la planète dans le bocal

Transcription

la planète dans le bocal
BERNARD BOUILLON
LA PLANÈTE
DANS
LE BOCAL
Ce petit roman a été publié précédemment aux Éditions
de La Pensée Universelle, c'était encore en plein XXème siècle
plus qu'aux trois-quarts finissant. C'était un petit ouvrage de
150 pages avec une jolie couverture, mais ce fut un compte
d'auteur déguisé, puisqu'il m'a fallu financer le tirage
obligatoire de 3000 exemplaires, investissement difficile à
rentabiliser. La production en a été arrêtée, bien qu'Amazon
puisse encore en porter la trace, avec l'indication « non
disponible ».
Après correction de quelques coquilles, je place
désormais ce texte sur Internet, en format pdf. J'en ai réduit la
pagination à une petite cinquantaine de pages en passant au
format A4. On peut le lire directement sur ordinateur, ou bien
l'imprimer pour une lecture plus paisible.
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AVANT-PROPOS
Le présent récit n'est pas un roman ; c'est la chronique véridique d'une
catastrophe planétaire qui s'est déroulée dans les années 70. Nous y sommes
d’ailleurs à peu près tous morts. Pourtant, personne ne s'en est aperçu à
l'époque ; le lecteur attentif devrait finir par comprendre pourquoi.
Il va sans dire que, bien que les noms des personnages et des lieux aient
été légèrement modifiés pour ne vexer personne, les événements ici racontés
sont parfaitement authentiques.
Puisse chaque lecteur tirer ample profit de ce récit émouvant de notre
passé inconnu.
L'auteur.
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CHAPITRE I
LA SOUPE AUX CHOUX ET LE GRILLON
Tout débuta un soir d'été dans la petite maison de briques de la famille Tranchelard, 31, rue
Lepoivre, à Trolencourt (Pas-de-Calais). Mme Tranchelard, un imposant morceau de bonne femme
avec son quintal de graisse joufflue et rougeaude, mettait la dernière main à l'appétissante soupe aux
choux dont la recette lui venait de son arrière-grand-mère, et se transmettait de génération en
génération, de mère à fille et à femme Tranchelard. Elle s'essuya d'un revers de main le front large
où ruisselait une abondante sueur, et baissa la flamme de la gazinière pour laisser mijoter la soupe
aux choux dans la marmite. A table, les hommes discutaient devant un verre d'apéritif à l'anis. On
recevait les enfants ce soir-là : Pierre et Mireille, revenus la veille de leurs vacances en Bretagne.
Tout le monde parlait haut et fort.
On n'en était pas encore à la politique, mais ça allait venir. Le père Tranchelard, depuis qu'il
était pensionné, portait toujours des toiles bleues pour montrer qu'il travaillait (le bricolage était son
activité favorite, mais que bricolait-il ?). Il se rasait tous les trois jours, et se lavait moins souvent
encore. Son visage osseux était noir et rude comme une brosse à chaussures.
A cette heure, de l'autre côté du globe, le soleil devait cuire les continents, car
exceptionnellement, de ce côté-ci, les souffles brûlants faisaient encore craquer la terre. La soupe
aux choux répandait ses vapeurs dans toute la maison. « Crr-crr » faisait un grillon quelque part.
– Tu ne me feras pas dire le contraire, s'agita le père Tranchelard, le plat de sa main calleuse
frappant la table de la salle à manger, si l'opposition était passée...
– Elle ne pourra jamais passer, interrompit Pierre, jeune cadre ou assimilé, en tapotant avec
fierté son bedon naissant : les Français ne voudront jamais des communistes au pouvoir. D'ailleurs...
On en était à la politique.
– Parle moins fort, le père, dit la mère. Tu me soûles.
« Crr-crr-crr » faisait le grillon.
– N'empêche que nous autres, on a fait 36, et si y avait pas eu 36, tu l'aurais sûrement moins
à belle, avec ton auto et ton costume de velours !
– Ah ! ah ! tu me fais rire avec ton 36 ! On dirait que tu racontes tes guerres !...
La discussion s'éternisait, On en vint aux Chinois. C'était mauvais signe : bientôt, ce serait le
tour à Israël, et alors...
La soupe aux choux allait être prête.
– Il nous énerve, ce grillon, trouva soudain la mère.
– C'est vrai, il est agaçant, à la fin, approuva le père en reposant son verre.
– Vous ne trouvez pas que les voisins sont bien bruyants aujourd'hui, suggéra Mireille, qui
tricotait une grenouillère pour son futur bébé (un garçon : Stéphane).
– La petite a raison, renchérit la mère, ils font la java ou quoi ? On entend tout qu'est-ce
qu'ils disent, ou presque.
– Tout ce que, corrigea Pierre.
– Hein ?... Ah ! ce grillon ! Je vais servir la soupe, elle va brûler.
Tout le monde s'attabla. Le grillon avait chassé les ombres chinoises et juives. La mère
s'apprêtait à retirer la marmite, quand le père bondit, la fourchette à la dextre, la serviette en
étendard autour du cou :
– Non, non et non ! Je ne mangerai pas tant que je n'aurai pas fait avaler son crincrin à cette
sale bête ! Ça me rentre dans la tête pareil à la scie circulaire de ce cochon de Mathieu !
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– L'anisette y est peut-être pour quelque chose, persifla Mireille. Mais c'est vrai, moi, dans
mon état, je ne peux pas supporter ces bruits énervants. C'est comme notre voisine de palier avec
ses chats : c'est des sales bêtes, ça pisse partout et ça sent pendant une éternité qu'on peut pas le
ravoir tellement que c'est dégoûtant.
Tout le monde se leva ; chacun empoigna qui un balai, qui une serviette, qui une pantoufle
pour aller faire un sort à l'impudent musicien. Et l'on souleva des fauteuils, on secoua des rideaux,
on déplaça des buffets, on retourna des tiroirs.
– Bon ; et ma soupe aux choux ? fit la mère.
Elle s'assit, essoufflée de se porter toute la journée, et s'essuya le front avec son tablier. Puis,
voyant les hommes affairés, et même la petite avec son ventre en bandoulière, elle se releva
péniblement en s'appuyant sur la poignée de la cuisinière, et participa au safari.
Une heure après, la maison était sens dessus dessous, la soupe aux choux était brûlée, et le
grillon infernal braillait à tue-tête, de plus en plus fort. Ce fut une dispute comme les Chinois ou les
Juifs n'en provoquèrent jamais. Les enfants partirent en claquant la porte.
Les vieux se couchèrent exténués, la tête résonnant de l'énorme grésillement de l'infatigable
bestiole qui les tint éveillés toute la nuit.
A l'aurore, le grillon rentra se coucher, au fond du jardin, à 50 m de là. Aucun ne lui succéda.
Il y a des étés où il n'y a pas beaucoup de grillons, dans le Pas-de-Calais.
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CHAPITRE II
ÉMOI À TROLENCOURT
Ce matin-là, M, Torchemaille, mécanicien et célibataire, se leva avec un mal de crâne
épouvantable. La vache de ce butor de fermier avait dû vaguer dans les jardins : elle avait meuglé la
nuit durant. Pourtant, M. Torchemaille s'était levé et était descendu deux fois : il n'avait pas aperçu
la ruminante vagabonde dans le faisceau de sa lampe-torche. Mais il était bien certain de retrouver
au petit jour sa clôture renversée et ses plants de pommes de terre piétinés, et l'autre mammifère au
milieu de parcs mâchonnant ses poireaux. « Et si c'était un taureau ! C'est que c'est dangereux, ces
bêtes-là ! Et les chaînes, c'est fait pour les lapins ? Moi, je vais me plaindre à... ». Baptiste le
fermier, de toute façon, était sourd comme un paillasson, il ne pouvait rien entendre.
A l'autre bout de Trolencourt, M, Piedebœuf, ingénieur des Mines, avalait en grimaçant trois
cachets d'aspirine. Il avait les tempes concassées par le craquement de la grande roue en bois du
moulin à eau. « Le meunier est fou ». Il n'y comprenait rien : la rivière coulait à deux kilomètres de
chez lui. Certes, c'était la vaste plaine jusque là ; mais tout de même, deux kilomètres ! « C'est le
vent qui aura porté le bruit », pensa-t-il. Il raisonnait en scientifique.
Cependant, tous les chiens du village se taisaient. Quand on les appelait, ils venaient à
regret, les oreilles basses et la queue entre les pattes. Même le roquet de Mme Michon, la fleuriste,
lui si hargneux d'ordinaire, n'avait plus le goût d'aboyer sur les chats. D'ailleurs, on n'apercevait plus
de chats. C'est pour cela sans doute que les rongeurs s'en donnaient à qui mieux mieux : on les
entendait partout. On ne les voyait pas, eux non plus, mais qu'est-ce qu'on les entendait ! Et je te
grignote un fromage, et je te croque un épi de maïs, et je te mets en perce un sac de farine... Tout
cela vous préfigurait une belle disette pour l'hiver. La Gazette Trolencourtoise en faisait des
manchettes grosses comme ça :
« Une invasion de mulots » – « La famine à l'horizon » – « Que fait le gouvernement ? » –
« Le scandale des musaraignes noires »
Les rongeurs n'étaient pas les seuls à choisir leur moment pour proliférer : Mme Groscœur,
la droguiste, ne venait plus à bout de ses fourmis. Certes, la proximité des champs, la vétusté du
bâtiment dont certaines parties avaient plus d'un siècle (le devant avait été aménagé en magasin, et
si l'on construisait sur les ailes des garages et des entrepôts, pour les frais généraux déductibles de
l'impôt, on n'avait jamais restauré l'habitation elle-même non rentable commercialement), tout cela
faisait que mille espèces de bestioles avaient trouvé plus commode de se faire entretenir et chauffer
gracieusement pendant la mauvaise saison. Mais jamais les insectes n'avaient à ce point investi la
vieille masure. A présent, ils en faisaient leur maison de campagne pour l'été. Ils semblaient attirés
par elle comme si elle avait été couverte de confiture. On entendait les fourmis courir derrière la
tapisserie, sous le carrelage, dans les murs même, invisibles comme des fantômes.
« Si ce sont des termites, s'affolait Mme Groscœur, dont les notions de zoologie étaient limitées, la
maison va s'écrouler. Et où est-ce qu'on va aller habiter, nous ? Sous les ponts ? Moi, avec mes
douleurs, que ça m'en réveille toute la nuit tellement que ça me lance, et mon Gaston qui est
toujours essoufflé ! On n'est plus fait pour supporter comme pendant la guerre. C'est la misère. »
Bref, toute la population de Trolencourt était sur les dents et sur les nerfs. Seuls, jusque-là,
les serpents ne s'étaient pas encore manifestés. C'était d'ailleurs la réflexion que se faisait
l'instituteur. Mais ça ne tarderait pas assurément, comme l'affirmait le vieux Mathieu, dit « Tête de
rat », qui sentait ça à ses rhumatismes, comme en 14.
Il faut avouer que, pour trouver un serpent dans le nord de la France, il faut aller le chercher
au jardin zoologique de Lille : un superbe python y regarde toute l'année d'un œil morne défiler les
rangées de visiteurs grelottants. « Ces sales bêtes-là ne sentent pas le froid ». Et pourtant, il vient du
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Congo, lui.
Donc, M. Burin, l'instituteur, se faisait des réflexions. Il faisait pivoter négligemment le
siège-PDG de son bureau (ça l'aidait à penser) ; sa main droite grattouillait avec une volupté
discrète sa tempe en voie de dégarnissage, et sa main gauche torturait machinalement le mécanisme
d'un stylo-bille à déclic : déformation professionnelle. Il renifla avec une moue le brouillard de
poudre de riz qu'avait laissé Mlle Pecquet, la directrice, venue un instant auparavant lui rendre visite
et lui rappeler la proximité de la rentrée. Il sortit son paquet de cigarettes, et l'éclair soufré d'une
allumette illumina quelques secondes la pénombre du crépuscule.
« C'est tout de même curieux, pensa-t-il ; on les entend partout, mais on ne les voit nulle part
». C'était des bêtes qu'il s'agissait, bien entendu. « Elles sont bien rusées ». « En tout cas, on aura vu
resurgir la hantise ancestrale de la bête ; ce genre de cauchemar qui vous prend aux tripes. C'est une
rémanence du Moyen Age ». Là, il pensait aux tableaux de Jérôme Bosch et aux dessins de
Breughel : M. Burin avait une grande culture artistique. Il pensait aussi aux images symboles du
freudisme : M. Burin avait beaucoup étudié la psychanalyse et ses applications pédagogiques.
Pour se dégourdir les jambes et se détendre l'esprit, il se leva et s'en fut pour une promenade
récréative dans les rues de Trolencourt. Quand il sortit, un moutard haut de quarante centimètres
essuya du doigt une morve obstinée pour le gratifier d'un petit salut respectueux en le croisant, et
d'un grand pied-de-nez dans son dos : un ancien élève traumatisé, très certainement.
Il eut une curieuse impression en s'avançant dans les rues du village : celle de marcher dans
une cave ; une cave en pierre, aux voûtes sonores, où l'écho des pas se répercute à l'infini sur le
granit. Ce n'était pourtant pas une hallucination : les rues de Trolencourt n'étaient pas mal famées
comme les corons de son enfance, à Wassinghem, et il s'y sentait pleinement en confiance. Non,
c'était bien un phénomène réel, et il put le vérifier en faisant plusieurs fois l'expérience de s'arrêter
et de repartir : ses pas résonnaient de façon inhabituelle. Il lui semblait posséder brusquement une
acuité décuplée. Il entendait les bruits de voix et de fourchettes de l'intérieur des habitations, et les
cloches de Beaumont qui sonnaient 21 h à douze kilomètres de Trolencourt escaladaient les
collines, sautaient par-dessus les champs et rebondissaient de toit en toit comme une chevauchée de
sorcières. La lourde vibration du bronze franchissait les distances comme avalée par le vent du
crépuscule. Sous le regard moribond des dernières braises solaires, les chocs ricochaient sur les
parois de verre du ciel, les rumeurs rampaient comme un brouillard poisseux ; les bruits se prenaient
des corps de lutins sardoniques. Les bruits... bruits de voix, bruits de pas, meubles qui craquent,
portes qui grincent, les maisons immobiles remuaient, les murs frémissaient ; dans les champs,
l'imperceptible croissance de l'herbe froissait du papier de soie, le tremblement spasmodique des
feuilles chassait des vagues de grondements étouffés qui déferlaient des arbres et s'épuisaient loin
dans la campagne.
Et partout, les peuples invisibles, souris rousses et rats gris, hannetons, moustiques,
libellules, chenilles et larves, emplissaient la nuit de glissements, de craquetis et de vibrements
inquiétants.
Dans l'ombre, Edmond Burin frissonna. Son esprit positiviste se refusait encore à accepter
l'incroyable réalité, mais il sentait malgré son assurance se hérisser tous ses poils rebelles. Ses
lunettes d'aveugle venaient d'éclater : les bruits... les bruits envahissaient le monde...
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CHAPITRE III
LE PARADIS DES COMMÈRES
L'instituteur, doté d'un haut sens civique comme c'est de tradition dans la profession, ne
souffla mot à personne de sa redoutable découverte. Il connaissait trop les paniques historiques où
des nations entières avaient culbuté à l'arrivée des Arabes, à la menace d'une épidémie de choléra, à
l'annonce d'un débarquement de martiens. Il attendrait des instructions de ses supérieurs
hiérarchiques pour ajouter quelques leçons de sang-froid à ses cours de morale. Pourtant, un silence,
fût-il chargé de la meilleure volonté du monde, ne suffit pas à arrêter un bruit qui court. Et sans qu'il
fût besoin d'en parler, à Trolencourt, tout le monde, bientôt, sut...
Or, loin de la monstrueuse panique prophétisée par l'instituteur, il se produisit alors dans le
village un bien curieux phénomène : une transmutation des habitudes ; mieux : une mentalité
nouvelle. Jusque-là, à Trolencourt, comme partout, chacun ne parlait jamais que pour lui-même, les
autres jouant le rôle d'échos sonores ou de faire-valoir, de prétextes à monologues. A présent, on
apprit à écouter. Oui, à écouter. C'était facile, puisque tout s'entendait. Oh ! bien sûr, ce n'était pas
par altruisme ou par appétit de culture que l'on prêtait l'oreille : c'était pour soi ; chacun voulait
savoir ce que les autres pensaient de lui. Vous m'objecterez peut-être alors que les autres, rendus
méfiants, allaient se mettre à se taire ? Ce serait bien mal connaître la nature humaine : qui peut
s'empêcher de parler ? On écoutait en parlant, tout simplement. Dans cette promiscuité nouvelle,
l'indiscrétion fut élevée, tacitement – elle était bien la seule – , au niveau d'une institution
communale. Et, dans la révélation des faiblesses et des travers de ses semblables, chacun puisait un
réconfort et une justification de ses propres défauts ; une sorte de philosophie naquit peu à peu dans
l'âme du Trolencourtois : la certitude qu'au fond, les autres ne valaient pas mieux que soi. Et c'était
bien réconfortant.
Un qui fut bien surpris, ce fut Baptiste, le fermier, qui était, jusque-là, sourd comme son
bahut en merisier massif : « Cré vain Dieu de bazar à queue, y avait bon quarante ans que j'avais
plus entendu meugler mes vaches ! ». Celles qui le furent encore plus, surprises, ce furent sa femme
et sa fille, qui avaient pris l'habitude d'exprimer généreusement à voix haute remarques et
commentaires à son propos. Elles durent donc bientôt coucher à la grange, avec les bêtes ; car la
canne en chêne du Baptiste, elle vous briserait un membre aussi facilement qu'un vase en porcelaine
de Chine. Fort heureusement, la porcelaine de Chine n'est pas d'usage à Trolencourt, chez les
fermiers.
Cependant, les murs qui, avant la... la chose, avaient déjà des oreilles, eux, comme partout,
les murs avaient acquis aussi des bouches, et les nouvelles se transmettaient sans intermédiaires en
tous les points du village, à la vitesse du son, c'est-à-dire 332 mètres par seconde, dans des
conditions de température et d'humidité normales. Entre voisins, l'espionnage se fit rapidement
systématique : les robustes murs de briques n'isolaient désormais guère plus que des feuilles de
carton-pâte, ce qui revenait à ravaler sur ce plan les vieilles bâtisses ancestrales au niveau des HLM
les plus modernes. Quant aux HLM, il n'y en avait pas encore à Trolencourt, car le campagnard
boude traditionnellement le progrès.
Et les commères étaient au Paradis...
– B'alors, Mame Bossu, vous savez-t-y la dernière ?
– Ah ! c'est vous, Mame Michon ? Ben non ; quoi c'est-y ?
– Le farmassien, c'te courard, il a ramené sa poule à la maison.
– Man mère ! Il a été franc de le faire ?
– Oui-da ; c'en est un, çui-làl, et un rude, hein, vous croyez ?
– Pour moi, il a pas tout, c't'homme. Y a même pas deux ans qu'il est veuf ! La pauvre
Célestine, elle va se retourner dans sa tombe.
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– Y a plus d'un an qu'il cause avec, il paraît. Et puis nous on l'a vue : ben, c'est une drôle ;
elle est fière. Ça met des hauts talons comme à la ville, et ça remue son derrière en marchant
comme au cinéma. Et maquillée, avec ça !
– Il paraît qu'elle a au moins dix ans de moins que lui en plus : ça va faire une drôle de paire,
allez !
– Ils vont tenir ménage, je suis sûre, à la face des gens. Hier, elle était là, c'te cocotte ; on l'a
entendue glousser. On écoutait ; on a eu du goût ! Mon Dieu ! on a bien rigolé, Maurice et moi !
– C'est-y pas un malheur de s'afficher comme ça, Mame Michon !
– Ça, sûrement, ils vont être sur la langue du monde, Mame Bossu !
– Vous savez, intervint depuis son officine le pharmacien agacé, elle est déjà bien chargée, la
langue du monde ; c'est un signe d'indigestion.
Le roquet et le danois prirent le relais et continuèrent la conversation d'un côté à l'autre de la
rue, de vitrine à vitrine.
Un peu plus loin, la femme Baptiste, qui est une fille Lacarcome, depuis son étable,
entretenait de ses petites misères la femme Delpleuve, la boulangère, qui est une fille
Vandemelebrouck, et une ancienne camarade de l'école des sœurs.
– Le médecin il m'a dit qu'avec ma tension, je devrais plus courir les vaches comme je le
fais. J'ai le sang trop fort, et c'est ça qui me donne des faiblesses.
– C'est comme moi, avec mes varices, je devrais plus servir le pain. C'est que j'en fais, des
kilomètres, à marcher ! Au soir, j'ai les pieds tout enflés, que j'endure plus mes souliers.
– Avec mon diabète, il faut plus que je mange de succulents. Plus de pain, plus de frites, il a
dit. Mais un bon verre de vin, ça peut pas faire de mal : le vin rouge, c'est du sang. De toute façon,
depuis le temps que je suis malade, j'en sais plus que les médecins.
– Quand je m'énerve, moi, c'est là que ça va pas. J'ai un nœud dans l'estomac, ça me remonte
à la gorge, et je m'étouffe, tu croirais pas.
– Ben moi, la semaine dernière, tu sais ce qui m'est arrivé ? En allant amont de chez Leleu,
tu sais, anciennement Neneul, je me suis fait une torsion de nerf dans la fesse, que j'en ai encore des
crampes.
– Ça, un nerf qui se coince, j'ai déjà eu ça dans le dos ; ben tu me croiras pas, mais j'ai cru
mourir ! Et puis Jean, il peut pas tout faire ; il fait déjà de nuit tous les jours dans son four, c'est pas
bon pour la santé : en se levant, il arquène pendant un bon quart d'heure ; il crache des biles comme
ma main. Et on peut pas lui défendre son tabac ; un homme, il faut que ça ait son plaisir, hein !
– Ah ben moi, avec la traite, c'est pas mieux. On est toujours baissée. Et quand je suis assise,
je peux plus me relever. La Jeannette, elle donne ses trente-trois litres tous les jours, et si on n'y va
pas tout de suite, elle peut braire comme un gosse toute la journée. Remarque, tout le monde il en
donne pas autant. Et pis après, faut encore préparer la gamelle de Baptiste ; quand c'est dans les
champs, c'est comme si qu'il irait à la fosse ; il lui faut son briquet : ses tartines, avec du fromage
rouge et son litre. Et le soir, il faut repriser ses chaussettes. On est usée ! Je lui dis de mettre des
chaussettes de fil parce qu'il fait chaud, mais il préfère des chaussettes en laine. C't'un buté !
– Au fait, tu sais que la poule au pharmacien elle est revenue ?
– Pas vrai ! Tu l'as vue ?
– Je peux pas dire oui sûr, mais en tous cas, j'ai fait elle.
– Quand même, pour les gosses, c'est pas un exemple, hein ?...
Cependant, rue Lepoivre, la famille Tranchelard est à nouveau réunie, presque au complet :
Mireille est à la maternité. « Depuis hier, répond la mère à la tante Madeleine venue en passant tenir
la famille au courant des dernières évolutions de son ulcère. Ils vont essayer de la provoquer pour
pas qu'on lui fasse une césarienne, mais elle a pas encore eu ses douleurs ».
A côté, le père Tranchelard regarde son fotebale à la télévision. La maison peut crouler : le
père est au Parc des Princes, il feinte, il dribble, il choute, il rattrape, il reprend de la tête et lobe le
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gole, il hurle, bondit, et renverse sa chaise.
– Elle a du courage, admire la tante Madeleine en reposant son verre de vin blanc. Moi, rien
que de penser à l'hôpital, j'ai mon cœur qui s'en va. Je deviendrais sotte, s'il fallait.
– Mais vas-y, là, t'es tout seul, bon sang !
– Le chirurgien là-bas il paraît qu'il a le coup. Il a fait la fille Caron qu'elle a rien senti, elle
m'a dit sa mère. Un gros garçon : il pesait deux livres en plus.
– Oui, mais moi, quelquefois on y reste, aussi. Regarde le vieux Gustave. Il était pas bien,
pendant quinze jours. D'un seul coup d'un seul il s'est senti tout patraque il dit. Eh bien, on l'a porté,
et il est mort.
– Et c'est tout le temps celui-là qui se démerde pour pas être à sa place !
– Elle est trop jeune pour comprendre. C'est son premier, hein ? Ce qui me plaît pas, moi,
c'est qu'ils vivent en appartement. Ils ont pas le bon air.
– Ça, je l'ai toujours dit, intervient Pierre, qu'on n'aurait jamais dû vendre la maison de
Mémère.
– L'andouille ! Il avait une occasion en or, et il a pas vu qu'il était marqué !
– Ça on pouvait pas prévoir qu'inna un qui se marierait si vite.
– C'est parce que c'est comme ça, mais ça pouvait encore attendre, hein ?
– Ça fait rien, c'est des juniors, mais ils jouent quand même bien, ces avants français. Qu'estce que tu dis ?
– Ah ! Ch'tilà, quand i ravise sin match ed'fotebale !... Té f'ros mieux d'raviser à ch'café !
– Tin café i bout, ej'té dis ! Ah ! merde ! Té m'as fait rater ch'pénalti ; bon sang ! J't'acoutrai
pus, ches femmes ! »1
Comme quoi le meilleur moyen de ne pas entendre un bruit qui passe, c'est de ne pas
l'écouter. Mais, disions-nous, les commères, elles, étaient au paradis.
1– Ah ! Celui-là, quand il regarde son match de foot-ball !... Tu ferais mieux de regarder le café !
– Ton café, il bout, je te dis ! Ah ! merde ! Tu m’as fait rater le pénalti ; bon sang ! Je ne vous
écouterai plus, les femmes !
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CHAPITRE IV
LE DÉSESPOIR DU CURÉ
Il y avait un homme – oui, une sorte d'homme – dans le village, qui témoignait en tout ceci
une mauvaise humeur obstinée : c'était le curé, que l'on pouvait rencontrer parfois, traînant comme
un calvaire sa bedaine de chanoine au hasard des rues de Trolencourt, et qui faisait peine à voir.
Quel noir chagrin, ou quel dépit secret pouvait bien ronger l'âme bonasse du brave abbé Bellot ? Ce
n'était certes pas qu'il trouvât assourdissante la grande voix de la Vérité qui, tel saint Michel,
terrassait glorieusement le redoutable dragon du silence et ses conspirations hypocrites. C'était là
bien plutôt un avantage dans sa profession. C'était aussi d'ailleurs le thème du sermon qu'il préparait
pour la messe du dimanche suivant : car le naïf clergyman raffolait des symboles et des allégories,
et ne dissimulait pas sa nostalgie pour les siècles prestigieux où l'imagination médiévale peuplait la
création de figures supranaturelles. L'antagonisme originel, le manichéisme immanent était l'encre
où il trempait la plume dont il écrivait ses prêches. Son verbe était anathème au méchant et pardon
au pécheur, sa main faisait exorcisme, et protection. Son rêve le plus voluptueux était d'être, comme
Jeanne d'Arc, l'enfant terrible du Créateur, et de finir comme elle en holocauste sur le bûcher d'une
civilisation. Mais hélas! dans ce siècle de barbarie athéisante, cet exploit passerait inaperçu ou
remplirait au mieux une colonne d'un journal à sensation, à égalité avec les difficultés conjugales du
dernier couple de chanteurs à la mode. Il n'y avait pas là de quoi encourager les vocations. – Non,
disions-nous, le dévoué père ne souffrait pas d'un trop plein de vérité. Alors, quoi ?
Ce qui le rendait si amer, c'était la perte d'une prérogative séculaire : le secret de la
confession. Jusqu'alors, ses ouailles venaient humblement lui chuchoter leurs péchés les plus
intimes dans la pénombre du confessionnal ; et dans ce bon vieux confessionnal rustique dont le
bois grinçait quand le fidèle s'y agenouillait, dans le froufrou du rideau noir qu'il écartait avec une
lenteur calculée, dans le froissement des pages des livres de prières et le murmure des pénitents au
fond de l'église, dans toute cette atmosphère de recueillement, pieuse et feutrée, il trouvait une
poésie discrète qui l'enchantait. A présent, cette poésie était saccagée, et le bénéfice du secret était
prodigué sans discernement à toute une population incompétente et irresponsable, ce qui était tout
bonnement sacrilège : autant valait distribuer des hosties aux cochons ou revendre patènes et calices
aux brocanteurs !
Il savait que de vilaines femmes attendaient derrière le confessionnal, et écoutaient au
travers du mur de pierre ; il les entendait ricaner en repartant. Plus d'une fois, il avait vu leurs
ombres furtives disparaître derrière un muret ou une tombe à son arrivée. Et plus d'une fois il lui
vint l'envie de leur jeter des cailloux de rage. Il le fit presque un jour ; le jour où Mme Piedebœuf, la
femme de l'ingénieur, fut insultée dans la rue par une mégère, et battue le soir même par son mari.
Une femme bien dévote pourtant, et qui donne généreusement à la paroisse ; pour les pauvres ; pour
se faire pardonner, disent les méchantes langues.
Il est vrai que ce qu'elle avait confié ce matin-là à son confesseur avait fait rougir celui-ci de
confusion, ou de honte pour elle. Mais, nom de Dieu, il ne fallait pas confondre la maison du
Seigneur avec une place publique !
« Malheur à celui qui défie le juge suprême! » glapit-il, vengeur, du perron de l'église. « Qui clame
le scandale s'éclabousse lui-même de la boue qu'il jette sur son prochain ! ».
A la messe du dimanche, il vit le même nombre de petits dos voûtés, de menus pas nerveux,
de foulards noirs sur cheveux blancs, de visages doucereux aux lèvres mobiles marmonnant les Je
vous salue Marie rituels. Mais derrière ces masques benoîts, il connaissait à présent le vice qui se
cachait comme une lèpre de l'âme.
Les enfants n'étaient pas les moins indiscrets ; ils se repaissaient comme d'une confiture
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interdite des détails croustillants sur lesquels les grands traditionnellement posent le sceau du tabou.
Ils s'agglutinaient contre la paroi et se gavaient en piaillant de ces sucreries pour adultes, les
libertinages douteux de M. Torchemaille (mécanicien et célibataire), les intempérances grossières
du facteur au cours de ses ondoyantes tournées, ou les petites manies du vieux Mathieu, dit Tête de
rat, qui fait semblant de couper du bois pour mettre à vif les nerfs de ses voisins avec le crissement
strident de sa scie circulaire. Il y eut des quolibets qui fusèrent à la sortie de l'église, et des taloches
qui se perdirent. Mais quand l'abbé Bellot jaillit de sa boîte comme un diable pour aller nettoyer son
mur, la volée de moineaux s'éparpilla, insaisissable.
« Mon confessionnal devient une conciergerie », gémit-il en reposant son verre de pastis, un
jour qu'il était attablé à la terrasse du café du cimetière On est mieux ici qu'en face, avec son ami, le
maire communiste de Trolencourt. Et son regard pitoyable se leva, plein de larmes et de
supplication muette, vers la grande croix du Calvaire où un Christ squelettique effritait son bois
pourri comme on égrène un chapelet.
– Je suis un réservoir à cancans, une fontaine à potins où s'abreuvent goulûment des rapaces
altérés. Je suis un dénonciateur public qui jette des âmes sur le trottoir.
– Change de métier, répliqua son ami. Regarde, moi, je n'ai rien à cacher, ma vie
professionnelle s'effectue au grand jour.
Le maire se retourna brusquement. Il ne vit pas d'où venait le ricanement qu'il avait cru
entendre, mais il trouva que le visage du Christ de bois avait légèrement modifié son expression.
– Suppose un instant, reprit le prêtre, que la curiosité sacrilège de la populace avide monte
jusqu'au royaume du Père et galvaude le grand Mystère divin : à quoi servirait alors la Révélation ?
Dans mes cauchemars, j'imagine la Terre comme une immense oreille tournée vers le ciel, et moi
prisonnier en dessous, ligoté comme un dément dans sa camisole, avec des tas de petits gnomes qui
me courent dessus comme des pucerons. Non, décidément, je n'en peux plus. Je vais me rendre à
Arras et demander audience à Monseigneur.
– Bah ! Moi, tout ça ne me regarde pas. Tant que la sécurité de la commune n'est pas en
cause, je ne m'en mêle pas.
C'est sur ces entrefaites qu'un petit plaisantin, radio-électricien de son état, fit remarquer
négligemment qu'après le son, il ne manquait plus que l'image universelle. Ce que la conscience en
émoi de l'instituteur, qui passait là par hasard, interpréta bien vite comme la prémonition d'un
nouveau, imminent cataclysme. Il agrippa aussitôt le garde Jules, qui passait là lui aussi par hasard,
et le pressa de l'accompagner illico au commissariat.
Or, par cette estivale après-midi où un soleil énorme et joufflu trônait dans le ciel
incandescent, l'atmosphère torréfiée pesait comme un carcan, et la bonne ville de Trolencourt
s'affalait languissamment dans un bâillement gargantuesque. Les rues étaient désertes. Autour du
lac, des couples inanimés ronflaient sous les peupliers, et sur la piste, deux ou trois jeunes
présomptueux s'escrimaient poussivement sur leurs petites reines dans la douleur de l'asphalte et
l'éternuement de la poussière. Au commissariat, Amédée, le brigadier de service, les pieds dans les
dossiers, rêvait qu'il poursuivait des gangsters dans un fauteuil roulant à la James Bond, aux frais du
gouvernement.
C'était l'hallali.
Quand un cri retentit dans les couloirs du commissariat, répercuté en mille échos mutins sur
les murs carrelés, James Bond s'écroula. C'était, suivi comme son ombre par l'instituteur, le garde
Jules qui venait de faire irruption, suant de tous les pores de sa cellulite ; il était blême d'avoir
essayé de courir, et les sueurs qui coulaient de ses tempes lui baignaient les mollets. Pour se
déboucher les oreilles, il cracha plusieurs fois sans reprendre sa respiration sur les dalles tachées
d'encre noire. Amédée, meurtri en plein service, se redressa péniblement en s'appuyant sur la
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machine à écrire. Il murmura d'une voix plaintive :
– Ya quequ'chose qui va pas, Jules ?
Jules, surpris au milieu d'une pensée, s'apprêta presque à ouvrir la bouche, peut-être pour
répondre ; déjà l'instituteur avait exposé la situation : « La commune est en danger ; il faut contacter
les autorités ».
Amédée, encore hébété, s'assit pour chausser son képi, rangea son moulin à café dans un
tiroir, et réfléchit un instant, le regard perdu dans le vague du côté des photos de femmes nues qui
tapissaient le bureau : contacter les autorités, c'était taper un rapport, en triple exemplaire ; c'était
aussi recevoir une engueulade, comme quand il était gratte-papier dans l'aviation. Il fallait trouver
une autre solution. Une mouche qui bourdonnait au plafond lui donna une illumination. Alors, un
regard malicieux perçant de dessous ses épaisses moustaches rousses, il suggéra :
« Faut p't-être pas s'affoler. Et si on demandait à Monsieur le maire de réunir le Conseil
municipal ? »
L'idée d'un processus démocratique ne déplut pas à Edmond Burin. Laissant Amédée à son
dépouillement quotidien et réglementaire des journaux locaux et des bandes dessinées étrangères, il
ne fit qu'un bond jusque chez le maire, qu'il trouva en train d'émonder ses artichauts. Le maire se fit
un peu tirer l'oreille, mais la fibre populaire qui sommeillait en lui entre les périodes électorales
vibra d'émotion républicaine quand l'instituteur fit appel à son civisme d'édile. Et le conseil
municipal fut convoqué pour le dimanche suivant.
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CHAPITRE V
CONSEIL MUNICIPAL EN FOLIE
La mairie, où devait se tenir la réunion, était l'ancien château du célèbre baron
révolutionnaire René-Théodule de Trolencourt, guillotiné à vingt-trois ans par les royalistes en
1793. Il avait été bâti au pied d'un terril, près de la ligne de chemin de fer qui dessert la fosse 7 de
Trolencourt-cité, et ses douves étaient alimentées par les eaux de la Rigole, qui serpente
gracieusement entre les coteaux des Montagnes Russes proches avant de se jeter dans le lac. En
l'honneur du baron, dont le nom glorieux figure dans tous les manuels d'histoire comme celui d'un
des derniers preux – héroïque, galant, chevaleresque ; il s'élançait au combat contre les Anglais la
lance en avant comme à la joute, la photo de sa dame sur le cœur, sous l'armure – le manoir
médiéval avait été restauré en style baroque, et aménagé partiellement en musée. Dans l'entrée,
derrière la herse et après le guichet des renseignements, commençait la galerie des portraits, qui
remontait au Moyen Age et se terminait avec le baron René-Théodule, dernier descendant de
l'illustre lignée ; avec son double portrait plutôt : adolescent, et vieillard. Plus loin, sous vitrine, les
objets familiers du baron, sa cravache, son sabre à pommeau d'argent, son casque de légionnaire,
ses éperons chromés, son écuelle de militaire. Au-delà, une statue de Diane enceinte trouvée dans
les combles du château, un triptyque en fer repoussé du peintre local Antonin Franchomme, et enfin,
sous vitrine pressurisée, le crâne du baron enfant, à côté de son crâne adulte, récupéré dans une
fosse commune en Vendée après son exécution. C'était dans l'ancienne salle d'armes que se tenaient
habituellement les réunions. Elle était encore tapissée de glaives, d'arbalètes et de mousquetons
d'alpiniste ; la fierté en était le splendide lustre rustique, taillé dans la grande fourche d'un peuplier
nain. C'est là que se tint au jour dit le Conseil municipal, sous la présidence de M. le maire qui avait
pour la circonstance revêtu sa ceinture tricolore et sa chemise à pois.
Le Conseil avait lieu donc un dimanche, un peu avant l'heure de la messe, pour que les élus
de l'opposition de droite puissent être absents au moment du vote final. Le maire attendait ses
administrés assis devant la cheminée antique comme jadis Saint-Louis sous son chêne. Sur le
manteau de la cheminée, deux casseroles de cuivre rouge rutilant, les queues entrecroisées,
pendaient au-dessus de sa tête comme des épées de Damoclès. L'instituteur, en tant que secrétaire de
mairie, préparait le porto et les verres de cristal.
La première à arriver, comme d’habitude, fut Mme Mélanie, la centenaire.
– Toujours aussi jeune, Mélanie, fit galamment le maire en lui baisant la main.
– Oh ! vous savez, j'ai été jeune très tôt, alors, vous comprenez, j'ai de l'avance, à mon âge.
– Et la santé, ça va toujours ?
– Ça va, ça va, mais je n'arrive plus à bêcher tout à fait comme l'année dernière ; et le fiston,
il ne peut pas tout faire ; il faut qu'il se repose aussi, ou bien il profitera pas de sa pension.
Puis vinrent, d'un même pas devisant, le curé bedonnant et le bedeau qui se curait les dents.
Le bedeau pérorait sentencieusement comme un cardinal : ses mots sonnaient sur le carreau et son
crâne chauve avait l'éclat doré du bronze. Le curé se faisait procession derrière son ventre qu'il
portait précautionneusement comme le dais des Saints Sacrements. Derrière eux, très vite, on put
voir passer inaperçu le capitaine des pompiers, caché sous son casque, le regard fuyant, et le front
aussi.
Avait répondu également à l'appel un vieux militaire, caporal de carrière, perclus de
bigoterie, qui salua la compagnie d'une voix claironnante. Puis un magasinier de la coopérative,
petit, rectangulaire, le nez spongieux d'alcool et de tabac. Au-dessus, un télégraphiste, long et
maigre comme un fil ; ses jambes de caoutchouc ballottaient de part et d'autre ; à chacun de ses pas
immenses, son torse désarticulé se déhanchait et son cou se déboîtait comme s'il pédalait sur une
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roue ovale. Enfin, quelques prolétaires pour assurer la majorité : un employé municipal, une
balayeuse spécialisée, le garde-barrière, borgne et unijambiste, un silicosé.
Quand tous se furent installés, le maire se leva et prit la parole :
– Mes amis, l'effectif étant au complet, j'ouvre la séance. Vous n'ignorez pas la raison pour
laquelle je vous ai convoqués, car j'en avais fait mention sur votre convocation...
– Moi je sais pas bien lire, interrompit le magasinier. La phrase était trop longue.
– Eh bien, en deux mots, la situation est, euh... anormale...
– Inquiétante, appuya l'instituteur.
– Mais que se passe-t-il au juste ? demanda Mme Mélanie.
– Justement, nous voudrions bien le savoir, mais voilà, c'est inexplicable, précisément, euh...
Quels sont les faits ?
– Les faits, M. le maire, sont ceux-ci.
Edmond Burin releva son front plissé de penseur. Quelques poils ébouriffés sur ses tempes
grisonnantes lui donnaient l'air semi-négligé des gens préoccupés. Il cessa un instant de manipuler
son stylo, redressa ses lunettes pour scruter les visages attentifs de ses compagnons, et poursuivit :
– Sont ceux-ci : il semblerait – je dis bien : il semblerait – que depuis quelques jours, sur le
territoire de la commune de Trolencourt comme, selon les indications que j'ai pu obtenir, sur celui
des communes avoisinantes, un curieux phénomène soit en train de se dérouler. Pour résumer, je
dirai : de deux choses l'une, ou bien nous sommes tous en train d'acquérir, en quelque sorte, une
faculté saugrenue de double-audition, ou bien ce sont les sons eux-mêmes qui se transmettent
désormais indéfiniment, sans que rien, ni la distance, ni le plus épais des murs, soit capable de les
absorber. Pour ma part, après mûre réflexion, j'opte résolument pour la seconde hypothèse.
Un silence perplexe succéda à l'exposé de l'instituteur. Le capitaine des pompiers, croyant
qu'on le regardait, se sentit gêné et rougit. Le magasinier ralluma son mégot. Soudain, le bedeau
s'écria :
– On nous a jeté un sort ! C'est la seule explication !
– N'en appelons pas au surnaturel, voulez-vous, coupa aussitôt l'instituteur. Selon une
démarche spécifiquement scientifique, je constate un fait. Il peut s'agir d'un épiphénomène tout
aussi bien que d'une essentialité structurelle. Le processus rationnel n'est pas pour nous d'ergoter
stérilement sur ses causes, mais de chercher ici des solutions pragmatiques.
– Il faut faire appel à un exorciste !
– Qui enfermera le canton dans un cercle magique de cinquante kilomètres et vous en fera
faire sept fois le tour à reculons, libre à vous ! Je pensais plus simplement à des conseils à donner à
la population. Qu'en pensez-vous, capitaine ? Ceci est de votre ressort.
Le caporal en retraite, flatté, crut à une petite erreur, oh ! bien pardonnable, puis se rendit
compte que ce n'était pas à lui qu'on s'adressait. Le pompier qui, depuis un quart d'heure, ne brûlait
que de partir, se sentit flambé, et forcé de répondre.
– On pourrait... on pourrait faire participer les gens à des exercices, lança-t-il à la cantonade.
Il chercha une excuse, croyant avoir dit une bêtise.
– Intéressant. Quel genre d'exercices, par exemple ?
– Des... des exercices de silence, risqua-t-il timidement.
Le murmure d'approbation qui suivit fit se contorsionner de confusion le brave capitaine
empourpré jusqu'à la pointe des cheveux.
A ce moment, le télégraphiste agita le bras comme un sémaphore : il avait une
communication à transmettre.
– Je pense au contraire qu'il faudrait émettre des contre-bruits pour créer des interférences,
car à l'heure actuelle n'importe qui peut entendre les conversations téléphoniques de son voisin. Il
n'y a plus de secret dans les PTT.
– Ah ! ne m'en parlez pas, gémit le curé.
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Une discussion animée succéda à cette proposition du télégraphiste. Le pompier, devenu
soudain volubile, reconnut qu'en effet on allumait de la même façon des contre-feux pour
circonscrire les incendies de forêts. Le caporal en retraite approuva véhémentement et conta
comment il avait, maintes fois, du temps de sa jeunesse glorieuse, pratiqué des contre-mines pour
détruire les mines de l'ennemi. Mme Mélanie confia qu'elle croyait beaucoup à l'homéopathie et le
curé témoigna que, de toutes les conversations, seule la prière intérieure à Dieu était silencieuse, et
se portait garant de son inviolabilité. Quant au bedeau, il devait beugler une opinion quelconque,
mais nul n'aurait bien su dire laquelle. La puissante voix du maire, trempée par les harangues en
plein air, domina le brouhaha :
– Mes amis, je suis heureux de constater que, dominant les querelles idéologiques, nous
avons pu parvenir à un accord unanime sur le fond des principes, et sur ce terrain d'entente, je vous
propose de jeter les bases d'un édifice nouveau d'union communale qui s'élèvera, tel l'étendard de
notre volonté populaire, dans le ciel du Progrès libre et démocratique. Restent donc maintenant à
fixer les modalités de notre action, pour un plus d'efficacité et de justice. Quelqu'un aurait-il des
propositions concrètes à émettre en ce sens ? Vous, monsieur Valentin, peut-être ? Nous vous
écoutons.
Le silicosé se leva. Dans ses yeux brûlait la flamme courte des lampes de mineurs. Quand il
ouvrit la bouche, une bouche noire et profonde comme un puits, où brillaient des dents d'anthracite
pointues comme des gaillettes, la pièce s'assombrit brusquement, les murs se couvrirent de charbon,
et les participants reçurent des escarbilles dans les yeux. Au milieu de la nuit, sa voix résonnait
comme le grincement du chevalet, ses mots percutaient les parois avec le crépitement du marteaupiqueur. Le magasinier voulut lui donner la réplique : les vapeurs d'alcool qui se répandirent firent
ruisseler les murs et grésiller les bougies. Tous se jetèrent à plat ventre sous la table, croyant à un
coup de grisou. Mais le nuage qui avait envahi la pièce n'était que de la fumée de tabac. L'alerte
passée, la balayeuse nettoya la salle en quelques mots, et le garde-barrière put éteindre le signal
rouge, avec la main qui lui restait.
Le maire récupéra ses feuillets, et Mme Mélanie sa broche en corail des Caraïbes. Alors, à
son tour, l'instituteur se leva. A sa façon de reboutonner son veston, chacun sentit qu'il allait prendre
sa voix des grands jours, et vingt-trois oreilles (le garde-barrière n'en avait qu'une) prêtes à
s'abreuver de son verbe orphique béèrent vers ses lèvres imprégnées de Virgile et de Démosthène.
– Mes chers concitoyens, nous sommes, je crois, arrivés à présent à la croisée des chemins :
notre petite république, en ses instances supérieures, a fonctionné courageusement, dans la mesure
de ses modestes capacités ; mais je crains hélas ! que son fier voilier soit parvenu au bout de son
rude périple, que son valeureux coursier s'épuise au long de sa route démesurée. En un mot, que
nous nous trouvions devant une situation dont le réalisme brutal nous dépasse et nous accable. C'est
pourquoi, en mon âme et conscience, je me permettrai de solliciter votre bienveillance à la
proposition que je vous fais de voter ici l'incompétence du tribunal, et d'en référer aux autorités
préfectorales, seules responsables de la sécurité du territoire.
– Ma foi, ajouta le curé, je me ferai également volontiers l'apôtre de cette philosophie,
quoique le salut de notre pauvre paroisse soit tout entier entre les mains trois fois bénies de notre
Seigneur dans les cieux.
L'unanimité réalisée, l'employé municipal servit le porto et les amuse-gueule et, comme
c'était l'heure de la messe, le conseil se termina sur l'Ave Maria de Gounod, entonné en chœur par
treize voix inégales sous les voûtes éraillées du château de René-Théodule.
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CHAPITRE VI
L'EXPLICATION
Depuis une bonne semaine, la ligne téléphonique de la préfecture d'Arras était
dangereusement saturée, le standard avait déjà sauté trois fois et on manquait de fusibles. Les lignes
étaient d'ailleurs la plupart du temps si encombrées d'appels provenant de commissariats, de mairies
ou de particuliers, qu'aucune communication ne parvenait plus à passer, comme quand plusieurs
personnes s'efforcent en même temps de franchir la même porte. Au ministère de l'Intérieur, une
ligne directe était branchée en permanence avec l'Elysée : le président tenait être mis
personnellement au courant de l'évolution de l'épidémie, secteur par secteur. A présent, la France
entière était touchée, et les rapports confidentiels provenant de la plupart des nations étrangères
laissaient apparaître que le phénomène était à dimension planétaire. Même de l'autre côté du Rideau
de Fer, malgré le mutisme des dirigeants, le secret débordait les frontières, pourtant sévèrement
gardées. Et il était bien temps qu'il débordât, car on avait cru sérieusement à une offensive
impérialiste des pays de l'Est, à l'aide d'une arme nouvelle ; les forces de l'OTAN avaient été mises
sur le pied de guerre, les troupes consignées, et la 7e flotte de l'armée américaine patrouillait jour et
nuit en Méditerranée. Il faut dire qu'en face, l'état-major du Pacte de Varsovie avait été convoqué
d'urgence, les réserves rappelées, les armes distribuées au peuple, et les grands sous-marins
soviétiques chargés de missiles atomiques avaient plongé pour des destinations inconnues.
Puis, la C.I.A. et le K.G.B. avaient pris discrètement contact ; les Russes avaient convaincu
les Américains que les Chinois eux-mêmes étaient touchés. On avait enquêté du côté de l'Armée
Rouge japonaise et des organisations de Palestiniens. Et l'on avait enfin pu déterminer avec
certitude, et avec un immense soulagement, que, vu son caractère universel, le phénomène ne
pouvait en fait s'expliquer par rien d'autre qu'une vaste catastrophe naturelle. On respirait : le monde
était sauvé.
Dès lors, le secret militaire put être levé, et les astronomes de tous les pays purent faire
connaître au monde ce qu'ils étudiaient et mesuraient depuis une semaine, qu'ils avaient prévu onze
ans plus tôt et sur quoi ils avaient publié depuis plusieurs mois une série d'articles dans les revues
spécialisées : le soleil était en train de connaître un regain d'activité exceptionnel, correspondant
avec la fin de son cycle, et provoqué par certaines fluctuations lentes du rayonnement galactique. La
manifestation la plus marquante en était l'apparition deux mois auparavant d'une gigantesque tache
dans la photosphère, encore visible à l'œil nu par temps de brouillard, et de 340 000 km de diamètre,
associée à une succession de protubérances éruptives qui ne dépassaient pourtant pas le million de
kilomètres, c'est-à-dire le diamètre même du soleil. Parallèlement, le même diamètre de l'astre
connaissait une variation jamais encore atteinte, que l'on mesurait à trois secondes d'arc, ce qui
signifiait une prodigieuse dilatation, limitée pour l'instant à 1/300e de son volume.
Le professeur Schlürz, de l'académie de Sbortsch, en Tchécoslovaquie, expliquait dans
Science et Cosmos que notre étoile familière, après avoir hiberné des millénaires sur ses réserves et
donc après un refroidissement relatif, avait connu en son centre une élévation progressive de
pression qui avait conduit à « rallumer » la masse d'hydrogène où les réactions thermonucléaires
avaient été momentanément suspendues. On connaissait ainsi sur la terre la fin d'une période
glaciaire passée pratiquement inaperçue, et l'on pouvait s'attendre à un intéressant bouleversement
du climat de la planète dans les années à venir.
A l'observatoire de Chi-Chén Itsa, dans le Yucatán, au Mexique, où l'on étudiait en
permanence le phénomène, on déclarait que l'accroissement volumique du soleil se poursuivait
depuis près de deux mois, et que l'on ne pouvait pas prévoir jusqu'où il pourrait s'étendre. On
espérait bien que l'expansion n'allait pas s'arrêter là, car les mesures étaient loin d'être terminées, la
théorie n'était qu'à peine ébauchée.
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Dans une conférence à l'Université de Copenhague, le professeur Tycho Brahé,
astrophysicien, assurait, avec sa passion coutumière, que, pour une étoile vieillissante comme le
soleil, cette dilatation pouvait prendre des proportions imprévisibles, et donner naissance à
n'importe quel moment à une étoile temporaire, autrement appelée Nova, qui n'est rien d'autre
qu'une colossale explosion où l'étoile expulse sa photosphère et ses couches extérieures à la vitesse
de 1 000 km par seconde, principalement dans deux directions opposées, ce qui peut être observé, à
une certaine distance, comme une nébulosité allongée en expansion plus ou moins elliptique. Telle
fut la Nova de l'Aigle en 1918, visible surtout en Allemagne, à ce qu'on dit, qui fut pendant trois
jours soixante-dix mille fois plus brillante qu'à l'ordinaire.
– On a de la peine à imaginer, continuait le professeur Brahé, dont l'âme était celle d'un
poète, quelle doit être la splendeur d'un tel spectacle pour un observateur bien placé, quand dans sa
pulsation énorme l'étoile éparpille de sa main de feu son cortège de planètes. Dans certains cas
extrêmes, malheureusement rarissimes, la déflagration est beaucoup plus violente encore, et produit
une Supernova, perle de l'Univers, éphémère et sublime, qui peut devenir en quelques jours cent
millions de fois plus lumineuse qu'elle ne l'était. Si le soleil avait la chance de mourir ainsi, l'éclat
de son agonie serait visible dans toute la Voie Lactée.
Quant à la propagation anormale des sons, elle n'était qu'un effet secondaire de
l'accroissement du rayonnement delta et oméga, qui transformait la structure moléculaire des gaz
rares dans l'atmosphère, une sorte de cristallisation qui polarisait les sons comme le diamant
polarise la lumière. Une péripétie.
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CHAPITRE VII
LA FRANCE A L'ÉCOUTE
Quinze jours après le début de la péripétie en question, le Conseil des ministres se réunit
d'urgence à l'hôtel Maquignon afin de déterminer les mesures de sauvegarde qui s'imposaient.
Edouard Dufort, le Premier ministre, ouvrit le Conseil, d'une voix étranglée, par cette petite phrase
sibylline que les journaux allaient commenter à l'envi :
« Messieurs, l'affaire est grave. »
C'était un petit homme rond au crâne lisse et au verbe pittoresque ; ses lunettes d'écaille
laissaient deviner un regard malicieux ; mais ce jour-là, l'émotion augmentait la mobilité de ses
bajoues et lui plissait une ride au coin de la paupière. A le voir ainsi, la lippe tremblante et les doigts
contractés, dépassant à peine de derrière son bureau verni, chacun sentait que l'heure n'était plus aux
réformettes en trompe-l'œil chères à toutes les républiques.
Un silence impressionnant avait succédé aux premières paroles du président Dufort. On
voyait qu'il soupesait les mots avant de les prononcer. Le tic-tac de la grande pendule empêchait
chacun d'entendre le battement de son propre cœur.
« La France, poursuivit le Premier ministre, est un frêle esquif en perdition dans l'ouragan.
Nous devons unir toutes nos forces pour lutter contre un ennemi qui nous est à la fois intérieur et
extérieur. En d'autres temps, dans une pareille situation, on déclarait la patrie en danger, et on
mobilisait le pays. Eh bien, messieurs, mes chers collègues, renouant avec la tradition
révolutionnaire dont la France a parfois oublié qu'elle l'avait enfantée, moi aussi, suivant le modèle
glorieux de Danton et de Robespierre, je veux déclarer la patrie en danger, et je vous exhorte à unir
les forces vives de la nation pour le salut de la République. Vive la France! »
Un tonnerre d'applaudissements répondit à l'appel vibrant du Premier ministre : ceux des
ministres eux-mêmes, et ceux des curieux qui flânaient aux alentours de l'hôtel Maquignon, ainsi
que des journalistes qu'on avait refoulés à l'entrée (car le Conseil se tenait à huis clos, les
délibérations étant secrètes) et qui notaient fébrilement chacune des paroles du président Dufort.
Celui-ci avait touché la fibre patriotique de ses concitoyens, et au milieu de son envolée, il avait
ressenti le frisson qui étreint les hommes d'Etat aux grandes heures de l'Histoire, une fois dans leur
vie.
Le colonel Derandur, ministre de la Guerre, se leva. Sur son visage altier que le vent du
désert avait buriné se marquait une profonde détermination. Ses cheveux courts ondulés sentaient la
coupe-brosse traditionnelle de l'armée, retaillée à la mode de chez Pedro. Ses yeux gris, de la
couleur de l'acier, semblaient perpétuellement surveiller l'horizon. C'était un homme indestructible,
aux compétences limitées, mais inconditionnellement dévoué à son devoir, « fidèle au poste jusqu'à
la mort », affirmait-il volontiers, en bon légionnaire.
« Je prends au mot, dit-il, cet ordre de mobilisation. Dès demain, je fais manœuvrer les
troupes et je mets l'aviation en état d'alerte permanente. En de telles circonstances, le succès
appartient à ceux qui savent prendre tôt les décisions. Pour que l'action soit efficace, il faut que le
peuple soit dirigé d'une main de fer, et que l'ordre règne. Dès lors, je puis le garantir, nous
attendrons le choc d'un pied ferme, et je suis certain que la victoire ne manquera pas d'être de notre
côté, comme par le passé. »
Le colonel se rassit. Il ne fut pas applaudi : il ne l'avait jamais été.
A son tour, M. Valérien, le ministre des Finances, prit la parole. C'était un technocrate, qui
parlait comme un ordinateur. Il aligna des chiffres, puis termina ainsi :
« Etant donné le déficit actuel de notre balance commerciale, le budget de la France reste
dans un équilibre fragile. Toute nouvelle crise ne pourrait que compromettre cette stabilité précaire.
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En conséquence, je ne pourrai permettre le déblocage d'aucun crédit nouveau, qui grèverait
dangereusement notre budget pour les années à venir. »
Ce langage étant bien connu, certains journalistes ne prirent même pas la peine de le noter :
ils se reporteraient à un précédent discours du même ministre, qui servait de modèle depuis des
années.
Puis, ce fut le tour du ministre de la Santé. C'était un tout petit homme chétif, plus petit
encore que le Premier ministre, au teint cadavérique, à la mine inexpressive. Une moustache
discrète marquait sa lèvre d'un mince trait noir, seul relief sur son visage terne. Il était connu pour
ses bons mots, et un hebdomadaire satirique le surnommait familièrement « Joyeux Robert ». Lui
aussi se complaisait dans le langage imagé :
« Mes amis, commença-t-il, la France est un grand cœur malade, il s'agit de prescrire le
traitement approprié. Or, nous manquons d'hôpitaux et de personnel qualifié. La Sécurité sociale est
en déficit, et ne peut financer de nouvelles créations. Il faudrait donc en ce domaine un effort tout
particulier de l'Etat, sinon la situation va continuer de s'aggraver... »
Le ministre des Finances, plongé dans ses chiffres, n'avait rien entendu. « ... Et nous
risquons une recrudescence des troubles de toutes sortes. »
Le colonel Derandur, alerté, dressa l'oreille un instant, puis finit par comprendre qu'il
s'agissait d'un problème purement médical, et se laissa à nouveau assoupir par la monotonie
ronronnante des propos débités presque à voix basse par son apathique collègue, au bord de
l'essoufflement.
Joyeux Robert crut bon de terminer, comme à son habitude, par une plaisanterie, sur laquelle
il espérait bien que, pour une fois, les journaux allaient gloser :
« Quand votre cheval à la rougeole, vous ne demandez pas au vétérinaire de lui prescrire un
purgatif, n'est-ce pas ? »
Il s'aperçut alors, aux bruits de voix qui lui parvenaient, que le Conseil des ministres se
poursuivait dans le couloir, où l'huissier de service faisait une communication importante sur la
nécessité d'isoler mieux les murs pourtant épais du bâtiment officiel.
Sur ce, le porte-parole du gouvernement sortit sur le perron, et commença à annoncer aux
journalistes :
« Le Conseil des ministres a fait le tour de la question... »
C'était son préambule, mais les journalistes le prirent pour une conclusion et, le plantant là,
s'en allèrent rédiger leurs articles au bistrot le plus proche.
Le soir même, à l'Assemblée nationale, le débat fut fort animé. Le ministre de l'Intérieur y
fut violemment pris à partie par les « ténors » de l'opposition. Ses jeunes loups mêmes, pourtant
d'ordinaire si à cheval sur les principes, ruaient dans les brancards. Il fut accusé tout à la fois de
mollesse et de corruption. Il faut avouer que son visage rose et son abdomen replet ne donnaient
guère l'image de l'austérité. Il se défendit au nom de l'intérêt national, en prétextant des rumeurs de
complot fomenté de l'étranger, et en accusant ses adversaires de vouloir profiter de la situation pour
instaurer leur anarchie contre l'ordre de la tradition libérale.
Enfin, François Portebranche, le chef de l'opposition, qui était aussi le meilleur orateur de
l'assemblée (les meilleurs orateurs sont toujours dans l'opposition), gravit lentement les marches de
la tribune dans les hourras et les trépignements de la moitié de l'hémicycle. Il s'installa posément,
prit le temps de chausser ses lunettes, puis de les retirer, pour regarder l'auditoire dans les yeux.
Tous les membres de son parti, suspendus à ses lèvres, attendaient en frémissant les gouttes de
vitriol dont les flammes allaient faire trembler sur ses bases le navire de la société.
« J'entends autour de moi de bien curieux propos, commença l'orateur. J'entends parler de
complot. Le mot d'anarchie a même été prononcé, je ne sais plus par qui (rires de l'auditoire).
Voyons, soyons sérieux ! Qui complote ? Qui donc fourbit ses armes, pour je ne sais quel noir
dessein ? Quelle poudre, je vous le demande, voyons-nous manier, si ce n'est celle que, depuis des
21
années, on... comment dirai-je ? on nous jette aux yeux... »
Là, l'opposition entière ne put tenir : une immense ovation s'éleva comme une houle, et mit
plusieurs minutes avant de retomber, comme calmée par la main magique du tribun.
« A qui veulent donc en faire accroire les princes qui nous gouvernent ? Et quelles lanternes
veut-on nous faire prendre pour des vessies ? Ce ne sont que de pâles vers luisants, mes amis, l'éclat
blêmissant d'une société décadente : est-ce avec ces pauvres bougies que l'on prétend éclairer notre
chemin ? Messieurs, le vent du progrès aura tôt fait de les souffler ! Non, mes chers concitoyens, il
ne faut pas cacher plus longtemps l'incurie des pouvoirs publics, seuls responsables du désordre, car
si désordre il y a il n'est pas de notre fait. Exigeons qu'une bonne fois le masque tombe, et tombe
avec lui le décor pompeux qui cache les ruines d'un régime en décomposition. Que la voix du
peuple puisse enfin se faire entendre, et crie aux oreilles de tous les privilégiés : votre époque est
révolue, retirez-vous dans la dignité, s'il vous en reste une once, et laissez la place à la nouveauté,
pour le progrès des institutions et le bonheur des hommes. »
La capitale entière, qui avait pu suivre directement les débats, fut profondément remuée de
ce discours que François Portebranche avait prononcé d'une voix chaude. Elle vit en lui, avec une
émotion teintée de remords, l'homme d'Etat de l'avenir, le futur candidat enfin heureux aux
prochaines élections présidentielles, ou aux suivantes. Par contre, le « Cher François » – « Cher
Jacques » que toute la capitale put aussi entendre quand l'un des barons du régime vint serrer la
main de son cordial adversaire dans les couloirs, après la séance, fut interprété quelque peu plus
diversement. On ne peut pas toujours faire l'unanimité.
22
CHAPITRE VIII
SILENCE !
Dans le même temps, un certain nombre de malversations purent être, malgré les efforts des
intéressés, étalées sinon à la vue, du moins à l'ouïe du bon peuple fort scandalisé.
Tel parlementaire, défenseur de la famille et protecteur des miséreux, héraut de la morale et
de l'écologie, ne put cacher plus longtemps à nos électeurs que, ma foi, sans penser à mal, il avait
quelque peu usé des pouvoirs dont ils l'avaient investi pour appuyer – oh ! si peu – un promoteur
immobilier de ses amis ; un monsieur très convenable, et si généreux... ; un artiste aussi, dont le
premier souci fut de décorer – c'est vrai, c'est si banal, des arbres – les espaces verts d'un site classé
de quelques gratte-ciel aux angles futuristes. Ce n'était pas sa faute, après tout, si le terrain
sablonneux avait bougé et si, après deux ans, le vent soufflait déjà par les fissures les flammes des
gazinières dans les cuisines.
Gêné par les réflexions qu'il entendait à présent autour de lui, notre député fort marri s'en fut
sans tarder protéger ses derniers secrets derrière les murs de sa maison de campagne, comptant sur
l'isolement des trois cents hectares de son parc ; mais les paysans aussi parfois sont indiscrets,
envieux, cancaniers ; et il eut beau renvoyer son chauffeur et ses domestiques, accusés injustement,
il dut se résoudre, la mort dans l'âme, à devenir honnête.
Pas très loin de là, le P.D.G. d'une entreprise en difficulté chronique, bien que largement
subventionnée (mais que voulez-vous ? c'est la crise, mon brave monsieur, c'est la mort de la petite
industrie ; on n'a pas assez les reins solides, face aux géants multinationaux. Et pourtant, ce n'est pas
faute de restrictions ! Ah ! bien sûr, c'est la sécurité qui en pâtit, après : tenez, l'autre jour, il y a
encore eu un mort sous une presse. C'est malheureux, hein ? Imprudence, oui. Non ! Qui vous a dit
qu'on allait mettre des patrons en prison ?...) Le P.D.G., dis-je, se vit proprement conspuer par ses
deux mille trois cent cinquante-quatre ouvriers dont beaucoup, au moins chez les syndiqués, étaient
menacés de licenciement pour cause de faillite imminente. Il n'avait pas pris garde d'évoquer en
privé, avec son associé, le montant des bénéfices dissimulés à l'aide de fausses factures à des taxis,
ou hommes de paille, ainsi que l'état d'un compte ouvert en Suisse sous un nom d'emprunt.
De la même manière put être évitée une nouvelle pénurie artificielle pourtant
minutieusement préparée, et qui devait faire doubler en quelques semaines, après celui du sucre, le
prix du papier, par suite de difficultés imprévisibles avec les pays exportateurs de bois. Le prix du
pétrole lui-même faillit redescendre quand les sociétés internationales durent déposer le bilan de
leur énorme prospérité ; mais le gouvernement mit le holà, car l'atome n'aurait plus été
concurrentiel.
Bref, le monde des affaires et celui de la politique ne tardèrent pas à prendre conscience
d'une nécessité impérieuse : celle d'une isolation sonore efficace, sous peine de moralisation forcée.
L'isolation sonore : tel fut le maître-mot d'une gigantesque campagne qui se déchaîna alors,
financée par des fonds venus de mille sources ; jamais on n'aurait cru qu'il y en eût tant encore à
résurger, après la saignée d'une inflation de plusieurs années ; mais, comme chacun sait, l'argent qui
coule trouve toujours un récipient au bas de sa chute.
Cette campagne fut, il faut le reconnaître, remarquablement orchestrée. Tout fut mis en
œuvre pour convaincre le Français qu'il devait, bon gré mal gré, cesser d'entendre. Les journalistes
de la radio et de la télévision commencèrent, discrètement tout d'abord, puis avec de plus en plus
d'insistance, par amener le public à une conscience progressive de la nocivité du bruit. Les sons
étaient d’ailleurs ramenés à cette seule notion de bruit, en elle-même péjorative. Plus de musique,
plus de paroles ; ni chant de l'alouette, ni murmure des ruisseaux ; ni mots d'amour, ni poésie ; rien
23
qui ait beauté ou sens, plus rien que le BRUIT, informe, incohérent, brutal, ennemi public n° 1.
Ce fut facile : il suffisait de laisser voir son agacement de façon assez naturelle et spontanée,
et les auditeurs participaient aussi aisément qu'à un jeu radiophonique. On faisait hurler une sirène
ou vrombir un avion en surimpression d'un show de variétés ; un marteau-piqueur troublait le
suspens d'un film policier ; un train traversait une retransmission sportive ; le tour était joué.
Les journalistes, toujours eux, moralistes écoutés, sages du monde moderne, prêchaient des
conseils avisés du haut de leur lucarne. Quand votre voisin proteste que vous plantiez des clous
après l'extinction des feux, vous l'envoyez paître gaiement ; mais quand tel commentateur à la voix
assurée, à la moustache respectable, et dont des années de chronique régulière ont assis une
réputation de franchise impartiale, dénonce les fauteurs de troubles auditifs pendant que vous
prenez votre petit déjeuner : « Je vous le dis, c'est intolérable », vous savez alors que c'est à vous
qu'il s'adresse, vous vous sentez honteux, coupable, et vous y regardez à deux fois avant de reposer,
avec précaution, votre petite cuillère sur la table.
Car la culpabilité, personnelle ou collective, fut le sentiment que l'on s'efforça de graver au
fer rouge en chacun, tel un signe d'infamie. Ce fut alors l'artillerie lourde des personnalités en vue,
et des membres du gouvernement. Le ministre de l'Environnement, tout d'abord, s'attaqua à la
recrudescence de cette « pollution » dénoncée depuis des années ; puis, le Premier Ministre, et pour
parachever l'édifice d'un dernier coup de marteau, le président de la République en personne s'en
vint sur les petits écrans sermonner une bonne fois le peuple frivole et égoïste :
« Vous pouvez être tenus pour responsables du moindre bruit que vous lâchez dans la nature,
ou contre vos voisins. En cette matière comme en toute autre, les casseurs seront une fois de plus les
payeurs. Il n'est pas tolérable qu'une fraction indisciplinée et irresponsable d'un peuple puisse
imposer son vacarme à la majorité silencieuse. De nouvelles lois vont être incessamment
promulguées en vue d'une répression plus active des contrevenants à la loi du silence général. Dans
l'intérêt de la France tout entière, il est de votre devoir à tous de brider vos instincts turbulents et
tapageurs. »
Le peuple-enfant a toujours baissé le nez, courbé l'échine devant le grand courroux d'un père
fouettard. Cette fois encore, il trempa son pain quotidien dans le bol amer du remords. Seul un
hebdomadaire satirique, qui s'y connaissait en matière d'écoutes, dénonça la manœuvre. Mais les
mots qu'on écrit mettent beaucoup plus de temps à se propager et sont peu entendus.
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CHAPITRE IX
DE LA TISANE ET DU BÉTON
Après cette mise en condition, la grande machine de la publicité put à son tour opérer dans
un terrain largement défriché. Les spots publicitaires se mirent aussitôt à la page : on y vit ainsi une
jeune femme charmante, mais harassée, vieillie, – fanée –, par une dure journée de travail dans un
vacarme incessant, rentrer dans son appartement soigneusement calfeutré de bourrelets de Silentior
B aux portes et aux fenêtres ; marcher pieds nus et se détendre – rajeunir – sur des tapis en mousse
de polyrex Silentior 233 ; et, après avoir bouclé toutes les doubles portes en fibrorama Silentior X,
se déshabiller enfin avec un soupir d'aise, pour se plonger dans son bain en écoutant un disque de
silence sur son électrophone anti-vibratoire Silentior Spécial.
On vit aussi une brave mère de famille, les cheveux blanchis par les tracas quotidiens, les
mains cassées par les travaux ménagers, sortir radieuse d'une consultation dans un mystérieux
cabinet para-médical, et s'exclamer joyeusement devant sa famille ébahie :
« C'est un miracle, je n'entends plus rien ! Je vais enfin pouvoir connaître la paix éternelle à
la maison ! »
Quel était son secret ? Les téléspectateurs languirent une longue semaine avant l'étonnante
révélation. Son secret, c'était tout simplement ce petit appareil curieux, élégant et discret, qui se
portait sur l'oreille et qui ressemblait tant à...
C'est que, figurez-vous, les entreprises d'appareils contre la surdité, menacées de faillite,
s'étaient habilement reconverties et produisaient maintenant... un appareil pour rendre sourd : le
« surditeur ». Le principe en était enfantin : il avait suffi d'inverser le mécanisme.
La société Surdica proposait même à ceux qui utilisaient un appareil ordinaire de le renvoyer
en usine contre une participation modeste, afin de le reconvertir.
L'industrie pharmaceutique ne fut pas non plus en reste : une herbe médicinale rare ayant été
découverte sur les hauts plateaux du Brésil, une herbe dont les propriétés anti-auditives étaient,
paraît-il, remarquables, et promptement baptisée « Surdiane », on trouva bien vite dans toutes les
pharmacies et dans les magasins d'alimentation de régime des tisanes à la Surdiane des baumes à la
Surdiane, pour emploi localisé, des ampoules d'extrait de Surdiane, des pilules de concentré de
Surdiane ; et même un dentifrice à la Surdiane, dit « dentifrice assourdissant » : le produit en
composé moléculaire agissait par simple contact, grâce à la perméabilité exceptionnelle de la peau
des gencives, et pénétrait par le sang jusqu'à l'oreille interne, où il durcissait le tympan.
La chirurgie alla encore plus loin. Un grand hôpital parisien se spécialisa dans une branche
nouvelle : l'extraction du tympan, totale ou partielle. Il proposait l'opération moyennant un forfait de
5000 F, avec une garantie de 100 % de réussite, sauf complications ; car le tympan, contrairement à
la queue des lézards, une fois son ablation effectuée, ne repousse pas. Après maintes discussions
entre les délégués des médecins, les syndicats et le ministère de la Santé, il fut décidé que
l'opération serait prise en charge par la Sécurité Sociale. Cet obstacle levé, des milliers de patients
accoururent de toutes les provinces de France comme de l'étranger. Il fut même question (et le
projet vint en discussion à la chambre des députés) de procéder à une « stérilisation auditive »
systématique des bébés dans les huit jours suivant la naissance. A cet âge, une simple cautérisation
chimique pouvait suffire. Mais le procédé s'avérant trop simple et trop bon marché, l'Ordre des
Médecins fit opposition.
Les pouvoirs publics apportèrent évidemment leur caution officielle à cette campagne. Ainsi,
sur commande spéciale, la Télévision Française réalisa un attachant petit dessin animé qui fut
d'abord visionné par les parlementaires réunis en session extraordinaire, avant d'être présenté au
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grand public. Le titre en était d'une remarquable recherche dans la banalité : « Les aventures de M.
Toulmonde ». C'était un petit personnage pittoresque bien que stylisé, et qui se trouvait visiblement
en état de stress caractéristique, écrasé par des agressions sonores de toutes sortes : le tintamarre de
la rue, roulements d'automobiles, grondements de camions et pétarades de cyclomoteurs ; le fracas
des chantiers avec le grincement des poulies de grues et les chocs des marteaux-pilons ; les mille
bruits quotidiens : chuintement de l'eau dans les tuyaux, cliquetis de vaisselle, criailleries des
enfants ; on y mêlait innocemment les vociférations d'une manifestation et les clameurs d'une
réunion politique. M. Toulmonde, Français moyen, était poursuivi, traqué par ce tohu-bohu
grandissant ; il en devenait rouge, cramoisi, violacé, et s'effondrait à la porte de sa demeure qu'il
ouvrait néanmoins dans un effort désespéré. Là régnait un silence souverain, immense, voluptueux.
Le visage de M. Toulmonde redevint rouge, puis rose pâle, signe de santé recouvrée ; sa respiration
se fit moins haletante, et se calma tout à fait. Et la séquence se terminait sur la vision rafraîchissante
du petit homme savourant un délicieux repos dans un fauteuil moelleux, un sourire béat sur sa face
épanouie.
Le film était suivi de l'interview d'un ingénieur spécialisé : un morceau de bravoure.
La trentaine, une allure sportive, un complet à la fois sobre et élégant ; le visage ovale à la
française avec un pli naissant sur le front ; un ton de voix sérieux, assez ferme, mais rond, velouté,
humain pour tout dire ; un accent de terroir indéfinissable, presque imperceptible ; M. Martin
(c'était son nom) était le type du jeune cadre dynamique et ouvert, compétent et rassurant. Le rôle
en était joué par un acteur professionnel, comédien de boulevard, peu connu. M. Martin, donc,
ingénieur spécialisé, était interviewé chez lui, au bord de son jardin. Sa femme (joli mannequin de
Lyon) préparait des rafraîchissements, et des enfants jouaient sur la pelouse.
« Il faut surtout se garder de confondre, expliquait-il, isolation thermique et isolation sonore.
La première s'effectue en effet à l'aide de matériaux légers et aérés, mousses de verre ou mousses
plastiques, polyuréthanne ou polystyrène expansé, que vous connaissez bien, monsieur, puisque
vous en avez garni vous-même votre grenier l'an dernier. Au contraire, l'isolation sonore nécessite
des éléments lourds, car c'est le poids total de la paroi qui est déterminant. Je sais que j'étonne ici
beaucoup de gens et qu'il est difficile de lutter contre des idées reçues. Mais réfléchissez un instant :
vous, madame, qui logez en HLM, ne vous plaignez-vous pas tous les jours que vous entendiez les
enfants de vos voisins, la télévision de vos voisins, le moulin à café de vos voisins ? Or, les murs de
votre immeuble sont constitués de briques creuses ou de béton fin. »
(Ici, M. Martin chassait de la main une guêpe importune ; elle n'était pas prévue dans le
scénario, mais on l'avait laissée, car cela faisait naturel.)
« Souvenez-vous au contraire de la bonne vieille maison de votre grand-mère, construite en
bonnes briques bien dures et bien épaisses. Mais on aurait pu jouer du banjo ou de la trompette à
côté sans que vous l'entendiez ! »
Quelques secondes de silence étaient ici ménagées pour permettre un début de débat dans les
familles. Peu de gens avaient eu l'idée reçue dénoncée par M. Martin, ingénieur spécialisé, mais
chacun était maintenant convaincu qu'il venait de s'en libérer.
M. Martin reposa son verre de jus d'orange, et poursuivit son exposé plus lentement, en
appuyant fortement chacune des syllabes qu'il prononçait, avec la sûreté du spécialiste. Il faut dire
qu'il était ingénieur spécialisé, ce qui n'est pas rien.
« Ainsi, il a été démontré qu'un plancher constitué de dalles de béton, d'un poids moyen de
600 kg par mètre carré, peut être considéré comme une protection efficace. De même, les murs ont
besoin d'être doublés, parfois triplés, à l'aide de briques pleines ou de pierres de taille. Évidemment,
pour les maisons mitoyennes, il n'est possible de le faire qu'à l'intérieur. A la campagne, il sera aisé
d'élever des collinettes artificielles de terre brute contre chacun des murs de l'habitation ; c'est la
solution la plus simple et la moins onéreuse. Quant aux fenêtres, et là je pèse mes mots, mieux vaut
carrément les supprimer, et s'éclairer à la lumière artificielle, car la déperdition sonore y est si
considérable qu'aucune solution valable n'a pu être envisagée jusqu'ici. »
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A l'intérieur, on recommandait aussi de couvrir le sol de moquettes et les murs de plusieurs
couches de toile de jute ; de tapisser les meubles à l'aide de feuilles de feutre, et de n'utiliser aucun
ustensile en verre ou en métal, le plastique rendant des sons plus sourds. Tout cela était démontré
scientifiquement, et une maison modèle, appelée « la maison du silence », testée par le Laboratoire
National d'Essais, était exposée à la foire internationale de Roches-sur-Rognon (Haute-Marne).
Après la projection de ce film sur les écrans de télévision, des millions de familles françaises
se mirent à l'ouvrage, appliquant scrupuleusement les directives gouvernementales et les conseils de
M. Martin (l'ingénieur spécialisé). Des millions de mètres cubes de briques et de pierres furent
acheminées dans toutes les communes de France. On creusait le sol pour puiser l'argile en
profondeur, on abattait des pans de montagnes pour récupérer le granit. Les campagnes fertiles,
comme labourées par des explosions atomiques, se couvrirent de cratères, et les provinces
verdoyantes prirent un aspect lunaire. L'industrie lourde se reconvertit, et les marchands de terre
firent fortune.
Un problème toutefois se posa pour les grandes villes : comment, en effet, renforcer
l'épaisseur des murs d'une tour moderne ? Le préfabriqué ne permettait guère ces aménagements, et
on voyait mal les hélicoptères déposer en douceur les énormes chapes parallélépipédiques de béton
précontraint comme une couronne sur une prémolaire. Une proposition intéressante fut émise, et sa
réalisation faillit voir le jour : celle de combler tout simplement l'espace si exigu entre les
immeubles avec de la terre extraite des champs adjacents de la ville, ou mieux encore avec les
scories diverses de l'industrie, les mâchefers, les résidus des usines de traitement des minerais
métalliques, ou avec les schistes charbonneux dans les régions minières. C'était particulièrement
rentable car plus n'était besoin d'aller déverser les déchets dans la mer. Les provinces les plus
continentales étaient enthousiasmées, mais les régions côtières firent des difficultés, car les cargos
seraient au chômage. En outre, l'Allemagne et la Suisse refusèrent de continuer le déversement en
Alsace des déchets de leur industrie, en particulier ceux de la fabrication du béton. Bref,
l'application de cette mesure resta extrêmement limitée. On se résolut plus simplement à élever, à
l'avenir, les immeubles en profondeur dans le sous-sol.
27
CHAPITRE X
LA GRANDE VOIX DE DIEU
Dans les villes où les rues n'avaient pas été rebouchées, on pouvait voir depuis quelques
temps défiler des cortèges insolites, qui faisaient sortir les bourgeoises sur le pas de leur porte et
provoquaient des embouteillages.
Les hommes venaient d'abord, les femmes ensuite, et les enfants – ceux des rues, qui
pullulent et traînent partout comme des chats de gouttières, et qui ne perdent pas une occasion
d'exécuter des cabrioles dans les pieds des gens sérieux et de faire des grimaces et des contorsions
sous le nez des bourgeoises plus haut citées. En tête, toujours, un vieillard à barbe blanche. Tous
étaient vêtus d'une grande aube blanche et chaussés de sandales. Sauf les mêmes marmots bien sûr,
qui portaient guenilles et couraient pieds nus. Chacun soutenait de l'épaule une énorme croix,
impressionnante par la figure de surhomme qu'elle conférait à celui qui la tenait, et qui était en
mousse de polyuréthanne moulée et vernie, comme on fait de fausses poutres pour la décoration des
maisons de campagne. De même, sauf dispositions particulières, les barbes des patriarches étaient
acryliques, mais d'un naturel saisissant.
Les mêmes patriarches portaient en bandoulière de petits haut-parleurs comme en utilisent
parfois les guides touristiques. Ils clamaient par les rues : « Bonnes gens, la fin du monde est
proche, préparez-vous à l'apocalypse! Rejoignez les Compagnons de la Croix et faites pénitence
publique ! Priez le ciel qu'il vous entende et implorez son pardon ! »
Et de fait, sur les places ou dans les squares, aux carrefours, sur les parkings ou aux pompes
à essence, à la terrasse des bistrots ou dans les cimetières, partout où ils s'arrêtaient, les pèlerins
commençaient publiquement une autocritique impitoyable en clamant des péchés innombrables,
exhibaient leurs âmes nues, noires et ratatinées, impures et immondes comme des vomissures de
pourceaux. Un père de famille s'accusait d'avoir trompé sa femme avec un éphèbe, un enfant d'avoir
volé deux cuillerées de confiture de myrtille à sa grand-mère, un notaire d'avoir escroqué une veuve
dans le besoin, un commerçant d'avoir triché sur le poids des choux-fleurs, un prêtre d'avoir
convoité une paroissienne mineure.
– J'ai assassiné le chat de ma voisine à coups de parapluie ! glapissait une petite vieille.
– Je vais incendier les ateliers de mon concurrent ! bramait un entrepreneur ruiné.
– Je suis le satyre de la rue Borgne ! bêlait un petit homme fluet et mou.
Certains s'accusaient même de meurtres si nombreux qu'on comprenait mal que les
populations n'en fussent pas plus décimées. Et tous se battaient la coulpe avec fureur.
Puis, quand les curieux étaient assez nombreux, le patriarche faisait un signe
– instantanément le silence s'établissait – et se mettait à prêcher :
« Voici venus les temps prédits par les Saintes Écritures, les temps espérés par les bons et
redoutés des méchants. Humains impies et blasphémateurs, vous qui n'avez pas voulu croire, qui
avez vécu dans le péché, dans la luxure, la débauche et le crime, créatures indignes du Créateur,
écoutez celui qui sait et repentez-vous pendant qu'il en est encore temps, car une fois de plus les
grandes prophéties de l'Evangile sont en train de se réaliser.
« Rappelez-vous, mes frères, rappelez-vous les révélations faites par l'apôtre Jean, qui porte
témoignage de la parole de Dieu. En une vision, il vit sept anges en faction devant le Tout-Puissant ;
on leur donna sept trompettes, et ils se mirent à en sonner chacun à son tour. « Le premier sonna de
la trompette, rapporte Jean, et une grêle de feu mêlée de sang se précipita sur le sol ; le tiers du sol
brûla, ainsi que le tiers des arbres et toute plante verte. » Or, cette trompette annonciatrice, chacun
peut l'entendre depuis plusieurs semaines ; on n'entend qu'elle de par le monde, elle sonne dans
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toutes les oreilles, et si vous vous les bouchez, elle sonnera à l'intérieur de vous, car nul ne peut se
dérober à la voix de Dieu.
« Quant à la chaleur qui règne sur les continents et sur les océans, c'est la grêle de feu qui
commence à s'abattre sur vous, et dans quelques jours, quand elle s'abattra tout à fait, le tiers d'entre
vous périra dans d'atroces souffrances.
« Bientôt sonnera la deuxième trompette, et alors, une grande montagne ardente se précipitera dans
la mer. Et puis, ce sera la nuée des sauterelles du Diable, échappées des fournaises de l'abîme, et la
cavalerie de l'Enfer avec ses chevaux crachant le feu, la fumée et le soufre. Enfin, quand la septième
trompette retentira, le temple céleste de Jéhovah s'ouvrira, et ce sera le Jugement Dernier.
« Bonnes gens, repentez-vous, rejoignez les Compagnons de la Croix, faites pénitence, écoutez ce
que vous disent les fils du Seigneur... »
Après le prêche du patriarche, des jeunes gens sortaient du cortège, la guitare à la main, et
chantaient sur des rythmes endiablés :
« Viens avec nous, ami,
Sur les chemins du Paradis ! »
Des jeunes filles aux cheveux ébouriffés dansaient en se déchirant les vêtements et
entraînaient la foule. De temps en temps, l'une d'elles entrait en pâmoison, et avait une vision.
Cependant, à un guichet improvisé, on délivrait des cartes d'adhésion aux Compagnons de la
Croix ; le montant en était de 30 F, et elles donnaient droit à une réduction sur l'achat d'une aube et
d'une croix dans quelques magasins sélectionnés tenus par des Compagnons. Des badges et des
écussons étaient bradés de 2 à 6 F ; des chapelets et des livres de prières étaient vendus par lots.
Puis, quand la mission avait été fructueusement effectuée, le cortège s'ébranlait à nouveau, et
les participants, avec les nouveaux convertis qui abandonnaient chapeaux de feutre et manteaux de
fourrure dans le ruisseau, reprenaient leur confession publique par les rues de la ville.
Un dimanche, un rassemblement national des Compagnons de la Croix se tint à la
Courneuve, peu après la fête de l'Humanité. Une publicité énorme ayant été déployée dans les
journaux à sensation, on compta près de cent mille entrées payantes, plus trois cents hippies et
quelques évadés d'un hôpital psychiatrique qui avaient sauté les barrières.
Un sermon du Patriarche suprême ouvrit la séance : il dépeignit l'apocalypse avec tant de
réalisme qu'il fit courir un grand frisson dans la foule où l'on entendit bon nombre de cris d'horreur,
judicieusement répartis sur l'immense terrain. Puis ce fut, sur la scène centrale, un ballet dans un
style inédit, où les danseurs mimaient une agonie collective sous la pluie de feu du ciel (représentée
par des projecteurs rouges psychédéliques), et s'affaissaient sous les cuivres des Walkyries de
Wagner. Seuls ceux qui avaient revêtu l'aube et portaient la croix se relevaient ensuite au chant des
harpes. Après quoi, un orchestre pop à la mode termina la soirée.
Seulement, pour convaincre les incrédules, il fallait un miracle. Et le miracle eut lieu. Ce fut
le clou du spectacle : une fontaine, qui s'était brusquement, mystérieusement tarie au milieu de la
journée, se mit soudain à cracher une eau rouge et chaude comme le sang. Un paralytique, qui se
trouvait là par hasard, convaincu d'une intervention divine, demanda qu'on l’y plonge tout entier : il
recouvra instantanément l'usage de ses jambes, et tomba à genoux. Un aveugle lui succéda, et ses
yeux se dessillèrent ; un sourd entendit après s'être lavé les oreilles ; un illettré américain devint par
la grâce divine capable de lire le français dans le texte, avec toutefois un fort accent. Les
photographes officiels se hâtèrent de prendre des clichés, puis le miracle cessa brusquement au
moment où un unijambiste (un garde-barrière, paraît-il) voulut tremper sa jambe de bois. Mais les
Compagnons, certains que ce miracle à épisodes se reproduirait immanquablement un jour ou
l'autre, décidèrent de faire de la fontaine sacrée un lieu de pèlerinage.
Le lendemain, on trouvait dans tous leurs kiosques des cartes postales avec la fontaine en
couleur, des miniatures de la fontaine comportant un bouton-pression qui faisait jaillir un liquide
rouge (avec une boîte de douze recharges), des porte-clefs, des autocollants, des T-shirts avec la
reproduction de la fontaine, etc.
29
CHAPITRE XI
LA TOURMENTE ET LES GRENOUILLES
Au bout d'un mois, les savants commencèrent à enregistrer les premiers signes d'un effet
nouveau aux conséquences incalculables.
Jusque-là, la couche ionisée qui répercutait les ondes sonores comportait encore un certain
nombre de fissures dues aux turbulences atmosphériques et aux irrégularités du magnétisme
terrestre. A présent, en se renforçant, elle était devenue totalement hermétique : le couvercle s'était
refermé. Or, chacun connaît l'effet d'un rayonnement prisonnier comme peut l'être celui du soleil
dans un local vitré et isolé : c'est « l'effet de serre », utilisé dans les lieux du même nom pour faire
pousser les tomates.
Sur la terre, la déperdition sonore étant désormais impossible, les sons étaient
définitivement, éternellement prisonniers. Comme les sources ne pouvaient évidemment pas se tarir,
un accroissement lui aussi éternel était inéluctable : la Terre allait devenir une immense marmite
acoustique où bouillonnerait un vacarme infernal.
Déjà les premières tempêtes de bruit étaient apparues en certaines régions du globe,
particulièrement en montagne, là où l'écho naturel est le plus violent. Elles arrivaient par vagues, et
pouvaient faire rage sans discontinuer pendant des journées entières. Souvent, les signes avantcoureurs étaient des grondements étouffés qui parvenaient d'abord par bribes, comme une
conversation lointaine : c'étaient des bruits de roulements, d'automobiles ou de trains – que l'on
reconnaissait facilement grâce aux coups de sifflet lancés à intervalles réguliers au moment de
l'arrivée aux passages à niveau. Puis, avec une soudaineté et une violence inouïes, le tohu-bohu
pouvait s'abattre sur une ville, ravageant sur son passage tous les tympans imprévoyants qui
n'avaient pas cru bon de courir aux abris. C'étaient des clameurs populaires, des chocs métalliques,
des grincements d'engrenages, des hurlements de sirènes et, à certains détails, tels que le
mugissement d'un taureau, un accord de guitare, que l'on pouvait discerner parfois pendant une
accalmie, on pouvait reconnaître grossièrement le point de départ de la tempête : un port d'Espagne,
pendant que l'on déchargeait des cargos et que se déroulait une corrida aux arènes ; probablement le
port de Malaga, comme en témoignaient de nombreux tintements de bouteilles. Et, de la côte Sud de
l'Espagne, le nuage sonore avait ainsi pu voyager sur des milliers de kilomètres...
Parfois, les sons stagnaient comme l'eau sale d'un marécage et fermentaient sur place, par
manque de vents de silence. Ainsi, au Moyen-Orient, le fracas des canons empêchait la poursuite
normale de la guerre, car les vibrations rendaient les tirs imprécis et désintégraient les avions en
vol : les belligérants en étaient réduits à se battre à l'arme blanche et à la fronde, comme du temps
de David.
Pourtant, au plus fort de toutes les inondations, il y a des grenouilles qui s'ébattent ; au
paroxysme d'une bataille où se joue le sort d'une nation, on trouve toujours un plaisantin qui compte
les points en tirant les casquettes. Ici encore, cette règle ne souffrait pas d'exception : il restait un
certain nombre d'optimistes ou d'inconscients qui tiraient parti du tragique de la situation et qui
utilisaient les bruits pour créer de nouveaux jeux, totalement inédits, et pour cause.
Ils avaient remarqué que les sons, dans certaines conditions, avaient tendance à suivre une
ligne invariable, tel un rayonnement cohérent du genre laser. Ainsi, en disposant vos mains en
cornet tétraédrico-ellipsoïdal, le petit doigt relevé en asymptote, en émettant un cri savamment
modulé, la bouche en cul de poule, vous aviez des chances d'atteindre de plein fouet votre ami posté
de l'autre côté du lac d'Annecy. Chaque cri touchant son but était un point de marqué. Les jurons
convenaient le mieux, à cause de leur composante émotionnelle stimulante. Il y eut des couples qui
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firent merveille à ce jeu.
Certains compliquaient encore en utilisant le ricochet sur une paroi haute et dure, le mur
d'une prison ou d'une école, ou une série labyrinthique de parois – les rues de Lyon –, selon les
principes éternels du billard. Il y avait évidemment des concours, et des champions locaux. Le club
des « Lanceurs de bruits » avait déjà contacté Guy Lux en vue de concours inter-régionaux, et Guy
Lux n'avait pas dit non.
Certains ambitieux même, sûrs de leur précision, n'hésitaient pas à prétendre qu'avec assez
d'adresse et une connaissance scientifique des régions et de leur climat sonore, un individu doué
pouvait faire effectuer à son cri le tour de la Terre, de façon à ce qu'il lui revînt directement au bout
– à 332 m/s en moyenne – d'environ 33 h et 20 mn, avec une précision de plus ou moins 0,2 %
selon l'humidité des zones traversées. Mais nul n'avait encore pu réussir cet exploit, dont la gloire
séduisait bien des aventuriers. Certains de ceux-ci usèrent d'ailleurs de trucages grossiers
(magnétophones, amplificateurs) vite éventés par les spécialistes.
Pauvres inconscients ! S'ils savaient...
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CHAPITRE XII
LES MONTRES. UN OCÉAN DE CAFÉ
S'ils savaient que dans l'inéluctable déroulement de son destin tragique, l'humanité était alors
à deux doigts du gouffre, et qu'une pichenette allait l'y précipiter, combien ils se fussent amèrement
reproché leur coupable frivolité ! Voile-toi la face, ô mère affligée ; mater dolorosa, ton enfant joue
au bord de la falaise !
Évidemment, dans les bons films américains, l'agent secret propulsé après une courte
bagarre inégale contre un ennemi jaune supérieur en nombre, et malgré son intrépidité et sa science
du karaté, à travers le cockpit d'un avion supersonique à 25 000 mètres d'altitude, trouve toujours
dans la poche-revolver de son jean pare-balles un mini-parachute de secours en nylon extensible
super-renforcé ; comme celui-ci se déchirera à 50 m du sol, il aura la chance de tomber de toutes
façon au milieu du grand lac Michigan où un vieil indien le repêchera au bord de l'épuisement, gelé,
mais toujours lucide ; après quoi il violera la fille de son sauveur pour affirmer la supériorité
historique de la race blanche. Certes, certes je ne nie point qu'on ait vu en d'autres époques un
torrent dévier ses ondes tumultueuses pour épargner un village où dormaient des enfants ; la foudre
ricocher sur un mur invisible alors qu'elle s'abattait sur une vierge en prière ; la foi écarter les flots
écumeux ou soulever une montagne, sous prétexte qu'il y avait là une route à construire. Mais cette
fois, aucun Zorro extra-terrestre à cheval sur sa soucoupe ne se trouvait caché derrière un pan de
lune, prêt à décoller à la vitesse de la lumière pour aller sauver la fille du shérif. Non, cette fois,
l'apocalypse était imminente, le spectre noir au visage de cadavre était aux portes de Rome, et déjà
levait sa grande faux...
Ce fut un petit horloger d'Hénin-le-Vieil qui se sentit le premier secoué d'une étrange frayeur
le jour où... Mais écoutez son histoire.
Un jour donc – quel jour ? cela n'a plus guère d'importance ; sachez simplement que c'était
bien près d'être le dernier – M. Rumay, horloger-bijoutier de son état, comme on l'est de père en
beau-fils chez les Rumay, s'apprêtait à ranger son établi où traînaient négligemment éparpillés une
bonne quinzaine d'engins hétéroclites en partie démontés ; un certain nombre de ces objets baroques
avaient dû indiquer à leurs légitimes propriétaires une heure approximative, un jour ou l'autre.
Parmi d'autres ustensiles à moitié hors d'usage, il y avait là le vieux réveil de M. le curé, dont les
aiguilles se terminaient en croix, et qui carillonnait l’angélus au lieu de la sonnerie matinale ; la
montre en or de M. le Marquis, dont le remontoir portait, gravées, les armes des De l’Iétard : trois
coursiers au galop avec un faucon et deux fleurs de lys, le tout dans un écu surmonté de créneaux
gothiques, et tout autour, la devise ancestrale : « Dieu, mon Roi et ma femme » (en latin : Deus, Rex
matronaque) ; sur la table encore, la pendule au quartz bleu de Chine d'un fermier des environs, et
dans un coin, la monumentale horloge à jacquemart d'un boucher enrichi de la rue de l'Abattoir. M.
Rumay s'apprêtait à clore boutique ; il était 18 h 30, et il venait de terminer la Lic Electronip de M.
Bouillon, un professeur de ses amis. Il retira la loupe oculaire de son œil gauche et la remplaça bien
vite par un monocle destiné à garder l'œil professionnel plus ouvert que le privé. Il admira une
dernière fois avec un sourire attendri la cinquantaine d'horloges de toutes sortes qui tapissaient les
murs de son magasin : pendules à ressorts ou électriques, coucous pseudo-rustiques à trois poids
dorés, dont un pour la décoration, horloges pneumatiques ou barométriques, à eau, au mercure ou
au cæsium, gnomons, clepsydres, cadrans solaires à soleil artificiel, sabliers des Karpates à
compensateur, chronomètres américains à cylindres hélicoïdaux, etc., etc. Il téléphona à sa femme,
puis commença d'ôter sa blouse blanche, et s'arrêta soudain au milieu de l'avant-dernière manche :
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« Tiens, tiens », murmura-t-il, l'oreille en arrêt. Il allait se souvenir longtemps de ces paroles
prophétiques.
Ce qui avait intrigué son oreille accoutumée à la cacophonie mécanique de mille tic-tac
discordants, c'était précisément le manque étonnant de discordance, l'absence de la cacophonie
familière ; un phénomène incroyable était en train de se réaliser devant lui : l'une après l'autre,
toutes les minuscules oscillations de centaines d'organes métalliques s’harmonisaient, se
synchronisaient sur un battement unique ; les lourds balanciers des grandes horloges elles-mêmes
s'accéléraient doucement pour rejoindre un multiple du rythme de base des montres et des réveils.
Il semblait que toutes ces machineries individuelles, par une sorte d'osmose spontanée,
s'animaient d'une vie unique et devenaient les cellules éparses d'un même grand corps, ou d'une
grande âme diabolique.
M. Rumay pensa un instant que tout cela allait provoquer des « déréglages » bien difficiles à
corriger, mais ses cheveux se hérissèrent et son sang se glaça quand il sentit son propre cœur se
fondre au battement universel en surimpression à travers son crâne et ses artères. Il s'arracha en
vacillant à cet orchestre insensé et courut se mettre à l'abri entre les murs renforcés de sa petite
maison. Sauvé ! Mais pour combien de temps ?...
L'épidémie s'étendit avec une rapidité foudroyante. Sur tous les points du globe, dans chaque
immeuble, dans toutes les habitations si isolées fussent-elles, le réveil familial, la montre
individuelle, l'horloge de grand-père ou la pendule officielle rallièrent en quelques heures la troupe
démesurée dont le tambour infernal résonnait comme un appel d'outre-tombe. L'horloge parlante
elle-même n'y échappa point et, pour rejoindre le tic-tac universel, dut perdre dix-sept secondes à la
minute. Comme M. Rumay l'avait prévu, plus personne ne sut l'heure exacte. Le chaos régna à la
SNCF. Les fonctionnaires arrivèrent à n'importe quel moment de la journée, et les fantômes à
n'importe quel moment de la nuit. Et la Suisse connut une vague de suicides incompréhensible.
Seules les horloges atomiques en orbite autour de la Terre poursuivaient leur course imperturbable.
Mais la contagion ne s'arrêta pas là : progressivement, avec une sûreté implacable, elle
s'étendit en quelques jours à tous les bruits, à tous les rythmes du monde, mécaniques ou
biologiques, et la planète entière se mit à battre cette cadence unique comme une pulsation
cosmique...
« Tic-tac » « Tic-tac » faisaient treize milliards de montres, réveils, etc.
« Bam-bom » « Bam-bom » faisaient près de cinq milliards de cœurs humains.
« Crri-Crri » « Crri-crri » faisaient des grillons innombrables (dont un à Trolencourt, dans le
Pas-de-Calais).
Deux cent cinquante mille vaches normandes et deux cents millions d'Américains se
surprirent à mastiquer de concert. Les orchestres de la Nouvelle Orléans swinguèrent sur ce tempo
tandis que Bantous et Matabélés de Rhodésie y cherchaient des extases nouvelles ; et les éléphants
du Bengale martelèrent le sol de leur clairière sacrée, au cours de leur rassemblement annuel, au
même pas quelque peu précipité que les tontons macoutes aux yeux d'airain défilant sous un soleil
de plomb devant le palais présidentiel de Bébé Doc, à Port-au-Prince ; le rocking-chair de l'héritierprésident affalé battait la mesure, et la haridelle efflanquée du colonel en tête du troupeau prenait les
allures d'un cheval de cirque caporal de majorettes.
Et puis, et puis enfin, la mer elle-même, plus lente à s'émouvoir avec l'inertie de ses millions
de km3, la mer entra dans la danse. Elle régla sa houle sur le rythme de base, et ses marées sur un
produit de ce nombre, qu'un océanographe mathématicien estima à 105. Des marins-pêcheurs de
Lorient, qui se contrefichaient de l'algèbre et des théorèmes comme les lapons de la culture de
l'hévéa en Terre de Feu, jurèrent dur comme le menhir de fer de Lanester, par la foi de Saint-Groix
et la chapelle de Ploërmel, qu'ils avaient vu des êtres étranges se rouler dans l'écume au large de
Concarneau, mi-poissons mi-divinités, et qui aidaient à la manœuvre, comme au temps des Vikings.
Le brouillard les avait empêchés de vérifier si, comme le prétend la légende, ces sirènes avaient des
seins de femmes, et de calvados ils n'en avaient bu que pour se remettre de leur frayeur.
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Agitées ou non par des mains surhumaines, les vagues, de fait, s'étaient mises à clapoter
avec une simultanéité et une régularité propres à réveiller les terreurs superstitieuses.
Or, je ne sais si vous avez déjà observé le comportement d'une tasse de café sur le plateau
d'un serveur pressé. Au repos, le café se comporte comme tous les liquides civilisés ; il offre une
belle surface moirée, un peu mousseuse parfois, mais étale et plane comme la Mer Morte à QirbetQumràn. Un serveur précautionneux vous prendra délicatement l'anse entre le pouce et l'index, vous
posera la tasse sur le plateau pour l'apporter généralement intacte, et signalera poliment : « C'est 4 F
50, monsieur. » Mais le même serveur, sur le coup de midi, midi et demi, qui a à servir l'omelette au
lard du 14, un employé de la Sécurité Sociale, radin et grincheux comme un pape ; le bifteck végétal
de la vieille folle du 21, qui veut faire ingurgiter de cette horreur à son malheureux minet ; le coq au
vin du 33, un homme d'affaires bedonnant affublé de ses deux maîtresses, etc., etc. ; le même
serveur, dis-je, véhiculant la tasse de café que vous avez commandée il y a une demi-heure, la
même au départ, vous apportera un liquide torturé dont la moitié se sera répandue dans la soustasse, quand il y en a une, en vous réclamant : « Ça fait 8 F 50. Vous pouvez payer tout de suite ?
J'ai mes clients qui attendent. » Que s'est-il donc passé ?
Ce qu'il s'est passé ? Tous les architectes vous le diront : le même phénomène qui fait
s'écrouler les ponts suspendus quand on ne prend pas garde au vent qui souffelle dans les poutrelles,
ou aux mirlitaires qui clopinent au rythme de « T'auras du boudin » : le phénomène dit de
résonance. En effet, un liquide auquel on confère une légère impulsion s'agite un moment d'un
joyeux mouvement de balancement d'autant plus rapide que le récipient est petit. Supposez que sur
ces entrefaites l'individu qui soutient élégamment votre tasse du bout de ses doigts agiles, le serveur
pressé plus haut cité, se mette à marcher d'un petit pas vif dont le balancement se superpose à celui
du liquide en question : vous avez aussitôt compris ce qui est arrivé à votre café. Les oscillations
s'amplifient, les vaguelettes se muent en lames de fond, et il ne vous reste plus qu'un peu de mousse
sur un résidu de marc.
C'est exactement ce qui était en train de se passer à la surface des océans : l'empire démesuré
de l'onde amère frissonnait comme un grand corps fiévreux, la plaine liquide s'agitait peu à peu de
soubresauts spasmodiques dont l'amplitude allait croissante, et le mugissement puissant du dragon
des abysses se faisait rauque comme une corne de brume. Lentement, sous les coups de boutoir des
flots, les plages se desquamaient, mais le flux comblait les estuaires, et la banquise se fissurait. Au
fond de l'Atlantique, la ligne des volcans sous-marins qui ponctuent la dorsale médiane sur des
milliers de kilomètres fut ébranlée de séismes dévastateurs qui réveillèrent les colères millénaires
des monstres engloutis. Le premier raz-de-marée avala les Açores et ravagea la côte Ouest de
l'Espagne...
En France, les autorités se hâtèrent de prendre des mesures draconiennes, et interdirent
l'accès aux plages les jours de grand vent. Contre toute éventualité, on renouvela pour le grand
public les consignes prévues en cas de guerre atomique. Comme disait le colonel Derandur : « Ils ne
passeront pas. »
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CHAPITRE XIII
UN COUP DE PIED DANS LA LUNE
Cependant, à l'Académie des Sciences, un petit vieillard vêtu de noir exultait. Il tripotait
fébrilement les feuillets jaunis de nicotine du discours qu'il s'apprêtait à éructer, et cherchait de son
œil myope cerclé d'écailles de crocodile l'essaim des journalistes qui ne manqueraient pas de venir
s'agglutiner sur sa découverte comme des mouches sur un trognon de poire. Mais il avait dû se
tromper de lunettes, car en fait d'essaim, il ne trouva qu'un tout petit échotier qui butinait une
dactylo. C'est donc à lui qu'il infligea la primeur de ses travaux :
« N'écorchez pas mon nom, je vous prie : Aristide Bergamotte, avec deux t ; astronome en
retraite, mais toujours l'esprit vif et l'œil vigilant ! Vous avez lu mon ouvrage sur la coalescence des
particules élémentaires dans la matière effondrée des étoiles naines ?
– Et autrement, M'sieur le professeur, c'est quoi, votre trouvaille ? Tu m'esscuses, Zézette,
hein ? C'est pour une urgence. On dîne ensemble ?
– Une théorie de cette envergure, ils avaient osé me l'éreinter bassement ! Des esprits
mesquins, qui jalousent le génie. De la boue, de la crotte dans leur cerveau. Mais la réalité ellemême leur enfonce les pieds dans leur fange. Vous fumez ?
– Merci non, je préfère les rousses. Dites, où c'est-y que vous voulez que je vous mette ?
– Des chacals. Ils attendaient de se repaître de mon cadavre.
– J'ai deux colonnes en septième page, avant les sports, mais après les accidents. Je dirai à
Totor de pousser un peu le mariage de Mzelle Lulu. Ça vous va ?
– Savez-vous ce qu'est la Lune, mon garçon ?
– La... la lune ? Laquelle ? Celle-là, là-bas, là-haut ? Euh...
– La Lune, notre unique satellite naturel, cette sphère de roc et de poussière, criblée de
cratères comme la peau d'un varioleux.
– Ben, euh... Je crois que les Grecs, euh... Armstrong il a dit : « Un grand pas pour moi, et...
et un petit pas... » euh... « Comme un point sur un i », y a un poète.
– Et le Pacifique, vous avez déjà vu le Pacifique ?
– Ben, j'ai des photos de la chasse à la baleine, mais ça doit être au Pôle Nord. Remarquez,
c'est pas loin, en passant de l'autre côté.
– Des fonds de 12 000 mètres. Un trou énorme. Et là-haut, une aussi énorme boule de terre.
Étrange coïncidence, vous ne trouvez pas ?
– Oh ! Vous savez, les devinettes, moi, je suis pas bien fort. Dans le journal, j'essaie toujours
les mots croisés, mais je les rate à tous les coups.
– Que nul n'ait songé à effectuer le rapprochement, voilà une pauvreté d'imagination qui
dépasse l'entendement.
– Remarquez que les mots croisés du journal, ils ne sont pas tombés de la dernière pluie.
Nous, on fait dans l'intellectuel, vous savez.
– Eh ! oui, ils se prennent pour des intellectuels. Ils en portent glorieusement le titre comme
une décoration et sur leurs cartes de visite. Mais il faut qu'ils se brûlent la moustache pour qu'ils
voient qu'ils ont le nez sur la flamme d'une bougie. Vous fumez ?
– Non. Mais au fait, votre truc, là, votre découverte, c'est quoi au juste ? Parce que moi, vous
savez, l'astrologie, je mettrais l'Himalaya sur la planète Mars ou la Lune dans le Pacifique, pour un
peu que je me force, et puis allez !
– La Lune dans le Pacifique, la Lune extraite du Pacifique, voilà, voilà ! Vous avez trouvé,
vous, un esprit simple ; vous être encore doté de la faculté intuitive d'imagination qui survit à l'état
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natif dans la plèbe inculte. Ah ! Vous me plaisez, jeune homme. Comment vous appelez-vous ?
– Albert, mais on m'appelle Maurice. Dites, j'ai pas bien compris ; pouvez pas m'expliquer,
là, un peu, la Lune, et quoi ?
– C'est facile : à une époque géologique déterminée, la Lune était encore rivée à la Terre,
accrochée à son flanc depuis des milliards d'années. Et puis, un jour, crac ! le cordon s'est cassé, la
Lune s'est libérée et s'est enfuie gaiement dans le cosmos en laissant béant derrière elle le Bassin du
Pacifique. Simple comme le jour !
– C'est comme un accouchement, alors ?
– Exactement. »
Ce qui, à une époque où l'obstétrique, surtout à l'échelle planétaire, était encore dans les
limbes, est en soi assez remarquable.
« La Lune s'éloignant de la Terre à raison de 10 cm par jour, je situe ce phénomène à environ
dix millions et demi d'années, c'est-à-dire à l'aube du quaternaire. Mais je devine la question qui
vous brûle les lèvres : quel dieu souterrain, quelle puissance occulte a pu, d'un coup de pied
magistral, éjecter cette fusée sublime sur la route des étoiles ?
– Allez-y toujours, moi je vous suis comme la sardine est à l'huile.
– La résonance, mon ami, la résonance ! La conjonction fortuite entre deux phénomènes
ondulatoires : les marées solaires d'une part, l'amplitude gigantesque des ondes de gravitation
d'autre part. Pour peu qu'il y ait eu une troisième composante, le passage d'une grosse comète par
exemple, des vibrations effrayantes ont secoué toute la croûte terrestre, jusqu’à ce qu'elle craque et
perde une fraction de sa substance. Et c'est cette ascension saugrenue de notre satellite le plus
naturel qui provoqua par la suite la dépression de l'Atlantique et la dérive des continents, par
rééquilibrage. Elle fit aussi basculer l'axe de la Terre et plongea les mammouths de Sibérie dans le
plus grand congélateur du monde. »
On expliquait en effet assez mal jusque-là comment l'homme préhistorique aurait pu
découvrir l'électricité.
Le discours que le professeur Bergamotte tint devant l'Académie placide fut vibrant et
pathétique. Il commençait par ces mots : « Chers collègues et néanmoins amis » et se terminait par :
« A bon entendeur, salut. » Il faut dire que, depuis quelque temps, pour entendre, on entendait ; mais
passons.
Le savant se glorifia de ce que les circonstances se décidassent enfin à réunir les conditions
propres à prouver le bien-fondé de sa plus géniale et unique théorie. Il vilipenda la médiocrité et
anathématisa les sectateurs. Il eut des envolées d'un haut lyrisme, et des silences d'une rare
noblesse. Son index visionnaire pointait le firmament ; des étoiles nimbaient son verbe de radiances
d'outre-Terre, et ses mots les plus simples avaient la profondeur de l'infini. Puis, il annonça
triomphalement l'arrachement prochain de toutes les terres émergées à la surface du globe, à
l'exception du Pôle Sud, sauf erreur de calcul.
« Et ainsi, messieurs, le survivant de cet âge grandiose connaîtra l'aventure exaltante de
contempler sous ses pieds l'océan planétaire vainqueur, et sur sa tête une voûte céleste étoilée de
trois satellites nouveaux : Eurasia, America, et Australia. Combien je voudrais, mes amis, être ce
bienheureux ! Mais je crains que l'émotion me brise au seuil de la gloire, et je laisse à de plus jeunes
que moi le profit de cueillir les fruits de ma découverte. Pour moi, je me contenterai d'occuper mon
piédestal de précurseur dans l'histoire de l'humanité et, muni de mon bâton de pèlerin, je consacrerai
mes dernières forces à aller prêcher le futur aux foules du monde présent. J'espère qu’ainsi j'aurai su
accomplir dignement et avec humilité mon simple devoir d'homme parmi les hommes. »
Sur ce, il se fit prophète, et s'en fut vers le Sud. Sur son chemin solitaire, un petit Congolais
lui demanda tristement pourquoi, dans la distribution des pains, on avait encore oublié les pauvres
noirs.
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CHAPITRE XIV
LE CATACLYSME
Ce fut le 16 octobre que la terre trembla pour la première fois en France.
Officiellement, depuis près d'un mois, c'était l'automne. Mais cette année-là, il semblait que
l'été ne dût jamais finir. Un soleil démesuré avait envahi le ciel et se confondait avec lui. Ses rayons
de métal liquide crépitaient en heurtant le sol éclaté, et leur vacarme s'ajoutait au tintamarre des
choses. Dans les champs, les corneilles à bout de forces s'abattaient dans une poudre d'argile et de
craie, soulevant un nuage d'ocre qui retombait ensuite sur place, lentement, presque immobile. Dans
les forêts, la réverbération insidieuse s'était infiltrée entre les branchages les plus denses et avait
brûlé les jeunes pousses. Les troncs des chênes millénaires craquaient. Les bêtes aux abois
s'agglutinaient autour des dernières mares croupies, dernières flaques de boue où les petits ventres
blancs des poissons crevés prisonniers d'une croûte de vase faisaient une mosaïque tragique.
Dans les villes des hommes, les immeubles désertés se dressaient comme des squelettes nus
d'arbres morts, les troncs dérisoires d'une forêt pétrifiée, stérilisée à la chaux vive. Les gens
faisaient retraite dans la pièce la plus sombre de leur habitation ; ils se protégeaient du
bombardement de feu par des murs d'ombre, mais dans les caves mêmes les ventilateurs
éparpillaient des souffles brûlants sur les visages moites. La nuit, la chaudière infernale ne
faiblissait guère, mais au moins les rats humains terrés pouvaient risquer le nez hors de leurs
tanières ; au point qu'à présent les magasins n'ouvraient leurs portes qu'au crépuscule. L'obscurité
rassurait : la rosée rafraîchirait peut-être l'atmosphère ; l'orage noierait peut-être les murs de braise ;
la terre respirerait. Et puis, la fournaise diurne brûlait à nouveau tous les espoirs. Dans ce martyre, il
arrivait à certains de penser qu'au Sahel... Mais c'était loin, le Sahel ; et puis, ils avaient l'habitude.
Tandis que chez nous, dans le Pas de Calais, on n'était pas fait pour. Comme le répétait Mme
Grocœur :
« Avant, y avait plus de saisons ; maintenant, y en a trop. »
A Marseille, on avait vu, disait-on, des poules pondre des œufs cuits durs. Mais celui qui le
racontait le tenait de son cousin imprimeur ; et les imprimeurs s'y connaissent peut-être en
coquilles, mais sûrement pas en œufs.
Les météorologues enfin estimaient que s'il n'y avait pas d'automne, il n'y aurait pas non plus
d'hiver. Ce qui est une catastrophe pour les fraisiers. Quant aux astronomes, ils disaient... Mais ils
en ont déjà trop dit.
Dans ces conditions de désolation, les premières secousses qui ébranlèrent le sol calciné ne
brisèrent que des plaques de cendres et y creusèrent de profondes lézardes. Ce fut le Morbihan qui
fut le plus sévèrement atteint. Au sud de Vannes, entre Billiers et Damgan, dans une région
heureusement peu habitée, une crevasse monstrueuse ouvrit la côte d'un coup de hache sur 80
mètres de large, et le chancre terrifiant se prolongea sur des kilomètres à l'intérieur des terres,
avalant littéralement un village dont les habitants avaient fui en toute hâte à l'approche du
grondement mortel. De mémoire de breton, on n'avait jamais vu pareil phénomène. Au bord de la
crevasse, les vieux qui y avaient perdu tous leurs biens, leurs quatre murs multi-séculaires, un
arpent de terre, regardaient l'œil humide le fond de ce gouffre absurde, et ne comprenaient pas. On
eût dit qu'une lame avait tranché le roc, comme pour couper en deux les continents.
« Un avertissement », disait le curé. « Pour mettre fin aux querelles tribales », disait le
maire. « Souvenez-vous de la ville d'Ys », susurrait la doyenne. « Vous croyez qu'elle va
émerger ? » chuchota le bedeau.
Elle ne répondit pas, mais à son air entendu, on voyait bien qu'elle en savait et qu'elle
parlerait à son heure.
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« Des foutaises, grogna le maire.
– En tout cas, ça sent le soufre. C'est pas naturel.
– Des légendes, bedeau, des foutaises ! »
Tous les curieux des environs s'étaient promptement rassemblés autour de cette entaille
géante encore chaude comme une blessure de la plaine, et promptement baptisée « la Vallée du
Diable ». Ceux de Theix étaient venus en voisins compatissants offrir leur solidarité aux victimes, et
l'hospitalité. Pourtant, insinuait perfidement la petite flamme amère du doute : et si, au fond, les
autres étaient... maudits ? On ne leur fermerait pas la porte. Mais on espérait bien qu'ils ne
traîneraient pas le mauvais sort à leurs talons.
Le lendemain, on vint de Brest et de St.-Nazaire se pencher au bord du ravin, pour quelques
secondes de vertige. Il y eut aussi des parisiens, en villégiature aux campings proches, et mêmes des
Américains. Certains plantèrent la tente à quelques mètres, pour dormir au voisinage du danger ;
c'étaient des jeunes, venus en grosses motos jaunes ; avec des bottes de martiens et des cheveux
longs. Des hippies, sûrement. Ils voulaient une fille de la mort dans leur sac de couchage.
Plus loin, on lançait des bouteilles vides au fond du précipice, et on calculait le temps
qu'elles mettaient à s'écraser. Ou on longeait la corniche sur ses 4 km 650, jusqu'à la mer, où l'on
surveillait le prochain raz de marée.
Le défi était de sauter les excroissances de la crevasse, larges d'un mètre et profondes de
deux ; on y cherchait des pierres rares, des fossiles ou des vestiges gallo-romains enfouis. A certains
endroits moins abrupts, des guides improvisés vous proposaient une « excursion », une descente au
fond de l'abîme, interdite aux enfants et aux femmes enceintes. On vous montrait les endroits où la
roche avait été brisée net, les fentes qui se prolongeaient au fond jusqu'aux entrailles de la terre ; les
chemins qui conduisaient jusque chez le Diable, disaient les autochtones.
En écoutant bien d'ailleurs, on pouvait entendre le fracas lointain de ses ateliers, le battement
sourd de ses forges ; le halètement éternel des damnés, dit un jeune poète. Il était délicieusement
terrifiant de penser que, peut-être, pendant que vous étiez au fond de la gueule du monstre, les
lèvres géantes allaient soudain se refermer sur vous.
Ceux qui étaient restés en haut attendaient, eux, que d'un instant à l'autre la bête se réveille,
que les mains puissantes du titan invisible écartent à nouveau les parois, que le magma jaillisse.
Bref, après la marée du siècle, l'éclipse du siècle, la comète du siècle, on venait contempler
la « fin du monde du siècle », en action.
La rentrée scolaire ayant été opérée (le mot n'est pas trop fort) depuis quelques semaines
déjà, le ministère de l'Education encouragea les instituteurs et les professeurs de Sciences Naturelles
à mener les enfants des écoles à la Vallée du Diable, dans le cadre des 10 % pédagogiques. C'était
une excellente leçon de choses, et qui ne coûtait rien. Ce fut pour ces petits esprits investigateurs et
imaginatifs l'occasion d'exercer leur curiosité créative et d'approfondir leurs connaissances
métaphysiques.
« C'est les Allemands qui ont fait ça, M'sieur ?
– Le glacier il est plus là, mais y a des marraines partout. (Celui-ci avait eu un premier
accessit en géographie.)
– T'as vu le squelette ?
– Maman, j'ai peur du Diable ! » (Celle-ci avait de gros péchés à se faire pardonner.)
Un bambin de cinq ans, propulsé au cours préparatoire faute de cadres adéquats à la
maternelle, tira son instituteur par le pan de son veston :
« Vous savez, M'sieur, là-bas, sous le gros rocher, c'est le repaire de la fée Cadébosses.
– La fée Carabosse, mon p'tit.
– Non : Cadébosses. Mais attention, c'est son nom de fée mariée, donc en deux mots :
Cadet-Bosses. Cadet, comme Roussel, parce qu'à cause de son mariage elle a beaucoup de tâches ;
des tâches de Roussel, bien sûr ; et qu'elle a été mariée trois fois, toujours avec le même d'ailleurs.
Et Bosses comme le phore ; en maths, à cause de la bosse des maths, forcément. »
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L'instituteur n'insista pas. Devant le génie, même la science est impuissante.
Le Syndicat d'Initiative, qui avait poussé en une nuit comme les champignons, ne fut pas en
reste. Il dépensa quelques millions, trouvés par hasard sous le sabot d'un cheval, à inonder de
prospectus les agences de voyages. Aussi, les cars de touristes affluèrent de toutes les parties du
monde : on vit des Anglais pronostiquer l'apparition d'un « New Channel », faisant bien volontiers
profiter les futurs insulaires des leçons de leur expérience ; des Allemands peu rassurés imaginaient
déjà le Reich à nouveau divisé, en quatre républiques autonomes (dont deux communistes !). Les
Japonais prirent des photos de la crevasse sous tous les angles. Des Américains aussi, en vue d'une
reconstitution grandeur nature à Disneyland. Un arabe anonyme enfin voulut acheter l'ensemble à
prix d'or, mais la Vallée avait été classée monument historique, car un ministre voulait y faire
construire une résidence secondaire.
Comme la rosée fait s'épanouir dans les prairies bleuets et coquelicots, la célébrité parsema
les pourtours de la crevasse d'un jardin de kiosques divers comme autant d'inflorescences
multicolores, et qui ouvraient leurs pétales au petit jour : kiosques à journaux, kiosques à souvenirs,
baraques à frites, tonnelles de dégustation des vins du terroir ; dans une guérite minuscule
tournoyait l'ouate effilochée de la barbe à papa ; sur une estrade improvisée, des musiciens amateurs
écorchaient les derniers airs à la mode.
Un belvédère s'était installé sur une position avancée, d'où il occupait et monnayait une vue
imprenable sur le « gouffre ». C'était un petit mécano de l'endroit qui avait racheté le terrain pour
une bouchée de pain, avec le blockhaus qui s'y trouvait depuis 1916.
Il avait eu aussi l'idée géniale de bricoler un « son et lumière » des plus saisissants, en
couleur et en stéréophonie : de puissants projecteurs éclairaient le fond de la crevasse, d'abord au
loin, vers la mer ; puis, la tache lumineuse se rapprochait en grossissant, tandis que des
grondements effrayants étaient diffusés dans des haut-parleurs disposés aux bords du ravin sur des
centaines de mètres. Un peu de brume aidant, avec les phares rouges et jaunes clignotant comme un
éclairage psychédélique, quand les faisceaux flamboyants arrivaient vers vous avec la vitesse et le
fracas d'un train express, vous aviez l'impression d'un volcan en marche qui se précipitait, et c'était
d'un grandiose effroyablement excitant. Il y eut des femmes qui s'évanouirent et des enfants qui
s'enfuirent en hurlant. Quant aux anciens habitants de cette contrée ravagée, ils commentaient, des
sanglots dans la voix, la vérité tragique de ces images bouleversantes ; puis ils vendaient du miel,
des œufs et des paniers d'osier aux touristes charitables, à la lueur palpitante des torches de résine.
A l'extrême pointe de la crevasse, là où la dernière fissure venait mourir comme la vague qui
s'épuise à remonter la plage, s'étendaient de grasses prairies où, depuis des lustres, de paisibles
ruminants avaient coutume de venir mâchonner leur ennui. Un jour, un charretier qui s'en allait au
bourg s'étonna :
« Tiens, les vaches à Maît' Bourrin elles sont restées à l'étable. C'est-y qu'en aurait
queuquz'unes ou deux d'malades ? »
Le lendemain, en revenant du bourg, il s'étonna encore plus de voir des ouvriers qui
édifiaient en hâte des palissades autour des prairies de Maître Bourrin.
« Comme des barricades ! » qu'il dit.
« C'est sûrement, répondit la mère, qu'ils vont faire des travaux pour arrêter la crevasse.
– Ça s'rait pas d'trop tôt ! reprit le vieux. A la prochaine, elle pourrait ben arriver jusqu'au
village, et c’est l'église qui est en premier ! »
Malgré la pancarte « Chantier privé interdit au public », la rumeur courut, confirmée par un
boulanger qui avait un cousin au ministère et un autre en Amérique, que l'Etat prenait à sa charge de
gigantesques travaux propres à stopper la déchirure de la terre comme on raccommode un accroc à
un rideau.
« Ils vont couler du béton par la fente, jura l'un.
– Du tout, répliqua l'autre, ils vont injecter de l'eau chaude sous pression et la faire geler
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comme en Sibérie.
– Vous n’y êtes point ! s'esclaffa un troisième. Ils vont jeter un grand crochet de plomb pardessus, et des vérins hydrauliques de chaque côté comme à la Tour Eiffel.
– Pourquoi du plomb ? C'est pas solide.
– Non, mais pour la radioactivité, c'est meilleur. »
Puis, les bulldozers vinrent dévaster les bonnes terres de Maître Bourrin, et les visages
s'allongèrent en points d'interrogation, pour se figer bientôt en points d'exclamation quand furent
déchargés à grand fracas les premiers éléments préfabriqués d'un singulier édifice hybride que
d'aucuns eussent volontiers défini comme un garage à étages, si nos braves véhicules à pétrole
avaient été capables de gravir les escaliers. Huit jours plus tard, les pompiers sur leur grande échelle
vinrent accrocher à l'antenne de télévision trois chétifs coquelicots pitoyablement ligotés comme
des explorateurs anglais au poteau de torture des Hamwallakotalos d'Amazonie Orientale. Et sur
toute la largeur de la façade hâtivement blanchie à la chaux, dont la monotonie et le dépouillement
rappelaient la laideur émouvante d'une école moderne, on put voir étinceler, visible à des
kilomètres, en lettres de néon flamboyantes, cette inscription étonnante : « HÔTEL DU DIABLE ».
A l'extrémité d'un parterre en argile fraîche battue bordée de microlithes bretons en ciment,
devant l'ancienne tonnelle de Maître Bourrin où les bulldozers avaient déblayé les gravats du
chantier, s'élevait une pancarte qui indiquait pompeusement « Emplacement de la future station
thermale prévue pour le 1er janvier, avec piscines à 28 degrés et 34 degrés et bains de boue
sulfureuse. » (Un contrat avait en effet déjà été passé avec une société auvergnate pour
l'alimentation régulière par camions-citernes à thermorégulation de la future source volcanique qui
jaillirait au milieu d'une des piscines.)
A l'intérieur même de l'hôtel, le touriste ne se faisait faute d'apprécier l'aménagement
sommaire certes, mais simple et fonctionnel comme celui d'un hôpital. Les surplus de l'armée
américaine avaient largement contribué à l'ameublement, et tout était prévu pour la commodité du
client, à commencer par l'assurance-vie incluse dans le prix des nuitées. Dans les chambres, un
bouquet de chrysanthèmes frais était déposé chaque jour sur le chevet en fer-blanc. Les lits étaient à
option superposables, et il n'y avait pas d'armoires : comme disait le patron, dans une construction
conçue pour ne pas durer, tout frais superflu était déplacé. Les chambres les plus chères avaient une
vue panoramique sur la grande crevasse. Du même côté se trouvait également le restaurant, avec
une large baie vitrée ouvrant sur le précipice. Le menu, malgré les tarifs prohibitifs, laissait
amplement à désirer, mais, comme disait le patron, les clients ne venaient pas là pour manger, mais
pour voir la mort en face.
Un beau jour, les clients en question eurent la surprise de voir s'agiter devant eux, au bord de
la crevasse, d'étranges énergumènes en shorts kaki et casquettes à carreaux, maniant, comme des
sourciers leurs baguettes, de petits appareils dont ils semblaient vouloir analyser la roche à
distance ; de temps en temps, ils s'interpellaient d'un bord à l'autre de la crevasse, comme les
basques d'une montagne à l'autre, dans un jargon mi-glapi mi-mâchonné :
« Yéan ! Goude'hyeuan ! Komène loukyansèlfe ! »
C'étaient des cinéastes américains qui préparaient une superproduction dans la série des
films-catastrophes : « The sinning world's death » ; en version française : « L'agonie de la Terre ».
Et qui se renseignaient bien un peu sur place, avant une reconstitution globale en studio. On y
préparait notamment la réalisation d'une gigantesque crevasse qui, issue de Tokyo ville-volcan,
joindrait New York en quelques jours aussi rapidement et plus sûrement que le meilleur des services
maritimes transocéaniques. Toutes les grandes villes du monde seraient détruites, avec, prétendait la
publicité, effondrement réel d'une maison sur ses habitants. Evidemment, les scènes érotiques ne
manqueraient pas : nuit d'amour-désespoir au cœur d'un tremblement de terre, nuit de noces noyée
dans le déluge de feu d'un bébé-volcan (toutes les grandes catastrophes surviennent en effet la nuit,
c'est bien connu, et plus spectaculaire) ; couple adultérin précipité de l'Empire State Building dans
un abîme profond comme le remords, etc., etc. Il ne restait plus en fin de compte qu'un seul couple
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vivant sur la Terre ; deux jeunes quakers encore tout tremblants d'épouvante, mais purs, beaux, et
nus, et qui entreprendraient bien vite de participer joyeusement au repeuplement de la planète
dévastée.
On était en début novembre.
Il faisait de plus en plus chaud. L'astre d'un été qui paraissait vouloir se rendre éternel
semblait avoir doublé de volume.
Il avait doublé de volume. L'éblouissement était tel que peu avaient le moyen de le constater.
Ceux qui savaient se taisaient.
Le 8 novembre, des tremblements sporadiques agitèrent le sol desséché du Japon, du Chili et
du Maroc. Ils causèrent des dégâts limités. Des frémissements à la surface des océans – là encore
pourtant, on ne pouvait pas vraiment parler de raz de marée – noyèrent seulement quelques
vacanciers qui s'étaient aventurés sur les nouvelles plages « reconquises » à l'aide de l'évaporation
naturelle : le niveau des mers avait baissé de façon spectaculaire, et les digues historiques des PaysBas, devenues inutiles, n'avaient plus guère qu'un rôle décoratif, et se hérissaient face à la Mer du
Nord lointaine avec la même vanité dérisoire que le Mur de l’Atlantique. La flore et la faune
marines en souffraient énormément. Pour les cultures aussi, c'était le désastre, mais les famines qui
se préparaient n'auraient pas le temps d'éclater.
Le 10 novembre, un volcan du Massif Central se réveilla ; depuis plus de mille ans, la lave
n'avait plus coulé en France. La ville du Puy, édifiée tout entière sur un piton volcanique, fut
évacuée d'urgence : déjà le sol se bombait aux alentours, et la montagne semblait résister
désespérément à la pression des gaz souterrains.
Aux pôles, la banquise à présent se disloquait, des montagnes de glace s'abattaient dans
l'océan avec des craquements effrayants. En même temps, par un phénomène inexplicable, les
communications radioélectriques devenaient de plus en plus difficiles : les ondes étaient comme
brouillées par un champ magnétique puissant. Les navires en pleine mer ne pouvaient ni transmettre
ni recevoir de messages. Aucune nouvelle ne parvenait plus des îles du Pacifique. L'Australie était
coupée du reste de la planète.
Dans la nuit du 12 au 13 novembre, la plupart des pays du monde furent ébranlés de séries
de secousses brèves et successives, à quelques minutes d'intervalle, mais toujours de faible
amplitude. On eût dit que la Terre avait le hoquet. Un peu partout, les murs se lézardèrent, des
fissures apparurent dans le sol ; dans plusieurs grandes villes américaines, des gratte-ciel
s’effondrèrent. A San Francisco, vers minuit, le grand pont suspendu se replia comme un meccano
en précipitant plus de deux mille cercueils à roulettes dans la Golden Gate.
Ce n'étaient pourtant que de timides soubresauts annonciateurs : sur les sismographes, les
savants de tous les pays suivaient avec une résignation silencieuse l'implacable et régulière
progression d'une multitude de tremblements de terre souterrains, dont l'effroyable convergence
allait faire éclater la croûte terrestre au moment où ils arriveraient, simultanément, à la surface.
C'était pour dans quelques heures...
Au milieu de l'inconscience générale, la marmite infernale poursuivait sa course folle dans le
cosmos, au bord de l'explosion...
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CHAPITRE XV
AU-DELÀ
Dans la pénombre d'un étrange laboratoire où seule diffuse la clarté froide de quelques
voyants lumineux, où des ronronnements lointains s'amuïssent contre les parois insonorisées, deux
formes se penchent sur un écran.
Au milieu de celui-ci scintille un gros point blanc. Une petite tache encore précise,
sphérique sur l'écran à trois dimensions, mais dont la périphérie progressivement se trouble et
vibre ; puis, des pôles, jaillissent des excroissances filamenteuses qui se rejoignent en un réseau
régulier comme les ondes d'un champ magnétique. Peu à peu, le globe boursouflé qui palpite
comme agité de forces intérieures incontrôlables, se distord et s'enfle, double, triple de volume, des
fissures brillantes jaillissent des pôles et courent sur toute sa surface.
A ce moment, un des deux êtres qui observent avec attention l'éclatement tragique de la
petite sphère tourne un bouton, et instantanément l'image tridimensionnelle se fige sur ce nodule
difforme et crevassé. Puis, il se redresse et se tourne vers son compagnon :
« Voilà, très cher. J'ai stabilisé le modulateur de flux temporel sur la phase de pré-éclatement
de ce noyau. Eh bien, qu'en pensez-vous ?
– Passionnant ! Et combien riche d'enseignements ! Cela corrobore entièrement vos théories
sur l'évolution des champs de forces nucléaires à l'intérieur d'un proton excité. Mes félicitations,
cher ami.
– Vous êtes très aimable. Je ne vous dirai jamais assez moi-même combien j'ai apprécié
votre efficace collaboration dans la création de ce synchrotron temporel à accélération contrôlée.
Sans vous, il eût été impossible de travailler directement sur de la matière vivante.
– Ce fut une joie pour moi. Mais que croyez-vous qu'il fût advenu de ce noyau si vous ne
l'aviez pas stabilisé dans la quatrième dimension ?
– Il aurait éclaté en une infinité de particules élémentaires qui auraient irradié les atomes
voisins. Cette phase transitoire où l'énergie nucléaire, s'éparpillant, reste encore confinée à
l'intérieur de son système d'électrons orbitaux, certains de mes collègues l'appellent « atome
nouveau », ou « novum » « super-novum » quand il s'agit d'un noyau d'atome lourd. Il est certain
que sur l'écran de notre microscope ionique, ce genre de déflagration ne manque pas d'une certaine
splendeur. Splendeur toute relative par ailleurs, si l'on songe que cette explosion se déroule en
temps courant à l'échelle de la nanoseconde. En une durée infinie, quand nous la stabilisons comme
nous venons de le faire.
– Vous faisiez allusion, à l'instant, au cortège d'électrons qui gravitent autour du noyau. Que
deviennent-ils quand celui-ci se mue en « novum » ?
– Ils se dispersent eux-mêmes. Certains éclatent à leur tour. C'est ce qui serait arrivé
d'ailleurs au troisième électron de cet atome, l'électron ter, sans que l'on sache bien pourquoi celuilà plutôt que le premier par exemple : cela se produit toujours ainsi. Il s'agit ici, vous le savez, d'un
atome de sodium ionisé, auquel il manque deux électrons sur onze. Sur les neuf, huit se seraient
éparpillés sans problème.
– C'est prodigieux. Il est heureux que les amibes n’aient point de conscience : celle-ci aurait
peut-être mal accepté l'expérience à laquelle elle se prête bien malgré elle !
– Bah ! Elle ne doit guère souffrir de cette perte infime – vous pensez, un atome détaché
d'une molécule de chlorure de sodium !
– C'est un effet analogue à celui d'un rayon cosmique. Certaines cellules en meurent. Si nous
observions la mienne ? Après tout, je suis responsable de son avenir : c'est moi qui vous l'ai amenée,
ha ! ha ! »
42
Dans le laboratoire, le plafonnier discret s'éteint doucement pendant que les deux êtres, à
nouveau penchés sur l'écran, plongent une deuxième fois dans l'infiniment petit. Une correction de
focalisation fait varier le champ de la caméra reliée au microscope ionique.
Sur un fond d'un noir dense comme celui de l'espace, des points lumineux défilent et
s'éloignent à une vitesse vertigineuse : les atomes.
« On dirait que notre fusée jaillit du cœur d'une galaxie », murmure un des deux
personnages, impressionné. Son compagnon, d'un geste, ralentit la « fuite ». Les atomes, de tailles
différentes, apparaissent aussi de différentes couleurs : des géants bleus aux nains rouges ou blancs,
perdus dans une immensité d'encre.
Brusquement, l'écoulement se tarit, l'amas lumineux compact s'écarte en prenant avec la
distance l'aspect de plus en plus solide d'une paroi matérielle. Puis, occupant toute la largeur de
l'écran d'abord, redevenant progressivement simple pion sur un échiquier immense, apparaît avec
netteté une forme ellipsoïdale, parsemée sur son pourtour le plus large d'une multitude de
pseudopodes comme des cils autour d'un œil : une amibe.
« Enfin, je retrouve mon protozoaire ! Petit rhizopode de la famille Via lactea, surnommée
ainsi à cause de sa couleur blanchâtre. »
Sur l'écran, l'image se stabilise : l’amibe, toujours au centre, semble noyée dans la foule de
ses compagnes d'espèces différentes ; toutes apparaissent en relief, plus ou moins près de l'objectif.
Toutes aussi sont immobiles, comme glacées, suspendues dans la quatrième dimension.
« Un véritable univers microscopique, très cher, ne trouvez-vous pas ? Mais, de toute ma
carrière de biologiste, c'est bien la première fois que j'en vois un paralysé de la sorte.
Habituellement, ces bouillons d'animalcules manifestent une activité foisonnante. Le moindre
déplacement d'un cil vibratile leur demande ici une durée infinie.
– C'est tout le secret du modulateur de flux temporel. Songez que toute l'évolution du noyau
dont nous avons suivi l'éclatement pendant plusieurs minutes avait été en fait ralentie des milliards
de fois ; sinon, comment eussions-nous pu centrer l'un au hasard des cent milliards d'atomes de cette
cellule vivante, dans cette sphère gravitationnellement suspendue où nagent encore des milliards de
protozoaires ?... Pardonnez-moi ces nombres astronomiques, cher ami ; mais ils nous révèlent
l'abîme de l'infiniment petit.
– Cela donne le vertige ! Et je ne suis pas sans m'interroger en vain...
– A quel propos, très cher ?
– Vous allez me trouver bien enfantin, ou poète. Mais que pensez-vous de l'idée exprimée
par certains romanciers de science-fiction, selon laquelle cet univers de l'infiniment petit serait une
sorte de réplique de l'infiniment grand, de notre univers ? Chaque atome serait en fait une étoile
miniature ; chaque électron, une planète. Et peut-être – laissez-moi rêver – peut-être ces corpuscules
infimes abritent-ils des populations innombrables d'organismes plus infimes encore...
– Rigoureusement exclu à mon sens. C'est – vous avez raison de le souligner – une vision de
poète. Cela supposerait que cet univers atomique soit lui-même composé de sous-atomes, et ainsi de
suite. Et que nous-mêmes, y songez-vous ! habitions les électrons d'un monde infiniment supérieur,
nous chauffant à la chaleur de ses protons, peut-être à l'intérieur d'un organisme vivant semblable...
semblable à l'une de ces amibes, pourquoi pas ? La physique moderne a démontré que les particules
élémentaires étaient les constituants fondamentaux de la matière, composés d'énergie pure.
– Dommage. Je me plaisais à imaginer mes frères inférieurs pullulant et se multipliant au
milliardième de seconde. Se faisant la guerre aussi peut-être. Ce serait triste. Vous avez sans doute
raison. Si nous continuions notre expérience à présent ?
– J'allais vous le proposer. »
A nouveau, dans l'obscurité du laboratoire, le voyage hallucinant reprend son cours, en sens
inverse. Dans la profondeur du vidéo-sondeur stéréoscopique, les organismes minuscules soudain se
mettent à enfler démesurément ; les monstres cellulaires se précipitent à une vitesse folle de part et
d'autre de l'écran. Brutalement, l'un d'eux vient le percuter de plein fouet, silencieusement, et le
43
laboratoire tout entier s'enfonce dans les entrailles du géant. A nouveau, c'est le défilé fascinant
d'une multitude d'étoiles multicolores qui zèbrent l'éternelle nuit spatiale. Puis le « pilote » ralentit
progressivement la plongée, et stabilise l'image sur le petit globe déformé et blessé que les deux
explorateurs ont quitté quelques instants auparavant.
« Voilà. Nous sommes à la limite de résolution du microscope ionique. Notre noyau d'atome
est au point zéro de la quatrième dimension. Y voyez-vous donc toujours le centre d'un minisystème
planétaire en perdition ? Souhaitez-vous toujours entreprendre une discussion philosophique avec
les « électroniens » ?
– Hé ! pourquoi pas ? Mais l'avenir de ceux-ci me semble pour le moins compromis : ils
risquent fort d'être grillés d'un instant à l'autre !
– Rassurez-vous, je vais à présent inverser le flux temporel, jusqu'au moment où je pourrai
faire cesser l'excitation artificielle du noyau.
– Et l'expérience aura été remarquablement concluante. Belle précision dans la manipulation
et le contrôle des particules ! »
Sur le tableau de commande, l'être infléchit une manette, et l'image de la petite sphère se
remet à vivre. Les fissures brillantes qui couvraient la surface remontent à leur source, et la peau
craquelée se cicatrise ; lentement, la chair tuméfiée se décongestionne et la boule lumineuse dont
l'éclat s'atténue amorce une salutaire contraction. Les multiples protubérances filamenteuses qui
l'enserraient dans un lacis de feu rentrent l'une après l'autre dans les cavités polaires comme des
serpents dans des anfractuosités rocheuses. Bientôt, la petite étoile, redevenue stable et sereine,
manifeste tous les signes d'une florissante santé recouvrée.
Alors, l'être qui régit son destin coupe le contact du rayonnement mortel, et l'excitation
artificielle cesse définitivement. Puis, lentement, il rétablit le cours normal du flux temporel.
Sous le regard à présent impassible de deux êtres d'un monde inaccessible, l'atome Soleil,
inconscient de sa mort passée, reprend sa marche insouciante vers son avenir vivant.
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CHAPITRE XVI
ÉPILOGUE
Dans un petit coin de pays minier, sur une parcelle, une bribe de la plaine illimitée qui
s'étend au moins jusqu'à l'Oural, dit-on, la petite agglomération de Trolencourt poursuivait le morne
train-train de sa petite vie paisible, entre ses terrils rouges et ses corons noirs. Les eaux glauques de
la Rigole déversaient dans la Gohelle voisine leur amalgame quotidien de détritus chimiques coupés
de résidus ménagers. Au passage, des bassins d'épandage recueillaient le « flou », genre de tourbe
artificielle obtenue par décantation des eaux de lavage du charbon. Les pauvres du bourg venaient le
voler le soir, comme si c'était interdit. Il pleuvait.
Après un été arrosé, comme toujours dans le Nord, s'étendait un automne noyé, auquel
succéderait un hiver dilué. Mais, comme disait, rassurante, la droguiste, Mme Groscœur : « Bien
sûr, dans le Sud ils ont le soleil, mais au moins ici on a un climat régulier : jamais d’incendies de
forêt, ou de tremblements de terre. »
Au bistrot 0-20-100-0, le facteur, soutenant son gros ventre mouillé contre le comptoir,
s'emportait, en achevant son petit café trempé du traditionnel verre de « goutte » :
« On ne fait pas travailler les bagnards par un temps pareil, mais le facteur, lui, il faut qu'il
fasse sa tournée ! »
Certains métiers, il faut bien le dire, sont plus que d'autres sujets aux intempéries comme
aux intempérances.
« Tiens, remets-moi une bistouille, Jules. Ça épongera l'eau. »
Il pleuvait. Le grand terril du « 7 », ravagé par les pelleteuses, laissait s'échapper de ses
flancs de blanches fumerolles et se prenait pour un volcan, le temps d'une averse. Sous un soleil
couchant, avec ses défilés et ses canyons creusés au bulldozer dans les schistes rouges, il aurait sans
doute pu se croire au Colorado. Mais pour ça, il faudrait bien attendre l'été prochain, ou le suivant.
Depuis deux ans, tous les jours, d'énormes camions partaient en caravane ininterrompue,
laissant sur les routes défoncées un large sillage de cailloux rouges, jusqu'au concasseur de
Courrières où le schiste était broyé au bénéfice des Ponts et Chaussées. A des kilomètres, on pouvait
admirer l'épais nuage de poussière ocre qui, s'échappant de la cheminée métallique, venait baptiser
la maternité, de l'autre côté de la route.
Il pleuvait aussi sur l'autre grand terril de Trolencourt, noir et pointu celui-là, fidèle à la
légende, avec son petit chevalet planté au sommet de ses quatre-vingts mètres comme un point
myope sur un Y retourné. A l'instar de son congénère du « 7 », ce monument insigne à la civilisation
houillère avait été édifié sur des marais giboyeux où fleurissaient en d'autres temps la carpe et la
sarcelle, le canard sauvage et le brochet. Les concours étaient alors de tradition à Trolencourt, et l'on
y venait de loin. Une place du village s'appelle d'ailleurs encore « Place de la Perche », en l'honneur
du poisson monstrueux capturé par mon grand-père en 1906. C'était l'époque folle où les midinettes
froufroutantes disputaient des charlestons endiablés au « Casino » du Lac. Une passerelle fragile
menait à l'île où le bâtiment jaune aux lanternes multicolores emplissait la nuit de flonflons
ampoulés et de cris enivrés.
Avant la fin de la bonne saison, tous les ans, les champions du Tour de France venaient
courir le « Challenge des As » sur la piste qui ceignait le lac, sous les yeux émus et les acclamations
distinguées des dames endimanchées.
A présent, les affaissements miniers avaient enterré les tribunes, et l'île s'était engloutie. Par
concession spéciale de la Compagnie Minière, tous les égouts des communes avoisinantes se
déversaient dans le lac dont une pompe absorbait le trop-plein huileux. Et le grand terril noir
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dominait les dernières « parts de marais » des terrains communaux. On s'était brusquement aperçu
de son écrasante présence le jour où, quand il se fut mis à brûler sous l'effet de la pression interne,
les anciens résistants de l'endroit se souvinrent que des tonnes de munitions avaient été noyées dans
les étangs, avant qu'on songeât à coiffer ceux-ci d'un élégant chapeau de schistes. L'habitation la
plus directement menacée, et pour la sauvegarde de laquelle les trolencourtois se démenèrent avec
une détermination qui leur fit honneur, était le vétuste « Magasin vert », la petite mercerie de Mme
Pernelle, immortalisée par un cinéaste en quête de décors sinistres, et qui fit longtemps la
renommée internationale de la commune. On peut encore en trouver l'emplacement sous le garage
en fibro de l'entreprise Broncq.
En face s'alignaient les corons du Dahomey. Nul n'aurait bien su dire dans la jeunesse
trolencourtoise d'où venait le curieux surnom de ce quartier populeux. Peut-être du hâle uniforme de
ses façades burinées aux vents de charbon comme la peau du Touareg au vent du désert. Le
trolencourtois a toujours été poète au fond de l'âme.
Au 31 de la rue Lepoivre, tout près de l'ancien abattoir où la Fourrière et la S.P.A. avaient
conjointement installé leurs quartiers, la petite maison de pensionnés des Tranchelard connaissait
une animation inhabituelle. La tante Madeleine était venue, avec Bibiche, sa petite filleule, donner
des nouvelles de son ulcère, et en prendre de Mireille, qui était rentrée la veille de la maternité. Le
père Tranchelard venait de changer de toiles bleues, car il avait vidé les cabinets. Pierre, jeune cadre
ou assimilé (il travaillait aux « grands bureaux »), étudiait son tiercé.
La mère tisonna à son antique cuisinière carrelée et remit à plein feu la bouilloire qui
commença à susurrer ; sur un coin de la plaque, la cafetière chauffait doucement ; dans le four
cuisait une tarte au sucre.
« Pourtant, glougloutait la tante Madeleine, c'est pas ce que j'ai mangé : un bifteck de lard
avec de la mayonnaise et du petit riron.
– Du quoi ?
– Du petit riz rond. C'est le riz qui a dû me faire mal. Bibiche elle a été malade aussi. Hein,
m'fille ? »
A ce moment, Mireille descendit d'en haut, portant (jusqu'en bas) à pleins bras,
précautionneusement, sa glorieuse progéniture. La tante Madeleine se précipita pour soutenir le
précieux fardeau emmitouflé de laine bleue et s'extasia à grands cris :
« Mondieumondieumondieu ! C'est tout Pierre quand il était tiot ! Ah ! elle a bien travaillé,
Mireille ; oui, vraiment, elle a bien travaillé ! »
Et Mireille-Hercule exhibait, toute confuse, encore essoufflée de ses travaux, ses deux
énormes poupons dont on se demandait comment ils avaient pu tenir dans ce petit maigre corps de
femme.
Le soir venu, tout le monde s'attabla autour d'une assiette de bouillon de poule. Le père
Tranchelard remonta de la cave une bouteille de rouge et la tarte qui avait été mise à refroidir. Puis,
il alluma la télévision pour avoir les résultats du fotebale.
C'étaient les informations. Un petit journaliste, gentil, lunettes ovales, nœud papillon,
colamidonné, bien frais rasé, bien pomponné, tout haletant d'avoir couru-couru, Mon Dieu j'ai
oublié de lacer mon soulier gauche je vais me faire attraper, s'adressa avec respect et délicatesse au
nouveau Président de la République qui le recevait à la bonne franquette dans la cour de l'Elysée,
les mains sur les hanches et le regard populaire :
« Monsieur le Président, pour nos téléspectateurs, que pensez-vous de la situation actuelle ?
– Eh bien, écoutez, mon cher Jean-Marie Toutinet ; vous n'êtes pas chans gignorer... sans
ignorer que la France se trouve actuellement placée devant deux alternatives complémentaires
malgré que contradictoires. D'abord premièrement, que pour pallier au déficit de la balance des
paiements, il nous faut réajuster le volume de nos importations sur celui de nos exportations, ce qui
est bientôt en passe d'être réalisé incessamment sous peu. Ensuite deuxièmement, il nous faut
trouver en quelque sorte une motivation nouvelle pour l'esprit du peuple de France, afin que son
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cœur soit à la hauteur de son porte-monnaie, comme dit ma femme. Pour ma part, compte tenu de
l'impératif constant de dédensification des villes urbaines, j'ai une inclinaison particulière pour
quelques grandes réalisations à venir que notre nation, malgré sa fâcheuse proportion au laisseraller, a si bien su réaliser dans le passé, car en effet vous pouvez constater de vos yeux vu que le
Moyen Age en France a su faire sortir de leurs coquilles des millions de dispositions artistiques et
architecturales éternelles, comme peuvent en témoigner des monuments fameux élevés à la
mémoire du génie français, la Tour Eiffel, le Trou des Halles, la Gare de Perpignan, etc., etc., et
ainsi de suite, avec toute la science du savoir-faire de notre population inventive, et à parler franc,
moi-même, comme chacun sait, je joue aussi de l'accordéon, pour tout dire, et que... »
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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
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CHAPITRE
I
La soupe aux choux et le grillon
5
CHAPITRE
II
Émoi à Trolencourt
7
CHAPITRE
III
Le paradis des commères
9
CHAPITRE
IV
Le désespoir du curé
12
CHAPITRE
V
Conseil municipal en folie
15
CHAPITRE
VI
L'explication
18
CHAPITRE
VII
La France à l'écoute
20
CHAPITRE
VIII
Silence !
23
CHAPITRE
IX
De la tisane et du béton
25
CHAPITRE
X
La grande voix de Dieu
28
CHAPITRE
XI
La tourmente et les grenouilles
30
CHAPITRE
XII
Les montres. Un océan de café
32
CHAPITRE
XIII
Un coup de pied dans la Lune
35
CHAPITRE
XIV
Le cataclysme
37
CHAPITRE
XV
Au-delà
42
CHAPITRE
XVI
Épilogue
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Table
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Avec quelques excuses adressées par l’auteur à sa bonne ville natale de Montigny-en-Gohelle (Pas-de-Calais).
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