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L’inévaluable par Stéphanie Tessier En 2007, je rencontre Evan, alors âgé de 7 ans. Il refuse les évaluations de l’école. Quand il se décide à les faire, la maîtresse refuse à son tour. Il jette alors sa chaise, puis se jette contre les murs. La maîtresse a l’idée que le savoir qui pourrait expliquer cette impossible éducation n’est pas de son côté et propose mes coordonnées à la mère de l’enfant. Chance pour Evan, cette enseignante est surprise, non pas qu’il échoue dans les évaluations, mais qu’il soit inévaluable ; plus généralement, il ne produit, en effet, aucune réponse écrite. Symptôme et position subjective Ce ne sont pas seulement les journées d’Evan qui sont mouvementées. Ses nuits sont ponctuées de cauchemars où des monstres veulent le prendre, ce qui le fait se réfugier dans le lit de sa mère. Cette dernière est débordée par les comportements de son fils et cherche légitimement des explications que j’examine avec elle. D’après elle, l’agressivité d’Evan commence lorsque le médecin scolaire lui fait entrevoir que le père, adepte d’une secte, monte la tête d’Evan. Cet homme, que je rencontre une fois, non sans difficulté, a la certitude que seule la religion peut aider son fils. L’explication d’Evan sur sa colère à l’encontre de sa maîtresse tient au fait que des pêchers entrent à l’intérieur de lui. C’est Jésus qui décide si les parents ont d’autres enfants. Je lui demande s’il sait comment on fait les enfants. C’est Jésus qui les met dans le ventre des mamans ou les mères fabriquent l’enfant. Je m’étonne : « Je croyais que pour faire un enfant, il fallait un homme et une femme. Toi, qui t’as fait ? » « Papa et maman », répond Evan. Jésus ne veut pas qu’il porte la couronne, car il est le seul roi, le tout puissant. Pourtant, en cette période d’épiphanie, Evan a eu la couronne et le signale. Evan est confronté à un Autre tout puissant, ce qui fait de lui le roi dans la cité des signifiants, et ce statut-là, si problématique, n’est pas évaluable. Evan est regardé… et parlé Lorsqu’il évoque des animaux qui le regardent dans les premières séances, Evan, dans l’impossibilité de soutenir sa propre parole, demande à faire entrer sa mère. Les explications de la mère me font apercevoir que le regard omniprésent dont il s’agit est le sien, mais aussi celui de sa grand-mère maternelle. La première est obligée de surveiller le travail scolaire et la grand-mère travaille à avoir l’œil sur les enfants dans la cours de l’école. Elle fait, en effet, un rapport journalier à la mère. Une fois ce dispositif dont Evan se fait l’objet révélé, la mère finira par interdire à la grand-mère de lui parler des comportements d’Evan à l’école ; c’est le rôle de la maîtresse. Il est également très surveillé, car il est constipé, symptôme qui l’amène à l’hôpital plusieurs fois. Evan traduit ainsi la place d’objet dans laquelle il se loge, m’indiquant, dans l’un de ses rêves, qu’aller aux toilettes nécessite le secours de sa mère. C’est par le signifiant « rejet » que la mère d’Evan qualifie son attitude à l’égard de son fils, lors de sa naissance. Elle dit ne pas en avoir parlé au personnel de la maternité, de peur qu’on lui enlève son enfant. Je lui propose de nous rencontrer sans son fils, ce qui ne sera pas sans effet. Evan se met à lui parler d’une voix dans sa tête. Sa mère lui pose des questions sur cette voix, mais s’emporte de façon excessive. Savoir y faire avec les monstres Il trouve, parmi les jouets, un clown apte à dire ce que cette voix lui fait : « Les autres ça les fait rire, moi, ça me fait peur. » C’est par un jeu un peu plus construit qu’il tente de répondre à cette peur. Un clown géant passe devant un monstre énorme. Ils se retrouvent tous deux à la police qu’ils enlèvent, ce qui fait dire à Evan que les clowns ne font pas des choses bien. Je questionne : « Alors qui fait des choses bien dans cette ville ? » « Les deux voitures, répond-il. Elles vont à l’église pour prier. Elles trouvent chacune une maison. Un chevalier les empêche d’aller à la police et tue les monstres. » Il installe des panneaux dont une barrière indiquant une interdiction de passer. Je m’exclame : « On va pouvoir être enfin tranquille dans cette ville ! » Evan ajoute : « Je ne sais pas quand je vais arrêter de venir ici ? Je vais venir encore un autre jour. » Evan va beaucoup mieux aux dires de sa mère. Les cauchemars ont cessé, mais le garçon la reprend. Quand il éteint la lumière, des petits monstres d’une caverne viennent dans sa chambre et le dévorent. S’il ne leur obéit pas, ils sortent de sa tête. Il a à savoir y faire avec ses voix. La mère me téléphone pour arrêter. Trois ans plus tard, elle me recontacte. Je la laisse m’expliquer les cours particuliers d’Evan et ses propres exigences concernant les devoirs : elle va mettre en place une méthode de mémorisation, car il a une très bonne mémoire. « Très bonne idée ! » lui dis-je. Je me mets de son côté, dans une position inverse de tous les professionnels rencontrés. Evan aime, en effet, faire part oralement de ce qu’il sait, de ses connaissances mémorisées, moyen pour lui de faire lien social. Il y a ordre et ordre Dans cette seconde série de rencontres, Evan me dit avoir des dossiers dans la tête, rangés dans des tiroirs, comme le dessin. Des fois il entend la demande que le dessin soit rangé dans son casier. Il a un casier secret, « top secret ». Seuls ses parents savent qu’« il a une amoureuse ». Il fait le choix de décompléter ce cercle de privilégiés en m’y incluant. Il a trouvé la clé pour travailler à l’école ; elle était perdue, mal rangée. Alors il l’a mise en haut. Dans sa tête, il y a des étages et des escaliers. Il y a des gardes égyptiens qui, quand on le traite d’imbécile ou de nul, l’emmènent au cachot et le tue. Alors, il n’entend plus cette voix. Je lui dis qu’il s’y prend bien. Evan a été au travail pendant ces trois années et sa construction continue. Dans un cauchemar, il est avec des copains et doit éviter des rayons qui donnent la mort. Evan, avec un miroir, réfléchit les rayons projetés sur lui et les retournent sur l’envoyeur, qui disparait. Il fait la même chose pour les deux autres méchants. Avec ses copains, ils crient « Victoire ! » J’accuse réception qu’il s’agit là d’une victoire. Après les ordres reçus par la voix, il trouve sa façon d’y mettre un peu d’ordre. Devant sa mère, il arrive à Evan d’évoquer ses voix et celle-ci répond tranquillement : « Evan et son imaginaire… » Elle s’est en effet appropriée cette manière de dire lors d’une conversation que nous avions eu ensemble. Elle dit faire confiance à son enfant et sait à présent faire barrage aux tentatives de celui-ci de se faire son objet à elle. Elle parle pour la première fois de son petit ami. Des tiroirs vides, des choix possibles Il a des tiroirs vides, dans sa tête. Des gens, dans un labo construisent pour lui des machines à rêves. Quand il n’aime pas un rêve, il détruit la machine. Il y a une machine où il y a des photos de filles qui le regardent. Celles qu’il aime, il en garde les photos. Celles qu’il n’aime pas, il jette leur photo à la poubelle. Puis il m’informe que quelqu’un vient de lui dire d’arrêter de parler de ce qu’il a dans sa tête. Effectivement, que transmettre de plus ? Il a dit l’essentiel sur sa façon d’opérer des choix. Evan a acheté une nouvelle ds avec son argent, car il a cassé la précédente : il a perdu et l’a jetée. Mais, avec la nouvelle, il se contrôle. Il tape doucement, car il ne veut pas la casser. L’achat de la ds avec son argent de poche a permis une soustraction de jouissance. Il commence à faire du commerce en échangeant des bracelets, à l’école, alors que jusque-là il n’était pas question de se défaire d’un seul. Evan parle d’un rêve où un monstre des glaces en Egypte le poursuit. Ce criminel veut congeler le soleil. Un génie les sauve. Il se réveille. Evan était un petit garçon impassible aux débuts de nos rencontres. Aucun sourire n’irradiait son visage. Tout comme son père, il maintenait son corps dans une position figée et parlait d’un ton monocorde. Nos rencontres ont eu pour effet un processus de décongélation. Nous partageons des rires, il me fait des devinettes et il commence à calculer l’âge auquel il pourra faire « le truc là, tu sais quoi » avec sa copine. Evan simule des combats avec des animaux féroces et, tel un lacanien averti, met l’épée du chevalier dans la gueule du crocodile, ce qui lui évite, à lui, d’être dévoré, alors qu’« il ne lui restait qu’un souffle de vie ». Alors qu’Evan était réputé inévaluable, il a obtenu une moyenne un peu au-dessus de 10. Il est passé en 6e. Sa mère indique : « Le maître mot est l’autonomie, maintenant qu’il est au collège. » Une distanciation a pu se faire, à la condition que je me fasse partenaire de l’enfant, mais également de sa mère. Le roi est tué ; peut être que le parcours d’Evan l’amènera vers une existence de l’Autre plus tempérée. Retour au site