syllabus du Séminaire Keynésien
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John Maynard keynes, un économiste différent SEMINAIRE KEYNESIEN - NOVEMBRE & DECEMBRE 2015 John Maynard Keynes, un économiste différent “[...]. To understand my state of mind, however, you have to know that I believe myself to be writing a book, which will largely revolutionise - [...]- the way the world thinks about economic problems [...]. There will be a great change, and in particular, the Ricardian foundations of Marxism will be knocked away. [...] for myself, I don’t merely hope what I say, in my own mind, I’m quite sure.”. Lettre de J. M . Keynes à G. B. Shaw, le 1er janvier 1935. Ideas do not disperse so quickly [as ashes]; and Keynes’s will live so long as the world has need of them. R. Skidelsky (2003). G. PAGANO, Professeur de Finances publiques et Politique économique à la Faculté Warocqué de l’Université de Mons. AVANT - PROPOS Are you talking to me ?.... Robert De Niro, Travis Bickle (Taxi Driver, 1976) “This book is chiefly adressed to my fellow economists” 1 : c’est par ces mots que commence la préface de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’un des ouvrages les plus célèbres et les plus influents de l’histoire de la pensée économique. C’est donc aux économistes que John Maynard Keynes destine sa Théorie générale, et non pas, par exemple, aux décideurs politiques, aux journalistes, au grand public ou aux étudiants. Ce sont ses collègues qu’il veut convaincre : “[...] if my explanations are right, it is my fellow economists, not the general public, whom I must first convince” 2, car “At this stage of the argument the general public, though welcome at the debate, are only eavesdroppers at an attempt by an economist to bring to an issue the deep divergences of opinion between fellow economists which have for the time being almost destroyed the practical influence of economic theory, and will, until they are resolved, continue to do so” 3. Keynes précise également les conséquences de son choix : “Thus I cannot achieve my object of persuading economists to re-examine critically certain of their basic assumptions except by a highly abstract argument and also by much controversy” 4. Si sa volonté de convaincre, d’abord, ses collègues économistes établis dans la profession ne sera exaucée qu’en partie, le décor de la Théorie générale restera tel que Keynes l’a défini : un livre abstrait, donc, probablement, d’une lecture difficile, et polémique, et ces deux caractéristiques l’accompagneront tout au long son existence, longue aujourd’hui de quelque quatre-vingts ans. Joan Robinson, la collaboratrice de Keynes, pour sa part, considérait que l’essentiel de la bataille pour les nouvelles idées de la Théorie générale se gagnerait, non pas auprès des économistes établis - trop peu nombreux pour être déterminants et trop rigides dans leurs certitudes pour se laisser convaincre - mais auprès des jeunes et, en particulier, des étudiants. Dès la publication du livre, elle en donnera les éléments dans ses enseignements à Cambridge - au point d’inquiéter ses collègues plus attachés à la théorie monétaire traditionnelle qui craignaient de voir leurs propres enseignements évincés des programmes - et publiera des commentaires plus abordables que le livre original. Alvin Hansen, dans son Guide to Keynes (1953), adopte la même attitude 5. Le texte qui suit ne vise pas principalement les économistes, même si, bien entendu, et par symétrie avec les propos de Keynes, ils sont les bienvenus dans le débat. On peut, cependant, supposer qu’ils connaissent déjà l’oeuvre de Keynes, même si une synthèse peut être profitable. Le texte s’adresse évidemment aux étudiants, pour lesquels il a même été écrit et conçu. Mais ce texte s’adresse aussi à ceux qui, probablement, connaissent peu la pensée de Keynes, ou, plus 1 J. M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan, 1936, P. v. 2 Idem, P. vi. 3 Ibidem. 4 P. v. 5 L’avant-propos commence par “Le présent ouvrage a pour but d’aider et d’inciter l’étudiant à lire la Théorie générale”. Avant-propos - 2 - probablement encore, la connaissent mal : Monsieur et Madame Tout le Monde qui, au détour d’un magazine, d’une émission de télévision, d’une conférence ou d’une conversation, ont pu glaner l’une ou l’autre bribe, peut-être mal formulée ou trop résumée, quand elle n’est pas, purement et simplement, erronée ou caricaturale 6. Contrairement à ce que pensait Keynes en 1936, il est sans doute davantage nécessaire, aujourd’hui, de convaincre dans le débat démocratique plutôt que dans le cercle des économistes patentés ou même dans celui des étudiants en économie. Car seul le débat démocratique semble encore en mesure d’influencer le cours des événements dans une Europe marquée par le chômage qui, en 2015, n’est pas très éloigné des niveaux qu’il atteignait en 1936. S’adresser à tous les lecteurs intéressés, quelle que soit leur formation ou leur profession, emporte une contrainte absolue : le texte sera accessible à tous et toutes, sous réserve de l’intérêt et d’une élémentaire volonté de comprendre. C’est le défi de la lisibilité mais aussi le parti pris du débat des idées et uniquement des idées. On n’y trouvera donc ni formule mathématique sibylline, ni graphique improbable 7, seules des idées et une analyse intense sur le fond. L’ouverture à tous et à toutes porte aussi un espoir : celui d’intéresser les élus et décideurs politiques, car ce sont eux qui, légitimement, mènent l’action au nom des citoyens qui les ont élus. 6 Ainsi, on ne trouve aucune trace écrite de l’idée souvent attribuée à Keynes, selon laquelle il serait plus profitable de payer des hommes pour faire les trous et les reboucher, plutôt que de les laisser au chômage. 7 La Théorie générale, elle-même, ne contenait, à l’origine, aucun graphique. C’est à la demande de R. Harrod, un des 5 économistes auxquels Keynes avait demandé de relire les épreuves en 1935, qu’un graphique et un seul sera ajouté, au chapitre 14 (P. 180 dans l’édition originale). INTRODUCTION GENERALE [...], the ideas of economists and political philosophers, both when they are right and when they are wrong, are more powerful than is commonly understood. Indeed the world is ruled by little else. Practical men, who believe themselves to be quite exempt from any intellectual influence, are usually the slaves of some defunct economist. Madmen in authority, who hear voices in the air, are distilling their frenzy from some academic scribbler of a few years ago. I am sur that the power of vested interests is vastly exaggerated compared with the global encroachment of ideas. J. M . Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money (1936), P. 383. C’est le 4 février 1936, il y a 80 ans, que la prestigieuse maison d’édition londonienne Macmillan mettait en vente la première édition de The General Theory of Employment, Interest and Money , oeuvre maîtresse de l’économiste John Maynard Keynes, qui exercera sur la pensée et les politiques économiques des XXième et XXIième siècles une influence déterminante et probablement inégalée. C’est le 21 avril 1946, il y a 70 ans, que Keynes meurt d’un arrêt cardiaque dans sa ferme de Tilton dans le Sussex. 2016 marque donc un double anniversaire décennal, qui nous fournit une occasion de revenir sur la pensée de cet économiste exceptionnel et différent. Le texte ci-dessous ne mériterait probablement pas votre attention si son intérêt tenait uniquement dans la coïncidence des dates. Malheureusement, à la coïncidence des dates se superpose celle, plus grave, des préoccupations car la similitude entre les deux époques est frappante. Certes, les niveaux de richesse et de protection sociale que nous connaissons aujourd’hui sont sans comparaison avec ceux de l’Angleterre avant Beveridge. Mais, pour le surplus, on ne peut qu’être préoccupé de la similitude des situations. Une crise boursière américaine, survenue en octobre 1929, déclenche une crise économique mondiale dont la principale caractéristique est la chute de la croissance et la montée puis la persistance du chômage. Une autre crise boursière américaine survenue en septembre 2008 déclenche une crise économique mondiale dont la principale caractéristique est la chute de la croissance et la montée puis la persistance du chômage. La crise de 1929 inspirera à Keynes ses travaux les plus originaux et les plus féconds. La crise de 2008 a, certes, quelque peu ébranlé les certitudes “classiques” qui prévalaient jusqu’alors; mais on est loin encore du retour du Maître auquel R. Skidelsky fait allusion dans son livre de 2010 (voir ci-dessous). Et pourtant, la situation économique est aujourd’hui à ce point préoccupante, surtout, dans l’Union européenne et la Zone Euro, qu’on pourrait utilement s’inspirer de la sagesse et de la prodigieuse clairvoyance de Keynes. Revenir sur Keynes, c’est donc remettre au centre du débat une conception différente de la politique économique, une conception plus réaliste, dépouillée de ces hypothèses léonines qui étonnent le profane - à juste titre ! - et... ne trouvent que rarement confirmation dans les faits. Une conception dont le plus grand mérite est probablement de s’attaquer avec détermination aux problèmes qui, ici et aujourd’hui, minent le bien-être des citoyens, laissant pour plus tard, ou pour la pure réflexion théorique, les nonproblèmes, les problèmes qui n’existent plus et ceux dont nous ne pouvons savoir s’ils existeront INTRODUCTION GENERALE - 4 - un jour. Keynes attribue au “court terme” l’importance qu’il requiert 8, car court terme ne signifie pas courte vue, et on ne manque pas de situations supposées être de court terme, qui, quarante ans plus tard, ont gardé la même actualité. Le chômage en Belgique et en Europe en fournit une illustration hélas trop parfaite. L’oeuvre de Keynes, singulièrement la Théorie générale, déchire la conception alors dominante du fonctionnement de l’économie et crée presque ex nihilo une nouvelle branche de cette discipline qu’il sera convenu d’appeler la macroéconomie. Ce livre, et les idées qui l’accompagnent, susciteront des discussions et des polémiques acharnées qui, quatre-vingts ans plus tard, n’ont pas cessé. Pour les uns, c’est un oeuvre géniale, fondatrice d’une nouvelle et meilleure vision de l’économie. Un bienfait pour l’humanité et pour l’économie de marché qui, titubant de crise en crise, menaçait d’être absorbée par le communisme. Pour les autres, c’est un désastre vénéneux, basé sur une accumulation d’erreurs et d’approximations, qui sape les fondements sains - et, probablement aussi, les saints fondements - de l’économie de marché. Ainsi, il figure dans la liste des dix livres les plus nuisibles des XIXième et XXième siècles (voir ci-dessous) ! En toutes hypothèses, c’est une oeuvre majeure de la pensée économique. Et, pour le dire avec les mots de R. Skidelsky : “The General Theory was immediately perceived to be immensely disturbing. [...]. Although reactions to it were sharply divided, there was no case of outright dismissal. Even the most hostile critics recognised that Keynes had a case to be answered” 9. Qui est John Maynard Keynes ? Qu’apporte la Théorie générale au moment où elle paraît et dans les décennies qui ont suivi ? Pourquoi a-t-elle perdu de son importance, singulièrement après 1974 ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? John Maynard Keynes est né le 5 juin 1883 et meurt en le 21 avril 1946. La période que sa vie recouvre est parmi les plus désolantes de l’histoire, mais Keynes lui-même semble être né sous le signe des fées, étant entendu qu’il faudra distinguer les bonnes fées, la douce fée et la méchante fée. Il naît dans une famille de l’intelligentsia libérale, sous le signe du savoir, de la culture, de la réflexion et de l’amour des arts. Ce climat propice à la recherche de la vérité, Keynes le retrouvera dans les quatre autres cercles qu’il fréquentera : le Parti Libéral, la Cambridge Conversazione Society, le Bloomsbury Group et le Cambridge Circus (voir Chapitre I). L’oeuvre de Keynes doit être vue comme une volonté philosophique inspirée, au moins au départ, des travaux de H. Sidgwick (1838-1900) et de G. E. Moore (1873-1958) : la volonté de faire le bien, de mener une vie de bien, ou une vie juste. Dans ce contexte, c’est le constat d’un chômage anormalement élevé et persistant dans les années 1920, en Angleterre comme aux Etats-Unis, qui l’amène à remettre en cause les analyses économiques qui prévalaient à l’époque et dont une conclusion essentielle était que, via la variations des prix et des salaires, les marchés s’ajustaient “parfaitement” et donc ne s’éloignaient guère d’une situation d’équilibre. C’est ce 8 Pour reprendre les mots de J. A. Schumpeter (1883 - 1950), à l’occasion du décès de Keynes : “He was childless and his philosophy was essentially a short-run philosophy”. Cité par R. Skidelsky (2003), P. xxvi. 9 R. Skidelsky (1992), P. 572. INTRODUCTION GENERALE - 5 - constat associé à une vision post-moorienne de la société qui le décident à rechercher une théorie économique plus convaincante (voir Chapitre II). Cette révolution s’élabore progressivement dans l’esprit de Keynes, au fil des ouvrages qui, de 1913 à 1930, voient sa pensée évoluer vers une vision nouvelle et cohérente du fonctionnement de l’économie. Dans ces livres, il fait la preuve d’une extraordinaire clairvoyance et aussi d’une indépendance à l’égard de toute autorité, quelle soit politique ou universitaire, qui le placent à l’avant-plan de l’actualité (voir Chapitre III). Cette vision nouvelle et cohérente, on la retrouve dans la Théorie générale. Pourtant, la Théorie générale elle-même est manifestement une oeuvre inachevée. Si, avec elle, Keynes ouvre, devant nous, de nombreuses voies nouvelles, il n’indique pas explicitement celles qu’il faut suivre. Ainsi, dès sa parution, la Théorie générale a engendré un double clivage. D’une part, il y a l’opposition, souvent très dure, entre ceux qui, globalement, la soutiennent et ceux qui la rejettent. Mais d’autre part, il y aussi, la discussion, au sein de ses partisans, sur la façon de l’interpréter. Keynes lui-même s’est très peu occupé de cette seconde discussion et, par un curieux paradoxe de l’histoire, ses plus proches collaborateurs - et, parfois, co-auteurs des idées de la Théorie générale - en ont été écartés. Ainsi, en dépit d’interprétations radicales et, sans doute, plus proches de l’oeuvre originale, qui subsistent, c’est la version de J. Hicks (1904 1989, Prix Nobel d’Economie en 1972) et A. Hansen (1987 - 1975), le modèle IS-LM, qui sera l’interprétation la plus communément admise (voir Chapitre IV). Le débat autour du modèle IS-LM a probablement occulté, pour des keynésiens devenus trop sûrs d’eux-mêmes, la discussion plus fondamentale qui portait sur la validité même de la Théorie générale. Alors que celle-ci paraissait être devenue, sous une forme ou sous une autre, le courant majoritaire, voire unique, de la pensée économique, un puissant mouvement d’opposition prenait naissance, principalement, autour des travaux de Milton Friedman (1912 2006, Prix Nobel d’Economie en 1976) et de l’école des Choix Publics. Avec la crise de 1974, ces travaux théoriques trouvent une brusque confirmation dans les faits, et deviennent rapidement le nouveau main stream. Pour Keynes et les keynésiens, commence alors une longue traversée du désert (voir Chapitre V). Faut-il croire que la pensée économique se fait et se défait, comme les entraîneurs du Standard de Liège, uniquement à l’occasion des crises ? Si la crise de 1974 avait beaucoup contribué à balayer la pensée keynésienne, celle de 2007 - 2008 semble bien l’avoir ramenée, au moins pour partie, à l’avant-plan. C’est que l’effondrement imprévu du coeur même de la finance américaine, largement dérégulée et laissée à elle-même selon les plus purs principes du laissezfaire, et qu’il a fallu sauver à coups de milliards d’argent public contredit de façon éclatante et coûteuse tant de théories qui avaient rendu, en principe, superflu l’interventionnisme prôné par Keynes. De plus, quarante ans après la retraite des keynésiens, si l’inflation a effectivement pratiquement disparu - au point que certaines banques centrales commencent à s’en inquiéter le chômage est resté et, dans certains cas, montre d’inquiétantes similitudes avec celui des années 1930. Keynes avait-il donc, tout compte fait, quand même raison ? Et, dans ce cas, que peut-il nous apporter aujourd’hui ? Voilà des questions qui méritent au moins notre intérêt (Voir Chapitre VI). CHAPITRE I : LES FÉES, ETON ET CAMBRIDGE -I am going to London, must buy something, otherwise there will be unemployment. Maynard always said “Money is for spending, it goes round and round”. - It seems to me that you are being somewhat premature in applysing the ideas associating with the name of the late Lord Keynes to the hints dropped by the Chancellor of the Exchequer, that the country is in for a touch of unemployment . Lettre de Lady Lydia Lopokova, veuve de J. M . Keynes, à R. Kahn qui tente de combler le déficit bancaire de Madame Veuve Keynes, et réponse de ce dernier (1951). Cité par R. Skidelsky (2003), P. 844. Dans le dernier discours officiel qu’il donne à Savannah, dans l’Etat américain de Géorgie, le 18 mars 1946, à l’occasion de la signature des actes créant le Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, les deux jumeaux dont on considère généralement qu’il le “principal père” 10, John Maynard Keynes disait : “I do not doubt that the usual fairies will be putting in an appearance at the christening, carrying appropriate gifts” 11. Il cite 3 bonnes fées : la première chargée d’apporter un manteau de Joseph, de toutes les couleurs, pour rappeler en permanence aux deux enfants qu’ils appartiennent au monde entier et qu’ils doivent prêter allégeance seulement à l’intérêt général; la deuxième, chargée d’apporter des vitamines “A, B, C, D et toutes les autres lettres de l’alphabet” pour renforcer leur action; et la troisième chargée de leur inspirer un esprit de sagesse et de patience. Il ajoute ensuite : “I hope [...] that there is no malificous fairy, no Carabosse, whom we have overlooked and forgotten to ask to the party” 12. Considérer la vie de John Maynard Keynes comme un conte de fées est tentant, mais ce serait aussi probablement inadéquat ou même déplacé. Trop de misère, trop de souffrances et trop de tristesses se sont accumulées dans cette période d’à peine 63 ans, entre 1883 et 1946, qui constitue le temps de Keynes : la plus grande crise économique des temps modernes, avec son lourd cortège de chômage et pauvreté extrême, l’émergence d’états totalitaires et criminels, et trois guerres, dont deux mondiales, avec les pires atrocités de l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas le décor merveilleux qu’on imagine pour un tel conte. Cependant, par analogie avec le discours de Savannah, on peut, sans incongruité, placer la vie de Keynes sous le signe des fées, qu’elles soient bonnes, douce ou méchante (voir I à III). Par ailleurs, la vie culturelle et intellectuelle de Keynes est marquée par 5 cercles dans lesquels il vit. Il y a d’abord, le cercle familial, un milieu d’un extraordinaire niveau culturel et centre d’un réseau social enviable directement lié à l’université de Cambridge (voir IV). A cela s’ajoute le parti libéral, dont Keynes est proche (voir V). Il y a, ensuite, la Cambridge 10 “Far and wide he was acknowledged as the father of these institutions”, R. Harrod (1951), P. 636. Il faut, cependant, considérer que les accords de Bretton W oods à l’origine des ces institutions, sont directement tirés des propositions d’Harry Dexter W hite (1892 - 1948), le Chef de la délégation américaine, moins ambitieuses que celles proposées par Keynes. 11 Cité par R. Harrod (1951), P. 631. 12 R. Harrod (1951), P. 632. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 7 - Conservazione Society, une société (semi-) secrète de nature philosophique, où Keynes s’exercera aux débats les plus ouverts et les plus pointus (voir VI). Il y a également ses amis du Bloomsburry Group, écrivains, intellectuels et artistes libres, qui constituent un salon de discussion stimulante et un contact permanent avec les arts (voir VII). Enfin, il y a évidemment “son” Cambridge Circus où ses meilleurs collaborateurs, notamment R. Kahn (1905 - 1989), J. Robinson (1903 1983), A. Robinson (1897 - 1993) et P. Sraffa (1898 - 1983), se réunissaient pour discuter des développements qu’ils envisageaient pour la théorie économique (voir VIII). Ces cercles constitueront une stimulation permanente pour la réflexion de Keynes, non seulement dans le domaine de l’économie, mais aussi dans celui de arts, de la philosophie, de la logique, de la littérature et même des sciences 13. Ainsi, l’énoncé de la liste des parents, des amis, des connaissances ou des fréquentations de Keynes passerait aisément un cours de littérature ou d’histoire de l’art. C’est dans ce milieu stimulant où la recherche et l’intelligence constituent la règle que la pensée de Keynes pourra s’épanouir. I. LES BONNES FEES Il y a d’abord les bonnes fées, les bras chargés de magnifiques cadeaux, qui, incontestablement, se sont penchées sur le berceau du petit Maynard 14, le 5 juin 1883 15; et elles étaient au moins trois, comme il le demandera, 63 ans plus tard, pour le FMI et la Banque mondiale. Une première fée l’a doté d’une intelligence prodigieuse qui fera de lui l’un des esprits les plus brillants de son époque. Sa capacité d’analyse et de déduction logique impressionnent dès le premier contact et sont citées presque unanimement par tous ceux qui l’ont rencontré. Ainsi, par exemple, Maynard expliquait “If I let you have a halfpenny and you kept it for a very long time, you would have to give me back that halfpenny and another one too; that’s interest” 16. Dans la bouche d’un des économistes les plus célèbres de l’histoire, ce n’est pas étonnant et paraît même puéril... à juste titre, puisqu’il tenait ce propos en 1887, il avait alors 4 ans et demi. A 9 ans, il travaillait sur des équations du second degré 17. Il devient très vite, premier ou parmi les 13 Voir son admiration pour Isaac Newton. 14 Le premier prénom de l’enfant est John. Cependant, le père, le grand-père et l’arrière grand-père paternels et beaucoup d’autres parmi ses ancêtres s’appellent également John, de sorte que, pour éviter la confusion, il devient vite courant d’utiliser son second prénom, M aynard, même si, dans un premier temps, Florence préférait le premier. De la même façon, il est fait référence au père de Maynard comme Neville plutôt que John. Maynard fait écho à la mère de Neville - deuxième épouse de... John - qui s’appellait Anna Maynard Neville. Voir D. E. Moggridge (1992), P. 22. 15 J. M . K eynes a fait l’objet de nombreuses biographies. Les plus complètes sont celles de R. Harrod (1951), puis, surtout, celles de R. Skidelsky, publiée, d’abord, en trois volumes (1983), (1992) et (2000), puis reprise en un volume synthétique (2003), et de D. E. Moggridge (1992). Il faut également citer le livre de H. M insky (1975) même si celui-ci s’attache plus à l’économie de Keynes qu’à sa vie. 16 Cité par R. Skidelsky (2003), P. 42. 17 Avec l’aide de sa mère,... précise D. E. Moggridge (1992), P. 26. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 8 - premiers de sa promotion à Eton, et rafle la plupart des prix d’excellence en jeux 18. Le philosophe et mathématicien Bertrand Russell (1872 - 1970) a écrit : “Keynes's intellect was the sharpest and clearest that I have ever known. When I argued with him, I felt that I took my life in my hands, and I seldom emerged without feeling something of a fool. I was sometimes inclined to feel that so much cleverness must be incompatible with depth, but I do not think that this feeling was justified” 19. La deuxième bonne fée offrira à Maynard un sens foudroyant de la répartie. Le jour de son sixième anniversaire, il laisse bouche bée le logicien W. E. Johnson (1858 - 1931), enseignant (fellow) au King’s College de Cambridge et ami de Neville Keynes (1852-1949). Maynard avait traité sa petite soeur Margaret (née en 1885 20) de “chose”. Elle se réfugie en pleurs auprès de Johnson. Celui-ci explique doctement à Maynard que Margaret ne peut pas être une chose puisqu’elle parle. A cela, Maynard réplique : “Some things cannot talk but some can !...” 21. Associée à une attention presque maniaque pour les plus petits détails, surtout chiffrés, sa capacité de réponse lui donnera un talent inégalé pour la négociation et la polémique. Ce talent est rapidement devenu célèbre, de sorte que, comme négociateur, Keynes était redouté et souvent suspecté de manigancer l’un ou l’autre tour pendable que le commun des mortels ne pouvait détecter. Pendant les discussions qui conduiront aux accords de Bretton Woods, le Chef de la délégation américaine, Harry Dexter White, disait régulièrement à ses collaborateurs : “Do not let that clever fellow [Keynes] throw dust in your eyes” 22. Enfin, la troisième bonne fée le dotera d’un sens aigu des affaires 23. A la suite de son père, Keynes a collectionné les livres rares de grande valeur. A la fin de sa vie, il possédait plus de 4 000 livres rares dont 300 manuscripts et documents autographes 24, parmi lesquels plusieurs documents originaux d’Isaac Newton 25, qu’il admirait tout particulièrement. La valeur totale de cette collection est difficile à estimer, mais dépasse probablement plusieurs dizaines de milliers de livres de l’époque. Il léguera l’ensemble à l’Université de Cambridge. Il a également fait l’acquisition d’oeuvres d’art dont des peintures de Cézanne (1839 - 1906), Seurat (1859 - 1891), 18 Pour la liste, voir D. E. Moggridge (1992), P. 35. 19 B. Russell (1967), p. 69. 20 Elle meurt en 1974. 21 R. Skidelsky (2003), P. 42. 22 R. Harrod (1951), P. 558. 23 John Maynard Keynes Collected W ritings (JMKCW ) VOL XII, pp. 1 à 113 fournit un décompte très précis des activités professionnelles et financières de Keynes ainsi que de ses revenus et de son patrimoine. 24 25 R. Harrod (1951), P. 483. Isaac Newton (1643 - 1727) s’était lui aussi essayé à la spéculation, hélas avec beaucoup moins de succès que Keynes. En 1720, il est touché par la débâcle de la South Sea Company, qui lui fera perdre 20 000 livres, et le laissera pratiquement ruiné. C’est ainsi qu’il a écrit “Je peux calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules !” (W ikipedia). CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 9 - Derain (1880 - 1954) et Picasso 26 (1881 - 1973). A la fin de sa vie, sa collection était évaluée à £ 31 419 27, soit environ 1 236 000 euros de 2015. Par ailleurs, Keynes était un financier particulièrement sagace. Il gagnera des sommes considérables par ses placements en bourse, et en fera profiter largement ses parents, Neville et Geoffrey 28, ses amis dont Duncan Grant (1885 1978) et Vanessa Bell (1879 - 1961) 29, et l’Université de Cambridge. Par moment, les choses tournèrent mal mais, à la fin, Keynes gagnait toujours. Ainsi, si en mai 1920, il était pratiquement ruiné; en décembre 1922, il avait déjà récupéré toutes ses pertes et enregistrait des plus-values à hauteur de £ 25 000 à 30 000 30, soit environ, de 1 369 000 à 1 643 000 euros de 2015. A nouveau, en 1928, la valeur de ses placements avait fondu de £ 44 000 à £ 7 815 31, mais en 1936, elle était revenue à £ 500 000 32. En 1937-1938, il enregistre de nouvelles pertes, réduisant sa fortune à £ 140 000 33.A son décès, le testament de Keynes fait apparaître une fortune de £ 479 529 34, soit environ 18 870 000 euros de 2015, dont environ £ 79 000 en oeuvres d’art et livres rares. Ses succès boursiers renforçaient aussi la crédibilité de ses analyses économiques car ils fournissait la preuve tangible qu’à tout le moins, Keynes avait bien compris le fonctionnement des marchés. L’aisance financière dont il bénéficiera toute sa vie en grande partie grâce à ses placements, outre qu’elle fera le bonheur de Lydia 35, lui garantira une totale indépendance intellectuelle et politique. Ainsi, pendant la seconde guerre mondiale, il travaillait au service du Trésor britannique sans rémunération car il ne faisait pas officiellement partie de l’administration. En conséquence, lorsqu’il a atteint l’âge de 60 ans, auquel, à l’époque, les fonctionnaires britanniques partaient à la retraite, il a pu continuer à travailler... gratuitement, comme auparavant. De même, à partir de 1920, il donnait ses cours à Cambridge bénévolement, n’étant plus payé, et ayant le statut de “supernumerary fellow without dividend”, ce qu’on pourrait traduire par “collaborateur volontaire surnuméraire” 36. Comme l’indique le tableau I.1 ci- 26 Qui peindra plusieurs portraits de Lydia (1919). Voir G. Keynes (1983), P. 197. 27 Voir R. Harrod (1951), pp 225 -226, 267 et 402. 28 Geoffrey Langdon Keynes (1887 - 1982) est le frère de Maynard. 29 Voir R. Skidelsky (2003), P. 273. 30 R. Skidelsky (2003), P. 274 ou R. Skidelsky (2010), P. 63. 31 R. Skidelsky (2010), P. 65. 32 Selon R. Skidelsky (2010), P. 73, la valeur de ses placements avait été multipliée par 23, alors que, en moyenne, la valeur des actions sur le marché américain avait triplé et que celle des actions anglaise n’a pas pratiquement pas changé. 33 R. Skidelsky (2010), P. 74. 34 R. Skidelsky (2003), P. 836. 35 Lydia Lopokova (1892 - 1981), plus tard Lady Keynes. Voir ci-dessous. 36 Voir R. Harrod (1951), P. 387. Contrairement à ce qu’on peut lire souvent, Keynes ne sera jamais Professeur à Cambridge. Ce titre est, en effet, une position privilégiée, réservée, au Chef du Service d’Economie politique. C’est Alfred M arshall (1842 - 1924) qui était “the Professor” entre 1883 et 1907. Lorsque Marshall part à la retraite, sa succession est assurée par le jeune et prometteur A. C. Pigou (1877 - 1959) qui occupera la charge CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 10 - dessous, Keynes tire l’essentiel de ses revenus de ses activités propres et de la gestion de son patrimoine, bien plus que de ses activités à Cambridge. TABLEAU I.1 : ORIGINE DES REVENUS DE KEYNES 37 (1908 - 1946, par année fiscale, en livres sterling) Années Revenus Totaux dont activités académiques Versements de Neville Keynes Total 1908 - 1909 200 115 180 380 1909 - 1910 595 580 110 705 1910 - 1911 595 575 135 730 1911 - 1912 664 623 105 769 1912 - 1913 815 726 95 910 1913 - 1914 906 741 85 991 1914 - 1915 992 702 80 1 072 1915 - 1916 1 214 358 65 1 279 1916 - 1917 1 303 248 55 1 358 1917 - 1918 1 390 275 1 390 1918 - 1919 1 802 324 1 802 1919 - 1920 5 156 3 819 5 156 1920 - 1921 3 935 3 324 3 935 1921 - 1922 3 794 2 786 3 794 1922 - 1923 5 929 4 950 5 929 1923 - 1924 4 414 1 177 4 414 1924 - 1925 5 963 1 403 5 963 1925 - 1926 5 523 1 690 5 523 jusqu’en 1948. C’est en 1907 que Keynes entre à Cambridge, en qualité de “Fellow” (ce qu’on peut traduire par “collaborateur”)... et son salaire (100 livres par an) est pris en charge par Pigou lui-même ! Lorsqu’on l’appelait “Monsieur le Professeur”, Keynes avait l’habitude de répondre “I do not enjoy suffering the indignity without the emoluments !” (Je n’apprécie pas de devoir supporter l’infamie sans en avoir les émoluments; voir R. Harrod (1951), P. 438). 37 JMKCW Vol XII, P. 2. Ses revenus des activités académiques comprennent le salaire en tant que fellow, les cours, les examens, la rémunération de la Royal Economic Society et sa rémunération en tant que Bursar (Administrateur) de King’s College. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 11 - Années Revenus Totaux dont activités académiques Versements de Neville Keynes Total 1926 - 1927 6 648 1 636 6 648 1927 - 1928 5 558 1 436 5 558 1928 - 1929 3 764 1 498 3 764 1929 - 1930 3 725 1 657 3 725 1930 - 1931 4 502 1 406 4 502 1931 - 1932 6 420 2 561 6 420 1932 - 1933 5 447 3 296 5 447 1933 - 1934 7 750 3 356 7 750 1934 - 1935 6 528 2 229 6 528 1935 - 1936 6 552 1 703 6 552 1936 - 1937 15 194 1 248 15 194 1937 - 1938 18 801 1 388 18 801 1938 - 1939 6 192 1 337 6 192 1939 - 1940 10 080 1 262 10 080 1940 - 1941 11 774 1 127 11 774 1941 - 1942 14 353 1 403 14 353 1942 - 1943 12 657 1 117 12 657 1943 - 1944 13 302 1 122 13 302 1944 - 1945 14 392 971 14 392 1945 - 1946 11 801 867 11 801 Dans ces conditions, il pouvait se permettre d’être féroce chaque fois qu’il l’estimait nécessaire, y compris avec son Chef de service, A. C. Pigou, dont il critique la vision économique sans ménagement dans la Théorie générale, ou même avec les puissants de ce monde. Ainsi, dans The Economic Consequences of the Peace, paru chez Macmillan en 1919, où il critique les réparations de guerre imposées à l’Allemagne par les alliés, il fera un portrait ravageur de Georges Clémenceau (1841 - 1929), Premier Ministre français, de Woodrow Wilson (1856 1924), Président des Etats-Unis, et de David Lloyd George (1863 - 1945), Premier Ministre CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 12 - britannique et membre, comme Keynes, du Parti Libéral 38. Ce livre lui vaudra de solides inimitiés, notamment, en France, où la Théorie générale ne recevra jamais beaucoup d’attention 39, et aux Etats-Unis où, lors des négociations que Keynes conduira pour le compte du gouvernement britannique, à la fin de la guerre, certains de ses interlocuteurs se souviendront encore de ce “Monsieur Keynes qui a dit tant de mal du Président Wilson...”. II. LYDIA Il y a ensuite, la douce Lydia Lopokova, la ballerine russe, interprète régulière des fées de ballets 40, qu’il rencontre en 1918 41 et qu’il épousera le 4 août 1925, de sorte qu’elle deviendra ainsi sa petite fée personnelle, dansante et virevoltante 42, candide et adorable. Parmi d’autres caractéristiques, la façon dont Lydia s’exprimait contribuait à la rendre irrésistible. Russophone à l’origine, elle a livré, contre la langue anglaise, de nombreuses batailles, qu’elle a souvent perdues. Maynard appelait sa version de l’anglais le “Lydia speak” (voir R. Skidelsky (2003) qui ajoute : “Her emphases, pronunciation and unerring choice of words and phrases were a constant joy”, pp. 358-359) 43. 38 Le portrait de D. Lloyd George est destructeur. Par loyauté, Keynes, qui avait travaillé sous ses ordres lors des négociations de Paris, le retirera du livre et le publiera séparément, en 1933, dans Essays in Biography (Macmillan). Voir R. Harrod (1951), pp. 255-256. 39 Voir R. Skidelsky (1992), P. 582. Il est vrai que les Français avaient trouvé dans la tradition colbertiste les raisons de certaines interventions de l’Etat et n’avaient donc pas grand besoin de la justification théorique que Keynes apportait. 40 Pour l’ensemble des rôles interprétés par Lydia Lopokova, voir J. Mackrell (2008), pp. 429 sq. 41 R. Skidelsky (2003), P. 215. 42 Le 17 février 1936, quelques jours après la publication de la Théorie générale, Lydia avait été éblouissante dans le rôle de Nora Helmer dans A Doll’s House; Virginia W oolf (1882- 1941) - qui ne l’aimait pas l’appelait l’écureuil. 43 Parmi ses mélanges les plus célèbres, les biographes citent le commentaire de Lydia après une visite à Lady Grey qui avait une magnifique collection d’oiseaux : “I had tea with Lady Grey. She has an ovary which she likes to show every one”. On ignore le terme précis qu’elle voulait utiliser, mais, en anglais, “ovary” signifie ovaire.... Dans le même registre, R. Harrod (1951, P. 364) ajoute “Her [Lydia’s] struggles with English were the source of much fun [...]. Her remark is remembered : I dislike being in the country in August, because my legs get so bitten by barristers“. A nouveau, on ignore ce qu’évoquait, pour elle, le terme “barristers”, probablement quelque sorte de moustique ou de taon. Quoi qu’il en soit, textuellement, sa phrase se traduit: “Je n’aime pas aller à la campagne en août, parce que mes jambes sont alors souvent piquées par des avocats” ! Un autre objet des mélanges linguistiques de Lydia sera Richard Kahn, le meilleur collaborateur de Keynes, ami de la famille et, comme nous le verrons plus loin, concepteur du multiplicateur de l’investissement, un outil majeur de l’analyse économique keynésienne. Pour éviter la confusion avec Richard Braithwaite (1900 - 1986), lui aussi dans l’entourage professionnel de Keynes, Lydia a pris l’habitude d’appeler Kahn “Alexander”, sans qu’on comprenne très bien la raison de ce choix, le second prénom de Kahn étant Ferdinand. Par la suite, les amis et les connaissances de Keynes sont suivi Lydia, et Kahn est devenu définitivement “Alexander”. Keynes lui-même a pris l’habitude, dans sa correspondance avec Kahn, d’utiliser la formule “Dear Alexander” ou, plus simplement, “Alexander”. Voir R. Skidelsky (2003), P. 512. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 13 - Par ailleurs, celle qui deviendra Lady Keynes avait une connaissance et une compréhension des phénomènes économiques qu’on pourrait qualifier d’infra-churchilliennes. Ainsi, en 1933, elle expliquait à ses amies ballerines : “Higher prices create more employment...” avant d’ajouter : “but ... I dont’t know why !” 44. Elle appliquait, cependant, de façon innée mais radicale, ce qu’elle croyait être les idées de Maynard sur la consommation. Ses ravages dans les boutiques londoniennes ou américaines étaient légendaires et faisaient, à la fois, la joie du responsable de la trésorerie et le cauchemar du gestionnaire du stock incapable de suivre cette forme particulière de “demande globale” qui émanait de Lydia. Ainsi, en 1951, elle écrivait à... Alexander - qui gérait le patrimoine légué par Keynes à son épouse - “I am going to London, must buy something, otherwise, there will be unemployment. [...]. Maynard always said Money’s for spending, it goes round and round” 45... Quoi qu’il en soit, partir de 1937, Lydia soignera Maynard, gravement malade, avec un dévouement sans limite. III. CARABOSSE Car il y a aussi, hélas, la méchante Carabosse qu’apparemment Florence 46 et Neville ont malencontreusement oublié d’inviter le jour de la naissance. Elle ne manquera de se venger. D’abord, elle affublera Maynard d’une santé chancelante qui le rendra fragile toute sa vie 47. Ses nombreuses maladies d’enfance semblent même ralentir sa croissance et sa prise de poids; Neville l’appelait “le gringalet” 48. Plus tard, malgré les efforts de Lydia - ou, plus exactement, grâce aux efforts de Lydia -, la mauvaise santé de Keynes limitera sa capacité de travail 49. Après la sortie de la Théorie générale - et probablement même bien avant, il commence à souffrir de douleurs cardiaques persistantes, qu’il prend pour du rhumatisme intercostal. Sur les conseils de son oncle maternel, Walter Langdon Brown, qui est médecin, il sera hospitalisé entre le 18 juin le 25 septembre 1936 dans un sanatorium privé, Ruthin Castle. Ses médecins estiment que les problèmes sont sérieux et remontent à 1931. Leur traitement ne donne, cependant, guère de résultats, et pour cause : Keynes est victime d’une bactérie streptocoque qui attaque la gorge et le coeur et qui nécessiterait le recours aux antibiotiques; hélas, à l’époque, ils n’existent pas 50. 44 R. Skidelsky (2003), P. 490. 45 R. Skidelsky (2003), P. 844. La réponse est R. Kahn sera “It seems to me that you are being somewhat premature in applying the ideas associated with the late Lord Keynes...” (Ibidem). Le taux de chômage de l’époque était, en effet, bien inférieur à ceux à l’origine de la réflexion de Keynes. 46 Florence Ada Brown (1861-1958) est la mère de Maynard. 47 Pour la liste des maladies dont il a souffert, voir R. Skidelsky (2003), P. 1007. 48 D. E. Moggridge (1992), P. 22 utilise le terme anglais “little shrimp”. 49 Pour ménager un coeur devenu trop fragile, le docteur d’origine hongroise Janos Plesch (1870 - 1950), qui soigne Keynes, a limité strictement le nombre d’heures qu’il peut consacrer au travail. M aynard, emporté par son tempérament, veut souvent travailler plus longtemps. C’est Lydia qui est chargée de faire respecter les limites; elle est intraitable, n’hésitant pas à mettre dehors les hauts responsables, Anglais ou étrangers, qui discutaient avec Maynard des questions d’importance mondiale. “Time, gentlemen !...” disait-elle. Voir R. Skidelsky (2003), pp. 560561 ainsi que R. Harrod (1951), P. 480. 50 Voir R. Skidelsky (2003), pp. 557-559. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 14 - A partir de février 1939, Janos Plesch, un “praticien” hongrois d’origine juive que Keynes définissait comme “à mi-chemin entre un génie et un charlatan” 51, lui prescrira du Prontosil, un nouveau médicament produit par Bayer 52, dont les effets sont plus satisfaisants, mais, fondamentalement, les problèmes cardiaques subsisteront. Il paraît probable que, précisément, la forte détérioration de son état de santé, à partir de 1936 contribue à expliquer que la Théorie générale ne sera pas suivie d’un autre ouvrage de politique économique, plus complet ou plus pratique. Les nombreuses discussions qu’il avait eues avec plusieurs collègues, amis et critiques avaient fait évolu l’appréciation que Keynes avait de son livre. Ainsi, dès août 1936, il écrivait à R. G. Hawtrey (1879 - 1975): “[...] I am thinking of producing in the course of the next year or so what might be called footnotes to my previous book, dealing with various criticisms and various points which want carrying further. Of course, in fact, the whole book wants re-writing and re-casting. But I am still not in a sufficiently changed state of mind as yet to be in a position to do that” 53. Les notes promises ne viendront jamais, et pas davantage la refonte du livre. Comme le notent très justement les auteurs des JMKCW : “[...] for Keynes suffered a severe heart attack in the early summer of 1937 and was never able to work at anything near his old pace until war came in 1939 - and then his energies were directed in other directions. How he would have revised the General Theory if he had remained in good health is impossible to guess. One can only be certain that he would have revised it” 54. Le diamant restera donc brut. Carabosse se vengera encore de deux autres façons. D’une part, le 15 août 1971, le président Nixon suspend - et, dans les faits, met fin à - la convertibilité du dollar en or. Ainsi, c’est le système mis au point en 1944 à Bretton Woods par Keynes et l’Américain Harry Dexter White, et auquel avaient adhéré 44 pays 55, qui s’effondre. Ce système portait le nom d’Etalon Echange Or (Gold Exchange Standard). Il était construit sur des taux de change fixes mais ajustables. Chaque monnaie était définie par rapport au dollar, aux parités reprises au tableau 1 ci-dessous; et le dollar était lui-même défini par rapport à l’or. Ainsi, une once d’or valait 35 dollars. Le système des taux de change fixes et ajustables basé sur le dollar s'écroule définitivement en mars 1973 avec l'adoption du régime de changes flottants, c'est-à-dire qu'ils s'établissent au jour le jour en fonction de l’offre et de la demande. Le 8 janvier 1976, les accords de la Jamaïque confirment officiellement l'abandon du rôle légal international de l'or. Il n'y a plus de système monétaire international organisé. L’héritage de Keynes et de White est définitivement dilapidé. Les changes flottants qui s’installent alors, et sont aujourd’hui encore d’application, possèdent évidemment leurs avantages, mais ils accroissent les risques de changes et ouvrent la porte aux dévaluations compétitives qui peuvent conduire à de véritables 51 R. Skidelsky (2003), P. 578. 52 R. Skidelsky (2003), P. 580. 53 JMKCW Vol. VII, P. xviii. 54 JMKCW Vol. VII, P. xviii. 55 Les accords sont signés le 22 juillet 1944. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 15 - “guerres des monnaies” 56. Comme si cela ne suffisait pas, en 1973-1974, Carabosse déclenche encore la crise pétrolière qui deviendra une crise économique - la plus grande depuis la mort de Keynes - qui contribuera beaucoup à retirer, au moins provisoirement, l’oeuvre de Keynes de l’avant-scène de la pensée économique. Les 16 et 17 octobre 1973, pendant la guerre du Kippour 57, les pays arabes membres de l'OPEP, alors réunis au Koweït, annoncent un embargo sur les livraisons de pétrole contre les États qui soutiennent Israël. Ils décident d’augmenter unilatéralement de 70 % le prix du baril de brut. Ils imposeront quelques jours plus tard une réduction mensuelle de 5 % de la production pétrolière et un embargo sur les livraisons de pétrole à destination des États-Unis et de l’Europe occidentale. La position des pays de l’Opep se trouve renforcée par l’impossibilité dans laquelle se trouvent les Etats-Unis, à l’époque, d’augmenter leur propre production pétrolière; celle-ci a atteint son maximum en 1971. Si l’embargo sera levé en mars 1974, le prix du pétrole passe d’environ 3 à 12 dollars le baril 58. Les effets sur les économies occidentales, habituées à fonctionner avec un pétrole bon marché, sont dévastateurs : les prix augmentent, les balances commerciales se détériorent, la production baisse et le chômage augmente de façon dramatique. IV. LE CERCLE FAMILIAL ET UNIVERSITAIRE John Maynard Keynes est né dans la demeure de ses parents située au 6, Harvey road à Cambridge. Il est le premier enfant d’une famille de l’intelligentsia libérale aisée et, surtout, cultivée et lettrée. Le père, Neville, a enseigné à Cambridge, notamment à Newnham, et à Oxford, avant de préférer une carrière plus sûre dans la haute administration de l’Université de Cambridge. Il est l’ami personnel d’Alfred Marshall, dont il relira et commentera les épreuves de l’oeuvre majeure, les Principles, parue chez Macmillan en 1890. Il est aussi l’ami du philosophe et logicien H. Sidgwick dont il a été l’étudiant à Cambridge. Neville Keynes est, luimême, l’auteur de plusieurs ouvrages de logique 59 et d’économique 60 d’une certaine importance considérés, à l’époque, comme des semi-classiques 61. La mère, Florence Ada Brown, est également universitaire : elle a fait ses études à Newnham, un college de Cambridge pour les femmes - à l’époque interdites d’accès aux colleges des hommes ! - où elle rencontrera Neville. Florence connaît suffisamment l’allemand pour aider Neville qui, lui, l’ignore complètement, 56 Pour améliorer la compétitivité de ses produits à court terme, un pays peut être tenté de dévaluer sa monnaie. Cela entraîne, en réaction, la dévaluation de la monnaie d’un autre pays qui tente ainsi de se protéger contre les effets de la première dévaluation,... 57 Le 6 octobre 1973, jour de la fête juive du Kippour, l’Egypte et la Syrie lancent une attaque surprise contre Israel. L’armée israelienne, d’abord en recul, parvient cependant assez rapidement à rétablir la situation, notamment en raison de l’aide militaire massive apportée par les Etats-Unis. 58 Selon le Ministre saoudien du Pétrole, le Cheikh Ahmed Zaki Yamani, ce sont les États-Unis eux-mêmes, qui souhaitaient la hausse des prix du pétrole, afin de rendre rentable l'exploitation des champs de pétrole non conventionnels situés sur le sol américain (Source : W ikipédia). 59 Studies and Exercises in Formal Logic; Macmillan, 1884. 60 Scope and Method of Political Economy; Macmillan, 1891. 61 Il est cité notamment par M. Blaug (1985), pp. 827. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 16 - dans l’analyse des textes économiques allemands dont il a besoin pour son Scope and Methods 62. C’est une femme active et politiquement engagée qui deviendra la première élue mayor de Cambridge, en 1932. Ainsi, Maynard naît de parents tous deux universitaires, ce qui, aujourd’hui encore, est loin d’être le cas le plus fréquent, et en 1883, était tout à fait exceptionnel. La soeur de Maynard, Margaret, “la chose”, épousera Archibald Hill (1886 - 1977) qui recevra le Prix Nobel de Médecine en 1922. Quant à son frère, Geoffrey Langdon, il épousera, en 1917, Margaret Darwin (1890 - 1974), petite-fille de Charles Darwin (1809 - 1882). Dans le cas de Keynes, le cercle familial est intimement lié à celui de sa formation; à vrai dire, c’est le même. Arrivant au King’s College de Cambridge, en 1902, après avoir étudié à Eton, Maynard Keynes retrouve le monde de Neville Keynes, où celui-ci a enseigné, avant d’y occuper des responsabilités administratives de haut niveau. Les amis et les collègues que Neville et Florence reçoivent à dîner au 6, Harvey Road, la maison que Neville a fait construire sur des terrains que l’Université avait dédiés au logement de ses jeunes enseignants accédant au mariage sont les professeurs ou les répétiteurs de Maynard. La probabilité, pour le jeune Maynard, de rencontrer le grand Alfred Marshall, le meilleur pédagogue de l’économie de son époque, dans le salon de ses parents est à peu près aussi élevée que celle de le rencontrer dans les couloirs de King’s College. Cambridge est, à l’époque, de loin le centre de la pensée économique en Angleterre. C’est là qu’enseignent Alfred Marshall ainsi que le jeune et prometteur A. C. Pigou, qui succédera à Marshall à la chaire d’Economie politique, portant le titre de Professeur 63. R. Skidelsky, quand il essaie de comprendre le secret de Keynes, écrit : “What was his secret ? Four qualities stand out. First, there was his desire and ability to connect economics with common sense. [...]. Secondly, Keynes’s writings struck a note of urgency. At a time when most economists reacted to the collapse of the older order with excuses for inaction, he always addressed the public with a plan to make things better. Thirdly he spoke with moral convinction : the conviction that the world could and should be made better by purposeful government action. Finally he spoke with authority : not just the authority of Alfred Marshall and Cambridge economics, but that of the author of the Economic Consequences of the Peace, who had seemingly sacrified a position at the heart of government to tell the truth” 64. 62 Florence engagera deux gouvernantes allemandes, les Fräulein Rotman et Hubbe, avec lesquelles la famille restera en contact même après leur retour en Allemagne, et qui donneront à Maynard une certaine connaissance de l’allemand. Voir R. Skidelsky (2003), P. 33. En mars 1904, Florence et Maynard Keynes rendront visite à Fräulein Rotman, entre temps mariée, en Allemagne (R. Skidelsky (2003), P. 78. 63 J. M . Keynes lui-même ne sera jamais Professeur. Il signe, d’ailleurs, très correctement ses ouvrages, dont la Théorie générale, par la note “By John Maynard Keynes, fellow of King’s College, Cambridge”. Neville avait l’habitude de préciser, à la fin de la préface “J. N. Keynes, 6, Harvey Road Cambridge”. 64 P. 469. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 17 - V. LE PARTI LIBERAL Quoiqu’il ait toujours refusé de se porter candidat lors des élections 65, Keynes est notoirement associé au Parti Libéral. C’est un ami personnel de H. Asquith (1852 - 1929), aussi connu sous le titre de Lord Oxford, et de son épouse Margot (1865 - 1945). H. Asquith sera Ministre de l’Intérieur (Home Secretary, 1892 - 1895), Ministre des Finances (Chancellor of the Exchequer, 1906 - 1908), et Premier Ministre libéral entre 1908 et 1916. Souvent en vif désaccord, dans un premier temps, avec D. Lloyd George, l’autre chef de file du parti libéral de l’époque, Keynes finira par soutenir le second quand, en 1926, Lloyd George défendra, contre l’avis d’un Asquith en fin de vie, les projets de grands travaux publics. Lloyd George sera Ministre des Finances (1908 - 1915), Ministre des Munitions (1915 - 1916), Secrétaire d’Etat à la Guerre (1916) et Premier Ministre (1916 - 1922). Keynes alimente inlassablement le Parti Libéral avec ses analyses chiffrées - souvent d’une qualité remarquable - et ses propositions; il participe régulièrement aux meetings électoraux des candidats libéraux, où il prend la parole et défend les idées du Parti ou, parfois, les siennes. Lorsque l’organe du Parti Libéral, The Nation, se trouvera en grande difficulté financière, en mars 1923, Keynes devient Président de son Conseil d’administration (Board of Directors), dans lequel il investit £ 12 500 de ses propres fonds 66. Enfin, devenu Pair du Royaume, sous le titre de Lord Keynes of Tilton 67, le 11 juin 1942 - ce qui faisait de Lydia, Lady Keynes - Keynes demandera à siéger, à la Chambre des Lords, dans les rangs des libéraux, et non pas parmi les indépendants comme cela avait été envisagé 68. Quand on lui demandait pourquoi il était libéral et non pas conservateur, Keynes avait l’habitude de raconter l’histoire suivante : “Let there be a village whose inhabitants were living in conditions of penury and distress; the typical conservative, when shown the village, said : ‘It is very distressing, but unfortunately, it cannot be helped’; the liberal said ‘something must be about this’. That’s why I am a liberal” 69. Ainsi, on peut classer Keynes parmi les libéraux “actifs”. C’est aussi un libéral “social”, conscient que la société doit évoluer vers plus d’égalité et vers une meilleure protection de tous contre les aléas de la vie. Par ailleurs, à partir de 1942, Keynes participe à la réflexion avec William Beveridge (1879 - 1963) en vue d’instaurer, après 65 Voir, à ce propos, R. Skidelsky (2003), pp. 328, 406-407 et 587. 66 Voir R. Skidelsky (2003), pp. 318-319. Les ventes de The Nation ne se redresseront pas, et Keynes devra ajouter £ 4000 avant que, en 1931, il fusionne avec l’autre organe de presse libéral The New Stateman. 67 Tilton est le lieu où Keynes avait acquis une large propriété agricole et où il résidait avec Lydia. Ayant fait des recherches généalogiques, Keynes a découvert que Tilton était aussi le lieu où s’étaient implantés ses premiers ancêtres, débarqués de Normandie avec Guillaume le Conquérant en 1066. W illiam de Cahagnes, le plus lointain ancestre connu des Keynes a combattu à la bataille d’Hastings (voir R. Skidelsky, P. 4). Voir aussi, les mémoires de G. Keynes (1983), P. 1. De Cahagnes fait référence au mot français “chêne”, et “Keynes” en est dérivé. 68 R. Skidelsky (2003), P. 642. 69 R. Harrod (1951), P. 192. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 18 - la guerre, un régime de sécurité sociale généralisée 70, tout en insistant sur la nécessaire prudence budgétaire car l’Angleterre sort très affaiblie de la seconde guerre mondiale. Il défendra le projet de Beveridge contre ses détracteurs. Ainsi, A. Rowse (1903 - 1997), membre du Labour Party a plaidé auprès de Keynes pour que celui-ci rejoigne le Labour : “It is my contention as it is my belief, that there is little or no divergence between what is implied by Labour policy and by Mr. Keynes... Rather than trying to charm Montagu Morgan, Keynes should put behind his ideas the interests of the Labour movement” 71 72. VI. LE CERCLE PHILOSOPHIQUE : LA CAMBRIDGE CONVERSAZIONE SOCIETY Dès son arrivée au King’s College de Cambridge, en octobre 1902, Maynard adhère à plusieurs sociétés de discussion qui sont courantes à l’époque 73. Son intelligence et ses qualités oratoires le font rapidement remarquer et il est sollicité pour devenir membre d’une société plus ancienne et plus exclusive, en principe, secrète, la Cambridge Conversazione Society, mieux connue comme “the Society” ou “the Apostles” d’après le nom donné à ses membres actifs (les “apôtres”), par opposition aux membres passifs (les “anges”). La Society a été fondée en 1820. Il s’agit d’un groupe philosophique constitué d’intellectuels de haut niveau animés par la recherche absolue de la vérité 74. C’est Lytton Strachey (1880 - 1932) 75 et Leonard Woolf (1880 1963) 76qui prendront les premiers contacts en vue de l’adhésion de Keynes à la Society, dont il deviendra membre le 28 février 1903. La Société comptait parmi ses membres, outre L. Strachey et L. Woolf, notamment, H. Sidgwick, B. Russell, G. E. Moore et R. Fry (1866 - 1934) 77. Les Apôtres se réunissaient en principe le samedi soir dans les locaux d’un des membres. Celui-ci lisait alors un texte qu’il proposait à la discussion, laquelle était généralement sans 70 Voir R. Skidelsky (2003), pp. 708 - 711. 71 Cité par R. Skidelsky (1992), P. 575. 72 Lors de l’élection du 14 novembre 1935, Keynes votera en faveur du Labour, pour la seule fois de sa vie. Voir R. Skidelsky (2003), P. 527. 73 Il s’agit, notamment, de l’Union, du Club Pitt et la Political Society. Voir D. E. Moggridge (1992), P. 55. 74 H. Sidgwick résumait comme suit l’esprit de la Société : “What we aimed at from a social point of view was a complete revision of human relations, political, moral and economic, in the light of science [...] unsparing reform of whatever, in the judgment of science, was pronounced to be not conducive to general happiness”. Il ajoutait : “There were no propositions so well established that an Apostle had not the right to deny or question if he did so sincerely.” Cités par D. E. Moggridge (1992), pp. 58-59. 75 Pour la petite histoire, L. Strachey est l’un des premiers amants de Keynes dont l’homosexualité, avant sa rencontre avec Lydia Lopokova, est connue. Voir, à ce propos, D. E. Moggridge (1992), P. 838. 76 Leonard W oolf est un écrivain et éditeur d’origine juive. Il épousera Virginia Stephen, qui devient, ainsi, Virginia W oolf, la célèbre écrivaine. Virginia est la soeur de Vanessa Stephen, l’artiste peintre mieux connue sous le nom de Vanessa Bell, du nom de son mari, Clive Bell (1881 - 1964). 77 Pour les autres membres, voir D. E. Moggridge, P. 66. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 19 - concession et pouvait être très critique 78. Les discussions de la Society constituaient de formidables exercices d’argumentation et de persuasion qui seront bien utiles à Keynes dans la suite de sa vie. En dehors de ce cercle, Keynes rencontrera aussi de nombreux scientifiques de renom mondial, dont A. Einstein (1879 - 1955), Prix Nobel de physique en 1921, auquel il rend visite à Berlin en 1926, puis à Princeton, en 1941. VII. LE CERCLE ARTISTIQUE : LE BLOOMSBURY GROUP Parallèlement à la Society, Keynes est membre d’un groupe d’amis qui, autour des deux soeurs Virgina (Stephen) Woolf et Vanessa (Stephen) Bell, se réunit régulièrement au 46, Gordon Square à Londres et qui est connu sous le nom de Bloomsbury group 79. Il s’agit, cette fois, surtout d’artistes : des peintres comme Vanessa Bell, Duncan Grant et R. Fry, ou des écrivains ou critiques d’art comme V. Woolf, L. Woolf 80, E. M. Forster (1879 - 1970) et L. Strachey. Le groupe était pacifiste 81, féministe et rejetait les traditions bourgeoises. Keynes a également de nombreux contacts avec des artistes et écrivains éminents qui ne sont pas membres du Bloomsbury Group. Ainsi, il rencontre D. H. Lawrence (1885 - 1930) à plusieurs reprises, notamment en 1915 82 et en 1925 83. Il a des contacts réguliers avec le dramaturge G. B. Shaw (1856 - 1950), Prix Nobel de Littérature en 1925. C’est, d’ailleurs, dans une lettre restée célèbre qu’il lui adresse le 1er janvier 1935 84 que Keynes fait la première allusion à la publication de la Théorie générale - qui, à ce moment-là, est sous relecture - et aux objectifs ambitieux qu’il assigne à ce livre. VIII. LE CAMBRIDGE CIRCUS Enfin, un cinquième groupe de contacts a joué un rôle essentiel dans le développement de la pensée et des idées de Keynes. Cette fois, c’est Keynes lui-même qui le met sur pied, peu 78 Voir D. E. Moggridge, pp. 66-67. 79 La BBC 2 a diffusé les 27 juillet et 3 et 10 août 2015 une série en 3 épisodes consacrée au Bloomsbury Group, dénommée Life in Squares. 80 Qui, à la demande de Keynes, sera l’éditeur littéraire du périodique libéral The Nation dont Keynes avait repris la présidence. R. Skidelsky (2003), P. 319. 81 Julian Bell (1908 - 1937), fils Vanessa et Clive Bell a, cependant, tenu à participer à la lutte contre le fascisme. Il s’engage dans la guerre d’Espagne en qualité de chauffeur d’ambulance, mais est tué le 18 juillet 1937. 82 Voir D. E. Moggridge (1992), P. 140, ainsi que R. Skidelsky (2003), P. 184. 83 Cependant, D. H. Lawrence n’appréciait guère Keynes. Voir D. Moggridge (1992), P. 116. 84 “[...]. To understand my state of mind, however, you have to know that I believe myself to be writing a book, which will largely revolutionise - not, I suppose, at once but in the course of the next ten years - the way the world thinks about economic problems. When my new theory has been duly assimilated and mixed with politics and feelings and passion, I can’t predict what the final upshot will be in its effects on action and affairs. But there will be a great change, and in particular, the Ricardian foundations of Marxism will be knocked away. [...] for myself, I don’t merely hope what I say, in my own mind, I’m quite sure.” JMKCW Vol XXVIII, P. 42. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 20 - après la publication du Traité de la monnaie 85, en 1930-1931 86. Ce groupe est composé des proches collaborateurs 87, tous dévoués à Keynes, tous économistes de très grande valeur : R. Kahn (“Alexander”), A. Robinson, J. Robinson 88, P. Sraffa et J. Meade (1907 - 1995, Prix Nobel d’Economie en 1977 ). C’est au sein de cette Dream team que, petit à petit, les idées de la révolution keynésienne et, singulièrement, celles la Théorie générale prendront forme et seront discutées 89. L’apport de R. Kahn, notamment, est essentiel. Outre qu’il est le père du fameux multiplicateur de l’investissement 90, il était particulièrement doué en mathématique de sorte que Keynes, qui avait une grande confiance en lui, lui laissait la plupart des développements algébriques et se concentrait sur les idées qu’il souhaitait faire progresser. Comme Keynes avant lui, Kahn sera fait Lord, le 6 juillet 1965. Dépassant, sur ce point-là, Keynes, Kahn sera Professeur à partir d’octobre 1951. IX. LE PLAN DE TABLE DE FLORENCE KEYNES On peut, pour illustrer le milieu dans lequel vivait Keynes, imaginer que Florence Keynes a invité quelques amis pour dîner pour le nouvel an, dans le grand salon du 6, Harvey Road. Voici comment elle envisage de dresser le plan de table. A centre, Madame Florence Keynes, Maire de Cambridge, avec, à sa droite, son époux, John Neville Keynes, ancien Chargé de cours, et Directeur d’Administration à Cambridge. 85 The Treatise on Money, Macmillan 1930. Il s’agit du livre qui précède directement la Théorie générale. 86 ‘ [...] a “circus’ of young Cambridge economists who began meeting soon after the publication of the Treatise to discuss and dissect its two volumes. It was the discussions within this group, retailed to him [Keynes] by Richard Kahn, that provided the basis for the first transitional stage between the Treatise and the General Theory.” JMKCW Vol. VII, P. XVI. Une note sur le Circus et les documents le concernant est reprise dans JMKCW , Vol XIII, pp. 337 à 342. J. M eade rapporte comme suit l’impression qu’il a gardée de ces travaux : “From the point of view of a humble mortal like myself Keynes seemed to play the role of God in a morality play; he dominated the play but rarely appeared himself on the stage. Kahn was the messenger angel who brought messages and problems from Keynes to the ‘Circus’ and who went back to heaven with the result of our deliberations.” (Ibidem, P. 339). 87 On participe aux travaux du Circus uniquement sur invitation. Keynes lui-même n’était pas présent. Il semble que quelques rares étudiants, parmi les plus doués, aient été invités à l’une ou l’autre occasion, mais, en l’absence de procès-verbaux ou de notes écrites, on ignore leurs noms. D. Robertson a été présent à une seule occasion et a, pour la suite, décliné l’invitation. A. C. Pigou n’a jamais été invité. Voir JMKCW Vol XIII, P. 338. 88 J. Robinson est née Joan Maurice; elle épouse Austin Robinson en 1926. Elle est la seule femme à avoir, à plusieurs reprises, été citée comme possible Prix Nobel d’Economie; elle ne l’obtiendra, cependant, jamais. 89 Voir, à ce propos, R. Kahn : The making of the General Theory, Cambridge University Press, 1984, en particulier, le pp. 105 à 111 et 112 à 118. 90 Selon J. M. Daniel (2010), pp. 276-277, Kahn se serait inspiré des travaux de N. Johannsen (1903) et de A. Lowe (1931). Ce qui est certain, c’est que dans le numéro de juin 1931 (pp. 173-198) de l’Economic Journal paraît un article de R. Kahn intitulé “The Relation of Home Investment to Unemplyment” où, pour, la première fois, est exposé le principe du multiplicateur dans le sens où on l’entend encore aujourd’hui. Comme le note R. Skidelskky (1922), P. 594 : “At the time, no one who mattered in economics or public life in Britain or the United States had heard of Kalecki, but everyone had heard of Keynes. Similarly it was Kahn’s multiplier, not Johansson’s or Hawtrey’s or Giblin’s, which became the influential policy tool.”. Le terme “multiplicateur” est dû à Keynes luimême, Kahn parlant, plutôt, du “ratio entre l’investissement primaire et l’investissement induit”. CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAM BRIDGE - 21 - A gauche de Florence, Winston Churchill, Premier Ministre et son épouse, Lady Clementine. A gauche de Lady Clementine, le fils cadet de Florence, le Chevalier Geoffrey Langdon Keynes, chirurgien de grande réputation, et Vice-Air Marshall ainsi que son épouse, Margaret Darwin (petite-fille de Charles Darwin). A gauche de Margaret Darwin, Lord Richard Kahn, économiste mondialement célèbre, Professeur à Cambridge, collaborateur et ami de Maynard. A droite de Neville, Herbert Asquith, Lord Oxford, ancien Premier Ministre et son épouse Lady Emma Margaret, à laquelle Maynard est très attaché. A droite des Asquith, Virgina Woolf, romancière mondialement célèbre (son époux, Leonard Woolf, ami de Maynard, avait également été invité, mais il est souffrant). A droite de Virginia Woolf, Daniel Macmillan, propriétaire et dirigeant de la prestigieuse maison d’édition londonienne qui porte son nom et qui a publié la plupart des livres de Maynard, et ami de jeunesse de celui-ci; frère de Harold Macmillan, Premier Ministre. A droite de Daniel Macmillan, John Hicks, économiste de renom, auteur du célèbre modèle “ISLM”, Prix Nobel d’Economie. En face de Florence, son fils aîné, John Maynard Keynes, Lord Tilton, l’économiste le plus célèbre du monde, enseignant l’économie à Cambridge, Délégué plénipotentiaire du Gouvernement de Sa Majesté pour les négociations avec les Etats-Unis, ainsi que son épouse, Lady Lydia (en face de Neville), ballerine-étoile de la troupe Diaghelev. A droite de Maynard, Alfred Marshall, Professeur à Cambridge et auteur du manuel d’économie le plus utilisé au monde, ami de la famille, ainsi que son épouse, Mary Paley (Mary à côté de Maynard qui a beaucoup d’affection pour elle). A droite d’Alfred Marshall, George Bernard Shaw, dramaturge, Prix Nobel de Littérature. A droite de Shaw, James Meade, collaborateur de Maynard, Prix Nobel d’Economie. A droite de James Meade, Vanessa Bell, artiste-peintre de renom et amie de Maynard. A gauche de Lydia, David Lloyd George, Comte de Dwyfor, ancien Premier Ministre. A gauche de Lloyd George, Margaret Keynes, la fille de Florence, et son époux Archibald Hill, Prix Nobel de Médecine. A gauche des Hill, Bertrand Russell, philosophe et mathématicien mondialement connu. A gauche de Bertrand Rusell, Pablo Picasso, peintre de réputation mondiale (il termine le portrait de Lady Lydia). Albert Einstein, qui avait également été invité, a fait savoir par cable qu’il ne pouvait quitter Princeton, mais souhaitait à tous et à toutes une heureuse année nouvelle... Une telle assemblée aurait été possible, car toutes ces personnes ont côtoyé Keynes, seule la chronologie est irréaliste; le temps a été écrasé. , CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR Indeed it [the economic system]seems capable of remaining in chronic condition of sub-normal activity for a considerable period without any marked tendency either towards recovery or towards complete collapse. Moreover, the evidence indicates that full, or even approximately full, employment is of rare and short-lived occurrence. J. M . Keynes, General Theory of Employment, Interest and Money (1936), P. 249. C’est baignant quotidiennement dans ces 5 cercles privilégiés et nourrit par leurs apports et leurs stimuli que Keynes élaborera, par étapes successives, sa pensée économique, avec, en point d’orgue provisoire, devenu, hélas, définitif, la Théorie générale. La volonté de Keynes est de “faire le bien” pour la société autour de lui. Elle est inspirée des travaux du philosophe G. E. Moore, auxquels Keynes voudra donner un aspect plus concret (voir I). Sa philosophie économique, qui devra le keynésianisme, est le fruit de son attitude face à un constat fondateur : la montée du chômage en Grande-Bretagne - et ailleurs dans le monde à la suite de la crise économique et, surtout, sa persistance à des niveaux anormalement élevés que les mécanismes d’ajustement mentionnés par la théorie classique ne parviennent manifestement pas à entraver (voir II). I. UNE PHILOSOPHIE I.1. L’ECONOMIE DE MARCHE L’homme qui commence cette réflexion en 1913 est donc, d’abord, un libéral et son souci premier est de maintenir l’économie de marché, qu’il estime menacée, à la fois, par le percée du communisme en URSS 91 ou, plus tard, du schachtisme en Allemagne, mais aussi par l’inefficacité propre à l’économie de marché elle-même, à ce moment-là. “I bring in the state; I abandon laissez-faire, not enthusiastically, not from contempt of that good old doctrine, but because, whether we like it or not, the conditions of its success have disappeared” 92. 91 Keynes visitera l’URSS en septembre 1925 et en septembre 1936. Il rendra notamment visite à la famille de Lydia qui vit à Léningrad dans des conditions de grande pauvreté. Voir R. Skidelsky (2003), pp. 357 & 545. Lydia rendra encore visite à sa famille en 1932 (elle apporte, notamment, des vêtements). La description qu’elle fait, à son retour, des conditions de vie là-bas est très préoccupante : “She [Lydia] was depressed to find her mother and sister sharing a tiny flat with her sister’s ex-husband, forcing her mother into 7 years of waiting in a chair at night for the ex-husband to leave” (R. Skidelsky (2003), P. 505. Voir aussi J. Mackrell (2008) P. 331. Aux conditions matérielles éprouvantes s’ajoute la terreur imposée par le stalinisme (R. Skidelsky (2003), P. 505). Keynes fera parvenir régulièrement, dans la mesure du possible, de l’argent et des vêtements à la famille de Lydia. Via leurs relations avec l’ambassadeur d’URSS à Londres, Ivan Maisky (1884 - 1975), Keynes et Lydia tenteront, en vain, de faire venir en Angleterre Fedor et Andrei, les frères de Lydia, eux aussi danceurs de ballets. Lydia recevra d’ailleurs le “conseil” de garder strictement privés ses commentaires sur l’URSS, sous peine de représailles pour la famille (Ibidem). La mère de Lydia, née Constanza Karlovna Douglas, dite “Karlusha” (1860 - 1942), mourra probablement de la faim, comme 1 000 000 d’autres civils, dans Leningrad alors assiégée par les Allemands. Voir P. Hill & R. Keynes (1989), P. 348. 92 R. Harrod (1951), P. 348. CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 23 - Son appréciation de l’oeuvre de Marx est extrêmement négative. Dans une lettre qu’il adresse à G. B. Shaw, le 2 décembre 1934, il écrit : “My feelings about Das Kapital are the same as my feelings about the Koran. I know that it is historically important and I know that many people, not all of whom are idiots, find it a Rock of Ages and containing inspiration. Yet when I look into it ? it is to me inexplicable that it can have this effect. Its dreary, out-of-date, academic controversialising seems so extraordinary unsuitable as material for the purpose. [...].But whatever the sociological value of Das Kapital, I am sure that its contemporary economic value (apart from occasional but unconstructive and discontinuous flashes of insight) is nil.” 93. Keynes est aussi un intellectuel, persuadé que le monde fonctionnerait mieux s’il était conduit avec intelligence en utilisant pleinement toute la connaissance dont on dispose. C’est donc un technocrate ou, plus exactement, un “intellectocrate” qui ne cessera d’alimenter le parti libéral et tous les gouvernements de son pays, ainsi que ses alliés, d’idées novatrices qui doivent permettre de résoudre ou d’alléger les problèmes auxquels la société de l’époque se trouve confrontée. I.2. G. E. MOORE Mais surtout, Keynes a une philosophie qu’il a héritée de H. Sidgwick et de G. E. Moore, deux Apôtres de la Society. Moore a publié en 1903 Principia Ethica 94, dans lequel il s’interroge, classiquement, sur ce qu’est le bien, et sur comment faire le bien et donc vivre une vie convenable 95. Ses conclusions soient assez décevantes : le bien est un concept indéfinissable. Si Keynes est d’abord très attaché aux idées et à la personnalité de Moore, il s’en éloignera ensuite, notamment parce que le Moorisme ne dit rien sur la notion de devoir 96. Ainsi, progressivement, Keynes recherchera non plus ce qui est le bien, mais plutôt comment faire le bien autour de lui, ce qu’il considérera comme son devoir 97. Dans l’esprit de Keynes, ses recherches en économie constituent une tentative de mettre ses connaissances au service de ses contemporains, notamment, pour rétablir le bon fonctionnement d’une économie de marché à laquelle il est fondamental attaché et contribuer, ainsi, au bien-être des gens, en leur évitant les drames du communisme ou d’autres systèmes totalitaires et génocidaires. En effet, comme le note R. Skidelsky (2010), “Keynes made the common sense judgment that is is easier for the people to be good - in the sense that he and Moore thought of good - if they have a certain level of material comfort. In this way, economic and political action to improve material conditions could be accomodated within Moore’s doctrine. [...]. A follower of 93 JMKCW Vol XXVIII, P. 38. 94 Cambridge University Press, 1903. 95 En anglais “a good life”. 96 C’est dans “My Early Beliefs”, un ouvrage écrit avant 1938 dont les idées sont présentées à un groupe d’amis à Tilton, le 11 septembre 1938, que celui-ci prend manifestement ses distances à l’égard de Moore. Dans son testament, Keynes a explicitement demandé que l’ouvrage soit publié, ce qui sera fait en 1949 (pp. 75 à 104). Voir D. Moggridge (1992), pp. 116 à 121. 97 Voir D. Moggridge (1992), P. 122. CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 24 - Moore might also interest himself, without contradiction, in raising standards of education and health, isofar that these improve the knowledge, sensibility and comeliness of the population” 98. Dans un ouvrage qu’ils consacrent à J. Robinson, N. Aslanbeigui & G. Oakes résument remarquablement bien l’état d’esprit de Keynes : “Both before and after the General Theory, Keynes conceived economics as a moral science in the sense in which Marshall and Pigou understood this concept. [...]. Its purpose was to advance human welfare by solving real economic problems. This meant that the chief desideratum in economics cannot be the methods. If the bedrock of economic science were constituted by methodological principles, economic theory would be reduced to a sterile intellectual game. In making theoretical assumptions, the decisive criterion was ethical and political : What premises were required to adress the most serious and persistent problems of the time ? For Keynes economics remained political economy : an investigation of the economic conditions on which policies for enhancing human well-being can be pursued with the best prospect of success. Given the contingencies of human affairs, these conditions can be expected to change. It follows that economic theory as a universal set of doctrines that remained valid at all times and under all circumstances was out of question. [...], in these respects, The General Theory remained a Marshallian text. Its purpose was to construct a new engine of discovery and analysis that would improve human life” 99. Vu ses nombreux centres d’intérêt et activités en dehors du monde académique - la haute administration, le journalisme, la banque, la finance et même l’agriculture et l’élevage - il est intéressant de considérer, comme R. Skidelsky (2010) 100 : “[...], given his other interests, he [Keynes] might be seen as the most brilliant non-economist who ever applied himself to the study of economics. In this lay both his greatness and his vulnerability”. Ou encore : “In my biography of Keynes, I called him an ‘unusual economist’. I would now go further. Deep down, he was not an economist at all. Of course, he could ‘do’ economics - and with the best. He put on the mask of an economist to gain authority, just as he put on dark suits and homburgs for life in the City. But he did not believe in the system of ideas by which economists lived, and still live; he did not worship at the temple; he was a heretic who learned how to play the game” 101. Le propos de Skidelsky est probablement excessif : que Keynes ait été un économiste différent est exact, qu’il ne croyait pas dans le système d’idées des économistes de son époque est une évidence, mais l’objet de sa réflexion est incontestablement le fonctionnement de l’économie dans son sens le plus direct; de ce point de vue, il est un économiste, même s’il n’était pas uniquement un économiste et même si, en tant qu’économiste, sa pensée et ses méthodes de travail pouvaient être radicalement différentes de celles de ses prédécesseurs, de ses contemporains, et de ses successeurs. Le devoir que Keynes s’assigne a lui-même est manifestement de nature économique 98 P. 135. 99 N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), Pp. 217-218. 100 P. 55. 101 R. Skidelsky (2010), P. 59. CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 25 - I.3. E. BURKE Ses positions sociales sont certainement moins réformatrices. Keynes n’est pas un marxiste, et son éducation dans un famille d’intellectuels libéraux et fortunés ne le prédispose guère à un activiste d’extrême gauche. Cependant, Keynes est conscient de la nécessaire évolution de la société vers plus d’égalité. A la fin de la guerre, il soutiendra le plan de William Beveridge visant la mise en place d’une sécurité sociale obligatoire et généralisée, même s’il reste plus prudent sur ses aspects budgétaires. Keynes ne soutient pas la doctrine d’Edmund Burke (1729 - 1797) sur la non-immixtion de l’Etat en matière de propriété et sur la caractère inévitable et souhaitable de l’inégalité de sa répartition 102. Quant à l’argument du philosophe, selon lequel les pauvres ont tellement plus nombreux que les riches que toute tentative vers une plus grande égalisation ne ferait qu’une faible différence pour les pauvres tout en ayant un effet dramatique pour les riches, Keynes le réfute explicitement : “This argument undoubtedly carries very great weight... but its validity is very muchy less when it is directed against any attempt whatever to influence the channels in which wealth flows or to regulate either its management or its distribution” 103. Dans ses ouvrages et dans ses discours, pourtant nombreux et féconds, Keynes n’aborde pas la question de l’environnement. Il y a, à cela, une raison simple : comme le mot “unemployment” n’existait pas, dans le dictionnaire, avant Alfred Marshall, les préoccupations relatives à l’environnement n’existaient pas dans la période pendant laquelle Keynes a vécu. Le mot “environnement” lui-même, dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, était inconnu. Par ailleurs, la répétition des guerres - trois dans l’espace des 62 ans que couvre sa vie - et des crises économiques et l’apparition de dictatures détestables auraient sans doute attiré Keynes vers des sujets plus immédiats. Il est évidemment périlleux de retracer ce que serait aujourd’hui, dans un contexte tellement différent, l’attitude de Keynes. Le plus sage est probablement d’y renoncer, ou alors se limiter à une intuition sans portée historique. Ainsi, on peut penser que Keynes aimait trop la nature, lui qui s’est installé avec Lydia à Tilton 104, une grande propriété agricole dans le Sussex, et y a développé une réelle activité d’élevage et de production, pour être insensible au destin de la nature. Il était trop proche de arts et de la beauté pour oublier qu’il faut aussi préserver celle - unique - de notre environnement. A côté de Moore, J. M. Keynes a également été influencé par la doctrine du philosophe et homme politique irlandais Edmund Burke. Dans un document qu’il rédige, probablement, entre 1904 et 1905 105, Keynes analyse la doctrine politique de Burke. Il en tire plusieurs conclusions importantes. D’une façon générale “the happiness of the community (i)s the sole and ultimate end of government” 106. De là, il tire trois lignes directrices pour sa propre vision de la politique : “a preference for peace over truth, a timidity in introducing present evil for the sake of future 102 Voir D. Moggridge (1992), P. 125. 103 D. Moggridge (1992), P. 126. 104 Tilton était, par ailleurs, le lieu où s’étaient implantés ses premiers ancêtres. C’est aussi à Tilton que Keynes fera référence dans le titre de Lord qui lui a été attribué : John Maynard Keynes, Lord of Tilton. 105 Voir D. Moggridge (1992), P. 124. 106 Cité par D. Moggridge (1992), P. 125. CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 26 - benefits and a disbelief in men’s [normally] acting rightly... because they have judged to so act” 107. Sur le deuxième point - le plus intéressant pour ce qui nous concerne - Keynes ajoute : “Our power of prediction is so slight, our knowledge of the remote consequences so uncertain that it is seldom wise to sacrifice a present benefit for the doubtful advantage of the future. Burke held and held rightly, that it can seldom ve right to sacrifice the well-being of a nation for a generation, to plunge whole communities into distress or to destroy a beneficent institution for the sake of a supposed millennium in the comparatively remote future. We can never know enough to make a chance worth taking, and the fact that cataclysms in the past have sometimes inaugurated lasting benefits is no argument for cataclysms in general” 108. Certes, ces affirmations doivent être comprises dans le contexte d’une société régulièrement en guerre, confrontée aux bruits de révolutions violentes qui se produisent dans d’autres pays européens, et probablement menacée, a moyenne échéance, d’une ou même de plusieurs nouvelles guerres - c’est probablement dans ce sens, par exemple, qu’il utilise le mot “cataclysme” - et ne peuvent, à l’évidence, être transposées telles quelles aux débats actuels sur la préservation de l’environnement. Mais, pour le surplus, l’argument est important et peut être mis en relation avec ses préoccupations économiques pour le court terme. I.4. COURT TERME - LONG TERME On retrouve alors la fameuse expression de Keynes à propos du long terme, citée si souvent mais rarement de façon complète : “The long run is a misleading guide to current affairs. In the long run we are all dead. Economists set themselves too easy, too useless a task, if in tempestuous seasons they can only tell us, that when the storm is long past, the ocean is flat again” - qu’il ne faut pas voir comme une simple boutade, mais, au contraire, comme un élément essentiel de sa vision de l’économie. Privilégier l’action à court terme, c’est d’abord refuser l’inertie. C’est aussi éviter que les problèmes s’incrustent dans le long terme, car l’expérience indique, par exemple en matière d’emploi et de chômage, que les problèmes ne se résolvent pas seuls, ou alors cela peut prendre très longtemps, plusieurs décennies, par exemple. La dernière phrase est aussi importante que la première car elle précise ce que Keynes considère comme sa mission - et la mission des économistes - résoudre les problèmes au moment où ils se présentent, et non pas se contenter qu’ils disparaissent seuls car alors, comme dans une tempête, les dégâts ont déjà été opérés... De plus, la première partie de l’expression est elle aussi, essentielle : “The long run is a misleading guide to current affaires...”; Keynes traite donc explicitement d’affaires “courantes” ou d’affaires “actuelles”, ce que, dans le contexte économique de la réflexion keynésienne, on peut logiquement interpréter comme des affaires “conjoncturelles”. Ainsi, son choix du court terme ne s’applique manifestement pas, par exemple, à la conservation de l’environnement, qui ne constitue ni une affaire “courante” ni une affaire “conjoncturelle”. 107 Ibidem. 108 Ibidem. CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 27 - Ainsi, on retrouve chez Keynes trois arguments en faveur de l’action énergique de court terme. En premier lieu, il considère que, précisément, le devoir des économistes consiste à améliorer le bien-être de la société au moment où celle-ci rencontre certains problèmes. Compter sur le temps pour résoudre ce problème est, en quelque sorte, à la fois, trop facile et sans effet sur les souffrances du moment. En deuxième lieu, l’impossibilité dans laquelle on se trouve de calculer exactement - ou, dans l’esprit de Keynes, même approximativement - les conséquences futures de nos décisions actuelles l’incite à privilégier le bien-être actuel et donc certain par rapport à un bien-être, éventuel, dont on ne connaît même pas la probabilité de la survenance. Enfin, du point de vue plus économique, Keynes doute de l’efficacité des mécanismes d’ajustement de la théorie économique. En conséquence, le temps seul ne résout généralement pas les problèmes, et la meilleure façon de les résoudre à long terme est de les attaquer de façon décidée à court terme. Ce faisant, Keynes rejette la vision doloriste de l’économie, comme processus sacré d’adaptation par les forces du marché, et la souffrance, au moins transitoire, qu’il implique et qu’il faut accepter, sous la forme de chômage ou de revenus réduits, comme le prix de la rédemption. Ainsi, on peut retenir la conclusion de R. Skidelsky (2003) : “Keynes was an applied economist who turned to inventing theory because the theory he had inherited could not properly explain what was happening. Like the other Cambridge economists of this day, he was drawn to economics chiefly by the prospect it held out of making the world better” 109. II. UN CONSTAT FONDATEUR Au-delà de ses convictions sociales ou politiques, c’est une constatation économique qui décidera Keynes à remettre en cause le bien-fondé de la théorie dominante à l’époque : Entre janvier 1931 et mai 1933, le chômage est resté au-dessus des 20 % de la population active assurée 110 en Grande Bretagne. Aux Etats-Unis, le chômage représentait 25 % de la population, soit 13 millions de personnes, et, en Allemagne, il concernait 6 millions de personnes 111. Lorsque le mot “unemployment” apparaît, pour la première fois, dans l’Oxford English Dictionary en 1888 112, Keynes a 5 ans. Alors que le taux habituel de chômage est d’environ 3 à 5 %, celui-ci monte brusquement à plus de 16 % en 1921, et ne reviendra plus en-dessous des 10 % (9.7 %, exactement en 1927), mais, au contraire, augmentera encore au-delà des 15 % et même des 20 % entre 1931 et 1935. Ce n’est qu’à l’approche de la guerre, que ce taux descendra sensiblement, pour des reaisons évidentes (voir tableau II.1). 109 P. 455. 110 R. Skidelsky (2003), P. 488. 111 R. Skidelsky (2010), P. 65. 112 Voir R. Skidelsky (2003), P. 27. Selon D. E. Moggridge (1992), P. 88, c’est Alfred M arshall qui introduit ce mot dans la langue anglaise, en 1887, dans les réponses qu’il fournit à une série de questions de la Royal Commission of the Values of Gold and Silver. Le fait est repris dans les Official Papers by Alfred Marshall édités par J. M. Keynes (Macmillan), en 1926, à la page 93. CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 28 - TABLEAU II.1. TAUX DE CHOMAGE AU ROYAUME-UNI (1920 - 1940, % de la population assurée) Taux Taux 1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930 3.9 16.9 14.3 11.7 10.3 11.3 12.5 9.7 10.8 10.4 16.0 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940 21.3 22.1 19.9 16.7 15.5 13.1 10.8 12.9 9.3 6.0 Source : Government Statistical Office La vie de Keynes est donc marquée par ce phénomène, et il restera préoccupé avant toute autre chose par la lutte contre le chômage, qui, dans les circonstance qu’il connaît est plus importante, pour lui, que la lutte contre l’inflation. C’est ce que R. Skidelsky confirme en ces termes : “It was the persistence of high unemployment which alerted him [Keynes] to the possibility that the costs of deflation might be more than transitional” 113. Les taux de chômage enregistrés à l’époque où Keynes construit, progressivement, sa réflexion, peuvent être comparés à ceux que l’Union européenne ou certains autres pays de l’OCDE connaissent depuis la crise de 2008. TABLEAU II.2 : TAUX DE CHOMAGE DANS LES PRINCIPAUX PAYS DE L’UNION EUROPEENNE, DE LA ZONE EURO (19 PAYS) ET DE L’OCDE (2005 - 2014, %) 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 UE 9.0 8.2 7.2 7.0 9.0 9.6 9.7 10.5 10.9 10.2 ZE 9.1 8.4 7.5 7.6 9.6 10.2 10.2 11.4 12.0 11.6 B 8.5 8.3 7.5 7.0 7.9 8.3 7.2 7.6 8.4 8.5 D 11.2 10.1 8.5 7.4 7.6 7.0 5.8 5.4 5.2 5.0 Esp 9.2 8.5 8.2 11.3 17.9 19.9 21.4 24.8 26.1 24.5 Irl 4.4 4.5 4.7 6.4 12.0 13.9 14.7 14.7 13.1 11.3 Gre 10.0 9.0 8.4 7.8 9.6 12.7 17.9 24.5 27.5 26.5 Fra 8.9 8.8 8.0 7.4 9.1 9.3 9.2 9.8 10.3 10.3 Ita 7.7 6.8 6.1 6.7 7.7 8.4 8.4 10.7 12.1 12.7 Lux 4.6 4.6 4.2 4.9 5.1 4.6 4.8 5.1 5.9 6.0 113 R. Skidelsky (2003), P. 317. Ceci ne veut, cependant, pas dire que Keynes est, en général, partisan de l’inflation, voir, notamment, ci-dessous, ses propositions pour éviter l’inflation en cas de guerre reprises dans How to pay for the War (1940). CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 29 - 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 NL 5.9 5.0 4.2 3.7 4.4 5.0 5.0 5.8 7.3 7.4 Por 8.8 8.9 9.1 8.8 10.7 12.0 12.9 15.8 16.4 14.1 Sue 7.7 7.1 6.1 6.2 8.3 8.6 7.8 8.0 8.0 7.9 UK 4.8 5.4 5.3 5.6 7.6 7.8 8.1 7.9 7.6 6.1 USA 5.1 4.6 4.6 5.8 9.3 9.6 8.9 8.1 7.4 6.2 Jap 4.4 4.1 3.8 4.0 5.1 5.0 4.6 4.3 4.0 3.6 Source : Eurostat Sans surprise, la dispersion est plus forte dans une zone large comme l’Union européenne ou l’OCDE, de sorte que des situations variées peuvent apparaître. Néanmoins, un certain nombre de constats émergent au-delà même de la dispersion. Ainsi, quelque sept ans après l’émergence de la crise (que nous situerons, pour la simplicité, en 2007), dans la plupart des pays repris au tableau II.2, le taux de chômage est resté sensiblement plus élevé qu’en 2007, ou encore qu’en 2005, année d’avant la crise, qui peut être considéré comme peu favorable. Seuls trois pays échappent, partiellement ou totalement, à cette observation : la Belgique (niveau de 2014 égal au niveau de 2005, mais plus élevé que celui de 2007), l’Allemagne qui tire pleinement profit de la protection que lui offrent les taux de change fixes (en fait, l’absence de taux de change à l’intérieur de la zone Euro), et le Japon. En revanche, l’augmentation du chômage subsiste à l’horizon de sept années dans des pays tels l’Espagne, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, le Royaume-Uni et les EtatsUnis, ainsi que la moyenne de la zone Euro et de l’Union européenne. Si, derrière les taux - dont, on peut, par ailleurs se demander si la méthode de calcul est réellement constante dans le temps - on s’intéresse aux personnes, on aboutit au constat que le nombre officiel de chômeurs dans la zone Euro (19 pays) qui est passé de 13.4 millions en 2005 à 11.7 millions en 2007, atteint, en 2014 , 18.6 millions. L’Union, passe, pendant les périodes correspondantes, de 20.9 à 17.0 puis à 24.8 millions de chômeurs. En conclusion, les mécanismes qui, à l’époque de Keynes, empêchaient un ajustement rapide du marché du travail, semblent, aujourd’hui encore, manifestement à l’oeuvre. Ce phénomène s’observe d’ailleurs sur une période beaucoup plus longue. En Belgique, selon les statistiques longues de la Banque Nationale, établies selon une méthodologie propre, le taux de chômage qui, à la suite de la crise de 1974, passe de 2.6 % en 1973 à 8.0 % en 1978, n’est plus jamais descendu en-dessous de ce seuil et est même resté, de façon quasiment continue au-dessus des 10 %. Cette situation semble bien correspondre, au moins en apparence, à ce qui constitue un point essentiel de l’approche keynésienne : la possibilité d’un équilibre “général” avec chômage involontaire 114. 114 Voir J. Cartelier (1995), P. 8. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE I do not know which makes a man more conservative - to know nothing but the present, or nothing but the past. J. M . Keynes, The End of Laissez-faire (1926), P. 16. Les solutions que Keynes proposait n’avaient pas de caractère éternel : elles étaient ad hoc, c’est-à-dire dessinées en fonction des circonstances et, dès lors, évidemment susceptibles de changer, y compris de façon radicale, si la situation à laquelle elles s’appliquaient changeait, elle aussi. “They [the cures] are not meant to be definitive; they are subject to all sorts of special assumptions are necessarily related to the particular conditions of the time” 115. Keynes était un auteur prolifique. La plus grande partie de son oeuvre écrite, qui a été regroupée dans les Collected Writings, édités par D. Moggridge et A. Robinson, et publiés chez Macmillan entre 1971 et 1989, compte 29 volumes 116 (plus un index). Il est évidemment impossible de passer toute cette oeuvre en revue; on s’en tiendra ici à sept de ses livres principaux, ceux qui ont eu une influence directe sur la Théorie générale, ou encore ceux qui sont les plus significatifs pour comprendre sa pensée et la transposer en termes contemporains. I. INDIAN CURRENCY AND FINANCE (1913) Le premier livre 117 du jeune Maynard Keynes - il a alors à peine 30 ans - est consacré au système monétaire de l’Inde. Après ses études à Cambridge, King’s College, en 1906, Keynes entre dans l’administration britannique, au India Office 118. Il y restera jusqu’en 1908. En 1909, il publie dans the Economic Journal un article sur l’évolution des prix en Inde 119. En 1913, au moment même de la publication du livre, il devient membre de la Royal Commission on Indian Finance and Currency 120. La Commission doit, principalement, se pencher sur deux points : l’introduction, en Inde, d’un système d’étalon-or par opposition à celui utilisé alors et qu’on peut considérer comme une forme d’étalon échange-or, et la création d’une banque centrale indienne... 115 Cité par R. Skidelsky (2010), P. 76. 116 En fait, 30 volumes car “Activities 1922-1929. The Return ot Gold and Industrial Policy” comporte deux parties, toutes deux numérotées Vol. XIX. 117 Indian Currency and Finance a été publié chez M acmillan en 1913, puis réimprimé en 1924. Il est repris dans JMKCW , Vol I. Aux Etats-Unis, il a été publié en 1971. Il existe une traduction japonaise datée de 1977. JMKCW , Vol XXX, P. 31. 118 Ayant terminé deuxième lors de l’examen d’entrée, il ne peut choisir le Treasury (le Trésor ou l’Administration des Finances), retenu par Otto Niemeyer (1883 - 1972), le premier, et sera donc affecté à l’India Office. Voir JMKCW Vol XV, P. 3. 119 Recent Economic Events in India, Economic Journal, Mars 1909. 120 Keynes le signale dans la préface du livre. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 31 - Indian Currency and Finance est surtout resté connu pour son chapitre II 121, dans lequel Keynes expose les avantages de l’étalon échange-or (Gold-Exchange Standard), dont une forme est utilisée en Inde, par rapport à l’étalon-or (Gold Standard) à proprement parler. Keynes part du triple rôle que l’or joue le système monétaire britannique de l’époque : il est utilisé comme moyen de payement, avec le papier-monnaie ou les chèques, pour le payement des salaires et pour couvrir les demandes de couverture monétaire du déficit extérieur 122. Il soutient, alors, qu’on peut parler d’un système d’étalon échange-or comme : “when gold does not circulate in a country to an appreciable extent, when the local currency is not necesarily redeemable in gold, but when the Government or Central Bank makes arrangements for the provision of foreign remittances (= versement de fonds) in gold at a fixed maximum rate in terms of the local currency, the reserves necessary to provide theses remittances being kept to a considerable extent abroad” 123. Il conclut que “Speaking as a theorist, I believe that it [the Gold-Exchange Standard] contains one essential element - the use of a cheap local currency maintained at par with international currency or standard of value [...] - in the ideal currency of the future” 124. Quant à la création d’une Banque centrale indienne, Keynes se déclare modérément en sa faveur 125. Le système que Keynes défend pour l’Inde préfigure l’étalon échange-or qui sera mis en place après les accords de Bretton Woods, avec le dollar comme point central. II. THE ECONOMIC CONSEQUENCES OF THE PEACE (1919) & A REVISION OF THE TREATY (1922) II.1. THE ECONOMIC CONSEQUENCES OF THE WAR Avec The Economic Consequences of the Peace, Keynes 126 prend place sur l’avant-scène du débat public. Pour certains, c’est son meilleur livre 127. Pendant la première guerre mondiale, Keynes a travaillé au Trésor britannique (à partir du 15janvier 1915) où ses compétences économiques et financières avait été grandement appréciées, Keynes ayant contribué remarquablement à trouver les financements nécessaires à 121 Pp. 15 à 36 dans l’édition originale. 122 P. 17. 123 Pp. 30 - 31. 124 P. 36. 125 R. Skidelsky (2003), pp. 166 à 168. 126 Le livre a été écrit entre le 25 juin et novembre 1919. Il est publié par Macmillan le 12 décembre 1919. Il fera l’objet de réimpression en 1920 (6) et en 1924. Il est publié aux Etats-Unis (Harcourt Brace, New Yotk) en 1920 et réimprimé en 1971. Il sera traduit en hongrois (1920, édition non autorisée), en espagnol (1920), en italien (1920), en français (1920) avec une préface spécifique, en néerlandais (1920), en suédois (1921), en russe (1922), en danois (1920), en chinois (1920), publié en Argentine (1921), en roumain (1921) avec une préface spécifique, en allemand (1920, 4 réimpressions en 1920 et 1921), et en japonais (1971). JMKCW Vol XXX, pp. 31-32. 127 Voir R. Skidelsky (2003), P. 237. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 32 - la poursuite de la guerre 128. S’il a servi le Trésor britannique avec une loyauté sans faille, Keynes est fondamentalement un pacifiste, comme le sont ses amis du Bloomsbury Group. A plusieurs reprises, alors que les opérations militaires semblent inopérantes malgré les pertes humaines très lourdes, il espère une paix négociée, mais cela ne se produira pas 129. A la fin de la guerre, le Trésor a commencé à préparer sa position pour les dommages à demander à l’Allemagne. Keynes rédige un premier mémorandum sur le sujet dès le 31 octobre 1918, dans lequel il insiste d’emblée sur le point suivant : “Any reparation demanded of Germany for the damage it had caused must take into account its capacity to pay. It must not be so severe as to crush Germany’s productive power; for, in the end, moveable property, gold and foreign securities apart, Germany could pay only by exporting goods to earn foreign currency” 130. Keynes est intégré dans la délégation officielle britannique à la Conférence de Paris qui commence le 18 janvier 1919. Il arrive à Paris le 10 janvier 1919 131. Pendant les discussions, il fait la connaissance du Dr Carl Melchior (1871 - 1933), membre de la délégation allemande avec lequel il se liera d’amitié 132. Il apparaît, très vite, que sa position modérée ne sera pas suivie et que les réparations demandées par les Alliés seront intenables pour l’Allemagne. Keynes considère que les termes de la Paix, s’ils ne sont pas modifiés dans un sens moins défavorable à l’Allemagne, pourront conduire à une nouvelle guerre. Malgré ses interventions auprès de la délégation britannique et des autres délégations alliées, malgré plusieurs propositions chiffrées et étayées, dont certaines rédigées en commun avec Carl Melchior, Keynes ne parvient à influencer la décision finale dans le sens et dans la mesure où il le souhaite. Les Français, en particulier, sont les plus irréductibles 133. Nombreux sont ceux qui, comme R. Skidelsky, considèrent dramatiquement que “Had Keynes’s 1919 programme been carried out, it is unlikely that Hitler would have become German Chancellor” 134. Keynes, évidemment, n’a pas prévu littéralement l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais il a explicitement contre la “probability of a subsequent Revanche” 135 Lorsque le Traité de Versailles est signé le 28 juin 1919, Keynes travaille déjà au livre qui 128 Voir, à ce propos, R. Skidelsky (2003), pp. 180 sq. 129 Voir R. Skidelsky (2003), P. 189. 130 Voir R. Skidelsky (2003), P. 217, ainsi que JMKCW Vol XIV pp. 313 à 334. 131 Le 4 mars 1919, il sera à Spa dans l’ancienne villa du Chef de l’armée allemande, le Général Ludendorff, (1865 - 1937) où il négocie avec les experts allemands. 132 Carl Melchior est juif et sera assassiné par les nazis en 1933. C’est à lui que Keynes consacre son mémoire “Dr Melchior : A Defeated Enemy”, publié à titre posthume, en 1949. 133 “In those parts of the Treaty with which I am here concerned, the lead was taken by the French, in the sense that is was generally they who made in the first instance the most definite and the most extreme proposals”. The Economic Consequences of the Peace (1919), P. 25. 134 R. Skidelsky (2003), P. 247. 135 P. 32, voir citation plus complète ci-dessous. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 33 - le dénoncera sans concession. Comme souvent chez Keynes, la préface 136 donne le ton : “The writer of this books was temporarily attached to the British Treasury during the war and was their official representative at the Paris Peace Conference up to June 7, 1919; he also set as deputy for the Chancellor of the Exchequer on the Supreme Economic Council. He resigned from these positions when it became evident that hope could no longer be entertained of substantial modification in the draft Terms of Peace. The grounds of his objection to the Treaty, or rather to the whole policy of the Conference towards the economic problems of Europe will appear in the following chapters. [...]” 137. Le livre est d’une grande férocité. Il relate avec la précision habituelle de Keynes les étapes de la négociation, en insistant sur le rôle des principaux acteurs, les Chefs d’Etat ou de Gouvernement français, Georges Clémenceau, britannique, David Lloyd George, et américain, Woodrow Wilson. Les portraits sont ravageurs 138. Keynes considère que G. Clémenceau voulait tirer profit des circonstances afin d’affaiblir définitivement l’Allemagne, rival économique et militaire que la France ne parvenait pas à égaler : “Clémenceau, silent and aloof, [...] throned, in his grey gloves, on a brocade chair, dry in soul and empty in hope, very old and tired, but surveying the scene with a cynical and almost impish air; [...]. He felt about France what Pericles flet about Athens - unique value in her, nothing else mattering but his theory of politics was Bismarck’s. He had one illusion - France; and one disillusion - mankind, including Frenchmen, and his colleagues not least. His principles for Peace can be expressed simply. In the first place, he was a foremost believer in the view of German psychology that the German understands and can understand nothing but intimidation, that he is without generosity or remorse in negotiation, that there is no advantage he will not take of you, and no extent to which he will not demean himself for profit, that he is without honour, pride or mercy. There for you must never negotiate with a German or conciliate whit him; you must dictate to him. [...]. For a Peace of magnanimity or of fair and equal treatment, based on such ‘ideology’ as the Fourteen Points of the President, could only have the effect of shortening the interval of Germany’s recovery and hastening the day when she will once again hurl at France her greater numbers and her superior resources and technical skill. Hence the necessity of ‘guarantees’; and each guarantee that was taken, by increasing irritation and thus the probability of a subsequent Revanche by Germany ”, made necessary yet further provision to crush” 139. Quelques lignes plus loin, Keynes qualifie le Traité de “Carthaginian Peace” 140. 136 P. V. 137 Il existe un brouillon d’une préface plus longue (voir JMKCW Vol II, P. xvii). De plus, Keynes a rédigé une préface spécifique, elle aussi plus longue, pour la version française (voir JMKCW Vol II, pp. xix à xxii) et la version roumaine (voir JMKCW VOL II, pp. xxiii - xxiv). 138 Ainsi, il écrit à propos du Président des Etats-Unis, Woodrow W ilson : “There can seldom have been a statesman of the first rank more incompetent than the President in the agilities of the council chamber. A moment often arrives when substantial victory is yours if by some slight appearance of a concession you can save the face of the opposition or conciliate them by a restatement of your proposals helpful to them and not injurious to anything essential to yourself. The President was not equipped with this simple and usual artfulness. His mind was too slow and unresourceful to be ready with any alternatives. The President was capable of digging his toes in and refusing to budge [...]. But he had no other mode of defence. [...]. The President would be manoeuvred off his ground, would miss the moment for digginf his toes in, and, before he knew where he had been got to, it was too late”. P. 40. 139 Pp. 31-32. 140 P. 32. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 34 - Keynes avait-il prévu la venue d’Hitler au pouvoir, comme on le dit parfois ? Non, évidemment; il n’avait pas de boule de cristal, ou en tous cas, sa boule n’était pas assez précise pour aller jusqu’à cette prévision-là. En revanche, il avait mis en garde sans équivoque : “If we aim deliberately at the impoverishment of Central Europe, vengeance, I dare predict, will not limp” 141. Il ajoute même “Nothing can then delay for very long that final civil warbetween the forces of Recation and the despairing convulsions of Revolution, before which the horros of the late German war will fade into nothing, and which will destroy whoever is victor, the civilisation and progress of our generation. Even thogh the result disappoint us, must we not base our actions on better expectations, and believe that the prosperity and happiness of one country promotes that of others, that the solidarity of man is not a fiction, and that nations can still afford to treat other nations as fellow-creatures ?” 142. II.2. A REVISION OF THE TREATY (1922) Trois ans après The Economic Consequences of the War, en 1922, Keynes produit une suite (a sequel, an anglais) : A Revision of the Treaty Being a Sequel of The Economic Consequences of the War 143. Comme il l’indique dans la préface, il a renoncé à publirt une version revue et complétée du livre de 1919 et “I have thought it better to leave it unaltered, and to collect together in this Sequel the corrections and additions which the flow of events makes necessary, together with my reflection on the present facts. But this book is strictly what it represents itself to be - a Sequel; I might almost have said an Appendix” 144. II.3. L’EVOLUTION HISTORIQUE Les faits confirmeront largement les craintes de Keynes. Les réparations imposées à l’Allemagne s’avèrent intenables. L’économie allemande s’écroule. Les payements furent suspendus en 1931, sur proposition du Président des Etats-Unis, Herbert Hoover (1874 - 1964). Les réparations furent définitivement abolies à la Conférence de Lausanne, qui se termine le 9 juillet 1932. Lorsque les réparations sont abolies, il est trop tard. Hitler (1889 - 1945) accède au pouvoir le 30 janvier 1933, soit moins d’un an plus tard. Le sujet reste, cependant, l’objet de controverses entre historiens. Plusieurs d’entre eux, en France et aux Etats-Unis soutiennent que l’Allemagne aurait pu payer les dommages que les Alliés réclamaient d’elle, mais a choisi, sciemment, de faire défaut. Il ne s’agit d’ailleurs pas de savoir si l’Allemagne pouvait payer les réparations imposées - on peut toujours payer, surtout si, pour ce faire, on emprunte à l’étranger - mais plutôt de savoir si l’Allemagne pouvait payer sans ruiner son économie. 141 P. 251. 142 Ibidem. 143 Le livre est publié en janvier 1922 simultanément chez Macmillan et aux Etats-Unis (Harcourt Brace). Dès février 1922, Macmillan ajoutera une édition complétée d’une annexe relative au Moratoire de Cannes. Aux Etats-Unis le livre sera réédité en 1972. Il a été traduit en japonais (1922), en russe (1924), en suédois (1922), en français (1922), en allemand (1922) et en italien (1922). JMKCW Vol XXX, P. 33. 144 P. V. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 35 - En Angleterre, le point de vue de Keynes est considéré comme proche de la réalité 145. III. THE TREATISE ON PROBABILITY (1921) A Treatise on Probability, que Keynes publie en 1921 146, est important pour comprendre le scepticisme et même les réticences qu’il aura tout au long de sa vie à l’égard de l’usage “excessif” des mathématiques, de la statistique - et donc de l’économétrie - dans le raisonnement économique. Comme l’indique R. Skidelsky : “Keynes always had a bias against excessive formalism, which he thought gave a spurious certainty to conclusions which were at best probable” 147. Deux éléments sont, de ce point vue, particulièrement significatifs. En premier lieu, pour Keynes, le comportement humain, tel qu’il se manifeste dans les comportements économiques, est trop subtil, trop changeant et trop nuancé pour être valablement transposés en formules mathématiques. Les mathématiques constituent, alors, pour lui, un langage dont l’utilisation est souvent pratique car elle est économe en place. Dit autrement, les mathématiques ne sont rien d’autre qu’une forme plus répandue et donc plus largement connue de la sténographie. Cependant, leur usage en tant qu’instrument ou méthode du raisonnement économique est dangereux car ils donnent une fausse impression de certitude et d’automaticité qui correspond mal à la réalité économique. Ainsi, pour prendre un exemple élémentaire, s’il évidemment commode d’écrire simplement “S = I”, cette expression n’a pas la même finesse et ne contient pas les nuances de la phrase (plus longue) : “A l’équilibre, l’épargne est nécessairement égale à l’investissement”. De plus, l’utilisation de l’équation, c’est-à-dire du signe d’égalité, crée la possibilité de l’erreur “classique” qui consiste à croire qu’un augmentation de l’épargne se traduit ipso facto par une augmentation équivalente de l’investissement. Dans la plus longue phrase, les termes “à l’équilibre” et “nécessairement” introduisent des nuances importantes qui incitent à réfléchir et permettent d’éviter le sophisme. En effet, “à l’équilibre” implique qu’il existe un processus d’ajustement qui conduit vers cette égalité, de sorte que celle-ci n’est pas vérifiée a priori (avant ce processus d’ajustement). De même “nécessairement” indique qu’il s’agit d’une identité comptable, et qu’il n’y a pas, dans l’égalité en tant que telle, de relation causale. Certes, il s’agit ici d’un exemple simple, mais on peut aisément extrapoler la discussion à des exemples plus complexes et surtout à des jeux de plusieurs équations inter-dépendantes. En deuxième lieu, une fréquence observée n’est pas une probabilité et n’est pas transférable d’une période à une autre. Ceci est particulièrement vrai pour les marchés financiers ou, d’une façon générale, pour l’évaluation de certains risques. Pour Keynes, une probabilité numérique a un caractère exact, non contestable et parfaitement reproductible et transférable dans le temps. Ainsi, la probabilité d’obtenir un six à la suite d’un lancer de dé est nécessairement de 1 / 6 car le dé a 6 faces et chacune d’entre elles a physiquement la même probabilité d’apparaître à la suite du lancer. Cette probabilité d’1 / 6 est vraie en toutes circonstances, en tous lieux et le 145 Voir R. Skidelsky (2003), pp. 246 à249. 146 Le livre est publié simultanément chez Macmillan (1921, réédité en 1929, 1951 et 1952) et aux EtatsUnis (Harcourt Brace, 1921, réédité en 1950, 1962 et 1979). Il sera traduit en allemand (1926). 147 R. Skidelsky (2003), P. 287. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 36 - sera en tous temps. Keynes distingue la probabilité au sens où nous venons d’en parler et la fréquence d’apparition d’un phénomène. Ainsi, par exemple, le fait qu’au cours des 1 000 dernières séances de cotation boursière, le cours d’une action ait varié 10 fois de plus d’1 % en seul jour, est une fréquence : le phénomène est survenu 10 fois sur 1 000 ou une fois sur cent en moyenne. Mais ce n’est pas une probabilité car rien n’indique que cette fréquence soit immuable. Ainsi, si on avait pu observer non pas seulement les 1 000 dernières séances, mais les 10 000 ou les 100 000 dernières séances, la fréquence d’apparition du phénomène aurait pu être différente. Et même si on pouvait calculer la fréquence sur toutes les séances qui ont existé depuis le début de l’humanité - plus précisément depuis le début de la cotation - rien n’indique que cette fréquence se reproduira à l’identique dans le futur. En particulier, il est possible que le comportement des intervenants sur le marché change, de sorte que des comportements inconnus apparaissent, ou que des comportement peu fréquents le deviennent davantage. Ainsi, Keynes établit une distinction fondamentale entre le risque, qui est une probabilité, dont la valeur numérique peut être établie de façon précise, et l’incertitude qui est la situation dont on n’a pas une connaissance suffisante pour dire si et avec quelle fréquence elle pourrait survenir. Cette distinction est reprise dans le chapitre 12 de la Théorie générale 148. Elle est plus importante pour les marchés financiers et l’économie financière que pour la politique macroéconomique en tant que telle. Considérer la probabilité qu’un problème financier survienne comme un risque, donc calculable sur la base des observations disponibles, alors qu’il s’agit d’une incertitude, donc non calculable, conduit à des erreurs de comportement et d’appréciation des actifs concernés. Cette attitude qui consiste à “risquifier” l’incertitude revient, en quelque sorte, à prendre un pari : on parie que le problème ne surviendra pas, à l’avenir, avec une fréquence plus grande que celle observée au cours des dernières années. Comme cette fréquence n’est pas une probabilité, c’est un pari sans base statistique solide 149. IV. A TRACT ON MONETARY REFORM (1923) Dans le tract 150 (traduit, en français, par le “manifeste”) pour une réforme monétaire publié en 1923, Keynes s’oppose de façon farouche au retour à l’étalon-or, à la parité d’avantguerre, envisagé par le gouvernement de l’époque et qui sera, finalement, décidé le 25 avril 1925, sous la responsabilité de W. Churchill, alors Chancelier de l’Echiquier, soit Ministre des 148 Voir R. Skidelsky (1992), P. 577 149 Ainsi, on pourrait dire que, sur le principe, le premier à avoir prévu la crise de 2008, est... Keynes. Ce serait, cependant, jouer avec le sens des mots “prévoir la crise”, car ceux-ci impliquent bien davantage que seulement expliquer le caractère précisément... non prévisible de la survenance de certaines situations - ce que Keynes a fait avec raison - ils impliquent aussi de prévoir à quel moment, l’erreur qui consiste à confondre un risque et une incertitude va se transformer en cataclysme boursier, ce que Keynes ne pouvait évidemment pas faire. Une chose est de dire : “attention, c’est dangereux”, une autre chose est de dire à quel moment le danger se matérialisera. 150 A Tract on Monetary Reform est publié chez Macmillan en 1923 et réédité en 1924, 1929 et 1932. Il est également publié sous le titre Monetary Reform à N ew York (Harcourt Brace) en 1924. Il sera traduit en danois (1925), japonais (1924), français (1924), italien (1924), traduction de P. Sraffa, réédité en 1975, et en allemand (1924). JMKCW VOL XXX, P. 34. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 37 - Finances 151. Keynes, dépité et profondément irrité, publiera en juillet 1925, The Economic Consequences of Mr Churchill 152, un pamphlet féroce dans lequel il critique la décision du gouvernement, et expose, une fois de plus, les raisons pour lesquelles elle conduira à un appauvrissement du pays. La principale raison de l’opposition de Keynes à l’étalon-or est l’instabilité que celui-ci génère. Elle se marque d’abord, en termes purement économiques, soit par l’inflation - si les entrées ou les découvertes d’or sont nombreuses car on peut alors accroître rapidement la quantité de monnaie - soit, ce qui est pis encore, par la déflation - si l’or quitte le pays ou existe en quantité insuffisante car alors il faut réduire la quantité de monnaie puisque la couverture a été réduite. Dans l’esprit de Keynes, l’inflation a manifestement des inconvénients. Il l’a écrit explicitement à plusieurs reprises, en particulier, dans How to Pay for The War 153 (1940), entièrement consacré à cette question 154. Il est donc inexact de dire que Keynes voulait favoriser l’inflation. Tout au plus, considérait-il probablement que l’inflation était un mal moins grave que le chômage et la récession, ce en quoi il avait, une fois de plus, raison. Mais cela n’emportait certainement pas un a priori favorable à l’inflation en toutes circonstances. Keynes voyait dans la déflation une sorte de mal absolu car, à la perturbation des équilibres que la déflation partage, de façon à peu près symétrique, avec l’inflation, la première ajoutait le recul de la production et donc le renforcement du chômage et de la misère. A cela, il faut ajouter que c’est surtout l’instabilité sociale qui résulte de l’instabilité des prix - à la hausse ou, surtout, à la baisse - que Keynes voulait éviter. Conformément aux craintes de Keynes, le retour à la parité-or d’avant-guerre s’avérera intenable pour l’économie britannique car il impliquait une sur-évaluation de la livre non seulement par rapport au dollar mais aussi et surtout par rapport aux autres monnaies européennes 155. C’est finalement le 21 septembre 1931 que l’Angleterre renonce, définitivement, 151 W . Churchill avait personnellement consulté Keynes avant de prendre la décision. En particulier, le 17 mars 1925, à 8 h 30, Keynes est invité à déjeuner avec Churchill et les représentants de la Banque d’Angleterre (O. Niemeyer) et du Trésor (J. Bradbury, 1872 - 1950) ainsi que Reginald M c Kenna (1863 - 1943), un banquier et homme politique libéral qui avait lui-même été Chancelier de l’Echiquier entre 1915 et 1916. La réunion durera jusqu’au-delà de minuit. Il semble que le Chancelier a été sensible aux arguments de Keynes, cependant, il avait fini par suivre l’avis du Trésor britannique et de la Banque d’Angleterre, tous deux favorables au retour à l’étalon-or, notamment pour des raisons de prestige national. L’avis de M c Kenna allait d’ailleurs dans le même sens, même s’il semblait conscient des épreuves auxquelles l’Angleterre serait confrontée : “There is no escape; you have to go back; but it will be hell !”. Voir R. Skidelsky (2003), pp. 351-352. 152 Ce petit livre est publié en Angleterre chez The Hogarth Press en 1925 et à New York (Harcourt Brace) sous le titre The Economic Consequences of Sterling Parity, en 1925. 153 Le livre a été publié chez Macmillan en 1940 (avec une seconde édition la même année, corrigée) et à New York (Harcourt Brace) en 1940. Il a été traduit en portugais et publié au Brésil (1978), en italien, en espagnol, publié au Costa Rica (1957), et en japonais. JMKCW Vol XXX, P. 43. 154 Voir ci-dessous. 155 Voir R. Skidelsky, P. 356. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 38 - à la parité-or 156. Tous - ou, en tous cas, la grande majorité 157... - reconnaissent alors la clairvoyance de Keynes, et la justesse de ses analyses. W. Churchill lui-même dira qu’il n’avait jamais été en faveur de l’étalon-or 158. Ainsi, après The Economic Consequences of the Peace, The Tract on Monetary Reform est le deuxième livre, en quelques années, dans lequel Keynes expose des positions claires, en nette opposition avec la politique de son gouvernement, et auxquelles l’histoire donnera manifestement raison. C’est, à la fois, la notoriété de ce “Monsieur Keynes”, auprès du grand public, et sa crédibilité qui se trouvent renforcées, alors que les grandes batailles d’idées arrivent avec le Traité de monnaie et, surtout, la Théorie générale. Associés à ses succès boursiers, ses livres prophétiques donnent de Keynes l’image de “celui qui sait et qui ne se trompe pas”, à laquelle même W. Churchill finira par être sensible. Peut-on tirer de cet épisode historique des leçons quant à la viabilité de l’euro, ou même quant à la position que Keynes aurait pu adopter, s’il avait été vivant, devant le projet d’une large zone monétaire européenne ? C’est évidemment difficile. Pour reprendre une distinction qui lui était chère, nous sommes là davantage dans le domaine de l’incertitude que dans celui du risque... Keynes était manifestement en faveur de la stabilité monétaire, comme le démontre sa contribution essentielle à la naissance de l’étalon échange-or défini à Bretton Woods. De ce point de vue, il aurait probablement soutenu un système monétaire qui, par construction, réduit les possibilités de concurrence monétaire et établit un cadre fixe de long terme. Cependant, Keynes était opposé aux parités immuables ou imposées par des éléments incontrôlables, comme les disponibilités en or. Les parités de Bretton Woods étaient, certes, fixes, mais elles étaient aussi ajustables, ce que les “parités internes” à l’euro ne peuvent pas être, puisqu’elles n’existent pas. L’euro est-il, dès lors, dans la vision keynésienne, un nouvel étalon-or ?... Dans ce débat, il est intéressant de noter la position de D. Cohen (2012) qui fait explicitement allusion à Keynes et à Bretton Woods lorsqu’il note 159 : “Convaincre les Européens que la création d’une monnaie supranationale est la seule manière d’éviter la tyrannie du marché des changes est une idée qui fera son chemin, du plan Werner 160 en 1970 au rapport Delors 161 en 1989, lequel débouchera sur l’euro. [...] Aujourd’hui, par un étonnant paradoxe, l’euro s’est transformé en une nouvelle prison dorée, obligeant les pays européens au même type d’austérité que celle qui fut pratiquée dans les années trente. [...]. La spirale absurde dans laquelle l’Europe s’est laissé entraîner est devenue la suivante : réduire les déficits mais au risque de casser la croissance, puis de combler le manque à gagner dû à la récession par de 156 Voir R. Skidelsky (2003), P. 449. 157 En France, J. Rueff (1896 - 1978), qui fut conseiller du Président de Gaulle (1890 - 1970) et est souvent considéré comme le plus virulent des anti-keynésiens, restera attaché, contre vents et marées, à l’étalon-or. Il est vrai que Rueff a probablement été l’un des adversaires de Keynes les plus endurcis. Voir R. Skidelsky (1922), pp. 582583. 158 R. Skidelsky (2003), P. 450. 159 Pp. 139 à 141. 160 Il s’agit de l’homme politique luxembourgeois Pierre Werner (1913 - 2002). 161 Il s’agit, cette fois, du Français Jacques Delors (1925 - ...). CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 39 - nouvelles mesures d’austérité. [...]. Par un extraordinaire retournement de situation, l’euro a ainsi joué le rôle qui fut tenu par l’étalon-or - cadenasser la politique économique -, alors même qu’il avait été conçu à l’origine pour éviter les effets pervers de la concurrence entre monnaies.” La rigidité qui résulte de l’absence de change au sein de la zone Euro peut aussi être reliée à une autre préoccupation majeure de Keynes en matière de relations internationales. Lorsqu’il examine les déséquilibres des balances commerciales, Keynes a toujours plaidé pour que les ajustements ne se fassent pas uniquement à charge du pays déficitaire, car, dans ce cas, ils ont, globalement, un effet déflationniste. Si le pays en excédent n’augmente pas sa consommation ou ses dépenses, alors que, pour réduire le déficit, le pays en déficit, réduit sa consommation et ses dépenses publiques, le niveau de la demande tend, globalement, à baisser. Un système de change “hyper-fixes” a la même caractéristique : il permet au pays excédentaire de garder son avantage puisqu’il sait que le taux de change de sa monnaie n’augmentera pas et donc que sa compétitivité ne sera pas réduite automatiquement par le mécanisme auto-correcteur (au moins en partie) des réajustements de change. La question sera abordée plus longuement ci-dessous. Accessoirement, c’est dans le Tract on Monetary Reform (Ch 3, P. 80 dans l’édition originale) que figure la fameuse phrase “The long run is a misleading guide to current affairs. In the long run we are all dead. Economists set themselves too easy, too useless a task, if in tempestuous seasons they can only tell us, that when the storm is long past, the ocean is flat again”. V. THE END OF LAISSEZ-FAIRE (1926) Ce petit livre - il fait à peine 54 (petites) pages - est important parce qu’il donne la philosophie de Keynes en matière d’intervention de l’Etat. A ce stade - en 1926, dix ans avant la publication de la Théorie générale - Keynes se concentre principalement sur le rôle de l’Etat en tant que producteurs de biens ou de services. Dit avec les mots de R. Musgrave (1910 - 2007), parmi les fonctions de l’Etat, c’est la fonction d’affectation qu’il envisage ici, pas celle de stabilisation, ni encore celle de redistribution. D’une façon générale, Keynes le note explicitement, ses propositions visent à améliorer le fonctionnement du capitalisme, et pas à l’empêcher : “These reflections have been directed towards possible improvements in the technique of modern Capitalism by the agency of collective action. There is nothing in them which is seriously incompatible with what seems to be the essential characteristic of Capitalism, namely the dependence upon an intense appeal to the money-making and money-loving instinct of individuals as the main motive of the economic machine” 162. Son appréciation globale du capitalisme est la suivante : “For my part, I think that Capitalism, wisely managed, can probably be made more efficient for attaining economic ends than any alternative system yet in sight, but that in itself it is in many ways extremely 162 P. 50. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 40 - objectionable” 163. V.1. LES LIMITES DE L’INDIVIDUALISME ECONOMIQUE Après avoir retracé l’origine doctrinale du Laissez-faire 164, c’est-à-dire de l’individualisme économique et de la non-intervention de l’Etat, et montré ses liens avec la religion et le darwinisme, Keynes donne 6 situations possibles dans lesquelles l’action libre d’individus recherchant leur propre satisfaction ne conduit pas nécessairement à une maximisation du bien-être général 165 : (1) les situations d’oligopsone, (2) la présence de coûts joints ou coûts communs, (3) les situations ou les rendements croissants (“économies internes”) tendent à conduire vers les monopoles ou monopsones, (4) les situations où le délai d’ajustement est long, (5) les situations d’information imparfaite, (6) les situations de monopoles qui limitent l’égalité des partenaires dans les négociations. Il ajoute que les principes du laissez-faire ont aussi trouvé un allié dans la faiblesse des doctrines qui lui sont opposées, le protectionnisme et le socialisme marxiste : “Yet these doctrines are both characterized, [...], by mere logical fallacy. Both are examples of poor thinking, of inability to analyse a process and follow it out to its conclusion. []. Of the two, protectionnism is at least plausible, and the forces making for its popularity are nothing to wonder at. But Marxian socialism must always remain a portent to the historians of Opinion - how a doctrine so illogical and so dull can have exercised so powerful and enduring influence over the minds of men, and through them, to events of history” 166. Enfin, avec grande clairvoyance, Keynes note aussi l’importance, dans le développement du laissez-faire, des intérêts privés : “Individualism and laissez-faire could not, in spite of their deep roots in the political and moral philosophies of the late eighteenth century and early nineteenth century, have secured their lasting hold over the conduct of public affairs, if it had not been for their conformity with the needs and wishes of the business world of the day” 167. Keynes conteste alors que la poursuite de l’intérêt individuel conduise toujours, du point 163 Pp. 52-53. 164 Keynes explique (P. 18) que l’expression “Laissez-Faire” est traditionnellement attribuée à un marchand français, dénommé Legendre, qui, en réponse à la question de Colbert “Que faut-il faire pour vous aider ?” a répondu “Laissez-nous faire...”. Il ajoute (P. 19) que la première trace écrite de l’expression se retrouve dans un texte du Marquis d’Argenson (1694 - 1757) daté de 1751, alors que l’expression n’apparaît ni chez A. Smith (1723 1790), ni chez D. Ricardo (1772 - 1823) ni encore chez Th. Malthus (1776 - 1834). Voir P. 20. 165 P. 33. 166 Pp. 34-35. 167 P. 36. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 41 - de vue économique, à la meilleure issue possible 168 : “It is not a correct deduction from the Principles of Economics that enlightened self-interest always operates in the public interest. Nor is it true that self-interest generally is enlightened; more often individuals acting separately to promote their own ends are too ignorant or too weak to attain even these.” Citant Burke, il pose alors la question centrale de la discussion 169 : “to determine what the state ought to take upon itself to direct by the public wisdom, and what it ought to leave, with as little interference as possible, to individual exertion.” V.2. LES BIENS PUBLICS ET LA FONCTION DE CONTROLE Dans sa réponse à la question ci-dessus, Keynes définit le rôle de l’Etat comme suit : “We must aim at separating those services which are technically social from those which are technically individual. The most important Agenda of the State relate [...] to those decisions that are made by no one. The important thing for Government is [...] to do those things which at present are not done at all” 170. Ceci ressemble beaucoup à la théorie des biens publics, avant l’heure. En particulier, il se prononce en faveur du “deliberate control of the currency and of credit by a central institution, and partly in the collection and dissemination on a great scale of data relating to the business situation, including the full publicity, by law if necessary, of all business facts which is useful to know” 171. Voilà qui ressemble, cette fois, au rôle de contrôle et d’information que joue la Banque centrale. Keynes pense qu’un rôle plus important doit être donné à l’autonomie des organismes chargés de produire certains biens publics : “I believe that in many cases the ideal size of the unit of control and organisation lies somewhere between the individual and the modern state. I suggest therefore that progress lies in the growth and recongnition of semi-autonomous bodies within the State - bodies whose criterion of action within their own field is solely the public good as they understand it, and from whose deliberations motives of private advantage are excluded, though some place it may still be necessary to leave, until the ambit of men’s altruism grows wider, to the separate advantage of particular groups, classes, or faculties - bodies which in the ordinary course of affairs are mainly autonomous within their prescribed limitations, but are subject in the last resort to the sovereignty of the democracy expressed through Parliament” 172. Il cite, comme exemples : “The Universities, the Bank of England, the Port of London Authority, even perhaps the Railway Companies 173 [...]” 174. Cette description correspond plutôt bien à ce que nous appelons aujourd’hui, en Belgique, les entreprises publiques autonomes. 168 P. 39. 169 P. 40. 170 Pp. 46-47. 171 P. 48 172 P. 41. 173 Keynes se prononce explicitement contre la nationalisation des chemins de fer (P. 44). 174 P. 42. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 42 - VI. A TREATISE ON MONEY (1930) Le Treatise on Money est le premier ouvrage où Keynes aborde réellement la macroéconomie et la politique économique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. De ce point de vue, il constitue la transition entre des préoccupations essentiellement politiques dans leur nature vers une véritable théorie économique nouvelle qui apparaîtra dans la Théorie générale. On passe ainsi de la fonction d’affectation traitée dans The End of Laissez-faire, à la fonction de stabilisation. VI.1. COMPOSITION Le livre est publié le 31 octobre 1930 175. Il comporte deux volumes, The Pure Theory of Money et The Applied Theory of Money, et 7 livres, reprenant les thèmes suivants. Volume 1 : The Pure Theory of Money Book 1 : The Nature of Money (3 chapitres) Book 2 : The Value of Money (5 chapitres) Book 3 : The Fundamental Equations of Money (6 chapitres) Book 4 : The Dynamics of the Price-Level (7 chapitres) Volume II Book 5 : Monetary Factors and Their Fluctuations (5 chapitres) Book 6 : The Rate of Investment and Its Fluctuations (4 chapitres) Book 7 : The Management of Money (8 chapitres) Dans le coeur des keynésiens, le statut du Treatise est incertain. Pour les uns, il constitue analyse monétaire remarquable et très complète, et la préparation idéale à la Théorie générale; pour les autres, c’est un ouvrage “pré-keynésien”, difficile à comprendre et bien inférieur, sur le contenu, à la Théorie générale. Il est vrai que Keynes lui-même et ses collaborateurs du Cambridge Circus étaient plutôt insatisfaits du Treatise 176 Sans trancher ce débat, il nous semble préférence de reprendre ici uniquement quelques grandes idées du Treatise, et de laisser la discussion plus globale pour le chapitre suivant consacré à la Théorie générale. VI.2. UNE ECONOMIE MONETAIRE Keynes considère que l’économie est fondamentalement monétaire. C’est-à-dire que la monnaie ne peut pas être dissociée du reste de la réflexion, comme c’est le cas dans l’analyse classique. Ses équations relatives à la formation des prix sont écrites sans référence à la quantité de monnaie, comme c’est le cas, depuis Fisher, dans la théorie classique. 175 JMKCW VOL XIII, P. 337. Il est publié par Macmillan en 1930 et sera réimprimé en 1934, 1935,1950, 1953, 1958 et 1965. Il est également publié à New York (Harcourt Brace) en 1930, puis réimprimé en 1935 et 1976. Il a été traduit en japonais, avec une préface spécifique, en italien (1932) et en allemand (1932) avec une préface spécifique. JMKCW Vol XXX, Pp. 34-35. 176 Voir JMKCW VOL XIII, pp. 337 à 343. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 43 - VI.3. LA POLITIQUE MONETAIRE Dans le Traité de la monnaie, Keynes défend l’idée d’une politique permanente de taux d’intérêt bas. Il donne, pour cela, des raisons économiques : la faiblesse des taux d’intérêt favorise l’investissement qui, pour Keynes, est souvent en-dessous de son niveau optimum (celui qui garantit le plein emploi). Mais le plaidoyer de Keynes pour des taux d’intérêt bas a aussi une raison philosophique : il s’agit de lutter contre “the cumulative oppressive power of the capitalist to exploit the scarcity-value of capital [...]” 177, ce qu’il explique de la façon suivante : “Interest today rewards no genuine sacrifice, any more than does the rent of land. The owner of capital can thus obtain interest because capital is scarce, just as the owner of land can obtain rent because land scarce. But whilst there may be intrinsic reason for scarcity of land, there are no intrinsic reasons for the scarcity of capital” 178. Il considère que le taux d’intérêt, tel qu’il résulte du jeu du marché, est injuste, car le coût que le prêteur fait payer est plus élevé que sa contribution à la production de biens et de service. Pour le condamner il utilise régulièrement le terme “usure”. De cette façon, pour Keynes, les récessions sont aussi “le prix du péché”, mais le péché n’est pas vu ici, comme c’était le cas dans l’économie classique, la dépense qui réduit l’épargne, mais, au contraire, le péché, c’est le niveau trop élevé des taux d’intérêt ou l’usure. VII. HOW TO PAY FOR THE WAR (1940) Dans How to Pay for the War, qu’il publie chez Macmillan en 1940, Keynes propose un prélèvement sous la forme d’une épargne forcée (“deferred pay”, P. 30) à hauteur de £ 600 millions (P. 37), déposée, par exemple, sur un compte postal, avec un intérêt annuel de 2.5 % (P. 44). Cette épargne pourrait ensuite être libérée (rendue aux épargnants) après la guerre, au moment où, prévoyait Keynes, l’économie rentrerait à nouveau en récession. Cette suggestion constitue probablement la première proposition dans l’histoire d’un mécanisme de lissage budgétaire sur l’ensemble du cycle économique, réduisant les excès de demande pendant la période de croissance (en l’occurrence, due à l’effort de guerre), en vue de prévenir l’inflation, et soutenant la demande au moment de la récession, en vue d’empêcher l’augmentation du chômage. Dans ce livre, Keynes indique clairement que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, il n’était pas favorable à l’inflation. En effet, une inflation de forte ampleur constitue un choc pour l’économie qui nécessite un important ajustement; or, le point central de l’analyse keynésienne est précisément la rigidité de l’économie et la lenteur des processus d’ajustement. Aussi, “the first and most important step... is to establish a monetary system based on a stable level of internal prices, which will not ask from the principle of diffusion more than it can 177 Cité par R. Skidelsky (2010), P. 146. 178 Id. CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 44 - deliver” 179. R. Skidelsky ajoute “This is Keynes speaking in the voice of Milton Friedman” 180. 179 R. Skidelsky (2010), P. 162. Par “principle of diffusion” il faut entendre le processus d’ajustement. 180 R. Skidelsky (2010), P. 162. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE Keynes a commencé à écrire la Théorie générale 181 182 183, probablement, à partir de novembre 1931 ou au début de 1932 184. En fait, Keynes est insatisfait du Treatise on Money (1930). Dès sa publication, il s’était engagé à en revoir les fondements théoriques. Dans la préface à l’édition japonaise du Treatise, publiée en 1932, Keynes écrit que plutôt que de revoir son Treatise, il envisageait de publier un livre plus court destiné à corriger et à développer les bases théoriques exposées dans les livres III et IV 185. Au printemps 1934, la plupart des éléments de la théorie générale sont en place dans l’esprit de Keynes. Ils sont complétés par l’analyse de l’efficacité marginale du capital que Keynes développe probablement entre mai et juin au cours d’un voyage aux Etats-Unis 186. Ainsi, à partir de l’automne 1934, les cours que Keynes donne à Cambridge sont intitulés “The General Theory of Employment” et sont basés sur les épreuves du livre. L’année 1935 est utilisée pour recueillir les avis de 5 économistes auxquels Keynes distribuera les épreuve de son livre : R. Kahn, J. Robinson, R. Harrod, D. H. Robertson 187 et R. G. Hawtrey 188. 181 L’édition originale de 1936 a été réimprimée en 1936 (2 fois), 1939, 1942, 1946, 1947, 1949, 1951, 1954, 1957, 1960, 1961 et 1964. Elle a été reprise dans JMKCW Vol. VII (1973). Après sa publication en Angleterre en février 1936, la Théorie générale a également été publiée aux Etats-Unis, puis traduite en allemand (voir note ci-dessous), japonais, français (Idem), tchèque, italien, serbo-croate, hindi, finnois, roumain, hongrois et russe (voir JMKCW Vol VII, P. XVIII). Les éditions allemande, française et japonaise bénéficiaient de préfaces spécifiques, ajoutées à la préface anglaise originale, qui sont reprises dans JMKCW , Vol. VII, pp. XXV à XXXV. 182 Le livre a été traduit en allemand, dès 1936, par F. W aeger sous le titre “Allegem ine Theorie der Beschäftigung, des Zinses und des Geldes” et publié chez Duncker & Humblot à Berlin. Quoique le texte soit, semble-t-il, d’assez mauvaise qualité, il sera réédité en 1952, 1955, 1966, 1974, 1983, 1994, 2000 et 2002. Keynes écrira, pour cette traduction, une préface - comme il le fera pour l’édition française, voir ci-dessous - qui lui vaudra d’être considéré comme un sympathisant du nazisme, accusation sans fondement, même si R. Skidelsky (1992) parle d’une “unfortunaltely worded preface from Keynes, claiming the particular applicability of macroeconomics to the conditions of a totalitarian state with strong national leadership” (P. 581). Voir H. Hagemann (2011), Universität H ohenheim, sur le site http://eet.pixel-online.org/files/research_papers/G E/T he%20G erman % 20 Edition%20of%20Keynes%27s%20General%20Theory.pdf. Une traduction française due à Jean de Largentaye est publiée chez Payot en 1939. Elle bénéficie d’une préface rédigée par Keynes datée du 20 février 1939. Une seconde édition française sera également publiée par Payot en 1968. 183 En 1936, le livre est vendu au prix - plutôt bas - de 5 shillings pour encourager sa diffusion auprès des étudiants. (JMKCW , Vol VII, P. xvii). 184 R. Skidelsky (2003), P. 479 rapporte une conversation entre Maynard et Lydia le 22 novembre 1931 dans laquelle M aynard fait allusion à son nouveau livre “I have begun quietly in my chair writing about monetary theory”. Voir aussi Skidelsky (2003), P. 484, qui situe le début de son nouveau livre aux premiers mois de 1932. 185 JMKCW Vol VII, P. xvi. 186 JMKCW Vol VII, P. xvii. 187 Dennis Holme Robertson (1890 - 1963) a été Fellow de Trinity College (Cambridge) de 1914 à 1938. D’abord proche de Keynes, son rejet de la Théorie générale mettra un terme à leurs bonnes relations. Il quittera Cambridge en 1938 et travaillera au Trésor entre 1939 et 1944. Il devient ensuite le successeur d’A. Pigou en qualité de Professeur de Politique économique à Cambridge, fonction qu’il occupera jusqu’en 1957. Dennis Robertson ne doit être confondu avec Jack Robertson, fonctionnaire du Trésor qui contribuera à rédiger la réaction officielle du Trésor britannique aux propositions de Keynes. 188 JMKCW Vol VII, P. xvii. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 46 - Contrairement à ce qu’affirmait Joan Robinson (1903 - 1983) de façon quelque peu obséquieuse 189, la Théorie générale n’est pas un livre facile à lire, même pour un économiste moyen. L’expression d’intuitions lumineuses, d’une grande fécondité, y côtoie, parfois sans transition, des constructions algébriques fastidieuses - et quelques fois, tout simplement, erronées 190 - ou encore des critiques féroces, parfois injustes, des économistes établis jusqu’alors, que, dans un grand amalgame, Keynes qualifie indistinctement de “classiques”, parmi lesquels A. Marshall, lui-même, pourtant ami de la famille, et A. C. Pigou, pourtant, officiellement, le Chef de service de Keynes à Cambridge. L’oeuvre est aussi manifestement inachevée. Pour justifier le titre du livre, Keynes défendra l’idée que sa théorie correspond au cas le plus fréquent et donc est générale, tandis que la théorie classique requiert au moins deux hypothèses: des anticipations définies et constantes, ainsi qu’une situation de plein emploi. Comme, dans la réalité, ces hypothèses sont rarement rencontrées, la théorie classique s’applique à un cas particulier ou spécial et non pas général. Les adversaires de Keynes, notamment Henderson, répliquaient que lesdites conditions ne sont en rien nécessaires à l’économie classique car celle-ci décrit une tendance à long terme. Ils en déduisent que c’est la théorie de Keynes qui est... un cas particulier, applicable à court terme lorsque certaines rigidités (salaires, prix,...) ralentissent le mécanisme d’ajustement vers la situation de long terme 191. Dans l’esprit de Keynes, la Théorie générale doit restaurer le fonctionnement de l’économie de marché pour éviter le basculement vers le communisme ou un autre système extrême et violent, c’est le sens de la célèbre lettre qu’il écrit à G. B. Shaw le 1er janvier 1935, alors que le livre est déjà écrit, mais pas encore publié : “[...]. To understand my state of mind, however, you have to know that I believe myself to be writing a book, which will largely revolutionise - [...]- the way the world thinks about economic problems [...]. There will be a great change, and in particular, the Ricardian foundations of Marxism will be knocked away. [...] for myself, I don’t merely hope what I say, in my own mind, I’m quite sure”. R. Harrod confirme que le livre pourrait atteindre ce but dans un article qu’il publie en avril 1936 dans le Political Quarterly : “The prospect is opened before us of keeping the existing system running without any drastic upheaval” 192. I. COMPOSITION La Théorie générale comporte 6 livres et 24 chapitres structurés comme suit. Book 1 : Introduction Chapter 1 : The General Theory Chapter 2 : The Postulates of the Classical Economics Chapter 3 : The Principle of Effective Demand 189 Voir N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), P. 206. 190 Voir R. Harrod (1951), pp. 433-434. 191 Voir R. Skidelsky (1992), P. 599. 192 Voir R. Skidelsky (1992), P. 575. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 47 - Book II : Definitions and Ideas Chapter 4 : The Choice of Units Chapter 5 : Expectations as Determining Output and Employment Chapter 6 : The Definition of Income, Saving and Investment Chapter 7 : The Meaning of Saving and Investment, Further Considered Book III : The Propensity to Consume Chapter 8 : The Propensity to Consume I : The Objective Factors Chapter 9 : The Propensity to Consume II : The Subjective Factors Chapter 10 : The Marginal Propensity to Consume and the Multiplier Book IV : The Inducement to Invest Chapter 11 : The Marginal Efficiency of Capital Chapter 12 : The State of Long Term Expectation Chapter 13 : The General Theory of the Rate of Interest Chapter 14 : The Classical Theory of the Rate of Interest Chapter 15 : The Psychological and Business Incentives to Liquidity Chapter 16 : Sundry Observations on the Nature of Capital Chapter 17 : The Essential Properties of Interest and Money Chapter 18 : The General Theory of Employment Re-Stated Book V : Money-Wages and Prices Chapter 19 : Changes in Money-Wages Chapter 20 : The Employment Function Chapter 21 : The Theory of Prices Book VI : Short Notes Suggested by the General Theory Chapter 22 : Notes on the Trade Cycle Chapter 23 : Notes on Mercantilism, the Usury Laws, Stamped Money and Theories of UnderConsumption Chapter 24 : Concluding Notes on the Social Philosophy towards which the General Theory Might Lead La simple lecture de cette énumération, donne immédiatement la mesure de l’originalité de l’ouvrage et de l’influence que la Théorie générale exercera sur la pensée économique. La demande globale, la propension marginale à consommer, le multiplicateur, l’efficacité ou productivité marginale du capital, la préférence pour la liquidité, concepts qui s’y trouvent cités pour la première fois, ou, en tous cas, repris pour la première fois dans un contexte cohérent, se retrouvent aujourd’hui encore, 80 ans plus tard, dans tous les manuels d’économie. Ils ont constitué le quotidien de milliers d’étudiants en économie dans toutes les universités du monde. Ils ont été l’objet de discussion, de quantification, de tentatives de réfutation qui ont remplis des milliers d’articles scientifiques publiés dans les revues économiques les plus réputées. Il est évidemment impossible de passer en revue tout le livre. Nous reprendrons ici les éléments les plus significatifs. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 48 - II. ARCHITECTURE La Théorie générale vise fondamentalement à résoudre le problème de l’équilibre de sous-emploi. On peut résumer son architecture intellectuelle autour de 7 idées-maîtresses. 1. Une situation durable de sous-emploi est possible si la demande effective est insuffisante, c’est-à-dire si l’investissement souhaité par les entreprises est inférieur à l’épargne souhaitée (exante) par les ménages (voir III). 2. Les mécanismes d’ajustement mentionnés par la théorie classique ne suffisent pas à revenir rapidement à un équilibre de plein emploi. Ces mécanismes concernent principalement deux phénomènes : (a) la baisse des salaires et (b) le rôle du taux d’intérêt pour égaliser épargne et investissement. 2 a. Pour Keynes, la baisse des salaires, outre qu’elle est difficile à mettre en place, ne rétablit pas l’équilibre de plein emploi si la demande reste insuffisante (voir VIII). 2 b. Le taux d’intérêt n’égalise pas l’épargne et l’investissement. Ce n’est pas son rôle, le taux d’intérêt est le prix de la préférence pour la liquidité qui est la demande de monnaie (voir VII). 3. L’égalisation entre l’épargne et l’investissement est réalisée ex-post (et non pas ex-ante) parce que le revenu varie via le multiplicateur (voir V) en fonction de l’investissement, jusqu’au moment où l’épargne est égale à l’investissement. C’est donc l’investissement qui crée l’épargne et non pas l’inverse. 4. L’investissement dépend du taux d’intérêt et de la rentabilité des projets, que Keynes appelle l’efficacité marginale du capital (voir VI). 5. Le taux d’intérêt lui-même dépend de l’offre et de la demande de monnaie (voir VII). Une politique des autorités monétaires d’offre de monnaie abondante permet de maintenir des taux d’intérêt bas et donc de soutenir l’investissement. 6. Cependant, même une politique de bas taux d’intérêt (ou de bas salaires) ne suffit pas nécessairement pour rétablir l’équilibre entre épargne et investissement (voir VIII). 7. Pour augmenter l’investissement et l’amener au niveau nécessaire pour revenir au plein emploi, l’Etat peut utiliser une politique de travaux publics, c’est-à-dire d’investissements publics (voir III.4). Ces idées-maîtresses sont examinées dans les sections qui suivent. III. LA DEMANDE EFFECTIVE Le Chapitre III est l’un des plus important de la Théorie générale. En particulier, Keynes discute la question de demande. Cette discussion a des effets sur un sujet plus large encore : le fonctionnement de l’économie dans son ensemble. Pour comprendre ce qui, de ce point de vue, oppose Keynes à ses prédécesseurs “classiques”, il est utile de partir d’un exemple, simplifié mais CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 49 - très proche de la réalité. Cet exemple permet de comprendre comment les théories raisonnent et en quoi elles sont différentes les unes des autres. Les caractéristiques de cette économie sont reprises au tableau IV.1. TABLEAU IV.1 : SITUATION 1 DE L’ECONOMIE - EXEMPLE Variable Valeur (a) Population active 2 000 (b1 ) Productivité (production annuelle de pain en tonnes par travailleur) 2 (b2 ) Productivité (production annuelle de pétrins par travailleur) 2 (c1 ) Production de pain (tonnes) (c2 ) Production de pétrins (unités) (d1 ) = (c1 ) / (b1 ) Emploi dans le secteur du pain (d2 ) = (c2 ) / (b2 ) Emploi dans le secteur des pétrins (d) = (d1 ) + (d2 ) Emploi total (e) = (a) - (d) Chômage 0 (f1 ) Prix du pain (€ / tonne) 5 (f2 ) Prix du pétrin (€ / unité) 5 (g) = [(f1 ) x (c1 )] + [(f2 ) x (c2 )] Valeur de la production = valeur ajoutée = PIB = OFFRE (€) (h) Salaire annuel par travailleur (€) (i) = (h) x (d) Masse salariale totale = Revenu disponible (€) (j) Propension marginale à consommer des ménages (k) = (i) x (j) Consommation (l) = (i) - (k) Epargne des ménages 2 000 (m) Investissement des entreprises (financé par l’emprunt) 2 000 (n) = (k) + (m) Demande globale (j) Masse monétaire (billets en circulation, €) (k) Vitesse de rotation de la monnaie (l) = (j) x (k) MV 3 600 400 1 800 200 2 000 20 000 5 20 000 0.9 18 000 20 000 5 000 4 20 000 III.1. LA LOI DE SAY Dans la théorie classique, il était généralement admis que la demande ne pouvait jamais CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 50 - être durablement insuffisante. Cela découlait de ce qu’il est convenu d’appeler la Loi de Say. J.B. Say (1767 - 1832) avait établi, dans son Traité d’Economie Politique, en 1803, la loi des débouchés universels, selon laquelle, dans une économie d’échange, l’offre crée sa propre demande. Dans l’exemple du tableau IV.1, cela revient à supposer que les ménages dépensent tout leur revenu, soit directement en consommation, soit indirectement via leur épargne qui est utilisée pour investir soit la ligne (j). Autrement dit, l’épargne que les ménages souhaitent constituer est égale à l’investissement que les entreprises souhaitent faire. Dans ce cas, comme on le voit, aucune crise économique n’est possible : une production de 3 600 tonnes de pain par an nécessite 1 800 personnes et une production de 400 pétrins par an nécessite 200 personnes, soit, ensemble 2 000 personnes qui, payées chacune 5 €, disposent globalement d’un salaire de 20 000 €, soit la ligne (i). Ils en consomment 90 % soit 18 000 € (ligne k), avec lequel, pour un prix de 5 € la tonne, soit la ligne (f1), ils peuvent acheter 3 600 tonnes de pain par an. Leur épargne (2 000 €, ligne l) est empruntée par les entreprises qui financent ainsi un investissement 400 pétrins par an, au prix unitaire de 5 €. Il y a donc équilibre parfait entre l’offre (20 000 €) et la demande (20 000 €), et plein emploi. Cette situation peut se reproduire d’année en année, de façon illimitée dans le temps. Pas de crise en vue... III.2. LA THEORIE QUANTITATIVE DE LA MONNAIE Dans la pratique, la loi de Say est équivalente à l’interprétation classique de l’équation de Fisher MV = PQ, qu’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Dans cette théorie, MV ne détermine pas le volume de la production - qui est donné par les possibilités de production, censées être pleinement utilisées - mais uniquement les prix. Pour un volume donné de demande (MV), la production globale trouve toujours un marché car les prix s’ajustent; si un bien n’est pas demandé, il disparaît du marché et est remplacé par un autre. Dans l’exemple du tableau IV.1, avec une population active entièrement au travail de 2 000 personnes, vu leur productivité, la production est maximisée pour 3 600 tonnes de pain et 400 pétrins (ou n’importe quelle autre combinaison pains - pétrins qui nécessite 2 000 personnes). Etant donné la masse monétaire de 5 000 € et la vitesse de rotation de 4, la dépense monétaire totale (MV) est nécessairement de 20 000, ce qui donne un prix moyen de 5 € par tonne de pain ou par pétrin. A nouveau, aussi longtemps que rien ne change, cette situation peut se reproduire d’année en année, de façon illimitée dans le temps. Pas de crise en vue... Augmenter la masse monétaire aura pour seule conséquence d’augmenter le prix moyen des biens. En effet, comme il est impossible de produire plus en raison du plein emploi, une augmentation de la masse monétaire, par exemple de 5 000 € à 10 000 €, porterait la dépenses monétaire totale (MV) à 40 000 euros, ce qui implique un prix moyen de 10 € au lieu de 5. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 51 - III.3. LA DEMANDE EFFECTIVE Le principe de la demande effective est traité au chapitre 3 de la Théorie générale, et la propension marginale à consommer, qui joue un rôle important dans le raisonnement, est traité dans le livre III, chapitres 8 à 10. Keynes ne croit pas que la demande soit toujours “suffisante” car elle dépend de divers éléments variables. Comme souvent, il a tendance à partir de l’observation de la réalité. Il ne prend pas la demande pour ce qu’elle est supposée être théoriquement (“suffisante” a priori), mais plutôt pour ce qu’on peut en voir. C’est aussi le sens des mots “demande effective”. Dans un premier temps, il considère que la demande se compose des dépenses de consommation des ménages et des dépenses d’investissement des entreprises. Or, ces dépenses dépendent ellesmêmes de déterminants particuliers : la consommation dépend du revenu; et l’investissement, des perspectives de profit. Rien n’indique, dans ces conditions, que la demande correspondra toujours a priori à l’offre que les entreprises peuvent mettre sur le marché au plein emploi. De façon plus précise, Keynes suppose que les ménages consomment une partie constante (ou à peu près) constante de leur revenu; cette partie est donnée par la propension marginale à consommer (90 % dans notre exemple) qu’il introduit au chapitre 10 de la Théorie générale : “Let us define then (dCw / dYw) as the marginal propensity to consume. This quantity is of considerable importance, because it tells us how the next increment of output will have to be divided between consumption and investment” 193. Puisque les ménages ne consomment pas tout leur revenu, il existe une différence une l’offre (les quantités produites et leur valeur qui constitue le revenu) et la demande de consommation, la partie du revenu qui est consommée. Pour que la demande soit “suffisante”, cette différence doit être comblée par l’investissement, mais il n’y a a priori aucune raison pour les entreprises souhaitent investir exactement ce montant-là. Le montant investi par les entreprises dépend des perspectives de profit, et peut donc varier sans aucun lien avec la différence entre le revenu et la consommation. Pour comprendre l’argument de Keynes, il suffit de modifier légèrement le tableau IV.1 : supposons qu’en raison des tensions internationales (ou, plus simplement du vieillissement de la population), les ménages deviennent plus prudents et veulent augmenter leur épargne. Ils réduisent leur propension à consommer de 90 à 85 %. Dans ce cas, la consommation de pain passe de 18 000 à 17 000 €, et l’épargne souhaitée des ménages (ex-ante) augmente de 2 000 à 3 000 €. Cela ne pose pas de problème si, parallèlement, les entreprises augmentent leur investissement de 2 000 à 3 000 €; dans ce cas, la demande globale reste de 20 000 €, la production reste globalement inchangée mais s’est simplement déplacée du secteur des biens de consommation (le pain) vers le secteur des biens de production(le pétrin), conformément à ce qui est implicite dans la théorie quantitative de la monnaie. L’emploi reste inchangé à 2 000 unités, et donc, il n’y a pas de chômage. La question que pose Keynes est, cependant, pourquoi les entreprises augmenteraientelles leur investissement, alors que le demande qui leur est adressée vient de diminuer ? Que 193 P. 115. Il aurait été logique de parler de répartition entre consommation et épargne, plutôt qu’investissement, au moins dans un premier temps. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 52 - vont-elles faire avec les 200 pétrins supplémentaires qu’elles devraient acquérir ? Si ces pétrins sont inutiles, pourquoi les acheter ? Bref, il n’y aucune raison a priori pour que la hausse de l’épargne des ménages corresponde à une hausse identique de l’investissement des entreprises 194. Donc, si les entreprises décident d’investir “trop peu”, la demande globale est “effectivement”, c’est-à-dire dans les faits, trop faible. Cela incite les entreprises à réduire leur production, donc les revenus qu’elles distribuent aux ménages. En conséquence, les ménages consomment moins... Ce phénomène se produit jusqu’au moment où l’épargne est égale à l’investissement envisagé par les entreprises. A ce moment-là, l’offre est égale à la demande, mais ce niveau de demande ne correspond pas au plein emploi. Comme indiqué dans le tableau IV.2. L’ajustement s’est poursuivi jusqu’au moment où l’épargne réelle (ex-post) des ménage est égale à l’investissement des entreprises (2 000 €). Keynes refuse explicitement d’utiliser les termes “ex post” et “ex ante” qui relèvent davantage de l’approche scandinave, parce qu’il estime impossible de donner une unité de temps, et préfère conserver sa propre terminologie 195. Dans les faits, il s’agit, cependant bien de cela. Il faut faire une distinction fondamentale entre la volonté ex-ante (c’est-à-dire avant ajustement) des ménages d’accroître leur épargne et les résultats ex-post (c’est-à-dire après ajustement) où l’accroissement réel de l’épargne est possible uniquement si l’investissement a augmenté. 194 La question de l’impact de la hausse de l’épargne sur le taux d’intérêt sera examinée plus loin dans le raisonnement. 195 Voir R. Skidelsky (1992), P. 601. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 53 - TABLEAU IV.2 : AJUSTEMENT PAR LES QUANTITES Et Prod Pain (€) Prod Pétrins (€) Prod Totale (€) Rev Disp C Pain S (€) (€) (€) I Pétrins (€) S-I Emploi Chômage (€) 1 18 000.0 2 000.0 20 000.0 20 000.0 17 000.0 3 000.0 2 000.0 1 000.0 2 000.0 0.0 2 17 000.0 2 000.0 19 000.0 19 000.0 16 150.0 2 850.0 2 000.0 850.0 1 900.0 100.0 3 16 150.0 2 000.0 18 150.0 18 150.0 15 427.5 2 722.5 2 000.0 722.5 1 815.0 185.0 4 15 427.5 2 000.0 17 427.5 17 427.5 14 813.4 2 614.1 2 000.0 614.1 1 742.8 257.3 5 14 813.4 2 000.0 16 813.4 16 813.4 14 291.4 2 522.0 2 000.0 522.0 1 681.3 318.7 6 14 291.4 2 000.0 16 291.4 16 291.4 13 847.7 2 443.7 2 000.0 443.7 1 629.1 370.9 62 11 333.7 2 000.0 13 333.7 13 333.7 11 333.6 2 000.0 2 000.0 0.0 1 333.4 666.6 63 11 336.6 2 000.0 13 333.6 13 333.6 11 333.6 2 000.0 2 000.0 0.0 1 333.4 666.6 .... CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 54 - En d’autres termes, ce n’est l’offre qui crée sa propre demande, mais l’offre qui s’ajuste progressivement au niveau de la demande. Ce n’est pas l’épargne qui crée l’investissement, mais l’épargne qui s’adapte au niveau de l’investissement. Keynes explique ce point explicitement : “Every [...] attempt so save more by reducing consumption will so affect incomes that the attempt necessarily defeats itself. It is, of course, just as impossible for the community as a whole to save less than the amount of current investment, since the attempt to do so will necessarily raise incomes to a level at which the sums which individuals choose to save add up to a figure exactly equal to the amount of investment” 196. III.4. LES PROGRAMMES DE TRAVAUX PUBLICS A partir du tableau IV.2, il est facile de comprendre pourquoi Keynes recommande un programme de travaux publics. Supposons qu’en raison de la crise boursière, l’économe se situe maintenant dans la position 63 du tableau IV.2. Cette position est devenu un équilibre de sous-emploi : elle est stable et si rien ne change, elle peut se reproduire d’année en année pendant une longue période. Certes, on peut espérer que les mécanismes d’ajustement propres à l’économie de marché vont se mettre en oeuvre. Par exemple, sous l’effet du chômage qui a fortement augmenté (de 0 à 666 personnes), les salaires pourraient baisser; dans ce cas les entreprises pourraient augmenter leur production, donc augmenter les revenus qu’elles distribuent, ce qui augmentera automatiquement la consommation, incitera les entreprises à produire davantage encore, donc à distribuer encore davantage de revenus... Mais Keynes n’y croit pas, ou, plus exactement, il considère que ce processus et très lent, car les salaires sont rigides à la baisse, en tous cas les salaires nominaux. Donc, pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies, l’économie restera dans un équilibre de sous-emploi. Pour lui, il est beaucoup plus efficace d’agir sur la demande, via un programme d’investissements publics. Ainsi, supposons qu’à partir de la situation 63 du tableau IV.2, l’Etat décide d’un programme d’investissements publics de 1 000 €. La nouvelle situation est décrite au tableau IV.3, qui reprend le tableau IV.2, avec adjonction de trois colonnes “ Production de travaux publics”, “Investissements publics” et “investissement total”. 196 P. 84. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 55 - TABLEAU IV.3 : AJUSTEMENT PAR LES QUANTITES, INVESTISSEMENTS PUBLICS Et Prod Pain Prod Pétrins (€) (€) 63 11 336.6 2 000.0 64 11 336.6 65 Prod Trav Publ (€) Prod Totale Rev Disp C Pain S I Pétrins I Trav Publ (€) I Total S-I (€) (€) Emploi Chô mage (€) (€) (€) (€) (€) 0.0 13 333.6 13 333.6 11 333.6 2 000.0 2 000.0 0.0 2 000.0 0.0 1333.4 666.6 2 000.0 0.0 13 333.6 13 333.6 11 333.6 2 000.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 -1 000.0 1333.4 666.6 11 336.6 2 000.0 1 000.0 14 333.6 14 333.6 12 183.5 2 150.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 850.0 1 433.4 566.6 66 12 183.5 2 000.0 1 000.0 15 183.5 15 183.5 12 906.0 2 277.5 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 722.5 1 518.4 481.6 67 12 906.0 2 000.0 1 000.0 15 906.0 15 906.0 13 520.1 2 385.9 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 614.1 1 590.6 409.4 68 13 520.1 2 000.0 1 000.0 16 520.1 16 520.1 14 042.1 2 478.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 522.0 1 652.0 348.0 69 14 042.1 2 000.0 1 000.0 17 042.1 17 042.1 14 485.8 2 556.3 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 443.7 1 704.2 295.8 125 16 999.7 2 000.0 1 000.0 19 999.7 19 999.7 16 999.7 3000.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 0.0 2 000.0 0.0 126 17 000.0 2 000.0 1 000.0 20 000.0 20 000.0 17 000.0 3000.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 0.0 2 000.0 0.0 ... CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 56 - Le tableau IV.3. montre que l’ajustement se fait de la même façon, mais en sens inverse. L’investissement en travaux publics, augmente la production à due concurrence, ce qui augmente les revenus, augmente la consommation, donc, à l’étape suivante, incite les entreprises à produire davantage et à distribuer davantage de revenus,... Le nouvel équilibre (étape 126), retrouve l’égalité entre l’épargne (3000 €, soit l’épargne souhaitée par les ménages ex-ante) et l’investissement total (2 000 € d’investissement privé et 1 000 € d’investissement public). Il rétablit aussi le plein emploi. Il s’agit, à nouveau d’un équilibre stable qui peut être maintenu indéfiniment dans le temps, mais à la condition que l’Etat continue à investir 1 000 € par an dans les travaux d’infrastructure. III.5. COURT TERME - LONG TERME La théorie générale ne se limite pas au court terme. En premier lieu, Keynes est persuadé que les situations de chômage ou de sous-emploi constituent les caractéristiques générales de l’humanité, en raison de l’incertitude fondamentale à laquelle elle se trouve confrontée, et que les épisodes de plein emploi sont rares et dépendent de conditions exceptionnellement réunies 197. Les faits semblent lui donner raison. Keynes ne croit guère en un équilibre général à la Walras. Dans une lettre qu’il écrit à J. Hicks le 9 décembre 1934, il notait : “Walras’s theory and all others along those lines are little better than nonsense” 198. La conception économique de long terme qui est reprise dans la Théorie générale est fondamentalement influencée par l’inquiétude des êtres humains face à l’incertitude. C’est cette incertitude qui conduit les ménages à conserver des encaisses monétaires : “[...] it [money] is a store of wealth. So we are told without a smile on the face. But in the world of the classical economy, what an insane use to which to put it ! For it is a recognised characteristic of money as a store of wealth that is barren; whereas practically every other form of storing wealth yields some interest or profit. Why should anyone outside a lunatic asylum wish to use money as a store of wealth ? Because, partly on reasonable and partly on instinctive grounds, our desire to hold money as a store of wealth is a barometer of the degree of our distrust or of our own calculations and conventions concerning the future. [...]. The possession of actual money lulls our disquietude; and the premium which we require to make us part with money is the measur of our disquietude” 199. Ceci constitue la base de la théorie de la préférence pour la liquidité en tant que demande de monnaie. Un ancien étudiant de Keynes, Hugh Townsend, décrira le “risque sans incertitude” comme le postulat de l’économie classique qui conduit celle-ci à nier l’existence d’encaisses monétaires oisives 200. Keynes lui répond dans une lettre datée du 7 décembre 1938 : “I think it important to emphasize the point that all this is not particularly an economic problem, but affects every rational choice concerning conduct where consequences enter into rational calculation. 197 R. Skidelsky (1992), P. 615. 198 R. Skidelsky (1992), P. 615. 199 JMKCW xiv, pp. 115-116. 200 R. Skidelsky (1992), P. 621. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 57 - Generally speaking, in making a decision we have before us a large number of alternatives, none of which is demonstrably more ‘rational’ than the others, in the sense that we can arrange on order of merit the sum aggregate of the benefits obtenaible from the complete consequences of each. To avoid being in the position of Buridan’s ass, we fall back, therefore, and necessarily do so, on motives of another kind, which are not ‘rational’ in the sense of being concerned with the evaluation of consequences, but are decided by habit, instinct, preference, desire, will, etc. All this is just as true of the non-economic as the economic man.” 201. IV. LA FONCTION DE CONSOMMATION La section III ci-dessus utilisait déjà, implicitement, une fonction de consommation, c’està-dire une “relation” entre consommation et un déterminant de la consommation. Deux relations sont mises en évidences, dans la Théorie générale, à propos de la fonction de consommation. IV.1. LA PREMIERE HYPOTHESE D’une façon générale, Keynes fait déprendre la consommation du revenu réel 202. A partir de là, il présente la fonction de consommation comme une loi psychologique : “The fundamental psychological law, upon which we are entitled to depend with great confidence both a priori from our knowledge of the human nature and from the detailed facts of experience, is that men are disposed, as a rule and on average, to increase their consumption as their income increases, but not as much as the increase of their income. That is to say if cw is the amount of consumption and Yw is income (both measured in wage-units) Ä Cw has the same sign as Ä Yw but is smaller in amount, i. e. (dCw / dYw) is positive and less than unity” 203. Cette formulation peut, aujourd’hui, paraître élémentaire. En 1936, elle est originale et, comme le note A. Hansen, “Il ne faut pas perdre de vue qu’en 1936 Keynes s’aventurait sur un chemin absolument nouveau”204. Keynes ne distingue pas la fonction de consommation à court terme et la fonction séculaire de consommation. Si on retient, sa relation proportionnelle entre revenu et consommation, ces deux fonctions sont identiques; la fonction passe par l’origine (un revenu nul implique une consommation nulle) et la propension marginale à consommer est aussi la propension moyenne 205. Il reconnaît, cependant, que des phénomènes de retard peuvent modifier, de façon transitoire, la propension à consommer, par exemple au cours du cycle économique : “If he [a man] does adjust his expenditure to changes in his income, he will over short periods do so 201 JMKCW xxix, P. 294. 202 “ Granted, [...], that the propensity to consume is a fairly stable function so that, as a rule, the amount of the aggregate consumption mainly depends on the amount of aggregate income (both measured in terms of wageunits)”, P. 96. 203 Ibidem. Keynes ne donne pas de formule algébrique; la célèbre fonction C = a + c Yd, souvent citée dans les manuels d’économie, ne figure pas dans la Théorie générale, mais est une interprétation de la définition de Keynes. 204 A. Hansen (1953), Traduction française, P. 49. 205 A. Hansen (1953), Traduction française, P. 53. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 58 - imperfectly. Thus a rising income will often be accompanied by increased savings, and a falling income by decreased savings, on a greater scale at first than subsequently” 206. IV.2. LA SECONDE HYPOTHESE De plus, Keynes pense qu’une part croissante du revenu est épargnée lorsque le revenu dépasse ce qui est nécessaire pour couvrir les besoins primaires : “it is also obvious that a higher absolute level of income will tend, as a rule, to widen the gap between income and consumption. For the satisfaction of the immediate primary needs of a man and his family is usually a stronger motive than the motives towards accumulation. [...]. These reasons will lead, as a rule, to a greater proportion of income being saved as real income increases” 207. De la même façon, Keynes formule l’hypothèse que la propension marginale à consommer se réduit progressivement au fur et à mesure qu’on s’approche du plein emploi, car les revenus des ménages augmentant avec l’emploi, ils en consomment une part plus réduite : “[...] our assumption [...] that the marginal propensity to consume falls off steadily as we approach full employment,...” 208. V. LE MULTIPLICATEUR Le multiplicateur constitue un élément fondamental de la construction keynésienne. Il est développé au chapitre 10 de la Théorie générale, en liaison avec la propension marginale à consommer. En fait, le multiplicateur a déjà été utilisé implicitement dans les tableaux IV.2 et IV.3, ainsi que dans les raisonnements qui les accompagnent. V.1. FORMULATION Le multiplicateur que Keynes développe dans la Théorie générale est inspiré du multiplicateur de l’emploi de R. Kahn 209, que Keynes rappelle : “The conception of the multiplier was first introduced into economic theory by R. F. Kahn in his article on ‘The Relation of Home Investment to Employment’ (Economic Journal, June 1931)” 210. Cependant, Keynes applique l’idée du multiplicateur, cette fois, à l’investissement plutôt qu’à l’emploi, de sorte que Keynes parle de l’investissement. Il le définit d’abord de la façon suivante : “[...] we can write Ä Yw = k Ä Iw, [...]. Let us call k the investment multiplier. It tells us that, when there is an increment of aggregate investment, income will increase by an amount which is k times the increment of investment” 211. Il ajoute ensuite : “Mr Kahn multiplier is a little different from this, being that 206 P. 97. 207 P. 97. 208 P. 127 209 Comme le note A. Hansen (1953, traduction française), P. 62 : “Il faut bien le dire : l’article publié par Kahn en juin 1931 est une des grandes dates de l’histoire de l’analyse économique”. 210 211 P. 113. P. 115. Il définit la valeur de k à partir de la relation 1 - (1/k) = c, la propension marginale à consommer; ce qui est équivalent à la formulation qui se trouve généralement dans les manuels d’économe : k = 1 / (1-c). CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 59 - we call the employment multiplier designated by k’, since it measures the ratio of the increment of total employment which is associated with a given increment of primary employment in the investment industries” 212. V.2. LES FUITES ET LA VALEUR DU MULTIPLICATEUR Comme le multiplicateur est relié à la propension marginale à consommer, il devient facile à calculer. Ainsi, dans l’exemple du tableau IV.1, nous avions supposé une propension marginale à consommer de 0.9. Dans ce cas, le multiplicateur est de (1 / 0.1) = 10 213. Plus la propension marginale à consommer est élevée, plus le multiplicateur sera, lui-même, élevé; ou, ce qui revient au même, plus la propension marginale à épargner est faible, plus le multiplicateur sera élevé. Dans son article de 1931, R. Kahn a essayé d’expliquer pourquoi l’élan donné par la création d’emplois primaires finit par s’arrêter. En d’autres termes, pourquoi le multiplicateur n’est-il pas infini. La question est la même pour le multiplicateur de l’investissement tel que Keynes le définit. L’explication tient en l’existence de “fuites” qui réduisent les effets du cercles vertueux : consommation - production - revenus - consommation. La première de ces fuites est donnée ici, il s’agit de l’épargne. En effet, chaque montant épargné réduit la demande adressée aux entreprises, et donc la production de celle-ci et donc les revenus qu’elles distribuent et qui financent la consommation. Mais il existe également d’autres fuites. Ainsi, une deuxième est constituée par les importations. En effet, chaque fois qu’une partie de la demande est satisfaite par des produits importés, la production se fait à l’étranger et les revenus que les entreprises distribuent à cette occasion, bénéficient à des facteurs de production étrangers qui augmentent leur consommation, mais sans effet sur la consommation domestique. Keynes est bien conscient de cela. S’il estime que “a typical modern community would probably tend to consume not much less than 80 per cent of any increment of real income [...], so that the multiplier [...] would not be much less than 5” 214, mais ajoute “In a country, however, where foreign trade accounts for, say, 20 percent of consumption [...], the multiplier may fall as low as 2 or 3 times [...]” 215. Dans The Means to Prosperity, une série de 4 articles qu’il publie dans le Times en mars 1933 - donc avant la parution de la Théorie générale - Keynes établit une estimation du multiplicateur : il le chiffre à 2 pour le Royaume-Uni et considère qu’aux EtatsUnis, le multiplicateur doit être supérieur à 2 216. Enfin, une troisième fuite est constituée par l’impôt sur le revenu, car dans ce cas, le revenu distribué par les entreprises ne peut pas être consommé et donc la demande que le revenu permet d’exercer diminue, réduisant d’autant le phénomène de multiplication. 212 Ibidem. Keynes précise encore qu’il n’y a pas de raison a priori pour que k = k’. 213 Il va de soi que, dans la réalité, le multiplicateur ne vaut jamais 10. Keynes lui-même l’explique dans la théorie générale. Il s’agit ici d’une exemple simplifié et donc un peu éloigné de la réalité. 214 P. 121. 215 Pp. 121-122. 216 JMKCW VOL IX, Pp. 344-345. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 60 - Ainsi, dans des pays comme la Belgique qui connaissant, à la fois, une forte épargne, une forte propension à importer et des niveaux élevés de taxation sur le revenu, les multiplicateurs sont généralement faibles et peuvent être inférieurs à l’unité. VI. LA FONCTION D’INVESTISSEMENT La fonction d’investissement est liée à ce que Keynes appelle l’efficacité marginale du capital, concept qu’il développe dans les chapitres 11 et 12 de la Théorie générale 217. Keynes développe l’idée que l’investissement dépend de la valeur actualisée des recettes supplémentaires attendues à la suite d’un investissement. Si cette valeur actualisée est supérieure au coût de l’investissement, cet investissement est profitable et sera réalisée par l’entreprise. A son tour, la valeur actualisée dépend des flux de recettes supplémentaires - qui, dans une certaine mesure, sont données par les anticipations de l’entrepreneur - et du taux d’intérêt 218. Dans ce cas, plus le taux d’intérêt est élevé, plus l’investissement sera faible. Sur cette base, Keynes crée une fonction d’investissement, dans laquelle le volume est relié au taux d’intérêt. Dans cette analyse, les anticipations jouent un rôle essentiel. En effet, les recettes attendues (le R1, R2, .... de la formule) ne sont pas connues au moment où la décision d’investir doit être prise; elles doivent donc être anticipées par l’entreprise. De plus, la série de recettes attendues comporte un risque. Le risque couru par l’entrepreneur est celui que les recettes réelles sont inférieures aux recettes attendues. Si les fonds ont été empruntés, il faut y ajouter le risque que court le prêteur : celui que l’emprunt ne soit pas remboursé. L’introduction du risque rend le problème très épineux, d’autant que le risque peut, dans bien des cas, être considérée plus exactement comme une incertitude 219. Cela ne doit, cependant, pas conduire à la situation où tout investissement est impossible, faute de pouvoir prévoir son rendement, même si Keynes profite de l’occasion pour rappeler la vanité, en cette matière, des calculs mathématiques sophistiqués : “We should not conclude from this that everything depends on waves of irrational psychology. On the contrary, the state of long-term 217 Keynes définit l’efficacité marginale du capital comme suit : “I define the marginal efficiency of capital as being equal to that rate of discount which would make the present value of the series of annuities given by the returns expected from the capital asset during its life just equal to its supply price”, P. 135. Si on part de cette définition, l’investissement reste intéressant pour l’entreprise aussi longtemps que le taux d’intérêt est inférieur (ou, éventuellement, égal) à l’efficacité marginale du capital. L’analyse en termes d’efficacité marginale du capital est, cependant, équivalente à celle reprise ci-dessus. 218 219 Mathématiquement, on écrit : Keynes revient sur ce problème au chapitre 12, où il note : “The outstanding fact is the extreme precariousness of the basis of knowledge on which our estimates of prospective yield have to be made. Our knowledge of the factors which will govern the yield of an investment some years hence is usually very slight and often negligible. If we speak frankly, we have to admit that our basis of knowledge for estimating the yield ten years hence of a railway, a copper mine, a textile factory, the goodwill of a patent medicine, an Atlantic liner, a building in the City of London amounts to little and sometimes to nothing; or even five years hence. In fact, those who seriously attempt to make such estimate are often so much in the minority that their behaviour does not govern the market”, Pp. 149 - 150. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 61 - expectations is often steady, and, even when it is not, the other factors exert their compensating effects. We are merely reminding ourselves that human decisions affecting the future, whether personal or political, cannot depend on strict mathematical expectation, since the basis for making such calculations does not exist. [...]” 220. VII. LA PREFERENCE POUR LA LIQUIDITE ET LA THEORIE DU TAUX D’INTERET VII.1. LES MOTIFS DE LA DETENTION MONETAIRE La théorie “classique” - pré-keynésienne” - justifiait la détention de monnaie des individus, qu’on appelle la demande de monnaie” par deux facteurs ou motifs : les transactions et les précautions; les précautions étant justifiées par un niveau de transactions, parfois, plus élevé que prévu. Bref, le motif pour lequel les individus détiennent de la monnaie est, tout simplement, le fait qu’ils en besoin pour payer leurs achats. Cependant, il est d’observation courante que la monnaie est aussi détenue au-delà des besoins de transactions. La théorie classique parlait, dans ce cas, de “réservoir de valeur”, mais n’expliquait pas pourquoi les agents économiques détenaient, ainsi, une partie de leur patrimoine sous forme monétaire. Dans un article qu’il publie en février 1937 dans The Quarterly Journal of Economics 221, Keynes note : “[...] it [money] is a store of wealth. So we are told without a smile on the face. But, in the world of the classical economy, what an insane uso to which to put it ! For it is a recongnised characteristic of money as a store of wealth that is barren; whereas practically every other form of storing wealth yields some interest or profit. Why should anyone outside a lunatic asylum wish to use money as a store of Wealth ?” 222. Aussi, Keynes ajoute aux motifs de transaction et de précaution, le motif de spéculation. Celui-ci est lié à l’incertitude fondamentale des affaires. Ainsi, garder un certain volume de liquidités non utilisées, donne la possibilité de profiter sans perte d’une occasion favorable, par exemple, si le cours des actions, sur les marchés, baisse plus que prévu (ou si le prix des maisons ou des oeuvres d’art ou de... baisse plus que prévu ou, même, augmente moins que prévu). Pour Keynes, les liquidités détenues pour les motifs de précaution et de spéculation ne sont, en général, pas utilisées; il parle d’encaisses oisives. VII.2. L’INFLUENCE DU TAUX D’INTERET Le taux d’intérêt (ou le taux de rendement d’un actif) constitue le coût d’opportunité de la détention monétaire, c’est-à-dire ce que le détenteur de liquidités perd. Dès lors, logiquement, un taux d’intérêt élevé (ou un autre taux de rendement élevé, tel que des dividendes importants) incitent les individus à renoncer à la liquidité. Cette incitation est surtout forte si les liquidités sont détenues pour les motifs de précaution ou de spéculation. Les liquidités détenues pour des 220 Pp. 162 - 163. 221 Voir JMKCW VOL XIV, pp. 109 à 123. 222 Pp. 115-116. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 62 - motifs de transaction sont moins sensibles au taux d’intérêt tout simplement parce qu’elles sont indispensables à la consommation. Ainsi, l’introduction du motif de spéculation dans les raisons de la détention de monnaie permet d’établir un lien fort entre demande de monnaie (que Keynes appelle “préférence pour la liquidité”) et taux d’intérêt. Ceci permet, ensuite, d’établir le rôle de la politique monétaire. En effet, si la politique monétaire fixe l’offre de monnaie sur le marché monétaire et qu’il existe une demande de monnaie qui est inversement proportionnelle aux taux d’intérêt, l’offre de monnaie peut faire varier le taux d’intérêt. En augmentant l’offre de monnaie, les autorités monétaires peuvent faire baisser le taux d’intérêt; à l’inverse, en réduisant l’offre de monnaie, ils font monter le taux d’intérêt. De plus, lorsque le taux d’intérêt est déjà très faible (Keynes cite, par exemple 2 % 223: on est aujourd’hui en-decà de ce niveau), la demande de monnaie devient très forte car les pertes liées à la détention monétaire sont faibles. La demande de monnaie peut alors devenir tellement forte qu’elle empêche une nouvelle baisse des taux, quelle que soit l’offre de monnaie supplémentaire des autorités monétaire. C’est ce que Keynes appelle la “trappe à liquidité”. “For whilst an increase in the quantity of money may be expected, Cet. Par., to reduce the rate of interest, this will not happen if the liquidity-preferences of the public are increasing more than the quantity of money” 224. Keynes poursuit alors, en exposant toutes les conséquences en cascade de cette situation sur sa logique de la politique économique : “and whilst a decline in the rate in the rate of interest may be expected, Cet. Par., to increase the volume of investment, this will not happen if the schedule of the marginal efficiency of capital is falling more rapidly than the rate of interest; and whilst an increase in the volume of interest may be expected, Cet. Par., to increase employment, this may not happen, if the propensity of consume is falling off. []” 225. Voilà résumée, en bonne partie, l’idée principale de la Théorie générale. VII.3. THEORIE DU TAUX D’INTERET La discussion de la section précédente sur la préférence pour la liquidité a, en fait, déjà entamé celle de la théorie du taux d’intérêt. Keynes commence par critiquer la théorie classique du taux d’intérêt, selon laquelle celuici assure l’équilibre entre l’épargne et l’investissement. “What is the Classical Theory of the Rate of Interest ? [...]. It is fairly clear, [...], that this tradition has regarded the rate of interest as the factor which brings the demand for investment and the willingness to save into equilibrium with one another. Investment represents the demand for investible resources and saving represents the supply, whilst the rate of interest is the “price” of investible resources at which the two are 223 P. 202 224 P. 173. 225 Ibidem. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 63 - equated” 226. Or, pour Keynes, on l’a vu dans les sections précédentes, l’épargne est donnée par le revenu et la propension marginale à épargner. Le taux d’intérêt qui permet l’égalité entre épargne et investissement : c’est l’investissement qui, en stimulant le revenu, crée ou augmente l’épargne jusqu’au moment où celle-ci est égale à l’investissement. C’est différence est fondamentale. Comme le note A. Hansen : “Les classiques soutenaient que l’épargne résulte automatiquement en un investissement. Keynes soutient exactement le contraire, à savoir que l’investissement conduit automatiquement à une épargne tirée du revenu courant. Les classiques avaient soutenu que l’on peut toujours augmenter l’investissement en épargnant davantage. Keynes soutient, au contraire que l’investissement accroît le niveau du revenu par le jeu du multiplicateur jusqu’à ce que l’épargne additionnelle tirée du revenu courant soit suffisante pour faire face au nouvel investissement” 227. VIII. LE ROLE DES SALAIRES Le théorie classique a toujours soutenu que la flexibilité des salaires constituait un mécanisme qui garantissait à l’économie un retour automatique vers le plein emploi, dans le cas où elle s’en serait écartée. Keynes combat cette idée sur deux bases. D’une part il considère que les salaires nominaux sont rigides à la baisse. Mais le plus important est que, d’autre part, même si une baisse des salaires est possible, il tient celle-ci pour incapable de rétablir le plein-emploi. Keynes aborde l’analyse salariale dans le chapitre 19 de la Théorie générale. Pour Keynes une baisse des salaires peut avoir un effet positif durable sur l’emploi uniquement si la demande globale augmente, c’est-à-dire si l’investissement augmente ou si la propension à consommer augmente et compense, en termes de demande, la baisse des revenus salariaux 228. Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, l’investissement augmentera seulement si l’efficacité marginale du capital augmente, elle aussi, ou si le taux d’intérêt diminue. “Thus the reduction in money-wages will have no lasting tendency except by virtue ofits repercussions on the propensity to consume for the community as a whole, or on the schedule of marginal efficiencies of capital, or on the rate of interest” 229. Keynes ne considère pas que, à prix constants, une baisse des salaires augmente la rentabilité de la production, et donc augmente l’efficacité marginale du capital, ce qui, à taux d’intérêt constant, devrait relancer l’investissement. L’effet de transfert de revenus vers les autres groupes sociaux, lié à une baisse des salaires, aurait plutôt tendance à être défavorable à la propension marginale à consommer et donc à la demande globale. En revanche, une baisse des salaires et la baisse des prix qui, 226 P. 175. 227 A. Hansen (1953, Traduction française), P. 107. 228 Il faut noter, comme le fait A. Hansen (1953, traduction française), P. 125, que Keynes raisonne principalement en économie fermée. En effet, “Dans un système économique ouvert l’effet des baisses de salaire est favorable à l’emploi du fait de la position du pays sur le marché extérieur s’améliore, à moins que les autres pays ne réduisent également leurs salaires”. 229 P. 262. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 64 - éventuellement, l’accompagne, impliquent logiquement une baisse de la demande de monnaie pour motif de transaction et donc, si l’offre de monnaie n’a pas été réduite parallèlement, une baisse du taux d’intérêt. “It is, therefore, on the effect of a falling wage- and price-level on the demande for money that those who believe in the self-adjusting quality of the economic system must rest the weight of their argument” 230. Il faut noter que Keynes ignore totalement l’effet “Pigou”, c’est-à-dire le fait que si les prix baissent (par exemple, à la suite de la baisse des salaires), le pouvoir d’achat des individus augmente ipso facto, ce qui relance la consommation. Il est vrai que Pigou formule sa théorie de façon claire après la sortie de la Théorie générale. On peut donc noter que, pour Keynes, la baisse des salaires a le même effet qu’un accroissement de l’offre de monnaie : les deux politiques font baisser le taux d’intérêt. Mais cet effet est, aux yeux de Keynes, insuffisant pour conduire à une ajustement parfait ou rapide. “There is, therefore, no ground for the belief that a flexible wage policy is capable of maintaining a state of continuous full employment; - any more than for the belief [than] that an open-market policy 231 is capable, unaided, of achieving this result. The economic system cannot be made selfadjusting along these lines” 232. Si, donc, politique salariale et politique monétaire peuvent être, du point de vue qui nous concerne ici, équivalentes, Keynes considère que “Having regard to human nature and our institutions, it can only be a foolish person who would prefer a flexible wage policy to a flexible money policy, unless he can point to advantages from the former which are not obtainable from the latter. Moreover, other things being equal, a method which it is comparatively easy to apply should be deemed preferable to a method which is probably so difficult as to be impracticable” 233. Enfin, Keynes considérait qu’une politique de salaires qui s’ajustent en permanence aurait pour effet de causer une grande instabilité des prix et donc de rendre plus difficiles et erronés les calculs rationnels des agents économiques 234. “The chief result of this policy would be to cause a great instability in prices, so violent perhaps as to make business calculations futile in an economic society functionning after the manner of that in which we live. To suppose that a flexible wage policy is a right and proper adjunct of a system which, on the whole, is one of laissez-faire, is the opposite of the truth. It is only in a highly authoritarian society, where sudden, substantial, all-round changes could be decreed that a flexible wage-policy could function with success. One can imagine it in operation in Italy, Germany or Russia, but not in France, the United States or Great Britain” 235. 230 P. 266. 231 Ce qui correspond, ici, à une augmentation de l’offre de monnaie. 232 P. 267. 233 P. 268. 234 C’est l’effet pervers qui, généralement, est attribué à l’inflation. Donc, un ajustement permanent de salaires aurait, en tendance, les mêmes effets néfastes que l’inflation. Les monétaristes apprécieront... 235 P. 269. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 65 - IX. LES REACTIONS Dès sa publication, la Théorie générale générera deux types de réflexions complémentaires. Il y a d’abord, le débat, souvent très difficile, entre Keynes et ses adversaires qui contestent la validité de tout ou partie de la Théorie générale (voir IX.1) Il y a, ensuite, les réactions, parmi les partisans de la Théorie générale qui cherchent à l’interpréter ou, si on veut, à la compléter en précisant de façon détaillée les politiques économiques qu’elle suggère de mettre en oeuvre. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger le livre que J. Hicks (1904 - 1989, Prix Nobel d’Economie en 1972) publie dès 1936 236 et qui, avec les compléments apportés par A. Hansen 237, donnera naissance au modèle dit IS-LM (ou, logiquement, Hicks-Hansen) qui est encore repris dans les manuels de macroéconomie 238 (Voir IX.2). Citons aussi les tentatives d’explications ou de vulgarisation. Elles seront très nombreuses. Citons celle de Joan Robinson qu’on peut considérer comme la première 239. Citons aussi, pour les livres rédigés en français, celle de J. Cartelier (1995), et, enfin, plus récemment, le texte du Prix Nobel d’Economie P. Krugman 240. IX.1. LE DEBAT SUR LA VALIDITE DE LA THEORIE KEYNESIENNE Si Keynes est parvenu à convaincre R. Harrod et, sans surprise, ses proches collaborateurs, pour le surplus, la réaction des économistes établis, à Cambridge et au Trésor, est clairement négative. En particulier, R. Hawtrey sera critique dès la réception des épreuves en 1935. Après plusieurs échanges de correspondance, Keynes mettra un terme à la discussions dans une lettre qu’il lui fait parvenir le 15 avril 1936, et qui se termine par “I doubt if we ought, both of us, to continue this correspondance any longer” 241. Keynes ne rencontrera pas davantage de succès auprès de Robert Henderson ou de Dennis Robertson 242. Robertson publiera dans le Quarterly Journal of Economics de novembre 1936, 236 M. Keynes’s Theory of Employment, Economic Journal, juin 1936, pp. 238 - 253. Voir aussi, du même auteur, Mr Keynes and the “Classics” : A Suggested Interpretation; Econometrica; avril 1937, pp. 147 - 159. 237 Voir A. Hansen (1953). 238 Voir, par exemple, G. N. Mankiw (2010), pp. 367 à 476. 239 J. Robinson (1937). 240 An Introduction to the General Theory of Employment, Interest and Money (juillet 2006). 241 Cité par R. Skidelsky (1992), P. 587. 242 Voir R. Skidelsky (1992), pp. 587 à 593. Le sentiment de D. Robertson peut être mesuré par la lettre qu’il écrit le 2 avril 1936 à R. Harrod : “[...]. It is impossible to accept the position that Maynard is to be allowed to deliver the most extravagant attacks upon the main body of orthodox economic theory, conveying the impression that everything that has been said hitherto is nonsense and that there is a great new light to which the heathen must CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 66 - Some Notes on Mr Keynes’ General Theory, dans lequel il exprime son désaccord avec les principales idées du livre. En particulier, il doute que les effets du multiplicateur permettent d’auto-financer les dépenses publiques que Keynes suggère de faire pour soutenir l’activité économique 243. Se sentant de plus en plus isolé à Cambridge, Robertson finira par quitter (provisoirement) cette université en 1938 et occupera une chaire à l’université de Londres 244. Quant à Robert Henderson, que Keynes souhaitait le plus convaincre, il défendra une position proche qu’on peut qualifier de pré-friedmanienne, arguant, en particulier, que l’offre de monnaie n’a pas d’effet sur le niveau des taux d’intérêt à long terme, et que les tentatives keynésiennes de réduire le chômage en-deçà de son niveau “minimum” - ce qui, plus tard, sera appelé taux “naturel” de chômage” - qu’il estime à environ 6 %, produira uniquement de l’inflation 245. IX.2. DE LA THEORIE GENERALE AU MODELE IS-LM La Théorie générale est un oeuvre inachevée; Keynes en est conscient et encourage ses collègues économistes à lui fournir leurs commentaires et réactions dans ce qu’il appelle une “collaboration des esprits” : “I am more attached to the comparatively simple fundamental ideas that underlie my theory than to the particular form in which I have embodied them, and have no desire that the latter should be crystallized at the present stage of the debate. If the simple basic ideas can become familiar and acceptable, time and experience and the collaboration of a number of minds will discover the best way of expressing them” 246. Cette conception est également partagée par d’autres auteurs : “Although he [Keynes] was convinced that his general line of analysis was sound, he knew his arguments were unclear, fragmentary and inconclusive. The General Theory was the beginning of the assault on classicism, not the final, victorious battle” 247. Pour R. Skidelsky (1992) “The most important question facing Keynes after the publication of the General Theory was how to manage his own revolution“ 248. Keynes lui-même ne prendra - ou n’aura - jamais le temps de revenir sur son célèbre livre, et de fournir les précieuses clés de lecture et d’interprétation de son oeuvre. En 1936, alors qu’il se trouve à Tilton, Keynes avait commencé à griffonner le synopsis de ce qui devait s’appeler “Footnotes to the General Theory”, qui prévoyait 6 chapitres. Le premier chapitre devait porter sur la demande globale, le multiplicateur, la théorie de l’investissement et la théorie de l’intérêt. Le deuxième, sur l’analyse de la demande globale. Le troisième, sur la théorie de l’intérêt en tant qu’efficacité marginale de la monnaie. Le quatrième, sur la préférence pour la liquidité en tant que demande be converted, and that others must abstain from effective reply to avoid the impression of economists quarreling. You see, I don’t believe there is a great new light at all. I regard Maynard’s book, [...], as a farrago of confused sophistication, and I find intensely exasperating the tacit assumption that prevails in certain circles that those who do not accept its general doctrine are to be regarded as intellectually inferior things”. Idem, P. 587. 243 R. Skidelsky (1992), P. 590. 244 R. Skidelsky (1992), P. 593. 245 R. Skidelsky (1992), P. 588. 246 JMKCW Vol VII, P. xvii; l’article dont cette citation est tirée est reproduit dans le Vol. XIV. 247 N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), P. 207. 248 P. 610. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 67 - de monnaie, et le cinquième, sur les limites de la demande de biens de capital. Enfin, le sixième chapitre aurait été constitué par des notes statistiques 249. Le livre ne sera jamais écrit. Il y a, à cela, probablement, au moins trois raisons 250. D’une part, Keynes lui-même est gravement malade. Depuis plusieurs années, il souffre de douleurs qu’il considère, à tort, comme du simple rhumatisme intercostal. Le 16 mai 1937, alors au 6 Harvey Road, il fait un malaise, et devra rester alité, pris en charge par Florence et Lydia, pendant un mois. Le 18 juin, il est conduit en ambulance à Ruthin Castle, un hôpital privé où les médecins détecteront de graves problèmes cardiaques. Il y séjournera pendant trois mois, jusqu’au 25 septembre. Il en sortira sans être vraiment guéri. D’autre part, Keynes a d’autres activités et d’autres préoccupations. Il est en train de réaménager sa ferme de Tilton, dans le Sussex, et, surtout, il est préoccupé par l’évolution politique internationale et les risques de guerre qu’elle implique. La guerre est d’ailleurs déjà en cours en Espagne. La nouvelle de la mort de Julian Bell, le fils de Vanessa Bell parti soutenir les Républicains dans la guerre d’Espagne, qui parvient à Keynes en juin 1937, alors qu’il est toujours hospitalisé à Ruthin Castle, illustre bien le phénomène. Enfin, son incapacité à convaincre ses collègues et, pour certains, amis, a probablement augmenté sa lassitude. On se souviendra que, dans les toutes premières phrases du livre, il s’est fixé l’objectif, précisément, de convaincre ses collègues économistes, ce qui ne se produit pas comme il l’avait espéré. Ainsi, dans une lettre qu’il écrit à R. Harrod le 30 août 1936, il note : “[...]. Experience seems to show that people are divided between the old ones whom nothing will shift... and the young ones who have not been properly brought up and believe nothing in particular. [...]. I have no companions, it seems, in my own generation, either of earliest teachers or of earliest pupils; I cannot in thought help being somewhat bound to them” 251. Plus étrange, ce ne seront pas ses collaborateurs les plus directs, les pourtant talentueux Kahn, Sraffa, ou Robinson, qui en donneront la version la plus diffusée, mais J. Hicks, venu de la London School of Economics à Cambridge en 1935, et pour lequel Keynes n’avait pas une grande estime 252. C’est là un fait important qui change l’histoire de ce qui sera considéré, par la suite, comme la pensée keynésienne, quoique, en grande partie, elle n’est pas de Keynes. En effet, La Théorie générale comporte de tels bouleversements de la pensée économique qu’elle implique presque inévitablement des réactions et des interprétations. Keynes ne les fournissant pas, et ses propres disciples hésitant, ce sont d’autres économistes qui s’en chargeront, et, petit à petit l’équipe qui a conçu la Théorie générale et Keynes lui-même vont, pour reprendre les mots de Skidelsky “lose control over the disposal of his own property” 253. Ainsi, lors d’une discussion réunissant, notamment, Hicks, Harrod et Meade à Oxford en 249 Voir R. Skidelsky (1992), P. 611. 250 Voir aussi, à ce propos, H. Minsky (1975), pp. 14-15. 251 R. Skidelsky (1992), P. 614. 252 Voir, à ce propos, R. Skidelsky (1992), P. 575. 253 R. Skidelsky (1992), P. 594. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 68 - septembre 1936, dont Keynes et J. Robinson sont absents - et dont l’un des participants dira qu’elle était, peut-être, la plus importante réunion de l’histoire de l’économie 254 - les premières re-formulations mathématiques “élégantes” sont présentées, à la grande inquiétude de R. Kahn. A partir de là, progressivement “Kahn and Joan Robinson, who had played such a large part in the genesis of the General Theory, were edged out of the development of the Keynesian Revolution” 255. J. Hicks fera d’abord une analyse du livre dans The Economic Journal de juin 1936, et publiera ensuite, dans Econometrica, en avril 1937, le célèbre article intitulé “Mr Keynes and the Classics” qui constituera la base du modèle IS-LM, ou Hicks-Hansen. Ainsi, c’est J. Hicks qui obtiendra le Prix Nobel d’Economie en 1972, et non pas Kahn ou Robinson. Le modèle IS-LM est-il la “bonne” interprétation de la théorie générale ? La question reste posée. R. Kahn et J. Robinson y étaient opposés : “Kahn later regarded the reduction of the General Theory to diagrams and bits of algebra as a great tragedy. Keynes’s insistence on the overwhelming importance of expectations, highly subject to risk and uncertainty, was one his biggest contributions” 256. Ce système d’équations enlève à la Théorie générale originale, telle que Keynes l’avait écrite, ses éléments les plus humains: l’importance de l’incertitude et sa base reposant sur “l’instinct animal de l’être humain”. Il enlève aussi à la Théorie générale ses aspects les plus radicaux, qui sont aussi, souvent, les plus novateurs. Les plus proches collaborateurs de Keynes, J. Robinson et R. Kahn, considéreront le modèle IS-LM comme une trahison de la révolution keynésienne et Kahn regrettera que Keynes ne se soit pas clairement prononcé contre ce modèle, mais leurs réactions resteront timides. Il semble que cette timidité soit due, en grande partie, à l’attitude de Keynes lui-même. Celui-ci malade, rappelons-le - me semblait guère intéressé par cette discussion pourtant essentielle. Keynes avait reçu, en octobre 1936, une copie du texte de Hicks. Il n’y répondra que six mois plus tard ! Sa réponse est ambiguë : “I found it very interesting and really have next to nothing to say by way of criticism”, écrit-il d’abord, avant de reprocher, quand même, à Hicks d’avoir introduit le revenu dans toutes ses équations, ce qui donne un poids excessif au revenu courant par rapport au revenu attendu pour le futur 257. A ce propos, R. Skidelsky (1992) pose les questions : “Was he [Keynes] too tired to realise its importance ? Was he too remote from Hicks to find the right words ?” 258. La réponse à ces questions est probablement affirmative. Keynes avait approuvé, au moins tacitement, la “mathématisation” de la Théorie générale pour des raisons pédagogiques et pour des raisons de politique économique, mais en même temps, il avait mis en garde : “as soon as one is dealing with the influence of expectations and of transitory experience, one is ... outside the realm of formally exact” 259. Il confirme que, dans 254 R. Skidelsky (1992), P. 613. 255 R. Skidelsky (1992), P. 613. 256 R. Skidelsky (1992), P. 613. 257 R. Skidelsky (1992), P. 614. 258 P. 615. 259 R. Skidelsky (1992), P. 611. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 69 - son esprit, la théorie classique orthodoxe repose sur l’hypothèse que les “risks are capable of an exact actuarial computation”, alors que “we have, as a rule, only the faintest idea of any but the most direct consequences of our acts” 260. Pour J. Cartelier (1995), “L’économiste contemporain intéressé par la pensée de Keynes, [...] sommé de rechercher ‘le vrai Keynes’ va découvir une pensée originale mais dont il ne voit pas très bien comment elle peut s’insérer dans une théorie moderne fondée sur des hypothèses radicalement différentes” 261. En conclusion, le modèle IS-LM s’écarte de la théorie générale originale dans la mesure où il fait disparaître le rôle fondamental que l’incertitude joue dans l’oeuvre de Keynes. En cela l’interprétation de Hicks et Hansen se rapproche de la théorie classique et devient plus facile à utiliser dans le cadre de la politique économique. C’est vrai mais en même temps, ce modèle fournit une version “utilisable” de la théorie keynésienne qui, en dehors de lui, fait largement défaut. X. SYNTHESE DES PRINCIPALES THESES DE KEYNES La Théorie générale est l’aboutissement - provisoire et inachevé - de la pensée keynésienne. Si elle de loin et à juste raison, l’oeuvre de Keynes la plus citée, les autres ouvrages et articles de Keynes ont souvent eu une importance non négligeable dans le débat des idées à l’époque où ils sont apparus et, pour certains, pourraient toujours contribuer utilement au débat contemporain. Il paraît donc utile, à ce stade, de reprendre dans un tableau synthétique, chacun des livres et son apport principal. TABLEAU IV.4 : SYNTHESE DES THEMES ET IDEES ABORDES DANS LES OUVRAGES DE KEYNES TITRE ANNEE THEMES Indian Currency and Finance 1913 Système monétaire applicable à l’Inde dans l’Empire britannique, préfigure Bretton Woods et l’étalon dollar (avec la Livre sterling dans le rôle du dollar). The Economic Consequences of the Peace & A Revision of the Treaty 1919 1922 Critique sévère et prémonitoire des réparations imposées à l’Allemagne après la première guerre mondiale. The Treatise on Probability 1921 Différence entre probabilité (calculable) et fréquence d’observation; différence entre risque (calculable) et incertitude (non calculable), scepticisme à propos de l’utilisation excessive de la statistique et des mathématiques en économie 260 R. Skidelsky (1992), P. 616. 261 P. 9. CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 70 - The Tract of Monetary Reform 1923 Critique du retour à l’étalon-or et description prémonitoire de ses conséquences désastreuses pour l’économie anglaise. Expression “The long run is a misleading guide to current affairs. In the long run we are all dead. Economists set themselves too easy, too useless a task, if in tempestuous seasons they can only tell us, that when the storm is long past, the ocean is flat again”. The Economic Consequences of Mr Churchill 1925 Critique de la décision de W. Churchill - alors Chancelier de l’Echiquier - de revenir à l’étalon-or The End of Laissez-Faire 1926 Justification de l’intervention de l’Etat lorsque l’économie de marché s’avère déficiente. The Treatise on Money 1930 Théorie monétaire; importance de taux d’intérêt peu élevés; théorie de la demande de monnaie appelée “préférence pour la liquidité” The General Theory of Employment, Interest and Money 1936 Propension marginale à consommer, multiplicateur, demande effective (ou globale), efficacité marginale du capital, rigidité - flexibilité des prix et des salaires, explication des crises due à l’insuffisance de la demande How to Pay for the War 1940 Mesures à prendre pour éviter l’inflation en cas de guerre. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE Keynes was a great economist. In every discipline, progress comes from people who make hypotheses, most of which turn out to be wrong, but all of which ultimately point to the right answer. Now Keynes, in The General Theory of Employment, Interest and M oney, set forth a hypothesis which was a beautiful one, and it really altered the shape of economics. But it turned out that it was a wrong hypothesis. That doesn't mean that he wasn't a great man ! M ilton Friedman, Opinion Journal (22 July 2006) Après avoir constitué la pensée économique dominante ou le “mainstream” pendant près de 30 ans, grossièrement entre 1945 et 1974, la vision keynésienne, ou, du moins, celle qu’à l’époque on supposait telle, va perdre progressivement une grande part de son influence. Plusieurs éléments ont contribué à ce déclin, certains sont de nature historique, d’autres de nature plus nettement économique, et d’autres encore sont liés à l’évolution de l’idéologie politique. Fondamentalement, la réflexion keynésienne est partie d’un constat (voir chapitre II, section II) : l’ajustement, dans une économie de marché, est trop lent pour assurer, rapidement, un équilibre de plein emploi. Cette proposition, en elle-même, limite la portée de l’analyse Keynésienne, car si l’ajustement est lent - ce qui est manifestement vrai - il n’est pas inexistant, et donc, avec le temps, l’ajustement finit par se produire (voir I). De façon plus détaillée, la déclaration du Président Nixon (1913 - 1994), le 15 août 1971, mettant fin au système de changes imaginé à Bretton Woods en 1944, et la crise pétrolière de 1973-1974 peuvent être identifiées comme des moments clés du passage de témoin des keynésiens aux monétaristes de Milton Friedman. Avec le recul, on peut penser que la crise pétrolière de 1974, avec la crise économique qui la suit, constituent probablement l’élément majeur, le catalyseur, qui a déclenché le recul de la pensée keynésienne; les autres éléments ont leur importance, mais ils auraient été inopérants ou, en tous cas, moins puissants sans les événements de 1974 (voir II). Du point de vue technique, plusieurs autres éléments de nature économique avaient déjà, avant 1974, ou allaient, par la suite mettre en difficulté l’analyse keynésienne. Les principaux d’entre eux sont, l’affaiblissement des multiplicateurs (voir III), la réfutation de la courbe de Phillips (voir IV) et de la seconde hypothèse de Keynes sur la fonction de consommation (voir V), ou encore l’émergence d’une économie hautement mathématisée (voir VI). Enfin, à côté de ces éléments historiques ou économiques, il ne faut pas négliger le poids des idéologies (voir VII). I. LE COURT TERME, LE LONG TERME ET L’AJUSTEMENT L’analyse de Keynes met évidence la lenteur de certains phénomènes d’ajustement que les classiques considéraient comme instantanés ou comme fluides, ou, en tous cas, comme CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 72 - suffisamment rapides pour être rassurants. Keynes fait là preuve d’une grande clairvoyance et en tire des conclusions pertinentes quant à la nécessité d’agir à court terme, le cas échéant via une intervention des pouvoirs publics. Il est, cependant, indéniable que l’économie de marché comporte des mécanismes d’ajustement, et qu’à long terme, une tendance se dessine lentement vers un équilibre. Comme le note W. C. Biven : “The new classical economics [...] holds that the economy has its own power of self-correction and that governement efforts to influence the economy are generally ineffective” 262. Il en résulte, presqu’immanquablement que le long terme finit toujours par gagner : il a l’éternité devant lui !... Et les interventions keynésiennes deviennent, alors, inutiles. Certes, on est loin, dans la réalité, d’un ajustement instantané, surtout en période de crise, mais au sortir des années 1960, après plus de deux décennies de croissance forte, la nécessité de recourir à une intervention des pouvoirs publics pour soutenir l’économie apparaissait probablement peu fondée. La crise qui survient alors, loin de ramener les keynésiens au pouvoir, va montrer les limites de leurs possibilités. II. LA FIN DE BRETTON WOODS ET LA CRISE PETROLIERE DE 1974 Quelque 17 ans après la mort de Keynes, Carabosse, quoique vieillissante, désormais plus laide que jamais, les doigts crochus, les mains tremblantes, et percluse de rhumatisme, est restée active dans son registre maléfique. C’est sous une forme inattendue qu’elle prendra, à l’égard de Maynard, de Neville et de Florence, une dernière et double vengeance. II.1. LA FIN DE BRETTON WOODS Au début de années 1970, il apparaît que le système monétaire international, mis au point, lors des accords de Bretton Woods, par Keynes et H. D. White devient progressivement intenable pour les Etats-Unis. Selon ces accords, les banques centrales des pays participant au système pouvaient demander la contrepartie en or, aux taux convenus (voir tableau V.1), des dollars qu’elles détenaient. Dans un premier temps, elles se garderont bien de le faire car c’était inutile : la stabilité du système avait pour conséquence que la détention de dollars était pratiquement équivalente à la détention d’or. 262 P. 189. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 73 - TABLEAU V.1 : PARITES DE BRETTON WOODS (Unités de monnaies nationales pour 1 dollar des Etats-Unis, en septembre 1949 ou au moment de l’adhésion) Pays Devise Date Parité - dollar Belgique Franc Septembre 1949 5 000 Allemagne Mark Septembre 1949 420 Danemark Couronne Septembre 1949 691 Royaume-Uni Livre Septembre 1949 3 571 Finlande Mark Septembre 1949 136 France Franc Septembre 1949 27 221 Grèce Drachme 1954 Italie Lire Septembre 1949 Espagne Peseta Juillet 1959 Pays-Bas Florin (Gulden) Septembre 1949 380 Suisse Franc Septembre 1949 4 375 Japon Yen Avril 1949 3000 62 500 6 000 36 000 Source : W ikipedia Cependant, dans la seconde moitié des années 1960 et au début des années 1970, les Etats-Unis financent la coûteuse guerre du Vietnam et la recherche spatiale par l’émission de dollars qu’ils utilisent pour importer massivement les produits dont ils ont besoin. Ainsi, de nombreux pays qui exportent vers les États-Unis accumulent d'immenses réserves en dollars 263 et les convertissent, sur leur marché intérieur, en monnaie locale ce qui alimente l’inflation. Lorsqu’elle sera renforcée par la hausse des prix pétroliers, l’inflation vietnamienne contribuera à remettre en cause les politiques keynésiennes. Keynes avait consacré un de ses meilleurs livres (voir chapitre III, section VIII) à expliquer, chiffres à l’appui, comment éviter l’inflation en période de guerre. Les autorités américaines ne le suivront pas, mais, par un paradoxe de l’histoire, c’est précisément cela qui va contribuer au retrait des pratiques keynésiennes. Les réserves accumulées par les partenaires économiques des Etats-Unis prennent de telles proportions que, petit à petit, la capacité des Etats-Unis à les rembourser en or, en cas de demande, devient irréaliste. Lorsque, à la suite, notamment de l’Allemagne, les demandes de remboursements des dollars en or commencent, les États-Unis, soucieux de conserver leurs 263 En 1973, les réserves en dollars se montaient à 41.5 milliards pour l’Allemagne, à15.6 milliards pour la France, à 12.2 milliards pour l’Italie et, même, à 8.1 milliards pour la Belgique. A. Maddison (1981), P. 186. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 74 - réserves d’or, refusent de les honorer 264. Le système des taux de change fixes et ajustables basé sur le dollar s'écroule définitivement en mars 1973 avec l'adoption du régime de changes flottants, c'est-à-dire qu'ils s'établissent au jour le jour en fonction de l’offre et de la demande. Le 8 janvier 1976, les accords de la Jamaïque confirment officiellement l'abandon du rôle légal international de l'or. Il n'y a plus de système monétaire international organisé. L’héritage de Keynes et de White est définitivement effacé. Les changes flottants qui s’installent alors, et sont aujourd’hui encore d’application, possèdent évidemment leurs avantages, mais ils accroissent les risques de changes et ouvrent la porte aux dévaluations compétitives qui peuvent conduire à de véritables “guerres des monnaies” 265. II.2. LA CRISE PETROLIERE ET ECONOMIQUE DE 1974 A. LA CRISE PETROLIERE Le premier choc pétrolier est une crise mondiale des prix du pétrole qui débute en 1971 à la suite du pic de production de pétrole des États-Unis et de l'abandon des accords de Bretton-Woods 266. L'année 1973 est cependant souvent associée à ce choc à cause de la déclaration d'embargo accélérant encore la hausse de prix du baril. Les 16 et 17 octobre 1973, pendant la guerre du Kippour, les pays arabes membres de l'OPEP, alors réunis au Koweït, annoncent un embargo sur les livraisons de pétrole contre les États « qui soutiennent Israël ». Le 6 octobre 1973, alors qu’Israël fête le Yom Kippour, une coalition arabe menée par l'Égypte et la Syrie lance une attaque militaire surprise. L'offensive éclair déstabilise dans un premier temps Israël mais son armée parvient rapidement à rétablir la situation, notamment grâce à l’aide militaire américaine, marquée par des livraisons d’armes par pont aérien à partir du 14 octobre 1973. En réaction, les principaux producteurs du Golfe décident d’augmenter unilatéralement de 70 % le prix du baril de brut. Ils imposeront quelques jours plus tard une réduction mensuelle de 5 % de la production pétrolière et un embargo sur les livraisons de pétrole à destination des États-Unis et de l’Europe occidentale. L’embargo ne sera levé que 5 mois plus tard mais la sanction est là. En un an, le prix du baril passe d’environ 3 à 12 dollars 267. B. LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES Pour les pays importateurs de pétrole, notamment les pays européens, les conséquences économiques sont très lourdes. Le tableau V.2. reprend l’évolution des principaux indicateurs économiques à partir des années 1960. 264 Voir aussi W . C. Biven (1989), pp. 139 à 146. 265 Pour améliorer la compétitivité de ses produits à court terme, un pays peut être tenté de dévaluer sa monnaie. Cela entraîne, en réaction, la dévaluation de la monnaie d’une autre pays qui tente de se protéger contre les effets de la première dévaluation,... 266 W ikipedia 267 Id. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 75 - TABLEAU V.2 : EVOLUTION DES PRINCIPAUX PARAMETRES ECONOMIQUES (Taux de chômage, Taux de variation de l’indice des prix à la consommation, croissance du PIB en termes réels, %) Années E. U. Chôm Infl Eur - 15 (ou Eur - 19) Crois Chôm Infl Belg Crois Chôm Infl Crois 1960 - 1973 4.8 3.2 3.9 2.3 4.5 4.7 2.2 3.6 4.9 1973 - 1979 6.7 8.5 2.5 4.6 12.0 2.5 5.7 8.4 2.2 1979 - 1989 7.2 5.5 2.5 9.2 7.4 2.2 11.1 4.8 2.0 1989 - 2000 5.6 2.5 3.1 9.8 3.2 2.1 11.2 2.2 2.2 2000 - 2007 4.9 2.7 2.5 8.6 2.2 2.0 7.8 2.1 2.1 2007 - 2014 7.5 2.1 0.9 9.9 1.7 - 0.3 7.8 2.1 0.5 Source : OCDE Statistiques rétrospectives & Eurostat Ce tableau montre le problème nouveau auquel les économies sont confrontées après 1974 : l’émergence simultanée d’un haut niveau de chômage (passant, pour la Belgique, de 2.2 à 5.7 puis à 11.1 %) et d’une inflation anormalement forte (passant de 3.6 à 8.4 %). C. LES KEYNESIENS A QUIA Alors que jusqu’en 1973, les politiques keynésiennes avaient plus ou moins habilement permis d’éviter à la fois le chômage et l’inflation, la situation issue de la crise pétrolière les place face à un dilemme insoluble. En effet, la politique économique keynésienne permettait de réduire le chômage en relançant la demande, en augmentant les dépenses publiques ou en baissant le taux d’intérêt, ou de réduire l’inflation en freinant la demande, en diminuant les dépenses publiques ou en relevant les taux d’intérêt. Elle ne peut cependant, évidemment pas faire les deux choses en même temps... Le choc d’offre n’est tout simplement pas mentionné dans la Théorie générale, et prend les keynésien à revers. Dans une certaine mesure, il indique que, tout compte fait, la Théorie de Keynes n’est pas aussi générale qu’il avait espéré. De la même façon, le choc d’offre que représente l’augmentation du prix du pétrole ne pouvait que déstabiliser la courbe de Phillips (voir IV, ci-dessous). Avec le recul il faut tout simplement noter que la pensée keynésienne, construite dans les années 1930 autour d’une crise de la demande, n’est pas conçue pour faire face à une crise de l’offre. Certes, on peut faire confiance à l’inépuisable inventivité de Keynes pour proposer une issue 268, mais en 1973, il n’est plus là, et ses partisans n’ont pas trouvé le remède miracle. 268 W . C. Bliven (1989) conclut son livre par les phrases suivantes : “It would be interesting to know what the master economist [Keynes] would make of all this. Scholars who have delved carefully into the many volumes of Keynes’s writings often point out that Keynes could be very flexible in the positions that he took on various issues, willing to change when convinced he was wrong or when he recognized that political constraints made a given CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 76 - D. LE TEMPS DES MONETARISTES Ainsi un changement de garde s’opère. C’est en 1976 que le Premier Ministre travailliste anglais James Callaghan (1912 - 2005, Premier Ministre entre 1976 et 1979) affirme “The option of spending our way out of the recession no longer exists” et que le système avait fonctionné, dans le passé, “only by injecting bigger and bigger doses of inflation into the economy”. Rétrospectivement, cette déclaration est considérée par les historiens de l’économie comme la fin de l’âge keynésien 269. Ce changement de politique économique correspond assez bien au point de vue défendu depuis les années 1960 par Milton Friedman et ses collègues de l’Ecole de Chicago, chefs de file du monétarisme. Dès 1962, Milton Friedman affirme que les politiques keynésiennes conduiront à une hausse, à la fois, de l’inflation et du chômage, ce qu’on appellera la “stagflation”. Dans les années qui suivent 1974, les faits semblent lui donner raison. Les monétaristes ont un avantage sur les keynésiens : ils ont une solution ou, en tous cas, une stratégie. Leur proposition est simple. Elle vise à stopper l’inflation en contrôlant la masse monétaire, remettant au goût du jour la formule de Fisher MV = PQ. Quant au chômage, il reculera de lui-même, lorsque, débarrassés de l’inflation, les mécanismes d’ajustement propres à l’économie de marché auront fait leur effet. Les premiers résultats des politiques d’inspiration friedmanienne sont encourageants puisque, effectivement, après quelques années, l’inflation commence à reculer 270 . Le tableau V.2 montre que, pour la Belgique, par exemple, l’inflation annuelle moyenne passe de 8.4 % entre 1973 et 1979 à 4.8 % entre 1979 et 1989. Cela semble confirmer le bien-fondé de la stratégie qui, dès lors, deviendra le nouveau main stream. Ce succès est, cependant quelque peu usurpé. Pas plus que les keynésiens, les monétaristes n’ont pu résoudre, simultanément, le problème de l’inflation et du chômage. Car leur politique n’est, finalement, pas très différente de celle des keynésiens : c’est aussi une politique de gestion la demande, même si la demande est ici gérée de façon restrictive via la politique monétaire. Là où ils sont différents des keynésiens, c’est dans le choix que le monétaristes font, celui de la stabilité des prix avant tout. Les résultats de ce choix, tels qu’ils apparaissent dans les statistiques économiques, sont logiques : l’inflation a disparu,... mais le chômage est resté ! Car, Keynes avait tout de même au moins partiellement raison : les mécanismes d’adaptation de l’économie sont lents, surtout sur le marché de l’emploi. Les monétaristes ont ainsi tiré profit de circonstances qui, avec le recul, ne leur étaient pas tellement favorables. N’affirmaient-ils pas que l’inflation est toujours un phénomène monétaire ? Paradoxalement, l’inflation qui leur ouvre les portes du triomphe est un phénomène bien réel, lié à la hausse “politique” du prix du pétrole. De la même façon, la désinflation ou la déflation que nous connaissons aujourd’hui est, elle aussi, une phénomène réel, lié, cette fois, à la baisse du prix du pétrole; alors que l’injection massive de monnaie par les banques centrales course of action impossible. He would surely have modified many of his beliefs if he were living today and it is not all certain what his opinion would be on a given problem. But with his unbounded curiosity and limitless energy, he would surely be in the thick of the controversy, winning over some with his charm, annoying others with his arrogance that was also part of his personality” P. 194. 269 R. Skidelsky (2010), P. 105. 270 Quelque 40 ans plus tard, elle a d’ailleurs fini par disparaître à peu près complètement... CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 77 - ne parvient pas à renverser la tendance. E. AURAIT-ON PU FAIRE MIEUX ? Si, avec le recul, les politiques monétaristes apparaissent comme des demi-succès, reste la question : aurait-on pu faire mieux ? Ou, plus précisément qu’aurait-on pu faire ? Il est évidemment vain de vouloir réécrire l’histoire, et nul ne peut dire ce que Keynes aurait pu suggérer. Mais l’histoire récente, précisément, peut apporter des éléments utiles à la réflexion. Face à un choc d’offre, il est étonnant que personne n’ait suggéré une politique d’offre. Après tout, puisque c’est l’augmentation des certains coûts de production qui pose le problème, pourquoi ne pas tenter de le résoudre en réduisant d’autres coûts de production ? On peut, ainsi, en venir à l’idée, aujourd’hui très présente dans le débat politique, du “tax shift”, c’est-à-dire d’une réduction, non pas des salaires - car cela aurait augmenté la récession - mais des prélèvements sur les salaires, qu’on aurait pu remplacer, dans le financement de la sécurité sociale, par d’autres taxes, notamment des taxes sur la consommation et la pollution. Cela aurait probablement permis, en même temps de réduire l’inflation, en réduisant les coûts salariaux, et de soutenir l’emploi. Pourquoi cette proposition n’est-elle pas apparue en 1974 ? Probablement parce qu’elle ne correspondait ni aux préoccupations des uns ni à celles des autres. Par la structuration de leur pensée économique, les keynésiens ne se sont pas attirés par les politiques d’offre. Quant aux monétaristes, ils n’en voyaient probablement pas l’utilité, persuadés qu’ils étaient qu’une fois vaincue l’inflation, les mécanismes d’ajustement spontanés feraient le reste. III. L’AFFAIBLISSEMENT DES MULTIPLICATEURS Le multiplicateur de Kahn et Keynes est, probablement, l’innovation la plus importante introduite par la Théorie générale. Outre l’extraordinaire apport qu’il constitue pour l’analyse économique, le multiplicateur, s’il est élevé, permet de justifier les dépenses publiques, notamment, celles consacrées aux travaux publics, dans les politiques de lutte contre l’équilibre de sous-emploi. Ainsi, Keynes avait estimé, en première analyse, le multiplicateur au RoyaumeUni à environ 2 (voir Chapitre IV, section V.2). Cela signifie qu’un investissement public de £ 1 milliard générait une augmentation du PIB - que Keynes appelle “output” ou “income”, avec pour abréviation générale Y 271 - de £ 2 milliards. Pour Keynes, dans une économie fermée sans Etat, le multiplicateur k est donné théoriquement par l’inverse de la propension marginale à épargner 272. Il s’agit là d’un maximum absolu qui suppose que toutes les conditions sont rencontrées pour que le mécanisme circulaire se produise parfaitement, avec pour seule “fuite” l’épargne. Dans la réalité, le manque d’emploi qualifié, par exemple, peut freiner le multiplicateur car les entreprises ne parviennent pas engager 271 En 1936, la comptabilité nationale est inexistante; le PIB n’existe donc pas en tant que tel, et aucune statistique ne permet de le chiffrer. 272 CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 78 - le personnel nécessaire à augmenter la production. Le cercle vertueux s’arrête alors plus tôt que prévu. Le même phénomène se produit si l’économie se heurte, à court terme, à un manque de matières premières ou à un manque d’espace utilisable. A supposer même que le multiplicateur fonctionne parfaitement, l’existence d’impôts et d’importations constituent deux autres fuites inévitables 273. Le tableau V.3 donne les valeurs théoriques du multiplicateur, dans les différentes hypothèses, qu’on peut tenir pour proches du cas belge. TABLEAU V.3 : VALEUR THEORIQUES DU MULTIPLICATEUR (pmc = propension marginale à consommer; pmt = propension marginale à taxer; pmi = propension marginale à importer) Propensions Valeur du multiplicateur k Cas 1 : Economie fermée sans Etat pmc = 0.8 Cas 2 : Economie fermée avec Etat Cas 3 : Economie ouverte avec Etat 5 pmt = 0.3 2.27 pmt = 0.5 1.67 pmi = 0.6 0.83 pmi = 0.8 0.71 Puisque la taxation et les importations constituent, pour le multiplicateur, des fuites, logiquement, si la tendance à importer ou à taxer augmente, le multiplicateur s’affaiblit. Ainsi, au tableau V.3, on passe d’une valeur théorique (et parfaitement irréaliste) de 5, pour une économie ouverte sans Etat (avec pmc = 0.8), à 2.27 dans une économie ouverte avec Etat, donc avec taxation (pmc = 0.8 et pmt = 0.5), et à 1.67 si la taxation augmente de 30 % à 50 %. Enfin, dans une économie ouverte avec Etat, le multiplicateur est de 0.83 (avec pmc = 0.8, pmt = 0.5 et pmi = 0.6) ou même de 0.71 si la tendance à importer passe de 60 % à 80 % du PIB . Dans la réalité, le multiplicateur, en tant que tel, n’est pas observable. C’est un mécanisme cumulatif et circulaire qui relie la production, les revenus, la consommation et la production, et non pas une donnée. On peut essayer de l’estimer par voie économétrique, mais ce n’est pas simple. Le tableau V.4. fournit une estimation récente établie par l’OCDE (2009) 274. 273 Cela conduit à la formule finale : 274 P. 138 CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 79 - TABLEAU V.4 : ESTIMATION DES MULTIPLICATEURS DES INVESTISSEMENTS PUBLICS A COURT TERME Degré d’ouverture (%) k après 1 an k après 2 ans USA 15.4 0.9 1.1 J 14.7 0.9 1.1 D 29.5 0.8 1.0 Fra 22.5 0.8 1.0 I 22.5 0.8 1.0 B 47.9 0.7 0.9 Entre la publication de la Théorie générale et l’époque actuelle, la tendance plutôt généralisée vers une plus grande intervention de l’Etat, donc un niveau moyen de taxation plus élevé, et une plus grande ouverture des économie 275, a contribué à réduire le niveau des multiplicateurs, donc l’efficacité d’une politique keynésienne d’investissements publics, avec des multiplicateurs qui, aujourd’hui, dans le meilleur des cas sont proches de 1. IV. LA REFUTATION DE LA COURBE DE PHILLIPS Dans un article qu’il publie en 1958, l’économiste néo-zélandais A. W. Phillips 276 avait mis en évidence une relation entre l’augmentation des salaires (donc, des prix) et le taux de chômage. Cette relations avait la forme d’une courbe de pente négative. Les keynésiens voyaient dans la courbe de Phillips la confirmation de l’idée selon laquelle une politique de la demande expansive pouvait résoudre les problème de chômage, lorsque celui-ci était aigu, en acceptant une certaine accélération de l’inflation. Inversement, une politique restrictive de la demande pouvait ralentir l’inflation, en acceptant une certaine hausse du chômage. Les travaux de Phillips avaient été soutenus par P. A. Samuelson (1915 - 2009, Prix Nobel d’Economie en 1970) et R. Solow (1924 - ..., Prix Nobel d’Economie en 1987). L’apparition simultanée de chômage en hausse et d’une inflation plus forte est incompatible avec cette idée. L’évolution constatée dans les années 1970 confortait l’hypothèse monétariste selon laquelle la courbe de Phillips, à long terme, est une droite perpendiculaire à l’axe des abcisses. V. LA SECONDE HYPOTHESE DE LA FONCTION DE CONSOMMATION La section IV du chapitre IV ci-dessus présentait la fonction de consommation décrite par 275 De plus, selon la deuxième hypothèse de Keynes sur la fonction de consommation, l’augmentation généralisée de la richesse qui a caractérisé les années 1960 doit avoir réduit la propension marginale à consommer. 276 A. W . Phillips : The Relationship between Unemployment and the Rate of Change of Money Wages in the United Kingdom, Economica; novembre 1958. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 80 - Keynes dans la Théorie générale. Keynes avait émis deux hypothèses : la première estque la propension marginale à consommer est constante à court terme, la seconde est que, au fur et à mesure, que le revenu augmente, la propension marginale à consommer diminue. Se basant sur cette seconde hypothèse, des économistes avaient conclu à la possibilité d’une stagnation séculaire, car au fur et à mesure que le revenu augmente, si la propension à consommer baisse, la demande finit par diminuer et donc la production diminuera aussi, ou, au mieux sera stabilisée 277. C’est en testant cette hypothèse que Simon Kuznets (1901 - 1985, Prix Nobel d’Economie en 1971) observe que la part du revenu dans la consommation est stable même à long terme. En fait, la propension marginale à consommer est aussi une propension moyenne et ne varie guère en fonction du revenu. Par conséquence, les craintes d’une stagnation séculaire inévitable sont écartées, mais la seconde hypothèse de Keynes se trouve infirmée. TABLEAU V.5 : LA CRITIQUE DE KUZNETS (Belgique, 1953 - 2013, pas de constante) Période Pmc R2 t 1953 - 1963 0.878 0.000 0.99 1963 -1973 0.815 0.000 0.99 1973 -1983 0.788 0.000 0.99 1983 - 1993 0.787 0.000 0.99 1993 - 2003 0.828 0.000 0.99 2003 - 2013 0.871 0.000 0.99 1953 - 2013 0.828 0.000 0.99 Ainsi, en Belgique, entre 1953 et 2013, alors que le revenu disponible réel par habitant est passé de 5 030.8 à 17 919.5 €, on n’observe aucune tendance nette à la baisse de la propension marginale à consommer qui, en 2003 - 2013 (0.871) est pratiquement au même niveau qu’en 1953 - 1963 (0.878), pour une valeur générale sur l’ensemble de la période de 0.828. VI. L’EMERGENCE D’UNE ECONOMIE HAUTEMENT MATHEMATISEE Keynes a toujours été sceptique à propos de l’économétrie, et de la mathématisation de la réflexion économique. Dans The General Theory of Employment, l’article qu’il publie en février 1937 - un an après la sortie de la Théorie générale - dans le Quarterly Journal of Economics, Keynes met clairement en garde contre les interprétations mathématiques simplistes de la Théorie générale, mais son avertissement sera complètement ignoré 278. 277 Keynes lui-même n’a jamais utilisé les termes “stagnation séculaire”. 278 R. Skidelsky (1992), P. 616. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 81 - Dès 1908, Keynes avait contesté une étude de Karl Pearson sur l’influence de l’alcoolisme des parents sur celui des leurs enfants 279. En 1938, Keynes connaît une querelle féroce avec J. Tinbergen. La Ligue des Nations avait commandé à Tinbergen un test d’hypothèse la théorie du cycle économique développée par Haberler. Keynes en avait reçu une épreuve pour commentaire. Sa réaction sera virulente. Il écrit à R. Kahn “I think it is all hocus - worse than Haberler. But every one else is greatly impressed, it seems, by such a mess of unintelligible figurings. There is not the slightest explanations or justification of the underlying logic.” 280. Le point de vue de Keynes est que, par nature, l’économie est une science morale - nous dirions aujourd’hui, probablement, une science sociale ou, mieux, une science humaine. De ce fait, elle requiert un exercice permanent de jugement, de la part de l’économiste, quant aux méthodes et aux raisonnements qu’il peut appliquer. Ainsi, Keynes écrivait, à propos de l’étude de Tinbergen : “Is it claimed that there is likelihood that the equations will work approximately next time ? With a free hand to choose coefficients and time lag, one can, with enough industry, always cook a formula to fit moderately well a limited range of past facts. But what does this prove ?... Is it assumed that the future is a determinate function of past statistics ? What place is left for expectation and the state of confidence relating to the future ? What place is allowed for non-numerical factors, such as inventions, politics, labour troubles, wars, earthquakes, financial crises ?” 281. Le fond du problème, pour Keynes, est que le type d’étude réalisée par Tinbergen donne une “false precision beyond what either the method or the statistics actually available can support. It can may be that a more rough and ready method which preserves the original data in a more recognisable form may be safer.” 282. Dans le même sens, Keynes écrira à R. Harrod, le 4 juillet 1938, insistant que l’économie est une branche de la logique et pas une science pseudo-naturelle 283. Enfin, quoiqu’il ne l’ait pas écrit, en privé, Keynes considérait la méthode de Tinbergen comme une forme de charlatanisme 284. Keynes a explicitement posé que : “Thus the fact that our knowledge of the future is fluctuating, vague and uncertain, renders wealth a peculiarly unsuitable subject for the methods of classical economic theory. [...]. By uncertain knowledge, I do not mean merely to distinguish between what is known for certain from what is only probable... The sense in which I am using the term is that in which the prospect of an European war is uncertain, or the price of copper and the rate of interest twenty years hence, or the obsolescence of a new invention, or the position of private wealth holders in the social system in 1970. About these matters there is no scientific basis on which to form any calculable probability whatever” 285. Il ajoute que l’être humain, pour sauver les apparences de la rationalité, utilise une série de techniques qui, selon lui, présentent 279 R. Skidelsky (1992), P. 618. 280 R. Skidelsky (1992), P. 618. 281 JMKCW xiv, P. 287. La réponse de J. Tinbergen est reprise dans JMKCW VOL XIV, pp. 291 à 293. 282 R. Skidelsky (1992), P. 619. 283 JMKCW VOL XIV, P. 297. 284 R. Skidelsky (1992), P. 620. 285 JMKCW VOL XIV, pp. 113-114 qui reprend le texte de The G eneral Theory of Unemployment, Quarterly Journal of Economics, février 1937. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 82 - trois caractéristiques : “(I) We assume that the present is a much more serviceable guide to the future than a candid examination of the past experience would show it to have been hitherto. In other words we largely ignore the prospect of future changes about the actual character of which we know nothing. (2) We assume that the existing state of opinion as expressed in prices and the character of existing output is based on a correct summing up of future prospects, so that we can accept it as such unless and until something new and relevant comes into the picture. (3) Knowing that our individual judgment is worthless, we endeavour to fall back on the judgment of the rest of the world which is perhaps better informed. That is we endeavour to conform with the behaviour of the majority or the average. The psychology of a society of individuals each of whom endeavour to copy the others leads to what we may strictly term a conventional judgment” 286. Si Keynes était sceptique à propos de l’économétrie, celle-ci le lui rendra bien... elle alimentera largement le scepticisme à son égard. Ce sont, en effet, une série de tests économétriques qui mettront en évidence certaines limites des modèles keynésiens, au moins à long terme. En fait, Keynes a perdu la bataille contre la mathématisation de la réflexion économique. Deux phénomènes ont contribué à cette défaite. D’une part, la mathématisation a été tirée par la demande (demand-pull) car, en matière économique, il est particulièrement important de quantifier les phénomènes et de faire des prévisions. D’autre part, la mathématisation a été servie par le développement des techniques et des capacités de calculs qui ont mis les régressions économétriques les plus complexes à la portée de tous (Technology-push). VII. LE POIDS DE L’IDEOLOGIE : POURQUOI TANT DE HAINE ? Il est important de noter que la remise en cause de l’approche keynésienne par Milton Friedman conïncide avec les inquiétudes soulevées dans les grandes entreprises américaines par l’augmentation des dépenses sociales sous la présidence de L. Johnson (1908 - 1973, Président de 1963 à 1969) 287. Comme le note R. Skidelsky (2010), “The political context in which ideas are generated, gain acceptance, and fall into disuse should certainly not be ignored” 288. Les causes du recul de la pensée keynésienne sont probablement autant à rechercher dans le développement, en sciences politiques, de l’école du Public Choice dont une des cibles privilégiées est l’intervention des Etats, que dans l’émergence de monétarisme. La théorie générale a souvent déclenché des réactions fortes, parfois irrationnelles, voire haineuses, dont les arguments sortent du cadre de la théorie économique. Ainsi, lorsque Hubert Henderson 289, qui avait également enseigné à Cambridge, donne une conférence sur ce livre à 286 JMKCW xiv, P. 114. 287 R. Skidelsky (2010), pp. 105 - 106. 288 P. 112. 289 Sir Hubert Henderson (1890 - 1952) sera un haut responsable du Trésor britannique où il collaborera avec Keynes pendant la seconde guerre mondiale. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 83 - la prestigieuse Marshall Society, le 2 mai 1936, il l’attaque violemment, en présence de Keynes, de Kahn et de Joan Robinson; Keynes en fait à Lydia le compte rendu suivant : “[...]...; he thinks it a poisonous book. [...]. One got the impression that he was not really much interested in pure economic theory, but much dislikes for emotional or practical reasons some of the practical conclusions to which my arguments seemed to point. As a theoritical attack there was almost nothing to answer” 290. Dans une certaine mesure, le rejet de la théorie générale et des autres éléments de la vision keynésienne peut être attribué au style de Keynes : agressif et destructeur à l’égard de ses prédécesseurs, y compris ses amis Marshall et Pigou. Keynes a voulu “balayer” l’ancienne conception de l’économie pour faire la place à la sienne. Sur bien des points son analyse est très supérieure à celle de ce qu’il appelait les classiques, mais en agissant de la sorte, Keynes se heurte presque inévitablement à la vénération dont les anciens, Ricardo, Marshall, bénéficiaient auprès des milliers d’économistes et de praticiens de l’époque, qui ont appris tout ce qu’ils savent de l’économie dans les Principles de Marshall. A. C. Pigou, dans une attaque très sévère de la Théorie générale qu’il publie dans Economica en mai 1936, le lui reproche explicitement en partant de l’exemple d’Einstein : “Einstein actually did for Physics what Mr Keynes believes himself to have done for Economics. He developed a far-reaching generalisation, under which Newton’s results can be subsumed as a special case. But he did not, in announcing his discovery, insinuate, through carefully barbed sentences, than Newton was and those who had hitherto followed his lead were a gang of incompetent bunglers” 291 292. Comme le note R. Skidelsky (1992) “The generational pattern in the reactions is most obvious at either extreme, economists of Keynes’s own age and seniority being the most opposed to his new doctrine, the youngest ones the most enthusiastic” 293 . Passé un certain âge, il est rare qu’on admette que ce qu’on a appris et à quoi on a cru est, tout simplement, faux. Keynes a beau être prodigieusement intelligent, son analyse extraordinairement intéressante et lucide, et il a beau être entouré d’une équipe de surdoués, en fait, il est terriblement seul. Son incapacité à convaincre R. Hawtrey ou Robertson, dès avant la publication de la Théorie générale, illustre bien cette solitude et son incapacité à atteindre l’objectif que, dans ses toutes premières phrases, il avait attribué à son livre : convaincre ses collègues économistes. On peut d’ailleurs se demander - même s’il n’existe aucune indication écrite allant dans ce sens - si ce n’est pas, précisément, cet échec dans la persuasion de ces collègues, on peut penser, outre Hawtrey, Robertson et Henderson, notamment à Pigou, qui freinera Keynes, malade et préoccupé par la gestion du pays en guerre, dans la rédaction d’une suite à la Théorie générale. Peut-être l’approbation et le soutien de ces collègues, s’il avait été plus massif, l’aurait-il stimulé à aller au-delà de son texte initial. 290 Cité par N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), P. 242. 291 R. Skidelsky (1992), P. 585. 292 Pigou reconnaîtra l’importance de l’apport de Keynes en 1949. Voit R. Skidelsky (1922), P. 584. 293 P. 573. CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 84 - Le célèbre économiste et pédagogue de l’économie P. A. Samuelson (1915 - 2009 , Prix Nobel d’Economie en 1970) avait sans doute raison lorsqu’il disait “Had Keynes begun his first few chapters with the simple statement that he found it realistic to assume that modern capitalistic societies had money wages rates that were sticky and resistant to downward movements, most of his insights would have remained just as valid” 294. En d’autres termes, Keynes aurait pu éviter la polémique et présenter ses théories, tout simplement, comme s’appliquant à des circonstances que les économistes “classiques” n’avaient pas encore abordées, sans remettre en cause le fait que les théories des classiques continuent à s’appliquer dans les cas pour lesquels elle avaient été pensées. Peut-être, alors, ses idées auraientelles rencontré une opposition moins intraitable. Keynes lui-même admettra à plusieurs reprises, après la publication du livre, qu’il aurait mieux fait de se concentrer sur sa propre théorie plutôt que de critiquer aussi férocement la théorie classique 295. En 2005, le journal américain “Human Events”, proche des milieux républicains et ultraconservateurs, a demandé à 15 professeurs d’université américains 296 d’indiquer les 10 livres les plus dangereux des 19ième et 20ième siècles 297. La Théorie générale figure à la 10ième place ! Il côtoie dans cette liste, notamment, le Manifeste communiste (K. Marx & F. Engels, 1948), classé premier, et Mein Kampf (A. Hitler, 1925-1926), classé deuxième, ainsi que Le petit livre rouge (Mao, 1966), Das Kapital (K. Marx, 1867), mais aussi, Philosophie positive (A. Comte, 1830) et Au-delà du bien et du mal (F. Nietszche, 1886) 298. Si, pour les ultra-conservateurs, Keynes est l’ennemi c’est sans doute, précisément, non pas parce que Keynes se serait trompé, car dans ce cas, il ne présenterait guère de danger, mais plutôt, comme le note fort justement P. Krugman, parce que l’expérience lui a donné pleinement raison. 294 Cité par R. Skidelsky (210), P. 101. 295 R. Skidelsky (1992), P. 599. 296 La liste des professeurs concernés est disponible sur le site de Human Events; il n’est pas utile de les 297 Voir le site : http://humanevents.com/2005/05/31/ten-most-harmful-books-of-the-19th- and-20th citer ici. -centuries. 298 On peut largement partager l’avis de P. Krugman à ce propos : “It is safe to assume that the conservative scholars and policy leaders who pronounced the General Theory one of the most dangerous books of the past two centuries haven’t read it”. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAITRE ? Dans les dernières pages de la biographie qu’il a consacrée à Keynes en 1951, Roy Harrod écrit : “[...] he [Keynes] had a gift which was different again, a supreme mastery of English prose. Some may think that it is as prose writer that he will be longest remembered. The science of economics will develop, and in due course the landmarks of its progress will come to be of interest only to antiquaries; but some of his passages will surely live as literature for so long as English language is understood ” 299. Il se trompait. L’oeuvre de Keynes ne s’est pas réduite à ses aspects purement littéraires - pour parfaits qu’ils soient - et il faut certainement préférer, aux yeux de la vérité historique, la conclusion de R. Skidelsky, rédigée 52 ans plus tard : “Ideas do not disperse so quickly [as ashes]; and Keynes’s will live so long as the world has need of them” 300. Quatre-vingts ans après la publication de la Théorie générale, 70 ans après la mort de Keynes et près de 40 ans après la crise de 1974, malgré toutes les critiques et les tests économétriques, une partie non négligeable des économistes, et certains d’entre eux parmi les meilleurs au monde, se déclarent encore keynésiens ou néo-keynésiens, fût-ce avec des nuances. C’est dire si l’oeuvre de Keynes a eu un impact profond et durable sur la pensée économique. Se basant sur les travaux du philosophe et historien des sciences américain Thomas Kuhn (1922 - 1996) 301, R. Skidelsky (2010) 302 considère que les théories qui, à un moment de l’histoire, sont dominantes finissent par être renversées lorsqu’elles sont confrontées à des “anomalies” qu’elles ne peuvent expliquer. Ainsi, la révolution copernicienne a mis fin à l’astronomie de Ptolémée, et la révolution einsteinienne a mis fin à la physique de Newton. Appliquant cette idée à l’économie et à la finance de 2010, il considère que “A similar accumulation of anomalies has occurred within the New Classical macroeconomic paradigm, of which the present crisis is the latest, and most egregious, example. The time is ripe for a new ‘paradigm shift’, which needs to build on Keynes’s original insight into the nature of behaviour under conditions of uncertainty” 303. En d’autres termes, ce sont les “crises” qui font et défont le main stream. Il y a, probablement, une part de vérité dans cette analyse. Keynes lui-même triomphe à la suite de la crise financière et économique des années 1920 et 1930, tandis que les monétaristes doivent une bonne part de leur ascension au choc d’offre de 1974 et à la crise qu’il provoque. La crise de 2007 - 2008 est aussi profonde que celle de 1974; mais sera-t-elle suffisante pour porter la pensée keynésienne une deuxième fois au rang de main stream ? La question est intéressante, mais il n’est pas certain qu’on puisse y répondre par l’affirmative. Certes, la crise de 2007 - 2008 donne une preuve éclatante de la vanité des hypothèses léonines qui, pour les ultras du marché, vont de soi : la concurrence, l’efficience des marchés et la diffusion de l’information qu’ils assurent, la rationalité des décisions des agents économiques, la calculabilité 299 P. 647. 300 P. 853. 301 Notamment, Structure of scientific Revolutions (1962). 302 Pp. 111 - 112. 303 P. 112. Voir aussi, pp. 165 à 167. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 86 - des risques qui, dans les faits, relèvent plutôt de l’incertitude, l’efficacité des mécanismes d’ajustement, par exemple. Certes, on trouve sans difficulté dans les écrits de Keynes, la dénonciation prémonitoire de tout cela; dénonciation qu’il aurait fallu prendre d’autant plus au sérieux que les succès boursiers de Keynes tendent à prouver qu’il avait, lui, bien compris le fond du fonctionnement des marchés. Mais on peut douter que cela suffira à renverser les milliers d’articles scientifiques et mathématisés qui, depuis plus de 40 ans, ont rempli les revues économiques les plus réputées au monde. On peut aussi douter que cela suffira à renverser les intérêts financiers gigantesques des joueurs qui, entre deux crises, ont gagné des sommes colossales. On peut douter enfin que la crise de 2007-2008 fasse revenir dans l’esprit des acteurs économiques le sens de l’intérêt général et de la solidarité qui est nécessaire à l’application de la vision interventionnisme de Keynes. Il faut craindre que le retour de Keynes aujourd’hui se heurte aux mêmes difficultés que le maître lui-même a rencontrées en 1936, lorsqu’il s’est agi de convaincre ses “fellow economists”. Un corps de pensée a été établi. Il est porté par des académiques et des financiers trop vieux, probablement, et trop sûrs d’eux-mêmes pour remettre sérieusement en question leur credo, sans même parler des conséquences d’une telle révision sur leur position dans la profession qu’ils occupent. Cela n’enlève cependant rien à l’intérêt d’une réflexion sur ce que Keynes peut apporter aujourd’hui, notamment en Europe dans la zone Euro et en Belgique. Une telle réflexion est certainement à la fois difficile et risquée. Difficile, à l’évidence, car les domaines à aborder sont nombreux et souvent très techniques. Risquée, aussi, ou, peut-être même, pour utiliser une distinction chère à Keynes, incertaine, car la pensée de Keynes est souvent multiple et nuancée et nos sociétés de 2015 sont bien différentes de celles dans lesquelles il s’exprimait entre 1913 et 1946. Il y a alors un danger, celui de “faire parler les morts”, c’est-à-dire d’utiliser la renommée et le prestige d’un personnage historique pour mettre en évidence les idées qui sont surtout... celles de l’auteur. Et pourtant, le jeu vaut probablement la chandelle, car s’il y a donc aujourd’hui encore, des keynésiens, on ne peut qu’être curieux du message que les écrits de John Maynard Keynes lui-même délivrent aujourd’hui encore à nos sociétés, en 2015, au moment où, probablement, le monde a, plus que jamais, besoin de ses idées. De plus, pour nous inciter encore davantage à prendre le risque, on dispose des éléments de réponse que R. Skidelsky lui-même a donnés à cette question, en s’appuyant sur sa remarquable connaissance de la vie, des écrits et de la pensée de Keynes (voir I). Skidelsky n’aborde, cependant, pas tous les sujets potentiellement intéressants - ils sont nombreux. En particulier, il ne dit pas grand-chose sur l’euro, la politique de la BCE et, au sein de la zone Euro (Voir II). A fortiori, Skidelsky ne dit rien sur la politique belge, notamment sur le déplacement de la fiscalité (voir III). Il faudra alors se contenter d’une analyse plus personnelle. Enfin, il reste à définir les contours ce que doit être, dans le débat d’aujourd’hui, la position d’un “honnête” keynésien(voir IV) I. LES THEMES DE R. SKIDELSKY Dans son ouvrage de 2010, R. Skidelsky, le biographe et grand connaisseur de Keynes, apporte les premiers éléments de réponse à cette question : “I will try to use my knowledge of what he said and thought to speak as far as I can in his own accent. [...]. Though I believe he was the wisest and most intelligent economist of the last century, much of what I say is an CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 87 - extrapolation of what he might have thought had he lived through the last sixty years” 304. Skidelsky aborde divers thèmes ou domaines; vu l’objet de notre propre réflexion, nous aborderons uniquement ceux relatifs à la politique macroéconomique (voir I.1), à la question des inégalités et de la redistribution (voir I.2), et aux relations monétaires internationales (voir I.3). I.1. LA POLITIQUE MACROECONOMIQUE Pour R. Skidelsky (2010), la crise de 2007 - 2008 montre les limites du modèle mis en place après le recul de la pensée keynésienne et qui, fondamentalement vise à réduire l’inflation, selon les méthodes préconisées par les monétaristes et confie aux forces du marché le rôle de résoudre en permanence les autres problèmes éventuels. En effet “stable inflation did not prevent asset bubbles” 305. Cela paraît incontestable, mais ce n’est l’essentiel. Il est surtout important de constater que le recul de l’inflation et même sa quasi-disparition n’a pas résolu le problème du chômage et n’a pas permis une croissance forte, comme les monétaristes l’affirmaient dans les années 1980. Sans surprise Skidelsky soutient le retour à la vision keynésienne, dans laquelle les politiques monétaire et budgétaire ont pour objectif commun de maintenir la demande au niveau nécessaire au plein emploi. Dans la politique budgétaire, Keynes était favorable à une politique d’investissements publics qui devait compenser l’insuffisance de l’investissement privé pour un niveau donné d’épargne ex-ante. Keynes n’était, cependant, pas favorable à une augmentation de la consommation publique. Si on se souvient que, dans la technique budgétaire de l’époque, les investissements n’était pas comptabilisés dans le déficit, ceci implique que Keynes n’était pas a priori favorable aux déficits publics. Pour R. Skidelsky, ceci correspond assez bien au point de vue défendu récemment par certains économistes keynésiens dont O. Blanchard (1948 - ... ) qui propose d’accepter des taux d’inflation un peu plus élevés, tout en créant de l’espace pour une politique fiscale plus musclée qui pourrait intervenir automatiquement dans le cas où un certain niveau de chômage serait atteint 306. Cela paraît, effectivement, une évolution raisonnable. I.2. LES INEGALITES ET LA REDISTRIBUTION Keynes était favorable à une certaine redistribution des revenus qui devait encourager la consommation, mais il était préoccupé d’une redistribution excessive qui freinerait la croissance en décourageant l’investissement 307. Plus récemment J. Stiglitz (1943 - ..., Prix Nobel d’Economie en 2001) a défendu l’idée que les inégalités très fortes qu’on observe aujourd’hui sont un frein à la consommation donc, dans une logique typiquement keynésienne, à la croissance et à l’emploi. 304 R. Skidelsky (2010), P. 170. 305 P. 175. 306 P. 177. 307 P. 176. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 88 - Ainsi, malgré les réticences de Keynes lui-même, il semble cohérent de considérer qu’une politique keynésienne doit, aujourd’hui, se donner pour objectif la réduction des inégalités. I.3. LES RELATIONS MONETAIRES INTERNATIONALES Keynes est l’un des pères du système de d’étalon échange-or mis au point à Bretton Woods. Cependant, le dispositif de Bretton Woods n’était pas la proposition que Keynes défendait en premier lieu; c’est davantage un compromis qu’il a bien dû accepter, vu la pression des Américains. La proposition de Keynes était plus radicale. Elle partait d’une monnaie mondiale à créer, le bancor, et surtout d’une banque internationale de compensation qui prêterait automatiquement des bancor aux pays en déficit, jusqu’à une limite fixée, pour chaque pays, proportionnellement à sa part dans le commerce mondial. L’objectif était de supprimer la tendance déflationniste qui apparaît lorsqu’un pays en excédent accumule des réserves monétaires, en or ou en devises étrangères, sans augmenter ses importations et sans prêter ses excédents aux pays déficitaires. Dans ce cas, les pays déficitaires n’ont d’autre voie que de rétablir leur compétitivité par la déflation, en baissant leur salaires et leurs prix, en diminuant leurs dépenses publiques et en augmentant leur épargne 308. Le Bancor n’était pas conçu comme une monnaie “unique” : les pays conservaient leur monnaie propre, qu’ils pouvaient échanger contre des Bancor à un taux fixe mais révisable 309. Dans le système actuel de changes flottants généralisés, le problème est en principe résolu, puisque les changes flottants sont sensés rétablir automatiquement les équilibres des balances des payement. Ce n’est cependant, pas toujours le cas, car les fluctuations du taux de change résultent souvent davantage des mouvements de fonds spéculatifs et pas de mouvements liés aux échanges de biens et de services. II. LES POLITIQUES DE L’UNION EUROPEENNE Il y a évidemment beaucoup à écrire sur la politique européenne dont la plupart des aspects - mais pas tous - sont manifestement peu keynésiens. Mais que peut-on dire, de façon plus précise, de la création de l’euro, de la politique monétaire de la politique budgétaire pratiquée ou imposée, respectivement, par la Banque Centrale et la Commission européennes ? II.1. L’EURO Les textes de Keynes ne font aucune allusion à la création d’une monnaie commune à un grand nombre de pays. Le bancor, que Keynes a proposait, n’était pas une monnaie mondiale unique, mais une monnaie de référence qui coexistait avec les autres monnaies; ces dernières 308 Le problème ne réside pas tellement dans l’existence de déficits et d’excédents commerciaux mais dans la stérilisation - R. Skidelsky utilise le mot “thésaurisation” - des excédents. Ainsi le déficit commercial américain correspond grossièrement à l’excédent de la Chine; mais celle-ci utilise les dollars ainsi obtenus pour financer, à faible taux, le déficit budgétaire américain. Il y a donc uen sorte d’équilibre, même s’il est fragile. 309 Pp. 180 - 181. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 89 - pouvant être échangées contre des Bancor, à un taux fixe mais ajustable. C’est donc un mécanisme très différent de l’actuel euro. De même, dans Indian Currency and Finance (voir chapitre III, section I), Keynes ne propose pas le recours à une monnaie unique pour le RoyaumeUni et l’Inde, l’existence de la roupie n’étant jamais remise en cause. Si on se réfère à la section I.3 ci-dessus, on peut attribuer à l’euro une grande qualité, celle de la stabilité des changes à laquelle Keynes était sensible, en vue d’éviter les guerres monétaires et les perturbations qu’elles entraînaient. Pour le surplus, il paraît probable que l’euro se serait attiré les mêmes foudres keynésiennes que la restauration de l’étalon-or en 1925. D’une part, l’absence de changes à l’intérieur de la zone Euro rend, évidemment, impossible tout ajustement de change. Or, Keynes était favorable à de tels ajustements, négociés, entre les pays concernés, lorsqu’ils étaient nécessaires, comme dans le système de Bretton Woods. D’autre part, il manque un mécanisme de soutien aux pays déficitaires comme celui qu’il proposait avec la création de la Banque Internationale de Compensation (voir section I.3, ci-dessus) qui devait, automatiquement, prêter des Bancor aux pays déficitaires. En l’absence d’un tel mécanisme, si un pays excédentaire accumule (thésaurise) les réserves monétaires sans les dépenser ou le prêter aux pays déficitaires, ceux-ci n’auront, à terme, d’autre choix, que de rétablir leur compétitivité par la “dévaluation intérieure”, c’est-à-dire la réduction des salaires, des prix, des dépenses publiques et l’augmentation de leur épargne, ce qui globalement, freine la croissance non seulement pour le pays concerné, mais aussi pour l’ensemble de la zone Euro. On peut reprendre, à ce propos, le texte de D. Cohen déjà cité au chapitre III : “Aujourd’hui, par un étonnant paradoxe, l’euro s’est transformé en une nouvelle prison dorée, obligeant les pays européens au même type d’austérité que celle qui fut pratiquée dans les années trente. [...]. La spirale absurde dans laquelle l’Europe s’est laissé entraîner est devenue la suivante : réduire les déficits mais au risque de casser la croissance, puis de combler le manque à gagner dû à la récession par de nouvelles mesures d’austérité. [...]. Par un extraordinaire retournement de situation, l’euro a ainsi joué le rôle qui fut tenu par l’étalon-or - cadenasser la politique économique -, alors même qu’il avait été conçu à l’origine pour éviter les effets pervers de la concurrence entre monnaies”. II.2. LA POLITIQUE MONETAIRE En principe la politique monétaire que la Banque Centrale Européenne est censée suivre est clairement d’inspiration friedmano-monétariste : son objectif prioritaire est de limiter l’inflation annuelle à 2 % et l’instrument privilégié pour y parvenir est le contrôle de la croissance de la masse monétaire. Difficile, sur le principe, d’être plus éloigné de Keynes. La réalité est, cependant, plus nuancée. Même si personne ne l’avouera, la BCE pratique actuellement une politique keynésienne, puisqu’elle consiste à injecter massivement - 60 milliards d’euros par mois - des liquidités dans le système monétaire, afin de maintenir les taux d’intérêt à un niveau exceptionnellement bas, ce qui devrait contribuer à relancer l’investissement donc la croissance et l’emploi. On se croirait en train d’expliquer le principe même du modèle IS-LM ! Accessoirement, les taux d’intérêts peu élevés contribuent aussi à la faiblesse de l’euro sur le marché des changes, ce qui améliore encore la compétitivité des produits européens face à leurs concurrents internationaux. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 90 - Ainsi, la politique actuelle de la BCE est probablement, parmi toutes les politiques européennes, la plus sensée, celle qui correspond le mieux à la situation économique, et... la plus keynésienne. Il reste à savoir pendant combien de temps elle pourra être maintenue. II.3. LA POLITIQUE BUDGETAIRE Enfin, que penser de la politique budgétaire imposée au Etats, via le Traité, avec ses limitations du déficit à 3 % du PIB et de la dette à 60 % du PIB ? Elle constitue l’anti-thèse de keynésianisme tel qu’il est présenté traditionnellement. Il suffirait, cependant, de quelques adaptations intelligentes pour que, en partie, elle corresponde assez bien aux propositions de Keynes. Il faut rappeler que Keynes n’était pas favorable aux déficits publics alimentés par un excès de dépenses de consommation. Ainsi, pour étrange que cela puisse paraître l’idée d’une certaine limitation des déficits publics - sous réserve de son caractère démocratique - n’est pas fondamentalement anti-keynésienne. Le problème avec la norme des 3 %, n’est pas tellement la norme elle-même mais son caractère indifférencié, dont l’effet sera probablement de limiter les investissements publics plus que la consommation publique. Ainsi, on pourrait plutôt imposer un équilibre pur et simple des opérations courantes avec aucun déficit en moyenne sur une certaine période, en laissant les Etats financer par l’emprunt, sans limites, leurs investissements. Cela permettrait aujourd’hui de tirer profit de taux d’intérêt extraordinairement bas pour réaliser les travaux publics dont l’utilité est peu contestable : réparer les routes, créer les nouveaux réseaux de chemin de fer, construire les nouvelles écoles dont la société à tellement besoin, et qui contribueraient à la croissance à court terme (via le multiplicateur) comme à long terme (dans une perspective à la Solow, via l’augmentation du stock de capital), ... Quant à la limitation de l’endettement public à 60 % du PIB, elle est à ce point irréaliste qu’un commentaire peut difficilement être adéquat. Tout au plus peut-on faire deux constatations. D’une part, une limitation intelligente et réaliste des déficits se traduit ipso facto par une limitation de l’endettement, la dette n’étant rien d’autre que la somme chronologique des déficits (au sens de soldes nets à financer). D’autre part, la meilleure façon de réduire l’endettement relatif est probablement d’augmenter le dénominateur de la fraction, c’est-à-dire de veiller à une croissance régulière du PIB. III. LA POLITIQUE BELGE ET LE TAX SHIFT A côté de la politique européenne, les décisions prises récemment par le gouvernement fédéral belge fournissent aussi des thèmes de discussions où il peut être intéressant de les confronter à ce qu’on peut penser être un point de vue keynésien. Le cas le plus intéressant est probablement celui du “tax shift”. En première analyse, le tax shift est une politique d’offre. Il s’agit de réduire les coûts salariaux avec l’espoir de renforcer, de cette façon, la compétitivité des entreprises belges, de relancer l’emploi et la croissance. On est donc loin des soutiens de la demande traditionnellement associés aux politiques keynésiennes. Pourtant, le débat est possible. Il y a, à cela, deux raisons. En premier lieu, l’objectif CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 91 - officiel du glissement fiscal est de créer de l’emploi pour faire face au chômage, ce qui est typiquement une préoccupation keynésienne, à l’origine même de sa réflexion (voir chapitre II, section II). En deuxième lieu, Keynes s’est toujours opposé à la réduction des salaires, car elle déprimait la demande et, de la sorte, renforçait la récession. Le tax shift ne réduit pas les salaires, mais les coûts salariaux. Il constitue donc une possibilité qui n’existait pas dans les années 1930, car en l’absence de sécurité sociale et donc de cotisations de sécurité sociale, coût salarial et salaire 310 étaient des notions très proches. L’utilisation de l’arme nouvelle que constitue la réduction des coûts à salaire inchangé, ne réduit pas la demande et donc ne heurte pas fondamentalement la vision de Keynes. Il n’en demeure pas moins que, selon Keynes la baisse des coûts salariaux, pour être efficace, doit être relayée par une hausse de la demande. Peut-on alors penser que le tax shift est susceptible de renforcer la demande, et, le cas échéant comment ? Il existe deux canaux à travers lesquels le tax shift peut stimuler la demande. D’une part, si la baisse des coûts salariaux se traduit aussi par une baisse des prixn le pouvoir d’achat des agents économiques augmente et permet de stimuler leurs achats. Il faut, cependant, s’interroger sur le caractère assuré du lien entre baisse des coûts et baisse des prix. Il implique un niveau de concurrence “suffisant” qui est parfois chimérique. De plus, si la baisse des cotisations de sécurité sociale est compensée par une hausse des prélèvements sur la consommation la baisse des prix due à la première mesure peut être annulée par la hausse des prix due à la seconde. D’autre part, et surtout, la baisse des coûts salariaux renforce la compétitivité salariale des produits belges. Certes, les salaires ne sont pas les seuls éléments de compétitivité - il s’en faut de beaucoup mais ils jouent incontestablement un certain rôle dans la compétitivité. Dès lors, la réduction des coûts salariaux devrait accroître les parts de marchés détenues par les producteurs résidents, ce qui correspond effectivement à une hausse de la demande. Keynes n’était pas favorable à la compétition effrénée et il est clair que les parts de marchés ainsi gagnées par les entreprises belges sont forcément perdues par des entreprises d’autres pays principalement européens. Il n’y a donc pas vraiment augmentation globale de la demande mais plutôt déplacement de celle-ci au profit de la Belgique 311. Ainsi, en fin de compte, le tax shift, s’il ne constitue pas la politique préférée des keynésiens apparaît, néanmoins, beaucoup moins inacceptable pour eux qu’on pouvait l’imaginer au départ. Il faut, cependant, insister sur la condition de son succès : une augmentation de la demande sans laquelle, faute de produire plus, les entreprises seront peu tentées d’engager davantage. IV. KEYNES AUJOURD’HUI Pour conclure ce chapitre, comment situer Keynes dans le débat d’aujourd’hui, alors que 80 ans nous séparent de son oeuvre pionnière ? Sans doute peut-on d’abord, rappeler les idées maîtresses qui font la pensée keynésienne (voir IV.1). A partir de là, en fin d’analyse, on peut probablement résumer les arguments des sections précédentes par deux éléments essentiels. 310 311 Par “salaire” nous entendons ici, le salaire net effectivement perçu par le salarié. Sauf si l’augmentation de la concurrence fait baisser le niveau général des prix, auquel cas l’effet du pouvoir d’achat supplémentaire entraîne un accroissement global de la demande. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 92 - D’une part, il faut réfléchir à une nouvelle définition des objectifs de la politique économique, autour de ce qu’on pourrait appeler l’hexagone magique (voir IV.2). D’autre part, il faut rendre au temps le rôle que certaines théories économiques récentes lui ont indûment enlevé (voir IV.3). IV.1. SITUER KEYNES R. Skidelsky attribuait à Keynes 4 grandes qualités qui faisaient son succès (voir chapitre I, section IV). On peut y ajouter d’autres faits. En premier lieu, Keynes se situe probablement dans le Zwischenland entre le libéralisme social et la social-démocratie prudente. Il ne croit ni à l’ultra-libéralisme darwinien, ni au communisme. Sa volonté première est de contribuer, par sa réflexion, au bien-être de la société dans laquelle il vit et à laquelle il est attaché. Pour favoriser ce bien-être, il tient le plein emploi et la croissance pour les deux objectifs prioritaires de la politique économique; l’inflation, pour autant qu’elle reste modérée, méritant beaucoup moins d’attention, même si lorsque les circonstances le justifient, Keynes pouvait développer des politiques originales pour la freiner. En deuxième lieu, c’est un amoureux des faits et des chiffres, peu disposé à tenir pour normale, par exemple, la situation où en Europe, il y a 20 millions de chômeurs 312. Contrairement à certains économistes qui affirmaient “If the theory doesn’t fit the facts... change the facts”, il préférera toujours les faits à la théorie, et cherchera à développer, encore et encore, des théories nouvelles capables de résoudre rapidement les problèmes que les faits mettent en évidence. Il ne croît pas que les marchés fonctionnent en permanence parfaitement. En particulier, il sait qu’ils ne s’ajustent que lentement; mais il sait aussi que les mécanismes du marché sont puissants et à terme, finissent par prévaloir, au moins en partie. En troisième lieu, Keynes n’est pas favorable aux déficits publics, et limite ceux-ci strictement au financement des investissements publics. Il est partisan, cependant d’une politique permanente de taux d’intérêt bas, ce qui est possible à travers une politique adéquate de la banque centrale. Accessoirement, c’est probablement un amoureux des arts et des lettres et, en particulier, un magicien de la langue anglaise (ou, d’une autre langue, selon les cas), un grand pédagogue, capable d’expliquer les choses simplement et pour le plus grand nombre, un conférencier passionnant et un redoutable négociateur. 312 Keynes avait bien compris que le plein emploi total était probablement illusoire. Quoique Keynes ne l’affirme pas explicitement dans la Théorie générale, R. Skidelsky (1992) déduit des articles publiés dans le Times en 1937 que Keynes considère qu’en Grande Bretagne, un niveau raisonnable d’emploi correspond à un taux de chômage de 4 à 5 %. Keynes a cependant une idée plus exigeante de ce que signifie l’emploi ou le plein emploi. Dans les épreuves du Chapitre 2 de la Théorie générale, il écrivait : “[...] This does not imply that labour, which is suffering involuntary unemployent, is idle. It may be employed as a pis aller in some occupation where it erans a real wage less than the wage potentially available. And, of course, a man who is “out of work” may prefer to be occupied for a longer working week even at a lower real wage than he is actually earning”. Cité par R. Skidelsky (1992), P. 605. Celui-ci ajoute : “Thus Keynes would not regard an economy in which university graduates were employed as gardeners, or in part-time jobs, or had dropped out of the labour market, as fully employed, until the state of abindance was such that these occupations and leisure were voluntarily chosen”. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 93 - IV.2. L’HEXAGONE MAGIQUE Il est fondamental de s’interroger sur les objectifs et les instruments de la politique économique. Car si le temps est le facteur qui justifie le recours à la politique économique, il reste la question fondamentale de savoir quels objectifs on veut atteindre à travers elle et quels instruments on peut utiliser pour ce faire. Certes, tout ouvrage de politique économique bien structuré commence par la distinction traditionnelle entre objectifs et instruments, citant, à la fois, le carré magique de Nicolas Kaldor (1908 - 1986) et la fameuse règle de Jan Tinbergen (1903 1994, Prix Nobel d’économie en 1969) 313. Ainsi, selon G. Quaden, la politique économique est “la manipulation délibérée par l’Etat d’un certain nombre de moyens mis en oeuvre - ou instruments - pour essayer d’atteindre certaines fins - ou objectifs” 314. Les objectifs de la politique économique sont constitués par “la traduction en termes économiques de visées ou buts politiques plus généraux, comme la sécurité nationale, le bien-être de la population ou la justice sociale. Ce sont des grandeurs économiques [...] auxquelles les pouvoirs publics assignent une valeur plus ou moins précise, tenue pour souhaitable” 315. Traditionnellement, on s’accorde à dire que les trois principaux objectifs de la politique économique sont : la croissance de la richesse produite (mesurée, classiquement, par le produit intérieur brut ou PIB, mais d’autres indicateurs peuvent aussi être utilisés), le plein emploi et la stabilité des prix (ce qui se traduit par un faible taux d’inflation). Il s’agit de visées souhaitables en soi 316, mais non susceptibles d’être manipulées en tant que telles : aucun gouvernement, aucun parlement, ni même aucune banque centrale ne peut décréter le plein emploi, la croissance ou l’absence d’inflation. Associés à l’équilibre des comptes extérieurs (ou équilibre de la balance des payements), qui est, cependant, davantage une contrainte, ces trois objectifs constituent les sommets du carré magique de la politique économique 317. Il est difficile d’atteindre tous les objectifs en même temps, du moins à court terme. En général, les mesures qui, à court terme, favorisent la croissance et l’emploi favorisent aussi la hausse des prix et les importations (donc le déséquilibre des comptes extérieurs). De façon symétrique, les mesures qui favorisent la stabilité des prix réduisent les importations, mais, simultanément, freinent la croissance économique et l’emploi. L’importance relative que les autorités accordent à chacun des objectifs peut varier dans le temps et dans l’espace. Il y a à cela, d’abord, des raisons historiques et culturelles. Ainsi, l’Allemagne, marquée par les conséquences catastrophiques de la grande inflation des années 1930 - arrivée d’Hitler au pouvoir, guerre, défaite, séparation des deux Allemagne, ... - a, depuis 313 Voir, par exemple, G. Quaden (1990), pp. 12 à 16. 314 G. Quaden (1990), P. 11. Voir aussi R. Dornbusch, S. Fischer & R. Startz (2008), pp. 428-429. 315 G. Quaden (1990), P. 12. 316 La question du caractère a priori souhaitable de la croissance économique, parfois nié par certains courants de pensée, ne sera pas discuté ici. 317 Selon l’expression due à l’économiste hongrois Nicholas Kaldor (1908 - 1986). CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 94 - lors, fait de la stabilité des prix le premier objectif de sa politique économique. Les Etats-Unis, quant à eux, ont surtout gardé le souvenir collectif de la grande dépression des années 1930 et du chômage massif qui l’a accompagnée. La politique économique américaine a, ainsi, accordé davantage d’importance à la croissance économique et au plein emploi. L’importance relative des objectifs de politique économique est également influencée par des considérations plus politiques ou idéologiques. Ainsi, traditionnellement, les gouvernements conservateurs ou de centre droit privilégient la stabilité des prix, alors que les gouvernements plus progressistes ou de centre gauche privilégient la croissance économique et l’emploi à court terme. Ces dernières années, une priorité quasi généralisée a été donnée à la stabilité des prix qui, dans bien des cas, a été, de facto, le seul véritable objectif de la politique économique. Quoi qu’il en soit, les objectifs ne peuvent donc être atteints, ou favorisés, qu’indirectement via la manipulation d’autres variables qui, elles, se prêtent davantage à des modifications arbitraires : ce sont les instruments. Au contraire des objectifs, les instruments de la politique économique ne sont pas désirables pour eux-mêmes. De plus, la valeur des variables instruments peut, dans certaines limites, être manipulée par les autorités de la politique économique. Enfin, les instruments exercent au moins une certaine influence sur les variables objectifs. Les principaux instruments de politique économique sont : la politique budgétaire, la politique monétaire, le taux de change et les contrôles directs (des prix et des revenus, notamment). Le choix des instruments de la politique économique n’est pas plus neutre que celui des objectifs car la politique économique met en jeu les intérêts souvent opposés des différentes catégories économiques ou sociales, et les gouvernements sont sensibles à l’influence des groupes sur lesquels s’appuient leur électorat. Ainsi, il est fréquent de constater que les gouvernements conservateurs manifestent une certaine prédilection pour le contrôle des salaires, et ceux de gauche pour le contrôle des prix. D’une façon générale, la distinction ci-dessus entre objectifs et instruments a quelque peu perdu de sa réalité au cours des dernières décennies. D’une part, comme on l’a vu, un objectif particulier - la stabilité des prix - a pris une telle importance qu’il a pratiquement évincé les autres qui, de la sorte, ont été relégués au rang de quasi-objectifs. D’autre part, la situation fortement détériorée des finances publiques à la fin des années 1990, a eu pour conséquence que leur assainissement est devenu, à son tour, un véritable objectif et, souvent, un objectif prioritaire, cessant ainsi de constituer un instrument de politique économique. Ce n’est qu’avec l’émergence de crise de 2008-2009, et vu l’ampleur exceptionnelle de celle-ci, que les finances publiques, pourtant encore souvent trop peu assainies, ont retrouvé leur statut d’instrument de la politique économique, notamment aux Etats-Unis, avec des plans de relance budgétaire souvent sans précédents dans l’histoire. En Europe, cependant, cette tendance a fortement été contrecarrée par les accords budgétaires visant la réduction des déficits et de l’endettement. Comme le note G. Quaden 318, aucune variable n’appartenant par nature à une quelconque catégorie, son classement dans celle des objectifs ou dans celle des instruments se situe, en réalité, à l’origine même du processus de 318 G. Quaden (1990), P. 14. CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 95 - décision en politique économique. Ainsi, note l’auteur, à la limite, sous les premiers gouvernements de M. Thatcher, un “volant de chômage” non négligeable a même presque ouvertement été considéré comme un instrument dans une stratégie de désinflation.... A l’inverse, pour certains keynésiens, un certain niveau d’inflation facilite l’obtention du plein emploi en réduisant les salaires réels 319. On pourrait donc penser que tout cela existe déjà, du moins en théorie. Dans les faits, cependant, l’évolution de la pensée économique dominante (le “main stream”) et un certain nombre de décisions politiques ont sensiblement éloigné la pratique de cet équilibre théorique. Ainsi, avec la domination de l’école néo-classique, seule la stabilité des prix a, de facto, conservé son statut d’objectif, avec des cibles chiffrées et contraignantes. Ainsi, pour la Banque Centrale Européenne, l’objectif de la politique monétaire est une inflation inférieure mais proche des 2 %, vers laquelle il faut tendre par une contrôle adéquat de l’évolution de la masse monétaire. Il n’existe aucun objectif chiffré pour la croissance, l’emploi, et encore beaucoup moins pour une éventuelle réduction des inégalités. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que la Banque Centrale Européenne ne se préoccupe pas de l’emploi ou de la croissance. La politique de taux d’intérêt très bas qu’elle poursuit depuis ... est évidemment favorable à la croissance, à l’emploi et, accessoirement, au redressement des finances publiques. Cependant une telle politique est possible, dans le cadre statutaire et du traité de la Banque Centrale Européenne, uniquement en raison du très faible taux d’inflation que nous connaissons actuellement - non seulement inférieur à la cible des 2 %, mais parfois même proche de 0, voire légèrement négatif. Le retour d’une certaine inflation, même modérée, impliquerait fort probablement un relèvement des taux d’intérêt bien avant que le plein emploi ou même, tout simplement, un niveau acceptable d’emploi et de chômage, ne soit atteint. Une réflexion et une remise en discussion des pratiques sont donc utiles et, probablement, nécessaires. Cette réflexion a deux volets. D’une part, il faut compléter le carré magique de Kaldor. D’autre part, au sein de cet hexagone, il faut s’interroger sur les priorités, ce que nous avions appelé dans les paragraphes précédents, l’importance relative des objectifs. En particulier, il est nécessaire désormais de prendre en compte explicitement, à côté des objectifs traditionnels ou kaldoriens, de la politique économique, la réduction des inégalités économiques 320 et sociales et la présevration de l’environnement. IV.3. LE RETOUR DU TEMPS Le temps joue un rôle essentiel dans plusieurs disciplines scientifiques, et la façon dont on le perçoit ou le rôle qu’on lui attribue sont souvent à l’origine de nouveaux paradigmes. Ainsi, en physique, c’est le temps qui est l’objet principal de la révolution einsteinienne. Le temps joue aussi un rôle tout aussi essentiel en économie. Alfred Marshall avait identifié le temps comme 319 Ceci suppose, cependant, que les salaires ne soient pas ou pas complètement indexés. 320 Voir, à ce propos P. Hoeller, I. Joumard & I. Koske (2014). CHAPITRE VI : LE RETOUR DU M AÎTRE ? - 96 - le problème le plus ardu de l’économie 321. Il ne niait pas que les ajustements prennent un certain temps, mais situait son analyse dans ce qu’il convenu d’appeler le long terme, c’est-à-dire précisément, dans un délai qu’on ne peut préciser mais ont on peut simplement dire qu’il est “suffisamment long” pour que l’ajustement se produise. Mais, précisément à quoi sert de savoir que les marchés s’ajusteront si on ne sait pas à quel moment ? Léon Walras (1834 - 1910) a pu démontrer, de façon satisfaisante du point de vue mathématique, qu’un équilibre est possible simultanément sur l’ensemble des marchés qui constituent une économie. Son mérite est de nature mathématique, mais la portée économique de la démonstration est plus limitée qu’on le pense si on ne peut se faire une idée du temps qui est nécessaire pour que la situation d’équilibre généralisé se matérialise. La caractéristique la plus fondamentale de la pensée économique classique et, aujourd’hui, néo-classique est la négation du temps. En supposant que les ajustements se font immédiatement ou que les anticipations rationnelles des agents économiques permettent à ceux-ci de prendre immédiatement la position “de long terme”, cette pensée économique n’a plus besoin du temps : toute la décision et ses effets son cristallisés dans le présent, et dès le présent. Si cela était vrai, le mode n’aurait besoin d’aucune politique économique et d’aucune intervention de l’Etat. Mais, c’est faux. Les ajustements ne sont pas immédiats; ils peuvent parfois être lents, très lents, tellement lents qu’en fait ils ne se produisent jamais 322. On peut ainsi évaluer la qualité d’une théorie économique sur la base d’un critère simple mais fiable : le rôle qu’elle attribue, implicitement ou explicitement, au temps. Ainsi, la vision de Milton Friedman, selon laquelle les agents économiques adaptent leur anticipations en fonction de ce qu’ils ont connu dans le passé ce qui ménage une place pour le temps dans le processus d’ajustement - est supérieure et non pas inférieure à l’actuelle “pure” théorie des anticipations rationnelles selon laquelle, précisément, en anticipant rationnellement ce qui va se produire, les agents économiques sont, en quelque sorte, immédiatement “transposés” dans la situation qui devrait apparaître à la fin de l’ajustement. Keynes avait remarquablement bien compris que l’ajustement pouvait être trop lent, notamment sur le marché du travail. Mieux, il avait compris que l’ajustement par le seul jeu des prix pouvait ne pas se produire du tout, même à long terme, si la demande était insuffisante. Dès lors, une approche plus keynésienne des questions qui l’économie continue à nous poser aujourd’hui, travaille nécessairement sur la question du temps et des ajustements, et nécessite qu’on renverse la négation du temps. Comment les marchés s’ajustent-ils ? La variation des prix est-elle toujours suffisante pour garantir cet ajustement ou d’autres conditions sont-elles aussi nécessaires et dans quelle proportion ? Et si l’ajustement se produit, quel délai nécessite-t-il, et que se passe-t-il entre temps ? Voilà quelques-unes des questions qui devront occuper les esprits des partisans contemporains de Keynes. 321 322 Voir R. Skidelsky (2010), P. 81. Logiquement, il suffit pour cela que les ajustements requièrent une période plus longue que celle qui sépare deux chocs. Ainsi, si le processus “spontané” d’ajustement permet de réduire le chômage de, par hypothèse, 1 000 unités par an, mais que, pour des raisons démographiques ou sociologiques, la population active augmente de plus de 1 000 unités par an, le chômage ne disparaît jamais. CONCLUSION : HOMMAGE A UN GRAND ECONOMISTE DIFFERENT Et pour conclure, définitivement, un aveu. Dans l’esprit traditionnel de la production scientifique, tous les faits cités dans ce document sont évidemment rigoureusement exacts. Et pourtant, il n’est guère difficile de deviner que ce texte est, fondamentalement, un hommage. Un hommage au génie, d’abord, mais aussi un hommage à la volonté de mettre ce génie, dont les bonne fées l’ont doté personnellement, au service du bien commun et, plus particulièrement, du bien-être des êtres humains. Qui est Keynes ? Etait-il vraiment économiste ? C’est la question que pose l’excellent biographe R. Skidelsky, et à laquelle il est tenté de répondre par la négative, non sans arguments (voir ci-dessous). Mais ce propos est sans doute excessif car l’objet de la réflexion de Keynes est incontestablement le fonctionnement de l‘économique dans son sens le plus direct. Dès lors, malgré tout le respect qu’il faut avoir pour l’oeuvre remarquable de R. Skidelsky, on ne peut partager sa qualification 323, et il faut évidemment considérer que John Maynard Keynes est un économiste, un des plus brillants et des plus féconds de l’histoire; mais c’est un économiste différent. C’est cette différence qui le rend, à la fois, intéressant par sa clairvoyance, passionnant par son originalité et supérieur à beaucoup d’autres par la pertinence de son analyse et de ses propositions, mais aussi terriblement isolé et donc vulnérable. A l’instar du Docteur Plesch qui l’a soigné, il se situe quelque part entre le génie et le magicien. Mais pas à mi-chemin, car Keynes est bien plus un génie qu’un magicien, c’est-à-dire un chercheur qui dépasse le consensus de son époque et voit plus loin que la réalité apparente. Son oeuvre est certainement une révolution, c’est-à-dire, un retournement de la pensée qui, pour la première fois, aborde les problèmes “par un autre bout” et conduit à des conclusions fondamentalement différentes. Mais, s’il est un génie, Keynes est aussi un chercheur rigoureux et attentif aux détails qui acceptera d’ailleurs, bien plus souvent qu’on ne le dit, de reconnaître ses erreurs. Mais, en fin de compte, c’est probablement, Lorie Tarshis, un des étudiants de King’s College qui a suivi les cours de Keynes entre 1932 et 1935, alors que la Théorie générale n’avait pas encore été publiée 324, qui résume le mieux l’apport de Keynes : “What Keynes supplied was the excitement of a new beginning as the residue of Classical economics was swept away. He supplied too that measure of impatience the situation called for and the opportunity for all of us to be part of a great adventure. And finally what Keynes supplied was hope : hope that prosperity could be restored and maintained without the support of prison camps, executions and bestial interrogations... In those years many of us felt that by following Keynes... each one of us could become a doctor to the whole world” 325. 323 L’affirmation de R. Skidelsky, en 2010, selon laquelle Keynes n’était pas économiste est d’ailleurs en contradiction avec le titre de sa biographie de 2003 : John Maynard Keynes 1883 - 1946. Econom ist, Philosopher, Statesman. Il est également intéressant de considérer les titres utilisés par deux autres biographes majeurs de Keynes. R. Harrod (1951), en quelque sorte, ne se prononce pas puisqu’il se contente d’un très général The Life of John Maynard Keynes; D. E. Moggridge (1992) est plus explicite : Maynard Keynes. An Economist’s Biography. 324 Lorie Tarshis enseignera ensuite, à partir de 1936, à la Tufts University, aux Etats-Unis, où il défendra les idées keynésiennes. Voir R. Skidelsky (192), P. 580. 325 Cité par R. Skidelsky (1992), P. 574. CONCLUSION : HOM M AGE A UN ECONOM ISTE DIFFERENT - 98 - Keynes a apporté, avant toute autre chose, l’espoir que les économistes pourraient enfin être utiles, comme Janos Plesch, et pourraient devenir “les docteurs du monde”; peut-on penser que cet espoir n’est pas totalement fou ? BIBLIOGRAPHIE LIVRES ET ARTICLES DE J. M. KEYNES KEYNES J. M. : Recent Economic Events in India, Economic Journal, mars 1909. KEYNES J. M. : Indian Currency and Finance, Macmillan; 1913. KEYNES J. M. : The Economic Consequences of the Peace, Macmillan; 1919. KEYNES J. M. : A Revision of the Treaty being a sequel to The Economic Consequences of the Peace, Macmillan; 1922. KEYNES J. M. : A Tract on Monetary Reform, Macmillan; 1923. KEYNES J. 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