la planète dans le bocal
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la planète dans le bocal
BERNARD BOUILLON LA PLANÈTE DANS LE BOCAL Ce petit roman a été publié précédemment aux Éditions de La Pensée Universelle, c'était encore en plein XXème siècle plus qu'aux trois-quarts finissant. C'était un petit ouvrage de 150 pages avec une jolie couverture, mais ce fut un compte d'auteur déguisé, puisqu'il m'a fallu financer le tirage obligatoire de 3000 exemplaires, investissement difficile à rentabiliser. La production en a été arrêtée, bien qu'Amazon puisse encore en porter la trace, avec l'indication « non disponible ». Après correction de quelques coquilles, je place désormais ce texte sur Internet, en format pdf. J'en ai réduit la pagination à une petite cinquantaine de pages en passant au format A4. On peut le lire directement sur ordinateur, ou bien l'imprimer pour une lecture plus paisible. 3 AVANT-PROPOS Le présent récit n'est pas un roman ; c'est la chronique véridique d'une catastrophe planétaire qui s'est déroulée dans les années 70. Nous y sommes d’ailleurs à peu près tous morts. Pourtant, personne ne s'en est aperçu à l'époque ; le lecteur attentif devrait finir par comprendre pourquoi. Il va sans dire que, bien que les noms des personnages et des lieux aient été légèrement modifiés pour ne vexer personne, les événements ici racontés sont parfaitement authentiques. Puisse chaque lecteur tirer ample profit de ce récit émouvant de notre passé inconnu. L'auteur. 4 CHAPITRE I LA SOUPE AUX CHOUX ET LE GRILLON Tout débuta un soir d'été dans la petite maison de briques de la famille Tranchelard, 31, rue Lepoivre, à Trolencourt (Pas-de-Calais). Mme Tranchelard, un imposant morceau de bonne femme avec son quintal de graisse joufflue et rougeaude, mettait la dernière main à l'appétissante soupe aux choux dont la recette lui venait de son arrière-grand-mère, et se transmettait de génération en génération, de mère à fille et à femme Tranchelard. Elle s'essuya d'un revers de main le front large où ruisselait une abondante sueur, et baissa la flamme de la gazinière pour laisser mijoter la soupe aux choux dans la marmite. A table, les hommes discutaient devant un verre d'apéritif à l'anis. On recevait les enfants ce soir-là : Pierre et Mireille, revenus la veille de leurs vacances en Bretagne. Tout le monde parlait haut et fort. On n'en était pas encore à la politique, mais ça allait venir. Le père Tranchelard, depuis qu'il était pensionné, portait toujours des toiles bleues pour montrer qu'il travaillait (le bricolage était son activité favorite, mais que bricolait-il ?). Il se rasait tous les trois jours, et se lavait moins souvent encore. Son visage osseux était noir et rude comme une brosse à chaussures. A cette heure, de l'autre côté du globe, le soleil devait cuire les continents, car exceptionnellement, de ce côté-ci, les souffles brûlants faisaient encore craquer la terre. La soupe aux choux répandait ses vapeurs dans toute la maison. « Crr-crr » faisait un grillon quelque part. – Tu ne me feras pas dire le contraire, s'agita le père Tranchelard, le plat de sa main calleuse frappant la table de la salle à manger, si l'opposition était passée... – Elle ne pourra jamais passer, interrompit Pierre, jeune cadre ou assimilé, en tapotant avec fierté son bedon naissant : les Français ne voudront jamais des communistes au pouvoir. D'ailleurs... On en était à la politique. – Parle moins fort, le père, dit la mère. Tu me soûles. « Crr-crr-crr » faisait le grillon. – N'empêche que nous autres, on a fait 36, et si y avait pas eu 36, tu l'aurais sûrement moins à belle, avec ton auto et ton costume de velours ! – Ah ! ah ! tu me fais rire avec ton 36 ! On dirait que tu racontes tes guerres !... La discussion s'éternisait, On en vint aux Chinois. C'était mauvais signe : bientôt, ce serait le tour à Israël, et alors... La soupe aux choux allait être prête. – Il nous énerve, ce grillon, trouva soudain la mère. – C'est vrai, il est agaçant, à la fin, approuva le père en reposant son verre. – Vous ne trouvez pas que les voisins sont bien bruyants aujourd'hui, suggéra Mireille, qui tricotait une grenouillère pour son futur bébé (un garçon : Stéphane). – La petite a raison, renchérit la mère, ils font la java ou quoi ? On entend tout qu'est-ce qu'ils disent, ou presque. – Tout ce que, corrigea Pierre. – Hein ?... Ah ! ce grillon ! Je vais servir la soupe, elle va brûler. Tout le monde s'attabla. Le grillon avait chassé les ombres chinoises et juives. La mère s'apprêtait à retirer la marmite, quand le père bondit, la fourchette à la dextre, la serviette en étendard autour du cou : – Non, non et non ! Je ne mangerai pas tant que je n'aurai pas fait avaler son crincrin à cette sale bête ! Ça me rentre dans la tête pareil à la scie circulaire de ce cochon de Mathieu ! 5 – L'anisette y est peut-être pour quelque chose, persifla Mireille. Mais c'est vrai, moi, dans mon état, je ne peux pas supporter ces bruits énervants. C'est comme notre voisine de palier avec ses chats : c'est des sales bêtes, ça pisse partout et ça sent pendant une éternité qu'on peut pas le ravoir tellement que c'est dégoûtant. Tout le monde se leva ; chacun empoigna qui un balai, qui une serviette, qui une pantoufle pour aller faire un sort à l'impudent musicien. Et l'on souleva des fauteuils, on secoua des rideaux, on déplaça des buffets, on retourna des tiroirs. – Bon ; et ma soupe aux choux ? fit la mère. Elle s'assit, essoufflée de se porter toute la journée, et s'essuya le front avec son tablier. Puis, voyant les hommes affairés, et même la petite avec son ventre en bandoulière, elle se releva péniblement en s'appuyant sur la poignée de la cuisinière, et participa au safari. Une heure après, la maison était sens dessus dessous, la soupe aux choux était brûlée, et le grillon infernal braillait à tue-tête, de plus en plus fort. Ce fut une dispute comme les Chinois ou les Juifs n'en provoquèrent jamais. Les enfants partirent en claquant la porte. Les vieux se couchèrent exténués, la tête résonnant de l'énorme grésillement de l'infatigable bestiole qui les tint éveillés toute la nuit. A l'aurore, le grillon rentra se coucher, au fond du jardin, à 50 m de là. Aucun ne lui succéda. Il y a des étés où il n'y a pas beaucoup de grillons, dans le Pas-de-Calais. 6 CHAPITRE II ÉMOI À TROLENCOURT Ce matin-là, M, Torchemaille, mécanicien et célibataire, se leva avec un mal de crâne épouvantable. La vache de ce butor de fermier avait dû vaguer dans les jardins : elle avait meuglé la nuit durant. Pourtant, M. Torchemaille s'était levé et était descendu deux fois : il n'avait pas aperçu la ruminante vagabonde dans le faisceau de sa lampe-torche. Mais il était bien certain de retrouver au petit jour sa clôture renversée et ses plants de pommes de terre piétinés, et l'autre mammifère au milieu de parcs mâchonnant ses poireaux. « Et si c'était un taureau ! C'est que c'est dangereux, ces bêtes-là ! Et les chaînes, c'est fait pour les lapins ? Moi, je vais me plaindre à... ». Baptiste le fermier, de toute façon, était sourd comme un paillasson, il ne pouvait rien entendre. A l'autre bout de Trolencourt, M, Piedebœuf, ingénieur des Mines, avalait en grimaçant trois cachets d'aspirine. Il avait les tempes concassées par le craquement de la grande roue en bois du moulin à eau. « Le meunier est fou ». Il n'y comprenait rien : la rivière coulait à deux kilomètres de chez lui. Certes, c'était la vaste plaine jusque là ; mais tout de même, deux kilomètres ! « C'est le vent qui aura porté le bruit », pensa-t-il. Il raisonnait en scientifique. Cependant, tous les chiens du village se taisaient. Quand on les appelait, ils venaient à regret, les oreilles basses et la queue entre les pattes. Même le roquet de Mme Michon, la fleuriste, lui si hargneux d'ordinaire, n'avait plus le goût d'aboyer sur les chats. D'ailleurs, on n'apercevait plus de chats. C'est pour cela sans doute que les rongeurs s'en donnaient à qui mieux mieux : on les entendait partout. On ne les voyait pas, eux non plus, mais qu'est-ce qu'on les entendait ! Et je te grignote un fromage, et je te croque un épi de maïs, et je te mets en perce un sac de farine... Tout cela vous préfigurait une belle disette pour l'hiver. La Gazette Trolencourtoise en faisait des manchettes grosses comme ça : « Une invasion de mulots » – « La famine à l'horizon » – « Que fait le gouvernement ? » – « Le scandale des musaraignes noires » Les rongeurs n'étaient pas les seuls à choisir leur moment pour proliférer : Mme Groscœur, la droguiste, ne venait plus à bout de ses fourmis. Certes, la proximité des champs, la vétusté du bâtiment dont certaines parties avaient plus d'un siècle (le devant avait été aménagé en magasin, et si l'on construisait sur les ailes des garages et des entrepôts, pour les frais généraux déductibles de l'impôt, on n'avait jamais restauré l'habitation elle-même non rentable commercialement), tout cela faisait que mille espèces de bestioles avaient trouvé plus commode de se faire entretenir et chauffer gracieusement pendant la mauvaise saison. Mais jamais les insectes n'avaient à ce point investi la vieille masure. A présent, ils en faisaient leur maison de campagne pour l'été. Ils semblaient attirés par elle comme si elle avait été couverte de confiture. On entendait les fourmis courir derrière la tapisserie, sous le carrelage, dans les murs même, invisibles comme des fantômes. « Si ce sont des termites, s'affolait Mme Groscœur, dont les notions de zoologie étaient limitées, la maison va s'écrouler. Et où est-ce qu'on va aller habiter, nous ? Sous les ponts ? Moi, avec mes douleurs, que ça m'en réveille toute la nuit tellement que ça me lance, et mon Gaston qui est toujours essoufflé ! On n'est plus fait pour supporter comme pendant la guerre. C'est la misère. » Bref, toute la population de Trolencourt était sur les dents et sur les nerfs. Seuls, jusque-là, les serpents ne s'étaient pas encore manifestés. C'était d'ailleurs la réflexion que se faisait l'instituteur. Mais ça ne tarderait pas assurément, comme l'affirmait le vieux Mathieu, dit « Tête de rat », qui sentait ça à ses rhumatismes, comme en 14. Il faut avouer que, pour trouver un serpent dans le nord de la France, il faut aller le chercher au jardin zoologique de Lille : un superbe python y regarde toute l'année d'un œil morne défiler les rangées de visiteurs grelottants. « Ces sales bêtes-là ne sentent pas le froid ». Et pourtant, il vient du 7 Congo, lui. Donc, M. Burin, l'instituteur, se faisait des réflexions. Il faisait pivoter négligemment le siège-PDG de son bureau (ça l'aidait à penser) ; sa main droite grattouillait avec une volupté discrète sa tempe en voie de dégarnissage, et sa main gauche torturait machinalement le mécanisme d'un stylo-bille à déclic : déformation professionnelle. Il renifla avec une moue le brouillard de poudre de riz qu'avait laissé Mlle Pecquet, la directrice, venue un instant auparavant lui rendre visite et lui rappeler la proximité de la rentrée. Il sortit son paquet de cigarettes, et l'éclair soufré d'une allumette illumina quelques secondes la pénombre du crépuscule. « C'est tout de même curieux, pensa-t-il ; on les entend partout, mais on ne les voit nulle part ». C'était des bêtes qu'il s'agissait, bien entendu. « Elles sont bien rusées ». « En tout cas, on aura vu resurgir la hantise ancestrale de la bête ; ce genre de cauchemar qui vous prend aux tripes. C'est une rémanence du Moyen Age ». Là, il pensait aux tableaux de Jérôme Bosch et aux dessins de Breughel : M. Burin avait une grande culture artistique. Il pensait aussi aux images symboles du freudisme : M. Burin avait beaucoup étudié la psychanalyse et ses applications pédagogiques. Pour se dégourdir les jambes et se détendre l'esprit, il se leva et s'en fut pour une promenade récréative dans les rues de Trolencourt. Quand il sortit, un moutard haut de quarante centimètres essuya du doigt une morve obstinée pour le gratifier d'un petit salut respectueux en le croisant, et d'un grand pied-de-nez dans son dos : un ancien élève traumatisé, très certainement. Il eut une curieuse impression en s'avançant dans les rues du village : celle de marcher dans une cave ; une cave en pierre, aux voûtes sonores, où l'écho des pas se répercute à l'infini sur le granit. Ce n'était pourtant pas une hallucination : les rues de Trolencourt n'étaient pas mal famées comme les corons de son enfance, à Wassinghem, et il s'y sentait pleinement en confiance. Non, c'était bien un phénomène réel, et il put le vérifier en faisant plusieurs fois l'expérience de s'arrêter et de repartir : ses pas résonnaient de façon inhabituelle. Il lui semblait posséder brusquement une acuité décuplée. Il entendait les bruits de voix et de fourchettes de l'intérieur des habitations, et les cloches de Beaumont qui sonnaient 21 h à douze kilomètres de Trolencourt escaladaient les collines, sautaient par-dessus les champs et rebondissaient de toit en toit comme une chevauchée de sorcières. La lourde vibration du bronze franchissait les distances comme avalée par le vent du crépuscule. Sous le regard moribond des dernières braises solaires, les chocs ricochaient sur les parois de verre du ciel, les rumeurs rampaient comme un brouillard poisseux ; les bruits se prenaient des corps de lutins sardoniques. Les bruits... bruits de voix, bruits de pas, meubles qui craquent, portes qui grincent, les maisons immobiles remuaient, les murs frémissaient ; dans les champs, l'imperceptible croissance de l'herbe froissait du papier de soie, le tremblement spasmodique des feuilles chassait des vagues de grondements étouffés qui déferlaient des arbres et s'épuisaient loin dans la campagne. Et partout, les peuples invisibles, souris rousses et rats gris, hannetons, moustiques, libellules, chenilles et larves, emplissaient la nuit de glissements, de craquetis et de vibrements inquiétants. Dans l'ombre, Edmond Burin frissonna. Son esprit positiviste se refusait encore à accepter l'incroyable réalité, mais il sentait malgré son assurance se hérisser tous ses poils rebelles. Ses lunettes d'aveugle venaient d'éclater : les bruits... les bruits envahissaient le monde... 8 CHAPITRE III LE PARADIS DES COMMÈRES L'instituteur, doté d'un haut sens civique comme c'est de tradition dans la profession, ne souffla mot à personne de sa redoutable découverte. Il connaissait trop les paniques historiques où des nations entières avaient culbuté à l'arrivée des Arabes, à la menace d'une épidémie de choléra, à l'annonce d'un débarquement de martiens. Il attendrait des instructions de ses supérieurs hiérarchiques pour ajouter quelques leçons de sang-froid à ses cours de morale. Pourtant, un silence, fût-il chargé de la meilleure volonté du monde, ne suffit pas à arrêter un bruit qui court. Et sans qu'il fût besoin d'en parler, à Trolencourt, tout le monde, bientôt, sut... Or, loin de la monstrueuse panique prophétisée par l'instituteur, il se produisit alors dans le village un bien curieux phénomène : une transmutation des habitudes ; mieux : une mentalité nouvelle. Jusque-là, à Trolencourt, comme partout, chacun ne parlait jamais que pour lui-même, les autres jouant le rôle d'échos sonores ou de faire-valoir, de prétextes à monologues. A présent, on apprit à écouter. Oui, à écouter. C'était facile, puisque tout s'entendait. Oh ! bien sûr, ce n'était pas par altruisme ou par appétit de culture que l'on prêtait l'oreille : c'était pour soi ; chacun voulait savoir ce que les autres pensaient de lui. Vous m'objecterez peut-être alors que les autres, rendus méfiants, allaient se mettre à se taire ? Ce serait bien mal connaître la nature humaine : qui peut s'empêcher de parler ? On écoutait en parlant, tout simplement. Dans cette promiscuité nouvelle, l'indiscrétion fut élevée, tacitement – elle était bien la seule – , au niveau d'une institution communale. Et, dans la révélation des faiblesses et des travers de ses semblables, chacun puisait un réconfort et une justification de ses propres défauts ; une sorte de philosophie naquit peu à peu dans l'âme du Trolencourtois : la certitude qu'au fond, les autres ne valaient pas mieux que soi. Et c'était bien réconfortant. Un qui fut bien surpris, ce fut Baptiste, le fermier, qui était, jusque-là, sourd comme son bahut en merisier massif : « Cré vain Dieu de bazar à queue, y avait bon quarante ans que j'avais plus entendu meugler mes vaches ! ». Celles qui le furent encore plus, surprises, ce furent sa femme et sa fille, qui avaient pris l'habitude d'exprimer généreusement à voix haute remarques et commentaires à son propos. Elles durent donc bientôt coucher à la grange, avec les bêtes ; car la canne en chêne du Baptiste, elle vous briserait un membre aussi facilement qu'un vase en porcelaine de Chine. Fort heureusement, la porcelaine de Chine n'est pas d'usage à Trolencourt, chez les fermiers. Cependant, les murs qui, avant la... la chose, avaient déjà des oreilles, eux, comme partout, les murs avaient acquis aussi des bouches, et les nouvelles se transmettaient sans intermédiaires en tous les points du village, à la vitesse du son, c'est-à-dire 332 mètres par seconde, dans des conditions de température et d'humidité normales. Entre voisins, l'espionnage se fit rapidement systématique : les robustes murs de briques n'isolaient désormais guère plus que des feuilles de carton-pâte, ce qui revenait à ravaler sur ce plan les vieilles bâtisses ancestrales au niveau des HLM les plus modernes. Quant aux HLM, il n'y en avait pas encore à Trolencourt, car le campagnard boude traditionnellement le progrès. Et les commères étaient au Paradis... – B'alors, Mame Bossu, vous savez-t-y la dernière ? – Ah ! c'est vous, Mame Michon ? Ben non ; quoi c'est-y ? – Le farmassien, c'te courard, il a ramené sa poule à la maison. – Man mère ! Il a été franc de le faire ? – Oui-da ; c'en est un, çui-làl, et un rude, hein, vous croyez ? – Pour moi, il a pas tout, c't'homme. Y a même pas deux ans qu'il est veuf ! La pauvre Célestine, elle va se retourner dans sa tombe. 9 – Y a plus d'un an qu'il cause avec, il paraît. Et puis nous on l'a vue : ben, c'est une drôle ; elle est fière. Ça met des hauts talons comme à la ville, et ça remue son derrière en marchant comme au cinéma. Et maquillée, avec ça ! – Il paraît qu'elle a au moins dix ans de moins que lui en plus : ça va faire une drôle de paire, allez ! – Ils vont tenir ménage, je suis sûre, à la face des gens. Hier, elle était là, c'te cocotte ; on l'a entendue glousser. On écoutait ; on a eu du goût ! Mon Dieu ! on a bien rigolé, Maurice et moi ! – C'est-y pas un malheur de s'afficher comme ça, Mame Michon ! – Ça, sûrement, ils vont être sur la langue du monde, Mame Bossu ! – Vous savez, intervint depuis son officine le pharmacien agacé, elle est déjà bien chargée, la langue du monde ; c'est un signe d'indigestion. Le roquet et le danois prirent le relais et continuèrent la conversation d'un côté à l'autre de la rue, de vitrine à vitrine. Un peu plus loin, la femme Baptiste, qui est une fille Lacarcome, depuis son étable, entretenait de ses petites misères la femme Delpleuve, la boulangère, qui est une fille Vandemelebrouck, et une ancienne camarade de l'école des sœurs. – Le médecin il m'a dit qu'avec ma tension, je devrais plus courir les vaches comme je le fais. J'ai le sang trop fort, et c'est ça qui me donne des faiblesses. – C'est comme moi, avec mes varices, je devrais plus servir le pain. C'est que j'en fais, des kilomètres, à marcher ! Au soir, j'ai les pieds tout enflés, que j'endure plus mes souliers. – Avec mon diabète, il faut plus que je mange de succulents. Plus de pain, plus de frites, il a dit. Mais un bon verre de vin, ça peut pas faire de mal : le vin rouge, c'est du sang. De toute façon, depuis le temps que je suis malade, j'en sais plus que les médecins. – Quand je m'énerve, moi, c'est là que ça va pas. J'ai un nœud dans l'estomac, ça me remonte à la gorge, et je m'étouffe, tu croirais pas. – Ben moi, la semaine dernière, tu sais ce qui m'est arrivé ? En allant amont de chez Leleu, tu sais, anciennement Neneul, je me suis fait une torsion de nerf dans la fesse, que j'en ai encore des crampes. – Ça, un nerf qui se coince, j'ai déjà eu ça dans le dos ; ben tu me croiras pas, mais j'ai cru mourir ! Et puis Jean, il peut pas tout faire ; il fait déjà de nuit tous les jours dans son four, c'est pas bon pour la santé : en se levant, il arquène pendant un bon quart d'heure ; il crache des biles comme ma main. Et on peut pas lui défendre son tabac ; un homme, il faut que ça ait son plaisir, hein ! – Ah ben moi, avec la traite, c'est pas mieux. On est toujours baissée. Et quand je suis assise, je peux plus me relever. La Jeannette, elle donne ses trente-trois litres tous les jours, et si on n'y va pas tout de suite, elle peut braire comme un gosse toute la journée. Remarque, tout le monde il en donne pas autant. Et pis après, faut encore préparer la gamelle de Baptiste ; quand c'est dans les champs, c'est comme si qu'il irait à la fosse ; il lui faut son briquet : ses tartines, avec du fromage rouge et son litre. Et le soir, il faut repriser ses chaussettes. On est usée ! Je lui dis de mettre des chaussettes de fil parce qu'il fait chaud, mais il préfère des chaussettes en laine. C't'un buté ! – Au fait, tu sais que la poule au pharmacien elle est revenue ? – Pas vrai ! Tu l'as vue ? – Je peux pas dire oui sûr, mais en tous cas, j'ai fait elle. – Quand même, pour les gosses, c'est pas un exemple, hein ?... Cependant, rue Lepoivre, la famille Tranchelard est à nouveau réunie, presque au complet : Mireille est à la maternité. « Depuis hier, répond la mère à la tante Madeleine venue en passant tenir la famille au courant des dernières évolutions de son ulcère. Ils vont essayer de la provoquer pour pas qu'on lui fasse une césarienne, mais elle a pas encore eu ses douleurs ». A côté, le père Tranchelard regarde son fotebale à la télévision. La maison peut crouler : le père est au Parc des Princes, il feinte, il dribble, il choute, il rattrape, il reprend de la tête et lobe le 10 gole, il hurle, bondit, et renverse sa chaise. – Elle a du courage, admire la tante Madeleine en reposant son verre de vin blanc. Moi, rien que de penser à l'hôpital, j'ai mon cœur qui s'en va. Je deviendrais sotte, s'il fallait. – Mais vas-y, là, t'es tout seul, bon sang ! – Le chirurgien là-bas il paraît qu'il a le coup. Il a fait la fille Caron qu'elle a rien senti, elle m'a dit sa mère. Un gros garçon : il pesait deux livres en plus. – Oui, mais moi, quelquefois on y reste, aussi. Regarde le vieux Gustave. Il était pas bien, pendant quinze jours. D'un seul coup d'un seul il s'est senti tout patraque il dit. Eh bien, on l'a porté, et il est mort. – Et c'est tout le temps celui-là qui se démerde pour pas être à sa place ! – Elle est trop jeune pour comprendre. C'est son premier, hein ? Ce qui me plaît pas, moi, c'est qu'ils vivent en appartement. Ils ont pas le bon air. – Ça, je l'ai toujours dit, intervient Pierre, qu'on n'aurait jamais dû vendre la maison de Mémère. – L'andouille ! Il avait une occasion en or, et il a pas vu qu'il était marqué ! – Ça on pouvait pas prévoir qu'inna un qui se marierait si vite. – C'est parce que c'est comme ça, mais ça pouvait encore attendre, hein ? – Ça fait rien, c'est des juniors, mais ils jouent quand même bien, ces avants français. Qu'estce que tu dis ? – Ah ! Ch'tilà, quand i ravise sin match ed'fotebale !... Té f'ros mieux d'raviser à ch'café ! – Tin café i bout, ej'té dis ! Ah ! merde ! Té m'as fait rater ch'pénalti ; bon sang ! J't'acoutrai pus, ches femmes ! »1 Comme quoi le meilleur moyen de ne pas entendre un bruit qui passe, c'est de ne pas l'écouter. Mais, disions-nous, les commères, elles, étaient au paradis. 1– Ah ! Celui-là, quand il regarde son match de foot-ball !... Tu ferais mieux de regarder le café ! – Ton café, il bout, je te dis ! Ah ! merde ! Tu m’as fait rater le pénalti ; bon sang ! Je ne vous écouterai plus, les femmes ! 11 CHAPITRE IV LE DÉSESPOIR DU CURÉ Il y avait un homme – oui, une sorte d'homme – dans le village, qui témoignait en tout ceci une mauvaise humeur obstinée : c'était le curé, que l'on pouvait rencontrer parfois, traînant comme un calvaire sa bedaine de chanoine au hasard des rues de Trolencourt, et qui faisait peine à voir. Quel noir chagrin, ou quel dépit secret pouvait bien ronger l'âme bonasse du brave abbé Bellot ? Ce n'était certes pas qu'il trouvât assourdissante la grande voix de la Vérité qui, tel saint Michel, terrassait glorieusement le redoutable dragon du silence et ses conspirations hypocrites. C'était là bien plutôt un avantage dans sa profession. C'était aussi d'ailleurs le thème du sermon qu'il préparait pour la messe du dimanche suivant : car le naïf clergyman raffolait des symboles et des allégories, et ne dissimulait pas sa nostalgie pour les siècles prestigieux où l'imagination médiévale peuplait la création de figures supranaturelles. L'antagonisme originel, le manichéisme immanent était l'encre où il trempait la plume dont il écrivait ses prêches. Son verbe était anathème au méchant et pardon au pécheur, sa main faisait exorcisme, et protection. Son rêve le plus voluptueux était d'être, comme Jeanne d'Arc, l'enfant terrible du Créateur, et de finir comme elle en holocauste sur le bûcher d'une civilisation. Mais hélas! dans ce siècle de barbarie athéisante, cet exploit passerait inaperçu ou remplirait au mieux une colonne d'un journal à sensation, à égalité avec les difficultés conjugales du dernier couple de chanteurs à la mode. Il n'y avait pas là de quoi encourager les vocations. – Non, disions-nous, le dévoué père ne souffrait pas d'un trop plein de vérité. Alors, quoi ? Ce qui le rendait si amer, c'était la perte d'une prérogative séculaire : le secret de la confession. Jusqu'alors, ses ouailles venaient humblement lui chuchoter leurs péchés les plus intimes dans la pénombre du confessionnal ; et dans ce bon vieux confessionnal rustique dont le bois grinçait quand le fidèle s'y agenouillait, dans le froufrou du rideau noir qu'il écartait avec une lenteur calculée, dans le froissement des pages des livres de prières et le murmure des pénitents au fond de l'église, dans toute cette atmosphère de recueillement, pieuse et feutrée, il trouvait une poésie discrète qui l'enchantait. A présent, cette poésie était saccagée, et le bénéfice du secret était prodigué sans discernement à toute une population incompétente et irresponsable, ce qui était tout bonnement sacrilège : autant valait distribuer des hosties aux cochons ou revendre patènes et calices aux brocanteurs ! Il savait que de vilaines femmes attendaient derrière le confessionnal, et écoutaient au travers du mur de pierre ; il les entendait ricaner en repartant. Plus d'une fois, il avait vu leurs ombres furtives disparaître derrière un muret ou une tombe à son arrivée. Et plus d'une fois il lui vint l'envie de leur jeter des cailloux de rage. Il le fit presque un jour ; le jour où Mme Piedebœuf, la femme de l'ingénieur, fut insultée dans la rue par une mégère, et battue le soir même par son mari. Une femme bien dévote pourtant, et qui donne généreusement à la paroisse ; pour les pauvres ; pour se faire pardonner, disent les méchantes langues. Il est vrai que ce qu'elle avait confié ce matin-là à son confesseur avait fait rougir celui-ci de confusion, ou de honte pour elle. Mais, nom de Dieu, il ne fallait pas confondre la maison du Seigneur avec une place publique ! « Malheur à celui qui défie le juge suprême! » glapit-il, vengeur, du perron de l'église. « Qui clame le scandale s'éclabousse lui-même de la boue qu'il jette sur son prochain ! ». A la messe du dimanche, il vit le même nombre de petits dos voûtés, de menus pas nerveux, de foulards noirs sur cheveux blancs, de visages doucereux aux lèvres mobiles marmonnant les Je vous salue Marie rituels. Mais derrière ces masques benoîts, il connaissait à présent le vice qui se cachait comme une lèpre de l'âme. Les enfants n'étaient pas les moins indiscrets ; ils se repaissaient comme d'une confiture 12 interdite des détails croustillants sur lesquels les grands traditionnellement posent le sceau du tabou. Ils s'agglutinaient contre la paroi et se gavaient en piaillant de ces sucreries pour adultes, les libertinages douteux de M. Torchemaille (mécanicien et célibataire), les intempérances grossières du facteur au cours de ses ondoyantes tournées, ou les petites manies du vieux Mathieu, dit Tête de rat, qui fait semblant de couper du bois pour mettre à vif les nerfs de ses voisins avec le crissement strident de sa scie circulaire. Il y eut des quolibets qui fusèrent à la sortie de l'église, et des taloches qui se perdirent. Mais quand l'abbé Bellot jaillit de sa boîte comme un diable pour aller nettoyer son mur, la volée de moineaux s'éparpilla, insaisissable. « Mon confessionnal devient une conciergerie », gémit-il en reposant son verre de pastis, un jour qu'il était attablé à la terrasse du café du cimetière On est mieux ici qu'en face, avec son ami, le maire communiste de Trolencourt. Et son regard pitoyable se leva, plein de larmes et de supplication muette, vers la grande croix du Calvaire où un Christ squelettique effritait son bois pourri comme on égrène un chapelet. – Je suis un réservoir à cancans, une fontaine à potins où s'abreuvent goulûment des rapaces altérés. Je suis un dénonciateur public qui jette des âmes sur le trottoir. – Change de métier, répliqua son ami. Regarde, moi, je n'ai rien à cacher, ma vie professionnelle s'effectue au grand jour. Le maire se retourna brusquement. Il ne vit pas d'où venait le ricanement qu'il avait cru entendre, mais il trouva que le visage du Christ de bois avait légèrement modifié son expression. – Suppose un instant, reprit le prêtre, que la curiosité sacrilège de la populace avide monte jusqu'au royaume du Père et galvaude le grand Mystère divin : à quoi servirait alors la Révélation ? Dans mes cauchemars, j'imagine la Terre comme une immense oreille tournée vers le ciel, et moi prisonnier en dessous, ligoté comme un dément dans sa camisole, avec des tas de petits gnomes qui me courent dessus comme des pucerons. Non, décidément, je n'en peux plus. Je vais me rendre à Arras et demander audience à Monseigneur. – Bah ! Moi, tout ça ne me regarde pas. Tant que la sécurité de la commune n'est pas en cause, je ne m'en mêle pas. C'est sur ces entrefaites qu'un petit plaisantin, radio-électricien de son état, fit remarquer négligemment qu'après le son, il ne manquait plus que l'image universelle. Ce que la conscience en émoi de l'instituteur, qui passait là par hasard, interpréta bien vite comme la prémonition d'un nouveau, imminent cataclysme. Il agrippa aussitôt le garde Jules, qui passait là lui aussi par hasard, et le pressa de l'accompagner illico au commissariat. Or, par cette estivale après-midi où un soleil énorme et joufflu trônait dans le ciel incandescent, l'atmosphère torréfiée pesait comme un carcan, et la bonne ville de Trolencourt s'affalait languissamment dans un bâillement gargantuesque. Les rues étaient désertes. Autour du lac, des couples inanimés ronflaient sous les peupliers, et sur la piste, deux ou trois jeunes présomptueux s'escrimaient poussivement sur leurs petites reines dans la douleur de l'asphalte et l'éternuement de la poussière. Au commissariat, Amédée, le brigadier de service, les pieds dans les dossiers, rêvait qu'il poursuivait des gangsters dans un fauteuil roulant à la James Bond, aux frais du gouvernement. C'était l'hallali. Quand un cri retentit dans les couloirs du commissariat, répercuté en mille échos mutins sur les murs carrelés, James Bond s'écroula. C'était, suivi comme son ombre par l'instituteur, le garde Jules qui venait de faire irruption, suant de tous les pores de sa cellulite ; il était blême d'avoir essayé de courir, et les sueurs qui coulaient de ses tempes lui baignaient les mollets. Pour se déboucher les oreilles, il cracha plusieurs fois sans reprendre sa respiration sur les dalles tachées d'encre noire. Amédée, meurtri en plein service, se redressa péniblement en s'appuyant sur la 13 machine à écrire. Il murmura d'une voix plaintive : – Ya quequ'chose qui va pas, Jules ? Jules, surpris au milieu d'une pensée, s'apprêta presque à ouvrir la bouche, peut-être pour répondre ; déjà l'instituteur avait exposé la situation : « La commune est en danger ; il faut contacter les autorités ». Amédée, encore hébété, s'assit pour chausser son képi, rangea son moulin à café dans un tiroir, et réfléchit un instant, le regard perdu dans le vague du côté des photos de femmes nues qui tapissaient le bureau : contacter les autorités, c'était taper un rapport, en triple exemplaire ; c'était aussi recevoir une engueulade, comme quand il était gratte-papier dans l'aviation. Il fallait trouver une autre solution. Une mouche qui bourdonnait au plafond lui donna une illumination. Alors, un regard malicieux perçant de dessous ses épaisses moustaches rousses, il suggéra : « Faut p't-être pas s'affoler. Et si on demandait à Monsieur le maire de réunir le Conseil municipal ? » L'idée d'un processus démocratique ne déplut pas à Edmond Burin. Laissant Amédée à son dépouillement quotidien et réglementaire des journaux locaux et des bandes dessinées étrangères, il ne fit qu'un bond jusque chez le maire, qu'il trouva en train d'émonder ses artichauts. Le maire se fit un peu tirer l'oreille, mais la fibre populaire qui sommeillait en lui entre les périodes électorales vibra d'émotion républicaine quand l'instituteur fit appel à son civisme d'édile. Et le conseil municipal fut convoqué pour le dimanche suivant. 14 CHAPITRE V CONSEIL MUNICIPAL EN FOLIE La mairie, où devait se tenir la réunion, était l'ancien château du célèbre baron révolutionnaire René-Théodule de Trolencourt, guillotiné à vingt-trois ans par les royalistes en 1793. Il avait été bâti au pied d'un terril, près de la ligne de chemin de fer qui dessert la fosse 7 de Trolencourt-cité, et ses douves étaient alimentées par les eaux de la Rigole, qui serpente gracieusement entre les coteaux des Montagnes Russes proches avant de se jeter dans le lac. En l'honneur du baron, dont le nom glorieux figure dans tous les manuels d'histoire comme celui d'un des derniers preux – héroïque, galant, chevaleresque ; il s'élançait au combat contre les Anglais la lance en avant comme à la joute, la photo de sa dame sur le cœur, sous l'armure – le manoir médiéval avait été restauré en style baroque, et aménagé partiellement en musée. Dans l'entrée, derrière la herse et après le guichet des renseignements, commençait la galerie des portraits, qui remontait au Moyen Age et se terminait avec le baron René-Théodule, dernier descendant de l'illustre lignée ; avec son double portrait plutôt : adolescent, et vieillard. Plus loin, sous vitrine, les objets familiers du baron, sa cravache, son sabre à pommeau d'argent, son casque de légionnaire, ses éperons chromés, son écuelle de militaire. Au-delà, une statue de Diane enceinte trouvée dans les combles du château, un triptyque en fer repoussé du peintre local Antonin Franchomme, et enfin, sous vitrine pressurisée, le crâne du baron enfant, à côté de son crâne adulte, récupéré dans une fosse commune en Vendée après son exécution. C'était dans l'ancienne salle d'armes que se tenaient habituellement les réunions. Elle était encore tapissée de glaives, d'arbalètes et de mousquetons d'alpiniste ; la fierté en était le splendide lustre rustique, taillé dans la grande fourche d'un peuplier nain. C'est là que se tint au jour dit le Conseil municipal, sous la présidence de M. le maire qui avait pour la circonstance revêtu sa ceinture tricolore et sa chemise à pois. Le Conseil avait lieu donc un dimanche, un peu avant l'heure de la messe, pour que les élus de l'opposition de droite puissent être absents au moment du vote final. Le maire attendait ses administrés assis devant la cheminée antique comme jadis Saint-Louis sous son chêne. Sur le manteau de la cheminée, deux casseroles de cuivre rouge rutilant, les queues entrecroisées, pendaient au-dessus de sa tête comme des épées de Damoclès. L'instituteur, en tant que secrétaire de mairie, préparait le porto et les verres de cristal. La première à arriver, comme d’habitude, fut Mme Mélanie, la centenaire. – Toujours aussi jeune, Mélanie, fit galamment le maire en lui baisant la main. – Oh ! vous savez, j'ai été jeune très tôt, alors, vous comprenez, j'ai de l'avance, à mon âge. – Et la santé, ça va toujours ? – Ça va, ça va, mais je n'arrive plus à bêcher tout à fait comme l'année dernière ; et le fiston, il ne peut pas tout faire ; il faut qu'il se repose aussi, ou bien il profitera pas de sa pension. Puis vinrent, d'un même pas devisant, le curé bedonnant et le bedeau qui se curait les dents. Le bedeau pérorait sentencieusement comme un cardinal : ses mots sonnaient sur le carreau et son crâne chauve avait l'éclat doré du bronze. Le curé se faisait procession derrière son ventre qu'il portait précautionneusement comme le dais des Saints Sacrements. Derrière eux, très vite, on put voir passer inaperçu le capitaine des pompiers, caché sous son casque, le regard fuyant, et le front aussi. Avait répondu également à l'appel un vieux militaire, caporal de carrière, perclus de bigoterie, qui salua la compagnie d'une voix claironnante. Puis un magasinier de la coopérative, petit, rectangulaire, le nez spongieux d'alcool et de tabac. Au-dessus, un télégraphiste, long et maigre comme un fil ; ses jambes de caoutchouc ballottaient de part et d'autre ; à chacun de ses pas immenses, son torse désarticulé se déhanchait et son cou se déboîtait comme s'il pédalait sur une 15 roue ovale. Enfin, quelques prolétaires pour assurer la majorité : un employé municipal, une balayeuse spécialisée, le garde-barrière, borgne et unijambiste, un silicosé. Quand tous se furent installés, le maire se leva et prit la parole : – Mes amis, l'effectif étant au complet, j'ouvre la séance. Vous n'ignorez pas la raison pour laquelle je vous ai convoqués, car j'en avais fait mention sur votre convocation... – Moi je sais pas bien lire, interrompit le magasinier. La phrase était trop longue. – Eh bien, en deux mots, la situation est, euh... anormale... – Inquiétante, appuya l'instituteur. – Mais que se passe-t-il au juste ? demanda Mme Mélanie. – Justement, nous voudrions bien le savoir, mais voilà, c'est inexplicable, précisément, euh... Quels sont les faits ? – Les faits, M. le maire, sont ceux-ci. Edmond Burin releva son front plissé de penseur. Quelques poils ébouriffés sur ses tempes grisonnantes lui donnaient l'air semi-négligé des gens préoccupés. Il cessa un instant de manipuler son stylo, redressa ses lunettes pour scruter les visages attentifs de ses compagnons, et poursuivit : – Sont ceux-ci : il semblerait – je dis bien : il semblerait – que depuis quelques jours, sur le territoire de la commune de Trolencourt comme, selon les indications que j'ai pu obtenir, sur celui des communes avoisinantes, un curieux phénomène soit en train de se dérouler. Pour résumer, je dirai : de deux choses l'une, ou bien nous sommes tous en train d'acquérir, en quelque sorte, une faculté saugrenue de double-audition, ou bien ce sont les sons eux-mêmes qui se transmettent désormais indéfiniment, sans que rien, ni la distance, ni le plus épais des murs, soit capable de les absorber. Pour ma part, après mûre réflexion, j'opte résolument pour la seconde hypothèse. Un silence perplexe succéda à l'exposé de l'instituteur. Le capitaine des pompiers, croyant qu'on le regardait, se sentit gêné et rougit. Le magasinier ralluma son mégot. Soudain, le bedeau s'écria : – On nous a jeté un sort ! C'est la seule explication ! – N'en appelons pas au surnaturel, voulez-vous, coupa aussitôt l'instituteur. Selon une démarche spécifiquement scientifique, je constate un fait. Il peut s'agir d'un épiphénomène tout aussi bien que d'une essentialité structurelle. Le processus rationnel n'est pas pour nous d'ergoter stérilement sur ses causes, mais de chercher ici des solutions pragmatiques. – Il faut faire appel à un exorciste ! – Qui enfermera le canton dans un cercle magique de cinquante kilomètres et vous en fera faire sept fois le tour à reculons, libre à vous ! Je pensais plus simplement à des conseils à donner à la population. Qu'en pensez-vous, capitaine ? Ceci est de votre ressort. Le caporal en retraite, flatté, crut à une petite erreur, oh ! bien pardonnable, puis se rendit compte que ce n'était pas à lui qu'on s'adressait. Le pompier qui, depuis un quart d'heure, ne brûlait que de partir, se sentit flambé, et forcé de répondre. – On pourrait... on pourrait faire participer les gens à des exercices, lança-t-il à la cantonade. Il chercha une excuse, croyant avoir dit une bêtise. – Intéressant. Quel genre d'exercices, par exemple ? – Des... des exercices de silence, risqua-t-il timidement. Le murmure d'approbation qui suivit fit se contorsionner de confusion le brave capitaine empourpré jusqu'à la pointe des cheveux. A ce moment, le télégraphiste agita le bras comme un sémaphore : il avait une communication à transmettre. – Je pense au contraire qu'il faudrait émettre des contre-bruits pour créer des interférences, car à l'heure actuelle n'importe qui peut entendre les conversations téléphoniques de son voisin. Il n'y a plus de secret dans les PTT. – Ah ! ne m'en parlez pas, gémit le curé. 16 Une discussion animée succéda à cette proposition du télégraphiste. Le pompier, devenu soudain volubile, reconnut qu'en effet on allumait de la même façon des contre-feux pour circonscrire les incendies de forêts. Le caporal en retraite approuva véhémentement et conta comment il avait, maintes fois, du temps de sa jeunesse glorieuse, pratiqué des contre-mines pour détruire les mines de l'ennemi. Mme Mélanie confia qu'elle croyait beaucoup à l'homéopathie et le curé témoigna que, de toutes les conversations, seule la prière intérieure à Dieu était silencieuse, et se portait garant de son inviolabilité. Quant au bedeau, il devait beugler une opinion quelconque, mais nul n'aurait bien su dire laquelle. La puissante voix du maire, trempée par les harangues en plein air, domina le brouhaha : – Mes amis, je suis heureux de constater que, dominant les querelles idéologiques, nous avons pu parvenir à un accord unanime sur le fond des principes, et sur ce terrain d'entente, je vous propose de jeter les bases d'un édifice nouveau d'union communale qui s'élèvera, tel l'étendard de notre volonté populaire, dans le ciel du Progrès libre et démocratique. Restent donc maintenant à fixer les modalités de notre action, pour un plus d'efficacité et de justice. Quelqu'un aurait-il des propositions concrètes à émettre en ce sens ? Vous, monsieur Valentin, peut-être ? Nous vous écoutons. Le silicosé se leva. Dans ses yeux brûlait la flamme courte des lampes de mineurs. Quand il ouvrit la bouche, une bouche noire et profonde comme un puits, où brillaient des dents d'anthracite pointues comme des gaillettes, la pièce s'assombrit brusquement, les murs se couvrirent de charbon, et les participants reçurent des escarbilles dans les yeux. Au milieu de la nuit, sa voix résonnait comme le grincement du chevalet, ses mots percutaient les parois avec le crépitement du marteaupiqueur. Le magasinier voulut lui donner la réplique : les vapeurs d'alcool qui se répandirent firent ruisseler les murs et grésiller les bougies. Tous se jetèrent à plat ventre sous la table, croyant à un coup de grisou. Mais le nuage qui avait envahi la pièce n'était que de la fumée de tabac. L'alerte passée, la balayeuse nettoya la salle en quelques mots, et le garde-barrière put éteindre le signal rouge, avec la main qui lui restait. Le maire récupéra ses feuillets, et Mme Mélanie sa broche en corail des Caraïbes. Alors, à son tour, l'instituteur se leva. A sa façon de reboutonner son veston, chacun sentit qu'il allait prendre sa voix des grands jours, et vingt-trois oreilles (le garde-barrière n'en avait qu'une) prêtes à s'abreuver de son verbe orphique béèrent vers ses lèvres imprégnées de Virgile et de Démosthène. – Mes chers concitoyens, nous sommes, je crois, arrivés à présent à la croisée des chemins : notre petite république, en ses instances supérieures, a fonctionné courageusement, dans la mesure de ses modestes capacités ; mais je crains hélas ! que son fier voilier soit parvenu au bout de son rude périple, que son valeureux coursier s'épuise au long de sa route démesurée. En un mot, que nous nous trouvions devant une situation dont le réalisme brutal nous dépasse et nous accable. C'est pourquoi, en mon âme et conscience, je me permettrai de solliciter votre bienveillance à la proposition que je vous fais de voter ici l'incompétence du tribunal, et d'en référer aux autorités préfectorales, seules responsables de la sécurité du territoire. – Ma foi, ajouta le curé, je me ferai également volontiers l'apôtre de cette philosophie, quoique le salut de notre pauvre paroisse soit tout entier entre les mains trois fois bénies de notre Seigneur dans les cieux. L'unanimité réalisée, l'employé municipal servit le porto et les amuse-gueule et, comme c'était l'heure de la messe, le conseil se termina sur l'Ave Maria de Gounod, entonné en chœur par treize voix inégales sous les voûtes éraillées du château de René-Théodule. 17 CHAPITRE VI L'EXPLICATION Depuis une bonne semaine, la ligne téléphonique de la préfecture d'Arras était dangereusement saturée, le standard avait déjà sauté trois fois et on manquait de fusibles. Les lignes étaient d'ailleurs la plupart du temps si encombrées d'appels provenant de commissariats, de mairies ou de particuliers, qu'aucune communication ne parvenait plus à passer, comme quand plusieurs personnes s'efforcent en même temps de franchir la même porte. Au ministère de l'Intérieur, une ligne directe était branchée en permanence avec l'Elysée : le président tenait être mis personnellement au courant de l'évolution de l'épidémie, secteur par secteur. A présent, la France entière était touchée, et les rapports confidentiels provenant de la plupart des nations étrangères laissaient apparaître que le phénomène était à dimension planétaire. Même de l'autre côté du Rideau de Fer, malgré le mutisme des dirigeants, le secret débordait les frontières, pourtant sévèrement gardées. Et il était bien temps qu'il débordât, car on avait cru sérieusement à une offensive impérialiste des pays de l'Est, à l'aide d'une arme nouvelle ; les forces de l'OTAN avaient été mises sur le pied de guerre, les troupes consignées, et la 7e flotte de l'armée américaine patrouillait jour et nuit en Méditerranée. Il faut dire qu'en face, l'état-major du Pacte de Varsovie avait été convoqué d'urgence, les réserves rappelées, les armes distribuées au peuple, et les grands sous-marins soviétiques chargés de missiles atomiques avaient plongé pour des destinations inconnues. Puis, la C.I.A. et le K.G.B. avaient pris discrètement contact ; les Russes avaient convaincu les Américains que les Chinois eux-mêmes étaient touchés. On avait enquêté du côté de l'Armée Rouge japonaise et des organisations de Palestiniens. Et l'on avait enfin pu déterminer avec certitude, et avec un immense soulagement, que, vu son caractère universel, le phénomène ne pouvait en fait s'expliquer par rien d'autre qu'une vaste catastrophe naturelle. On respirait : le monde était sauvé. Dès lors, le secret militaire put être levé, et les astronomes de tous les pays purent faire connaître au monde ce qu'ils étudiaient et mesuraient depuis une semaine, qu'ils avaient prévu onze ans plus tôt et sur quoi ils avaient publié depuis plusieurs mois une série d'articles dans les revues spécialisées : le soleil était en train de connaître un regain d'activité exceptionnel, correspondant avec la fin de son cycle, et provoqué par certaines fluctuations lentes du rayonnement galactique. La manifestation la plus marquante en était l'apparition deux mois auparavant d'une gigantesque tache dans la photosphère, encore visible à l'œil nu par temps de brouillard, et de 340 000 km de diamètre, associée à une succession de protubérances éruptives qui ne dépassaient pourtant pas le million de kilomètres, c'est-à-dire le diamètre même du soleil. Parallèlement, le même diamètre de l'astre connaissait une variation jamais encore atteinte, que l'on mesurait à trois secondes d'arc, ce qui signifiait une prodigieuse dilatation, limitée pour l'instant à 1/300e de son volume. Le professeur Schlürz, de l'académie de Sbortsch, en Tchécoslovaquie, expliquait dans Science et Cosmos que notre étoile familière, après avoir hiberné des millénaires sur ses réserves et donc après un refroidissement relatif, avait connu en son centre une élévation progressive de pression qui avait conduit à « rallumer » la masse d'hydrogène où les réactions thermonucléaires avaient été momentanément suspendues. On connaissait ainsi sur la terre la fin d'une période glaciaire passée pratiquement inaperçue, et l'on pouvait s'attendre à un intéressant bouleversement du climat de la planète dans les années à venir. A l'observatoire de Chi-Chén Itsa, dans le Yucatán, au Mexique, où l'on étudiait en permanence le phénomène, on déclarait que l'accroissement volumique du soleil se poursuivait depuis près de deux mois, et que l'on ne pouvait pas prévoir jusqu'où il pourrait s'étendre. On espérait bien que l'expansion n'allait pas s'arrêter là, car les mesures étaient loin d'être terminées, la théorie n'était qu'à peine ébauchée. 18 Dans une conférence à l'Université de Copenhague, le professeur Tycho Brahé, astrophysicien, assurait, avec sa passion coutumière, que, pour une étoile vieillissante comme le soleil, cette dilatation pouvait prendre des proportions imprévisibles, et donner naissance à n'importe quel moment à une étoile temporaire, autrement appelée Nova, qui n'est rien d'autre qu'une colossale explosion où l'étoile expulse sa photosphère et ses couches extérieures à la vitesse de 1 000 km par seconde, principalement dans deux directions opposées, ce qui peut être observé, à une certaine distance, comme une nébulosité allongée en expansion plus ou moins elliptique. Telle fut la Nova de l'Aigle en 1918, visible surtout en Allemagne, à ce qu'on dit, qui fut pendant trois jours soixante-dix mille fois plus brillante qu'à l'ordinaire. – On a de la peine à imaginer, continuait le professeur Brahé, dont l'âme était celle d'un poète, quelle doit être la splendeur d'un tel spectacle pour un observateur bien placé, quand dans sa pulsation énorme l'étoile éparpille de sa main de feu son cortège de planètes. Dans certains cas extrêmes, malheureusement rarissimes, la déflagration est beaucoup plus violente encore, et produit une Supernova, perle de l'Univers, éphémère et sublime, qui peut devenir en quelques jours cent millions de fois plus lumineuse qu'elle ne l'était. Si le soleil avait la chance de mourir ainsi, l'éclat de son agonie serait visible dans toute la Voie Lactée. Quant à la propagation anormale des sons, elle n'était qu'un effet secondaire de l'accroissement du rayonnement delta et oméga, qui transformait la structure moléculaire des gaz rares dans l'atmosphère, une sorte de cristallisation qui polarisait les sons comme le diamant polarise la lumière. Une péripétie. 19 CHAPITRE VII LA FRANCE A L'ÉCOUTE Quinze jours après le début de la péripétie en question, le Conseil des ministres se réunit d'urgence à l'hôtel Maquignon afin de déterminer les mesures de sauvegarde qui s'imposaient. Edouard Dufort, le Premier ministre, ouvrit le Conseil, d'une voix étranglée, par cette petite phrase sibylline que les journaux allaient commenter à l'envi : « Messieurs, l'affaire est grave. » C'était un petit homme rond au crâne lisse et au verbe pittoresque ; ses lunettes d'écaille laissaient deviner un regard malicieux ; mais ce jour-là, l'émotion augmentait la mobilité de ses bajoues et lui plissait une ride au coin de la paupière. A le voir ainsi, la lippe tremblante et les doigts contractés, dépassant à peine de derrière son bureau verni, chacun sentait que l'heure n'était plus aux réformettes en trompe-l'œil chères à toutes les républiques. Un silence impressionnant avait succédé aux premières paroles du président Dufort. On voyait qu'il soupesait les mots avant de les prononcer. Le tic-tac de la grande pendule empêchait chacun d'entendre le battement de son propre cœur. « La France, poursuivit le Premier ministre, est un frêle esquif en perdition dans l'ouragan. Nous devons unir toutes nos forces pour lutter contre un ennemi qui nous est à la fois intérieur et extérieur. En d'autres temps, dans une pareille situation, on déclarait la patrie en danger, et on mobilisait le pays. Eh bien, messieurs, mes chers collègues, renouant avec la tradition révolutionnaire dont la France a parfois oublié qu'elle l'avait enfantée, moi aussi, suivant le modèle glorieux de Danton et de Robespierre, je veux déclarer la patrie en danger, et je vous exhorte à unir les forces vives de la nation pour le salut de la République. Vive la France! » Un tonnerre d'applaudissements répondit à l'appel vibrant du Premier ministre : ceux des ministres eux-mêmes, et ceux des curieux qui flânaient aux alentours de l'hôtel Maquignon, ainsi que des journalistes qu'on avait refoulés à l'entrée (car le Conseil se tenait à huis clos, les délibérations étant secrètes) et qui notaient fébrilement chacune des paroles du président Dufort. Celui-ci avait touché la fibre patriotique de ses concitoyens, et au milieu de son envolée, il avait ressenti le frisson qui étreint les hommes d'Etat aux grandes heures de l'Histoire, une fois dans leur vie. Le colonel Derandur, ministre de la Guerre, se leva. Sur son visage altier que le vent du désert avait buriné se marquait une profonde détermination. Ses cheveux courts ondulés sentaient la coupe-brosse traditionnelle de l'armée, retaillée à la mode de chez Pedro. Ses yeux gris, de la couleur de l'acier, semblaient perpétuellement surveiller l'horizon. C'était un homme indestructible, aux compétences limitées, mais inconditionnellement dévoué à son devoir, « fidèle au poste jusqu'à la mort », affirmait-il volontiers, en bon légionnaire. « Je prends au mot, dit-il, cet ordre de mobilisation. Dès demain, je fais manœuvrer les troupes et je mets l'aviation en état d'alerte permanente. En de telles circonstances, le succès appartient à ceux qui savent prendre tôt les décisions. Pour que l'action soit efficace, il faut que le peuple soit dirigé d'une main de fer, et que l'ordre règne. Dès lors, je puis le garantir, nous attendrons le choc d'un pied ferme, et je suis certain que la victoire ne manquera pas d'être de notre côté, comme par le passé. » Le colonel se rassit. Il ne fut pas applaudi : il ne l'avait jamais été. A son tour, M. Valérien, le ministre des Finances, prit la parole. C'était un technocrate, qui parlait comme un ordinateur. Il aligna des chiffres, puis termina ainsi : « Etant donné le déficit actuel de notre balance commerciale, le budget de la France reste dans un équilibre fragile. Toute nouvelle crise ne pourrait que compromettre cette stabilité précaire. 20 En conséquence, je ne pourrai permettre le déblocage d'aucun crédit nouveau, qui grèverait dangereusement notre budget pour les années à venir. » Ce langage étant bien connu, certains journalistes ne prirent même pas la peine de le noter : ils se reporteraient à un précédent discours du même ministre, qui servait de modèle depuis des années. Puis, ce fut le tour du ministre de la Santé. C'était un tout petit homme chétif, plus petit encore que le Premier ministre, au teint cadavérique, à la mine inexpressive. Une moustache discrète marquait sa lèvre d'un mince trait noir, seul relief sur son visage terne. Il était connu pour ses bons mots, et un hebdomadaire satirique le surnommait familièrement « Joyeux Robert ». Lui aussi se complaisait dans le langage imagé : « Mes amis, commença-t-il, la France est un grand cœur malade, il s'agit de prescrire le traitement approprié. Or, nous manquons d'hôpitaux et de personnel qualifié. La Sécurité sociale est en déficit, et ne peut financer de nouvelles créations. Il faudrait donc en ce domaine un effort tout particulier de l'Etat, sinon la situation va continuer de s'aggraver... » Le ministre des Finances, plongé dans ses chiffres, n'avait rien entendu. « ... Et nous risquons une recrudescence des troubles de toutes sortes. » Le colonel Derandur, alerté, dressa l'oreille un instant, puis finit par comprendre qu'il s'agissait d'un problème purement médical, et se laissa à nouveau assoupir par la monotonie ronronnante des propos débités presque à voix basse par son apathique collègue, au bord de l'essoufflement. Joyeux Robert crut bon de terminer, comme à son habitude, par une plaisanterie, sur laquelle il espérait bien que, pour une fois, les journaux allaient gloser : « Quand votre cheval à la rougeole, vous ne demandez pas au vétérinaire de lui prescrire un purgatif, n'est-ce pas ? » Il s'aperçut alors, aux bruits de voix qui lui parvenaient, que le Conseil des ministres se poursuivait dans le couloir, où l'huissier de service faisait une communication importante sur la nécessité d'isoler mieux les murs pourtant épais du bâtiment officiel. Sur ce, le porte-parole du gouvernement sortit sur le perron, et commença à annoncer aux journalistes : « Le Conseil des ministres a fait le tour de la question... » C'était son préambule, mais les journalistes le prirent pour une conclusion et, le plantant là, s'en allèrent rédiger leurs articles au bistrot le plus proche. Le soir même, à l'Assemblée nationale, le débat fut fort animé. Le ministre de l'Intérieur y fut violemment pris à partie par les « ténors » de l'opposition. Ses jeunes loups mêmes, pourtant d'ordinaire si à cheval sur les principes, ruaient dans les brancards. Il fut accusé tout à la fois de mollesse et de corruption. Il faut avouer que son visage rose et son abdomen replet ne donnaient guère l'image de l'austérité. Il se défendit au nom de l'intérêt national, en prétextant des rumeurs de complot fomenté de l'étranger, et en accusant ses adversaires de vouloir profiter de la situation pour instaurer leur anarchie contre l'ordre de la tradition libérale. Enfin, François Portebranche, le chef de l'opposition, qui était aussi le meilleur orateur de l'assemblée (les meilleurs orateurs sont toujours dans l'opposition), gravit lentement les marches de la tribune dans les hourras et les trépignements de la moitié de l'hémicycle. Il s'installa posément, prit le temps de chausser ses lunettes, puis de les retirer, pour regarder l'auditoire dans les yeux. Tous les membres de son parti, suspendus à ses lèvres, attendaient en frémissant les gouttes de vitriol dont les flammes allaient faire trembler sur ses bases le navire de la société. « J'entends autour de moi de bien curieux propos, commença l'orateur. J'entends parler de complot. Le mot d'anarchie a même été prononcé, je ne sais plus par qui (rires de l'auditoire). Voyons, soyons sérieux ! Qui complote ? Qui donc fourbit ses armes, pour je ne sais quel noir dessein ? Quelle poudre, je vous le demande, voyons-nous manier, si ce n'est celle que, depuis des 21 années, on... comment dirai-je ? on nous jette aux yeux... » Là, l'opposition entière ne put tenir : une immense ovation s'éleva comme une houle, et mit plusieurs minutes avant de retomber, comme calmée par la main magique du tribun. « A qui veulent donc en faire accroire les princes qui nous gouvernent ? Et quelles lanternes veut-on nous faire prendre pour des vessies ? Ce ne sont que de pâles vers luisants, mes amis, l'éclat blêmissant d'une société décadente : est-ce avec ces pauvres bougies que l'on prétend éclairer notre chemin ? Messieurs, le vent du progrès aura tôt fait de les souffler ! Non, mes chers concitoyens, il ne faut pas cacher plus longtemps l'incurie des pouvoirs publics, seuls responsables du désordre, car si désordre il y a il n'est pas de notre fait. Exigeons qu'une bonne fois le masque tombe, et tombe avec lui le décor pompeux qui cache les ruines d'un régime en décomposition. Que la voix du peuple puisse enfin se faire entendre, et crie aux oreilles de tous les privilégiés : votre époque est révolue, retirez-vous dans la dignité, s'il vous en reste une once, et laissez la place à la nouveauté, pour le progrès des institutions et le bonheur des hommes. » La capitale entière, qui avait pu suivre directement les débats, fut profondément remuée de ce discours que François Portebranche avait prononcé d'une voix chaude. Elle vit en lui, avec une émotion teintée de remords, l'homme d'Etat de l'avenir, le futur candidat enfin heureux aux prochaines élections présidentielles, ou aux suivantes. Par contre, le « Cher François » – « Cher Jacques » que toute la capitale put aussi entendre quand l'un des barons du régime vint serrer la main de son cordial adversaire dans les couloirs, après la séance, fut interprété quelque peu plus diversement. On ne peut pas toujours faire l'unanimité. 22 CHAPITRE VIII SILENCE ! Dans le même temps, un certain nombre de malversations purent être, malgré les efforts des intéressés, étalées sinon à la vue, du moins à l'ouïe du bon peuple fort scandalisé. Tel parlementaire, défenseur de la famille et protecteur des miséreux, héraut de la morale et de l'écologie, ne put cacher plus longtemps à nos électeurs que, ma foi, sans penser à mal, il avait quelque peu usé des pouvoirs dont ils l'avaient investi pour appuyer – oh ! si peu – un promoteur immobilier de ses amis ; un monsieur très convenable, et si généreux... ; un artiste aussi, dont le premier souci fut de décorer – c'est vrai, c'est si banal, des arbres – les espaces verts d'un site classé de quelques gratte-ciel aux angles futuristes. Ce n'était pas sa faute, après tout, si le terrain sablonneux avait bougé et si, après deux ans, le vent soufflait déjà par les fissures les flammes des gazinières dans les cuisines. Gêné par les réflexions qu'il entendait à présent autour de lui, notre député fort marri s'en fut sans tarder protéger ses derniers secrets derrière les murs de sa maison de campagne, comptant sur l'isolement des trois cents hectares de son parc ; mais les paysans aussi parfois sont indiscrets, envieux, cancaniers ; et il eut beau renvoyer son chauffeur et ses domestiques, accusés injustement, il dut se résoudre, la mort dans l'âme, à devenir honnête. Pas très loin de là, le P.D.G. d'une entreprise en difficulté chronique, bien que largement subventionnée (mais que voulez-vous ? c'est la crise, mon brave monsieur, c'est la mort de la petite industrie ; on n'a pas assez les reins solides, face aux géants multinationaux. Et pourtant, ce n'est pas faute de restrictions ! Ah ! bien sûr, c'est la sécurité qui en pâtit, après : tenez, l'autre jour, il y a encore eu un mort sous une presse. C'est malheureux, hein ? Imprudence, oui. Non ! Qui vous a dit qu'on allait mettre des patrons en prison ?...) Le P.D.G., dis-je, se vit proprement conspuer par ses deux mille trois cent cinquante-quatre ouvriers dont beaucoup, au moins chez les syndiqués, étaient menacés de licenciement pour cause de faillite imminente. Il n'avait pas pris garde d'évoquer en privé, avec son associé, le montant des bénéfices dissimulés à l'aide de fausses factures à des taxis, ou hommes de paille, ainsi que l'état d'un compte ouvert en Suisse sous un nom d'emprunt. De la même manière put être évitée une nouvelle pénurie artificielle pourtant minutieusement préparée, et qui devait faire doubler en quelques semaines, après celui du sucre, le prix du papier, par suite de difficultés imprévisibles avec les pays exportateurs de bois. Le prix du pétrole lui-même faillit redescendre quand les sociétés internationales durent déposer le bilan de leur énorme prospérité ; mais le gouvernement mit le holà, car l'atome n'aurait plus été concurrentiel. Bref, le monde des affaires et celui de la politique ne tardèrent pas à prendre conscience d'une nécessité impérieuse : celle d'une isolation sonore efficace, sous peine de moralisation forcée. L'isolation sonore : tel fut le maître-mot d'une gigantesque campagne qui se déchaîna alors, financée par des fonds venus de mille sources ; jamais on n'aurait cru qu'il y en eût tant encore à résurger, après la saignée d'une inflation de plusieurs années ; mais, comme chacun sait, l'argent qui coule trouve toujours un récipient au bas de sa chute. Cette campagne fut, il faut le reconnaître, remarquablement orchestrée. Tout fut mis en œuvre pour convaincre le Français qu'il devait, bon gré mal gré, cesser d'entendre. Les journalistes de la radio et de la télévision commencèrent, discrètement tout d'abord, puis avec de plus en plus d'insistance, par amener le public à une conscience progressive de la nocivité du bruit. Les sons étaient d’ailleurs ramenés à cette seule notion de bruit, en elle-même péjorative. Plus de musique, plus de paroles ; ni chant de l'alouette, ni murmure des ruisseaux ; ni mots d'amour, ni poésie ; rien 23 qui ait beauté ou sens, plus rien que le BRUIT, informe, incohérent, brutal, ennemi public n° 1. Ce fut facile : il suffisait de laisser voir son agacement de façon assez naturelle et spontanée, et les auditeurs participaient aussi aisément qu'à un jeu radiophonique. On faisait hurler une sirène ou vrombir un avion en surimpression d'un show de variétés ; un marteau-piqueur troublait le suspens d'un film policier ; un train traversait une retransmission sportive ; le tour était joué. Les journalistes, toujours eux, moralistes écoutés, sages du monde moderne, prêchaient des conseils avisés du haut de leur lucarne. Quand votre voisin proteste que vous plantiez des clous après l'extinction des feux, vous l'envoyez paître gaiement ; mais quand tel commentateur à la voix assurée, à la moustache respectable, et dont des années de chronique régulière ont assis une réputation de franchise impartiale, dénonce les fauteurs de troubles auditifs pendant que vous prenez votre petit déjeuner : « Je vous le dis, c'est intolérable », vous savez alors que c'est à vous qu'il s'adresse, vous vous sentez honteux, coupable, et vous y regardez à deux fois avant de reposer, avec précaution, votre petite cuillère sur la table. Car la culpabilité, personnelle ou collective, fut le sentiment que l'on s'efforça de graver au fer rouge en chacun, tel un signe d'infamie. Ce fut alors l'artillerie lourde des personnalités en vue, et des membres du gouvernement. Le ministre de l'Environnement, tout d'abord, s'attaqua à la recrudescence de cette « pollution » dénoncée depuis des années ; puis, le Premier Ministre, et pour parachever l'édifice d'un dernier coup de marteau, le président de la République en personne s'en vint sur les petits écrans sermonner une bonne fois le peuple frivole et égoïste : « Vous pouvez être tenus pour responsables du moindre bruit que vous lâchez dans la nature, ou contre vos voisins. En cette matière comme en toute autre, les casseurs seront une fois de plus les payeurs. Il n'est pas tolérable qu'une fraction indisciplinée et irresponsable d'un peuple puisse imposer son vacarme à la majorité silencieuse. De nouvelles lois vont être incessamment promulguées en vue d'une répression plus active des contrevenants à la loi du silence général. Dans l'intérêt de la France tout entière, il est de votre devoir à tous de brider vos instincts turbulents et tapageurs. » Le peuple-enfant a toujours baissé le nez, courbé l'échine devant le grand courroux d'un père fouettard. Cette fois encore, il trempa son pain quotidien dans le bol amer du remords. Seul un hebdomadaire satirique, qui s'y connaissait en matière d'écoutes, dénonça la manœuvre. Mais les mots qu'on écrit mettent beaucoup plus de temps à se propager et sont peu entendus. 24 CHAPITRE IX DE LA TISANE ET DU BÉTON Après cette mise en condition, la grande machine de la publicité put à son tour opérer dans un terrain largement défriché. Les spots publicitaires se mirent aussitôt à la page : on y vit ainsi une jeune femme charmante, mais harassée, vieillie, – fanée –, par une dure journée de travail dans un vacarme incessant, rentrer dans son appartement soigneusement calfeutré de bourrelets de Silentior B aux portes et aux fenêtres ; marcher pieds nus et se détendre – rajeunir – sur des tapis en mousse de polyrex Silentior 233 ; et, après avoir bouclé toutes les doubles portes en fibrorama Silentior X, se déshabiller enfin avec un soupir d'aise, pour se plonger dans son bain en écoutant un disque de silence sur son électrophone anti-vibratoire Silentior Spécial. On vit aussi une brave mère de famille, les cheveux blanchis par les tracas quotidiens, les mains cassées par les travaux ménagers, sortir radieuse d'une consultation dans un mystérieux cabinet para-médical, et s'exclamer joyeusement devant sa famille ébahie : « C'est un miracle, je n'entends plus rien ! Je vais enfin pouvoir connaître la paix éternelle à la maison ! » Quel était son secret ? Les téléspectateurs languirent une longue semaine avant l'étonnante révélation. Son secret, c'était tout simplement ce petit appareil curieux, élégant et discret, qui se portait sur l'oreille et qui ressemblait tant à... C'est que, figurez-vous, les entreprises d'appareils contre la surdité, menacées de faillite, s'étaient habilement reconverties et produisaient maintenant... un appareil pour rendre sourd : le « surditeur ». Le principe en était enfantin : il avait suffi d'inverser le mécanisme. La société Surdica proposait même à ceux qui utilisaient un appareil ordinaire de le renvoyer en usine contre une participation modeste, afin de le reconvertir. L'industrie pharmaceutique ne fut pas non plus en reste : une herbe médicinale rare ayant été découverte sur les hauts plateaux du Brésil, une herbe dont les propriétés anti-auditives étaient, paraît-il, remarquables, et promptement baptisée « Surdiane », on trouva bien vite dans toutes les pharmacies et dans les magasins d'alimentation de régime des tisanes à la Surdiane des baumes à la Surdiane, pour emploi localisé, des ampoules d'extrait de Surdiane, des pilules de concentré de Surdiane ; et même un dentifrice à la Surdiane, dit « dentifrice assourdissant » : le produit en composé moléculaire agissait par simple contact, grâce à la perméabilité exceptionnelle de la peau des gencives, et pénétrait par le sang jusqu'à l'oreille interne, où il durcissait le tympan. La chirurgie alla encore plus loin. Un grand hôpital parisien se spécialisa dans une branche nouvelle : l'extraction du tympan, totale ou partielle. Il proposait l'opération moyennant un forfait de 5000 F, avec une garantie de 100 % de réussite, sauf complications ; car le tympan, contrairement à la queue des lézards, une fois son ablation effectuée, ne repousse pas. Après maintes discussions entre les délégués des médecins, les syndicats et le ministère de la Santé, il fut décidé que l'opération serait prise en charge par la Sécurité Sociale. Cet obstacle levé, des milliers de patients accoururent de toutes les provinces de France comme de l'étranger. Il fut même question (et le projet vint en discussion à la chambre des députés) de procéder à une « stérilisation auditive » systématique des bébés dans les huit jours suivant la naissance. A cet âge, une simple cautérisation chimique pouvait suffire. Mais le procédé s'avérant trop simple et trop bon marché, l'Ordre des Médecins fit opposition. Les pouvoirs publics apportèrent évidemment leur caution officielle à cette campagne. Ainsi, sur commande spéciale, la Télévision Française réalisa un attachant petit dessin animé qui fut d'abord visionné par les parlementaires réunis en session extraordinaire, avant d'être présenté au 25 grand public. Le titre en était d'une remarquable recherche dans la banalité : « Les aventures de M. Toulmonde ». C'était un petit personnage pittoresque bien que stylisé, et qui se trouvait visiblement en état de stress caractéristique, écrasé par des agressions sonores de toutes sortes : le tintamarre de la rue, roulements d'automobiles, grondements de camions et pétarades de cyclomoteurs ; le fracas des chantiers avec le grincement des poulies de grues et les chocs des marteaux-pilons ; les mille bruits quotidiens : chuintement de l'eau dans les tuyaux, cliquetis de vaisselle, criailleries des enfants ; on y mêlait innocemment les vociférations d'une manifestation et les clameurs d'une réunion politique. M. Toulmonde, Français moyen, était poursuivi, traqué par ce tohu-bohu grandissant ; il en devenait rouge, cramoisi, violacé, et s'effondrait à la porte de sa demeure qu'il ouvrait néanmoins dans un effort désespéré. Là régnait un silence souverain, immense, voluptueux. Le visage de M. Toulmonde redevint rouge, puis rose pâle, signe de santé recouvrée ; sa respiration se fit moins haletante, et se calma tout à fait. Et la séquence se terminait sur la vision rafraîchissante du petit homme savourant un délicieux repos dans un fauteuil moelleux, un sourire béat sur sa face épanouie. Le film était suivi de l'interview d'un ingénieur spécialisé : un morceau de bravoure. La trentaine, une allure sportive, un complet à la fois sobre et élégant ; le visage ovale à la française avec un pli naissant sur le front ; un ton de voix sérieux, assez ferme, mais rond, velouté, humain pour tout dire ; un accent de terroir indéfinissable, presque imperceptible ; M. Martin (c'était son nom) était le type du jeune cadre dynamique et ouvert, compétent et rassurant. Le rôle en était joué par un acteur professionnel, comédien de boulevard, peu connu. M. Martin, donc, ingénieur spécialisé, était interviewé chez lui, au bord de son jardin. Sa femme (joli mannequin de Lyon) préparait des rafraîchissements, et des enfants jouaient sur la pelouse. « Il faut surtout se garder de confondre, expliquait-il, isolation thermique et isolation sonore. La première s'effectue en effet à l'aide de matériaux légers et aérés, mousses de verre ou mousses plastiques, polyuréthanne ou polystyrène expansé, que vous connaissez bien, monsieur, puisque vous en avez garni vous-même votre grenier l'an dernier. Au contraire, l'isolation sonore nécessite des éléments lourds, car c'est le poids total de la paroi qui est déterminant. Je sais que j'étonne ici beaucoup de gens et qu'il est difficile de lutter contre des idées reçues. Mais réfléchissez un instant : vous, madame, qui logez en HLM, ne vous plaignez-vous pas tous les jours que vous entendiez les enfants de vos voisins, la télévision de vos voisins, le moulin à café de vos voisins ? Or, les murs de votre immeuble sont constitués de briques creuses ou de béton fin. » (Ici, M. Martin chassait de la main une guêpe importune ; elle n'était pas prévue dans le scénario, mais on l'avait laissée, car cela faisait naturel.) « Souvenez-vous au contraire de la bonne vieille maison de votre grand-mère, construite en bonnes briques bien dures et bien épaisses. Mais on aurait pu jouer du banjo ou de la trompette à côté sans que vous l'entendiez ! » Quelques secondes de silence étaient ici ménagées pour permettre un début de débat dans les familles. Peu de gens avaient eu l'idée reçue dénoncée par M. Martin, ingénieur spécialisé, mais chacun était maintenant convaincu qu'il venait de s'en libérer. M. Martin reposa son verre de jus d'orange, et poursuivit son exposé plus lentement, en appuyant fortement chacune des syllabes qu'il prononçait, avec la sûreté du spécialiste. Il faut dire qu'il était ingénieur spécialisé, ce qui n'est pas rien. « Ainsi, il a été démontré qu'un plancher constitué de dalles de béton, d'un poids moyen de 600 kg par mètre carré, peut être considéré comme une protection efficace. De même, les murs ont besoin d'être doublés, parfois triplés, à l'aide de briques pleines ou de pierres de taille. Évidemment, pour les maisons mitoyennes, il n'est possible de le faire qu'à l'intérieur. A la campagne, il sera aisé d'élever des collinettes artificielles de terre brute contre chacun des murs de l'habitation ; c'est la solution la plus simple et la moins onéreuse. Quant aux fenêtres, et là je pèse mes mots, mieux vaut carrément les supprimer, et s'éclairer à la lumière artificielle, car la déperdition sonore y est si considérable qu'aucune solution valable n'a pu être envisagée jusqu'ici. » 26 A l'intérieur, on recommandait aussi de couvrir le sol de moquettes et les murs de plusieurs couches de toile de jute ; de tapisser les meubles à l'aide de feuilles de feutre, et de n'utiliser aucun ustensile en verre ou en métal, le plastique rendant des sons plus sourds. Tout cela était démontré scientifiquement, et une maison modèle, appelée « la maison du silence », testée par le Laboratoire National d'Essais, était exposée à la foire internationale de Roches-sur-Rognon (Haute-Marne). Après la projection de ce film sur les écrans de télévision, des millions de familles françaises se mirent à l'ouvrage, appliquant scrupuleusement les directives gouvernementales et les conseils de M. Martin (l'ingénieur spécialisé). Des millions de mètres cubes de briques et de pierres furent acheminées dans toutes les communes de France. On creusait le sol pour puiser l'argile en profondeur, on abattait des pans de montagnes pour récupérer le granit. Les campagnes fertiles, comme labourées par des explosions atomiques, se couvrirent de cratères, et les provinces verdoyantes prirent un aspect lunaire. L'industrie lourde se reconvertit, et les marchands de terre firent fortune. Un problème toutefois se posa pour les grandes villes : comment, en effet, renforcer l'épaisseur des murs d'une tour moderne ? Le préfabriqué ne permettait guère ces aménagements, et on voyait mal les hélicoptères déposer en douceur les énormes chapes parallélépipédiques de béton précontraint comme une couronne sur une prémolaire. Une proposition intéressante fut émise, et sa réalisation faillit voir le jour : celle de combler tout simplement l'espace si exigu entre les immeubles avec de la terre extraite des champs adjacents de la ville, ou mieux encore avec les scories diverses de l'industrie, les mâchefers, les résidus des usines de traitement des minerais métalliques, ou avec les schistes charbonneux dans les régions minières. C'était particulièrement rentable car plus n'était besoin d'aller déverser les déchets dans la mer. Les provinces les plus continentales étaient enthousiasmées, mais les régions côtières firent des difficultés, car les cargos seraient au chômage. En outre, l'Allemagne et la Suisse refusèrent de continuer le déversement en Alsace des déchets de leur industrie, en particulier ceux de la fabrication du béton. Bref, l'application de cette mesure resta extrêmement limitée. On se résolut plus simplement à élever, à l'avenir, les immeubles en profondeur dans le sous-sol. 27 CHAPITRE X LA GRANDE VOIX DE DIEU Dans les villes où les rues n'avaient pas été rebouchées, on pouvait voir depuis quelques temps défiler des cortèges insolites, qui faisaient sortir les bourgeoises sur le pas de leur porte et provoquaient des embouteillages. Les hommes venaient d'abord, les femmes ensuite, et les enfants – ceux des rues, qui pullulent et traînent partout comme des chats de gouttières, et qui ne perdent pas une occasion d'exécuter des cabrioles dans les pieds des gens sérieux et de faire des grimaces et des contorsions sous le nez des bourgeoises plus haut citées. En tête, toujours, un vieillard à barbe blanche. Tous étaient vêtus d'une grande aube blanche et chaussés de sandales. Sauf les mêmes marmots bien sûr, qui portaient guenilles et couraient pieds nus. Chacun soutenait de l'épaule une énorme croix, impressionnante par la figure de surhomme qu'elle conférait à celui qui la tenait, et qui était en mousse de polyuréthanne moulée et vernie, comme on fait de fausses poutres pour la décoration des maisons de campagne. De même, sauf dispositions particulières, les barbes des patriarches étaient acryliques, mais d'un naturel saisissant. Les mêmes patriarches portaient en bandoulière de petits haut-parleurs comme en utilisent parfois les guides touristiques. Ils clamaient par les rues : « Bonnes gens, la fin du monde est proche, préparez-vous à l'apocalypse! Rejoignez les Compagnons de la Croix et faites pénitence publique ! Priez le ciel qu'il vous entende et implorez son pardon ! » Et de fait, sur les places ou dans les squares, aux carrefours, sur les parkings ou aux pompes à essence, à la terrasse des bistrots ou dans les cimetières, partout où ils s'arrêtaient, les pèlerins commençaient publiquement une autocritique impitoyable en clamant des péchés innombrables, exhibaient leurs âmes nues, noires et ratatinées, impures et immondes comme des vomissures de pourceaux. Un père de famille s'accusait d'avoir trompé sa femme avec un éphèbe, un enfant d'avoir volé deux cuillerées de confiture de myrtille à sa grand-mère, un notaire d'avoir escroqué une veuve dans le besoin, un commerçant d'avoir triché sur le poids des choux-fleurs, un prêtre d'avoir convoité une paroissienne mineure. – J'ai assassiné le chat de ma voisine à coups de parapluie ! glapissait une petite vieille. – Je vais incendier les ateliers de mon concurrent ! bramait un entrepreneur ruiné. – Je suis le satyre de la rue Borgne ! bêlait un petit homme fluet et mou. Certains s'accusaient même de meurtres si nombreux qu'on comprenait mal que les populations n'en fussent pas plus décimées. Et tous se battaient la coulpe avec fureur. Puis, quand les curieux étaient assez nombreux, le patriarche faisait un signe – instantanément le silence s'établissait – et se mettait à prêcher : « Voici venus les temps prédits par les Saintes Écritures, les temps espérés par les bons et redoutés des méchants. Humains impies et blasphémateurs, vous qui n'avez pas voulu croire, qui avez vécu dans le péché, dans la luxure, la débauche et le crime, créatures indignes du Créateur, écoutez celui qui sait et repentez-vous pendant qu'il en est encore temps, car une fois de plus les grandes prophéties de l'Evangile sont en train de se réaliser. « Rappelez-vous, mes frères, rappelez-vous les révélations faites par l'apôtre Jean, qui porte témoignage de la parole de Dieu. En une vision, il vit sept anges en faction devant le Tout-Puissant ; on leur donna sept trompettes, et ils se mirent à en sonner chacun à son tour. « Le premier sonna de la trompette, rapporte Jean, et une grêle de feu mêlée de sang se précipita sur le sol ; le tiers du sol brûla, ainsi que le tiers des arbres et toute plante verte. » Or, cette trompette annonciatrice, chacun peut l'entendre depuis plusieurs semaines ; on n'entend qu'elle de par le monde, elle sonne dans 28 toutes les oreilles, et si vous vous les bouchez, elle sonnera à l'intérieur de vous, car nul ne peut se dérober à la voix de Dieu. « Quant à la chaleur qui règne sur les continents et sur les océans, c'est la grêle de feu qui commence à s'abattre sur vous, et dans quelques jours, quand elle s'abattra tout à fait, le tiers d'entre vous périra dans d'atroces souffrances. « Bientôt sonnera la deuxième trompette, et alors, une grande montagne ardente se précipitera dans la mer. Et puis, ce sera la nuée des sauterelles du Diable, échappées des fournaises de l'abîme, et la cavalerie de l'Enfer avec ses chevaux crachant le feu, la fumée et le soufre. Enfin, quand la septième trompette retentira, le temple céleste de Jéhovah s'ouvrira, et ce sera le Jugement Dernier. « Bonnes gens, repentez-vous, rejoignez les Compagnons de la Croix, faites pénitence, écoutez ce que vous disent les fils du Seigneur... » Après le prêche du patriarche, des jeunes gens sortaient du cortège, la guitare à la main, et chantaient sur des rythmes endiablés : « Viens avec nous, ami, Sur les chemins du Paradis ! » Des jeunes filles aux cheveux ébouriffés dansaient en se déchirant les vêtements et entraînaient la foule. De temps en temps, l'une d'elles entrait en pâmoison, et avait une vision. Cependant, à un guichet improvisé, on délivrait des cartes d'adhésion aux Compagnons de la Croix ; le montant en était de 30 F, et elles donnaient droit à une réduction sur l'achat d'une aube et d'une croix dans quelques magasins sélectionnés tenus par des Compagnons. Des badges et des écussons étaient bradés de 2 à 6 F ; des chapelets et des livres de prières étaient vendus par lots. Puis, quand la mission avait été fructueusement effectuée, le cortège s'ébranlait à nouveau, et les participants, avec les nouveaux convertis qui abandonnaient chapeaux de feutre et manteaux de fourrure dans le ruisseau, reprenaient leur confession publique par les rues de la ville. Un dimanche, un rassemblement national des Compagnons de la Croix se tint à la Courneuve, peu après la fête de l'Humanité. Une publicité énorme ayant été déployée dans les journaux à sensation, on compta près de cent mille entrées payantes, plus trois cents hippies et quelques évadés d'un hôpital psychiatrique qui avaient sauté les barrières. Un sermon du Patriarche suprême ouvrit la séance : il dépeignit l'apocalypse avec tant de réalisme qu'il fit courir un grand frisson dans la foule où l'on entendit bon nombre de cris d'horreur, judicieusement répartis sur l'immense terrain. Puis ce fut, sur la scène centrale, un ballet dans un style inédit, où les danseurs mimaient une agonie collective sous la pluie de feu du ciel (représentée par des projecteurs rouges psychédéliques), et s'affaissaient sous les cuivres des Walkyries de Wagner. Seuls ceux qui avaient revêtu l'aube et portaient la croix se relevaient ensuite au chant des harpes. Après quoi, un orchestre pop à la mode termina la soirée. Seulement, pour convaincre les incrédules, il fallait un miracle. Et le miracle eut lieu. Ce fut le clou du spectacle : une fontaine, qui s'était brusquement, mystérieusement tarie au milieu de la journée, se mit soudain à cracher une eau rouge et chaude comme le sang. Un paralytique, qui se trouvait là par hasard, convaincu d'une intervention divine, demanda qu'on l’y plonge tout entier : il recouvra instantanément l'usage de ses jambes, et tomba à genoux. Un aveugle lui succéda, et ses yeux se dessillèrent ; un sourd entendit après s'être lavé les oreilles ; un illettré américain devint par la grâce divine capable de lire le français dans le texte, avec toutefois un fort accent. Les photographes officiels se hâtèrent de prendre des clichés, puis le miracle cessa brusquement au moment où un unijambiste (un garde-barrière, paraît-il) voulut tremper sa jambe de bois. Mais les Compagnons, certains que ce miracle à épisodes se reproduirait immanquablement un jour ou l'autre, décidèrent de faire de la fontaine sacrée un lieu de pèlerinage. Le lendemain, on trouvait dans tous leurs kiosques des cartes postales avec la fontaine en couleur, des miniatures de la fontaine comportant un bouton-pression qui faisait jaillir un liquide rouge (avec une boîte de douze recharges), des porte-clefs, des autocollants, des T-shirts avec la reproduction de la fontaine, etc. 29 CHAPITRE XI LA TOURMENTE ET LES GRENOUILLES Au bout d'un mois, les savants commencèrent à enregistrer les premiers signes d'un effet nouveau aux conséquences incalculables. Jusque-là, la couche ionisée qui répercutait les ondes sonores comportait encore un certain nombre de fissures dues aux turbulences atmosphériques et aux irrégularités du magnétisme terrestre. A présent, en se renforçant, elle était devenue totalement hermétique : le couvercle s'était refermé. Or, chacun connaît l'effet d'un rayonnement prisonnier comme peut l'être celui du soleil dans un local vitré et isolé : c'est « l'effet de serre », utilisé dans les lieux du même nom pour faire pousser les tomates. Sur la terre, la déperdition sonore étant désormais impossible, les sons étaient définitivement, éternellement prisonniers. Comme les sources ne pouvaient évidemment pas se tarir, un accroissement lui aussi éternel était inéluctable : la Terre allait devenir une immense marmite acoustique où bouillonnerait un vacarme infernal. Déjà les premières tempêtes de bruit étaient apparues en certaines régions du globe, particulièrement en montagne, là où l'écho naturel est le plus violent. Elles arrivaient par vagues, et pouvaient faire rage sans discontinuer pendant des journées entières. Souvent, les signes avantcoureurs étaient des grondements étouffés qui parvenaient d'abord par bribes, comme une conversation lointaine : c'étaient des bruits de roulements, d'automobiles ou de trains – que l'on reconnaissait facilement grâce aux coups de sifflet lancés à intervalles réguliers au moment de l'arrivée aux passages à niveau. Puis, avec une soudaineté et une violence inouïes, le tohu-bohu pouvait s'abattre sur une ville, ravageant sur son passage tous les tympans imprévoyants qui n'avaient pas cru bon de courir aux abris. C'étaient des clameurs populaires, des chocs métalliques, des grincements d'engrenages, des hurlements de sirènes et, à certains détails, tels que le mugissement d'un taureau, un accord de guitare, que l'on pouvait discerner parfois pendant une accalmie, on pouvait reconnaître grossièrement le point de départ de la tempête : un port d'Espagne, pendant que l'on déchargeait des cargos et que se déroulait une corrida aux arènes ; probablement le port de Malaga, comme en témoignaient de nombreux tintements de bouteilles. Et, de la côte Sud de l'Espagne, le nuage sonore avait ainsi pu voyager sur des milliers de kilomètres... Parfois, les sons stagnaient comme l'eau sale d'un marécage et fermentaient sur place, par manque de vents de silence. Ainsi, au Moyen-Orient, le fracas des canons empêchait la poursuite normale de la guerre, car les vibrations rendaient les tirs imprécis et désintégraient les avions en vol : les belligérants en étaient réduits à se battre à l'arme blanche et à la fronde, comme du temps de David. Pourtant, au plus fort de toutes les inondations, il y a des grenouilles qui s'ébattent ; au paroxysme d'une bataille où se joue le sort d'une nation, on trouve toujours un plaisantin qui compte les points en tirant les casquettes. Ici encore, cette règle ne souffrait pas d'exception : il restait un certain nombre d'optimistes ou d'inconscients qui tiraient parti du tragique de la situation et qui utilisaient les bruits pour créer de nouveaux jeux, totalement inédits, et pour cause. Ils avaient remarqué que les sons, dans certaines conditions, avaient tendance à suivre une ligne invariable, tel un rayonnement cohérent du genre laser. Ainsi, en disposant vos mains en cornet tétraédrico-ellipsoïdal, le petit doigt relevé en asymptote, en émettant un cri savamment modulé, la bouche en cul de poule, vous aviez des chances d'atteindre de plein fouet votre ami posté de l'autre côté du lac d'Annecy. Chaque cri touchant son but était un point de marqué. Les jurons convenaient le mieux, à cause de leur composante émotionnelle stimulante. Il y eut des couples qui 30 firent merveille à ce jeu. Certains compliquaient encore en utilisant le ricochet sur une paroi haute et dure, le mur d'une prison ou d'une école, ou une série labyrinthique de parois – les rues de Lyon –, selon les principes éternels du billard. Il y avait évidemment des concours, et des champions locaux. Le club des « Lanceurs de bruits » avait déjà contacté Guy Lux en vue de concours inter-régionaux, et Guy Lux n'avait pas dit non. Certains ambitieux même, sûrs de leur précision, n'hésitaient pas à prétendre qu'avec assez d'adresse et une connaissance scientifique des régions et de leur climat sonore, un individu doué pouvait faire effectuer à son cri le tour de la Terre, de façon à ce qu'il lui revînt directement au bout – à 332 m/s en moyenne – d'environ 33 h et 20 mn, avec une précision de plus ou moins 0,2 % selon l'humidité des zones traversées. Mais nul n'avait encore pu réussir cet exploit, dont la gloire séduisait bien des aventuriers. Certains de ceux-ci usèrent d'ailleurs de trucages grossiers (magnétophones, amplificateurs) vite éventés par les spécialistes. Pauvres inconscients ! S'ils savaient... 31 CHAPITRE XII LES MONTRES. UN OCÉAN DE CAFÉ S'ils savaient que dans l'inéluctable déroulement de son destin tragique, l'humanité était alors à deux doigts du gouffre, et qu'une pichenette allait l'y précipiter, combien ils se fussent amèrement reproché leur coupable frivolité ! Voile-toi la face, ô mère affligée ; mater dolorosa, ton enfant joue au bord de la falaise ! Évidemment, dans les bons films américains, l'agent secret propulsé après une courte bagarre inégale contre un ennemi jaune supérieur en nombre, et malgré son intrépidité et sa science du karaté, à travers le cockpit d'un avion supersonique à 25 000 mètres d'altitude, trouve toujours dans la poche-revolver de son jean pare-balles un mini-parachute de secours en nylon extensible super-renforcé ; comme celui-ci se déchirera à 50 m du sol, il aura la chance de tomber de toutes façon au milieu du grand lac Michigan où un vieil indien le repêchera au bord de l'épuisement, gelé, mais toujours lucide ; après quoi il violera la fille de son sauveur pour affirmer la supériorité historique de la race blanche. Certes, certes je ne nie point qu'on ait vu en d'autres époques un torrent dévier ses ondes tumultueuses pour épargner un village où dormaient des enfants ; la foudre ricocher sur un mur invisible alors qu'elle s'abattait sur une vierge en prière ; la foi écarter les flots écumeux ou soulever une montagne, sous prétexte qu'il y avait là une route à construire. Mais cette fois, aucun Zorro extra-terrestre à cheval sur sa soucoupe ne se trouvait caché derrière un pan de lune, prêt à décoller à la vitesse de la lumière pour aller sauver la fille du shérif. Non, cette fois, l'apocalypse était imminente, le spectre noir au visage de cadavre était aux portes de Rome, et déjà levait sa grande faux... Ce fut un petit horloger d'Hénin-le-Vieil qui se sentit le premier secoué d'une étrange frayeur le jour où... Mais écoutez son histoire. Un jour donc – quel jour ? cela n'a plus guère d'importance ; sachez simplement que c'était bien près d'être le dernier – M. Rumay, horloger-bijoutier de son état, comme on l'est de père en beau-fils chez les Rumay, s'apprêtait à ranger son établi où traînaient négligemment éparpillés une bonne quinzaine d'engins hétéroclites en partie démontés ; un certain nombre de ces objets baroques avaient dû indiquer à leurs légitimes propriétaires une heure approximative, un jour ou l'autre. Parmi d'autres ustensiles à moitié hors d'usage, il y avait là le vieux réveil de M. le curé, dont les aiguilles se terminaient en croix, et qui carillonnait l’angélus au lieu de la sonnerie matinale ; la montre en or de M. le Marquis, dont le remontoir portait, gravées, les armes des De l’Iétard : trois coursiers au galop avec un faucon et deux fleurs de lys, le tout dans un écu surmonté de créneaux gothiques, et tout autour, la devise ancestrale : « Dieu, mon Roi et ma femme » (en latin : Deus, Rex matronaque) ; sur la table encore, la pendule au quartz bleu de Chine d'un fermier des environs, et dans un coin, la monumentale horloge à jacquemart d'un boucher enrichi de la rue de l'Abattoir. M. Rumay s'apprêtait à clore boutique ; il était 18 h 30, et il venait de terminer la Lic Electronip de M. Bouillon, un professeur de ses amis. Il retira la loupe oculaire de son œil gauche et la remplaça bien vite par un monocle destiné à garder l'œil professionnel plus ouvert que le privé. Il admira une dernière fois avec un sourire attendri la cinquantaine d'horloges de toutes sortes qui tapissaient les murs de son magasin : pendules à ressorts ou électriques, coucous pseudo-rustiques à trois poids dorés, dont un pour la décoration, horloges pneumatiques ou barométriques, à eau, au mercure ou au cæsium, gnomons, clepsydres, cadrans solaires à soleil artificiel, sabliers des Karpates à compensateur, chronomètres américains à cylindres hélicoïdaux, etc., etc. Il téléphona à sa femme, puis commença d'ôter sa blouse blanche, et s'arrêta soudain au milieu de l'avant-dernière manche : 32 « Tiens, tiens », murmura-t-il, l'oreille en arrêt. Il allait se souvenir longtemps de ces paroles prophétiques. Ce qui avait intrigué son oreille accoutumée à la cacophonie mécanique de mille tic-tac discordants, c'était précisément le manque étonnant de discordance, l'absence de la cacophonie familière ; un phénomène incroyable était en train de se réaliser devant lui : l'une après l'autre, toutes les minuscules oscillations de centaines d'organes métalliques s’harmonisaient, se synchronisaient sur un battement unique ; les lourds balanciers des grandes horloges elles-mêmes s'accéléraient doucement pour rejoindre un multiple du rythme de base des montres et des réveils. Il semblait que toutes ces machineries individuelles, par une sorte d'osmose spontanée, s'animaient d'une vie unique et devenaient les cellules éparses d'un même grand corps, ou d'une grande âme diabolique. M. Rumay pensa un instant que tout cela allait provoquer des « déréglages » bien difficiles à corriger, mais ses cheveux se hérissèrent et son sang se glaça quand il sentit son propre cœur se fondre au battement universel en surimpression à travers son crâne et ses artères. Il s'arracha en vacillant à cet orchestre insensé et courut se mettre à l'abri entre les murs renforcés de sa petite maison. Sauvé ! Mais pour combien de temps ?... L'épidémie s'étendit avec une rapidité foudroyante. Sur tous les points du globe, dans chaque immeuble, dans toutes les habitations si isolées fussent-elles, le réveil familial, la montre individuelle, l'horloge de grand-père ou la pendule officielle rallièrent en quelques heures la troupe démesurée dont le tambour infernal résonnait comme un appel d'outre-tombe. L'horloge parlante elle-même n'y échappa point et, pour rejoindre le tic-tac universel, dut perdre dix-sept secondes à la minute. Comme M. Rumay l'avait prévu, plus personne ne sut l'heure exacte. Le chaos régna à la SNCF. Les fonctionnaires arrivèrent à n'importe quel moment de la journée, et les fantômes à n'importe quel moment de la nuit. Et la Suisse connut une vague de suicides incompréhensible. Seules les horloges atomiques en orbite autour de la Terre poursuivaient leur course imperturbable. Mais la contagion ne s'arrêta pas là : progressivement, avec une sûreté implacable, elle s'étendit en quelques jours à tous les bruits, à tous les rythmes du monde, mécaniques ou biologiques, et la planète entière se mit à battre cette cadence unique comme une pulsation cosmique... « Tic-tac » « Tic-tac » faisaient treize milliards de montres, réveils, etc. « Bam-bom » « Bam-bom » faisaient près de cinq milliards de cœurs humains. « Crri-Crri » « Crri-crri » faisaient des grillons innombrables (dont un à Trolencourt, dans le Pas-de-Calais). Deux cent cinquante mille vaches normandes et deux cents millions d'Américains se surprirent à mastiquer de concert. Les orchestres de la Nouvelle Orléans swinguèrent sur ce tempo tandis que Bantous et Matabélés de Rhodésie y cherchaient des extases nouvelles ; et les éléphants du Bengale martelèrent le sol de leur clairière sacrée, au cours de leur rassemblement annuel, au même pas quelque peu précipité que les tontons macoutes aux yeux d'airain défilant sous un soleil de plomb devant le palais présidentiel de Bébé Doc, à Port-au-Prince ; le rocking-chair de l'héritierprésident affalé battait la mesure, et la haridelle efflanquée du colonel en tête du troupeau prenait les allures d'un cheval de cirque caporal de majorettes. Et puis, et puis enfin, la mer elle-même, plus lente à s'émouvoir avec l'inertie de ses millions de km3, la mer entra dans la danse. Elle régla sa houle sur le rythme de base, et ses marées sur un produit de ce nombre, qu'un océanographe mathématicien estima à 105. Des marins-pêcheurs de Lorient, qui se contrefichaient de l'algèbre et des théorèmes comme les lapons de la culture de l'hévéa en Terre de Feu, jurèrent dur comme le menhir de fer de Lanester, par la foi de Saint-Groix et la chapelle de Ploërmel, qu'ils avaient vu des êtres étranges se rouler dans l'écume au large de Concarneau, mi-poissons mi-divinités, et qui aidaient à la manœuvre, comme au temps des Vikings. Le brouillard les avait empêchés de vérifier si, comme le prétend la légende, ces sirènes avaient des seins de femmes, et de calvados ils n'en avaient bu que pour se remettre de leur frayeur. 33 Agitées ou non par des mains surhumaines, les vagues, de fait, s'étaient mises à clapoter avec une simultanéité et une régularité propres à réveiller les terreurs superstitieuses. Or, je ne sais si vous avez déjà observé le comportement d'une tasse de café sur le plateau d'un serveur pressé. Au repos, le café se comporte comme tous les liquides civilisés ; il offre une belle surface moirée, un peu mousseuse parfois, mais étale et plane comme la Mer Morte à QirbetQumràn. Un serveur précautionneux vous prendra délicatement l'anse entre le pouce et l'index, vous posera la tasse sur le plateau pour l'apporter généralement intacte, et signalera poliment : « C'est 4 F 50, monsieur. » Mais le même serveur, sur le coup de midi, midi et demi, qui a à servir l'omelette au lard du 14, un employé de la Sécurité Sociale, radin et grincheux comme un pape ; le bifteck végétal de la vieille folle du 21, qui veut faire ingurgiter de cette horreur à son malheureux minet ; le coq au vin du 33, un homme d'affaires bedonnant affublé de ses deux maîtresses, etc., etc. ; le même serveur, dis-je, véhiculant la tasse de café que vous avez commandée il y a une demi-heure, la même au départ, vous apportera un liquide torturé dont la moitié se sera répandue dans la soustasse, quand il y en a une, en vous réclamant : « Ça fait 8 F 50. Vous pouvez payer tout de suite ? J'ai mes clients qui attendent. » Que s'est-il donc passé ? Ce qu'il s'est passé ? Tous les architectes vous le diront : le même phénomène qui fait s'écrouler les ponts suspendus quand on ne prend pas garde au vent qui souffelle dans les poutrelles, ou aux mirlitaires qui clopinent au rythme de « T'auras du boudin » : le phénomène dit de résonance. En effet, un liquide auquel on confère une légère impulsion s'agite un moment d'un joyeux mouvement de balancement d'autant plus rapide que le récipient est petit. Supposez que sur ces entrefaites l'individu qui soutient élégamment votre tasse du bout de ses doigts agiles, le serveur pressé plus haut cité, se mette à marcher d'un petit pas vif dont le balancement se superpose à celui du liquide en question : vous avez aussitôt compris ce qui est arrivé à votre café. Les oscillations s'amplifient, les vaguelettes se muent en lames de fond, et il ne vous reste plus qu'un peu de mousse sur un résidu de marc. C'est exactement ce qui était en train de se passer à la surface des océans : l'empire démesuré de l'onde amère frissonnait comme un grand corps fiévreux, la plaine liquide s'agitait peu à peu de soubresauts spasmodiques dont l'amplitude allait croissante, et le mugissement puissant du dragon des abysses se faisait rauque comme une corne de brume. Lentement, sous les coups de boutoir des flots, les plages se desquamaient, mais le flux comblait les estuaires, et la banquise se fissurait. Au fond de l'Atlantique, la ligne des volcans sous-marins qui ponctuent la dorsale médiane sur des milliers de kilomètres fut ébranlée de séismes dévastateurs qui réveillèrent les colères millénaires des monstres engloutis. Le premier raz-de-marée avala les Açores et ravagea la côte Ouest de l'Espagne... En France, les autorités se hâtèrent de prendre des mesures draconiennes, et interdirent l'accès aux plages les jours de grand vent. Contre toute éventualité, on renouvela pour le grand public les consignes prévues en cas de guerre atomique. Comme disait le colonel Derandur : « Ils ne passeront pas. » 34 CHAPITRE XIII UN COUP DE PIED DANS LA LUNE Cependant, à l'Académie des Sciences, un petit vieillard vêtu de noir exultait. Il tripotait fébrilement les feuillets jaunis de nicotine du discours qu'il s'apprêtait à éructer, et cherchait de son œil myope cerclé d'écailles de crocodile l'essaim des journalistes qui ne manqueraient pas de venir s'agglutiner sur sa découverte comme des mouches sur un trognon de poire. Mais il avait dû se tromper de lunettes, car en fait d'essaim, il ne trouva qu'un tout petit échotier qui butinait une dactylo. C'est donc à lui qu'il infligea la primeur de ses travaux : « N'écorchez pas mon nom, je vous prie : Aristide Bergamotte, avec deux t ; astronome en retraite, mais toujours l'esprit vif et l'œil vigilant ! Vous avez lu mon ouvrage sur la coalescence des particules élémentaires dans la matière effondrée des étoiles naines ? – Et autrement, M'sieur le professeur, c'est quoi, votre trouvaille ? Tu m'esscuses, Zézette, hein ? C'est pour une urgence. On dîne ensemble ? – Une théorie de cette envergure, ils avaient osé me l'éreinter bassement ! Des esprits mesquins, qui jalousent le génie. De la boue, de la crotte dans leur cerveau. Mais la réalité ellemême leur enfonce les pieds dans leur fange. Vous fumez ? – Merci non, je préfère les rousses. Dites, où c'est-y que vous voulez que je vous mette ? – Des chacals. Ils attendaient de se repaître de mon cadavre. – J'ai deux colonnes en septième page, avant les sports, mais après les accidents. Je dirai à Totor de pousser un peu le mariage de Mzelle Lulu. Ça vous va ? – Savez-vous ce qu'est la Lune, mon garçon ? – La... la lune ? Laquelle ? Celle-là, là-bas, là-haut ? Euh... – La Lune, notre unique satellite naturel, cette sphère de roc et de poussière, criblée de cratères comme la peau d'un varioleux. – Ben, euh... Je crois que les Grecs, euh... Armstrong il a dit : « Un grand pas pour moi, et... et un petit pas... » euh... « Comme un point sur un i », y a un poète. – Et le Pacifique, vous avez déjà vu le Pacifique ? – Ben, j'ai des photos de la chasse à la baleine, mais ça doit être au Pôle Nord. Remarquez, c'est pas loin, en passant de l'autre côté. – Des fonds de 12 000 mètres. Un trou énorme. Et là-haut, une aussi énorme boule de terre. Étrange coïncidence, vous ne trouvez pas ? – Oh ! Vous savez, les devinettes, moi, je suis pas bien fort. Dans le journal, j'essaie toujours les mots croisés, mais je les rate à tous les coups. – Que nul n'ait songé à effectuer le rapprochement, voilà une pauvreté d'imagination qui dépasse l'entendement. – Remarquez que les mots croisés du journal, ils ne sont pas tombés de la dernière pluie. Nous, on fait dans l'intellectuel, vous savez. – Eh ! oui, ils se prennent pour des intellectuels. Ils en portent glorieusement le titre comme une décoration et sur leurs cartes de visite. Mais il faut qu'ils se brûlent la moustache pour qu'ils voient qu'ils ont le nez sur la flamme d'une bougie. Vous fumez ? – Non. Mais au fait, votre truc, là, votre découverte, c'est quoi au juste ? Parce que moi, vous savez, l'astrologie, je mettrais l'Himalaya sur la planète Mars ou la Lune dans le Pacifique, pour un peu que je me force, et puis allez ! – La Lune dans le Pacifique, la Lune extraite du Pacifique, voilà, voilà ! Vous avez trouvé, vous, un esprit simple ; vous être encore doté de la faculté intuitive d'imagination qui survit à l'état 35 natif dans la plèbe inculte. Ah ! Vous me plaisez, jeune homme. Comment vous appelez-vous ? – Albert, mais on m'appelle Maurice. Dites, j'ai pas bien compris ; pouvez pas m'expliquer, là, un peu, la Lune, et quoi ? – C'est facile : à une époque géologique déterminée, la Lune était encore rivée à la Terre, accrochée à son flanc depuis des milliards d'années. Et puis, un jour, crac ! le cordon s'est cassé, la Lune s'est libérée et s'est enfuie gaiement dans le cosmos en laissant béant derrière elle le Bassin du Pacifique. Simple comme le jour ! – C'est comme un accouchement, alors ? – Exactement. » Ce qui, à une époque où l'obstétrique, surtout à l'échelle planétaire, était encore dans les limbes, est en soi assez remarquable. « La Lune s'éloignant de la Terre à raison de 10 cm par jour, je situe ce phénomène à environ dix millions et demi d'années, c'est-à-dire à l'aube du quaternaire. Mais je devine la question qui vous brûle les lèvres : quel dieu souterrain, quelle puissance occulte a pu, d'un coup de pied magistral, éjecter cette fusée sublime sur la route des étoiles ? – Allez-y toujours, moi je vous suis comme la sardine est à l'huile. – La résonance, mon ami, la résonance ! La conjonction fortuite entre deux phénomènes ondulatoires : les marées solaires d'une part, l'amplitude gigantesque des ondes de gravitation d'autre part. Pour peu qu'il y ait eu une troisième composante, le passage d'une grosse comète par exemple, des vibrations effrayantes ont secoué toute la croûte terrestre, jusqu’à ce qu'elle craque et perde une fraction de sa substance. Et c'est cette ascension saugrenue de notre satellite le plus naturel qui provoqua par la suite la dépression de l'Atlantique et la dérive des continents, par rééquilibrage. Elle fit aussi basculer l'axe de la Terre et plongea les mammouths de Sibérie dans le plus grand congélateur du monde. » On expliquait en effet assez mal jusque-là comment l'homme préhistorique aurait pu découvrir l'électricité. Le discours que le professeur Bergamotte tint devant l'Académie placide fut vibrant et pathétique. Il commençait par ces mots : « Chers collègues et néanmoins amis » et se terminait par : « A bon entendeur, salut. » Il faut dire que, depuis quelque temps, pour entendre, on entendait ; mais passons. Le savant se glorifia de ce que les circonstances se décidassent enfin à réunir les conditions propres à prouver le bien-fondé de sa plus géniale et unique théorie. Il vilipenda la médiocrité et anathématisa les sectateurs. Il eut des envolées d'un haut lyrisme, et des silences d'une rare noblesse. Son index visionnaire pointait le firmament ; des étoiles nimbaient son verbe de radiances d'outre-Terre, et ses mots les plus simples avaient la profondeur de l'infini. Puis, il annonça triomphalement l'arrachement prochain de toutes les terres émergées à la surface du globe, à l'exception du Pôle Sud, sauf erreur de calcul. « Et ainsi, messieurs, le survivant de cet âge grandiose connaîtra l'aventure exaltante de contempler sous ses pieds l'océan planétaire vainqueur, et sur sa tête une voûte céleste étoilée de trois satellites nouveaux : Eurasia, America, et Australia. Combien je voudrais, mes amis, être ce bienheureux ! Mais je crains que l'émotion me brise au seuil de la gloire, et je laisse à de plus jeunes que moi le profit de cueillir les fruits de ma découverte. Pour moi, je me contenterai d'occuper mon piédestal de précurseur dans l'histoire de l'humanité et, muni de mon bâton de pèlerin, je consacrerai mes dernières forces à aller prêcher le futur aux foules du monde présent. J'espère qu’ainsi j'aurai su accomplir dignement et avec humilité mon simple devoir d'homme parmi les hommes. » Sur ce, il se fit prophète, et s'en fut vers le Sud. Sur son chemin solitaire, un petit Congolais lui demanda tristement pourquoi, dans la distribution des pains, on avait encore oublié les pauvres noirs. 36 CHAPITRE XIV LE CATACLYSME Ce fut le 16 octobre que la terre trembla pour la première fois en France. Officiellement, depuis près d'un mois, c'était l'automne. Mais cette année-là, il semblait que l'été ne dût jamais finir. Un soleil démesuré avait envahi le ciel et se confondait avec lui. Ses rayons de métal liquide crépitaient en heurtant le sol éclaté, et leur vacarme s'ajoutait au tintamarre des choses. Dans les champs, les corneilles à bout de forces s'abattaient dans une poudre d'argile et de craie, soulevant un nuage d'ocre qui retombait ensuite sur place, lentement, presque immobile. Dans les forêts, la réverbération insidieuse s'était infiltrée entre les branchages les plus denses et avait brûlé les jeunes pousses. Les troncs des chênes millénaires craquaient. Les bêtes aux abois s'agglutinaient autour des dernières mares croupies, dernières flaques de boue où les petits ventres blancs des poissons crevés prisonniers d'une croûte de vase faisaient une mosaïque tragique. Dans les villes des hommes, les immeubles désertés se dressaient comme des squelettes nus d'arbres morts, les troncs dérisoires d'une forêt pétrifiée, stérilisée à la chaux vive. Les gens faisaient retraite dans la pièce la plus sombre de leur habitation ; ils se protégeaient du bombardement de feu par des murs d'ombre, mais dans les caves mêmes les ventilateurs éparpillaient des souffles brûlants sur les visages moites. La nuit, la chaudière infernale ne faiblissait guère, mais au moins les rats humains terrés pouvaient risquer le nez hors de leurs tanières ; au point qu'à présent les magasins n'ouvraient leurs portes qu'au crépuscule. L'obscurité rassurait : la rosée rafraîchirait peut-être l'atmosphère ; l'orage noierait peut-être les murs de braise ; la terre respirerait. Et puis, la fournaise diurne brûlait à nouveau tous les espoirs. Dans ce martyre, il arrivait à certains de penser qu'au Sahel... Mais c'était loin, le Sahel ; et puis, ils avaient l'habitude. Tandis que chez nous, dans le Pas de Calais, on n'était pas fait pour. Comme le répétait Mme Grocœur : « Avant, y avait plus de saisons ; maintenant, y en a trop. » A Marseille, on avait vu, disait-on, des poules pondre des œufs cuits durs. Mais celui qui le racontait le tenait de son cousin imprimeur ; et les imprimeurs s'y connaissent peut-être en coquilles, mais sûrement pas en œufs. Les météorologues enfin estimaient que s'il n'y avait pas d'automne, il n'y aurait pas non plus d'hiver. Ce qui est une catastrophe pour les fraisiers. Quant aux astronomes, ils disaient... Mais ils en ont déjà trop dit. Dans ces conditions de désolation, les premières secousses qui ébranlèrent le sol calciné ne brisèrent que des plaques de cendres et y creusèrent de profondes lézardes. Ce fut le Morbihan qui fut le plus sévèrement atteint. Au sud de Vannes, entre Billiers et Damgan, dans une région heureusement peu habitée, une crevasse monstrueuse ouvrit la côte d'un coup de hache sur 80 mètres de large, et le chancre terrifiant se prolongea sur des kilomètres à l'intérieur des terres, avalant littéralement un village dont les habitants avaient fui en toute hâte à l'approche du grondement mortel. De mémoire de breton, on n'avait jamais vu pareil phénomène. Au bord de la crevasse, les vieux qui y avaient perdu tous leurs biens, leurs quatre murs multi-séculaires, un arpent de terre, regardaient l'œil humide le fond de ce gouffre absurde, et ne comprenaient pas. On eût dit qu'une lame avait tranché le roc, comme pour couper en deux les continents. « Un avertissement », disait le curé. « Pour mettre fin aux querelles tribales », disait le maire. « Souvenez-vous de la ville d'Ys », susurrait la doyenne. « Vous croyez qu'elle va émerger ? » chuchota le bedeau. Elle ne répondit pas, mais à son air entendu, on voyait bien qu'elle en savait et qu'elle parlerait à son heure. 37 « Des foutaises, grogna le maire. – En tout cas, ça sent le soufre. C'est pas naturel. – Des légendes, bedeau, des foutaises ! » Tous les curieux des environs s'étaient promptement rassemblés autour de cette entaille géante encore chaude comme une blessure de la plaine, et promptement baptisée « la Vallée du Diable ». Ceux de Theix étaient venus en voisins compatissants offrir leur solidarité aux victimes, et l'hospitalité. Pourtant, insinuait perfidement la petite flamme amère du doute : et si, au fond, les autres étaient... maudits ? On ne leur fermerait pas la porte. Mais on espérait bien qu'ils ne traîneraient pas le mauvais sort à leurs talons. Le lendemain, on vint de Brest et de St.-Nazaire se pencher au bord du ravin, pour quelques secondes de vertige. Il y eut aussi des parisiens, en villégiature aux campings proches, et mêmes des Américains. Certains plantèrent la tente à quelques mètres, pour dormir au voisinage du danger ; c'étaient des jeunes, venus en grosses motos jaunes ; avec des bottes de martiens et des cheveux longs. Des hippies, sûrement. Ils voulaient une fille de la mort dans leur sac de couchage. Plus loin, on lançait des bouteilles vides au fond du précipice, et on calculait le temps qu'elles mettaient à s'écraser. Ou on longeait la corniche sur ses 4 km 650, jusqu'à la mer, où l'on surveillait le prochain raz de marée. Le défi était de sauter les excroissances de la crevasse, larges d'un mètre et profondes de deux ; on y cherchait des pierres rares, des fossiles ou des vestiges gallo-romains enfouis. A certains endroits moins abrupts, des guides improvisés vous proposaient une « excursion », une descente au fond de l'abîme, interdite aux enfants et aux femmes enceintes. On vous montrait les endroits où la roche avait été brisée net, les fentes qui se prolongeaient au fond jusqu'aux entrailles de la terre ; les chemins qui conduisaient jusque chez le Diable, disaient les autochtones. En écoutant bien d'ailleurs, on pouvait entendre le fracas lointain de ses ateliers, le battement sourd de ses forges ; le halètement éternel des damnés, dit un jeune poète. Il était délicieusement terrifiant de penser que, peut-être, pendant que vous étiez au fond de la gueule du monstre, les lèvres géantes allaient soudain se refermer sur vous. Ceux qui étaient restés en haut attendaient, eux, que d'un instant à l'autre la bête se réveille, que les mains puissantes du titan invisible écartent à nouveau les parois, que le magma jaillisse. Bref, après la marée du siècle, l'éclipse du siècle, la comète du siècle, on venait contempler la « fin du monde du siècle », en action. La rentrée scolaire ayant été opérée (le mot n'est pas trop fort) depuis quelques semaines déjà, le ministère de l'Education encouragea les instituteurs et les professeurs de Sciences Naturelles à mener les enfants des écoles à la Vallée du Diable, dans le cadre des 10 % pédagogiques. C'était une excellente leçon de choses, et qui ne coûtait rien. Ce fut pour ces petits esprits investigateurs et imaginatifs l'occasion d'exercer leur curiosité créative et d'approfondir leurs connaissances métaphysiques. « C'est les Allemands qui ont fait ça, M'sieur ? – Le glacier il est plus là, mais y a des marraines partout. (Celui-ci avait eu un premier accessit en géographie.) – T'as vu le squelette ? – Maman, j'ai peur du Diable ! » (Celle-ci avait de gros péchés à se faire pardonner.) Un bambin de cinq ans, propulsé au cours préparatoire faute de cadres adéquats à la maternelle, tira son instituteur par le pan de son veston : « Vous savez, M'sieur, là-bas, sous le gros rocher, c'est le repaire de la fée Cadébosses. – La fée Carabosse, mon p'tit. – Non : Cadébosses. Mais attention, c'est son nom de fée mariée, donc en deux mots : Cadet-Bosses. Cadet, comme Roussel, parce qu'à cause de son mariage elle a beaucoup de tâches ; des tâches de Roussel, bien sûr ; et qu'elle a été mariée trois fois, toujours avec le même d'ailleurs. Et Bosses comme le phore ; en maths, à cause de la bosse des maths, forcément. » 38 L'instituteur n'insista pas. Devant le génie, même la science est impuissante. Le Syndicat d'Initiative, qui avait poussé en une nuit comme les champignons, ne fut pas en reste. Il dépensa quelques millions, trouvés par hasard sous le sabot d'un cheval, à inonder de prospectus les agences de voyages. Aussi, les cars de touristes affluèrent de toutes les parties du monde : on vit des Anglais pronostiquer l'apparition d'un « New Channel », faisant bien volontiers profiter les futurs insulaires des leçons de leur expérience ; des Allemands peu rassurés imaginaient déjà le Reich à nouveau divisé, en quatre républiques autonomes (dont deux communistes !). Les Japonais prirent des photos de la crevasse sous tous les angles. Des Américains aussi, en vue d'une reconstitution grandeur nature à Disneyland. Un arabe anonyme enfin voulut acheter l'ensemble à prix d'or, mais la Vallée avait été classée monument historique, car un ministre voulait y faire construire une résidence secondaire. Comme la rosée fait s'épanouir dans les prairies bleuets et coquelicots, la célébrité parsema les pourtours de la crevasse d'un jardin de kiosques divers comme autant d'inflorescences multicolores, et qui ouvraient leurs pétales au petit jour : kiosques à journaux, kiosques à souvenirs, baraques à frites, tonnelles de dégustation des vins du terroir ; dans une guérite minuscule tournoyait l'ouate effilochée de la barbe à papa ; sur une estrade improvisée, des musiciens amateurs écorchaient les derniers airs à la mode. Un belvédère s'était installé sur une position avancée, d'où il occupait et monnayait une vue imprenable sur le « gouffre ». C'était un petit mécano de l'endroit qui avait racheté le terrain pour une bouchée de pain, avec le blockhaus qui s'y trouvait depuis 1916. Il avait eu aussi l'idée géniale de bricoler un « son et lumière » des plus saisissants, en couleur et en stéréophonie : de puissants projecteurs éclairaient le fond de la crevasse, d'abord au loin, vers la mer ; puis, la tache lumineuse se rapprochait en grossissant, tandis que des grondements effrayants étaient diffusés dans des haut-parleurs disposés aux bords du ravin sur des centaines de mètres. Un peu de brume aidant, avec les phares rouges et jaunes clignotant comme un éclairage psychédélique, quand les faisceaux flamboyants arrivaient vers vous avec la vitesse et le fracas d'un train express, vous aviez l'impression d'un volcan en marche qui se précipitait, et c'était d'un grandiose effroyablement excitant. Il y eut des femmes qui s'évanouirent et des enfants qui s'enfuirent en hurlant. Quant aux anciens habitants de cette contrée ravagée, ils commentaient, des sanglots dans la voix, la vérité tragique de ces images bouleversantes ; puis ils vendaient du miel, des œufs et des paniers d'osier aux touristes charitables, à la lueur palpitante des torches de résine. A l'extrême pointe de la crevasse, là où la dernière fissure venait mourir comme la vague qui s'épuise à remonter la plage, s'étendaient de grasses prairies où, depuis des lustres, de paisibles ruminants avaient coutume de venir mâchonner leur ennui. Un jour, un charretier qui s'en allait au bourg s'étonna : « Tiens, les vaches à Maît' Bourrin elles sont restées à l'étable. C'est-y qu'en aurait queuquz'unes ou deux d'malades ? » Le lendemain, en revenant du bourg, il s'étonna encore plus de voir des ouvriers qui édifiaient en hâte des palissades autour des prairies de Maître Bourrin. « Comme des barricades ! » qu'il dit. « C'est sûrement, répondit la mère, qu'ils vont faire des travaux pour arrêter la crevasse. – Ça s'rait pas d'trop tôt ! reprit le vieux. A la prochaine, elle pourrait ben arriver jusqu'au village, et c’est l'église qui est en premier ! » Malgré la pancarte « Chantier privé interdit au public », la rumeur courut, confirmée par un boulanger qui avait un cousin au ministère et un autre en Amérique, que l'Etat prenait à sa charge de gigantesques travaux propres à stopper la déchirure de la terre comme on raccommode un accroc à un rideau. « Ils vont couler du béton par la fente, jura l'un. – Du tout, répliqua l'autre, ils vont injecter de l'eau chaude sous pression et la faire geler 39 comme en Sibérie. – Vous n’y êtes point ! s'esclaffa un troisième. Ils vont jeter un grand crochet de plomb pardessus, et des vérins hydrauliques de chaque côté comme à la Tour Eiffel. – Pourquoi du plomb ? C'est pas solide. – Non, mais pour la radioactivité, c'est meilleur. » Puis, les bulldozers vinrent dévaster les bonnes terres de Maître Bourrin, et les visages s'allongèrent en points d'interrogation, pour se figer bientôt en points d'exclamation quand furent déchargés à grand fracas les premiers éléments préfabriqués d'un singulier édifice hybride que d'aucuns eussent volontiers défini comme un garage à étages, si nos braves véhicules à pétrole avaient été capables de gravir les escaliers. Huit jours plus tard, les pompiers sur leur grande échelle vinrent accrocher à l'antenne de télévision trois chétifs coquelicots pitoyablement ligotés comme des explorateurs anglais au poteau de torture des Hamwallakotalos d'Amazonie Orientale. Et sur toute la largeur de la façade hâtivement blanchie à la chaux, dont la monotonie et le dépouillement rappelaient la laideur émouvante d'une école moderne, on put voir étinceler, visible à des kilomètres, en lettres de néon flamboyantes, cette inscription étonnante : « HÔTEL DU DIABLE ». A l'extrémité d'un parterre en argile fraîche battue bordée de microlithes bretons en ciment, devant l'ancienne tonnelle de Maître Bourrin où les bulldozers avaient déblayé les gravats du chantier, s'élevait une pancarte qui indiquait pompeusement « Emplacement de la future station thermale prévue pour le 1er janvier, avec piscines à 28 degrés et 34 degrés et bains de boue sulfureuse. » (Un contrat avait en effet déjà été passé avec une société auvergnate pour l'alimentation régulière par camions-citernes à thermorégulation de la future source volcanique qui jaillirait au milieu d'une des piscines.) A l'intérieur même de l'hôtel, le touriste ne se faisait faute d'apprécier l'aménagement sommaire certes, mais simple et fonctionnel comme celui d'un hôpital. Les surplus de l'armée américaine avaient largement contribué à l'ameublement, et tout était prévu pour la commodité du client, à commencer par l'assurance-vie incluse dans le prix des nuitées. Dans les chambres, un bouquet de chrysanthèmes frais était déposé chaque jour sur le chevet en fer-blanc. Les lits étaient à option superposables, et il n'y avait pas d'armoires : comme disait le patron, dans une construction conçue pour ne pas durer, tout frais superflu était déplacé. Les chambres les plus chères avaient une vue panoramique sur la grande crevasse. Du même côté se trouvait également le restaurant, avec une large baie vitrée ouvrant sur le précipice. Le menu, malgré les tarifs prohibitifs, laissait amplement à désirer, mais, comme disait le patron, les clients ne venaient pas là pour manger, mais pour voir la mort en face. Un beau jour, les clients en question eurent la surprise de voir s'agiter devant eux, au bord de la crevasse, d'étranges énergumènes en shorts kaki et casquettes à carreaux, maniant, comme des sourciers leurs baguettes, de petits appareils dont ils semblaient vouloir analyser la roche à distance ; de temps en temps, ils s'interpellaient d'un bord à l'autre de la crevasse, comme les basques d'une montagne à l'autre, dans un jargon mi-glapi mi-mâchonné : « Yéan ! Goude'hyeuan ! Komène loukyansèlfe ! » C'étaient des cinéastes américains qui préparaient une superproduction dans la série des films-catastrophes : « The sinning world's death » ; en version française : « L'agonie de la Terre ». Et qui se renseignaient bien un peu sur place, avant une reconstitution globale en studio. On y préparait notamment la réalisation d'une gigantesque crevasse qui, issue de Tokyo ville-volcan, joindrait New York en quelques jours aussi rapidement et plus sûrement que le meilleur des services maritimes transocéaniques. Toutes les grandes villes du monde seraient détruites, avec, prétendait la publicité, effondrement réel d'une maison sur ses habitants. Evidemment, les scènes érotiques ne manqueraient pas : nuit d'amour-désespoir au cœur d'un tremblement de terre, nuit de noces noyée dans le déluge de feu d'un bébé-volcan (toutes les grandes catastrophes surviennent en effet la nuit, c'est bien connu, et plus spectaculaire) ; couple adultérin précipité de l'Empire State Building dans un abîme profond comme le remords, etc., etc. Il ne restait plus en fin de compte qu'un seul couple 40 vivant sur la Terre ; deux jeunes quakers encore tout tremblants d'épouvante, mais purs, beaux, et nus, et qui entreprendraient bien vite de participer joyeusement au repeuplement de la planète dévastée. On était en début novembre. Il faisait de plus en plus chaud. L'astre d'un été qui paraissait vouloir se rendre éternel semblait avoir doublé de volume. Il avait doublé de volume. L'éblouissement était tel que peu avaient le moyen de le constater. Ceux qui savaient se taisaient. Le 8 novembre, des tremblements sporadiques agitèrent le sol desséché du Japon, du Chili et du Maroc. Ils causèrent des dégâts limités. Des frémissements à la surface des océans – là encore pourtant, on ne pouvait pas vraiment parler de raz de marée – noyèrent seulement quelques vacanciers qui s'étaient aventurés sur les nouvelles plages « reconquises » à l'aide de l'évaporation naturelle : le niveau des mers avait baissé de façon spectaculaire, et les digues historiques des PaysBas, devenues inutiles, n'avaient plus guère qu'un rôle décoratif, et se hérissaient face à la Mer du Nord lointaine avec la même vanité dérisoire que le Mur de l’Atlantique. La flore et la faune marines en souffraient énormément. Pour les cultures aussi, c'était le désastre, mais les famines qui se préparaient n'auraient pas le temps d'éclater. Le 10 novembre, un volcan du Massif Central se réveilla ; depuis plus de mille ans, la lave n'avait plus coulé en France. La ville du Puy, édifiée tout entière sur un piton volcanique, fut évacuée d'urgence : déjà le sol se bombait aux alentours, et la montagne semblait résister désespérément à la pression des gaz souterrains. Aux pôles, la banquise à présent se disloquait, des montagnes de glace s'abattaient dans l'océan avec des craquements effrayants. En même temps, par un phénomène inexplicable, les communications radioélectriques devenaient de plus en plus difficiles : les ondes étaient comme brouillées par un champ magnétique puissant. Les navires en pleine mer ne pouvaient ni transmettre ni recevoir de messages. Aucune nouvelle ne parvenait plus des îles du Pacifique. L'Australie était coupée du reste de la planète. Dans la nuit du 12 au 13 novembre, la plupart des pays du monde furent ébranlés de séries de secousses brèves et successives, à quelques minutes d'intervalle, mais toujours de faible amplitude. On eût dit que la Terre avait le hoquet. Un peu partout, les murs se lézardèrent, des fissures apparurent dans le sol ; dans plusieurs grandes villes américaines, des gratte-ciel s’effondrèrent. A San Francisco, vers minuit, le grand pont suspendu se replia comme un meccano en précipitant plus de deux mille cercueils à roulettes dans la Golden Gate. Ce n'étaient pourtant que de timides soubresauts annonciateurs : sur les sismographes, les savants de tous les pays suivaient avec une résignation silencieuse l'implacable et régulière progression d'une multitude de tremblements de terre souterrains, dont l'effroyable convergence allait faire éclater la croûte terrestre au moment où ils arriveraient, simultanément, à la surface. C'était pour dans quelques heures... Au milieu de l'inconscience générale, la marmite infernale poursuivait sa course folle dans le cosmos, au bord de l'explosion... 41 CHAPITRE XV AU-DELÀ Dans la pénombre d'un étrange laboratoire où seule diffuse la clarté froide de quelques voyants lumineux, où des ronronnements lointains s'amuïssent contre les parois insonorisées, deux formes se penchent sur un écran. Au milieu de celui-ci scintille un gros point blanc. Une petite tache encore précise, sphérique sur l'écran à trois dimensions, mais dont la périphérie progressivement se trouble et vibre ; puis, des pôles, jaillissent des excroissances filamenteuses qui se rejoignent en un réseau régulier comme les ondes d'un champ magnétique. Peu à peu, le globe boursouflé qui palpite comme agité de forces intérieures incontrôlables, se distord et s'enfle, double, triple de volume, des fissures brillantes jaillissent des pôles et courent sur toute sa surface. A ce moment, un des deux êtres qui observent avec attention l'éclatement tragique de la petite sphère tourne un bouton, et instantanément l'image tridimensionnelle se fige sur ce nodule difforme et crevassé. Puis, il se redresse et se tourne vers son compagnon : « Voilà, très cher. J'ai stabilisé le modulateur de flux temporel sur la phase de pré-éclatement de ce noyau. Eh bien, qu'en pensez-vous ? – Passionnant ! Et combien riche d'enseignements ! Cela corrobore entièrement vos théories sur l'évolution des champs de forces nucléaires à l'intérieur d'un proton excité. Mes félicitations, cher ami. – Vous êtes très aimable. Je ne vous dirai jamais assez moi-même combien j'ai apprécié votre efficace collaboration dans la création de ce synchrotron temporel à accélération contrôlée. Sans vous, il eût été impossible de travailler directement sur de la matière vivante. – Ce fut une joie pour moi. Mais que croyez-vous qu'il fût advenu de ce noyau si vous ne l'aviez pas stabilisé dans la quatrième dimension ? – Il aurait éclaté en une infinité de particules élémentaires qui auraient irradié les atomes voisins. Cette phase transitoire où l'énergie nucléaire, s'éparpillant, reste encore confinée à l'intérieur de son système d'électrons orbitaux, certains de mes collègues l'appellent « atome nouveau », ou « novum » « super-novum » quand il s'agit d'un noyau d'atome lourd. Il est certain que sur l'écran de notre microscope ionique, ce genre de déflagration ne manque pas d'une certaine splendeur. Splendeur toute relative par ailleurs, si l'on songe que cette explosion se déroule en temps courant à l'échelle de la nanoseconde. En une durée infinie, quand nous la stabilisons comme nous venons de le faire. – Vous faisiez allusion, à l'instant, au cortège d'électrons qui gravitent autour du noyau. Que deviennent-ils quand celui-ci se mue en « novum » ? – Ils se dispersent eux-mêmes. Certains éclatent à leur tour. C'est ce qui serait arrivé d'ailleurs au troisième électron de cet atome, l'électron ter, sans que l'on sache bien pourquoi celuilà plutôt que le premier par exemple : cela se produit toujours ainsi. Il s'agit ici, vous le savez, d'un atome de sodium ionisé, auquel il manque deux électrons sur onze. Sur les neuf, huit se seraient éparpillés sans problème. – C'est prodigieux. Il est heureux que les amibes n’aient point de conscience : celle-ci aurait peut-être mal accepté l'expérience à laquelle elle se prête bien malgré elle ! – Bah ! Elle ne doit guère souffrir de cette perte infime – vous pensez, un atome détaché d'une molécule de chlorure de sodium ! – C'est un effet analogue à celui d'un rayon cosmique. Certaines cellules en meurent. Si nous observions la mienne ? Après tout, je suis responsable de son avenir : c'est moi qui vous l'ai amenée, ha ! ha ! » 42 Dans le laboratoire, le plafonnier discret s'éteint doucement pendant que les deux êtres, à nouveau penchés sur l'écran, plongent une deuxième fois dans l'infiniment petit. Une correction de focalisation fait varier le champ de la caméra reliée au microscope ionique. Sur un fond d'un noir dense comme celui de l'espace, des points lumineux défilent et s'éloignent à une vitesse vertigineuse : les atomes. « On dirait que notre fusée jaillit du cœur d'une galaxie », murmure un des deux personnages, impressionné. Son compagnon, d'un geste, ralentit la « fuite ». Les atomes, de tailles différentes, apparaissent aussi de différentes couleurs : des géants bleus aux nains rouges ou blancs, perdus dans une immensité d'encre. Brusquement, l'écoulement se tarit, l'amas lumineux compact s'écarte en prenant avec la distance l'aspect de plus en plus solide d'une paroi matérielle. Puis, occupant toute la largeur de l'écran d'abord, redevenant progressivement simple pion sur un échiquier immense, apparaît avec netteté une forme ellipsoïdale, parsemée sur son pourtour le plus large d'une multitude de pseudopodes comme des cils autour d'un œil : une amibe. « Enfin, je retrouve mon protozoaire ! Petit rhizopode de la famille Via lactea, surnommée ainsi à cause de sa couleur blanchâtre. » Sur l'écran, l'image se stabilise : l’amibe, toujours au centre, semble noyée dans la foule de ses compagnes d'espèces différentes ; toutes apparaissent en relief, plus ou moins près de l'objectif. Toutes aussi sont immobiles, comme glacées, suspendues dans la quatrième dimension. « Un véritable univers microscopique, très cher, ne trouvez-vous pas ? Mais, de toute ma carrière de biologiste, c'est bien la première fois que j'en vois un paralysé de la sorte. Habituellement, ces bouillons d'animalcules manifestent une activité foisonnante. Le moindre déplacement d'un cil vibratile leur demande ici une durée infinie. – C'est tout le secret du modulateur de flux temporel. Songez que toute l'évolution du noyau dont nous avons suivi l'éclatement pendant plusieurs minutes avait été en fait ralentie des milliards de fois ; sinon, comment eussions-nous pu centrer l'un au hasard des cent milliards d'atomes de cette cellule vivante, dans cette sphère gravitationnellement suspendue où nagent encore des milliards de protozoaires ?... Pardonnez-moi ces nombres astronomiques, cher ami ; mais ils nous révèlent l'abîme de l'infiniment petit. – Cela donne le vertige ! Et je ne suis pas sans m'interroger en vain... – A quel propos, très cher ? – Vous allez me trouver bien enfantin, ou poète. Mais que pensez-vous de l'idée exprimée par certains romanciers de science-fiction, selon laquelle cet univers de l'infiniment petit serait une sorte de réplique de l'infiniment grand, de notre univers ? Chaque atome serait en fait une étoile miniature ; chaque électron, une planète. Et peut-être – laissez-moi rêver – peut-être ces corpuscules infimes abritent-ils des populations innombrables d'organismes plus infimes encore... – Rigoureusement exclu à mon sens. C'est – vous avez raison de le souligner – une vision de poète. Cela supposerait que cet univers atomique soit lui-même composé de sous-atomes, et ainsi de suite. Et que nous-mêmes, y songez-vous ! habitions les électrons d'un monde infiniment supérieur, nous chauffant à la chaleur de ses protons, peut-être à l'intérieur d'un organisme vivant semblable... semblable à l'une de ces amibes, pourquoi pas ? La physique moderne a démontré que les particules élémentaires étaient les constituants fondamentaux de la matière, composés d'énergie pure. – Dommage. Je me plaisais à imaginer mes frères inférieurs pullulant et se multipliant au milliardième de seconde. Se faisant la guerre aussi peut-être. Ce serait triste. Vous avez sans doute raison. Si nous continuions notre expérience à présent ? – J'allais vous le proposer. » A nouveau, dans l'obscurité du laboratoire, le voyage hallucinant reprend son cours, en sens inverse. Dans la profondeur du vidéo-sondeur stéréoscopique, les organismes minuscules soudain se mettent à enfler démesurément ; les monstres cellulaires se précipitent à une vitesse folle de part et d'autre de l'écran. Brutalement, l'un d'eux vient le percuter de plein fouet, silencieusement, et le 43 laboratoire tout entier s'enfonce dans les entrailles du géant. A nouveau, c'est le défilé fascinant d'une multitude d'étoiles multicolores qui zèbrent l'éternelle nuit spatiale. Puis le « pilote » ralentit progressivement la plongée, et stabilise l'image sur le petit globe déformé et blessé que les deux explorateurs ont quitté quelques instants auparavant. « Voilà. Nous sommes à la limite de résolution du microscope ionique. Notre noyau d'atome est au point zéro de la quatrième dimension. Y voyez-vous donc toujours le centre d'un minisystème planétaire en perdition ? Souhaitez-vous toujours entreprendre une discussion philosophique avec les « électroniens » ? – Hé ! pourquoi pas ? Mais l'avenir de ceux-ci me semble pour le moins compromis : ils risquent fort d'être grillés d'un instant à l'autre ! – Rassurez-vous, je vais à présent inverser le flux temporel, jusqu'au moment où je pourrai faire cesser l'excitation artificielle du noyau. – Et l'expérience aura été remarquablement concluante. Belle précision dans la manipulation et le contrôle des particules ! » Sur le tableau de commande, l'être infléchit une manette, et l'image de la petite sphère se remet à vivre. Les fissures brillantes qui couvraient la surface remontent à leur source, et la peau craquelée se cicatrise ; lentement, la chair tuméfiée se décongestionne et la boule lumineuse dont l'éclat s'atténue amorce une salutaire contraction. Les multiples protubérances filamenteuses qui l'enserraient dans un lacis de feu rentrent l'une après l'autre dans les cavités polaires comme des serpents dans des anfractuosités rocheuses. Bientôt, la petite étoile, redevenue stable et sereine, manifeste tous les signes d'une florissante santé recouvrée. Alors, l'être qui régit son destin coupe le contact du rayonnement mortel, et l'excitation artificielle cesse définitivement. Puis, lentement, il rétablit le cours normal du flux temporel. Sous le regard à présent impassible de deux êtres d'un monde inaccessible, l'atome Soleil, inconscient de sa mort passée, reprend sa marche insouciante vers son avenir vivant. 44 CHAPITRE XVI ÉPILOGUE Dans un petit coin de pays minier, sur une parcelle, une bribe de la plaine illimitée qui s'étend au moins jusqu'à l'Oural, dit-on, la petite agglomération de Trolencourt poursuivait le morne train-train de sa petite vie paisible, entre ses terrils rouges et ses corons noirs. Les eaux glauques de la Rigole déversaient dans la Gohelle voisine leur amalgame quotidien de détritus chimiques coupés de résidus ménagers. Au passage, des bassins d'épandage recueillaient le « flou », genre de tourbe artificielle obtenue par décantation des eaux de lavage du charbon. Les pauvres du bourg venaient le voler le soir, comme si c'était interdit. Il pleuvait. Après un été arrosé, comme toujours dans le Nord, s'étendait un automne noyé, auquel succéderait un hiver dilué. Mais, comme disait, rassurante, la droguiste, Mme Groscœur : « Bien sûr, dans le Sud ils ont le soleil, mais au moins ici on a un climat régulier : jamais d’incendies de forêt, ou de tremblements de terre. » Au bistrot 0-20-100-0, le facteur, soutenant son gros ventre mouillé contre le comptoir, s'emportait, en achevant son petit café trempé du traditionnel verre de « goutte » : « On ne fait pas travailler les bagnards par un temps pareil, mais le facteur, lui, il faut qu'il fasse sa tournée ! » Certains métiers, il faut bien le dire, sont plus que d'autres sujets aux intempéries comme aux intempérances. « Tiens, remets-moi une bistouille, Jules. Ça épongera l'eau. » Il pleuvait. Le grand terril du « 7 », ravagé par les pelleteuses, laissait s'échapper de ses flancs de blanches fumerolles et se prenait pour un volcan, le temps d'une averse. Sous un soleil couchant, avec ses défilés et ses canyons creusés au bulldozer dans les schistes rouges, il aurait sans doute pu se croire au Colorado. Mais pour ça, il faudrait bien attendre l'été prochain, ou le suivant. Depuis deux ans, tous les jours, d'énormes camions partaient en caravane ininterrompue, laissant sur les routes défoncées un large sillage de cailloux rouges, jusqu'au concasseur de Courrières où le schiste était broyé au bénéfice des Ponts et Chaussées. A des kilomètres, on pouvait admirer l'épais nuage de poussière ocre qui, s'échappant de la cheminée métallique, venait baptiser la maternité, de l'autre côté de la route. Il pleuvait aussi sur l'autre grand terril de Trolencourt, noir et pointu celui-là, fidèle à la légende, avec son petit chevalet planté au sommet de ses quatre-vingts mètres comme un point myope sur un Y retourné. A l'instar de son congénère du « 7 », ce monument insigne à la civilisation houillère avait été édifié sur des marais giboyeux où fleurissaient en d'autres temps la carpe et la sarcelle, le canard sauvage et le brochet. Les concours étaient alors de tradition à Trolencourt, et l'on y venait de loin. Une place du village s'appelle d'ailleurs encore « Place de la Perche », en l'honneur du poisson monstrueux capturé par mon grand-père en 1906. C'était l'époque folle où les midinettes froufroutantes disputaient des charlestons endiablés au « Casino » du Lac. Une passerelle fragile menait à l'île où le bâtiment jaune aux lanternes multicolores emplissait la nuit de flonflons ampoulés et de cris enivrés. Avant la fin de la bonne saison, tous les ans, les champions du Tour de France venaient courir le « Challenge des As » sur la piste qui ceignait le lac, sous les yeux émus et les acclamations distinguées des dames endimanchées. A présent, les affaissements miniers avaient enterré les tribunes, et l'île s'était engloutie. Par concession spéciale de la Compagnie Minière, tous les égouts des communes avoisinantes se déversaient dans le lac dont une pompe absorbait le trop-plein huileux. Et le grand terril noir 45 dominait les dernières « parts de marais » des terrains communaux. On s'était brusquement aperçu de son écrasante présence le jour où, quand il se fut mis à brûler sous l'effet de la pression interne, les anciens résistants de l'endroit se souvinrent que des tonnes de munitions avaient été noyées dans les étangs, avant qu'on songeât à coiffer ceux-ci d'un élégant chapeau de schistes. L'habitation la plus directement menacée, et pour la sauvegarde de laquelle les trolencourtois se démenèrent avec une détermination qui leur fit honneur, était le vétuste « Magasin vert », la petite mercerie de Mme Pernelle, immortalisée par un cinéaste en quête de décors sinistres, et qui fit longtemps la renommée internationale de la commune. On peut encore en trouver l'emplacement sous le garage en fibro de l'entreprise Broncq. En face s'alignaient les corons du Dahomey. Nul n'aurait bien su dire dans la jeunesse trolencourtoise d'où venait le curieux surnom de ce quartier populeux. Peut-être du hâle uniforme de ses façades burinées aux vents de charbon comme la peau du Touareg au vent du désert. Le trolencourtois a toujours été poète au fond de l'âme. Au 31 de la rue Lepoivre, tout près de l'ancien abattoir où la Fourrière et la S.P.A. avaient conjointement installé leurs quartiers, la petite maison de pensionnés des Tranchelard connaissait une animation inhabituelle. La tante Madeleine était venue, avec Bibiche, sa petite filleule, donner des nouvelles de son ulcère, et en prendre de Mireille, qui était rentrée la veille de la maternité. Le père Tranchelard venait de changer de toiles bleues, car il avait vidé les cabinets. Pierre, jeune cadre ou assimilé (il travaillait aux « grands bureaux »), étudiait son tiercé. La mère tisonna à son antique cuisinière carrelée et remit à plein feu la bouilloire qui commença à susurrer ; sur un coin de la plaque, la cafetière chauffait doucement ; dans le four cuisait une tarte au sucre. « Pourtant, glougloutait la tante Madeleine, c'est pas ce que j'ai mangé : un bifteck de lard avec de la mayonnaise et du petit riron. – Du quoi ? – Du petit riz rond. C'est le riz qui a dû me faire mal. Bibiche elle a été malade aussi. Hein, m'fille ? » A ce moment, Mireille descendit d'en haut, portant (jusqu'en bas) à pleins bras, précautionneusement, sa glorieuse progéniture. La tante Madeleine se précipita pour soutenir le précieux fardeau emmitouflé de laine bleue et s'extasia à grands cris : « Mondieumondieumondieu ! C'est tout Pierre quand il était tiot ! Ah ! elle a bien travaillé, Mireille ; oui, vraiment, elle a bien travaillé ! » Et Mireille-Hercule exhibait, toute confuse, encore essoufflée de ses travaux, ses deux énormes poupons dont on se demandait comment ils avaient pu tenir dans ce petit maigre corps de femme. Le soir venu, tout le monde s'attabla autour d'une assiette de bouillon de poule. Le père Tranchelard remonta de la cave une bouteille de rouge et la tarte qui avait été mise à refroidir. Puis, il alluma la télévision pour avoir les résultats du fotebale. C'étaient les informations. Un petit journaliste, gentil, lunettes ovales, nœud papillon, colamidonné, bien frais rasé, bien pomponné, tout haletant d'avoir couru-couru, Mon Dieu j'ai oublié de lacer mon soulier gauche je vais me faire attraper, s'adressa avec respect et délicatesse au nouveau Président de la République qui le recevait à la bonne franquette dans la cour de l'Elysée, les mains sur les hanches et le regard populaire : « Monsieur le Président, pour nos téléspectateurs, que pensez-vous de la situation actuelle ? – Eh bien, écoutez, mon cher Jean-Marie Toutinet ; vous n'êtes pas chans gignorer... sans ignorer que la France se trouve actuellement placée devant deux alternatives complémentaires malgré que contradictoires. D'abord premièrement, que pour pallier au déficit de la balance des paiements, il nous faut réajuster le volume de nos importations sur celui de nos exportations, ce qui est bientôt en passe d'être réalisé incessamment sous peu. Ensuite deuxièmement, il nous faut trouver en quelque sorte une motivation nouvelle pour l'esprit du peuple de France, afin que son 46 cœur soit à la hauteur de son porte-monnaie, comme dit ma femme. Pour ma part, compte tenu de l'impératif constant de dédensification des villes urbaines, j'ai une inclinaison particulière pour quelques grandes réalisations à venir que notre nation, malgré sa fâcheuse proportion au laisseraller, a si bien su réaliser dans le passé, car en effet vous pouvez constater de vos yeux vu que le Moyen Age en France a su faire sortir de leurs coquilles des millions de dispositions artistiques et architecturales éternelles, comme peuvent en témoigner des monuments fameux élevés à la mémoire du génie français, la Tour Eiffel, le Trou des Halles, la Gare de Perpignan, etc., etc., et ainsi de suite, avec toute la science du savoir-faire de notre population inventive, et à parler franc, moi-même, comme chacun sait, je joue aussi de l'accordéon, pour tout dire, et que... » 47 TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS 4 CHAPITRE I La soupe aux choux et le grillon 5 CHAPITRE II Émoi à Trolencourt 7 CHAPITRE III Le paradis des commères 9 CHAPITRE IV Le désespoir du curé 12 CHAPITRE V Conseil municipal en folie 15 CHAPITRE VI L'explication 18 CHAPITRE VII La France à l'écoute 20 CHAPITRE VIII Silence ! 23 CHAPITRE IX De la tisane et du béton 25 CHAPITRE X La grande voix de Dieu 28 CHAPITRE XI La tourmente et les grenouilles 30 CHAPITRE XII Les montres. Un océan de café 32 CHAPITRE XIII Un coup de pied dans la Lune 35 CHAPITRE XIV Le cataclysme 37 CHAPITRE XV Au-delà 42 CHAPITRE XVI Épilogue 45 Table 48 Avec quelques excuses adressées par l’auteur à sa bonne ville natale de Montigny-en-Gohelle (Pas-de-Calais). 48