soin d’énoncer son fondement constitutionnel (B).
A. La position de la CJCE : le principe de primauté du droit communautaire
C’est en sa qualité de gardienne des traités institutifs que la CJCE a proclamé et
façonné
le
principe
de
primauté.
Donnée
« existentielle »
de
l’ordre
juridique
communautaire403, ce principe dérive de l’objectif d’intégration poursuivi ainsi que de la
nécessité de garantir l’application uniforme du droit communautaire. C’est l’exigence d’unité
de l’ordre juridique communautaire qui fonde sa primauté et érige celle-ci en condition sine
qua non de son existence. Conséquence de la nature juridique propre du droit communautaire,
la primauté est originaire et se doit d’être absolue (a). Elle n’en demeure pas moins
nécessairement imparfaite (b).
22 décembre 1978, Ministre de l’intérieur contre Cohn-Bendit, D. 1979. p. 155 et s. Sur ce dialogue, v. par ex.
Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ? sous la dir. de F. Lichère, L. PotvinSolis et A. Raynouard, Bruxelles, Bruylant, 2004, 242 p. ou encore F. Sudre, « À propos du « dialogue des
juges » et du contrôle de conventionnalité », Mélanges J. C. Gautron, Paris, Pédone, 2004, p. 207 et s.
403
P. Pescatore explique que « le droit communautaire porte en lui une exigence “existentielle” de primauté : s’il
n’est pas capable de l’emporter en toutes circonstances sur le droit national, il est inefficace et donc, pour autant,
inexistant. L’idée même d’un ordre commun serait battue en brèche », L’ordre juridique des Communautés
européennes. Étude des sources du droit communautaire, Presses universitaires de Liège, 1975, p. 227. Voir
aussi, Gil Carlos Rodriguez Iglesias et Jean-Pierre Puissochet, « Rapport de la CJCE. Conférence des 25 et 26
septembre 1997 des Cours constitutionnelles – ou ayant compétence constitutionnelle – des pays membres de
l’Union européenne », C.C.C., n°4, 1997, p. 78 et s. Les deux magistrats expliquent qu’« il est impossible de ne
pas affirmer que la primauté du droit communautaire consacrée par la jurisprudence répond à une exigence
existentielle de la Communauté, dont le droit qu’elle édicte doit produire les mêmes effets dans tous les États
membres qui la composent, sans qu’il puisse être paralysé par des normes internes, quel qu’en soit le rang ».
122
a. Une primauté absolue et originaire
Dans un arrêt demeuré célèbre, la Cour de justice affirme, en 1964, qu’« issu d’une
source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique
originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son
caractère communautaire et sans que soit mis en cause la base juridique de la Communauté
elle-même »404. Contrainte de compenser le silence gardé par les traités de base405, la Cour
adopte une démarche pragmatique et finaliste406 afin d’assurer l’effectivité du droit
communautaire dans son ensemble sur tout le territoire de l’Union407. C’est la nécessité de
voir les normes communautaires dotées dans tous les États membres de « la même
signification, la même force obligatoire, et [du] même contenu invariable »408 qui justifie le
principe d’une primauté absolue du droit communautaire sur le droit interne.
La jurisprudence de la Cour a tôt fait de souligner la portée générale du principe et de
préciser que la primauté du droit communautaire s’impose aux normes constitutionnelles des
États membres. Par une ordonnance du 22 juin 1965 la Cour de justice refuse de faire droit à
une demande incidente de sursis à statuer dans l’attente d’un arrêt de la Cour constitutionnelle
italienne qui devait se prononcer sur la constitutionnalité d’un certain nombre de dispositions
du traité CECA409. D’autres décisions, parfois passées à la postérité, viennent préciser sa
position. Dans l’arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, la Cour
affirme que « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont
formulés par la Constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure
constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son
effet sur le territoire d’un État »410. Dans le même esprit, la Cour dénie à un État membre la
404
CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel, 6/64, Rec. CJCE p. 1141.
Avant le « traité portant Constitution », le principe de primauté n’avait jamais fait l’objet d’une consécration
expresse par les traités. Seul le traité d’Amsterdam l’avait indirectement reconnu en indiquant dans l’article 2 du
protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité que celle-ci « ne porte pas atteinte
aux principes mis au point par la Cour de justice en ce qui concerne la relation entre le droit national et le droit
communautaire ».
406
A. Ondoua, Étude des rapports entre le droit communautaire et la Constitution en France, Paris,
L’Harmattan, 2002, 478 p., p. 121.
407
Objectif qui apparaît clairement dans la sentence de 1964 lorsque la Cour explique que « les obligations
contractées dans le traité instituant la Communauté ne seraient pas inconditionnelles mais seulement éventuelles,
si elles pouvaient être mise en cause par les actes législatifs futurs des signataires ».
408
D. Simon, Le système juridique communautaire, Paris, PUF, 2001, 779 p., p. 128.
409
CJCE, 22 juin 1965, San Michele c./ Haute autorité, ord. n° 9/65, Rec. CJCE p. 35.
410
CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70, Rec. CJCE p. 1125.
405
123
faculté d’exciper d’une disposition de sa Constitution pour justifier l’inapplication de règles
de droit communautaire dérivé411.
Le juge communautaire fait donc montre d’une parfaite constance dans l’affirmation
du principe et la sanction de sa portée. C’est l’ensemble du droit communautaire – originaire
comme dérivé – qui prime l’ensemble des droits nationaux, Constitutions comprises. Cette
doctrine communautaire de la primauté, particulièrement conquérante412, trouve son point
d’orgue dans une décision Parti écologique contre les Verts, où la Cour explique que « la
CEE est une communauté de droit en ce sens que ni ses États membres ni ses institutions
n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base
qu’est le traité »413. Cette assimilation, extraordinairement audacieuse, du traité à une charte
constitutionnelle témoigne d’un constructivisme assumé par le juge. Elle exprime aussi les
impératifs existentiels que sont l’application effective et uniforme des normes communes
dans les ordres juridiques constitutifs du système communautaire. On comprend que, sans
primauté absolue, le droit communautaire n’est pas414. Pour autant, cette primauté demeure
imparfaite.
b. Une primauté imparfaite
Cette primauté communautaire, d’origine jurisprudentielle, demeure congénitalement
imparfaite. Aussi longtemps qu’à l’affirmation de la primauté ne correspond pas, dans
l’architecture institutionnelle communautaire, une hiérarchie entre les juridictions chapeautée
par le CJCE, cette dernière demeure matériellement incapable de garantir la primauté qu’elle
a proclamé. En d’autres termes, la Cour de justice est contrainte de s’en remettre aux juges
411
Dans un arrêt en date du 6 mai 1980, la Cour relève qu’un État défendeur « ne saurait exciper de difficultés
internes ou des dispositions de son ordre juridique national, même constitutionnelles, pour justifier le nonrespect des obligations et délais résultant de directives communautaires », CJCE, 6 mai 1980, Commission
contre Belgique, aff. 102/79, Rec. CJCE p. 1473. Dans un arrêt du 17 décembre de la même année, elle rejette
l’argument tiré de ses dispositions constitutionnelles par l’État Belge pour réserver certains emplois civils et
militaires à ses nationaux. La Cour indique qu’« indépendamment de la circonstance que le texte constitutionnel
belge n’exclut pas la possibilité d’exceptions à la condition générale de la possession de la nationalité belge, il
convient de rappeler […] que le recours à des dispositions de l’ordre juridique interne pour limiter la portée des
dispositions du droit communautaire aurait pour effet de porter atteinte à l’unité et à l’efficacité de ce droit et ne
saurait dès lors être admis ». CJCE, 17 décembre 1980, Commission contre Belgique, aff. 149/79, Rec. CJCE p.
3881.
412
Pour une analyse fouillée de cette jurisprudence, v. A. Ondoua, Étude des rapports entre le droit
communautaire et la Constitution en France, op. cit., p. 132 et s.
413
CJCE, 23 avril 1986, Parti écologique « Les Verts » c/ Parlement européen, aff. 294/83, Rec. CJCE p. 1365.
414
On a ainsi pu dire que, par essence, la primauté « est absolue ou elle n’est pas », v. D. Carreau, « Droit
communautaire et droits nationaux : concurrence ou primauté ? », RTDE, 1978, p. 319 et s., p. 385.
124
nationaux pour sanctionner la primauté du droit communautaire, sans disposer des moyens de
les y contraindre.
L’imperfection du principe de primauté rejaillit alors sur sa signification. Il doit aussi
s’entendre comme une norme d’habilitation à l’adresse du juge national. L’arrêt Simenthal
témoigne d’ailleurs de la lucidité du juge communautaire qui presse « le juge national […]
d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions de droit communautaire, [et lui
rappelle son] obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin
inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale »415.
De même, les décisions récentes de la Cour relatives à la responsabilité de l’État en raison
d’un « manquement judiciaire »416, c’est-à-dire d’une violation du droit communautaire
imputable à une juridiction nationale, marquent la volonté affichée par la Cour de justice de
s’ériger en chambre d’appel compétente pour vérifier la bonne application juridictionnelle du
droit communautaire417. Mais la Cour de justice reste dépourvue d’une authentique autorité
hiérarchique sur les juridictions internes, elle ne constitue pas une Cour suprême et ne peut
donc censurer ni réformer les décisions rendues par les juges nationaux.
Envisagé comme norme d’habilitation, le principe de primauté apparaît donc dotée
d’une portée limitée : juge communautaire de droit commun, le juge interne l’est seulement
sur le fondement et dans la mesure de son consentement. En conséquence, c’est dans la
mesure où il reconnaît cette qualité au droit communautaire que ce dernier peut effectivement
primer sur le droit national.
Une telle reconnaissance devait être juridiquement fondée, elle ne pouvait l’être que
sur la Constitution.
415
CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État c/ SA Simmenthal, aff. 106/77, Rec. CJCE. p. 629,
point 21.
416
CJCE, 30 septembre 2003, Köbler, aff. C-224/01, Rec. CJCE p. I-10239 ; AJDA, 2004, p. 423 ; D. Simon,
« La responsabilité des États membres en cas de violation du droit communautaire par une juridiction suprême »,
Europe, novembre 2003, chr. p. 12 et s. Voir aussi, CJCE, 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo, aff. C-17303, non publié ; D. Simon, « Consolidation de la responsabilité des États membres du fait des violations
imputables aux juridictions nationales », Europe, août-septembre 2006, p. 9 et s.
417
Notons cependant que ces mécanismes restent eux-mêmes « imparfaits ». Soit que la réparation s’effectue
devant le juge interne – ce qui conditionne la portée obligatoire du droit à indemnisation à la volonté du juge (v.
pour l’énoncé du principe, CJCE, 19 novembre 1991, A. Francovich et D. Bonifaci c/ Italie, aff. C 6/90 et C
9/90, Rec. CJCE, p. I-5357, spéc. point 42) ; soit que le déclenchement de l’action en manquement relève
discrétionnairement de la Commission, empêchant ainsi le particulier d’obliger le juge interne à faire respecter
les normes de l’Union (Conformément à l’article 226 TCE, et à l’arrêt de la CJCE, 14 février 1989, Star Fruit
Company SA c/ Commission, aff. 247/87, Rec. CJCE p. 29). En outre et surtout, ces deux mécanismes
n’emportent en aucun cas réformation des décisions nationales, qui demeurent valides.
125
B. Une primauté fondée sur la suprématie constitutionnelle : la décision 505 DC du
19 novembre 2004
En leur qualité d’organes d’application du droit communautaire, les juges ordinaires
devaient prendre position sur le principe de primauté. Au terme d’un édifice jurisprudentiel
patiemment élaboré, parvenant le plus souvent à éviter la « guerre des juges », les juges
administratifs et judiciaires admettent de faire primer le droit communautaire, droit dérivé
compris, sur l’intégralité des normes nationales infra-constitutionnelles. Le Conseil d’État et
la Cour de cassation excluent en effet la norme constitutionnelle du champ d’application du
principe de primauté communautaire418. Leur jurisprudence témoigne d’une opposition à la
doctrine de la primauté telle qu’elle a été élaborée par la Cour de justice. Une telle position est
logiquement relayée par le Conseil constitutionnel. Au terme d’un raisonnement juridique
contestable mais stratégiquement bien pensé, ce dernier parvient à concilier les principes de
primauté du droit communautaire et de suprématie constitutionnelle.
Saisi sur le fondement de l’article 54 par le Président de la République419 pour
connaître de la compatibilité du « traité constitutionnel » européen à la Constitution, le
Conseil s’est prononcé sur le thème éminemment délicat de la primauté du droit
communautaire telle qu’elle est alors formulée à l’article I-6 dudit traité420. Le juge
constitutionnel s’est alors trouvé confronté à un dilemme : soit il considérait que la disposition
était inconstitutionnelle, au risque de mettre un terme au processus conventionnel421, soit il
418
Comme on l’a vu plus haut, le Conseil d’État affirme qu’ayant une valeur identique à celle du traité dont il est
issu, le principe de primauté du droit communautaire « ne saurait conduire, dans l’ordre interne, à remettre en
cause la suprématie de la Constitution », CE, 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique
et autres, préc. Confirmant implicitement le principe, CE, 27 juillet 2006, Association avenir de la langue
française, n ° 281629 et, explicitement, CE, 08 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n° 287110.
Plus ambiguë quant au cas spécifique du droit communautaire, la position du juge judiciaire se fonde sur une
analyse semblable de la hiérarchie interne des normes, Cass., Ass. plén., 2 juin 2000, Mlle Fraisse, préc.
419
Saisine en date du 29 octobre 2004, jour de la signature du texte à Rome.
420
L’article 6§1 du traité énonce que « la Constitution (i. e. le traité portant constitution pour l’Union
européenne) et le droit appliqué par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont
attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres ».
421
Cela revenait certes à ouvrir la voie à une révision constitutionnelle mais, outre le fait qu’au plan politique
« les débats constituants auraient sans doute été animés, longs et incertains dans leur dénouement » (D.
Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2004 », RDP, 2005, p. 300), au plan de la logique
juridique « l’adoption par le pouvoir constituant […] d’une disposition constitutionnelle subordonnant la norme
constitutionnelle à une norme supérieure » relève de l’inconcevable (D. Simon, « L’examen par le Conseil
constitutionnel du traité portant établissement d’une Constitution pour l’Europe », Europe, 2005, p. 7).
126
admettait la constitutionnalité du principe, ce qui revenait, apparemment, à accepter le
principe d’une subordination de la Constitution422.
Le Conseil constitutionnel, en affirmant que « l’article I-6 du traité soumis à [son]
examen n’implique pas de révision de la Constitution »423, a sans doute admis la « prévalence
du droit communautaire sur le droit national, y compris constitutionnel », mais n’a nullement
consacré sa supériorité sur la Constitution424.
Admettre la compatibilité du principe de primauté communautaire avec la Constitution
impliquait de lui reconnaître une portée seulement relative. Il fallait pour cela que le Conseil
soit saisi d’un traité et non, comme son intitulé l’affirme, d’un texte « portant Constitution ».
Ce premier point n’appelle pas d’amples commentaires. Prenant appui sur les
stipulations conventionnelles relatives à son entrée en vigueur, sa révision et sa dénonciation,
le juge constitutionnel considère que, nonobstant sa dénomination, le texte déféré « conserve
le caractère d’un traité international »425. Autrement dit, le traité examiné n’emporte aucune
422
Pour une présentation synthétique de cette alternative, v. J. Rossetto, « La primauté du droit communautaire
selon les juridictions françaises. À propos des relations entre le droit communautaire et le droit constitutionnel
national », in Regards sur le droit de l’Union européenne après l’échec du traité constitutionnel, sous la dir. de
J. Rossetto et A. Berramdane, Tours, Presse Universitaire François-Rabelais, 2007, 305 p., p. 81 et s.
423
B. Mathieu, « Le Conseil constitutionnel conforte la construction communautaire… », art. cit., p. 1740.
424
Pour une analyse de cette prouesse juridique qui consiste à admettre l’énoncé, dans un document se présentant
comme constitutionnel, du principe de primauté du droit communautaire en son ensemble sur les droits des États
membres pris globalement, sans relever de contradiction avec la Constitution, v. O. Gohin, « Conseil
constitutionnel et Constitution européenne : les trois contradictions », Semaine juridique Administration et coll.
Terri., 2004, n° 53, pp. 1707-171 ; M. Verpeaux, « La voie de la ratification de la "Constitution" européenne est
ouverte », Semaine juridique (JCP), 2004, n° 52-53, pp. 2348-2351, « Le traité, rien que le traité », AJDA, 2004,
p. 2417 ; P. Cassia, « L'article I-6 du traité établissant une Constitution pour l'Europe et la hiérarchie des
normes », Europe, 2004, n°12, pp. 6-10, P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « Le traité établissant une constitution
pour l'Europe et la constitution française », Semaine juridique (J.C.P.), 2005, n° 5, pp. 195-203 ; J-C. Ricci, « Le
traité établissant une constitution pour l'Europe ou "le Conseil constitutionnel est nu". Libres propos sur la
décision 2004-505 DC du 19 novembre 2004 », RRJ, 2004, n° 4, pp. 2115-2118 ; B. Mathieu, « La
"Constitution" européenne ne menace pas la République », Dalloz, 2004, n° 43, pp. 3075-3077, « Constitution et
pouvoirs publics. Un an de jurisprudence constitutionnelle : bilan, perspectives et questions », Dalloz, 2005, n°
14, p. 921 ; F. Chaltiel, « Une première pour le Conseil constitutionnel : juger un Traité établissant une
Constitution », RMCUE, 2005, n° 484, pp. 5-10 ; A. Levade, « Le Conseil constitutionnel aux prises avec la
Constitution européenne », RDP, 2005, pp. 19-50 ; C. Maugue, « Le Conseil constitutionnel se prononce sur la
conformité à la Constitution du traité établissant une Constitution pour l'Europe », Courrier Juridique des
Finances et l'Industrie, 2005, n° 31, pp. 2-8, « Le Traité établissant une constitution pour l'Europe et les
juridictions constitutionnelles », RFDA, 2005, pp. 30-33 ; H. Labayle et L. Sauron, « La Constitution française à
l'épreuve de la Constitution pour l'Europe », RFDA, 2005, pp. 1-29 ; J. Roux, « Le traité établissant une
Constitution pour l'Europe à l'épreuve de la Constitution française », RDP, 2005, pp. 59-110 ; F. Luchaire, « La
Constitution pour l'Europe devant le Conseil constitutionnel », RDP, 2005, pp. 51-58 ; J-E. Schoettl, « La
ratification du «Traité établissant une Constitution pour l'Europe» appelle-t-elle une révision de la Constitution
française ? », LPA, 29 novembre 2004, n° 238, pp. 3-25 ; D. Simon, « L'examen par le Conseil constitutionnel du
traité portant établissement d'une Constitution pour l'Europe : fausses surprises et vraies confirmations », Europe
(Juris-Classeurs), 2005, n° 2, pp. 6-9 ; B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et la primauté du droit
communautaire », RFDA, 2005, pp. 239-241 ; O. Dord, « Le Conseil constitutionnel face à la "Constitution
européenne" : contrôle des apparences ou apparence de contrôle ? », AJDA, 2005, pp. 211-219 ; D. Chagnollaud,
« La Constitution française ne peut pas être révisée par voie de directives », Dalloz, 2005, n°2, pp. 100-102.
425
C.C. n° 04-505 DC, du 19 novembre 2004, Rec. p. 173, cons. n° 9.
127
modification relative à la nature juridique de l’Union qui, si elle demeure largement
indéterminée au regard des canons traditionnels de la taxinomie juridique, ne forme pas, au
plan du droit constitutionnel, une structure fédérale dotée d’une Constitution.
Partant de cette prémisse et sur le fondement de l’article 88-1 qui consacre l’existence
et l’autonomie de l’ordre juridique communautaire, le juge peut se livrer à une interprétation
restrictive du principe de l’article I-6426. Combinant les dispositions de l’article I-I, relatives à
l’exercice des compétences dévolues à l’Union sur le mode communautaire, et celles de
l’article I-5 garantissant le respect de l’identité nationale des États membres « inhérente à
leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles », avec l’article I-6, le juge
conclut à la compatibilité du principe de primauté avec la Constitution427.
Stratégiquement, l’argumentation peut séduire. Le recours à l’article I-I et au principe
de l’exercice des compétences sur le « mode communautaire » permet dans un premier temps
de considérer que la portée du principe de primauté demeure inchangée, puisque seul le
passage à un mode fédéral d’exercice des compétences aurait pu justifier son extension. Dans
un second temps, la référence à l’article I-5 permet d’« euphémiser » la portée du principe de
primauté. Dès lors que le traité érige en principe le respect des identités nationales,
notamment dans leur expression constitutionnelle, on ne voit pas que le principe de primauté,
qui tire désormais sa force normative du même traité, puisse méconnaître les dispositions
constitutionnelles inhérentes à l’identité nationale des États membres.
À l’analyse, le raisonnement suivi par le Conseil n’emporte pourtant pas pleinement la
conviction. D’une part en effet, l’interprétation du principe de l’article I-6 à la lumière du
dispositif de l’article I-5 n’a rien d’évident. Comme l’a bien montré B. Genevois428, les deux
articles ne se situent nullement sur le même plan : alors que le premier constitue une règle de
426
T. Papadimitriou, « Constitution européenne et constitutions nationales : l’habile convergence des juges
constitutionnels français et espagnol. À propos des décisions n° 2004-505 DC du Conseil constitutionnel français
et 1 / 2004 DTC du Tribunal constitutionnel espagnol », CCC, n° 18, p. 162.
427
C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 13 : « Considérant que, si l'article I-1 du traité substitue aux organisations
établies par les traités antérieurs une organisation unique, l'Union européenne, dotée en vertu de l'article I-7 de la
personnalité juridique, il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité, et notamment du rapprochement de
ses articles I-5 et I-6, qu'il ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du
droit de l'Union telle qu'elle résulte, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de
l'article 88-1 de la Constitution ; que, dès lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas
de révision de la Constitution ».
428
B. Genevois, « Les rapports entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique européen (suite) », RFDA,
2005, p. 239 et s., p. 241. L’auteur ajoute que « la meilleure preuve » du caractère inopérant de l’article I-5 pour
déterminer la portée du principe de primauté « en est que le deuxième alinéa du paragraphe 2 [de cet article]
énonce que “les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propres à assurer l’exécution des
obligations découlant de la Constitution ou résultant des actes des institutions de l’Union” », ibid.
128
résolution de conflit de normes, le second se borne à confirmer un principe traditionnel du
droit communautaire relatif à l’autonomie institutionnelle et procédurale des États membres.
D’autre part et sans qu’il soit besoin d’y insister, notons que l’argument tiré du caractère
inchangé du principe de primauté dont l’inscription dans un document solennel indûment
qualifié de Constitution ne ferait que « refléter la jurisprudence existante de la Cour de
justice » est inopérant. Alors que la jurisprudence de la Cour de justice promeut une
interprétation absolutiste du principe, il y a quelque contradiction à tirer argument de cette
jurisprudence pour admettre la compatibilité du principe avec la Constitution. De ce point de
vue, la conclusion du Conseil peut sembler excessivement optimiste429.
Reste que la décision de novembre 2004 reconnaît explicitement la primauté de l’ordre
juridique communautaire et la fonde sur la Constitution. On peut alors parler de primauté du
droit communautaire fondée sur la suprématie constitutionnelle. C’est un lien « fondationnel »
– le droit communautaire et ses caractéristiques essentielles trouvant leur fondement dans la
Constitution – que consacre le juge dans la décision 505 DC, en affirmant que « la portée du
principe de primauté du droit de l’Union […] résulte […] de l'article 88-1 de la
Constitution »430. Au cours de l’année 2004, la disposition de l’article 88-1 de la Constitution
aura donc connu une évolution significative pour devenir un élément central dans le
contentieux de la constitutionnalité du droit communautaire431. Interprétée au cours de l’été
comme une « exigence constitutionnelle » imposant à toutes les autorités étatiques de
transposer les directives communautaires432, elle est consacrée en hiver comme une norme
d’articulation des systèmes constitutionnel et communautaire, lorsque le juge l’érige en
fondement du principe de primauté du droit communautaire433. Si cet éclectisme marque la
429
En ce sens, v. A. Levade, « Constitution et Europe ou le juge constitutionnel au cœur des rapports de
systèmes », art. cit., p. 19 et s.
430
Décision 2004-505 DC, préc., considérant n° 13, nous soulignons.
431
Jusqu’alors la disposition était essentiellement considérée comme un complément du quinzième alinéa du
Préambule de la Constitution de 1946. Notons que le Conseil constitutionnel avait déjà mobilisé l’article 88-1 de
la Constitution comme norme de référence dans le cadre du contrôle de la compatibilité du traité d’Amsterdam
avec la Constitution, v. C.C n° 97-394 DC du 31 décembre 1997, Rec. p. 344, v. le considérant n° 5, v. J. – E.
Schoettl, AJDA, 1998, p. 144.
432
C.C. n° 04-496 DC du 10 juin 2004, Rec. p. 101. Le juge y affirme pour la première fois « qu'aux termes de
l'article 88-1 de la Constitution : “La République participe aux Communautés européennes et à l'Union
européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en
commun certaines de leurs compétences” ; qu'ainsi, la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une
exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse
contraire de la Constitution », cons. n° 7, nous soulignons. Dans le même sens, avec une formulation remaniée,
voir les décisions n° 04-497 DC du 1er juillet 2004, Rec. p. 107 ; n° 04-498 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 122 ;
n° 04-499 DC du 29 juillet 1999, Rec. p. 126.
433
C.C. n° 04-505 DC, préc., considérant n° 13.
129
plasticité du dispositif, retenons que, dans le dernier état de la jurisprudence, l’article 88-1
« reconnaît » l’ordre juridique communautaire : il fonde non seulement sa primauté mais
encore son existence juridique et son autonomie au regard du droit international public
général434. Une telle interprétation était nécessaire pour concilier le principe de primauté
communautaire et celui de la suprématie constitutionnelle. C’est seulement dans la mesure où
elle est reconnue par la Constitution (i. e. telle qu’interprétée par le Conseil) que la primauté
du droit communautaire est admissible en droit interne. L’autorité du droit communautaire
découle donc de l’article 88-1 de la Constitution, tout comme celle du droit international
découle de son article 55. La primauté du droit communautaire est, dès lors, une primauté
subordonnée à la Constitution qui la fonde dans son principe.
Au total, la suprématie constitutionnelle affirmée par le juge se justifie négativement.
Cet organe étatique d’application de la norme constitutionnelle ne dispose d’aucune
habilitation juridique pour faire primer la norme internationale ou communautaire sur la
norme constitutionnelle. Par ailleurs, nous tenons une telle habilitation pour une impossibilité
juridique. La Constitution ne peut valablement placer le droit international ou le droit
communautaire au-dessus d'elle-même et ce pour une raison tenant à la logique de la
hiérarchie des normes : elle est linéaire et descendante dans son principe. Autrement dit, le
principe de la supériorité d'une norme ne saurait dépendre de l'énoncé d'une norme de rang
inférieur435. Comme l’affirme avec force le Pr. Alland, « affirmer une subordination suppose
la supériorité de ce à quoi on se soumet, laquelle ne saurait dépendre de ce qui est
subordonné ». La proposition explique parfaitement l’impossibilité pour le juge interne ou la
Constitution de placer quelque norme que ce soit au-dessus d’elle-même. Il est radicalement
impossible pour la Constitution de se subordonner à une norme quelle qu’elle soit436, sauf à
abandonner sa fonction fondatrice de l’ordre juridique437.
434
C.C. n° 04-505 DC, préc., voir le cons. n° 11 : « aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : “la
République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi
librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences” ; que
le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne
et distinct de l'ordre juridique international ».
435
En ce sens, v. D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international »,
RFDA, 1998, p. 1094 ; ainsi que D. Simon, « L'arrêt Sarran : dualisme incompressible ou monisme inversé ? »,
Europe, mars 1999, p. 4.
436
Sauf à admettre l'existence de préceptes de droit naturel qui lui seraient supérieurs et qu'elle serait censée
transcrire.. Or nous rejetons une telle conception « déclarative » de la norme constitutionnelle qui se bornerait à
constater des normes préexistantes et supérieures. Pour reprendre l’expression du doyen Vedel, une telle
130
Pour autant, la suprématie affirmée par le juge paraît bien fragile : on constate qu’elle
ne se traduit pas nécessairement par la subordination des normes d’origine externe.
Section II.
Une suprématie aux effets limités
Si l’on s’écarte de la perspective « fondationnelle », on constate qu’en réalité c’est
surtout à un exercice d’articulation non hiérarchisante entre les normes des différents
systèmes que se livrent les juges. Exercice dont la finalité est d’éviter, ou du moins de
cantonner, les situations de conflits entre les normes, et d’éluder ainsi la question de leur
hiérarchisation. C’est donc une entreprise de rationalisation des rapports normatifs et des
conflits potentiels qu’il nous faut décrire ; entreprise de rationalisation juridictionnelle dont le
ressort réside dans la compétence pour connaître de la validité des actes normatifs. De ce
point de vue, il est significatif que les deux droits d’origine externe, le droit international et le
droit communautaire, ne bénéficient pas exactement du même traitement contentieux. Alors
que l’articulation des normes constitutionnelles et internationales s’opère sur un mode nonhiérarchique (§I) ; la hiérarchie paraît simplement refoulée aux marges dans le cas du droit
communautaire (§II).
§I.
L’articulation entre les systèmes constitutionnel et international : une hiérarchie
contournée
Dans une perspective globalement kelsenienne, nous avons considéré que la hiérarchie
désigne un type particulier de relation entre normes juridiques tenant à leur validité. Partant,
représentation s’avère « logiquement inconstructible », car la Constitution ne peut se soumettre, sauf à
abandonner sa fonction constitutionnelle.
437
Dès lors, la question se ramène à celle de l’autolimitation, toujours possible et toujours relative, de la
Constitution. Encore convient-il de préciser qu’une telle autolimitation ne pourrait en aucun cas avoir pour
conséquence la subordination de la Constitution, tout juste pourrait-elle élever le droit international à un rang
hiérarchiquement constitutionnel, voire lui accorder une priorité d’application dans un certain nombre de cas.
131
l’articulation hiérarchique s’analyse comme un rapport normatif dédoublé en un rapport
ascendant de conformité – qui saisit la liaison de la norme basse à la norme haute – et un
rapport descendant d’engendrement – qui saisit la liaison de la norme haute à la norme basse.
Un tel rapport d’articulation entre les normes ne paraît pas adapté pour décrire la relation
entre normes constitutionnelles et normes internationales (A) ; la jurisprudence donne plutôt à
lire, entre les deux systèmes, un rapport de coordination (B).
A. Rapport d’engendrement et rapport de conformité
Lorsqu’on cherche à saisir le rapport hiérarchique dans sa substance, on doit
considérer qu’au « rapport de conformité » ascendant qui régissent la liaison de la norme
basse à la norme haute, fait pendant le « rapport d’engendrement »438. Cette métaphore, déjà
contenue dans la « cascade de validité » kelsenienne, permet de signifier la nature générative
de la hiérarchie entre les normes. Or l’analyse des rapports entre les normes constitutionnelle
et internationale met en lumière le caractère inadéquat de la perspective hiérarchique. On
constate en effet que le rapport d’engendrement s’avère ambivalent (a) et que le rapport
d’adéquation est trop lâche pour constituer un rapport hiérarchique (b).
a. Un rapport d’engendrement insaisissable
Ce que nous proposons439 d’appeler « rapport d’engendrement » désigne un
mouvement en sens descendant de la norme haute vers la norme basse. En ce sens, il se
rapproche de ce que les tenants d’une conception normativiste de l’ordre juridique et des
438
Une précision importante doit être apportée : si ce rapport d’engendrement informe incontestablement sur la
substance du rapport hiérarchique, s’il en est une dimension constitutive, il n’est cependant ni suffisant ni
nécessaire pour identifier une relation hiérarchique. Ainsi peut-on observer des rapports d’engendrement sans
hiérarchie – notamment entre normes de la Constitution (sur ce point, v. infra. Chapitre II, Titre II, Partie II, p.
334) – et inversement, on constate l’existence de rapports hiérarchiques sans engendrement – les rapports de la
loi et du traité international en fournissent une bonne illustration : la hiérarchie est clairement posée par le texte
constitutionnel sans qu’on puisse soutenir que la loi soit « engendrée » par la norme internationale.
439
Sur cette notion, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État,
th. cit., p. 95 et s. ; v. aussi G. Timsit, « Sur l’engendrement du droit », RDP, 1988, p. 39 et s.
132
rapports normatifs qualifient de « rapport de production »440. Pour autant, contrairement à la
thèse normativiste qui réduit ce rapport à sa dimension formelle441, nous envisageons le
rapport d’engendrement comme un rapport mixte, au sens où la norme haute limite en même
temps qu’elle habilite. Elle comporte toujours, ou presque toujours, en plus des prescriptions
visant les coordonnées procédurales, organiques et formelles de l’acte, des impératifs tenant
au contenu de celui-ci. Autrement dit, la norme haute n’encadre pas seulement le mode
d’élaboration de l’acte juridique, elle vise aussi la norme entendue comme signification
objective de cet acte. Il importe donc de distinguer entre un rapport d’engendrement formel et
un rapport d’engendrement matériel.
Au point de vue formel, dès lors que la norme constitutionnelle règle au moins
partiellement les conditions de création de la norme internationale, on peut affirmer que la
validité de la seconde dérive de la première et qu’en conséquence, le rapport hiérarchique est
établi.
Traditionnellement, la doctrine internationaliste considère que la norme internationale
est parfaite à partir du moment où toutes les formalités relatives à la procédure d’élaboration
de l’acte et notamment celles relatives à sa ratification sont menées à bien. Autrement dit, la
ratification ou l’approbation442 est une condition de l’existence même de l’engagement
international : elles constituent une phase essentielle de la production de la norme
internationale443. Ce point ne paraît pas faire débat parmi la doctrine internationaliste444, qui
considère que « le traité n’est conclu que par l’échange des ratifications entre les Parties
440
O. Pfersmann parle en ce sens de « hiérarchie des normes selon le rapport de production : une norme qui règle
la validité d’une autre norme sera supérieure dans l’ordre de production. Les conditions de validité sont la même
chose que les règles de production » (O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit. p. 780).
441
Une telle restriction dérive du postulat normativiste de la systématicité formelle du droit lui-même tiré du
principe d’unité dynamique du système juridique. Dans cette perspective, le droit appartient, « essentiellement »
dit Kelsen, aux systèmes normatifs dynamiques dans lesquels « une norme donnée appartient [au système] parce
qu’elle est crée de la façon déterminée dans la norme fondamentale, et non parce qu’elle a tel contenu
déterminé », Théorie pure du droit, op. cit., éd. 1962, p. 260. Dans cette perspective, le rapport de production est
un rapport de délégation où certes les procédures peuvent être imposées par la norme supérieure mais où
l’autorité habilitée à « produire » la norme selon cette procédure jouit d’un pouvoir discrétionnaire quant au
contenu de la norme. Sur ce point, pour une analyse critique, v. M. Troper, « Système juridique et État », APD,
1986, p. 29 et s., spéc. p. 42.
442
Ces formalités visent à exprimer l’engagement de l’État. À cet égard, il est significatif que la Convention de
Vienne énumère un certain nombre de procédés susceptibles d’authentifier l’engagement de l’État tout en
précisant expressément que cette énumération n’est pas exhaustive et que les États demeurent parfaitement libres
de déterminer le moyen juridique le mieux adapté pour exprimer leur engagement.
443
En ce sens, v. C.I.J., 20 février 1969, Délimitation du plateau continental en mer du Nord, Rec. 1969, p. 3. La
Cour considère que diverses manifestations d’intention de la République fédérale d’Allemagne, en l’absence de
ratification, étaient insuffisantes pour que cet État soit lié par une convention qui exigeait une ratification.
444
Voir par ex., G. Scelle, Droit international Public, Paris, Domat-Montchrestien, 1944, p. 483, n°12 ; Nguyen
Quock Dinh, Daillier et Pellet, Le droit international positif, Paris, Pedone, 3e éd., p. 109.
133
contractantes »445. La ratification constitue donc une des conditions de la validité formelle de
l’engagement international. Admettre que l’expression juridique de l’engagement de l’État
constitue une condition de la validité de la norme internationale conventionnelle est capital.
C’est en effet le texte constitutionnel qui organise les procédures de ratification et
d’approbation446 : les articles 52 à 54, l’article 11, ainsi que certaines dispositions du
Préambule, instituent et règlent les compétences de l’exécutif, prévoient les conditions de
l’intervention parlementaire ou d’une consultation directe du Peuple, et déterminent les
modalités spécifiques de contrôle par le Conseil constitutionnel447. En somme, l’ordre de
production entre la Constitution et le droit international conventionnel confirme la
consécration jurisprudentielle du principe de la suprématie constitutionnelle. Dans la mesure
où la norme internationale voit son mode de création au moins partiellement réglé par la
norme constitutionnelle, sa validité en dérive et, par suite, le rapport d’engendrement au sens
formel est établi. Les choses paraissent moins simples s’agissant du droit international non
conventionnel. Puisqu’il s’agit, à titre essentiel448, de « normes sans actes »449, la recherche
d’un rapport d’engendrement formel est vaine. À défaut de conditions juridiques tenant aux
formes, aux procédures ou aux organes susceptibles de produire ce droit-là, la notion
d’engendrement normatif telle que nous l’entendons ici est manifestement hors de propos450.
445
C. Rousseau, Droit International Public, Paris, Dalloz, 10e éd., n°35, p. 32.
Sur cette question, on renvoie aux ouvrages généraux de droit international public. J. Combacau et S. Sur,
Droit international public, op. cit., pp. 122 et s. ; P. – M. Dupuy, Droit international public, Paris, Dalloz, p. 265
et s. ; P. Daillier et A. Pellet, Droit international public, Paris, LGDJ, p. 151 et s. On pourra aussi lire P. Gaïa, Le
Conseil constitutionnel et l’insertion des engagements internationaux…, op. cit. ; V. Goesel-le-Bihan, La
répartition des compétences en matière de conclusion des accords internationaux sous la Ve République, Paris,
1995 ; J. Rideau, « Problématique générale des rapports entre droit constitutionnel et droit international », Droit
constitutionnel et droits de l’homme, Paris, Économica - PUAM, 1987, p. 205 et s.
447
L’article 52 attribue compétence au Président de la République pour négocier et ratifier les traités. Le même
article, ainsi que l’article 53, introduit une distinction entre les traités et les accords internationaux. De manière
schématique, on peut distinguer entre trois catégories d’engagements internationaux. D’une part, les traités qui
relèvent de la seule compétence du chef de l’État, ils sont négociés en son nom et ratifiés par lui. Les accords,
négociés par le Gouvernement, font l’objet d’une approbation ultérieure. Les accords en forme simplifiée enfin,
visés a contrario par l’article 52 dont l’approbation résulte du décret de publication. En toute hypothèse, l’article
53 de la Constitution conditionne la ratification ou l’approbation d’un certain nombre d’engagements
internationaux à une autorisation législative obligatoire lorsque l’engagement en question intervient dans l’une
des matières qu’il énumère. Notons enfin qu’au titre de l’article 11, l’autorisation de ratifier un engagement
international peut être le fait d’une loi référendaire.
448
Le cas du droit dérivé des organisations internationales est laissé de côté, le processus de production de ces
normes n’étant pas réglé par la Constitution.
449
D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, op. cit., p. 407.
450
Et c’est bien là la source du « problème » de ce droit international non écrit ; décliner la difficulté en termes
d’incertitudes sur l’existence ou sur la normativité des règles non conventionnelles n’y change rien. Aucune
source constitutionnelle écrite ne se dégage du droit positif. On pourrait interpréter le quatorzième alinéa du
Préambule de la Constitution de 1946 comme une habilitation faite au juge pour identifier et sanctionner cette
catégorie du droit international au soutien de la thèse du rapport d’engendrement au sens formel. Mais dans cette
hypothèse, le droit ainsi identifié serait du droit constitutionnel et non plus du droit international non écrit, v.
infra Chapitre II, p. 158.
446
134
Le point de vue matériel renferme des difficultés encore accrues. On y retrouve en
définitive toute l’amphibologie du dispositif de l’article 54 de la Constitution.
D’une part, on peut avancer que la Constitution, telle qu’interprétée par le juge
constitutionnel, détermine négativement le contenu du droit international conventionnel en lui
interdisant d’intervenir dans des matières ou selon des procédures attentatoires aux conditions
essentielles d’exercice de la souveraineté. D’autre part, en sens exactement contraire, on peut
soutenir que la norme internationale détermine la norme constitutionnelle dans l’hypothèse
d’une révision, puisque c’est en réalité le contenu du traité ou de l’accord qui dicte celui de la
nouvelle disposition constitutionnelle. En d’autres termes, la norme constitutionnelle est
matériellement « engendrée » par la norme internationale451.
En outre, la Constitution ne formule aucune prescription susceptible d’être interprétée
comme imposant positivement un contenu quelconque à la norme internationale. Ce constat
reste inchangé, et s’impose même avec davantage de force s’agissant du droit international
non conventionnel. Le caractère lacunaire du fondement constitutionnel offert par l’alinéa 14
du Préambule de la Constitution de 1946 ne permet pas d’y lire une prédétermination du
contenu de la norme internationale non écrite.
Finalement, que le rapport d’engendrement demeure sinon introuvable, du moins
globalement sujet à caution, ne doit pas étonner : du point de vue des logiques à l’œuvre, droit
international et droit constitutionnel apparaissent largement autonomes, et donc rétifs à toute
représentation en termes d’engendrement452. S’il en est ainsi, c’est que la production du droit
international répond à des contraintes et poursuit des finalités spécifiques et irréductibles à
une fonction de concrétisation453 du droit interne, même constitutionnel. On pourra toujours
451
Sur cette question, v. not. C. Blaizot-Hazard, « Les contradictions des articles 54 et 55 de la Constitution face
à la hiérarchie des normes », RDP, 1992, p. 1293 et s.
452
L’idéal type de ce rapport d’engendrement pourrait être le règlement d’exécution des lois qui vient
directement concrétiser la norme supérieure ou encore la décision individuelle d’application d’un acte
réglementaire. Dans les deux cas en effet, les normes en jeu participent d’un même « projet normatif ». Dans
cette configuration, comme l’explique D. de Béchillon, « les intentions normatives des divers auteurs du jeu
s’inscrivent globalement dans une même logique et dans une même intentionnalité : le règlement d’exécution des
Lois se définit avant tout par ceci qu’il vise à exécuter la Loi : ce que le législateur a en considération dès
l’origine » , Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, op. cit., p. 29. Il en va
autrement du rapport du traité international et de la loi : alors que le premier ne pose en aucune manière la
procédure de production de la seconde, celle-ci ne concrétise pas – sauf exception – la norme internationale.
453
L’expression est ici utilisée dans un sens large, décrivant l’ensemble des rapports de norme à norme
susceptible de caractériser le rapport d’engendrement normatif.
135
arguer de l’existence de hiérarchie normative sans rapport d’engendrement454, et souligner que
le modèle hiérarchique paraît inadapté pour régler les rapports des droits d’origine
internationale et constitutionnelle. C’est ce que l’analyse du second terme du rapport
hiérarchique, le rapport de conformité, tend à confirmer.
b. Un rapport de compatibilité substitué au rapport de conformité
Dans un article célèbre consacré au principe de légalité, C. Eisenmann distingue au
moins deux types de conformité : dans le premier, B est « une simple reproduction » de A ;
dans le second, il en constitue la « réalisation concrète »455. Nonobstant le caractère
vraisemblablement incomplet de cette description, on en retiendra que le rapport de
conformité est susceptible de connaître de substantielles variations, mais qu’il suppose
toujours une mise en œuvre, une concrétisation, de la norme haute par la norme basse456. C’est
d’abord en ce sens qu’au monde du droit, la conformité est affaire de hiérarchie. Dire d’une
norme qu’elle est conforme à une autre n’exprime pas, comme c’est le cas dans le langage
naturel, l’idée d’identité à un modèle préétabli, mais celle d’infériorité et d’obligation de
conformation, à peine de sanction. Ainsi, la conformité en droit n’est pas le signe d’un rapport
seulement idéel entre deux termes identifiés. Elle est indétachable de la sanction du rapport
qu’elle décrit, et celle-ci concerne toujours la validité de la norme. Autrement dit, ce que met
en jeu le « test de conformité », c’est la validité de la norme soumise à l’exigence de stricte
454
À titre d’exemple, la supériorité normative du traité ou de l’accord sur la norme législative relève d’une autre
logique que celle de l’engendrement, elle constitue avant tout le produit d’un choix, d’une décision du
constituant.
455
C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », EDCE, 1957-11, p. 25-40. L’auteur
explique que le premier type de conformité consiste « en une simple reproduction “trait pour trait” […] copie
d’un original, dessin ou tableau […] moulage » et que le second, « plus subtil », exprime le rapport établi « entre
un objet […] et un type idéal, abstrait dont il constitue une réalisation concrète, car il devait être tel pour qui
voulait cette réalisation ». Ainsi, ajoute l’auteur, dans cette seconde variante, « A est bien modèle de B, B fait
d’après A, calqué sur lui ; cependant, il ne le reproduit pas exactement, puisque A est abstrait, et B concret », p.
30-31.
456
La conformité suppose la concrétisation ou la mise en œuvre : c’est dans cette exacte mesure que le rapport de
conformité fait pendant au rapport d’engendrement, les deux rapports décrivant le même mouvement selon un
angle de vue opposé (descendant / ascendant). En ce sens, Eisenmann explique que la conformité logique ou
rationnelle « est celle qui existe entre un objet […] et un type idéal, général, abstrait dont il constitue une
réalisation concrète » (« Le droit administratif et le principe de légalité », art. cit., p. 31) ce qui fait justement
dire à R. Mouzet que l’éminent auteur « raisonne en fonction d’un rapport entre objet général et objet individuel,
c’est-à-dire dans la logique kelsenienne de concrétisation ou […] d’individualisation tout en préférant le terme
plus évocateur de « modélisation » (« Le rapport de constitutionnalité. Les enseignements de la Ve République »,
RDP, 2007, p. 959 et s, p. 960).
136
adéquation. Or, le droit international n’est pas intégré dans un rapport de conformité à la
Constitution ainsi entendu.
Indépendamment des spécificités tenant au contrôle a priori457 exercé dans le cadre du
contrôle de l’article 54 de la Constitution, le Conseil constitutionnel n’est pas armé pour
contrôler la conformité du traité à la Constitution. Suivant les cas, le juge indique que les
normes internationales soumises à son examen « ne contiennent aucune clause contraire à la
Constitution »458, que le traité n’est pas « en contradiction » avec elle, ou « qu’il ne porte pas
atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale »459. Dans d’autres
hypothèses, il se borne à constater l’absence d’incompatibilité entre les normes. Ainsi, dans
une décision 76-71 DC, il affirme « que l’élection au suffrage universel direct des
représentants des peuples des États membres à l’Assemblée des Communautés européennes
n’a pour effet de créer, ni une souveraineté, ni des institutions dont la nature serait
incompatible avec le respect de la souveraineté nationale »460. Tout cela paraît conforme aux
analyses d’Eisenmann qui caractérisait la notion « minimum » de conformité – i. e. la
compatibilité – comme « un rapport de non-contrariété, de non-incompatibilité, ou
positivement, de compatibilité »461.
Il apparaît donc qu’un rapport de compatibilité se substitue au rapport de conformité
dans la jurisprudence du Conseil. Or cette exigence de simple compatibilité ne signale pas
nécessairement un rapport hiérarchique entre les normes en cause.
457
Dans ce cadre, on l’a dit, le juge confronte une norme et un simple commencement de norme. Ce qui suit vaut
aussi bien pour le contrôle a posteriori du traité qu’opère le juge dans certaines conditions. Deux cas typiques
ouvrent la voie d’un contrôle du traité. Dans le cadre de l’article 54 de la Constitution, lorsque le Conseil est
saisi d’une convention internationale qui se présente comme une mesure d’application ou d’exécution d’un traité
déjà en vigueur. Dans le cadre de l’article 61 de la Constitution, lorsqu’il est saisi d’une loi constitutive d’une
mesure d’application ou d’exécution d’un traité international en vigueur. Dans ces deux hypothèses, le juge est
conduit à étendre le champ de son examen à la « constitutionnalité » de normes internationales introduites dans
l’ordre interne. Pour le premier cas, v. par ex. C.C. n° 76-71 DC du 30 décembre 1976, Rec. p. 15 ; pour le
second, v. not. C.C. n° 98-399 DC du 5 mais 1999, préc.
458
C.C. n° 05-524/525 DC, préc., cons. n°4.
459
ibid., cons. n°6.
460
C.C. n° 76-71 DC du 30 décembre 1976, Rec. p. 15, cons. n° 4, nous soulignons. Voir aussi la décision n° 85188 DC du 22 mai 1985, Rec. p.15, par laquelle le juge affirme que le Protocole n° 6 additionnel à la CESDH
portant abolition de la peine de mort « n’est pas incompatible avec le devoir de l’État d’assurer le respect des
institutions de la République, la continuité de la vie de la nation et la garantie des droits et libertés des citoyens ».
461
C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », art. cit., p. 30. Transposant les leçons du
maître au domaine qui nous intéresse, P. Gaïa a déduit d’une analyse fouillée de la jurisprudence du Conseil
relative à « l’insertion des engagements internationaux dans l’ordre juridique interne » qu’un rapport de
compatibilité se substitue au rapport de conformité. Ces observations reprennent les termes de l’opposition que
nous décrivions : « affirmer qu’une clause de l’engagement international ne doit pas être contraire ou
incompatible à la Constitution, c’est poser comme une nécessité qu’elle ne doit pas contredire, porter atteinte ou
encore enfreindre la norme constitutionnelle », P. Gaia, Le Conseil constitutionnel et l’insertion des
engagements internationaux…, op. cit., p. 295.
137
Parmi les différences qui justifient de distinguer entre conformité et compatibilité,
l’intensité de l’exigence d’adéquation est la plus saillante. À cet égard, l’idée de « proximité
normative » caractérise bien la souplesse du rapport de compatibilité. L’exigence de
compatibilité signifie que « sans atteindre une parfaite identité […], les deux normes
[peuvent] néanmoins logiquement s’accorder sur le plan relationnel de telle sorte que soit
maintenue une certaine harmonie dans leur contenu respectif »462. On ne saurait mieux dire
que le rapport de compatibilité est en réalité essentiellement négatif. Alors que le rapport de
conformité intervient pour sanctionner un rapport d’engendrement hiérarchique entre les
normes, le rapport de compatibilité ne consiste pas à vérifier la bonne concrétisation d’une
norme par une autre, mais la simple absence de contradiction entre elles.
En tant qu’il ne vise pas à vérifier le respect par une norme basse des prescriptions
d’une norme haute, il ne garantit pas nécessairement la hiérarchie entre les normes et n’est
d’aucun secours pour détecter le rapport hiérarchique. On peut donc avancer que le rapport de
compatibilité supporte l’égalité normative. Une telle proposition offre une lecture rationnelle
de la jurisprudence.
Ainsi, lorsque le juge se trouve confronté au contrôle d’une norme qui déroge à la
Constitution en application d’un traité international, il répugne à censurer la norme contrôlée.
C’est le cas du Conseil d’État qui juge inopérant le moyen tiré de la violation du principe
constitutionnel d’égalité par un décret faisant application d’une convention internationale463.
Sauf à considérer qu’un nouvel écran normatif est né – écran conventionnel ici – qui
empêcherait le juge de sanctionner l’inconstitutionnalité du décret, on doit admettre que la
norme conventionnelle déroge à la Constitution. En l’espèce, on peut soutenir que la Haute
assemblée s’est fondée sur le caractère spécial464 de la convention en comparaison du
caractère général du principe constitutionnel d’égalité pour conclure à la régularité du décret
462
ibid., p. 296.
CE, 3 novembre 1999, Groupement de défense des porteurs de titres russes, Rec. Leb., p. 343. Dans cette
espèce le juge considère que l’accord franco-russe du 27 mai 1997 ayant limité le champ des créances dont il
prévoit le règlement aux dépossessions dont ont été victimes les personnes physiques ou morales françaises, le
moyen tiré de la méconnaissance du principe d’égalité ne peut être utilement invoqué à l’encontre des
dispositions du décret du 3 juillet 1998 qui subordonnent la participation aux opérations de recensement de ces
créances à la condition que les déclarants apportent la preuve de la nationalité française du détenteur au moment
de la dépossession, dès lors que les dispositions réglementaires attaquées se bornent à reprendre les critères
définis par les stipulations de la convention.
464
Rappelons que le rapport dérogatoire repose sur un certain nombre de critères parmi lesquels on trouve le
critère de spécialité. Sur le rapport dérogatoire, v. infra Section I, Chapitre II, Titre II, Partie II, p. 335 et s.
463
138
d’application examiné465. Un même raisonnement est applicable à la jurisprudence du Conseil
constitutionnel lorsque ce dernier, saisi sur le fondement de l’article 61 d’une loi d’exécution
d’un traité international qui déroge à la Constitution, ne censure pas la norme législative.
Dans une décision 98-399 DC du 5 mai 1998, le juge ne censure pas la loi contraire à la
Constitution au motif qu’elle intervient en exécution d’un engagement international. Il affirme
que la loi d’exécution d’une convention internationale peut déroger aux principes
constitutionnels « dans la mesure nécessaire à la mise en oeuvre d'un engagement
international de la France et sous réserve qu'il ne soit pas porté atteinte aux conditions
essentielles d'exercice de la souveraineté nationale »466. Alors que la difficulté à raisonner en
termes hiérarchiques est patente467, l’analyse en termes de dérogation permet une lecture
cohérente de la décision. Or, la présence d’un tel rapport d’articulation pour résoudre le
conflit normatif entre la Constitution et le traité international signale en réalité une situation
d’égalité normative entre les normes en contradiction468. C’est dire que l’articulation
juridictionnelle des normes constitutionnelles et internationales et des systèmes juridiques
dont elles relèvent opère ici sur un mode non-hiérarchique.
B. La coordination entre les systèmes
Discutable dans le cadre du contrôle opéré par le juge constitutionnel qui intervient à
titre principal avant l’insertion des engagements internationaux dans l’ordre interne,
l’articulation hiérarchique continue de faire question au stade de l’application de la norme
internationale. En fait, l’analyse de la jurisprudence récente du juge administratif autorise à
465
En ce sens, G. Alberton, « De l’indispensable intégration du bloc de conventionnalité au bloc de
constitutionnalité », RFDA, 2005, p. 249 ; v. aussi R. Mouzet, « Le rapport de constitutionnalité… », art. cit., p.
968.
466
C.C. n° 98-399 DC du 5 mai 1998, Rec. p. 245, cons. n° 15. Voir spéc., E. Picard, « Petit exercice pratique de
logique juridique. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 98-399 DC du 5 mai 1998 “Séjours des
étrangers et droit d’asile” », RFDA, 1998, p. 620 et s. ; ainsi que V. Goesel-le-Bihan, « Petit exercice pratique de
logique juridique : variation. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n°98-399 DC du 5 mai 1998
“Séjours des étrangers et droit d’asile” », RFDA, 1998, p. 1254 et s.
467
Le considérant contient à la fois la consécration de l’égalité normative du traité et de la Constitution (rapport
dérogatoire, v. infra Section I, Chapitre I, Titre II, Partie II, p. 298 et s.) et la supériorité de la Constitution sur le
traité (les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, v. infra Section II, Chapitre II, Titre II,
Partie II, p. 347 et s. sur la question de la portée hiérarchique de cette réserve de constitutionnalité).
468
En ce sens, G. Alberton, « De l’indispensable intégration… », art. cit., p. 261 ainsi que R. Mouzet, « Le
rapport de constitutionnalité », art. cit., p. 968-969.
139
penser qu’il faut changer d’angle de vue, et préférer au prisme de la validité et de la hiérarchie
des normes celui de la compétence juridictionnelle (a) et de l’applicabilité des normes (b).
a. La compétence juridictionnelle, un instrument de contournement du conflit
normatif
Le rapport hiérarchique n’est pas le seul instrument de résolution des conflits
normatifs à la disposition du juge ordinaire. Cela ressort d’une étude récente du Conseil
d’État qui affirme que « l’article 55 est analysé par la Haute instance comme posant une règle
à valeur constitutionnelle de conflit de normes qu’il incombe aux juridictions d’appliquer
dans les litiges sur lesquels elles se prononcent »469. Ainsi entendu, l’article 55 n’est plus
réductible à « une norme qui prétend régler […] la force normative d’autres normes »470.
Celle-ci est aussi conçue par le juge ordinaire comme une règle de conflits de normes à
laquelle le magistrat doit se conformer pour déterminer la règle applicable à l’espèce. Dans
cette perspective, c’est sur un raisonnement mené en termes de compétence, et non plus de
hiérarchie normative, que se fonde le juge administratif pour résoudre les conflits entre
normes internes et internationales471.
La décision Aquarone fournit une bonne illustration de ce type de raisonnement. Dans
cette espèce, le Conseil d’État affirme que ni l’article 55 de la Constitution, « ni aucune autre
disposition de valeur constitutionnelle ne prescrit ni n’implique que le juge administratif fasse
prévaloir la coutume internationale sur la loi en cas de conflit entre ces deux normes »472. On
sait que ce considérant de principe a été repris par la Haute juridiction dans un arrêt Paulin du
28 juillet 2000 pour l’appliquer aux principes généraux du droit international473. Dans ces
469
La norme internationale en droit français, Paris, La documentation française, 2000, p. 46.
O. Cayla, « Lire l’article 55 : comment comprendre un texte établissant une hiérarchie des normes comme
étant lui-même le texte d’une norme », C.C.C., n°7, 1999, p. 77.
471
En ce sens, B. Bonnet explique que « le juge administratif dispose d’un choix : soit il détermine la place
hiérarchique respective de chaque norme […], soit il fixe une règle de priorité d’application en fonction du titre
en vertu duquel il gère le conflit normatif et ainsi détermine la norme applicable sans affirmer la suprématie
d’une norme ». Baptiste Bonnet, « Le Conseil d’État, la Constitution et la norme internationale », RFDA, 2005,
pp. 56-66, spéc. p. 62 et s.
472
CE, Ass., 6 juin 1997, Aquarone, Rec. Leb. p. 206, v. AJDA, 1997, p. 630, chron. D. Chavaux et T. X.
Girardot ; RGDIP, 1997, p. 840, concl. G. Bachelier et p. 1053, chron. D. Alland ; JCP, 1997, II, n° 22945, note
G. Teboul ; LPA, 6 février 1997, n° 16, p. 18, note P. – M. Martin.
473
CE, 28 juillet 2000, Paulin, Rec. Leb. p. 317. Le Conseil d’État juge que ni l’article 55 de la Constitution, « ni
aucune autre disposition de valeur constitutionnelle ne prescrit ni n’implique que le juge administratif fasse
prévaloir la coutume internationale ou même un principe général de droit international sur la loi en cas de conflit
entre d’une part ces normes internationales et d’autre part la norme législative interne ».
470
140
deux espèces et contrairement à ce qui a pu être soutenu, le juge n’a pas attribué au droit
international public non écrit un rang infralégisatif474 : il s’est borné à faire état de sa
compétence, ce qui lui permettait justement de ne pas se prononcer en termes hiérarchiques.
C’est ce que semble confirmer un arrêt récent Deprez et Baillard au cinquième
considérant énigmatique, à première vue circulaire, par lequel le juge affirme que « pour la
mise en oeuvre du principe de supériorité des traités sur la loi énoncé à l'article 55 de la
Constitution, il [lui] incombe, pour la détermination du texte dont il doit faire application, de
se conformer à la règle de conflit de normes édictée par cet article »475. Le Conseil d’État
énonce ici les termes de l’office du juge administratif : déterminer la norme applicable en se
conformant à une règle constitutionnelle de conflit de normes. Pas question ici de hiérarchie
entre les normes, mais seulement de priorité d’application que le juge doit déterminer en
application des directives formulées par le texte qui fonde sa compétence476.
Dans ces décisions, était en jeu un conflit entre une norme internationale et une norme
infraconstitutionnelle, mais rien n’empêche de transposer cette méthode de résolution des
conflits normatifs à une opposition entre une norme internationale et une norme
constitutionnelle. Si l’on reprend les termes de l’arrêt Sarran qui constitue, pour la majorité
des auteurs, l’affirmation explicite de la supériorité de la Constitution sur le droit international
public, deux remarques s’imposent.
La première, en guise de préliminaire, pour signaler la nécessité d’un retour au texte
de la décision. Le juge y affirme « que si l’article 55 dispose que "les traités ou accords
régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle
des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie", la
suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre
interne, aux dispositions de nature constitutionnelle »477.
La seconde en forme d’évidence : rien dans ce considérant ne permet d’affirmer que le
Conseil d’État sanctionne la subordination du droit international à la Constitution. La raison
474
C’est en faveur de cette interprétation que prend clairement position l’auteur des conclusions sur l’arrêt
Aquarone, G. Bachelier. Le magistrat affirme que « la décision Aquarone ne prend nullement position sur la
place exacte de a norme non écrite dans la hiérarchie des normes. La question reste entière. ». G. Bachelier,
« Les règles non écrites du droit international public et le droit administratif », in Droit international et droit
interne dans la jurisprudence comparée du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, sous la dir. de P. – M.
Dupuy Paris, LGDJ, 2001, p. 43.
475
CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, req. n°257341.
476
En ce sens, v. Baptiste Bonnet, « Le Conseil d’Etat, la Constitution et la norme internationale », art. cit., p.
64.
477
CE Ass. 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres, préc.
141
en est simple : l’absence de suprématie des engagements internationaux sur la Constitution
n’implique pas la subordination du droit international à la Constitution ; les deux propositions
sont en réalité parfaitement autonomes. L’affirmation d’une « hiérarchie négative » s’avère
ambivalente car la seule déduction possible s’énonce en forme d’alternative : la Constitution
est supérieure ou égale au droit international public.
Cette première indétermination se double d’une seconde qui en dérive. Rien n’indique
que le juge ait ici raisonné en termes de hiérarchie et non en termes de compétence. On peut
même avancer que c’est la question de sa propre compétence qui détermine à titre principal la
solution. En effet, comme la Cour de cassation dans l’arrêt Fraisse, le juge administratif se
borne à signifier que, dans l’hypothèse où la norme querellée serait à la fois conforme à la
Constitution et incompatible avec un ou plusieurs engagements internationaux, la
constitutionnalité de l’acte prévaut sur son inconventionnalité478.
Contrairement à ce qui a pu être soutenu en doctrine, il ne s’agit là ni d’un nouvel
avatar du mécanisme de l’écran normatif479, ni d’un contrôle de la constitutionnalité du
traité480, mais simplement de la résolution d’une question d’applicabilité des normes
déterminée en fonction de la compétence du juge. Ainsi s’explique le fait que le juge peut
donner priorité à la norme internationale sur la loi et non sur la Constitution, sauf à excéder
478
Dans le même sens, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution,
op. cit., p. 317 et s.
479
Soutenue en doctrine, la thèse de l’écran constitutionnel pour expliquer la décision du juge admettant la
validité d’une norme décrétale fondée sur une norme législative simultanément conforme à la Constitution et
manifestement incompatible avec une série d’engagements internationaux nous semble intenable. A. RoblotTroizier a fait un sort à cette manière de voir, il n’est donc pas utile de s’attarder sur ce point ; v. de l’auteur,
Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, op. cit., p. 325 et s. Contentons
nous de relever que, même à considérer que dans les décisions Sarran et Fraisse le juge articule son
raisonnement à partir d’une logique hiérarchique, le sens de cette hiérarchie exclut l’hypothèse d’un écran
constitutionnel. On ne s’explique guère en effet comment une norme dont la suprématie est négativement
affirmée par le juge pourrait s’intercaler entre l’acte contesté et la convention internationale.
En ce sens, voir not. R. Libchaber et N. Molfessis, « Sources du droit interne », RTDCiv, 1999, p. 232, spéc. p.
235 et C. Maugüe, « L’arrêt Sarran, entre apparence et réalité », C.C.C., 1999, n° 7, p. 87, spéc. p. 90.
480
Sur ce point, la doctrine apparaît divisée. Certains auteurs expliquent que le juge laisse inappliqué le traité en
raison de son incompatibilité à la Constitution ce qui impliquerait, en bonne logique, que ce rapport de
compatibilité ait été vérifié par le juge ordinaire. En ce sens, v. P. Fombeur et F. Raynaud, « Chronique générale
de jurisprudence administrative française », AJDA, 1998, p. 962, spéc. p. 966 et s ; J. – F. Flauss, « Note de
jurisprudence », art. cit. ; L. Dubois, « Les trois logiques de l’arrêt Sarran », art. cit. ; B. Mathieu et M.
Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 131 et s. Notons cependant que
l’affirmation expresse de son incompétence par le Conseil d’État pour connaître de la constitutionnalité des
engagements internationaux, sans être décisive, n’abonde pas en faveur de la thèse du contrôle implicite de
l’exception d’inconstitutionnalité du traité. V. CE, 8 juillet 2002, Commune de Porta, Rec. Leb. p. 820, où le
juge administratif affirme « qu'il n'appartient pas au Conseil d'Etat statuant au contentieux de se prononcer sur le
bien-fondé des stipulations d'un engagement international, sur sa validité au regard d'autres engagements
internationaux souscrits par la France ou sur le moyen tiré de ce qu'il méconnaîtrait les principes énoncés à
l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; qu'il ne lui appartient pas davantage de se
prononcer sur le bien-fondé d'un moyen tiré de ce que l'autorité qui a signé le traité ou l'accord, au nom de la
partie étrangère, n'aurait pas été habilitée pour ce faire par la constitution ou les dispositions de droit interne de
cet État ».
142
les termes de l’habilitation qu’il tient de l’article 55 C. Le juge ne résout pas un conflit, il le
contourne en déterminant la norme applicable au litige.
b. La hiérarchie contournée par la détermination d’une priorité d’application
Il ressort donc de la jurisprudence que l’incompatibilité entre la Constitution et des
engagements internationaux donne lieu à l’inapplicabilité de la norme d’origine externe. Or,
une telle sanction ne procède pas de la supériorité de la Constitution sur le droit international
et ne permet donc pas de la révéler. En effet, comme nous l’enseigne le contentieux de la
conventionnalité des lois481, la question de l’applicabilité et celle de la validité d’une norme
sont autonomes au plan conceptuel. Il apparaît clairement qu’une loi dont l’incompatibilité
avec le traité est constatée est déclarée inapplicable à la situation juridique en cause, mais
demeure une norme de l’ordre juridique et reste susceptible d’application482.
L’inapplicabilité fondée sur l’inconventionnalité de la loi n’équivaut pas à l’abrogation
de la norme législative. C’est exactement ce qui distingue la déclaration d’inconstitutionnalité
de la loi par voie d’exception, qui emporte abrogation de la loi et perte de sa validité, de la
déclaration d’inconventionnalité. Dans le second cas, la loi continue d’exister formellement,
elle reste valide483.
Transposés à la question qui nous occupe, ces éléments sont décisifs : lorsque le juge
fait prévaloir la constitutionnalité du texte querellé sur son inconventionnalité et décide ainsi
de laisser inappliqué le droit d’origine externe, il ne hiérarchise pas entre le traité et la
Constitution. On ne peut déduire de la priorité d’application accordée à la Constitution –
481
Sur quoi, on renvoie à F. Lamy, concl. sur CE, Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et
mammologique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse (1ère espèce) et Association
ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Association France-Nature-Environnement (2e espèce),
RFDA, 2000, p. 59 et s., spéc. p. 71-72.
482
Contrairement au jugement prononçant l’annulation du décret au motif de son inconventionnalité qui est
revêtu de l’autorité absolue de la chose jugée, la déclaration de l’inconventionnalité de la loi ne dispose que
d’une autorité relative : il ne s’impose donc qu’aux parties aux litiges et uniquement dans le cadre du litige. Voir
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 9e éd., 2001, Paris, Montchrestien, p. 965 et K. Michelet, « La loi
inconventionnelle », RFDA, 2003, p. 23 et s., spéc. p. 32 et s.
483
Ce maintien dans l’ordre juridique est confirmé par le juge administratif. Voir CE, Sect., 3 décembre 1999,
Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse,
Rec. Leb. p. 379 ; AJDA, 2000, p. 170 et p. 120, chron. P. Guyomar, P. Collin ; RFDA, 2000, p. 59, concl. F.
Lamy préc. ; L. Dubois, « La chasse le droit constitutionnel et le droit communautaire », RFDA, 2000, p. 409 ; p.
664, note L. Favoreu ; p. 668, note B. G. ; p. 676, note D. de Béchillon ; p. 678, note G. Carcassonne ; D. 2000,
Jur. p. 272, note G. Toulemonde ; RDP, 2000, p. 1., obs J – P. Camby ; p. 289, note P. Cassia et E. Saulnier ;
JCP 2000, II, n° 10319, note Evain ; R.A., 2000, p. 359, note P. Favre ; RMC, 2000, p. 533, note F. Chaltiel ;
LPA, 11 février 2000, note Romi ; LPA, 7 mars 2000, note A. Roblot ; GAJA, n° 107.
143
quand bien même cette préférence serait, comme c’est le cas, systématique – la subordination
de l’engagement international. L’inapplication systématique atteint la norme dans son
effectivité, non dans sa validité. Or la sanction d’une situation hiérarchique se résout toujours
en termes de validité.
C’est dire que la jurisprudence du juge ordinaire, placé aux avant-postes de la gestion
des rapports entre les systèmes juridiques, répond à la seule question de l’applicabilité des
normes et ne nous renseigne pas sur une prétendue articulation hiérarchique entre la
Constitution et le droit international484.
La démonstration peut être transposée au cas du droit communautaire, sous un certain
nombre de réserves qui résultent de la spécificité de ce droit d’origine externe désormais
intégré à l’ordre juridique interne485.
§II.
L’articulation entre les systèmes constitutionnel et communautaire : une
hiérarchie refoulée aux marges
À l’analyse du droit positif, on constate que la subordination du droit communautaire,
conséquence
de la
suprématie normative
de la Constitution,
n’est
sanctionnée
qu’exceptionnellement par le juge interne (B), qui se refuse en principe à contrôler la
conformité du droit communautaire – originaire comme dérivé – à la Constitution (A).
A. Un principe d’immunité constitutionnelle du droit communautaire ?
Parler
d’immunité
constitutionnelle
du
droit
communautaire
relève
de
l’approximation. En effet, seul le droit communautaire dérivé bénéficie, dans une certaine
484
En ce sens, l’affirmation de la suprématie de la Constitution dans l’ordre interne renseigne sur le statut de la
norme constitutionnelle, non sur le rapport hiérarchique. Par ailleurs, précisons que cette conclusion vaut à
l’identique pour ce qui concerne le droit international non écrit à ceci près qu’ici, le juge administratif lui préfère
l’application de la norme législative, voir CE, Ass., 6 juin 1997, Aquarone, préc.
485
voir C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 11 : « Considérant, en second lieu, qu'aux termes de l'article 88-1 de
la Constitution : ‘La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées
d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs
compétences’ ; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à
l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international » (souligné par nous).
144
mesure, d’une telle immunité, de sorte qu’on ne peut parler que d’immunité partielle et
relative. Pour ce qui concerne le droit communautaire originaire, à la seule exception du traité
de Nice, tous les traités institutifs ont fait l’objet d’un contrôle du juge sur le fondement de
l’article 54 de la Constitution. Il n’en demeure pas moins qu’à défaut d’immunité stricto
sensu, on assiste au contournement de l’articulation hiérarchique dans la mesure où la
conformité du droit communautaire à la Constitution n’est pas sanctionnée. Autrement dit, le
juge constitutionnel se refuse par principe à vérifier la validité du droit communautaire (a)
préférant jouer le jeu du « dialogue entre les juges » qui relève davantage du principe de la
« division du travail juridique » que d’une logique hiérarchique (b).
a. Le rapport de conformité écarté
C’est essentiellement la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel relative aux
termes du contrôle de la loi de transposition des directives qui nous intéresse. Pour le reste en
effet, les principes sont constants et analogues, sinon identiques, à ceux qui gouvernent le
contrôle des traités et accords internationaux. On a déjà eu l’occasion d’examiner la substance
du rapport de compatibilité que le juge constitutionnel sanctionne au titre du contrôle de
l’article 54 de la Constitution. Les enseignements qu’on a pu en tirer quant à la souplesse du
rapport sanctionné sont exactement transposables au cas des traités communautaires qui, à cet
égard, ne sont dotés d’aucune spécificité. En bref, au moment de son insertion dans l’ordre
interne, et pour autant que le juge constitutionnel soit saisi, le droit communautaire originaire
ne fait pas l’objet d’une stricte vérification de sa conformité à la Constitution et, comme on
l’a vu, le contrôle de la compatibilité fondé de l’article 54 de la Constitution ne sanctionne pas
une subordination du droit communautaire à la Constitution. Par ailleurs, le Conseil
constitutionnel a pu développer une doctrine de « l’incontestabilité » de « l’acquis »
communautaire. Le juge refuse ainsi de contrôler la constitutionnalité des traités
communautaires par voie d’exception, ce qu’il affirme de manière éclatante en 1992, dans la
décision Maastricht I, par laquelle il fonde l’« immunité constitutionnelle » des conventions
ratifiées sur la règle Pacta Sunt Servanda et le quatorzième alinéa du Préambule de la
Constitution de 1946 dont elle dérive486.
486
Le principe « d’immunité constitutionnelle » des traités ratifiés n’empêche pas, bien entendu, d’examiner la
constitutionnalité d’un traité compte tenu des engagements déjà souscrits, en particulier pour ce qui concerne le
respect des « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ». En effet, si les précédentes
145
À défaut de pouvoir affirmer que la hiérarchie entre la Constitution et le droit
communautaire n’existe pas, admettons qu’en l’absence de contrôle de la conformité du droit
communautaire à la Constitution elle n’est ni vérifiée ni vérifiable. Indépendamment des
textes, le rapport hiérarchique semble efficacement refoulé en jurisprudence par un juge qui
entreprend de le contourner.
Deux types d’arguments militaient en faveur d’une injusticiabilité du droit dérivé.
Outre le lien de rattachement au droit communautaire originaire487, l’immunité contentieuse
semblait la seule solution compatible avec la jurisprudence de la Cour de justice488 qui interdit
aux juridictions nationales de déclarer invalides des actes de droit dérivé. Dans le cas
contraire, une crise inédite de l’ordre juridique communautaire s’ouvrirait, née de la violation
des principes de primauté, d’efficacité et d’uniformité des normes issues des traités.
Conscient de ces enjeux, le juge constitutionnel étend, implicitement dans un premier
temps, le principe d’incontestabilité du droit communautaire aux normes de droit dérivé. Par
deux décisions489, relatives aux articles de la loi de finances pour 1978 et de la loi de finances
rectificative pour 1977 fixant les modalités de recouvrement d’un prélèvement institué par un
règlement communautaire490, le Conseil fixe sa position sur la question. Ces lois, regardées
comme « la conséquence d’engagements internationaux souscrits par la France qui sont entrés
dans le champ de l’article 55 de la Constitution », peuvent méconnaître le « jeu des règles de
l’article 34 de la Constitution relatives au domaine de la loi » sans encourir la censure
juridictionnelle491. Autrement dit, le juge refuse d’opposer le contrôle de la constitutionnalité
limitations de souveraineté sont incontestables, une nouvelle limitation, venant s’ajouter aux précédentes,
pourrait se révéler contraire à la Constitution.
487
En tant que le traité de Rome les prévoit et dès lors qu’elles sont obligatoires, leur immunité constitutionnelle
paraît logique dans la mesure où elles constituent le prolongement des traités originaires régulièrement introduits
dans l’ordre interne. Sur ces normes dérivées, voir l’article 189 du traité, lequel stipule que : « pour
l’accomplissement de leur mission et dans les conditions prévues au présent traité, le Parlement européen,
conjointement avec le Conseil et la Commission arrêtent des règlements et des directives, prennent des décision
et formulent des recommandations ou avis ».
488
CJCE 22 octobre 1987, Foto-Frost, aff. 314/85, Rec. CJCE p. 4199. On rappellera que selon la Cour de
justice, les juridictions nationales ne sont compétentes que pour constater la conformité d’un acte de droit dérivé
au droit communautaire originaire. Dans le cas d’une non-conformité présumée, il appartient aux juges
nationaux de saisir la CJCE d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité sur le fondement de l’article 234
du Traité C.E.
489
Jurisprudence dite « Isoglucose », C.C. n° 77-89 DC du 30 décembre 1977, Rec. p. 46 et n° 77-90 DC du 30
décembre 1977, Rec. p. 44.
490
Règlement n° 1111-77 du 17 mai 1977.
491
Ce qui fait dire à P. Gaïa que « la soustraction du droit communautaire dérivé – en particulier des règlements
du Conseil ou de la Commission des Communautés – à tout contrôle de constitutionnalité implique
potentiellement la reconnaissance au profit de ces actes d’une capacité autonome de modification des règles ou
principes de valeur constitutionnelle dans leur portée », Le Conseil constitutionnel et l’insertion des
engagements internationaux da l’ordre juridique interne, op. cit., p. 102.
146
au plein effet du droit communautaire dérivé lorsqu’il est doté d’un effet direct et d’une
applicabilité immédiate.
L’extension de cette jurisprudence aux directives communautaires pouvait faire
question492. La réponse a été récemment apportée par le Conseil constitutionnel, qui pose le
principe d’une incontestabilité sous réserve de la loi de transposition d’une directive493. Fondé
sur l’article 88-1 de la Constitution dont résulte, pour les autorités étatiques, une obligation de
transposition des directives, l’immunité constitutionnelle de la loi de transposition est un
principe conditionné et limité494.
Conditionnée, l’immunité ne profite qu’aux seules lois qui tirent « les conditions
nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises » des directives qu’elles
transposent ; limitée, elle cède – dans le dernier état de la jurisprudence – en cas de contrariété
avec « les règles et principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France »495. C’est
dire qu’hormis l’hypothèse d’une violation du « substrat » de l’ordre constitutionnel français,
le Conseil constitutionnel décline sa compétence pour contrôler – fût-ce indirectement – la
validité de la directive, et accepte de suspendre la supériorité de la Constitution. En s’en
remettant expressément à la CJCE pour opérer une telle vérification496, le juge français
parachève le contournement de l’articulation hiérarchique entre les normes des deux systèmes
au profit d’une véritable division du travail juridictionnel à l’échelle communautaire.
492
Voir not. A. Ondoua, Étude des rapports entre le droit communautaire et la Constitution en France, op. cit.,
p. 188 et s.
493
Principe d’incontestabilité consacré en été 2004 par la jurisprudence dite « économie numérique », v. C.C. n°
04-496 DC, préc., n° 04-497 DC, préc., n° 04-498 DC, préc., n° 04-499 DC, préc.
494
Avant la décision n° 04-496 DC, préc., le Conseil opérait un contrôle normal de la constitutionnalité de la loi
de transposition d’une directive, v. C.C n° 94-398 DC du 3 août 1994, Rec. p. 117 ; RFDC, n°20, p. 832, note P.
Gaïa.
495
C.C. n° 06-540 DC du 27 juillet 2006, Rec. p. 88, cons. n° 19. L’exception au principe de l’immunité des lois
de transposition des directives communautaires était d’abord tirée des « disposition[s] expresse[s] de la
Constitution » (496 DC, préc.), puis des « dispositions expresses et spécifiques » (498 DC, préc.) auxquelles le
juge substitue, dans cette décision, « les règles et principes inhérents à l’identité constitutionnelle française ».
496
« Considérant qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution […], la transposition en droit interne d'une
directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en
raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ; qu'en l'absence d'une telle disposition, il
n'appartient qu'au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une
directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par
l'article 6 du Traité sur l'Union européenne ». C.C. n° 04-496 DC, préc., cons. n° 7, nous soulignons.
147
b. La hiérarchie contournée au profit du partage des compétences juridictionnelles
Telle est la signification du principe d’incontestabilité constitutionnelle du droit
communautaire : dès lors que l’obstacle érigé par le dispositif de l’article 54 de la
Constitution est passé, c’est au seul juge communautaire qu’il revient de vérifier la validité
des normes communautaires. On retrouve là les mêmes mécanismes que ceux qui sont à
l’œuvre pour le droit international : plutôt que de déterminer et de sanctionner une hiérarchie
normative, le juge interne élude la question en recourant au jeu des clauses de compétence.
Dès lors que le juge interne affirme son incompétence pour connaître de la « validité
constitutionnelle » – i. e. la conformité à la Constitution – du droit communautaire, on
constate que la relation hiérarchique est neutralisée au profit d’une approche en termes de
compétence juridictionnelle.
Et l’on doit se rendre à l’évidence, cette entreprise de division et de répartition des
compétences juridictionnelles pour contrôler la validité des actes dont il convient de préciser
les critères de répartition, n’est pas un phénomène isolé. Elle apparaît comme la solution
permettant une articulation souple entre les systèmes juridiques dès lors que ceux-ci entendent
demeurer autonomes sans rester hermétiques les uns aux autres497.
À cet égard, l’articulation entre les systèmes constitutionnel et communautaire, en
raison de la dynamique intégrationniste sur laquelle ce dernier repose, se prête volontiers à cet
exercice de répartition des compétences juridictionnelles opérée en application du critère de
l’équivalence normative.
Deux décisions récentes se montrent particulièrement nettes à cet égard. D’une part, la
décision 498 DC du 29 juillet 2004 par laquelle le Conseil constitutionnel se déclare
incompétent pour se prononcer sur un moyen tiré de la violation, par la loi de transposition de
la directive du 6 juillet 1998, de la liberté d’expression posée à l’article 11 de la Déclaration
de 1789. Pour justifier son incompétence, le juge souligne que « cette liberté est également
497
Ce que nous nous proposons d’examiner plus bas n’est donc pas spécifique aux rapports des systèmes
constitutionnel national et communautaire. Comme le rappelle juste M. Guyomar dans ses conclusions sur l’arrêt
Arcelor, se dégage aujourd’hui « un mouvement général de coopération judiciaire entre les cours suprêmes
nationales et la CJCE » fondé sur la « figure de la protection équivalente ». M. Guyomar, concl. sur CE. Ass, 8
février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, RTDE, vol. 43, n°2, 2007, p. 378 et s., p. 389. Il
en va de même pour ce qui concerne les rapports du droit communautaire et du droit international, notamment le
droit du Conseil de l’Europe. Sur ces points, on renvoie aux observations du professeur Jean-Paul Jacqué, in
« L’arrêt Bosphorus, une jurisprudence Solange II de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDE, vol.
41, n° 3, 2005, p. 749 et s. ainsi que « Droit constitutionnel national, Droit communautaire, CEDH, Charte des
Nations Unies. L’instabilité des rapports de systèmes entre ordres juridiques », RFDC, 2007, p. 3 et s., spéc. p.
20 et s. ainsi que p. 29 et s.
148
protégée en tant que principe général du droit communautaire sur le fondement de l’article 10
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales »498. Ainsi la compétence ratione materiae du Conseil pour connaître de la
constitutionnalité d’une loi qui « se borne à tirer les conséquences nécessaires des dispositions
inconditionnelles et précises »499 d’une directive est déterminée en application du critère de
l’équivalence normative. Dès lors que « les droits en cause [ne sont] pas propre[s] à la
Constitution française [mais] figure[nt] également au catalogue communautaires des droits
fondamentaux »500, le contrôle de leur respect ne relève plus du juge français501.
C’est le même principe d’équivalence que mobilise le Conseil d’État dans l’arrêt
Arcelor lorsqu’il affirme « qu’il appartient au juge administratif, saisi d’un moyen tiré de la
méconnaissance d’une disposition ou d’un principe de valeur constitutionnelle [par un acte
réglementaire de transposition d’une directive502], de rechercher s’il existe une règle ou un
principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu’il est
interprété en l’état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son
application l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué ».
Intervenant dans un cadre procédural différent503, le Conseil d’État pose ici les jalons
d’une appréciation in concreto de l’équivalence normative. Refusant de se satisfaire d’une
498
C.C. n° 04-498 DC, préc., cons. n° 6.
C.C. n° 04-496 DC, préc., cons. n° 9.
500
v. le commentaire de la décision n° 04-498 DC, disponible sur le site du Conseil constitutionnel.
www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc17/jurisp498.htm.
501
En pareille hypothèse, il n'appartient « qu'à la CJCE, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa
décision du 10 juin 2004, de vérifier la conformité de l'article 5 de la directive avec la liberté d'expression, droit
fondamental protégé par l'article 10 de la CEDH, ainsi qu'avec l'ensemble des principes et droits que la France et
l'Union ont en partage (respect de la dignité de la personne humaine...) », ibid. En ce sens, le commissaire du
gouvernement Mattias Guyomar synthétisant la jurisprudence constitutionnelle en la matière explique que « le
Conseil constitutionnel ne se reconnaît compétent pour contrôler la constitutionnalité de la loi de transposition
qu’au regard des règles du bloc de constitutionnalité national qui sont sans équivalent dans le catalogue
communautaire des droits fondamentaux et principes généraux du droit. ». M. Guyomar, concl. sur CE Ass., 8
février 2007, Société Arcelor, RTDE, 2007, p. 378 et s. et RFDA, 2007, p. 384 et s.
502
Le Conseil d’État intervient ici en sa qualité de juge des actes administratifs unilatéraux. Au départ de cette
décision, une demande en abrogation du décret n° 2004-832 du 19 août 2004, modifié par le décret n° 2005-189
du 25 février 2005 qui transpose la directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003 établissant un système d’échanges
d’émission de gaz à effet de serre. L’annexe de la directive prévoit la soumission des activités de production et
de transformation des métaux ferreux à ce système d’échange et, sur ce point, le décret attaqué se borne à
reprendre le contenu de la directive. À titre principal, les requérants arguent de la méconnaissance du principe de
sécurité juridique « en tant que principe général du droit communautaire » ainsi que de la violation du droit de
propriété, de la liberté d’entreprendre et du principe d’égalité, ensemble de principes de valeur constitutionnelle.
503
Rappelons que le Conseil constitutionnel a considéré impraticable la procédure du renvoi préjudiciel à la
CJCE en réservant cette action aux juges ordinaires. V. C.C. n° 06-540 DC, préc., où le juge explique que
« devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution, le Conseil
constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle
prévue par l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne […] qu'en tout état de cause, il revient
aux autorités juridictionnelles nationales, le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés
européennes à titre préjudiciel », cons. n° 20.
499
149
simple équivalence formelle, le juge administratif entend cette équivalence comme un niveau
de protection juridictionnel tendanciel et susceptible d’évolution. Un tel approfondissement
de l’exigence requise pour désamorcer le contrôle de la constitutionnalité de l’acte de
transposition de la directive est rendu possible par les outils contentieux dont dispose le
Conseil d’État504. Parce qu’il peut matériellement exploiter cette technique, le juge
administratif use du renvoi préjudiciel pour faire vérifier la validité de la directive par la Cour
de justice505 et se donne ainsi les moyens d’apprécier l’effectivité de l’équivalence entre les
normes constitutionnelle et communautaire506.
En l’espèce, le Conseil d’État saisit la Cour de justice d’une question tenant à la
validité de la directive au regard du principe d’égalité. Il considère que « la portée du principe
général du droit communautaire garantit […] l’effectivité du respect du principe
constitutionnel en cause », au motif qu’il « ressort de l’état actuel de la jurisprudence de la
CJCE, que sa méconnaissance peut résulter notamment de ce que des situations comparables
sont traitées de manière différente, à moins qu'une telle différence de traitement soit
objectivement justifiée ». Pour autant, ce constat reste insuffisant dans la mesure où il ne
résout pas la question de la légitimité de la différence de traitement instituée par la directive
du 13 octobre 2003 entre les industries du secteur sidérurgique, incluses dans son champ
d'application, et celles du plastique et de l'aluminium, qui en sont exclues. Confronté à ce
qu’il considère être une difficulté sérieuse507, le juge administratif renvoie la question à la
Cour de justice et se met ainsi en position d’apprécier l’effectivité de l’équivalence
formellement constatée.
En effet, dans l’hypothèse où la Cour admet la validité de la directive au regard du
principe d’égalité tout en invoquant une justification qui n’apparaît pas convaincante aux
yeux du juge administratif, ce dernier pourrait conclure à l’absence d’équivalence entre les
504
v. P. Cassia, « Le droit communautaire dans et sous la Constitution française », RTDE, 2007, p. 406 et s. et
« Le juge administratif français et la validité des actes communautaires » RTDE, 1999, p. 99 et s.
505
Comme le précise le Conseil d’État dans la décision, dès lors que le principe constitutionnel soulevé par les
requérants trouve un « équivalent » dans le corpus du droit communautaire originaire, « il y a lieu pour le juge
administratif, afin de s’assurer de la constitutionnalité du décret, de rechercher si la directive que le décret
transpose est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit communautaire ». Autrement dit la
« validité communautaire » de la directive transposée conditionne la présomption de constitutionnalité du décret
attaqué et inversement, l’irrégularité de la directive au regard du droit originaire implique – mécaniquement –
l’inconstitutionnalité du décret devant le juge administratif.
506
À titre de comparaison, on rappelle que dans la jurisprudence de la Cour EDH, la notion de « protection
équivalente » s’entend comme une protection « comparable » et non « identique », v. CEDH, Gde Ch., 30 juin
2005, Bosphorus Hava c. Irlande, req. n° 45036/98, § 155 ; F. Benoît-Rohmer, RTDE, juillet-septembre 2005, p.
749 et s. ; A. Ciampi, RGDIP, 2006, p. 85 et s. ; J-P. Jacqué, RTDE, juillet-septembre 2005, p. 749 et s. ; D.
Szymczak, La semaine juridique. Administrations et collectivités territoriales, n° 37, 12 septembre 2005, p. 1367
et s.
507
Sur cette question, v. les conclusions de M. Guyomar sur l’arrêt Arcelor, préc., p. 400-401.
150
principes constitutionnel et communautaire508. On peut donc avancer que l’appréciation de la
condition d’équivalence des droits par le juge administratif opère en deux temps et que le
contrôle de la constitutionnalité de la norme de transposition peut-être exercé dans le second
temps509.
En l’absence d’équivalence normative et de protection équivalente, le Conseil d’État
se reconnaît donc, à la suite du Conseil constitutionnel, compétent pour se livrer au contrôle
de la constitutionnalité de la norme de transposition. À l’analyse, si le principe demeure celui
du contournement de l’articulation par la hiérarchie des normes au profit d’une articulation
par le jeu d’une présomption de validité et le respect de la répartition des compétences
juridictionnelles, la rigueur des conditions posées par les juges français interdit de conclure au
dépassement du prisme hiérarchique.
B. La sanction indirecte de la constitutionnalité du droit communautaire dérivé
En première analyse, on constate que l’existence d’un corpus normatif commun au
niveau européen permet de désamorcer la hiérarchie entre les normes en alimentant la
coopération juridictionnelle fondée sur une répartition consentie des compétences pour
résoudre les conflits normatifs. Pour autant, la parfaite harmonie normative n’est pas encore
508
Ce qui n’irait pas sans faire problème. Une telle inconstitutionnalité n’est en effet susceptible de connaître
que deux solutions : celle de la révision de la Constitution en vue d’offrir un fondement juridique à la
transposition et celle de la révision de la directive. Or, comme dans tous les cas où l’inconstitutionnalité
résulterait d’une absence d’équivalence ou d’une équivalence ineffective, les motifs de la déclaration d’invalidité
de l’acte de transposition reposeront sur des normes constitutionnelles inhérentes à l’ordre constitutionnel
français, la seule solution réside dans la révision constitutionnelle. On peut penser en effet que les instances
communautaires ne réformeront pas le droit dérivé tant que ce ne sont pas des principes communs qui sont en
jeu. En ce sens, v. P. Cassia, note sur CE Ass., 8 février 2007, Société Arcelor, RTDE, vol. 43, n°2, 2007, p. 406
et s.
509
En ce sens, v. B. Mathieu, « Les rapports normatifs entre le droit communautaire et le droit national. Bilan et
incertitudes relatifs aux évolutions récentes de la jurisprudence des juges constitutionnel et administratif
français », RFDC, 2007, p. 675 et s., p. 695. Notons cependant qu’un tel contrôle de la constitutionnalité de
l’acte de transposition d’une norme communautaire jugé conforme par la CJCE à des principes communautaires
qui équivalent formellement les principes constitutionnels serait contraire aux principes qui gouvernent la
coopération des juges administratifs et communautaires. En ce sens, M. Guyomar juge qu’une telle option
semble éloignée de l’esprit qui gouverne la jurisprudence actuelle du Conseil d’État, qui n’hésite pas « à conférer
leur pleine portée aux procédures institutionnalisées de coopération » lesquelles reposent sur le principe de
« confiance légitime ». v. M. Guyomar, concl. sur l’arrêt Arcelor, préc., p. 389. L’auteur appuie son propos sur
la « récente décision Société De Groot en Slot Allium BV et autres (Ass. 11 décembre 2006) par laquelle,
abandonnant [la] décision ONIC (Sect. 26 juillet 1985, Lebon, 233), [le Conseil d’État a] jugé « qu’alors même
qu’elle ne faisait pas l’objet d’un renvoi préjudiciel, l’interprétation du Traité et des actes communautaires que la
Cour était compétente pour donner en vertu du a et du b de l’article 234 du TCE s’impose au Conseil d’État ».
M. Guyomar, ibid.
151
réalisée et partout en Europe les juges constitutionnels encadrent le principe d’incontestabilité
du droit communautaire dérivé en marquant le caractère réfragable de la présomption de
constitutionnalité dont il bénéficie (a). Le juge constitutionnel français ne s’est pas tenu à
l’écart de ce mouvement de repli sur les fondements de l’ordre constitutionnel (b).
a. La pratique généralisée de la réserve de constitutionnalité
Qu’on se tourne vers l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, l’Espagne ou encore la
Pologne, chaque Constitution nationale semble désormais habitée par les fantômes de la
jurisprudence Solange.
C’est d’abord le juge allemand qui s’est reconnu compétent, dès 1974510, pour déclarer
inapplicables les actes de droit communautaire dérivé incompatibles avec les garanties posées
par la Constitution en matière de droits fondamentaux ce, aussi longtemps qu’un standard de
protection équivalent ne serait pas assuré au niveau communautaire511. Marquant un net recul,
le juge allemand renverse la proposition précédente dans une décision dite Solange II en
affirmant qu’il n’exercera plus sa juridiction sur l’applicabilité d’un acte de droit dérivé aussi
longtemps que la Cour de justice des Communautés assure globalement une protection des
droits fondamentaux équivalente au niveau fixé par la Loi Fondamentale512. Enfin par une
décision en date du 7 juin 2000, dite Solange III, la Cour constitutionnelle allemande réitère le
principe d’irrecevabilité des moyens tirés de l’inconstitutionnalité du droit communautaire
dérivé, sauf à ce que la requête démontre que le développement du droit européen,
jurisprudence de la CJCE incluse, se situe en dessous du niveau de protection des droits
fondamentaux visé dans la décision Solange II513. On constate donc que la renonciation au
contrôle de la conformité à la Constitution demeure conditionnelle, alors que les conditions
vont en s’atténuant et restent attachées à la seule protection des droits fondamentaux.
510
Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Solange-Beschluss, 24 mai 1974, 37 BVerGE p. 271, RTDE,
1974, p. 316, note Fromont.
511
Sur cette décision, v. T. de Berranger, Constitutions nationales et construction communautaire, op. cit., p.
299 et s. ainsi que C. Walter, « Le contrôle de la constitutionnalité des actes de droit communautaire dérivé par
la Cour constitutionnelle fédérale allemande », RDP, 1997, p. 1285 et s.
512
Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Solange-Beschluss II, 22 octobre 1986, 73 BVerGE p. 3339,
RTDE, 1987, p. 537.
513
Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Solange III, 7 juin 2000, EuGRZ, 2000, p. 333 ; v. E. Zimmer,
« De nouvelles bases pour la coopération entre la Cour constitutionnelle allemande et la Cour de justice du
Luxembourg », Europe, 2001, p. 3.
152
Cette première expression jurisprudentielle d’une réserve de constitutionnalité
opposable au droit communautaire dérivé fait figure de référence parmi les juridictions
constitutionnelles européennes. On peut citer, à titre d’illustration514, la jurisprudence de la
Cour constitutionnelle italienne515. Nonobstant le fait que « l’ordre juridique communautaire
[…] prévoit un système de protection juridictionnelle large et efficace des droits et intérêts
des particuliers », la Cour refuse d’« être privée de sa compétence pour vérifier par le contrôle
de la constitutionnalité de la loi d’exécution si une disposition quelconque du traité […] n’est
pas contraire aux principes fondamentaux de [son] ordre constitutionnel ou ne porte pas
atteinte aux droits inaliénables de la personne humaine »516. Dans le même esprit, le Tribunal
constitutionnel espagnol a récemment mis en exergue des « limites matérielles » au principe
de primauté du droit communautaire : limites « qui découlent implicitement de la
Constitution » et que le juge ramène au « respect de la souveraineté de l’État, [des] structures
constitutionnelles de base et du système de valeurs et de principes fondamentaux consacrés
dans [la] Constitution où les droits fondamentaux acquièrent une normativité propre »517.
Voilà désignés les contours d’une espèce de noyau dur constitutionnel composé d’un
ensemble de normes, règles et principes, tenus pour intransgressibles par les juges nationaux.
Ici s’arrête l’immunité constitutionnelle du droit communautaire dérivé. Une fois ce droit
entré dans le champ d’application de la réserve de constitutionnalité, la hiérarchie paraît
réhabilitée et le contrôle de la conformité à la Constitution réactivé.
La Constitution française et ses juges ne sont pas restés à l’écart d’un tel mouvement :
les décisions récentes du Conseil constitutionnel posent les contours d’une réserve de
constitutionnalité française qui évolue dans le sens d’une plus grande rigueur.
514
Il n’entre pas dans le cadre de ces développements de faire une présentation exhaustive de la jurisprudence
des Juridictions nationales. Sur ce point, v. la XXIe Table ronde internationale qui s’est tenue à Aix-en-Provence
les 9 et 10 septembre 2005, sur le thème « Constitution européenne et Constitutions nationales » in AIJC, XXI,
2005, 738 p.
515
Sur celle-ci, v. T. de Berranger, Constitutions nationales et construction communautaire, op. cit., p. 309 et s.
516
Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 232 du 13 avril 1989, SpA FRAGD c/ Amministrazione delle Finanze
dello Stato, spéc. § 3.1, RUDH, 1989, p. 258 et s.
517
Déclaration du Tribunal constitutionnel espagnol du 13 décembre 2004 sur la compatibilité du Traité
établissant une Constitution pour l’Europe avec la Constitution espagnole du 27 décembre 1978. Déclaration
dont des extraits traduits en français sont publiés à la RFDA, 2005, p. 47 et s., voir la présentation faite par F.
Moderne, RFDA, 2005, p. 43 et s.
153
b. La subordination du droit communautaire dérivé aux « principes inhérents à
l’identité constitutionnelle » nationale
À l’instar de ses homologues européens, le Conseil constitutionnel a élaboré une
réserve de constitutionnalité destinée à garantir un ensemble de principes tenus pour
indérogeables. Dès lors que cette réserve trouve à s’appliquer, le juge interne recouvre ses
compétences de contrôle et l’obligation de conformité à la Constitution – obligation
sanctionnée par l’invalidité de l’acte interne de transposition et l’inapplication de la norme
communautaire – s’en trouve rétablie.
Comme on l’a mentionné plus haut, le principe même de l’incontestabilité des actes de
transposition des directives communautaires a immédiatement été soumis à de rigoureuses
conditions. Ainsi le « contrôle spécifique » fondé sur l’article 88-1 de la Constitution ne joue
que pour les actes transposant directement les dispositions inconditionnelles et précises d’une
directive. Formulées dès l’été 2004 par le Conseil constitutionnel518, cette double limite est
expressément reprise par le Conseil d’État, lequel affirme qu’« eu égard aux dispositions de
l’article 88-1 de la Constitution […] dont découle une obligation constitutionnelle de
transposition des directives, le contrôle de constitutionnalité des actes réglementaires assurant
directement cette transposition est appelé à s’exercer selon des modalités particulières dans le
cas où sont transposées des dispositions précises et inconditionnelles »519. Ainsi le contrôle de
la constitutionnalité de l’acte s’efface seulement lorsque les autorités nationales agissent en
qualité d’agents de transposition du droit communautaire sans posséder quelque marge de
manœuvre que ce soit520. Autrement dit, l’acte juridique interne doit être un acte parfaitement
transparent521. Cette première limite consiste pour le juge à s’assurer que c’est bien le droit
communautaire dérivé lui-même – et lui seul – dont la constitutionnalité est querellée.
518
v. C.C. n° 04-496 C, préc, cons. n° 9. Voir aussi, C.C. n° 04-498 DC, préc., cons. n° 7 ; n° 04-499 DC, préc.,
cons n° 8 ; n° 06-540 DC, préc., cons. n° 30.
519
CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, préc.
520
Il est improbable que lesdites autorités se trouvent absolument démunies d’une telle marge de manœuvre.
Admettons cependant que la condition tirée du caractère inconditionnel et précis des dispositions transposées
indique que l’autorité nationale n’a rien à y ajouter, ou si peu que le contrôle de la régularité interne de l’acte de
transposition revient à contrôler la norme communautaire.
521
En outre – seconde condition à l’effacement du contrôle de la constitutionnalité de l’acte de transposition –
celui-ci doit se trouver dans un rapport direct ou immédiat avec la norme communautaire véhiculée. La lecture
de la décision du Conseil d’État laisse penser que le contrôle des actes réglementaires qui n’assureraient
qu’indirectement la transposition de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ne s’exercerait pas
dans les mêmes conditions que ceux opérant directement la transposition. Ce qui revient à se demander, comme
le fait justement A. Levade, « si le Conseil d’État ferait application de la théorie de la loi-écran dans l’hypothèse
où l’acte réglementaire soumis à son contrôle procéderait d’une loi de transposition », in « Le Palais-Royal aux
154
Une seconde limite au contournement de l’exigence de conformité à la Constitution est
tirée, en été 2004, des dispositions « expresses et spécifiques » de la Constitution522,
auxquelles le juge substitue, en été 2006, les « règle[s] ou […] principe[s] inhérent[s] à
l’identité constitutionnelle de la France »523. Ce n’est pas le lieu de s’interroger sur la
signification matérielle qu’on peut attribuer à une telle « réserve de constitutionnalité »524. Pas
plus que ses homologues espagnol, italien ou allemand, le juge français n’a précisé ce que
recouvre ce « verrou national ». On se bornera à formuler deux observations.
Sur le fond d’abord, on peut avancer que cet ensemble de normes constitutionnelles,
hier « expresses et spécifiques », aujourd’hui inhérentes à « l’identité constitutionnelle »
française, désigne le substrat de l’ordre constitutionnel français. Il est formé par l’ensemble de
règles et principes auxquels la France n’a pas entendu renoncer en s’engageant
constitutionnellement dans la construction européenne, et dont les juges nationaux ne
sauraient, à peine de forfaiture, abandonner le contrôle à une juridiction communautaire525.
S’agissant des rapports normatifs ensuite, cette réserve de constitutionnalité paraît
donner quelque consistance au principe de suprématie constitutionnelle. Elle semble marquer
le retour de la hiérarchie, pour articuler les deux ensembles constitutionnel et communautaire,
ainsi que la nécessité d’un tel mode d’articulation. On l’a compris, dès lors que les
dispositions inconditionnelles et précises d’une directive directement transposée par un acte
national entreront en conflit avec une règle ou un principe inhérent à l’identité
constitutionnelle nationale, l’inconstitutionnalité de l’acte sera prononcée par un juge national
et la norme communautaire se trouvera dépourvue d’application dans l’ordre interne.
Comme on sait, une telle sanction, en termes d’inapplicabilité, ne permet pas
d’identifier une relation hiérarchique, dans la mesure où cette relation implique une sanction
en termes de validité526. De même, il importe de souligner que le juge interne ne se reconnaît
nulle compétence pour censurer lui-même une norme de droit communautaire, mais
prises avec la constitutionnalité des actes de transposition des directives communautaires », RFDA, 2007, p. 564
et s., p. 576.
522
v. C.C. n° 2004-498 DC, précitée.
523
C.C. n° 2006-540 DC, précitée.
524
Sur cette question, v. notamment B. . Mathieu, « Les rapports normatifs entre le droit communautaire et le
droit national. Bilan et incertitudes relatifs aux évolutions récentes de la jurisprudence des juges constitutionnel
et administratif français », art. cit., p. 690-691.
525
Ce qu’explique de manière claire et synthétique le professeur Matthieu, ibid.
526
v. supra. B. §I, Section II du présent Chapitre, p. 139 et s.
155
seulement l’acte interne de transposition de cette norme527. Considérer que le droit
communautaire échappe encore à la hiérarchie nous paraît cependant une conclusion trop
rapide. Ce serait omettre que l’acte juridique censuré ne porte d’autre norme que la norme
communautaire, puisqu’on raisonne à partir d’un acte de transposition transparent. C’est donc
bien la non-conformité de la norme communautaire à la Constitution qui est sanctionnée par
le truchement de la censure de l’acte de transposition. Et du point de vue de l’acte interne, la
sanction consiste effectivement en une suppression de sa validité, de sorte que la supériorité
de la norme constitutionnelle sur la norme véhiculée par l’acte examiné se trouve établie.
Reconnaissons cependant qu’elle l’est seulement de manière indirecte pour ce qui concerne la
norme communautaire.
L’avènement des « principes inhérents à l’identité constitutionnelle » française marque
à la fois un rapprochement avec la formulation retenue par le projet de traité établissant une
Constitution pour l’Europe528 et une aggravation de la contrainte constitutionnelle pesant sur
le droit communautaire. En effet, alors que la notion de « disposition constitutionnelle
expresse et spécifique » semblait impliquer une interprétation stricte, celle « d’identité
constitutionnelle » pourrait s’avérer d’interprétation large et constituer une « réserve de
constitutionnalité renforcée »529. Sans entrer dans une analyse approfondie et nécessairement
incertaine de ce que recouvre l’identité constitutionnelle française et les principes qui lui
seraient inhérents, il suffit de rappeler les propos tenus par le Président du Conseil
constitutionnel pour attester de l’ampleur de la marge de manœuvre ainsi dégagée par le juge.
Ce dernier expliquait que « le droit européen, si loin qu'aillent sa primauté et son immédiateté,
527
En ce sens, le professeur X. Magnon, « La directive communautaire comme paramètre du contrôle de la
constitutionnalité des lois : une exception d’interprétation stricte à la jurisprudence IVG », Dalloz, 2006, p. 2878
et s.
528
Rapprochement qu’appelaient de leur vœux certains membres éminents de la doctrine publiciste, v. not. B.
Mathieu, « Le respect par l’Union européenne des valeurs fondamentales de l’ordre juridique national », art. cit.
Mais rapprochement inopérant, comme le rappelle notamment les professeurs P. Cassia et E. Saulnier-Cassia,
dans le contexte du traité de Rome du 25 mars 1957 qui ne contient aucune disposition comparable à celle de
l’article I-5 du TECE, v. « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », DA, 2006, n°10, p. 31 et
s., p. 32.
529
En ce sens, voir. F. Chaltiel, « Nouvelle précision sur les rapports entre le droit constitutionnel et le droit
communautaire. La décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 sur la loi relative aux droits
d’auteurs », RFDC, 2006, p. 843. Dans le même sens, v. D. Simon « L’obscure clarté de la jurisprudence du
Conseil constitutionnel relative à la transposition des directives communautaires », Europe, octobre 2006, p. 2.
Voir enfin P. Cassia et E. Saulnier-Cassia qui considèrent, eux aussi, que le Conseil « étend la réserve de
constitutionnalité émise au considérant 7 de la décision 496 DC » et signalent à juste titre que cette extension a le
mérite de rétablir l’unité de la Constitution « au détriment du droit communautaire » puisque désormais le
Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont la même conception de l’étendue de la suprématie
constitutionnelle, « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 32. Sur la divergence
entre les deux juridictions, v. P. Cassia, « Le juge administratif, la primauté du droit de l’Union européenne et la
Constitution française », RFDA, 2005, p. 23 et s.
156
ne peut remettre en cause ce qui est expressément inscrit dans nos textes constitutionnels et
qui nous est propre [c’est-à-dire] inhérent à notre identité constitutionnelle, au double sens du
terme " inhérent " : crucial et distinctif. Autrement dit : l'essentiel de la République »530. Ces
termes ne vont pas sans rappeler ceux du cinquième alinéa de l’article 89 de la Constitution.
Sans doute n’est-ce pas un hasard. On tient même les deux problématiques pour
inextricablement liées : c’est toujours le substrat de l’ordre constitutionnel que le système
constitutionnel place hors de portée, du législateur constitutionnel dans un cas, du législateur
communautaire dans l’autre. La différence est dans la sanction.
530
Discours prononcé à l’occasion des vœux au chef de l’État, le 3 janvier 2005.
157
Conclusion du Chapitre I
Au terme de ces développements, la contradiction paraît saisissante entre l’affirmation
du principe de suprématie de la Constitution et le refus de subordonner le droit d’origine
externe à la Constitution.
Le rapport hiérarchique se trouve en quelque sorte contourné, et ce contournement
s’inscrit dans une dynamique de rationalisation des rapports de systèmes où toute sanction en
termes de validité des normes d’origine externe est inenvisageable.
Le principe de suprématie constitutionnelle est alors compris comme relevant de la
question des fondements de la normativité juridique. C’est la fonction fondatrice de la
Constitution que le juge réaffirme lorsqu’il pose le principe de sa suprématie, la garantie de
cette fonction n’impliquant pas nécessairement la subordination des normes internationales et
supra-nationales.
158
Chapitre II. L’impossible clôture sur lui-même du système constitutionnel
Le principe de suprématie constitutionnelle peut être compris comme un principe
d’identité du système constitutionnel dans la mesure où il permet de discriminer entre les
normes qui le composent et les normes d’origine externe. Tel est, sommairement exposé, le
ressort de la définition formelle de la Constitution.
Une telle assertion se justifie seulement si l’on parvient à ajouter à la dimension
négative de ce critère, une dimension positive. En effet, il est vain de prétendre distinguer
entre les normes constitutionnelles et les normes des systèmes juridiques tiers en considérant
que les premières sont insusceptibles d’être subordonnées aux secondes alors que, dans le
même temps, l’articulation entre les normes des différents systèmes n’opère que
marginalement sur le mode hiérarchique.
Chercher à savoir si le principe de suprématie constitutionnelle permet de déterminer à
la fois les éléments qui appartiennent et ceux qui n’appartiennent pas au système revient à se
demander s’il garantit l’autonomie de la Constitution. On ne cherche plus alors à savoir si le
principe de suprématie se traduit par la soumission des normes d’origine externe, mais s’il
fonde l’exclusion de ces normes de l’ensemble constitutionnel. C’est à cette condition qu’on
pourra considérer qu’il forme un critère positif de délimitation du système constitutionnel.
Au sens large, l’autonomie du système trouve à s’exprimer dans le cadre du rapport de
constitutionnalité. On dira que le système constitutionnel est autonome lorsque l’exigence de
conformité à la Constitution est exclusive de tout rapport d’adéquation à une norme d’origine
externe.
Or cette autonomie absolue, qui correspond à la clôture parfaite du système comme un
ensemble hermétiquement fermé à son environnement normatif, est une chimère. Nous
verrons que la suprématie constitutionnelle ne permet pas d’exclure totalement les normes
internationales et communautaires du rapport de constitutionnalité (Section I) et qu’elle ne
s’oppose pas nécessairement à l’intégration de certaines normes d’origine externe au système
constitutionnel (Section II).
159
Section I.
Des normes internationales et communautaires difficiles à exclure du
rapport de constitutionnalité
Le principe est fermement affirmé par le Conseil constitutionnel dès son importante
décision du 15 janvier 1975 : le droit d’origine externe est exclu du rapport de
constitutionnalité. L’expression désigne ici l’exigence de conformité à la Constitution qui
s’impose aux normes subordonnées à la Constitution et qui est vérifiée dans le cadre du
contrôle exercé sur le fondement de l’article 61 de la Constitution.
Affirmé de longue date, le principe issu de la jurisprudence IVG constitue une
première traduction de l’autonomie normative du système constitutionnel : seules les normes
constitutionnelles – entendons, les normes de valeur constitutionnelle produites par les
organes du système constitutionnel – s’imposent, en vertu de la Constitution, aux normes qui
lui sont subordonnées.
En réalité, les choses sont moins simples. Le principe d’exclusion connaît un certain
nombre d’exceptions et de tempéraments. Dans la mesure où il s’intègre dans un
environnement normatif caractérisé par un phénomène d’interdépendance croissante, le
système constitutionnel ne peut en effet rester hermétiquement clos sur lui-même. Si le
principe reste donc, aux prix de certains aménagements, celui de l’exclusion des normes
d’origine externe du rapport de constitutionnalité (§I), l’enchevêtrement des systèmes
normatifs impose au juge tantôt de le contourner, tantôt d’admettre que le droit
communautaire fasse exception (§II).
§I.
L’exclusion de principe du droit international
On sait qu’aux termes de l’article 55 de la Constitution les traités ou accords
internationaux, régulièrement ratifiés ou approuvés sont, sous réserve de réciprocité, dotés
d’une autorité supérieure à celle des lois. Parallèlement, il ressort de l’interprétation
juridictionnelle des articles 55 et 61 de la Constitution qu’une loi contraire à un traité n’est
160
pas pour autant contraire à la Constitution531. Ainsi, les conventions internationales ne figurent
pas parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité. Statuant sur la
recevabilité du moyen tiré de la violation de l’article 2 de la CEDH par la loi relative à
l’interruption volontaire de grossesse, le Conseil affirme qu’il ne lui « appartient pas […],
lorsqu’il est saisi en application de l’article 61 de la Constitution, d’examiner la conformité
d’une loi aux stipulations d’un traité ou d’un accord international »532. Si le juge admet, et
comment eût-il pu en être autrement ?, que l’article 55 pose le principe de supériorité du traité
sur la loi, il ne prescrit ni n’implique que la conformité de l’une à l’autre doive être vérifiée
dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité.
Pour autant, la jurisprudence du Conseil constitutionnel témoigne pris d’une tension
entre deux impératifs contradictoires. Alors que la garantie de l’autonomie constitutionnelle
paraît dicter l’exclusion du droit international conventionnel de l’ensemble des normes de
références (A), elle n’exclut pas la prise en compte croissante du droit européen (B).
A. Un principe destiné à garantir l’autonomie du système constitutionnel
Au fondement du principe posé par la décision IVG, dont nul ne conteste qu’il ne
ressort pas immédiatement de la lecture des articles 55 et 61 de la Constitution533, on trouve la
différence de nature entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité.
Cette différence est explicitée par le juge : « la supériorité du traité sur les lois, […] présente à
la fois un caractère relatif et contingent tenant d’une part à ce qu’elle est limitée au champ
d’application du traité et, d’autre part, à ce qu’elle est subordonnée à une condition de
531
C.C. n°74-54 DC du 15 janvier 1975, préc.
ibid., cons. n°7.
533
Du rapprochement de ces deux dispositions, on pouvait en effet admettre la solution inverse. Il suffisait pour
cela de considérer qu’en tant que l’article 55 pose le principe de supériorité des traités et accords internationaux
sur les lois, toute loi méconnaissant un tel traité ou accord contredit la norme de l’article 55 et devait être
sanctionnée par le juge de la constitutionnalité. Notons que c’est exactement l’interprétation que donnaient de
cette disposition le Conseil d’État et la Cour de cassation qui refusaient d’écarter une loi contraire à un traité
lorsqu’elle lui était postérieure, au motif que cela revenait en réalité à sanctionner l’inconstitutionnalité de la loi
ce qui, de jurisprudence constante, excède leurs compétences respectives. Pour le juge judiciaire, v. Cass. civ.,
22 décembre 1931, Sirey, 1932, I, p. 257 concl. Matter ; pour le juge administratif, v. CE, Sect., 1er mars 1968,
Syndicat général des fabricants de Semoules de France, Rec. Leb. p. 149. Pour le déclinatoire de compétence
concernant le contrôle de la constitutionnalité de la loi, v. Crim., 11 mai 1833, Paulin, Sirey, I, 1833, p. 358 et
Crim., 24 février 1974, Schiavon, D., J., 1874, p. 273 et s., concl. Touffait, note Vouin ; CE, Sect., 6 novembre
1936, Arrighi 1936, Rec. Leb. p. 966 et CE, Ass., 20 octobre 1989, Roujansky, JCP, 1989, II, n° 21371, concl.
Frydmann.
532
161
réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des États signataires du
traité et le moment où doit s’apprécier le respect de cette condition »534.
La référence aux champs d’application respectifs des normes en présence535 vise
l’hypothèse où la disposition législative incompatible étant dotée d’un champ d’application
plus large que le traité536, la loi resterait « régulière » par ailleurs, et sa censure devrait n’être
que partielle ou relative, c’est-à-dire bornée par le champ d’application du traité537. S’agissant
ensuite du caractère propre à chaque type de contrôle, le juge explique que le caractère absolu
du contrôle de la constitutionnalité538 est incompatible avec le caractère relatif et contingent
du contrôle de la conventionnalité de la loi. Cet élément fait écho au précédent : enfermé dans
une alternative entre déclaration de conformité et censure de la loi539, le Conseil estime ne pas
disposer des moyens juridiques susceptibles de sanctionner partiellement la loi. S’agissant
enfin de la condition de la réciprocité540 posée par l’article 55541, elle fonde le caractère
contingent de la supériorité des traités. En effet, si la réciprocité est une condition posée par la
534
C.C. n° 74-54 DC, préc., cons. n° 4.
Référence grevée dès l’origine d’une certaine ambiguïté puisque le champ d’application du traité peut aussi
bien désigner le champ géographique de son application que le domaine juridique dont il traite. Sur ce point, v.
les observations de A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution
française, op. cit., p. 41 et s.
536
C’est la seule hypothèse problématique, dans tous les autres cas - identité des champs d’application ou champ
d’application plus étendu du traité – la supériorité du traité sur la loi n’emporte aucune « relativité ».
537
Ainsi « une loi qui exclurait tous les étrangers du bénéfice d’un droit civil serait certainement contraire à un
traité qui aurait accordé expressément ce droit aux ressortissants d’un pays déterminé, mais elle serait régulière à
l’égard de tous les autres », P. Lagarde, RGDIP, 1975, p. 126.
538
Ce caractère « résulte de l’article 62 qui fait obstacle à la promulgation et à la mise en application de toute
disposition déclarée inconstitutionnelle » (cons. n° 4).
539
Il convient cependant de souligner que le juge n’est pas exactement enfermé dans une logique strictement
binaire. Il a su dépasser l’alternative conforme / non conforme en admettant, lorsque cela est possible, de
déclarer séparables les dispositions contraires à la Constitution du reste du texte législatif susceptible quant à lui
d’être promulgué. Par ailleurs, la technique des réserves d’interprétation lui permet d’intervenir sur le champ
d’application de la norme contrôlée. Pour un exemple pertinent, v. C.C. n° 86-216 DC du 3 septembre 1986,
Rec. p. 135 : le Conseil détermine le champ d’application de la loi dont il est saisi au titre de l’article 61 de la
Constitution en indiquant qu’elle n’a pas entendu déroger à la Convention de Genève sur les réfugiés du 28
juillet 1951.
540
Sur cette condition, fondamentale en droit international, on se reportera, parmi toute la littérature, aux études
suivantes : E. Decaux, La réciprocité en droit international, Paris, LGDJ, 1980, 374 p. ; P. Lagarde, « La
réciprocité en droit international privé », RCADI, 1977, I, p. 111 ; J –P. Niboyet, « La notion de réciprocité dans
les traités diplomatiques de droit international privé », RCADI, 1935, II, p. 259 ; M. Virally, « Le principe de
réciprocité dans le droit international contemporain », RCADI, 1967, III, p. 1. ; D. Alland, Justice privée et ordre
juridique international, étude théorique des contre-mesures en droit international public, Paris, Pedone, 1994,
505 p. ; F. Coulée, Droit des traités et non réciprocité : recherche sur l’obligation intégrale en droit
international public, Thèse, Paris II, 1999, 620 p.
541
Notons que le terme « réciprocité » n’est pas monovalent : on désigne indistinctement « la réciprocité dans
l’application » de l’engagement international et la réciprocité au moment de la conclusion de cet engagement, v.
E. Decaux, La réciprocité en droit international, op. cit. Ramené à l’office du juge constitutionnel, rien
n’empêche qu’il vérifie que la condition soit satisfaite au stade de la conclusion du traité. Plus
fondamentalement, on a pu se demander si la condition de réciprocité posée par la Constitution ne visait pas
seulement les conventions bilatérales, puisque l’article 55 ne mentionne que l’application « par l’autre partie »,
au singulier. En ce sens, R. Abraham, Droit international, droit communautaire et droit français, op. cit., p. 82 et
s.
535
162
Constitution à la supériorité des traités sur la loi, alors la subordination de la loi au traité est
directement conditionnée par l’application effective du traité par la ou les autres partie(s)
contractante(s). Il s’agit là d’une supériorité essentiellement variable ou contingente.
En somme, si les traités et autres accords régulièrement ratifiés ou approuvés sont
exclus de l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité, ce n’est pas
en raison de la subordination du droit international à la Constitution, mais du fait des
conditions d’application de l’article 55 qui, telles que le juge les interprète en janvier 1975,
semblent insusceptibles d’être satisfaites dans le cadre du contrôle a priori de la
constitutionnalité.
Il n’est pas utile d’y insister, l’ensemble de l’argumentation développée par le Conseil
a fait l’objet de vives critiques doctrinales. La faible portée de l’argument tiré de l’éventuelle
différence de champ d’application entre les normes législative et conventionnelle a pu être
soulignée par un ancien secrétaire général du Conseil : il « aboutit à limiter le nombre des
hypothèses où il y a effectivement conflit sans exclure toute possibilité de contrôle »542. De
même, l’argument tiré du caractère définitif du contrôle de constitutionnalité est réversible543.
Enfin, concernant le caractère contingent de la supériorité des conventions internationales sur
la loi, les auteurs n’ont pas manqué de souligner que la condition de réciprocité ne joue pas
pour les conventions relatives à la garantie des droits fondamentaux544.
Possiblement attentif à ces critiques545, le juge constitutionnel, tout en restant attaché
au principe de l’exclusion des normes conventionnelles de son corpus de référence546, n’a pas
542
B. Genevois, « Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 ? »,
C.C.C., n°7, 1999, p. 101 et s., p. 102. Sur cette question, v. aussi J. Masquelin, « La conformité des lois au droit
international et européen », Mélanges Dabin, T. II., Paris, Sirey, p. 368.
543
On a justement souligné que l’autorité des décisions du Conseil ne saurait s’opposer « à ce que des
dispositions législatives qui auraient été par hypothèse censurées pour méconnaissance d’un traité fussent
ultérieurement reprises une fois que le traité aurait cessé d’être applicable dans l’ordre interne ou encore après
une révision appropriée de la Constitution », B. Genevois, art. cit., p. 102 et op. cit., p. 373. De même, on
s’explique difficilement d’où provient cette « essence particulière » qu’accorde le juge constitutionnel à
l’autorité de ses décisions. Les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État revêtent elles aussi un
caractère absolu et définitif ce qui ne leur interdit nullement de connaître de la conventionnalité de la loi. En ce
sens, v. G. Carcassonne, « Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC du 15 janvier
1975 ? », CCC, 1999, n° 7, p. 93 et s.
544
C’est bien sûr le cas de la CEDH dont la violation par la loi contestée était soulevée par les saisissants dans la
décision « IVG ». En ce sens, J. Rivero, note sous la décision n° 74-54 DC d 15 janvier 1975, AJDA, 1975, p.
134 ; D. Ruzié, « La Constitution française et le droit international (à propos de la décision du Conseil
constitutionnel du 15 janvier 1975) », JDI, 1975, p. 249 et s., spéc. p. 265 ; D. Rousseau, « Vers l’intégration de
la CESDH au bloc de constitutionnalité », Conseil constitutionnel et Cour Européenne des droits de l’homme,
Paris, STH, 1990, p. 117 et s., spéc. p. 120.
545
C’est l’opinion de B. Genevois, art. cit., p. 102.
163
repris l’argumentation développée en janvier 1975547. Ainsi, par exemple, la décision n° 86216 DC du 3 septembre 1986 qui censure la violation directe de l’article 55 par la loi548 se
borne à indiquer que la hiérarchie des normes définie par l’article 55 impose « aux divers
organes de l’État de veiller à l’application [des] conventions internationales dans le cadre de
leur compétences respectives »549. Il confirme ainsi que l’article 55 est une norme de référence
opératoire dans le cadre du contrôle de constitutionnalité de la loi, sans que cela implique que
les traités internationaux intègrent le rapport de constitutionnalité.
Ne reste plus, en dernière analyse que deux types d’arguments disponibles pour
justifier l’exclusion des traités et accords internationaux de l’ensemble des normes de
référence du contrôle de la constitutionnalité. Le premier, d’ordre strictement factuel, consiste
à pointer du doigt la masse des normes conventionnelles auxquelles serait soumise la loi550. La
proportion prise par l’ensemble des normes de référence du contrôle de constitutionnalité
apparaîtrait alors « démesuré[e] »551, et dans cette démesure gît le risque de paralysie
définitive du législateur. L’argument est imparable552, l’inflation orchestrée par l’intégration
des normes internationales conventionnelles à l’ensemble des normes de référence du contrôle
de constitutionnalité relève de l’ingérable. Mais l’argument d’opportunité ne porte que
faiblement au plan des principes.
Le second argument, tiré de la différence de nature dans les rapports normatifs en jeu,
est décisif. Alors que le contrôle de conventionnalité sanctionne un rapport de compatibilité
commandant l’applicabilité de la norme législative, le contrôle de constitutionnalité repose sur
546
Voir, par exemple, les décisions n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, Rec. p. 39 ; n° 89-268 DC du 29 déc. 1989,
Rec. p. 110 ; n° 91-293 DC du 23 juillet 1991, Rec. p. 77 ; n° 91-298 DC du 24 juillet 1991, Rec. p. 82 ; n° 94347 DC du 3 août 1994, Rec. p. 113 ; n° 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60 ; n° 98-399 DC, préc. ; n° 99-416
DC du 23 juillet 1996, Rec. p. 96. Sur le contrôle de la violation directe de l’article 55 par la loi – qui en
méconnaîtrait par exemple le champ d’application – v. 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60.
547
Certaines décisions affaiblissent même de manière significative l’argumentation déployée dans la décision
74-54 DC. Ainsi dans la décision 98-408 DC, sur laquelle nous reviendrons plus avant, le Conseil admet que la
condition de réciprocité ne joue pas pour les conventions « humanitaires ».
548
On parle de violation directe lorsque, par exemple, le législateur réduit la portée de l’article 55 de la
Constitution ou interdit aux juges de l’application des normes de veiller à la hiérarchie qu’il édicte, v. B.
Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, Principes directeurs, op. cit., p. 371.
549
C.C n° 86-216 DC du 3 septembre 1986, Rec. p. 135.
550
En ce sens les auteurs des Grandes décisions parlent de « conséquences considérables inacceptables » et
estiment que « dans la mesure où le Conseil examine systématiquement et complètement la conformité de la loi à
toutes les règles constitutionnelles, ceci aurait représenté une tâche considérable et pratiquement impossible à
mener », GDCC, n° 22-15, p. 304, nous soulignons.
551
J. Rivéro, note sous la décision n° 74-54 DC d 15 janvier 1975, préc., p. 136.
552
Encore convient-il de le relativiser. En ce sens, le professeur Béchillon souligne qu’« on ne songerait pas à
confronter la conformité d’une législation de procédure pénale à un règlement communautaire précisant la notion
d’escalope de poulet », « De quelques incidences du contrôle de conventionnalité internationale des lois par le
juge ordinaire (Malaise dans la Constitution) », RFDA, 1998, p. 225 et s., p. 237.
164
un rapport de conformité qui touche directement à la validité de la norme législative. C’est
donc la différence de nature entre la primauté constitutionnelle (absolue) et la primauté
internationale (relative et contingente) qui fonde le refus d’assimiler les deux contrôles.
Autrement dit, les deux contrôles relèvent effectivement de « natures » différentes, et le juge
constitutionnel est fondé à refuser d’invalider la loi au motif de son incompatibilité avec le
droit d’origine externe. Finalement, le principe d’exclusion n’entretient qu’un rapport très
indirect avec le principe de suprématie constitutionnelle. Ce sont davantage les
caractéristiques du rapport de la loi et du droit international qui sont mobilisés par le juge
pour justifier l’exclusion des normes d’origine externe du rapport de constitutionnalité. Si une
telle exclusion garantit dans son principe l’autonomie du système constitutionnel, elle n’est
donc pas fondée sur une caractéristique propre du système et notamment pas sa suprématie.
B. Un principe intenable : le cas du droit né de la Convention européenne des droits
de l’homme
Le juge est condamné à rechercher sans cesse le point d’équilibre entre deux
impératifs contradictoires qu’il lui revient de concilier : attaché à la préservation du principe
d’autonomie de la Constitution, il maintient le principe d’exclusion examiné plus haut tout en
étant contraint à la prise en compte croissante du droit de la CESDH dans le cadre de son
activité de contrôle.
En application du principe issu de la décision IVG, le juge constitutionnel ne fait
jamais référence au droit né de la CESDH dans ses décisions553, de sorte qu’il est toujours
délicat de déterminer si et dans quelle mesure le Conseil use effectivement de standard
européen dans sa jurisprudence. Seul ce que les auteurs qualifient pudiquement de
553
À notre connaissance, ce silence n’a connu qu’une seule exception, hors le cadre du rapport de
constitutionnalité tel que nous l’examinons ici. Le Conseil constitutionnel s’est en effet expressément référer,
dans les visas ainsi que les motifs de la décision 505 DC à la Conv. EDH ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour
EDH pour apprécier la compatibilité du traité établissant une Constitution pour l’Europe et notamment la Charte
des droits fondamentaux de l’Union qui constituait la deuxième partie du traité. V. C.C. n° 04-505 DC, préc.,
cons. n° 18 et 19.
165
« dialogue » entre les deux juges permet d’appréhender objectivement l’intégration, non dite,
du droit européen en contentieux constitutionnel554.
Le cas des lois de validations est particulièrement topique555 : en ce domaine, le juge
constitutionnel a modifié sa jurisprudence à la suite d’une décision de la Cour EDH. Dans une
décision 119 DC du 22 juillet 1980556, le Conseil a clairement posé les conditions de la
constitutionnalité des lois de validation : le principe de séparation des pouvoirs leur impose
d’abord le respect des décisions de justice passées en force de chose jugée557, elles sont tenues
ensuite de respecter le principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère558 et doivent,
enfin, être justifiées par des raisons d’intérêt général559. Ces standards de la constitutionnalité
des lois de validations vont connaître un resserrement significatif consécutivement aux
interventions successives et divergentes du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et
de la Cour EDH concernant l’article 85 de la loi n°94-13 du 18 janvier 1994 relative à la santé
et à la protection sociale560. Jugée conforme à la Constitution par le Conseil dans une décision
554
On peut considérer qu’ayant jugé successivement de cas similaires sinon identiques, la modification du sens
de la jurisprudence de l’un par l’effet de la ou des décision(s) de l’autre constitue l’aspect principal de ce
« dialogue ». C’est dans cette perspective que nous analysons la jurisprudence constitutionnelle relative aux lois
de validation. On peut encore se référer, sans que cela soit décisif, aux termes des décisions du Conseil et tenter
d’opérer un rapprochement systématique – notamment lorsqu’on est en présence d’une évolution dans les termes
utilisés – avec ceux de la jurisprudence de Strasbourg. À cet égard les exemples sont connus, qui soulignent une
similitude entre les jurisprudences révélatrices de l’inspiration européenne du Conseil constitutionnel. Ainsi, le
Conseil a reconnu un droit au recours juridictionnel dans une décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996 (Rec. p. 43)
qu’il prend soin de fonder sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Sur ce
droit, v. aussi C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Rec. p. 29, cons. n°25. Dans le même esprit, il sanctionne,
dans une décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 (Rec. p. 224), le « droit à une vie familiale normale », et, dans
une décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997 (Rec. p. 45), le « droit au respect de la vie familiale et privée » des
étrangers. Ces droits paraissent directement inspirés de l’article 8 de la CEDH. S’agissant de la liberté
d’expression et du pluralisme comme condition de la démocratie, la décision n° 86-217 DC du 18 septembre
1986 (Rec. p. 141) qui paraît faire écho aux arrêts Sunday Times du 26 avril 1979 et Lingens du 8 juillet 1986 de
la Cour EDH. Signalons enfin la reconnaissance par le juge constitutionnel de la nécessité d’une « procédure
juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties » (C.C. n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, Rec. p.
71) qui semble s’inspirer directement du droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Conv. EDH, et
du principe d’« égalité des armes » qui en dérive. Sur l’ensemble de ces questions, v. not. J.
Andriantsimbazovina, « La prise en compte de la Conv. EDH par le Conseil constitutionnel, continuité ou
évolution ? », C.C.C, n° 18, p. 148 et s.
555
Sur cette question, v. l’étude de M. Guyomar, « Incompatibilité des dispositions d’une loi de validation avec
les stipulations de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme », AJDA, 2000, p. 796 et s.
Sur les lois de validation, v. B. Mathieu, Les « validations » législatives, Paris, Economica, 1987 ; du même
auteur, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg : une réaction rapide du Conseil
constitutionnel mais une décision lourde de menaces pour l’avenir de la juridiction constitutionnelle », RFDA,
2000, p. 289 et s. ; v. aussi, entres autres, O. Dutheillet de Lamotte, « Le point de vue du juge constitutionnel.
L’expérience du Conseil constitutionnel », LPA, 21 décembre 2006, n°254, p. 10.
556
C.C. n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, Rec. p. 46.
557
ibid., cons. n° 5 et 6.
558
C.C. n° 80-119 DC, préc., cons. n° 7. Sur cette dernière condition, v. C.C. 86-223 DC du 29 décembre 1986,
Rec. p. 184, et C.C. n° 87-228 DC du 26 juin 1987, Rec. p. 38.
559
C.C. n° 80-119 DC, préc., cons. n° 9.
560
Le dispositif validait le montant d’une indemnité instituée en 1953 au profit des personnels des organismes de
sécurité sociale des départements d’Alsace-Moselle.
166
322 DC561 et compatible avec la CEDH par la Cour de cassation, la loi devait être qualifiée de
contraire à l’article 6-1 de la Convention européenne par la Cour de Strasbourg562.
Concrètement, la décision de la Cour, fondée sur le principe de la séparation des
pouvoirs, procède d’un contrôle de proportionnalité entre l’intérêt général invoqué – lequel
doit être « impérieux » pour justifier une loi de validation – et l’atteinte portée aux droits
subjectifs des requérants. C’est donc dans l’appréciation des motifs d’intérêt général que les
jurisprudences du Conseil constitutionnel et de la Cour EDH divergent : alors que la
jurisprudence européenne met l’accent sur la protection des droits individuels, celle du juge
constitutionnel s’attache davantage au mécanisme employé par le législateur et au principe de
libre exercice de la fonction juridictionnelle563.
Moins d’un mois plus tard, sans faire aucune référence à la jurisprudence de
Strasbourg, le Conseil constitutionnel rendait une décision n° 99-421 DC par laquelle il
estime que « si le législateur peut, dans un but d’intérêt général suffisant, valider un acte dont
le juge administratif est saisi […] c’est à la condition de définir strictement la portée de cette
validation, eu égard à ses effets sur la contrôle de la juridiction saisie ; qu’une telle validation
ne saurait avoir pour effet, sous peine de méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs
et le droit à un recours juridictionnel effectif, qui découlent de l’article 16 de la DDHC,
d’interdire tout contrôle juridictionnel de l’acte validé quelle que soit l’illégalité invoquée par
les requérants »564.
Le juge constitutionnel applique donc le test de proportionnalité entre l’intérêt général
et l’atteinte au droit au recours des justiciables565, ce qui marque en réalité la transposition566
C.C. n° 93-322 DC, préc. Dans cette décision, le juge relève qu’il « était loisible [au législateur], sous réserve
des principes susvisés, d’user comme lui seul pouvait le faire en l’espèce, de son pouvoir de prendre des
dispositions rétroactives afin de régler pour des raisons d’intérêt général les situations nées des divergences
d’une jurisprudence ci-dessus évoquées ».
562
Cour EDH, arrêt du 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzales et autres c./ France, voir P. Tavernier,
« Le Conseil constitutionnel français peut-il échapper au contrôle de la Cour européenne des droits de l’Homme
? », in Mélanges Conac, Paris, Economica, 2001, 458 p., p. 255 et s. Dans cette décision, la Cour estime que « si,
en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles
dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et
la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général,
à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement
judiciaire du litige ».
563
v. B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg… », art cit., p. 291.
564
C.C. n° 99-422 DC du 21 décembre 1999, Rec. p. 143. En l’espèce le juge censure la validation des actes
d’application d’un arrêté susceptibles d’être contestés au motif de l’illégalité dudit arrêté. La disposition de
validation est annulée pour violation de l’article 16 de la DDHC dont le juge fait dériver les principes de
séparation des pouvoirs et de droit au recours juridictionnel.
565
Le considérant est repris à l’identique huit jours plus tard, v. C.C. 99-425 DC du 29 décembre 1999, Rec. p.
168 ; v. B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg… », art cit., p. 295 et s. Pour un
contrôle du caractère suffisant de l’intérêt général invoqué, v. C.C. 2002-458 DC du 7 février 2002, Rec. p. 80 et,
561
167
au contentieux de la constitutionnalité des standards du contrôle de la Cour EDH puisque la
différence de formulation est sans conséquence sur le fond des jurisprudences567. Si cette
nationalisation des standards européens en matière de contrôle de la modification rétroactive
du droit est marquée par une relative discrétion, elle rend surtout compte de l’impossibilité
pour le Conseil de maintenir le radicalisme du principe de la solution IVG lorsque sont en
jeux des droits fondamentaux qui transcendent la séparation entre les ordres juridiques et
juridictionnels.
Le contentieux constitutionnel des lois de validation en est l’illustration, le juge
constitutionnel n’hésite pas à intégrer les exigences de la Convention européenne des droits
de l’homme dans sa jurisprudence. Précisons qu’il ne s’agit pas là de l’expression d’un
cosmopolitisme bon teint mais, plus pragmatiquement, de la prise en compte d’une contrainte
juridique objective. En effet, l’intégration du droit du Conseil de l’Europe vise à permettre
aux contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité de se combiner, se compléter, voire
correspondre aux fins de satisfaire aux exigences de cohérence de l’ordre juridique et de la
sécurité juridique568. À travers ces notions de cohérence et de sécurité, ce qui est en jeu c’est
la stabilité et l’autorité de la jurisprudence constitutionnelle dans un système juridique où,
s’agissant au moins de la protection des droits fondamentaux, le juge se trouve concurrencé
pour une censure d’une loi rétroactive non justifiée par un intérêt général suffisant, v. C.C., 2001-453 DC du 18
décembre 2001, Rec. p. 164, cons. n° 27 et 28.
566
Si une telle transposition, on l’aura compris, a vocation à préserver la jurisprudence du Conseil de toute
« censure indirecte » ultérieure par la Cour EDH, il ne s’ensuit pas mécaniquement une parfaite harmonisation
entre les jurisprudences. Ainsi, postérieurement aux décisions de 1999 et au « réaménagement » des standards de
la constitutionnalité, la Cour de cassation a écarté l’application rétroactive d’une loi qui avait été contrôlée par le
Conseil constitutionnel. Le juge judiciaire déclare que si le législateur peut, en matière civile, adopter des
mesures rétroactives, « le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par
l’article 6 de la [CESDH], s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir
législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges », Cass., A.P.,
23 janvier 2004 Société Le Bas Noyer c/ Société Castorama, RFDA, 2004, note B. Mathieu, p. 224 et s.
567
En sens inverse, A. Gouttenoire souligne qu’il convient de relativiser la convergence des jurisprudences en
rappelant que si les juges ordinaires usent désormais du critère du motif impérieux d’intérêt général, il ne
s’ensuit pas mécaniquement une censure des lois de validation et certains auteurs ont pu critiquer la
compréhension manifestée par les hautes juridictions nationales à l’égard des lois de validation. A. Gouttenoire,
Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, PUD, 4e éd., 2007, n° 27, p. 295 et s.
568
La proximité des normes de référence et la multiplicité des contrôles de conformité ne se contentent pas de
fragiliser considérablement la position du Conseil constitutionnel sur le terrain de la protection des droits
fondamentaux, ils sont porteurs d’une insécurité juridique latente. Le professeur Béchillon a souligné le caractère
insoluble des conflits de jurisprudence entre le Conseil et les juges ordinaires. Ce constat doit être transposé aux
conflits avec les juridictions internationales. D. de Béchillon, « De quelques incidences du contrôle de la
conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire », RFDA, 1998, p. 225 et s. ; ainsi que « Conflits de
sentence entre les juges de la loi », Pouvoirs, 2001, n° 96, p.107 et s.
168
de toute part569. Dans sa fonction de gardien des droits et libertés fondamentaux, le juge
constitutionnel se trouve de fait intégré à un système juridictionnel anarchique qu’il lui
revient, avec les autres juridictions internes, de réguler570. Or, cette opération de mise en ordre
s’effectue de fait sous le contrôle indirect de la Cour EDH qui intervient après tous les autres
juges et se trouve en situation de contrôler, fut-ce de manière seulement indirecte, les
décisions de tous les juges internes 571.
Ces problèmes étant parmi les plus saillants du droit constitutionnel positif, nous
n’avons pas vocation à les développer ici. Il importe simplement d’insister sur un point : dès
lors que la question traitée par le Conseil constitutionnel entre matériellement dans le champ
du système européen de protection des droits fondamentaux572, le principe d’exclusion
569
Sur cette question, voir les études publiées in AIJC, XX-2004, « Justice constitutionnelle, justice ordinaire,
justice supranationale : à qui revient la protection des droits fondamentaux en Europe ? » et spéc. le rapport
français élaboré par M. Fatin-Rouge Stefanini et L. Gay, p. 213 et s.
S’agissant du Conseil constitutionnel, le caractère éclaté du système juridictionnel se traduit par une mise en
concurrence porteuse de risque pour l’autorité de sa jurisprudence. Concurrence par le haut puisque,
concomitamment à son entrée en scène sur le terrain de la protection des droits fondamentaux, tant la CJCE
(décision Stauder de 1974) que la Cour EDH (ratification par la France en 1974) font leur apparition dans le
paysage juridictionnel français. Concurrence par le bas aussi. Consécutivement à la décision IVG de janvier
1975, on assiste à l’éclatement du contrôle juridictionnel de la loi : les juges dits ordinaires qui affirment leur
compétence pour contrôler la conventionalité de la loi au regard d’un corpus de référence analogue à celui que
sanctionne le Conseil constitutionnel. À cet égard, les termes de la problématique sont posés dès 1990. Saisi
d’une demande d’annulation d’actes administratifs portant autorisation de la commercialisation et conditions
d’emploi de la pilule abortive, le Conseil d’État est amené à contrôler le dispositif législatif au fondement de ces
actes au regard notamment de dispositions tirées de la CESDH. La proximité avec l’espèce IVG est patente et le
commissaire du gouvernement ne s’y trompait pas lorsqu’il appelait les membres de la Haute juridiction à faire
œuvre de prudence dans l’exercice de cette « sorte de second contrôle de constitutionnalité des lois ». B. Stirn,
concl. sur CE, 21 décembre 1990 (deux espèces), Confédération nationale des associations familiales
catholiques et autres et Association pour l’objection de conscience à toute participation à l’avortement, RFDA,
1990, p. 1069.
570
Alors que la Constitution de 1958 ne contient aucune prescription susceptible d’articuler les différents
contrôles, le Conseil lui-même, en 1975, décide de les disjoindre. Cette « mise en ordre » du système
transnational de protection des droits fondamentaux passe aujourd’hui par une emprise croissante de la CEDH
sur le droit constitutionnel matériel. Évoquant cette emprise, le professeur Flauss décrit « un phénomène
d’encadrement de plus en plus important du droit constitutionnel par le droit de la Convention [lié] à la
réceptivité des juridictions constitutionnelles », AIJC, XX-2004, p. 392.
571
En ce sens, v. notamment, J. – F. Flauss explique que « quel que soit le rang de la Convention dans le cadre
du droit national », « s’agissant du contrôle qu’exerce la Cour EDH, […] c’est elle qui a le dernier mot », AIJC,
2004, p. 392. Dans le même sens, L. Bugorgue-Larsen qui affirme qu’un « mouvement d’ensemble assez net
apparaît. Il est caractérisé par la domination de la Cour européenne des droits de l’homme. Son emprise sur les
ordres juridiques communautaire et constitutionnel est manifeste. La Cour contrôle tout à la fois la
conventionnalité du système communautaire (interaction organique horizontale) comme celle des systèmes
constitutionnels (interaction organique verticale). La prévalence conventionnelle est intégrale et ce, au nom de la
garantie effective de la protection des droits de l’homme qui repose sur un instrument international, la
Convention, signée, ratifiée, donc acceptée en connaissance de cause par les États et leurs organes », RDP, 2000,
n° 4, p. 113.
572
Et l’on sait les analogies très fortes entre les droits et libertés garantis par la Constitution et l’ensemble des
droits et libertés énoncés par la CEDH, v. D. de Béchillon, « De quelques incidences du contrôle de la
conventionnalité internationale des lois par le juge ordinaire », art. cit. ; ainsi que « Conflits de sentence entre les
juges de la loi », art. cit.
169
formalisé par la décision 74-54 DC devient proprement intenable, et il appartient au Conseil
de l’adapter à défaut de le renverser.
C’est dans cette exacte mesure qu’il faut comprendre la jurisprudence du Conseil
constitutionnel : on aurait tort de croire que le droit conventionnel européen intègre
l’ensemble des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité573. Lorsque le Conseil
réévalue les standards du contrôle de la loi de validation en transposant, sans le dire, les
critères dégagés par la Cour EDH, il ne confronte pas la loi examinée à la jurisprudence de la
Cour européenne. Si l’influence de la Cour est manifeste, sa jurisprudence agit comme
paramètre de la constitutionnalité de la loi, pas comme norme étalon de sa validité
constitutionnelle574.
Ce caractère implicite de l’intégration orchestrée par le juge constitutionnel permet de
maintenir formellement l’autonomie de l’ensemble des normes de référence du contrôle de la
constitutionnalité, et finalement du rapport de constitutionnalité. Dans un cadre juridique où la
Cour EDH intervient systématiquement après lui, une telle intégration constitue le seul
instrument à la disposition du Conseil pour éviter, dans la mesure du possible, les situations
de conflits de sentences. En effet, un tel conflit s’analysant comme une sanction de la décision
du juge constitutionnel par le juge européen, il recouvre un rapport d’autorité entre deux
juridictions défavorable au Conseil575. Dans ces conditions, éviter le conflit de jurisprudence,
ou du moins le marginaliser, permet au juge de maintenir le principe d’autonomie de sa
jurisprudence et celle du système constitutionnel qui demeure formellement distinct du droit
international conventionnel.
573
Dans le même sens, A. Levade, « Le Conseil constitutionnel aux prises avec la Constitution européenne »,
art. cit., p. 40 : « À aucun moment, le droit communautaire, le droit de l’Union et le droit de la Convention
européenne ne deviennent de nouvelles normes de référence du contrôle de constitutionnalité. En revanche, ils
sont, indiscutablement, des normes d’inspiration qui ne peuvent être pleinement exploitées qu’en tenant compte
des interprétations des juridictions pour lesquelles ils sont des normes de référence ».
574
En sens contraire, B. Mathieu et M. Verpeaux parlent de « norme de référence implicite », « Les normes de
référence extra constitutionnelles dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Constitution et finances
publiques, Études en l’honneur de L. Philip, Paris, Économica, 2005, p. 155 et s., spéc. p. 163.
575
En dernière analyse, ce rapport révèle une subordination de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Précisons cependant qu’une telle subordination ne peut être qu’indirecte et partielle. D’une part en effet il
convient de souligner qu’il n’existe pas de procédure de renvoi préjudiciel devant la Cour EDH et que les
décisions de celle-ci ne bénéficient pas de l’autorité absolue de la chose jugée. Et si l’on a parfaitement
conscience de la portée relative de ces arguments, il n’en demeure pas moins que la lecture des rapports entre les
juridictions, a fortiori lorsqu’il s’agit du Conseil constitutionnel dont l’activité est normée par une procédure très
particulière (contrôle abstrait et a priori qui ne peut faire l’objet d’un recours sur le fondement de l’article 6
CEDH), en termes de hiérarchisation paraît singulièrement simplificatrice. En ce sens, B. Stirn, intervention dans
le cadre des débats lors de la journée d’étude organisée le 10 février 2003 à la Faculté de droit, économie et
administration de l’Université de Metz, in F. Lichère, L. Potvin-Solis et A. Raynouard (sous la dir.), Le dialogue
entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ?, op. cit., p. 116.
170
§II.
L’article 88-1 et l’enrichissement du contrôle de constitutionnalité
De jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel se refuse à sanctionner
l’inconventionnalité de la loi. Il a transposé au droit communautaire ce principe issu de la
jurisprudence IVG de 1975 dans une décision 298 DC par laquelle il considère qu’il ne lui
revient pas « d'examiner [la conformité des dispositions] de la loi déférée aux stipulations du
traité instituant la Communauté économique européenne non plus qu'aux actes pris par les
institutions communautaires sur le fondement de ce traité »576. Traditionnellement donc577, la
Haute juridiction considère que les lois d’application des règlements ou de transposition des
directives communautaires ne sont que « la conséquence d’engagements souscrits
antérieurement par la France »578. Cette jurisprudence constitue la traduction contentieuse du
principe d’autonomie du système constitutionnel. L’interprétation renouvelée de l’article 88-1
lui apporte cependant une exception : les directives communautaires figurent désormais parmi
les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois de transposition (A). Par
ricochet, le rapport de constitutionnalité et l’office du juge s’en trouvent modifiés (B).
576
C.C. n° 91-298 DC, Rec p. 82 cons n° 21. Le juge se fonde alors, par application des mécanismes à l’œuvre
dans la décision IVG, sur l’article 55 pour affirmer « que, dans le cadre de leurs compétences respectives, il
incombe aux divers organes de l'État de veiller à l'application des conventions internationales [et] que s'il [lui]
revient, lorsqu'il est saisi sur le fondement de l'article 61 de la Constitution, de s'assurer que la loi respecte le
champ d'application de l'article 55, il ne lui appartient pas en revanche d'examiner la conformité de celle-ci aux
stipulations d'un accord international ».
577
C’est-à-dire sauf exception expressément posée par le législateur constitutionnel. Une telle hypothèse se
retrouve dans la décision 98-400 DC du 20 mai 1998 (Rec. p. 251) : le Conseil y confronte directement la loi
organique à la directive 94/80/CE du 19 décembre 1994 parce que le pouvoir de révision, par l’article 88-3 et la
référence qui y est faite aux « modalités prévues par le traité sur l’Union », imposait à la loi organique prise pour
l’application de cet article de se conformer à la directive. Dès lors, si le droit communautaire figure ici parmi les
normes de référence du contrôle de la constitutionnalité de la loi, cette situation pouvait être regardée comme
strictement circonstancielle. Sur la décision n°98-400 DC, voir J.-E. Schoettl, AJDA, 1998, p. 445 et B.
Genevois, RFDA, 1998, p. 671. Au soutien de cette interprétation, notons que, postérieurement, le Conseil a
continué de rejeter les moyens tirés de la violation par la loi des normes communautaires, v. C.C. n° 99-416 DC
du 23 juillet 1999, Rec. p. 100, cons. n°s 13 et 16 (pour le droit originaire) et C.C. n° 98-405 DC du 29 décembre
1998, Rec. p. 326, cons. n° 21 (la norme invoquée était une directive).
578
v. C.C. n° 77-89DC et 77-90 DC du 30 décembre 1977, préc., relatives respectivement à la loi de finance
pour 1978 et la loi de finance rectificative pour 1977 déterminant les modalités de recouvrement de la
« cotisation isoglucose » définie par un règlement communautaire.
171
A. L’intégration
des
directives
communautaires
dans
le
rapport
de
constitutionnalité
Le contrôle de la conformité de la loi au droit communautaire apparaît comme une
exception au principe posé dans la décision du 15 janvier 1975. Un tel contrôle traduit un
mouvement d’ampleur limité (a) dont l’extension paraît improbable (b).
a. Un mouvement d’ampleur limitée
Sur le principe, la décision 540 DC parachève le mouvement né de la jurisprudence
« économie numérique »579. Dès lors en effet que la transposition des directives n’est plus
seulement une exigence communautaire mais devient une exigence constitutionnelle, le
principe d’exclusion ne joue plus et rien ne s’oppose à ce que le juge affirme qu’« il
appartient […] au Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions de l’article 61 de la
Constitution, d’une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive
communautaire, de veiller au respect de cette exigence »580.
En l’état, le droit du contentieux constitutionnel ne nous autorise pas à parler d’un
revirement de la jurisprudence issue de la décision IVG. Mieux vaut, comme le fait Xavier
Magnon, parler d’une « exception d’interprétation stricte »581 pour rendre compte de
l’intégration des directives communautaires à l’ensemble des normes de référence du contrôle
de la constitutionnalité. C’est d’ailleurs ce qui ressort d’une décision en date 30 mars 2006
dans laquelle le juge affirme que « si la transposition en droit interne d'une directive
communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle, il [ne lui] appartient pas […],
579
La série de décision « économie numérique » (C.C. n° 04-496 DC, préc.) permettait déjà d’inférer la prise en
compte, comme normes de référence, des directives communautaires. En effet, dans cette décision, c’est parce
que les dispositions de la loi déférée « se bornent à tirer les conséquences nécessaires » de la directive que les
moyens soulevés par les saisissants sont déclarés inopérants. Aussi peut-on considérer que le juge opère une
comparaison matérielle entre les deux normes. Comparaison qui confine au contrôle de conformité de la loi à la
directive qu’elle transpose, à la différence notable qu’il ne s’agit pas alors d’en tirer des conclusions en termes de
licéité mais en termes de compétence du juge. On peut donc voir là les prémices du contrôle de la
conventionnalité communautaire de la loi. Sur les conséquences qui devaient en être tirées au plan du contrôle de
la loi, v. not. P. – Y. Monjal, « La Constitution, toute la Constitution, rien que le droit communautaire », LPA, 12
août 2004, n° 161, p. 16.
580
C.C. n° 06-540 DC du 27 juillet 2006, préc., cons 18.
581
X. Magnon, « La directive communautaire comme paramètre du contrôle de constitutionnalité des lois : une
exception d’interprétation stricte à la jurisprudence IVG », Dalloz, 2006, p. 2878 et s.
172
lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la compatibilité
d'une loi avec les dispositions d'une directive communautaire qu'elle n'a pas pour objet de
transposer en droit interne »582. Ce sont donc les seules lois de transposition qui peuvent faire
l’objet d’un contrôle de leur conventionnalité communautaire583 et parmi ces lois, seules les
dispositions opérant une telle transposition y sont soumises. Appliquant le principe de
détachabilité des dispositions législatives aux lois de transposition, le Conseil constitutionnel
affirme, au considérant 72 de la décision 540 DC, que l’article 44 de la loi contrôlée, lequel
« n’a pas pour objet de transposer la directive du 22 mai 2001 susvisée », ne doit pas être
confronté aux dispositions de la directive transposée par d’autres dispositions de la même loi.
S’ajoutent à cette première série de conditions relatives à l’acte contrôlé, celles tenant
à la directive transposée. Conséquence logique de la réserve de constitutionnalité dégagée par
le juge constitutionnel, la directive ne peut constituer une norme de référence qu’après avoir
fait l’objet d’un contrôle de sa compatibilité à l’ensemble des règles et principes inhérents à
l’identité constitutionnelle française. Exercé d’office, ce contrôle fait figure de préalable
nécessaire au contrôle de la loi au regard de la directive584. C’est ce qui ressort de la décision
du 27 juillet 2006. Le juge fait état de l’absence de contradiction entre la directive et la
Constitution avant d’engager le contrôle de la loi de transposition au regard des dispositions
transposées. Il considère ainsi « que la directive du 22 mai 2001 susvisée, qui n'est contraire à
aucune règle ni à aucun principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, comporte
des dispositions inconditionnelles et précises »585.
Apparaît, dans ce même considérant, la seconde condition attachée à la norme
communautaire, relative à son caractère inconditionnel et précis. Ce n’est qu’en tant qu’elle
ne laisse pas ou très peu de marge de manœuvre aux autorités nationales que la norme
communautaire de droit dérivé peut constituer une norme de référence du contrôle de la
582
C.C. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, cons. 28.
Pour une critique de cette première restriction, v. D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence
constitutionnelle », RDP, 2007, p. 1145.
584
En ce sens, le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel explique que « la violation des objectifs de
la directive par la loi de transposition n'échapperait à la critique de constitutionnalité que dans le cas
exceptionnel où ils seraient contraires à l'identité constitutionnelle de la France, c'est-à-dire à des règles
inhérentes à notre ordre constitutionnel, notion dont la jurisprudence de l'été 2004 [n° 2004-496 DC du 10 juin
2004, cons. 7 ; n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004, cons. 18 ; n° 2004-498 DC du 29 juillet 2004, cons. 4 ; n°
2004-499 DC du 29 juillet 2004, cons. 7 et 8.] rendait compte par l'expression " dispositions expresses de la
Constitution " ou " dispositions spécifiques de la Constitution " et que l'article I-5 du traité établissant une
Constitution pour l'Europe formulait dans les termes suivants : " l'Union respecte l'identité nationale des Etats
membres inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles », Commentaire de la
décision 540 DC, disponible sur le site du Conseil : www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc21/jurisp540.htm.
585
C.C. n° 06-540 DC, préc., cons. n°28.
583
173
constitutionnalité de la loi.
Ainsi conditionné, le contrôle de la conformité de la loi au droit communautaire opère
dans le cadre du contrôle de l’article 61, alinéa 2 de la Constitution ne renverse pas le principe
de la jurisprudence IVG, mais fait figure d’exception au principe d’exclusion. La question de
son extension à d’autres normes de droit communautaire se pose toutefois, compte tenu de
l’interprétation extensive de l’article 88-1.
b. Un mouvement dont l’extension est improbable
Dès lors que le juge découvre dans l’article 88-1 de la Constitution une exigence
constitutionnelle de transposition des directives, le contrôle de la « correcte » transposition
s’impose logiquement. En outre, à partir du moment où le Conseil constitutionnel déploie une
interprétation extensive de cette disposition, y découvrant notamment le principe de primauté
du droit communautaire, rien n’interdit de penser que l’exigence de se conformer à
l’intégralité du droit communautaire puisse, à terme, être rattachée à l’article 88-1586. Ce serait
tirer toutes les conséquences de la logique intégrationniste promue par le Conseil dans sa
jurisprudence récente587 d’autant que, d’ores et déjà, deux types d’arguments plaident en
faveur de l’intégration des autres normes de droit communautaire – règlements, stipulations
des traités ou encore décisions de la CJCE – parmi les normes de référence du contrôle de la
constitutionnalité de la loi qui les met en oeuvre.
En premier lieu, on ne s’explique pas pourquoi parmi l’ensemble des normes de droit
communautaire dérivé, seules les directives pourraient être – indirectement – sanctionnées au
motif qu’elles portent atteinte à un principe inhérent à l’identité du système constitutionnel.
Aucune des caractéristiques propres aux directives – on pense notamment à l’absence d’effet
direct – ne permet de justifier une telle faille dans le contrôle du respect de la Constitution.
En second lieu, les termes employés par le Conseil dans la série de décisions 496, 497,
498 et 499 DC plaident en faveur d’une telle extension. Le juge affirme qu’« aux termes de
l'article 88-1 de la Constitution : « La République participe aux Communautés européennes et
586
X. Magnon considère qu’il est « difficile de nier aujourd’hui l’existence d’une obligation constitutionnelle de
respect par les normes internes du droit communautaire, tirée de l’article 88-1 de la Constitution, même si la
sanction de cette obligation est essentiellement assurée par les juridictions de droit commun ». X. Magnon, « La
directive communautaire comme paramètre… », art. cit., p. 2881.
587
Rappelons que dans la décision n° 04-505 DC, préc., le juge affirme que, par le truchement de l’article 88-1
de la Constitution, « le constituant a […] consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à
l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international », cons. n° 11.
174
à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les
ont institués, d'exercer en commun certaines de leurs compétences "; qu'ainsi, la transposition
en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle »588.
Le terme « résulte » spécifie le rapport entre l’obligation de transposition du droit
communautaire dérivé et l’exigence constitutionnelle découverte dans l’article 88-1 C. Il ne
s’agit pas là d’un simple rapport d’énonciation : on n’a pas épuisé la signification de l’énoncé
de l’article 88-1C en posant cette obligation de transposition. On peut avancer qu’il s’agit en
réalité d’un rapport d’implication où l’exigence de transposer serait impliquée par une
exigence plus large posée par le texte constitutionnel. Cette exigence générale dont il résulte
une exigence spéciale de transposer le droit dérivé, que pourrait-elle être sinon une obligation
de se conformer au droit communautaire en son entier ? Du reste, les termes de l’article 88-1
n’infirment pas une telle analyse. Au constat de la participation de la République aux
Communautés et à l’Union européenne, il ajoute qu’il s’agit là d’exercer en commun certaines
compétences étatiques. L’analyse littérale du texte constitutionnel ne permet pas de réduire
cet exercice à la production des seules directives communautaires.
Cependant, outre le fait qu’une telle extension du champ du contrôle de la conformité
de la loi au droit communautaire dans sa totalité poserait d’immenses problèmes pratiques589,
les conditions préalables à l’exercice de ce contrôle semblent l’empêcher. Au regard de la
jurisprudence, seul le caractère transparent de l’acte législatif paraît autoriser le contrôle de la
loi par rapport à la norme qu’elle véhicule. C’est dans la mesure où il reprend la substance de
la norme communautaire que l’acte législatif lui est confronté par application de l’article 88-1
de la Constitution. La vérification opérée par le juge constitutionnel s’attache à déterminer si
le législateur s’est effectivement borné à « tirer les conséquences nécessaires [des]
dispositions inconditionnelles et précises » de la directive590. À l’inverse, dès lors que le
contenu de la loi déférée ajoute à la norme communautaire, le Conseil constitutionnel devrait
588
v. C.C. n° 04-496 DC, préc., cons. 7 ; n° 04-497 DC, préc., cons. 18 ; n° 04-498 DC, préc., cons. 4 ; n° 04499 DC, préc., cons. 7 et 8. Nous soulignons.
589
L’argument est sans aucune portée au plan théorique mais en pratique c’est une ampleur proprement
démesurée que prendrait alors l’article 88-1. Jérôme Roux relève qu’au-delà des traités communautaires et du
traité sur l’Union européenne, le phénomène d’intégration s’étendrait aux divers instruments internationaux et
européens auxquels renvoient certaines des dispositions des traités précités : CESDH (rappelons que le traité de
Lisbonne prévoit que l’Union Européenne adhérera, en tant qu’Union, à la Conv.EDH ; v. l’art. 6 du traité),
Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (évoquée par l’art 63 TCE et le protocole
n°29 sur le droit d’asile, annexé au traité d’Amsterdam), Charte sociale européenne du 18 octobre 1961 et Charte
communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 (évoqués à l’art. 136 TCE et dans le
préambule du TUE). J. Roux, « Le Conseil constitutionnel, le droit communautaire dérivé et la Constitution »,
art. cit., p. 925.
590
C.C. n° 06-540 DC, préc., cons. 35.
175
être conduit à vérifier la conformité des dispositions pertinentes à la seule Constitution. En
d’autres termes, le caractère transparent de la loi fait figure de condition nécessaire mais
insuffisante au contrôle de sa « dérivélité » : c’est parce que la Constitution l’exige que la loi
doit être l’exacte réplique de la directive, et c’est parce qu’elle en est la stricte reproduction
que le juge n’est pas compétent pour en apprécier la validité. Ce sont donc bien les ressorts
logiques du contrôle du respect de l’article 88-1 qui paraissent s’opposer à l’extension du
principe de la jurisprudence issue de la décision 540 DC à l’ensemble des normes
communautaires. Ce rapport de stricte reproduction normative apparaît donc central.
Or lorsque l’on scrute les autres normes communautaires, la loi n’est plus à
proprement parler prise dans un rapport de transposition mais d’exécution ou de mise en
œuvre. Qu’il s’agisse de l’exécution législative d’un règlement, d’une décision de la Cour de
justice ou même d’une stipulation du traité, la loi ne sera jamais transparente. Comme on l’a
vu, la norme d’exécution d’une autre norme intervient tantôt pour préciser les détails des
règles et principes posés par la norme première, pour déterminer les modalités de son
application ou préciser ses termes afin d’en permettre l’application concrète ; tantôt la norme
d’exécution fait figure d’« actes d’effectuation » au sens où elle lui donne effet voire optimise
son effectivité. Toujours elle ajoute, précise et permet à ce titre l’exécution de la norme
supérieure. Telle est sa fonction normative. Par hypothèse, elle ne saurait être un acte
transparent, sauf à ne faire que répliquer la norme communautaire qui n’en a pas besoin
puisque par définition elle se caractérise par son effet direct et son applicabilité immédiate.
On peut donc soutenir que l’intégration des directives communautaires à l’ensemble des
normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois de transposition constitue une
exception d’interprétation stricte au principe d’exclusion formulé par le juge dans la décision
IVG.
B. Une mutation du rapport de constitutionnalité et de l’office du juge
constitutionnel
Le rapport de constitutionnalité s’en trouve donc enrichi d’un terme supplémentaire :
la violation, certaines conditions étant remplies, d’une directive constitue une violation
médiate du droit constitutionnel, et spécifiquement de l’article 88-1.
176
Cet article, dont on sait qu’il contient désormais le principe de primauté du droit
communautaire ainsi qu’une exigence constitutionnelle dont résulte l’obligation de transposer
les directives communautaires, a pour principale incidence contentieuse d’instaurer un
nouveau rapport entre la loi et la norme communautaire.
Par définition, le rapport de constitutionnalité est un rapport de validité. À ce titre, le
contrôle de la constitutionnalité de la loi sanctionne la supériorité de la Constitution sur la
norme législative en tant que la Constitution impose à la loi les conditions de sa validité
juridique et qu’en cas de méconnaissance de ces conditions, l’acte législatif est réputé ne pas
exister en tant que norme valide. C’est ce raisonnement qu’on retrouve au fondement du
principe de la jurisprudence IVG : alors que le rapport de la loi à la Constitution est un rapport
de validité sanctionné par un contrôle de l’existence juridique de la norme législative
examinée, le rapport de la loi à la norme internationale est un rapport de compatibilité
sanctionné par un contrôle de l’applicabilité de la norme législative qui ne met pas en jeu sa
validité. Au caractère absolu et définitif du contrôle de constitutionnalité – caractère qui
dérive du rapport sanctionné – s’oppose le caractère relatif et contingent du contrôle de
conventionnalité – qui dérive lui aussi du rapport contrôlé.
En conséquence, le juge est conduit à prendre acte d’une « différence de nature » entre
constitutionnalité et conventionnalité. À partir de là, que l’on considère que l’article 88-1
ébranle cette différence de nature ou instaure un rapport nouveau entre la loi et la norme
communautaire591, le constat s’impose. Sur le fondement de cette disposition, la directive
communautaire et la loi sont pris dans un rapport de validité sanctionné dans le cadre du
contrôle de la constitutionnalité de la loi592. C’est bien ce rapport que sanctionne le juge
constitutionnel dans sa jurisprudence récente en invalidant, dans une décision 543 DC, les
dispositions législatives « qui méconnaissent manifestement l’objectif » des directives
2003/54/CE et 2004/55/CE et « qu’il y a lieu, dès lors, de déclarer contraires à l’article 88-1
de la Constitution »593.
591
Sur cette question, v. not. E. Bruce, « Faut-il intégrer le droit communautaire aux normes de référence du
contrôle de constitutionnalité ? », RFDC, 2005, p. 539 et s. ; J. – M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert,
« Droit communautaire et Constitution française : le débat est relancé », AJDA, 2004, p. 2265 et s. ; M. Gautier
et F. Melleray, « Le refus du Conseil constitutionnel d’apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives
transposant une directive communautaire », AJDA, 2004, p. 1539.
592
La question de savoir si ce rapport de validité est un rapport direct ou indirect sera traitée dans le paragraphe
suivant puisqu’il s’agit alors de s’interroger sur la qualification et la valeur juridique de la norme
communautaire : intervient-elle comme norme constitutionnelle d’origine externe ou bien comme norme
extérieure à la Constitution et intégrée comme norme de référence du contrôle de l’article 61 en raison du renvoi
implicite opéré par l’article 88- 1 ?
593
C.C n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Rec. p. 120.. Sur la question du contrôle de la loi au regard de la
directive, v. spécialement A. Levade, « Le Palais-Royal aux prises avec la constitutionnalité des actes de
177
Le principe d’une confrontation de la loi à la directive qu’elle transpose ressortait
implicitement des décisions formant la jurisprudence « économie numérique »594. La
jurisprudence opère ensuite un véritable saut qualitatif : il ne s’agit plus là d’une vérification
destinée à déterminer l’étendue de la compétence du juge595 mais bien d’examiner la validité
de la loi déférée. Saut qualitatif qui ne va pas sans poser problème pour le Conseil
constitutionnel. Ce dernier intervient, comme on sait, dans un cadre procédural particulier qui
induit de sérieuses difficultés lorsqu’il s’agit de vérifier, dans le délai d’un mois posé par
l’article 61 de Constitution, la conformité de la loi à la directive, alors que la portée de cette
dernière peut s’avérer délicate à apprécier. Il s’agit donc de concilier les exigences
contradictoires des articles 88-1 et 61 de la Constitution596. Tout indique que la conciliation
opère au profit des exigences « spécifiques » de l’article 61 de la Constitution. C’est ce qui
apparaît dans le considérant de principe sur cette question : « considérant […] que, devant
statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution, le
Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la
question préjudicielle prévue par l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne ;
qu'il ne saurait en conséquence déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution
qu'une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour
objet de transposer ; qu'en tout état de cause, il revient aux autorités juridictionnelles
nationales, le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre
préjudiciel »597. Les conditions pratiques dans lesquelles le Conseil opère le contrôle de la
constitutionnalité de la loi l’empêchent donc d’exercer un contrôle entier de la conformité de
la loi à la directive qu’elle transpose, et ne l’autorisent pas à surseoir à statuer en vue de
participer à la « coopération juridictionnelle » institutionnalisée par l’article 234 T. CE. C’est
donc par le recours au contrôle restreint de l’erreur manifeste que le juge entreprend de
sanctionner la violation de l’article 88-1.
transposition des directives communautaires », RFDA, 2007, p. 564 et s. ; G. Marcou, « L'exigence
constitutionnelle de transposition des directives et les tarifs réglementés de l'électricité et du gaz », AJDA, 2007,
p. 473 et s. ; J. – P. Kovar, « Vers un statut du droit d'exécution du droit communautaire dans la jurisprudence du
Conseil constitutionnel », Europe, 2007, p. 4 et s.
594
v. B. Mathieu, « Le Conseil constitutionnel conforte la construction européenne en s’appuyant sur des
exigences constitutionnelles nationales », Paris, Dalloz, 2004, p. 1739.
595
Dans la jurisprudence de l’été 2004 la confrontation implicite de la loi à la directive constitue l’opération
préalable au contrôle du juge constitutionnel car c’est seulement si la loi ne tire pas les conséquences qui
s’imposent évidemment que le Conseil recouvre sa compétence pour contrôler sa constitutionnalité. La question
de la sanction de la violation par la loi des dispositions de la directive restait donc posée.
596
En ce sens, v. P. Cassia et E. Saulnier-Cassia parlent de « contradiction interne à la Constitution », in
« Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 33.
597
C.C n° 2006-540 DC, précitée, cons. n° 20.
178
Or il y a quelque contradiction à déduire de l’exigence constitutionnelle de l’article
88-1, véritable pierre angulaire de la « jurisprudence européenne » récente du Conseil598, une
simple exigence de non-contradiction manifeste. Le renvoi aux « autorités juridictionnelles
nationales », seules compétentes selon le Conseil pour « saisir la Cour de justice des
Communautés européennes à titre préjudiciel » permet sans doute de compenser les
insuffisances du contrôle de l’erreur manifeste de transposition, mais ne va pas sans poser
problème.
En effet, l’élaboration d’un réseau juridictionnel de garantie de l’exigence
constitutionnelle de l’article 88-1 a pour principale conséquence d’affaiblir nettement
l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel. Comme le soulignent les professeurs P.
Cassia et E. Saulnier-Cassia, « en se reconnaissant ainsi un droit à l’erreur, le Conseil
constitutionnel met en pièces à la fois les dispositions de l’article 62 de la Constitution et le
principe gouvernant la décision IVG du 15 janvier 1975 »599. D’une part en effet on ne voit
pas comment concilier le principe de l’autorité absolue de chose jugée attribuée aux décisions
du Conseil constitutionnel par le second alinéa de l’article 62 de la Constitution et
l’autorisation expresse délivrée par le Conseil aux juges ordinaires de contredire une décision
de conformité de la loi à l’article 88-1. D’autre part et symétriquement, en autorisant voire en
habilitant les juges « ordinaires » à le contredire, le juge constitutionnel mine le caractère
absolu et définitif de son contrôle.
En déclarant les dispositions d’une loi incompatibles avec le contenu de la directive
qu’elle entend transposer, le juge administratif ou judiciaire prend position sur la conformité
de la loi à l’article 88-1. Cette position, dans l’hypothèse où le Conseil a eu à se prononcer sur
cette question, contredit la décision de ce dernier. Certes, les contrôles de conventionnalité et
de constitutionnalité doivent être dissociés, mais sur le fond, le Conseil constitutionnel, en
infraction avec les dispositions des articles 61 et 62, alinéa 2 de la Constitution, clive le
contrôle de constitutionnalité et les décisions prises sur son fondement.
Signalons cependant qu’en pratique, le juge constitutionnel compense ce risque par
l’exercice de son pouvoir d’interprétation, lequel a vocation à jouer pleinement sur les
dispositions de la directive dès lors qu’elle lui sert de norme de référence600. Il ressort du 29ème
598
A. Levade, « La constitutionnalité des lois de transposition entre conformité et compatibilité. Esquisse d’un
bilan de la jurisprudence « européenne » récente du Conseil constitutionnel », Renouveau du droit
constitutionnel. Mélanges en l’honneur de L. Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, 1784 p., p. 1291 et s., p. 1305.
599
P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « Rapports entre la Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 33.
600
Voir le commentaire de la décision 543 DC, disponible sur le site du Conseil constitutionnel : www.conseilconstitutionnel.fr/cahiers/ccc22/jurisp543.htm. Le Conseil y affirme « avoir examiné avec soin les dispositions
de la directive que la loi déférée avait pour objet de transposer ».
179
considérant de la décision du 27 juillet 2006 que le Conseil se livre à une interprétation des
dispositions de la directive communautaire « éclairées par ses propres considérants ». Plus
largement, la lecture des considérants 28 à 30 de cette décision conforte l’idée que, recourant
implicitement à la théorie de l’acte clair, le juge constitutionnel compense l’impossibilité de
renvoyer à la CJCE par l’exercice d’une compétence propre en interprétation. Si celle-ci ne
saurait être dite authentique et demeure susceptible de contradiction par la Cour de justice,
saisie sur renvoi des juges ordinaires notamment, c’est sur le fondement de son interprétation
des normes en présence que le juge conclut à une non incompatibilité manifeste sous
réserve601. On est donc conduit à constater, avec A. Levade, que « le choix du Conseil
constitutionnel de s’en tenir à un contrôle de l’incompatibilité manifeste ne le conduit pas
pour autant à s’autocensurer ». En réalité, la reconnaissance de sa compétence pour contrôler
la conformité de la loi à la directive qu’elle transpose implique mécaniquement l’exercice
d’un pouvoir d’interprétation des normes en jeu. En conséquence, l’hypothèse d’un conflit de
jurisprudence entre les juges « ordinaires », compétents pour exercer un contrôle normal de
compatibilité, et le Conseil constitutionnel, qui exerce un contrôle de la non incompatibilité
manifeste, a vocation à demeurer rare, pour ne pas dire exceptionnel.
Reste qu’avec les décisions 540 et 543 DC, le juge constitutionnel réussit un tour de
force : enrichir le rapport de constitutionnalité tout en affaiblissant l’autorité de ses décisions.
De prime abord, l’intégration de certaines normes de droit communautaire à l’ensemble des
normes de référence constitue une atteinte à l’autonomie constitutionnelle. Replacée dans le
cadre général de la « jurisprudence communautaire » récente du Conseil constitutionnel, elle
est fondée – comme la constitutionnalisation d’éléments tirés du droit communautaire – sur
l’article 88-1 de la Constitution. Une telle interprétation du dispositif de l’article 88-1 se
justifie au regard de sa finalité : préserver la suprématie constitutionnelle. En d’autres termes,
la suprématie de la Constitution ne fonde pas l’autonomie du rapport de constitutionnalité,
mais seulement les atteintes explicites qui lui sont portées en jurisprudence.
601
Voir les considérants 30 et 31 de la décision 540 DC, dans lesquels le Conseil formule une réserve
d’interprétation de la loi, sachant qu’une telle réserve impose au préalable d’avoir clairement déterminé la
signification de la norme de référence.
180
Section II.
La constitutionnalisation des normes d’origine externe
On parle de constitutionnalisation pour décrire le mécanisme d’intégration à la
Constitution de normes d’origine externe, qu’elles soient internationales ou supra-nationales.
En première analyse, une telle intégration de normes produites dans des systèmes juridiques
tiers par rapport à la Constitution semble porter atteinte à son autonomie. Pour autant, celle-ci
doit s’apprécier à l’aune du degré d’ouverture du système constitutionnel. En d’autres termes,
les modalités d’intégration du droit d’origine internationale ou supra-nationale sont décisives
pour apprécier la mise en cause de l’autonomie constitutionnelle.
Dans cette perspective, il convient de distinguer entre la constitutionnalisation du droit
international non conventionnel, opérée sur le fondement du quatorzième alinéa du Préambule
de la Constitution de 1946 (§I) et la constitutionnalisation du droit communautaire, fondée sur
l’article 88-1 de la Constitution (§II).
§I.
La constitutionnalisation opérée sur le fondement de l’alinéa 14 du Préambule de
1946
C’est seulement à partir de la décision du 9 avril 1992, dite Maastricht I, qu’on peut
considérer avec certitude602 que le juge, jusque-là très prudent, range parmi les normes de
602
Avant 1992, la jurisprudence constitutionnelle marquée d’ambiguïtés, laisse planer le doute. Une première
décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975 (Rec. p. 26) a fait débat. Le juge y affirme « que l’île de Mayotte fait
partie de la République française ; que cette constatation ne peut être faite que dans le cadre de la Constitution,
nonobstant toute intervention d’une instance internationale, et que les dispositions de la loi déférée au Conseil
constitutionnel qui concernent cette île ne mettent en cause aucune règle du droit public international ». Certains
auteurs ont pu considérer que le juge s’est abstenu de prendre position sur les moyens tirés de la violation du
droit international (En ce sens, v. L. Favoreu, « Chronique constitutionnelle française », RDP, 1976, p. 557 et s.,
spéc. p. 562, ainsi que « Le Conseil constitutionnel et le droit international », AFDI, 1977, p. 95 et s., spéc. p.
109 ; B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 378) ; d’autres y ont vu les
prémices d’une protection des principes du droit public international dans le cadre du contrôle de la
constitutionnalité de la loi (v. F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel, T. 1, Organisation et Attributions, Paris,
Economica, 1997, p. 179 ; Nguyen Quoc Dinh, « Le Conseil constitutionnel français et les règles du droit public
international », art. cit., p. 1011). Par la suite, le débat a rebondi à l’occasion des décisions « Nationalisations »,
v. C.C. n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Rec. p. 18 et n° 82-139 DC du 11 février 1982, Rec. p. 31. Dès lors
que, selon les auteurs de la saisine, la plupart des nationalisations touchaient des biens et des filiales situées à
l’étranger, la réforme mettait nécessairement en cause le principe de droit international public interdisant
181
référence du contrôle de la compatibilité à la Constitution les dispositions du quatorzième
alinéa du préambule de la Constitution de 1946603. L’intégration est explicite : au titre des
« normes de référence du contrôle institué par l’article 54 de la Constitution » figure, au
onzième considérant de la décision, « le Préambule de la Constitution de 1946 [qui] proclame,
dans son quatorzième alinéa, que la République française « se conforme aux règles du droit
public international »604. Cette référence, qui illustre une volonté de « valoriser l’apport du
Préambule de la Constitution de 1946, au regard des dispositions de valeur constitutionnelle
relatives à l’exercice de la souveraineté nationale »605, marque le point de départ d’un
processus de constitutionnalisation d’éléments sélectionnés par le Conseil constitutionnel (B)
parmi les normes de droit international non écrit (A).
A. La constitutionnalisation des principes généraux du droit international
La règle pacta sunt servanda est initialement utilisée comme instrument de
délimitation du cadre du contrôle des traités internationaux. Lorsqu’en avril 1992, le juge la
d’attacher aux nationalisations un effet extraterritorial. Dans les deux décisions, le juge se contente d’affirmer
que « les limites éventuelles rencontrées hors du territoire national en ce qui concerne les effets de ces
nationalisations constitueraient un fait qui ne saurait restreindre en quoi que ce soit l’exercice de la compétence
dévolue au législateur par l’article 34 de la Constitution ». En conséquence, le Conseil ne retient pas le moyen
soulevé. Comme dans la décision de 1975, une lecture « constitutionnaliste » (v. L. Favoreu, « Une grande
décision », in Nationalisations et Constitution, Nationalisations et Constitution, dir. L. Favoreu, Paris,
Économica – PUAM, 1982, p. 19 et s., spéc. p. 53) s’oppose à une autre « internationaliste » (v. not. J. –M.
Bischoff, RCDIP, 1982, p. 353 et B. Goldman, « Les décisions du Conseil constitutionnel relatives aux
nationalisations et le droit international », JDI, 1982, p. 275 et s.) sans qu’aucun argument décisif ne permette de
trancher entre elles. Postérieurement à ces deux décisions, le Conseil sera à nouveau saisi de moyens tirés de la
violation de règles ou principes de droit international non conventionnel sans que ses décisions n’apportent de
nouveaux enseignements sur cette question (v. notamment, C.C. 80-116 DC du 17 juillet 1980, Rec. p. 36 où il
est question d’une convention franco-allemande additionnelle à une autre convention internationale de sorte que
le juge se borne à reprendre le déclinatoire de compétence formulé dans la IVG (v. not. cons. n°7). Sur cette
décision, v. RGDIP, 1981, p. 202 et s., note Vallée. ; R.A., 1981 p. 143 et s. note Villiers, ainsi que L. Favoreu,
« Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP, 1980, p. 1640 et s. Voir aussi C.C. 85-196 DC du 8 août
1985, Rec. p. 65 où le juge se borne à statuer sur la recevabilité d’un moyen dirigé contre une disposition anormative de la loi alors considérée insusceptible « de censure constitutionnelle » ; AJDA, 1985, p. 605, note L.
Hamon ; RDP, 1986, p. 395, chron. L. Favoreu ; D. 1986, p. 45, note F. Luchaire. Tout au plus peut-on déduire
de cette série de décisions que, contrairement aux normes de droit international conventionnel, le juge n’a pas
expressément fermé la porte à l’intégration des règles et principes visés par le quatorzième alinéa du Préambule
de la Constitution de 1946 au corpus des normes de référence du contrôle de la constitutionnalité.
603
Certains auteurs ont d’ailleurs interprété la décision Maastricht I comme marquant « l’avènement de certaines
règles de droit public international au rang des normes constitutionnelles de référence », F. Moderne, « Y a-t-il
des sources complémentaires de la Constitution dans la jurisprudence constitutionnelle française ? », LPA, 7
octobre 1992, n°121, p. 7 et s., p.12.
604
C.C. n° 92-308 DC du 9 avril 1992, Rec. p. 55, cons. n° 11.
605
B. Genevois, « Le Traité sur l’Union européenne et la Constitution – À propos de la décision n° 92-308 DC
du 9 avril 1992 », RFDA, 1992, p. 373 et s., p. 383.
182
mobilise pour la première fois, ce n’est pas en vue d’y confronter le traité examiné, mais pour
justifier l’étendue de son contrôle. Saisi d’un traité ou d’un accord qui modifie ou complète
un ou plusieurs engagements internationaux déjà intégrés à l’ordre juridique interne, le juge
considère qu’il convient d’interpréter et de déterminer la portée de l’engagement contrôlé à la
lumière des engagements précédemment ratifiés606. En outre, la référence à la règle pacta sunt
servanda, qui implique que tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de
bonne foi, justifie l’exclusion de la jurisprudence applicable, depuis la décision n° 85-187 DC,
aux lois déjà promulguées607. Contrairement à ces dernières, le traité ratifié semble bien
bénéficier d’un authentique « brevet de constitutionnalité »608 et ne peut voir sa
constitutionnalité mise en cause une fois entré dans l’ordre juridique609. Cette règle
coutumière du droit international, codifiée par l’article 26 de la Convention de Vienne du 23
mai 1969 sur le droit des traités, permet donc au juge de marquer la spécificité des
engagements internationaux tirée de leur dimension contractuelle en distinguant leur régime
contentieux de celui de la loi ordinaire. En somme le principe de bonne foi joue seulement
comme instrument d’autolimitation du juge et d’encadrement de son contrôle : la règle pacta
sunt servanda lui interdit de se reconnaître un pouvoir jurisprudentiel de dénonciation
unilatérale de traités ratifiés.
606
C.C. n° 92-308 DC, préc., cons. n° 7 et 8 : « Considérant que le quatorzième alinéa du préambule de la
Constitution de 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution de 1958, proclame que la République
française "se conforme aux règles du droit public international" ; qu'au nombre de celles-ci figure la règle Pacta
sunt servanda qui implique que tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne
foi […].
Considérant qu'il appartient au Conseil constitutionnel, saisi, au titre de la procédure instituée par l'article 54 de
la Constitution, d'un traité qui modifie ou complète un ou plusieurs engagements internationaux déjà introduits
dans l'ordre juridique interne de déterminer la portée du traité soumis à son examen en fonction des engagements
internationaux que ce traité a pour objet de modifier ou compléter ».
607
C.C. n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Rec. p. 43. Le juge admet la possibilité d’un contrôle de la loi
promulguée en affirmant que « la régularité au regard de la Constitution des termes d’une loi promulguée peut
être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou
affectent son domaine ». Pour une application, v. C.C. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Rec. p. 51 ; v. J. – P.
Camby, « La loi promulguée, frappée d’inconstitutionnalité ? », RDP, 1999, p. 653 et s. et B. Bonnet,
« L’amorce d’une véritable “révolution juridique” : la réponse du juge ordinaire et du Parlement à la censure par
le Conseil constitutionnel d’une loi promulguée », RFDA, 2005, p. 1049 et s.
608
v. N. Lenoir, « Les rapports entre le droit constitutionnel français et le droit international… », art. cit., p. 18 et
s.
609
Le principe d’incontestabilité du traité entré dans l’ordre juridique interne ne connaît que deux exceptions que
le juge formule dans la décision Maastricht II : « Considérant que lorsque le Conseil constitutionnel, saisi en
application de l'article 54 de la Constitution, a décidé que l'autorisation de ratifier en vertu d'une loi un
engagement international est subordonnée à une révision constitutionnelle, la procédure de contrôle de
contrariété à la Constitution de cet engagement, instituée par l'article précité, ne peut être à nouveau mise en
oeuvre, sauf à méconnaître l'autorité qui s'attache à la décision du Conseil constitutionnel conformément à
l'article 62, que dans deux hypothèses ; d'une part, s'il apparaît que la Constitution, une fois révisée, demeure
contraire à une ou plusieurs stipulations du traité ; d'autre part, s'il est inséré dans la Constitution une disposition
nouvelle qui a pour effet de créer une incompatibilité avec une ou des stipulations du traité dont s'agit », C.C. n°
92-312 DC, préc., cons. n° 5.
183
Lorsqu’on s’interroge sur la valeur de cette norme introduite par le juge dans le
contentieux de la compatibilité à la Constitution, l’analyse donne à voir une jurisprudence
ambiguë. À cet égard, la décision n° 98-408 DC, Traité portant statut de la Cour pénale
internationale, s’avère particulièrement riche610.
Dans un considérant dont il convient de souligner l’importance, le juge fait, pour la
première fois, référence à la catégorie des « principes généraux du droit international »611 en
affirmant « que le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que, sur le
fondement des dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946, la France
puisse conclure des engagements internationaux en vue de favoriser la paix et la sécurité du
monde et d'assurer le respect des principes généraux du droit public international ; que les
engagements souscrits à cette fin peuvent en particulier prévoir la création d'une juridiction
internationale permanente destinée à protéger les droits fondamentaux appartenant à toute
personne humaine, en sanctionnant les atteintes les plus graves qui leur seraient portées, et
compétente pour juger les responsables de crimes d'une gravité telle qu'ils touchent l'ensemble
de la communauté internationale ; qu'eu égard à cet objet, les obligations nées de tels
engagements s'imposent à chacun des États parties indépendamment des conditions de leur
exécution par les autres États parties ; qu'ainsi, la réserve de réciprocité mentionnée à l'article
55 de la Constitution n'a pas lieu de s'appliquer ».
La portée d’une telle référence fait question.
On peut soutenir que le respect des principes généraux du droit international constitue
un objectif constitutionnel au même titre que l’organisation et la défense de la paix. Aux
termes de la décision, c’est en effet « en vue d’assurer le respect des principes généraux du
droit public international » que la France peut conclure des engagements internationaux. La
poursuite d’un tel objectif, qui résulte du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution
de 1946 tel que l’interprète le juge constitutionnel, justifie ainsi la conclusion d’un traité
international potentiellement attentatoire au principe de la souveraineté nationale. En d’autres
termes, la compatibilité du traité examiné avec la Constitution paraît résulter d’une opération
de conciliation entre l’objectif mentionné et le principe de souveraineté nationale ce qui
implique qu’il s’agirait là d’un objectif de valeur constitutionnelle. Comme on sait, les
objectifs de valeur constitutionnelle forment une catégorie de normes constitutionnelles
610
C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Rec. p. 29.
Principes dont on peut se demander s’ils ne sont pas alors conçus comme l’équivalent des « règles du droit
public international ». Dans le sens d’une telle assimilation, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité
et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 412.
611
184
particulières, qui concrétisent toutes un but d’intérêt général et assument une même fonction
de limitation des règles et principes de valeur constitutionnelle612. Dans cette perspective,
comme l’explique A. Roblot-Troizier, « l’objectif qui consiste, pour un engagement
international, à favoriser le respect des principes généraux du droit international permet de
nuancer le caractère absolu du principe de souveraineté nationale et, de la sorte, un
compromis peut être trouvé entre un principe constitutionnel et la réalisation d’un intérêt
général »613. Nonobstant le fait que la qualification d’objectif de valeur constitutionnelle
n’apparaît pas dans la décision 408 DC, une telle interprétation repose sur une exacte
compréhension de la nature essentiellement fonctionnelle de cette catégorie de normes
constitutionnelles. Elle implique d’admettre que les principes généraux du droit international
sont hissés, en qualité d’objectif de valeur constitutionnelle, au rang de normes
constitutionnelles.
En outre, dans le 32ème considérant de la décision, le juge mobilise le principe bona
fides en vue de justifier une atteinte au principe de souveraineté nationale : « considérant,
d'une part, que les stipulations du traité qui apportent des restrictions au principe de
complémentarité de la Cour par rapport aux juridictions criminelles nationales, dans les cas où
l'État partie se soustrairait délibérément aux obligations nées de la convention, découlent de la
règle "Pacta sunt servanda", en application de laquelle tout traité en vigueur lie les parties et
doit être exécuté par elles de bonne foi ; que ces dispositions fixent limitativement et
objectivement les hypothèses dans lesquelles la Cour pénale internationale pourra se déclarer
compétente ; que, par suite, elles ne méconnaissent pas les conditions essentielles d'exercice
de la souveraineté nationale »614.
Ici, deux interprétations de la décision, peuvent être développées. On peut d’abord
considérer que ce n’est pas le principe constitutionnel de souveraineté nationale que le juge
oppose au traité international lorsqu’il en vérifie la compatibilité à la Constitution, mais le
standard jurisprudentiel des conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.
Dans cette perspective, la référence à la règle pacta sunt servenda ne fonde pas la
compatibilité avec la Constitution des exceptions faites au principe de complémentarité615.
612
Ils peuvent aussi s’analyser comme des normes de limitation des normes constitutionnelles. Sur ce point, v.
infra Partie II, Titre II, Chapitre I, Section II, p. 315 et s.
613
A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 417.
614
C.C. n° 98-408 DC, préc., cons. n° 32.
615
Principe essentiel au dispositif examiné par le Conseil dans cette décision, le principe de complémentarité est
affirmé dans le Préambule du statut et ses modalités d’application sont définies aux articles 17 à 20.
Concrètement, la juridiction internationale ne se substitue pas aux juridictions internes sauf dans l’hypothèse où
185
Comme le considérant cité semble en faire état, la norme de droit international intervient –
exactement comme la référence au caractère limité et objectif des hypothèses dans lesquelles
la Cour est compétente616 – comme un élément constitutif du standard constitutionnel, et non
pas directement comme une norme constitutionnelle susceptible de faire contrepoids au
principe de souveraineté nationale. Autrement dit, la règle pacta sunt servanda constituerait
un instrument de détermination de l’atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la
souveraineté nationale. Il ne s’agirait pas alors d’une norme internationale constitutionnalisée
par le juge, mais d’un paramètre que ce dernier prend en considération pour apprécier la
compatibilité des engagements internationaux avec la Constitution.
Une seconde interprétation consiste à soutenir que c’est sur le fondement de la règle
pacta sunt servanda, que le juge admet des restrictions au principe de complémentarité de la
juridiction de la Cour par rapport aux juridictions nationales, dans le cas où l’État partie se
soustrairait sciemment aux obligations nées de la Convention. Rappelons que ce principe de
complémentarité est un élément essentiel du statut de la nouvelle juridiction, en tant qu’il
constitue le point d’équilibre entre le principe de souveraineté des États et les prérogatives de
la Cour pénale internationale. En conséquence, toute atteinte à ce principe peut être
interprétée comme une atteinte au principe de souveraineté de l’État. Dans cette perspective,
si le principe de bonne foi justifie une telle atteinte, c’est qu’il est doté d’une valeur
équivalente au principe de souveraineté. En ce sens, A. Roblot-Troizier considère que
l’application de la règle pacta sunt servanda « autorise des dérogations aux compétences des
juridictions internes dont la détermination est un attribut de la souveraineté nationale. [Elle] a
donc la même valeur juridique que le principe auquel elle autorise une dérogation ; c’est-àdire une valeur constitutionnelle »617.
En définitive, c’est le bilan d’activité pour l’année 1999, établi par le Conseil, qui
permet de trancher entre ces deux interprétations. Il y est précisé que la décision n° 98-408
DC « constitutionnalise les principes généraux du droit international et confirme la
constitutionnalisation de la règle “pacta sunt servanda”, déjà opérée par la décision
Maastricht I du 9 avril 1992 »618. Aussi convient-il de se livrer à l’analyse des conséquences
d’une telle intégration de règles du droit international non écrit dans la Constitution.
ces dernières n’auraient pas pu ou pas voulu connaître elles-mêmes des crimes relevant de la compétence ratione
materiae de la Cour.
616
Sur cet élément, v. L. Baghestani-Perrey, B. Mathieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence
constitutionnelle n° 21 2e partie », LPA, 20 septembre 1999, n° 187, p. 10.
617
A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 427.
618
Le Conseil explique qu’il est demeuré « fidèle à sa jurisprudence "IVG" de 1975 en refusant d'intégrer les
accords internationaux dans le "bloc de constitutionnalité" et partant, de se livrer à un contrôle de
186
B. Une constitutionnalisation sélective
Si le quatorzième alinéa du Préambule permet, dans le cadre du contrôle institué par
l’article 54, de relativiser les exigences tirées du principe de souveraineté nationale, c’est
parce que le juge accepte d’en faire dériver certaines normes de droit international. On peut
donc regarder cette disposition comme une norme matricielle619.
Dans les premières décisions faisant application de normes de droit international non
conventionnel, le juge prend soin de souligner systématiquement le lien de rattachement au
quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Ainsi dans la décision
Maastricht I, le Conseil affirme qu’aux termes de cet alinéa, « la République française se
conforme aux règles du droit international public [et qu’] au nombre de ces règles figure la
règle pacta sunt servanda »620. De même, dans la décision 321 DC, cette règle est mentionnée
comme « résultant du quatorzième alinéa du Préambule »621. Enfin, dans la décision 408 DC,
alors qu’il n’est pas fait mention de la règle de bonne foi, le rattachement au Préambule de la
Constitution de 1946 apparaît à nouveau explicitement pour fonder l’apparition des
« principes généraux du droit international public » en contentieux constitutionnel622.
Comme norme matricielle, le quatorzième alinéa joue le rôle d’« un diffuseur
permanent des règles et principes du droit international général dans le corps de l’ordre
juridique interne »623 ; reste à déterminer la portée de cette diffusion. Le quatorzième alinéa
initie-t-il un mouvement « d’internationalisation de la Constitution »624 en organisant la
conventionnalité des lois, cela ne l'empêche pas d'accueillir toujours plus largement le droit européen et
international. Ainsi, la décision sur le traité "Cour pénale internationale" constitutionnalise-t-elle les principes
généraux du droit international et confirme-t-elle la constitutionnalisation de la règle "Pacta sunt servanda", déjà
opérée par la décision Maastricht I du 9 avril 1992 », Conseil constitutionnel, Bilan de l’année 1999, disponible
sur le site de l’institution, www.conseil-constitutionnel.fr/bilan/bilan1999.htm.
619
L’expression est utilisée en doctrine pour exprimer l’idée d’engendrement entre normes et pour spécifier
certaines normes « génératrices ». À notre connaissance, la paternité du terme revient à B. Mathieu qui, au
milieu des années 90, militait en faveur de la reconnaissance et d’une analyse serrée de principes constitutionnels
qualifiés de matriciels « en ce qu’ils engendrent d’autres droits de portée et de valeur différente ».V. B. Mathieu,
« Pour une reconnaissance de « principes matriciels » en matière de protection des droits fondamentaux », D.
1995, chr. p. 211 et s. ainsi que « La dignité de la personne humaine : quel droit, quel titulaire ? », D. 1996, chr.
p. 282 et s., ainsi que B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit.,
p. 422. Sur cette question, v. infra Partie II, Titre II, Chapitre III p. 367 et s.
620
C.C. n° 92-308 DC, préc., cons. n° 7, nous soulignons.
621
C.C. n° 93-321 DC du 20 juillet 1993, Rec. p. 193, cons. n° 36, nous soulignons.
622
C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, préc, cons. n° 12.
623
A. Berramdane, La hiérarchie des droits. Droits internes et droits européen et international, op. cit., p. 144.
624
v. H. Tourard, L’internationalisation des Constitutions nationales, Paris, LGDJ, 2000, 724 p. ; N. Maziau,
Les Constitutions internationalisées. Aspects théoriques et essai de typologie, disponible sur le site du Centre de
Recherche et de Formation sur le Droit constitutionnel comparé de Sienne (Italie) ; J.- D. Mouton, « Les
mutations de la notion de Constitution et le droit international », in Les mutations de la notion de Constitution,
187
« réception » de l’intégralité du droit public international non écrit par le droit
constitutionnel ?
Une telle hypothèse ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes. La
reconnaissance de la valeur constitutionnelle des règles visées par le quatorzième alinéa se
heurte à une première difficulté tirée du principe posé par la jurisprudence IVG. Dès 1992, le
professeur Moderne a souligné le caractère problématique de la référence jurisprudentielle
faite aux règles du droit international non écrit, alors que le juge continue « à écarter les
traités et accords internationaux régulièrement souscrits par la France de l’encadrement
normatif »625. En effet, la coutume et les principes généraux du droit international sont
marqués par une incertitude « existentielle », tenant à leur mode de formation, de
reconnaissance et de sanction626 alors que le droit international conventionnel, droit écrit,
satisfait aux exigences de la sécurité juridique. Compte tenu de la fonction fondatrice du
système constitutionnel dans l’ordre juridique, on éprouve intuitivement quelques réserves à
admettre l’incorporation à la Constitution de normes essentiellement incertaines et variables.
La réception, en bloc, du droit international sur le fondement du quatorzième alinéa du
Préambule de la Constitution de 1946 pose en outre deux séries de problèmes627.
En premier lieu, il convient de s’interroger sur ses conséquences sur la structure du
système constitutionnel : elle pourrait impliquer une hiérarchie entre les normes
constitutionnelles nationales et celles d’origine externe. En effet, admettre qu’un principe
général du droit international, qui, à l’instar de la coutume internationale, trouve son origine
et son mode de formation dans l’ordre international, s’intègre à l’ensemble constitutionnel en
entre mondialisation et nouveaux conflits. Civitas Europa, 2001, n° 6, p. 23 et s. ; V. Constantinesco et S. PierreCaps, Droit constitutionnel. Paris, P.U.F., 2004, spéc. le Chapitre 2 consacré à « L’internationalisation des
constitutions », p. 213 et s. ; et aussi, S. Torcol, Les mutations du constitutionnalisme à l’épreuve de la
construction européenne. Essai critique sur l’ingénierie constitutionnelle, Thèse, Toulon, 2002. 402 p., spéc. pp.
179-206.
625
F. Moderne, « Y a-t-il des sources complémentaires de la Constitution dans la jurisprudence constitutionnelle
française ? », LPA, 7 octobre 1992, n° 121, p. 13.
626
Catégorie qu’il convient de distinguer des principes généraux de droit international, v. P. – M. Dupuy
explique qu’ « à l’inverse de la catégorie précédente [i. e. les principes généraux de droit international], ces
principes sont propres au droit international. Leurs origines sont diverses mais ils sont essentiellement le produit
de l’action conjuguée du juge international et de la diplomatie normative des États […]. Le caractère commun à
ces principes tient à leur haut niveau d’abstraction et à leur extrême généralité, dont l’effet est de condenser le
plus souvent la règle complexe en une formule simple », Droit international public, op. cit., p. 261.
Concrètement, il s’agit d’un principe « découvert » par la Cour internationale de justice qui, ce faisant, insiste sur
sa généralité et son caractère fondamental pour l’ordre juridique international.
627
On les retrouve dans le cadre de l’ouverture du système constitutionnel au droit communautaire où ils se
posent de manière plus aiguë et feront en conséquence l’objet d’une analyse plus approfondie.
188
cette qualité, implique de distinguer une nouvelle catégorie de normes dans la Constitution.
Le système constitutionnel serait donc composé de normes produites selon des procédures et
des modalités différentes. Reste alors à savoir si une telle différenciation décrit une hiérarchie
entre les normes de chaque catégorie. Concrètement, la réception du droit international non
écrit lui permettrait de modifier le contenu de la Constitution en y ajoutant de nouvelles
normes, alors que l’inverse est impossible puisque la révision de la Constitution, réglée par
l’article 89, ne peut modifier la coutume internationale ou les principes généraux du droit
international. La question est donc de savoir si un tel déséquilibre signale une hiérarchie entre
les deux catégories de normes constitutionnelles. La réponse doit être négative. On doit
considérer que cette dualité des modes de production des normes de valeur constitutionnelle
est dépourvue de toute portée hiérarchique. Certes, la production du droit constitutionnel
d’origine internationale échappe par principe à la compétence du législateur constitutionnel
mais, en l’absence de rapport de validité entre les deux catégories de normes, manque le
critère permettant d’identifier une relation hiérarchique. Soulignons du reste qu’à défaut de
pouvoir compléter l’ensemble des normes constitutionnelles internationales ou d’en modifier
les normes, le pouvoir de révision demeure compétent pour y déroger, en produisant une
norme constitutionnelle contraire. Ainsi, en termes de valeur, il y a là une stricte égalité entre
les normes.
En second lieu, il convient de souligner que la réception de l’ensemble des règles du
droit public international non écrit ruinerait l’autonomie normative du système
constitutionnel. Si l’on admet que cette autonomie réside dans l’exclusivité de la compétence
des organes internes pour produire le droit constitutionnel – en ce sens, le terme doit être pris
dans son sens strict d’auto-production normative628 –, l’incorporation de normes produites par
des pratiques ou organes étrangers au système constitutionnel porterait une atteinte décisive à
son autonomie.
Si, au plan théorique, rien n’interdit de concevoir le quatorzième alinéa du Préambule
de la Constitution comme une norme de réception de l’intégralité du droit international non
écrit, nous inclinons à penser, au vu des conséquences qu’emporterait une telle ouverture du
système, que ce n’est pas l’interprétation retenue par le juge. La jurisprudence pertinente, dont
on
a
souligné
le
caractère
elliptique,
paraît
sanctionner
l’hypothèse
d’une
628
En ce sens, v. not. M. Troper, « La Constitution comme système juridique autonome », Droits, 2002, n° 35, p.
63 et s., spéc. p. 66. Soulignons que le principe d’autonomie du système constitutionnel n’est pas exactement
réductible à cette dimension strictement formelle. Sur ce dernier point, v. infra Section II, Chapitre II, Titre II,
Partie II, p. 347.
189
constitutionnalisation de certaines normes de droit international non écrit sélectionnées par le
Conseil constitutionnel sur le fondement du quatorzième alinéa du Préambule de 1946.
Dans cette seconde perspective, le droit international non écrit est intégré au système
constitutionnel par le juge sur le fondement d’une habilitation implicite tirée du quatorzième
alinéa. Une telle proposition implique une distinction entre deux points de vue sur la norme
considérée : matériellement, elle est internationale ; formellement, en tant qu’elle est énoncée
par un organe constitutionnel sur le fondement d’une norme constitutionnelle, elle est
constitutionnelle. Autrement dit, d’un point de vue matériel, l’autonomie normative du
système constitutionnel est atteinte par l’insertion de normes d’origine externe, alors qu’au
point de vue formel, elle paraît préservée par la technique de la constitutionnalisation
juridictionnelle de la norme internationale. Aussi peut-on considérer que le maintien de
l’autonomie normative de la Constitution résulte de la technique d’intégration de la norme
d’origine externe au système constitutionnel, procédé privilégié par le juge parce qu’il permet,
comme cela ressort clairement de l’analyse de la constitutionnalisation de normes
communautaires, de garantir la suprématie de la constitution. La valeur hiérarchique de la
Constitution ne fonde donc qu’indirectement l’autonomie normative du système
constitutionnel.
Aucune des objections soulevées plus haut ne s’oppose à l’insertion, sous couvert de
constitutionnalisation, de certaines normes issues du droit international à la Constitution. On
retrouve là un processus comparable à la « découverte » d’un principe fondamental
« contenu » par une loi républicaine et élevé au rang de norme constitutionnelle par le juge :
le juge constitutionnel ajoute à l’ensemble des normes du système constitutionnel en
sélectionnant parmi des normes qui lui sont initialement étrangères. Dès lors, comme pour les
PFRLR, un tel phénomène révèle, au plan organique, un mouvement en forme de récursion,
mouvement dont on se contentera ici de rappeler les principales caractéristiques pour en tirer
quelques enseignements au sujet de la question qui nous occupe.
Comme on l’a vu plus haut629, la conception traditionnelle de l’ordre juridique
appréhende celui-ci comme un ensemble dont la structure est dite hiérarchique en ce que les
normes et les organes producteurs de normes sont placés dans une situation de subordination
ou de supériorité les uns par rapport aux autres. Cette structuration hiérarchique se décline,
par principe, exclusivement sur le mode linéaire : la liaison entre les niveaux de la
629
cf. supra Titre I, Chapitre I, Section II, § II, B. p. 61
190
« pyramide » opère en sens unique, de haut en bas. Au point de vue organique, l’une des
conséquences de la conception de l’ordre juridique comme un ensemble hiérarchisé réside
dans « le fait que l’application d’une norme juridique constitue une activité subordonnée par
rapport à sa création, et qu’il ne peut exister entre elles qu’une relation purement linéaire et
hiérarchique, l’inférieure étant toujours fondée et déterminée par la supérieure »630. La
récursion représente la figure inversée de la hiérarchie ; elle inverse le mouvement linéaire
descendant qui l’anime.
Or, au plan organique, l’hypothèse de la constitutionnalisation juridictionnelle de
normes tirées du droit international non écrit révèle un mouvement en forme de récursion :
c’est bien l’organe d’application de la norme constitutionnelle qui décide de son contenu.
L’habilitation implicitement contenue dans le quatorzième alinéa du Préambule de la
Constitution de 1946 n’y change rien : l’organe bas décide seul de l’existence de la norme
haute. En conséquence, la suprématie constitutionnelle est préservée, mais au prix d’un
renversement de la hiérarchie entre les organes qui permet incidemment de maintenir,
formellement, l’autonomie normative du système constitutionnel.
§II.
La constitutionnalisation opérée sur le fondement de l’article 88-1 de la
Constitution
De prime abord, la décision 505 DC du 19 novembre 2004 paraît moins ambiguë que
celle du 22 janvier 1999. Au moins permet-elle de tenir pour acquis deux éléments de
première importance. D’une part, le juge considère que le législateur constitutionnel a
reconnu, par l’article 88-1 de la Constitution, l’ordre juridique communautaire comme un
ordre juridique spécifique – c’est-à-dire autonome du droit international public – et intégré à
l’ordre juridique interne631. D’autre part, il résulte du même article que la portée du principe
630
F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, FUSL, 1987, p. 183.
C.C. n° 04-505 DC, préc. cons. n° 11 : « Considérant, en second lieu, qu'aux termes de l'article 88-1 de la
Constitution : “La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées
d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs
compétences” ; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à
l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ».
631
191
de primauté du droit de l’Union européenne est compatible avec la Constitution et le principe
de souveraineté nationale632.
Ainsi, l’article 88-1 fonde l’intégration de l’ordre juridique communautaire, composé
de normes dotées de la primauté, au droit interne. Reste à déterminer la portée d’une telle
constitutionnalisation. À cet égard, deux interprétations peuvent être développées. Prise dans
un sens large, cette constitutionnalisation viserait, en bloc, l’intégralité du droit de l’Union.
L’article 88-1 de la Constitution formulerait une norme d’ouverture totale du système
constitutionnel au droit communautaire633 (A). Prise dans un sens étroit, elle n’opèrerait pas
nécessairement au niveau constitutionnel, et la constitutionnalisation du principe de primauté
n’impliquerait pas celle de l’intégralité du droit communautaire. Il s’agirait alors d’une
constitutionnalisation résiduelle et sélective, opérée par le juge sur le fondement de l’article
88-1 (B).
A. L’hypothèse d’une ouverture du système constitutionnel à la totalité du droit
communautaire
L’incorporation du droit communautaire n’irait pas sans conséquence sur la structure
de la Constitution : elle entraînerait un morcellement de l’ensemble que forme les normes
constitutionnelles, et poserait la question de leur hiérarchisation. Celle-ci mérite d’être
examinée à un double point de vue. En effet, tant du point de vue du mode de production des
normes (a) que de l’articulation entre ses normes (b), le système constitutionnel verrait son
organisation profondément modifiée par une réception de l’intégralité du droit
communautaire.
632
ibid. cons. n° 13 : « Considérant que, si l'article I-1 du traité substitue aux organisations établies par les traités
antérieurs une organisation unique, l'Union européenne, dotée en vertu de l'article I-7 de la personnalité
juridique, il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité, et notamment du rapprochement de ses articles I-5
et I-6, qu'il ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit de
l'Union telle qu'elle résulte, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l'article
88-1 de la Constitution ; que, dès lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas de
révision de la Constitution ».
633
Certains membres de la doctrine appellent une telle ouverture de leurs vœux. Ainsi les prof. P. Cassia et E.
Saulnier-Cassia considèrent qu’« une […] lecture de l’article 88-1 de la Constitution […] qui intégrerait
l’ensemble du droit de l’Union européenne au sein des normes constitutionnelles avec rang de priorité,
permettrait d’éviter tout conflit entre les deux ordres juridiques tout en préservant le coeur de la souveraineté
nationale : si l’exigence de participation aux Communautés et à l’Union européenne a bien une portée normative,
et pas seulement déclarative, cette exigence constitutionnelle ne saurait se traduire par une simple obligation
faite aux pouvoirs publics de transposer les directives ». P. Cassia et E. Saulnier-Cassia, « Rapports entre la
Constitution et le droit communautaire », art. cit., p. 31.
192
a. Des normes constitutionnelles différenciées selon leur mode de production
Sans qu’il soit indispensable de rentrer dans les détails techniques de la production des
normes communautaires par chaque organe du système communautaire634, une première série
de difficultés apparaît concernant le mode de révision des normes de droit communautaire
incorporées à la Constitution. Par définition, les normes constitutionnelles sont soumises à un
même mode de formation et de réformation. De ce point de vue, la constitutionnalisation en
bloc du droit communautaire fait ici problème.
L’argument tiré de la source constitutionnelle de l’incorporation est d’une portée toute
relative. Si en effet, la révision de l’article 88-1 est réglée par la procédure constitutionnelle
de l’article 89, il en va autrement des normes communautaires incorporées. Quelles que soient
les normes auxquelles on s’attache, elles sont élaborées, au terme de procédures souvent
complexes, par des organes supranationaux – Conseil, Commission, Parlement européen,
Cour de Justice – inconnus du dispositif de l’article 89 de la Constitution. Une première
césure dans le système constitutionnel serait donc consécutive au clivage entre des normes
constitutionnelles « simples », celles dont la révision est réglée par la procédure
constitutionnelle de production du droit constitutionnel, et des normes constitutionnelles
« communautaires », ou « complexes », dont la révision serait commandée par un ensemble
de normes supranationales.
Une telle fracture doit être analysée dans ses effets hiérarchisants. Si l’on ne peut pas
déduire de la distinction entre leur mode de production un quelconque rapport de validité
entre
les
normes
constitutionnelles
« simples »
et
les
normes
constitutionnelles
« communautaires » – les unes ne dérivant pas des autres et aucune n’étant soumise à une
obligation de conformité à l’autre – on peut cependant avancer qu’une gradation dans la
rigidité constitutionnelle apparaît. Alors que la révision de la norme d’origine communautaire
apparaît plus complexe que celle d’origine interne, on peut penser que l’ensemble des normes
constitutionnelles « communautaires » primerait hiérarchiquement l’ensemble des normes
constitutionnelles simples. Il reste cependant difficile de soutenir que ce droit communautaire
constitue une forme constitutionnelle supérieure, alors qu’il tire son existence, comme norme
634
Sur cette question, on renvoie aux ouvrages généraux de droit communautaire institutionnel. Voir notamment,
A. Masson, Droit communautaire : droit institutionnel et droit matériel, Bruxelles, Larcier, 2008, 535 p. ; C.
Bluman et L. Dubouis, Droit institutionnel de l’Union européenne, Paris, Litec, 2007, 653 p. ; G. Isaac et M.
Blanquet, Droit général de l’Union européenne, Paris, Sirey, 2006, 539 p. ; J. – P. Jacqué, Droit institutionnel de
l’Union européenne, Paris, Dalloz, 2006, 779 p.
193
constitutionnelle, de sa réception par l’article 88-1 C. dont la modification n’obéit à aucune
procédure spéciale.
Nous sommes donc conduits à constater la complexité des modes de production des
normes constitutionnelles : à la procédure de l’article 89 de la Constitution s’ajouterait un
ensemble de procédures communautaires intégrées via l’article 88-1 de la Constitution, qui se
présenterait dès lors comme une norme portant implicitement sur la production de normes
constitutionnelles. À défaut de pouvoir établir un lien hiérarchique entre les deux procédures
et les normes nées de leur mise en œuvre, on doit se borner à constater une dualité des modes
de production du droit constitutionnel. En d’autres termes, la réception du droit
communautaire par le truchement du dispositif de l’article 88-1 de la Constitution aurait pour
conséquence directe d’accroître la complexité structurale du système constitutionnel, en
ajoutant un nouveau mode de production des normes du système.
b. La différenciation selon la force dérogatoire
Toujours en considération de l’origine communautaire des normes intégrées par le
truchement de l’article 88-1, l’articulation de ces normes avec les autres normes de la
Constitution suscite certaines interrogations. En raisonnant à partir de la jurisprudence du
Conseil constitutionnel, et à supposer que le juge ait entendu attribuer à la norme de l’article
88-1 une portée intégrative, on est conduit à distinguer entre trois catégories de normes
constitutionnelles. La question de leur articulation se pose avec une acuité particulière
lorsqu’on considère que c’est en bloc que l’article 88-1 incorpore le droit communautaire. Ce
sont alors deux lignes de fractures complexes qui cohabitent au sein de la catégorie composite
des normes de valeur constitutionnelle. Ces deux lignes peuvent être présentées sous forme de
tableau :
Normes
Normes communautaires intégrées par le
Normes
constitutionnelles
canal de l’article 88-1 de la Constitution
constitutionnelles
« inhérentes à
non inhérentes à
l’identité
l’identité
constitutionnelle
Normes de droit communautaire originaire
constitutionnelle
de la France »
Normes de droit communautaire dérivé
de la France
194
Une première colonne se compose des règles et principes constitutifs de la réserve de
constitutionnalité élaborée par le juge ; une seconde, rassemble les normes « contenues » par
la disposition de l’article 88-1 de la Constitution : ce sont les normes constitutionnelles
d’origine communautaire intégrées selon la taxinomie propre à l’ordre juridique dont elles
proviennent635; la troisième regroupe l’ensemble des « autres » normes constitutionnelles.
C’est par le mécanisme de la dérogation que le juge articule les normes appartenant
aux différents sous-ensembles indiqués.
Aux termes de la jurisprudence, une loi qui transpose une directive communautaire
pourra, sur le fondement de l’article 88-1, déroger à l’ensemble des normes constitutionnelles,
à l’exclusion de celles qui relèvent de la réserve de constitutionnalité élaborée par le juge. On
peut donc distinguer entre les normes de la Constitution à raison de leur force dérogatoire, et
poser la question de la nature hiérarchique d’une telle gradation.
S’agissant du rapport entre les normes inhérentes à l’identité constitutionnelle
française et celles « contenues » par l’article 88-1, l’application de la règle de conflit de
normes lex specialis paraît exclure l’hypothèse d’une articulation hiérarchique. On explique
alors que les normes inhérentes à l’identité constitutionnelle de la France peuvent déroger, en
qualité de dispositif spécial, à l’exigence générale de transposition des directives.
Parfaitement admissible dans le cadre d’une interprétation minimaliste de l’article 88-1 de la
Constitution636, l’explication tombe dès lors qu’on conçoit celui-ci comme un dispositif de
constitutionnalisation de l’ensemble des normes communautaires : rien n’autorise à considérer
que les normes constitutionnelles d’origine communautaire seront systématiquement plus
générales que celles inhérentes à l’identité constitutionnelle française. Par ailleurs, lorsque
l’on prend en compte le dernier sous-ensemble, celui des normes non inhérentes à l’identité
constitutionnelle nationale, ni le critère de la spécialité ni le critère chronologique ne
635
Sur ce point, v. not. P. – Y. Monjal, Recherches sur la hiérarchie des normes communautaires, Paris, LGDJ,
2000, 629 p.
636
En ce sens, Olivier Gohin explique qu’il s’agit alors : « de recourir à la technique devenue classique de la
conciliation entre deux dispositifs constitutionnels distincts : le dispositif constitutionnel général en faveur de la
transposition par la loi des directives communautaires (Constitution révisée, art. 88-1) et tout dispositif
constitutionnel spécial en faveur notamment de telle ou telle liberté fondamentale, méconnue par cette loi de
transposition […]. Et, comme il se doit, c’est alors le dispositif spécial qui est privilégié par rapport au dispositif
général » (O. Gohin, note sous CC 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, JCP – La semaine juridique administrations
et collectivités territoriales, 2004, n° 40-41, p. 1263 et s., p. 1264).
195
parviennent à expliquer – de manière systématique – le régime de ces normes auxquelles la
loi, sur le fondement de l’article 88-1, pourra toujours déroger.
C’est alors au critère hiérarchique qu’une partie de la doctrine s’en remet637. Or le
recours à la hiérarchie nous paraît insusceptible d’expliquer cette gradation entre les normes
selon leur force dérogatoire. En effet, le rapport dérogatoire est équivoque au plan de la
hiérarchie entre les normes : s’il a partie liée avec le rapport hiérarchique qu’il peut signaler, il
n’en constitue pas pour autant un instrument fiable d’identification. C’est seulement lorsque
la norme B se verra déclarée illicite au motif qu’elle déroge à la norme A que l’on peut
déduire de la dérogation une gradation hiérarchique638.
Ramenée à l’hypothèse qui nous intéresse, la proposition permet de conclure à
l’absence de hiérarchie entre les différentes normes de la Constitution – normes « inhérentes à
l’identité constitutionnelle de la France », « normes constitutionnelles communautaires » et
« normes constitutionnelles simples ». Dans tous les cas susceptibles de se réaliser, il
manquera l’élément distinctif d’une hiérarchie : la dérogation n’induit jamais une solution en
termes de validité.
Ainsi, lorsqu’une norme législative A déroge à une norme constitutionnelle B (normes
non inhérentes à l’identité constitutionnelle française) parce qu’une autre norme
637
F. Chaltiel considère que ce rapport confine au paradoxe : « celui-ci peut en effet se formuler comme suit.
Considérant que le respect du droit communautaire est une exigence constitutionnelle, mais que la norme
constitutionnelle nationale seule peut lui faire obstacle, le respect de cette dernière emportera nécessairement
violation de la première. Dit encore autrement, le juge constitutionnel met en lumière deux types d’exigences
constitutionnelles hiérarchisées. Les unes, celles de respecter le droit communautaire, sont inférieures aux autres,
celles de respecter les normes nationales » (F. Chaltiel, « Le Conseil constitutionnel au rendez-vous de la
Constitution Européenne », LPA, 14-15 juillet 2004, nos 140-141, p. 3 et s., p.5). Dans le même ordre d’idée, J.
Arrighi de Casanova souligne qu’« à travers l’idée suivant laquelle il y aurait, en quelque sorte, des
inconstitutionnalités plus graves que d’autres, on introduit une hiérarchie nouvelle entre les normes
constitutionnelles, l’inopérance des moyens tirés de la Constitution cédant le pas devant certaines seulement de
ces normes, celles qui peuvent se rattacher à une disposition expresse de notre loi fondamentale » (J. Arrighi de
Cassanova, « La décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 et la hiérarchie des normes », », AJDA, 2004, p. 1534
et s., p. 1537). Christine Maugüé ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme « qu’il existe des inconstitutionnalités
plus graves que d’autres (et qu’ainsi) la décision introduit une hiérarchie entre les normes constitutionnelles, le
caractère inopérant des moyens tirés de la Constitution cédant le pas devant certaines seulement de ces normes »
(C. Maugüé, « La décision du Conseil constitutionnel sur la loi pour la confiance dans l’économie numérique ou
la consécration par le Conseil constitutionnel de la théorie de la directive-écran », Courrier juridique Finances et
Industrie, 2004, n°28, p. 5). Enfin, nous citerons M. Gautier et F. Melleray, pour qui « a minima, la décision du
10 juin paraît signifier que les normes constitutionnelles non écrites n’ont pas la même valeur que les normes
constitutionnelles écrites puisque seules ces dernières peuvent faire obstacle à la transposition d’une directive.
[…] De plus [demandent-ils], faut-il désormais opérer une césure au sein même des normes constitutionnelles
écrites ? Les commentaires (“officiels”) y invitent, estimant qu’une disposition justifiant la mise en œuvre de
l’exception doit être “spécifique” ou être un énoncé “ancré” dans le “bloc de constitutionnalité” » (M. Gautier et
F. Melleray, « Le refus du Conseil constitutionnel d’apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives
transposant une directive communautaire », AJDA, 2004, p. 1537 et s., p. 1540-1541). L’ensemble de ces
commentaires, formulés à l’occasion de la décision 496 DC, sont transposables au nouveau cadre jurisprudentiel
posé par la décision 540 DC qui se borne à reformuler les termes de la réserve de constitutionnalité.
638
Sur ce point v. infra Partie II, Titre II, Chapitre II, p. 334 ; ainsi que D. de Béchillon, Hiérarchie des normes
et hiérarchies des fonctions normatives, th. cit., p. 117.
196
constitutionnelle C (« norme constitutionnelle communautaire ») l’y autorise ou même le lui
impose, on peut déduire d’une telle configuration la supériorité de C sur A, non celle de C sur
B. Manque en effet l’élément décisif pour reconnaître un rapport hiérarchique : si A peut voir
sa validité supprimée pour méconnaissance de C, ce ne sera jamais le cas de B.
L’impossibilité pour B (norme constitutionnelle non inhérente à l’identité constitutionnelle
française) de déroger à C (toute norme constitutionnelle communautaire) relève simplement
de la limitation du domaine d’application de B. À aucun moment la validité de la norme B
n’est objectivement suspendue à un certain état d’adéquation au contenu de C. Cette
configuration est exactement transposable au rapport dérogatoire susceptible d’articuler les
normes constitutionnelles « inhérentes à l’identité constitutionnelle française » et les « normes
constitutionnelles communautaires ».
Dès lors, la gradation selon la force dérogatoire de chaque catégorie de normes
constitutionnelles n’emporte aucune hiérarchie normative dans la Constitution. On doit
simplement constater que l’hypothèse d’une réception en bloc du droit communautaire
emporte une restructuration du système constitutionnel. La seconde hypothèse, celle qu’on
déduit d’une interprétation minimaliste de la décision 505 DC emporte d’autres conséquences.
B. L’hypothèse d’une ouverture partielle du système constitutionnel
La constitutionnalisation d’éléments de droit communautaire correspond à une autre
hypothèse : celle où le juge, sur le fondement de l’article 88-1 de la Constitution, sélectionne
parmi des normes extérieures à la Constitution celles qu’il intégrera à l’ensemble
constitutionnel. Dans cette perspective, le juge n’incorpore pas les normes communautaires
dans la Constitution, mais « nationalise » certaines d’entre elles. Ce faisant, il s’arroge le
pouvoir d’en déterminer la signification et la portée639. Ce processus de constitutionnalisation
639
Une telle technique d’appropriation normative n’est pas inconnue du droit public, elle est même un
instrument classique à la disposition des juges dans la gestion des rapports entre les ordres juridiques. Il n’est
qu’à rappeler que le juge administratif, par exemple, “nationalise” des principes de droit international, et
notamment de la Conv.EDH, pour les appliquer en qualité de principes généraux du droit. En ce sens, v. CE.
Ass, 3 décembre 1999, Didier, Rec. leb. p. 399. Dans cet arrêt, le juge administratif se réfère au principe
d’impartialité « rappelé par l’article 6§1 » de la CEDH. Dans le même esprit, dans une espèce Magiera, le
Conseil d’État considère qu’il résulte des stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme, « lorsque le litige entre dans leur champ d’application, ainsi que, dans tous les cas, des principes
généraux du droit qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives, que les justiciables ont droit
à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ». CE. Ass, 28 juin 2002, Ministre de la Justice c.
197
peut s’analyser comme un choix stratégique destiné à sauvegarder la suprématie
constitutionnelle (a) quitte à mettre en péril, au plan organique, le principe hiérarchique (b).
a. La constitutionnalisation partielle du droit communautaire, un choix stratégique
« Il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité qu'il ne modifie ni la nature de
l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit de l'Union telle qu'elle
résulte, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l'article 881 de la Constitution ; que, dès lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil
n'implique pas de révision de la Constitution »640. On a pu soutenir qu’en évoquant la
« primauté du droit de l'Union », le juge constitutionnel ne constitutionnalisait pas le principe
mais seulement sa portée641. Une telle proposition, qui ressort d’une lecture serrée du
treizième considérant de la décision 505 DC, n’emporte cependant pas notre conviction.
Certes, le juge n’attribue pas expressément une valeur constitutionnelle au principe, mais,
outre le fait qu’on ne voit pas comment la portée d’un principe juridique peut se voir doter
d’une valeur normative supérieure au principe lui-même642, deux raisons militent en faveur
d’une
authentique
constitutionnalisation
juridictionnelle
du
principe
de
primauté
communautaire.
La première ne nous occupera que très peu de temps, elle tient à la nature de
l’articulation entre deux principes exactement contradictoires et réciproquement exclusifs : la
primauté communautaire et la suprématie constitutionnelle. C’est à un exercice de
conciliation entre les deux principes que s’est livré, avec le succès que l’on sait, le Conseil
constitutionnel dans la décision de novembre 2004. Alors qu’on lui demandait de se
prononcer sur la compatibilité du principe de primauté communautaire à la Constitution,
consacrer la valeur constitutionnelle de ce dernier permettait d’opérer la conciliation évoquée
Magiera, Rec. Leb. p. 247. Pour une analyse détaillée de cette pratique, v. A. Roblot-Troizier, Contrôle de
constitutionnalité et normes visées par la Constitution, op. cit., p. 500 et s.
640
C.C. n°2004-505 DC, préc., cons. n°13.
641
E. Bruce, « La primauté du droit communautaire. Retour sur la portée de l’article 88-1 de la Constitution dans
la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel », LPA, 27 sept. 2005, n° 192, p. 3 et s.
642
Précisons que ce n’est pas le sens de la démonstration d’E. Bruce qui fait référence à la suprématie de la
Constitution, principe de niveau constitutionnel censé borner la portée du principe, inférieur et extérieur au droit
constitutionnel, de primauté communautaire.
198
et d’éviter ainsi une révision constitutionnelle643 éminemment problématique voire
impossible644. En d’autres termes, constitutionnaliser le principe permettait – c’est l’une des
raisons d’être du procédé – l’appropriation du principe par le juge et son interprétation
partiellement neutralisante.
La seconde raison relève de l’analyse des décisions récentes du juge constitutionnel. Il
faut admettre la constitutionnalisation du principe de primauté pour qu’apparaisse la
cohérence de l’édifice jurisprudentiel composé des décisions de 2004645 et de 2006646. En
jugeant que le « principe de primauté du droit de l’Union [...] résulte [...] de l’article 88-1 de
la Constitution », le Conseil constitutionnalise l’obligation pour le juge interne de faire primer
le droit de l’Union ainsi que l’exigence, pour le législateur, d’appliquer ce droit et notamment
de le transposer647. Autrement dit, si « la transposition en droit interne d'une directive
communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle », c’est parce qu’existe un nouveau
principe de valeur constitutionnelle en droit français, celui de primauté du droit
communautaire, dont l’effectivité est garantie par l’exigence constitutionnelle tirée de l’article
88-1. Il y a bien intégration du principe de primauté à la norme de l’article 88-1 de la
Constitution, et cette constitutionnalisation concerne le seul principe, à l’exclusion des
normes – communautaires – qui en sont l’objet648.
La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel autorise à penser que le principe
de primauté est implicitement hissé au rang de norme constitutionnelle. Si l’on peut
effectivement émettre certaines réserves au sujet des conséquences que le juge tire de cet état
du droit constitutionnel649, une telle constitutionnalisation permet de conserver l’autonomie
normative du système constitutionnel. Or la constitutionnalisation, comme procédé spécifique
643
Considérant qu'il ne remet pas en cause la suprématie de la norme constitutionnelle, le Conseil a estimé que
ce principe « n'implique pas de révision de la Constitution », C.C. n° 04-505 DC, préc., cons. n° 13.
644
Comme on l’a dit plus haut, une telle révision – posant une nouvelle norme constitutionnelle reconnaissant le
principe de primauté du droit communautaire – est juridiquement inconcevable en raison de l’impossibilité
ontologique pour la norme inférieure de fonder la validité de la norme dont elle reconnaîtrait la supériorité.
645
V. C.C. n° 04-496 C, préc, cons. n° 9 ; C.C. n° 04-498 DC, préc., cons. n° 7 ; n° 04-499 DC, préc., cons. n° 8.
646
C.C. n° 06-540 DC, préc., cons. n° 30.
647
Sachant qu’en l’état de la jurisprudence – et selon nous sans qu’aucune extension ne soit encore envisageable
– le Conseil constitutionnel ne se reconnaît compétent que pour vérifier, dans le cadre d’un contrôle de
l’incompatibilité manifeste, la seule transposition législative des directives communautaires.
648
À cet égard, la norme de l’article 88-1 de la Constitution est comparable à celle de l’article 55 de la
Constitution. La valeur constitutionnelle s’attache exclusivement à une norme de conflit de normes. Ainsi, la
valeur constitutionnelle du principe de primauté du droit communautaire ne s’étend aux normes de droit
communautaire, exactement comme la valeur constitutionnelle du principe de primauté du droit international sur
la loi n’emporte pas la constitutionnalisation du droit international.
649
Ainsi D. Rousseau juge incohérente la solution retenue par le Conseil constitutionnel qui accepte de contrôler
la conventionnalité communautaire de la norme législative lorsqu’elle transpose une directive et s’y refuse dans
tous les autres cas. Selon l’auteur, une telle distinction serait injustifiable au regard du principe constitutionnel de
primauté du droit communautaire. V. D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », RDP,
2007, p. 1137.
199
d’insertion de la norme d’origine communautaire dans la Constitution, s’explique par la
volonté de préserver la suprématie constitutionnelle. Dès lors, c’est seulement de manière
indirecte que la qualité suprême de la Constitution fonde et garantit son autonomie normative.
En effet, c’est pour neutraliser le principe de primauté du droit communautaire que le Conseil
s’est livré à sa constitutionnalisation.
b. Le maintien de la suprématie constitutionnelle au prix d’un renversement de la
hiérarchie entre les organes
L’opération de constitutionnalisation à laquelle se livre le juge a pour principal
avantage d’être respectueuse de la suprématie constitutionnelle. Mais si le principe de
suprématie constitutionnelle est maintenu, c’est au prix d’une remise en cause de la hiérarchie
entre les organes.
Un simple rappel de deux éléments suffira pour saisir la dimension conservatoire, pour
la suprématie constitutionnelle, de la constitutionnalisation du principe de primauté du droit
communautaire.
D’une part, quel que soit le point de vue que l’on décide de privilégier, lorsque l’on
analyse le principe de primauté comme principe jurisprudentiel du droit communautaire650 et
le principe de primauté comme principe de valeur constitutionnelle, le second ne dérive pas
du premier. Si l’intitulé reste inchangé et si l’origine communautaire du principe apparaît
explicitement dans la décision le constitutionnalisant, le passage d’un système juridique à un
autre bouleverse radicalement la substance normative du principe. Certes dans les deux cas, il
s’agit toujours d’un principe d’articulation entre les normes, mais le rapport d’articulation
650
On sait qu’en l’absence de toute consécration expresse par les traités fondateurs, le principe de primauté du
droit communautaire sur les droits nationaux est posé par la Cour de justice des communautés pour la première
fois dans l’arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964. Comme on l’a vu, le traité établissant une Constitution
pour l’Europe codifiait le principe dans un article I-6, mais n’est jamais entré en vigueur. Le traité de Lisbonne,
non encore entré en vigueur, qui modifie le traité UE ne comporte pas de disposition relative à la primauté du
droit de l’Union européenne. Les auteurs ont préféré renvoyer cette question à la déclaration n° 27 relative à la
primauté qui figure dans l’Acte final de la conférence des représentants des gouvernements des États membres,
et qui dispose que « le fait que le principe de primauté ne soit pas inscrit dans le futur traité ne modifiera en rien
l’existence de ce principe ni la jurisprudence en vigueur de la Cour de justice ». Précisons que les auteurs du
traité ont annexé à cette déclaration un avis du service juridique du Conseil de l’Union européenne en date du 22
juin 2007 qui fait expressément référence à l’arrêt Costa contre Enel. Autrement dit, comme le soulignent les
prof. P. Cassia et E. Saulnier Cassia, « le traité “modificatif” lève toute ambiguïté : la notion de primauté doit
s’entendre dans le sens absolutiste que lui donne la Cour depuis l’origine ». v. P. Cassia et E. Saulnier Cassia,
« La primauté du droit de l’Union européenne dans le traité “modificatif” : ce qui change », Europe, Décembre
2007, n°12, étude 23.
200
qu’il induit recouvre un sens exactement opposé selon l’ordre dans lequel on se place. À la
primauté absolue posée par le principe du droit communautaire s’oppose l’énoncé d’une
simple priorité d’application, conditionnée et limitée, par le principe de valeur
constitutionnelle. En d’autres termes, nous sommes en présence de deux normes distinctes
voire opposées qu’aucun rapport d’engendrement matériel n’articule entre elles.
Contrairement à la réception du droit communautaire dans la Constitution, le
processus de constitutionnalisation consiste, on l’a compris, en une nationalisation des normes
communautaires et ne pose aucun problème d’ordre hiérarchique.
C’est d’ailleurs le maintien de la suprématie constitutionnelle que garantit la
jurisprudence récente. Contrairement à ce que soutient le commissaire du gouvernement M.
Guyomar dans ses conclusions sur l’arrêt Arcelor, nous ne pensons pas que « le contrôle
spécifique qu’exerce le Conseil constitutionnel aboutit, sous couvert d’un contrôle de
constitutionnalité systématique du droit communautaire dérivé, à renoncer, dans la majeure
partie des cas, à contrôler la conformité de la loi à la Constitution ». Il n’y a pas selon nous
« abandon du contrôle »651. Nous soutenons qu’au contraire, sans radicalement contester le
monopole de la Cour de justice sur le contrôle de la validité des normes communautaires, les
juges constitutionnel et administratif, en posant, tous deux, le principe d’une immunité
constitutionnelle sous réserve d’équivalence normative entre le Constitution et le droit
communautaire primaire, soumettent, au moins partiellement, la production juridique
communautaire à l’empire de la Constitution. Le contrôle opère en réalité à chaque étape du
processus : contrôle de la compatibilité de la norme communautaire avec l’ensemble des
principes inhérents à l’identité constitutionnelle française652, contrôle de la stricte
transposition de la directive par la norme interne, contrôle enfin de l’équivalence entre le
corpus communautaire et les normes constitutionnelles. Alors que chacune de ces opérations
successives implique l’exercice d’une certaine marge d’appréciation, variable selon la
confrontation en cause et le juge qui l’opère653, parler d’immunité constitutionnelle stricte du
droit communautaire et d’abandon du contrôle de constitutionnalité paraît impropre.
À la faveur d’une constitutionnalisation en forme de nationalisation du principe de
primauté, on constate le maintien d’une certaine emprise du juge national sur le droit
651
M. Guyomar, concl. sur CE. Ass, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, préc.
Ce contrôle est d’autant plus contraignant que l’ensemble des normes de référence – les « règle[s] et
principe[s] inhérent[s] à l’identité constitutionnelle de la France » – est indéterminé.
653
On peut penser que le Conseil constitutionnel dispose d’une marge de manœuvre plus importante que le juge
administratif dès lors qu’il considère impraticable la procédure du renvoi préjudiciel à la CJCE. Ce faisant, il se
reconnaît compétent pour interpréter la norme communautaire. V. C.C. n° 06-540 DC, préc, cons. n° 20.
652
201
communautaire. Au total, la réécriture juridictionnelle de l’article 88-1 vise à garantir la
suprématie constitutionnelle et, ce faisant, préserve l’autonomie normative du système
constitutionnel. À cet égard, les observations formulées plus haut s’agissant du droit
international non écrit sont parfaitement transposables. La constitutionnalisation du principe
de primauté du droit communautaire offre d’ailleurs une illustration particulièrement nette du
maintien de l’autonomie normative du système constitutionnel. Celle-ci est préservée aussi
bien au point de vue matériel – le principe constitutionnel de primauté du droit de l’Union ne
reproduit pas le principe communautaire de primauté – qu’au point de vue formel – le
principe est une norme constitutionnalisée par un organe constitutionnel sur le fondement
d’une norme constitutionnelle. Pour autant, ici encore, autonomie constitutionnelle et
suprématie constitutionnelle entretiennent des rapports seulement indirects : le maintien de
l’autonomie résulte de l’emploi du procédé de la constitutionnalisation, qui vise à préserver la
suprématie constitutionnelle. C’est seulement de manière incidente que la suprématie fonde
l’autonomie du système. Par ailleurs, on doit à nouveau souligner le paradoxe de cette
situation où la suprématie de la Constitution est garantie au prix d’une création
juridictionnelle des normes constitutionnelles.
La conception classique de la hiérarchie des organes, censée traduire la hiérarchie des
normes, repose sur une distinction entre les organes créateurs de droit et les organes
d’application du droit : aux premiers, les seconds sont logiquement et nécessairement soumis.
Ramenée au rapport du juge au législateur constitutionnel, cette soumission du premier à
l’acte de volonté du second est la condition nécessaire de l’admission du principe de contrôle
juridictionnel de la constitutionnalité de la loi dans un cadre formellement démocratique. Ce
que l’on désigne par le terme de récursion organique désigne un renversement de la
hiérarchie : l’organe d’application produit la norme qu’il a pour mission d’appliquer.
Or, lorsque le juge, sur le fondement d’une interprétation particulièrement constructive
de
l’article
88-1,
sélectionne
des
éléments
de
droit
communautaire
pour
les
constitutionnaliser, la configuration est très proche de celle que nous avons tentée de décrire
s’agissant de la « découverte » des PFRLR654.
Certes, on peut se tourner vers la norme constitutionnelle et considérer que l’article
88-1 habilite le juge à identifier les normes communautaires dont la nationalisation serait
nécessaire à la bonne gestion des rapports entre les systèmes et au maintien de la suprématie
654
v. supra, p. 61 et s.
202
constitutionnelle. Dans cette perspective, on pourrait croire que la hiérarchie entre les organes
est maintenue : faisant fi du pouvoir normatif mis en œuvre dans l’interprétation de l’article
88-1 comme norme d’habilitation, opération qui confine à l’auto-habilitation, on pourrait
considérer que le juge ne fait qu’appliquer la Constitution lorsqu’il constitutionnalise le
principe de primauté. Cependant, même en se limitant au stade de la description formelle du
phénomène de la constitutionnalisation juridictionnelle de normes d’origine communautaire,
on est conduit à prendre acte du pouvoir normatif du juge, qui ajoute des normes au système
constitutionnel.
Le principe de primauté communautaire, consacré par le juge dans sa décision de
novembre 2004, est une nouvelle norme qui s’impose au législateur ainsi qu’aux autres
autorités étatiques aux termes de l’article 62 de la Constitution. C’est de ce principe que
découle l’exigence imposée au législateur de transposer les directives. De plus, sa valeur
constitutionnelle peut être révélée par les modalités de suppression ou de réformation de ce
principe : excepté le juge constitutionnel qui peut toujours procéder à un revirement de
jurisprudence, seule une norme produite par le législateur constitutionnel pourrait utilement
intervenir en la matière. Le principe est donc bien hissé par le juge au rang de norme
constitutionnelle. Une telle ascension du principe, dont on a compris qu’elle avait pour
principale ambition de garantir la suprématie constitutionnelle, est aussi celle du juge, qui se
meut en législateur constitutionnel.
203
Conclusion du Chapitre II
En définitive, le système constitutionnel apparaît comme un système ouvert sur son
environnement normatif. Cette ouverture apparaît variable en fonction du système juridique
tiers considéré. Il convient de souligner qu’un tel phénomène s’analyse comme le résultat
d’une contrainte tirée de l’enchevêtrement des différents systèmes normatifs. À cet égard, le
degré de similitude entre les normes des différents systèmes, ou encore l’existence d’organes
juridictionnels propres au système supranational considéré, sont autant d’éléments qui
commandent l’ouverture plus ou moins grande de la Constitution.
En toute hypothèse, l’ouverture du système sur son environnement reste toujours
relative, et son autonomie est maintenue. Il apparaît cependant que celle-ci ne dérive pas, ou
seulement de manière incidente, du principe de suprématie constitutionnelle. L’exclusion des
normes d’origine externe du rapport de constitutionnalité ne procède pas de la valeur
hiérarchique de la norme constitutionnelle. Le maintien de la suprématie constitutionnelle
nécessite au contraire l’insertion de normes d’origine externe – notamment communautaire –
parmi l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle. Dans ces conditions, on doit
considérer que le principe de suprématie ne constitue pas un critère opératoire pour délimiter
le système constitutionnel.
204
CONCLUSION DU TITRE II
L’affirmation de la suprématie constitutionnelle ne s’accompagne pas d’une
subordination effective des normes internationales et supra-nationales ; elle ne permet pas
davantage leur exclusion systématique du système constitutionnel. Dès lors, le constat du
caractère inopérant du principe hiérarchique, déjà établi au Titre précédent à propos des
normes dites infra-constitutionnelles, s’impose derechef. Il en résulte que la définition
formelle de la Constitution repose sur un critère qui échoue dans sa fonction de délimitation
de l’objet qu’il entend saisir.
Il reste que le principe de suprématie constitutionnelle, affirmé par l’ensemble des
juridictions internes, nous éclaire indirectement sur le système constitutionnel, en nous
permettant de poser qu’il regroupe l’ensemble des normes internes qui, à défaut de pouvoir
soumettre effectivement les normes d’origine externe, sont elles-mêmes insusceptibles de se
voir subordonner. Une telle caractéristique dérive de la fonction fondatrice du système
constitutionnel, fonction fondatrice dont le principe de suprématie constitue la traduction
contentieuse et que le juge constitutionnel entreprend de garantir lorsqu’il intègre certaines
normes internationales et communautaires.
205
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
En définitive, les contours du système constitutionnel font problème. Cela ne revient
pas à dire que le système constitutionnel n’est pas identifiable, mais simplement à souligner
que ses frontières sont incertaines et évolutives.
Deux séries d’observations se dégagent de nos analyses.
D’une part, la définition formelle de la Constitution n’est pas empiriquement
confirmée : l’analyse du droit positif bat en brèche la prétention formaliste d’identifier la
Constitution à partir du critère hiérarchique. Les distorsions, neutralisations et renversements
que subit le rapport hiérarchique affectent irrémédiablement le principe hiérarchique pris
comme instrument de délimitation de la Constitution. En clair, le système constitutionnel se
montre rebelle à toute délimitation rigide de sa surface normative.
D’autre part, l’analyse systémique ne prétend pas proposer un critère univoque de
délimitation de la Constitution. Simplement, elle permet de saisir les carences de la hiérarchie
et d’en tirer les conséquences : le système constitutionnel est un système évolutif, dynamique,
ouvert sur son environnement normatif, et qui entretient avec ce dernier des rapports multiples
irréductibles à un simple rapport d’autorité.
En somme, l’analyse systémique ne propose aucune solution à l’incertitude qui affecte
les frontières du système constitutionnel. Elle permet uniquement de prendre la mesure de cet
état d’incertitude, d’en saisir les causes et les conséquences pour la Constitution.
206
Seconde partie
LE RAPPORT HIERARCHIQUE, MODE D’ORGANISATION DU SYSTEME CONSTITUTIONNEL ?
Un système se comprend comme un ensemble d’éléments qui peuvent être plus ou
moins hétérogènes. Ses éléments constitutifs ne se trouvent pas dans une situation de simple
juxtaposition, mais entretiennent des relations spécifiques. Il est en outre doté d’une certaine
cohésion, qui résulte d’un ou plusieurs principes essentiels qui structurent le système. Pour
tout dire, l’existence d’un système repose sur son organisation.
Le principe hiérarchique est, bien sûr, un principe d’organisation. Nous voudrions
montrer qu’il structure verticalement le système constitutionnel : contrairement à la thèse
exprimée par la métaphore du « bloc de constitutionalité », certains éléments du système sont
bel et bien pris dans un rapport hiérarchique (Titre I). Mais ce type de rapport coexiste avec
des modalités non hiérarchiques d’articulation entre normes constitutionnelles (Titre II).
207
Titre I.
LA HIERARCHIE ENTRE LES ELEMENTS DU SYSTEME CONSTITUTIONNEL
Contrairement à ce que soutiennent les tenants d’une conception formelle et
strictement unitaire de la Constitution, les normes de la Constitution s’organisent
verticalement en fonction d’une structure hiérarchique. C’est ce que l’analyse des normes
relatives à la révision constitutionnelle permet de mettre au jour.
En effet, le rapport de production qu’impliquent les normes de révision structure la
Constitution en un édifice à deux niveaux normatifs : le premier regroupe les normes qui
fixent les conditions de validité des autres normes, le second est constitué par l’ensemble de
ces dernières (Chapitre I). À cette structure normative hiérarchique du système
constitutionnel, on doit se demander si correspond une hiérarchie entre les organes de création
et d’application du droit constitutionnel (Chapitre II).
208
Chapitre I.
La hiérarchie entre les normes constitutionnelles, une réalité occultée
Souvent niée dans le cadre d’une définition formelle de la Constitution, la hiérarchie
entre les normes qui composent le système constitutionnel s’impose comme une réalité dès
lors qu’on appréhende le rapport hiérarchique comme un rapport de production. On se
reportera ici au titre XVI de la Constitution qui pose les règles relatives à la révision
constitutionnelle. Il est formé, comme on sait, d’un article unique655 qui institue deux
procédures de production des nouvelles normes constitutionnelles.
La première, dite « normale », se déroule en trois temps : l’initiative appartient
concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux
membres du Parlement, l’adoption – en termes identiques par les deux Assemblées – du texte
et enfin son approbation par le Peuple s’exprimant par la voie du référendum. La seconde
procédure, dite « abrégée », permet d’éviter le recours au Peuple. L’option existe pour les
seuls projets de révision, et relève de l’appréciation du Président de la République, dont la
décision doit être contresignée par le Premier ministre. Ce sont alors les deux Assemblées
réunies en Congrès à Versailles qui adoptent le texte à la majorité des trois cinquièmes des
suffrages exprimés.
En d’autres termes, l’article 89 de la Constitution formule un ensemble de normes de
production de normes constitutionnelles et permet d’identifier un rapport de production dans
la Constitution. Ce rapport, inhérent à la systématicité constitutionnelle, induit la primauté des
normes relatives à la révision (Section I). Une telle assertion est cependant mise en cause par
le fonctionnement du système. Il apparaît en effet que la norme nouvelle, élaborée sur le
fondement des dispositions constitutionnelles relatives à la révision, jouit d’une totale
immunité contentieuse dans l’ordre interne, de sorte que la hiérarchie entre les normes
constitutionnelles se trouve neutralisée (Section II).
655
L’article 89 dispose que « l'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président
de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. Le projet ou la proposition
de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les
deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum.
Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de
le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit
la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée
nationale. Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à
l'intégrité du territoire. La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ».
209
Section I.
La primauté des normes relatives à la révision, une donnée inhérente au
système constitutionnel
En réalité les règles de la révision constitutionnelle ne sont pas exactement réductibles
à l’énoncé de l’article 89 de la Constitution. Si la question du recours à l’article 11 de la
Constitution en vue de réviser la Constitution paraît désormais résolue656, les précisions et
compléments apportés par la jurisprudence constitutionnelle doivent être pris en
considération657. On peut distinguer alors entre des limites circonstancielles – interdiction de
réviser la Constitution lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire (art. 89 C), en
période de vacances de la présidence de la République ou d’intérim (art. 7 C.) ou en période
d’application de l’article 16 de la Constitution (C.C. n° 92-312 DC, cons. n° 19) – et
l’interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement, qui limite au fond le pouvoir
de révision.
L’analyse de cet ensemble de normes relatives à la révision constitutionnelle permet
de distinguer, parmi les normes de la Constitution, entre deux degrés normatifs dans la
structuration verticale ou hiérarchique du système constitutionnel (§I), et conduit à isoler,
parmi l’ensemble des normes relatives à la révision, la norme autoréférentielle du cinquième
alinéa de l’article 89, qui doit être considérée comme la norme suprême du système
constitutionnel (§II).
656
Sur ce point, v. les développements supra p. 55 et s.. C’est en application de ce dispositif que l’une des
révisions les plus importantes de la Constitution de 1958, relative au mode de scrutin pour l’élection
présidentielle, a pu être opérée. La jurisprudence récente autorise à penser qu’un tel usage de l’article 11 est
désormais sinon impossible du moins hautement improbable. En acceptant de contrôler la légalité des actes
préparatoires au scrutin référendaire, le Conseil constitutionnel semble en effet avoir fermé la voie à un usage
« constituant » du référendum de l’article 11 de la Constitution. V. not., C.C., 24 mars 2005, Hauchemaille et
Meyet, Rec. p. 56.
657
Par une décision 92-312 DC, le juge constitutionnel affirme que « sous réserve, d'une part, des limitations
touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie,
qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des prescriptions
du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne peut faire
l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est souverain », C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19.
210
§I.
La structuration hiérarchique du système constitutionnel
L’un des principaux apports de la distinction entre normes primaires et normes
secondaires telle qu’a pu la développer H. L. A. Hart porte sur les fonctions de ces normes
secondaires. L’auteur explique que « le remède de chacun [des] trois défauts principaux,
inhérents à cette forme de structure sociale la plus élémentaire [l’auteur fait allusion à
l’incertitude, au caractère statique et à l’inefficacité qui affectent les sociétés régies par les
seules règles primaires], consiste à compléter les règles primaires d’obligation à l’aide de
règles secondaires qui constituent des règles d’un type différent »658. En d’autres termes, selon
Hart, l’introduction d’un remède pour chacun de ces défauts est un pas franchi du monde
« pré-juridique » vers un monde juridique : « chaque remède comporte en effet de nombreux
éléments qui laissent filtrer le droit, et il est certain que ces remèdes sont suffisants à eux trois
pour convertir le régime des règles primaires en ce qui constitue indiscutablement un système
juridique »659. S’il en est ainsi, c’est parce que l’apparition de deux degrés de normes dans un
ensemble normatif emporte structuration de cet ensemble, et articulation entre ses éléments.
Parvenir à discriminer entre deux catégories de normes – de premier et de second degré – au
sein de l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle (A) est donc la condition nécessaire
pour mettre au jour la structuration verticale du système constitutionnel et l’articulation
hiérarchique entre les normes de ce système (B).
A. Les normes de révision, normes de second degré du système constitutionnel
Contrairement à l’approche formaliste de la Constitution qui déduit l’identité de valeur
juridique de l’identité de « forme normative »660. On distinguera ici, au sein des normes
relatives à la révision, entre deux catégories de normes qu’on peut ramener à la distinction
classique entre normes primaires et normes secondaires. Cette distinction se justifie
658
H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119.
ibid.
660
Dans une perspective strictement formelle, « il y a forme constitutionnelle dès lors qu’il existe une procédure
spécifique et renforcée de la production normative » (O. Pfersmann, in L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel,
op. cit., p 72) et unité de valeur des normes de la catégorie dès lors qu’existe une seule procédure de production
pour toutes les normes de la catégorie.
659
211
notamment au regard des fonctions systémiques qu’assument les normes du second degré
pour le système constitutionnel.
En effet, les normes relatives à la révision constitutionnelle peuvent être regardées
comme des normes secondaires en ceci qu’elles posent la procédure et fixent les limites dans
lesquelles le législateur constitutionnel peut intervenir pour supprimer, modifier ou ajouter
des éléments au texte de le Constitution.
L’usage de la distinction entre normes primaires et normes secondaires est répandue
en théorie générale du droit. Traditionnellement, la doctrine distingue les normes porteuses
d’obligations, dites primaires, des normes sur la sanction, qualifiées de normes secondaires
parce qu’elles ont vocation à s’appliquer dans un second temps et à la seule condition que les
premières aient été effectivement violées661. Ce que vient souligner la distinction, c’est la
succession chronologique des normes : des « normes qui viennent avant, [celles] que les
citoyens doivent observer, et des normes qui viennent ensuite quand les premières n’ont pas
eu l’effet voulu »662. Les unes sont des normes de conduites qui s’adressent donc aux citoyens,
les autres des normes de sanction adressées aux juges663.
Laissant de côté le rapport chronologique entre les deux catégories de normes
juridiques, H. L. A. Hart place la distinction au centre de son analyse du droit qu’il caractérise
comme « une union de règles primaires […] avec [des] […] règles secondaires »664. L’auteur
précise que les règles secondaires possèdent des traits communs : « on peut les considérer
toutes comme occupant un niveau différent des règles primaires ; elles sont en effet toutes
661
En ce sens C. Leben, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, vol. 33, 2001, p. 19 et s., p. 21.
N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et secondaires », in La règle de droit, Bruxelles,
Bruylant, 1971, p. 114 et s., reproduit in Essais de théorie du droit, Paris, Bruylant-LGDJ, 1998, 286 p., p. 159 et
s., c’est à cette édition qu’on se réfère par la suite.
663
En sens contraire, H. Kelsen paraît refuser une telle distinction entre normes primaires et secondaires.
Considérant que la juridicité d’une norme est le fait que sa violation va déclencher une sanction, l’auteur
autrichien est conduit à renverser les termes de la distinction : c’est « la norme édictant la sanction qui doit être
considérée comme la norme primaire. […] la norme qui énonce l’obligation dont le non-respect fera l’objet
d’une sanction n’est qu’une norme secondaire qui est déjà entièrement contenue dans la norme primaire ». C.
Leben, « De quelques doctrine… », art. cit., p. 21. En dernière analyse, l’ordre juridique selon Kelsen peut se
ramener à un ensemble ordonné de normes prescrivant aux organes juridiques d’appliquer des sanctions. En
effet, si Hans Kelsen maintient la dualité des normes constitutives de l’ordre juridique, c’est au prix de la
relégation des normes portant sur l’obligation au rang de normes incomplètes, précisément « nonindépendantes ». Ainsi l’auteur explique qu’« il est juste de caractériser l’ordre juridique comme un ordre de
contrainte en dépit du fait que toutes et chacune de ses normes ne statuent pas des actes de contrainte ; ce qui
justifie ou permet de maintenir malgré cela cette caractéristique, c’est ce fait que toutes celles de ses normes qui
n’instituent pas elles-mêmes un acte de contrainte et qui, par suite, n’ordonnent pas la création de normes, mais
simplement y habilitent, ou qui permettent positivement, sont des normes non-indépendantes, puisqu’elles ne
valent qu’en liaison avec d’autres normes qui instituent un acte de contrainte », Théorie pure du droit, op. cit., p.
64 (éd. 1962).
664
H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119.
662
212
relatives à de telles règles, en ce sens que, tandis que les règles primaires se rapportent aux
actions que les individus doivent ou non accomplir, ces règles secondaires se rapportent toutes
aux règles primaires elles-mêmes »665.
Sous réserve d’en reformuler les termes, cette approche de la distinction en termes de
« niveaux » est opératoire pour traiter des normes de la Constitution. Notre analyse n’ayant
d’autre vocation que de saisir la systématicité de la Constitution, il ne saurait être question de
distinguer entre des normes constitutionnelles secondaires qui se rapportent à des règles
primaires et des règles primaires qui se rapportent à des actes matériels. En appliquant la
méthode d’identification des normes secondaires comme « normes dont l’existence est
justifiée parce qu’elles se réfèrent à d’autres normes »666, on peut cependant considérer que la
catégorie des normes constitutionnelles primaires regroupe l’ensemble des normes de la
Constitution – relatives aux droits et libertés ou à la répartition des compétences étatiques – à
l’exception des normes constitutionnelles de révision qui forment la catégorie des normes
constitutionnelles secondaires. On décrira ainsi les normes relatives à la révision
constitutionnelle comme des normes « de second degré »667, qui se réfèrent à d’autres normes.
Par ailleurs, qualifier les normes constitutionnelles relatives à la révision de normes de second
degré se justifie au regard des fonctions qu’elles assument dans le système constitutionnel668.
Au point de vue fonctionnel, les normes relatives à la révision constitutionnelle sont
d’abord des normes de « transformation » du système. Il n’est guère utile d’y insister : en tant
qu’elles établissent la procédure de formation des normes constitutionnelles nouvelles,
qu’elles habilitent à cette fin un certain nombre d’organes constitutionnels, déterminent les
modalités de leur intervention et leur imposent un certain nombre de limites voire
d’interdiction, elles règlent la production des normes constitutionnelles. Ce sont des « normes
secondaires qui règlent la production des normes primaires »669, instituent un mode juridique
de changement dans la Constitution et, pour user du vocable hartien, apportent un remède au
caractère statique des règles primaires.
665
H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119, souligné par nous.
N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et les normes secondaires », art. cit., p. 163.
667
N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et les normes secondaires », art. cit., p. 163.
L’auteur préfère cette dénomination qui présente l’avantage « de ne suggérer aucun jugement de valeur […] [et]
sert à mettre en relief le caractère des normes secondaires aussi bien sous leur aspect fonctionnel que sous leur
aspect structural ».
668
v. H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 119.
669
N. Bobbio, « La norme », Essais de théorie du droit, op. cit., p. 132.
666
213
Par ailleurs, en prohibant toute révision de la forme républicaine du gouvernement, les
normes de révision assument une fonction de conservation du système. De ce point de vue,
l’article 89, alinéa 5 formule ce que N. Bobbio qualifie de « norme itérative »670. L’auteur
explique qu’une telle norme « ne se [borne] pas, comme les [autres] normes secondaires à
établir les modalités de production de normes valides du système, mais [établit] des limites au
contenu des normes elles-mêmes produites selon ces formalités »671. La norme itérative
interdit aux organes producteurs de normes constitutionnelles d’intervenir dans un certain
domaine et, ce faisant, délimite un ensemble immuable au sein des normes constitutionnelles.
Cet ensemble correspond à la détermination de la forme du gouvernement de l’État qui est
mise à l’écart de tout changement par application des normes de révision. La norme de
l’article 89, alinéa 5 assume une fonction de conservation de l’identité du système
constitutionnel672.
De manière significative, les normes relatives à la révision constitutionnelle s’avèrent
contradictoires du point de vue fonctionnel en tant qu’elles règlent la procédure de
transformation du système et qu’elles imposent en même temps la conservation de certains de
ses éléments. En réalité, la tension dont elles témoignent entre la dynamique du changement
et la nécessité de la conservation manifeste une donnée inhérente à tout système juridique qui
doit préserver un certain « équilibre dynamique »673.
Enfin, les normes relatives à la révision constitutionnelle interviennent comme normes
de reconnaissance674. En établissant les conditions dans lesquelles une norme doit être
produite pour pouvoir être considérée comme une norme constitutionnelle, elles permettent
d’identifier les normes constitutionnelles valides. À cet égard, elles apparaissent cependant
doublement limitées. D’une part, elles ne peuvent servir à la reconnaissance que des seules
normes constitutionnelles nouvelles, par exclusion de toutes celles qui existent déjà et n’en
sont pas moins valides et constitutionnelles. D’autre part, il est parfaitement envisageable, et
670
ibid.
ibid.
672
Ce point sera développé plus en avant, cf. infra Partie II, Titre II, Chapitre II, Section II, §II, p. 360 et s.
673
À cet égard, on rappelle que selon Hart, un système juridique complexe [i.e. comportant toutes les catégories
de normes primaires et secondaires] produit un équilibre dynamique entre les éléments de conservation et les
éléments de transformation. Sur cette question, voir les analyses développées par N. Bobbio, in « Nouvelles
réflexions… », art. cit., p. 114-115.
674
C’est à Hart que l’on doit la distinction entre normes secondaires de production des normes et normes
secondaires de reconnaissance. Pour l’auteur, la « règle de reconnaissance » qui, « la plupart du temps, ne se
trouve pas énoncée, mais [dont] l’existence se manifeste […] dans une pratique complexe, […] habituellement
concordante qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le
droit en se référant à certains critères », H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 129 et 138.
671
214
d’ailleurs assez fréquent dans le système constitutionnel675, qu’une norme intègre le système
alors même qu’elle n’a pas fait l’objet d’une procédure de production en application des
règles relatives à la révision. Sous ces réserves, les normes relatives à la révision
constitutionnelle jouent a minima le rôle de normes de reconnaissance, dès lors qu’on peut
considérer les normes produites conformément à leurs prescriptions comme des normes
valides du système constitutionnel.
La distinction entre normes constitutionnelles de premier et de second degré est
proprement fondamentale. Il ne s’agit pas simplement d’un instrument de classification
« scientifique » entre différentes normes de la Constitution. Hart le souligne justement
lorsqu’il affirme qu’à considérer « la structure qui résulte de l’articulation de règles primaires
d’obligation et de règles secondaires […] nous possédons […] le cœur d’un système
juridique »676. Ce que l’auteur souligne, c’est la dimension structurante de la distinction entre
les deux catégories de normes. Les normes de chacune des deux catégories ne sont pas
placées dans une situation de simple juxtaposition, elles entretiennent un certain type de
rapport normatif qui structure l’ensemble constitutionnel, et justifie qu’on se le représente
comme un tout faisant système.
B. L’articulation hiérarchique entre les normes du premier et second degré
D’un point de vue formel, on peut considérer que la relation entre les normes du
premier et du second degré correspond à celle de normes-objets par rapport à des métanormes677. C’est précisément dans cette mesure que l’articulation entre ces deux types de
normes structure la Constitution, et qu’elle est essentielle à la formation du système
constitutionnel. De même, c’est dans la mesure où les normes constitutionnelles de révision
déterminent les conditions de production et donc de validité des normes constitutionnelles
primaires que la structuration du système constitutionnel revêt une dimension hiérarchique.
Cela ne revient pas à dire que la validité de toutes les normes de la Constitution trouve
son origine dans les normes constitutionnelles de révision. Une telle affirmation vaut pour les
675
On pense notamment aux normes « découvertes » par le Conseil constitutionnel, comme les principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République.
676
H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 123.
677
v. F. Ost et M. van de Kerchove, Le système juridique…, op. cit., p. 40.
215
seules normes constitutionnelles nouvelles, c’est-à-dire les normes produites en application et
sur le fondement des normes de révision. L’articulation qui en découle ne vaut que dans ce
cadre : le rapport hiérarchique joue uniquement lorsqu’une norme constitutionnelle nouvelle
est élaborée au terme d’une procédure de révision conforme aux prescriptions de la
Constitution.
Cette limite précisée, du point de vue structurel, le rapport de production entre les
normes relatives à la révision et les normes primaires est bien constitutif de la systématicité
constitutionnelle, ce pour au moins deux raisons.
D’une part, la présence de normes de production de normes constitutionnelles permet
de considérer la Constitution comme un système autonome. Entendons par là que la validité
de ces normes ne dépend pas de normes externes, religieuses ou morales, ni de normes
juridiques appartenant à un autre système juridique678. Dès lors qu’on admet que « la révision
n’est autre chose qu’une production de droit constitutionnel formel, selon les règles prévues
par lui à cet effet, introduisant une modification dans cet ensemble normatif »679, on peut dire
que le droit constitutionnel règle sa propre production. Ce faisant, il se constitue en système et
ses normes s’articulent entre elles selon un rapport hiérarchique.
On a déjà eu l’occasion de préciser qu’en droit, le seul critère opératoire de la
hiérarchie est celui tiré de la validité. Lorsque la validité de la norme A trouve son fondement
dans une norme B, on peut considérer que B est supérieure à A. Sur cette base, le plus sûr
moyen d’identifier un rapport hiérarchique est de se reporter au rapport de production
normatif680. Postulant une conception formelle de la normativité, on admet que la validité est
affaire d’appartenance de la norme à l’ordre juridique. Comme dans le même temps, la
principale voie d’intégration à l’ordre juridique consiste en une production conforme aux
prescriptions de cet ordre juridique, il s’ensuit que le rapport de production et la validité ont
partie liée et l’on peut soutenir que « les conditions de validité sont les mêmes choses que les
règles de production d’une norme »681. Ainsi, du point de vue du rapport de production, « il y
aura infériorité d’une norme par rapport à une autre en ce sens précis que la norme supérieure
678
M. Troper, « La constitution comme système juridique autonome », Droits, 2002, n° 35, p. 63 et s., p. 67.
O. Pfersmann, « La révision constitutionnelle en Autriche et en Allemagne fédérale. Théorie, pratique,
limites », in Travaux de l’association française des constitutionnalistes La révision de la Constitution, Paris,
Économica, 1993, 319 p., p. 8 et s., p. 13.
680
v. O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780 et, du même auteur, « Carré de Malberg... », art.
cit., p. 487 et s.
681
O. Pfersmann, « Hiérarchie des normes », art. cit., p. 780.
679
216
détermine l’ensemble des conditions dont la réalisation aura pour conséquence l’apparition
d’une nouvelle norme. Il y aura donc “hiérarchie” selon le rapport de production »682. Une
telle présentation rend compte du rapport qu’entretiennent les normes de production et les
normes produites sur leur fondement. Du point de vue formel, les normes relatives à la
révision contiennent les conditions de validité des normes constitutionnelles nouvelles. Elles
sont donc nécessairement supérieures à ces dernières. Autrement dit, l’articulation entre les
normes secondaires de production et les normes primaires est une articulation hiérarchique
qui repose sur un rapport de production.
Indépendamment de cette relation de validité entre les normes de production et les
normes produites sur leur fondement, l’identification des normes secondaires relatives à la
révision permet de mettre au jour la structure hiérarchique du système constitutionnel. C’est
en cela aussi que le rapport de production est constitutif de la systématicité constitutionnelle.
Nous avons précédemment insisté sur la dimension parcellaire du rapport de production, qui
opère seulement à l’égard des normes constitutionnelles nouvelles.
Mais une telle assertion est réversible lorsque l’on considère les normes relatives à la
révision dans leur dimension structurante. Comme on sait, elles imposent une certaine
procédure, habilitent des organes constitutionnels et fixent un certain nombre de limites
circonstancielles et matérielles. Ce faisant, elles signalent la complexité normative du système
constitutionnel composé de deux strates de normes hiérarchiquement articulées. Le principe
de différenciation des procédures de production normative, qui revient concrètement à prévoir
une procédure toujours plus complexe à mesure qu’on remonte dans la hiérarchie des normes,
permet d’identifier une hiérarchie entre les normes. Ainsi, toute différenciation dans les
procédures de production des normes signalent une hiérarchie entre les normes qui en sont
issues. Or, on peut lire dans l’interdiction d’entreprendre la révision de la forme du
gouvernement la formalisation – incomplète – d’une telle différenciation.
Traduite en termes formels, l’interdiction faite au pouvoir de révision s’énonce ainsi :
l’organe titulaire de la compétence de révision ne peut valablement porter atteinte à la forme
du gouvernement en utilisant la procédure de la révision constitutionnelle. Cette manière
d’appréhender la limitation matérielle constitue certes une simplification de la réalité
juridique683, mais elle rend compte de la dimension globalement structurante des normes
682
O. Pfersmann, « Carré de Malberg... », art. cit., p. 487.
En fait c’est la prétention de tout ramener à une question de procédure qui constitue une analyse réductrice
des rapports normatifs.
683
217
relatives à la révision. Il ne s’agit plus dès lors de s’interroger sur la nature de la relation entre
les normes de révision et les seules normes révisées, mais de décrire la structure –
hiérarchique – de l’ensemble du système constitutionnel. Dès lors qu’on admet que les
dispositions autoréférentielles de l’article 89 de la Constitution formalisent une différenciation
dans les modes de production du droit constitutionnel, c’est le système constitutionnel en son
entier qui se trouve structuré. Une telle structuration globale implique la suprématie de la
norme dont la modification est la plus complexe.
§II.
La suprématie de la norme prohibant sa propre révision
Dans le domaine de la logique et, par extension, en logique juridique, le phénomène
autoréférentiel soulève un certain nombre de difficultés684. Parmi celles-ci, la dimension
paradoxale des propositions autoréférentielles est fréquemment soulignée. Ainsi, « cette
phrase est un mensonge » ne peut être ni vraie ni fausse. Rejetée par certains juristes qui y
voient une tournure absolument dénuée de sens685, l’autoréférence est pourtant une notion
pertinente pour décrire les normes constitutionnelles de révision. En réalité, l’énoncé de
l’article 89 doit être considéré comme partiellement autoréférentiel : en déterminant les
modalités de révision des normes constitutionnelles, la clause de révision s’intègre à un
ensemble normatif auquel elle se réfère en même temps qu’elle se réfère à elle-même. Cette
référence faite à l’ensemble lui permet donc de ne pas en être exclue, ce qui, souligne Hart, lui
permet d’échapper au statut d’absurdité logique686.
684
L'autoréférence est la propriété, pour un système, de faire référence à lui-même. Une telle figure est possible
lorsqu'on est en présence de deux niveaux logiques, un niveau et un méta-niveau. Cette situation se rencontre
fréquemment en mathématiques, en philosophie, en programmation ou encore en linguistique.
On considère qu’il y a hétéro-référence lorsqu'un mot (ou une phrase) se réfère à un objet (ou une situation) du
monde, par exemple une encyclopédie, et auto-référence lorsqu'un signe se réfère à lui-même. Ainsi, la phrase :
« cette phrase compte cinq mots. » est auto-référente. Un autre exemple de situation auto-référentielle est celle
de l'autopoïèse : l'organisation logique produit la structure physique qui la réalise logiquement et la régénère.
685
En ce sens, v. A. Ross, On Law and Justice, Londres, 1958, pp. 78-84. En sens contraire, E. Bulygin
considère que l’existence d’un théorème général de logique excluant les formules auto-référentielles serait
hautement douteuse ; v. aussi H. L. A. Hart, qui distingue entre les lois partiellement auto-référentielles et les
lois qui ne se réfèrent qu’à elles-mêmes, seules les secondes posant de véritables problèmes. Sur tous ces points,
v. C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996, 217 p., p. 126 et s.
686
H. L. A. Hart, Essays in jurisprudence and philosophy, Oxford UP, 1983, sur la distinction hartienne entre les
normes totalement autoréférentielles et les normes partiellement autoréférentielle, v. F. Moderne, « Réviser » la
Constitution. Analyse comparative d’un concept indéterminé, Dalloz, Paris, 2006, p. 72 et s. ; ainsi que C. Klein,
Théorie et pratique du pouvoir constituant, op. cit., p. 125.
218
Il n’entre pas dans notre propos d’examiner la controverse687 relative à la dimension
paradoxale des normes autoréférentielles, on veut simplement souligner qu’une telle
caractéristique n’emporte aucune conséquence décisive sur le terrain de la validité des normes
en cause. H. Kelsen démontre que c’est à partir d’une distinction entre efficacité et validité
qu’on peut juridiquement saisir et résoudre le problème de l’autoréférentialité688. Ainsi, selon
l’auteur, une « norme peut exclure son abrogation par une autre norme, mais elle ne peut pas
exclure que la perte de sa validité résulte de la perte de son efficacité. Il n’y a pas de doute
qu’une norme, en particulier une norme juridique, peut se rapporter non seulement à un
certain comportement, mais aussi à sa propre validité. […] Elle peut décréter que sa validité
[…] ne peut être supprimée par aucune norme du même ordre juridique »689. Autrement dit,
rien n’interdit d’admettre qu’une norme porte sur sa propre validité en interdisant sa propre
suppression. Postulant la validité de la norme de l’article 89, alinéa 5, on doit considérer que
cette règle échappe à la compétence des organes titulaires du pouvoir de révision (A) et qu’en
conséquence, elle est la norme suprême du système constitutionnel (B).
A. Une norme indisponible au pouvoir de révision
Dès lors qu’aucun argument solide ne permet de contester la validité de la norme de
l’article 89, alinéa 5 de la Constitution, nous sommes conduit à considérer que la révision de
687
Le problème de l’autoréférence est l’un des plus étudié par les logiciens au point, comme le souligne
justement C. Klein, qu’il apparaît comme « l’archétype même de la rhétorique et de la logique formelle »,
Théorie et pratiques du pouvoir constituant, op. cit., p. 125. Sur cette question, v. K. Popper, « Self-Reference
and Meaning », Mind, vol. 63, 1954, p. 162 ; A. Ross, On Law and Justice, op. cit., pp. 78-84 ; ainsi que « On
Self Reference and a Puzzle in Constitutionnal Law », Mind, vol. 73, 1969, p. 1-24 ; J. Raz, « Professor Ross ans
Some Legal Puzzles », Mind, vol. 81, 1972, p. 415-421 ; N. Hoerster, « On Alf Ross’s ans Some Legal
Puzzles », ibid., pp. 422-426 ; H. L. A. Hart, « Self Referring Laws, », Freskrift Tillägnad Karl Olivecrona,
Stockholm, 1964, pp. 307-316, repris dans Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford UP, 1983, pp. 170178 ; P. Suber, The Paradox of Self-Amendment, a Study of Logic, Law, Omnipotence and Change, New York,
Édition Peter Lang, 1990.
688
Examinant la question de l’existence de normes non dérogeables, le chef de file du courant normativiste
considère que « dans la mesure où la question est de savoir s’il y a des normes dont la validité ne peut pas être
supprimée par une autre norme (abrogatoire), et non pas de savoir si toute norme n’est pas susceptible de perdre
son efficacité et donc sa validité et d’être remplacée par une autre norme qui régit le même objet d’une autre
manière », il convient d’admettre l’existence de telles normes. H. Kelsen, Théorie générale des normes, Paris,
PUF, 1996, p. 144.
689
H. Kelsen s’appuie sur l’exemple suivant : « Les normes que l’on considère d’origine divine sont valides sans
aucune possibilité de les supprimer ou de les modifier, mais ceci signifie seulement que leur validité ne peut être
supprimée par des normes posées par des hommes. Une constitution républicaine peut disposer qu’elle ne peut
pas être supprimée par une Constitution monarchique et une constitution monarchique peut disposer qu’elle ne
peut pas être supprimée par une constitution républicaine », Théorie générale des normes, op. cit., p. 144.
219
la forme du gouvernement échappe à la compétence du législateur constitutionnel. Une telle
affirmation est certes récusée en doctrine (a), mais au terme d’une démonstration qui peine à
convaincre (b).
a. La thèse de la double révision successive
Dès la IIIe République, Léon Duguit développe la thèse dite de la double révision
successive. Examinant l’article 2 de la loi du 14 août 1884690, l’auteur affirme que
l’interdiction qui s’y trouve formulée est simplement relative : l’article en cause pourrait être
abrogé par une autre assemblée de révision, laissant ainsi la voie ouverte à une modification
ultérieure de la forme de gouvernement par une seconde révision constitutionnelle691. C’est
admettre que pouvant s’affranchir des limites posées par le texte, le pouvoir de révision n’en
connaît en vérité aucune.
Cette thèse de la double révision successive repose sur une conception politique de
l’interdiction faite au pouvoir de révision de porter atteinte à la forme républicaine du
gouvernement. Au cadre formel et procédural de la révision, dont la nature juridique et la
force obligatoire ne sont nullement contestées, on oppose une limite matérielle « sans force
juridique obligatoire pour les successeurs des constituants et pour les générations futures »692.
Avec une redoutable constance, cette thèse a continué de recueillir les faveurs d’une
majorité de la doctrine publiciste693. Les constructions contemporaines, marquées par
690
L'article 2 de cette loi constitutionnelle a inséré à l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 la
formule sur la forme républicaine du gouvernement, laquelle a, depuis lors, toujours figuré dans les Constitutions
républicaines (et d'ailleurs aussi dans les projets de Constitution – voir sur ce point l'article 125 du projet de
Constitution du 19 avril 1946).
691
L’auteur explique qu’une Assemblée nationale de révision « n’a qu’à l’abroger, et la chose est faite, [elle]
pourra très constitutionnellement changer la forme du gouvernement ». L. Duguit, Traité de droit
constitutionnel, 2e éd., 1924, T. 4, p. 540.
692
Joseph Barthélémy et Paul Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933, réimp. Économica,
1985, p. 23. Cette disqualification de la valeur et de la portée de l’interdiction matérielle est répandue dans la
doctrine de la Troisième République. G. Burdeau n’y voyait qu’« un acte de foi nécessairement dépourvu de
sanction et qu’on ne saurait légitimement opposer à la volonté nationale si elle venait à mettre en cause la forme
du gouvernement », Essai d’une théorie de la révision des lois constitutionnelles en droit positif français, Thèse,
Paris, 1930, p. 3. Dans le même sens, Lafferrière affirmait qu’« au point de vue juridique, le procédé qui consiste
à décréter l’immutabilité d’une partie de la Constitution est sans valeur. […] Des dispositions de ce genre sont de
simples vœux, des manifestations politiques, mais n’ont aucune valeur juridique, aucune force obligatoire pour
les constituants futurs », cité par O. Jouanjan, « La forme républicaine du gouvernement… », art. cit., p. 268.
693
Comme le souligne Bruno Genevois, « c'est sans aucune réticence que ce point de vue a été adopté pour
l'interprétation de l'article 89 par un grand nombre d'auteurs », B. Genevois, « Les limites d’ordre juridique à
l’intervention du pouvoir constituant », RFDA, 1998, n° 5, p. 929 et s. L’auteur cite F. Goguel, Les institutions
politiques françaises, p. 671 ; G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Seuil, 1996, p. 318 ; B. Chantebout, Droit
constitutionnel et science politique, Paris, A. Colin, 1997, p. 45. Sans prétendre être complet, on peut ajouter à la
220
l’apparition du Conseil constitutionnel, demeurent fidèles aux grandes lignes de cette thèse
tout en développant des arguments plus nuancés concernant la nature de la limitation
matérielle. La démonstration la plus aboutie est sans doute l’œuvre du doyen Vedel.
Admettant à titre d’hypothèse une supraconstitutionnalité « par détermination de la
Constitution » qui correspondrait à l’« ensemble de normes que le pouvoir constituant
originaire a soustrait tacitement ou expressément à toute révision », il la qualifie de
« logiquement inconstructible »694 car un texte ne peut conférer à certaines de ses dispositions
une valeur supérieure à la sienne propre695. L’interdiction faite à l’organe de révision de porter
atteinte à la forme républicaine du gouvernement ne saurait constituer une strate normative
supérieure de l’ensemble constitutionnel ; au contraire, inversant les termes de la
supraconstitutionnalité, elle décrirait, selon l’auteur, une « infraconstitutionnalité »696. Or,
selon l’auteur, cette hypothèse est invalidée par le droit positif : non seulement « la révision
de telle disposition que l’on peut juger essentielle n’exige pas une procédure différente de
celle qui présiderait à la retouche de telle autre disposition de caractère anodin »697, mais de
surcroît nulle hiérarchie entre les normes constitutionnelles n’est admise par la juridiction
constitutionnelle698.
En somme, admettre la théorie de la double révision successive, c’est reconnaître à la
limite matérielle – ce qui suppose nécessairement d’admettre la nature juridique de
l’interdiction. Or une telle prémisse, outre qu’elle est incompatible avec la conclusion à
liste R. Badinter, « Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », in Mélanges J. Robert, Paris,
Montchrestien – EJA, 1998, p. 217 et s., p. 220 ; F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, op. cit., p. 41 ou
encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit. , p. 307.
694
G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, n° 67, 1993, p. 82.
695
Amené de la sorte, l’argument paraît imparable. C’est pourtant à ce niveau que la thèse développée par
l’éminent auteur s’avère la plus fragile, car rien n’interdit de considérer qu’existe, au sein de la Constitution, une
pluralité de couches normatives.
696
De supraconstitutionnalité stricto sensu, il ne saurait être ici question puisque, selon l’auteur, le concept
implique qu’« il existe des règles supérieures à la Constitution et non formulées par celle-ci ». G. Vedel,
« Souveraineté et supraconstitutionnalité », ibid. p. 82.
697
ibid., p. 84
698
Selon lui, « l’expérience cruciale » du conflit entre règles constitutionnelles, seules à même de faire apparaître
une hiérarchisation entre elles, est toujours résolue par la conciliation opérée « à la lumière du principe de
proportionnalité », ibid., p. 85. Cette manière de ramener la question de la force obligatoire de l’interdiction faite
au pouvoir de révision de porter atteinte à la forme du gouvernement à la problématique de la
supraconstitutionnalité est commune aux tenants de la thèse de la double révision successive. Ainsi Jacques
Robert rejette l’idée d’« une sorte de “noyau dur” de principes constitutionnels intouchables par tout pouvoir,
même le pouvoir constituant » car « aujourd’hui le droit positif et notre pratique ne connaissent pas de règles
juridiques de rang supraconstitutionnel ». J. Robert, « La forme républicaine du gouvernement », RDP, 2003, p.
364. De même, J.-P. Camby, interprète la décision 469 DC du 28 mars 2003 comme la fin d’un mythe et affirme
triomphalement que « la supraconstitutionnalité, entendue comme l’existence d’un ensemble de règles de droit
positif d’un rang plus élevé que la Constitution et dont une autorité pourrait assurer le respect, a vécu », J.-P.
Camby, « Supraconstitutionnalité : la fin d’un mythe », RDP, 2003, p. 671.
221
laquelle parviennent les auteurs, repose sur une conception dogmatique du « pouvoir
constituant ».
b. Une thèse fragile dans ses fondements, paradoxale dans ses conclusions
La première faiblesse de la thèse de la double révision gît dans ses postulats. Pour
admettre à la fois la validité de la norme de l’article 89, alinéa 5 et la compétence du pouvoir
de révision pour réviser la forme du gouvernement, il faut postuler une identité entre ce que
les auteurs nomment le « pouvoir constituant originaire » et le « pouvoir constituant
dérivé »699.
Le raisonnement peut être schématiquement décrit en ces termes : la Constitution est
la norme suprême de l’ordre juridique, elle est initialement posée par le souverain ; en
conséquence, sa modification implique la mise en œuvre d’un pouvoir de même nature
puisqu’il intervient au même niveau dans la hiérarchie des normes700. On retrouve cet
argument sous la plume de Georges Vedel lorsqu’il affirme l’unité entre les deux pouvoirs
constituants à partir de leur fonction. Si selon l’auteur, le pouvoir de révision « est constitué
par ses conditions d'exercice », il n’en demeure pas moins « constituant par ses effets »701.
C’est dire que « le pouvoir constituant dérivé n'est pas un pouvoir d'une autre nature que le
pouvoir constituant initial », « il n'est dérivé que sous l'aspect organique et formel ; il est
l'égal du pouvoir constituant originaire du point de vue matériel »702. Cela ne revient pas à
réfuter la distinction entre un « pouvoir constituant originaire » et un autre dit « dérivé », mais
simplement à refuser toute conséquence juridique à cette distinction. Si l’origine diffère –
699
Contrairement à ce qu’on peut croire, c’est aux grandes figures de la doctrine publiciste du XXe siècle et non
à Sieyès que remonte la distinction entre le pouvoir qui institue la Constitution et celui qui la révise. C’est à R.
Carré de Malberg qu’on doit la première systématisation de la distinction entre « le pouvoir constituant dans
l’établissement de la première constitution de l’État » et « le pouvoir constituant dans l’État une fois formé ».
Voir R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., T. IV, p. 489 et p. 492. Reprise
par son disciple G. Burdeau dans sa thèse de doctorat, la distinction entre un « pouvoir constituant stricto sensu »
et un « pouvoir de révision » est relayée par R. Bonnard, dans un célèbre article paru à la RDP en 1942. Ce
dernier formule la terminologie aujourd’hui majoritairement admise par la doctrine publiciste qui distingue entre
un « pouvoir constituant originaire » et un autre dit « dérivé ». Voir G. Burdeau, Essai d’une théorie de la
révision…, op. cit., pp. 78-79 et R. Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », RDP, 1942, p. 48 et s.
700
Ces questions sont parmi les plus classiques de la littérature constitutionnelle, on se permet donc de renvoyer
pour une présentation précise des opinions émises par les grands noms de la doctrine et pour la bibliographie
afférente à M. – F. Rigaux, La théorie des limites matérielles à l’exercice de la fonction constituante, op. cit., p.
28 et s. ; ainsi qu’à C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, op. cit., spéc. pp. 67-91.
701
G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, op. cit., p.160.
702
G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », art. cit., p. 90.
222
factuelle dans un cas, juridique dans l’autre703 – l’unité demeure dans la fonction, au point
d’interdire toute portée à la distinction entre les deux pouvoirs : tous deux se déploient dans
ce « lieu juridique où la souveraineté s’exerce sans partage »704. Partant de telles prémisses, on
infère logiquement l’impossibilité de limiter matériellement l’organe de révision puisque « le
pouvoir constituant dérivé est l’expression de la souveraineté dans toute sa plénitude »705. En
somme, « pouvoir constituant originaire » et « dérivé » diffèrent par leur organisation et leur
origine, mais c’est l’identité de leur fonction juridique que l’on retient.
Une telle analyse ne saurait être retenue. Postulant la validité de la norme
constitutionnelle relative aux conditions de production des normes constitutionnelles706, nous
refusons l’assimilation entre un hypothétique « pouvoir constituant originaire » et l’organe
titulaire de la compétence pour réviser la Constitution. Puisqu’il agit dans un cadre
constitutionnel préfixé et sur le fondement de normes constitutionnelles qui l’habilitent,
l’organe de révision diffère du prétendu « pouvoir constituant originaire » tant du point de vue
de ses origines et de son organisation que de sa fonction normative, qui n’est pas d’instituer
un ordre juridique mais de créer du droit constitutionnel par application du droit
constitutionnel707.
Plus encore, il convient de contester le « pouvoir constituant originaire » dans son
existence même. On doit considérer que ce pouvoir n’a aucune existence juridique,
précisément parce qu’il « constitue » et se situe donc en amont de l’existence du droit. Il ne
peut donc pas faire l’objet d’une étude juridique. Il n’en irait autrement que si on parvenait à
expliquer le passage du fait politique brut à l’ordre juridique. Une telle « transubstantiation »
repose en définitive sur un dogme : celui de la nature normative de l’expression de la volonté
de ce pouvoir originaire. Il est impossible d’admettre la nature immédiatement juridique de
703
En ce sens, R. Carré de Malberg écrit que « la formation initiale de l’État, comme aussi sa première
organisation, ne peuvent être considérés que comme un fait, qui n’est susceptible d’être classé dans aucune
catégorie juridique, car ce fait n’est point gouverné pas des principes de droit », Contribution à la théorie
générale de l’État, op. cit., T. II., pp. 490-491. Dans le même sens, v. G. Burdeau, Essai d’une théorie de la
révision des lois constitutionnelles en droit français, op. cit., p. XV.
704
G. Vedel, « Schengen et Maastricht », art. cit., p. 179.
705
ibid., l’auteur ajoute que s’il s’exerce librement, c’est « sous la seule réserve qu’il s’exerce selon la procédure
qui l’identifie ».
706
Rappelons que le propre de la norme constitutionnelle est de ne tenir sa validité d’aucune autre norme de
l’ordre juridique. C’est d’ailleurs là l’un des intérêts du prisme systémique appliqué à la Constitution : dès lors
qu’on admet que la Constitution fait système, on peut ramener la question de la validité des normes
constitutionnelles à celle de l’appartenance de ces normes au système. Sur cette question, v. supra Introduction
générale, p.16 et s.
707
Nous reprenons là la définition kelsénienne de l’habilitation selon laquelle « la fonction normative de
l’habilitation signifie : conférer le pouvoir à un individu de poser et d’appliquer les normes », Théorie générale
des normes, op. cit., p. 133.
223
l’entité constituante, au sens de fondatrice et légitimante, alors que le « pouvoir constituant
originaire » prend naissance et s’exerce dans un monde extra ou ante-juridique708.
Dans ces conditions, l’analyse du « pouvoir constituant originaire » n’est pas
pertinente en droit, et l’argument tiré de l’identité entre les deux pouvoirs est inopérant. En
somme c’est sur le fondement d’un postulat dogmatique qu’on peut admettre d’une part la
validité de l’interdiction faite aux organes titulaires de la fonction de révision et d’autre part la
possibilité de se libérer de ladite interdiction.
La seconde faiblesse de la thèse analysée réside dans son caractère paradoxal. Au plan
logique, elle repose sur une contradiction interne, dans la mesure où la conclusion contredit la
prémisse majeure. Elle constitue donc un paradoxe. Comme l’a bien montré A. Ross, la
révision de la clause de révision sur le fondement de la clause de révision est « logiquement
inconstructible » ; ce que l’on peut, à la suite de l’auteur et en simplifiant son schéma,
présenter ainsi :
Soit l’article 89 de la Constitution qui a pour objet la révision de la Constitution :
a. l’article 89 : la Constitution peut être révisée conformément à un processus Q
et uniquement conformément à ce processus ;
b. l’article 89’ (qui établit que la Constitution peut être révisée conformément à
un processus R et uniquement conformément à ce processus R) a été établi
conformément au processus Q ;
c. l’article 89’ est valide. La Constitution doit désormais être révisée
conformément au processus R et uniquement conformément à ce processus R.
Une telle présentation709 a le mérite de faire clairement apparaître ce que Ross qualifie
« d’absurdité logique » : l’article 89 étant une norme dont l’objet est d’établir la voie
exclusive de la révision de la Constitution, « la conclusion du syllogisme contredit l’une des
prémisses »710. Dans ces conditions, la révision de la clause de révision constitue un paradoxe
dit de l’auto-amendement, et la thèse de la double révision successive, qui revient à affirmer
la possibilité juridique de réviser une norme suivant la procédure de révision que cette norme
708
Pour une critique de cette conception de la primauté de la Constitution comme primauté chronologique, v. M.
– F. Rigaux, La théorie des limites à l’exercice de la fonction constituante, op. cit., p. 22 et s.
709
Cette présentation simplifiée du paradoxe de Ross est celle d’E. Bulygin dans son article « Das Paradoxon der
Verfassungsrevision », cité par C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, op. cit., p. 123.
710
cité par C. Klein, ibid., p. 124.
224
définit, repose sur une irréductible contradiction. On doit donc rejeter cette thèse qui prétend
décrire la limitation matérielle comme une simple norme constitutionnelle à la disposition des
organes de révision. Faute d’arguments solides pour disqualifier la norme de l’article 89,
alinéa 5, force est de lui reconnaître le statut de norme constitutionnelle de second degré qui
s’impose aux organes constitutionnels qu’elle entreprend de limiter en leur interdisant sa
propre révision.
Admettre ce qui précède revient à considérer que nous sommes en présence d’une
norme qui, interdisant sa propre modification, constitue à elle seule une « forme normative »
dans le système constitutionnel. C’est dire qu’il s’agit de la norme suprême du système
constitutionnel.
B. L’interdiction de réviser, critère de la suprématie ?
Les limitations matérielles imposées aux organes titulaires de la compétence de
révision ne sont pas rares en droit constitutionnel, nombre de Constitutions contemporaines
les consacrent711. Nous soutenons qu’une telle consécration marque la suprématie de la norme
constitutionnelle qui échappe à l’exercice du pouvoir de révision. Une telle suprématie repose
sur la distinction qui doit être faire entre procédure de révision et impossibilité de réviser, la
711
L’exemple de l’article 128 de la Constitution portugaise est particulièrement topique de la diversité des
limites matérielles susceptibles d’être imposées au pouvoir de révision. Il dispose que : « les lois de révision
constitutionnelle observent les limites suivantes:
a) l’indépendance nationale et l’unité de l’État;
b) la forme républicaine du Gouvernement;
c) la séparation de l’église et de l’État;
d) les droits, libertés et garanties fondamentales des citoyens;
e) les droits des travailleurs, des comités de travailleurs et des associations syndicales ;
f) la coexistence de trois secteurs propriétaires des moyens de production-le secteur
public, le secteur privé et le secteur coopératif et social ;
g) l’existence de plans économiques dans le cadre d’une économie mixte;
h) le suffrage universel, direct, secret et périodique et l’application de la
représentation proportionnelle pour élire, quand ces derniers sont élus, les membres
des pouvoirs publics constitutionnels, les titulaires des régions autonomes et du
pouvoir local;
i) le pluralisme de l’expression et de l’organisation politique, y compris celui des
partis politiques et le droit d’opposition démocratique;
j) la séparation et l’interdépendance des pouvoirs publics constitutionnels;
l) le contrôle de la constitutionnalité en raison de l’action ou de l’inaction des organes
chargés d’édicter les normes juridiques;
m) l’indépendance des Tribunaux;
n) l’autonomie des collectivités territoriales;
o) l’autonomie politique et administrative des archipels des Açores et de Madère ».
225
seconde marquant logiquement une étape supplémentaire dans la complexité des modes de
production du droit constitutionnel.
Dans cette perspective, la différenciation apparaît négativement : le texte de l’article
89 de la Constitution ne distingue pas explicitement entre un mode de production du droit
constitutionnel « simple » et un autre mode de production du doit constitutionnel
« supérieur », relatif à la forme du gouvernement. Seule l’interdiction de porter atteinte à la
forme républicaine du gouvernement est expressément formulée par le texte constitutionnel et
nous sommes conduit à considérer que la différenciation est seulement implicite. Une telle
caractéristique ne constitue pas un obstacle dirimant à l’admission d’une différenciation entre
les modes de production des normes juridiques. Celle-ci peut parfaitement n’être qu’implicite
si et seulement si elle dérive nécessairement du dispositif considéré. Or tel est bien le cas en
l’espèce.
L’analyse du dispositif de l’article 89 de la Constitution autorise à considérer qu’il
pose implicitement mais nécessairement une différenciation dans les modes de production du
droit constitutionnel. Il recèle en réalité deux modes de production des normes
constitutionnelles : un mode de production « simple » et explicite, destiné à encadrer la
production du droit constitutionnel formel, et un mode de production implicite, ou « en
creux » qui, interdisant à l’organe titulaire du pouvoir de révision de produire un certain type
de norme, en rend simplement la production plus complexe. L’impossibilité juridique de
produire une norme, impossibilité explicitement formulée par le 5ème alinéa de l’article 89,
marque le degré ultime de la complexité dans les modes de production du droit, et signale en
conséquence la nature suprême de la norme échappant ainsi au pouvoir de révision.
En ce sens, X. Magnon parle de « différenciation hiérarchique du droit constitutionnel
formel implicite »712. D’un côté, affirme l’auteur, il existe une différenciation hiérarchique car
l’organe de révision « ordinaire » ne peut pas constitutionnellement utiliser la voie de l’article
89 pour opérer un changement de forme de gouvernement ; de l’autre, cette différenciation est
implicite parce que la procédure permettant d’opérer un tel changement ne peut pas être
inscrite dans la Constitution.
Si en droit, on peut assimiler l’interdiction faite au pouvoir de révision de porter
atteinte à la forme du gouvernement au degré ultime de complexité dans les modes de
production des normes, reste à justifier le caractère seulement implicite de la différence entre
les procédures de production.
712
X. Magnon, « Quelques maux encore à propos de la loi de révision constitutionnelle : limites, contrôle,
efficacité, caractère opératoire et existence », RFDC, 2004, p. 595 et s., p. 605.
226
Pour en rester à un niveau descriptif, seul importe le fait que la forme républicaine du
gouvernement constitue une norme indisponible au pouvoir de révision. À défaut de pouvoir
découvrir par quel organe et selon quelle procédure cette règle est susceptible de
modification, on doit chercher à comprendre pourquoi sa modification, qu’on postule
possible, n’est pas codifiée par la Constitution. La seule interprétation juridiquement
recevable consiste à analyser cette modification comme la marque d’une véritable rupture
dans l’ordre juridique.
Admettre qu’une atteinte à la forme républicaine du gouvernement constitue en réalité
une abrogation de la Constitution ou une révolution juridique permet d’expliquer ce silence
du texte quant à la procédure permettant d’opérer un tel changement : il y aurait substitution
d’un ordre juridique constitutionnel à un autre parce que la Constitution ancienne est
remplacée par une nouvelle. Au soutien de cette thèse, rappelons d’une part que la révolution
peut être conçue « comme attestant l’exercice du pouvoir constituant originaire »713 et que,
d’autre part, le processus révolutionnaire « ne peut être organisé en termes juridiques, de
validité ou de régularité, par l’ordre [juridique] puisque l’objet de la révolution est de
bouleverser, en dehors des procédures, l’ordre établi »714. Autrement dit, la norme
d’abrogation de la Constitution – celle qui désigne l’organe compétent et la procédure à suivre
pour abroger la norme suprême – ne peut, par hypothèse, figurer dans le texte de la
Constitution puisque l’abrogation de la Constitution équivaut purement et simplement à une
révolution juridique. Une telle conception a été défendue en son temps par C. Schmitt : « une
révolution peut abroger non seulement la législation constitutionnelle et la constitution, mais
encore le type de pouvoir constituant qui avait cours jusqu’alors – donc le fondement de la
constitution précédente. Une révolution démocratique peut abroger le pouvoir constituant du
monarque, et un coup d’État ou une révolution monarchique peuvent abroger le pouvoir
constituant du peuple. On assiste alors à un changement du pouvoir constituant et à un
anéantissement complet de la constitution »715.
En ce sens, on peut considérer que la forme républicaine du gouvernement est une
norme constitutionnelle supérieure dont la modification, hors de portée de l’un quelconque
713
F. Poirat, « Révolution », Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 1364. Si nous contestons la
qualification de « pouvoir constituant originaire », elle a ici le mérite de bien signaler l’anéantissement de tout
encadrement normatif.
714
ibid. L’auteur ajoute, ce qui rend parfaitement compte de la situation qu’on tente de décrire qu’ « en
conséquence la réglementation juridique […] ne peut statuer sur [ce] processus, si ce n’est pour le condamner au
nom des institutions établies et du respect des procédures organisées ».
715
C. Schmitt, Théorie de la Constitution, op. cit., p. 233.
227
des organes constitués, emporte changement de Constitution qui, parce qu’il est interdit, ne
peut voir sa procédure codifiée.
En définitive, l’analyse des normes relatives à la révision constitutionnelle révèle la
structuration verticale ou hiérarchique du système constitutionnel. Les normes relatives à la
révision sont des normes de production de normes constitutionnelles qui entretiennent, à ce
titre, un rapport hiérarchique avec les normes constitutionnelles du premier degré dont elles
formulent les conditions de validité. La norme autoréférentielle prohibant sa propre révision
en interdisant qu’il soit porté atteinte à la forme républicaine du gouvernement institue en
outre, implicitement, une différence dans les modes de production du droit constitutionnel, et
doit donc être regardée comme la norme suprême du système constitutionnel.
La hiérarchie entre les normes constitutionnelles est donc une donnée inhérente au
système constitutionnel. L’examen des garanties accordées aux normes relatives à la révision
impose cependant de considérer que leur primauté se trouve neutralisée.
Section II.
La primauté des normes relatives à la révision constitutionnelle, une
primauté neutralisée
Si la structure du système constitutionnel se donne comme hiérarchique dans la
mesure où l’on peut distinguer deux catégories de normes correspondant à autant de degrés
normatifs hiérarchiquement articulés selon un rapport de production, les choses apparaissent
moins simples lorsqu’on prend en considération la jurisprudence. En effet, nous sommes en
présence d’un phénomène – déjà rencontré716 – de neutralisation du rapport hiérarchique. Si
par principe on admet que « tous les mécanismes juridictionnels sont virtuellement aptes à
révéler l’existence d’un rapport hiérarchique »717, encore faut-il qu’une confrontation
716
Voir supra, p. 25 et s.
D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives, op. cit., p. 114. Le contrôle
par voie d’action, d’exception ou encore la mise en jeu de la responsabilité de la puissance publique du fait des
conséquences dommageables d’un acte juridique illégal, présentent la même situation : deux normes sont
717
228
contentieuse soit possible et que la résolution d’un éventuel conflit aboutisse au retrait de la
validité de la norme inférieure.
Tel n’est pas le cas dans l’ordre constitutionnel, où le juge se refuse à contrôler la
conformité de la nouvelle loi constitutionnelle aux normes relatives à la révision (§I). Cette
immunité normative718 neutralise selon nous le rapport hiérarchique, dès lors que, dans
l’hypothèse d’un conflit entre les normes considérées, la primauté de l’une n’emporte aucune
conséquence sur la validité de l’autre. À cet égard, ni l’exercice par le juge européen d’un
contrôle de la régularité de la norme constitutionnelle (§II) ni les garanties politiques
instituées par la Constitution (§III) ne permettent de compenser les conséquences de
l’autolimitation du juge constitutionnel français.
§I.
L’absence de sanction juridictionnelle en droit interne
En apportant, dans une décision 312 DC du 2 septembre 1992, un certain nombre de
précisions de première importance concernant les limites qui s’imposent au législateur
constitutionnel, le Conseil constitutionnel a pu laisser entendre qu’il entendait bien, à l’avenir,
assurer leur respect (A). Tel ne fut pourtant pas le cas, et la déclaration d’incompétence
opposée en 2003 aux saisissants qui contestaient la validité de la loi constitutionnelle relative
à l’organisation décentralisée de la République française est parfaitement univoque. Le
Conseil constitutionnel, en déclinant sa compétence pour contrôler l’acte du pouvoir de
révision, neutralise par contrecoup le rapport hiérarchique entre les normes constitutionnelles
et la suprématie de la limitation matérielle (B).
confrontées l’une à l’autre et l’une est déclarée illicite à l’issue de cette confrontation. Dans ces conditions, la
norme déclarée illicite peut être dite inférieure.
718
L’expression « immunité normative » permet de bien délimiter l’immunité contentieuse dont jouit la norme
issue de la révision constitutionnelle : alors que son inadéquation au droit européen et communautaire peut être
sanctionnée par la mise en jeu de la responsabilité de l’État français – contentieux de la responsabilité – elle
demeure, tant au plan supranational qu’au niveau constitutionnel, insusceptible d’annulation.
229
A. Le rappel ambigu des limites constitutionnelles au pouvoir de révision
« Considérant que sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux périodes au
cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui
résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect
des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme
républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est
souverain ; qu'il lui est loisible d'abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de
valeur constitutionnelle dans la forme qu'il estime appropriée ; qu'ainsi rien ne s'oppose à ce
qu'il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas
qu'elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette
dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite »719.
Ce célèbre considérant de principe, entaché d’approximations, est unanimement
reconnu comme une source d’ambiguïtés d’une particulière acuité. Que comprendre ici ? La
démarche en deux temps du Conseil semble parfaitement contradictoire : au constat de la
souveraineté du « pouvoir constituant », le juge ajoute le rappel du cadre juridique posé par la
Constitution. Considérant qu’il ne sert à rien d’énoncer des limites si ce n’est pour les
sanctionner, certains auteurs ont interprété cette décision à la lumière de l’acquis
jurisprudentiel en matière de délimitation du domaine du contrôle pour démontrer que la loi
parlementaire de révision constitutionnelle peut être soumise au contrôle du Conseil
constitutionnel.
Partant d’une distinction selon les formes que revêt la révision, ils opposent la
modification opérée par voie référendaire à celle réalisée par voie congressionnelle. Si
l’incompétence du juge constitutionnel pour connaître des révisions adoptées par référendum
est unanimement admise720, les auteurs considèrent que le principe n’est pas transposable à
celles opérées par les représentants du peuple. La réflexion s’articule ensuite autour de deux
axes.
719
C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19 ; voir aussi, C.C. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Rec. p. 51 et C.C. n°
2000-429 DC du 30 mai 2000, Rec. p. 84.
720
C.C. n° 62-20 DC, préc., considérant 2. Principe réaffirmé dans la décision n° 92-313 DC, préc., cons. n°2.
230
La qualité de l’organe tout d’abord. Le Congrès est assimilé au Parlement et le
contrôle du premier au contrôle du second721. Au fondement de la démonstration, l’exégèse
des décisions du Conseil relatives au contrôle des lois adoptées par référendum. On considère
en effet que « ces décisions ne se fondaient pas sur un critère lié à la nature de la norme : ce
n’est pas en raison de leur nature constitutionnelle – ce qui était partiellement le cas de la
révision de 1962 – ou législative – ce qui est le cas de la loi de ratification du Traité de
Maastricht en 1992 – que les dispositions en cause échappent au contrôle de
constitutionnalité, mais seulement en raison de leur mode d’adoption »722. Si ce n’est, au fond,
qu’en considération de l’organe que le Conseil apprécie l’étendue du domaine de contrôle,
rien ne semble pouvoir s’opposer au contrôle de l’acte du Congrès. D’autant qu’une telle
assimilation semble confortée par la jurisprudence du Conseil qui étend, au-delà de la lettre de
l’article 61 C., le domaine de son contrôle au règlement du Congrès723. En somme, contrôler
l’acte de volonté du Congrès ne serait qu’une étape supplémentaire dans la voie déjà ouverte
par la jurisprudence.
La qualité de l’acte ensuite. On s’appuie ici sur une analyse sémantique des termes de
l’article 61 de la Constitution. Utilisé sans autres précisions, le terme « loi » pourrait
parfaitement désigner outre les lois ordinaires ou organiques, les lois portant révision de la
Constitution724. On note en effet qu’à propos de la saisine du Conseil constitutionnel, les
721
Assimilation défendue en son temps par R. Carré de Malberg lorsqu’il dénonçait la maîtrise parlementaire de
la norme constitutionnelle et la nature fictive de l’« organe » congressionnel : « les textes constitutionnels de
1875 soulignent eux-mêmes cette maîtrise parlementaire, lorsqu’ils disent que “pour procéder à la révision les
deux Chambres se réuniront en Assemblée nationale”. Ils le disent par deux fois […] à propos de la révision,
donnant ainsi à entendre que cette assemblée est une formation particulière du Parlement. Et certes, la
Constitution s’exprime mal en cela : car il n’est pas exact de dire que les Chambres elles-mêmes entrent dans la
structure de l’Assemblée nationale. […] En effet, l’Assemblée nationale, toute distincte qu’elle soit
juridiquement du Parlement, est un organe factice, qui ne correspond à aucune volonté ou puissance différentes
de celles du personnel parlementaire ». R Carré de Malberg, La loi, expression de la volonté générale, Paris,
Sirey, 1933, réimp., Économica, 1984, p. 114 et s.
722
J. P. Camby, « Supra-constitutionnalité : la fin d’un mythe », RDP, 2003, p. 671 et s., p.673.
723
v. C.C. n° 63-24 DC du 20 décembre 1963, Rec. p. 16 et n° 99-415 DC du 28 juin 1999, Rec. p. 86. Sur cette
question, v. G. Bergougnous , « De quelques enseignements tirés de récentes décisions sur les règlements des
assemblées parlementaires », RDP, 1999, p. 1692.
724
En ce sens, B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 168 ;
F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel et les Traités internationaux. Organisation et attributions, Paris,
Economica, 1997, p. 152-157. En sens contraire, v. J. – E. Schoettl qui en appelle à l’autorité du doyen Vedel :
« Comme l’écrivait Georges Vedel dans son « Introduction aux études politiques » : Au contraire de la
Constitution de 1875, qui avait employé un langage juridique assez incertain, notre Constitution de 1958, dont
les termes techniques ont été pesés par des équipes de juristes, et notamment des membres du Conseil d’État,
s’est gardée de confondre les projets de loi et les projets de révision constitutionnelle. C’est même une des
caractéristiques de notre Constitution que la netteté avec laquelle elle établit une hiérarchie et une distinction
entre les divers actes juridiques, et notamment entre la Constitution et la loi ». Il est difficile de ne pas en déduire
que, lorsque la Constitution parle de « loi » (sans autre précision), il ne peut s’agir de révisions
constitutionnelles ». J. – E. Schoettl, « Le Conseil constitutionnel peut-il contrôler une loi constitutionnelle »,
LPA, 08 avril 2003, n° 70, p. 17 et s.
231
textes constitutionnel et organique font mention des « lois organiques » et des « lois » sans
exclure les lois constitutionnelles de la catégorie « loi »725.
Quelle que soit sa valeur, cette construction doctrinale est restée sans portée726.
B. La décision 469 DC : une déclaration sans équivoque d’incompétence
juridictionnelle
La décision 2003-469 DC donne à voir un juge qui refuse de connaître des limites
constitutionnelles à l’organe chargé de la révision, même simplement formelles :
« Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée
par la Constitution ; qu'elle n'est susceptible d'être précisée et complétée par voie de loi
organique que dans le respect des principes posés par le texte constitutionnel ; que le Conseil
constitutionnel ne saurait être appelé à se prononcer dans d'autres cas que ceux qui sont
expressément prévus par ces textes ;
Considérant que l'article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission
d'apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et, lorsqu'elles lui sont déférées
dans les conditions fixées par cet article, des lois ordinaires ; que le Conseil constitutionnel ne
725
Signalons par ailleurs que l’expression « loi constitutionnelle » n’est pas seulement une expression
doctrinale : c’est sous cette appellation qu’est publié au J.O. le texte de la révision constitutionnelle.
726
C’est en ce sens que se prononce énergiquement Robert Badinter. Il rappelle qu’« une révision
constitutionnelle ne peut avoir de validité qu’autant qu’elle respecte les règles de fixées par le pouvoir
constituant pour procéder à une révision » et admet que « la décision du 23 septembre 1992, en soulignant que le
Conseil constitutionnel est compétent pour connaître, avant leur promulgation, des lois organiques et des lois
ordinaires, exclue implicitement toute compétence s’agissant des lois constitutionnelles ». En conséquence,
l’auteur souhaite que, « dans un avenir prochain, le Conseil constitutionnel, reçoive compétence pour apprécier
la conformité de la procédure de révision constitutionnelle aux règles fixées par la Constitution ». R. Badinter,
« Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », Mélanges J. Robert, Paris, Montchrestien – EJA, 1998,
pp. 217 et s., p. 223-224. Dans l’attente d’une telle extension de compétence, l’auteur considère qu’une
modification constitutionnelle acquise en violation des prescriptions formelles et procédurales ne constituerait
qu’« une déclaration politique dépourvue de toute valeur juridique, et qui ne pourrait qu’être tenue pour nulle. Le
Président de la République, garant du bon fonctionnement des institutions, s’il s’aventurait par impossible à
promulguer pareille “loi constitutionnelle” commettrait le crime de haute trahison et serait justiciable de la Haute
Cour de Justice », ibid, p. 221.
Jacques Robert nous semble adopter pleinement cette attitude. Constatant que le juge constitutionnel n’a fait que
« botter en touche » en 2003, il affirme que « la question de [la] compétence effective [du Conseil
constitutionnel] pouvait juridiquement se poser dans le cas d’un recours contre une loi, non pas adoptée par
référendum mais votée en Congrès, et réputée avoir méconnu la procédure de révision insérée dans la
Constitution ». Et l’auteur de conclure par cette interrogation : « Qui – sinon le Conseil constitutionnel – est
légitimement apte à assurer ce respect ? ». J. Robert, « La forme républicaine du gouvernement », RDP, 2003, p.
364.
232
tient ni de l'article 61, ni de l'article 89, ni d'aucune autre disposition de la Constitution le
pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le Conseil constitutionnel n'a pas compétence
pour statuer sur la demande susvisée, par laquelle les sénateurs requérants lui défèrent, aux
fins d'appréciation de sa conformité à la Constitution, la révision de la Constitution relative à
l'organisation décentralisée de la République approuvée par le Congrès le 17 mars 2003,
Décide :
Article premier.- Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur la
demande susvisée »727.
Le juge n’argumente pas, il procède par voie d’affirmation sans chercher à
convaincre : compétence d’attribution, interprétation restrictive du terme « loi », sont autant
d’éléments qu’il se contente d’énoncer. Est-ce à dire qu’à ses yeux une telle conclusion relève
de l’évidence ? Face à un tel minimalisme, il est difficile de saisir les véritables déterminants
de la solution. On doit donc se tourner vers les justifications déployées par le secrétaire
général de la Haute juridiction pour saisir les motifs implicites de la décision728.
Les arguments développés par J. – E. Schoettl, dont la nature et la portée varient
considérablement, peuvent être rangés en trois catégories.
727
C.C., n° 2003-469 DC du 26 mars 2003, Rec. p. 293 ; v. O. Gohin, « La réforme constitutionnelle de la
décentralisation : épilogue et retour à la décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2003 », LPA, 6 juin
2003, n°113, p. 7 et s. ; F. Chaltiel, « La souveraineté du pouvoir constituant dérivé : développements récents »,
LPA, 20 juin 2003, n°123, p. 7 et s. ; J. Robert, « La forme républicaine du gouvernement », RDP, 2003, p. 359
et s. ; J. P. Camby, « Supraconstitutionnalité : la fin d’un mythe », RDP, 2003, p. 671 et s. ; D. Maillard Desgrée
du Loû, « Le pouvoir constituant dérivé reste souverain », RDP, 2003, p. 725 et s. ; M. Canedo, « L’histoire
d’une double occasion manquée », RDP, 2003, p. 767 et s. ; T. Meindl, « Le Conseil constitutionnel aurait pu se
reconnaître compétent », RDP, 2003, p. 741 et s. ; C. Geslot, « La loi constitutionnelle relative à l’organisation
décentralisée de la République devant le Conseil constitutionnel », RDP, 2003, p. 793 et s. ; L. Favoreu,
« L’injusticiabilité des lois constitutionnelles », RFDA, 2003, n°4, p. 792 et s. ; M. Verpeaux, LPA, 19 septembre
2003, n° 188, p. 7 et s. ; D. Chagnollaud, LPA, du 20 octobre 2003, p. 4 et s., du 21 octobre 2003, p. 4 et s., du
22 octobre 2003, p. 4 et s., du 23 octobre 2003, p. 5 et s., du 24 octobre 2003, p. 7 et s. ; P. Jan, « L’immunité
juridictionnelle des lois de révision constitutionnelles », LPA, 31 octobre 2003, n° 218, p. 4 et s. ; M. FatinRouge Stefanini, RFDC, 2003, n°54.
728
v. J. – E. Schoettl, « Le Conseil constitutionnel peut-il contrôler une loi constitutionnelle », art. cit., p. 17 et s.
L’analyse à laquelle nous voudrions nous livrer vise essentiellement les motifs tels qu’ils ressortent de la note du
secrétaire général du Conseil publiée au soutien de cette décision. C’est dire que les arguments que nous
développons ici valent essentiellement pour le contrôle de la loi constitutionnelle adoptée par le Congrès. Ceci
étant précisé, il ne fait pas de doute, selon nous, que la conclusion est transposable à l’exercice du pouvoir de
révision par le Peuple. Quel que soit l’organe qui intervient, il s’agit toujours de l’exercice d’une compétence
constitutionnellement habilitée et limitée. Dans ce cadre, le recours à la notion de souveraineté n’est d’aucun
secours : dès lors qu’il agit dans le cadre et sur le fondement de la Constitution, aucun organe n’exerce la
« souveraineté », mais seulement certaines compétences qui en ressortent. En ce sens, l’exercice d’une
souveraineté nationale appartenant au peuple, si l’on veut bien passer sous silence la contradiction dans les
termes, relève de la mythification. Ce pouvoir illimité et comme tel insusceptible de contrôle est introuvable
dans l’ordre constitutionnel car il s’épuise avec son avènement. L’argument tiré de la souveraineté – a fortiori
lorsqu’on en fait mention pour qualifier le « pouvoir constituant » – relève d’une entreprise de justification
rhétorique qui ne peut prétendre fonder en droit la déclaration d’incompétence du juge constitutionnel.
233
Le premier argument consiste à souligner la cohérence jurisprudentielle du Conseil
constitutionnel. L’auteur fait ici référence à la décision 62-20 DC, « ce précédent mémorable
[qui] ne se contente pas […] de décliner la compétence du Conseil constitutionnel en matière
référendaire [mais] rappelle en outre que la compétence du Conseil est une compétence
d’attribution et que l’article 61 de la Constitution ne vise que les lois organiques et
ordinaires ». La principale critique que l’on peut adresser à cet argument concerne son
caractère réversible : il suffit de rappeler qu’il fut mobilisé dix ans plus tôt par les tenants du
contrôle juridictionnel de la loi constitutionnelle en vue de soutenir la solution inverse729.
En second lieu vient l’argument le « plus impressionnant » : « se reconnaître
compétent pour connaître d’une loi constitutionnelle n’est-ce pas, pour le Conseil, s’exposer à
juste titre à l’accusation de « gouvernement des juges » ? ». L’argument repose sur la
conviction que le régime démocratique est préservé du gouvernement des juges par la
possibilité toujours offerte au législateur constitutionnel de surmonter une décision de
l’organe juridictionnel730. Sans conteste, la menace prend un relief considérable au regard de
l’indétermination, toujours mobilisée pour justifier l’incompétence du juge, de la limite
matérielle tirée de la forme républicaine du gouvernement et dont la sanction juridictionnelle
impliquerait mécaniquement une définition prétorienne. Selon le haut magistrat, dès que le
juge entreprendrait de sanctionner les limites constitutionnelles au pouvoir de révision, sa
légitimité serait en jeu car il aurait ainsi orchestré un basculement du régime démocratique en
« aristocratie de la robe ».
Nous ne ferons pas la critique de cet argument sur le terrain de son excessif
formalisme, inapte à rendre fidèlement compte de la réalité, éminemment plus complexe, des
rapports du juge et du pouvoir de révision lorsque ce dernier entreprend de renverser une
729
v. supra A., p. 228 et s.
L’auteur fait expressément référence à la thèse du « lit de justice » défendue par Vedel ainsi qu’à celle de
« l’aiguilleur » dont l’origine, en France, remonte aux travaux de C. Eisenmann. Ces points sont examinés dans
le cadre du chapitre suivant. Sur le gouvernement des juges, v. E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte
contre la législation sociale aux Etats-Unis : l’expérience américaine du contrôle judiciaire de la
constitutionnalité des lois, Paris, Giard, 1921, 276 p., réimp. Paris, Dalloz, 2005 ; R. Pinto, Des juges qui ne
gouvernent pas : opinion dissidente à la Cour Suprême des États-Unis (1900-1933), Paris, Sirey, 1934, 295 p.,
P. Julliard, La politique d’autolimitation de la Cour Suprême des États-Unis ou une technique méconnue du
gouvernement des juges : le refus de juger, Thèse, Paris, 1966, 541 p. ; Gouvernement des juges et démocratie,
sous la dir. de S. Brondel, F. Dreyfus, L. Heuschling, N. Foulquier et D. Maus, Paris, Publication de la
Sorbonne, 2001, 373 p. ; J. Rivero, « Le juge administratif français : un juge qui gouverne », Dalloz, 1951,
chron., p. 21 et s. ; R. Chiroux, « Libre propos sur le Conseil Constitutionnel : le spectre du gouvernement des
juges ? », RPP, n°868, 1977, p. 15 et s. ; C. Émeri, « Gouvernement des juges ou veto des sages ? », RDP, 1990,
p. 335 et s. ; M. Troper, « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des juges au gouvernement par les
juges. », Le nouveau constitutionnalisme : Mélanges en l’honneur de G. Conac, Paris, Économica, 2001, 458 p.,
p. 48 et s. ; C. Brami, Des juges qui ne gouvernent pas. Retour sur les idées constitutionnelles de Roger Pinto,
Paris, L’Harmattan, 2005, 228 p.
730
234
solution jurisprudentielle731. C’est la cohérence interne de la thèse, telle qu’elle est ici
déployée, qui doit être contestée car, à aucun moment, l’auteur ne parvient à expliquer les
raisons qui permettraient de voir dans la censure de l’acte du Congrès une remise en cause de
la subordination du juge au pouvoir de révision732. Sauf à postuler une identité – absolue –
entre le Peuple et son représentant, et partant, considérer que l’intervention des deux organes
n’emporte juridiquement aucune différence, le contrôle et la censure du Congrès laissent
toujours ouverte la voie du référendum pour surmonter la décision du juge. L’auteur perçoit
parfaitement cette difficulté, qu’il entend dissiper en mobilisant des arguments d’ordre
pratique tirés de la lourdeur de la procédure référendaire, de son coût et de son caractère
politiquement risqué733. On admettra qu’en droit, ce type de considérations, possiblement
décisives par ailleurs, demeurent dénuées de toute portée. En outre, l’argument tiré de
l’ineffectivité de la voie référendaire implique de distinguer et de hiérarchiser entre l’exercice
référendaire du pouvoir de révision et son exercice parlementaire. Or, accepter une telle
distinction impose, si l’on en reste à un raisonnement juridique, d’admettre que le contrôle du
Congrès n’emporte pas captation juridictionnelle du « privilège du dernier mot ». En somme
point de gouvernement des juges, nul « coup d’État » juridictionnel ; en cherchant les
fondements de la décision, on ne saurait trouver qu’une simple autolimitation politiquement
déterminée.
Enfin, la troisième catégorie d’arguments développés par le secrétaire général du
Conseil, se compose d’arguments qui ne portent pas : tous cherchent à démontrer qu’un juge
compétent pour contrôler la révision constitutionnelle rendrait une décision sans portée
pratique lorsqu’il s’agirait de s’opposer à une altération de la forme républicaine du
gouvernement. Nul ne doute que la décision du juge ne serait qu’une symbolique barrière de
papier devant la force politique d’une restauration monarchique, mais à ce niveau encore,
l’argument (décisif dans le monde réel) n’emporte pas la conviction au plan juridique.
À tout prendre on admettra que ce sont donc des considérations pratiques d’inégale
valeur qui justifient en dernière instance la posture du juge. Au-delà des critiques, demeure le
731
Sur cette question v. infra Chapitre II, p. 247 et s.
Cette subordination étant au fondement des thèses du “lit de justice” et du “juge aiguilleur”, on doit en faire
mention.
733
L’auteur concède en ces termes l’existence de la voie référendaire : « bien sûr, il y a la soupape de sécurité du
référendum. Mais c’est une procédure dont la mise en œuvre matérielle est complexe et coûteuse et que les
pouvoirs publics peuvent légitimement juger semée d’embûches politiques ne serait-ce que du fait de
l’abstention ! ». Et le haut magistrat de se demander si « un instrument si lourd à manier est […] une vraie
soupape de sécurité ».
732
235
constat de l’absence de sanction juridictionnelle du cadre constitutionnel qui organise
l’exercice du pouvoir de révision. Ramenée à la question de la hiérarchie entre les normes du
système constitutionnel, une telle absence fait questions. En effet, le principe de
l’injusticiabilité de la loi constitutionnelle de révision affecte la relation hiérarchique qu’on a
pu mettre au jour plus haut. Dès lors que le juge constitutionnel se refuse à sanctionner un
rapport de conformité entre les normes relatives à la révision et la loi de révision, le rapport
hiérarchique s’en trouve neutralisé. Ainsi, l’hypothèse d’un conflit entre les normes relatives à
la révision et la loi constitutionnelle nouvelle n’est pas résolue par le retrait de la validité de la
seconde, ce qui entraîne un constat en forme de paradoxe : alors que les normes
constitutionnelles relatives à la révision sont supérieures en ce qu’elles posent les conditions
de la validité de la loi constitutionnelle nouvelle, ces dernières peuvent méconnaître ces
conditions sans encourir aucune sanction. Dès lors, sans qu’il soit récusé dans son principe –
la norme nouvelle continue de trouver dans les normes constitutionnelles du second degré le
fondement de sa validité – le rapport hiérarchique s’en trouve neutralisé dans ses effets, dans
la mesure où il n’est pas sanctionné. À cet égard, il convient de souligner qu’aucun
mécanisme n’est en mesure de compenser la déclaration d’incompétence du Conseil
constitutionnel.
§II.
Le contrôle opéré par le juge européen : un contrôle de conventionnalité
La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme et celle de la
Cour de justice des communautés européennes le démontrent sans conteste : l’œuvre de
l’organe de révision jouit d’une immunité seulement relative. Dès lors que la loi
constitutionnelle entre dans le champ d’application du droit européen ou communautaire, elle
peut être soumise à un contrôle a posteriori de sa régularité juridique.
On a vu la conception absolutiste que se fait la CJCE du principe de primauté
communautaire734. Sur ce fondement, elle a toujours écarté la doctrine de « l’exception
constitutionnelle » lorsqu’elle était soulevée par les États membres pour justifier d’une
734
Sur ce point, v. supra, p. 122 et s.
236
méconnaissance de règles de droit communautaire735. La Cour de justice s’est déjà prononcée
sur la compatibilité d’une disposition nationale de rang constitutionnel au droit
communautaire. Ainsi, dans le cadre d’un recours en manquement, elle a jugé que les
restrictions posées par l’article 11, alinéa 1 de la Constitution luxembourgeoise relatives à
l’exigence de nationalité luxembourgeoise pour l’accès à un emploi dans l’administration
publique était incompatible avec l’ex-article 48§4 TCE (devenu l’article 39 TCE)736. Par
ailleurs, elle peut se prononcer dans le cadre de la procédure du renvoi préjudiciel, comme
elle l’a fait dans une affaire Tanja Kreil, jugée le 11 décembre 2000737. Était en cause la
compatibilité d’une disposition constitutionnelle allemande, concernant notamment l’accès
des femmes aux forces armées738, avec les termes d’une directive relative à la mise en oeuvre
du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à
l'emploi, à la formation professionnelle, et les conditions de travail739. En l’espèce, la Cour
conclut à une incompatibilité, ce qui provoquera la révision de l’article 12, alinéa 4 de la Loi
fondamentale allemande.
Si une telle situation a pu inquiéter certains auteurs qui y ont vu un transfert illégitime
du pouvoir de révision à une Cour supra-nationale740, deux séries d’éléments imposent de
relativiser la portée du contrôle exercé par la CJCE sur les normes constitutionnelles des États
membres. D’une part, il ne saurait être question de l’exercice d’un pouvoir de révision des
735
Elle l’affirme très clairement dans une espèce Internationale Handelsgesellschaft en considérant que
« l’invocation d’atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un
État membre soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale ne saurait affecter la validité d’un acte
de la communauté ou son effet sur le territoire de ce État ». CJCE, 17 décembre 1970, Internationale
Handelsgesellschaft, aff. 11/70, Rec. CJCE p. 1125. Dans le même sens, v. CJCE, 11 avril 1978, Commission c.
Belgique, aff. 100/77, Rec. CJCE p. 879.
736
CJCE 2 juillet 1996 Commission c. Luxembourg, aff. C-473/93, Rec. CJCE I-3248 ; dans le même sens,
CJCE 2 juillet 1996 Commission c. Grèce, aff. C-290-94, Rec. CJCE I-3285. v. E. Carpano, État de droit et
droits européens : l’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes
juridiques, Paris, L’Harmattan, 2005, 662 p., spéc. p. 518.
737
CJCE, 11 janvier 2000, Tanja Kreil c/ Bundesrepublik Deutschland, C-285/98, Rec. CJCE I-69 ; M. J.
Gerkrath, Europe, déc. 2000, p. 5 et s. ; M. A. Haquet, « Les directives prévalent-elles sur les règles
constitutionnelles ? », DA, février 2001, p. 22 et s.
738
Il s’agit de l’article 12a de la loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne, lequel dispose que :
« les hommes peuvent, à compter de l'âge de dix-huit ans révolus, être obligés de servir dans les forces armées,
dans la police fédérale des frontières ou dans un groupe de protection civile. […] Si, pendant l'état de défense,
les besoins en services civils des établissements sanitaires civils et des hôpitaux militaires fixes ne peuvent être
couverts sur une base volontaire, les femmes âgées de dix-huit ans révolus à cinquante-cinq ans révolus peuvent
être affectées à ces services par la loi ou en vertu d'une loi. Elles ne doivent en aucun cas accomplir un service
armé».
739
Il s’agissait en l’espèce de la directive n° 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à relative à la
mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à
l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, notamment de son article
2.
740
En ce sens, L. Favoreu se demandait « quelle est la légitimité de la Cour de justice comme pouvoir de
révision ? », in Droit constitutionnel, droit communautaire. Vers un respect réciproque mutuel ?, sous la dir. de
H. Gaudin, op. cit., p. 152.
237
Constitutions nationales : les Cours ne pouvant faire mieux que condamner l’État membre
pour violation de ses obligations conventionnelles ou communautaires. D’autre part, le champ
matériel couvert par les Constitutions nationales et le droit communautaire est resté, jusqu’à
nos jours en tout cas, assez éloigné741.
Pour cette seconde raison, c’est surtout du côté de la Convention européenne des droits
de l’homme et de son juge que les risques de contrôle de la loi constitutionnelle nouvelle
étaient significatifs. L’équation est en effet bien connue : les droits et libertés garantis par la
Constitution et la Conv.EDH se recoupent largement. De là le risque, pour norme
constitutionnelle qui déroge à un principe constitutionnel général, d’être jugée par la Cour de
Strasbourg incompatible avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme. Et le risque s’est réalisé. Pour la première fois, en janvier 2005, un juge contrôlait la
régularité de normes de valeur constitutionnelle (A).
Précisons tout de même que si la « zone de chevauchement » des corpus
constitutionnel et européen concerne principalement les droits et libertés, un tel
chevauchement relève de la simple analogie entre les normes constitutionnelles et
européennes742. Aussi convient-il de rester circonspect quant à la portée du contrôle
susceptible d’être opéré par le juge de Strasbourg. Il ne s’agit pas là d’une délégation de l’État
français aux organes juridictionnels européens afin de voir les actes du pouvoir de révision
contrôlés. C’est un contrôle de la seule conventionnalité de la loi constitutionnelle que le juge
européen opère (B).
A. Un contrôle juridictionnel de la loi constitutionnelle nouvelle
Dans une espèce Py contre France du 11 janvier 2005743, la CEDH a eu à connaître de
la conventionnalité de la révision constitutionnelle relative à la Nouvelle-Calédonie744. On sait
741
L’hypothèse de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne qui intègre, en annexe, la Charte des droits
fondamentaux de l’Union, est cependant de nature à modifier l’état du droit sur ce terrain.
742
Étant précisé d’une part, que l’analogie a une porté limitée – la CESDH ne contient pas de droits sociaux par
exemple – et d’autre part, que les droits consacrés par cette dernière peuvent induire des effets significatifs en
matière institutionnelle.
743
CEDH, 11 janvier 2005, Py c/ France, req. n° 66289/01, JCP 2005, I, n° 159, chron. F. Sudre ; JCP 2005, I,
n° 145, chron. C. Boiteau ; AJDA 2005, p. 541, chron. J. – F. Flauss et p. 118, note M. – C. de Monteclerc ; A.
Roblot-Troizier et J. – G. Sorbara, « Les règles constitutionnelles devant la Cour européenne des droits de
l’homme », RFDA, 2006, p. 139 et s.
744
LC n° 98-610 du 20 juillet 1998, J.O. du 21 juillet 1998.
238
qu’aux termes de l’article 77 de la Constitution, l’accord de Nouméa signé le 5 mai 1998
entre les partis politiques néo-calédoniens et le gouvernement d’alors est mis en œuvre par
une loi organique. Celle-ci, chargée de déterminer le statut transitoire de l’île, pose un régime
électoral spécifique qui est soumis au contrôle de la CEDH au regard de l’article 3 du
protocole n° 1 relatif au droit de vote745.
Dans cette décision, la Cour rappelle « que les droits consacrés par l’article 3 du
protocole n° 1 ne sont pas absolus mais sujets à restrictions » et que les États jouissent en la
matière « d’une ample marge d’appréciation ». Précisément, et sans qu’il soit utile d’insister,
la Cour déploie un contrôle destiné à vérifier que les restrictions apportées à l’exercice du
droit de vote « ne réduisent pas les droits dont s’agit au point de les atteindre dans leur
substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que
les moyens employés ne se relèvent pas disproportionnés ». Le contrôle donne lieu à une
analyse concrète de la situation néo-calédonienne, de sorte que, si la condition des dix années
de résidence posée par la loi pourrait, de prime abord, « paraître disproportionnée au but
poursuivi », elle doit être appréciée en tenant compte de l’histoire récente du territoire746, ce
qui conduit à la juger proportionnée au but légitime poursuivi.
En somme, la Cour exerce un contrôle de la conventionnalité de règles prévues par la
Constitution et vérifie le caractère légitime et proportionné des restrictions –
constitutionnelles – à l’exercice du droit de vote. Certes, la Cour ne s’interroge pas sur la
nature et la valeur des dispositions de la loi organique qu’elle contrôle. En effet,
contrairement aux juridictions internes, la nature constitutionnelle de celles-ci ne paralyse
nullement son contrôle747. Il n’en reste pas moins que la valeur constitutionnelle des
dispositions vérifiées a été reconnue à plusieurs reprises, parfois expressément, par les
juridictions suprêmes de l’ordre juridique français748. Il s’en faut cependant de beaucoup pour
745
Comme on sait, la question de la compatibilité de l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 qui
organise la restriction à l’exercice du droit de vote en Nouvelle-Calédonie avec la CESDH ainsi qu’avec le Pacte
de New York du 16 décembre 1966, avait été soulevée devant la Cour de cassation. Prenant acte de l’identité
matérielle entre les termes de l’article 188 et ceux de l’accord de Nouméa doté, en vertu de l’article 77 de la
Constitution, d’une valeur constitutionnelle, la Cour considère que l’article en cause a lui aussi valeur
constitutionnelle et qu’en conséquence, le contrôle de sa conventionnalité n’a pas lieu d’être opéré – « la
suprématie des engagements internationaux ne s’appliquant pas dans l’ordre interne aux dispositions de valeur
constitutionnelle », Cass, 2e civ., 13 juillet 2000, Py, pourvoi 99-60. 297. Voir aussi, Cass, A. P., 2 juin 2000,
Pauline Fraisse, Bull. Ass. Plén. n° 4, p. 7, obs. A. Rigaux et D. Simon, « Droit communautaire et Constitution
française, une avancée significative de la Cour de Cassation », Europe, août-septembre 2000, chron. n° 8.
746
En ce sens, la Cour relève que cette condition « a constitué un élément essentiel à l’apaisement d’un conflit
meurtrier ».
747
Pour un contrôle de la conventionnalité de l’article 56 de la Constitution hellénique, v. CEDH, 1er juillet
1997, Gitonas c/ Grèce, (§41 et s.), Rec. 1997-IV.
748
V. Cass, 2e civ., 13 juillet 2000, Py, préc., où la Cour affirme que « les conditions pour participer à l'élection
du congrès et des assemblées de province résultent de l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 ; que ce
239
qu’on puisse considérer qu’il s’agit là d’une sanction des limites constitutionnelles imposées
au pouvoir de révision.
B. Un contrôle de la seule conventionnalité de la loi constitutionnelle nouvelle
Une analyse organique dont l’ambition serait de déterminer la réalité et le niveau de
soumission du législateur constitutionnel au juge européen ne nous intéresse pas ici. Il suffit
de noter que, dès que l’intervention du pouvoir de révision entre dans le champ d’application
de la Convention européenne des droits de l’homme, elle peut faire l’objet d’un contrôle a
posteriori, in concreto749 et minimal de sa conventionnalité.
Certes, il n’entre pas dans les prérogatives de la Cour européenne de sanctionner la
violation de l’interdiction de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement, ni
d’aucune autre limite constitutionnelle à l’exercice du pouvoir de révision, mais elle accepte
de contrôler l’intervention du législateur constitutionnel au regard des règles et principes de la
Convention EDH. Inutile de préciser qu’en sanctionnant le respect de la substance du droit de
vote, la Cour européenne garantit en réalité le respect d’une forme démocratique du
gouvernement750 probablement très proche de la forme républicaine751. Il s’en faut cependant
de beaucoup pour qu’il soit possible de considérer la Cour de Strasbourg comme le lieu d’une
externalisation du contrôle de la constitutionnalité de la loi de révision constitutionnelle. En
effet, si les analogies sont fortes, et confinent souvent à l’identité entre les droits et libertés
garantis par la Constitution et la CESDH, la Cour à aucun moment ne s’est reconnue
compétente pour sanctionner une atteinte à la forme républicaine du gouvernement français.
texte a valeur constitutionnelle en ce que, déterminant les conditions de participation à l'élection du congrès et
des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie et prévoyant la nécessité de justifier d'un domicile dans ce
territoire depuis dix ans à la date du scrutin, il reprend les termes du paragraphe 2.2.1 des orientations de l'accord
de Nouméa qui a lui-même valeur constitutionnelle en vertu de l'article 77 de la Constitution ». Voir aussi, Cass,
A. P., 2 juin 2000, Pauline Fraisse, préc., où a Cour reprend exactement la même formulation..
749
Pour une analyse approfondie du caractère concret de ce contrôle, v. A. Roblot-Troizier et J. – G. Sorbara,
« Les règles constitutionnelles devant la Cour européenne des droits de l’homme », art. cit.
750
C’est exactement ce que fait la CEDH dans l’espèce analysée. Comme le soulignent A. Roblot-Troizier et J. –
G. Sorbara, « il y a un lien étroit entre l’exigence d’un “régime politique véritablement démocratique”, inscrite
dans le Préambule de la Convention, et l’article 3 du protocole n° 1 qui en assure la réalisation et qui, par
conséquent, “revêt […] dans le système de la Convention une importance capitale” (§47). La Cour opère, dans
l’arrêt Py, un contrôle du caractère véritablement démocratique du régime institué par la loi organique du 19
mars 1999 », ibid.
751
Du moins si l’on interprète cette forme de gouvernement comme l'opposée de la forme monarchique.
240
Il est inutile de rechercher dans une hypothétique identité matérielle – nécessairement
partielle et relevant davantage de l’analogie que de l’identité – entre les deux corpus de
normes la formalisation d’une hiérarchie entre les normes constitutionnelles. Quel que soit le
degré de cette analogie entre les normes, la sanction d’une règle ou d’un principe de droit
européen par le juge européen n’équivaut en aucune manière à la sanction d’une norme
constitutionnelle. Rien n’autorise juridiquement une telle assimilation.
L’analyse de la jurisprudence de la Cour EDH permet de saisir la réalité du pouvoir de
révision : en tant qu’il s’insère dans un réseau de normes et d’organes, il fait l’objet d’un
contrôle et ne peut donc pas être considéré comme un pouvoir juridiquement souverain. Le
contrôle du pouvoir de révision par les juridictions supranationales ne sanctionne toutefois
aucune hiérarchie entre les normes constitutionnelles, faute de sanctionner le respect d’une
norme constitutionnelle. En d’autres termes, la compétence que se reconnaît la Cour de
Strasbourg ne compense en rien l’autolimitation du juge constitutionnel français, et le constat
d’une neutralisation du rapport hiérarchique qu’on a pu établir précédemment demeure
valable.
L’analyse des garanties politiques instituées par le texte constitutionnel ne permet pas
d’avantage de le démentir.
§III.
Le caractère politique des garanties prévues
Dans un important article consacré à la hiérarchie des normes, J. – M. Auby explique
qu’indépendamment de l’intervention d’un juge « disposant du pouvoir de déclarer nulle la
norme non conforme à la norme supérieure[,] […] il existe bien d’autres types de sanctions »
de la hiérarchie. Et l’auteur d’énumérer : « la mise en jeu de la responsabilité, les mécanismes
d’irrecevabilité […], la délégalisation […], le recours hiérarchique devant le ministre
s’agissant des actes de gouvernement »752. Est-ce à dire que la seule existence d’un
mécanisme de contrôle, quel qu’il soit, permet de conclure à un rapport hiérarchique effectif ?
Une telle affirmation est selon nous excessive. Nous considérons que seul un jugement
752
J. M. Auby, « Sur l’étude de la hiérarchie des normes », art. cit., p. 31
241
impartial, juridiquement déterminé et portant sur la validité de la norme inférieure est
susceptible de garantir pleinement une relation hiérarchique. Les garanties procédurales
posées par la Constitution (A), ou le rôle attribué au Président de la République (B),
paraissent impuissantes à garantir véritablement la hiérarchie entre les normes de la
Constitution.
A. Les garanties tirées de la procédure constitutionnelle de révision
La procédure constitutionnelle de révision de la Constitution comporte un certain
nombre de garanties qui peuvent être conçues comme autant de mises en œuvre non
juridictionnelles des limites au pouvoir de révision.
Il en est ainsi tout d’abord du Conseil d’État qui intervient dans le cadre de ses
compétences consultatives, sur le fondement de l’article 39 de la Constitution, pour examiner
le projet de loi constitutionnelle. Cette intervention du juge administratif repose, comme le
rappelle B. Genevois, sur une interprétation extensive des dispositions de l’article 39, puisque
celui-ci ne vise que « les projets de lois délibérés en Conseil des ministres » et n’intègre pas
explicitement les projets de loi constitutionnelle. Compte tenu notamment de la généralité des
termes de l’ordonnance du 31 juillet 1945 sur le Conseil d’État, la pratique consiste à étendre
le champ de l’article 39 aux projets de révision constitutionnelle753. Si la consultation de la
Haute juridiction administrative est donc obligatoire, elle demeure dénuée de toute force
contraignante, comme en témoignent les réserves émises par le juge en 1962 et 1969 sur la
possibilité de réviser la Constitution sans passer par l’étape parlementaire. Si l’avis du Conseil
d’État peut porter aussi bien sur le respect de la procédure que sur une analyse des principes
fondamentaux, de la tradition constitutionnelle française, voire du patrimoine républicain, il
n’en demeure pas moins que cette intervention à titre consultatif laisse totalement libre le
pouvoir de révision754.
753
Sur l’importance de cet avis du Conseil d’État, v. C.C. n° 03-468 DC du 3 avril 2003, Rec. p. 325. Dans cette
décision, le Conseil considère que s'il entre dans les prérogatives du Conseil des ministres de modifier un projet
de loi par ses délibérations, c'est à la condition que l'ensemble des questions posées par le texte qu'il adopte ait
été soumis au Conseil d'État lors de la consultation de celui-ci. À défaut, le Conseil des ministres ne serait pas
éclairé par le Conseil d'État comme le veut l'article 39 de la Constitution. Dans cette espèce, le juge considère
que la modification apportée par le Gouvernement a introduit dans le projet de loi une disposition de nature
étrangère à celles examinées par le Conseil d'État. En conséquence, la loi déférée est entachée d'un vice de
procédure et est censurée pour méconnaissance des dispositions de l’article 39.
754
Liberté d’autant plus parfaite que l’avis du Conseil d’État ne fait pas l’objet d’une publicité de plein droit.
242
De manière sans doute plus contraignante, les assemblées parlementaires interviennent
dans le processus révisionnel et peuvent recourir à des motions de procédure portant sur la
constitutionnalité de la révision. L’article 126 alinéa 1er du règlement de l’Assemblée
nationale dispose que « les projets et propositions de loi portant révision de la Constitution
sont examinés, discutés et votés selon la procédure législative ordinaire, sous réserve des
dispositions de l’alinéa 2 de l’article 89 de la Constitution ». Malgré l’absence de disposition
analogue dans son règlement, le Sénat se conforme aussi aux règles de la procédure
législative ordinaire. C’est dans ce cadre que les parlementaires peuvent être conduits à
débattre d’une exception d’irrecevabilité qui a « pour objet de faire reconnaître que le texte
proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles »755, elle peut donc être
tirée d’une irrégularité procédurale ou de la méconnaissance de principes de fond756.
Notons enfin, qu’au tire de l’article 8 du règlement du Congrès, le Président du
Congrès est habilité à faire observer ledit règlement et garantit donc sur ce fondement le
respect des règles de procédure. Comme le rappelle J. Gicquel, dans la mesure où le Congrès
est titulaire d’un simple pouvoir d’approbation et non de réformation du projet de loi
constitutionnelle, le Président pourrait utilement s’opposer au dépôt d’un amendement757.
À l’évidence, cet ensemble de garanties procédurales ne constitue pas un encadrement
normatif solide, et ne caractérise en aucun cas la sanction d’une hiérarchie entre les normes :
l’extrême souplesse de ces dispositifs, et surtout la nature politique de leur mise en œuvre,
empêchent d’y voir une sanction portant sur la validité de la norme en cours d’élaboration.
L’appel aux obligations constitutionnelles que le Président de la République tient de l’article
5 de la Constitution ne change rien à ce constat.
755
Article 91-4 du règlement de l’Assemblée nationale. Le règlement du Sénat comporte un dispositif analogue,
v. art. 44-2 : « L’exception d’irrecevabilité dont l’objet est de faire reconnaître que le texte en discussion […] est
contraire à une disposition constitutionnelle ».
756
C’est ainsi que M. Séguin a pu faire valoir, pour s’opposer à la révision destinée à permettre la ratification du
traité de Maastricht, la violation de principes situés « au-dessus […] de la Charte constitutionnelle » : « Quand
l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 rappelle que la “souveraineté nationale appartient au peuple”, il
ne fait que reconnaître le pacte originel qui est, depuis plus de deux cents ans, le fondement de notre État de
droit. Nulle assemblée ne saurait donc accepter de violer délibérément ce pacte fondamental », cité par P. Avril
et J. Gicquel, « L’apport de la révision à la procédure parlementaire », RFDC, 1992, p. 445. Voir aussi la ferme
opposition affichée par S. Royal, au moment de l’adoption, à l’Assemblée nationale, de la révision relative à
l’organisation décentralisée de la République. Au fondement de l’exception d’irrecevabilité déposée, la députée
arguait d’une violation les principes d’égalité devant la loi et d’unité de l’État. Voir le compte-rendu de la 2ème
séance du mardi 19 novembre 2002, JO du 20 novembre 2002.
757
J. Gicquel, « Le Congrès du Parlement », La République. Mélanges P. Avril, op. cit., p. 459
243
B. L’hypothétique recours au « gardien de la Constitution »
Nul n’ignore plus le célèbre débat opposant, en 1930, C. Schmitt et H. Kelsen sur la
question de l’organe chargé de veiller au respect de la Constitution758. Si pour le Professeur
Viennois, le juge constitutionnel apparaît comme le seul rempart efficace car, ne pouvant
violer lui-même la Constitution759, il apporte les garanties nécessaires d’impartialité, la garde
de la Constitution, aux yeux de Schmitt, doit revenir au Président de la République. Pour le
théoricien allemand, le gardien de la Constitution est un arbitre constitutionnel compétent
pour trancher les conflits politiques graves susceptibles de survenir dans la vie de l’État760 : il
lui incombe ici d’organiser et de garantir la défense politique de la Constitution contre ses
irréductibles ennemis761.
Ce n’est pas tant la radicalité de l’opposition entre les deux thèses que leur
complémentarité qu’il faut retenir : alors qu’en période normale et pour des questions de
constitutionnalité courantes, la thèse de la compétence juridictionnelle apparaît difficilement
contestable en raison notamment de l’impartialité de l’organe juridictionnel, en période
exceptionnelle et pour des questions essentielles et urgentes, la thèse de la compétence du
chef de l’Exécutif s’impose naturellement. C’est qu’en fait, les deux thèses, loin de s’opposer,
portent sur des objets différents762.
758
Les termes de cette controverse sont rappelés par O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 387 et s. Sur la
question, v. aussi l’introduction de S. Baume, suivie de la traduction du texte de H. Kelsen, Wer soll der Hüter
der Verfassung sein ?, in H. Kelsen, Qui doit être le gardien de la Constitution ?, Paris, M. Houdiard Éd., 2006,
138 p., pp. 1-60.
759
Comme le démontre O. Beaud, H. Kelsen s’appuie ici sa propre conception de l’exécution en droit. En effet,
dès lors qu’on énonce que « comme toute norme, la Constitution ne peut être violée que par ceux qui doivent
l’exécuter », on comprend que le contrôle de constitutionnalité vise essentiellement l’activité des organes
exécutif et législatif et qu’en conséquence, il doit être confié à un organe tiers. Sur tous ces points, v. O. Beaud,
La puissance de l’État, op. cit., p. 389 et s.
760
À cette fin, le Président dispose du droit de dissolution ou encore du droit de recourir à des mesures
d’exceptions lorsqu’une menace, grave et immédiate, pèse sur la continuité de l’État. En somme, comme le
rappelle O. Beaud, « Schmitt défend la thèse de la compétence du chef de l’État pour des raisons décisionnistes.
En cas de conflit constitutionnel grave, qui met en danger le régime même, seul le Président serait compétent
pour le trancher. C’est l’urgence et la gravité du problème politique qui légitiment l’intervention de l’Exécutif,
autorité qui, comme on le sait, est la mieux placée pour résoudre les problèmes le plus rapidement ». O. Beaud,
La puissance de l’État, op. cit., p. 388.
761
Sur tous ces points, v. C. Schmitt, Théorie de la Constitution, op. cit., p. 255 et s. ainsi que, pour une
présentation synthétique et une mise en perspective, O. Beaud, La puissance de l’État, op. cit., p. 388 et s.,
762
H. Kelsen soulignait d’ailleurs que lorsque C. Schmitt caractérise le Président du Reich comme « gardien de
la Constitution », « le terme est employé dans un sens où l’on ne peut jamais parler d’un tribunal constitutionnel
comme gardien de la Constitution et que jamais personne n’envisagerait comme tel, ce qui fait qu’il est aussi
insensé d’opposer le Président du Reich au tribunal constitutionnel que d’affirmer que puisque l’armée est la
meilleure protection de l’État, nous n’avons pas besoin d’hôpitaux ! ». H. Kelsen, Qui doit être le gardien de la
Constitution ?, op. cit., p. 104.
244
Ramenée au problème des limitations du pouvoir de révision, et dans la mesure
notamment où elle n’exclut pas le principe du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité
des actes, la thèse du « gardien politique de la Constitution » paraît rendre compte avec
justesse de la situation française763. On sait qu’au titre de l’article 5 de la Constitution, le
Président est investi du titre de gardien de la norme suprême (« le Président veille au respect
de la Constitution »). Sur ce fondement764, il est parfaitement envisageable, comme le relève
D. Blanc, qu’il refuse de convoquer le Congrès notamment parce que ce dernier aurait à se
prononcer sur un projet de loi constitutionnelle contraire aux limites imposées par la
Constitution au pouvoir de révision765. En outre, toujours sur le fondement de son pouvoir
discrétionnaire, on peut aussi imaginer, comme le fait J. Gicquel, que le chef de l’État
entreprenne de « distraire de l’ordre du jour un projet adopté par les chambres »766. Une telle
hypothèse s’avère d’autant plus réalisable qu’elle s’est déjà concrétisée en 1974, lorsque le
Président a refusé d’inscrire à l’ordre du jour du Congrès le projet relatif à l’article 25 de la
Constitution destiné à permettre aux ministres de retrouver leur siège au Parlement à l’issue
de leur fonction gouvernementale767. On peut aussi relever que rien ne s’oppose à ce que le
Président fasse usage de son droit de message, reconnu par l’article 18 de la Constitution,
devant les assemblées pour faire entendre son point de vue et notamment son sentiment
s’agissant du respect de la Constitution.
Nul doute que ces divers mécanismes sont tous juridiquement recevables. Au regard
de la pratique constitutionnelle française, ils relèvent cependant du domaine de
l’hypothétique : alors que toutes les révisions ont été initiées par l’exécutif, c’est-à-dire au
moins avec l’assentiment du Président, la portée d’un contrôle présidentiel sur le projet de
révision constitutionnelle, qui s’apparenterait à un auto-contrôle débouchant sur une autocensure, est pour le moins douteuse. En toute hypothèse, il ne permet pas d’assurer
l’effectivité du rapport hiérarchique entre les normes constitutionnelles du premier et du
763
C’est l’opinion défendue par O. Beaud dans sa thèse, La puissance de l’État, op. cit., p. 392.
Fondement dont nul n’ignore l’ambiguïté puisqu’en réalité, comme le souligne justement G. Conac, « l’article
5 a servi dans la pratique à légitimer ou à dénoncer les extensions de la fonction présidentielle. Aussi bien,
chacun a-t-il pu y trouver des arguments pour étayer les thèses qui correspondaient à ses propres convictions.
Certains ont cru y découvrir la justification d’une théorie des pouvoirs implicites. D’autres, au contraire, n’ont
pas manqué de s’y référer pour soutenir que le Président, étant arbitre et garant, ne peut, du moins en période
normale, être un gouvernant déterminant la politique de la Nation. L’ambiguïté du terme arbitrage, mais aussi le
caractère équivoque de la doctrine constitutionnelle que l’article 5 vise à exprimer, expliquent cette utilisation
contradictoire ». G. Conac, in La Constitution de la République française…, op. cit., pp. 229-323, p. 269.
765
D. Blanc, « Des limites au pouvoir constitutionnel de révision … », art. cit., p. 2818. On admet en effet
traditionnellement que le Président de la République dispose là d’un pouvoir discrétionnaire : il est « maître de la
convocation », M. – P. Roy, « L’application de l’article 89 de la Constitution de 1958 », RDP, 1980, p. 721, cité
par D. Blanc, ibid.
766
J. Gicquel, « Le Congrès du Parlement », La République. Mélanges P. Avril, op. cit., p. 457.
767
Rappelé par D. Blanc, « Des limites au pouvoir constitutionnel de révision… », art. cit., p. 2818.
764
245
second degré, et ne contredit pas le constat d’une neutralisation de ce rapport par l’absence de
sanction tenant à la validité de la norme nouvelle.
En
définitive,
faute
de
sanction
juridictionnelle
fondée
sur
les
normes
constitutionnelles relatives à la révision, le rapport hiérarchique censé articuler normes de
révision et normes révisées paraît frappé d’ineffectivité. Le contrôle opéré par le juge
européen, articulé à partir d’autres normes et insusceptible d’aboutir à un jugement de
validité, ne change rien à cet état de fait. Il en va de même des garanties politiques que nous
avons pu examiner. Laissées à la disposition de ceux-là mêmes qui révisent la norme
constitutionnelle, elles demeurent impuissantes à garantir une hiérarchie entre les normes. Or
dès l’instant où la norme basse peut contrevenir aux prescriptions de la norme haute sans
connaître de sanction portant sur sa validité, nous devons admettre que le rapport
hiérarchique, sans être remis en cause dans son principe, se trouve de facto neutralisé.
246
Conclusion du chapitre I
Aux termes de nos développements sur la hiérarchie entre les normes de valeur
constitutionnelle, le bilan paraît contradictoire. D’une part, la distinction s’impose entre des
normes constitutionnelles du premier et du second degré, les secondes déterminant les
conditions de production et donc de validité des premières. D’autre part, la dimension
hiérarchique de l’articulation entre les normes de chaque degré apparaît neutralisée faute de
juge constitutionnel acceptant de sanctionner le rapport de production identifié.
Pour autant, le rapport de production entre les normes constitutionnelles déploie des
effets empiriquement constatables : à l’exception de la révision du 6 novembre 1962 relative à
l’élection du Président de la République au suffrage universel, toutes les révisions
constitutionnelles intervenues dans le cadre de la Ve République ont consisté à appliquer les
normes du second degré relatives à la production des normes constitutionnelles. On peut donc
considére que la structuration hiérarchique du système constitutionnel n’est que
marginalement affectée par la neutralisation du rapport hiérarchique entre les normes du
système.
247
Chapitre II. Une hiérarchie entre organes de création et organes d’application des
normes constitutionnelles ?
Au point de vue normatif, le système constitutionnel peut être décrit comme un
ensemble hiérarchiquement structuré où l’on distingue deux niveaux de normes reliés selon
un rapport de production. Si le modèle hiérarchique déçoit les attentes et paraît neutralisé par
la pratique, il n’en demeure pas moins un mode de structuration constitutif de la systématicité
constitutionnelle.
Ramenée au point de vue organique, une telle structuration doit se traduire par la
subordination des organes d’application des normes constitutionnelles aux organes habilités
pour les créer. Cette distinction entre les organes d’application et de création du droit est
fortement ancrée en doctrine et en jurisprudence, qui la font traditionnellement dériver du
principe de la séparation des pouvoirs. Pris dans une acception rigoureuse, ce principe
emporte l’exclusion du « pouvoir » juridictionnel du nombre des sources du droit. L’activité
de production normative est alors regardée comme le monopole des organes législatifs tandis
que le juge est cantonné dans une fonction subordonnée d’application du droit. Dans le cadre
du système constitutionnel, dès lors qu’on distingue entre des fonctions de création et
d’application du droit, formellement attribuées à des organes distincts, on doit considérer que
l’interaction entre ces organes opère sur le mode hiérarchique. La pratique des révisions
destinées à surmonter les décisions juridictionnelles constitue l’illustration concrète de la
subordination du juge à la volonté du législateur constitutionnel (Section I).
Pour autant, à ce niveau encore, la systématicité constitutionnelle apparaît irréductible
à une représentation des rapports organiques agencés selon un principe purement et
simplement hiérarchique. L’analyse du droit positif ne valide pas la thèse d’un organe
juridictionnel exclu du processus révisionnel : la réalité de son intervention, sans jamais
remettre radicalement en cause le principe de l’articulation hiérarchique entre les organes de
production et d’application des normes, impose de la nuancer. Il apparaît en effet que
l’interaction entre les organes juridictionnel et constituant relève plutôt d’une perspective
dialogique (Section II).
248
Section I.
Une hiérarchie affirmée par le pouvoir de révision
Il faut attendre le milieu des années 1990 pour que l’imbrication de la décision
juridictionnelle et de la révision constitutionnelle fasse l’objet d’une analyse fouillée par une
assemblée de constitutionnalistes dans le cadre d’une table ronde organisée par la faculté de
droit d’Aix en Provence768. La distinction alors proposée par Louis Favoreu pour décrire la
situation française est toujours opératoire769. Sur cette base, nous pourrons ainsi constater que
les mécanismes de la révision dérogatoire (§ I) et de la révision préalable (§ II) tendent –
globalement – à valider l’hypothèse de la subordination des organes d’application aux organes
de création des normes constitutionnelles.
§ I.
La révision dérogatoire
Dans son intervention à la Xe table ronde internationale des 16 et 17 septembre 1994
consacrée aux rapports entre « révision de la constitution et justice constitutionnelle », le
doyen Favoreu expliquait que « l’intervention du juge constitutionnel censurant des
dispositions législatives peut avoir pour effet de déclencher une révision constitutionnelle
destinée à contourner l’obstacle qu’il représente en empruntant une autre voie : c’est ce que
l’on peut appeler la “révision dérogatoire” »770. Un tel mécanisme, qui connaît un certain
nombre d’applications dans le cadre de la Ve République (B), paraît valider une théorie
développée en son temps par le doyen Vedel et désormais largement admise en doctrine : la
théorie du lit de justice (A).
768
Xe table ronde internationale de justice constitutionnelle des 16-17 septembre 1994, « Révision de la
Constitution et justice constitutionnelle », AIJC, Paris, Économica, 1994, 790 p.
769
L. Favoreu, Rapport français, in « Révision de la Constitution et juridiction constitutionnelle », AIJC, 1994, p.
276.
770
ibid.
249
A. La théorie du lit de justice
Par « révision dérogatoire », il faut entendre toute révision de la Constitution
consécutive à la censure par le juge constitutionnel d’une disposition législative ordinaire qui
se trouve ainsi « constitutionnalisée » afin de surmonter la décision juridictionnelle. On
appréhende ici l’intervention du législateur constitutionnel du point de vue de son contenu et
de ses effets : le pouvoir de révision reprend la substance de la norme législative censurée par
le juge et, ce faisant, neutralise les effets de la décision rendue. En somme, l’expression
« révision dérogatoire » décrit un processus en trois phases : intervention du législateur ;
censure ou réserve d’interprétation du juge constitutionnel ; validation du dispositif par
l’organe de révision.
Une telle présentation n’est pas sans rappeler la théorie du juge aiguilleur chère au
doyen Favoreu771 et celle, défendue par le doyen Vedel772, du lit de justice. Selon ces théories,
le contrôle de constitutionnalité ne saurait être un obstacle infranchissable et se résout
toujours, en dernière analyse, en un contrôle formel puisque le juge se borne à indiquer au
législateur la procédure juridiquement disponible pour produire la norme envisagée. Ainsi le
législateur constitutionnel peut toujours surmonter la décision juridictionnelle en usant de la
procédure de révision constitutionnelle, de sorte que, comme le résume M. Troper, « le juge
constitutionnel est comparable à l’aiguilleur des chemins de fer, qui se borne à mettre les
trains sur une voie ou sur une autre »773. On comprend alors que l’obstacle opposé par le juge
au législateur reste marqué par une grande précarité, puisqu’il peut être à tout moment levé
par l’intervention du pouvoir de révision. Parallèlement, le juge voit son action légitimée :
inapte à s’opposer durablement aux représentants du peuple, il doit toujours s’incliner devant
l’intervention du législateur constitutionnel774.
771
L. Favoreu et alii., Droit constitutionnel, op. cit, p. 306 : « la légitimité du juge constitutionnel tient à ce qu’il
n’a pas le dernier mot ».
772
v. notamment l’avant-propos à la réédition de la thèse de C. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la
Haute Cour constitutionnelle d'Autriche, Paris, LGDJ, 1928, avec une préface de Hans Kelsen, réédition avec un
avant-propos de G. Vedel et une post-face de L. Favoreu, Paris, Économica et PUAM, 1986, 383 p.
773
M. Troper, « Kelsen et le contrôle de constitutionnalité », in Le droit, le politique – autour de M. Weber,
H.Kelsen, C. Schmitt, sous la dir. de C. – M. Herrera, Paris, L’Harmattan, 1995, 311 p., p. 175.
774
Ce caractère réversible de la censure du juge est conçu par la doctrine comme un élément essentiel de la
légitimité du juge. Dans cette perspective, on a pu considérer que cette dimension précaire de la censure pour
inconstitutionnalité exprime « la véritable signification du contrôle de constitutionnalité », L. Favoreu et alii,
Droit constitutionnel, op. cit., p. 334.
250
Cette représentation, dont les postulats sont contestables775, permet d’identifier le juge
comme un acteur central du processus de révision constitutionnelle, tout en reposant sur une
conception linéaire hiérarchique des rapports du juge et du législateur constitutionnel. Elle
exprime en effet la suprématie du législateur constitutionnel sur un juge conçu comme un
simple organe d’application subordonné à l’organe de création du droit constitutionnel.
On comprend donc que la révision dérogatoire consiste en une « validation
constitutionnelle » d’une mesure législative censurée par l’organe juridictionnel. De même
que la pratique de la validation législative d’une mesure réglementaire censurée par le juge de
l’excès de pouvoir repose sur la compétence reconnue au législateur ordinaire d’intervenir et
de surmonter la décision d’annulation d’un acte administratif unilatéral, de même la
validation constitutionnelle repose sur la compétence et la suprématie du législateur
constitutionnel. En ce sens, B. Mathieu relève que « lorsque le législateur intervient pour
« valider » un acte administratif c’est souvent son pouvoir souverain que l’on invoque pour
justifier sa compétence. Cette invocation se justifiait parfaitement dans la tradition
parlementaire française où le Parlement, dans lequel s’incarnait la souveraineté nationale et
dont il était la seule expression, pouvait prétendre à une compétence indéfinie et à l’immunité
de ses actes »776. Nul besoin d’insister sur ce point, l’intégralité des arguments est
transposable au domaine des validations constitutionnelles. Le processus et ses justifications
sont en tout point identiques : c’est bien du pouvoir souverain du législateur constitutionnel777
dont il est question ; il fonde le caractère indéfini de sa compétence et l’immunité
contentieuse de ses actes. Précisément, si en droit interne le principe de séparation des
775
On a pu relever deux faiblesses majeures de l’argument. D’une part, elle implique que la voie
constitutionnelle serait toujours et par principe disponible, ce qui s’avère partiellement faux dans la mesure où la
norme de l’article 89, alinéa 5 est insusceptible de révision. D’autre part, elle repose sur une conception
« contestable » de la démocratie. Ces critiques sont développées par Michel Troper, « Kelsen et le contrôle de
constitutionnalité », art. cit. Malgré ses faiblesses intrinsèques, la théorie semble rendre fidèlement compte du
phénomène de la révision dérogatoire.
776
B. Mathieu, Les validations législatives. Pratique législative et jurisprudence constitutionnelle, Paris,
Economica – PUAM, 1987, 328 p., p. 30.
777
En ce sens, pour justifier le contrôle de la constitutionnalité de la loi, l’image du lit de justice que mobilisait le
doyen Vedel, reposait toute entière sur la souveraineté du constituant toujours compétent pour valider une
mesure jugée contraire à la Constitution : « c’est la plénitude du pouvoir de révision constitutionnelle qui
légitime le contrôle de la constitutionnalité des lois. À celui qui se plaint que la loi votée par les représentants de
la nation ne soit pas souveraine, comme la nation elle-même, on répond que la loi n’exprime la volonté générale
que dans le respect de la Constitution. Cette formule justifie le contrôle de constitutionnalité, mais elle n’a cette
vertu que parce qu’elle sous-entend que l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levé par le
peuple souverain ou ses représentants s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision
constitutionnelle. Si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de
paraître en majesté comme Constituant, peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts. ». G. Vedel, « De
Schengen à Maastricht », RFDA, 1992, p. 173.
251
pouvoirs législatif et juridictionnel ainsi que celui d’indépendance de la fonction
juridictionnelle jouent en faveur du juge administratif statuant au contentieux par le
truchement du contrôle de la constitutionnalité de la loi de validation778, rien de comparable ne
saurait bénéficier au juge constitutionnel lorsque le pouvoir de révision intervient pour
arbitrer entre ce dernier et le législateur ordinaire. Dans cette perspective, la norme à laquelle
il est dérogé est la décision du juge, ce que confirme l’analyse des révisions dérogatoires
opérées dans le cadre de la Constitution de 1958.
B. Les applications de la théorie sous la Ve République
À observer les diverses révisions dérogatoires intervenues dans le cadre de la Ve
République, il apparaît qu’elles peuvent revêtir deux formes différentes. Soit le législateur
constitutionnel ajoute simplement à la Constitution une nouvelle disposition qui habilite le
législateur ordinaire à procéder à la réforme censurée par le juge. On parlera dans ce cas de
« révision adjonction »779. Soit il procède à une réécriture des dispositions litigieuses et
entreprend de modifier le fond des normes constitutionnelles pertinentes. Un tel choix n’est
778
Récemment (décision 544 et 545 DC, préc.), le Conseil constitutionnel a modifié le considérant de principe
relatif à la constitutionnalité des lois de validation. Désormais, l’énumération des conditions encadrant la
rétroactivité des lois – notamment de validation – est précédée d’un considérant reproduisant les termes de
l’article 16 de la DDHC. Sur ces décisions, voir la « Chronique de jurisprudence constitutionnelle n° 3 », LPA,
n°66 du 02 avril 2007, p. 6 et s. Avant cela, la haute juridiction avait nettement durci sa jurisprudence sous
l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme. Initialement, les critères de conformité à la
Constitution des lois de validation sont énumérés dans la décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, préc. : la loi
ne doit pas porter sur un acte ayant fait l’objet d’une annulation contentieuse devenue définitive, elle ne saurait
méconnaître le principe de non-rétroactivité des lois pénales (article 8 DDHC), elle doit viser la satisfaction de
l’intérêt général. On se souvient que par la décision Zielinski contre Pradal du 28 octobre 1999, la Cour
européenne avait déclaré contraire aux exigences de l’article 6§1 une disposition de validation législative dont le
Conseil constitutionnel avait eu à connaître et dont il avait admis la constitutionnalité (décision n° 93-322 DC du
13 janvier 1994, Rec. p. 204). À partir de là, le juge français s’appliquera à vérifier la proportionnalité en
précisant que l’intérêt général justifiant le recours à une validation législative doit être suffisant. De même,
l’usage croissant de l’exigence de sécurité juridique abonde dans le sens d’une sévérité accrue envers les lois de
validation ainsi qu’elle illustre le rapprochement entre les jurisprudences européenne et constitutionnelle. Sur ces
questions, v. B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg, une réaction rapide du
Conseil constitutionnel mais une décision lourde de menaces pour l’avenir de la juridiction constitutionnelle »,
RFDA, 2000, n° 2, p. 289-304 ainsi que, notamment, O. Dutheillet de Lamotte, « Le point de vue du juge
constitutionnel. L’expérience du Conseil constitutionnel », LPA, 21 décembre 2006, n° 254, p. 10.
779
L’expression est parfois utilisée en doctrine, v. C. Grewe, « La révision constitutionnelle en vue de la
ratification du traité de Maastricht », RFDC, 1992, p. 413, spéc. p. 420 et s.
Cette technique consiste à « couvrir une inconstitutionnalité par l’adjonction, à la Constitution, d’un nouvel
article à caractère dérogatoire, plutôt que de réviser la (ou les) dispositions qui entrai(en)t en conflit avec le texte
dont l’entrée en vigueur était souhaitée », A. Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par
la Constitution, op. cit., n° 120.
252
pas totalement libre, loin s’en faut. En effet, dans tous les cas où le pouvoir de révision
recourt à la technique de la « révision adjonction », on constate qu’il y est pratiquement
contraint. Lorsque le juge oppose des droits et libertés fondamentaux formulés par la
Déclaration de 1789 ou le Préambule de la Constitution de 1946, le législateur constitutionnel
opte systématiquement pour l’adjonction. C’est donc une contrainte d’ordre politique, tirée du
caractère symboliquement « intouchable » des piliers de l’ordre républicain, qui impose aux
organes de révision de simplement ajouter un article à la Constitution, sans réformer les
dispositions faisant problème. Au contraire, lorsque, comme dans le cas de la révision du 28
mars 2003, sont en jeu des dispositions techniques, relatives à la répartition et l’exercice des
compétences normatives, la révision emprunte la voie de la réécriture.
Ainsi, la révision du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la
République relève de cette dernière catégorie780. Cette révision constitutionnelle intervient en
réponse à une décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002781 et constitutionnalise, en le
généralisant, le dispositif censuré par le juge, qui ouvrait au législateur la possibilité
d'autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre, à titre expérimental et pour une durée
limitée, des mesures dérogatoires au droit national.
Dans cette espèce, alors que les auteurs de la saisine font notamment valoir que les
dispositions législatives contestées méconnaissent le principe de souveraineté nationale ainsi
que le domaine de compétence du législateur, le juge se pare ostensiblement des habits de
l’aiguilleur. Après un rappel des dispositions des articles 3, 34 et 38 de la Constitution782, il
affirme « qu’en ouvrant au législateur, fût-ce à titre expérimental, dérogatoire et limité dans le
temps, la possibilité d’autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures
relevant du domaine de la loi, la loi déférée est intervenue dans un domaine qui ne relève que
de la Constitution »783. Rappelant ainsi qu’exception faite des ordonnances de l’article 38 de la
780
Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003, JO du 29 mars 2003.
C.C. n° 01-454 DC du 17 janvier 2002, Rec. p. 70.
782
ibid., cons. n° 20 : « Considérant qu'aux termes de l'article 3 de la Constitution : "La souveraineté nationale
appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ne
peut s'en attribuer l'exercice" ; qu'en vertu du premier alinéa de son article 34 : "La loi est votée par le
Parlement" ; qu'en dehors des cas prévus par la Constitution, il n'appartient qu'au Parlement de prendre des
mesures relevant du domaine de la loi ; qu'en particulier, en application de l'article 38, seul le Gouvernement
"peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances,
pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi" ; que le législateur ne saurait
déléguer sa compétence dans un cas non prévu par la Constitution ».
783
ibid., cons. n° 21. Le Conseil constitutionnel censure les dispositions en cause au motif qu’elles interviennent
dans un domaine qui ne relève que du législateur constitutionnel. Les commentaires aux Cahiers du Conseil
constitutionnel précisent qu’en aucun cas, « la Constitution n’a [...] prévu qu'une collectivité territoriale soit
781
253
Constitution, le Parlement bénéficie d’une compétence exclusive pour adopter la loi, le
Conseil indique de manière claire la seule voie juridiquement disponible.
En conséquence, la loi constitutionnelle du 17 mars 2003 autorise le législateur à
conférer une part du pouvoir législatif aux collectivités territoriales, à titre d’expérimentation,
pour une durée limitée et un objet déterminé. Le législateur constitutionnel ne se contente pas
d’ajouter à la Constitution une simple habilitation à l’adresse du législateur. Il réécrit les
dispositions constitutionnelles pertinentes en affirmant, dans un article 72, alinéa 4, que
« dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions
essentielles d’exercice des libertés publiques ou d’un droit constitutionnellement garanti, les
collectivités locales ou leurs groupements peuvent, lorsque selon le cas, la loi ou le règlement
l’a prévu, déroger à titre expérimental et pour un objet à une durée limités, aux dispositions
législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences »784.
Ce faisant le pouvoir de révision répond à la décision juridictionnelle censurant le
dispositif désormais validé par voie constitutionnelle. C’est là la première expression de la
révision dérogatoire : la validation du dispositif qui seule permet de surmonter la décision du
juge procède par réécriture des dispositions constitutionnelles pertinentes. Dans une matière
où il est question de répartition des compétences de production des normes générales entre les
organes étatiques, on constate que le pouvoir de révision constitutionnalise en le généralisant
le dispositif initialement censuré.
Il en va autrement lorsque, au fondement de la décision juridictionnelle censurant les
dispositions que le législateur constitutionnel entreprend de valider, se trouvent des droits et
libertés fondamentaux. Le pouvoir de révision opte alors pour la voie de la simple adjonction
d’un nouvel article à la Constitution autorisant expressément le législateur ordinaire à faire ce
qui lui était préalablement interdit.
Le premier exemple de révision dérogatoire en forme de simple adjonction, qui donna
lieu à de vives discussions tant dans les milieux politiques qu’au sein de la doctrine, vient
répondre à la décision du Conseil constitutionnel n° 325 DC des 12 et 13 août 1993785. Dans
cette décision, qui ne compte pas moins de cent trente-quatre considérants, le juge prononce la
censure de dix dispositions et consacre de manière particulièrement éclatante, « la pleine
valeur constitutionnelle du droit d’asile, tel qu’il est affirmé par l’alinéa 4 du Préambule de la
habilitée à prendre, par “ordonnance locales” en quelque sorte, des mesures relevant du domaine de la loi ».
Disponible sur le site du Conseil, www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc12/jurisp454.htm.
784
Loi constitutionnelle n° 2003-276, préc.
785
C.C. décision n°325 DC des 12-13 août 1993, Rec. p. 224.
254
Constitution de 1946 »786 en lui reconnaissant un effet direct en contentieux constitutionnel.
En réalité, c’est essentiellement la « stricte » réserve d’interprétation que le juge émet
concernant l’application des conventions de Dublin et Schengen qui détermine l’intervention
du pouvoir de révision.
La réserve de souveraineté qu’impose le Conseil aux autorités administratives
implique que, dans l’hypothèse où la demande d’asile a été examinée par un autre État partie
aux conventions précitées, la France conserve la plénitude de sa compétence pour connaître
de la demande en reconnaissance de la qualité de réfugié formulée sur son territoire.
Précisément le juge affirme que les autorités administratives et judiciaires ont « l’obligation
de procéder à l’examen de la situation des demandeurs d’asile » et que « le respect de cette
exigence suppose que les intéressés fassent l’objet d’une admission provisoire au séjour
jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur cas »787. En réaction à cette décision dont les
conséquences pratiques en termes de gestion des flux de demandeurs d’asile pouvaient
sembler considérables, l’organe politique, désireux de donner plein effet aux Accords de
Schengen, décide de réformer la Constitution par la loi constitutionnelle du 25 novembre
1993788. Celle-ci insère un nouvel article 53-1 dans le corps de la Constitution aux termes
duquel « la République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des
engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des droits de l’homme et
des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour
l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées »789.
Un autre exemple, celui de la parité, s’avère sans doute le plus topique en la matière.
À deux reprises, le législateur constitutionnel est intervenu, à chaque fois pour surmonter une
série de décisions du Conseil constitutionnel.
786
L. Favoreu et L. Philip, GDCC, op. cit., p. 769.
En conséquence, sont déclarées contraires à la Constitution les dispositions de la loi privant le demandeur de
la faculté de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. ibid, cons n°86 et 95.
788
Loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993, JO du 26 novembre 1993. Après consultation du
Conseil d’État, lequel affirme, dans son avis du 23 septembre 1993, que « seule une loi constitutionnelle aurait
dispensé la France (de respecter) l’obligation découlant selon la décision du Conseil constitutionnel du principe
proclamé par le 4e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ». CE. Assemblée générale, Sect. de
l’intérieur, avis n° 355 133 du 23 septembre 1993, disponible sur le site du Conseil, www.conseiletat.fr/avisag/355113.pdf
789
Un second alinéa, d’inspiration différente, précise que « toutefois, même si la demande n'entre pas dans leur
compétence en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout
étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour
un autre motif » ce qui revient à constitutionnaliser la clause de souveraineté posée par le Conseil
constitutionnel.
787
255
Il intervient une première fois par la loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999790,
« Égalité entre les hommes et les femmes », qui neutralise les décisions du juge
constitutionnel censurant les tentatives du législateur ordinaire visant à introduire des quotas
par sexe au sein des listes de candidatures aux élections politiques.
Le juge avait fixé, dans une première décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982,
les principes applicables à la matière, en « considérant qu’il résulte [du rapprochement des
termes de l’article 3 de la Constitution et 6 de la DDHC] que la règle qui, pour l’établissement
des listes soumises aux électeurs, comporte une distinction entre candidats en raison de leur
sexe, est contraire aux principes constitutionnels ci-dessus rappelés »791. Ce faisant, le Conseil
pose le cadre de son analyse. Plutôt que de se fonder sur le principe en vertu duquel « la loi
garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme »792, c’est à
travers le prisme des principes fondateurs de la citoyenneté républicaine – indivisibilité de la
souveraineté, indifférenciation du corps des citoyens, égalité devant la loi et dans l’accès aux
« dignités, places et emplois publics » – que le Conseil examine et censure le dispositif
instituant un quota par sexe pour les élections municipales.
Seize années plus tard, saisi d’une loi relative au mode d’élection des conseillers
régionaux imposant que « chaque liste assure la parité entre candidats féminins et
masculins », le juge reprend exactement la solution consacrée en 1982793. Cette décision est
particulièrement significative, dans la mesure où le juge prend soin de préciser qu’il statue
« en l’état, et pour les motifs énoncés dans la décision susvisée du 18 novembre 1982 »794.
Comme le souligne le secrétaire général au Conseil, « en attendant [la] révision, le Conseil
constitutionnel n’a pu que faire droit à la requête sénatoriale pour les motifs énoncés dans sa
décision du 18 novembre 1982 »795. Annoncée, la révision constitutionnelle est votée à la
quasi-unanimité par le Congrès le 8 juillet 1999. Elle ajoute à l’article 3 de la Constitution un
nouvel alinéa aux termes duquel « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux
790
Loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999, JO du 9 juillet 1999.
C.C. n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, Rec. p. 66, cons. n° 8. Amendement de M. Alain Richard visant à
insérer dans le code électoral le principe selon lequel, au élections municipales, « les listes de candidats ne
peuvent comporter plus de 75 % de personnes du même sexe ». Il s’agissait donc d’un premier pas vers la parité
en instituant un quota de 25 % de femmes aux élections municipales. Notons que l’amendement fut adopté à
l’Assemblée nationale par une majorité écrasante puisque sur 483 votants, 476 l’approuvèrent et 4 seulement
votèrent contre.
792
Alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946. Sur cette question, v. G. Calvès, La discrimination
positive, Paris, PUF, 2008, 128 p., p. 84. L’auteur souligne que « le raisonnement développé par la décision du
18 novembre 1982 vouait le débat sur l’égalité entre hommes et femmes dans la sphère publique à se muer en
controverse sur les principes fondateurs de la République », ibid.
793
C.C. n°99-407 DC du 14 janvier 1999, Rec. p. 21.
794
ibid., cons. n° 12.
795
J. – E. Schoettl, AJDA, 1999, p. 154.
791
256
mandats électoraux et aux fonctions électives », étant précisé, par l’article 4 également révisé,
que les « partis et groupements politiques contribuent à la mise en œuvre [de ce] principe […]
dans les conditions déterminées par la loi »796. Sur ce fondement, le juge considère que le
législateur peut désormais valablement fixer « des règles obligatoires relatives à la présence
des candidats de chaque sexe dans la composition des listes de candidats se déroulant au
scrutin proportionnel [dans la mesure où elles] entrent dans le champ des mesures que le
législateur peut désormais adopter en application des dispositions nouvelles de l’article 3 de la
Constitution »797. La révision a effectivement surmonté la décision juridictionnelle. Elle n’a
cependant pas totalement désarmé le juge, qui n’a cessé de marquer son opposition à la
politique des quotas.
En 1982 et 1999, le Conseil constitutionnel avait combiné les articles 3 de la
Constitution et 6 de la Déclaration de 1789 pour censurer le principe du quota par sexe pour
les élections municipales. La révision du seul article 3 – relatif à l’exercice de la
« souveraineté nationale », c’est-à-dire à la sphère politique – n’était pas suffisante, à ses
yeux, pour fonder de nouvelles réformes d’inspiration paritaire. Invoquant les dispositions de
l’article 6 de la Déclaration, qui proclament que « tous les citoyens sont également
admissibles à toutes dignités, places ou emplois publics, selon leur capacité, et sans autre
distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents », le Conseil constitutionnel s’est
systématiquement opposé aux tentatives d’extension de la démarche paritaire. En d’autres
termes, tirant argument de la révision du seul article 3 de la Constitution, le juge a strictement
borné le champ d’application du principe de parité entre les sexes, et censuré toute
introduction de quota lorsque l’exercice de la souveraineté nationale n’était pas en cause798. Il
a ainsi censuré, sans que ces dispositions soient contestées par les requérants, l’instauration
d’un quota de 50 % pour les élections au Conseil supérieur de la magistrature799. De même,
796
Loi constitutionnelle n° 99-569, préc. C’est sur ce nouveau fondement constitutionnel que le législateur
intervient pour adopter la loi du 6 juin 2000 tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux
mandats électoraux et fonctions électives. À l’exception des élections présidentielles, cantonales, sénatoriales
pour partie et municipales pour les communes de moins de 3500 habitants, la quasi-totalité des élections
politiques sont soumises au respect du principe paritaire. Pour une description synthétique du dispositif de la loi
du 6 juin 2000 et des réformes postérieures en la matière, v. G. Calvès, La discrimination positive, op. cit., p. 88
et s.
797
C.C. n° 00-429 DC du 30 mai 2000, Rec. p. 84, cons. n° 8.
798
Le juge prend d’ailleurs soin de justifier le caractère restrictif de son interprétation. Ainsi précise-t-il qu’« aux
termes des dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution, dans leur rédaction issue de la loi
constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 : " La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux
mandats électoraux et fonctions électives ", il résulte tant des travaux parlementaires ayant conduit à leur
adoption que de leur insertion dans ledit article que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux élections à des
mandats et fonctions politiques », C.C. n° 01-445 DC, du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 57.
799
C.C. n° 01-445 DC du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 58 : « Considérant que les règles édictées pour
l'établissement des listes de candidats à l'élection à des dignités, places et emplois publics autres que ceux ayant
257
toujours sur le fondement de l’article 6 de la Déclaration, le juge a prononcé une réserve
d’interprétation concernant la composition des jurys d’examen : considérant que la
participation à de tels jurys s’analyse comme l’acceptation de « dignités, places et emplois
publics », le Conseil a exclu qu'en pareille matière la considération du sexe puisse prévaloir
sur celle « des capacités, des vertus et des talents »800. Enfin, confronté à des dispositions
législatives qui ne concernaient plus seulement la sphère publique, le juge s’est fondé sur
l’article 1er de la Déclaration et l’article 1er de la Constitution801 pour censurer les dispositions
de la loi relative à l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, qui instauraient des
règles de composition sexuées pour divers organismes et commissions publics ou privés802.
Dans cette même décision, le juge formule une réserve d’interprétation analogue à celle
mentionnée plus haut. Les dispositions de la loi qui n’imposent pas de proportions
contraignantes et ne concernent pas la composition d’instances dirigeantes, délibératives ou
consultatives, mais visent simplement à favoriser la parité dans les filières de formation
professionnelle ou d’apprentissage « ne méconnaissent pas les exigences constitutionnelles
un caractère politique ne peuvent, au regard du principe d'égalité d'accès énoncé par l'article 6 de la Déclaration
de 1789, comporter une distinction entre candidats en raison de leur sexe ; que, dès lors, les dispositions de
l'article 33 de la loi organique, qui introduisent une distinction selon le sexe dans la composition des listes de
candidats aux élections au Conseil supérieur de la magistrature, sont contraires à la Constitution ».
800
C.C. n° 01-455 DC du 12 janvier 2002, Rec. p. 49, cons. n° 115 : « Considérant qu'en raison de la mission
confiée aux jurys prévus par les articles 134 et 137 de la loi déférée, les membres desdits jurys occupent des "
dignités, places et emplois publics " au sens de l'article 6 de la Déclaration de 1789 ; que les articles 134 et 137,
qui reprennent la formulation retenue par la loi susvisée du 9 mai 2001 relative à l'égalité professionnelle, ne
fixent qu'un objectif de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes ; qu'ils n'ont pas pour objet et
ne sauraient avoir pour effet de faire prévaloir, lors de la constitution de ces jurys, la considération du genre sur
celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ; que, sous cette réserve, les articles 134 et 137
n'appellent aucune critique quant à leur conformité à la Constitution ».
Comme l’explique l’auteur des commentaires aux Cahiers du Conseil constitutionnel, « s’il n’est pas jugé
contraire à l’article 6 de Déclaration de rechercher une composition équilibrée entre les femmes et les hommes
d'un jury (ou, plus généralement, de toute commission ou de tout organe relevant de la “sphère publique”), dès
lors que cet équilibre est recherché “à mérites égaux”. Il serait en revanche contraire au principe d'égalité
proclamé par l'article 6 de la Déclaration de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des compétences,
des aptitudes et des qualifications ». Commentaires disponibles sur le site du Conseil constitutionnel,
www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc12/jurisp455.htm.
801
Lesquels disposent, pour l’article 1er de la Déclaration que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », pour l’article 1er de la
Constitution que « la France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race,
d’origine ou de religion ».
802
C.C. n° 06-533 DC, du 16 mars 2006, Rec. p.39, cons. n° 15 : « Considérant que, si la recherche d'un accès
équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités autres que les fonctions politiques électives n'est pas
contraire aux exigences constitutionnelles rappelées ci-dessus, elle ne saurait, sans les méconnaître, faire
prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l'utilité commune ; que, dès lors, la Constitution
ne permet pas que la composition des organes dirigeants ou consultatifs des personnes morales de droit public ou
privé soit régie par des règles contraignantes fondées sur le sexe des personnes ». En conséquence, les
dispositions de la loi déférée qui imposent « le respect de proportions déterminées entre les femmes et les
hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance des sociétés privées et des entreprises du secteur
public, au sein des comités d'entreprise, parmi les délégués du personnel, dans les listes de candidats aux conseils
de prud'hommes et aux organismes paritaires de la fonction publique » sont censurées, cons. n° 16.
258
précitées [sous réserve] toutefois, [de ne pas avoir] pour effet de faire prévaloir la
considération du sexe sur celle des capacités »803.
Toute extension de la démarche paritaire hors du domaine des fonctions politiques se
heurtant systématiquement à la jurisprudence constitutionnelle804, le législateur constitutionnel
intervient en février 2008 pour étendre et déplacer le fondement constitutionnel du principe de
parité entre les hommes et les femmes. C’est désormais par l’article 1er de la Constitution que
le législateur se voit constitutionnellement habilité à « favoriser l'égal accès des femmes et des
hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités
professionnelles et sociales »805. Par là, le pouvoir de révision répond au Conseil
constitutionnel qui s’était expressément fondé sur la révision du seul article 3 de la
Constitution pour considérer que le principe de la parité homme femme, et surtout la
possibilité d’instaurer des « quotas par sexe », ne saurait, sans méconnaître le principe
d’égalité, dépasser le cadre de l’exercice des fonctions politiques.
À l’instar de la révision intervenue le 25 novembre 1993, le pouvoir de révision opte à
nouveau pour la voie de l’« adjonction-habilitation ». Contrairement à ce que l’on a pu
observer s’agissant d’une réforme relative à la répartition des compétences normatives entre
les organes centraux et les entités décentralisées, dans les deux hypothèses où sont en jeu des
droits fondamentaux formulés par la Déclaration de 1789 ou le Préambule de la Constitution
de 1946, le pouvoir de révision refuse de réécrire les dispositions pertinentes et se contente
d’une simple adjonction en forme d’habilitation adressée au législateur. On observe que
lorsque l’obstacle auquel le législateur ordinaire est confronté relève des principes fondateurs
de la République – principe d’égalité en 1999 et 2008, droit d’asile en 1993 – le législateur
constitutionnel opte pour le simple ajout à la Constitution. On peut en déduire que le motif
d’inconstitutionnalité détermine – négativement – la marge de manœuvre du législateur
constitutionnel et le contenu de la norme qu’il produit. Autrement dit, la « révisionadjonction » est une réponse dictée par une stratégie de contournement : plutôt que de
réformer l’un des piliers de l’ordre républicain tel que les formalisent le Préambule de la
803
C.C. n° 06-533 DC, préc., cons. n° 18.
La décision du 12 janvier 2002 est d’ailleurs symptomatique de la radicalité de l’opposition marquée par le
Conseil au principe de parité entre les sexes : il n’a pas hésité à étendre les réserves d’interprétations formulées à
l’encontre de la loi de modernisation sociale aux dispositions paritaires de la loi « Génisson » du 10 mai 2001
qui, ayant échappé à son contrôle, était entrée en vigueur quelques mois plus tôt. Une telle démarche, qui
méconnaît le principe du contrôle a priori, est cautionnée par le Conseil d’État dans un arrêt Lesourd du 22 juin
2007, n° 288206. Pour une synthèse sur ces jurisprudences, v. G. Calvès, La discrimination positive, op. cit., p.
99.
805
Loi Constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, JO du 24 juillet 2008.
804
259
Constitution de 1946 et la Déclaration de 1789, le pouvoir de révision leur apporte diverses
dérogations toujours circonstancielles.
On retrouve l’usage de cette technique de l’adjonction dans le cadre de la révision
préalable c’est-à-dire lorsque le pouvoir de révision intervient pour permettre la poursuite
d’une opération juridique complexe.
§ II.
La révision préalable
Par le terme de « révision préalable », est visé l’hypothèse où « la révision intervient
après que le juge a fait savoir, de manière directe ou indirecte, [qu’elle] s’imposait »806.
Contrairement à l’hypothèse de la révision dérogatoire, la révision préalable conditionne la
poursuite d’une procédure complexe comme celle de l’introduction dans l’ordre interne d’un
traité international.
La doctrine parle de révision préalable lorsque le Conseil constitutionnel se prononce
préalablement à la révision, et se borne à constater la nécessité de procéder à une telle révision
pour atteindre l’objectif poursuivi par les autorités politiques. Une telle hypothèse ne se
rencontre que dans le cadre du contrôle de l’article 54 de la Constitution (A), mais elle a
connu un certain nombre d’applications sous la Ve République (B).
A. Le mécanisme de l’article 54 de la Constitution
Le mécanisme de la révision préalable imposée par la Constitution et directement
déterminée par le juge relève, dans l’ordre constitutionnel français, du dispositif de l’article
54 de la Constitution. Aux termes de cette disposition, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi
de la question de la compatibilité d’un engagement international à la Constitution, conclut à
l’incompatibilité entre les deux textes, « l’autorisation de ratifier ou d’approuver
l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après la révision de la
806
L. Favoreu, Rapport français, in « Révision de la Constitution et juridiction constitutionnelle », AIJC, 1994, p.
276.
260
Constitution ». Dans ce cadre, le juge est constitutionnellement habilité à formuler une
exigence de révision de la Constitution. Comme le souligne E. Marcovici, si ce dernier est « à
l’origine du principe de [la] révision, [son] intervention est alors […] facilement admise par la
doctrine [car il] ne fait qu’appliquer la Constitution »807.
Contrairement à l’hypothèse de la révision dérogatoire, le juge est ici expressément
associé par les textes au processus révisionnel, mais, à nouveau, les métaphores du lit de
justice et du juge aiguilleur décrivent effectivement cette situation808 en même temps qu’elles
permettent d’en évacuer la dimension problématique. Notons simplement que si le principe de
la souveraineté du législateur constitutionnel ne se trouve nullement remis en cause par le
mécanisme de la révision préalable, il n’est d’aucune utilité pour justifier l’intervention du
pouvoir de révision. La perspective est même inversée : la décision juridictionnelle n’est pas
contournée, elle est prise en compte et même appliquée dans une certaine mesure.
C’est en effet l’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel qui interdit
l’introduction dans l’ordre interne du traité sans révision préalable de la Constitution. Dans
cette exacte mesure, si la fonction du juge semble pouvoir être effectivement ramenée à celle
d’un aiguilleur, nous verrons que le niveau et la nature de son intervention dans le processus
de modification constitutionnelle est d’une toute autre ampleur que dans le cadre de la
révision dérogatoire. Pour autant, et sans qu’il soit nécessaire d’insister, l’habilitation offerte
au juge par la Constitution ne consiste en rien d’autre qu’en un contrôle a priori de la
constitutionnalité du traité. Entendons par là que l’économie générale du texte de l’article 54
fait de celui-ci « la principale voie de résolution préventive des conflits entre la Constitution
et les engagements internationaux en cours de conclusion »809. La question de la révision
constitutionnelle et surtout du rôle du juge dans le processus révisionnel apparaît ainsi
largement secondaire. Aussi, à en rester à une approche littérale et rigoureuse du texte
constitutionnel, il paraît téméraire de soutenir que la norme constitutionnelle désigne le juge
comme source de la révision, celle-ci trouvant son origine dans les décisions de celui-là810. Si
le texte et la pratique qu’il a autorisée érigent effectivement le juge en un organe central, et
807
E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », RDP, 2007, p. 1237 et s.
À cet égard, l’habilitation constitutionnelle peut même être perçue comme une validation de ces théories
puisque le juge intervient sur le fondement du texte constitutionnel dans le seul dessein d’alerter le pouvoir de
révision quant à la nécessité de son intervention.
809
P. Gaïa, Le Conseil constitutionnel et l’insertion des engagements internationaux dans l’ordre juridique
interne, op. cit., p. 131.
810
Contrairement à ce que semble soutenir E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle :
l’exemple de 2007 », art. cit., v. not., p. 1240 : « Le Conseil constitutionnel, se voit notamment reconnaître
explicitement par la Constitution de 1958, des compétences lui permettant d’être à l’origine de révisions, dans
son article 54 », ou p. 1242 : « le juge peut être à l’origine de révisions constitutionnelles en application de
dispositions constitutionnelles prévues à cet effet ».
808
261
chronologiquement premier, de la révision constitutionnelle, rien n’autorise à voir là une
habilitation à initier la révision constitutionnelle. Le fait qu’à l’exception de la décision
relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, la totalité des
décisions d’incompatibilité rendues par le Conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 54
C. ait provoqué une révision constitutionnelle ne change rien à cet état du droit. Le juge n’est
qu’un organe provocateur de la révision ; il n’est pas titulaire d’un droit d’initiative. Le
mécanisme de la révision préalable ne remet donc nullement en cause la hiérarchie affirmée
par le pouvoir de révision.
B. Les applications sous la Ve République
À titre d’illustration, le processus d’intégration communautaire offre naturellement
une série d’exemples pertinents811. C’est justement le contrôle de la constitutionnalité du traité
de Maastricht qui donna lieu à la première révision constitutionnelle destinée à permettre la
ratification d’un traité. Trois éléments furent alors jugés incompatibles avec la Constitution :
le droit de vote et d’éligibilité des citoyens communautaires (cons. 27), l’union économique et
monétaire (cons. 45) ainsi que les règles relatives à la délivrance de visas pour franchir les
frontières des États membres (cons. 50)812. En réaction, la loi constitutionnelle n° 92-554 du
25 juin 1992 introduit dans la Constitution un titre XIV intitulé « des Communautés
européennes et de l’Union européenne »813. Cette « révision-adjonction » autorise, « sous
réserve de réciprocité et dans les conditions prévues par le Traité sur l’Union européenne
signé le 7 février 1992 »814, ce que le Conseil avait jugé incompatible avec la Constitution.
Dans le droit fil de ce précédent, on recense deux autres décisions d’incompatibilités
ayant provoqué une révision constitutionnelle. Par la première, en date du 31 décembre
811
Le processus d’intégration communautaire n’est cependant pas le seul terrain favorable à la révision
préalable. Ainsi, à titre d’exemple, la loi constitutionnelle n° 2007-239 du 23 février 2007 qui constitutionnalise
l’interdiction de la peine de mort par l’introduction d’un nouvel article 66-1 dans la Constitution fait suite à la
décision du Conseil n° 05-524-525 DC du 13 octobre 2005, Rec. p. 142. Dans cette décision le Conseil juge que
« l’autorisation de ratifier le deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, visant à abolir la peine de mort, ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution » au
motif que ce protocole ne pouvant être dénoncé, « cet engagement lierait irrévocablement la France même dans
le cas où un danger exceptionnel menacerait l’existence de la Nation ; qu’il porte dès lors atteinte aux conditions
essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », cons. n° 7.
812
Le premier élément est incompatible avec les dispositions des articles 3, 24 et 72 C ; les deux autres portent
atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.
813
Loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992, JO du 26 juin 1992.
814
voir les articles 88-2 et 88-3 de la Constitution.
262
1997815, le juge constitutionnel considère d’une part que le transfert de compétences à l’Union
dans les domaines de l’asile, de l’immigration et du franchissement des frontières intérieures
excède l’habilitation prévue par l’article 88-2816, d’autre part que les nouvelles modalités de
prise de décision dans ces domaines affectent nécessairement les conditions essentielles
d’exercice de la souveraineté nationale817. La révision qui s’en est suivie use du même mode
opératoire qu’en 1992 : le législateur constitutionnel ajoute à la Constitution en vue d’y
déroger818. La seconde décision du 19 novembre 2004, amène le juge constitutionnel à
déclarer incompatible un certain nombre de dispositions du « traité établissant une
Constitution pour l’Europe » avec la Constitution nationale, a donné lieu à la révision des
articles 60, 88-1 et 88-5 de la Constitution819.
Quant à la reconnaissance des langues régionales dans un nouvel article 75-1, insérée
par la révision du 28 février 2008 dite « modernisation des institutions de la Ve République »,
la question se pose de savoir si elle peut s’analyser comme une révision préalable à la
ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
On sait que le juge constitutionnel, saisi le 20 mai 1999 par le Président de la
République pour connaître de la constitutionnalité de la Charte, avait confirmé l’avis rendu
par le Conseil d’État le 24 septembre 1996820, et conclu à l’impossibilité de modifier la
constitution821.
815
C.C. n°97-394 DC du 31 décembre 1997, Rec. p. 344.
Le Conseil constitutionnel relève que le domaine du franchissement des frontières extérieures était quant à lui
effectivement visé par l’habilitation de l’article 88-2 mais seulement « selon les modalités prévues par le traité
sur l’Union européenne ». Sont donc jugées contraires à la Constitution, les dispositions du traité outrepassant
cette habilitation ainsi que celles fixant le passage automatique à la procédure de « codécision », au bout de cinq
ans, pour la détermination des procédures et conditions de délivrance des visas de court séjour et des règles
applicables en matière de visa uniforme. Le même sort est réservé aux clauses organisant le passage à la majorité
qualifiée et à la procédure de « codécision », sur simple décision du Conseil prise à l’unanimité et sans qu’un tel
passage ne donne lieu à une quelconque mesure nationale d’approbation ni de contrôle de sa constitutionnalité.
817
C.C. n° 97-394 DC, préc., cons. n° 24 et 28.
818
Loi constitutionnelle n° 99-409 du 25 janvier 1999, JO du 16 janvier 1999. Suppression à l’article 88-2 de la
Constitution des mots : « ainsi qu'à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières
extérieures des États membres de la Communauté européenne » et ajout d’un nouvel alinéa aux termes duquel
« sous la même réserve et selon les modalités prévues par le Traité instituant la Communauté européenne, dans
sa rédaction résultant du traité signé le 2 octobre 1997, peuvent être consentis les transferts de compétences
nécessaires à la détermination des règles relatives à la libre circulation des personnes et aux domaines qui lui
sont liés ».
819
C.C. décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Rec. p. 173.
La loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 ajoute à l’article 88-1 les termes suivants : la République
« peut participer à l’Union européenne dans les conditions prévues par le traité établissant une Constitution pour
l’Europe signé le 29 octobre 2004 ». Pour le reste, l’insertion des autres dispositions de la loi constitutionnelle
étant expressément conditionnée à l’entrée en vigueur effective du « traité établissant une Constitution pour
l’Europe », elles n’ont jamais intégré le texte constitutionnel.
820
Avis C.E. 24 septembre 1996, Rapport annuel du Conseil d’État pour 1996, Avis de la Section de l’intérieur,
Paris, La Documentation française, p. 303.
821
C.C. décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999, Rec. p. 71. Sur cette décision, voir B. Mathieu et M. Verpeaux,
JCP, 2000, I, 201 ; P. Fraisseix, « La France, les langues régionales et la Charte européenne des langues
816
263
Cette décision, considérée par certains comme un « événement politique »822, vaut
aussi pour les réactions qu’elle a suscitées tant dans le milieu politique que parmi les
publicistes. Alors que des critiques acérées sont émises à l’encontre du Conseil, allant jusqu’à
accuser ce dernier de faire montre « d’intégrisme césaro-papiste »823, le Président de la
République annonce, le 23 juin 1999, son intention de ne pas prendre l’initiative d’une
révision constitutionnelle destinée à permettre la ratification de la Charte, opposant ainsi son
veto à la proposition de révision formulée par le Premier ministre. Nonobstant l’intention
exprimée par des parlementaires de la majorité et de l’opposition de déposer une proposition
de révision sur le fondement de l’article 89, la décision 412 DC constitue le premier exemple
de déclaration d’incompatibilité fondée sur l’article 54 n’ayant pas conduit à une révision de
la norme suprême. Tel était l’état du droit constitutionnel jusqu’à la révision du 23 juillet
2008824.
Mais, ajoutant un nouvel article 75-1 aux termes duquel « les langues régionales
appartiennent au patrimoine de la France », il n’est pas certain que le pouvoir de révision
ouvre la voie à une ratification de la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires. En effet, la reconnaissance des langues régionales « à titre patrimonial », insérée
au titre XII de la Constitution consacré aux collectivités territoriales825, si elle est
incontestablement dotée d’une forte valeur symbolique, ne paraît à même de fonder la
ratification d’un instrument international qui pose de redoutables problèmes juridiques.
régionales et minoritaires », RFDA, 2001, p. 59 et s. ; J. Pini, AIJC, 1999, p. 603 et 617 ; C. Olivesi,
« Indivisibilité de la République versus langues régionales », Pouvoirs, 2000, n° 93, p. 209 et s. ; M. Clapie, « Le
Français restera la langue de la République », LPA, 5 janvier 2000, n° 3, p. 14 et s. ; F. Melin-Soucramanien,
« Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », D., 2000, Somm., p. 198 et « La République
contre Babel. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires », RDP, 1999, p. 985 et s. ; F. Chaltiel, « Le pouvoir
constituant, marque contemporaine de souveraineté. À propos du refus présidentiel de révision
constitutionnelle », D., 2000, chron., p. 225 et s. ; R. Pinto, « La Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires. Examen des procédures constitutionnelles permettant à la France de devenir partie », JDI, 2000, p.
35 et s. ; J. –E. Schoettl, « Langue française », AJDA, 1999, p. 573 et s.
Le Conseil d’État, dans son avis de 1996, avait considéré que les dispositions de la Charte ne méconnaissaient
pas le principe d’égalité mais que le droit reconnu par celle-ci, dans ses articles 9 et 10, « à l’utilisation de
langues régionales ou minoritaires dans les rapports avec la justice et les autorités administratives »
méconnaissait les obligations résultant de l’article 2 de la Constitution. Voir le rapport précité, point IV.
822
M. Verpeaux, LPA, 21 septembre 1999, n° 188, p. 18.
823
O. Duhamel et B. Etienne, Le Monde du 24 juin 1999. L’éditorial de ce journal, daté du 19 juin 1999,
stigmatise un « jacobinisme intransigeant qui apparaît à la fois comme un archaïsme insensible un mouvement
de l’histoire et comme une caricature de “l’exception française” au sein de l’Europe ».
824
Loi constitutionnelle n° 2008-724, préc.
825
À cet égard, il convient de souligner qu’outre l’indétermination de l’expression « patrimoine de la France »
dont on voit mal à quelle réalité constitutionnelle elle renvoie, l’insertion du nouvel article 75-1 dans le titre XII
marque un certain désengagement de l’État et laisse entendre que la promotion des langues régionales relève des
seules collectivités décentralisées. Une telle assertion ne va d’ailleurs pas sans poser la question de la cohérence
du texte. Si le patrimoine est national, on saisit difficilement comment sa promotion pourrait relever des seules
entités décentralisées….
264
Rappelons que les motifs de contrariété soulevés par le Conseil constitutionnel sont au
nombre de deux. D’une part, le Conseil a déclaré contraire à la Constitution l’article 7, § 1,
compris dans la partie II de la Charte qui pose comme principes et objectifs des États « la
facilitation et/ou l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales ou
minoritaires dans la vie publique et dans la vie privée ». Aux yeux du juge, cette disposition
est contraire à l’article 2, al. 1er, de la Constitution – lequel dispose que « la langue de la
République est le français » – en ceci qu’elle impose la reconnaissance d’un « droit à
pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la “vie privée” mais également
dans la “vie publique”, à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et
services publics »826. À ce stade, il est encore possible de soutenir que, nonobstant son
insertion dans le Titre XII de la Constitution, la reconnaissance des langues régionales déroge
implicitement à l’obligation d’user de la langue française dans la sphère publique. Mais il
n’en va pas de même pour le second motif d’incompatibilité.
En effet, ce sont les « principes constitutionnels d’indivisibilité de la République,
d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » qui s’opposent, selon le Conseil, à la
reconnaissance de « droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou
minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées »827. On
voit mal en quoi la reconnaissance des langues régionales dans le cadre des dispositions
relatives aux collectivités territoriales pourrait fonder une dérogation aux principes d’unité de
la Nation, d’indivisibilité du territoire et d’unicité du Peuple. Aussi, selon toute
vraisemblance, l’insertion du nouvel article 75-1 de la Constitution ne consiste pas en une
révision préalable telle que nous l’avons définie. Reste qu’en l’absence de décision
juridictionnelle, nous ne disposons pas d’éléments décisifs pour trancher cette question de la
portée – dérogatoire – du nouvel article 75-1 de la Constitution.
Ainsi, dans tous les cas où elle est avérée, la révision préalable provoquée par une
décision juridictionnelle correspond au schéma suivant : l’introduction dans l’ordre interne
d’un traité ou accord international fait débat au regard de la Constitution ; saisi du contrôle de
826
C.C. n° 99-412 DC, préc., cons. n° 11. Ce principe est récemment confirmé par le Conseil dans une décision
541 DC dans laquelle il rappelle « qu'aux termes du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution : " La langue
de la République est le français " ; qu'en vertu de cette disposition, l'usage du français s'impose aux personnes
morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public ; que les
particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d'un
droit à l'usage d'une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage ; que l'article 2 de la
Constitution n'interdit pas l'utilisation de traductions ». C.C. n° 06-541 DC du 30 novembre 2006, Rec. p. 120,
cons. n° 5.
827
ibid., cons. n° 10.
265
leur adéquation, le juge constitutionnel déclare les deux textes incompatibles ; en
conséquence, le pouvoir de révision intervient en vue de permettre l’introduction de la norme
internationale dans l’ordre interne par l’ajout d’une norme constitutionnelle d’habilitation.
Au total, l’analyse du droit constitutionnel tend à valider la thèse de la soumission du
juge au pouvoir de révision. L’organe juridictionnel reste cet organe d’application que décrit
la doctrine constitutionnelle classique. Si son intervention est incontestablement dotée d’une
portée significative sur la mise en œuvre du processus révisionnel, le juge constitutionnel
apparaît au mieux comme un organe « provocateur » de la révision. Dans ce cadre, la
distinction hiérarchique entre les organes de création et d’application paraît établie.
Pour autant, le constat doit être nuancé dans la mesure où l’observation des rapports
entre l’organe de création et l’organe d’application juridictionnelle des normes
constitutionnelles donne à voir une hiérarchie nettement assouplie par une pratique
dialogique.
Section II.
Une hiérarchie assouplie par une pratique dialogique
À lire la jurisprudence, le principe de la soumission du juge au pouvoir de révision,
systématiquement qualifié de « pouvoir constituant souverain »828, n’a pas lieu d’être discuté :
comme l’œuvre du législateur constitutionnel qui s’impose au juge, le principe paraît
s’imposer à l’observateur. Pour autant, l’analyse du droit constitutionnel positif et
précisément du processus de transformation de la norme fondamentale impose de prendre
quelques distances avec l’axiome hiérarchique.
Certes, les organes de création et d’application juridictionnelle des normes
constitutionnelles apparaissent inégaux, et, dans cette mesure, il y a effectivement une
hiérarchie entre les organes. Cependant le modèle hiérarchique ne rend compte que de
manière partielle de l’interaction entre ces deux organes.
828
Voir, par exemple, C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19.
266
On constate qu’en fait, l’interaction organique se caractérise aussi par une pratique
dialogique notamment lorsque le législateur constitutionnel intervient pour codifier les
solutions développées par l’organe juridictionnel (§I). Plus largement, la grille dialogique
nous semble féconde pour analyser les relations qu’entretiennent les deux organes : elle
signale la complexité de leur interaction. Comme l’explique É. Morin, à qui nous empruntons
ce concept829, la dialogique consiste en une union de deux principes devant s’exclure l’un
l’autre mais qui sont indissociables en une même réalité. Un tel concept nous paraît
caractériser les rapports du juge et du constituant, lorsque le premier oppose au second, dans
le cadre de sa fonction d’application, une interprétation particulièrement restrictive de la
norme constitutionnelle nouvelle. Le dialogue repose alors sur une contradiction (§II).
§I.
La révision-codification
Dans un pays de droit écrit, le phénomène de la codification par constitutionnalisation
de la jurisprudence830 peut être perçu comme une entreprise de stabilisation et de protection de
la solution retenue par le juge, qui ne sera dès lors plus susceptible de revirement
jurisprudentiel et se verra garantie par l’effet du principe de rigidité constitutionnelle. Nul
doute qu’elle serve aussi, sinon surtout, une volonté d’appropriation de la solution dégagée
par le juge. On peut ainsi voir dans l’entreprise de constitutionnalisation des solutions
jurisprudentielles l’expression d’un dialogue entre les deux organes. Dialogue inachevé ou
imparfait puisqu’il cesse avec l’appropriation par le législateur constitutionnel des principes
posés par le juge, mais dialogue tout de même dans la mesure où cette appropriation marque
la prise en compte par l’organe de création des décisions rendues par l’organe d’application.
829
v. É. Morin, L’intelligence de la complexité, op. cit., p. 264 et s., La méthode, T. IV, Les idées, op. cit., p. 29
et s. L’auteur distingue la dialogique et la dialectique. Comme la dialectique, la dialogique intègre l’idée
d’échange et de communication, mais s’en démarque dans la mesure où cette dernière recherche finalement la
cohérence par l’éradication de la contradiction. Au contraire, la dialogique décrit la collaboration de logiques
différentes voire opposées, et « permet de constituer l’unité dans la différenciation ». Voir l’entrée
« dialogique », in Vocabulaire de la complexité. Post scriptum à la Méthode d’E. Morin, M. Mukungu Kakunga,
G. Berger, C. Peyron Bonjan, É. Morin, Paris, L’Harmattan, 2007, 538 p.
830
Alors que, comme l’explique D. Bureau, la codification évoque « le rassemblement de textes juridiques
ordonnant les règles relatives à une matière déterminée au sein d’un ouvrage, le Code », nous visons ici
l’hypothèse de constitutionnalisation de principes et solutions jurisprudentielles. Sur la codification, v. D.
Bureau, entrée « codification », Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 225 et s., et la bibliographie citée p.
230.
267
À cet égard, on peut distinguer entre deux catégories d’hypothèses. La première,
illustrée par la révision de février 2007 relative au statut pénal du chef de l’État, vise un cas
de codification univoque (A). La seconde, illustrée par la révision de mars 2003, repose sur
une dynamique plus ambiguë qui mêle infirmation et confirmation de solutions
jurisprudentielles (B).
A. L’exemple de la révision constitutionnelle relative au statut pénal du Président de
la République
À lire la loi constitutionnelle du 19 février 2007 relative à la responsabilité du
Président de la République, on peut légitimement mettre en cause son apport au droit
constitutionnel alors en vigueur. Si elle vient modifier un certain nombre d’éléments d’ordre
procédural et formel, cette révision, sur le fond, semble ne rien apporter. Les contours de cette
responsabilité étaient fixés par deux décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour de
cassation, le pouvoir de révision se contente de les reprendre à son compte, en même temps
qu’il introduit dans le texte constitutionnel certains points tirés du rapport remis en décembre
2002 au Président de la République par la commission présidée par P. Avril.
Dans un premier temps donc, saisi de la constitutionnalité du traité instituant une Cour
pénale internationale, le Conseil constitutionnel a indiqué que « le Président de la République,
pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions et hors le cas de haute trahison,
bénéficie d’une immunité ; qu’au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité
pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice, selon les modalités
fixées par le même article »831. Devant l’intensité des critiques suscitées par sa décision, le
Conseil a précisé, par voie de communiqué de presse, le sens de cette dernière phrase : la
responsabilité pénale susceptible d’être mise en jeu devant la Haute Cour de Justice ne
concernerait que les actes détachables de l’exercice des fonctions présidentielles ou bien
accomplis avant l’entrée en fonctions832.
831
C.C. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Rec. p. 29.
« Conformément au texte de l’article 68 de la Constitution, la décision du 22 janvier 1999 précise que le statut
pénal du Président de la République, s’agissant d’actes antérieurs à ses fonctions ou détachables de celles-ci,
réserve, pendant la durée de son mandat, la possibilité de poursuites devant la seule Haute Cour de justice. Le
statut pénal du Président de la République ne confère donc pas une « immunité pénale », mais un privilège de
juridiction pendant la durée de son mandat », Conseil constitutionnel, Communiqué de presse, 10 octobre 2000,
consultable sur le site du Conseil : www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1998/98408/co98408.htm.
832
268
Écartant à juste titre833 l’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel, la
Cour de cassation raisonne quant à elle à partir des articles 3 et 68 de la Constitution, pour
conclure que le Président de la République ne peut, pendant la durée de son mandat, être
entendu comme témoin assisté ni être cité ou renvoyé pour une infraction quelconque devant
une juridiction pénale de droit commun. En outre, la Haute juridiction affirme que le
Président ne peut pas davantage être obligé de comparaître et qu’en dernière analyse, hors les
actes constitutifs de haute trahison, aucune poursuite ne peut être exercée à son encontre
pendant la durée de son mandat. Autrement dit, contrairement au Conseil constitutionnel, le
juge judiciaire considère que le chef de l’État ne peut être jugé devant la Haute Cour de
Justice pendant l’exercice de son mandat pour des infractions pénales, tout en précisant que la
prescription est suspendue jusqu’à la fin du mandat834.
Il n’est pas utile de revenir ici sur les points de divergence, somme toute assez
marginaux835, entre les deux juridictions suprêmes ; il suffit de retenir que leur décision fixent
le cadre du statut pénal du Président de la République, et que c’est bien ce cadre juridique
qu’a confirmé le pouvoir de révision en 2007.
Préalablement à l’analyse de l’intervention du législateur constitutionnel, il nous faut
mentionner que le Président alors en fonction, J. Chirac, chargea une commission présidée par
le professeur P. Avril de réfléchir sur ce statut en vue d’une éventuelle réforme
constitutionnelle836. Remis en décembre 2002, le rapport articule ses conclusions à partir d’un
objectif essentiel : assurer la protection du mandat et non celle de l’individu qui l’assume.
Deux conséquences principales en dérivent : « premièrement, la protection doit être complète
pendant la durée de ce mandat, mais elle prend fin dès que le Président redevient un
833
La partie de la décision relative au privilège de juridiction dont bénéficie le Président de la République étant
précédée des termes « au surplus », certains auteurs ont considéré qu’en conséquence, il s’agissait là d’un obiter
dictum. En ce sens, v. O. Duhamel, « Le point de vue du Conseil n’a pas d’effet en droit », Le Monde, 26 janvier
1999 ; P. Chrestia, D.1999., J., p. 285. En sens contraire, B. Genevois considère qu’il s’agit là d’un motif
supplémentaire et non surabondant, « Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction », AIJC, 2001, p.
203. Reste que l’autorité de la chose jugée ne vaut qu’en ce qui concerne le dispositif de la décision du juge et
les motifs qui en constituent le soutien nécessaire (art. 62 de la Consstitution et C.C. n° 62-18 L du 16 janvier
1962, Rec. p. 31). Or, comme le rappelle X. Robert, dans la décision 408 DC, le Conseil avait à connaître de la
compatibilité d’un traité avec la Constitution, la chose jugée ne s’impose donc qu’au regard des modalités
d’introduction dans l’ordre interne du traité contrôlé, X. Robert, introduction au « Dossier spécial : statut pénal
du Chef de l’État », RDP, 2003, n° 1, pp. 53-108. Ne reste plus, dans ces conditions, que l’autorité morale….
834
Cour Cass., A. P., 10 octobre 2001, M. Michel Breisacher, RFDA, 2001, p. 1186. Cette décision a été
abondamment commentée, v. les éléments de bibliographie rassemblés par L. Domingo, RFDC, 2002, p. 79 et s.
835
Les deux juridictions s’accordent en effet sur le principal : accorder au chef de l’État une immunité pénale
pendant la durée de son mandat ; seul le raisonnement et les fondements constitutionnels diffèrent. Voir, D.
Chagnollaud, « Statut pénal du Chef de l’État », RDP, 2003, p. 67 et s.
836
Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du président de la République, remis le 12
décembre 2002 au président de la République, Paris, La Documentation française, 2002, 105 p.
Sur ce rapport, voir notamment, L. Favoreu, « Le statut pénal du chef de l’État », Rec. Dalloz, 2003, p. 430.
269
justiciable comme les autres »837 ; deuxièmement, « la protection de l’intégrité du mandat
exige aussi que soit prévu le cas où l’autorité de la fonction serait atteinte du fait du Président
de la République lui-même. Dans un tel cas, une “soupape de sécurité” est nécessaire pour
trouver une issue à une situation de crise qui atteindrait la fonction. Cette situation ne peut se
dénouer que par la destitution du Président »838.
La révision constitutionnelle qui modifie les articles 67 et 68 de la Constitution
reprend les principes dégagés tant par les deux hautes juridictions que par le « rapport Avril ».
En affirmant que le Président « ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou
autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que de faire l’objet d’une
action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite, [que] tout délai de prescription
ou de forclusion est suspendu [et que] les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait
obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois
suivant la cessation de ses fonctions », le pouvoir de révision vient confirmer la jurisprudence
applicable à la matière. L’apport de la révision apparaissant nul, on peut légitimement parler
de codification à droit constant839 et s’interroger sur l’utilité d’une telle révision840.
Replacée dans le contexte de son émergence, la révision portant modification du Titre
IX de la Constitution se révèle d’un apport somme toute limité. C’est selon nous à juste titre
qu’on a pu considérer qu’il s’agit là essentiellement d’une constitutionnalisation du point de
vue du juge alors qu’aucun impératif constitutionnel ne contraignait le pouvoir de révision à
entreprendre une telle codification841.
L’exemple tiré de la révision relative à l’expérimentation normative s’avère plus
équivoque.
837
L. Favoreu, « Le statut pénal du chef de l’État », art. cit. C’est dire que le principe de l’inviolabilité du chef
de l’État pour les actes sans rapport avec l’exercice de ses fonctions – principe posé par l’Assemblée plénière de
la Cour de cassation – est repris par le rapport.
838
ibid. la commission a décidé d’écarter la notion « désuète » de haute trahison et proposé d’instaurer une
procédure de destitution par une Haute Cour composée des deux assemblées pour « manquements à ses devoirs
manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ».
839
Entendons par codification à droit constant, celle qui entreprend de rassembler et ordonner les règles
existantes sans prétendre en créer de nouvelles. La réforme reprend par ailleurs les orientations du « rapport
Avril » en instaurant un mécanisme de destitution pour manquements graves et manifestement incompatibles
avec l’exercice des fonctions présidentielles.
840
Loi constitutionnelle n° 2007-238 du 23 février 2007, JO du 24 février 2007.
841
E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », art. cit., p. 1249.
270
B. L’exemple (ambigu) de la révision constitutionnelle relative à l’expérimentation
normative
Alors qu’elle intervient dans un domaine où le droit constitutionnel se trouve à l’état
essentiellement jurisprudentiel, la révision de 2003, comme le souligne M. Verpeaux « a pour
objet de rétablir une certaine hiérarchie des sources et de faire prévaloir le droit écrit sur le
droit jurisprudentiel, non sans un certain esprit de revanche »842. En effet, alors que le texte
qui lui sert de référence n’avait pas connu d’importantes réformes dans ce domaine, le juge
constitutionnel, en statuant sur la conformité des lois ordinaires et organiques adoptées en
matière de décentralisation, avait été logiquement conduit à jouer un rôle de premier plan dans
la construction du droit applicable à la matière843. La révision de mars 2003, qui constitue rien
moins que la première réforme de fond du droit constitutionnel des collectivités territoriales,
intervient donc sur un terrain jusque-là principalement occupé par la jurisprudence.
C’est dans ce cadre que le pouvoir de révision introduit le principe expérimental dans
la Constitution. Il nous faut distinguer entre les deux types d’expérimentation que la loi
constitutionnelle du 28 mars 2003 consacre : l’expérimentation d’État (a) et l’expérimentation
locale (b). En effet, chacune entretient des rapports différents avec la jurisprudence.
a. L’article 37-1, une codification de la jurisprudence constitutionnelle
L’expérimentation législative et réglementaire ne commence pas en France avec sa
consécration constitutionnelle. Dès la fin des années cinquante, avec la loi Debré du 31
décembre 1959, le principe de l’expérimentation normative qui consiste à tester l’efficacité
842
M. Verpeaux, « Les révisions concernant les pouvoirs locaux et centraux », Réviser la Constitution,
intervention à la journée d’étude du 14 novembre 2006 organisée par l’Association française de droit
constitutionnel. Avant cette réforme, le texte de 1958 reprend, à titre principal, celui de la Constitution de 1946,
dont il va jusqu’à gommer certaines innovations. Voir, par exemple, la suppression de la référence au principe du
transfert au profit d'un élu départemental, ibid.
843
En ce sens, voir O. Gohin, « La révision du titre XII : pouvoir constituant et jurisprudence constitutionnelle »,
La République décentralisée, sous la dir. D’Y. Gaudemet et d’O. Gohin, Paris, éd. Panthéon-Assas, 2004, pp.
25-41, p. 27 : « Force est de constater […] que, [la] jurisprudence […] aura joué un rôle considérable dans la
construction du nouveau droit des collectivités territoriales depuis l’amorce de mouvement de relance de la
décentralisation, c’est-à-dire, plus précisément, depuis la décision de principe du Conseil constitutionnel en date
du 25 février 1982 qui, sur la base de la combinaison des dispositions relatives à la libre administration des
collectivités territoriales et au contrôle administratif par l’autorité déconcentrée de l’État […] a conduit à mettre
en échec les modalités du contrôle de légalité des actes des autorités locales telles que définies dans la version
initiale de la loi Defferre du 2 mars 1982 ».
271
d’une règle de droit sur une échelle réduite en vue de sa généralisation, fait son entrée dans
l’ordre juridique. À titre d’exemple, citons la loi de janvier 1975844, laquelle « met à l’essai »
l’interruption volontaire de grossesse jusqu’en 1979, ou la mise en place du revenu minimum
d’insertion à partir de février 1985845, qui forment les manifestations les plus célèbres de la
démarche expérimentale. Le succès rencontré par ces deux tentatives a sans doute déterminé
le développement du recours à l’expérimentation au cours des années quatre-vingt-dix où des
domaines comme l’urbanisme846, l’emploi847 et la bioéthique848 font l’objet d’essais législatifs.
Parallèlement à ces expérimentations législatives, le domaine du règlement suit un
mouvement identique. En 1962, l’Exécutif n’applique que dans cinq départements et deux
régions une mesure de déconcentration afin d’en apprécier la pertinence, avant de la
généraliser en 1964. La même démarche est à l’oeuvre par exemple pour les crédits de
préfecture de 2000, ou encore la tarification des établissements de santé.
Dans ce cadre, c’est au juge qu’il est revenu de poser le cadre de la régularité d’un tel
procédé intrinsèquement attentatoire au principe constitutionnel d’égalité dès lors que, par
hypothèse, la norme testée n’est pas la même pour tous849.
Examinant certaines lois expérimentales, le juge constitutionnel a été conduit à poser
les conditions de constitutionnalité. Deux décisions majeures sont rendues au début des
années quatre-vingt-dix. La première, en date du 28 juillet 1993, porte sur la loi relative aux
établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel. Elle constitue la
première reconnaissance par le juge constitutionnel du principe de l’expérimentation
législative, et pose un cadre constitutionnel contraignant aux initiatives expérimentales. Le
juge précise que s'il est « loisible au législateur de prévoir la possibilité d'expériences
comportant des dérogations aux règles [constitutives des établissements publics concernés] de
nature à lui permettre d'adopter par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles
nouvelles appropriées à l'évolution des missions de la catégorie d'établissements en cause ;
[…] il lui incombe alors de définir précisément la nature et la portée de ces expérimentations,
844
845
Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse, JO du 18 janvier 1975.
B. Nicolaïeff, « Expérience de l’expérimentation », Regards sur l’actualité, n° 286, décembre 2002, p. 27 et
s.
846
Loi n° 91-662 d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991, JO du 19 juillet 1991.
v. la loi quinquennale n° 93-1313 du 20 décembre 1993 qui introduit le chèque service, JO du 2 février 1994..
848
Les trois lois de juillet 1994 font l’objet d’un essai initialement prévu jusqu’en 1999, repoussé jusqu’au 9
juillet 2004, date définitive de leur adoption. Loi n° 94-548 du 1er juillet 1994, JO du 2 juillet 1994, loi n° 94-653
du 29 juillet 1994, JO du 30 juillet 1994, loi n° 94-654 du 29 juillet 1994, JO du 30 juillet 1994.
849
On peut même dire que « l’expérimentation organise délibérément une inégalité devant la règle de droit », G.
Calvès, « Histoire et cadre juridique des expérimentations. Expérimentation législative et réglementaire : le cadre
juridique français », in DARES, Actes colloque des 22 et 23 mai 2008 « Les expérimentations pour les politiques
publiques de l’emploi et de la formation », disponible sur le site de l’institution, www. travailsolidarite.gouv.fr/IMG/pdf/Retranscription_AMD_V2.pdf
847
272
les cas dans lesquels celles-ci peuvent être entreprises, les conditions et les procédures selon
lesquelles elles doivent faire l'objet d'une évaluation conduisant à leur maintien, à leur
modification, à leur généralisation ou à leur abandon »850. La décision 93-333 DC du 21
janvier 1994 complète ce premier exposé des principes applicables en ajoutant aux restrictions
déjà imposées l’interdiction du renouvellement immédiat des mesures dérogatoires prises au
titre de l’expérimentation851.
Par ailleurs, le Conseil d’État a lui aussi activement participé à l’élaboration de ce
droit jurisprudentiel de l’expérimentation. Par un arrêt Pény en date du 13 octobre 1967852, il
admet l’application progressive d’une réglementation relative au contrôle de la qualité des
produits alimentaires. De même, dans une décision du 21 février 1968, il juge conforme à la
loi la mise en place progressive du juge de la mise en état devant certaines juridictions,
jusqu’à sa généralisation par voie réglementaire853. Dans les deux espèces, le principe de
l’expérimentation est validé par le juge, qui encadre l’autorisation de dérogation par des
limites dans le temps et dans l’espace, tout en prenant soin de vérifier que l’atteinte au
principe d’égalité est justifiée par des motifs d’intérêt général854.
Au vu de ce cadre jurisprudentiel, la question se pose de l’apport de l’article 37-1 de la
Constitution, qui prévoit que « la loi ou le règlement peuvent comporter, pour un objet ou une
durée limités, des dispositions à caractère expérimental »855. On peut soutenir qu’il s’agit là
d’une simple codification de la jurisprudence et qu’en réalité, la révision constitutionnelle ne
change rien à l’état du droit existant.
Contrairement à ce qu’a pu avancer le Garde des Sceaux lors des débats
parlementaires en affirmant que le nouvel article 37-1 « donne à l’État une capacité
d’expérimentation plus importante que précédemment », et qu’il « modifie l’équilibre entre le
850
C.C. n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, Rec. p. 204, cons. n° 9, nous mettons en italique. Sur cette décision, v.
R. Etien, « Frein ou coup d’arrêt au développement des universités à statut dérogatoires », RA, 1993, p. 443 et
s. ; LPA, 4 mars 1994, n°27, p. 4, note M. Verpeaux.
851
C.C. n° 93-333 DC du 21 janvier 1994, Rec. p. 32, cons. n° 23.
852
CE, 13 octobre 1967, Pény, Rec. Leb. p. 365 ; RDP, 1968, p. 408, concl. Questiaux.
853
CE, 21 février 1968, Ordre des avocats près la Cour d’appel de Paris, Rec. Leb. p. 123, D. 1968. J. 222,
concl. Dutheillet de Lamothe.
854
Ces limites sont réaffirmées par le Conseil d’État dans un avis d’Assemblée générale en date du 24 juin 1993.
Ce dernier rappelle que dans la mesure où l’expérimentation est nécessairement génératrice d’inégalités,
l’administration qui y recourt est tenue de limiter les différences de traitement qui en résultent à une durée
limitée. CE, avis, 24 juin 1993, n° 353603, Tarification SNCF, Rapport public 1993, EDCE, La Documentation
française, n° 45, p. 338.
855
Loi constitutionnelle n° 2003-276, préc.
273
principe d’égalité et le principe d’expérimentation »856, force est d’admettre que l’avancée
apparaît minime voire nulle. Il est d’ailleurs significatif que l’option formulée par le Conseil
d’État dans un avis non publié du 11 octobre 2002 qui, soulignant l’inutilité d’une simple
codification du cadre jurisprudentiel existant, proposait d’affirmer que « la loi et le règlement
peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental, sans que puisse y faire obstacle
l’application du principe d’égalité », n’ait finalement pas été retenue857.
En se contentant de préciser que l’objet de l’expérimentation doit être limité, l’article
37-1 se borne à reprendre une condition fixée de longue date par le Conseil constitutionnel
lorsqu’il imposait au législateur de définir « précisément la nature et la portée de
l’expérimentation et les cas dans lesquels celle-ci peut être entreprise »858. De même, en
imposant une durée limitée à l’expérimentation d’État, le législateur constitutionnel reprend le
cadre fixé par la jurisprudence administrative et constitutionnelle qui a toujours conditionné la
régularité de l’expérimentation à sa limitation dans le temps afin d’éviter, comme le souligne
le Conseil d’État, qu’elle ne se transforme « en un subterfuge destiné à instaurer une
réglementation à géométrie variable, ayant pour effet de suspendre sine die l’égalité des
citoyens devant la loi »859.
En définitive, le caractère quelque peu laconique de la consécration constitutionnelle
du principe de l’expérimentation législative et réglementaire marque sa dimension
essentiellement codificatrice : alors que le conseil du gouvernement proposait de fonder un
authentique droit à l’expérimentation normative susceptible de déroger au principe général
d’égalité, le pouvoir de révision a préféré reprendre, en les constitutionnalisant, les conditions
posées par la jurisprudence. Il en va autrement pour ce qui concerne le second type
d’expérimentation, consacré par l’article 72, alinéa 4.
b. L’article 72 al. 4, entre infirmation et confirmation de la jurisprudence
Introduit par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, le nouvel article 72, alinéa 4
dispose que « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause
les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement
856
Cité par G. Calvès, « Histoire et cadre juridique des expérimentations. Expérimentation législative et
réglementaire : le cadre juridique français », préc.
857
ibid.
858
C.C. n° 93-322 DC, préc., cons. n° 12.
859
CE, Rapport public 1996, Sur le principe d’égalité, EDCE n°48, La Documentation française, p. 52.
274
garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi
ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités,
aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ».
Comme on sait, l’article a été adopté pour surmonter la décision 454 DC du Conseil
constitutionnel dans laquelle ce dernier argue des articles 3, 34 et 38 de la Constitution pour
censurer la possibilité que se reconnaissait le législateur d’autoriser, « à titre expérimental,
dérogatoire et limité dans le temps, […] la collectivité territoriale de Corse à prendre des
mesures relevant du domaine de la loi »860. C’est sur le fondement du principe selon lequel la
souveraineté nationale appartient au Peuple, qui l’exerce par ses représentants ou par la voie
du référendum, que le juge censure ce qu’il conçoit comme un dessaisissement du Parlement
attentatoire aux principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du pouvoir normatif.
Par le nouvel article 72, alinéa 4, le législateur constitutionnel entreprend de surmonter
la décision du juge et faire ainsi « sauter le verrou » jurisprudentiel. Comme on l’a dit plus
haut, nous sommes en présence d’une révision dérogatoire, opération normative antipodique
de la codification. Reste qu’une lecture plus attentive de la nouvelle disposition
constitutionnelle impose de relativiser cette qualification. Si le pouvoir de révision infirme la
solution jurisprudentielle, il reprend aussi à son compte certains éléments jurisprudentiels afin
d’encadrer l’exercice du pouvoir normatif qu’il accorde aux collectivités territoriales861.
À ce titre, deux points relèvent de la confirmation des solutions jurisprudentielles. À
l’instar de l’expérimentation d’État, il apparaît que l’expérimentation locale se voit assigner
des limites de temps et d’objet. S’agissant de la première condition, on peut se contenter de
reprendre ce qui a été relevé plus haut : si la limitation dans le temps semble consubstantielle
à la démarche expérimentale, elle s’est imposée comme condition de sa régularité par voie
jurisprudentielle. Dans cette mesure, on doit constater que le pouvoir de révision reprend des
conditions déjà posées par le juge. Il en va de même, s’agissant de la limitation matérielle de
l’« expérimentation-dérogation ». Lorsque le législateur constitutionnel exclut du domaine des
expérimentations locales les « conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou
d’un droit constitutionnellement garanti », il constitutionnalise une limite imposée de
jurisprudence constante par le Conseil constitutionnel. Ce dernier a en effet toujours considéré
que les conditions essentielles d’une liberté publique devaient être les mêmes sur l’ensemble
860
C.C. n° 01-454 DC, préc., cons. n° 21.
En réalité, la loi organique reprend des pans entiers de la jurisprudence, et, ce faisant, marque la réelle prise
en compte de cette dernière par le législateur. Mais elle sort du cadre de notre analyse des rapports du juge et du
pouvoir de révision.
861
275
du territoire et n’avait pas manqué de le rappeler dans la décision de janvier 2002 portant sur
la loi relative à la Corse862.
On aurait donc tort de réduire la nouvelle disposition constitutionnelle relative à
l’expérimentation locale à une simple infirmation de la jurisprudence constitutionnelle.
Certes, elle consiste en une révision-dérogatoire destinée à surmonter le « veto »
jurisprudentiel. Elle n’en demeure pas moins plus ambiguë qu’il n’y paraît et la
constitutionnalisation de certains éléments tirés de la jurisprudence autorise à y voir une
codification partielle, mais pas marginale au regard de l’importance desdits éléments, de la
jurisprudence constitutionnelle.
Le procédé de codification ne relève d’aucune obligation constitutionnelle. Aucune
norme juridique ne fonde ni n’encadre cet effet de la jurisprudence sur le contenu de la
révision constitutionnelle. On peut y voir une première expression d’un dialogue
constitutionnel entre les deux organes. Dialogue minimaliste dès lors qu’il ne résout aucune
contradiction et qu’il s’achève avec l’intervention du législateur constitutionnel, mais
dialogue tout de même dans la mesure où le contenu de la nouvelle norme constitutionnelle
est repris des solutions jurisprudentielles. Sans la remettre en cause, la révision codification
témoigne d’un assouplissement de la hiérarchie organique : si la loi constitutionnelle reste
formellement un acte unilatéral, elle est ici adoptée en considération des principes posés par le
juge.
Avec l’hypothèse de la révision interprétée a posteriori par le juge constitutionnel, on
se retrouve dans le cadre d’un dialogue plus houleux.
§II.
La révision interprétée
Sous l’effet notamment des décisions analysées, mais aussi pour des raisons plus
profondes tenant à l’ouverture du système constitutionnel aux systèmes juridiques tiers et
notamment communautaire et européen, le texte de la Constitution de la première décennie du
862
v. not. C.C. n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, Rec. p. 36, C.C. n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, Rec. p. 9, et
C.C. n° 02-454 DC, préc. cons. n° 14.
276
XXIe siècle diffère nettement de celui de 1958. On pourrait regarder ces mutations de la
Constitution comme le signe de sa vitalité, de son dynamisme juridique et de son aptitude à
s’adapter à un environnement juridique instable. On pourrait même soutenir que cette faculté
d’adaptation, dont la clause de révision de l’article 89 constitue l’instrument officiel,
conditionne l’effectivité de sa suprématie normative. Mais il n’en est rien. La doctrine
publiciste a tôt fait de souligner l’impact négatif de la multiplication des révisions, en
dénonçant une « Constitution patchwork »863, « le caractère hétéroclite du bloc de
constitutionnalité »864, la « perte de l’identité originelle » d’un texte devenu « un fourre-tout [à
l’image d’un] véritable mille feuilles »865. C’est dire que la multiplication des révisions visant
à permettre la ratification de traités jugés contraires à la Constitution ou à surmonter la
jurisprudence constitutionnelle a conduit à introduire dans l’ensemble constitutionnel un
certain nombre d’habilitations particulières, de dérogations implicites, en somme toutes sortes
d’adjonctions désordonnées. Elle est généralement décrite sur le mode de la « mise en cause
de la notion de la Constitution »866. On souligne alors l’instabilité d’un édifice constitutionnel
traversé de multiples contradictions internes qui le rendent obscur, et l’on dénonce l’extension
continue du domaine constitutionnel qui englobe désormais des normes dont la « nature »
constitutionnelle ne cesse de faire question867.
Ces critiques permettent de souligner deux points importants. D’une part, la
Constitution est un système en perpétuelle évolution dont les mutations ne participent d’aucun
dessein préétabli destiné à garantir la cohérence interne de l’ensemble. D’autre part, c’est
l’intervention indirecte du juge constitutionnel afin de préserver la cohérence du système, qui
joue un rôle de contrepoids essentiel.
Dans le cadre de son intervention a posteriori, alors que la loi constitutionnelle est
entrée en vigueur, le juge paraît exercer un authentique droit de réponse au pouvoir de
révision (A). Ce faisant, il engage un dialogue avec ce dernier, dialogue dont la perspective
hiérarchique ne parvient pas à rendre compte (B).
863
M. Verpeaux et B. Matthieu, « chronique de jurisprudence constitutionnelle 1999 », LPA, 21 septembre 1999,
n° 188, p. 8.
864
ibid.,
865
H. Roussillon, cité par E. Marcovici, « Jurisprudences et révision constitutionnelle : l’exemple de 2007 », art.
cit., p. 1253.
866
ibid.
867
À cet égard, l’intervention du pouvoir de révision pour constitutionnaliser une méthode de calcul pour la
définition du corps électoral restreint en Nouvelle-Calédonie est particulièrement significative.
277
A. Un droit de réponse du juge au pouvoir de révision ?
Nous n’ignorons pas la prégnance de la thèse du dernier mot parmi la doctrine. Elle
s’accompagne de vives réticences, profondément ancrées chez les auteurs et efficacement
relayées par la jurisprudence, à admettre l’hypothèse du contrôle juridictionnel de la loi
constitutionnelle. C’est pourquoi la possibilité d’une réponse du juge au pouvoir de révision,
qui se concrétise par le contrôle indirect de la nouvelle norme constitutionnelle doit faire
l’objet d’une présentation aussi rigoureuse que possible (a) dont il ressort que le juge limite
systématiquement la portée des nouvelles dispositions constitutionnelles à portée dérogatoire
(b).
a. Le contrôle indirect de la loi constitutionnelle
Ce que l’on qualifie de contrôle indirect de la nouvelle loi constitutionnelle – contrôle
opéré à l’occasion de l’examen de la constitutionnalité d’une norme d’application de la norme
constitutionnelle élaborée au terme d’une procédure de révision – est susceptible de connaître
deux variantes.
Il peut d’abord s’agir d’un contrôle à double détente lorsque le juge, dont une première
décision a provoqué l’intervention du pouvoir de révision, est amené à vérifier le caractère
opératoire – c’est-à-dire pertinent et suffisant – de la révision destinée à fonder le dispositif
dont le juge a empêché l’entrée en vigueur. Un certain nombre de décisions illustrent le
mécanisme de ce contrôle à double détente.
L’expression est utilisée pour la première fois par le doyen Favoreu pour commenter
la décision Maastricht II dans laquelle le juge, saisi de la compatibilité du Traité et de la
Constitution nouvellement révisée, est en réalité conduit à apprécier la portée des nouvelles
dispositions constitutionnelles868. Ayant antérieurement déclaré le traité incompatible avec la
868
L’intention des saisissants était en réalité de conduire le Conseil constitutionnel à effectuer un contrôle de la
validité de la révision opérée par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992. Les auteurs de la saisine considéraient
notamment que l’équilibre initial de la Constitution était rompu par la révision et qu’en conséquence, plutôt que
d’ajouter une « Constitution-bis », il convenait de réformer plus profondément le texte de 1958. On sait la
réponse apportée par le Conseil. Elle tient en une formule contradictoire vouée à la postérité juridique : sous
certaines réserves, le « constituant » est « souverain » et le juge, contraint de s’incliner, ne saurait examiner la
constitutionnalité des normes qu’il produit.
278
Constitution, le juge accepte, dans la décision du 2 septembre 1992, de vérifier que la révision
a permis de lever l’ensemble des obstacles identifiés par la décision du 9 avril. En ce sens, il
affirme que l’autorité de la chose jugée par la première décision relative au traité de Maastrich
n’interdit pas un nouveau contrôle, dès lors qu’il s’agit de déterminer « s’il apparaît que la
Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité »869.
Comme le résume X. Magnon, « le contrôle porte, il est vrai, directement sur le traité mais, en
raison de l’existence d’un contrôle antérieur de ce même traité, le nouvel examen se déplace
indirectement sur une appréciation de la révision constitutionnelle »870.
On retrouve un même cheminement contentieux à chaque fois que le juge, ayant
provoqué l’intervention du pouvoir de révision, est conduit à contrôler une norme
d’application de la disposition constitutionnelle nouvelle871.
Une autre série d’hypothèses doit être relevée, celle où la révision fonde directement le
dispositif législatif contrôlé. Alors qu’aucune décision juridictionnelle ne l’a provoquée, la
révision intervient spécialement pour permettre l’entrée en vigueur d’un dispositif dont la loi,
organique ou ordinaire, constitue l’instrument de mise en œuvre. En ce sens, le contrôle, de la
loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie872, ainsi que celui de la loi organique portant
statut d’autonomie de la Polynésie française873, rendent compte d’un contrôle indirect – qui
n’est plus alors à double détente – de la loi constitutionnelle. Dans les deux espèces, le juge
contrôle des dispositifs juridiques particuliers, largement dérogatoires au droit commun
applicable à la matière de la décentralisation et directement fondés sur une norme
constitutionnelle votée pour permettre leur adoption. Dans la première décision, le juge a été
conduit à déterminer si la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998874 permet d’instituer un
régime juridique spécial, concrétisé par la loi organique contrôlée, au profit de la Nouvelle-
869
C.C. n°92-312 DC du 2 septembre 1992, préc., cons. n° 5.
X. Magnon, « Quelques maux encore à propos des lois de révision constitutionnelle : limites, contrôle,
efficacité, caractère opératoire et existence », RFDC, 2004, p. 595 et s., p. 612.
871
C’est ce qui résulte, notamment, de la décision 429 DC du 30 mai 2000, préc. Le Conseil contrôle dans cette
espèce une loi qui institue, sur le fondement des nouveaux articles 3 et 4 de la Constitution, un mécanisme de
quota entre les hommes et les femmes pour les élections politiques alors que ce dispositif avait préalablement été
contrôlé et censuré à deux reprises. De même, toujours à titre d’exemple, citons la décision 478 DC du 30 juillet
2003 (préc.) dans laquelle le juge contrôle la loi organique sur l’expérimentation prise en application de la loi
constitutionnelle du 28 mars 2003 portant réforme du droit constitutionnel de la décentralisation. Ici encore, le
Conseil avait déjà eu à connaître un tel dispositif et censuré le principe même de « l’expérimentation
législative » par les collectivités territoriales.
872
C.C. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Rec. p. 51.
873
C.C. n° 04-490 DC du 12 février 2004, Rec. p, 41.
874
Loi constitutionnelle n° 98-610 du 20 juillet 1998, JO du 21 juillet 1998.
870
279
Calédonie. Dans la seconde, si la révision du 28 mars 2003875, permet de fonder le statut
particulier de la Polynésie française tel qu’il est défini par la loi organique dont il est saisi.
Dans les deux cas, le juge étend son contrôle à la norme constitutionnelle, entendons
par là qu’il est amené – par la nature du lien entre les normes en jeu – à opérer un contrôle
indirect de la révision constitutionnelle.
On peut considérer que ce contrôle indirect est réductible à une opération de
vérification de l’existence et du caractère effectivement opératoire de la révision. En ce sens,
X. Magnon affirme qu’« en raison de l’étendue de la compétence dont dispose le pouvoir de
révision, l’appréciation de son exercice par le juge semble se limiter à la seule constatation de
l’existence d’une intervention explicite du pouvoir de révision constitutionnelle pour remédier
à la déclaration d’inconstitutionnalité antérieure du juge constitutionnel »876. Une telle
proposition est généralisable aux cas où la révision, intervenue dans le seul but de garantir la
validité d’une réforme potentiellement attentatoire à des règles ou principes de valeur
constitutionnelle, n’est pas provoquée par une décision du juge. Cela revient à soutenir que
l’objet du contrôle indirect de la révision constitutionnelle ne consiste pas à sanctionner les
limites constitutionnelles du pouvoir de révision, que le juge prend cependant
systématiquement soin de rappeler, mais simplement de constater que la révision est
« suffisante ». Dans cette perspective, le juge se contenterait de contrôler que la loi
constitutionnelle nouvelle « existe »877, et qu’elle lève le ou les obstacles constitutionnels
relevés par le juge ou suffisamment manifestes pour être spontanément identifiés. Il se
chargerait donc simplement de vérifier le caractère « opératoire » de l’intervention du pouvoir
de révision : au moment du contrôle de la loi – ordinaire ou organique – d’application, le
Conseil se bornerait à vérifier que ladite loi est « couverte » par la norme constitutionnelle
nouvelle.
Une telle analyse semble pouvoir se prévaloir de la jurisprudence constitutionnelle.
Dans le cadre du contrôle de la loi introduisant un dispositif de parité entre les deux sexes
875
Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003, préc.
X. Magnon, « Quelques maux encore à propos des lois de révision constitutionnelle : limites, contrôle,
efficacité, caractère opératoire et existence », art. cit., p. 615.
877
En ce sens, v. X. Magnon, ibid ; B. Genevois, « Les limites d’ordre juridique à l’intervention du constituant »,
art. cit., p. 980 : « rien n’interdit au Conseil, dans le cadre actuel de ses attributions de vérifier, si besoin est,
l’existence d’une révision constitutionnelle sans qu’il lui appartienne d’en apprécier la validité ». Dans le même
sens, B. Matthieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », LPA, 21 septembre1999,
n°188, p. 9.
876
280
pour les élections politiques, le juge constate, à la suite du considérant de principe relatif à la
« souveraineté » du législateur constitutionnel, que la révision intervenue a eu « pour objet et
pour effet de lever les obstacles d’ordre constitutionnel relevés par le Conseil constitutionnel
dans les décisions »878 antérieures. Mais l’humilité du juge ne doit pas tromper. Il s’en faut de
beaucoup pour que son contrôle indirect de la norme constitutionnelle nouvelle relève du seul
constat de son efficacité juridique ; au contraire, nous soutenons que le juge déploie une
certaine emprise sur cette norme, au point de parvenir à en déterminer le contenu.
b. Le principe de l’interprétation restrictive de la loi constitutionnelle dérogatoire
Concrètement, le contrôle de la révision constitutionnelle est dit indirect parce qu’il est
médiatisé. Comme on l’a vu, c’est à l’occasion du contrôle de la constitutionnalité de la
norme d’application de la nouvelle loi constitutionnelle que le juge est conduit à étendre son
contrôle à cette dernière.
La raison en est simple : il s’agit pour le juge de veiller à ce que le législateur ordinaire
ou organique respecte un ensemble normatif hétérogène composé de dispositions au moins
partiellement contradictoires. Puisqu’ a priori la voie de la hiérarchisation est exclue par le
juge879, ce dernier est amené à considérer que la norme nouvelle – contraire à certaines
dispositions constitutionnelles antérieures – constitue une dérogation implicite et qu’en
conséquence elle doit faire l’objet d’une interprétation restrictive.
De ce point de vue, il est tout à fait significatif que le considérant de principe qui
intéresse notre question – celui par lequel le Conseil constitutionnel affirme que « rien ne
s’oppose, sous réserve des articles 7, 16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir
constituant introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans les
cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou à des principes de valeur constitutionnelle ; que
cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite » – apparaît pour la première fois
dans la décision 312 DC880. Il est surtout remarquable que le Conseil ne le mobilise que
878
C.C. n° 00-429 DC, du 30 mai 2000, préc., cons. n° 6. Il s’agit des décisions n° 82-146 DC du 18 novembre
1982, préc. et n° 99-407 DC du 14 janvier 1999, préc.
879
v. supra. Chapitre I de ce Titre, p. 208 et s.
880
Il apparaît sous une autre formulation en 1992. Le juge affirme alors « que sous réserve, d'une part, des
limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou
poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des
prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne
peut faire l'objet d'une révision", le pouvoir constituant est souverain ; qu'il lui est loisible d'abroger, de modifier
ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu'il estime appropriée ; qu'ainsi rien
281
lorsqu’il est saisi du contrôle d’un texte ayant nécessité l’intervention du pouvoir de révision
en vue d’assurer la conformité dudit texte à la Constitution. Et l’on constate qu’effectivement,
le juge a toujours mobilisé ce considérant dans les décisions précédemment évoquées881. Le
considérant de principe relatif aux limites du pouvoir de révision est donc systématiquement
lié, en jurisprudence, à celui qui rappelle la compétence de ce pouvoir pour déroger aux
normes de valeur constitutionnelle. Une telle liaison ne doit pas étonner : le rappel répété des
limites doit être considéré comme un message à l’adresse du pouvoir de révision, message
adressé dans le cadre du dialogue continu qu’entretiennent les deux organes. Ce faisant, le
juge précise la marge de manœuvre réelle du législateur constitutionnel dans l’ordre
constitutionnel, en même temps qu’il fait implicitement état de son rôle de gardien de la
cohérence de cet ordre. Dans ce cadre, l’interprétation de la norme constitutionnelle
dérogatoire opère invariablement sur un mode restrictif.
En ce sens, la décision 410 DC offre plusieurs exemples intéressants. Alors que le
nouvel article 77 procède à la constitutionnalisation de l’Accord de Nouméa, le Conseil va
systématiquement interpréter restrictivement les dérogations que ce texte permet. Ainsi
lorsque la loi organique contrôlée énonce que « l’enfant légitime, naturel ou adopté, dont le
père et la mère ont le statut civil coutumier, a le statut civil coutumier », le juge affirme que ce
statut doit aussi être reconnu à l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard d’un seul
parent de ce même statut882. Une telle interprétation restrictive de la loi, qui vient en réalité la
compléter sous couvert de l’interpréter, est dictée par la nécessité de restreindre la portée de la
dérogation apportée au principe d’égalité883. Toujours au titre de l’interprétation restrictive des
mesures dérogatoires et nécessaires à la mise en œuvre de l’Accord de Nouméa, le juge
énonce un certain nombre de réserves d’interprétation que devront respecter les lois de pays et
destinées à encadrer le régime de faveur octroyé aux personnes durablement établies sur l’île
en matière d’accès à l’emploi. Enfin, c’est sur le même mode, mais de manière
particulièrement audacieuse, que le Conseil interprète la définition du corps électoral appelé à
ne s'oppose à ce qu'il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas
qu'elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être
aussi bien expresse qu'implicite », C.C. n° 92-312 DC, préc., cons. n° 19.
881
v. C.C. n° 99-410 DC, préc., cons. n° 3 ; n° 99-429 DC, préc., cons 6 ; n° 03-478 DC, préc., cons n° 3 ; n°
04-490 DC, préc., cons. n° 8.
882
Titre I de la loi organique, relatif au statut civil coutumier. Le Conseil ajoute que si la filiation de l’enfant
venait à être établie à l’égard de l’autre parent, il ne conserverait le statut civil coutumier qu’à la condition que ce
parent a lui même le statut civil coutumier.
883
Pour une analyse précise de cette question, v. B. Matthieu et M. Verpeaux, « chronique de jurisprudence
constitutionnelle 1999 », art. cit.
282
voter pour les élections des assemblées de province et du congrès du territoire. Le juge déduit
des articles 188 et 189 de la loi que « le corps électoral restreint » comporte tous les électeurs
qui, « à la date de l’élection, figurent au tableau annexe mentionnée au I de l’article 189 et
sont domiciliés depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie, quelle que soit la date de leur
établissement en Nouvelle-Calédonie, même postérieure du 8 novembre 1998 ». Une telle
interprétation est radicalement contraire aux intentions des signataires de l’accord dont les
articles 76 et 77 opèrent la constitutionnalisation. Il est d’ailleurs significatif que le Conseil ait
pris soin de préciser « qu’une telle définition du corps électoral restreint est au demeurant
seule conforme à la volonté du pouvoir constituant, éclairée par les travaux parlementaires
dont est issu l’article 77 de la Constitution, et respecte l’accord de Nouméa, aux termes
duquel font partie du corps électoral aux assemblées de province et au congrès, notamment,
les électeurs qui, inscrits au tableau annexe, rempliront une condition de domicile de dix ans à
la date de l’élection »884. C’est donc sous couvert de déférence que le juge entreprend, par
voie d’interprétation, de compléter la définition du corps électoral dans un sens qui, pour être
contraire à la volonté du pouvoir de révision et des signataires de l’accord de Nouméa, s’avère
le plus respectueux des principes constitutionnels. Reste que cette réécriture de la loi
organique atteint directement la norme constitutionnelle qui la fonde et qu’elle met en œuvre.
Ici le juge, profitant d’un interstice du texte, oppose, en l’interprétant, sa volonté à celle du
législateur constitutionnel. Il y a là un saut qualitatif. Il ne s’agit plus de repérer un conflit de
normes, de constater la nécessité d’accorder un effet dérogatoire à l’une des normes partie au
conflit et de déterminer la portée de cet effet. Il s’agit en réalité de créer une norme nouvelle
et contraire à celle produite par le législateur constitutionnel. Sous couvert d’interprétation, le
juge entreprend une véritable correction a posteriori des textes en jeu, où l’on perçoit la
confrontation de deux volontés et de deux conceptions sur ce que le système constitutionnel
peut admettre à titre dérogatoire.
Une confrontation comparable se retrouve dans le cadre, déjà examiné, du contrôle des
différentes lois adoptées sur le fondement des normes constitutionnelles nées de la révision
relative à la parité. Comme on l’a vu, sur le fondement d’une interprétation particulièrement
restrictive de la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999, le juge a systématiquement marqué son
opposition à toute extension du principe paritaire au-delà du champs politique au motif qu’il
884
C.C. n° 99-410 DC, préc., cons. n° 33.
283
déroge au principe d’égalité. Il a censuré le quota de 50 % institué pour l’élection au CSM885
ainsi que les divers quotas instaurés par la loi de février 2006 relative à l’égalité salariale entre
les hommes et les femmes886. De même, n’a-t-il pas hésité à formuler des réserves
d’interprétations concernant la composition des jurys d’examen887 et à étendre, au mépris des
principes directeurs du contentieux constitutionnel, ces réserves aux dispositions « paritaires »
de la loi du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et
dont il n’avait pas été saisi en temps utile888. En outre, mais sans véritablement s’opposer ici à
la volonté du constituant, le Conseil constitutionnel a explicitement transformé le principe
constitutionnel de parité en simple objectif. C’est ce qui ressort nettement de deux décisions
d’avril et juin 2003. Dans la première, le juge contrôle un dispositif législatif qui entreprend
de multiplier le nombre de listes proposées au suffrage des électeurs – ce qui revenait à
multiplier le nombre de têtes de listes et risquait de réduire à peu de choses le principe
paritaire dès lors que les partis seraient tentés de désigner surtout des hommes – et considère
que « les dispositions critiquées » n'ont « ni pour objet, ni, par elles-mêmes, pour effet de
réduire la proportion de femmes élues»889. L’affirmation est imparable : dès lors que la loi
n’empêche pas directement les formations politiques de désigner des femmes à la tête des
différentes listes, elle ne viole pas directement le principe de parité. Reste qu’elle repose sur
une interprétation particulière du principe paritaire qui y voit un simple objectif à la charge
contraignante limitée. Dans la seconde décision, le juge examine la loi de juillet 2003 relative
aux élections sénatoriales qui porte de trois à quatre le nombre de sénateurs à partir duquel
l’élection se déroule au scrutin proportionnel et se fait plus explicite. Sachant que les règles de
parité ne s’appliquent justement pas au scrutin uninominal, le juge affirme que les
dispositions critiquées « ne portent pas, par elles-mêmes, atteinte à l'objectif d'égal accès des
femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » ; cet « objectif de
parité » « n'[ayant ni] pour objet [ni] pour effet de priver le législateur de la faculté qu'il tient
885
C.C. n° 01-445 DC, préc.
C.C. n° 06-533 DC, préc.
887
Considérant que la participation à de tels jurys s’analyse comme l’acceptation de « dignités, places et emplois
publics », le Conseil a exclu qu'en pareille matière la considération du sexe puisse prévaloir sur celle « des
capacités, des vertus et les talents », C.C. n° 01-455 DC, préc.
888
C.C. 01-455 DC, préc. Dans le considérant 115 de la décision, le juge affirme « qu'en raison de la mission
confiée aux jurys prévus par les articles 134 et 137 de la loi déférée, les membres desdits jurys occupent des
“dignités, places et emplois publics” au sens de l'article 6 de la Déclaration de 1789 ; que les articles 134 et 137,
qui reprennent la formulation retenue par la loi susvisée du 9 mai 2001 relative à l'égalité professionnelle, ne
fixent qu'un objectif de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes ; qu'ils n'ont pas pour objet et
ne sauraient avoir pour effet de faire prévaloir, lors de la constitution de ces jurys, la considération du genre sur
celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ; que, sous cette réserve, les articles 134 et 137
n'appellent aucune critique quant à leur conformité à la Constitution ».
889
C.C. n° 03-468 DC, préc., cons. n° 46.
886
284
de l'article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées »890. Au total, on
constate que la portée du principe de parité, dérogatoire au principe général d’égalité, est
entendue très strictement par le juge constitutionnel : il formule un simple objectif au champ
d’application strictement borné.
L’interprétation de la norme constitutionnelle dérogatoire opère donc sur le même
mode que dans l’exemple néo-calédonien, à ceci près qu’ici le juge ne s’oppose pas à la
volonté du pouvoir de révision. En effet, comme l’avait immédiatement souligné le doyen
Vedel, la loi constitutionnelle fait surtout état d’une absence de volonté exprimée par le
législateur constitutionnel891. Dénonçant ce « constituant qui parle pour ne rien dire », le
Professeur avait vu que le pouvoir de révision s’était refusé de trancher entre les diverses
interprétations possibles du principe paritaire, préférant laisser cela à l’organe législatif et au
juge constitutionnel892. Qu’il soit revenu à ce dernier de trancher la question ne contrarie donc
pas la volonté défaillante du pouvoir de révision.
Ce sont là des hypothèses d’interprétation restrictive de la loi constitutionnelle en
raison de sa nature dérogatoire. Ces illustrations permettent de constater l’étendue du pouvoir
que le juge s’arroge quant à la détermination de la portée de la révision constitutionnelle.
Comme il l’affirme dans la décision 410 DC notamment, il se reconnaît compétent pour
déterminer la nécessité de la dérogation ainsi que la portée de cette dérogation893. C’est dire
890
C.C. n° 03-475 DC, préc., cons. n° 17 et 18 (souligné par nous).
G. Vedel, « La parité mérite mieux qu’un simple marivaudage législatif », Le Monde, 8 décembre 1998.
892
Ainsi l’auteur expliquait « que, si le projet de révision énonce un “objectif” en termes d'ailleurs totalement
imprécis, il n'énonce aucun “principe” qui pourrait guider le législateur. Le vrai débat de principe n'est pas celui
de l'égalité entre les hommes et les hommes, qui est réglé en droit depuis un demi-siècle, mais celui de savoir
jusqu'où, pour assurer l'égalité de fait entre les deux sexes, on peut limiter en droit la liberté des choix de
l'électeur. Égalité de moyens ou égalité de résultats ? C'est cela la vraie question de principe et c'est justement
celle que, pour des raisons de commodité politique, le projet de révision ne traite pas. Il s'ensuit […] que le
constituant parle pour ne rien dire sinon pour laisser au législateur ordinaire le soin de décider à sa place. […] Le
blanc-seing donné au législateur permettra à celui-ci de trancher tout seul, c'est-à-dire à une seule voix de
majorité au sein de l'Assemblée nationale. [Par ailleurs,] pour apprécier la conformité de la loi à la Constitution,
les sages du Palais-Royal devraient se reporter au nouvel alinéa de l'article 3 résultant de la révision et dire si le
législateur ne s'est pas mis en contradiction avec ce texte qu'il faut d'ailleurs combiner avec d'autres textes ou
principes constitutionnels. Peut-on taxer la loi d'audace supposée ou d'une timidité excessive ? Le Conseil
constitutionnel devra évidemment répondre à cette question pour conclure notre parcours du combattant. », ibid.
893
Dès lors qu’elle n’est qu’implicite, la reconnaissance de la portée dérogatoire des nouvelles dispositions
constitutionnelles nécessite l’authentification du juge. À titre d’illustration, v. C.C. n° 99-410 DC, préc., où l’on
observe que le juge, après avoir constaté la portée dérogatoire des normes en cause, affirme le principe de leur
interprétation restrictive. v. le cons. n° 3 : « considérant, en premier lieu, que rien ne s'oppose, sous réserve des
prescriptions des articles 7, 16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de
la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans les cas qu'elles visent, dérogent à des règles ou principes de
valeur constitutionnelle, ces dérogations pouvant n'être qu'implicites ; que tel est le cas en l'espèce ; qu'il résulte
en effet des dispositions du premier alinéa de l'article 77 de la Constitution que le contrôle du Conseil
constitutionnel sur la loi organique doit s'exercer non seulement au regard de la Constitution, mais également au
regard des orientations définies par l'accord de Nouméa, lequel déroge à un certain nombre de règles ou
891
285
qu’il se reconnaît un pouvoir sur le contenu de la nouvelle norme constitutionnelle, au point
qu’on peut soutenir, comme le montrent clairement les décisions présentées, qu’il est en
mesure de les soumettre à sa propre volonté. Ce faisant, il s’impose comme l’interlocuteur du
pouvoir de révision.
B. Le dialogue du juge et du pouvoir de révision
L’emprise du juge sur la norme constitutionnelle issue de la procédure de révision
impose de considérer celui-ci comme un organe majeur dans le processus de transformation
du système constitutionnel dont la procédure de révision ne constitue finalement qu’une étape
(a). Ramenée à la question de l’évolution ou de la transformation du système constitutionnel,
l’intervention du juge remet radicalement en cause la distinction entre un organe créateur de
droit constitutionnel et un organe juridictionnel enfermé dans une activité d’application. Aussi
convient-il de préférer à la thèse du dernier mot, qui exprime cette distinction et la hiérarchie
qui en découle, celle du dialogue entre les organes (b).
a. La transformation du système constitutionnel comme produit d’une pratique
dialogique
L’analyse de la jurisprudence permet d’observer un phénomène de glissement d’une
fonction juridictionnelle d’interprétation et d’articulation entre les normes à un pouvoir de
« réécriture » de la norme sous couvert de détermination de la portée de son effet dérogatoire.
Ce faisant, le juge impose un dialogue au législateur constitutionnel. Deux cas apparaissent
particulièrement topiques de cette perspective dialogique.
L’épisode néo-calédonien offre une parfaite illustration de cette situation où l’action
successive des différents organes modifie le tracé des frontières entre l’organe producteur de
droit constitutionnel et l’organe chargé de son application juridictionnelle. Ce dialogue se
structure en trois étapes :
principes de valeur constitutionnelle ; que, toutefois, de telles dérogations ne sauraient intervenir que dans la
mesure strictement nécessaire à la mise en oeuvre de l'accord », souligné par nous.
286
1. La loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 rétablit dans la Constitution un Titre XIII
intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie », comprenant les
articles 76 et 77. L'article 76 a permis l'organisation de la consultation tendant à
l'approbation des dispositions de l'accord de Nouméa du 5 mai 1998 par un corps
électoral restreint défini par référence à la loi référendaire du 9 novembre 1988.
L'article 77 autorise le législateur organique à adopter des dispositions statutaires
dérogeant à des principes à valeur constitutionnelle « pour assurer l'évolution de la
Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies » par l'accord de
Nouméa894. Ainsi, la restriction du corps électoral pour les élections provinciales et au
congrès, qui constitue un point essentiel de l'accord de Nouméa, sur lequel se fonde la
définition de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, devient mécaniquement un
élément central du nouveau dispositif constitutionnel qui opère par renvoi.
2. Saisi par le Premier ministre de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, le
Conseil constitutionnel devait en examiner la conformité non seulement au regard de
la Constitution, mais aussi au regard des orientations définies par l'accord de Nouméa,
y compris lorsqu'elles dérogent aux règles ou principes de valeur constitutionnelle. Le
juge constitutionnel estime que de telles dérogations « ne sauraient intervenir que dans
la mesure strictement nécessaire à la mise en oeuvre de l'accord ». En conséquence, le
Conseil retient l’interprétation la moins restrictive du corps électoral et fait prévaloir la
théorie du corps électoral « glissant », alors même que les travaux préparatoires de la
loi organique mettent en évidence une interprétation inverse, celle du corps électoral «
894
Cet article consacre par conséquent :
- le caractère irréversible des transferts de compétences, impliquant un dessaisissement du législateur au fur et à
mesure des transferts ;
- la possibilité pour le congrès de la Nouvelle-Calédonie de prendre des actes de nature législative susceptibles
d'être soumis au contrôle du Conseil constitutionnel avant leur promulgation ;
- la reconnaissance d'une citoyenneté propre à la Nouvelle-Calédonie, fondant les restrictions apportées au corps
électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province et, selon des modalités différentes, pour la
consultation sur l'accession à la pleine souveraineté à l'issue de la période transitoire de quinze à vingt ans ;
- la faculté pour la Nouvelle-Calédonie d'adopter des mesures spécifiques visant à limiter l'accès à l'emploi local;
- la capacité, pour les personnes qui en ont perdu le bénéfice, d'accéder à nouveau au statut civil coutumier, par
dérogation à l'article 75 de la Constitution.
La loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie a défini le statut de la collectivité
dans le respect des orientations dérogatoires de l'accord de Nouméa.
287
gelé »895, et surtout que cette dernière interprétation est la seule compatible avec
l’esprit de l’accord de Nouméa.
3. La révision constitutionnelle de févier 2007 intervient en réponse à la décision du
juge, « afin de rétablir la volonté du constituant »896. Déposé le 29 mars 2006 à
l'Assemblée nationale, on remarque que ce projet de loi constitutionnelle comporte un
dispositif très proche de celui adopté par les deux assemblées en 1999897. Le pouvoir
de révision précise ainsi la nature du tableau annexe auquel se réfère l'accord de
Nouméa pour la définition du corps électoral aux assemblées délibérantes de la
Nouvelle-Calédonie et des provinces, en ajoutant que ce tableau est également
mentionné aux articles 188 et 189 de la loi organique du 19 mars 1999898.
Outre l’épisode néo-calédonien, celui de la parité offre l’exemple d’un dialogue
contradictoire, entre le pouvoir de révision et le juge constitutionnel899. Comme
précédemment, ce schéma peut être – provisoirement – décrit en trois étapes :
895
Interprétation selon laquelle le corps électoral restreint pour les élections au congrès et aux assemblées de
province, prévu par l'article 77 de la Constitution, ne doit prendre en compte, pour l'application de la condition
de dix ans de résidence, que les personnes arrivées en Nouvelle-Calédonie entre 1989 et 1998.
896
En ce sens, v. le Projet de loi constitutionnelle, n° 3004 complétant l’article 77 de la Constitution, enregistré à
la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 mars 2006.
897
L'article premier du projet de loi constitutionnelle tendait, précisait-t-il, « à revenir sur l'interprétation donnée
par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 » (nous soulignons). Adopté en
termes identiques par l'Assemblée nationale, le 10 juin 1999, et par le Sénat, le 12 octobre 1999, le projet de loi
constitutionnelle fut inscrit à l'ordre du jour de la réunion du Parlement en Congrès, convoquée par le décret du 3
novembre 1999. Le Congrès devait également se prononcer sur le projet de loi constitutionnelle relatif au
Conseil supérieur de la magistrature. Toutefois, les conditions d'adoption de ce second projet de loi ne semblant
pas réunies, la convocation du Parlement en Congrès fut annulée par un décret du 19 janvier 2000.
898
Nouvel article 77 in fine : « pour la définition du corps électoral appelé à élire les membres des assemblées
délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, le tableau auquel se réfèrent l'accord mentionné à
l'article 76 et les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la NouvelleCalédonie est le tableau dressé à l'occasion du scrutin prévu audit article 76 et comprenant les personnes non
admises à y participer ».
899
Le doyen Vedel avait d’ailleurs stigmatisé le « marivaudage » organisé par la révision du 9 juillet 1999.
L’auteur considérait qu’avec cette loi constitutionnelle, « on entre dans un monde à l'envers : normalement, c'est
le constituant qui pose la règle de droit et le juge constitutionnel qui l'applique après l'avoir interprétée le cas
échéant. Or l'investiture donnée au législateur par la révision projetée est tellement vide de substance normative
que le juge est invité à en découvrir une à son gré. Ne disons pas que nous sommes au royaume d'Ubu – ce serait
impoli – mais dans le monde plus gracieux de Marivaux : le constituant, qui est le maître et qui doit décider, se
met en petite tenue et charge son serviteur de revêtir l'habit du maître pour commander à sa place. […] Et voilà
aujourd'hui que le pouvoir constituant, ce souverain, dans un débat fondamental dit qu'il n'a rien à dire, que c'est
au législateur de se débrouiller et au Conseil constitutionnel de prononcer le dernier mot ». G. Vedel, « La parité
mérite mieux qu’un simple marivaudage législatif », art. cit. Certes l’intervention du législateur constitutionnel,
consécutive aux décisions du juge constitutionnel, infirme la position de l’auteur. Reste que le mouvement décrit
– celui où le prétendu souverain ne dicte pas sa volonté – nous paraît exprimer justement la réalité juridique.
288
1. La loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999, « Égalité entre les hommes et les
femmes » ajoute à l’article 3 de la Constitution un nouvel alinéa aux termes duquel
« la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux
fonctions électives » et précise, par l’article 4 également révisé, que les « partis et
groupements politiques contribuent à la mise en œuvre [de ce] principe […] dans les
conditions déterminées par la loi »900.
2. Saisi de la constitutionnalité de plusieurs lois aménageant des dispositifs
« paritaires », le juge interprète restrictivement la loi constitutionnelle dérogatoire. Sur
ce fondement, le législateur peut désormais valablement fixer « des règles obligatoires
relatives à la présence des candidats de chaque sexe dans la composition des listes de
candidats se déroulant au scrutin proportionnel [dans la mesure où elles] entrent dans
le champ des mesures que le législateur peut désormais adopter en application des
dispositions nouvelles de l’article 3 de la Constitution ». Dans ces conditions, le juge
interprète la norme nouvelle comme un simple objectif901 et s’oppose à toute
introduction de quota lorsque l’exercice de la souveraineté nationale n’est pas en
cause902.
3. La révision constitutionnelle de février 2008 intervient en réponse à cette série de
décisions pour étendre et « déplacer» le fondement constitutionnel du principe de la
parité entre les hommes et les femmes. C’est désormais par l’article 1er de la
Constitution que le législateur se voit constitutionnellement habilité à « favoriser l'égal
accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi
qu'aux responsabilités professionnelles et sociales »903.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous en sommes donc au troisième temps de ce
qui apparaît comme un dialogue entre le juge et le législateur constitutionnel. Dialogue qui,
900
Loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999, préc.
v. C.C. n° 03-468 DC, préc. et C.C. n° 03 -475 DC, préc.
902
Le juge prend d’ailleurs soin de justifier le caractère restrictif de son interprétation. Ainsi précise-t-il qu’« aux
termes des dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution, dans leur rédaction issue de la loi
constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux
mandats électoraux et fonctions électives », il résulte tant des travaux parlementaires ayant conduit à leur
adoption que de leur insertion dans ledit article que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux élections à des
mandats et fonctions politiques », C.C. n° 01-445 DC, du 19 juin 2001, Rec. p. 63, cons. n° 57 ; v. aussi C.C. n°
01-445 DC du 19 juin 2001, préc. ; C.C. n° 06-533 DC, du 16 mars 2006, préc. et C.C. n° 06-533 DC, préc.
903
Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, JO du 24 juillet 2008.
901
289
sans être égalitaire, n’en écorne pas moins l’axiome hiérarchique au fondement de la thèse du
« dernier mot ».
b. Le dialogue contre la hiérarchie ?
Dans sa tentative d’approcher « au plus près le pouvoir du dernier mot », B. Pactet
proposait la définition suivante : il s’agirait, selon l’auteur, « du pouvoir reconnu par la
Constitution à un organe politique, un juge constitutionnel ou au peuple de mettre fin, par une
décision ou une abstention, à un conflit mettant en cause l’opportunité politique ou la validité
juridique d’une norme ou d’une décision émanant du pouvoir politique ou encore impliquant
une convention internationale »904. Cette acception particulièrement large du « dernier mot »
en droit constitutionnel, qui englobe toutes les procédures de résolution de tous les conflits
normatifs au sein du système juridique, rend manifeste le présupposé hiérarchique sur lequel
elle repose : en dernière analyse, « le pouvoir de dernier mot n’est en droit constitutionnel que
l’expression des compétences décisives attribuées aux plus hautes autorités de l’État »905.
Ramenée à ce qui nous intéresse ici, la thèse du dernier mot exprime la suprématie du
législateur constitutionnel sur le juge et permet, en retour, de légitimer l’existence du juge de
la constitutionnalité de la loi ainsi que sa compétence pour censurer l’expression de la volonté
du Parlement906. À cette thèse du dernier mot du pouvoir de révision correspond le schéma
qu’on a rencontré dans le cadre de l’analyse du juge constitutionnel comme organe
« provocateur » de la révision :
1. Dispositif législatif ou norme internationale
2. Décision d’inconstitutionnalité ou d’incompatibilité avec la Constitution
3. Intervention du pouvoir de révision titulaire du privilège du dernier mot.
Fondée sur la perception linéaire d’un temps constitutionnel fini, la thèse du dernier
mot confine au dogme : le droit se dit d’en haut, par un seul et une fois pour toutes. Cette
conception du changement susceptible de survenir à un instant T lorsqu’un organe O se sera
904
B. Pactet, « Brèves remarques sur le pouvoir de dernier en droit constitutionnel », Études en l’honneur de J. –
F. Aubert, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 1996, 710 p., p. 77 et s., p. 77.
905
ibid., p. 86.
906
Les développements consacrés à cette question dans l’ouvrage collectif de droit constitutionnel dirigé par L.
Favoreu et intitulé « la légitimité du juge tient à ce qu’il n’a pas le dernier mot », Droit constitutionnel, op. cit.,
p. 333 et s.
290
prononcé suppose que toute évolution peut être ramenée à une source unique et suprême, et
correspond exactement à la perspective linéaire descendante de la hiérarchie des organes.
Cette thèse apparaît donc inextricablement liée à celle de la distinction entre les organes de
création et d’application du droit.
Or, comme le montrent les deux exemples mentionnés plus haut, il s’en faut de
beaucoup pour que l’évolution du droit constitutionnel, même ramenée à la seule révision
constitutionnelle, soit réductible à une telle représentation. La thèse du dernier mot doit être
répudiée. Elle correspond à un dogme dérivé d’une compréhension schématique du rapport de
hiérarchie entre les organes, et s’avère incapable de faire justice à la réalité juridique et
spécialement à la densité du réseau juridictionnel qui environne le pouvoir de révision et
garantit qu’en dernière analyse, toute production normative est susceptible d’être contrôlée.
Le dernier mot n’est jamais prononcé907.
Comme on l’annonçait plus haut, l’épisode néo-calédonien permet de développer des
analyses que l’épisode de 1993 relatif au droit d’asile semblait interdire. On peut
schématiquement comprendre des interventions successives du juge et du pouvoir de révision,
d’une part, que le juge constitutionnel ne dispose pas des ressources juridiques nécessaires
pour imposer sa volonté au pouvoir de révision908, d’autre part, qu’à l’inverse et pour en rester
au cours normal des choses, le législateur constitutionnel ne semble pas davantage disposer
907
On l’a vu dans le cadre de nos développements, tant le juge administratif que son alter ego judiciaire
interviennent dans ce contrôle « indirect » de la production normative du pouvoir de révision. Ils ont, eux aussi, à
appliquer et à contrôler les normes législatives d’application de la norme constitutionnelle nouvelle. Le Conseil
d’État peut d’une part avoir à connaître d’un décret d’application comme dans le cas de la jurisprudence Sarran
ouencore être saisi d’une contestation visant la loi d’application directement au motif qu’elle serait
inconventionnelle. La Cour de cassation s’est elle aussi reconnue, de longue date, compétente pour connaître de
la conventionnalité des lois et peut, à ce titre, être amenée, à l’instar du Conseil constitutionnel, à entreprendre le
contrôle indirect de la révision constitutionnelle. (S’agissant du contrôle exercé par la Cour EDH, v. supra,
Chapitre I de ce Titre, p. 235 et s.).
De plus, au point de vue conceptuel, un parallèle peut être tenté avec ce qu’on nous permettra d’appeler, pour les
besoins de la cause, le « premier mot ». Il est particulièrement significatif que, pour des raisons tirées des
impératifs de la bonne méthode positiviste, nombre d’auteurs se refusent à entreprendre l’analyse du droit anteconstitutionnel, du commencement du droit, voire des sources ou fondements de la norme constitutionnelle (sur
ce point, v. M.-F. Rigaux, La théorie des limites matérielles…, op. cit.). Qu’on nous permette d’étendre cette
analyse à la réalité qu’entend décrire la « thèse du dernier mot ». Il apparaît qu’en dehors même de son
inaptitude à décrire la réalité du processus révisionnel, ses postulats la rendent radicalement irrecevable : pas
plus que l’histoire des commencements du droit, la fin de l’évolution du droit constitutionnel ne nous intéresse.
Dans les deux cas, on ne saisit qu’un moment d’un processus qui ne se comprend que dans son intégralité de
sorte que la fécondité du recours à un commencement absolu comme à celui de la fin ultime et décidée par un
seul sont hautement contestables. Seul le processus révisionnel peut, selon nous, faire l’objet d’une analyse
juridique et non l’expression fantasmée d’un prétendu « premier » ou « dernier » mot qui relève de la prétention
d’achever ce mouvement par l’énoncé d’un acte d’autorité. Or, plus qu’une stricte soumission de l’un à l’autre,
cette analyse juridique donne à voir un dialogue – conflictuel – entre les organes.
908
Il va sans dire que, dans notre ordre juridique, celui-ci est en effet toujours libre d’intervenir en réaction à une
décision du juge pour la « surmonter ».
291
des moyens d’imposer la sienne909. Autrement dit, parce que l’un ne dispose d’aucune
habilitation pour participer à la fonction constituante et encore moins pour faire prévaloir sa
volonté sur celle de l’organe de révision, et parce que l’autre n’a pas les moyens d’empêcher
le juge de connaître indirectement de son intervention910, l’évolution du droit constitutionnel
formel sera nécessairement le produit d’un dialogue entre ces deux organes.
L’ensemble constitué par la révision de juillet 1998, la décision 410 DC et la révision
de février 2007, de même que celui formé par la révision de juillet 1999, les décisions 429
DC, 445 DC, 455 DC, 533 DC et la révision de février 2008 donnent ainsi à voir l’opposition
de deux volontés sur un même objet que la perspective hiérarchique, celle du « dernier mot »,
ne parvient pas à décrire. Certes, le pouvoir de révision est intervenu pour « corriger »
l’interprétation du Conseil constitutionnel, mais ce dernier sera amené à s’exprimer à
nouveau, au moment du contrôle d’une loi d’application. Une telle configuration peut être
décrite selon le schéma suivant911 :
1. Intervention du constituant (spontanée ou provoquée par le juge) ;
2. Sanction par le juge de la constitutionnalité de la norme d’application de la loi
constitutionnelle nouvelle (valant, comme on l’a dit, sanction indirecte de la révision
constitutionnelle) ;
3. Intervention du constituant pour valider la révision constitutionnelle ;
4. Contrôle de la norme d’application par le juge de la constitutionnalité de la loi912…
Ce qu’exprime cette impossibilité de clore le dialogue entre le juge et le législateur
constitutionnel, c’est une logique où la hiérarchie passe nécessairement à l’arrière-plan au
909
La norme constitutionnelle nouvelle nécessitera toujours une norme d’application qui pourra toujours faire
l’objet d’un contrôle juridictionnel susceptible de se convertir en contrôle indirect de la norme issue de la
révision.
910
Exception faite des cas extrêmes, c’est-à-dire, par exemple, du cas où le pouvoir de révision interviendrait
pour porter atteinte à l’existence même du juge constitutionnel et supprimer le principe du contrôle de la
constitutionnalité de la loi. Une autre hypothèse, moins brutale mais dont l’efficacité a été démontrée outreatlantique, consiste à faire intervenir ou menacer de faire intervenir le pouvoir de révision afin de modifier
substantiellement le mode de désignation ou la composition de la juridiction constitutionnelle suprême comme a
pu le faire, aux États-Unis, le président Roosevelt en 1937 pour mettre fin à un conflit ouvert avec la Cour
suprême.
911
Ce schéma s’inspire de celui proposé par G. Autexier lors de son intervention à la table ronde consacrée au
rapport de la justice constitutionnelle et de la révision constitutionnelle. L’auteur faisait valoir que le processus
de production normative peut finalement se jouer en quatre temps : 1. Intervention du législateur, 2. Sanction par
le juge de la constitutionnalité de la loi, 3. Intervention du constituant, 4. Censure de la révision par le juge
supranational et impossibilité de réviser la CESDH et le droit communautaire., v. AIJC, op. cit., p. 263.
912
Si une telle description peut faire débat et si – surtout – elle se montre excessivement simplificatrice et
réductrice de la réalité juridique – ainsi ne rend elle aucunement compte de la pluralité des déterminants de
chacune des interventions du juge et du législateur – au moins a-t-elle le mérite de souligner l’enchevêtrement
des deux organes juridictionnel et législatif dans le processus de révision constitutionnelle.
292
profit d’une « dialogique ». Nonobstant le fait qu’en dernière analyse, si le pouvoir de
révision impose effectivement sa volonté, ce ne peut être qu’en raison d’une autolimitation du
juge qui sera toujours et nécessairement amené à déterminer – dans une certaine mesure – le
contenu de la nouvelle norme constitutionnelle, dans le « dialogue constitutionnel », chacun
prend sa décision en fonction de la décision de l’autre. C’est là l’expression d’une véritable
interaction entre les organes, d’un dialogue dont l’objet porte sur la transformation du système
constitutionnel. Sachant que chacun des acteurs du dialogue se détermine en fonction
d’éléments propres – le juge intervient principalement ici au titre de gardien de la cohérence
de l’ensemble constitutionnel, le pouvoir de révision en qualité d’organe politique habilité à
produire du droit constitutionnel nouveau – le contenu de la révision apparaît in fine comme
le produit d’un échange contradictoire. Une telle réalité assouplit nettement la perspective
hiérarchique qui ramène le juge à un simple subordonné du pouvoir de révision.
293
Conclusion du chapitre II
En définitive, nous avons pu constater que l’interaction entre les organes de création et
d’application du droit constitutionnel opère effectivement sur un mode hiérarchique dès lors
que les premiers peuvent surmonter les décisions prises par les seconds.
Cependant, la réalité des relations qu’entretiennent le juge et le pouvoir de révision
imposent de relativiser la prégnance du modèle hiérarchique. En effet, nous avons observé
qu’une pratique dialogique règle les rapports du juge et du législateur constitutionnel. Mieux
que la hiérarchie, cette dialogique exprime une tension qui apparaît consubstantielle au
système constitutionnel entre la dynamique du changement et celle de la conservation. En sa
qualité de gardien de la cohérence du système constitutionnel, le juge s’impose comme un
interlocuteur du pouvoir de révision et instaure un dialogue, certes inégalitaire mais
néanmoins contradictoire, avec les organes de création des normes constitutionnelles.
294
CONCLUSION DU TITRE I
L’analyse du texte constitutionnel a permis de montrer que la hiérarchie est présente
dans la Constitution : elle structure le système constitutionnel, qui peut être décrit comme un
édifice composé de deux strates normatives où l’on distingue les normes primaires et les
normes secondaires. Pour autant, la hiérarchie au sein du système constitutionnel nous est
apparue tout à la fois neutralisée (lorsqu’on l’appréhende comme un rapport normatif), et
nettement relativisée (lorsqu’on l’envisage comme un rapport entre organes de création et
d’application du droit constitutionnel).
Ce constat en forme de contradiction prend acte des tensions qui traversent le système
constitutionnel. Une première tension apparaît entre la structure hiérarchique du système et le
principe démocratique tel qu’il est conçu par le juge constitutionnel. Ce dernier appréhende le
législateur constitutionnel comme un pouvoir souverain, et identifie la norme qu’il adopte à
l’expression directe de la souveraineté nationale. En conséquence, si le pouvoir de révision
intervient effectivement sur le fondement des normes constitutionnelles qui l’instituent, les
limites qu’elles lui imposent ne sont pas sanctionnées par l’organe juridictionnel. C’est dire
que le rapport hiérarchique, pris dans sa dimension coercitive, est neutralisé.
Parallèlement, on observe que la hiérarchie entre les organes de création et les organes
d’application juridictionnelle du droit se trouve nettement relativisée par une pratique
dialogique initiée par le juge. Dans cette mesure, il apparaît que le juge contrecarre les effets
de l’immunité normative de la loi de révision constitutionnelle. Cette pratique dialogique
signale une seconde tension, inhérente à tout système juridique, entre deux dynamiques : celle
du changement et celle de la conservation.
En définitive, l’unité du système constitutionnel doit être comprise comme une
cohésion entre ses éléments, produit d’un équilibre dynamique que le juge constitutionnel
maintient en imposant au besoin un dialogue contradictoire avec le pouvoir de révision.
295
Titre II.
LES MODALITES NON HIERARCHIQUES D’ARTICULATION ENTRE LES NORMES
CONSTITUTIONNELLES
On peut envisager la Constitution comme un système dans la mesure où sa mise en
œuvre juridictionnelle fait apparaître trois caractéristiques inhérentes à tout système : ses
composantes, les normes constitutionnelles, entretiennent entre elles des relations
dynamiques ; ces relations se concrétisent par des rapports d’articulation ; ces rapports
d’articulation organisent l’ensemble constitutionnel.
À titre principal, on rencontre deux types de relations normatives dans la Constitution :
l’opposition et l’interdépendance.
L’opposition renvoie à un conflit normatif qui s’analyse comme un conflit de résultat.
Contrairement à l’antinomie, directement identifiable par la confrontation d’énoncés
normatifs mutuellement incompatibles, le conflit de résultat apparaît lorsqu’on applique
simultanément deux normes aux énoncés mutuellement compatibles. Il n’y a pas d’antinomie
stricto sensu, mais un conflit potentiel qui se réalise, ou non, au gré des applications concrètes
des normes du système considéré. Le renvoi opéré par le Préambule de la Constitution de
1958 aux textes de 1789 et 1946 offre l’illustration la plus manifeste du potentiel de
contradictions que recèle la Constitution. Ces deux textes, traditionnellement décrits comme
reposant sur des valeurs opposées – l’une libérale, l’autre interventionniste –recèlent des
conflits potentiels entre les normes qu’ils formulent.
Le second type d’interaction entre les normes de la Constitution consiste en une
relation d’interdépendance. Il apparaît en effet que certains principes constitutionnels ont
acquis une importance particulière, non pas en tant qu’ils primeraient hiérarchiquement sur
les autres normes, mais parce qu’ils irradient, d’une certaine manière, l’intégralité du système
constitutionnel. Ce que le terme d’interdépendance entend décrire, c’est la relation entre ces
principes éminents et les normes qui en sont dérivées. Ces normes qu’on qualifiera
respectivement de « matricielles » et « dérivées » ne sont pas simplement juxtaposées, elles
sont prises dans une relation d’interaction : la norme dérivée trouve son « origine », sa source,
son fondement, dans la norme « matricielle » ; la norme « matricielle » est concrétisée,
précisée ou prolongée par la norme dérivée.
296
En toute hypothèse, pour la résolution d’un conflit, trois types de rapports
d’articulation sont disponibles : le rapport hiérarchique, le rapport de conciliation et le rapport
dérogatoire. Si, théoriquement, ces trois rapports d’articulation sont également à même de
résoudre un conflit de normes, nous verrons qu’en pratique, seuls les rapports de conciliation
(Chapitre I) et de dérogation (Chapitre II) sont à l’œuvre dans le système constitutionnel. La
relation d’interdépendance implique, elle aussi, un certain rapport d’articulation entre les
normes considérées : le rapport d’engendrement, qui formalise l’opération de déclinaison ou
de concrétisation d’une norme générale (Chapitre III).
Ces modalités non hiérarchiques d’articulation des normes constitutionnelles
participent activement à la régulation de l’ensemble. Elles organisent la Constitution.
297
Chapitre I.
La conciliation
En première approximation, la conciliation peut être définie comme une opération par
laquelle deux normes « en conflit » et de même valeur formelle sont appliquées
simultanément à une même espèce, au prix de concessions mutuelles. Une telle présentation,
encore incomplète, permet de souligner le lien – consubstantiel – que la conciliation entretient
avec le conflit normatif, entendu comme « conflit de résultat »913.
En effet, à l’instar de la hiérarchisation, la conciliation apparaît dans le conflit de
normes et, comme la hiérarchisation, elle se justifie par la nécessité de régler les
contradictions entre les normes. En d’autres termes, comme la hiérarchisation, la conciliation
constitue un rapport d’articulation susceptible de résoudre un conflit normatif914. Pour autant,
et contrairement à ce que soutient une large partie de la doctrine qui ramène l’opération de
conciliation à une hiérarchisation, les deux rapports d’articulation sont incompatibles.
La conciliation désigne en réalité un rapport d’articulation complexe entre les normes
constitutionnelles qui ne se borne pas, comme on pourrait le penser de prime abord, à la
détermination d’un strict équilibre dans les concessions imposées à chacune des normes
totalement ou partiellement contradictoires mais également applicables au cas d’espèce. La
limitation d’une norme par l’effet d’une autre relève également de l’opération de conciliation
dès lors que, même dans cette seconde hypothèse, le juge entreprend d’appliquer
simultanément toutes les normes en conflit et cherche à préserver un équilibre minimal entre
elles. Ces caractéristiques imposent de distinguer la conciliation de la hiérarchisation entre les
normes (Section I).
Outre l’opposition des méthodes entre une hiérarchie qui exclut la norme jugée non
conforme et la conciliation qui entreprend de toutes les appliquer, les deux rapports
d’articulation se distinguent dans leur logique et leur finalité. Alors que la hiérarchie vise à
garantir l’absence de contradiction entre les normes du système, la conciliation vise à
optimiser l’effectivité du système en garantissant l’application, dans des proportions variables
913
Sur cette notion, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions, th. cit., p. 113 ; ainsi
que A. Jeammeaud, Des oppositions de normes en droit privé interne, Thèse Lyon III, 1975. Voir aussi,
concernant les seules antinomies, O. Pfersmann, « Antinomies », Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 68
et s.
914
Pour une analyse fouillée de cette « fonction systémique » de la hiérarchie, v. D. de Béchillon, Hiérarchie des
normes et hiérarchie des fonctions, th. cit., p. 110 et s.
298
et différenciées, de toutes les normes qui le composent. À cet égard, l’analyse de l’opération
est riche d’enseignements sur le système constitutionnel. Elle permet de mettre au jour
l’émergence de véritables normes de conciliation, catégorie de normes qui s’analysent comme
le produit des nécessités du système et qui toutes assument une même fonction de limitation
des droits et libertés en vue de garantir l’effectivité globale du système constitutionnel
(Section II).
Section I.
L’opération de conciliation, une opération de hiérarchisation ?
On sait l’opération de conciliation inéluctable915. Le caractère subjectif des droits et
libertés ainsi que l’hétérogénéité des normes constitutionnelles916 impliquent leur
confrontation et la résolution de celle-ci par une mise en balance concrète des principes en
jeu. Parce qu’elle est casuistique917, l’opération de conciliation rend délicate sinon vaine toute
tentative de systématisation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pour autant, une
partie de la doctrine publiciste voit dans le caractère plus ou moins rigoureux du contrôle de la
conciliation le signe d’une protection variable des différentes normes en jeu, révélatrice d’une
véritable « hiérarchie matérielle ».
915
Ce point ne fait plus véritablement question et l’on constate aujourd’hui un consensus en doctrine. Voir,
notamment, D. Turpin, Contentieux constitutionnel, Paris, PUF, 1994, p.137-138 : « en France, les droits de
l’homme sont avant tout conçus comme des droits subjectifs, dont chaque titulaire apprécie l’importance
respective pour ce qui le concerne » ; ou encore B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des
droits fondamentaux, op. cit. p. 472 : « La structuration des droits fondamentaux implique nécessairement leur
absence de caractère absolu. Il est en effet dans la nature des droits fondamentaux d’être conciliables entre eux.
En effet un système juridique imposant des principes indérogeables, mais susceptibles par ailleurs d’entrer en
conflit dans l’hypothèse de leur concrétisation, aboutirait nécessairement à un blocage. À cet argument de pur
pragmatique s’ajoutent des arguments plus théoriques. Les droits et libertés fondamentaux se rattachent à des
idéologies et à des philosophies relatives à l’homme et à la société différentes. Les droits d’essence sociale
conduisent nécessairement à une limitation des droits d’essence libérale ».
916
Entendons par là qu’elles expriment des valeurs hétérogènes et potentiellement contradictoires. Le renvoi
opéré par le Préambule de la Constitution de 1958 aux textes de 1789 et 1946 constitue l’illustration la plus
manifeste du potentiel de contradictions que recèle la Constitution. Ces deux textes sont traditionnellement
décrits comme reposant sur des valeurs opposées : l’une libérale, l’autre interventionniste.
917
D. Rousseau, pour insister sur le caractère casuistique de la conciliation constitutionnelle, évoque une « “mise
en balance” concrète des principes constitutionnels », Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p.127.
299
Une telle thèse, à laquelle se rangent nombre d’auteurs (I), ne nous paraît pas décrire
juridiquement la portée de l’opération de conciliation. Si le rapport de conciliation donne
effectivement à voir une véritable différenciation entre les normes de la Constitution, il ne
s’agit pas là d’une authentique hiérarchie entre les normes (II).
§I.
La thèse de la hiérarchisation matérielle
Au sens où nous la mobilisons, l’expression hiérarchisation matérielle désigne une
hiérarchie appréhendée comme le fruit du travail du juge. Elle ne dériverait pas de la valeur
formelle des normes en présence, mais de leur régime juridique et précisément de la garantie
juridictionnelle que le juge leur accorde lorsqu’il contrôle la loi qui les met en œuvre. Dans
cette perspective, le contrôle plus ou moins rigoureux du juge, et partant, la marge de
manœuvre du représentant en la matière, révèle une protection plus ou moins forte des
différentes normes en jeu et s’analyse en une gradation hiérarchique.
Un tel raisonnement, qu’il convient d’exposer (A), doit être réfuté : l’opération de
conciliation entre les normes de la Constitution emporte certes une différenciation entre les
normes articulées, mais celle-ci n’équivaut nullement à une hiérarchisation jurisprudentielle
(B).
A. Une thèse largement admise
C’est dans la littérature administrativiste qu’on trouve les prémices de cette thèse de la
hiérarchie matérielle entre normes de valeur constitutionnelle, et plus précisément entre les
droits et libertés de rang constitutionnel. Cette origine apparaît clairement dans l’analyse de
B. Genevois qui, pour justifier sa position, rappelle que « l’idée d’une hiérarchie au sein des
libertés publiques n’est pas nouvelle en droit public. Elle fut exprimée devant le Conseil
d’État par le commissaire du gouvernement G. Michel dans ses conclusions sur le célèbre
arrêt Benjamin. Et de fait, la jurisprudence du Conseil d’État établit entre les libertés
publiques des différences fondées sur leur nature intrinsèque. Une remarque analogue peut
300
être faite, dans une certaine mesure, à propos de la jurisprudence du Conseil constitutionnel,
même si sur un plan formel, toutes les libertés constitutionnelles ont la même valeur
constitutionnelle »918. Cette différenciation, perçue par une partie de la doctrine comme une
hiérarchisation de fait entre les libertés protégées par le juge administratif contre les excès de
pouvoir administratifs, est abordée par les auteurs dans le cadre de l’exposé des « limites au
pouvoir de police »919 et donne lieu à une distinction entre les libertés publiques et les libertés
fondamentales920.
D’éminents auteurs se sont attachés à transposer cette idée en droit constitutionnel.
Faisant valoir que le Conseil constitutionnel assure une protection et une garantie
différenciées des droits fondamentaux en fonction de leur contenu, ils en déduisent plus ou
moins clairement l’existence d’une hiérarchie matérielle entre les normes constitutionnelles.
Le doyen Favoreu explique que seule une « liberté constitutionnelle de premier rang » est
susceptible « d’imprimer certaines limites au jeu des libertés ou droits fondamentaux. En ce
sens, l’obligation de conciliation qui impose au législateur de combiner entre eux les
différents principes et règles à valeur constitutionnelle s’opère par conditionnement des autres
918
B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 295, n° 477.
G. Vedel et P. Delvolvé, Droit administratif, Paris, PUF, 1992, T. II, p.701 et s.
920
Voir par exemple G. Vedel et P. Delvolvé, qui indiquent qu’« il faut introduire des nuances, car toutes les
libertés publiques ne sont pas mises sur le même pied par le législateur. Par exemple la liberté du commerce et
de l’industrie est exprimée en termes moins énergiques que la liberté de la presse ou de réunion ». Ainsi,
« lorsqu’il y a une liberté fondamentale, il faut même admettre que l’autorité de police n’est fondée à
réglementer ou à interdire que lorsqu’elle a épuisé tous les autres moyens », ibid., p. 703 et 709. On retrouve
cette distinction chez de nombreux auteurs, v. notamment J. F. Lachaume, Droit Administratif, Paris, PUF, 2002,
912 p., p. 331 « le raisonnement retenu dans l’arrêt Benjamin a également inspiré le juge à propos des mesures
de police atteignant des libertés moins bien définies et moins protégées par la loi, voire d’activités qui ne sont
pas érigées en libertés publiques par le constituant ou le législateur. Ici le juge laisse à l’autorité de police un
pouvoir de réglementation plus important » ou encore J. Morand – Deviller, Cours de Droit Administratif, Paris,
Montchrestien, 2003, 857 p., p. 566 : « les pouvoirs de police sont restreints lorsqu’ils s’appliquent à une liberté
définie et protégée par la loi (presse, culte, réunion, association). Ils sont renforcés lorsque les libertés sont moins
protégées ». La question semble aujourd’hui rebondir dans le cadre de la procédure du référé liberté de l’article
L521-2 CJA. L. Bugorgue-Larsen considère que « certaines décisions rendues par la Haute juridiction n’ont pas
manqué […] de relancer le débat classique de la hiérarchisation des libertés. La liberté d’entreprendre est […] au
cœur du débat. Reconnue comme une liberté fondamentale dès le 12 novembre 2001 dans l’affaire commune de
Montreuil-Bellay, et ce, dans le droit fil de la jurisprudence constitutionnelle, le juge administratif accorderait
cependant une “protection affaiblie” et à la liberté du commerce et de l’industrie (CE 26/03/02 Société Route
Logistique transport) et au libre exercice d’une activité professionnel (CE 15/03/02 Delaplace), autant de
composantes de la liberté d’entreprendre pour le Conseil d’État. Cette donne confirmerait ce que d’aucuns
avaient pu pressentir en considérant que le juge n’entendrait certainement pas placer toutes les libertés sur le
même plan, ne leur confèrerait pas la même protection ». En outre, la Haute juridiction administrative va « non
seulement, proprio motu, délimiter la frontière entre une liberté fondamentale et un droit garanti par la
constitution ou un principe et/ou un objectif à valeur constitutionnel, mais encore va le faire dans le cadre d’une
super-procédure qui octroie une super-protection aux libertés fondamentales concernées. On peut légitimement
se demander si, de facto, les “libertés constitutionnelles” ne vont pas se situer, du point de vue pratique, en deçà
des “libertés fondamentales” telles que décrétées par le juge administratif qui lui octroiera une protection
maximale dans des conditions de célérité exceptionnelle grâce à une saisine directe. Or, en contre point, les
libertés constitutionnelles, bien que déterminées et protégées par le juge constitutionnel ne le sont que dans le
cadre décidément bien étriqué du contrôle abstrait a priori », L. Bugorgue-Larsen, Libertés Fondamentales,
Paris, Montchrestien, 2003, pp. 29-30.
919
301
droits et libertés, qualifiés de second rang […] et non l’inverse »921. Cette interprétation s’est
vue relayée par des magistrats. Parmi eux, B. Genevois, alors secrétaire général du Conseil
constitutionnel, considère que « se fait jour progressivement au sein des principes une
hiérarchie matérielle »922 qui « serait […] fonction du degré de précision du principe en cause
et des tempéraments dont il est ou non susceptible de faire l’objet »923.
Dans un premier temps, trois éléments d’identification sont mis en avant pour
identifier les libertés de premier rang. Le mécanisme de l’autorisation préalable, celui de
« l’effet cliquet »924 ainsi que la dimension nationale de certaines libertés forment les éléments
constitutifs des libertés de premier rang925.
Ces premières tentatives de systématisation de la jurisprudence constitutionnelle, qui
apparaissent à partir de la fin des années quatre-vingt, ont été poursuivies jusqu’à nos jours926.
921
Louis Favoreu et alii., Doit Constitutionnel, op. cit., n° 1308. C’est au doyen Favoreu qu’on doit
l’introduction, dans le débat français, de la distinction entre des libertés de « premier rang » et celles de « second
rang » ; v. de l’auteur, « Les libertés protégées par le Conseil constitutionnel », in Conseil constitutionnel, Cour
européenne des droits de l’homme, sous la dir. de D. Rousseau et F. Sudre, Paris, STH, 1990, p. 33 ainsi que, en
collaboration avec L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 609. Notons que
l’auteur semble ensuite avoir pris position contre la théorie de la hiérarchie matérielle en affirmant qu’il « n’y a
pas de hiérarchie entre les droits et libertés fondamentaux », ibid., p. 800, n° 1220. L’affirmation n’a pas
empêché certains auteurs de lire dans la distinction proposée l’ébauche d’une hiérarchie matérielle. En ce sens,
H. Roussillon, Le Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, 2004, 163 p., p. 78.
922
B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 296. Voir aussi, F. Gazier, M. Gentot
et B. Genevois, « La marque des idées et des principes de 1789 dans la jurisprudence du Conseil d'État et du
Conseil constitutionnel », EDCE, n° 40, Rapport public, 1988, p.181.
923
B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op. cit., p. 197, n° 331. Tempéraments qui
varient en fonction « des contraintes pesant sur le législateur dans la mise en œuvre des droits et libertés :
prohibition des régimes d’autorisation préalable pour les libertés de premier rang ; prohibition des atteintes
excessives apportées aux situations existantes en matière de libertés publiques ; obligation pour le législateur de
ne pas rester en deçà de sa compétence ; limitation apportées au pouvoir d’abrogation des lois lorsqu’un droit
fondamental se trouverait privé de garanties légales », ibid., p. 166, n°284.
924
Sur l’effet cliquet en tant qu’il constitutionnalise une obligation de toujours mieux à l’endroit du législateur
lorsqu’il intervient en certaines matières, les professeurs Mathieu et Verpeaux, après avoir exposé les principes
directeurs de la conciliation, le décrivent comme un « élément de hiérarchisation », Contentieux constitutionnel
des droits fondamentaux, op. cit., p. 499 et s.
925
Pour une critique de ces critères, v. G. Merland, L’intérêt général dans la jurisprudence constitutionnelle,
Paris, LGDJ, 2004, 390 p., p. 312 et s. Retenons que les critères n° 1 et 2 se contredisent partiellement dans la
mesure où la prise en compte de l’interdiction d’autorisation préalable conduit, par exemple, à considérer la
liberté de communication audiovisuelle comme une liberté de second rang (v. C.C., n° 82-141 DC du 27 juillet
1982, Rec. p. 48) alors même qu’elle ne peut être réglementée par le législateur qu’en vue de la rendre plus
effective ou pour la concilier avec d’autres principes de valeur constitutionnelle (v., par exemple, C.C. n° 00-433
DC du 27 juillet 2000, Rec. p. 121). Par ailleurs, le troisième critère ne discrimine pas véritablement entre les
normes constitutionnelles puisqu’en l’appliquant, la seule liberté de second rang serait le droit de propriété.
926
Nombre d’auteurs mobilisent ces éléments comme critères d’identification. Ainsi, Henry Roussillon, lorsqu’il
met en question l’existence de « libertés de “premier rang” », considère qu’il « y aurait donc bien quelques
happy few, une sorte de “noyau dur”, des droits ou libertés de “premier rang” dont il est difficile d’arrêter la liste
mais dont on a quelques exemples » qu’il découvre à raison des trois éléments indiqués ; v. Le Conseil
constitutionnel, op. cit., p.75 et s.
Argumentation que déroule à l’identique l’ancien conseiller J. Robert lequel estime qu’« au travers des termes
utilisés pour traiter de l’une ou l’autre [libertés fondamentales / libertés ni générales ni absolues], l’analyste
302
D’autres critères de reconnaissance et de classification ont toutefois été mis en avant
dans la période récente : les droits et libertés de premier rang seraient reconnaissables à raison
de deux éléments cumulatifs. D’une part, la limitation que le législateur est susceptible de leur
apporter fait l’objet d’un contrôle strict de proportionnalité à l’objectif poursuivi. D’autre part,
cette limitation ne peut être le fait que d’un principe, objectif ou droit de niveau
constitutionnel. Par contraste, les droits et libertés de second rang peuvent se voir limiter par
un simple intérêt général, et cette limitation est soumise à un contrôle restreint de la
proportionnalité927. Ainsi la liberté individuelle, notamment garantie par l’article 66 de la
Constitution, appartiendrait à la catégorie des libertés de « premier rang » puisqu’elle satisfait
aux conditions précitées. On l’a trouve par exemple limitée par l’objectif de valeur
constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public dans une décision 562 DC du 21 février
2008 dans laquelle le juge opère un contrôle de stricte proportionnalité entre les moyens
employés par le législateur et le but visé928. Au contraire, le principe d’égalité devrait figurer
parmi les normes constitutionnelles de « second rang ». Aux termes d’un considérant de
principe auquel le juge constitutionnel est resté fidèle au cours des ans, ce principe « ne
s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce
qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que dans l’un et l’autre cas,
la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui
l’établit »929. Dans ce cadre, le juge ne censure que les différenciations de traitement
percevra bien le degré d’estime que le juge constitutionnel attribue à telle ou telle liberté » et reprend ces trois
critères en tant qu’« éléments essentiels » d’une liberté fondamentale ; v. Le juge constitutionnel, juge des
libertés, Paris, Montchrestien, 1999, p. 71 et s. Il s’agit « d’abord [de] l’interdiction faite au législateur de réduire
les garanties dont disposent les citoyens pour l’exercice de leurs libertés publiques essentielles […] Ensuite, les
libertés “fondamentales” s’accommodent mal d’un régime d’autorisation préalable […] Enfin, une liberté
“fondamentale” doit être appliquée de la même manière sur l’ensemble du territoire ; son exercice, ne saurait
dépendre des décisions éventuellement divergentes des collectivités territoriales. »
On la retrouve encore sous la plume de N. Molfessis qui distingue les droits et libertés de premier rang de ceux
de second rang, « les premiers faisant évidemment l’objet d’une protection supérieure aux seconds » et reprend
ces trois critères de reconnaissance ; v. « La dimension constitutionnelle des libertés et droits fondamentaux », in
Libertés et droits fondamentaux, sous la dir. de R. Cabrillac, M.-A. Frison Roche et T. Revet, Paris, Dalloz,
2004, pp. 77-95, p. 89.
927
À la suite de L. Favoreu, voir V. Goesel-le-Bihan, « Le contrôle de proportionnalité par le Conseil
constitutionnel », RFDC, 2007, p. 269 et s., spéc. pp. 270-287. Parmi les libertés de premier rang, l’auteur range
la liberté de communication et la liberté individuelle ; elle signale par ailleurs que « d’autres libertés, auxquelles
les lois soumises au Conseil n’ont toutefois porté aucune atteinte, pourraient s’y ajouter ». Au nombre des droits
et libertés de second rang figurent, selon l’auteur, le droit de propriété, le principe d’égalité, la liberté
personnelle, le droit à un recours effectif et le principe de séparation des pouvoirs.
928
C.C. n° 08-562 DC du 21 février 2008, JO, 26 février 2008, p. 3272. Le juge constitutionnel opère dans cette
espèce un contrôle approfondi de la proportionnalité de l’atteinte faite à la liberté individuelle sur le fondement
de l’objectif de sauvegarde de l’ordre public. Comme on le verra, il passe la loi au crible d’un test de
proportionnalité en trois étapes, vérifiant successivement l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité (au sens
strict) de la mesure législative.
929
C.C. n° 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60.
303
véritablement arbitraires, c’est-à-dire manifestement disproportionnées à l’objectif poursuivi
ou qui ne seraient pas justifiées soit par l’existence d’une différence de situation préexistante,
soit par un motif d’intérêt général930.
La thèse de la hiérarchie matérielle, dans sa version actualisée, paraît donc rendre
effectivement compte de la jurisprudence constitutionnelle. Cependant, quelque attrait qu’elle
puisse susciter, un certain nombre de critiques nous paraissent devoir lui être opposées.
B. Une thèse fragile
Contre cette thèse de la hiérarchie matérielle, deux séries de critiques peuvent être
avancées.
On peut d’abord souligner la relativité des classifications élaborées par les tenants
d’une hiérarchie matérielle. Elle révèle la subjectivité à l’œuvre dans ces constructions. Ainsi,
B. Genevois intègre, parmi les libertés de premier rang, la liberté individuelle, la liberté
d’opinion et de conscience ainsi que la liberté de la presse931. Louis Favoreu retranche la
liberté d’opinion et de conscience, mais ajoute la liberté d’association et la liberté
d’enseignement932 et D. Turpin assimile cette catégorie à l’ensemble des droits naturels et
imprescriptibles de l’Homme933. Une telle diversité marque la limite de l’entreprise de
systématisation de la jurisprudence du Conseil en matière de conciliation entre les normes
constitutionnelles. Comme le souligne à juste titre le Pr. Rousseau, ancien partisan repenti de
930
On peut cependant relever des décisions où le juge ne se livre pas au contrôle de l’existence de tels motifs.
Ainsi dans une décision n° 94-357 DC du 27 janvier 1995, Rec. p. 179, le juge se borne à vérifier que la
disposition prévoyant que le champ d’intervention des associations intermédiaires serait étendu aux personnes
sans emploi rencontrant des difficultés particulières d’insertion ne méconnaissait pas le principe d’égalité : « eu
égard aux difficultés et aux handicaps qui peuvent affecter l’insertion professionnelle des personnes
concernées » (cons. n°12). Sur cette question, v. F. Melin-Soucramanien, Le principe d'’égalité dans la
jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Economica - P.U.A.M, 1999, 397 p.
931
v. not. « La marque des idées et principes de 1789 dans la jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil
constitutionnel », art. cit., spéc. p. 181.
932
v. not. L. Favoreu et L. Philip, GDCC, Paris, Dalloz, 10ème éd., 1999, p. 615. Contra, à partir de l’édition de
2003, les auteurs considèrent que tous les droits et libertés peuvent faire l’objet d’un traitement privilégié,
rendant caduque la distinction.
933
D. Turpin, Contentieux constitutionnel, op. cit., p.146-147. Dans le même sens, mais sans référence à la
problématique de la conciliation, l’auteur distingue les libertés de l’esprit, de la personne, les libertés politiques
et les libertés économiques et sociales. Ces dernières « principalement issues du Préambule de 1946, […]
peuvent sembler “de second rang” car le Conseil constitutionnel, s’il s’y réfère souvent, a invalidé très peu de
lois pour les avoir méconnues, à l’exception du droit de propriété, fondé, lui, sur la Déclaration de 1789 »,
Libertés publiques et droits fondamentaux, Paris, Seuil, 2004, 622 p., p. 171.
304
cette hiérarchie substantielle, « pour être scientifique cette théorie devrait d’abord, puisqu’elle
est fondée sur les décisions du Conseil, conduire ses partisans à un accord sur la liste des
droits plus protégés que d’autres […]. Les désaccords [en la matière] […] sont préjudiciables
à la qualité et à l’autorité de la théorie, en ce qu’ils donnent clairement à voir la part de
subjectivité qui peut entrer dans sa construction »934.
En outre, le critère retenu est inopérant pour découvrir une hiérarchie juridique entre
les normes. La thèse de la hiérarchie matérielle fait dériver la valeur hiérarchique de la norme
constitutionnelle du régime juridique que le juge lui attache dans le cadre de l’opération de
conciliation. Une telle démarche apparaît doublement problématique.
On observe d’une part qu’elle relève d’une inversion de la logique juridique : celle-ci
commande en effet de déduire le régime juridique de la norme de son rang hiérarchique. En
d’autres termes, le régime suit le rang hiérarchique, et non l’inverse. Prenant le régime
juridique et notamment la protection contentieuse dont les normes constitutionnelles font
l’objet pour critère d’une hiérarchisation, elle inverse les données du problème et ne peut
prétendre découvrir une authentique hiérarchie juridique.
De plus elle assimile deux opérations absolument autonomes : il est conceptuellement
impossible de faire dériver une différenciation hiérarchique d’une opération de conciliation
pour la simple raison que la hiérarchie ne connaît qu’une solution en cas de conflit des normes
hiérarchisées : la suppression de la validité de la norme basse. Nous avons eu l’occasion
d’exposer que la hiérarchie désigne un rapport entre les normes relatif à leur validité : alors
que la norme haute constitue le fondement de la validité de la norme basse – relation que
décrit le rapport d’engendrement – la norme basse est soumise au respect des prescriptions de
la norme haute – relation qui décrit le rapport d’adéquation ou de conformité935. Par
conséquent, en cas de conflit entre deux normes de valeur hiérarchique différente, l'une d'elles
est radicalement préférée à l'autre ; entendons par là que la norme basse verra sa validité
supprimée936. Soulignons qu’une telle situation où une norme constitutionnelle perdrait sa
qualité de norme juridique – i.e. sa validité – en raison d’un irréductible conflit avec une autre
norme de la Constitution, ne se trouve jamais réalisée en droit constitutionnel positif, et
934
D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 131-132.
Pour une définition plus complète du rapport hiérarchique, cf. supra introduction générale, p. 1 et s.
936
En ce sens, le doyen Vedel expliquait que la relation hiérarchique « entraîne certains effets automatiques et
notamment l’invalidation de la norme de degré inférieur dans les cas où elle est contraire à la norme de degré
supérieur », G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789 dans le “bloc de constitutionnalité” », art. cit., p. 61.
935
305
surtout elle correspond à une situation où, justement, il ne s’agit plus d’une opération de
conciliation entre les normes contradictoires.
En définitive, ce que décrit cette thèse de la hiérarchie matérielle n’est pas une
hiérarchie juridique entre les normes937. Alors qu’en droit, la hiérarchie est un rapport
normatif tenant à la validité des normes, la thèse de la hiérarchie matérielle paraît décrire une
hiérarchie morale ou politique entre les normes constitutionnelles. De ce point de vue, elle est
parfaitement admissible. Le doyen Vedel affirme en ce sens que « toutes les dispositions de
valeur constitutionnelle n'ont pas la même importance ni la même dignité morale ou
politique »938. Nul ne contestera que la disposition prohibant la censure de la presse (art. 11 de
la Déclaration de 1789) peut être dite plus « importante » que celle interdisant le cumul de la
fonction ministérielle et d'un mandat parlementaire (art. 23 de la Constitution de 1958)939.
Pour autant, une telle hiérarchie matérielle, c’est-à-dire politique ou idéologique, ne traduit,
au monde du droit, qu’une simple différenciation entre les normes en cause.
§II.
La conciliation comme rapport d’articulation non hiérarchique
Comme l’explique G. Vedel, « dans les conflits entre les droits, libertés, principes,
objectifs de valeur constitutionnelle, le Conseil ne sacrifie jamais totalement l'un ou plusieurs
d'entre eux à l'un ou à plusieurs des autres »940. Telle est la configuration de la conciliation : il
ne s’agit pas d’exclure radicalement un principe au profit de l’autre, mais d’appliquer
simultanément les principes en cause au prix d’une certaine pondération. On peut donc
concevoir l’opération de conciliation comme une opération d’équilibrage entre normes
constitutionnelles opposées.
Encore faut-il préciser que l’équilibre garanti par les méthodes de contrôle employées
par le Conseil constitutionnel est un équilibre minimal (A), tant il apparaît que la conciliation
se concrétise fréquemment par la limitation d’une des normes au profit d’une autre. En toute
937
Les partisans de la thèse de la hiérarchie matérielle maintiennent d’ailleurs une certaine ambiguïté sur ce
terrain. B. Genevois notamment admet qu’on peut parler d’une « notion de hiérarchie de fait », v. son
intervention orale au Colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel, reproduite in La Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence, op. cit, p. 66.
938
G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789... », art cit., p. 53.
939
L'exemple est emprunté au doyen Vedel, ibid.
940
G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », art. cit., p. 85.
306
hypothèse, l’opération relève d’une différenciation non hiérarchique entre les normes
constitutionnelles (B). Déterminée au cas par cas à partir des données concrètes de l’espèce,
cette différenciation vise davantage à garantir l’effectivité globale du système constitutionnel
que sa cohérence formelle.
A. Le contrôle de la conciliation, garantie d’un équilibre minimal entre les normes
Par principe, il revient au législateur de concilier les normes constitutionnelles et au
juge constitutionnel de contrôler cette opération941. En réalité, par un phénomène de
glissement, ce dernier se trouve finalement conduit à émettre de véritables directives de
conciliation à l’adresse de l’organe législatif. De sorte que pour saisir la substance de ce
rapport d’articulation entre normes constitutionnelles, il faut au préalable comprendre les
ressorts du raisonnement juridictionnel. À cette fin, on peut distinguer deux grandes étapes
successives dans le contrôle de la conciliation législative.
Dans un premier temps, le juge vérifie l’effort de conciliation. À ce titre, toute atteinte
à la substance ou au « contenu essentiel » d’un des principes constitutionnels en cause
constitue le signe d’un déséquilibre : le législateur sort alors du cadre de l’exercice de la
conciliation. On dit qu’il « met en cause » ou « dénature » le principe constitutionnel, et son
œuvre encourt la censure juridictionnelle.
La décision 98-403 DC Loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions offre
une bonne illustration de ce mécanisme942. Saisi d’une loi d'orientation relative à la lutte
941
Voir notamment, C.C. n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Rec. p. 43, cons. n° 3 : « en vertu de l'article 34 de
la Constitution la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour
l'exercice des libertés publiques ; que, dans le cadre de cette mission, il appartient au législateur d'opérer la
conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des
libertés ne saurait être assuré ».
942
C.C. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Rec. p. 276. Cette technique de contrôle avait déjà fait l’objet d’une
application dans une décision n° 93-316 DC du 20 janvier 1993, Rec. p. 14. Dans cette décision, le juge
constitutionnel affirme qu' « en dépit des contraintes qu'elles comportent [les dispositions de la loi déférée] ne
restreignent pas la liberté d'entreprendre des agents économiques au point d'en dénaturer la portée » (cons. n°
30).
Pour des illustrations plus récentes, dans le sens de l’absence de dénaturation législative des principes
constitutionnels limités, v. C.C. n° 04-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116, cons n° 5 : « Considérant que, par
le troisième alinéa de l’article 72-2 de la Constitution, le constituant a chargé le législateur de définir « pour
chaque catégorie de collectivités » la part déterminante que doivent représenter ses ressources propres ; que le
législateur organique a retenu les trois catégories que sont les communes, les départements et les régions ; qu’il
leur a assimilé, pour l’application de la présente loi, les collectivités dotées d’un statut particulier, notamment
307
contre les exclusions, le juge constitutionnel est conduit à vérifier l’équilibrage législatif
opéré entre plusieurs exigences constitutionnelles. D'une part, celles découlant du Préambule
de la Constitution de 1946 et notamment de ses dixième et onzième alinéas943 qui posent les
principes de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de
dégradation (principe de valeur constitutionnelle) et la possibilité pour toute personne de
disposer d'un logement décent (objectif de valeur constitutionnelle). D’autre part, le droit de
propriété, proclamé par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, ainsi que le principe
d'égalité devant les charges publiques découlant de l'article 13 de la Déclaration. Le juge
rappelle que si le législateur peut – au titre de la mise en œuvre de l’objectif précité –
« apporter au droit de propriété les limitations qu'il estime nécessaires », celles-ci ne doivent
pas avoir « un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient
dénaturés »944. Or l’article 107 de la loi querellée, tel qu’interprété par le Conseil, impose au
créancier poursuivant de devenir propriétaire d’un bien immobilier au prix fixé par le juge. Le
dispositif contesté prévoit que dès réévaluation judiciaire de la mise à prix du logement
principal du débiteur, le créancier est déclaré adjudicataire de ce montant ce qui constitue,
selon le juge constitutionnel, une atteinte « au principe du libre consentement qui doit présider
à l'acquisition de la propriété indissociable de l'exercice du droit de disposer librement de son
patrimoine [alors] que ce dernier est lui-même un attribut essentiel du droit de propriété »945.
celles d’outre-mer ; qu’en agissant ainsi, il n’a pas dénaturé les dispositions précitées de l’article 72-2 de la
Constitution », nous soulignons.
v. aussi, C.C. n° 04-497 DC, préc., cons. n° 20 : « considérant que le reste de l’article critiqué, qui ne se borne
pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive
communautaire, ouvre le même droit d’accès aux décodeurs au bénéfice des éditeurs de services de télévision
diffusés en mode analogique visés à l’article 30 de la loi du 30 septembre 1986 ; qu’il reconnaît en outre à
l’ensemble des éditeurs, indépendamment de leur mode de diffusion, un droit d’accès aux guides électroniques
de programmes ; que l’un et l’autre de ces droits doivent s’exercer “dans des conditions équitables, raisonnables
et non discriminatoires” ; que l’article 70 ne crée pas d’obligation nouvelle de transport et de commercialisation
des programmes à la charge des distributeurs ; que le législateur a entendu concilier la liberté d’entreprendre et la
liberté contractuelle avec l’intérêt général s’attachant à la possibilité donnée aux éditeurs d’accéder aux
décodeurs des distributeurs, laquelle favorise la diversification de l’offre de programmes et la liberté de choix
des utilisateurs ; que la conciliation ainsi opérée n’est entachée d’aucun déséquilibre manifeste, ne porte pas
atteinte à la liberté d’expression et, en raison du caractère limité des contraintes techniques imposées aux
opérateurs concernés, ne dénature ni la liberté d’entreprendre ni la liberté contractuelle ; que, dans ces
conditions, les griefs dirigés contre le reste de l’article 70 sont infondés », nous soulignons.
943
Telles qu'elles ont été notamment explicitées par la décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995, Rec. p. 176,
spéc. cons. n° 5 et 6.
944
C.C. n° 98-403 DC, préc., cons. n° 7 : « considérant qu'il résulte de ce qui précède que, s'il appartient au
législateur de mettre en oeuvre l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute
personne de disposer d'un logement décent, et s'il lui est loisible, à cette fin, d'apporter au droit de propriété les
limitations qu'il estime nécessaires, c'est à la condition que celles-ci n'aient pas un caractère de gravité tel que le
sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ; que doit aussi être sauvegardée la liberté individuelle ».
945
v. C.C. n° 98-403 DC, préc., cons. n° 40 : « considérant que la mise en oeuvre du dispositif prévu par l'article
107 peut contraindre le créancier poursuivant à devenir propriétaire d'un bien immobilier sans qu'il ait entendu
acquérir ce bien au prix fixé par le juge ; qu'un tel transfert de propriété est contraire au principe du libre
consentement qui doit présider à l'acquisition de la propriété, indissociable de l'exercice du droit de disposer
308
Et le Conseil d’en déduire qu’une telle limitation apportée « à l'exercice du droit de propriété
[revêt] un caractère de gravité tel que l'atteinte qui en résulte dénature le sens et la portée de
ce droit »946.
Cette exigence de non-dénaturation d’un droit constitutionnellement reconnu est
consubstantielle à l’opération de conciliation. Comme limite apportée au pouvoir de concilier
et de limiter les droits et libertés constitutionnels, elle est la première manifestation
contentieuse de l’exigence d’équilibre entre les normes conciliées : si le législateur peut
limiter les conditions d’exercice d’un droit fondamental en vue de le concilier avec d’autres
impératifs de même valeur, il ne peut y déroger purement et simplement. Autrement dit, si la
conciliation peut emporter limitation d’une norme constitutionnelle, celle-ci ne peut jamais
avoir pour effet de la neutraliser.
Après s’être livré à la vérification de l’existence de la conciliation législative, le juge
contrôle sa bonne mesure au prisme du principe de proportionnalité947.
S’agissant du droit à l’emploi, le Conseil constitutionnel a fait, en 2002, la théorie
générale de la conciliation entre la mise en œuvre des principes économiques et sociaux du
Préambule de la Constitution de 1946 et le respect des libertés fondamentales948. Il explique
librement de son patrimoine ; que ce dernier est lui-même un attribut essentiel du droit de propriété ; que la
possibilité pour le créancier poursuivant d'abandonner les poursuites avant l'audience de renvoi, en application
du troisième alinéa de l'article 706-1, ne saurait être assimilée à une décision de ne pas acquérir celui-ci,
l'intention ainsi exprimée par le créancier de ne pas s'obliger procédant non de son libre consentement mais de la
contrainte d'éléments aléatoires ; que l'abandon des poursuites par le créancier est en outre de nature à faire
obstacle au recouvrement de sa créance ; qu'en conséquence, […] de telles limitations apportées à l'exercice du
droit de propriété revêtent un caractère de gravité tel que l'atteinte qui en résulte dénature le sens et la portée de
ce droit », souligné par nous.
946
ibid.
947
Sur ce principe, v. G. Drago, « La conciliation entre principes constitutionnels », D., 1991, Chron., p. 267 et
s. ; M. Fromont, « Le principe de proportionnalité », AJDA, 1995, n° spécial, p. 156 et s. ; X. Philippe, Le
contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative française, Paris,
Économica, 1990, 541 p. ; D. Turpin, « Le traitement des antinomies des droits de l’homme par le Conseil
constitutionnel », Droits, n° 2, 1985, p. 94 et s. ; G. Xynopoulos, Le contrôle de proportionnalité dans le
contentieux de la constitutionnalité en France, Allemagne et Angleterre, Paris, LGDJ, 1995, 463 p., du même
auteur, « Proportionnalité », in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 1253 et s..
Sur la proportionnalité en droit constitutionnel, v. G. Braibant, « Le principe de proportionnalité », in Le juge et
le droit public. Mélanges offerts à Marcel Waline, Paris, LGDJ, 1974, T. II, p. 297 et s. ; V. Goesel-le-Bihan,
« Réflexions iconoclastes sur le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », RFDC,
1997, p. 227 et s., « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d’une théorie
générale », RFDC, 2001, p. 67 s., ainsi que « Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil
constitutionnel : figures récentes », RFDC, 2007, p. 269 et s. ; J. Ziller, « Le principe de proportionnalité »,
AJDA, 1996, n° spécial, p. 185 et s.
948
C.C. n° 01-455 DC du 12 janvier 2002, Rec. p. 49, cons. n° 46. En l’espèce le juge considère que le cumul des
contraintes nées de la nouvelle définition du licenciement économique par l’article 107 de la loi examinée faisait
peser une telle charge à l’entreprise – le licenciement n’était autorisé qu’à la condition que la pérennité de
l’entreprise soit en jeu – que « le législateur a porté à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement
309
« qu’il incombe au législateur, dans le cadre de la compétence qu’il tient de l’article 34 de la
Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, d’assurer la mise
en œuvre des principes économiques et sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, tout
en les conciliant avec les libertés constitutionnellement garanties ; que, pour poser des règles
propres à assurer au mieux, conformément au cinquième alinéa du Préambule de la
Constitution de 1946, le droit pour chacun d’obtenir un emploi, il peut apporter à la liberté
d’entreprendre des limitations liées à cette exigence constitutionnelle, à la condition qu’il n’en
résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi »949.
Depuis lors, la jurisprudence française, inspirée de la méthode allemande950, a
enregistré une nette évolution dans le sens d’un approfondissement du contrôle.
Dans une décision en date du 21 février 2008, le Conseil constitutionnel expose les
termes d’un contrôle maximum de la proportionnalité de la mesure examinée. L’examen
portait sur la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale
pour cause de trouble mental951 qui reposait juridiquement sur une conciliation législative
entre la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions,
toutes deux nécessaires à la sauvegarde des droits et des principes de valeur constitutionnelle
et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, spécialement la liberté
individuelle qui résulte de l’article 66 de la Constitution. Au titre du contrôle du juste
équilibre entre les impératifs constitutionnels en cause, le Conseil entreprend de vérifier que
la rétention de sûreté satisfaisait à une triple exigence d’adéquation, de nécessité et de
proportionnalité au sens strict952.
excessive au regard de l’objectif poursuivi de maintien de l’emploi » (cons. n° 50). En conséquence de quoi, le
juge censure l’article en question.
949
Ce considérant de principe est repris à l’identique dans le cons. n° 24 de la décision n° 04-509 DC du 13
janvier 2005, Rec. p. 33.
950
Concernant le contrôle de proportionnalité en droit Allemand, v. R. Arnold, « Le droit fondamental à la sûreté
dans la Constitution d’Allemagne fédérale », RFDA, 1996, p. 1182 et s.
951
C.C. n° 08-562 DC, préc. Sur cette décision, v. P. Cassia, « La rétention de sûreté : une peine après la
prison », Commentaire, 2008, p. 569 et s. et « La Constitution malmenée », Esprit, 2008 (344), p. 188 et s. ; R.
Bousta, « Jurisprudence du Conseil constitutionnel : une avancée “a minima” (à propos de la décision n° 2008562 DC du 21 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause
de trouble mental) », LPA, n° 121, 17 juin 2008, p. 7 et s. ; F. Chaltiel, « La réforme de la justice devant le
Conseil constitutionnel : la loi, encadrée, dans l'ensemble validée, partiellement censurée », LPA, n° 58, 20 mars
2008, p. 3 et s. ; Y. Mayaud, « La mesure de sûreté après la décision du Conseil constitutionnel n° 08-562 DC du
21 février 2008 », Dalloz, 2008, p. 1359 et s.
952
Voir le cons. n° 13 de la décision où le juge affirme, qu’en introduisant un dispositif dit de rétention de sûreté
et de surveillance de sûreté, le législateur doit « respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de
1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne
soit nécessaire ». Le Conseil souligne ensuite « qu’il incombe en effet au législateur d’assurer la conciliation
entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de
valeur constitutionnelle et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu’au nombre de
celles-ci figurent la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la
310
En ce domaine particulièrement sensible, la conciliation législative n’est validée par le
juge qu’à l’issue d’un « test de proportionnalité » en trois étapes. La mesure doit être
adéquate, c’est-à-dire appropriée ou adaptée au but recherché par le législateur ; elle doit être
nécessaire, ce qui signifie qu’elle ne doit pas excéder ce qu’exige la réalisation du but
poursuivi et que cet objectif ne pouvait être atteint par d’autres moyens moins attentatoires à
la liberté. Elle doit enfin être proportionnée au sens strict : elle ne doit pas, par les charges
qu’elle crée, être hors de proportion avec le résultat recherché.
Dans cette espèce, le juge constitutionnel exerce un contrôle qui embrasse l’intégralité
de l’équilibrage opéré par le législateur entre principes constitutionnels antagonistes. Ce
faisant, le juge est nécessairement conduit, à son corps défendant, sur le terrain délicat du
contrôle des motifs, de leur légitimité et partant de l’opportunité de la mesure législative. Il
convient cependant de saisir cette démarche juridictionnelle dans son intégralité : si le pouvoir
d’appréciation de l’organe législatif s’en trouve affecté et avec lui la répartition symbolique
des compétences entre un représentant et un juge qui s’évertue à répéter qu’il ne dispose pas
d’un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du législateur, il importe de souligner
que l’organe juridictionnel intervient dans le but de préserver l’effectivité globale du système
constitutionnel. Cette effectivité a partie liée avec l’efficacité des normes constitutionnelles,
c’est-à-dire leur application réelle953. Or, lorsque le juge contrôle strictement la
proportionnalité de l’atteinte qui est faite à l’une des normes du système sur le fondement
d’une autre norme du système, il garantit un niveau minimal d’application de chacune des
normes en conflit et entreprend de toutes les appliquer. Une telle opération apparaît exclusive
de toute hiérarchisation qui implique, par hypothèse, l’exclusion d’une des normes en conflit.
Au total, la conciliation peut consister en une limitation d’une ou de plusieurs des
normes constitutionnelles en présence. En toute hypothèse, le contrôle opéré par le juge
constitutionnel vient garantir que celles-ci ne sont jamais privées de toute portée et que
l’atteinte qui leur est faite reste proportionnée à l’objectif poursuivi. En d’autres termes, le
maintien d’un relatif équilibre entre les normes conciliées interdit d’assimiler ce rapport
d’articulation à une relation hiérarchique, mais n’empêche pas de constater une véritable
différenciation entre les normes.
Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l’article 66 de la Constitution confie la protection à
l’autorité judiciaire ; que les atteintes portées à l’exercice de ces libertés doivent être adaptées, nécessaires et
proportionnées à l’objectif de prévention poursuivi », nous soulignons.
953
G. Cornu, Vocabulaire Juridique, Paris, PUF, 2005, l’efficacité est présentée comme le synonyme de
l’effectivité « mais le terme a un sens plus étroit », p. 339. On peut aussi distinguer entre les deux termes : le
terme efficacité désignant l’application réelle de la norme et celui d’effectivité son aptitude à réaliser sa fonction.
311
B. Une opération de différenciation non hiérarchique entre les normes
Les termes employés par le Conseil constitutionnel expriment éloquemment cette
différenciation. Ainsi le juge qualifie la liberté de communication de « liberté d’autant plus
précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et
libertés et de la souveraineté nationale »954. Une telle assertion mérite d’être rapprochée de
l’affirmation traditionnelle faisant état de « libertés qui ne sont ni générales ni absolues [et
qui] ne peuvent exister que dans le cadre d’une réglementation instituée par la loi »955.
En outre, les éléments permettant, selon certains auteurs, de signaler une hiérarchie
matérielle, dont on a vu qu’elle était juridiquement inconstructible, trouvent ici à s’appliquer
de manière opportune. Chacun à leur manière, les éléments permettant l’identification de
droits et libertés de premier rang permettent de poser les bases d’une authentique
différenciation entre les normes constitutionnelles. Au risque de se répéter, rien n’interdit
d’admettre que le juge constitutionnel tienne la liberté individuelle pour plus importante que
le droit de propriété, le principe d’égalité ou encore le principe de séparation des pouvoirs. La
jurisprudence récente incline d’ailleurs en ce sens, qui applique pour la première fois un
contrôle total de la proportionnalité – nécessité, adéquation, proportionnalité – à l’examen de
la loi sur la rétention de sûreté instituant un dispositif éminemment attentatoire à la liberté
individuelle et ses démembrements956. En contre point, le juge n’exerce traditionnellement
qu’un contrôle minimum des discriminations instituées par le législateur – dès lors cependant
qu’elles n’interviennent pas dans un domaine où la Constitution prohibe expressément toute
atteinte au principe d’égalité.
On trouve là les principales marques d’une préférence accordée par le juge à telle ou
telle norme constitutionnelle. Mais préférer n’est pas hiérarchiser. Deux séries d’observations
permettent de le démontrer.
Première observation : la conciliation repose sur un raisonnement finaliste qui
s’articule à partir des données concrètes de l’espèce : c’est essentiellement à partir de la
situation que va créer l’opération de conciliation que le juge raisonne. On peut dire qu’elle est
954
C.C. n° 84-141 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p. 78.
C.C. n° 82-141 DC, 27 juillet 1982, Rec. p. 48.
956
C.C. n° 08-562 DC, préc.
955
312
empirique dans son esprit et casuistique dans sa méthode. Nombre d’exemples pourraient être
cités à titre d’illustration. Mentionnons la décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006 dans
laquelle le juge examine la loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant diverses
dispositions relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers957. Le dispositif contrôlé permet
aux services de police, de gendarmerie ou des douanes de mettre en œuvre « des dispositifs
fixes ou mobiles de contrôle automatisé des données signalétiques des véhicules prenant la
photographie de leurs occupants, en tous points appropriés du territoire » et prévoit que
« l’emploi de tels dispositifs est également possible par les services de police et de
gendarmerie nationales, à titre temporaire, pour la préservation de l’ordre public, à l’occasion
d’événements particuliers ou de grands rassemblements de personnes, par décision de
l’autorité administrative ». Il précise enfin que les données collectées peuvent faire l’objet
d’un traitement automatisé. Au terme d’un examen minutieux des garanties prévues par le
législateur958, ce dispositif qui vient limiter la liberté individuelle, la liberté d’aller et venir et
le respect de la vie privée sur le fondement de l’objectif de préservation de l’ordre public959
est validé par le juge.
On saisit la dimension casuistique et empirique de la conciliation : que manque l’un
des éléments recensés par le juge et l’équilibrage pouvait paraître insatisfaisant, entraînant la
censure du dispositif. Si l’on peut donc dire qu’en l’espèce, et en l’espèce seulement,
l’objectif de maintien de l’ordre public est préféré au respect de la liberté individuelle, on ne
saurait en déduire l’existence d’une primauté hiérarchique. En effet, la préférence accordée
étant conditionnée par les données concrètes de l’espèce, elle est précaire et réversible. Ce
957
C.C. n° 05-532 DC du 19 janvier 2006, Rec. p. 31. Voir le cons. n° 18 : « considérant, en troisième lieu, qu’il
appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public,
notamment à la sécurité des personnes et des biens, et la recherche d’auteurs d’infractions, toutes deux
nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, l’exercice des
libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure le respect de la vie privée ».
958
Le juge note que « les enregistrements seront effacés au bout de huit jours si les caractéristiques permettant
l’identification des véhicules, ainsi collectées, ne figurent ni dans le fichier national des véhicules volés ou
signalés, ni dans la partie du système d’information Schengen relative aux véhicules ; que les critères de cette
recherche seront les caractéristiques des véhicules et non les images des passagers ; que les données n’ayant pas
fait l’objet d’un “rapprochement positif” ne pourront être consultées pendant ce délai, sous réserve des besoins
résultant d’une procédure pénale ; que seules les données ayant fait l’objet de ce rapprochement seront
conservées ; que la durée de cette conservation ne pourra alors excéder un mois, sauf pour les besoins d’une
procédure pénale ou douanière ; que seuls auront accès au dispositif, dans les limites ci-dessus décrites, des
agents des services de la police et de la gendarmerie nationales individuellement désignés et dûment habilités ;
que les traitements automatisés des données recueillies seront soumis aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978
susvisée », ibid., cons. n° 20.
959
ibid, cons. n° 19 : « considérant qu’en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu, d’une
part, prévenir et réprimer le terrorisme et les infractions qui lui sont liées, d’autre part, faciliter la constatation
des crimes, des infractions liées à la criminalité organisée, du vol et recel de véhicules et de certains délits
douaniers ; qu’il leur a également assigné comme finalité la recherche des auteurs de ces infractions ».
313
caractère casuistique et réversible de la préférence accordée à telle ou telle norme est
incompatible avec l’univocité de la hiérarchie entre les normes.
À cet égard, il faut rappeler que si la relation hiérarchique se donne comme un mode
de résolution des conflits, le principe hiérarchique constitue l’instrument privilégié d’une
taxinomie entre les normes d’un ordre juridique. Ce sont là les deux aspects de la hiérarchie
entre les normes : d’un point de vue statique, la hiérarchie est un principe de classement ; d’un
point de vue dynamique, elle est un rapport normatif, une relation de validité entre les normes.
Quel que soit le point de vue retenu, l’univocité est consubstantielle à la hiérarchie. Même en
laissant de côté le rapport de validité, si les mots ont un sens, la dimension classificatoire de la
hiérarchie entre les normes impose que le rapport hiérarchique soit irréversible et constant.
Les deux rapports d’articulation apparaissent donc incompatibles.
Seconde observation : la conciliation apparaît gouvernée par le principe d’optimisation
de l’effectivité du système constitutionnel. Ce qu’on veut souligner ici, c’est la dimension
transactionnelle de l’opération de conciliation qui repose sur une logique du dialogue entre les
principes articulés. Même lorsque la conciliation emporte la limitation d’une norme par
l’application d’une autre, la logique à l’œuvre peut être ramenée à l’image d’un dialogue entre
les principes, dès lors qu’aucune des normes constitutionnelles en présence n’est mise en
situation de déroger à l’autre960. À cet égard, il convient surtout de noter que la conciliation
peut aussi consister en une véritable méthode combinatoire. La décision dite « sécurité et
liberté »961 rend compte de cette dimension combinatoire. On y lit que « la recherche des
auteurs d’infractions et la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la
sécurité des personnes et des biens, sont nécessaires à la mise en œuvre de principes et de
droits ayant valeur constitutionnelle ; que la gêne que l’application des dispositions précitées
de l’alinéa 1er peut apporter à la liberté d’aller et venir n’est pas excessive, dès lors que les
personnes interpellées peuvent justifier de leur identité “par tout moyen” et que, comme le
texte l’exige, les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons
motivant l’opération sont en fait réunies ». Les deux principes s’enchevêtrent : si la solution
paraît faire prévaloir la sécurité des personnes, c’est parce que cet élément intervient comme
instrument de la réalisation pratique du principe opposé de la liberté individuelle.
Cet alliage des principes, vecteur de l’optimisation du système constitutionnel, est
étranger à la hiérarchie entre les normes qui relève d’une logique unilatérale et coercitive.
960
961
Sur ce rapport de dérogation, v. infra Chapitre III, p. 334 et s.
C.C n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, Rec. p. 15.
314
Alors que la hiérarchie, prise comme rapport d’articulation, cherche à évacuer de l’ordre
juridique les normes qui ne s’intègrent pas dans un certain rapport d’adéquation avec d’autres,
la conciliation repose toujours sur le dosage des sacrifices et l’application commune des
principes contradictoires. On trouve là une nouvelle expression de l’opposition entre
conciliation et hiérarchie : alors que la seconde – « véritable police de l’ordre juridique »962 –
vise à maintenir une cohésion en garantissant, dans l’hypothèse d’un conflit normatif, « le
respect du principe de non-contradiction par le retrait de la norme hiérarchiquement
inférieure »963 ; la conciliation n’exclut jamais, elle vise à surmonter le conflit avec pour seul
objectif d’atteindre le seuil « où la somme du respect des principes constitutionnels est la plus
forte »964. La hiérarchie exclut pour maintenir l’unité et la cohérence du système entendue
comme l’absence de contradiction entre les normes, la conciliation surmonte les
contradictions par l’application simultanée des normes opposées pour garantir l’effectivité du
système.
En définitive, le contrôle de l’opération de conciliation donne à voir une simple
différenciation et non une hiérarchisation entre les normes de la Constitution, pour la simple
mais décisive raison que ces deux modes d’articulation sont incompatibles. Au travers de
l’opération de conciliation, c’est l’effectivité des normes en conflit que le juge recherche et
celle du système constitutionnel global qui se joue. À cette fin, l’organe juridictionnel use de
normes objectives et non-écrites, qui interviennent pour assurer le bon fonctionnement du
système constitutionnel. Ce sont des normes de conciliation.
962
J. Chevallier, « L’ordre juridique », art. cit., p. 17.
ibid.
964
J. – M. Blanquer explique en ce sens qu’« on assiste à ce qu’un économiste appellerait une optimisation de
l’ordre constitutionnel, c’est-à-dire la recherche d’une situation où la somme du respect des principes
constitutionnels est la plus forte », « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel », art. cit., p. 235.
963
315
Section II.
L’émergence de normes de conciliation dans le système constitutionnel
Tel que nous l’employons, le concept d’émergence, exploité en doctrine pour décrire
certains éléments de l’ordre juridique965, trouve son origine dans la théorie générale des
systèmes966. Édgar Morin a particulièrement insisté sur cette caractéristique des systèmes dits
complexes. Selon l’auteur, « l’organisation en système produit des qualités ou propriétés
inconnues des parties conçues isolément : les émergences »967. On peut ainsi expliquer la
liquidité de l’eau qui ne résulte pas de la simple association de l’hydrogène et de l’oxygène
mais « émerge » de son organisation moléculaire968. De même, les propriétés de l’être vivant
sont inconnues à l’échelle de ses constituants moléculaires pris isolément, elles émergent dans
et par cette organisation et rétroagissent sur les molécules constitutives de cette
organisation969.
Au monde du droit, on peut identifier deux types d’émergences970. Des émergences
globales d’abord : elles correspondent aux « lois de [la] structure fondamentale »971 du
système juridique. Ce sont les principes de base permettant de gérer les rapports normatifs et
le fonctionnement du système juridique, parmi lesquels on trouve au premier chef les rapports
d’articulation entre les normes972. À ce titre, le principe de l’articulation hiérarchique entre les
normes de l’ordre juridique n’apparaît nulle part formellement énoncé et n’a jamais été
décrété par une quelconque autorité sous la forme d’une règle impérative. Or c’est bien sur le
mode impératif qu’il fonctionne et justifie tous les contrôles de conformité de norme à
norme973. À ces émergences globales, on peut ajouter des émergences locales qui désignent les
965
Voir spéc. D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », in Les défis de la complexité. Vers un
nouveau paradigme de la connaissance ?, sous la dir. de D. de Béchillon, Paris, L’Hamattan, 1994, 211 p., p. 33
et s. ; J. Chevallier, « L’ordre juridique », art. cit., spéc. p. 14 ; F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les
paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992, 268 p., p. 106 et s.
966
Telle qu’elle a pu être formulée par L. von Bertallanfy, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1993,
328 p., spéc. p. 53 et s. et surtout É. Morin, La méthode I., La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, p. 101116.
967
É. Morin, « Complexité : les défis de la méthode », in É. Morin et J. – L. le Moigne, Intelligence de la
complexité, Paris, L’Harmattan, 1999, 332p., p. 128.
968
É. Morin, La Méthode I, op. cit., p. 107.
969
É. Morin, « Complexité : les défis de la méthode », art. cit., p. 129.
970
La distinction est proposée par D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit., p. 36 et s.
971
ibid., p. 36.
972
On pourrait ajouter l’ensemble des principes tirés de la nécessité de surmonter les contradictions entre les
normes, d’atteindre un certain niveau de cohérence et de rationalité ou encore le principe d’une organisation
globalement hiérarchique. Autant de mode de régulation du système jamais énoncés en tant que tels. En ce sens,
D. de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe ? », art. cit., p. 36-37.
973
Sur ce point, cf. l’introduction générale de la présente étude.
316
principes de fonctionnement et de régulation des sous-systèmes de l’ordre juridique. Aucune
norme constitutionnelle974 n’institue un rapport d’articulation entre les normes de la
Constitution, ni de mode de résolution des conflits susceptibles de surgir en son sein. Celles-ci
sont pourtant articulées et l’on constate même la présence de normes dont c’est la raison
d’être.
Dans cette perspective, nous soutenons que l’intérêt général et les objectifs de valeur
constitutionnelle, ensemble de normes non écrites mobilisées par les organes constitutionnels
dans le cadre de l’opération de conciliation, forment une catégorie de normes émergentes. Si
plusieurs raisons militent en faveur de la distinction entre intérêt général et objectif de valeur
constitutionnelle, il convient de garder à l’esprit la profonde unité des deux catégories975. En
effet, on peut soutenir que, les objectifs de valeur constitutionnelle expriment toujours la
poursuite d’un intérêt général spécifié976. Autrement dit, l’intérêt général fait figure de norme
objective générique susceptible de se concrétiser dans plusieurs types de normes de valeur
constitutionnelle977. En outre et surtout, toutes deux constituent des normes de régulation du
système qui paraissent nécessaires à son fonctionnement.
Sécrétées par le système constitutionnel pour le système constitutionnel, ces normes
n’apparaissent à aucun endroit des textes constitutionnels978. Par ailleurs, la simple
juxtaposition des normes constitutionnelles ne peut expliquer leur genèse. On peut donc
974
Sous réserve de ce qui a déjà été écrit sur l’article 89.5 C dont on sait qu’il formalise implicitement une
différenciation hiérarchique entre les normes constitutionnelles sans poser à proprement parler un principe
d’articulation entre les normes de la Constitution. v. supra Partie II, Titre I, Chapitre I, p. 208 et s.
975
En sens contraire, v. B. Mathieu considère que les « objectifs de valeur constitutionnelle sont de deux ordres,
soit ils se rattachent à la notion d’intérêt général, soit ils visent des droits sociaux de créance », « Chronique de
jurisprudence constitutionnelle », LPA, 21 septembre 1999, n° 188, p. 13.
976
En ce sens, v. G. Merland, L'intérêt général dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ,
2004, 389 p., p. 128.
977
Citons à titre d’illustration, le principe de continuité du service public qui est un principe de valeur
constitutionnelle (C.C. n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, Rec. p. 33) ou encore la mise en œuvre d’une politique
de solidarité nationale en faveur de la famille qui est une exigence constitutionnelle résultant des al. 10 et 11 du
Préambule de la Constitution de 1946 (v. C.C. n° 97-393 DC du 18 décembre 1997, Rec. p. 320).
978
Sans (nécessairement) se référer à un texte précis, le Conseil constitutionnel – et avec lui le Conseil d’État –
utilise comme norme de son contrôle des « objectifs de valeur constitutionnelle » tels la sauvegarde de l’ordre
public, le respect de la liberté d’autrui, la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels, la possibilité de disposer d’un logement décent, l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi ou encore,
entre autres, la lutte contre la fraude fiscale. Cette catégorie de normes constitutionnelles est d’apparition tardive
et progressive. En ce sens, B. Genevois précise qu’elle est annoncée par la décision des 19 et 20 janvier 1981
(80-127 DC, Rec. p. 15) qui fait référence à l’ordre public sans le qualifier expressément d’objectif à valeur
constitutionnelle. L’expression apparaît le 27 juillet 1982, dans une décision 141 DC (Rec. p. 48) relative à la loi
sur la communication audiovisuelle qui mentionne les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la
sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des
courants d’expression sociaux-culturels. Voir B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel…, op.
cit., n° 342 et 360.
317
considérer que ces normes de conciliation constituent le produit des nécessités du système et
forment une propriété nouvelle du système dont l’existence dérive de leur fonction.
Appliquer une grille de lecture tirée du paradigme de la complexité et accepter de
traiter des normes constitutionnelles objectives comme des normes émergentes, c’est-à-dire
des éléments dont l’apparition trouve son explication dans les nécessités du système, nous
paraît emporter au moins deux avantages.
D’une part, cela permet de dépasser le débat, essentiellement critique et – nous
semble-t-il – finalement vain, relatif aux pouvoirs d’un juge évidemment producteur de droit
constitutionnel et titulaire d’un irréductible pouvoir discrétionnaire dans le cadre de son
contrôle. Soutenir que ces normes sont le produit du système en tant qu’elles sont nécessaires
à son bon fonctionnement et à son effectivité permet d’éluder le débat sur la légitimité du
juge.
D’autre part, cette perspective implique de traiter ces normes pour ce qu’elles sont :
des « normes de structure » du système constitutionnel979. Normes de conciliation, elles
interviennent essentiellement en vue de limiter les droits et libertés constitutionnels et ont
pour seule raison d’être d’assurer l’effectivité globale du système (§II). Produites par et pour
le système, elles ne trouvent à s’appliquer qu’au sein de ce système et sont donc, par principe,
inapplicables aux particuliers. Leur normativité est, en ce sens, limitée (§I).
§I.
La normativité limitée des normes de conciliation
Sans doute existe-t-il des degrés dans la normativité980. On parlera ici de normativité
limitée pour signaler l’une des caractéristiques majeures des normes de conciliation du
979
Entendons par là qu’elles sont des normes de régulation et de structuration du système constitutionnel en tant
qu’elles assument une fonction de limitation des droits et libertés constitutionnels et interviennent à ce titre
comme normes de conciliation au service de l’effectivité du système constitutionnel. L’expression « norme de
structure » a pour seul objectif de souligner la dimension systémique de ces normes : c’est au travers des
fonctions qu’elles assument dans le système constitutionnel que leur étude peut-être menée.
980
Sur cette question, fondamentale tant au plan théorique que pratique et spécialement contentieux, v. D. de
Béchillon, Qu’est ce qu’une règle de droit, op. cit., spéc. pp. 190-195 et 222-225 ; B. Mathieu, La loi, Dalloz,
Connaissance du droit, 1996, spéc. pp. 98-104 ; C. Bergeal, Savoir rédiger un texte normatif. Loi, décret, arrêté,
circulaire, Paris, Berger-Levrault, 1997, spéc. p. 94 ; J.-L. Bergel, « Les formulations d’objectifs dans les textes
législatifs. Essai de synthèse », Cahiers de méthodologie juridique n° 4, RRJ, 1989, p. 975 et s., spéc. pp. 975 à
318
système constitutionnel : leur force contraignante est relative ; leur vocation à déterminer les
conduites est limitée981. Ainsi, les objectifs de valeur constitutionnelle, à l’instar de l’intérêt
général, sont insusceptibles d’application autonome et ne forment pas une nouvelle catégorie
de droits ou de libertés. Contrairement à ces derniers, ils n’ont pour destinataires que les
pouvoirs publics pris comme producteurs de normes générales. En conséquence, ces objectifs
ne devraient pas être directement sanctionnés par le juge ordinaire : en tant que tels, ils ne
sont pas justiciables982.
Si la jurisprudence judiciaire (A) et administrative (B) trahit quelques hésitations face
aux objectifs de valeur constitutionnelle, elle tend, à un certain nombre d’exceptions près, à
ne sanctionner ces objectifs qu’en tant qu’ils font l’objet d’une mise en œuvre législative983.
A. L’inapplicabilité directe des objectifs de valeur constitutionnelle dans la
jurisprudence judiciaire
La jurisprudence judiciaire fait montre de certaines hésitations dans le traitement des
objectifs de valeur constitutionnelle. Refusant le plus souvent de leur accorder une
applicabilité directe984 au motif qu’ils ne constituent pas des droits directement invocables par
983 ; J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? », RDP, 1998, p. 659 et s., spéc. p. 678 et s. ; R. Libchaber,
« Qu’est-ce qu’une loi », RTDciv, 1999, p. 242 et s., spéc. pp. 242 à 244. Hors de notre ordre juridique, le débat
sur la normativité de la règle de droit est particulièrement vif en droit international où les résolutions et autres
déclarations unilatérales de l’Assemblée générale des Nations Unies ne vont pas sans poser problème :
dépourvues par principe d’autorité, elles se sont vues reconnaître une « certaine valeur juridique » (sentence
arbitrale Texaco/Calisiatic vs. Gvt Lybien, 19 janvier 1977). On a constaté l’apparition, en doctrine, de nouvelles
expressions comme celle de « soft law » - droit mou, évolutif, rapide… Ce sur quoi on renvoie à l’article,
incontournable sur cette question, de P. Weil, « Vers une normativité relative en droit international ? », RGDIP,
1982, p. 5 et s. qui fut l’un des premiers à mettre au jour cet assouplissement de la norme en droit international.
981
Sur cette question, voir P. de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, Paris, Dalloz, 2006, 680 p.,
p. 499 et s.
982
L. Favoreu et alii., Droit constitutionnel, op. cit., p. 805, n° 1228. C’est « la caractéristique primordiale d’un
droit fondamental [que] d’être justiciable » c’est-à-dire susceptible d’être mis en œuvre par un juge ; dans le cas
contraire, dans la tradition juridique allemande, le droit en question est « au mieux une finalité assignée à
l’action de l’État ».
983
Les développements suivants ne traitent que des seuls objectifs de valeur constitutionnelle. Soutenir que
l’intérêt général constitue une norme de structure au sens où on l’emploie ne suppose aucune démonstration :
cette norme est incontestablement objective en tant qu’elle a pour seuls destinataires les pouvoirs publics par
opposition à la norme « subjective » qui crée des droits ou impose des obligations dans le chef des particuliers.
En d’autres termes et de manière évidente, l’intérêt général ne constitue pas un droit ni une liberté.
984
L’applicabilité directe ou effet direct ou invocabilité directe d’une norme constitutionnelle signifie que cette
norme est invocable devant les juridictions par les justiciables, sans que le législateur ait besoin d’intervenir. V.
C. Grewe et H. Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, Paris, PUF, 1995, pp. 166-167 ; E. Willemart,
« La valorisation formelle des droits fondamentaux : une tradition européenne commune ? », Annales de droit de
Louvain, 1997, p. 394 et s. E. Willemart explique que « les droits sont directement applicables si leur
319
les particuliers mais de simples objectifs assignés aux pouvoirs publics, le juge judiciaire
semble parfois assimiler les deux catégories.
À titre d’illustration, citons une ordonnance du Tribunal de grande instance de Paris du
2 septembre 1996 dans laquelle le juge considère que « le droit au logement est reconnu
comme une liberté fondamentale et un objectif de valeur constitutionnelle, dont la garantie
constitue un devoir de solidarité nationale [et qui] mérite protection au même titre que le droit
de propriété »985. Une telle mutation de « l’objectif pour chacun de disposer d’un logement
décent » en véritable droit au logement garanti par la Constitution ne peut manquer de
surprendre. Outre les approximations à l’œuvre dans cette décision, l’approche de l’objectif
de valeur constitutionnel conçu comme la consécration d’un « droit » mérite d’être soulignée.
Elle porte la marque d’une confusion qui trouve son origine dans la fonction des objectifs de
valeur constitutionnelle comme instrument d’effectivité des normes constitutionnelles : ici
l’effectivité, donc l’applicabilité de l’objectif pour tous de disposer d’un logement décent est
perçue comme la condition de l’effectivité des droits et libertés. Une telle approche ne sera
pas retenue par les juridictions supérieures. La Cour d’appel de Paris, dans une décision du 27
novembre 1997, a considéré que la possibilité pour tous de disposer d’un logement décent
doit être mise en œuvre par le législateur et ne saurait justifier les atteintes au droit de
propriété résultant de l’occupation d’un immeuble privé986.
S’agissant de l’objectif de pluralisme des courants d’idées et d’opinion, le Tribunal de
grande instance de Paris refuse de reconnaître un droit subjectif au pluralisme alors qu’il
reconnaît dans le même temps un droit subjectif à l’information. Le Tribunal affirme que « si
le Conseil supérieur de l’audiovisuel est seul garant du pluralisme de l’information, la
protection du droit subjectif à l’information relève de l’autorité judiciaire »987. En d’autres
termes, le juge considère qu’il ne lui revient pas de garantir le pluralisme, ce qui revient à lui
refuser la qualité de norme directement applicable aux particuliers. Pour autant, et l’on
retrouve encore l’ambiguïté relevée plus haut, le juge admet qu’en tant qu’ils sont les
bénéficiaires de la liberté d’expression, les particuliers peuvent faire valoir devant lui leur
consécration préconstitutionnelle, constitutionnelle ou internationale suffit à générer des droits subjectifs, que les
particuliers puissent concrètement opposer aux pouvoirs publics ». Voir aussi P. de Montalivet, Les objectifs de
valeur constitutionnelle, op. cit., spéc. Deuxième partie, Titre II, Chapitre I. L’expression « inapplicabilité
directe » décrit donc le phénomène symétriquement inverse : on désigne ainsi le caractère d’une norme dont les
particuliers ne peuvent se prévaloir devant le juge sans, lorsqu’il s’agit d’une norme constitutionnelle, que le
législateur ne soit intervenu pour la mettre en œuvre.
985
TGI Paris, ord. réf., 2 septembre 1996, cité par É. Sales, Le droit au logement dans la jurisprudence
française. Étude comparée des jurisprudences constitutionnelle, administrative et judiciaire, Th. Montpellier I,
2001, p. 525.
986
CA Paris, 26 novembre 1997, D. 1998. IR. 6.
987
TGI Paris, 29 novembre 1995, JCP, G, 1996, II, 22563.
320
droit de disposer de programmes qui traduisent l’expression de tendances de caractère
différent988.
Enfin, la Cour de cassation semble invalider cette approche subjective des objectifs de
valeur constitutionnelle. La Haute juridiction considère que « l’objectif de valeur
constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, et l’impératif de sécurité juridique
s’opposent à ce que la déclaration d’illégalité d’un règlement par la juridiction administrative
puisse remettre en cause les droits antérieurement acquis par des particuliers au titre de ce
règlement ; qu’il en résulte que la déclaration d’illégalité de l’article 4 de l’annexe du décret
du 27 juin 1980, intervenue le 29 décembre 2000, ne peut avoir pour effet de remettre en
cause rétroactivement le contrat d’assurance et, plus particulièrement, la clause de garantie
subséquente stipulée conformément à l’autorisation donnée par ce texte alors que le contrat a
été régulièrement conclu, exécuté, puis résilié dans le strict respect de la norme
postérieurement déclarée illégale »989. Plus loin, elle affirme « que la cour d'appel a constaté
que le Conseil d'État avait, le 29 décembre 2000, déclaré illégal l'article 4 de l'annexe de
l'arrêté interministériel du 27 juin 1980 ; que cette décision, même intervenue dans une autre
instance, affecte nécessairement la validité de la clause du contrat d'assurance obligatoire
stipulée sur le fondement de ce texte déclaré illégal dès son origine et, par conséquent, le
présent litige qui porte sur la couverture actuelle du risque assuré par le contrat contenant une
telle clause, peu important, à cet égard, que celui-ci soit ou non expiré ; que, dès lors, c'est à
bon droit et sans conférer d'effet rétroactif à la déclaration d'illégalité, que les juges du second
degré ont décidé que la clause litigieuse était illicite, sans que puissent y faire obstacle les
objectifs invoqués de sécurité juridique, d'intelligibilité de la loi et de confiance légitime »990.
La formulation retenue par le juge ne permet pas de déterminer avec certitude si la
Cour refuse par principe d’admettre l’applicabilité directe de l’objectif d’accessibilité et
d’intelligibilité de la loi ou si elle considère son application non pertinente en l’espèce. Reste
qu’à notre connaissance, la Haute juridiction n’a jamais reconnu une telle qualité aux objectifs
de valeur constitutionnelle.
988
v. B. Mathieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », JCP, G, 1997, I, 4023, § 5 et
6. Le Tribunal considère qu’« étant titulaire d’un droit, Michel Patrouilleau est recevable à agir s’il s’estime
atteint dans les prérogatives qui y sont attachées ; que l’association TV carton jaune, en tant que comité de
défense chargé par ses statuts de défendre les intérêts particuliers de ses membres, est également recevable à agir
dans le cadre ainsi défini de son objet, des téléspectateurs animés d’une même volonté pouvant se regrouper pour
assurer la défense collective du droit de chacun à l’information ».
989
Civ. 1ère, 2 juin 2004, Bull. civ. I, n° 155, p. 129 ; avec un considérant identique, voir Civ. 1ère, 12 juillet 2005,
n° 03-19820 ; Civ. 1ère, 16 juin 2005, n° 04-10850 et, ajoutant à la déclaration d’illégalité de l’acte toute
« évolution de la jurisprudence », Civ. 1ère, 18 janvier 2005, n° 03-16526.
990
Civ. 1ère, 2 juin 2004, préc., souligné par nous.
321
Au total, la jurisprudence judiciaire tend à refuser toute applicabilité directe aux
objectifs de valeur constitutionnelle. À l’exception de certaines juridictions de première
instance et pour ce qui concerne le seul objectif de la possibilité pour tous de disposer d’un
logement décent, le traitement jurisprudentiel des objectifs de valeur constitutionnelle
témoigne de leur dimension objective et « unidirectionnelle ». C’est dire que ces normes du
système visent les seuls organes constitutionnels pris comme producteurs de normes
générales, ce que la jurisprudence administrative tend elle aussi à confirmer.
B. L’inapplicabilité directe des objectifs de valeur constitutionnelle dans la
jurisprudence administrative
À l’instar de son homologue judiciaire, le juge administratif ne paraît pas admettre
l’applicabilité directe des objectifs de valeur constitutionnelle, refusant par là de les assimiler
à des droits fondamentaux.
Le Conseil d’État a pu se montrer catégorique, semblant dénier aux objectifs une
quelconque portée en contentieux administratif. En ce sens, saisi d’une demande d’annulation
d’une décision implicite par laquelle le ministre a rejeté une demande d’abrogation d’un arrêté
relatif au dispositif des routes d’arrivée et de départ des aéronefs de la circulation aérienne
générale, le Conseil d’État affirme, après avoir succinctement examiné les modalités de
publicité de l’arrêté, qu’« en tout état de cause, la commune requérante n’est pas fondée à
soutenir que l’arrêté litigieux et son annexe auraient méconnu l’objectif de valeur
constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la norme juridique »991. Le rejet du
moyen « en tout état de cause » équivaut à un refus catégorique d’appliquer l’objectif à la
question posée992. Or le champ d’application de l’objectif en question embrasse par hypothèse
l’intégralité des normes de portée générale, de sorte que c’est bien l’applicabilité directe de la
catégorie des objectifs de valeur constitutionnelle qui est contestée, et non celle de l’un d’eux
seulement.
991
CE, 18 février 2004, Commune de Savigny le Temple, n° 251016, cons. n° 4, souligné par nous.
Voir aussi, pour une autre illustration, CE, 18 octobre 2002, Catsiapis, n° 242896, AJDA, 2002 p. 1353, note
P. Cassia. Le Conseil examine le moyen tiré de la violation de l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité par une
délibération du jury du premier concours national d’agrégation en droit public pour conclure qu’« en tout état de
cause », le moyen ne peut être accueilli.
992
322
De manière parfaitement cohérente avec ce qui précède, le juge accepte de censurer
l’acte administratif qui, méconnaissant un objectif de valeur constitutionnelle, viole la loi qui
met en œuvre ce dernier. La mise en œuvre législative de l’objectif de valeur constitutionnelle
apparaît alors comme la condition de sa sanction dans le cadre du contentieux administratif.
Dans une décision en date du 19 janvier 1990, il a pu estimer que si « en vertu des articles 1, 3
et 13 de la loi du 30 septembre 1986, la commission nationale de la communication et des
libertés doit veiller à l'expression pluraliste des courants d'opinion et d'expression socioculturelles […], et si le pluralisme est, ainsi que l'a énoncé le conseil constitutionnel dans sa
décision 86-217 du 18 septembre 1986, "un objectif de valeur constitutionnelle", le respect de
ces dispositions législatives et de l'objectif qu'elles entendent garantir doit s'apprécier, en ce
qui concerne les sociétés nationales de programme, au vu des programmes diffusés par
lesdites sociétés ; que la décision par laquelle la commission nationale de la communication
et des libertés […] a nommé les présidents des sociétés nationales de programme, n'a pas, en
l'espèce, méconnu les dispositions législatives précitées ; que, par suite, le moyen tiré de ce
que ces nominations seraient constitutives d'une atteinte au pluralisme ne peut qu'être
rejeté »993. Ainsi, le juge rejette le moyen en considérant que la mesure contestée ne portait
aucune atteinte au pluralisme, mais se fonde sur les dispositions législatives à l’exclusion des
normes constitutionnelles994. De même, dans une décision en date du 29 juillet 1998995, le juge
fait une application indirecte de l’objectif de protection de la santé publique. L’utilisant afin
de justifier une interdiction de la publicité en faveur de boissons alcoolisées contenues dans
une stipulation du cahier des charges de la société radio-France, il ne l’applique qu’en tant
que ce « principe » est posé par la loi996. C’est toujours un contrôle du respect de la loi qui met
en œuvre les objectifs de valeur constitutionnelle et des objectifs eux-mêmes que le juge
opère.
Une telle absence d’effet direct, qui permet de distinguer les droits et libertés
fondamentaux des objectifs de valeur constitutionnelle997, se justifie essentiellement par la
993
CE,19 janvier 1990, Association « La télé est à nous », Rec. Leb. p. 9, souligné par nous.
On note d’ailleurs que la Constitution n’apparaît pas dans les visas de la décision, seule la loi du 30 septembre
1986 étant mentionnée.
995
CE, 29 juillet 1998 Comité national des interprofessions des vins et eaux de vie à appellation d’origine
contrôlée, n° 180771. Le Conseil considère ainsi que « l'interdiction de la publicité en faveur des boissons
alcoolisées répond, en particulier vis-à-vis de la jeunesse, à un objectif de protection de la santé publique dont le
principe, de valeur constitutionnelle, a été posé par la loi du 10 janvier 1991 modifiant le code des débits de
boissons et des mesures contre l'alcoolisme ».
996
En l’occurrence la loi du 10 janvier 1991 modifiant le Code des débits de boissons, J.O., 12 janvier 1991, p.
615.
997
La distinction apparaît expressément dans la jurisprudence constitutionnelle. Dans une décision 505 DC du 19
novembre 2004 (Rec. p. 173), le juge constitutionnel distingue, à propos de la Charte des droits fondamentaux de
994
323
différence dans les destinataires de chaque catégorie de normes constitutionnelles. Alors que
les objectifs ont pour destinataires les pouvoirs publics pris dans leur activité de production
normative, les droits et libertés constitutionnels, s’ils peuvent avoir pour destinataires des
personnes morales de droit public998, visent à titre principal les individus. Cette distinction
entre droits fondamentaux et buts imposés aux producteurs de normes se retrouve dans la
jurisprudence du juge des référés.
Saisi sur le fondement de l’article 521-2 du Code de justice administrative instituant
une procédure de référé-liberté999, le juge administratif a refusé d’assimiler l’objectif relatif à
la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent à une liberté
fondamentale. Dans une ordonnance du 3 mai 2002, le Conseil d’État affirme que « si, dans
une décision du 29 juillet 1998, le Conseil constitutionnel a qualifié d’objectif de valeur
constitutionnelle la « possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent », il
n’a pas consacré l’existence d’un droit au logement ayant rang de principe constitutionnel
[…] ; qu’ainsi les organisations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que le préambule
de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4
octobre 1958 […] [garantirait] l’exercice d’un droit au logement qui présenterait le caractère
d’une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice
administrative »1000. La distinction est posée – il convient de faire le départ entre les principes
constitutionnels et les objectifs de même rang – et la conséquence contentieuse qui en résulte
nous paraît peu contestable1001 : l’objectif de valeur constitutionnelle n’étant pas une liberté
fondamentale, il ne peut être valablement invoqué par les justiciables1002.
l’Union européenne modifiée par le traité établissant une Constitution pour l’Europe, les objectifs et les droits
directement invocables. Ainsi explique-t-il que la Charte « comporte, à côté des “droits” directement invocables
devant les juridictions, des “principes” qui constituent des objectifs ne pouvant être invoqués qu’à l’encontre des
actes de portée générale relatifs à leur mise en œuvre », cons. n°15.
998
Sur cette question, v. notamment, CE, 18 janvier 2001, Commune de Venelles c/ M. Morbelli, concl. Laurent
Touvet, RFDA, 2001, p. 378 et s.
999
L’article L 521-2 du Code de justice administrative institue une procédure d’urgence, qui reprend, pour
l’élargir, l’ancien sursis liberté confié au Préfet. Désormais le juge administratif, saisi d’une requête en ce sens,
est compétent pour prononcer toutes mesures nécessaires afin d’éviter qu’il soit porté une atteinte grave et
illégale à une liberté fondamentale par une personne de droit public ou un organisme de droit privé en charge
d’une mission de service public. Sur cette procédure, v. not. P. Cassia, Les référés administratifs d’urgence,
Paris, LGDJ, 2003, 198 p.
1000
CE, ord. réf., 3 mai 2002, Association de réinsertion du Limousin et autres, n° 245697, RFDA, 2002, p. 856 ;
AJDA, 2002, p. 818, note E. Deschamps ; LPA, 26 septembre 2002, n° 193, p. 15, note P. Jan.
1001
contra P. Jan, « Les OVC et le contentieux administratif : de beaux principes seulement : à propos de l’OVC
droit à un logement décent », art. cit.
1002
Dans le même sens, de manière lexicalement plus approximative cependant, v. CE, ord. réf., 8 septembre
2005, Garde des Sceaux, ministre de la justice, n° 284803, LPA, 16 novembre 2005, n° 228, p. 6 et s., note C.
Clément. Le juge affirme que si « la protection de la santé publique constitue un principe de valeur
constitutionnelle, il n’en résulte pas, contrairement à ce qu’a affirmé le premier juge que le droit à la santé soit au
nombre des libertés fondamentales auxquelles s’applique l’article L. 521-2 du Code de justice administrative ».
324
Si l’énoncé des principes paraît clair, la constance du juge dans leur application est
parfois prise en défaut. Par une ordonnance en date du 24 février 2001, le Conseil d’État juge
du référé-liberté a considéré que « le principe du caractère pluraliste de l’expression des
courants de pensée et d’opinion est une liberté fondamentale »1003 au sens des dispositions de
l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. On peut noter que la Haute juridiction ne
fait aucune mention de la valeur constitutionnelle du pluralisme et préfère le qualifier de
principe, non d’objectif. Une telle décision signale l’autonomie de la jurisprudence du Conseil
d’État s’agissant de l’application des normes constitutionnelles1004. Cette autonomie se
manifeste clairement dans l’application de l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité : le juge
administratif l’applique en tant qu’il s’imposerait à toute production de normes générales et
non seulement la norme législative1005. En dehors de ces cas, il apparaît que le juge
administratif demeure attaché au principe d’une inapplicabilité des objectifs de valeur
constitutionnelle.
Au total, la jurisprudence des juges « ordinaires » ne se donne donc pas comme
parfaitement univoque. Une grande tendance se fait jour cependant : les objectifs de valeur
constitutionnelle sont globalement appréhendés comme des normes dépourvues d’effet direct.
Injusticiables en dehors de leur mise en œuvre législative1006, les objectifs ne constituent pas
des droits ou des libertés constitutionnels, mais s’analysent comme des conditions objectives
de l’effectivité de ces droits et libertés constitutionnels.
1003
CE, ord. réf., 24 janvier 2001, Tibéri, Rec. Leb. p. 85, D. 2001, jurisp., p. 1748 note Ghevotian et RFDA,
2001, p. 629, note Maligner.
1004
Cela se vérifie naturellement dans le cadre de la détermination de la catégorie des libertés fondamentales au
sens des dispositions de l’article L 521-2 du Code de justice administrative. Sur ce point, v. not. R. Chapus,
Contentieux Administratif, Paris, Montchrestien, 2004, n° 1596.
1005
v. CE, 26 février 2007, Fédération nationale de la mutualité française et autres, n° 289743 où le juge
administratif semble opposer l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la « norme » à l’administration dans
le cadre du contrôle des ordonnances de l’article 38. De même, lorsque le Conseil d’État, dans une décision en
date du 12 mars 2007, oppose à l’administration « l’objectif de valeur constitutionnelle de clarté des normes », il
applique directement un objectif de valeur constitutionnelle à l’acte administratif sans qu’aucune loi
n’intervienne et dégage de son propre chef l’objectif en cause. La clarté de la loi apparaît en contentieux
constitutionnel en qualité d’exigence ou d’obligation constitutionnelle, non d’objectif. Voir C.C. n° 00-435 DC
du 7 décembre 2000, Rec. p. 164, n° 01-451 DC du 27 novembre 2001, Rec. p. 145 et n° 04-500 DC du 29 juillet
2004, Rec. p. 116. Une telle attitude du juge administratif ne doit pas surprendre. Tout porte à croire qu’elle est
liée aux objectifs en cause : clarté de la norme ici, intelligibilité et accessibilité de la norme là ; dans les deux cas
ce que le Conseil constitutionnel nomme « loi » peut légitimement s’entendre comme droit ou norme au sens de
règle de droit de portée générale.
1006
La seule exception stable ayant trait à l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ou de la norme. On
peut penser que s’il fait exception, c’est parce qu’ainsi réécrit, l’objectif structure l’intégralité de l’ordre
juridique et non seulement le système constitutionnel.
325
§II.
Les fonctions des normes de conciliation dans le système constitutionnel
Ces normes objectives sont donc des normes du système constitutionnel au sens où
elles ne s’appliquent qu’en son sein, aux organes constitutionnels producteurs de normes
générales. Du point de vue du système, les normes de conciliation font office de normes de
limitation des droits et libertés fondamentaux compensant ainsi l’absence de clause générale
en ce sens1007 (A). En outre, sans que cela ne fasse véritablement paradoxe, elles forment un
ensemble d’instruments au service de l’effectivité du système (B).
A. Des normes de limitation des normes constitutionnelles
C’est notamment au nom de la réalisation d’objectifs de valeur constitutionnelle ou
pour satisfaire un objectif d’intérêt général que le législateur peut valablement porter atteinte à
une norme de valeur constitutionnelle. Ainsi le Conseil constitutionnel affirme que « s’il
appartient au législateur de mettre en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle que
constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, […] il lui est
loisible, à cette fin, d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime
nécessaire »1008. Telle est la fonction contentieuse des normes objectives : ce sont des normes
de limitation des normes constitutionnelles. Encore faut-il préciser qu’aux yeux du juge
constitutionnel, la limitation d’une norme n’est jamais qu’une forme de conciliation entre les
normes1009 de sorte qu’en leur qualité de normes de limitation, les normes d’objectifs ne sont
jamais que des instruments de conciliation.
1007
De ce point de vue, elles jouent un rôle comparable à celui d’une clause générale de limitation des droits
fondamentaux telle qu’on peut la rencontrer par exemple dans le cadre de la Convention Européenne de
Sauvegarde des Droits de l’Homme. Dans le cadre de cette convention, certains articles stipulent que des
restrictions peuvent être légitimement apportées aux droits et libertés reconnus si elles « constituent des mesures
nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et
à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés
d’autrui ». Sur cette question, v. notamment, F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme,
Paris, PUF, 2006, 786 p.
1008
C.C. n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Rec. p. 276, cons. n° 7.
1009
L’assimilation de l’opération de limitation d’une norme constitutionnelle fondée sur la réalisation d’un
objectif de valeur de constitutionnelle à une opération de conciliation est cependant contestée en doctrine. Ainsi
B. Mathieu et M. Verpeaux considèrent que « le terme de “conciliation” […] semble devoir être réservé à la
confrontation d’exigences totalement ou partiellement contradictoires et rattachées à des droits d’égales valeur,
[alors que] le terme “limitation” […] semble devoir se rapporter aux hypothèses dans lesquelles un objectif,
326
Une telle assimilation1010 apparaît notamment dans la jurisprudence relative aux
limitations susceptibles d’être apportées au droit de grève1011. La décision 556 DC du 16 août
2007 est à cet égard topique. Le juge y explique « qu’aux termes du septième alinéa du
Préambule de 1946 : “Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent” ;
qu’en édictant cette disposition, les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est
un principe de valeur constitutionnelle mais qu’il a des limites et ont habilité le législateur à
tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts
professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la
grève peut être de nature à porter atteinte ; que, notamment en ce qui concerne les services
publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au
pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d’assurer la
continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de
valeur constitutionnelle »1012.
La limitation fondée sur la poursuite d’un objectif d’intérêt général se retrouve
notamment en matière d’atteintes à la liberté d’entreprendre. En témoigne la décision n°
2000-439 DC dans laquelle le juge énonce « qu'il est loisible au législateur d'apporter à la
liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par
l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de
l'objectif poursuivi »1013. On pourrait multiplier les exemples à l’envi, l’enseignement resterait
inchangé : la poursuite d’un objectif d’intérêt général permet de limiter les droits et libertés
fondamentaux, à ce titre l’intérêt général fait figure de norme de conciliation.
constitutionnel ou non, permet de restreindre la portée d’un droit ou d’une liberté constitutionnelle »,
Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 475.
1010
En ce sens, B. Faure estime que les objectifs de valeur constitutionnelle forment un ensemble de normes de
conciliation « autorisant le législateur à restreindre l’exercice des droits fondamentaux » (B. Faure, « Les
objectifs de valeur constitutionnelle : une nouvelle catégorie juridique », RFDC, 1995, p. 47 et s., p. 63).
1011
v. pour une première application, C.C. n° 79-107 DC du 12 juillet 1979, Rec. p. 31.
1012
C.C. n° 07-556 DC du 16 août 2007, J.O. du 22 août 2007, p. 13971, cons. n° 10. Formulation qu’on
retrouve dans une décision n° 08-567 DC du 7 août 2008, non encore publiée, v. cons. n° 8.
1013
C.C. n° 00-439 DC du 16 janvier 2001, Rec. p. 42, cons. n° 13. Dans le sens d’une limitation jugée excessive
au regard de l’intérêt général poursuivi, v. not. C.C. n° 00-436 DC, Rec. p. 176, par laquelle le juge énonce
« que le souci d'assurer “la sauvegarde de la diversité commerciale des quartiers” répond à un objectif d'intérêt
général ; que, toutefois, en soumettant à une autorisation administrative tout changement de destination d'un
local commercial ou artisanal entraînant une modification de la nature de l'activité, le législateur a apporté, en
l'espèce, tant au droit de propriété qu'à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, une atteinte disproportionnée à l'objectif poursuivi » (cons. n° 20). Pour une
première formulation expresse, v. C.C. n° 89-254 DC du 4 juillet 1989, Rec. p. 41, cons. n° 5 : « la liberté
d'entreprendre n'est ni générale, ni absolue ; qu'il est loisible au législateur d'y apporter des limitations exigées
par l'intérêt général à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée ».
327
À l’instar de l’intérêt général, les objectifs de valeur constitutionnelle sont des
permissions adressées au législateur pour limiter un certain nombre de droits et libertés1014. La
jurisprudence constitutionnelle et les formulations employées par le juge attestent
éloquemment de la fonction de limitation et de conciliation de cette catégorie de normes
« émergentes ». Elle est consacrée la première fois dans la décision 82-141 DC du 2 juillet
1982 dans laquelle le juge affirme qu’« il appartient au législateur de concilier […] l’exercice
de la liberté de communication […] avec […] les objectifs de valeur constitutionnelle que
sont la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du
caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels auquel ces modes de
communication , par leur influence considérable, sont susceptibles de porter atteinte »1015.
Elle apparaît, de manière significative, dans la permission accordée au législateur de
déroger au principe de l’effet cliquet1016. Le juge affirme en effet que le législateur « ne peut,
s’agissant d’une liberté fondamentale, en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus
effectif ou de le concilier avec d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » et
ajoute qu’il « ne peut s’agissant de situations acquises intéressant une liberté publique les
remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement
acquise ; celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation
de l’objectif constitutionnel poursuivi »1017. Sur le fondement de tels objectifs, le législateur
gagne donc en liberté dans la mise en œuvre de la Constitution et la satisfaction des intérêts
collectifs qu’incarnent les objectifs constitutionnels. En contre point, une telle autorisation ne
joue que sous la double réserve de la non-dénaturation de la norme en cause et du respect
d’une stricte proportionnalité entre la satisfaction de l’objectif et la limitation de la portée de
la liberté.
Il convient de préciser que cette fonction de limitation joue à l’encontre de l’intégralité
des droits et libertés fondamentaux, y compris ceux auxquels le juge constitutionnel attache
une importance particulière. Ainsi dans la décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, le
1014
Pour une présentation fouillée de cette fonction de permission, v. P. de Montalivet, Les objectifs de valeur
constitutionnelle, op. cit., p. 399 et s.
1015
C.C. n° 82-141 DC du 27 juillet 1982, Rec. p. 48, cons. n° 4 et 5.
1016
Pour reprendre une formule employée par les Pr. B. Mathieu et M. Verpeaux, on peut dire que la technique
du « cliquet anti-retour » constitue une « limite à la limitation des droits fondamentaux », Contentieux
constitutionnel des droits fondamentaux, op. cit., p. 496. La jurisprudence du cliquet apparaît dans la décision
Entreprises de presse (181 DC) des 10 et 11 octobre 1984 dans laquelle le Conseil estime, au sujet de la liberté
de communication, que « s'agissant d'une liberté fondamentale d'autant plus précieuse que son existence est l'une
des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale, la loi ne peut en
réglementer l'exercice qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou
principes de valeur constitutionnelle ». Avec ce considérant de principe, le juge imposait, en matière de droits
fondamentaux, une obligation de « toujours mieux » au législateur.
1017
C.C. n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p. 78.
328
juge explique que « la rétention de sûreté et la surveillance de sûreté doivent respecter le
principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon
lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ;
qu'il incombe en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention
des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur
constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu'au
nombre de celles-ci figurent la liberté d'aller et venir et le respect de la vie privée, protégés
par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l'article
66 de la Constitution confie la protection à l'autorité judiciaire »1018. En définitive, la règle
paraît être celle du parallélisme : si tous les droits et libertés sont susceptibles de faire l’objet
d’une limitation, tous les objectifs de valeur constitutionnelle sont susceptibles de leur
apporter une telle limitation.
Cela a pu être contesté s’agissant de l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la
loi1019. Le juge a cependant admis que le législateur pouvait valablement restreindre
l’application du principe d’égalité et l’exercice de la liberté contractuelle en limitant le respect
des contrats en cours pour des motifs tirés de l’objectif de simplification du droit1020. La
question s’est posée à l’identique s’agissant de l’objectif de transparence des entreprises de
presse1021. Sans qu’on puisse apporter de réponse définitive, le juge paraît admettre que le
législateur limite l’exercice du droit au maintien de la vie privée sur le fondement de cet
objectif. Saisi d’une loi dont les requérants soutenaient qu’elle violait « le droit au secret des
affaires et du patrimoine, éléments essentiels du droit au respect de la vie privée », le Conseil
constitutionnel a considéré que « le texte critiqué qui, pour assurer la transparence financière,
permet à certaines personnes ayant un intérêt légitime de consulter le compte des valeurs
nominatives des sociétés visées à l’article 4 ne méconnaît aucun principe ou règle de valeur
constitutionnelle »1022.
1018
C.C. 2008-562 DC, préc.
v. M. – A. Frison Roche, W. Baranes, « Le principe constitutionnel de l’accessibilité et l’intelligibilité de la
loi », D., 2000, Chron., p. 362 et s. ; ainsi que J. – M. Larralde, « Intelligibilité de la loi et accès au droit », LPA,
n° 231, 19 novembre 2002, p. 11 et s.
1020
J. – E. Schoettl, « Codification par ordonnances », note sous C.C. n° 99-421 DC, 16 décembre 1999, AJDA,
2000, p. 37 et s.
1021
v. J. – C. Masclet, « La loi sur les entreprises de presse », AJDA, 1984, p. 658 et s.
1022
C.C. n° 84-141 DC des 10-11 octobre 1984, préc. Sur la question, v. P. de Montalivet, Les objectifs de
valeur constitutionnelle, op. cit., p. 442. L’intégration traditionnelle des objectifs de valeur constitutionnelle
parmi les règles et principes de valeur constitutionnelle dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité autorise
à penser que le juge intègre l’objectif de transparence des entreprises de presse parmi ces règles et principes
constitutionnels que le législateur n’a pas méconnus.
1019
329
En toute hypothèse, les objectifs de valeur constitutionnelle forment, comme l’intérêt
général, un ensemble d’instruments de régulation du système constitutionnel. Ces normes de
limitation des normes constitutionnelles, et précisément des droits et libertés fondamentaux,
assument une fonction d’organisation interne du système qu’elles tiennent de leur qualité de
norme de limitation. L’analyse fonctionnelle permet de dégager une seconde fonction de ces
normes objectives : elles servent l’effectivité du système constitutionnel.
B. Des instruments au service de l’effectivité du système constitutionnel
Comme le souligne F. Luchaire, l’objectif de valeur constitutionnelle, c’est le but à
atteindre1023. L’idée est capitale, et l’on aurait tort de s’arrêter à l’apparence de tautologie :
l’objectif – objectif de valeur constitutionnelle ou intérêt général – est un but de valeur
constitutionnelle que le juge impose aux organes producteurs de normes générales. De ce
point de vue, les normes objectives participent pleinement à la mise en œuvre du système
constitutionnel comme système finalisé : elles sont l’instrument d’un contrôle qui ne se réduit
plus au contrôle de la conformité statique de la norme basse à la norme haute, mais consiste à
vérifier l’aptitude de la norme basse à réaliser les objectifs de la norme haute1024.
En d’autres termes, les normes objectives ne sont nullement réductibles à leur fonction
de limitation des droits fondamentaux, ou du moins celle-ci est inséparable d’une recherche
d’effectivité de ces droits. C’est ce dont rend justement compte la définition synthétique des
objectifs de valeur constitutionnelle proposée par B. Genevois. Ce dernier explique que
« l’objectif de valeur constitutionnelle apparaît comme le corollaire nécessaire à la mise en
œuvre d’un droit constitutionnellement reconnu. Au titre de la recherche d’une plus grande
effectivité des droits fondamentaux, c’est en fait une habilitation qui est donnée au législateur
pour leur apporter certaines limitations afin de les concilier entre eux »1025.
1023
F. Luchaire, « Brèves remarques sur une création du Conseil constitutionnel : l’objectif de valeur
constitutionnelle », RFDC, 2005, p. 675 et s., p. 682 : « La notion d’objectif est parfaitement claire : c’est le but
à atteindre ».
1024
En ce sens, A. Levade parle d’« outils de contrôle “par le haut” du législateur[.] [Selon l’auteur, les objectifs
de valeur constitutionnelle] offrent ce que les droits et principes ne peuvent apporter : un guide dans la mise en
œuvre de son pouvoir d’appréciation par le législateur ». A. Levade, « L'objectif de valeur constitutionnelle,
vingt ans après. Réflexions sur une catégorie juridique introuvable », in L'esprit des institutions, l'équilibre des
pouvoirs, Mélanges en l'honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 688 et s.., p. 702.
1025
B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, op. cit., p. 205, n° 342.
330
Loin d’être contradictoires, les deux fonctions des normes objectives se complètent.
Deux séries d’observations permettent de le démontrer.
D’une part, la fonction de limitation garantit le système constitutionnel contre
« l’excessive banalisation des droits »1026. C’est d’une articulation téléologique des normes
constitutionnelles dont il est question : la limitation ne vaut pas par elle-même mais seulement
parce que l’absolutisme de droits et libertés signerait l’ineffectivité du système
constitutionnel. Inversement, la limitation assure son effectivité, par application des normes
objectives.
À cet égard, l’objectif d’intérêt général est singulièrement révélateur de cette fonction
de limitation au service de l’effectivité de l’ensemble. On a souvent souligné l’ambiguïté
normative de l’objectif d’intérêt général en droit constitutionnel1027. Celle-ci résulte d’un
certain nombre de facteurs, parmi lesquels figurent principalement la compétence législative
pour déterminer le contenu de cet objectif destiné à limiter une norme de rang constitutionnel,
et l’imprécision des formulations employées par le juge constitutionnel1028. On doit cependant
souligner la souplesse qu’en tire le système constitutionnel. Indépendamment des problèmes
1026
B. Mathieu et M. Verpeaux, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle n° 10. Décembre 1994-janiver
1995 (1ère partie) », LPA, 7 juin 1995, n° 68, p. 10. Dans le même esprit, P. Ardant dénonce une
« constitutionnalisation [des libertés] […] utilisée comme un procédé de multiplication des droits garantis au
risque d’entraîner en définitive un affaiblissement général de la protection, au détriment des libertés
essentielles », « Les constitutions et les libertés », Pouvoirs, 1998, n° 84, p. 68. De même, G. Drago considère
que le « développement des droits fondamentaux » ne saurait être simplement assimilé à « un véritable progrès
de l’État de droit ». Au contraire convient-il, selon l’auteur, de souligner « la destructuration sociale engendrée
par une société de Droit [de droits ?] dans laquelle l’individu et la défense de ses droits prime sur toute autre
considération […], c’est-à-dire d’un droit uniquement préoccupé de la sphère privée ou individuelle et dont la
doctrine des droi