Le Texte - Paroles des Jours
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Le Texte - Paroles des Jours
Une histoire de France Stéphane Zagdanski 2 Pauvre de Gaulle ! Quatrième de couverture Le Totem emblématique de la Nation, l’Idole suprême, le Sauveur providentiel, l’homme qui passe pour avoir rendu à un pays occupé par les barbares son honneur, sa grandeur, sa gloire, le libérateur solitaire, le stratège novateur, le démocrate acharné, le réformateur impassible, le justicier impartial, le négociateur impavide, le ferme décolonisateur de l’Empire branlant, l’irrécusable mémorialiste, l’homme de lettres raffiné, le miraculeux réformateur de la Constitution moribonde, le thaumaturge de l’armée affaiblie, le prince du nucléaire, le pacha des formules, le génie des bons mots, l’aristocrate des bains de foule, l’inouï visionnaire de la modernité contemporaine... ne fut jamais au fond qu’un vulgaire politicien publicitaire au charabia charlatanesque, un diplomate cynique et ingrat, un menteur impénitent, un soldat raté, un théoricien surfait, un mégalomane colérique, autoritaire, despote dans l’âme, un bourgeois faible d’esprit, un réactionnaire stupide gavé - dès l’adolescence et jusqu’à son déclin sous les quolibets révolutionnaires - des pires idéologies que le XIXème siècle français a produites, un apprenti-écrivain vulgaire et laborieux, s’illusionnant sur tout et d’abord sur lui-même, féru des stéréotypes romantico-fascistes les plus écœurants, témoignant d’une indulgence proche de la fascination pour les pires canailles de son temps, insensible et paternaliste, vaniteux et grandiloquent, parfois paranoïaque, toujours mythomane, révisionniste, mystificateur, rigolo ringard. Il était temps, après un demi-siècle de sottise française, de pulvériser le colosse de plâtre. Place au rire... S. Z. 3 À William Shakespeare 4 «Je veux faire sentir sans cesse que je me sens comme étranger au monde et à ses cultes. Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence.» Charles Baudelaire 5 PROLOGUE Les méduses «La nasse sert à prendre le poisson; quand le poisson est pris, oubliez la nasse. Le piège sert à capturer le lièvre; quand le lièvre est pris, oubliez le piège. La parole sert à exprimer l’idée; quand l’idée est saisie, oubliez la parole. Comment pourrais-je rencontrer quelqu’un qui oublie la parole, et dialoguer avec lui?» Tchouang-tseu - Ça doit être la première fois que tu t’intéresses autant à un personnage qui te passionne aussi peu! - Tu as raison, mon cœur. Foutu sacerdoce! La curiosité tue peut-être les chats, mais elle est le kérozène de l’écrivain. C’est plus fort que moi, j’aime savoir de quoi je parle, surtout s’il s’agit de le pulvériser. - Imagine que tu doives tout résumer en une phrase. - En une seule phrase? C’est simple, dis-je en regardant ma montre. Nous sommes vendredi 18 juin 1999, et Voltaire est de retour. - Voltaire voltou! Mon cœur éclate d’un grand rire doré. Car même quand il rit mon cœur garde son accent de Sao Paulo, où mon cœur est né. J’ai connu Sandra il y a deux ans. Ce fut une sorte de coup de foudre: j’ai tout fait pour lui déplaire, ça lui a beaucoup plu. «Je suis née au Brésil, mais toute ma famille est originaire de Hongrie. C’étaient des Juifs hongrois...», furent ses premiers mots lors de cette soirée d’été, en me tendant un verre de caïpirinha glacée, quand je lui demandai d’où venait ce délicieux accent. Elle ne savait rien de moi, ni mon nom, ni ce que je faisais. « Je préfère commencer par là. Avec les Français c’est plus sûr. Ils sont prévenus, ça évite les gaffes.» J’ai rétorqué que j’étais juif moi aussi, d’origine polonaise, pour la rassurer. Je n’avais plus eu à préciser ce genre de choses depuis des années. Comme si un éléphant 6 devait barrir pour rappeler qu’il n’est pas un rat. J’étais donc là, debout, au fond de ce jardin d’une villa de la banlieue ouest de Paris, face à des yeux verts pétillants de joie de vivre, des cheveux légèrement auburn, des seins épanouis sous un chemisier de soie noir, des poignets d’une délicatesse onirique et, à l’extrémité d’un pantalon de coton noir, un Pégase bleu tatoué sur le mollet droit. Et ce corps irréel s’exprimait dans un français parfait avec un accent étranger, ce qui, à mes oreilles, était en soi comme le chant d’une sirène à érection. Une sirène sudaméricaine aussi sexy qu’une shikse et aussi sensuelle que la belle Juive des clichés antisémites de sir Walter Scott... Ce fut vraiment une sorte de coup de foudre. Nous sommes le 18 juin 1999. Sandra, en bikini jaune, s’est levée de sa serviette de plage. Elle chantonne un truc de Jobim en cherchant un galet à rapporter en souvenir de cette petite crique du Sud de la France où nous sommes parvenus après une excursion de deux heures au sommet des falaises oranges de Bandol. Vue d’en haut, la mer n’a jamais été aussi resplendissante, aussi sûre de son bleu profond, lumineusement sombre, le bleu marine dans son impassibilité vraie, la couleur de la pensée avec ses milliers de clins d’oeil, traversée par un fleuve épidermique de vifargent qui danse sur place. On dirait une carte géographique du temps, avec d’inédits continents gris perle tracés en écho par les courants. Un filet de pêcheur débordant d’étincelles, une ample et frémissante cotte de mailles chauffée à blanc, comme si la mer était doucement secouée de rire depuis des millénaires. Nous avons escaladé les rochers puis marché tranquillement sous les acclamations des cigales et la protection des pins d’Alep, antiques marionnettes décharnées et ridées, à la fois séchées et gorgées par le soleil qui rebondit sur leurs branches hirsutes avant de se fragmenter en taches inoffensives sur le sentier de terre poudreuse. A gauche, l’immense miroir serein. A droite, des maisons de rêve recouvertes d’un crépi abricot ou pêche, comme des villas italiennes, un pan de leur façade noyé sous une écume de bougainvilliers - le nom est aussi beau que la chose - dont la bienveillante 7 bave bordeaux se répand jusqu’au sol de la terrasse. Sandra a sauvé une énorme chenille marron et vert qui se contorsionnait au milieu du chemin, la ramassant avec une branche et la plaçant dans un buisson, loin du passage. Aussitôt, comme pour la remercier par procuration, un papillon aux grandes ailes jaune et vert est passé en voletant devant nos visages. Arrivés à la calanque de Port d’Alon, nous nous sommes baignés, puis nous nous sommes étendus sur les galets et le sable. J’ai ouvert un petit livre consacré à la guerre d’Algérie, Sandra s’est plongée dans son Balzac après m’avoir embrassé sur la bouche et murmuré quelque chose en portugais. - Tout est si idyllique, rigole Sandra, on va croire que je suis inventée. - Ce qu’on croira n’a aucune importance, chérie. Ce qui vaut c’est ce qui est vrai. Or ici tout est vrai, y compris le grand papillon aux couleurs du Brésil. - Quel rapport avec de Gaulle? Pourquoi offrir si complaisamment des détails de ta vie privée dans l’anti-biographie sarcastique d’un personnage historique? - L’enjeu consiste à démolir la plus grossière supercherie d’un siècle passablement lourdingue. Puisque les historiens sont intéressés à leur amnésie, puisque l’histoire ellemême doit mentir pour se perpétuer, il faut trouver une parade dont j’aie seul la clé, une contre-histoire privée. Chaque milligramme d’imposture historique sera dissout par une vérité vécue. Chaque fragment de mensonge officiel sera décontenancé par un détail autobiographique restranscrit sur la page. - Pour quel résultat? - Un résultat spirituel. J’aurai mis en scène la vérité. - C’est un roman alors? - Roman, pamphlet, essai, biographie, journal intime... on s’en fout. C’est un livre vivant, donc vrai, écrit comme s’écrivent tous les vrais livres: en détissant patiemment, nuit après nuit, la toile de Pénélope, jusqu’à l’arrivée inespérée d’Ulysse... - Qui se cachait où? - Dans la toile! Et, avec un sourire qui n’épargne que les artistes, il massacre l’un après l’autre tous les prétendants. 8 - Alors un livre est vrai lorsque l’auteur parvient à être à la fois Pénélope et Ulysse? - Là est la clé. Un cri sort de l’eau. «Une méduse! il y a des méduses!» Deux vieilles femmes accourent, une troisième, jeune et très belle, les rejoint. Ces trois Parques marseillaises se mettent à traquer les méduses qui flottent près du rivage pour les en sortir et les massacrer. La belle jeune femme est en bikini noir. Intensément bronzée, elle a de longs cheveux blonds bouclés dont les racines brunes apparaissent au sommet du crâne comme un tour de magie mal ficelé. Elle est allée emprunter à une troisième vieille, dont la serviette est près du bord, un sabot blanc. Elle s’avance dans l’eau jusqu’aux genoux, pêche un joli bulbe mauve à la grâce spectrale, et ramène la fleur vulnérable et vénéneuse à l’intérieur du sabot jusqu’au rivage où elle la dépose et l’écrabouille consciencieusement, comme on éteint un mégot de cigarette, avant de l’ensevelir sous les graviers que la mer affine depuis des siècles. Passive complice, la vieille au sabot contemple le carnage qui se déroule à ses pieds avec une fascination de fossile. Les deux autres Parques, dont l’accent marseillais lui-même indique une ineffrayable nonchalance, désignent du doigt à tour de rôle à la belle fatidique, aussi attirante dans son bikini noir qu’une veuve de vingt ans, les méduses qu’elles aperçoivent entre deux eaux. Leur légère dentelle pâle ondule sous le courant qui les porte vers l’issue de leur long voyage, tel le col béant d’un aristocrate qu’on va guillotiner. Sandra observe pendant quelques minutes avec un intérêt mal dissimulé le corps parfait de la blonde, puis se lève à son tour, prend l’une de mes Reebok bleues, et rejoint le petit groupe. Elle entre dans l’eau à quelques mètres de la blonde et utilise ma Reebok pour pêcher les méduses qu’elle rencontre. Mais au lieu de revenir vers le sable, elle va jusqu’à un infime archipel, sur la droite, et dépose les méduses dans une piscine d’eau de mer, un havre enclos entre trois rochers. Je regarde le bikini jaune et le bikini noir rivaliser comme le soleil et l’ombre. 9 Selon qu’un des magnolias flottants est emprisonné dans le sabot orthopédique ou dans la tennis décorée du drapeau britannique, il est transporté dans les airs vers son anéantissement ou son acquittement. Plusieurs autres personnes fixent depuis la plage les allers et retours parallèles des deux femmes. Personne ne remarque que Sandra ne tue pas les méduses dans son coin, mais les sauve. On dirait la joute enjouée des deux géantes penchées au-dessus de Gulliver, ou bien le ballet de deux déesses rivales, Artémis contre Aphrodite, deux naïades à croquer, le bikini des Ténèbres opposé au bikini de la Clarté, ou même un match au ralenti entre deux footballeuses ravissantes, France-Brésil. Et une fois encore, hélas, la France va l’emporter, soutenue par les deux vieilles Parques, encouragée silencieusement par tout le public de la calanque, et parce que, fatalement, les méduses flasques qui gisent comme des yeux crevés, comme de beaux œufs de soie violette à la coquille brisée, ne reviendront plus à la vie, alors que les méduses momentanément rescapées risquent toujours, dans une autre crique, sur une autre plage, d’être capturées et détruites. Je me lève de ma serviette et m’approche du petit havre de Sandra. J’observe la dizaine de méduses sourdes et aveugles planer sur place, comme dans ce très vieux film muet où Isadora Duncan fait voltiger sa tunique autour d’elle. - Si on leur donnait des noms, dit Sandra en faisant claquer l’élastique de son maillot sur sa fesse gauche. Sur son mollet les grains de sable agglutinés et le sel séché ont métamorphosé le Pégase en hippocampe. - D’accord, dis-je en allumant un petit cigare. Tu vois la méduse qui fait trois fois la taille des autres, dans le coin, là. C’est Merz, Merz Datcha, la méduse dada en train d’évaluer si cette anfractuosité doit être considérée comme un ready-made. - Merz Datcha! répète Sandra en éclatant de rire. Comment va-t-il? - Bien, je suppose. Il est aux Etats-Unis pour trois mois, il organise une exposition, je crois. Tu vois la méduse maladive, là... - Celle qui est un peu verdâtre? - Oui. Elle cherche mollement une sirène à détruire pour en finir une bonne fois 10 avec le désir... - C’est Mathieu Australopiquec? demande Sandra en riant. - Tu as compris. La méduse joufflue qui enchaîne les citations en rigolant devant trois médusées, c’est Hubble. - Et Marco Banana, il est où? - Marco, c’est la mini méduse fulminante d’énergie qui se cogne à toutes les autres en répétant qu’elle est la meilleure. La mignonne méduse décidée qui danse seule dans son coin sans se soucier des requins, c’est Sweetie. La jeune méduse mal rasée qui tournoie à l’envers, c’est Matos Viéra. Il tente de persuader Banana que c’est lui le génie, en ressassant que le verlan est l’avenir des méduses. La méduse burinée qui n’arrive plus à méduser et proclame fièrement: «la Grande Méduse est morte!», c’est Daniel Revêche. Et la méduse longiligne qui harangue les oursins attroupés devant elle, puis feint de s’en aller tout en revenant sans cesse vers eux pour vérifier qu’ils la regardent bien partir... - C’est qui celle-là? - Voyons chérie, c’est de Gaulle! - De Gaulle! Alors lui aussi on le sauve? La blonde et les autres sont parties. Nous retournons vers nos serviettes. - Eh oui, dis-je en propulsant une ondulante auréole de fumée vers le ciel turquoise. Même si personne ne nous en sera jamais reconnaissant. 11 PREMIERE PARTIE ÇA COMMENCE MAL « Enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une chose qu’on entreprend volontiers ou d’un cœur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple. Mais on ne s’autorisera d’aucun exemple pour repousser la vérité au profit d’un hypothétique intérêt national, et l’on est aussi en droit d’attendre de l’élucidation d’un réseau de circonstances un gain pour notre connaissance. » Sigmund Freud 12 CHAPITRE I Risibles ancêtres Commençons par l’essentiel. Dans sa vanité centrifuge, de Gaulle s’est pris au cours de sa vie pour de nombreux personnages: la France, Louis XIV, le Pape, Dieu, Clemenceau, Napoléon, Isaïe, la Gaule, le Christ, César... Pourtant, parmi tant de faux masques, le personnage le plus parfaitement incongru auquel la prétention délirante de De Gaulle s’est identifiée sans interruption, c’est encore celui de l’Ecrivain. J’ouvre les Mémoires, je les lis, je les referme, je reste perplexe. D’où vient cette abominable prose? Qui inocula à de Gaulle cette pathétique impossibilité de décoller, ces méandres sirupeux, cette auto-promotion perpétuelle, cette plâtrosité pitoyable? Maladie? Tic nerveux? Mauvais sort? C’est encore plus simple. Il avait ça dans le sang. Il y a comme un gène de la logorrhée mièvre et précieuse chez les de Gaulle, une ancestrale pulsion prolixe, aussi coriace qu’une névrose, un verbiage viral autarcique et incestueux. La graphomanie hagiographique est naturelle à la famille de Gaulle comme l’esprit de finesse aux Mortemart. C’est une des principales caractéristiques du gaullinisme: on porte la France dans son nom, on l’«incorpore» (un de ces mots militaires très laids que de Gaulle adorait employer hors de leur contexte), on se doit donc d’écrire - mal! - au nom de la France. Parmi cette kyrielle d’aïeux ratés, une figure particulièrement drolatique se dégage: Joséphine de Gaulle, la grand-mère paternelle. C’est elle qui transmet à de Gaulle le gène de la graphomanie mièvre, c’est elle qui donne la clé de l’auto-hagiographie hilarante que sont les Mémoires. Joséphine Maillot, femme de Julien de Gaulle, est l’auteur de près d’une centaine de titres. Romans édifiants, biographies, hagiographies, récits de voyages, ouvrages didactiques, ouvrages pieux, pièces de théâtre... Elle collabora au Journal des 13 demoiselles et à la Bibliographie catholique, et publia un bimensuel de janvier 1865 à fin 1866, Le Correspondant des familles, où débuta Jules Vallès, lequel écrira plus tard son très anglophobe La Rue de Londres. Comme quoi le monde est petit. Entre autres chefs-d’œuvre immortels de Joséphine de Gaulle, citons Adhémar de Belcastel ou Ne jugez pas sans connaître (Lille 1840, dix éditions); Vie du général Drouot (Lille 1848); Vie de sainte Jeanne-Françoise Frémiot de Chantal (Lille 1850); Le libérateur de l’Irlande ou la vie de Daniel O’Connell (Lille 1851); Vie de M. de Chateaubriand (Lille 1852); Chacun son métier, proverbe (Lille 1852); Excursions dans le département de Seine et Oise (Paris 1861); Récits maritimes (Lille 1862); Echos et souvenirs de la Flandre (Paris 1867); Le cortège de saint Joseph, histoire anecdotique du culte et des bienfaits de saint Joseph dans les principaux ordres et instituts religieux (Paris 1867); Les sanctuaires les plus célèbres de la sainte Vierge en France (Paris 1868). Le livre le plus amusant de Joséphine reste ses Perles de la littérature contemporaine (Lille 1870). Joséphine, qui possédait ce goût littéraire très sûr dont héritera son petit-fils, réunit dans ce recueil plusieurs dizaines de ses héros, hommes et femmes de lettres à la renommée universelle: Alfred Nettement; la Comtesse Hahn-Hahn (je sais, ça semble une blague); Hugon de Poligny; Alexandre Guiraud; Mme Tarbé des Sablons; AlexisFrançois Rio; Walsh; Eugénie de Guérin; Silvio Pellico; La Villemarque; Mgr Dupanloup; Mme Craven... Dans cet inénarrable panthéon se dissimulent, soyons juste, quelques noms plus connus: Walter Scott, Joseph de Maistre, Mme de Staël, Lacordaire, Veuillot, Thiers, Guizot, La Mennais, ou Abel-François Villemain Villemain? Cet académicien auquel l’immortel Baudelaire (que Joséphine, faut-il s’en étonner, ne cite ni ne connaît) a consacré un immortel projet de pamphlet («J’aspire à la douleur. - J’ai voulu lire Villemain.»), et dont les phrases s’appliquent comme au fer rouge à un militaire futur que Baudelaire n’aurait pas davantage apprécié que son beaupère Aupick? Oui. 14 «Phraséologie toujours vague; les mots tombent, tombent de cette plume pluvieuse, comme la salive des lèvres d’un gâteux bavard; phraséologie bourbeuse, clapoteuse, sans issue, sans lumière, marécage obscur où le lecteur impatienté se noie... Style de fonctionnaire, formules de préfet, amphigouri de maire, rondeur de maître de pension... Villemain obscur, pourquoi? Parce qu’il ne pense pas.» Et puis, vrais diamants égarés dans le sac de fausses perles, Joséphine évoque deux génies: Chateaubriand, à qui elle consacra une biographie, et Dickens. «Outre David Copperfield nous recommanderons entre tous Nicolas Nickleby, délicieux ouvrage et selon nous son chef-d’œuvre; Barnabé Rudge, Le grillon du foyer, romans d’une pureté, d’une moralité exquise. Pour les autres ouvrages du même auteur, nous ne les avons pas lus mais nous en avons entendu citer plusieurs avec éloge par des personnes compétentes, particulièrement La Bataille de la vie (The Battle of life), etc.» Ce «délicieux ouvrage» n’est-il pas délicieux? Et cette « moralité exquise »? Charmante aïeule, je l’adore! On jurerait qu’elle a été inventée à mon intention! Attention! Mamie de Gaulle, je suis un de ces démons dont vous prévenez dans votre préface que vous les avez «écartés absolument» de votre recueil, un de ces écrivains qui, «de parti-pris, se montrent ouvertement pernicieux»! Lecteur, tout cela te semble fastidieux et hors sujet? Tu as tort. Ton édification passe par ces pénibles épreuves. Il faut te déniaisier, lecteur. N’oublie pas que de ces grotesques entrailles d’une grand-mère qui paraît condenser la médiocrité de son temps, de cet utérus rhétorique d’une stupidité consternante a jailli le Français le plus illustre de notre temps à nous. Lecteur, apprends par cœur cette maxime luminescente et récite-la chaque soir avant de t’endormir tout en méditant le cours tumultueux du monde et des êtres: Il n’y a pas de hasard. «Parmi les noms de ces auteurs, deux ou trois pourraient peut-être sembler déplacés dans ce cercle de chrétiens, pour la plupart recommandables par leur bon esprit non moins que par leur talent: mais si, par hasard, ou plutôt par un effet de cette permission divine qui force parfois l’esprit du mal à dire des vérités, ces plumes suspectes ont émis certaines pages singulièrement belles, que le meilleur chrétien 15 n’eût pas désavouées, pourquoi en priverait-on des lecteurs auxquels leurs œuvres doivent du reste demeurer étrangères?» Chateaubriand, «plume suspecte», a échappé à la vigilante censure de Mamie de Gaulle. Celui dont son petit-fils citera une phrase qui laisse songeur quand on sait l’application qu’il en fera lui-même («Il faut mener les Français par les songes»), bénéficie de «cette permission divine qui force parfois l’esprit du mal à dire des vérités». Mais la sévérité de Joséphine ne désarme pas pour autant. «Les Mémoires d’outre-tombe que M. de Chateaubriand, pressé par la nécessité, vendit de son vivant, pour être publiées après sa mort, lui font plus de tort que d’honneur: il n’est pas bon pour les grands hommes qu’on les connaisse trop, que l’on entre dans le détail de leur vie intime et le secret de leurs mesquines passions. La vanité, bien plus que l’humilité, semble avoir dicté ces révélations posthumes.» On croit rêver. Non seulement on ne rêve pas, non seulement on n’est pas mené par les songes, mais on comprend mieux le fog de mystère dans lequel se drapa toujours de Gaulle. «Enfant, pas de phrases!...» aurait conseillé son grand-père à Louis-Ferdinand Céline. Enfant, pas de révélations posthumes! déclara sans doute sa grand-mère à de Gaulle. Ecris beaucoup, dévoile très peu. On a par conséquent toujours abondamment produit, chez les de Gaulle. On est écrivain raté de père en fils et l’on ne s’allie qu’avec d’autres écrivains ratés. Telles sont les misérables lettres de noblesse de cette risible famille. Pierre Gourdon, le père de la femme d’un frère de De Gaulle, a laissé une cinquantaine de livres plus incurablement idiots les uns que les autres. Romans de mœurs, historiques, d’aventure, essais, adaptations pour enfants, biographies, drames, comédies pour jeunes filles, récits champêtres, fadaises pastorales, insipides inepties, bric-à-brac provincial d’une fadeur qui confine à la farce. «Ses romans, d’une belle tenue morale et littéraire, sont d’un grand intérêt documentaire pour la région de Mauges et du bocage bressuirais», nous apprend le Dictionnaire du Maine et Loire. Si au moins on pouvait en dire autant des écrits de De Gaulle! Hélas, ils ne sont d’aucun intérêt documentaire pour aucune région de l’esprit ni du territoire! Lecteur, je le sens, mes sarcasmes t’agacent. Tu n’es pas habitué à tant d’irrespect. 16 Dans ta coupable candeur, tu imagines que mes rafales moqueuses sont gratuites. Tu n’imagines pas que j’aie pu aller dénicher, au fin fond de la Bibliothèque Nationale des preuves de ce que j’avance ici avec la péremption cruelle et souriante d’Apollon en personne. Lecteur, tu l’auras cherché! Avale pour ta peine quelques aigres cuillerées de cette potion anti-hallucinatoire: «Et il commençait de rêver à celle qu’il choisirait. Quelle serait-elle? Grande ou petite? Brune ou blonde? Provinciale ou Parisienne? Jeune fille naïve, ouvrant ses grands yeux clairs sur la vie qui commence, ou femme déjà plus avertie des difficultés et des devoirs de l’existence? Il ne le savait pas. Il n’avait pas d’idée préconçue, pas de type rêvé. Il attendrait l’heure où la Providence le mettrait en face de celle qui deviendrait l’élue de son cœur.» «Les nerfs crispés du jeune homme se détendirent sous l’élan spontané de cette tendresse vraiment compatissante et maternelle. Dans les bras de l’excellente femme, il pleura comme un enfant.» «Aux femmes conseillères, adjointes, mairesses, même députées, sénatrices ou ministresses, je préférerai toujours les femmes d’intérieur, celles qui, surtout dans leur jeunesse, restent craintives et modestes, celles qui seront de vraies épouses et de vraies mères, parce qu’elles sont de vraies jeunes filles.» «A mes petits lecteurs: C’est pour vous, enfants, que l’on m’a demandé d’écrire. Ce sont vos petites mains qui tourneront ces pages; ce sont vos yeux candides qui les liront.» Pouah! pouah! C’est amer, n’est-ce pas lecteur? Considère ces paragraphes poisseux de bêtise comme le calice de ton incrédulité atavique. Je les ai dénichés sans choisir, dans l’œuvre immense du gourd Gourdon: L’Aïeul inconnu, roman, 1930; Aux Urnes Mesdames! comédie en deux actes pour jeunes filles, 1934; Au vieux pays de France, livre pour enfants, 1914. J’aurai pu piocher n’importe quoi d’autre parmi la longue liste lourdingue des œuvres du beau-père par alliance, ou même me contenter d’égrener les titres. Ils en disent assez long: L’Aveugle qui ouvre les yeux..., pièce moderne en 3 actes et un prologue pour jeunes gens, 1938; Comment va Madame? comédie en 2 actes pour jeunes filles, 1936; La Meunière, sa fille et l’âne, comédie dramatique en 2 actes pour jeunes filles, 1936; Accusée!, roman, 1933; Aimez Nicole! roman, 1933; C’est pour la vie, roman, 1937; Le danger du mystère, roman, 1939; Fleur du chemin, roman, 1913; Patience passe science, comédie en 3 actes, 1948; Pourquoi pas? comédie en 3 actes pour jeunes filles, 1947... 17 Mais où veux-je en venir? Ici: En 1945, Pierre Gourdon décide d’ajouter une suite à son Aveugle qui ouvre les yeux. L’aveugle est guéri après avoir été renversé sur le chemin de Vichy. Il voit clair désormais, et ce qu’il voit, c’est Le Général de Gaulle, serviteur de la France. Gourdon va donner à de Gaulle l’idée principale de ses Mémoires, qu’on pourrait résumer ainsi: l’hagiographie mièvre de soi-même. Gourdon pose la première brique du Mythe, Gourdon inaugure le sortilège, Gourdon ouvre la voie à une imposture qui, un demi-siècle plus tard, à l’heure où je trace ces lignes, se porte toujours comme un charme. «En sa présence, les œuvres d’imagination semblent bien peu de choses et le passé, quelque glorieux ou attachant qu’il soit, s’estompe en nuances imprécises, tandis qu’en une éclatante lumière surgissent à nos yeux la splendeur de notre délivrance et les traits du libérateur.» Gourdon ne cache pas qu’il appartient au cercle des intimes du Christ ressuscité. Il peut ainsi rapporter d’exquises anecdotes. Superman-de Gaulle, «celui qui avait commencé et devait achever de vaincre l’Allemagne», aimait beaucoup rire. Par exemple, ce qui amusait franchement de Gaulle, de retour parmi les siens à la Libération, c’était l’accusation calomnieuse, inventée pendant la guerre par la propagande pétainiste, d’avoir épousé une Juive. «Mari d’une Juive! Cela fait rire ceux qui connaissent Mme Charles de Gaulle, née Yvonne Vendroux, dont le père, armateur à Calais, appartenait à une vieille famille chrétienne et française, dont la mère, pour prix de son dévouement aux blessés de notre armée pendant la guerre de 1914-1918, avait reçu la médaille des épidémies et la croix de guerre.» Français, encore un effort pour être moins répugnants. Une autre figure impayable de la famille est Charles de Gaulle, l’oncle de De Gaulle. Frappé de paralysie dans son enfance, Charles Ier compense son immobilité en se consacrant compulsivement à l’étude du breton, du gallois, de l’histoire et de la littérature celtes. Il meurt en 1880, à 42 ans, ayant passé sa vie à écrire des poésies en breton dans des revues spécialisées, qu’il signe Barz Bro C’Hall, «le barde De Gaulle». Ce drôle de druide est aussi l’auteur d’un essai intitulé Les Celtes au XIXè s., appel aux représentants actuels de la race celtique (Paris, 1864), réédité en 1903 sous le titre Le 18 réveil de la race. Le parallèle entre Charles Ier et Charles II va de soi. Paralysé à Londres, Charles II se lancera avec passion dans l’élaboration d’une langue du Mythe, inaugurant une nouvelle dimension de la Fable, explorant un territoire inconnu de la Saga. Et surtout, le «racisme» bon enfant, régionaliste, gobinesque, poétique, revendicateur de l’oncle, passera comme un courant électrique dans les neurones galvanisés de l’homonyme neveu, qui émaillera jusqu’à la fin de sa vie ses considérations historiques, géo-politiques et stratégiques, de références à «la race des Français», «notre race», le «génie des races qui composent» la France. Eh oui. L’Europe du grand visionnaire - «association entre Slaves, Germains, Gaulois et Latins» - n’est autre que celle, ethnique et plastifiée, de César, Voici un exemple entre mille de cet eugénisme bonhomme. A la fin de ses Mémoires de guerre, de Gaulle décrit une visite de réconciliation franco-allemande à Mayence. Il a l’impression que «l’âme des ancêtres Gaulois et Francs revit en ceux qui sont là». Lui-même ne se prend-il pas pour la réincarnation de César au point de parler de soi à la troisième personne? «La foule y est nombreuse pour accueillir Charles de Gaulle.» On a envie de rire, on regarde autour de soi, toute la France est au garde-à-vous, on se retient. De Gaulle veut ponctuer cette émouvante résurrection de l’amitié grégaire, il lance: «Ici, tant que nous sommes, nous sortons de la même race. Et nous voici, aujourd’hui, entre Européens et entre Occidentaux. Que de raisons pour que, désormais, nous nous tenions les uns près des autres!» Bien sûr, le gobinisme gaullinien n’a rien à voir avec les méchantes vociférations du molosse Adolph. Le gaullinisme est un racisme paternaliste et réconciliateur, un hitlérisme miséricordieux, un biologisme blagueur. Weygand n’a pas repris les armes contre l’Axe? C’est, ricane de Gaulle, qu’il n’avait pas, selon son propre aveu, «de sang français dans les veines». Bien sûr, de Gaulle n’a rien inventé. Ce sont des préjugés partagés par tout le XIX ème siècle occidental. Cependant ces préjugés ont, comme le nazisme, un écho ensanglanté dans les coulisses de leurs propres phrases. Au cours du vingtième siècle français, ces entrailles décomposées d’une vieille idéologie carnassière 19 vont éclater au moins deux fois à l’air libre, sous deux noms de lieux que de Gaulle emploiera toute son énergie roublarde à effacer, comme de vilaines fautes de grammaire, sur le tableau noir de l’histoire de France: Vichy, l’Algérie. Nous sommes en février 1969, à Quimper. Charles II, dans un saisissant effet d’auto-invocation sonore, cite, en breton, son oncle le barde Charles Ier: «Je voulais dire, aux hommes et aux femmes d’ici, que ma pensée volait vers eux, comme il y a 105 ans, l’écrivait, à leurs ancêtres, en vers bretons, mon oncle, Charles de Gaulle (applaudissements): Va c’horf zo dalc’het, med daved hoc’h nij va spered, vel al labous, a denn askel, nij da gaout he vreudeur a bel.» Etrange discours de gourou que de Gaulle fait aux Bretons, son dernier discours en public, deux ans avant sa mort. «Mon corps est retenu, mais mon esprit vole vers vous.» La voix rocaillleuse de Charles de Gaulle cite les vers rocailleux de Charles de Gaulle, soudain sorti de tombe, proche d’y retourner. L’unique credo de De Gaulle, c’est son nom. Selon une logique quasiment psychotique, il se considère comme scindé en deux Gaules, deux Gaules qui s’invoquent et dialoguent en direct tels les deux Hamlet, le spectre et son fils. Deux Gaules qui s’écrivent l’une à l’autre, se citent, s’adressent leurs pensées en patois, deux Charles Charabia unis dans la connivence druidique d’un même sibyllin jargon d’initiés. Va c’horf zo dalc’het, med daved hoc’h nij va spered, vel al labous, a denn askel, nij da gaout he vreudeur a bel. Je ne m’en lasse pas. 20 CHAPITRE II L’idée de Londres C’était au mois de juin, à Paris, je me promenais aux Tuileries en revenant du Louvre. C’était un dimanche, je crois. L’entrée du Louvre était gratuite le dimanche, à cette époque. J’y allais presque chaque semaine, je restais une heure ou deux à prendre le pouls du vieux palais en griffonnant sur des feuilles de brouillon, m’acharnant à tenir un relevé exhaustif des tableaux. Mon dessein était d’élaborer une sorte de sismographie des visions, comme si tout allait bientôt s’effondrer et que mes notes minutieuses, écrites à l’attention future d’un improbable Schliemann, devaient être le dernier vestige vivant de l’hétéroclisme splendide, luminescent, labyrinthique et nonchalant de l’ancien Louvre. J’avais décidé de tout inscrire, de n’oublier aucune œuvre, examinant chaque tableau pendant de longues minutes pour m’en imprégner les prunelles avant de passer au tableau voisin, observant tout, scrutant tout, commentant tout, notant tout, les noms, les années, les écoles, les salles, les inscriptions à demi-effacées, les silhouettes incongrues, les postures originales, les nuances de couleur... Parfois, pour mieux décrire un détail extravagant, j’ajoutais un petit croquis maladroit, noyé parmi mon flot de notes, l’auréole fantasque d’un moine de Fra Angelico, l’inscription entre saint Paul et Moïse dans Le Triomphe de saint Thomas d’Aquin de Benozzo Gozzoli (1420-1497), l’étonnante barbe fourchue d’un des Trois prophètes de l’Ecole d’Avignon (fin du XV ème s.)... En quelques années je finis par connaître le vieux Louvre comme ma poche. La Grande Galerie, la Petite Galerie, le Salon Carré, le pavillon de Flore, la galerie d’Apollon, la salle des Etats, la salle des Rubens..., les Hollandais, les Espagnols, les Italiens, les Français, les Anglais, les Flamands, les Assyriens, les Grecs, les Romains, les Egyptiens, le Moyen-Age, toutes les sculptures. Mon acharnement, je l’avoue, confinait à la monomanie. Je sentais bien, au fond, 21 l’inutilité d’un tel recensement, mais un pressentiment bizarre me poussait à continuer mon travail de dimanche en dimanche. Il faut dire que tout avait commencé en passant devant un tableau de Hubert Robert: la Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines. Je sentais venir, moi aussi, une espèce de désastre. J’étais hanté par ces ruines à ciel ouvert, cette galerie éventrée, le sol jonché de gravas grisâtres, les fragments de voûte, les chapiteaux envahis de broussailles, les amphores lézardées, les statues renversées, un esclave de MichelAnge - le beau gosse pâmé qui entortille son tee-shirt -, déposé tant bien que mal sur le sol, jambes brisées, tenant à peine, de biais, contre un morceau de colonne écroulées... Je n’arrivais pas à m’ôter de l’esprit cette image d’apocalypse gaie, de cataclysme aimable, d’après-tornade ensoleillée. Tout cela était absurde, bien sûr, mais j’avais également à l’esprit deux tableaux, plutôt singuliers, de Giovanni Paolo Pannini, un Italien de la première moitié du XVIIè siècle qui inspira Hubert Robert, justement. Chacune de ces deux immenses toiles était une Galerie de vues imaginaire, représentant une salle et un couloir faramineux dont les murs, le sol, les plafonds, étaient envahis de tableaux, des vues de la Rome antique pour l’une, de la Rome moderne pour l’autre. Les dizaines de vues amoncelées à l’intérieur des deux tableaux étaient précises, d’une perspective sans faille, on reconnaissait parfaitement le Coliseum ici, le Vatican là, les fontaines, les places, les palais, et même les statues, les vases, et les sarcophages qu’il avait dérobés et placés dans ses deux galeries féeriques, le Moïse ici, le Laocoon là. Je me disais que si Pannini, par un art consommé du trompe-l’oeil, avait pu faire tenir autant d’œuvres d’art à l’intérieur de chacune de ses grandes toiles, y saupoudrant même quelques êtres humains en train d’admirer les tableaux, de consulter les registres, de prendre des croquis, il n’y avait pas de raison pour que je ne puisse rivaliser, par écrit, avec cette déconcertante accumulation, insensée et grandiose. Je venais de sortir du Louvre, je me promenais aux Tuileries, il faisait un soleil radieux et j’étais en train de tourner autour de La Seine et la Marne, l’une des statues de 22 Fleuves, enviant ce dieu barbu, vieux faune fourbu rafraîchi pour l’éternité par les caresses de sa nymphe, lorsque j’entendis distinctement, comme une incantation, une voix calme, lente, plate, avec d’imperceptibles sautes de timbre, qui tournoyait dans les airs en répétant des paroles hachées sans queue ni tête. «Le gouvernement français... shhhhhhhhhh... après avoir demandé l’armistice... shhhhhhhhhh... connaît maintenant... shhhhhhhhhh... les conditions dictées par l’ennemi... shhhhhhhhhh...» Je crus d’abord à une hallucination. Ça m’était déjà arrivé, un spectre lointain et apeuré hululant mon prénom en bas de la fenêtre de mon studio, une voix aiguë, douloureuse, déchirante, évanouie sitôt proférée. Mais là, la voix, très insistante, solennelle, endimanchée, ne cadrait pas avec mes fantômes habituels. «shhhhhhhhhh... de terre... shhhhhhhhhh... de mer... shhhhhhhhhh... et de l’air...» Les phrases en charpie envahissaient les Tuileries, surplombaient l’Obélisque de la Concorde, s’immisçaient jusqu’au Crillon, occupaient les suites, «shhhhhhhhhh... non seulement une capitulation... shhhhhhhhhh... mais encore un asservissement... shhhhhhhhhh.....», affolaient le boa constrictor de Michael Jackson, «shhhhhhhhhh», pénétraient sous les draps de Madonna, «shhhhhhhhhh... je dis l’honneur... shhhhhhhhhh.... je dis le bon sens...», traversaient la Seine vers l’Assemblée, s’effilochaient jusqu’à la Tour Eiffel en une nuée de mots striés, griffés comme la pellicule d’un très vieux film, «...un vaste empire... shhhhhhhhhh... une flotte intacte... shhhhhhhhhh... beaucoup d’or...». Ça n’en finissait pas, c’était une ritournelle, une formule liturgique qui avait implosé, «je dis... shhhhhhhhhh... moi... shhhhhhhhhh... je dis... shhhhhhhhhh... moi... shhhhhhhhhh... je dis...», et cherchait aveuglément à rassembler ses débris éparpillés. Je quittai les Fleuves, me dirigeai vers la Concorde, guidé par la voix éclatée qui retentissait dans tout Paris, reprenant en boucle les mêmes lambeaux de phrases, «car il est absurde... shhhhhhhhhh... je dis l’honneur... shhhhhhhhhh... moi... shhhhhhhhhh...» Ce qui m’étonnait le plus, c’était l’indifférence des autres promeneurs, leur apathie de marbre. Comme si, à part moi, seuls les Fleuves et les noires déesses potelées et 23 souriantes de Maillol entendaient la voix lancinante et rayée qui serpentait au-dessus de la ville, «un vaste empire... shhhhhhhhhh... une flotte intacte... beaucoup d’or shhhhhhhhhh...» En débouchant sur la Concorde, je crus rêver. Occultant l’Obélisque et ses hiéroglyphes incrustés par les morsures d’une légion de mâchoires en or, une titanesque radio à galène occupait tout le centre de la place, à la manière d’une montgolfière qui échouerait à décoller. La radio démesurée dissimulait la perspective des Champs-Elysées jusqu’à l’Arc de Triomphe, affolant les chevaux de Marly, faisant de l’ombre au Crillon, harcelant les moineaux de l’allée Marcel Proust. C’était un immense poste de TSF gonflable, haut comme un immeuble de huit étages, reproduit dans tous ses détails: le bois verni marron foncé, les boutons en bakélite, la grille beige du haut-parleur, le grand cadran horizontal, l’aiguille rouge, les fréquences et les noms des stations, une floppée de grandes villes d’Europe. Tels des miradors, de puissants hauts-parleurs, véritables ceux-là, entouraient la radio et répandaient sans interruption alentour la voix du fantôme aux phrases vibratoires. «Moi... shhhhhhhhhh... général de Gaulle... shhhhhhhhhh... j’entreprends ici... shhhhhhhhhh... en Angleterre shhhhhhhhhh... cette tâche nationale... shhhhhhhhhh...» C’était donc ça! L’Appel en boucle et à tue-tête, diffusé jour et nuit par le colossal faux truc à galène pour commémorer les cinquante ans du célèbre sursaut. Je regardai un peu autour de moi, personne ne semblait réellement choqué par l’immense poste gonflable. Quelques Japonais mitraillaient sans comprendre, mais pas plus que d’habitude. Les Américains, eux, en avaient vu d’autres, des Donald Duck géants, des Bart Simpson paradant dans les airs, des zeppelins Coca Cola... On ne la leur faisait pas. Quant aux Français, ils restaient invisibles. Il y avait juste une petite troupe de jeunes électrisés devant l’entrée du Crillon, attendant que Madonna daigne descendre faire son jogging. De Gaulle, lui, faisait un bide. Quel cirque! me dis-je en exhalant tout haut un ricanement aussitôt archivé par la caméra vidéo miniature d’un Japonais à peine plus réel que l’énorme radio. Voilà qui le résume à merveille: une gigantesque baudruche bavarde! 24 Ce jour-là, je pris la décision de partir à Londres. 25 CHAPITRE III Une histoire de famille - Tu cherches les ennuis, lindo. T’en prendre à la famille du grand homme! Tu sais ce qu’ils vont dire? demande Sandra en passant un index en travers de sa pommette pour essuyer une larme de sueur. Une squaw trace horizontalement une transparente peinture de guerre. L’été lui va à ravir. Nous prenons un verre à la terrasse du Nord-Sud, en face de la mairie du 18ème arrondissement. Elle: Coca light. Moi: jus de tomates avec une rondelle de citron et du sel au céleri. - Je t’écoute, chérie. - Ils clameront que tu es injuste. Ils protesteront que de Gaulle n’est pas responsable de la médiocrité idéologique de ses ancêtres. - Le problème, c’est qu’il en était très fier, au contraire. En 1946, lorsque son fils reçoit la Légion d’Honneur, il lui tient un discours mielleux sur leur «fière et noble famille française». Cela sous prétexte que lui-même et son père avant lui avaient obtenu le rougeoyant joujou. - Cette minuscule rosace rouge a tant d’importance? - La Légion d’Honneur est un gag dans ce pays où le déshonneur est légion. N’importe qui y a droit. Universitaires, comédiens, écrivains, peintres, journalistes, médecins, militaires, politiciens, avocats, préfets, musiciens, invalides de guerre, conservateurs de musée, prêtres, juges, ingénieurs, infirmières, économistes, hommes d’affaires, institutrices, psychanalystes, comptables... C’est le fourre-tout gadget de la vanité humaine. Il faut voir les listes des adoubés. Des milliers de noms s’agglutinent dans ce sablier dérisoire. La Légion! la Légion! C’est leur chaudron de népenthès, le Léthé de médailles rouges où toute la nation rêve de plonger pour stériliser sa sueur couarde. Des bataillons de toutous se ruent au garde-à-vous, frétillant d’avaler leur gorgée de potion d’amnésie. - Pour oublier quoi? 26 - Leur misère collective. Le double-fond abominable du demi-siècle qui s’achève. L’histoire, en France, est une affaire de famille. C’est ce qui rend tout si compliqué. Le quotidien Libération a eu l’idée de noyer le poison d’une vérité si indépassable en constituant chaque jour un dossier qui retrace le «récit de la vie» d’une famille française, «célèbre ou inconnue». La publicité de cette naïve trouvaille s’étale sur tous les kiosques: «L’Histoire du siècle se raconte en familles.» Proposition qu’il faut immédiatement rectifier. La Famille se raconte des histoires car elle ne veut rien tant que taire tout ce qui dans l’histoire l’empêche de dormir debout. Chaque Français aujourd’hui sait, avec un degré de conscience plus ou moins élevé, ce que dissimule le rideau de la propagande tendu par les historiens. «Tout n’était pas si noir, tout n’était pas si blanc», c’est leur rengaine pour sauver les meubles. En vérité tout était blême, tout n’était que trouille et bassesse, comme Céline l’a diagnostiqué. Chaque Français connaît le regard de son père, de son grand-père ou de son arrière, lorsque le passé vient sur le tapis. Chaque Français s’est fait inoculer une dose de crainte et d’aigreur. Ils s’en veulent de leur vilenie et rivalisent de veulerie pour enfouir leur frayeur. C’est le mouvement perpétuel de la peur molle. Elle se lit en deux secondes dans les regards, même chez les plus jeunes. La honte et la haine maquillées en chagrin et en pitié. - Pauvres Français, ils ne sont que chauvins et piteux. - Tu te souviens de ce groupe d’ivrognes, ici même, le soir de la finale FranceBrésil? - Bien sûr chérie. Tu avais voulu enlever ton maillot après le match. Je t’avais convaincue de le garder, par défi. - Tu disais que je n’avais pas à avoir honte d’être brésilienne sous prétexte que Ronaldo avait été l’ombre de lui-même. Et quand nous sommes passés sur le trottoir, les ivrognes ont hurlé: «Les Brésiliens au bois de Boulogne!» Je n’ai pas compris le rapport. - Le bois de Boulogne a longtemps été le repère des putes et des travestis sudaméricains. - Et cette fille, à la Bastille, qui s’est mise à me huer avec une joie mauvaise, en voyant mon maillot, tu te souviens? 27 - Elle était hystérique. - Elle aboyait vers moi: «Hou!» «Hou!» J’ai cru qu’elle allait me frapper, cette louca. - Les femmes réagissent au quart de tour aux ambiances frénétiques. La Defarge de Dickens qui serre les nœuds de son mouchoir avec férocité en rêvant aux aristocrates qu’elle va massacrer. Les femmes qui frappent les prisonniers anglais et américains, dans la rue, pendant l’Occupation. Celles qui conspuent les femmes rasées, pendant l’Epuration. Cruauté, ton nom est femme. - Certaines femmes. Pas toutes. Tu tiens tant que ça à ta réputation de mysogyne? - Pourquoi démentir une si mauvaise réputation? Les journalistes français sont une catastrophe, rien ne les arrête, tu le sais chérie. Leur imbécillité est insatiable. Quoi que j’écrive, ils n’en font qu’à leur tête. La dernière révélation en date consiste à voir Hubble, Banana et moi comme des anarchistes de droite. - Pourquoi pas des skinheads tant qu’ils y sont! Comment fais-tu pour endurer une telle bêtise? - Pas d’autre choix. D’ailleurs cette bêtise comporte ses enseignements. Les journalistes étant toujours les affiliés de la propagande, ils ne peuvent s’empêcher de divulguer leurs sources. Par exemple, après la coupe du monde, ils ont comparé l’allégresse de la foule à celle de la Libération. - Quelle blague! Tout ça parce qu’une équipe de braves garçons, d’origine immigrée en majorité, sur laquelle personne n’a jamais parié tant la France s’est peu distinguée en football les années précédentes, se retrouve déifiée après un match indigne au cours duquel leurs adversaires ont à peine joué! On aurait dit un match truqué tant les Brésiliens ont été en dessous de leur niveau. Je suis sûre qu’on découvrira un jour un arrangement entre Nike et Adidas! - Le pays s’est mis à délirer de fierté et d’orgueil. Les médias en avaient besoin, ils venaient, quelques jours auparavant, de tout tenter pour justifier, amoindrir et atténuer le résultat désatreux d’un sondage officiel sur le racisme et la xénophobie des Français. Regarde... - Fais voir: «Une personne sur cinq (18%) affiche ouvertement ses sentiments 28 xénophobes. En outre, sans partager les idées de Jude-Morue Strabiros, deux Français sur cinq (40%) se disent tentés par le racisme et estiment, par exemple, qu’il y a trop d’Arabes et de Noirs sur le territoire national. Les enquêtes sur l’opinion publique européenne désignent la France - avec la Belgique...» - Pauvre Belgique! - «...comme le mouton noir de l’Europe, puisque deux personnes interrogées sur cinq (38%) se classent elles-mêmes comme plutôt racistes, soit près de deux fois plus qu’en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Italie.» - Galvanisés par la finale, les médias prophétisèrent la fin du racisme, du chômage, du cynisme, de toutes les malédictions millénaires. - Lesquelles sont revenues au galop. Moins ils en font, plus ils exultent. - Comme à la Libération. Les journalistes ne croyaient pas si bien dire. Tu sais pourquoi de Gaulle a quitté le pouvoir, un an et demi après la Libération? - A cause des magouilles des partis, je crois? - Prétexte. La vraie raison fut une plainte publique d’Edouard Herriot concernant les Légions d’Honneur accordées aux Français tués par les Alliés lors du Débarquement en Afrique du Nord. Herriot fit remarquer que les décorations frappées du sceau de Vichy n’avaient pas été annulées, ni les cercueils retirés des Invalides. - C’eut été pourtant la moindre des choses. On dit bien «c’eut été»? Corrige-moi quand je fais une faute. - Viens-là que je te corrige... - Hmmmmmmm! Qu’a fait de Gaulle après cette remarque sur les collabos décorés? - Il n’a pas supporté cette brèche dans son entreprise de récupération familiale. Reconstituer la Famille, c’était sa manie. Le Discours de Paris n’est conçu que dans ce but. La famille revient tout le temps dans ses textes, avec le travail et la patrie. - Il s’accorde à ce point avec les idéologues de Vichy? - De son propre aveu: «Les doctrines sociales de la "révolution nationale": organisation corporative, charte du travail, privilèges de la famille, comportaient des idées qui n’étaient pas sans attraits.» A la fin de sa vie, il reprendra encore l’image minable de la famille pour expliquer la différence entre progressisme et conservatisme. 29 La ménagère mérite son frigo et sa machine à laver, le mari ne doit pas aller «bambocher», le garçon ne met pas les pieds sur la table et la fille doit rentrer avant la nuit, et gnagnagna... Bref, c’est à vomir de bêtise. - Mamie Joséphine et son Correspondant des familles reviennent hanter la France! - Voilà exactement pourquoi il fallait commencer par là. De Gaulle rapproche «symboliquement», c’est lui qui le dit, le destin de sa «fière et noble» famille avec celui de la France. Il a la candeur d’un orphelin persuadé d’être fils de roi. D’où sa lettretestament délirante à son fils, en 1964, juste avant son opération de la prostate. Il souhaite lui voir prendre la relève dynastique, il lui lègue carrément la couronne! - Comment expliquer que tu ne sois pas un Français comme les autres? - J’ai mon anti-Mamie Joséphine. - Mémé Hanah Soureh? - Elle est cruciale. - J’aurais tellement voulu la connaître! - Elle t’aurait adorée. - Il faut que tu parles d’elle, et de cet accent qui me fait tellement rire, lindo, quand tu l’imites... - C’est au programme, mon cœur. 30 CHAPITRE IV L’absent du temps Le jeune de Gaulle est un élève docile et moyen des Jésuites. Il demeurera à jamais confiné dans cette parfaite médiocrité intellectuelle et littéraire qui forme un curieux contraste avec son ambition démesurée, toujours plus hystérisée au fur et à mesure qu’elle rencontre et franchit plus d’obstacles. En 1905 (il a quinze ans, mesure 1m 85), il écrit son premier texte. C’est une nouvelle futuriste qui a lieu en 1930, où son narcissisme déjà mûr s’imagine «Général de Gaulle», commandant 200 000 hommes et sauvant la France d’une invasion allemande. Habitués à ramper, les hagiographes ont cru voir une illumination prophétique dans cette rêverie puérile fondée sur un fantasme convenu et grandiloquent, comme l’est son style même. Car l’ironie des choses veut que tout de Gaulle, en effet - mais pas celui qu’on croit -, est déjà, en puissance et en acte (comme Coriolan dans son fils, «malheureux abrégé» de lui-même), dans le thème, le titre et les premiers mots de ce très insipide texte, Campagne d’Allemagne: «En 1930, l’Europe, irritée du mauvais vouloir et des insolences du gouvernement, déclare la guerre à la France...» Ce style guindé et grésillant ne le quittera plus. Une mauvaise rencontre est une saynette écrite au même âge sur le modèle du fatigant Edmond Rostand que de Gaulle adule. Un brigand, prénommé «Charles-César», dépouille avec panache un voyageur apeuré. Premiers mots du voyageur: «Brrh! Qu’il fait froid, ce soir, et comme tout est sombre!...» On aura reconnu le ton de son fiat lux ronflant déclamé un demi-siècle plus tard à la télévision: «Il faisait bien sombre hier! Ce soir, il y a de la lumière.» A 18 ans, il rédige une note pour le collège du Sacré-Cœur, en Belgique, où il a débarqué avec son frère en 1907 pour achever ses études: «On reproche aux élèves des jésuites de ne pas avoir de personnalité; nous saurons prouver qu’il n’en est rien. Et quant à l’avenir, il sera grand, car il sera pétri 31 de nos œuvres.» L’avenir pétri. La formule lui plaît tant qu’il la reprendra en 1913, dans un discours aux nouvelles recrues du 33ème régiment d’infanterie d’Arras. Comme il confond son nom avec un sceau, de Gaulle prend l’histoire pour sa chose. Toutes les futures pitreries de De Gaulle sont contenues dans cet avenir pétri. Le collège du Sacré-Cœur est situé au cœur du château des princes de Ligne. Dans les couloirs résonnent les paroles centenaires d’un fantôme familier, Charles-Joseph de Ligne, le feld-maréchal mémorialiste, l’ami de Casanova: «Je vois des gens qui se tiennent bien droits: ils croient avoir de la droiture. Ils sont raides: ils croient avoir du caractère.» Deux siècles plus tard, un jeune dégingandé viendra illustrer cette belle maxime, rêvant d’avenir pétri en se repaîssant de vanité pétrifiée. Dans le train qui l’amenait avec son frère en Belgique, de Gaulle fit cette remarque: «Bien tranquilles dans ce wagon, nous franchissons le même parcours en sens inverse que Clovis et ses Francs.» De Gaulle est l’homme qui aura vécu à contre-courant. Bien tranquille dans son train-train mégalo, il confond l’histoire et la géographie. Toute sa vie il aura nagé en dos crawlé dans le flux des événements, regardant vers le passé en se dirigeant vers le futur, éclaboussant le présent sur son passage, aveugle à la luxuriance qui abonde sous les eaux. La patience dont on le taxe, à Londres ou pendant sa préretraite de 1946 à 1958, n’est qu’un malentendu. De Gaulle est très impatient, seulement il n’a pas le sens du temps. D’ailleurs, comme si le temps s’était définitivement grippé au-dessus de son berceau, il naît le même jour que son propre père! L’avenir de De Gaulle n’est pas pétri, il béguaie d’emblée. Lorsqu’il se retire du pouvoir, en 1946, il est persuadé qu’il va être rappelé très vite. L’attente dure douze ans, douze années durant lesquelles il trépigne mentalement, ce qui donne à ses Mémoires, écrits à cette époque, la vibration caverneuse de sa voix, le 32 tremblement dévitalisé, la trépidation exsangue de qui entend plier le temps, tel un origami, pour en faire un dindon en papier orné d’une croix de Lorraine. Qu’est-ce qui retient de Gaulle de manifester publiquement son impatience? D’abord son incommensurable orgueil. De Gaulle ne veut pas montrer ce qu’il désire. Il faut qu’on vienne le chercher. Il veut régner, mais par plébiscite, à la romaine. De là sa passion pour un mot latin sclérosé dans la langue: le ré fé ren doum. En latin, referendum vient de refero, qui signifie d’abord, «porter en arrière», «rétrograder», «restituer», «rapporter», «rétablir», «porter une chose au point d’où l’on est parti», «reproduire», et enfin, bien sûr, «consulter». Tant qu’on ne le réclame pas, il tape du pied, il piaffe, et c’est comme s’il marquait le tempo de son immobile perpétuité. S’il a beaucoup attendu dans sa vie, c’est au sens où l’on attend réparation. De Gaulle est une précieuse qui croise les bras devant une flaque de boue et lance à son fiancé, d’un ton pincé: «J’attends!», tant que le larbin transi ne s’est pas précipité pour jeter son manteau sur le sol. De Gaulle peut attendre indéfiniment puisqu’il est à lui-même sa propre échelle du temps. Sa raideur corporelle vient de là. Sur les photos communes, en comparaison, Churchill est un chat. De Gaulle a avalé le sablier du temps, il est chosifié, amidonné d’étendue. Aucune souplesse, aucune élasticité, aucun sourire. De Gaulle en deux mots? Un menhir maigre. Dans les Mémoires de guerre, de Gaulle fait un étonnant aveu: il se compare, face à la France libérée, à Macbeth devant le chaudron des sorcières! La comparaison est juste, à condition d’y ajouter la Lady hallucinée (tous les parfums de Radio-Londres ne laveraient pas cette tache de quatre ans...). Macbeth décrit la guerre du couple maléfique contre le temps. Macbeth et sa femme veulent prendre l’avenir de vitesse, autant dire saisir le temps en otage. Dans leur précipitation ils s’aveuglent, leur jugement se trouble, ils interprètent faussement la prédiction des sorcières. Le présent est «ignorant» dit sa femme à Macbeth, «and I feel now the future in the instant». Mais nul ne retient le temps contre son gré, ni l’Ecossais sanglant, ni le Français 33 ronflant. Après la mort de Macbeth, Macduff, saluant le nouveau roi Malcolm, a ces mots merveilleux: «The time is free.» Le temps est libéré. Quand, en mai 68, ballotté par le retour imprévu des flots enflammés du temps, de Gaulle se rue à Baden-Baden chercher le secours de Massu, nouveau Cassius sauveur de ce thrasonical Ceasar, celui-ci le houspille pour le remonter, comme un ressort de montre. Il est trop tard, le temps est libéré: de Gaulle n’en a plus pour longtemps. Au The time is free de Macbeth répond le Thought is free de la Tempête, «la pensée est affranchie». Le temps et la pensée vont de pair comme le son et le sens. Le monolithisme idéologique de De Gaulle est la conséquence de l’inaptitude au temps de ce mauvais lecteur de Bergson, qui conçoit l’histoire comme l’image mobile de contingences géographiques et ethniques - pour ne pas dire raciales -, se fondant dans le brouet du Destin. De ses premiers écrits militaires à ses Mémoires d’espoir, c’est la même vision fataliste, sclérosée, purement spatiale qui s’exprime. Les Mémoires d’espoir inachevés s’ouvrent sur l’indissolubilité du présent, du passé et de l’avenir, coagulés au «territoire». L’avenir pétri de sa jeunesse réémerge, comme un bouchon de liège, après le raz-de-marée de 68. De 18 à 80 ans, l’indécrottable de Gaulle n’a rien appris, rien compris, englué dans le siècle où il est né. Son style est toujours aussi exécrable. Il s’élance sur une série de phrases qui ne riment à rien, amalgames de truismes péguyens et de niaiseries barrésiennes: «La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps...» Son vieux fond gobinoïde continue de lui dicter des tirades consternantes sur le «génie des races» qui composent le pays. Ses thèmes sont ceux du macaque fasciste Strabiros aujourd’hui. Il maudit « les partis, l’argent, les syndicats, la presse...», dénonce les «chimères de ceux qui voudraient remplacer notre action dans le monde par l’effacement international», se plaint du «dénigrement corrosif de tant de milieux, affairistes, journalistiques, intellectuels, mondains, délivrés de leurs terreurs». On est en 1970. J’ai sept ans. 34 CHAPITRE V La voix de Kate Entre le jour de juin où je pris la décision d’aller à Londres et le jour d’avril où j’y débarquai, neuf années s’étaient écoulées. «Ecoulées» n’est pas le mot. «Enroulées» serait plus exact. Ces neuf ans avaient vu naître un être nouveau. Quelqu’un qui était moi était devenu quelqu’un d’autre qui était aussi moi, le même et un autre, le même à l’intérieur d’un autre qui lui-même était contenu, comme un présage dans un oracle, à l’intérieur du même qu’il allait supplanter en lui succédant. En neuf ans, j’étais devenu ce que j’avais toujours été sans y penser. Le temps s’était expédié un message secret à lui-même à travers moi, selon l’antique procédé de la scytale, ce parchemin en forme de lanière de cuir enroulée autour d’un bâton qui ne pouvait être déchiffré par son destinataire que réenroulé sur un autre bâton identique. L’incassable clé de ce chiffre, le bâton autour duquel la bonne nouvelle de ma destinée s’était spiralée pendant ces neuf années, ce fut, pour des raisons que je n’ai pas à exposer ici, mon complice, téméraire, irréductible, impertinent, irrévérencieux, sensible, curieux et délicat pénis. Bref, en neuf ans j’étais officiellement devenu un écrivain. Ecrivain, je l’avais toujours été. Ces neuf années me permirent de découvrir tout ce que n’est pas l’écriture mais à quoi se heurte quotidiennement un auteur à Paris: l’incompétence généralisée, le cynisme snob, l’assurance illettrée, la suffisance journalistique, le venin des cocktails, la goujaterie des personnels médiatiques, la jalousie des ratés, l’incongruité d’être reconnu et abordé par des gens qu’on n’a jamais vus, l’indifférence inavouée des éditeurs, le charlatanisme triomphant à tous les étages, l’usurpation des titres, la corruption concrète, la perversion abstraite, le plagiat perpétuel, le goût délibérément à côté de la plaque, la méchanceté rancie maquillée en esprit dans les dîners et les articles, les compromissions de fond, la paresse de style, le 35 renversement idolâtrique de toutes les valeurs, la cruauté gratuite, la niaiserie payante, l’indifférence et la faiblesse et la misère et la mauvaise foi et la profonde détresse fusionnées en une incommensurable volonté de nuisance - non dénuée d’ailleurs d’un certain respect - de la part de tous ceux qui ne pensent pas à l’égard de celui dont chaque ligne montre de manière éclatante qu’il sait exactement de quoi il parle. En un mot, j’avais rencontré le Milieu. L’acariâtre aquarium de la littérature française contemporaine, rempli de crustacés cruels baignant dans leur inextinguible énergie de censure, n’ayant strictement aucun rapport d’aucune sorte avec l’impérieux extrémisme rebelle de l’écriture. Je ne m’en plains, pas, bien sûr. La littérature n’a rien à craindre de ce qui se fait passer pour elle. Les pinces de ces micro-monstres sont rendues inoffensives par un simple élastique, comme celles des crabes, des langoustes et des homards qu’on voit évoluer dans l’aquarium de la Closerie des Lilas. Je ne m’en plains pas, mais ils ne me font plus rire. «I am sick of this false world.» En neuf ans, j’avais aussi pris le temps de faire connaissance avec un privilège nettement moins comique de l’écrivain non intégré: les soucis financiers. La mauvaise alimentation, la fatigue physique, les batteries à plat impossibles à recharger, l’exiguïté du lieu unique de vie, de repos, de nourriture et de travail, les négociations sordides, l’arrogance des dépanneurs, la sensation ininterrompue d’être en cage à l’intérieur de sa propre existence, et surtout la pire des humiliations - l’obligation de consacrer du temps à songer à la plus méprisable des non-substances, la plus indifférente, la plus étrangère à la richesse intérieure d’un être humain: l’argent. Mais aussi l’inépuisable saveur intime de la liberté parisienne. Les nuits blanches, les rencontres inattendues, les parenthèses sexuelles improvisées, l’hilarité aux terrasses des cafés, les longues marches à travers des quartiers aussi divers que les contrées visitées par Gulliver, le pur plaisir de sortir à n’importe quelle heure du jour et de la nuit pour raviver immédiatement le sentiment d’être hors de la sphère confinée des esclaves repus de labeur et d’ennui. 36 En somme, une vie pas très différente, les maux physiques en moins, de celle qu’a dû connaître Baudelaire. Après neuf années de fréquentation irrégulière du Milieu, j’avais bien droit à quelques semaines d’exil. Ayant réussi à réunir (par des voies dont il vaut mieux, ici, taire le détail) assez d’argent pour voyager, me loger et me nourrir pendant un petit mois, j’embarquai pour Londres le 30 avril 1999 à huit heures treize du matin. Le wagon de première classe est rempli d’hommes d’affaires. A quelques sièges du mien, deux hommes et une femme se sont installés et conversent. La femme a un accent anglais. Elle doit avoir entre quarante et quarante-cinq ans, porte un tailleur vert amande, des lunettes cerclées, est blonde, a les cheveux mi-longs, les yeux clairs, un teint rose pâle. Elle tente de couper la parole aux deux hommes au même rythme qu’eux-mêmes sans toujours y parvenir. Parfois, ils l’interrompent dans sa propre tentative d’interruption, et sa phrase reste en suspens. Son regard adopte la mobilité dilatée et versatile d’un gibier aux abois pendant quelques secondes durant lesquelles les deux hommes - ni elle d’ailleurs - ne s’aperçoivent de rien. Ils ne l’écoutent pas davantage qu’ils ne s’écoutent entre eux. Profitant d’une pause très brève, elle parvient à placer sa réplique comme un coup de canif dans une flaque d’huile, et sa phrase cisaillée vient trancher une autre phrase qui reprend son cours. Les gens d’affaires sont pleins d’une vulgarité féroce qui déborde de chaque centimètre carré de leur personne. Ce sont des serfs qui ont fini par prendre le pouvoir mais dont les mouvements ont gardé un reste de la précipitation anxieuse des esclaves. Chaque expression, chaque geste, la phrase la plus anodine manifeste leur âpreté à conserver le monde minable qu’ils possèdent désormais sans partage, et à le conserver coûte que coûte. Ainsi ne parlent-ils que de réunions. Une vie entière à montrer les crocs. Seule faille, les yeux. S’ils se sentent observés par quelqu’un de calme, ils se décontenancent pendant deux secondes, puis ressortent les crocs pour faire s’enfuir la vision qui vient de les troubler, la semi-conscience de 37 l’existence d’autre chose, sur quoi ils n’ont aucun pouvoir. L’Eurostar s’engouffre sous la Manche. Lorsqu’il resurgit hors du long tunnel, je suis en Angleterre. Je retarde ma montre d’une heure - il est maintenant 8H45 -, et je tourne la molette indiquant les jours de la semaine. VEN devient FRI. J’ai trente-six ans depuis deux jours. La campagne anglaise est parfaite, délicate, désordonnée, accueillante. Nous sommes bien chez Constable. Le paysage n’empeste pas le désinfectant urbanistique comme en France. Des capuchons blancs coniques décorent les toits des fermes. Les grands prés sont gonflés de mamelons herbus comme si tout le sol reposait sur une gigantesque couette d’air. Les moutons paissent tranquillement par groupes de trois ou quatre. Même eux ont l’air plus libres. Le long de la voie, dans les haies vives, les arbres sont torsadés comme des sarments. La voie de chemin de fer trace sa route dans une immense forêt clairsemée: l’Angleterre. Le train arrive à Londres vers onze heures sous un soleil royal. Au bord de la Tamise, de l’autre côté de la Tate Gallery, une grosse montgolfière bleu clair monte et descend lentement à la verticale, attachée à un cable déroulant. Lorsque je descends du train avec ma valise à roulettes, l’histoire résonne d’un grand coup de gong transparent. La gare ultra-moderne ressemble à la Gare du Nord comme la coupe de cheveux et de barbe (le bouc branché) de deux architectes contemporains, mais quelque chose dans l’espace et le temps vient d’avoir lieu. Peutêtre certains personnages de la Bible, Sarah, ou saint Pierre, ont-ils ressenti ce pivotement des repères quand, affublés sans prévenir d’un pseudonyme, ils entendirent leur destinée basculer. C’est comme si, en prenant simplement un train, j’avais ôté une carte à la base d’un gigantesque château, et qu’à mon arrivée tout l’édifice, sans bruit et sans tristesse, s’effondrait. Puisque Waterloo, ici, est un nom de victoire. 38 A la douane, je présente à un jeune flic anglais en civil ma nouvelle carte d’identité plastifiée. Il n’y jette pas un regard et me laisse passer avec un grand sourire. Cette désinvolture tranche avec le cirque administratif auquel j’ai dû me soumettre pour renouveler cette incomparable invention de la police française que nous envient tous les gouvernements de toutes les nations civilisées, le fastidieux document appelé Carte Nationale d’Identité. Faire la queue plusieurs heures pour déposer mon dossier rempli de renseignements concernant certains détails intimes comme ma taille (un mètre quatrevingt-trois centimètres), le lieu et la date de ma naissance (Paris, seizième arrondissement, le 28 avril 1963, cinq heures du matin), la teinte de mes yeux (noisette), quatre photographies en couleurs, et l’empreinte de mes doigts enduits d’une encre invisible qui ne noircit que le papier, destinée à être numérisée et conservée dans les archives informatiques de la Préfecture de Police de Paris. Dix jours plus tard, refaire plusieurs heures de queue pour récupérer le rectangle de plastique bleu clair et blanc qu’il me faut être en mesure de présenter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, pour quelque raison que ce soit, à n’importe quel flic de France. Le moindre policier dispose ainsi de l’éminent privilège, digne de la patrie des Droits de l’Homme et du Citoyen, de pouvoir demander à n’importe quel être humain croisant son regard, simplement parce qu’il l’a décidé, de prouver qu’il possède un nom, un prénom, une taille précise, une date et un lieu de naissance. Un premier détail étrange me frappa à peine sorti de la Maison Mère. Le portrait photo en couleurs que j’avais fourni en quatre exemplaires avait été régurgité par l’ordinateur de l’administration en noir et blanc. En haut à droite de la petite photo de 3 cm sur 4 cm, mes initiales inversées étaient inscrites: ZS. Mon portrait était parcouru de stries sinueuses et irrégulières, comme le tracé d’un relief sur une carte géologique, comme si on avait photographié mon visage derrière de fins filins horizontaux. En outre, en passant de ma vieille carte en carton beige à la nouvelle carte infalsifiable, mon identité m’était devenue indéchiffrable: IDFRZAGDANSKI<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<< n’a jamais été mon nom, ni 39 990475T000203STEPHANE<<<<<<6304283M6 mon prénom. On me donnait généreusement jusqu’au 31 mars 2009 pour résoudre l’inquiétant mystère, et je supposai que ce n’était pas Marcel Zwang - le directeur de la Police Générale dont le nom (désignant en allemand l’essence de sa fonction) et la signature figurent au verso de ma carte, comme pour m’obliger à supporter pendant dix années sur mon épiderme le tatouage d’un autre -, ce n’était certes pas Marcel Zwang qui allait m’aider à comprendre la signification de cette déconcertante énigme. Mais le plus étrange, c’était que la frise dorée de sigles RF (République Française) qui barrait horizontalement la carte infalsifiable, comme un sceau assyrien ou une trace de pneus sur le sol, venait par hasard se déposer exactement en travers de ma bouche. Comme si la plus haute instance de ce pays, ayant la ferme intention de m’empêcher de parler, avait tamponné le baîllon de son sigle sur mes lèvres closes. «A Londres», m’avait prévenu Jordana, l’assistante de l’éditeur Tonio Calamar, «la première personne à contacter sera l’éditrice Olga MacDuff. Appelez-la de ma part, elle travaille avec nous depuis longtemps, elle parle français, elle connaît tout le réseau.» Olga avait été charmante au téléphone, me demandant de l’appeler aussitôt arrivé à Londres. Elle me donnerait son adresse et m’expliquerait comment m’y rendre. Je lui envoyai de Paris quelques fax, aussi fut-elle une des premières et rares personnes à avoir vent de mon projet résumé en quelques lignes: to turn Turk, renier ma patrie, ma nation, mon peuple, mes amis et ma famille, et me lancer dans le plus parfait isolement à l’assaut de la plus accréditée des légendes. J’entre dans une de ces cabines rouges destinées à communiquer directement, au choix, avec le Diable ou les pompiers. Je compose le numéro de téléphone, une voix délicieuse me répond en anglais à l’autre bout du fil: «Bonjour, je suis Kate... - Bonjour Kate, je suis Stéphane. Puis-je parler à Olga, please? - J’ai juste 19 ans, je suis blonde, nouvelle en ville, je suis élancée et j’ai de longues jambes... 40 - Vraiment? dis-je, wonderful! - Je suis un ancien mannequin, je suis très naturelle, si tu as envie de moi je peux me rendre à ton hôtel, discrétion assurée, sinon tu peux venir chez moi, je reste ouverte tard le soir, c’est à une minute d’Earl’s Court...» Merde, mauvais numéro. Le bouquet de femmes nues qui m’ont accueilli dans la cabine m’a troublé. Les parois sont recouvertes de cartes de visite laissées par des dizaines de putes splendides, avec leur photo, leur numéro de téléphone et leur adorable argumentaire. Toutes les couleurs de peau, tous les continents, toutes les perversions... cette cabine rouge est une fabuleuse Babel du stupre! Miss USA, Tall Buxom & Busty Black Beauty, Most Services, Genuine 44EE, 7 days a week, Hotel Visits. Fun & Frolics Naughty Secretary, Fantasy, Personal Services. 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La longue ogive grise arrive lentement le long du quai, comme pour un embarquement vers la lune. Une voix robotisée sort d’un haut-parleur: «Mind the gap!» Gaffe au gouffre. Message reçu. Bienvenue à Londres. 41 CHAPITRE VI Courrier des lecteurs - Quand cela a-t-il commencé? - Il y a deux ans. - C’est cet article du Monde qui a tout déclenché, non? - Plus ou moins. - Raconte-moi. - L’extrême-droite officielle venait d’atteindre des scores exorbitants aux élections. Partout ailleurs en Europe les fascistes ne formaient plus que quelques groupuscules de dégénérés marginaux, des crânes rasés analphabètes, des macaques mentaux surveillés et infiltrés par les diverses agences gouvernementales. Les macaques français, eux, remportaient un succès cinglant dans plusieurs régions. Des mairies étaient tombées entre leurs mains, dont celle de Toulon... - Toulon! Cette ville hideuse donne des frissons. Lorsqu’on attend le train pour Paris, le chef de gare glapit littéralement ses consignes dans les hauts-parleurs. On s’attend à voir surgir les bergers allemands et s’ébranler les wagons plombés. Quand je pense à la gentillesse des Normands, en comparaison. Quand nous allons chez ton cousin, à Pont-L’Evêque, tout le monde est tellement charmant. - Tu as raison, chérie. Les Normands sont si adorables qu’on jurerait qu’ils sont brésiliens. - Ou italiens. - Ou africains. - Il n’y a qu’en France où les macaques furent pris au sérieux? - En France et en Autriche. - L’Autriche, ça ne compte pas. C’est un pays d’abrutis notoires depuis des siècles. Tout le génie dont ils étaient capables s’est concentré sur un seul homme, Mozart. En partant il a pris le mobilier avec lui. 42 - Tu oublies Haydn, mon cœur. - Haydn était parisien et londonnien, comme ses symphonies. - Et Freud? - Freud n’était pas autrichien, voyons, il était égyptien. - La France, donc, venait une fois de plus de remporter la palme du déshonneur, à deux années seulement du millénaire. Le journal Le Monde voulut marquer le coup et demanda à trente-et-un écrivains n’ayant pas l’habitude de s’exprimer sur l’actualité, d’écrire chacun un texte en réaction à la catastrophe. L’ensemble fut réuni dans un dossier intitulé: «31 écrivains contre la haine». - Comme si la haine, dans ce pays, concernait la seule extrême-droite! A croire que personne n’a remarqué la récupération du racisme ambiant par tous les partis. Tout le monde arrange à son goût les théories vomitiques du cyclope... comment s’appelle-t-il déjà, le Mussolini à l’oeil de verre? - Strabiros. - Je croyais que c’était «Bouffi Bouffon Borgne»? - Ça c’est son surnom, pour éviter les procès. Les 31 se mirent donc au travail. Certains écrivirent quelques lignes rageuses, d’autres chatouillèrent le pamphlet, d’autres se livrèrent à une longue analyse, d’autres rédigèrent une lettre ouverte émue, d’autres une poésie ironique... Myriam Radieusex écrivit une nouvelle de science-fiction. Daniel Revêche parla de ses scandales passés. Marsouin Palétuvier, l’adjoint de Hubble, se contenta de citer Rimbaud... - Et toi? - Moi, j’ai largué ma bombe... GÉNÉALOGIE DE LA HONTE «Je connais à fond la sottise française.» Charles Baudelaire, Lettre à Jules Janin Il faudra bien un jour expliquer un étrange paradoxe. Comment un politicien positivement laid, aigrement grotesque, banalement abject, un babouin borgne, un bouffon boursouflé, 43 transpirant, rougeaud, éructant à l’envi ses ineptes vociférations paranoïaques, un primate tétanisé de connerie, dont la ridicule fadeur, par sa simple apparition sur un écran, devrait faire mourir de rire et d’ennui toute personne un tant soit peu esthétiquement raffinée, comment l’antithèse incarnée du bon goût et de l’esprit français a pu si promptement dérober une telle importance dans la vie politique et idéologique contemporaines, et faire de ce pays, à nouveau et sans doute pour longtemps, le déshonneur des nations civilisées? On peut aller jusqu’à parier que celui que j’ai déjà surnommé ici et là Strabiros («le Loucheur»), ou Porc Faisandé Nauséabond, sera le prochain Président de la République Française. Je délire? Sans doute, comme il aurait été délirant, juste après la réhabilitation de Dreyfus, d’imaginer que moins de quatre décennies plus tard des étoiles jaunes allaient orner la poitrine de ses coreligionnaires abasourdis. «Il n’y a de vision que perspective», écrit Nietzsche. Et on ne comprendra rien à ce qui arrive aujourd’hui sans retracer la généalogie d’une honte singulière. Parmi ses mille aboiements paranoïaques, le bouffi bouffon borgne a, hélas! énoncé une fois la vérité: Il est la France. Il dit tout haut ce que la majorité des Français pensent tout bas. Seule une intense propagande publicitaire extasiée par son propre antiracisme d’apparat a pu opacifier une vérité si transparente. Car le politiquement correct est aussi communicatif que le racisme banal est contagieux. Certaines vérités ont beau ne pas sauter aux yeux, elles ne cessent de hurler aux oreilles. Biffez le képi d’un policier sur la photo compromettante d’un camp de concentration français, vous persuaderez aisément tout un chacun de la gloire immaculée de la patrie. En revanche, prenez les choses par leur côté littéraire - ou anti- 44 littéraire -, et propagandes et mythes s’écroulent. Si le bouffi bouffon borgne risque de triompher, c’est parce qu’il est le seul politicien à reprendre à son compte une rhétorique immédiatement reconnaissable, avec ses lois, son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire, son phrasé et sa scansion propres. Une rhétorique qui a sa source dans les textes de deux très mauvais écrivains français: Barrès et Maurras. Les mêmes qui ont idéologiquement influencé avant lui trois hommes politiques habités par la dissimulation vaniteuse et le mensonge effronté: Pétain, de Gaulle, Mitterrand. La mythologie française dont le bouffi bouffon borgne est l’héritier naît en partie, donc, avec Pétain, qui a réalisé l’exploit de métamorphoser une immense lâcheté nationale en un martyre et un sacerdoce patriotiques. Spontanément, l’opprobre s’est transfusé à la Libération dans le mythe gaulliste, cela dès le célèbre et sur le fond très indécent Discours de Paris. Il est temps de dire que Paris n’a pas été libéré «par lui-même», mais essentiellement grâce à des soldats étrangers, comme tout le reste de la France et de l’Europe. Il est temps de dire que ce n’est pas Paris qui a été martyrisée, mais les Juifs parisiens sous les yeux de leurs concitoyens couards, apathiques, réjouis, ou indifférents. C’est aussi sous l’influence littéraire directe de Barrès et Maurras que de Gaulle a pu, dans ses Mémoires, sans que cela ne choque personne, se livrer à un portrait romantico-wagnérien d’un Hitler titanesque s’écroulant dans son bunker après avoir échoué dans son entreprise «inhumaine et surhumaine», au «combat» et à la «mémoire» de «sombre grandeur», redevenu «un homme», «le temps d’une larme secrète». Faut-il rappeler l’ambiguïté permanente de De Gaulle vis-à-vis des Juifs? Sa fameuse fâcheuse tirade antisémite («ce 45 peuple d’élite, sûr de soi et dominateur»), que Goebbels hier et le bouffi bouffon borgne aujourd’hui ne désavoueraient pas (et pour une tirade publique, combien de mauvaises pensées privées...)? Fautil revenir sur la censure innommable du Chagrin et la Pitié, ou sur la mauvaise farce Papon dont le procès ridiculement solitaire tourne à la confusion la plus absurde sur la différence essentielle entre Résistance et Collaboration? Ouf! on a enfin trouvé l’unique dernier fonctionnaire responsable de l’infamie... et bonne nouvelle: on va peut-être réussir à démontrer qu’il fut un héros! Ecoutons Nietzsche: «Et s’il y avait chez le “bon” aussi un symptôme de régression de même qu’un danger, une séduction, un poison, un narcotique, qui permettrait au présent de vivre en quelque sorte aux dépens de l’avenir, peut-être avec plus de confort, moins de risques, mais aussi dans un style plus mesquin, plus bas?» Après de Gaulle, le dégoulinant témoin de la honte est passé à Mitterrand. Lui aussi était rhétoriquement largement hypnotisé par Barrès et Maurras. Lui aussi se prenait pour un écrivain d’envergure, et lui aussi fut le plus ridicule sous-prosateur de terroir croupi qu’on puisse imaginer. Il est temps de révéler que de Gaulle et Mitterrand furent de ridicules nabots verbaux. Quant aux preuves de l’ambiguïté généralisée et des compromissions du pitoyable écouteur à tout va, ami de Bousquet, pompeux fleuriste de tombe pourrie, vieux pétainiste de jeunesse, risible daltonien n’ayant pas daigné remarquer les taches jaunes qui naissaient sur les poitrines de ses contemporains, durant ses mois de remplissage de fiches pour le compte du misérable maréchal chevrotant, elles sont publiques désormais. Voilà pour la perspective. Venons en à la France de l’an 2000, qui vote à 15% pour un ignoble cyclope transgressant toutes les lois de la délicatesse, de la bienséance, de la sensibilité et de la finesse d’esprit. 46 L’inconscience politique et idéologique est structurée comme un langage, et ce langage parle plusieurs langues. La langue du révulsant cyclope, mais aussi d’autres langues plus politiquement correctes, à droite comme à gauche: la langue de la publicité, celle du lieu commun, celle du cynisme financier, la langue pseudo-littéraire, la langue pseudo-philosophique. Sous les navets, le plagiat. Littérairement parlant, ce pays en effet est celui du romanpolicier triomphant, autant dire de la sous-littérature flicarde et bienpensante. Si les cervelles françaises sont aussi accessibles à la rhétorique moisie du bouffi bouffon borgne, lequel dicte à toute la classe politique tétanisée ses sujets de dissertation: «insécurité», «immigration», «mondialisation»..., ce n’est pas sans lien avec l’affadissement corrélatif du style et de la pensée, le rien-moins-querien en littérature, la consternante banalité moralisatrice à l’usage des débiles mentaux en philosophie. On dira que je mélange tout, parce qu’on ne veut pas comprendre que tout est lié. C’est d’ailleurs le propre de l’idéologie, elle ligature souterrainement ce qui semble officiellement séparé, résolvant la contradiction entre le spectacle globalement apaisant de l’antiracisme qui s’exprime partout, de concerts de rap en sermons indignés par l’ignominie d’acariâtre ivrogne titubant qu’exhibe le bouffi bouffon borgne, et l’extravagant succès que cette même ignominie remporte à chaque élection. L’attitude plus qu’ambiguë des interviewers du bouffi bouffon borgne donne la clé de cette contradiction. Ils jouissent d’être contredits, tancés et désarçonnés par un abject cyclope baveux, pour la raison qu’ils ne sont pas intimement persuadés - pas davantage que ne le furent leurs parents et grands-parents -, qu’un Juif, un Arabe ou un Noir, ne sont pas d’une certaine manière légitimement haïssables. 47 Le racisme et l’antisémitisme sont des phénomènes complexes, de l’ordre de la pure jouissance, qui ne se dissolvent pas dans les vapeurs anesthésiantes de l’amnésie et du refoulement, ce que Nietzsche nomme «l’oubli», cette «faculté d’inhibition active» si typiquement française. Au contraire, leur virtualité venimeuse s’y conserve parfaitement intacte. Navré de vous décevoir, mais le racisme et l’antisémitisme ne se laisseront pas amadouer par de grossiers poncifs sur la peur de l’autre, la haine du différent, l’animosité envers l’inconnu, et mille fades inepties de ce genre. La seule façon efficace de juguler le racisme, l’antisémitisme, et par la même occasion la borgnitude bouffie, c’est d’édicter et d’appliquer des lois sévères, concrètes, indiscutables, contre ces manifestations de la bassesse humaine. Or nous vivons au contraire aujourd’hui dans un pays dont toutes les lois concernant les étrangers sont frappées au sceau du racisme le plus inadmissible et le plus répandu. Il ne se passe pas une journée sans que je n’assiste à une scène d’humiliation raciste dans le commissariat près de chez moi. C’est bizarre: il y a des milliers de caméras de surveillance dans tout Paris (plus jamais de barricades! est leur invisible marque de fabrique), sauf dans les commissariats! Fautil s’étonner de ne jamais voir ces images-là à la télé? Il suffit pourtant de se promener dix minutes pour constater la xénophobie exacerbée des omniprésents flics français. En dix années de vie à Paris, je n’ai jamais vu que des Arabes et des Noirs se faire contrôler par la police, dans le métro ou ailleurs. En dix années de vie à Paris, mon identité n’a pas été contrôlée une seule fois. La première mesure antiraciste d’urgence serait d’abolir le contrôle d’identité, vieille tradition totalitaire, réflexe des régimes fascistes qu’un Londonien ou un New-Yorkais spontanément répugnante et rigoureusement injustifiable. trouverait 48 Que cette évidence ne soit venue à l’esprit de personne montre le degré avancé de borgnitude bouffie des cervelles françaises. Voilà, c’était ma façon de fêter mai 68, en déterrant quelques pavés mentaux, comme le cantonnier de Mallarmé, et en balançant «un cube aussi de cervelles» dans la mare croupie et honteuse de ce pays, ce que Baudelaire, lui, nommait la «carafe d’eau putride, la grande carafe française». A bon barricadeur, salut. - Que s’est-il passé? - Les lecteurs n’ont pas tardé à réagir. J’ai commencé par recevoir une charmante lettre de soutien, tapée à la machine à écrire, m’apprenant l’imprévu succès de mon texte dans le courrier des lecteurs du Monde. Cher Monsieur, En lisant ce matin dans Le Monde l’article « Haine et démocratie », et en apprenant que votre texte sur la Généalogie de la honte avait été « particulièrement critiqué » par des lettres de lecteurs, j’ai voulu moi-même en prendre connaissance. J’étais bien étonné. Je trouve tout à fait sincèrement que votre texte est beau, juste et raisonnable. Certaines vérités font encore mal, parce que le passé historique et idéologique de la France, entre autres, a été particulièrement odieux. Sur la collaboration, sur de Gaulle, sur Mitterand: tout ce que vous dites, au fond, l’homme de la rue serait d’accord. Les lecteurs du Monde, apparemment, appartiennent à l’élite... Vous dénoncez « l’affadissement corrélatif du style et de la pensée »; la vraie civilisation française se perd hélas. En fêtant prochainement l’anniversaire de mai 68, ne faudrait-il pas avoir une pensée, finalement, pour tous les grands prosateurs qui ont été frondeurs? Un exemple, au hasard, choisi chez un écrivain que vous semblez apprécier (j’ai noté que le titre de votre premier roman est le même que son pamphlet de 1652): «L’ignorance de celui qui gouverne aujourd’hui ne lui laisse ni assez de vue ni assez de force pour régler les poids de cette horloge. Les ressorts s’en son mêlés.» (Cardinal de Retz, Mémoires) C’est vrai aussi de tous les souverains de la Ve République. Bien à vous Jean-Etienne Miel - Tu as répondu? - Comme à mon habitude. Paris, le 14 avril Cher Monsieur, Merci de votre lettre, si encourageante en ces temps de 49 grande fadeur et de petitesse d’esprit, où «il se rencontre beaucoup de dépravations avec peu de lumière ». Et toutes mes félicitations: en deux ans vous êtes le premier à avoir remarqué spontanément d’où était tiré le titre de mon roman. Merci encore de votre lecture judicieuse, cela devient plutôt rare. Cordialement. SZ Puis je suis allé me procurer cet exemplaire du Monde qui m’avait échappé, paru une semaine après le recueil des 31: «Les dernières prises de position du Monde à l’égard du Front National ont déclenché de vives réactions de la part de plusieurs lecteurs. Nos correspondants protestent notamment contre les textes des trente et un écrivains “face à la haine” publiés dans un cahier spécial du Monde du 28 mars et contre l’avis du médiateur paru le lendemain sous le titre “Alliances controversées”. Aux écrivains, il est reproché d’adopter le ton même de ceux qu’ils attaquent. “Ces braves gens combattent la haine par la haine”, déplore Bernard Delaplanche, de Paris. A deux ou trois exceptions près, estime Gérard Delannoy, de Chalon-surSaône (Saône-et-Loire), “ces écrivains, quand ils ne tombent pas dans le charabia, le galimatias, voir le pissat, utilisent, pour prétendument combattre la haine, le mépris haineux”. “Face à la haine, les écrivains répondent par la haine et l’insulte”, note Guy Marti de Toulouse. “L’écriture-crachat au goût fielleux, prompte pourtant à fustiger le mauvais goût, a-t-elle jamais traduit autre chose que l’obscène mépris d’autrui qu’elle est, précisément, censée condamner?” demande Claudine Chevallier, de Neuilly-surSeine. “Venin contre aboiement? Céline déjà...” “N’est pas Bernanos qui veut!” soutient Bernard Jeandidier, d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), pour qui “la morale de l’indignation ne suffit pas”. “Ce n’est pas par l’invective, l’insulte et la scatologie que l’on pourra résoudre la question”, conclut Philippe Massot, de Rennes.» - Ils sont charmants, ces lecteurs du Monde! Rationnels, raisonnables, cultivés. Ils planent sur les nuances, ils font la moue en lisant des insultes, ils hochent du menton mental, ils rivalisent de colère contenue... Lis-moi la suite. - «Le texte de Stéphane Zagdanski est particulièrement critiqué. “En publiant les propos orduriers de Zagdanski”, nous écrit le docteur Michel Ouzilleau, de Paris, “je ne suis pas certain que vous serviez la cause que vous défendez”. Lucien Kiefer, du Mans, dénonce “ces immondes vomissures”. Gabriel Dimammo, d’Echirolles (Isère), condamne les lignes “haineuses” de cet auteur, que Jean Dessens, de Fontainebleau, juge “grossier, vulgaire, stupide”.» 50 - Tu as eu connaissance de ce courrier? Le chef de la rubrique t’a envoyé les lettres où tu étais en cause? Il t’a proposé un droit de réponse? - Chérie, si les journaliste avaient ce genre d’élégance, ils ne seraient pas journalistes! - Tu n’as reçu aucune lettre critique? - Si, deux. L’une était écrite à la main, d’une petite écriture bleue: Non, Monsieur Zagdanski, Il est vain aujourd’hui de se répandre en invectives, insultes et provocations, de traiter Barrès et Maurras de très mauvais écrivains, De Gaulle et Mitterrand de ridicules nabots verbaux et Strabiros de babouin borgne, sauf à vouloir tisonner la haine et réveiller le fanatisme. Comme vous j’ai trente-cinq ans, comme vous j’enrage de contempler impuissant - la montée du racisme, la xénophobie, l’égocentrisme et l’individualisme. Mais, de grâce, calmez-vous, cessez de vous comporter comme un animal. Acceptez, enfin, que les gens qui ont voté F.N. se sentent humiliés, écrasés de soucis, en état de désespérance. Je les connais ces êtres broyés par le chômage, le marché, la compétitivité,.... Et pour cause: je déjeune avec eux tous les jours: ils sont fonctionnaires, limonadiers, maçons, routiers, comptables, médecins, retraités.... Ils sont antisémites, racistes, xénophobes et comme vous ils sont Orduriers. Ils brûlent du juif, ils massacrent des bougnoules, ils (mot illisible) les nègres, les chinetoques, et, comme vous ils aboient, hurlent au loup et bavent de colère. La peur et la rage sont mauvaises conseillères; réfléchissez plutôt et méditez cela: l’Histoire ne fait pas de sentiments et ne raisonne pas, elle consacre des régimes sous la pression des intérêts d’une majorité. Voilà la belle Histoire! Il est inutile aujourd’hui de gloser sur l’antisémitisme, la montée des extrémismes, la crise. Tout a été dit, écrit, vu à la télé. Tout le monde sait, vous en observateur avisé et la grande masse par empirisme et intuition que le système actuel ne pourra se perpétuer au XXI s. Nos élites politiques d’après-guerre ont échoué. Point! Imparablement leurs inconséquences politiques conduisent la France droit dans l’iceberg! L’Etat et la Ve Constitution sont en action de délitescence, ils se désagrègent lentement comme le Titanic ils absorbent l’humidité glaciale des fonds abyssaux. Croyez-moi, Monsieur Zagdanski, le moment n’est plus de savoir qui est responsable de De Gaulle aux actionnaires de Renault en passant par les journalistes, les publicitaires, les banquiers, les juifs, les fascistes, les arabes, les communistes, les socialistes, les centristes, vous, moi? NON, Monsieur, l’important est de sauver, dans la Dignité (souligné deux fois), pour construire demain un nouvel Etat. Lequel? Je l’ignore. Tout comme Clinton, Chirac et vous. Aussi préparez-vous à souffrir et faites comme Saul Bellow « Attelez votre souffrance à une étoile. » Bien à vous et Bonne Chance. Charles-Henri Fiel - Tu as répondu? - Oui. 51 Paris, le 14 avril Cher Monsieur, Merci de votre lettre. Contrairement à vous, je crois que l’invective recèle, hélas, en certains temps particulièrement plombés, une vertu de soufflet verbal, destiné à fustiger le consensus fade. Elle ne pallie pas l’absence de réflexion, mais elle peut faire tourner la tête pour entendre ce qu’on a à dire. Je ne me fais aucune illusion sur son pouvoir de conviction, et d’ailleurs convaincre ne m’intéresse guère. Après tout, le Christ lui-même n’a pas dédaigné d’utiliser l’insulte. L’essentiel étant, entre deux insultes, de dire de grandes vérités. Quant à la souffrance des racistes, je n’en doute pas, mais elle ne justifie et n’excuse rien. Personnellement je ne me prépare pas à souffrir, comme vous l’écrivez si romantiquement, mais à lutter, ce qui est bien différent. Merci encore de votre franchise. Cordialement. SZ - Tu restes toujours très courtois... - Bien sûr, l’invective ne vaut que collectivement, ou pour un personnage mort, ou politique, ou public. Mais la lettre la plus drôle, c’est celle, tapée à la machine, d’HervéChristian Piqué... - Ils ont tous des prénoms composés, c’est étrange. - Tu as remarqué? Comme tu auras noté la velléité rhétorique et la confusion absolue des causes et des responsabilités du racisme. - C’est une tentative de séduction. - Ils laissent souvent leur numéro de téléphone: ils ne demandent qu’à être aimés. 52 - Ils ont ressenti ton texte comme un acte de rupture radicale, ils ne le supportent pas. - La Famille doit rester soudée. - Etonnant comme les Français sont ataviquement incapables de se voir tels qu’ils sont! Toute l’Europe les connaît, mais eux se font un point d’honneur de se méconnaître, de se prendre pour ce qu’ils ne sont pas et n’ont jamais été. - Ils n’ont pas besoin d’être lucides, ils ont leurs écrivains pour cela. Ce n’est pas un hasard si l’Equipe de France de Littérature est réellement la meilleure du monde depuis des siècles. Sauf qu’il n’y a personne dans les gradins. Le stade de la Littérature reste interdit aux familles. - C’est le secret de leur commisération troublée pour Strabiros. Il fait aussi, malgré tout, partie de la Famille. - D’où l’ironie courtoise de mes réponses. Rien de tel que la politesse pour garder ses distances. - Je lis la lettre de Piqué? - Vas-y. - Oh là là! Monsieur le Juif St. ZAGDANSKI Monsieur, Vous avez le verbe facile à l’extrème mais vous ne comprenez rien, ou ne voulez plutôt rien comprendre à ce qui vous dérange. Vous commencez par une citation insultante, la déformant du sens esthétique qu’elle a pour la transposer au politique. Baudelaire en a dit de pires sur les Belges, les Américains, et «l’affreuse Juive». Si STRABIROS louche c’est qu’étant d’une famille assez modeste, il n’a pas dû pouvoir bénéficier de verres correcteurs à temps: alors cessez de faire sonner votre fric de Juif! Votre outrecuidance va jusqu’à cracher sur Mitterand qui a fait la fortune politique des Juifs jusqu’à faire de la France un pays où la censure politique est rétablie (sur les crimes nommés contre l’humanité dont les nombres de morts est une vérité étatiquement établie et sur la prétendue incitation à la haine raciale dont il résulte que toute critique des Juifs peut être classée comme telle. Les crimes des membres de cette ethnie sont donc destinés à demeurer à tout jamais cachés). Dans les H.L.M. les Français qui travaillent au S.M.I.C., quand ils ont du travail, votent pour STRABIROS car ils en ont assez de voir autour d’eux des Arabes insolents, insultants fainéants et capables de tous délits, introduits d’ailleurs dans les années 80 par les Juifs (toutes les radios SHALOM entonnaient la ritournelle qu’il fallait que la France devienne « le laboratoire de l’amitié des Juifs et des Arabes »)! Dans les campagnes on vote de plus en plus pour le F.N. car les gens en ont 53 assez de ne pouvoir s’absenter trois jours de chez eux sans que leur maison ne soit pillée et même incendiée pour éviter les relevés d’empreintes digitales ou l’exploitation de caméras cachées. Les assureurs ne veulent plus assurer. Ne parlons pas des résidences secondaires qui, pour peu qu’elle se trouvent à 50m de l’agglomération, sont annuellement mises à sac. Des spéculateurs immobiliers font ensuite des offres d’achat et il y a déjà des Arabes parmi eux. S’il n’y a pas de Juifs c’est que leur densité dans la vallée du Rhône est assez faible. Le visage peu ragoûtant de STRABIROS vous semblera suave dès que vous aurez décidé de gravir les échellons du pouvoir au sein du F.N.! Au fait combien y at-il de Juifs au F.N., (officiellement et en réalité)? Ce que vous cherchez, prioritairement, c’est le profit et le pouvoir, de quelque espèce qu’ils soient. Votre demande de suppression des vérifications d’identité témoigne de votre anti-républicanisme car aucune république ne peut survivre si elle ne maîtrise pas le flux des étrangers sur son territoire, étrangers aux lois de cette république qui n’y viennent que pour tirer profit de sa situation économique et de la facilité avec laquelle elle accorde des aides sociales. Un Juif est un anti-républicain: il n’a de souci que son profit personnel, et celui de sa race! Je ne relève pas toutes les comparaisons abusives auxquelles vous avez recours pour soutenir vos vues. Bien sincèrement. Piqué Copies à tous ceux qui ont écrit dans la même brochure que vous du « MONDE »et qui, sans atteindre votre degré d’outrecuidance, semblent ne rien comprendre à la montée du F.N. car ils sont de milieux trop protégés. Il a vraiment fait ça? - Bien sûr. - Les trente autres écrivains ont dû t’écrire aussitôt pour te dire leur indignation... - C’est mal connaître le Milieu! Je n’ai reçu que deux lettres, de deux femmes, comme par hasard. - Qui? - Malvina Arias, célèbre pour sa nouvelle érotique mettant en scène un boulanger, et Myriam Radieusex, célèbre pour son roman sur une femme qui se métamorphose en araignée. La lettre de Malvina Arias est écrite à la main, large et rouge. L’écriture de Myriam Radieusex, sur papier violet, est large et noire. Cher Stéphane Zagdanski, Venant de recevoir une copie du courrier délirant que vous a envoyé un certain M. Piqué, je me souviens que je voulais vous dire dès le début que votre papier dans le numéro spécial du Monde auquel nous avons contribué est celui qui m’a le plus fortement impressionnée, et que je l’approuve du premier au dernier mot. Très sincèrement, Malvina A. PS. J’ai eu votre adresse par un de nos éditeurs communs. 54 - N’est-ce pas adorable? Sandra ne me répond pas. Elle fait une grimace bizarre, lance un regard de haut en bas, plusieurs fois. C’est sans doute un message, mais je ne le comprends pas. - Que veux-tu dire chérie? Elle éclate de rire. - C’est la façon dont tu as radiographié la fille de dos qui vient de passer sur le trottoir! Pourquoi tu t’entends tellement mieux avec les femmes qu’avec les hommes? - Parce qu’elles sont comparativement plus intelligentes. Les hommes exhalent tout de suite leur agressivité rivale. - Tu as répondu à Malvina Arias? - Elle laissait son adresse et un numéro de fax. J’ai faxé. Paris, le 13 mai Chère Malvina, Merci de votre très gentille lettre. Je ne sais pas ce qui a pris à ce malade d’envoyer une copie de sa lettre à tout le monde. D’habitude, les paranoïaques qui me harcèlent sont plus lâchement anonymes et confidentiels. J’espère pour vous que vous avez plus de chance avec vos lecteurs boulangers. Je vous embrasse. SZ - Et Myriam Radieusex? - Aussi adorable, et très drôle. Cher Stéphane Zagdanski Je reçois aujourd’hui, comme, je pense, tous les participants du recueil «31» du Monde, un courrier ignominieux et malade à votre sujet, d’un certain Piqué. A chaque écrivain sa tripotée de paranoïaques / schizophrènes /Mythomanes / et sur un autre plan: antisémites / racistes/ sexistes, suspendus à ses basques et envahissant sa boîte aux lettres. Je ne vous assure pas de mon soutien, ce Piqué ne mérite pas qu’on en arrive à ces extrémités, mais je vous prierais instamment, cher Stéphane Zagdanski, de garder vos fous pour vous. J’ai assez avec les miens. (A supposer qu’on puisse les distinguer...) 55 Avec toute ma sympathie, Myriam RX - Et ta réponse? Paris, le 13 mai Chère Myriam, Merci de votre charmante lettre. Je suis, comme vous pouvez vous en douter, un fervent démocrate, et ne puis me résoudre à donner quelque directive que ce soit à ma légion de paranoïaques, qui restent ainsi libres d’éjaculer leurs délires où bon leur semble. Si vous avez découvert une méthode de contraception efficace contre le courrier de vos fous, soyez assez gentille pour me la communiquer. Je vous embrasse, entre immunisés. Amicalement. SZ - Tu ne les as jamais rencontrées et tu te permets de les embrasser! - C’est ma manière de soutenir la jeune littérature féminine française contemporaine... - Avoue que ces deux lettres t’ont agréablement surpris. - J’avoue. - Alors c’est vraiment comme ça que tout a commencé? - Oui. 56 CHAPITRE VII Influences En 1910, avant d’entrer à Saint-Cyr, de Gaulle fait ses classes à Arras. Il a vingt ans. Son orgueil bizarre déclenche déjà les railleries de ses camarades. Le capitaine qui lui donne son galon de caporal commente: «Il ne se sentirait à sa place que connétable!» Déjà, jouant à la guéguerre avec ses frères, de Gaulle ne daignait être que «généralissime». Les hagiographes applaudissent une ambition précoce. L’idée d’une infantile fatuité leur viendrait-elle à l’esprit? Evidemment non. Le surnom moqueur de «Connétable» lui restera. De Gaulle va l’«assumer» pleinement, en «incorporer» l’étymologie sans se laisser rebuter par les obstacles de la piètre réalité historique. Ce vieux mot français désignait au XIIè siècle le chef suprême des armées, signifiant, à travers le latin, «comte de l’étable». De Gaulle sera par conséquent comte de l’étable, prince de ces «veaux» de Français ainsi qu’il les qualifiera plus tard avec un cynisme et un mépris néroniens. Dans le hall Richelieu de la Sorbonne, en mai 68, on pouvait lire un graffiti judicieux: «Des veaux, dévots, des votes.» Le tort de De Gaulle ne fut pas tant de prendre les Français pour des veaux que d’être lui-même leur Veau d’or. « So capital a calf », comme dit Hamlet de Polonius jouant César. Le fauve n’est pas sensé régner sur le troupeau, mais le dévorer. Telle est sa gloire. A Saint-Cyr, de Gaulle, qui mesure 1m 87, est surnommé «Asperge», «Sot-enhauteur», ou encore «Dindon», ce qui correspond le mieux à sa morgue mièvre. La devise de l’établissement, S’instruire pour vaincre, sied mal en revanche à Dindon, particulièrement mauvais en équitation et en tir, où il obtient un piteux 8 sur 20. Aussi malhabile physiquement qu’il est gourd intellectuellement, de Gaulle ne sera 57 jamais un bon soldat. Il devra se contenter, comme doctrine, de Séduire pour convaincre. A 22 ans, il revient après ses classes au 33ème régiment d’infanterie d’Arras, dirigé désormais par le colonel Pétain, qui prend «Asperge» sous son aile. Arras est la ville de Robespierre et des tapisseries. Shakespeare appelle une tapisserie an arras, comme celle où se dissimule Polonius, le « tedious old fool », le vieux fou raseur. Dans la biographie de De Gaulle aussi, une sorte de vieillerie barbante et folle se dissimule à Arras. La trame se tisse, les fils se nouent, non seulement entre lui et Pétain, mais aussi entre lui et lui à l’intérieur de son incomparable cerveau. Nul ne peut imaginer alors que sa «mémoire prodigieuse», déjà célèbre, lui servira principalement à enfanter, une guerre et quelques décennies plus tard, une gigantesque amnésie. Il accueille les recrues, leur fait des discours. Les autres nations, l’Angleterre, l’Allemagne, lance-t-il dans sa confuse xénophobie, rêvent d’envahir la France, de la conquérir pour interdire l’usage du français. Ce serait en effet fâcheux: de Gaulle n’aurait plus la liberté de faire, entre deux tirades du très mineur Edmond Rostand qu’il sait par cœur, ses consternantes conférences. Le patriotisme, enseigne-t-il par exemple dans un cours de 1913, provient à l’origine «d’une sorte de patrimoine de race». On critique le chauvinisme, mais cela vaut mieux qu’un patriotisme «qui raisonne trop souvent». D’ailleurs Vercingétorix et Jeanne d’Arc étaient très chauvins. De Gaulle continue en citant Déroulède - soit le pire des abrutis nationalistes -, avec une emphase fière: «Comme l’a dit à moi-même, il y a six mois, celui que M. de Freycinet appelait “le plus grand patriote du siècle”, Déroulède: “Celui qui n’aime pas sa mère plus que les autres mères et sa patrie plus que les autres patries, n’aime ni sa mère, ni sa patrie.”» Et pour bien racler jusqu’au fond la marmite de sa pompeuse imbécillité, il évoque «l’obligation méritoire» qu’a chaque citoyen de payer son impôt. On se dit: Il est jeune, il est réactionnaire et bête comme son milieu, dont il finira 58 bien par s’extirper. Il parle le langage de son temps, il régurgite ses lectures ineptes, il va décanter. On a tort. Le mal est beaucoup plus profond: à vingt-trois ans, il est déjà très vieux et très con. Et il ne changera plus. Le 2 août 1914, Proust est dans la rédaction du Côté de Guermantes; Joyce commence à travailler à Ulysse; Kafka, qui est en plein Procès, écrit dans son extraordinaire Journal: «L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. - Après-midi, piscine.» De Gaulle griffonne également des notes dans un carnet. Il est écrivain, lui aussi, après tout. Sans doute pressent-il qu’on le comparera, un jour, à Chateaubriand et à Bossuet. Sa langue pourtant, toujours aussi ronronnante d’infantilisme vaniteux, semble parfaitement l’ignorer: «Comme les officiers sont quelqu’un maintenant en ville.» La guerre éclate. Loin de prendre exemple sur sa délirante bluette de jeunesse en sauvant la France, «Dindon» se révèle désastreux. Il est blessé et fait prisonnier plusieurs fois. Ses cinq tentatives d’évasion échouent l’une après l’autre. Des bruits circulent. Selon le colonel Boud’hors, le capitaine de Gaulle «vendit chèrement sa vie et tomba magnifiquement». Son père est très fier de lui: «Mon fils est mort en faisant son devoir», s’exclame-t-il. On est grandiloquent et stupide de père en fils chez les de Gaulle. Plus crédibles, d’autres soldats affirment qu’ils l’ont vu, encerclé par l’ennemi, brandir le drapeau blanc pour se rendre. Ce n’est décidément pas encore cette fois qu’il sauvera la France. En convalescence à Lyon, en 1914, de Gaulle écrit une nouvelle, Le Baptème, une histoire d’amour et de renonciation sur fond d’hôpital et d’invalides dévoués: la douleur a disparu, le boîteux a déjà oublié sa jambe arrachée, le mutilé est fier de sa main coupée, l’aveugle pleure de joie... C’est toujours aussi mauvais littérairement, mais maintenant que la boucherie a 59 débuté, sa niaiserie patriotique prend un tour carrément nauséeux. L’histoire, qui n’est pas dépourvue d’un certain sens de l’humour, a placé De Gaulle dans son meilleur rôle, celui du clown. La période où il est prisonnier de guerre est en effet assez cocasse. On dirait un film de Laurel et Hardy tant ses évasions sont grotesques et inefficaces. Une fois, il se fait arrêter après une cavale de 200 km à pied par un simple garde-champêtre. Une autre, en juillet 1918, à Wülzburg, il se glisse dans un panier à linge sale, aussi bouffon que Falstaff, et attrape une grippe intestinale! Traumatisé par le linge sale, il refusera d’y toucher désormais, de sorte que 25 ans plus tard le gros panier de linge sale amassé par son ex-supérieur Pétain ne sera même pas désinfecté en famille. Toute cette époque est aussi celle de la formation intellectuelle de De Gaulle. Va-til enfin devenir intelligent? Suspense... Il lit beaucoup en tout cas, des classiques, des écrivains, des philosophes. Parmi les classiques, de Gaulle cite les moralistes davantage que les mémorialistes et les tragiques plus que les comiques. D’ailleurs de Gaulle sourit rarement et ne rit jamais sur les photos. Une exception, en famille, où son hilarité le fait ressembler à un vieil ivrogne réjoui. Son grand contemporain est Barrès. «Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote.», écrit-il dans Vers l’armée de métier, ce qui résume assez son fantasme césarique d’une fusion des armes et des lettres. Eh bien, au fond des défaites de De Gaulle, on retrouvera toujours les délires morbides de Barrès. Barrès le barbare et son cuculte du moimoi moisi, Barrès l’halluciné des cimetières, Barrès le plouc tétanisé de la mort, Barrès le grand prêtre antisémite et xénophobe du sacrifice sanglant, Barrès le barde barbant de la race française, Barrès qui aura influencé tant de mauvais écrivains de ce pays, Drieu, Mauriac, Montherlant, Malraux, Aragon..., toutes ces momies qu’admirent les crétins mais que Proust et Céline, et eux seuls, ont renvoyées d’un souffle à leur cadavérique, ennuyeuse et mensongère poussière. 60 «Il n’a pas fini de m’enchanter», écrit de Gaulle en 1954 à l’auteur d’un Barrès par lui-même. Enchanter? C’est peu dire. De Gaulle, réussissant là où Pétain a échoué, a incarné toutes les valeurs avariées de Barrès, du dégoût pour les partis à la passion romantique des arbres en passant par la croyance en l’homme providentiel. L’imbécillité idéologique de Barrès rejaillit par tous les neurones du pénible encéphale de De Gaulle, depuis ses premiers écrits militaires jusqu’à ses mémoires inachevés en 1970, telles des traces moites laissées au passage par un fantôme faisandé qui répèterait sans fin sa fatale rengaine: «La France éternelle, la France éternelle...» De Gaulle lit aussi Bergson. Hélas, au lieu de s’imprégner des études sur le temps (largement dépassées cependant par les illuminations de son cousin Proust), de Gaulle se cantonne à l’idée très discutable, mais qui l’arrange énormément, de la supériorité de l’instinct sur l’intelligence et, cite-t-il, du «malaise de l’intelligence lorsqu’elle prend contact avec la réalité mouvante». Eh bien le malheureux Bergson devait avoir l’instinct légèrement enrhumé quand il alla faire la queue, dans le froid, en pleine Occupation, en vue de se déclarer Juif aux autorités. Il mourut d’une pneumonie peu après, emporté en réalité par la bêtise moutonnière de son patriotisme et de l’obéissance civile. De Gaulle partage tellement cette vision que, désobéissant de manière éclatante, il lui faudra faire de cette désobéissance concrète une «obéissance» impérieuse à un ordre plus haut, à la Pucelle, pour sauver sa soldatesque idiotie en cours de route. Pourtant les théories de Bergson sont encore trop fines pour la cervelle de Dindon, qui devra les frelater avec les analyses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, à la fois cause de conflits entre les peuples et moyen de manipulation qu’un chef se doit de posséder. Sans parler des grimaces de Gobineau dont l’écho raciste si typiquement français - un racisme rationnel - se retrouve souvent chez de Gaulle. De même, comme si Barrès ne suffisait pas à se déshonorer spirituellement, de Gaulle lui adjoint un autre crétin patriotique notoire: Péguy. Péguy le Bègue dont le style 61 cahin-caha lassait tant le pur-sang Proust. A Péguy, de Gaulle reprend, outre le phrasé à côté de la plaque, l’idée bizarre des «logiques souples». Elle se retrouvera chez lui malaxée en une expression romantico-fasciste récurrente: «l’obscure harmonie des choses». Dans ses Mémoires de guerre, par exemple, commentant le retournement de veste opportuniste de la marine française, il évoque «l’obscure harmonie d’après laquelle s’ordonnent les événements», qui «faisait coïncider le renouveau de la puissance française avec le fléchissement de celle de l’ennemi». Autant parler de l’«obscure harmonie» qui fit coïncider la Libération de Paris par la merveilleuse police française (ce dont témoignent tant de plaques sur les murs de la ville) avec la déconfiture des derniers soldats allemands dans la capitale! Enfin, un autre philosophe découvert par le jeune de Gaulle donne la clé de sa mythomanie emphatique, toc et kitsch: Emile Boutroux. Boutroux est le spécimen typique du philosophe français bas de gamme du début et, comme par hasard, de la fin de l’exécrable vingtième siècle. Le concept essentiel de l’auteur de la Contingence des lois de la nature, c’est cette «contingence» dont de Gaulle note dans ses Carnets qu’elle est le «caractère de ce qui aurait pu ne pas être ou être différent»... Dès le Discours de Paris, et en réalité dès l’Appel du 18 juin, de Gaulle va appliquer la «contingence» naturelle à l’histoire, en lui associant une extravagante méthode Coué: Ce qui n’a pas eu lieu aurait pu avoir lieu, donc ce qui a eu lieu aurait pu ne pas avoir lieu et ce qui a été aurait pu être différent, autant dire - d’ailleurs on ne cesse de vous le ressasser - que ce qui a été n’a pas été. Etre ou ne pas être, la question ne se pose même pas. Dans le cerveau de De Gaulle, qui confond tout, la contingence naturelle devient ainsi un véritable contingent militaire avec lequel il assaille la moindre idée qui lui traverse le crâne. Il écrit ainsi dans Le Fil de l’épée: «A la guerre comme à la vie, on pourrait appliquer le “ ” du philosophe grec; ce qui eut lieu n’aura plus lieu, jamais, et l’action, quelle qu’elle soit, aurait fort bien pu ne pas être ou être autrement.» 62 Le blanc typographique qui surgit brusquement est dans le texte édité. Une autre édition donne, sans les accents: « le “ panta rei” du philosophe grec ». Il s’agit probablement d’une citation d’Héraclite (« tout s’écoule ») que de Gaulle, ou l’éditeur, n’a pas retrouvée, pour la simple raison qu’elle n’existe pas telle quelle, mais seulement à travers des allusions du Cratyle et du Théétète de Platon et de la Métaphysique d’Aristote. Pourtant, le mot translucide d’Héraclite qui saute aux yeux quand on lit les guillemets vides de l’édition Plon, c’est l’¡rmon…h ¢fan¾j, « l’harmonie invisible », laquelle se vérifie par son effacement même puisque elle se refuse au confusionnisme de De Gaulle, qui ne peut éviter de s’emmêler les neurones entre « obscures harmonies », « instinct » et « logiques souples »... Ce louche attirail idéologique forgé très tôt à Arras, lui permettra d’élaborer sans rougir son diptyque mythique, composé des deux volets verbeux que sont l’Appel du 18 juin et le Discours de Paris. D’ores et déjà, le charabia romantico-fascisant des textes de De Gaulle, sousbossuet darwinisé mélangeant la «conjonction des forces obscures», le «destin», l’«arrêt divin» et la «loi de l’espèce», sert un fatalisme de fond qui lui permettra de rendre invisible la vilaine tache vichyste. En même temps, son n’importe quoi bavard suit la méthode pour couards qu’on pourrait appeler la contingence-Coué, suggérant aux Français qu’ ils n’ont pas à s’en vouloir d’avoir été ce qu’ils furent puisqu’ils n’ont qu’à considérer qu’ils ont été tout le contraire! Inaugurée par de Gaulle, la méthode est utilisée à outrance désormais dans la société du spectacle. Il s’agit d’une infatigable commémoration à chaud de l’événement qualifié d’historique. De Gaulle, grâce à la radio, a inventé le révisionnisme en direct, afin que cette réinterprétation, coagulant l’événement qu’elle commémore en même temps qu’il advient, empêche cet évenement d’être entendu par les historiens futurs sans le truquage de la bande-son rajoutée. Voilà pourquoi la rhétorique de De Gaulle est intrinsèquement de l’ordre de la déclamation, au point que même ses célèbres silences résonnent comme des déclarations! 63 Cette rhétorique naît précisément au 33ème RI d’Arras, où il se fait remarquer à la fois par ses silences et ses récitations des tirades matamoresques de Cyrano. «Les historiens», écrit Clausewitz, «visent rarement la vérité parfaite de la description; ils tendent habituellement à embellir les actions de leur armée ou bien à prouver que les événements sont en concordance avec de prétendues règles. Ils font l’histoire, au lieu de l’écrire.» De Gaulle, endossant le double rôle d’historien et de grand homme, louvoyant entre un fatalisme racialo-mystique et la contingence veule des logiques souples, a simultanément fait et défait l’histoire de son temps. S’agissant de sa propre gloire, il se persuada que tout était écrit. Concernant l’infâmie des Français, il fit en sorte que tout fût effacé. 64 CHAPITRE VIII Château en Ecosse - Je serai franche avec vous, me dit Olga MacDuff. Il est presque impossible de se faire traduire ici. Le marché est occupé à 90% par la production locale ou américaine. Les seuls écrivains étrangers sont des auteurs indiens, tanzaniens, kenyans, sud-africains, canadiens... les dominions, quoi. Les traductions ne concernent que trois pour cent du marché, et seulement vingt pour cent de ces trois pour cent sont des auteurs français. La France n’intéresse pas les Britanniques. Je suis navrée d’être si directe, mais il vaut mieux que vous sachiez à quoi vous en tenir. Ne vous faites pas trop d’illusions. - C’est que mon projet est très particulier, dis-je. - Vous attaquez de Gaulle, c’est ça? - Je veux donner une idée de ce qu’est la France aujourd’hui. Pour cela, il me faut passer par celui qui en est la grande figure totémique. Le dernier Tabou du siècle, l’Intouchable en soi, le Mythe suprême. Quoi de plus tentant à combattre, pour un écrivain? Ce sera une sorte d’Opération Jéricho. Je vais tourner autour de mon sujet jusqu’à ce qu’il s’écroule. Je compte beaucoup sur le rire pour élargir les lézardes. Or, comme vous le savez, les Français n’ont aucun sens de l’humour, surtout en ce qui les concerne. Voilà pourquoi il est essentiel que je sois traduit et publié ici. - Les Anglais aiment bien de Gaulle. Pour eux, c’est un grand homme qui avait de la personnalité, de l’esprit, et le sens de l’honneur. - Tout le monde aime bien de Gaulle. Même moi. Seulement il me semble que ce livre doit être écrit. C’est le pavé le plus embrasé que j’ai trouvé pour briser la vitrine de l’an 2000. Ne serait-ce que parce que j’échappe à cette «loi obscure» dont parle Hemingway, qui «empêche les Français de se comprendre eux-mêmes», «sous peine des travaux forcés à la perpétuité», ajoutait-il dans son drôle de français. Olga me regarde assez froidement. Elle doit me prendre pour un illuminé juvénile, un mutin attardé. La guerre est finie, isn’t it? Mai 68 est si loin, pourquoi persister dans les diableries? 65 Je me demande si je ne suis pas en train de trop lui en dire. Ce projet est quand même très confidentiel, et elle n’a pas vraiment l’air emballée. Elle est courtoise, attentive, charmante, mais pas du tout emballée. Son pavillon de Caledonian Road est tranquille et accueillant, à l’anglaise. Nous sommes au premier étage, dans le living room hexagonal qui donne sur la rue. Dans une pièce à côté une secrétaire répond au téléphone. C’est elle qui m’a ouvert la porte. «Bonjour, je suis Stéphane. Vous êtes Kate? - Non, je suis Isabelle. Entrez, Olga ne va pas tarder.» - Vous avez un éditeur à Paris? - Plus ou moins. Ça n’a pas été facile. - Alors imaginez ici! Et puis les essais se vendent très mal. Regardez, j’ai là la liste des vingt best-sellers du mois. Vous voyez, les cinq premières places sont occupées par des romans policiers et la biographie de Monica Lewinski. Vous avez l’intention de révéler des choses sur la sexualité de De Gaulle? - Non, dis-je en riant. Je n’attaque jamais au-dessous du cerveau. Je vais parler un peu de la silhouette de De Gaulle, mais juste pour souligner certains de ses tics de pensée. - Vous voulez faire quoi? un essai? un pamphlet? - Ce sera une sorte de roman, à ma manière. Il y aura des rencontres, des dialogues, des descriptions, des paysages. Ce sera très particulier. - C’est la première question que vous posera un éditeur. Excusez-moi d’être si directe, mais c’est comme ça que les choses marchent ici. A l’américaine, vous savez, money first. Aucun éditeur anglais ne vous publiera s’il imagine que vous ne vendrez pas. - Je sais, dis-je. Je veux seulement tenter ma chance. Olga sent que je suis déterminé. Elle a compris que je n’étais pas du genre à me laisser décourager. Elle est honnête et rapide, ça me va. Elle s’assied sur une chaise placée perpendiculairement au sofa où je suis, ouvre son agenda, sélectionne à voix haute des noms d’éditeurs et d’agents qu’elle m’épelle. Je les note sur mon petit carnet à spirales, avec le téléphone et le fax. «Lui, ce n’est pas la peine, il aime bien de Gaulle. Lui non plus, il ne publie pas d’étrangers. Lui, ça peut l’intéresser, mais il est en Irlande. 66 Lui, c’est l’agent par lequel il faut passer avant de contacter lui. - On m’a parlé de Mike Swift, aux Editions Snake, qu’en pensez-vous? - Très bonne idée, il aime les textes subversifs et il a déjà publié des Français. Commencez par lui...» Je me lève, Olga se lève, elle a accordé quarante minutes de son temps à un Parisien décalé, rien ne l’y obligeait. J’apprécie le geste. Je connais peu d’éditeurs français qui auraient accepté de recevoir un Londonien inconnu. Elle se dirige vers son bureau, dans un recoin de la pièce, elle prend un dépliant beige et me le tend. - Tenez, si ça vous intéresse, ça peut vous aider. Je saisis le dépliant. Il y a une devise en latin écrite sur la première page: Ut honesto otio quiesceret. - Qu’est-ce que c’est? - C’est un lieu de retraite pour écrivains, un château en Ecosse. Je regarde le truc. Hawthornden Castle, International Retreat for writers. Il y a une adresse, des photos, des plans, des gravures, un résumé historique. - C’est gratuit? - Oui, il suffit de présenter un dossier, puis de vous y rendre par vos propres moyens. Ensuite, vous êtes pris en charge. Ils reçoivent cinq écrivains à la fois, de tout pays. C’est un endroit merveilleux pour travailler. Il y a une seule règle à respecter. - Laquelle? - Le silence. Il est interdit de parler. C’est mieux pour écrire, n’est-ce pas? dit Olga en me regardant étrangement. Oh là, oh là... calme-toi, ma bonne vieille paranoïa. Cette nouvelle carte d’identité plastifiée me monte à la tête. Olga n’est pas en train de me faire comprendre qu’il vaudrait mieux que je la boucle, elle me propose une solution pour m’épargner des frais inutiles. «La vie à Londres est hors de prix, vous savez.» Elle me l’a redit encore tout à l’heure. «Le logement, la nourriture, tout est très cher. - Je sais, mais j’ai de très petits besoins.» 67 Je prends congé d’Olga, j’emporte quand même la brochure du château hanté, on ne sait jamais. Je l’embrasse pour lui dire au revoir? Non, ça n’a pas l’air d’être son genre. Serrement de mains, à l’américaine. - Encore merci de m’avoir reçu. - Je vous en prie. Elle n’a vraiment pas l’air d’y croire. Ça ne fait rien. Ces numéros de téléphone et de fax ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Ni d’un muet d’ailleurs, château honesto ou pas. 68 CHAPITRE IX Le son, le sens - Les Anglais n’en ont rien à foutre de De Gaulle! Tout le monde s’en fout! C’est un combat d’arrière-garde! Marco ne mâche pas ses mots, il les vocifère. C’est son avantage. Marco Banana m’intéresse. Je le connais depuis dix ans, et si je n’étais pas vacciné contre l’illusion de l’amitié, je dirais qu’il est mon meilleur ami. Le plus fulgurant, le plus amusant, le plus jazzant d’une époque déplorable marquée par la conjuration étouffante de la lenteur, de la morosité, de la bêtise et de l’ennui. Marco Banana concentre à haute dose, à sa manière, très originale, désopilante et touchante à la fois, ce qu’un Français peut avoir de pire et de meilleur. Le meilleur, c’est sa méchanceté. Marco est une machine qui carbure au fiel, une centrale d’hyperacidité concentrée. Sa colère quintessenciée fournit un carburant perpétuel à son intelligence très vive qui transmet sans défaillir toute la pression à sa rapidité hors-pair - Marco est une hirondelle de la répartie sardonique -, toujours inlassablement d’attaque et drôle, exhalant par rafales des bouffées de hargne dans toutes les directions, même lorsqu’il déprime. Marco Banana est la furia francese incarnée. Il excelle dans les situations explosives. Dès que ça tourne à l’aigre, il est dans son élément. Son sens prodigieux de l’improvisation lui permet de s’extirper des pires circonstances avec une virtuosité de matador. Ce garçon torée carrément la poisse. A croire qu’il attire les mauvaises passes pour mieux s’en sortir. J’ai assisté à des scènes extravagantes qui paraissaient s’aimanter autour de sa personne comme pour venir assister de plus près au spectacle houdinesque de son évasion d’un coffre-fort de tracas immergé sous des mètres cubes d’ennuis. Comme si l’éclat sarcastique de Marco finissait par faire s’esclaffer le Fatum, comme si les flammes d’hilarité émanées de son cerveau parvenaient à chatouiller les événements eux-mêmes. Hélas, cette énergie cyclonesque tourne d’autant plus vite qu’elle n’avance pas. 69 Doté d’un sens inné du son, il n’a qu’un souci beaucoup moins poussé du sens. L’arborescence hébraïque, la grâce grecque, la logique interne des mots et de leurs associations dialectiques lui restent étrangères. En cela, il souffre d’un mal aussi typiquement français que la syphilis était réputée l’être en Europe: la peur panique de la pensée. L’intelligence admirable de Marco est incapable de pénétration. C’est une toupie qui chatouille, raye, égratigne, là où il faudrait s’enfoncer au vilebrequin. S’il patine avec aisance à la superficie du langage, il ne s’aventure strictement jamais dans les hauts fonds. Les spectateurs sont sur les gradins: ce qui se passe sous les eaux, là où l’on est seul, cela les indiffère. Or ce qui indiffère les spectateurs n’intéresse pas Marco Banana, qui éprouve d’ailleurs dans la vie quotidienne une horreur épidermique d’être seul. L’intériorité n’est pas le truc de ce matamore surarmé. Il n’a jamais compris, par exemple, ma conception du triomphe dans l’ombre (victory in the dark). «A quoi ça sert d’être bon si personne ne le sait!» me rétorque cet inlassable propagandiste de soi-même avec une nuance de mépris horripilé dans la voix. C’est sûr que l’ombre et Marco, ça fait deux. Si une belle femme à qui il a donné rendez-vous dans un café ne sait pas au bout de vingt minutes de conversation qu’il est un génie, qu’il est boycotté partout, qu’il passe souvent à la télé, qu’il connaît tous les gens connus, qu’il a écrit plus de vingt livres en dix ans et qu’il va l’amener au Pôle Nord ou en Iran pour qu’elle soit comblée de le rendre heureux en le contemplant écrire un nouveau chef-d’œuvre... c’est simple, c’est qu’elle lui a posé un lapin. Sitôt que le projecteur s’écarte de lui, Marco s’exaspère. Pourtant, de tous les grands détraqués du narcissisme que j’ai pu croiser, Marco est le plus sympa. C’est un m’as-tu-vu virtuose. Il veut être admiré mais il tient à ce que le public s’amuse. Plus agréable en cela que tant de Bokassa domestiques, vaines vedettes pathétiques gorgées d’auto-contemplation, qu’insupporte la moindre trace de buée exhalée par autrui venant ternir le miroir de leur mégalomanie misérable. De tristes tyrans détraqués qui quémandent un auditoire comme d’autres nécessitent un rein artificiel. Si Marco Banana est aussi un de ces dialysés de l’applaudissement, il se passionne 70 avec une sorte d’égoïsme généreux à chaque individu original et extravagant qu’il rencontre. Le paon volubile se métamorphose alors en prédateur, le serpent Banana s’enroule autour de sa proie extasiée en vue de la dévorer, c’est-à-dire de la décrire pour l’intégrer dans son cabaret ambulant. Marco est un des premiers à qui j’ai confié mon projet sur de Gaulle. Je voulais tester sa réaction. Il serait ma boussole inversée. S’il trouvait l’idée d’emblée mauvaise, c’est qu’elle était excellente. S’il prévoyait un bide (n’imaginant pas qu’on puisse écrire un livre sans aucun espoir de succès), c’est qu’il craignait un triomphe. Je l’ai vite rassuré, il s’est aussitôt détendu. - Ici, dis-je, le livre risque d’être ultra-boycotté. Je compte sur une publication parallèle en Angleterre. Les Anglais n’ont pas de préjugés sur de Gaulle. Rien ne devrait les empêcher d’en sourire. - Parce que tu envisages de le faire traduire en anglais? ricana Marco. - Bien sûr, et aussi en allemand, en italien, en espagnol, en grec, en portugais... Un Français ridiculise les Français, un écrivain audacieux pulvérise l’idole majeure, le catch du millénaire, Davidanski contre De Gaulliath! Mon Cas Wagner, quoi. Il y a de la matière pour s’esclaffer dans plusieurs langues, non? Et si l’Europe n’en veut pas, j’irai en Papouasie, au Groënland... Toi qui es si fan du Pôle, tu me refileras des tuyaux givrés. Marco éclata de rire. Je versais dans la mégalo délirante, le livre ne verrait jamais le jour, tout allait bien. Encore un de mes projets irréalisables mené tambour battant en dépit des règles de la plus élémentaire stratégie, et qui allait s’évanouir dans un gentil petit flop comme une bulle de savon. D’abord spontanément décourageant, Marco pouvait se permettre maintenant de me donner des conseils. L’innocuité de mon projet était assurée. - Je sais ce qu’il faut que tu fasses. Le récit de ton échec à faire un livre sur la rampouille lilloise. - La quoi? - Tu ne connais pas ça? On voit que tu n’as jamais fait l’armée. La «rampouille», celui qui rempile. Décris l’impossibilité d’écrire sur de Gaulle. Symboliquement, c’est 71 parfait pour toi. - Si j’ai le choix, franchement, je préfère ne pas échouer. On verra le livre se préparer et s’écrire... - C’est original! - Il y aura aussi des analyses, une déconstruction sarcastique de la biographie de De Gaulle, des choses sur les deux guerres, l’Algérie, Mais 68, Mitterrand... Cinquante ans d’histoire française reconsidérés par la littérature. - Sur le fond, je suis d’accord avec toi, tu le sais. Je suis d’accord sur tout, sauf sur Churchill! Ce gros porc de Bifsteak qui a fait emprisonner Gandhi! D’ailleurs, je ne vais pas t’apprendre, à toi, que ton Churchill était super-antisémite, et qu’il avait des informations sur la solution finale... Ce qui n’était pas le cas de Gandhi, dont on n’a pas bien compris la lettre à Pétain, le félicitant de s’être rendu à l’ennemi. Se soumettre à son ennemi est le seul geste digne d’un soldat, lui disait Ghandi. Tu connais sa lettre aux Juifs pour les convaincre qu’ils auraient dû aller vers Hitler comme des moutons vers le boucher, et s’en seraient tirés avec « à peine » 6000 victimes? - «Joli monsieur!» comme dirait un ami à moi. Marco rigola, comme à chaque fois que je cite une phrase de lui. L’expression «être imbu de soi-même» lui convient d’avantage encore qu’à de Gaulle. C’est un exploit. - Tu connais ma vieille équation, reprend Marco: De Gaulle + Pétain = Mitterrand. - C’est un peu plus compliqué que cela. - J’ai un dossier énorme sur cette crapule de planqué à Londres, je te le passerai, des textes fabuleux de Rebatet, de Cousteau, un numéro «Spécial de Gaulle» du Crapouillot... - Non merci. Les adversaires politiques de De Gaulle ne m’intéressent pas. Les fascistes n’ont rien à dire. Les staliniens non plus. Une critique depuis l’intérieur d’un système est caduque. Non non, je vais utiliser mes propres missiles, « words, words, words », tic tac braoum! Baudelaire, Saint-Simon, Céline, et bien sûr le roi des Massaïs, l’homme au javelot qui vibre. - Qui ça? - Shakespeare. 72 - Quel rapport entre Shakespeare et de Gaulle! - Shakespeare a fait un portrait hilarant de Jeanne d’Arc en hystérique au patriotisme mielleux et ensorceleur. Les mots sont de lui: «fair persuasions», «sugar’d words», «enchant», «bewitch’d». Ça ne te rappelle personne? Et Churchill a accusé de Gaulle de se prendre pour Jeanne d’Arc, voilà le rapport. - Ça promet. Et tu penses que ça va intéresser qui que ce soit? - Intéresser ne m’intéresse pas. Il faut que quelqu’un se charge du boulot, c’est tout. Ici l’Ombre, la Pensée ne parle pas aux Farceurs. Le lecteur inuit ou papou aura deviné que le grave problème de Marco Banana est ce défaut que Stendhal attribuait déjà aux Français, et plus particulièrement aux Parisiens: la jalousie. Marco souffre d’une envie délirante, ravageuse, exaltée, un inépuisable salpêtre, une cruelle démangeaison à quoi il consacre une bonne partie de son temps et de ses pensées. «Envieux né de tous et de tout», comme écrit Saint-Simon de La Rochefoucauld, le fils du frondeur aux foudroyantes maximes. Ce qui rend la jalousie de Marco pénible, c’est son aspect sentencieux. Il en jouit autant qu’il en souffre et s’en nourrit autant qu’elle le dévore, à coups d’indiscrétions, d’inquisitions, et surtout de sermons. Marco me fait aussi beaucoup penser à un autre personnage étonnant des phosporescents Mémoires de Saint-Simon, un favori débauché familier du duc d’Orléans: le marquis de Canillac. L’homme qui souffrait d’hémorragies de moralisme comme les femmes ont des pertes de sang, avait dit le duc de Brancas. Un homme auquel, explique l’infaillible Saint-Simon, «il fallait un encens, une soumission, une admiration perpétuelle à son babil doctrinal, politique, satirique, envieux et sentencieux, et à sa singulière morale». Au fond, la jalousie revient essentiellement à l’envie d’échanger son corps pour celui d’un autre. Sa silhouette voûtée, dont Marco a fait un gag en adoptant le pseudonyme de «Banana», mais qu’il maudit quand même quotidiennement, explique beaucoup de choses. Marco, qui déteste la psychanalyse - comme tout ce que son cerveau ne maîtrise pas 73 -, éprouve une telle passion pour lui-même qu’il rêverait - c’est lui qui l’affirme - qu’on décortique son œuvre pour en tirer des conclusions inédites sur son inconscient. Rien n’est plus dérisoirement aisé. Il suffit de parcourir quelques pages de lui au hasard pour récapituler les faits: haine énamourée du vagin tantôt emphatiquement accusé de toutes les immondices, tantôt emphatiquement porté aux nues, associée à une fascination avancée pour l’anus, la merde, les viscères et ce qui relève généralement de la décomposition, du déchet, du carnage, le tout fusionné en une exaspération viscérale visà-vis de l’homosexualité. - Mon fantasme, me dit-il un jour, c’est de chier un gros étron, de le congeler, puis de le sortir du congélateur et d’enculer une femme splendide avec. Le diagnostic est clair. Inutile de relire tout Freud, deux lignes de Proust suffisent. «A quoi ça te sert de lire autant?», me lance-t-il régulièrement pour se moquer. Eh bien, entre autres choses, à lire dans les pensées. S’il est quelque chose dont Marco est incapable, c’est bien de lire dans les pensées. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi intelligent aussi mystifiable. La cécité active de Marco, sa parfaite méconnaissance de lui-même et d’autrui, tient à son impossibilité physiologique de distinguer entre vérité et mensonge. Mon ironie, par exemple, l’excite prodigieusement. «Tu n’es pas fatigué de mentir? Tu vas finir par attraper une crampe du cerveau!» N’ayant aucune idée précise de ce qu’est le vrai, il confond l’ironie avec le mensonge. Inutile d’essayer de lui expliquer que l’ironie procède de la dissimulation charitable (sous-branche du triomphe dans l’ombre) en tant qu’elle évite de révéler qu’elle connaît la réponse à une question que l’autre ne se pose pas. L’ironie est la langue naturelle de la pensée qui se tait. Quand la pensée se dit: «je n’en pense pas moins», elle passe à l’ironie. Prodige de cécité mégalomaniaque sur luimême et les autres, Marco ne la supporte donc pas. Hormis dans le domaine du swing, Marco est incapable de distinguer entre le substantiel et la pacotille. Dépourvu de ce sixième sens qu’est le radar du vrai, Banana est un survolté de la volte-face. A force de palinodies emphatiques, il finit par retomber sur ses pieds et obtient une indéniable cohérence, mais c’est la cohérence de ce qui ne 74 progresse pas. Il se déplace dans la jungle de ses admirations en bondissant d’un cliché à l’autre. Il faut imaginer un soldat incomparable dans la technique du lancer de grenades, mais qui n’aurait pas les articulations assez fines pour les dégoupiller. Au fond, il est inoffensif. Il peut être d’une méchanceté hors-norme, d’une férocité virulente, d’une cruauté radieuse, il n’est pas dangereux. Persuadé de semer le trouble, il ne fait que donner le change. Sa passion démesurée pour la théâtralité lui interdit de pénétrer dans les coulisses du semblant. C’est la raison pour laquelle, à travers tous ses efforts calculés pour déplaire et détruire, il finit par séduire jusqu’à ses ennemis jurés. Et ainsi le Mensonge l’aime. Né dans la musique, éduqué par elle, imitateur étonnant, pourvu d’une rare connaissance intuitive du rythme et des voix, Marco Banana n’a aucune oreille interne. Il est dans la dilatation du brouhaha, qu’il manie d’ailleurs en chef d’orchestre. Mais l’essence du sens, il ne l’entend pas. Sa connaissance si fine en musique, son don du moindre murmure, il n’a jamais su l’appliquer à ce qui est écrit. La reprise renouvelée des standards, les citations à l’intérieur d’un morceau, les variations autour des mêmes thèmes, l’infusion parfaite de tous les génies qui vous ont précédé et par conséquent la notion cruciale de hiérarchie, tout cela s’applique à la lettre aux Lettres. Or, en littérature, Marco n’a aucune notion de la hiérarchie. Il distingue très mal ce que Shakespeare appelle les degrees. Il a beaucoup lu autrefois, mais la moitié est sans intérêt et l’autre moitié, il ne l’a pas comprise. Du coup Marco adore se passionner pour des poids plumes. Il a des goûts de bouquiniste et de bonne sœur. Il se passionne pour le XIX ème siècle vociférateur moisi français et pour les convertis de seconde zone. Il leur a consacré des dizaines de pages sans avoir jamais rien énoncé de profond. Il hisse au pinacle les poids plumes pour s’en parer afin de paraître paon comparé à ces geais. Quant aux poids lourds, quand il les admire, il n’a rien à en dire. Le style de Kafka lui fait penser à une ville bombardée. Proust à un homme qui creuse un terrier avec une cuillère en argent. Céline, qu’il adore pour de mauvaises raisons et sur qui il accumule 75 avec obsession depuis son adolescence des monceaux d’anecdotes creuses (l’anecdote étant la bouée de qui ne plonge pas), Céline lui fait penser aux vagues de la mer. On pourrait remplacer ces noms par d’autres, ses métaphores resteraient aussi mauvaises et vides. Marco ne lit plus désormais. Il passe ses journées devant son poste de télé, il avale tout, il surveille tout. «Je suis une éponge, je me nourris de la médiocrité que je métamorphose en sublime.» Inutile de lui rétorquer que Thelonious Monk ne passait pas son temps à écouter de l’accordéon. Inutile de rétorquer quoi que ce soit à Marco Banana. Ses pires défauts font aussi partie de son charme. Il ne se rend pas compte à quel point il ressemble à ses ennemis. Il exècre les intellectuels cultivés français, mais il est passionnément cinéphile, comme eux. Il se moque beaucoup de mon dédain de cet art mineur inventé par des Français. Allez expliquer à un cinéphile que ce n’est pas un hasard si les deux premiers films de l’histoire du cinéma consacrent la machine et le travail, le train et l’usine. - Tu détestes le cinéma parce que les frères Lumière sont devenus pétainistes! C’est ridicule! Quel rapport avec Orson, avec Fassbinder, avec Mizoguchi! - Je ne déteste pas le cinéma, je le méprise, ce n’est pas pareil. Je ne confond pas une image avec un mot, ni la propagande avec la pensée. On n’a jamais vu de cinéphile aimer vraiment la littérature, comme on n’a jamais vu, au XXème siècle, de grand écrivain s’intéresser sérieusement au cinéma. Il y a bien une raison. Il se trouve que je la connais. Marco ne lit plus, mais parfois il picore. Il feuillette, il parcourt, il confond paresse et vélocité, comme tout le monde. Il se contente de repérer les citations à faire avant de passer à la télé et à la radio, de quoi fabriquer sa poudre aux yeux. Prononcer avec un naturel roublard «Iasnaïa Poliana» le dispense de lire entièrement Guerre et Paix. Souvent, je l’aide. On prépare ses émissions ensemble, je le coache, comme il dit. Je lui ai donné l’idée de la fausse lettre d’une rescapée du suicide grâce à son livre burlesque sur la mort. Ce type de blagues. Comme il aime évoquer des textes qu’il n’a pas lus, je peaufine ses approximations, je corrige les épreuves de son dilettantisme. C’est la danse de Salomée, pas «de Dalila». Le duc de La Rochefoucauld, pas «le marquis». Ce genre 76 de choses. Si j’insiste sur le cas de Banana, c’est parce qu’il est typiquement français. «Nation légère et dure», disait Voltaire que citait Céline. Nation légère: Sitôt Paris occupé, les Français ouvrirent grandes les portes des cabarets aux soldats Allemands avec une abjection qui n’eut d’égale que celle qui leur avait fait barrer l’entrée de leurs universités aux découvertes de Hegel, Nietszche, Freud, Husserl, ou Heidegger, réfugiés derrière leur médiocre ligne Maginot philosophique, la ligne Bachelard: nation dure. - A quoi ça te sert de lire Hegel? me demande Marco, agacé. - C’est un génie, dis-je pour l’énerver. Ça me muscle le sens radar. Par exemple, c’est lui qui a développé la triple ondulation Thèse Antithèse Synthèse. - C’est lui qui a inventé ça! - Exactement. - C’est des cons ces Allemands! J’ai eu 4 sur 20 au bac. Pendant les cours, je me mettais au fond de la classe et je lisais Suarès... Ils ne sont bons qu’en cinéma. Je n’échangerais pas un demi-plan de Fassbinder contre 10 000 lignes de ce lourdaud de Goethe! Le cerveau survolté de Marco ne supporte pas d’être débordé. Dès qu’il a affaire a un écrivain qui lui est supérieur, il rétrograde au niveau du burlesque pour ne pas avoir à s’avouer dépassé. C’est une question anatomique. Comme tous les hommes de petite taille, ce qui le dépasse l’indispose. Du coup, tout ce qu’il touche, mythologie, théologie, métaphysique, il le métamorphose en spectacle de cabaret. Avide de plaire, le style de Marco est irrémédiablement noyauté par le burlesque. La spécialité de Marco, ce dans quoi il excelle, c’est les calembours. Mais comme il préfère faire rire que sourire, ses calembours n’atteignent jamais au mot d’esprit, lequel demande avant tout de savoir distinguer le vrai du faux. Le prince du pun ne sera jamais le roi du wit. Il use jusqu’à la nausée de mots-valises et de calembours précisément parce qu’il est incapable de jouer sur les cordes invisibles du langage. Il jongle avec les motsvalises sans posséder le code dialectique de leur ouverture. Il ne sait pas et ne veut pas savoir ce qu’il y a à l’intérieur des malles magiques que sont les mots. Il s’enorgueillit 77 d’ailleurs de ne possèder aucun dictionnaire. Le jour où on trouvera un dictionnaire chez lui, c’est qu’il sera dedans. Marco Banana, c’est le petit dieu Mômos, le dieu envieux de la Raillerie, du Blâme et du Sarcasme. Par pure jalousie, Mômos critiqua le premier homme inventé par Zeus, qui n’avait pas de trous dans la poitrine par où voir ses pensées. Mômos critiqua l’emplacement des cornes du premier bœuf créé par Poseïdon, qui ne pouvait voir où il frappait. Mômos critiqua les sandales d’Aphrodite, qui craquaient et la faisait repérer. Résultat, Mômos se fit virer de l’Olympe. Parfois, Marco tente une sortie hors de sa tranchée burlesque, mais c’est pour trébucher aussitôt dans le sentimentalisme le plus mièvre. C’est Laërte qui pleure sur Ophélie sans parvenir à expurger la femme en lui. Et de même qu’il ne peut parler d’amour sans friser l’hystérie, il ne parvient pas à évoquer Dieu sans sombrer dans le saint-sulpisme. Que pourrait-il dire sur Dieu, lui qui n’a jamais réussi à lire la Bible. «C’est trop gros, ça me fatigue.» Le défaut majeur de Marco, défaut à nouveau très français, c’est son horreur de la Bible. Impossible pour lui d’ouvrir ce gros pavé consacré substantiellement au triomphe dans l’ombre. C’est une horreur presque physique, comme chez la majorité des Français. Marco, qui adore pourtant Claudel, n’a pas meilleure vue que lui - car si Kafka a vu Claudel, Claudel n’a pas plus vu Kafka que Proust ou le Talmud. Claudel n’a sauvé sa pensée, malgré tant de scories, que parce qu’il a beaucoup nagé dans la Bible à la fin de sa vie. Or un écrivain né après Claudel se doit de commencer là où Claudel finit. Marco ne supporte pas les surcharges de sens, c’est pour cela qu’il est mal à l’aise avec les génies littéraires. A une certaine altitude, il décroche et part en vrille, même si son swing spontané lui permet de faire passer sa vrille pour une pirouette. Il élève le sens commun au niveau de la pirouette sans avoir sous le capot de quoi atteindre au looping. Saint-Simon, toujours sur Canillac: «Un lumineux, qui éblouissait à force de frapper singulièrement bien sur les ridicules, tenait chez lui la place du jugement, et un 78 flux continuel de paroles, qu’une passion conduisait toujours, et l’envie plus qu’aucune autre, noyait son raisonnement et le rendait presque toujours faux.» - Mais à quoi ça te sert de lire autant? A çà Marco, à çà. 79 CHAPITRE X La France de Faulkner Une silhouette de De Gaulle se dégage, la pression atmosphérique se fait sentir autour de sa personne, le caoutchouc d’un gigantesque lance-pierre commence à se tendre. Il va se relâcher d’un coup le 18 juin 1940, propulsant de Gaulle avec une force d’inertie ininterrompue jusqu’au 28 avril 1969, à midi, où il annoncera avec un laconisme sépulcral sa dernière démission. Ce jour-là, exactement, j’ai 6 ans. C’est l’âge auquel j’ai su lire. C’est donc l’année où je suis devenu écrivain. On peut tracer un premier parallèle entre le Dindon de la Première Guerre et le Sauveur de la Seconde. En 14-18, déjà, de Gaulle fait le pitre, gesticule en allers-retours pour rien, barbote dans les déboires, pitoyable et impatient, palliant, déjà, le manque d’action par le bavardage (il fait des conférences à ses camarades de prison), exactement comme il fera à Londres et ailleurs. D’une guerre à l’autre, il se forge une idéologie épaisse et conforme à la raideur de son caractère, et ses ambitions prennent du galon. Un autre parallèle essentiel est celui du déshonneur où va se ruer, pour la seconde fois après l’affaire Dreyfus, et avant l’infamie de 1940, la hiérarchie militaire française. Le 16 avril 1917, le général Nivelle lance la désastreuse offensive du Chemin-desDames, qui tourne au carnage sans nom. Des soldats se mutinent à bon droit, ils sont réprimés et fusillés. En 1998, soit quatre-vingts ans plus tard, l’idée de leur réhabilitation, pourtant simple, honorable, douce et juste, fait scandale parmi la classe politique française, qui reprend ainsi à son compte, sans en ôter un iota, tout l’héritage de la honte. Un seul homme au monde a pris la vraie mesure symbolique du Chemin-desDames. Il raconte dans un chef-d’œuvre absolu l’histoire du Christ revenant sur terre 80 sous la forme d’un caporal français, qui organise la rébellion de ses apôtres contre la boucherie, parvient à entraver le brouhaha de la guerre un court moment, et est recrucifié pour cette raison même. Le chef-d’œuvre s’intitule en anglais A Fable, « une fable », mal traduit en «Parabole». Le génie qui l’a écrit s’appelle William Faulkner. Faulkner n’est pas étranger à la biographie de De Gaulle. En 1942, Hollywood charge le soyeux Sudiste, son plus doué esclave, de concevoir un film publicitaire pour promouvoir la France Libre auprès du public américain. Roosevelt est un ami de Jack Warner, ils se partagent l’effort de guerre. Ainsi sera fabriqué, par exemple, Mission à Moscou, hommage à Staline en lutte contre Hitler, monument de désinformation qui dédouane les purges et l’invasion de la Finlande. «On fabrique un Joseph Staline comme une Joan Crawford», avait prédit Céline dans Bagatelles pour un massacre, sentence parfaite, juste un peu gâchée par une conclusion antisémite mais dont la force prophétique reste entière. Les Américains offrent ainsi à de Gaulle une leçon essentielle qu’il n’oubliera pas. Des moyens militaires dérisoires ne modifient en rien la substance de la guerre, qui est une affaire de packaging: le conditionnement prime toujours sur le contenu. L’emballage hypnotique résorbe tous les crimes, la fin du film justifie tous les mensonges. En 1961, en légende d’images de De Gaulle gélifié dans sa gloriole en compagnie d’autres princes de ce monde, Debord écrit: «Le secteur des dirigeants est celui-là même du spectacle. Le cinéma leur va bien.» Faulkner aime Paris, où il a vécu dans les années vingt, et Mallarmé dont il s’est inspiré dans ses premiers textes. La seule France «libre», pour lui, est celle de sa jeunesse littéraire: Notre-Dame, le Luxembourg. Des scénarios de propagande, il en a déjà fait, il en refera d’autres: Dieu est mon copilote, Vie et mort d’un bombardier... Il a besoin d’argent, il accepte. 81 On lui fournit les documents, en particulier Charles de Gaulle, premier livre publicitaire en date d’une longue série, déjà traduit en anglais, écrit par un certain Philippe Barrès, fils du petit Barrès que de Gaulle admire tant. Faulkner y trouve des détails accrocheurs, comme les mégots de cigarettes que le héros à casquette sème dans son sillage. Il se met au travail, et très vite il s’embourbe. Le sujet n’est pas de lui, la trame patriotique est poisseuse, les pressions idéologiques des Français l’entravent. Il méprise Hollywood qui l’exploite, et les pinaillages des gaullistes auprès de la Warner l’écœurent. Les Français ne cessent de picoter l’auteur de Moustiques: il faut donner plus d’importance à de Gaulle, rendre un soldat allemand moins sympathique, enlever tel détail peu reluisant (l’affaire de Syrie), rajouter ceci, aplanir cela. Faulkner, qui a l’habitude d’enfanter des personnages défaits mais grandioses, doit se contenter de couvrir un effondrement désastreux par une mythologie grandiloquente. Cette emphase factice; ces déclamations cousues de fil blanc; ce conte de fée manichéen de deux frères partagés en deux camps, l’un noblement exalté par le personnage héroïque de De Gaulle, l’autre, marin inflexible, fidèle à sa morale, collaborant pour ne pas désobéir; ce tableau idyllique d’une poignée d’individus organisant la Collaboration tandis que tous les Français se tiennent prêts à reprendre la France aux Allemands... tout cela est indigne de son labyrinthique et étincelant Yoknapatawpha. Son phrasé s’en ressent. «Jean prend de plus en plus conscience de l’esprit qui règne en France. Il prend non seulement conscience de la force d’âme des Français, mais aussi de l’âme immortelle de l’humanité, que la mort elle-même ne saurait asservir.... Les Etats-Unis entrent en guerre. C’est le signal qu’attendait Georges. Nous voyons que Vichy ne compte plus que quelques inconditionnels auxquels s’ajoute une poignée d’hommes qui, comme Jean, ont été trop loin, ou pensent avoir été trop loin, pour faire machine arrière... Désormais seuls les crapules et les lâches peuvent encore oser croire en Vichy, oui, les crapules et les pleutres...» A peu près tout est du même accabit à pleurer. C’est vraiment l’albatros de Baudelaire maintenu sur le pont patriotique, torturé par les soûlards à petites doses 82 d’usurpations chauvines et de pompeuses plaisanteries qu’on lui intime d’injecter dans sa prose. Le premier titre du synopsis est Voyage vers l’aube, démenti grossier au pessimisme terrible du Voyage au bout de la nuit. Ici, tout le monde aime la France, tout le monde admire de Gaulle, y compris le frère collaborateur, y compris le colonel allemand, etc... C’est un peu gros. A deux trois reprises une étincelle typiquement faulknérienne parvient à jaillir de ce silex mal taillé. La scène où les villageois, en jouant aux cartes, thésaurisent et s’échangent les Allemands à égorger; celle où Emilie, la jeune fille violée, dit avoir été consolée par un livre de Hemingway. Mais dès que Faulkner s’envole, il est rappelé à l’ordre par ses employeurs, comme pour le sermon du curé sur le Dieu «déposé» par les hommes: «A Sa place nous avons instauré rapacité, volonté de puissance, vanteries et jactances et, travestissant scandaleusement Son enseignement, nous avons nommé ces infamies amour du prochain, de la patrie, du foyer, quête de l’espace vital.» De Gaulle risque de se sentir visé. Faulkner tente de prevénir la censure en précisant, à l’usage de son représentant à Hollywood: «Licence poétique placée ici, pour sa valeur poétique et dramatique.» Rien à faire, les Français fulminent. Ils trouvent ce scénariste «obscur et inutilement compliqué». «L’intrigue est faite de détails insignifiants qui n’ont pas leur place dans une histoire dont la donnée principale est la grandeur.» Gulliver ligoté par les nains gaullistes! Le Samson du Sud maintenu en esclavage par Hollywood au service des Philistins de la propagande! Qu’ont-ils à faire d’un génie, c’est un gramophone qu’il leur faut pour restituer la voix de leur maître. La valetaille française de Dindon n’est jamais rassasiée de pomposité crétine. Ces gens sont allergiques à l’ambiguïté humaine, ils réclament toujours plus de tautologie simplificatrice et d’ambition macbethienne. Faulkner n’en peut plus, il se plaint des «oukases» et des «exclusives» des Français. Il propose carrément, le 19 novembre 1942, de se passer du personnage de De Gaulle. Les gaullistes, écrit-il, veulent «de la propagande pour la France Libre, et non un film où les spectateurs reconnaîtront leurs propres passions, leurs propres tourments, 83 leurs propres désirs». Il conclut: «Au bout d’un moment, l’Américain pourrait se demander si, en fin de compte, les Français n’ont pas eu ce qu’ils méritaient.» Bien entendu le film ne se fera pas. Les Français s’en passeront d’ailleurs très bien. Le péplum «De Gaulle» va de soi. Il se déroule à même la réalité, accumulant les truquages, augmentant son budget, accroissant tous ses moyens. Entre-temps, ces abrutis de Français ont mis en colère l’un des deux plus grands écrivains américains du siècle. Le suave Gulliver du Galant South se relève et pulvérise ses liens. Plus de propagande, mais des vérités enflammées sur l’entrelacs complexe du bien, du mal, et du reste. «Tout personnage historique, ange ou scélérat, n’est en son temps qu’une figure de proue. Il n’est que la somme de ses actes, la somme des individus obscurs qu’il a massacrés ou régénérés, qu’il a asservis ou libérés.» Et que fait un génie lorsqu’on le met en colère? Un chef-d’œuvre. Si personne ne remarquera l’aspect de «scénario» des Mémoires de De Gaulle, la naïve propagande du scénario De Gaulle n’a échappé à personne, surtout pas à Faulkner. L’échec de la pâtisserie chauvine l’a dessoûlé, A Fable peut naître. Ce roman, concrètement rédigé entre décembre 1944 et novembre 1953, sera le plus puissant antidote jamais pensé contre la fumeuse farce française. «Un tour de force», dira Faulkner en français. Si le projet hollywoodien de glorification de De Gaulle a échoué, par incompatibilité entre la prose flamboyante de Faulkner et l’idéologie enfarinée des Français Libres, le roman y a gagné l’essence même de sa vérité. De Gaulle est une voix vaniteuse qui envoûte son peuple de mensonges éhontés sur leur présent infâme. A Fable contrecarre cette poudre aux oreilles, ce bruit aberrant, cette fureur frigide. Car Faulkner a entendu au plus près ce bavard Français dont la gloriole coagulante est venue s’immiscer dans sa prose pour pétrifier son style. Il a compris mieux que personne l’association intime entre la verbosité et le carnage; il va y opposer un duo rival, celui de la parole et du silence, c’est-à-dire de la paix et du temps. Pour perpétuer la guerre, les puissants doivent faire abstraction du temps, ils imposent leurs vues et leur voix et 84 s’érigent comme des digues contre le cours du temps. Nulle part mieux que pendant la guerre le temps se trouve « out of joint », hors de ses gonds. La tâche de Faulkner va consister à relancer la pulsation cardiaque du temps, contre la glaciation mythologique de De Gaulle. Pour de Gaulle, l’histoire de France est une fresque immense, un cliché sur lequel tous les grands hommes de toutes les époques ont pris la pose, de Vercingétorix jusqu’à lui-même. Le Spectacle aujourd’hui a consacré cette vision monolithique qui l’arrange, la poussant jusqu’à son irréalité hallucinée en osant faire concrètement poser sur une seule photographie significative tous les dirigeants de la planète. Dans des pages particulièrement éhontées de ses Mémoires de guerre, de Gaulle relate une discussion qu’il eut avec Harry Hopkins, l’envoyé de Roosevelt, où il exposa sa vision vitrifiée des choses. Les deux guerres n’en sont qu’une seule, déclara de Gaulle, étalée sur trente ans, dont les Américains portent la lourde responsabilité. Le «malheur de 1940», c’est eux qui l’ont provoqué, en tardant à intervenir en 1914, puis en aidant l’Allemagne à se redresser ensuite: «Le résultat», ose-t-il proférer, «ce fut Hitler.» Que fait Faulkner, dans A Fable, pour contrecarrer ce révisionnisme sans nuances qui innocente grossièrement en dix lignes la France de Vichy de ses crimes? Il rend au temps sa fluidité. Comme Julia, dans Les deux gentilshommes de Vérone, plie en deux un fragment de lettre afin que son nom et celui de Protée se rejoignent et s’enflamment, Faulkner enroule les deux guerres l’une sur l’autre, faisant s’embraser les mensonges de la Seconde en dévoilant la vérité enfouie par la Première au cœur de sa propre dévastation. Ce qu’il appelle «raconter toute l’histoire humaine en une seule phrase.» Inutile de préciser que seule la littérature est capable de ce type d’exploit, seule la littérature sait embrasser le tempo intime du temps. A Fable, donc, est le cinquième évangile. L’idée naît d’une des versions du scénario stupide, dans une scène où de Gaulle jauge son audimat: «Ce nom», demande-t-il, «ressuscite-t-il les morts, en France? 85 - Il fait mieux que cela: il ressuscite les vivants. - Espérons-le.» Faulkner tient sa fable. Il y a bien eu un Christ en France, mais ce n’est pas celui qu’on croit. Le vrai Verbe, dont le père est le Silence, comme dit Claudel, est venu pendant l’autre guerre, la Première. Il a vécu, agi, imposé son tracé de silence (ces mots que Jésus écrit sur le sol avec le doigt dans l’épisode de la femme adultère), et il a été crucifié. Faulkner décrit la guerre à l’intérieur de la guerre, celle que la verbosité livre au Verbe, le brouhaha à la parole. Il décrit comment les déflagrations de la mort sont couvertes par la propagande politique et militaire qui les enfante - « ungracious clamours », « rude sounds » dont se plaint le Troilus de Shakespeare. Le silence est de l’ordre du plein tandis que le bruit est creux. La plénitude du silence, qui n’est autre que celle du temps, vient tout au long du roman trouer la vacuité du bruit. Au début du livre, les camions qui ramènent des tranchées pour les exécuter les trois mille et treize mutins, sont des projectiles de silence traversant le cri haineux et inerte de la foule, un cri comparé par Faulkner non pas à une masse, un mur, ni rien de compact, mais à de la poussière en suspens. Quand il évoque la masse des hommes, le pessimisme de Faulkner est sans faille. Il s’applique à saper ligne à ligne la béatitude mensongère et usurpée à laquelle il était condamné dans le scénario - comme en punition de son irréductible génie. Au curé niaisement optimiste du scénario, Faulkner oppose désormais un prêtre foncièrement pessimiste qui finira par se suicider, conscient de l’impatience dont les hommes font preuve pour se nourrir d’une illusion qui les tue. L’histoire de l’humanité est «inglorieuse», écrit-il, les pages de cette chronique sont «sordides et sanglantes», et c’est pour colmater son vide qu’elle bavarde. La guerre n’a pas de fin, elle est un hermaphrodite qui jouit de lui-même par une perpétuelle copulation entre ses deux principes, la victoire et la défaite. Or ces deux principes sont deux catégories de bruit: le bruit des femmes, celui des hommes. Le bruit des femmes est plus ancien, plus instinctif, «passant directement de la 86 glande à la langue sans traverser la pensée», plus hurlant que celui des hommes. Les femmes sont par définition les pourvoyeuses de la chair à canon que seront les hommes. Ainsi les prostituées, qui accueillent brièvement les soldats entre deux combats, sontelles les incubatrices du carnage, «la moitié du temps, elles emportaient avec elles dans leur sommeil, cette nuit-là, la semence encore chaude et vivante d’un mort». Et comme les 2997 généraux qui mènent la guerre n’en sont qu’un, incarnation du règne vociférant, immortel et supérieur de la mort, les femmes «étaient aussi à elles toutes une seule femme». Un seul cri aussi bien de douleur que de soulagement, le cri de la crédulité même, le cri de la croyance en son propre principe et sa perpétuité. On est loin des mièvreries du scénario, où de Gaulle fait trivialement l’éloge trivial de la Française, capable de souffrir dans la guerre comme elle souffre dans l’enfantement. Le très Bibliophile Faulkner contrecarre également de Gaulle sur un autre plan, où à nouveau le bruit et la quiétude s’affrontent. Bavard impénitent sur tant d’aspects différents de la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle dans ses Mémoires a engrangé un silence de plomb concernant le malheur des Juifs de France. Faulkner y répondait dès le scénario, dans le sermon «faulknérien» du curé, évoquant le sang versé «des femmes et des enfants, des Slaves, des Magyars, des Juifs» qui crie vers Dieu. Dans A Fable, la question des Juifs est posée en termes encore plus directement bibliques, spontanément affiliée à la question du silence se déployant à l’intérieur du Verbe. Chez Faulkner, les Juifs sont porteurs de noms imprononçables, des noms qui éclatent dans la langue comme des bulles de non-dit, au point que Napoléon, en Autriche, doit les renommer pour les accueillir au sein de la communauté. L’aviateur Levine (double juif de Faulkner, soldat qui désire la gloire mais n’a pas l’opportunité de voler et lit, pour patienter, un livre français dont le titre, Gaston de la Tour, évoque Gaspard de la Nuit) se caractérise par son choix de la paix et du silence. «Ce que l’homme qui voulait choisir entre la gloire et la paix avait de mieux à faire, c’était, en vérité, de parler le moins possible...» 87 Le silence que respecte le jeune Lévine, issu d’un peuple dont les origines remontent à l’aube des temps, répond en un écho réversible au mumure de la nuit, à cette autre substance du silence qu’est le passage du temps. «Il n’entendit plus rien que la nuit qui s’écoulait, le temps qui passait et dont les parcelles s’égrenaient en un chuchotement, un léger et soyeux murmure, cause ou effet quoi que ce fût qu’il fît passer de l’une à l’autre.» Faisons un test. Comparons deux crépuscules, décrits l’un par un génie, l’autre par un raté. Pour rester impartial, je n’indique pas qui a écrit quoi. Ce sera un bénin schibboleth révélant au lecteur son propre bon ou mauvais goût. «Le silence emplit ma maison. De la pièce d’angle où je passe la plupart des heures du jour, je découvre les lointains dans la direction du couchant. Au long de quinze kilomètres, aucune construction n’apparaît. Par dessus la plaine et les bois, ma vue suit les longues pentes descendant vers la vallée de l’Aube, puis les hauteurs du versant opposé. D’un point élevé du jardin, j’embrasse les fonds sauvages où la forêt enveloppe le site, comme la mer bat le promontoire. Je vois la nuit couvrir le paysage. Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l’insignifiance des choses.» «Puis, de la vieille citadelle parvint le coup de canon marquant le coucher du soleil, ponctuel, profond, comme si l’on avait laissé retomber une seule fois une seule baguette de tambour sur la voûte inversée de l’air creux et sonore, le son s’évanouissant par degrés, lentement, posément, jusqu’à ce qu’enfin, sans transition, pour marquer son terme, il se perdît dans le bruissement d’étamine avec lequel les drapeaux, radieuses fleurs de gloire, innombrables d’un bout à l’autre du continent rangé en bataille, s’affaissèrent de nouveau, inertes, sur le sol.» Est-ce assez clair? De Gaulle n’est pas complètement absent de A Fable. Un général lui ressemble, que Faulkner décrit comme un récipient sous vide, justement, au sein duquel stagne une intense volonté de renommée: « Immobile et calme dans la voiture en marche, portant au-dedans de lui, comme un liquide scellé dans une bouteille où l’on aurait fait le vide, 88 cette froide et inflexible détermination, cette inébranlable résolution d’obtenir à tout prix l’honneur qu’exigeait son grade, la justification totale de sa carrière.» Mais bien sûr la vraie gloire est ailleurs, dans une couronne faite des fils barbelés qui s’enroulent autour du crâne du Christ français exécuté pour avoir opéré une lacune dans la guerre. Son prénom, apprend-on presque à la fin du roman, est «Stefan». Ce qui signifie précisément, dans le grec d’où il vient, «couronne», et «gloire». 89 CHAPITRE XI Le vol des canards Le petit hôtel Mildendo de South Kensington, sur Queensberry Place, vient d’être rénové. Je suis l’unique client. J’occupe la chambre la moins chère, au dernier étage, avec un lit simple, une chaise et une table en bois, une armoire, une bouilloire électrique pour le café du matin, et une salle de bain collective sur le palier. Ironie du sort, l’hôtel Mildendo est à deux pas du lycée français Charles de Gaulle. Chaque matin ressemble à un décollage. Pour me sentir sérieusement en exil, je dois traverser tels des nuages bas des charpies de conversations en français avant de couper tout contact radio avec la tour de contrôle. Ici Londres, un Français ne veut plus entendre parler français. Le temps est lumineux. Un grand soleil d’été règne sur l’air tiède, et seuls des avions à réaction brouillent le ciel bleu pâle de leur double sillage en rails fumeux. J’adore contempler cette trace de ski au zénith, blanc sur bleu, démenti flagrant aux lois de la géométrie éternelle. Deux lignes parallèles peuvent finir par se rencontrer, perdre de leur stricte régularité, se distordre, se mêler, s’évaporer et se dissoudre. Rien d’urgent à faire aujourd’hui. Aller vers Oxford Street où la charmante réceptionniste de l’hôtel m’a assuré que je trouverais un magasin de sports et des tennis pour arpenter la ville, m’acheter un ticket mensuel de métro (55 £), me procurer deux cartes téléphoniques, une Spectrum internationale et une British Telecom pour les appels locaux, et tenter une première salve de coups de fil aux personnes que m’a indiquées Olga. Je dépasse le Victoria and Albert Museum et le Natural History Museum, j’arrive tranquillement à Hyde Park en suivant Exhibition Road. Londres semble opérer une combustion lente de la lumière. Pas de larges rayures 90 éclatantes de la ville, comme à Paris, blanches, beiges, roses, pas de trouées transversales mais une perpétuelle ébullition nonchalante (New York, en comparaison, est en effervescence), une massification ininterrompue, une opacification par le rajout sans fin de nouveaux immeubles là où il ne semblait plus y avoir la moindre place libre pour planter un seul arbre. Vue du ciel, du haut des 311 marches du Monument - la tour du grand incendie de 1666 -, la laideur de ce tohu-bohu se confirme. Des grues de construction partout, un fouillis d’immeubles modernes, ténébreux, massifs, lourds comme des stèles de granit accumulées dans un curieux chaos horizontal, un désordre marron, la couleur dominante de Londres, comme si la perspective n’en finissait pas de s’effondrer sur elle-même. C’est la ville du fog, où l’on ne voit rien. Autant donc qu’il n’y ait rien à voir. On a l’impression de se trouver dans la partie basse d’un immense sablier sombre, au cœur d’un cône de poudre qui augmenterait imperceptiblement de volume tandis que des humains y creuseraient leurs incessantes galeries de travail et de circulation. Et puis, il y a les parcs. Hyde, Saint James’s, Green, Regent’s, Greenwich, Battersea, Kennington, Holland: ici l’espace explose sans prévenir en de vastes bouffées de verdure plane. Je m’assieds sur un banc au bord du lac Serpentine. Deux canards se reposent sur l’herbe près de l’eau, leur tête tournée en arrière, le bec enfoui sous une aile comme une épée dans son fourreau. J’ouvre le Conte des deux villes de Dickens, je prends mon temps, j’ai raison, je me souhaite d’agréables vacances en allumant un petit cigare Cohiba. J’en ai acheté trois boîtes à Paris. Je me dis tout haut: «Bon exil!» Je n’ai encore jamais lu Dickens. Dès les premières pages - l’image du sinistre Bûcheron et de la fatale Fermière, le Destin et la Mort qui annoncent en silence le triomphe de la guillotine et des massacres, la description des chevaux qui peinent dans le brouillard glacial et gluant -, je comprends à qui j’ai affaire. «Ça va, génie en vue», me dis-je tout en songeant que découvrir des écrivains hors-pair aura été la passion la plus incoercible de mon existence, celle qui m’a valu les plus grandes joies et sans doute, 91 aussi, les pires ennuis. Personne n’aime qui aime la littérature - c’est-à-dire la vérité - comme personne. Mais je me sens en pleine forme. Il suffit de tout quitter pour que tout vous quitte. Cela faisait longtemps que je n’avais pas éprouvé ce sentiment de solitude apaisante, incomparable dans sa substance avec ma solitude tourbillonnante de Paris. Inutile de développer. Il suffit de savoir que ma vie sociale à Paris est aussi différente de mon isolement à Londres que les pigeons du Luxembourg des canards du lac Serpentine. Ils décollent de l’eau par deux, battent puissamment des ailes pour prendre de la vitesse en faisant des ricochets rapides et réguliers sur l’épiderme du lac avant de s’envoler ensemble et de tournoyer, parfaitement en phase, en suivant la même trajectoire ondulante, comme deux petits avions brun et vert attachés par un fil invisible. Après plusieurs lacets et zigzags du côté des arbres, ils reviennent en criant, toujours de concert, se poser sur l’eau. Ils frôlent la surface et ralentissent brusquement en baissant la queue comme un aérofrein, puis se déposent sur l’eau sans bavure et reprennent leur calme flottaison comme si de rien n’était. Je me lève de mon banc, je remarque une petite plaque rectangulaire en cuivre sur le dossier. C’est une épitaphe, avec un nom, deux dates, une phrase: «A la mémoire de mon père qui aima tant se promener et se reposer ici.» Un banc funéraire, ça c’est une idée. J’imagine déjà le mien: «Ici S.Z. s’est assis pour mener son combat solitaire contre sa nation.» Je fais le tour du parc vers Marble Arch. Près d’un arbre, un vieil homme nourrit un écureuil. L’écureuil descend de l’arbre, sautille sur quelques mètres, se hisse sur ses pattes arrière pour atteindre la main baissée du vieillard, saisit la cacahouète qu’elle contient et repart prestement vers son arbre d’où il redescendra après quelques minutes pour recommencer. Pourquoi j’aime bien les animaux? Parce qu’ils sont gentils. Sur la pelouse, des écoliers jouent au foot. Ils ont enlevé leurs vestes bleu marine, desserré leurs petites cravates d’enfants, remonté sur leurs bras les manches de leurs chemises blanches. Ils tapent dans le ballon sans se soucier de salir ni d’abîmer leurs 92 pantalons de flanelle et leurs mocassins noirs. C’est difficile à expliquer, et je n’en ai pas réellement envie, mais il est flagrant que ces enfants, par leur manière vigoureuse de jouer, à la fois souple et solennelle, témoignent qu’ils sont les descendants de la seule nation qui sut résister, il y a cinquante ans, à la dévastation des barbares allemands. C’est aussi évident pour moi que le rapport intime entre la puérilité absolue, proche de la débilité, des jeunes Japonais hystériques d’aujourd’hui, et la sauvagerie raidie, hurlante et uniforme des kamikazes du Pacifique. Les hommes et les femmes que je croise ont aussi cette assurance étonnante, ce regard doux de qui n’a ni peur ni honte. Voilà le peuple qui a su museler ses rois et goûte une liberté indisputée depuis des siècles. Stendhal l’a bien vu. Cette tradition sans interruption de résistance au despotisme se reflète dans les mœurs intimes et jusque dans les corps. Il compare la manière dont on se dispute en France et en Angleterre. Il évoque «la rapidité et la fermeté avec lesquelles les coups de poing pleuvent en silence» lors d’une dispute entre Anglais. «Le caractère distinctif de toutes les grâces anglaises est la force.» Cette force n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’habitude de la liberté. Pas ou peu de surveillance policière, au point que Paris «doit sembler en état de siège aux Anglais». A la sortie d’un opéra, aucune autorité ne vient juguler le désordre des voitures. «Là, comme ailleurs», commente Stendhal, «la liberté, qui fait naître le danger, donne la force nécessaire pour le repousser.» Les Français, eux, se distinguent surtout par leur fatuité et leur jalousie. «J’ai rencontré ce matin de jolies filles dont le front était sillonné par cinq ou six rides très marquantes provenant évidemment de l’envie.» C’est toujours vrai. Vanité, envie, à quoi il faut rajouter désormais veulerie puisque Stendhal n’a pas connu les Français du futur qu’il se prédisait comme lecteurs. Il a côtoyé les conquérants intrépides galvanisés par Napoléon, je dois me farcir les enfants et les petits-enfants des vaincus avilis qui confièrent à la vieille ganache Pétain leur lâcheté soulagée avant d’offrir leur vilenie assouvie à la jeune ganache de Gaulle. On sourit en lisant ces lignes de Stendhal: «La vanité nationale rend les Français inconquérables; ils regarderaient comme une humiliation d’être soumis à un souverain 93 étranger. S’ils se soumettaient, les étrangers, par les duretés avec lesquelles ils voudraient venger le mépris que le Français fait éclater par les ridicules qu’il leur donne, les pousseraient bientôt à la révolte.» Ce qu’il écrit du courage des Parisiens de 1830 doit par conséquent être transposé aux Londoniens de 1940. Même de Gaulle, malgré la mauvaise foi anglophobe qui envahit ses Mémoires, a dû reconnaître «l’exemplaire fermeté» des Britanniques. C’est eux, le vrai peuple «inconquérable». Pas besoin de lire les hilarants discours musclés et sarcastiques de Churchill pour le comprendre. Cela se sent rien qu’en déambulant dans Hyde Park. Les Anglaises accrochent le regard comme certains visages la lumière. Elle répondent aux sourires, ce qui n’arrive quasiment jamais à Paris où les belles inconnues ont une bêcheuse tendance à confondre leur vagin avec une auréole, et à faire payer la moindre concession à leur froideur. Je me souviens d’une jolie femme qui, après plusieurs heures de volupté, ayant encore un peu de mon sperme en elle, me dit, en composant le numéro de téléphone d’un taxi: «Je sais que ça ne se fait pas, mais pourrais-tu me passer 100 francs, je n’ai pas de liquide sur moi.» Ça se fait couramment, pensai-je, et ça porte même un nom. J’apprécie plus que tout la légère vulgarité sereine des Anglaises. Les ongles peints en noir, en turquoise, en mauve, cette candeur sexy que seules les Noires possèdent à Paris. Parfois un anneau entoure un orteil à l’ongle rouge sang, comme le symbole et la promesse d’une copulation colorée. On dirait que leurs adorables corps ont trempé dans un bain de substances importées des coins les plus épicés de l’Empire. A la réflexion, si jamais un banc de Hyde Park m’est dédié un jour, j’aimerais qu’il porte: «Ici S.Z. a beaucoup contemplé le vol des canards et les corps décorés de dizaines de spice girls.» Oxford Street ressemble à toutes les grandes avenues commerçantes avec en plus cette étrange fluidité propre à Londres. Si Paris est une fête mobile, Londres est un flux immobile. Quelque chose s’écoule sans aucune précipitation, aucune trépidation. Les 94 voitures roulent doucement, calmement et, chose impensable à Paris, elles s’arrêtent pour laisser traverser les piétons. Qu’est-ce qui coule ainsi? me dis-je après avoir dépassé Marble Arch, en regardant avancer au ralenti la faune mécanique de Londres: les imposants pachydermes à moteur les grands bus rouges -, les gras coléoptaires noirs et renfrognés - les taxis -, ceux colorés en blanc, jaune, mauve par la publicité, les Rolls, les Bentley, les Jaguar, les cabriolets, les coupés. La réponse s’impose de soi. L’argent. L’argent coule à flots à Londres, de sorte qu’on ne s’en aperçoit plus. Les voitures de luxe pullulent, tout est hors de prix, tout s’achète, tout se vend, tout se dépense sans cesse sans compter. L’argent circule comme sans y penser, avec une flegmatique indifférence. Voilà probablement la raison pour laquelle les femmes sourient si aisément. L’argent va de soi, les trocs sont à l’air libre, elles peuvent se laisser aller à avoir autre chose en tête. A dix-neuf heures, je repars de l’hôtel Mildendo avec mes nouvelles chaussures aux pieds, des Reebok bleues décorées d’un petit Union Jack sur le côté. Je marche dans Old Brompton Road jusqu’à un bar restaurant dont Matos Viéra, l’écrivain rappeur, m’a donné l’adresse à Paris. Le Troubadour déborde d’un bric-à-brac sympa. Suspendus au plafond comme des jambons fumés, de vieux instruments de musique planent au-dessus des crânes des clients. Banjos, mandolines, luths, guitares, trompettes, cornets, bugles, trombonnes, tambours. Sur une poutre, trône une grosse caisse tatouée «BM Earthquakes». La vitrine du restaurant est occupée par des théières de toutes les couleurs. Il y aussi des réclames en fer blanc, et des annonces qui doivent dater d’un siècle. «Organs and street cries prohibited.» La plus voyante est une vieille publicité plaquée contre le comptoir, «Stephen’s Inks», les encres de Stéphane. Sur les murs, des outils agricoles rouillés, un siège de tracteur, des grils, des fourches, une grosse louche à lait. Les tables sont rondes, en bois, ou rectangulaires, en marbre. On s’assied sur de petits tabourets en bois ou sur des banquettes sous lesquelles les habitués prennent et rangent des jeux d’échecs. Le patron passe en boucle le même disque de guitare sud-américaine et du Billie Holiday. 95 Je commande un grand jus de tomates et trois grosses saucisses avec de la purée à la sauce aux champignons. J’ouvre Un conte des deux villes. Je lis le passage sur le bruit des pas répercutés par la fenêtre du Docteur Manette, le piétinement du temps, comme si toutes les rencontres à venir se précipitaient dans la nuit vers la même ouverture lumineuse et chaude, la fenêtre des Moires. Dans ses Mémoires, Churchill rappelle qu’on appelait windows les bandes de papier d’étain disséminées pour leurrer les stations radars allemandes. Elles simulèrent «l’existence d’un convoi se dirigeant à l’est de Fécamp et les empêchèrent de découvrir les débarquements réels». Je rentre à pied vers minuit à l’hôtel Mildendo, épuisé. Je m’endors en ayant une dernière pensée pour de Gaulle, parti à Londres lancer ses messages radio. J’y serai venu prendre des leçons de brouillage radar. 96 CHAPITRE XII La damnation par les [...] La Première Guerre est terminée. Pour un soldat, en général, le baptême du feu est révélateur. De Gaulle, lui, n’a rien compris. Le Baptême, sa nouvelle patriotique, le démontre. Il faudra attendre le grand roman des années trente, Voyage au bout de la nuit, pour que l’étendue et l’absurde du domaine des ténébres se révèlent. Et comme la guerre n’a rien enseigné à de Gaulle, prisonnier prolixe et fuyard raté, il doit finir d’apprendre son métier au Régiment-Ecole de Modlin, en Pologne. De Gaulle n’y est pas heureux. Les massacres de la guerre l’auraient-ils enfin déniaisé? L’horreur luisant dans les cendres encore tièdes de la dévastation l’aurait-elle dessaoûlé de sa mignardise patriotique, à l’instar de Freud constatant de plein fouet les ravages de la pulsion de mort? Eh non. Si l’impayable Dindon n’est pas heureux à Modlin, c’est qu’il y est mal logé. Le 26 avril 1919, il écrit à sa mère: «C’est là qu’on nous a installés pour le moment, et comme tout est fort délabré et vide de meubles, après tant de passages de Russes, de Boches et de Juifs, nous y sommes très mal.» Après quatre années d’un abject carnage, non seulement le chauvinisme inepte de De Gaulle n’a pas diminué d’un iota, mais sa xénophobie s’est décuplée. C’est lui qui le dit, dans une lettre à sa famille: «Ainsi que la plupart de mes compatriotes, je finis la guerre, débordant des sentiments d’une xénophobie générale.» Tout ce qui n’est pas français incommode De Gaulle. Les Américains, les Anglais et les Italiens ne sont venus à Varsovie, où ils «promènent leur insolence et leur inutilité», que pour gagner de l’argent sous prétexte de «vagues missions». Et comme on vient de voir, il est aussi très remonté contre les Russes, les «Boches» et les Juifs. Surtout les Juifs. 97 Dans une lettre du 23 mai 1919, il écrit à sa mère: «Et au milieu de tout cela d’innombrables [...], détestés à mort de toutes les classes de la société, tous enrichis par la guerre dont ils ont profité sur le dos des Russes, des Boches et des Polonais, et assez disposés à une révolution sociale où ils recueilleraient beaucoup d’argent en échange de quelques mauvais coups.» Il serait passionnant, pour une meilleure connaissance des méandres de l’histoire de France, de recueillir le témoignage de la personne responsable de l’édition de la correspondance complète du grand homme, qui a décidé, ayant l’original de cette lettre sous les yeux, de remplacer un mot, un mot précis, par des crochets. Qui sont ces «[...]»? On hésite à deviner quel abominable terme se dissimule sous ces trois points. Quel injurieux synonyme du peuple élu a été ici censuré pour ne point empoisonner la mémoire du géant? Qu’est-ce qui a bien pu traverser l’esprit de l’éditeur? Pourquoi ne pas avoir carrément brûlé la lettre? Ou déchiré les dix lignes honteuses? Et comment cette personne - est-ce un membre de la famille? - a-t-elle eu la naïveté de penser que remplacer un mot par des crochets suffirait à sauvegarder l’honneur du Français le plus célèbre? De tels mystères font mes délices. J’avais décidé de ne pas utiliser d’artillerie lourde contre de Gaulle. L’antisémitisme en France est une affaire si ancienne et qui a si mal vieilli, si indigeste encore, si affleurante à tous les coins de phrases, j’y ai déjà consacré tant de pages - en pure perte je l’admets, personne n’ayant intérêt à comprendre de quoi il retourne -, que je me proposais de me reposer enfin un peu. Je l’avoue, les Français me fatiguent. Cher lecteur inuit, cher lecteur papou, sachez qu’il y a quelque chose de profondément pourri au royaume de France. C’est ce qu’ils ont appelé «la question juive». Les Français, les fameux Français avec leur tour Eiffel, leur baguette de pain et leur haute couture, sont dans cette affaire majoritairement à vomir. J’irai en Papouasie et au Groënland vous faire des conférences, comme Baudelaire en Belgique. Je vous parlerai de la Bible, du Talmud, je citerai le Zohar et le Sefer Yetsira, vous au moins apprécierez. Je vous ferai rire en vous retraçant la liste des 98 confrontés à la question: le philosémite tracassé qui croit s’en sortir en prononçant les mots «shoah» et «goy» toutes les deux phrases; l’antisémite repenti qui n’ose plus se mêler de rien de crainte que son dibbouk ne ressurgisse à l’improviste pour lui faire hurler les insanités de sa jeunesse; le haineux par bouffées qui tourne autour du pot; le honteux qui trouve toujours que les Juifs en font trop; le Bibliophobe naïf qui admire Kafka mais déteste Moïse; le Voltairien sourcilleux qui exècre tout ce qui porte une kippa en pensant qu’on ne le voit pas venir; l’antisioniste hystérique qui croit impunément pouvoir voiler une haine par une autre; le croyant névrosé qui pratique tout mais n’a rien lu; l’amateur lettré des Psaumes que le Talmud révulse; le goy angoissé qui voudrait avoir été martyrisé à Auschwitz pour apaiser sa culpabilité colossale; le Juif antisémite passionné par les écrivains collabos; le chasseur de fascistes fasciné par son sujet et dont les livres débordent de citations odieuses, imaginant que personne ne le voit jouir sous prétexte qu’il s’ignore lui-même; le nouveau Juif qui a passé une moitié de sa vie à se dissimuler et passe désormais la seconde partie à enfouir la première... Oui, vraiment, les Français me fatiguent. Qu’on ne me parle plus jamais de ces diseurs de rien. Hélas, il ne me sera pas offert, dans cette vie, où que j’aille et quoi que je fasse, de ne pas me heurter à la grande muraille de l’ignominie franco-française. Car au moment précis où j’écris ces lignes, un nouveau scandale explose. Chers Papous, aimables Inuits, jugez de ma malchance. Je prévoyais de ne pas insister sur l’antisémitisme de De Gaulle, j’allais passer promptement à sa vie sentimentale, lorsque paraissent dans tous les kiosques de nouvelles révélations déshonorantes sur le pénible président défunt François Mitterrand... Résumé de la situation pour les lecteurs de l’autre hémisphère: Mitterrand passa sa vie à essayer de dépasser De Gaulle, c’était sa démangeaison démoniaque. Il organisa son propre mini-Petit-Clamart, un obscur attentat à la mitraillette qui fit ricaner tout le monde. En 1966, dévoré d’impatience, il forma un shadow cabinet, un contre-gouvernement qui ne sortirait jamais de l’ombre mais mettait en lumière ses taraudantes ambitions. En mai 68, voyant l’Asperge blanchie tituber sous 99 les quolibets, le piaffant Mitterrand se rua au stade Charletty pour annoncer dans les hauts-parleurs qu’il était fin prêt à récupérer la couronne. Il lui fallut ronger son poing encore treize années. Enfin élu, il s’efforça d’effacer tous les records de Dindon dans tous les domaines. Le pompeux sépulcral avait tenu dix ans? Lui ce serait quatorze, deux septennats coup sur coup, du jamais vu. Et comme l’autre, il s’était ubuisé à l’usage, semant les suicidés dans son sillage, organisant la surveillance téléphonique de centaines de personnes - au point de faire passer les manœuvres de Nixon pour des enfantillages, délirant de présomption, organisant minutieusement la dévastation de la capitale à coups de grands monuments stalinoïdes, planant au pinacle, finissant par être surnommé «Dieu», intronisant même sa fillette adultérine tel Louis XIV ses Bâtards... quand les premières lézardes apparurent à la surface du piédestal. Les révélations se multiplièrent au même rythme que les métastases qui le ravageaient de l’intérieur. Un journaliste affirma en particulier que Mitterrand, jeune avocat décoré par Pétain, avait longtemps après été l’ami de l’insigne collabo Bousquet, secrétaire général à la police de Vichy pendant la guerre. Le scandale n’aurait pas été plus énorme si, de son vivant, on avait découvert que Kennedy adhérait secrètement au Klu Klux Klan. Tant d’années à attendre de monter sur le podium, tant de couleuvres avalées, tant de hontes bues, tant d’humiliations suppportées, tant d’échecs face à l’Idole, surtout, le concurrent casquetté qui avait gâché une bonne partie de la vie politique de Mitterrand, avec qui il rageait de rivaliser et qui l’emportait toujours... pour finir déshonoré par ses compromissions, harcelé au sujet des pans obscurs de son passé! L’encombrant Bousquet fut très vite expulsé du débat par un Oswald à la française. Un malade mental, peut-être commandité, vint le descendre dans son appartement avant que puisse avoir lieu son procès pour crime contre l’humanité. Mais Mitterrand n’était qu’à demi tranquille. Impossible désormais d’empêcher la statue de finir de s’effriter. Au fur et à mesure que s’entrebâillait la porte du vilain placard, on voyait aparaître dans la biographie de cet homme, surnommé «l’ami des Juifs», un empestant cadavre en pyjama de déporté. 100 Les journalistes insistèrent pour obtenir des explications. C’est leur métier après tout. Le pétainiste permanent se vexa. De quel droit se mêlait-on de lui demander des comptes! Quelques Juifs éminents osèrent quand même se déclarer choqués et déçus. Le plus célèbre persécuté de France et d’Amérique, Elie Wiesel, tenta naïvement de persuader son présidentiel ami de se rétracter, d’avouer qu’il s’était trompé, qu’il n’aurait pas dû passer de longues soirées à rigoler avec l’infâme Bousquet. Wiesel tenta d’avoir le Vieux par les sentiments, il lui cita la Bible, le Talmud, il lui chanta une berceuse en yiddish, allez savoir. Tout ce qu’il réclamait c’était un mea culpa. Même Dieu, argumenta Wiesel, a reconnu s’être trompé. Pétrifié, l’autre rétorqua: «Moi je ne me trompe jamais.» Une heure avant de quitter le pouvoir, l’Egyptomaniaque gangrené prenait un ultime café présidentiel avec l’académicien Jaques de Romarin. Celui-ci osa le questionner sur cette affaire Bousquet qui salissait tant sa fin de parcours. Il raconte l’entrevue dans son dernier livre. «François Mitterrand m’écoute sans irritation apparente», écrit Romarin. «Et il me regarde. “Vous constatez-là l’influence puissante et nocive du lobby juif en France.” Il y a un grand silence. L’ombre de mon arrière-grand-mère plane sur l’Elysée.» Les Présidents français ont des fins de carrière délicates. De Gaulle alla congratuler Franco, Mitterrand ôtait les mots de la bouche au révulsant macaque fasciste Strabiros! Soit dit entre parenthèses, pour le lecteur étranger: Le thème de «l’influence puissante et nocive» participe d’une calomnie antisémite vieille de plusieurs siècles dans ce pays où il n’existe pas et n’a jamais existé aucun équivalent de ce qu’on appelle «lobby juif» aux Etats-Unis, où le phénomène est courant, légal et forme un contre-pouvoir efficace et utile. Les Juifs de France, traditionnellement haïs par leurs compatriotes, ont toujours pris bien garde de marcher à l’ombre du discrédit perpétuel qui plane sur leurs crânes courbés depuis Saint Louis jusqu’à Mitterrand, en passant évidemment par de Gaulle. Horreur, chambardement, branle-bas, fax, emails, invectives, articles et contre- 101 articles à tout va succèdent à la parution des Mémoires de Romarin. Ses amis de gauche se moquent de sa naïveté. Comme si cela changeait quoi que ce soit à son abjection, ils prétendent que Mitterrand a roulé Romarin dans la farine en s’arrangeant pour qu’il répète ses propos. D’autres plus sérieux tranchent la question. Romarin n’est pas le premier à rapporter de telles phrases de la part du Clignoteur. Mais il a toujours dit «lobby sioniste» et non pas «lobby juif». Ouf! il n’était donc pas antisémite. Bizarrement, personne ne semble remarquer que les mots injurieux du Président ne sont pas «lobby juif», mais «influence puissante et nocive». La famille de Mitterrand réagit. Son beau-frère juif insulte violemment Romarin à la radio. Le fils de Mitterrand soutient qu’il y a en effet bien un lobby juif en France, dont le siège est situé au journal Le Monde. Mazarine, la gamine dévoilée, prend précisément la défense de son père putréfié dans ce quotidien. Son papa possédait une photo de Golda Meir sur son bureau. C’était un humaniste, il l’a élevée dans le respect des valeurs universelles de la tolérance et des droits de l’homme, de tous les hommes, les Noirs, les Arabes, et les [...]. Romarin est par conséquent un menteur et un lâche, un diffamateur posthume. Il n’aurait jamais osé faire paraître son livre du vivant du grand homme... Romarin laisse le scandale autour du scandale éclater, puis répond à la télévision au célèbre journaliste Bastien Poivré. Il raconte qu’il a longtemps dirigé le journal Le Figaro, où il fut l’un des premiers à tenter de parler de la décoration de Mitterrand par Pétain. Il reçut un coup de fil de Robert Hersant, financier du journal, qui avait un droit de regard sur les articles. Hersant dissuada Romarin de publier un article qu’il ne trouvait pas assez noble: «Oh non, pas vous, vous n’allez pas descendre à ça...», dit le milliardaire qui avait été lui-même une crapule pétainiste dans sa jeunesse. Romarin commente: «On n’attaquait pas dans Le Figaro le passé vichyssois ni la personne de Mitterrand, et le gouvernement socialiste en échange ne poursuivait pas Robert Hersant en justice. Car il y a des choses, dans le monde des affaires, des services de renseignements, de la politique et de la presse, qui unissent en secret ceux que tout sépare en apparence.» L’autre seul coup de fil que Hersant donna pour censurer Romarin servit à prévenir la révélation du scandale des milliards engloutis frauduleusement par la première banque 102 française. «Est-ce que mes informations sont fausses?» demanda le courtois Romarin. «Non, mais c’est la seule banque qui accepte encore de me prêter de l’argent!» répondit Hersant. Romarin ponctue en souriant: «Il était sympathique en ce sens-là, il était d’un cynisme parfait.» Bastien Poivré en vient à l’affaire du dernier petit déjeuner présidentiel. «Considérez-vous que l’expression “lobby juif” est une expression antisémite? - Pas nécessairement. C’était le cri d’un homme exaspéré. Rappelez-vous la pression des médias sur cet homme pendant l’affaire Bousquet. Fallait-il que la plaie soit à vif», dit l’exquis Romarin, «pour que le moindre mouvement arrache de tels cris de douleur.» Pauvre Président pétainiste! Ses insultes antisémites sont les cris de douleur d’un homme à l’agonie! Puis Poivré demande à Romarin ce que l’ombre de son arrière-grand mère planant sur l’Elysée vient faire dans son récit. Il éclaircit, embarrassé au point qu’on se demande s’il n’a pas une aïeule juive - ce qui expliquerait son philosémitisme intransigeant: «Dans ma famille», dit-il, «les Juifs n’étaient pas toujours traités, au moins en conversation, comme il fallait.» Enfin Romarin conclut l’émission en évoquant la «grande nostalgie» qu’il éprouve pour le général de Gaulle. La boucle est bouclée. Confrères papous, collègues eskimaux, bienvenue dans l’exécrable zoo où je suis confiné depuis mon enfance. Allez, changeons de sujet. Un peu de sexe pour détendre l’atmosphère. 103 CHAPITRE XIII Sandra jouit Vite et bien. C’est ce que j’aime avec elle. Sandra est toujours prête à faire l’amour. Elle en a besoin. C’est sa manière de sustenter sa remarquable intuition. Son cerveau se nourrit de ses orgasmes. Lorsqu’elle a joui, elle est non seulement détendue et paisible, mais concentrée et réceptive. Jouir, pour Sandra, est un don, un privilège, un but en soi, pas une étape obligée ni le moyen d’obtenir autre chose. Ainsi me faire une fellation lui est une joie sincère. Elle me lèche longuement, joue passionnément avec ma queue et mes couilles, et lorsqu’elle a avalé mon sperme en deux ou trois aspirations prolongées, elle me remercie! Elle m’a demandé avec un grand sérieux de ne jamais hésiter à la pénétrer pendant son sommeil, si en pleine nuit ou à l’aube j’avais une érection inopinée. «Vraiment? Mais cela risque de te réveiller, chérie. - Oui, mais c’est ça qui est bon: te sentir en moi te mélanger à mon rêve, me bercer doucement hors de ma torpeur pour m’amener dans la nonchalance, puis dans la tiédeur, puis dans la chaleur, puis dans la palpitation, puis me faire jouir et me laisser sombrer à nouveau dans la mollesse de mon rêve en sentant ton sperme encore vivant couler doucement entre mes cuisses.» Elle appelle ça «la malédiction des Hirschfeld»: «Ma mère était comme ça, mon père est comme ça, leurs propres parents étaient comme ça, ils faisaient encore l’amour à quatre-vingts ans.» Le soir, quand nous rentrons d’une soirée ou d’un dîner, elle va prendre un bain parfumé. Elle dispose de toute une palette de mousses, pêche, menthe, ananas, rose, jasmin, lavande... Pendant ce temps je lis, nu, allongé sur son grand lit. Obéron, le chat anthracite, ronronne près de moi. Sandra sort de la salle de bain et entre dans la chambre. Je ferme mon livre, je me 104 tourne sur le dos, je lui souris. Elle est ruisselante et fraîche comme Suzanne Fourment dont elle est le déconcertant sosie - posant en Vénus Anadyomène. Elle me regarde d’un air paisible et gourmand. Sous le parfum fleuri de son bain moussant, ma langue retrouve très vite le goût épicé de son clitoris. Elle vibre spontanément, aucune préparation ne lui est nécessaire car un paravent d’égoïsme nous sépare. Je bois l’huile poivrée de ses muqueuses, mes mains pressent ses fesses par derrière, je porte comme un bol à ma bouche son bassin tremblant, mes lèvres pincent cette chair chaude et j’avale la liqueur au goût de soja qui transpire, en la regardant se tordre. J’aime tellement ça que, parfois, j’en gémis. Elle ne s’occupe que d’elle. Elle lance ses bras en croix comme pour retenir le lit sous elle, sa respiration s’alourdit, elle jouit très vite une première fois en un spasme électrisé, serrant les cuisses et essayant de repousser ma tête avec ses mains pour m’arrêter. Nous luttons un peu, ma langue continue de presser son clitoris quelques secondes, pour rire, mais la tension devient, dit-elle, presque douloureuse, «comme des décharges électriques», et je finis par retirer mon visage luisant de son sexe brillant. Puis nous faisons l’amour. Sandra murmure des obscénités qui ajoutent à son excitation, elle tend ses bras à nouveau pour repousser le mur, cette fois, et elle jouit encore, elle émet un bruit silencieux, comme un rire rentré, tandis que je grogne en éjaculant. Alors nous pouvons parler. - Qu’est-ce que tu dirais si tu devais décrire la manière dont nous faisons l’amour, dis-je. - Je dirais que c’est bon. - Et puis? - C’est tout. Que peut-on apprendre de nouveau à qui que ce soit? Tout le monde sait ce que c’est, non? - Oui, mais tout le monde ne jouit pas de la même manière. Tout le monde ne jouit pas tout court. 105 - Je trouve que les écrivains en font trop. Soit ils sont artificiellement obscènes, soit faussement emphatiques, soit bêtement lyriques. La crudité en se généralisant s’est affadie. Elle est devenue une routine, un mot d’ordre. Les mots sont employés comme des anesthésiques. L’obscénité du roman contemporain est la douleur fantôme d’un amputé. Une dizaine de termes, toujours les mêmes, traduisent le désarroi général devant la confiscation des corps que la science opère. Ce n’est pas de la littérature, ce sont des appels au secours, des cris du corps... - Tu veux dire des cris du cœur, chérie? - Non, je veux bien dire des cris du corps. Au fur et à mesure que la procréation artificielle progresse et que pullulent les simulacres virtuels, les romans consacrés au corps-viande se multiplient. Viol, sida, inceste, partouze, eczéma, décompositions diverses sont les nouveaux thèmes à la mode. Les mots ont tellement de mal à concevoir ce qui leur arrive qu’ils viennent se hurler jusque dans les titres, comme les poissons crevés qui flottent à la surface de la Seine en période de canicule: La décomposition, Viande, Je suis mort, L’inceste... - Comment parlerais-tu de ton corps, toi, dis-je. Comment te décrirais-tu en train de faire l’amour? - Il faut noter ses sensations comme on les noterait à propos d’autre chose, un concert, une conversation, un voyage en bateau. - Quelles sont tes sensations? - Je ne veux pas te le dire, tu vas l’écrire dans ton livre. Quelles sont les tiennes? - Ce sont des pensées. Je pense à ces photos en noir et blanc de ton père et de ta mère, sur la cheminée, celle de ta mère dans une rue de Sao Paulo avec Monica et toi, celle de ton père et ta mère sur un pont, pauvres, jeunes, beaux et heureux, exactement comme nous. Celles de ta mère avec toi bébé. Celle surtout où ton père et ta mère dansent joue contre joue. Ça ne te gêne pas qu’on baise devant tes parents? - Non, parce qu’ils adoraient ça, je te l’ai dit. - Tu ressembles tant à ta mère. C’est comme si je faisais l’amour avec elle, Madeleine, à travers le temps. - J’ai exactement l’âge qu’elle avait quand elle est morte. Ça me fait peur, je crains 106 le moindre mal de tête. - Une rupture d’anévrisme n’est pas une maladie génétique, chérie. Tu n’es pas ta mère, tu n’as pas une petite fille de quatre ans et une autre de deux ans, et de toute façon rien ne se répète jamais, même si les situations, parfois, se ressemblent ou s’interpellent. - Tu as raison, merci de me rassurer. - C’est drôle de penser que ta mère était parisienne et parlait le français sans accent. Si elle était vivante, je crois qu’elle et moi nous entendrions très bien. - Elle aurait été folle de toi. Elle adorait Proust. - C’est pour cela que tu es si intelligente, mon cœur. - Tu crois vraiment que cela aussi doit être écrit? - Fais-moi confiance, je sais exactement ce que je fais. Tout a un sens, chaque digression, chaque hors-sujet. On ne s’attaque pas à un demi-siècle d’hypnose frontalement. Il faut fomenter son labyrinthe, chaque ligne doit receler un schibboleth invisible. Le lecteur n’est pas un semblable ni un frère, c’est un ennemi passif duquel il ne faut rien attendre. - Baudelaire a tort? - Mais non, c’était son schibboleth à lui. Le lecteur hypocrite croit lire l’hypocrisie dans l’image que la vérité lui renvoie de lui. Il accuse la vérité qui le dévoile d’être hypocrite. Le lecteur idiot voit de l’idiotie partout, le lecteur haineux pense qu’on est plein de haine parce qu’on ose rire de lui, et ainsi de suite. - Donc tu ne feras aucun effort pour que le lecteur voie où tu veux en venir? - Je fais en sorte qu’il ne s’ennuie pas, c’est déjà beaucoup. - Et s’il s’ennuie quand même? - C’est qu’il est ennuyeux, tant pis pour lui. - Mais nous venons de faire l’amour pour que tu puisses évoquer la sexualité de De Gaulle, non? Tu comptes dire quoi? - Je compte dire que le sexe n’était pas plus son truc que l’écriture. - Comment le sais-tu? - En octobre 1920, une rencontre est organisée par les familles de Gaulle et 107 Vendroux. Le sexe est si peu la tasse de thé de Charles qu’il renverse la sienne sur la robe d’Yvonne. Une autre fois, ils vont au musée et s’extasient devant La Femme en bleu de Van Dongen, futur peintre collabo. - Le morbide Van Dongen? Celui qui fut reçu par Arno Breker à Berlin avec Vlaminck, Derain, Landowski? - Lui-même. Et comme tu le sais, le mauvais goût en peinture est signe d’une sensualité déficiente. En 1916, devançant la merveilleuse expression d’«art dégénéré», de Gaulle reprochait aux peintres leur «déraillement moral». Il suffit de voir une photo de De Gaulle pour comprendre qu’il était arnaché de principes bourgeois. Charles et Yvonne se marient en avril. Leur fils aîné, Philippe, naît un 28 décembre. Son prénom est un hommage à Pétain qui ne peut être le parrain car il a épousé une divorcée, à 61 ans, Eugénie Hardon, dite «Nini». - Mon Dieu, que tout cela est vieillot. A la même époque tant de génies libres comme des lions et intenses comme des tigres font flamboyer Montparnasse. - Preuve que plusieurs époques s’affrontent tels des continents ennemis au sein d’une même époque. L’époque la plus vivante, contenue à l’intérieur de l’époque la plus rancie, est toujours paradoxalement celle qui a l’antiquité avec elle. La modernité a sur son temps plusieurs siècles d’avance, les siècles qui la précèdent et dont elle reprend le flambeau. Ce que Ben Jonson a dit de Shakespeare: «He was not of an age, but for all time», est toujours vrai en art. Et parfois dans la vie privée. - Lindo... C’est là que tu voulais en venir avec ma mère! - Elle est vivante à chaque fois que je fais l’amour avec son adorable double charnel et coloré. Les époques jouissives se rejoignent à l’intérieur même des époques grincheuses. C’est l’inceste des temps. Par la même occasion tu fais l’amour avec ta mère française proustienne à travers moi. - Et de Gaulle? - De Gaulle, c’est l’inverse. Il est le moins voyageur des êtres, c’est pour cela qu’il est si atrabilaire à Londres. Il emporte partout où il va son temps et son espace vitrifiés dans son nom. Sexuellement, de Gaulle est un trouvère constipé qui bande pour sa mèrepatrie. Il est en érection constante sans jamais jouir, d’où cette raideur peu commune. 108 Quand il s’adresse aux enfants français sur la BBC, le jour de Noël 1941, il parle comme un enfant, mais il pense comme lui-même, c’est-à-dire un débile: «Il y avait une fois: la France! Les nations, vous savez, sont comme des dames, plus ou moins belles, bonnes et braves. Eh bien! parmi mesdames les nations, aucune n’a jamais été plus belle, meilleure, ni plus brave que notre dame la France. Mais la France a une voisine brutale, rusée, jalouse: l’Allemagne...» La France, pour lui, est une «madone», une «princesse de conte». C’est par ces déclamations médiévalo-oedipiennes que débutent ses Mémoires, qui se terminent non moins niaisement par un hommage porno à la nature, gonflé de métaphores de souspréfecture puant le romantisme mal digéré: « “L’amour fait monter en moi des sèves et des certitudes si radieuses et si puissantes qu’elles ne finiront jamais!” dit la Nature au printemps. “Quelle gloire est ma fécondité!” dit-elle en été...» - Que horor! - C’est aussi mon avis. Et entre l’ouverture walt-disneysée et la conclusion en forme de comices agricoles, ce sont d’inlassables péguyennes déclarations d’amour à la France, si grotesques qu’on en a honte pour lui: «Ah! mère, tels que nous sommes, nous voici pour vous servir!» - Vite, gustoso, dans mes bras. Qu’un baume brésilien nous protège des vibrations névrotiques de ce chauvinisme carabiné. 109 CHAPITRE XIV Rêves d’exil J’ai fait d’étranges rêves à Londres. Je dormais mal, sans doute à cause du lit à une place. Parfois je me réveillais à trois heures du matin, je lisais Shakespeare jusqu’à sept heures, je me rendormais pour réemerger vers onze heures. Une nuit Macbeth s’immisça dans mes visions. Je dirigeais une équipe d’équarrisseurs, dans un grand château. Nous étions à la fois des équarisseurs et des artistes, comme le boucher taoïste de Tchouang-tseu qui «enfonce son couteau avec un rythme musical», et dont l’art parfait consiste à ne s’attaquer qu’aux interstices. C’était une sorte de pièce de théâtre, une joute publique avec une autre équipe dirigée par Mathieu Australopiquec. Oui! le célèbrissime Australopiquec, le barde irlandoïde protéiforme, l’écrivainpoète-chanteur-cinéaste dont j’ai l’honneur d’être le vivant cauchemar depuis que nous nous sommes rencontrés, il y a des années, chez un ami commun. C’était bien avant l’immense raffut autour de son dernier best-seller: Les minables aiment ma misère. Imaginez que vous croisiez Staline jeune autour d’un samovar, que Staline jeune cherche à vous séduire, que Staline jeune vous envoie ses poèmes de jeunesse, et que vous gardiez le silence... Pensez-vous pouvoir échapper à la Sibérie le jour où Staline aura les moyens de se venger de votre mépris? Australopiquec n’est pas Staline, bien sûr, ce n’est qu’une image pour dire que je connais les coulisses de son imposture. Désormais, il ne songe qu’à me censurer à mort. Mon projet d’écrire sur Baudelaire le rend fou, il est prêt à tout pour m’en empêcher, pour démolir mon improbable et déjà assez vacillante réputation littéraire. Son succès international ne l’a pas calmé. Il continue d’inonder les critiques de lettres de dénonciation où il laisse exhaler tout le mal qu’il pense de moi, mon talent usurpé, ma surestimation médiatique, ce qui est comique - et logique - de sa part. Mais cette atmosphère agressive était absente de mon rêve. Descendant une vaste 110 colline d’herbe, Mathieu marchait lentement vers le château pour rejoindre son équipe. Je me réveillai à cinq heures trente du matin, lus un peu et me rendormis. Cette fois, j’assistais au tournage d’un film de science-fiction, il y avait un vaisseau spatial, le comédien-chanteur Patrick Bruel jouait le premier rôle. Le corps d’une des actrices se déformait, comme ces lampes en forme de tube transparent des années soixante-dix à l’intérieur desquelles des bulles orange ou rouge, sous l’effet de la chaleur, se dédoublaient et se confondaient de part en part du tube, imitant la division et la phagocytose de cellules vivantes. Par un truquage très sophistiqué, le corps de l’actrice, flottant horizontalement dans l’espace, fondait lentement au niveau de la taille, se divisant en deux parties distinctes qui s’éloignaient l’une de l’autre puis se rapprochaient élastiquement pour refondre leurs fludidités en une seule. Une autre nuit, j’étais dans la salle à manger d’une grande maison où avait lieu un séminaire sur Heidegger. Je me cachais derrière des rideaux bordeaux masquant une porte-fenêtre, des rideaux qui défilaient devant mon immobilité comme les portes du métro londonien arrivant sur le quai. Je voyais Marco Banana attablé avec d’autres personnes, je sortais de ma cachette pour le rejoindre et me mêler aux participants. Francis Mimosa, le grand philosophe, me faisait un compliment exagéré concernant les rares références à Heidegger qui émaillent mes livres. Je rétorquais que je n’avais toujours pas lu Heidegger, il me répondait que mes références étaient néanmoins toujours délicatement choisies. Hubble était là aussi, fâché. Il pointait du doigt sans dire un mot une phrase inscrite sur le rabat de la jaquette de son dernier livre. C’était une citation - imaginaire - de Heidegger: «Les Juifs excellent dans le dictionnaire des petites idées.» (Je compris au réveil qu’elle était une déformation d’une phrase antisémite de Hegel.) Je répondais à Hubble par bravade que bientôt un Juif allait démontrer à la face du monde qu’il peut aussi prendre en main une grande idée. Sourire énigmatique, ironique et silencieux de Hubble. Dans la même nuit, je rêvai d’une maison familiale, une sorte de ferme où mon père fabriquait du fromage blanc. Nous y avions chacun nos chambres, comme à Bandol. Celle de mon frêre aîné était garnie d’un énorme lit en forme de cendrier en métal doré. 111 Quelqu’un me donnait un tuyau pour moderniser la production de la ferme, mais mon père, qui fabriquait du fromage blanc pour son plaisir, sans s’intéresser au profit, refusait de renoncer à sa méthode artisanale. Conséquence de ce mois d’exil, je fis pas mal de rêve de réunions familliales dans de grandes maisons. L’une d’elles possédait une piscine circulaire, comme une douve, qui se remplissait lentement d’eau. L’ambiance était ensoleillée, heureuse, imperceptiblement bizarre. Une autre fois, mon frère aîné, son fils et moi étions réunis dans l’appartement de mes parents, attendant l’an 2000. Il faisait beau, mon père venait se joindre à nous. Sur une table était posé un téléphone portable qui allait permettre de joindre ma mère à minuit très précisément, car elle (c’est-à-dire moi) était à l’étranger. Dehors, par la terrasse, on voyait un avion passer lentement au-desus du toit de l’immeuble puis atterrir sur la pelouse. L’une de ses énormes ailes frôlait la rambarde d’où nous le regardions atterrir. Tout le monde était assez ému à l’approche de l’an 2000. Le temps passait lentement dans le rêve, de façon assez réaliste. Je racontais à mon neveu ce que signifiait l’an 2000 dans mon enfance. Mon frère était très angoissé. Il répondait «Certes...» à toutes mes remarques, avec un regard sombre. Je regardais ma montre, plus qu’une minute avant l’an 2000, il fallait joindre maintenant ma mère sur son portable en utilisant celui de mon père posé sur la table. Le jour précédant ce rêve, j’avais observé un Concorde passer très haut dans le ciel juste au-dessus du carrefour de South Kensington. Cette même nuit, je fis plusieurs rêves en ribambelle. Dans l’un d’entre eux Mémé Hanna Soureh était vivante, de retour de convalescence après sa mort. Il ne fallait d’ailleurs pas évoquer sa mort devant elle, pour ne pas la choquer, elle était encore faible. Elle lisait Le journal de Mickey en yiddish, un Mickey religieux, tout en noir, qui faisait ses prières. J’arrivais à déchiffrer le texte, comme autrefois le journal Unzer Weg auquel était abonné ma grand-mère. 112 Puis, je rêvai que j’étais chez Sandra. J’allais pouvoir travailler tranquillement à mon De Gaulle car Sandra (c’est-à-dire moi) était en voyage à l’étranger. Il faisait un temps radieux. J’ouvrais un vasistas et bavardais de fenêtre à fenêtre avec Banana qui habitait juste en face. Ensuite, je rêvai que quelqu’un m’avait subtilisé mon porte-monnaie «Charles Barkley Basket King» en nylon bleu à bordure mauve et à bande velcro, et placé mon argent dans un vieux porte-monnaie en cuir noir usé. C’était Paul, un garçon avec qui j’avais discuté la veille au Troy Bar. Il rigolait de sa farce mais je voulais être certain qu’il me rende mon porte-monnaie et que toutes mes liasses de billets de 50 livres s’y trouvaient. Ensuite, j’étais avec Matos Viéra. Nous marchions sur le trottoir, à Paris, et passions devant la librairie de Thomas Pavier. Matos ne savait pas qui était Thomas Pavier, je lui expliquais qu’il s’agissait d’un libraire qui avait imprimé en 1619 un recueil de pièces de Shakespeare, en asssociation avec William Jaggard, le père de l’imprimeur Isaac Jaggard dont le nom apparaît sur la célèbre couverture de l’in-folio de 1623. J’étais très érudit dans mon rêve. En parlant, nous arrivions devant l’immeuble d’une chaîne de télévision. Une journaliste célèbre se tenait sur le trottoir, elle nous voyait venir vers elle et entrait à l’intérieur de l’immeuble, nous tournant le dos avec dédain sans nous saluer. Une autre nuit, je rêvai encore de Matos. Nous étions dans une décapotable, il y avait des lunettes de soleil Rayban cassées, une jolie brune que j’embrassais, une réception dans une villa où nous étions conviés, une route de campagne qui montait, sur laquelle Matos faisait demi-tour... Peu de temps avant mon retour à Paris, je rêvai de Mélany et de Sandra. Dans mon rêve, sans se connaître, chacune rêvait agressivement de l’autre, et je riais de cette bonne blague. Puis je conduisais une Safrane bleu marine, comme celle du père de Mélany. Lui et moi allions ensemble au travail, c’est moi qui conduisait sa voiture, je montais à 113 l’intérieur d’une sorte de parking en spirale, j’arrivais devant un portail illuminé en orange comme sont les rues de Paris la nuit, car c’était le petit matin, en hiver, le jour ne s’était pas encore levé. Je faisais demi-tour et redescendais la spirale du parking. Une partie du sol était transparente, comme un toit en verre, on pouvait y rouler en voyant les autres étages au-dessous. Soudain le verre cédait et la voiture tombait d’un étage au cœur de la spirale. Le père de Mélany avouait avoir eu peur pendant la chute, mais cela prouvait la bonne qualité des voitures Renault. Un autre rêve, enfin, fut mis en scène par Shakespeare lu dans la nuit avant de m’endormir. C’était une sorte de gag visuel, comme un sketch. Une petite fille voulait couper les longs cheveux blonds de sa poupée (gros plan sur le visage caoutchouté de la poupée), mais une voix d’adulte, parvenant de derrière la caméra, lui disait: «Ce n’est pas la peine de lui couper les cheveux, de toutes façons elle n’a plus de mains.» Un plan large dévoilait alors les mains amputés aux ciseaux de la poupée. Etrangement, je n’avais pas lu Titus Andronicus ce soir-là, mais le supplice de Gloucester dans Le Roi Lear. Il va bientôt être onze heures du matin, je suis sur Great George Street, j’entre dans une cabine rouge, j’appelle Sandra, j’écoute la tonalité en lisant une carte postale collée sur la vitre: Sexy Brazilian offers Erotic Massage Home & Hotel Visits Open Very Late Please Call: 07803 124866 - Allô? - Ecoute chérie... - Qu’est-ce que c’est? - Big Ben, tu entends? Huit! neuf! dix! onze! 114 - Oh fofinho, ça me donne envie d’être avec toi. Tout va bien? - Oui. Je fais des rêves bizarres par rafales, presque chaque nuit. - Pourquoi? - Je ne sais pas. Je pense que je résiste à une phrase de De Gaulle... - Laquelle? - C’est une formule de Chateaubriand qu’il adorait citer hors de contexte, selon laquelle il fallait «mener les Français par les songes». - Il l’entendait dans un sens hypnotique. - Oui. - Songes et mensonges de De Gaulle. Tu n’as qu’à te réciter une contre-phrase, comme un talisman. - Tu as raison mon cœur. D’ailleurs, maintenant que nous en parlons, je sais qu’elle contre-phrase je vais utiliser. Je l’ai lue hier dans une biographie de Churchill. - Quelle phrase? - C’est à propos de sa nuit du 10 mai 1940. Il venait d’être nommé premier ministre et raconte qu’il dormit parfaitement bien et ne fit aucun rêve. - Quelle est la phrase? - «La réalité vaut mieux que les rêves.» 115 CHAPITRE XV Endoctrinement En 1921, de Gaulle mène une mission d’instructeur en Pologne. Ses supérieurs notent ses «allures un peu hautaines», mais ils l’aiment bien. «Il a tout pour lui, rien contre lui», dit le général Bernard. De Gaulle continue de se rapprocher à grands pas de sa devise invisible de la Libération: Tout pour rien. Son fils est baptisé Philippe en l’honneur de son supérieur Pétain qui, divorcé, ne peut être parrain. Cette légère tricherie patronymique vaudra en retour à de Gaulle que Pétain triche en sa faveur à sa sortie de l’Ecole Supérieure de Guerre. De Gaulle est en effet toujours aussi médiocre. Il obtient sa meilleure note (18,5/20) en... allemand! Sa plus mauvaise l’est en anglais (11/20). Entre les deux, rien de bien remarquable et Pétain doit intervenir et contraindre les examinateurs à transformer la «monstrueuse erreur judiciaire» de l’assez bien en bien. Dindon, fou furieux qu’on ait osé le désobliger de la sorte, s’exclame: «Cette boîte, je n’y remettrai les pieds que pour en prendre le commandement!» Il est en bonne voie d’ubuisation avancée. C’est encore sa dindonnerie qui le fera s’énerver pour des broutilles de rang et de considération, à Londres, lorsque l’Europe sera à feu et à sang. C’est la même dindonnerie qui déclenchera sa colère «antisémitique» - comme écrit comiquement un de ses hagiographes - lorsque les Israéliens oseront ne pas écouter ses oracles. C’est toujours la même dindonnerie bafouée qui le fera écumer contre les étudiants railleurs. Les relations entre de Gaulle et Pétain se poursuivent sur le mode de la complicité falsificatrice. En 1925, Pétain charge de Gaulle d’écrire une Histoire du soldat français. «Officier de plume», «officier rédacteur» sont les titres pompeux de celui qu’on surnomme «le poulet de Pétain». Pétain lui précise: «Il est bien entendu que vous ne communiquerez à personne ce travail qui doit rester entre nous.» En français, on dirait que de Gaulle est le nègre de Pétain, son «écrivain-fantôme» 116 en anglais (ghost-writer). D’ailleurs Pétain apprécie assez le style de son spectre de plume pour imposer ses conférences sur la «philosophie de la guerre», jugeant les essais de De Gaulle «impeccables et de bonne doctrine». De Gaulle met à contribution son propre père, le professeur, pour l’Histoire du Soldat, et le livre fantôme s’élabore lentement au cœur d’un abîme ambigu: Pétain transmet son prénom au fils d’un homme officieusement assisté de son père né le même jour que lui, récupérant en retour son nom sur la couverture d’un livre qu’il n’écrira jamais. Rien d’étonnant si Dindon souffre d’un Oedipe forcené avec sa mère la France! Bien plus tard, lorsque leurs destins respectifs auront tout bouleversé, de Gaulle affirmera que Pétain est «un grand homme mort en 1925», soit l’année où il adopta la défensive passive de la ligne Maginot contre la guerre de mouvements préconisée par son écrivain-fantôme. Comme de Gaulle aura ce mot en pleine Seconde Guerre mondiale, il faut en conclure que c’est un spectre qui plane sur la France entre 1940 et 1944. Le problème avec les spectres, c’est qu’ils sont increvables. On en a la preuve à l’arrivée de l’an 2000, puisque l’ectoplasme mal momifié de Mitterrand, phagocyté par le spectre mal fagoté de Pétain, n’en finit plus de lancer de lugubres imprécations contre les [...] si bien nommés par le fantôme d’opérette de De Gaulle depuis son caveau triplex mal imperméabilisé. En ces années folles, non content d’être un philosophe de la guerre, l’officier de plume se sent un écrivain d’envergure. Pétain l’adoube, Hitler lui-même le lit et le fait traduire. Et en effet le style de De Gaulle est digne d’aussi considérables lecteurs. Cela oscille entre le dépliant publicitaire vantant les mérites de l’armée de métier («sans cesse en déplacement... touristes de carrière») et le charabia insipide («soif des grandes entreprises... Napoléon III rompt en visière») corseté de métaphores ultra-convenues noyées dans une ringardissime bouillie paul-bourgettienne dont je vais maintenant exhiber ce répugnant caillot tiré de Préparer la guerre, c’est préparer les chefs: «Le voyageur épuisé, parvenu au faîte de la colline, contemple avec joie le chemin parcouru, et s’enorgueillit en apercevant les durs passages qui le firent chanceler sur la route. Puis, satisfait et résolu, il se hâte de se remettre en marche, pour n’être pas surpris avant le gîte, par la nuit funeste et glacée.» 117 Voilà pour la forme. Quant au fond, l’avisé Philippe et le délicieux Adolph ont également de quoi être séduits par l’idéologie de De Gaulle. Cela va de la manipulation des foules, qu’il s’agit de remuer «par des sentiments élémentaires, de violentes images, de brutales invocations», à l’éloge de la force, «recours de la pensée, instrument de l’action... fossoyeur de décadence», en passant par l’apologie du sacrifice, «cette souffrance glorifiée dont on fait les troupes», et la conviction que l’armée est le modèle social idéal dans un monde menacé de décadence par les puissances de l’argent et la corruption des partis: «Une société qui se forme en faisceaux, accepte les pleins pouvoirs, travaille en séries, sur tarifs, d’après gabarits, veut des costumes, des prix, des écoles uniques, n’a plus rien de contradictoire avec les corps de troupe et la rigueur des rangs, les consignes et l’uniforme... A voir tayloriser l’industrie, diriger l’économie, embrigader les opinions, on inclinerait à penser que le type militaire d’organisation est symbolique des temps nouveaux.» S’il fallait qualifier cette «impeccable et bonne doctrine» des écrits de De Gaulle, depuis Préparer la guerre c’est préparer les chefs, en 1921, jusqu’au Mémorandum de 1940, je ne vois qu’un mot qui convienne. Le cervelat pétrifié du Dindon d’avant le 18 juin 1940 baigne parmi les pires stéréotypes fascistes. Tout ce qu’écrit de Gaulle avant d’être de Gaulle exalte les valeurs les plus minables de l’esthétique et de l’idéologie fascistes: le chef; l’autorité; la race; l’instinct; le destin; le sacrifice; la «sainte blessure» des soldats tués au combat («Cela est fort bien ainsi.»); le groupe; la force; le «goût de vivre rassemblés»; l’«ardeur à s’effacer au profit du tout»; le «tyran qui déforme chacun pour mieux pétrir l’ensemble», qui «ennoblit ceux qu’il opprime»... Même lorsqu’il se cantonne à l’intérieur de sa spécialité, les chars, celui qu’on surnomme le «Colonel Motor» délire d’un enthousiasme mussolinien en vantant «l’immense dépense d’énergie et d’orgueil consentie par notre siècle en faveur de l’effort physique et de la compétition», affirmant le «goût des belles mécaniques» lorsqu’elles sont «maniées par des maîtres», le «prestige que les machines de choix 118 confèrent à leurs serviteurs». Quand il n’est pas bassement chauvin, de Gaulle est bassement grégaire, exaltant l’«internationale» de la «communauté d’instincts et de tradition» des armées. Hitler avait lu de Gaulle. Pénétrant en 1945 dans le bunker de Berlin, Alain de Boissieu, le futur gendre, découvrit Vers l’armée de métier dans la bibliothèque du rapin raté. Dans ses Mémoires, de Gaulle va jusqu’à se vanter d’avoir inspiré à l’armée allemande sa stratégie de la guerre motorisée. La littérature, dont la supériorité sur les historiens est indiscutable, a retrouvé pour sa part quelques feuillets du journal intime inédit d’Eva Braun. Elle y indique la page précise de Vers l’armée de métier qui provoqua chez Adolph une soudaine, violente, inapaisable érection. Eva ajoute qu’elle ne parvint à calmer son amant qu’en le rouant de coups de bottes, nu comme un ver, prostré sur le sol dans la position du foetus, la mèche en désordre et la moustache balayette luisante de bave. Le passage, légèrement maculé de sperme nazi, souligné trois fois en rouge dans la marge de l’exemplaire personnel d’Hitler, est le suivant: «Ce peuple doctrinal court à l’épreuve nouvelle tout bardé de principes. Le bandeau lui couvrant les yeux, il frappe à faux de grands coups, se prodigue à contresens, charge héroïquement les murs. Puis, déconfit, mais redressé par l’amourpropre, il se trouve face à face avec la réalité et lui arrache ses voiles. Alors il l’étreint, la domine, la pénètre, en tire toutes les délices de la gloire.» Il a été moins facile de retrouver la phrase exacte de De Gaulle qui déchaîna la libido de Pétain, au point de la plagier sans vergogne, créant un sujet de brouille inextinguible entre le maréchal et son nègre. Mais impossible n’est pas papou et le lecteur effaré est en mesure de lire désormais une phrase restée fameuse dans les annales de l’ignominie: «Sauf dans les moments de folie où l’on prépare sa propre décadence, les Etats, par principe, cultivent l’esprit militaire, comme ils font de la famille, du travail ou de l’épargne.» Du faîte de son Himalaya lyrique, on conçoit que de Gaulle méprise la littérature de son temps. Après tout, La discorde chez l’ennemi n’est contemporain que de La Prisonnière, Le Fil de l’épée ne l’est que de Voyage au bout de la nuit, et Philosophie 119 du recrutement seulement de Logique formelle et logique transcendantale. De Gaulle, vieille maîtresse d’école pudibonde à l’instar de sa grand-mère, peut ainsi assener: «La littérature reflète le désenchantement public en cultivant symboles, morbidesse, quintessence ou en roulant à l’excès dans l’ordure du naturalisme.» Mémé Joséphine continue d’habiter de Gaulle à la manière de la mère du Norman Bates de Hitchcock. C’est elle, sans doute, qui a provoqué l’étrange lapsus calami de l’éditeur, la fin de la phrase étant remplacée, sur l’exemplaire que j’ai sous les yeux, par «à l’ordure dans l’excès». L’auteur ouvre ici une parenthèse. Il tient à s’excuser auprès de ses lecteurs papous et inuits de devoir leur infliger d’aussi déplorables illustrations de la pire prose française. Mais les lecteurs inuits et papous ne sauraient imaginer la mauvaise foi du lecteur français, nourri depuis son berceau de cette rapeuse prose de sous-préfecture. Celui-ci ne manquerait pas de taxer l’auteur de dilettantisme, de parti-pris, d’approximation et d’injure injustifiée à la mémoire du Totem, si quelques citations n’apportaient ici leur sceau saumâtre à des assertions en acier trempé dans l’acide. Je me permets par la même occasion de rappeler que Pétain donne son nom au fils de De Gaulle lui-même né le même jour que son père, et que de Gaulle léguera son propre prénom à l’un des fils de son fils, ce Charles junior qui vient de se distinguer en cette glorieuse année 1999 en prenant sa carte du parti fasciste français, lequel représente, a-t-il fièrement déclaré, toutes les valeurs de son insigne pépé. Le lecteur français déboussolé n’aura qu’à demander son chemin en écrivant au «Cercle inuit des amis de SZ, Groënland, poste restante», où l’on suit ces divagations de la filiation gaullinienne sans l’ombre d’une difficulté. En 1928, l’embrouillamini des papas fantômes vire à l’aigre. Une dispute survient entre Pétain et son poulet concernant «la paternité du texte que de Gaulle a reçu mission d’écrire», écrit un hagiographe. Pétain veut faire réviser l’Histoire du soldat par un tiers, Dindon monte sur ses ergots. Il écrit à son supérieur une lettre furieuse. 120 «On a reconnu dans ces chapitres - c’est vous qui me l’avez dit - “un sens de l’Histoire, une compréhension philosophique, un éclat du style qui sont l’effet du talent.”» La vanité outragée de De Gaulle va jusqu’à laisser entendre que Pétain lui-même est trop mauvais écrivain pour signer un livre sans provoquer l’hilarité générale. «Si le monde entier sait ce que vaut dans l’action et dans la réflexion le maréchal Pétain, mille renseignés connaissent sa répugnance à écrire.» De Gaulle récupère promptement son manuscrit et tous ses textes, mais Pétain aura eu le temps de noter la petite phrase sur «le travail, la famille et l’épargne», sa mauvaise vue lui faisant lire le dernier mot «la patrie». En 1937 paraît enfin sous le nom de De Gaulle La France et son armée, qui «achève d’affirmer sa réputation d’écrivain», chante l’hagiographe. La valetaille courbée des hagiographes, lorsqu’elle commente ses textes écrits entre 37 et 50 ans, est éblouie par la lucidité oraculaire de De Gaulle. Génie stratégique dont la hiérachie figée néglige les théories révolutionnaires sur la guerre de mouvement, prophète hors-pair qui prévoit, dans son étude du «Caractère» parue dans Le Fil de l’épée en 1927, sa propre destinée du 18 juin 1940. Vraiment? Voyons cela d’un peu près. De Gaulle a toujours été obnubilé par la figure du Chef. Dans La France et son armée, il ne dissimule pas son admiration pour Roon, Moltke, Bismarck et Guillaume II. Si l’Allemagne, dont il apprécie tant la race de guerriers servie par «l’énergie des chefs et les efforts des exécutants», a perdu la Première Guerre, c’est nécessairement que de tels champions ont été fourvoyés. La discorde chez l’ennemi insiste sur le caractère illogique de cette défaite d’un peuple voué à la victoire. «A partir du 18 juillet 1918, le brusque et complet effondrement moral d’un peuple vaillant, décadence d’autant plus grandiose que ce peuple avait, jusque-là, su déployer une volonté collective de vaincre, une obstination d’endurance, une capacité de souffrir qui méritaient, depuis le premier jour de la guerre, l’étonnement et l’admiration des ennemis et obtiendront assurément l’hommage de l’Histoire.» De Gaulle reproche par conséquent aux chefs allemands «l’esprit de justification» qui surnage dans leurs Mémoires d’après-guerre. Un Chef n’a pas d’explications à donner. La guerre n’est pas une science, elle ne souffre aucune démonstration rationnelle, soumise par essence à «l’obscure harmonie des choses», aux 121 «impondérables» qui «renversent constamment toutes les conclusions du calcul». Il s’agit, comme l’écrit de Gaulle de Ludendorff menant une Allemagne docile vers son prévisible triomphe, de «l’aveugler de victoires et l’étourdir d’espérance». Aveugler et étourdir: le Chef n’est pas en guerre contre l’ennemi mais contre «le doute, ce démon de toutes les décadences» écrit-il dans Le Fil de l’épée, son Mein Kampf. La fonction essentielle du Chef est donc de pure propagande. L’idéologie réactionnaire de De Gaulle, largement imprégnée des valeurs qui triomphent à la même époque en Italie et en Allemagne, lui fait résumer tout l’art de la guerre à un pur rapport de suggestion, d’influence, disons le mot: d’hypnose. Analysant le lien qui doit exister entre les soldats et le chef, de Gaulle se conforme aux règles typiquement françaises de la psychologie la plus sommaire dans l’art de manipuler les foules. Dans un texte de 1929 au titre prétentieux de Philosophie du recrutement, de Gaulle écrit que le chef doit «pénétrer l’âme des soldats», car «un rapport direct, essentiel, inévitable existe entre la conduite de la guerre, la stratégie, la tactique et le moral du soldat». On se frotte les yeux, on a du mal à croire que l’homme qui a écrit ces lignes grotesques - résumables à l’idée qu’un troufion galvanisé fait un meilleur guerrier qu’un pioupiou déprimé -, est considéré comme un des stratèges majeurs du vingtième siècle. La défaite ne provient donc pas d’une infériorité stratégique mais revient simplement, selon le titre d’un essai de 1927, à une «question morale». «Si ceux qui manient la force française venaient à se décourager, il n’y aurait pas seulement péril pour la patrie, mais bien rupture de l’harmonie générale.» En somme, de Gaulle est d’accord avec Hitler. Si l’Allemagne a perdu la Première Guerre, c’est qu’elle a été trahie. Quelque chose ou quelqu’un a brisé l’aveuglement et l’étourdissement qui, la galvanisant, lui faisaient franchir tous les précipices. Hitler accuse les Juifs, de Gaulle se contente, dans sa bêtise coutumière, d’accuser le plus antiallemand, le plus philosémite des penseurs géniaux d’Outre-Rhin: Friedrich Nietzsche. «Toute l’Allemagne pensante», écrit-il, a subi «l’empreinte des théories de Nietzsche sur l’Elite et le Surhomme». Cette autruche intellectuelle de De Gaulle, ce mollusque mental gavé de Boutroux, 122 de Le Bon, de Gobineau, se met à insulter le nom de Nietzsche dans ses écrits stupides destinés à des militaires aussi incompétents et abrutis que lui! Et non seulement de Gaulle ose s’en prendre à Nietzsche, mais il relance la vieille méfiance antiintellectuelle de l’extrême-droite, accusant le virus philosophique allemand d’avoir infecté la France. «Ce qu’il y a de plus élevé dans la pensée française se détourne des sources nationales. Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche enseignaient en Sorbonne par personnes interposées.» C’est évidemment le contraire qui est vrai. La chauvine Sorbonne est longtemps restée imperméable à la pensée allemande, comme aujourd’hui Heidegger est encore un génie non grata dans l’université française. Sa vieille rancune d’écrivain raté fait chercher à de Gaulle un prétexte extrinsèque, éminemment littéraire, aux bévues allemandes. Puisque la victoire est affaire d’hypnose entre le chef et ses troupes, seul un penseur extra-lucide peut porter la responsabilité de la défaite. Il a brisé le fluide. De Gaulle emploiera le même raisonnement stérile pour expliquer plus tard la Débâcle. Celle-ci est l’effet d’une cause extérieure à l’armée, la «décadence des partis» qui a entravé le «génie» d’un peuple sur les rails duquel aurait dû logiquement se mouvoir le char de l’histoire. «Si les armées se battaient hier, aujourd’hui les peuples, demain peut-être les races, les principes de la guerre sont immuables», écrit-il dès 1927 dans La défaite, question morale. Pour reprendre ses minables images bucoliques, on peut dire que de Gaulle admire trop le génie propre de l’Allemagne pour envisager un terreau naturel au nazisme. Et comme de Gaulle croit aussi fermement à la Race qu’au Destin, la défaite ne peut-être, au fond, qu’un signe providentiel de ce qu’il nomme, dans son style de rombière, les «Principes outragés»: «L’effondrement soudain d’un peuple fort et vaillant allait servir de témoignage à la vengeance des Principes outragés.» Le bergsonisme mal digéré de De Gaulle donne naissance à deux erreurs fondamentales qui ne le quitteront jamais. Un anti-intellectualisme très typiquement réactionnaire, d’abord, d’après quoi l’instinct prévaut sur le calcul de sorte que l’intelligence ne suffit jamais à percer 123 l’obscurité qui règne dans «l’action de la guerre». Ensuite une confusion forcenée de l’espace et du temps, née de son incapacité à penser l’être du temps, confusion qui explique le monolithisme idéologique dont de Gaulle a toujours été l’esclave. Il y a ainsi en France, en 1932, un homme qui continue de concevoir la Première Guerre mondiale avec la même passion enjouée que les Poilus de 1914. Oser se plaindre de la boucherie, c’est remettre en question l’armée, ce que ne peut supporter de Gaulle. L’histoire est une fresque figée, un tableau de famille, d’Alésia à Sedan, qui ne souffre aucune critique, aucune justification. «Des combats, on ne veut évoquer que le sang, les larmes, les tombeaux, non plus la gloire avec quoi les peuples consolaient leurs douleurs. Il n’est point jusqu’à l’Histoire, dont certains ne défigurent les traits, sous prétexte d’en effacer la guerre. L’ordre militaire est attaqué dans sa racine», écrit-il dans Le Fil de l’épée, lui qui passera sa vie entière à transfigurer quatre années de déshonneur français pour en effacer la honte. En 1965 encore, toujours aussi peu soucieux des nuances, il citera César comme premier grand fédérateur de l’Europe, avec Charlemagne, Othon, Charles Quint, Napoléon et Hitler. Si la France est une Madone, l’histoire est sa demeure, avec ses murs, son toit, sa «porte par où avaient fui les enseignements du passé». De 1927 date une «saynette» éclaboussante de sottise qui illustre très nettement son monolithisme idéologique. La pièce s’intitule Le Flambeau. Elle rapporte une série de dialogues transhistoriques entre des troufions à travers les âges, le jeune d’une époque devenant le vieux de la suivante. Tout y est d’une pénible ringardise: les noms bien français («Thouvenin», «Fricasse»...); le ton artificiel («Quel plaisir de t’entendre, volontaire. Tu rends courage au vieux soldat fatigué! - Avec des briscards comme vous, sergent, de jeunes patriotes comme nous feront de belles choses.»); l’optimisme de la lutte contre la décadence, la foi en la nation triomphant de l’argent («Les assignats ne valent plus rien. Partout des révoltes, du désordre, des trahisons. - C’est donc ailleurs comme ici. - Mais cela va changer! la nation se lève pour anéantir ses ennemis et leurs complices.»); l’idée d’un injuste ascendant de la politique sur l’armée («Ces fous de 124 Paris empêchent les chefs de bien faire.»); enfin la ritournelle de l’ingratitude de la hiérarchie envers le soldat «blanchi dans les batailles». «Tant de périls courus, de peines endurées, d’illusions tombées!... Pour aller si loin et si longtemps, sans récompense, quel courage il t’a fallu!... On est bien injuste pour vous!» L’homme qui dans treize années décidera d’incarner son pays, patauge dans un absurde charabia infra-métaphysique, puéril et réactionnaire. «Je vois bien, Coignet, qu’il pèse en notre temps, comme un destin sur la France!» Gnan gnan gnan gnan gnan gnan gnan! Ce crétin de De Gaulle a 37 ans quand il écrit ça! Cette psychologie de basse-cour produit dans le minuscule cervelat de Dindon d’intéressants effets pervers. Son aveugle vanité est si dilatée, sa connaissance de l’esprit humain si insignifiante, qu’à chaque fois que de Gaulle fait le portrait d’une personnalité qu’il a connue, c’est un autoportrait qui s’érige spontanément, applicable à ce qu’il fut ou sera à un moment quelconque de son interminable carrière immobile. C’est le cas, par exemple, quand il élabore dans Le Fil de l’épée un portrait comparé du «Politique» et du «Soldat», «ruse et calcul», «souci de l’effet à produire» ici, «simplicité terrible» là. On le sait, désormais, de Gaulle ressembla toute sa vie au Politique qu’il méprisait tant. A l’occasion de son mini-putsch de 1958, les «intrigues chroniques», les «entreprises révocables», les «cotes mal taillées» du Politique seront les siennes, au point de devoir toute sa vie adopter le déguisement du Soldat, ce célèbre uniforme, hideux et mal taillé comme une cote! Son monolithisme de menhir mental permet aussi d’expliquer que tant de ses phrases décrivant le sort de l’Allemagne de 1918 s’appliquent, comme un gant jeté au visage, à la désastreuse France de 1940. «Quand une armée lâche pied ou qu’elle capitule, il lui siérait mal de se vanter des effectifs, des canons, des moyens qui lui restent et qu’elle livre à l’ennemi.» De Gaulle, on l’a vu, interprète Nietzsche de la même pitoyable manière qu’Hitler, celui-ci pour s’en féliciter, celui-là pour le blâmer. Pourtant s’il y a un penseur ontologiquement incapable d’influencer les brutes épaisses, c’est bien le subtil Turinois. 125 Dans son aveuglement, de Gaulle ne s’aperçoit pas que son analyse des chefs allemands nietzschéisés rappelle en tout point le portrait de sa propre fatuité observée en miroir. «Disposés naturellement à se considérer chacun comme le centre du monde, portés à développer à l’extrême leur caractère, et à en faire preuve avec une constance et une audace qui n’ont pas été assez remarqués, mais tournées, en revanche, vers les indépendances exagérées et décidées à agir par eux-même dans tous les cas.» Mais où l’Allemagne a péché, trahie par l’orgueil nietzschéen du Surhomme, la France ne succombera pas. N’étant pas à une incohérence près, de Gaulle, la vanité faite homme, ose expliquer que la supériorité de la stratégie française tient à la modestie de ses chefs. Fidèle à sa mièvrerie bucolique, il compare l’armée à un jardin à la française. «Aucun arbre ne cherche à étouffer les autres de son ombre, le bassin n’ambitionne point de cascade, les statues ne prétendent point s’imposer seules à l’admiration.» De Gaulle, selon qui, dès 1921, «préparer la guerre, c’est préparer les chefs», va développer son idée en traçant le portrait du chef à la française. C’est l’inoubliable étude de ce qu’il nomme le Caractère. Le Caractère se distingue peu en réalité du Guide à l’allemande (Führer) ou à l’italienne (Duce). Il appartient au même panthéon romantique - donnant «l’impression d’une force naturelle qui doit commander aux événements» -, tire son succès d’une même propagande théâtralement élaborée. Réagissant à la «décadence» de l’autorité, le rôle du Chef consiste à ranimer «l’antique référence». Il possède «la force de s’imposer aux masses», qu’il doit considérer comme des «animaux politiques». Rien de nouveau sous le soleil artificiel du Prince. D’ailleurs, écrit naïvement de Gaulle, «il y a beau temps que l’ascendant du maître aide à la subordination». Le Caractère règne donc sur les siens par l’hypnose, ce «fluide d’autorité» que «répandent» certains hommes de naissance. Toute l’estime dont de Gaulle fera preuve envers Hitler, Mussolini, ou Staline dans ses Mémoires, et envers Franco dans ses derniers déboires, s’exprime déjà dans la considération pour «tel dictateur sorti de rien, sinon de son audace». Et dire que Dindon ose reprocher aux militaires allemands leur lecture de Nietzsche! La psychologie réactionnaire de De Gaulle ne peut concevoir que «la bassesse du 126 Français» (Saint-Simon - mais on n’aura pas la candeur de penser qu’elle s’arrête aux frontières) n’a besoin d’aucun Caractère pour se fanatiser. N’importe quel charlatan y suffit. Hitler et Mussolini sont des babouins qui en imposent à des mollusques. Le Chef est semblable à l’artiste, explique encore le fade et fat de Gaulle goudronné de tirades de Cyrano de Bergerac. L’adhésion qu’il suscite, l’«inexprimable charme de son autorité», est bien une forme d’amour. Ainsi, telle une coquette, le «prestige» du Caractère «ne peut aller sans mystère». De Gaulle trace alors les linéaments d’un risible sous-machiavélisme à la gauloise, un dégoûtant mazarinisme en hommage à la domination, évoquant cet «empire sur les âmes» du Caractère qui sait faire vibrer «la foi latente des masses», celles-ci faisant «obscurément crédit» à la «vertu si singulière» du chef. Toute l’artillerie rhétorique du comédien sied au chef, et de Gaulle insiste sur l’«importance de l’attitude», sur les «apparences» d’après lesquelles «la multitude établit son opinion». Histrion dans l’âme, il compare l’«ascendant» du Chef et les «effets les plus pathétiques obtenus par l’acteur». Asperge révèle ses rêveries lorsque, dans La France et son armée, il décrit le «geste théâtral» de Canrobert, «rejetant en arrière sa grosse tête avec ses longs cheveux frisés et ses moustaches relevées... Il répond aux hourras par ces mots: “Salut! messieurs de la Garde” L’enthousiasme des Grenadiers touche alors au délire». De Gaulle passe ainsi allègrement d’un mysticisme de charbonnier («le prestige, élément mystérieux et comme divin de l’autorité») à la mystification du cabotin: il insiste sur l’«importance de l’attitude»: les «apparences» sur quoi «la multitude établit son opinion». Les modèles de laconisme de De Gaulle sont Condé à Rocroi, Hoche et Napoléon. La «sobriété des discours accentue le relief de l’attitude»; le «silence» est la «splendeur des forts», car il existe une «correspondance» «du silence à l’ordre». A chaque ligne de ce grotesque portrait martial du Caractère, «vertu des temps difficiles», on entend Dindon éructer: c’est moi! c’est moi! Les particularités de De Gaulle, qui ont foudroyé de respect et d’amour tant de ses larbins, au point de devenir mythiques (la froideur, la dureté, l’intransigeance), sont d’ores et déjà planifiées par lui comme étant précisément celles, artificielles, du 127 Caractère. «Un tel chef est distant, car l’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement. Au-dessous de lui, l’on murmure tout bas de sa hauteur et de ses exigences... “Orgueilleux, indiscipliné”, disent de lui les médiocres.» En réalité, de Gaulle est un caractère au sens précis de La Bruyère. Mitterrand, dira de Gaulle, est une arsouille. Eh bien de Gaulle, avait prévenu La Bruyère, c’est Arsène. «Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse; loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais.» Le Caractère tel que le conçoit de Gaulle est donc en partie un autoportrait idéal et naïf. Mais, comme dans son texte de fiction écrit à seize ans, c’est surtout la peinture par de Gaulle de lui-même en gloire, tel qu’il s’imagine providentiellement récompensé de sa grandeur. «Une sorte de lame de fond pousse au premier plan l’homme de caractère. On prend son conseil, on loue son talent, on s’en remet à sa valeur. A lui, naturellement, la tâche difficile, l’effort principal, la mission décisive. Tout ce qu’il propose est pris en considération, tout ce qu’il demande, accordé.» Le «recours unanime au Caractère, quand l’événement l’impose, manifeste l’instinct des hommes. Tous éprouvent, au fond, la valeur suprême d’une pareille puissance». Dans son délire narcissique, de Gaulle se met à rédiger a priori l’annale consacrée à son triomphe imaginaire. Le Caractère est un artiste qui sculpte l’histoire, «son mouvement est d’imposer à l’action sa marque, de la prendre à son compte, d’en faire son affaire», «moralement, il l’anime, il lui donne la vie, comme le talent fait de la matière dans le domaine de l’art». Ici, le grand Nietzsche mouche le petit de Gaulle en une phrase: «Cela un grand homme? Je ne vois jamais que le comédien de son propre idéal.» Le Caractère est le héros romantique des temps modernes. Bien entendu, conformément à l’idéologie gaullinienne, c’est un héros réac. S’il est indispensable à son pays, c’est que la décadence menace sur tous les fronts, que le bon temps d’autrefois s’est évanoui, et que la situation nouvelle exige un homme nouveau qui sache y faire face. 128 On entend toujours et encore la voix éraillée de Mamie Joséphine lorsque de Gaulle évoque avec nostalgie la France d’hier. «Ere de stabilité, d’économie, de prudence; société des droits acquis, des partis traditionnels, des maisons de confiance; régime des revenus fixes, des traitements certains, des retraites calculées au plus juste; époque du trois pour cent, de l’échelle mobile, du vieil outillage et de la dot réglementaire. La concurrence, aidée de la technique, a fait fuir cette sagesse et tué cette douceur.» Ouin ouin ouin ouin ouin! Né emmuré dans le siècle de sa grand-mère, De Gaulle déplore, en ces années trente que le monde bascule. Il sent que tout s’accélère, mais sa vanité le tiraille avec plus de vigueur que sa nostalgie bucolique. Il entend bien être du convoi, et même dans la locomotive. «Plus éphémères que jamais sont le succès, la mode, le gain. Quelle clientèle se conserve, quelle réputation est définitive, combien de temps une machine demeure-telle assez moderne?... Au lieu et place de la coutume, du réglement et du poncif, il nous faut d’autres critères de la pensée et de l’action... Pour couler des jours tranquilles, on sollicitait toute la sagesse du monde; à présent, la vie est un raid où chacun donne tout ce qu’il peut... Le moment est venu de mettre le Caractère audessus de toutes les autres vertus, de l’exiger avant les autres, de le cultiver d’abord, d’en faire son critérium.» Le problème de De Gaulle, c’est qu’au moment où il écrit ces lignes, il est un Caractère au chômage, un critérium au creux de la vague, un héros dans le désert. Lorsqu’il est nommé à Trèves, en 1927, à la tête du 19ème bataillon de chasseurs à pied, cela fait onze ans qu’il n’a pas eu de commandement. Il prend évidemment au mot le directeur de l’infanterie qui affirme: «Je mets en place un futur généralissime de l’armée française.» Depuis qu’il a seize ans, de Gaulle se persuade que l’histoire va le rejoindre et lui rendre cet honneur qu’il attend comme son dû. Hélas, tout s’écroule. Les années où il fulmine de rêves de gloire sont en réalité les plus frustrantes de sa vie. Sa hiérarchie le néglige, ses avis sur la réorganisation de l’armée et l’importance des chars ne sont suivis et écoutés de personne, il se brouille avec Pétain, perd son protecteur et au lieu d’être nommé professeur à l’Ecole de guerre selon son désir, il est nommé au Liban. Il se plaint amèrement à son ami le colonel Emile Mayer, le fameux «maître à penser» juif que les hagiographes aiment ressortir de son placard dès que revient le soupçon d’antisémitisme de leur Hercule: «Dans quelques années on 129 s’accrochera à nos basques pour sauver la patrie.» Cette amertume transparaît d’ailleurs dans l’étude du Caractère. C’est parce que le Caractère a le «courage de parler net» qu’il est «tour à tour recherché ou tenu à l’écart». Bafoué par sa hiérarchie dans l’opinion caractérielle qu’il a de lui-même, de Gaulle, toujours délirant en miroir, transforme dans son étude du Caractère sa frustration en titre de gloire. «Les meilleurs sont tenus comme en défiance, les caractères trempés déclarés cassants, les conscients de leur valeur considérés comme orgueilleux, les travailleurs traités de philosophes et les innovateurs d’esprits chimérique.» De Gaulle s’en prend a tout ce qui se dresse entre lui et sa mégalomanie. Ses réflexes antiparlementaires se déchaînent contre «l’art de séduire du politique» et «l’ingratitude de l’opinion». Il aboie contre l’abaissement et la déchéance de cette armée aveugle à son génie. Il ricane des «hommages convenus», vitupère les «molles protestations» de ceux qui «expriment» et «en même temps dirigent» l’opinion. De Gaulle est un Caractère frustré, bafoué, un Caractère abstrait, en effigie. Il cite d’ailleurs Barrès, contemplant les «effigies d’Alexandre», et comprenant comment il a pu apporter l’hellénisme à un «monde farouche et corrompu». La «sérénité silencieuse du commandement», il la désire en vain. Il n’a jamais gagné une seule bataille, il est un chef contrarié, un grand capitaine raté. Le de Gaulle d’avant le 18 juin 1940 est un Caractère qui rumine, un Caractère auquel l’histoire refuse de passer les plats. Son charlatanisme à venir naît là. Quand la France s’effondre, en 1940, lorsque sa hiérarchie se révèle impotente, de Gaulle sent que l’histoire, enfin, lui fait signe. Il a dans sa panoplie du Caractère le geste adéquat: le Caractère doit savoir désobéir. Dans Le Fil de l’épée il citait le mot de Lord Fisher sur l’amiral Jellicoe: «Il a toutes les qualités de Nelson sauf une: il ne sait pas désobéir!» Le drame de la France n’est, pour de Gaulle, que l’«effet papillon» de son destin personnel. Ses chefs l’ont outragé, ils n’ont pas tenu compte de ses conseils, le pays en paye le prix. Machinalement, comme un ricanement au plus profond de l’abîme (Je vous 130 l’avais bien dit!), les premiers mots de l’Appel du 18 juin désavouent ceux qui l’ont désavoué: «Les chefs qui, depuis de nombreuses annéee, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement...» A cinquante ans, de Gaulle ne change pas, il ne changera jamais. Il conservera toute sa vie les mêmes valeurs, la même idéologie, le même style, la même personnalité. Il va demeurer jusqu’à sa mort le de Gaulle grotesque qu’il a toujours été. Pétrifié dans son être, il n’allait nulle part au moment où la France s’effondre. Il a le réflexe de sauter au bon moment par dessus la rembarde d’un tapis roulant vers le gouffre pour se retrouver sur le tapis roulant en sens inverse. Il se repétrifie aussitôt en lui-même, mais cette fois-ci la chance lui sourit. Il est dans le bon sens du temps, c’est-à-dire vers Londres. De Gaulle peut enfin devenir de Gaulle. 131 DEUXIEME PARTIE BLA BLA BLA «Arracher à l’erreur sa domination usurpée sur les opinions en la matière; dépouiller la vanité de son fard et opposer à l’arrogance d’un bavard exalté le calme d’un esprit réfléchi, tel fut notre impulsion profonde, nous ne le cachons à personne.» Carl von Clausewitz 132 CHAPITRE I Le livre de bronze Une sanguine de pierre trône au cœur du vacarme. Je contemple la gare Saint-Pancras en dévorant mon déjeuner au Burger King d’en face. J’aime cette dentelle rougie. Les flèches ont percé l’abdomen des nuages en s’érigeant, faisant dégorger les vapeurs de sang émanées de la liqueur vitale de tous les décapités de la Tour de Londres qui imbibaient le ciel depuis des siècles. Des centaines de litres de sirop humain ont éclaboussé anarchiquement les briques du château pointu, et la palpitante palette des rouges s’est répandue sans ordre dans la porosité de l’édifice, du frêle exsangue au vigoureux vermillon et de l’orange orageux au rose bonbon. Je sors du fast-food gavé comme une oie, je me dirige sur Euston Road vers la British Library qui y a déménagé. Rimbaud et Marx ne sont jamais venus ici, mais je tiens à faire un geste symbolique en leur honneur. Je vais m’inscrire à ce club assez ouvert et pourtant peu fréquenté. La démarche est d’une simplicité extrême. Il me reste une des photos d’identité prises le jour de mon arrivée à la station de South Kensington, dans l’échoppe d’un Indien muni d’un drôle d’appareil à quatre objectifs, pour le ticket de métro mensuel. Un coup de fil à Paris depuis une cabine de la bibliothèque, dix minutes plus tard un fax atterrit dans le bureau des Inscriptions pour certifier que je ne suis pas un rigolo. Un entretien de cinq minutes avec une charmante employée et me voici muni d’une carte de la British Library valable cinq ans, absolument gratuite. Je commence ma visite de la collection des manuscrits par un chant d’oiseau d’une beauté poignante. Quelqu’un est allé un jour à Hawaï enregistrer le cri du Kauai O’o A’a, dont l’espèce s’est désormais éteinte. Le chant est splendide, gracieux comme le Requiem de Fauré, un peu triste, langoureux, pensif, comme si l’oiseau savait. On entend le gentil bruit de la pluie et les délicats coups de tonnerre en arrière-fond. Je découvre aussi la petite écriture fine de Swift (Journal to Stella), la large écriture de 133 Sterne (Sentimental Journey), une page manuscrite de Finnegans Wake raturée de gros X au crayon rouge, les vaguelettes de notes noires de la partition du Messie qui font penser à une sourate en arabe, et le manuscrit de The History of England de Jane Austen, manuel parodique écrit à quinze ans. La critique indignée de l’époque me fait rire: «partial, prejudiced and ignorant historian». Je dépose un baiser en pensée sur la joue de Jane, par solidarité. Dans une autre vitrine, il y a un manuscrit en forme de martinet (flagellum) dont chaque lanière porte écrite en allemand une note sur un événement particulier, depuis la Création du monde jusqu’en 1595. L’histoire conçue comme un cauchemar dont on ne finit pas de se flageller. Et shlak! Et shlak! Ma nouvelle carte électronique me donne accès aux salles de lecture ultramodernes, très claires, la lumière naturelle tombe directement des grandes verrières du plafond sur le crâne concentré des universitaires présents dans la salle. Je m’installe dans un des gros fauteuils en bois et cuir vert, je dépose devant moi mes affaires contenues dans un sac en plastique transparent: Dans la dèche à Paris et à Londres d’Orwell et mon carnet de notes Clairefontaine. Je me relève et vais pianoter sur un des gros ordinateurs bibliographiques. Je tape «De Gaulle», je tombe en un éclair sur un titre qui m’intrigue. Je commande le livre, il parvient bientôt à un guichet où une grosse femme noire me le tend courtoisement. Voilà, j’aurai laissé ma trace dans les archives de la British Library. Il sera noté pour l’éternité que le 4 mai 1999, à quinze heures vingt-sept, Mr S. Z., titulaire de la carte numéro 229296ZAG expirant le 7 mai 2004, a demandé, obtenu et lu pendant plusieurs heures l’ouvrage de Nathan Diesz-Kaspeg intitulé: The Malcontent. Je passe l’après-midi à noter des passages dont je livre ici une traduction aussi littérale que possible. Le caractère légèrement saccadé du style est justifié par le respect acharné du sens de chaque mot. The Malcontent est un pamphlet écrit par un anarchiste anglais, au début des années soixante, en écho aux Mémoires de guerre parus en France entre 1954 et 1959. Il 134 y analyse les prétentions stratégiques de De Gaulle à la lumière de Clausewitz, puis applique à de Gaulle lui-même certains jugements de Clausewitz sur ses contemporains. L’idée la plus originale de Diesz-Kaspeg est celle d’un plagiat de Clausewitz par de Gaulle. Dans sa préface, joyau d’humour britannique, l’auteur se justifie de l’impression presque cruelle que donne son livre «d’exterminer un escargot avec un bazooka». Il note pourtant que si l’intelligence et l’objectivité analytique du grandiloquent général français et du génial officier prussien sont hors de toute comparaison, leurs situations personnelles présentent, à un siècle et demi de distance, de réelles similitudes. Clausewitz et de Gaulle ont tous les deux connu les peines de l’exil, leur pays envahi, la collaboration de ses dirigeants avec l’envahisseur; tous deux ont rejoint une coalition alliée, ardemment convaincus que rien n’était véritablement perdu contre l’avis de l’ensemble de leurs compatriotes, et tous les deux ont montré la même avidité à faire renaître leur patrie de ses cendres. La comparaison s’arrête ici, explique Diesz-Kaspeg. «Autant Clausewitz est lucide, ne se fait jamais aucune sorte d’illusion sur la lâcheté et les compromissions de ses compatriotes, autant de Gaulle est irrémédiablement camé (junkie) depuis son jeune âge à une idéologie patriotique dont la finesse intellectuelle (mental sensitivity) est à peu près équivalente à celle d’un supporter de football.» Diesz-Kaspeg a la bonne idée de citer successivement un passage de De Gaulle sur les Français, «exprimant avec une emphase clownesque, une émotion kitsch, son patriotisme de théâtre de boulevard (en français dans le texte)», et un passage de Clausewitz sur les Allemands défaitistes après 1806. De Gaulle: «Pauvre peuple, qui de siècle en siècle porte, sans fléchir jamais, le plus lourd fardeau de douleurs. Vieux peuple, auquel l’expérience n’a point arraché ses vices, mais que redresse sans cesse la sève des espoirs nouveaux. Peuple fort, qui, s’il s’étourdit à caresser des chimères, est invincible dès qu’il a su prendre sur lui de les chasser. Ah! grand peuple, fait pour l’exemple, l’entreprise, le combat, toujours en vedette de l’Histoire, qu’il soit tyran, victime ou champion, et dont le génie, tour à tour négligent ou bien terrible, se reflète fidèlement au miroir de son armée.» Clausewitz: «La mentalité des Allemands apparaît de plus en plus déplorable, on voit de toutes parts se manifester un tel manque de caractère, une telle lâcheté des esprits 135 qu’on est près d’en avoir les larmes aux yeux. J’écris cela avec une tristesse infinie; car il n’est pas d’homme au monde qui tienne plus que moi à l’honneur et à la dignité de sa nation; mais on ne peut se leurrer sur un phénomène que nul ne saurait nier.» Dans ses Notes sur la Prusse dans sa grande catastrophe que Diesz-Kaspeg cite plus loin, Clausewitz explique comment il sut échapper au carcan de préjugés que constituaient sa formation, son origine, son éducation, son patriotisme même, pour révolutionner de fond en comble l’analyse universelle de la guerre. «Ce que Clausewitz révèle ici de son état d’esprit», écrit Diesz-Kaspeg, «cette poussière dogmatique dont il s’est ébroué, condamne définitivement de Gaulle en comparaison. Car Clausewitz prend bien garde de préciser qu’ayant réussi dans l’armée prussienne “au-delà de son mérite”, on ne peut mettre l’énergie toute-puissante de sa critique sur le compte de la rancune, de l’aigreur, de mécontentement, de la mesquinerie ou de l’amertume. De Gaulle en revanche, lorsqu’il envoie comme un cartel à sa hiérarchie son Mémorandum du 26 janvier 1940, enrage que ses avis soient depuis si longtemps écartés. Il est littéralement le Malcontent élisabéthain dont l’ambition entravée décuple la fureur, la résolution, l’aveuglement, la présomption, le cynisme et le venin.» «Dès 1939», écrit encore Diesz-Kaspeg, «l’idéologie sommaire de De Gaulle s’est révélée aussi étrangère au fluide domaine de l’art de la guerre que fidèle à l’entrelacs de sophismes dont use la diplomatie traditionnelle pour faire triompher unilatéralement les vues de son drapeau. Le style comiquement césarisé de De Gaulle ne trompe pas. Ainsi lorsqu’il évoque, au début de ses Mémoires, son alliance avec Paul Reynaud: “Je le vis, le convainquis et, désormais, travaillai avec lui.” Quelques pages plus loin, voulant surpasser César (out-caesaring Caesar), de Gaulle se met à parler de lui-même à la troisième personne, comme fit Napoléon dans ses Mémoires. Ce que Clausewitz a si lucidement écrit sur la “fanfaronnade” d’un homme dont il a pourtant admiré et compris mieux que quiconque le singulier génie, il faut l’appliquer mot à mot au général d’opérette qui règne en France aujourd’hui (le livre de Diesz-Kaspeg date de 1963): “Il veut montrer que ses dispositions étaient gigantesques, et que le peuple français a fait les plus grands efforts par enthousiasme et dévouement pour lui. Ce sont là des 136 manifestations toutes naturelles de sa grande vanité et de son peu d’amour de la vérité; et ces côtés de son caractère font qu’il est infiniment loin d’avoir comme écrivain, pour les historiens, la valeur qui fait des Mémoires d’autres généraux des autorités capitales.” Bien avant de partir à Londres, tentant de convaincre le gouvernement de réformer l’armée selon son idée, de Gaulle a mis en œuvre une campagne de communication digne d’un politicien professionnel. “Comme je croyais bon que la mélodie fût jouée sur des instruments divers, je m’appliquai à mettre d’autres hommes publics dans le jeu”, écrit-il dans ses Mémoires. Une fois à Londres, orphelin de troupes, soldat de parade, il s’adonne avec une ténacité peu commune à cet “art de séduire du politique”, aux “mille intrigues et serments” qu’il condamnait avec mépris dans ses essais militaires.» La préface du Malcontent se termine par ces lignes: «“Quelle politique réussit quand les armes succombent?”, demandait de Gaulle dans Le Fil de l’épée. On peut répondre, maintenant que ses Mémoires de guerre sont parus: celle du bluff et de la propagande!» Le parti-pris anachronique du livre de Nathan Diesz-Kaspeg - commenter de Gaulle via Clausewitz - lui permet de distinguer avec une clarté rafraîchissante à travers les brumes du mythe, ce dont aucun Français n’est capable. Pour un Anglais averti que ne pétrifie aucun respect indû, les évidences ne se dissimulent pas en tremblant derrière des contre-vérités matamoresques. Diesz-Kaspeg sait bien, par exemple, que les connaissances stratégiques de De Gaulle sont académiques et insuffisantes. «Folard, Puységur, Saxe, Jomini plutôt que Guibert et Clausewitz. Il va sans dire que de Gaulle n’a jamais lu Sun Tse.» Diesz-Kaspeg s’amuse à paraphraser Clausewitz en notant qu’il y a «à peu près autant de rapport entre les écrits de De Gaulle et l’art militaire proprement dit qu’entre l’art militaire et un sermon». «De Gaulle a émis le poncif selon lequel le chef se distingue par son “aptitude à la synthèse” parce que cela arrangeait sa propre inaptitude à l’analyse. Il faut traduire le mot “synthèse”», ironise Diesz-Kaspeg, «par ce flou politique dont il fait preuve depuis qu’il a repris le pouvoir en 1958.» 137 «Ses préjugés l’ont toujours empêché de porter un jugement sain sur ce qu’il avait lu», continue le Britannique. «Il a beaucoup lu et beaucoup retenu, mais il n’a rien compris, rien senti. Son idéologie a agi sur ses lectures comme des oeilllères, handicap majeur auquel s’ajoute sa mémoire de documentaliste qui lui fait confondre penser et parcourir un panorama. Il est si peu capable de pénétration qu’il donne toujours l’impression, quel que soit le sujet - philosophie, histoire, stratégie -, de réciter une leçon de classe, d’ânonner des notules de dictionnaire, de recenser à voix haute les livres de sa bibliothèque sans les avoir ouverts.» «La réputation de stratège de De Gaulle est très usurpée. On a exagéré la nouveauté des idées de De Gaulle sur la guerre mécanisée. Il n’a rien formulé que n’avait avant lui plus finement envisagé et bien mieux exprimé Basil Liddell Hart. Guderian et Rommel, plus honnêtes que de Gaulle, ont reconnu leur dette envers le théoricien britannique de la guerre rapide motorisée. De Gaulle n’est que le dernier en date à soutenir une thèse conçue avant lui, et mieux que lui, je le répète, par Fuller dans Les Tanks dans la Grande Guerre (1920), et Liddell Hart dans Pâris ou la guerre future (1925). Si de Gaulle a pu passer pour un novateur, c’est uniquement par comparaison avec l’incompétence de ses supérieurs dont la désastreuse médiocrité collective rappelle la frileuse bêtise des contemporains de Clausewitz. La ligne Maginot était une hérésie stratégique, bâclée de surcroît, pour quiconque possédait un brin de jugeotte. L’ironie veut que de Gaulle, considéré parfois comme un grand penseur de la guerre de mouvement, est dans les détails d’une lourdeur intellectuelle de roi fainéant (en français dans le texte). Enthousiasmé par “l’esprit sportif de la guerre”, de Gaulle déborde de ces considérations imbéciles dont il a l’intarissable secret: “Tout ce que le pays compte de plus ardent, de plus fort, de plus pur, est à incorporer d’office dans la force mécanique française. ”» Le Malcontent ne se contente pas de comparer de Gaulle et Clausewitz pour assommer la bêtise du premier avec le génial gourdin du second. Il énonce l’idée, presque folle, d’une influence secrète de Clausewitz sur de Gaulle - l’Anglais parle de «plagiat» - influence si mal assimilée que de Gaulle n’a jamais su être qu’un de ces 138 bavards faiseurs de système que raillait Clausewitz, contre lequels il a élaboré toute sa vie son magnifique édifice spirituel. «S’il ne cite jamais Clausewitz, de Gaulle lui emprunte presque mot à mot certaines idées réunies dans un texte capital intitulé Mémoire sur les futures opérations militaires de la Prusse contre la France, écrit en 1807, en plein triomphe napoléonien, véritable traité universellement opératoire de ce que Clausewitz appelle la “petite guerre”, l’équivalent de ce qu’on nomme aujourd’hui guérilla. Or non seulement l’ingrat vantard (thrasonical treacherous) de Gaulle ne mentionne pas le grand (glamorous) Clausewitz, mais il affadit considérablement les belles maximes qu’il plagie en les engluant dans son pudding patriotique. Lorsqu’on lit simultanément les deux hommes, de Gaulle donne l’impression d’un barbon voulant rivaliser d’audace avec un jeune Don Giovanni sans posséder les ressources de fraîcheur et de vivacité adéquates. On assiste à un renversement du sablier, comme fait le Temps dans Le Conte d’hiver, de Gaulle se métamorphosant en un peintre académique - ce que les Français appellent un “pompier” (en français dans le texte) - et Clausewitz en un farouche Courbet, un intraitable Delacroix.» Plus loin: «J’insiste sur le fait que la confiance en l’énergie du désespoir qui nourrit l’optimisme gaullien et le pari du repli à Londres, érigé après la guerre en légende de son omniscience, se trouve déjà chez Clausewitz, évoquant la “supériorité morale que le désespoir donne au vrai courage”. Contrairement à la fanfaronne propagande française d’après-guerre, il n’était pas écrit que les Allemands devaient perdre. Il est probable que sans les erreurs grossières de Hitler, qui n’avait pas plus sérieusement étudié Clausewitz que de Gaulle, ni la détermination minérale de Churchill, le cours des événements eût été dramatiquement différent.» Puis Diesz-Kaspeg cite deux exemples précis. «De Gaulle, qui insiste tant sur l’obscurité chaotique propre à la guerre, ne fait que reprendre en la déformant une idée très claire de Clausewitz en faveur précisément de l’énergie du désespoir: la réaction en chaîne illimitée des conséquences de chaque action, telle que “le résultat final de tout ce calcul est à jamais inaccessible à la raison 139 humaine”. Il ne faut pas oublier en lisant ces phrases que Clausewitz est le plus raffiné des penseurs du rôle radical de l’usage de la raison dans la guerre. Il y a par conséquent un abîme (a giant gap) entre cette constatation de l’arborescence infinie, échiquéenne, des suites possibles d’une action militaire, et le recours à un fatalisme d’opérette sous les traits de “l’obscur sentiment d’impuissance”, ou de “l’obscure harmonie des choses” que l’intelligence échouerait par nature à analyser.» «La plus troublante des similitudes entre un geste typiquement gaullien et une idée majeure de Clausewitz énoncée un siècle et demi auparavant, c’est précisément le choix du repli à Londres. Clausewitz a expliqué l’importance de sacrifier un Etat qu’on ne peut plus défendre pour en sauver l’armée. Il a forgé la notion d’armée déterritorialisée, armée de volontaires consacrée au mouvement et à l’offensive, dont l’avantage essentiel est de surprendre l’ennemi. “Or, à la guerre, la surprise est l’âme de la chance ... C’est pourquoi, parmi les troupes que cet Etat peut mettre sur pied, je sélectionne une armée bien organisée de cinquante à soixante mille hommes dont la conservation pendant toute la durée de la guerre va être mon souci dominant, une armée qui représentera pour moi le royaume que j’aurai perdu et, si elle s’est maintenue dans une certaine force jusqu’à la fin de la guerre, qui sera toujours pour moi une lettre de change bien garantie, à présenter contre la restitution de mon royaume, d’autant plus complète que cette armée sera encore plus ou moins redoutable.”» Diesz-Kaspeg ne s’est pas arrêté à cette idée de plagiat de Clausewitz par de Gaulle. Il développe son idée d’un renversement du sablier, et remarque que «de nombreux jugements de Clausewitz sur ses contemporains vont comme un gant (suit him down to the ground) à de Gaulle». Il cite alors le portrait par Clausewitz de l’officier prussien Massenbach: «“Ce que ces hommes ont de fâcheux, c’est une agitation intérieure les poussant à une activité impressionnante qui dépasse la capacité de leur intelligence. Ils entendent y entraîner d’autres, et s’ils n’y réussissent pas, voire s’ils finissent par échouer du fait des défauts de leur intelligence, ils deviennent méchants; ils n’ont plus ce cœur et cette générosité qui nous ont séduits au départ, leur haine est aussi passionnée que l’a été leur amour et, sans s’en rendre compte, ils manquent à la vérité, à la loyauté et à la bonne 140 foi.” Comme le colonel Massenbach, de Gaulle dans ses textes écrits entre les deux guerres, pratique ce que Clausewitz nomme “un amalgame de tactique, de stratégie et de géologie”. Comme le général Rüchel, de Gaulle manifeste “un esprit très vif sans aucune habitude de la réflexion, une véhémence du caractère comme du salpêtre, une culture des plus superficielles, pur assemblage de phrases toutes faites et de bribes de pensées, une ambition qui eût été jusqu’à l’ardeur si elle ne s’était évaporée en vanité, une assurance hardie - mais d’une bravoure insigne devant l’ennemi, franc et capable d’un certain enthousiasme.”» La conclusion du livre de Diesz-Kaspeg est sans concession. Il cite la fin du Mémorandum de De Gaulle: «Il sera finalement rendu à chaque nation suivant les œuvres de ses armes.» Puis il commente: «On ne peut pas dire que de Gaulle ait suivi sa propre formule. Il n’a eu de cesse a posteriori de justifier, de dissimuler, de falsifier et de minimiser le désastreux ralliement de l’ensemble de l’armée française à Pétain avant même d’être défaite. La seule véritable armée née de l’énergie du désespoir, au sens de Clausewitz, ce fut l’admirable Maquis (en français dans le texte), que de Gaulle a haï et brutalement dissous après la guerre, tant ces guerriers improvisés entravaient l’érection de sa propre légende. Dans un texte de 1930, de Gaulle cite en exergue une phrase de Maeterlinck: “Fermer les yeux, c’est la plus basse trahison.” En faisant cette citation, de Gaulle s’est par avance jugé et condamné lui-même, selon la loi inaltérable de la pensée qui veut qu’un officier médiocre ne doit jamais rejeter sur son ennemi la responsabilité de sa déroute mais sur lui-même et sa propre stratégie déficiente.» A côté de la citation de Materlinck, je griffonne de mémoire une autre citation tirée d’un carnet de De Gaulle. Diesz-Kaspeg n’a pas pu la lire puisque de Gaulle la nota à l’époque où sortait le pamphlet anglais, auquel elle apporte pourtant une extraordinaire et paradoxale confirmation. De Gaulle recopie la phrase le 4 mars 1963, elle est de Joubert: «Ferme les yeux et tu verras!» 141 Je m’arrête dans le grand hall avant de quitter la British Library, je m’assieds sur un banc pour relire mes notes. Le banc est en réalité un gros livre en bronze ouvert à angle droit. Par terre, au pied de l’énorme banc, un énorme boulet de bronze est attaché au bout d’une énorme chaîne de bronze. Sans doute afin d’empêcher l’énorme ouvrage de s’envoler. Sordide symbole, et peine perdue. Le lourdingue de Gaulle a fait tomber beaucoup de monde dans le panneau de ses écrits, mais aucune entrave n’a jamais empêché un esprit rebelle de se dérober. La preuve: je me lève, je m’en vais, et les phrases du bouillonnant Britannique s’évadent avec moi. 142 CHAPITRE II Folklore au Flore Bavards et hilares, Banana et moi nous pavanons à la terrasse du Café de Flore. Lui sirote un pamplemousse pressé, moi un citron sans sucre. Nous attendons Merz Datcha parmi la foule de riches touristes japonais et américains, putes de luxe, journalistes, attachées de presse, demi-mondaines entre deux âges, un mannequin et son photographe, cinq femmes très belles, un jeune dandy débutant qui noircit frénétiquement plusieurs pages, un philosophe moustachu, trois pimbèches, deux acteurs intellos, un architecte corrompu, un couturier astrologue et son giton, et une dizaine d’écrivains snobs et mondains comme Marco et moi avons la réputation de l’être. Marco est en pleine forme, c’est-à-dire déchaîné. Infatigable imprésario de sa propre carrière, il me passe en revue pour la millième fois la troupe de ses talents comme un mercenaire égaré dans une jungle hostile qui referait inlassablement le compte fébrile et anxieux de ses munitions en attendant l’ennemi. Entre l’invective pure et l’auto-promotion en boucle, Marco ne connaît pas de juste milieu. Ce besoin pathétique de s’entendre dire qu’il est grandiose, au point de prendre lui-même la relève lorsque personne n’est là pour le flatter, est légèrement fatigant à la longue. Mais pas moyen d’y couper. Il faut accepter Marco en bloc, infantile et affuté, doutant cruellement de lui et répandant son moi dilaté dans l’atmosphère jusqu’à la brasserie Lip, sur le trottoir d’en face, juste où fut enlevé Ben Barka. Un lecteur de Marco le reconnaît en passant devant notre table. Il s’approche timidement pour le saluer. Marco l’accueille avec courtoisie, se met à lui répéter au mot près ce qu’il vient de me décrire de fond en comble: ses vingt livres, ses projets, ses émissions, ses éditeurs, ses épreuves, ses sorties, ses exploits... Le fan n’en revient pas, il trouve Marco beaucoup plus accessible et amical qu’il n’imaginait. Il nous quitte ravi et sans me dire au revoir car Marco, dans son extase, a oublié de me présenter. Ce n’est pas grave, il ne s’en est même pas aperçu et a déjà repris son monologue à la virgule exacte où il en était. Je finis quand même par parler un peu de moi, c’est-à-dire de mon De Gaulle. 143 Marco est aussitôt partagé entre l’ennui de devoir interrompre l’analyse minutieuse et circulaire de son propre cas et le plaisir de me contredire pour tenter de me désarçonner. Il essaye successivement de me persuader que: 1° je lis trop et ne vis pas assez; 2° je n’ai pas d’oreille et suis par conséquent dans l’impossibilité d’écrire des phrases musicales; 3° je ne comprends rien à la politique et ne pourrai jamais analyser avec pertinence la roublardise extrême, ultra-machiavélique et en un sens assez respectable de De Gaulle au long de sa carrière; 4° mon «racisme» anti-français va m’ostraciser, me conduire infailliblement à la remarque que je n’ai qu’à quitter un pays que j’apprécie aussi peu... - Je te prépare à ce qu’on va te reprocher à la sortie de ton livre. C’est pour t’aider à trouver des arguments. Sur le fond je suis dans ton camp, tu le sais bien. - Cela va sans dire, dis-je. - Tu as tort de ne pas t’intéresser à mon dossier sur de Gaulle. Que tu sois obnubilé par le Grand Dégueulasse au point de ne penser à rien d’autre, d’accord. Mais tu ne me feras pas croire que tu sais tout sur lui. - Je sais l’essentiel. - Tu connais sa date de naissance? - 1890, 22 novembre, le même jour que son père. - Et bien entendu tu connais son signe... - Non, et je m’en fous. - D’accord. Ça ne t’intéresse donc pas de savoir qu’il est du même signe que son pire disciple... - Mitterrand? - Ainsi que de plusieurs autres crapules notoires: Coluche, Goebbels, Raymond Devos, Patrick Sébastien... J’éclate de rire. Le plus intelligent de mes amis, persuadé de mon accablante faiblesse artistique, ose me reprocher de ne lire que des génies quand sa propre mémoire hors-pair est encombrée de longues listes de personnalités sans aucun intérêt ni point 144 commun, classées selon leur signe astrologique! Marco, qui croit toujours discerner mon ironie où elle n’est pas, ne la perçoit jamais où elle rougeoie. Il pense que je ris de ses trouvailles et, encouragé par ma bonne humeur, poursuit sur sa lancée son exposé imbécile. - C’est un Scorpion, évidemment! - Explique. - Le Scorpion se caractérise par la faculté de rendre les foules idolâtres, de faire oublier les critiques qui lui sont adressées grâce à son pouvoir de morbidité. Datcha, par exemple, Scorpion type, possède un grand pouvoir de morbidité. Le Scorpion est un signe d’eau. Son dard - sa soi-disant drôlerie, son soi-disant sens politique - clapote dans un jus d’orgueil et végète dans une vase de magouilles. En fait, le Scorpion est une Vierge avec un dard. Ce fameux dard n’est évidemment qu’un glaive rouillé qui finit toujours par se retourner contre son porteur... Tiens, quand on parle de dard! Voilà le Gros! Merz Datcha arrive en dandinant ses deux mètres de hauteur, gargantuesque pendule cherchant à se remonter le ressort pour raturer son heure de retard. - Je suis navré, je suis navré, bonjour Stéphane, bonjour Marco, je suis désolé, je me suis endormi... - Ça n’a aucune importance, dis-je. Assieds-toi. Alors, New-York? - Bien sûr que ça a de l’importance! interrompt Marco. Ordure! Tu crois qu’on n’a que ça à faire! Attendre trois plombes que Monsieur Dada daigne finir son dodo! Tu n’as pas de chance, on allait partir. Tu vas te retrouver comme un gros con tout seul au Flore! Bonne sieste! Marco fait mine de se lever et de partir. Merz rougit de joie en répétant: - Oh oh oh, tu n’as pas changé, tu es incorrigible... Je ne me lasse pas du spectacle de leur couple réglé comme un sketch de foire. La silhouette herculéenne de Datcha, titubant d’émotion sous l’impact d’insultes affectueuses comme les coups de langue d’un roquet, fait penser à un punching-ball humain herborisé par la loghorrée acérée comme un cure-dent de Banana. 145 Le numéro de duettistes de Merz et Marco est rodé depuis longtemps. Ils se sont connus il y a une quinzaine d’années à l’occasion d’un vernissage. Le propriétaire de la galerie Fair is Foul, voulant réconcilier les arts plastiques et la littérature, exposait entre autres chefs-d’œuvre un brouillon de Marco. Merz, connu et respecté de tous, revernissait chaque œuvre accrochée à grands coups de salivants éloges tandis que Marco les dévernissait l’une après l’autre en postillonnant ses commentaires acides. Au milieu de la soirée, un éboueur passa devant le trottoir de la galerie, poussant sur ses roulettes une poubelle en plastique vert. Marco, un verre de champagne à la main, lança calmement à voix haute comme s’il annonçait la tombée de la pluie: «Tiens, une œuvre d’art.» Il faillit se faire lyncher. Merz était par hasard à côté de Marco quand s’embrasa l’ambiance jusque-là moribonde. Il le prit spontanément sous son aile de géant et le fit sortir sous les huées en feignant d’aller le tabasser dans une impasse voisine pour venger l’honneur bafoué de l’art contemporain. Il faut dire que Merz est le grand spécialiste vivant de la question. Ses livres d’«archéologie» consacrés à Duchamp, Arp ou Schwitters sont adulés et commentés d’Angkor à Ankara et de Zante et à Zurich. Hors de la galerie, Merz et Marco éclatèrent de rire et passèrent la nuit à ressasser leur double blague. Très ému, Merz considérait que l’intervention scandaleuse de Marco avait «la fraîcheur d’un happening venant subvertir une installation». «J’ai fait un happening! Je suis un artiste contemporain!» répétait Marco en riant aux larmes. Ce coup d’éclat divisa le Milieu comme la Mer Rouge en deux équipes de fans adverses, convaincues que le colosse Merz et le frêle Banana se haïssaient aussi sauvagement qu’elles-mêmes. Et c’est depuis ce jour, à l’abri d’un vrai paravent d’animosité virtuelle, que le Laurel littéraire et le Hardy artistique se fréquentent et s’adorent. - Alors, New York? dis-je - Splendide! sussurre Merz. Enormément travaillé, énormément amusé, rencontré énormément de monde. 146 - Il faut que j’écrive mon livre sur New York, dit Marco qui a toujours quelque chose à se dire à propos de lui-même. - Parle-moi de ton De Gaulle, dit Merz. - Ça va, j’avance. - Tu as découvert beaucoup de choses? - Oui, la documentation est «énorme», comme tu dis. Le problème n’est pas là. - Il est où? demande Marco qui croit flairer une impasse. - Je ne cherche pas à déterrer un scoop, je veux «tranformer la solution en énigme». - Karl Krauss! s’exclame Marco. Un Taureau! comme toi. Tu connais sa date de naissance? - Je sais, 28 avril. Je veux que mon livre soit, entre autres choses, un portrait cubiste de De Gaulle. - Comme les poèmes cubistes de Gertrude Stein! Excellente idée, déclare Datcha, toujours aussi encourageant que Banana est défaitiste. - Oui, mais en évitant le côté «sampling» de Gertrude Stein. La rhétorique de De Gaulle fonctionne précisément selon les lois très limitées, incantatoires, hypnotiques, du disque rayé. Gertrude Stein et de Gaulle se rejoignent ainsi sur la tautologie. - Oh oh oh! Comment oses-tu les comparer! - Je te taquine. En tout cas j’en suis venu à la conclusion que le seul moyen de briser le sortilège de la sottise consistait à injecter du sens là où il n’y a que du son, et du temps là où il n’y a que le timbre d’une voix. Je dois sans cesse ruser avec la chronologie, zigzaguer en permanence entre des événements et des phrases que la France entière connaît par cœur. Rien ne permet mieux de mesurer l’ampleur de l’immutabilité de De Gaulle que de bousculer sa biographie, passer d’un bond de ses 16 à ses 75 ans. Je me saisis de l’alphabet qu’on a tous appris à réciter de A jusqu’à Z, et je me mets à jongler avec les 26 lettres, en pratiquant de perpétuelles permutations jusqu’à ce que s’opère une métamorphose: la litanie des lettres, qui avait perdu toute sa musique à force d’être ressassée, se déconstruit sous les yeux du lecteur pour se transformer en un autre alphabet, inconnu, mobile, instable, pétillant, polychrome. Comme tu peux l’imaginer, c’est assez compliqué à mettre en place. Il faut penser à tous les aspects du 147 livre à tous les moments. Je veux délivrer le temps en faisant sursauter l’histoire. - Tu parles! dit Merz très impressionné. Je te comprends d’autant plus que j’ai été moi-même pris par la rhétorique gaullienne dans mon enfance. On regardait ça avec mes parents à la télé. Ce phrasé singulier nous fascinait, comme tout le monde d’ailleurs. Je suis impatient de te lire. Une chose est sûre, ça ne risque pas d’être ennuyeux. Dis-moi, connais-tu cette affiche de mai 68 où Hitler ôte un masque qui représente le visage de De Gaulle? - Bien sûr. C’est rigolo mais assez mal vu. De Gaulle n’est pas Hitler. - Et sa lettre antisémite dont un mot est censuré, tu la connais? - Oui, j’en parle. - Tu en es où exactement? - Au 17 juin 1940. De Gaulle est dans l’avion entre Bordeaux et Londres avec sa grosse valise idéologique bourrée à bloc. Je pourrais aussi bien tout arrêter ici et le laisser en plan au-dessus de la Manche. J’ai décoché suffisamment de missiles pour le pulvériser en plein vol. Les quatre coups de semonce de la cinquième Symphonie de Beethoven retentissent à deux tables de nous. C’est un téléphone portable qui sonne. - Sois prudent, déclare Merz d’une voix flûtée. Tu vas scandaliser beaucoup de monde. De Gaulle est in-tou-chable... - Je sais, dis-je. C’est ce qui fait l’intérêt de la chose. Marco ne nous écoute plus. Il griffonne calmement dans un petit carnet de cuir noir à tranche dorée une liste de calembours injurieux réservés à Merz dans son journal intime. - Si ça t’intéresse, continue Merz, j’ai retrouvé un passage sur de Gaulle dans une conférence prononcée par le lettriste Gabriel Pomerand, le 22 décembre 1947, j’ai noté la phrase, attends... Datcha sort de la poche de sa chemise un carnet clone de celui de Banana, en cuir noir à tranche dorée, achetée chez le même papetier. - Ecoute ça: «Les Breton, les Aragon, le Malraux, ce loup devenu berger, les deux Gaulle, celui de Colombey, l’homme des deux églises, et celui du conseil municipal, et 148 tous les autres veaux à deux têtes qui parlent et qui sauvent la France toute la journée. Je sais ce qu’ils ont dans la tête; mais je ne sais pas ce qu’ils ont dans le ventre.» - Je te citerai, dis-je en recopiant le passage dans mon propre carnet de notes Clairefontaine. - Tu devrais quand même jeter un oeil au livre de Pomerand, on le trouve chez Tschann. Tu sais que je leur parle souvent de toi. Cet hiver, ils ont placé ton dernier roman en vitrine pendant plusieurs semaines. Marco range calmement son carnet de cuir dans la poche de sa veste puis, saturé de jalousie, éclate en vociférations théâtrales. - Il est abject! Il est ignoble! Tu as remarqué? Il ne te parle que de toi en croyant me faire chier! J’espère que tu n’as pas la naïveté de t’imaginer qu’il y a un seul mot de sincère dans ce qu’il te dit. - Qu’est-ce que tu racontes! proteste Merz. Stéphane sait exactement ce que je pense de lui: il n’a qu’un seul défaut: sa résistance à l’art contemporain. Ce qui ne m’a pas empêché de vanter ses romans à tous mes amis new-yorkais. - Merci Merz. - Ça suffit! explose Marco. J’arrête tout! C’est fini. Je n’en peux plus de ce petit milieu merdique de congratulations parisianistes pourries! Je pars au Pôle-Nord! - Bonne idée, dis-je. Allons te choisir une doudoune au Vieux Campeur. Tu préfères quelle couleur, rouge ou verte? - C’est ça, rigolez! Le dadaïste mielleux et l’ironiste ricaneur! Vous rirez moins quand vous recevrez en pleine gueule mon chef-d’œuvre sur le Pôle-Nord. J’ai un dossier colossal, des heures de vidéo, des dizaines de livres, une montagne de photos. Je sais tout sur le crissement de la neige, la nourriture du chien de traîneau n’a aucun secret pour moi, la température optimale de l’igloo est ma grande spécialité, je suis imbattable sur les claquements de dents, je culmine sur la chasse au phoque... J’étouffe tellement je suis bon! A notre gauche, trois pimbêches font la grimace. Nos éclats de voix et de rire les empêchent d’entendre ce que leur racontent leurs trois portables. L’une d’elles, très pincée, grommelle: «Vous pourriez parler moins fort.» 149 Merz Datcha se lève alors brusquement de sa chaise et, sans prévenir, en pleine terrasse du célébrissime café de Flore, pousse ce qu’il appelle son «cri-Coupole», qui s’apparente à l’éternuement d’un Tarzan balzacien: « AAAAAAAAAAAA! » Le trottoir entre le Flore et les Deux Magots se glace de stupéfaction. Le hurlement de Merz a retenti jusqu’à la Sorbonne. Lui s’est déjà rassis et sirote son cocktail de fruits rouges comme si de rien n’était. Les deux mètres de Merz coupent court à toute velléité de protestation parmi la clientèle huppée. Les serveurs, eux, sont habitués au tonitruant géant. Le Flore, les deux Magots, la Closerie des Lilas, et surtout la Coupole, retentissent régulièrement du barrissement de Merz, qui profite des secondes de plomb que son happening hululant provoque pour sussurer en souriant: «On ne s’entendait plus parler avec tout ce brouhaha...» Cette fois, le silence pétrifié causé par le cri de Datcha est déchiré par les premières mesures de l’Internationale. - C’est pour moi! dit Marco en se tournant vers une jeune touriste Italienne terrifiée. Elle répond avec prudence à son téléphone sans quitter Marco de ses beaux yeux apeurés, ce qu’il prend spontanément pour un regard langoureux. Il parasite la conversation de la fille, lui parle pendant qu’elle téléphone, finit par la faire sourire, puis carrément rire. Elle donne au fur et à mesure des explications à sa copine qui entend de grands éclats de rire sans comprendre. Marco veut parler à la copine, l’Italienne lui passe son téléphone, Marco demande à la copine d’essayer de convaincre l’Italienne d’accepter qu’il lui offre un verre, l’Italienne rigole, Marco demande à la copine d’où vient son accent, la copine dit qu’elle est grecque, Marco roucoule qu’il est lui-même d’origine grecque, sort de son porte-feuille une photo de Dizzy Gillespie et déclare à l’Italienne: «C’est Pépé Banana, mon grand-père grec!» Merz croit vendre la mèche en révélant qu’il s’agit de « Dizzy Gillepsie ». - Pas «Gillepsie», comme «ineptie»: «Gillespie» comme «saint esprit», abruti! corrige Marco, téléphone à l’oreille, menant plusieurs conversations à la fois en véritable 150 homme d’affaires. Entre-temps Merz fouille fébrilement dans le sac à main de l’Italienne. Elle tente d’une main de récupérer son téléphone et de l’autre de chasser de son sac cette énorme patte libidinale qui en ressort comme une mangouste d’un terrier avec un appareil photo électronique que je saisis aussitôt au vol pour mitrailler l’Italienne et Marco penché vers elle, posant sa joue sur l’épaule de la jeune femme ainsi prise dans un tendre étau entre son portable et Banana. A droite de notre table, un couple de touristes Japonais fascinés filme discrètement toute la scène avec une minuscule caméra vidéo. Je les aperçois, me tourne vers eux, me lève et leur récite sans prévenir un sonnet toast de Mallarmé destiné à chatoyer sur une télévision familiale au Japon... Une voiture rouge en très mauvais état s’arrête devant le trottoir. Un homme mal rasé, aux cheveux très courts, penche par la fenêtre sa tête simiesque de demiNéanderthal banlieusard et crie vers nous: - Alors, les Marx Brothers! Vous n’avez pas honte de fréquenter ce haut-lieu entartré de la décadence bourgeoise! - Viéra! clame Marco, pauvre rapper! Tu as oublié ta casquette et ton pitbull! - Gare-toi et viens t’asseoir, Matos, dis-je. - Vous êtes ouf? Je ne m’assieds pas avec des bourges, moi. Nique le Flore! - Viens, je t’invite, dis-je. - Dans ce cas, d’accord! Mais c’est seulement pour te faire plaisir. Matos Viéra, autre spécimen burlesque du petit monde littéraire parisien, est un écrivain original, intelligent, cultivé, parfaitement fauché, que Marco et moi avons adopté comme mascotte. Il vient de publier son premier roman, une histoire d’amour autobiographique, un «remix» du Lys dans la vallée de Balzac, où Félix de Vandenesse porte des Nike et Mme de Mortsauf fume des joints dans un ghetto sordide de la région parisienne. Viéra est aussi intimement persuadé d’être le Joyce du vingt-et-unième siècle que Marco Banana d’être le fils putatif de Louis-Ferdinand Céline. La grande trouvaille de Matos Viéra, c’est son style saccadé, résultat bâtard de l’accouplement du verlan et de l’imparfait du subjonctif. 151 Avec une répulsion trop ostensible pour n’être pas teintée d’attirance, il arrive sur le trottoir du Flore dans son ineffable accoutrement de faux adolescent élimé. Sur son tee-shirt, autour d’un pictogramme signalant un produit explosif, il a fait imprimer un slogan: L’ÉCOLE DU STYLO D’ARGENT DANGEREUX Sous le slogan, cinq photos d’identité représentent les visages de cinq écrivains indépassables, et sous les photos, les noms: «Balzac», «Flaubert», «Proust», «Céline», «Viéra». Sa tête de repris de justice reproduite à côté de celles des quatre génies est d’un effet désopilant qui déclenche infailliblement le fou rire de Marco et le mien. - Assieds-toi, le génie, dis-je. - Tu rigoles! Je ne m’assieds pas au Reflo, mon crew aurait honte de moi s’il me voyait ici! - Ton quoi? - Mon crew, mon équipe, mes potes quoi. Refusant catégoriquement de s’asseoir à la terrasse du café de Flore, Matos Viéra choisit une solution bâtarde, comme son style; il s’accroupit par terre, à côté de notre table. J’aurais adoré faire se rencontrer Matos et Merz mais un phénomène chasse l’autre. Pendant que Matos garait sa voiture Merz nous disait au revoir et repartait daredare vers son studio de Montparnasse. Une jeune femme splendide s’assied juste à côté de notre table. Elle jette un oeil effaré à l’intransigeant Matos, accroupi et orgueilleux tel Louis XIV sur sa chaise percée, en train de commander un Coca au serveur. - Ne faites pas attention à lui, dis-je à la fille. C’est un rebelle, mais il ne mord pas. Vous a-t-on déjà dit que vous étiez le sosie absolu de Jane Fonda? Elle me décoche un regard noir. - Très mauvais, très mauvais! Vulgarité, banalité: aucune chance! commente tout haut Marco. - Moi aussi je suis un rebelle, dis-je en souriant à la beauté morose sans prêter 152 attention aux moqueries de Matos et Marco. Ecoutez, je révolutionne le langage. Je fais mieux que le verlan, je pratique la permutation des voyelles! Vous êtes le siso obsula de Jena Fadon! La fille se lève de table et s’en va vers l’intérieur du café avec dédain. - Elle n’est pas splendide? dis-je à Matos. - Sa mère! elle tabasse! C’est toi qui est nul. Matos m’amuse. Il oscille sans cesse d’un pôle à l’autre de sa schyzophrénie sociale, entre le loubard rapper et le fanatique littéraire comme Marco et moi. Il essaye sans succès de nous convaincre des vertus révolutionnaires du rap que l’écriture, explique-t-il dans de grandes envolées lyriques, n’a pas le droit de négliger. Il se met à nous chanter du rap, là, accroupi comme un chimpanzé sur le trottoir du Flore. - Ecoutez cette symphonie prosodique absolument joycienne! Enfin un peu de polyphonie! Mallarmé serait fier de NTM: «On fera c’qu’il faut pour kiffer quitte à sortir les griffes et l’greffoir pour greffer ça dans la tête de ceux qui s’mettent en face; maintenant t’es briefé, j’ai plus d’états d’âme comme des tas d’hommes ici...» - C’est ça le fameux style post-célinien? dis-je pour l’énerver. C’est nullissime! - Lis ce que j’ai écrit sur ces rappers de merde dans mon recueil d’interviews, continue Marco. Matos ne se laisse pas démonter. Il réagit au quart de tour à nos provocations qu’il s’épuise à contrecarrer. Il gesticule en nous bombardant de ses théories alambiquées et fragiles sur Céline, Mallarmé, Balzac, «Steprou» («Qui ça? - Proust en verlan, bouffon!»). Puis, lardé de sarcasmes comme un saint Sébastien exangue, il descend de sa croix et monte sur sa mégalomanie, galopant puérilement autour de sa grandeur en raillant nos livres ratés. Marco Banana rit déjà beaucoup moins. Il faut dire que tous deux rivalisent dans le prosélytisme perpétuel de leur propre génie, prosélytisme qu’ils pratiquent avec une indéniable énergie cyclothymique. Leur autre point commun est la désastreuse influence du cinéma, le mouvement mensonger de photos mises bout à bout, le choc exhibitionniste de l’image instantanée qui convertit sans convaincre et montre sans démontrer. 153 La vantardise ricanante de Matos finit par sérieusement agacer Marco. Il va injurier cruellement son concurrent en fanfaronnade lorsque j’interviens, l’obligeant à ranger dans son carquois sa foudre verbale qui n’aurait aucun mal à réduire le pauvre Matos en cendres. Je mets mes lunettes de soleil et les regarde tous les deux d’un air grave. - Vos génies éblouissent tout le trottoir, dis-je. J’ai mal aux yeux tellement vous brillez. Marco, dont le sens de l’humour ne se laisse jamais complètement distancer par la colère, rigole. Je continue, lunettes au nez. - Matos, à quel âge as-tu compris que tu étais un génie? Matos se prend au jeu de l’interview et devient brusquement très sérieux, comme s’il nous lisait son dossier de presse. - C’est grâce à ma mère, qui m’a élévé pour être numéro un, comme Jimmie Connors. Très vite, j’ai conçu une diabolique machination: expulser de mon paysage intime toutes les figures masculines potentielles. - Quel rapport avec Jimmie Connors? - Connors, comme les grands écrivains, a dressé autour de lui une forteresse féminine, un mur fiévreux de vestales protectrices. Sachant que le secret du temps littéraire est par définition féminin, enclos dans le corps de la femme, et qu’il s’évanouit quand un homme approche, et comprenant que je ne gagnerais pas Wimbledon, je me suis rabattu sur la littérature. A la manière de Malraux, Vigny, Mauriac... J’ai organisé autour de moi la multiplication des figures féminines: hier ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère, aujourd’hui ma sœur et mes petites amies successives, comme autant de fantômes protecteurs. S’apercevant que Marco et moi n’accordons aucun sérieux à son semi-délire, il s’interrompt, à la fois frustré et contaminé par nos mines hilares. - Regarde-les! Ils rigolent, les racailles! Ils se moquent de moi! Phanesté, tu es déplorable, quoi! Je suis sûr que tu n’as pas tenu compte de ma théorie génialissime sur de Gaulle dans ton livre! - Redis-moi ça, j’ai oublié. - C’est pourtant simple. Il y a une cause à effet entre l’annonce de la mort de De 154 Gaulle en 1914, et son coup d’Etat de 1958. La stratégie gaullienne est basée sur une mystique de la résurrection. De Gaulle est ontologiquement lazarien. - Intéressant, développe. - Je ne développe pas, Gueza, je fais des propositions. C’est mon idéal théorique, l’esthétique de la Proposition chère à Godard la tenant lui-même de Foucault. Tu n’y connais rien! Tu as l’intention de traiter le problème du cinéma sous Vichy, au moins? - Ce n’est pas au programme, mais je t’écoute. - Il y a sous Vichy une très nette prolifération des adaptations littéraires au cinéma. - Vraiment? dis-je en reprenant mon sérieux. - Stendhal, Zola, Radiguet, Balzac surtout: 7 fois entre 1940 et 1944. Cela n’est évidemment pas innocent. - Tu expliques ça comment? - La France, via son industrie cinématographique, a cherché à expier sa veulerie en se réfugiant dans des périodes historiques plus glorieuses. Le studio est la manifestation esthétique de l’Occupation. La grandiloquence gouailleuse propre à ces années-là sert à masquer le mensonge emphatique de la Collaboration. Tous les grands cinéastes ont pris position par rapport à cette langue-là. Ils ont fait voler en éclats le mensonge. Soit, comme Guitry ou Pagnol, en l’exaspérant, en l’hystérisant pour lui faire cracher sa facticité, dégorger sa fausseté, soit au contraire en le neutralisant par l’atonie, la voix blanche, la fameuse «diction blanche» de Bresson... - Très intéressant. - Il ironise, dit Marco. Tu n’es pas fatigué de mentir, me demande ce grand handicapé de la sincérité, incapable de dissocier la réalité de la théâtralité. - Justement, je suis sérieux. Le serveur revient encaisser nos consommations. Preste comme l’éclair, Marco dérobe l’addition et tend un billet à la beauté sans écouter mes protestations. Il paye même le verre de Datcha. Banana a pourtant, comme Datcha, Viéra et moi-même, de graves problèmes d’argent ces temps-ci. C’est comme ça. Il veut être le premier sur le podium de la générosité aussi. Il faut dire qu’il y réussit avec un naturel qui l’honore. - Vous connaissez la position de De Gaulle sur le cinéma? dis-je. 155 - Il ne l’aimait pas, comme toi! lance Marco. - Erreur, tu confonds de Gaulle avec Claudel. - Ironise, ironise. - Je n’ironise pas. Avant la guerre, de Gaulle mélange cinéma, théâtre et littérature qui véhiculent, selon ce que l’imbécile nomme un «préjugé d’espèce littéraire», une image erronée, car trop emphatique, du chef. Le cinéma n’est pas assez muet pour de Gaulle, il présente «les héros comme discourant et gesticulant en menant leur monde». Sa théorie caractérielle de la manipulation de la foule exige au contraire du chef un silence qui impressionne, un laconisme qui en impose. Dans Le Fil de l’épée, il explique que «Garde à vous!» est le modèle parfait de la concision et de l’efficacité soldatesques. Marco m’interrompt en se levant. - Tout cela est passionnant. Vous ne m’en voudrez pas si je vais téléphoner. - Continue, dit Matos, visiblement intéressé. - Il énonce son idée en une phrase lapidaire qui raye d’avance tout ce qu’il fera à Londres: «Aucun de ceux qui accomplirent de grandes actions ne les ont dirigées dans le bavardage.» Une fois à Londres, découvrant la vertu magique de la propagande radiophonique, il change immédiatement d’avis. De Gaulle devient d’autant plus assoiffé de prestige qu’il prend moins de part à l’action! C’est la prestidigitation par le prestige. La France Libre a déjà son livre de propagande, une biographie de De Gaulle écrite par le fils de Barrès. Rapidement, ses services participent à l’élaboration d’un film américain de propagande. Et tu sais à qui Hollywood confie l’écriture du scénario? - Non, dit Matos. - Tu ne connais pas l’histoire du scénario de Faulkner sur de Gaulle? - Non. Je raconte l’épisode à Matos. - ...Faulkner s’est donc heurté de plein fouet à cette facticité ronflante de l’époque que tu évoques. Heureusement le film ne s’est jamais fait, Hollywood échouant à galvauder son génie par la grandiloquence. - Faulkner n’était pas un génie, dit Marco de retour de la cabine téléphonique. 156 C’était un gros con. - Bien d’accord, dit Matos. - ...A son retour au pouvoir, en 1958, de Gaulle s’est définitivement métamorphosé en héros de cinéma, discourant de ville en village et gesticulant avec ses grotesques bras en V. Debord, dans son film Critique de la séparation... - Debord était un gros con et un planqué, ponctue Marco. - Bien d’accord, dit Matos. - ...En 1961, Debord commente des images de De Gaulle avec Kroutchev et Eisenhower: «La société se renvoie sa propre image historique, seulement comme l’histoire superficielle et statique de ses dirigeants. Ceux qui incarnent la fatalité extérieure de ce qui se fait. Le secteur de ses dirigeants est celui-là même du spectacle. Le cinéma leur va bien.» Matos et Marco ne m’écoutent plus. Ils sont repartis dans leur inlassable jeu d’ego, où chacun cherche à encercler l’autre en déplaçant les pions de sa prétention. Ils donnent l’impression d’essayer de soutenir une montagne avec des étais. Quand ils ont fini ce tango de l’ego, chacun ayant tout tenté pour vampiriser l’énergie narcissique de l’autre, ils décident d’aller à la librairie la Hune feuilleter les nouveautés. C’est leur autre point commun. Non seulement ils passent la moitié de leur temps à astiquer leur génie, mais ils gâchent l’autre moitié à décortiquer la médiocrité des concurrents contemporains. Je lance un dernier sarcasme qui tombe à plat. - Qui a écrit «Vanité des vanités, tout est vanité»? Personne ne me répond, ils sont déjà loin. Je reste au Flore. J’y ai donné rendez-vous à Sweetie à dix-neuf heures. Elle arrive à la seconde près, ponctuelle et élégante à son habitude. Elle porte un charmant ensemble blanc, chemisier, pantalon, veste, elle est fuselée et concentrée comme un ange. Elle serre entre ses bras une énorme enveloppe matelassée, mystérieusement lourde et bourrée comme une outre, qu’elle dépose en soupirant de soulagement sur la petite table du café. 157 - Bonjour Stéphane! Un whisky sec, demande-t-elle aussitôt à un serveur qui s’approche. Je l’embrasse sur la joue. - Bonjour ma gaulliste préférée. Sweetie est ma meilleure contradictrice. Elle réalise des films d’art. Du solide, Rodin, Picasso... On a déjà travaillé ensemble. Nous nous sommes rencontrés il y a quelques années au cours d’un cocktail chez Calamar. Je cherchais quelqu’un qui s’y connaisse en technique vidéo, Hubble me l’a présentée. Je n’ai pas hésité à confier mon projet sur de Gaulle à Sweetie. Elle a un talent inné pour le secret. Son père a longtemps travaillé dans l’espionnage, à l’époque de Mendès France. «Je vous le ferai rencontrer, c’est un personnage étonnant, vous verrez. Il a connu Hemingway, à la Libération. Il l’a vu libérer le Ritz, il vous racontera tout.» Sweetie, comme son père, adore Churchill («Grand buveur, sa femme était superbe.») et Mendès France («Aussi foncièrement honnête et probe que Mitterrand était fourbe et trompeur.»). Mais elle ne parvient pas à partager mon mépris pour de Gaulle. Son panache la ravit, son dédain de la piétaille politique lui semble une leçon de moralisme en acte. De Gaulle, pour Sweetie, c’est La Rochefoucauld. Rebelle dans le sang et sans aucune illusion sur personne. - Aucun rapport, dis-je. La Rochefoucauld avait du style, un clavecin de lucidité. Le style de De Gaulle est abominable. Ce sont des orgues molles, un permanent pathos patriotique. - Ne tombez pas dans le piège de prendre de Gaulle pour un écrivain. C’était un politicien génial, c’est seulement ainsi qu’il faut comprendre la duplicité de ses Mémoires. Vous oubliez qu’il avait un peuple de veaux à gouverner. Si cela vous scandalise, c’est que vous faites du sentimentalisme, Stéphane. Vous croyez en la société. - Je ne crois pas en la société, je crois dans les effets dévastateurs de son spectacle. Or de Gaulle est le principal instigateur de ce spectacle entre 1958 et 1969. - De Gaulle partage la même ironie pessimiste que Churchill, comme deux chiens qui vont faire pipi contre le même arbre et qui se reconnaissent! De Gaulle était un 158 joueur, un grand joueur. - Un joueur? C’est vite dit. Il adorait les «réussites». Vous savez qu’il est mort en plein milieu d’une réussite. De Gaulle avait à exorciser en permanence le grave bluff élaboré entre 40 et 44 pour dissimuler la Défaite. D’où les «réussites». - D’accord, les réussites, c’est pas les échecs. Mais je suis certaine que si on lui avait appris à jouer aux échecs, il aurait été très bon. Sweetie me plaît. Elle peut être d’une mauvaise foi vivifiante, comme moi. Le plus amusant, c’est qu’elle est devenue ma principale pourvoyeuse en subversion. C’est elle qui me déniche les documents rares, les photos inédites, les témoignages enfouis, les extraits de correspondance. Elle me mâche le travail, souligne les passages cruciaux des photocopies qu’elle me fournit, me résume les thèses universitaires que je n’aurai pas le temps ni l’envie de lire. La grosse enveloppe qu’elle apporte aujourd’hui est une arme majeure. Dans une période de grands troubles, Sweetie serait une alliée sûre. Elle est faite pour être héroïne de maquis. - Je vais allumer un cierge chaque semaine pour que la vérité sur de Gaulle vous illumine, me dit-elle au moment où nous nous quittons. La cire tombera goutte à goutte sur votre crâne jusqu’à la révélation finale. - Vous voulez me convertir? - Surtout pas! Pendant que nous nous disons au revoir sur le trottoir, un serveur tourne avec suspicion autour de nous. - C’est l’enveloppe que je vous ai apportée qui l’intrigue, dit Sweetie en riant. Il doit la prendre pour un colis piégé. - Il n’a pas tort, dis-je. C’est de la dynamite. 159 CHAPITRE III Mauvaise pente «Toute ma vie...», etc. Ainsi démarrent les Mémoires de guerre de De Gaulle, dans un chapitre intitulé «La pente». La pente est savonneuse, et d’emblée quelque chose dérape dans le temps. Le général-de-brigade-à-titre-temporaire-à-la-retraite qui commence la rédaction de ses souvenirs, en 1952, est un homme offensé, aigri, avide de revanche. Six années auparavant, voulant bluffer face à des bouffons politiciens, il a claqué la porte du pouvoir, persuadé qu’on allait le supplier de revenir dans les dix jours. Au lieu de cela, tout a empiré - et il a encore six ans à attendre. On ne l’a plus laissé s’exprimer à la radio depuis ses vœux du nouvel an 1946; la publication, en 1947, du recueil de ses quelques 200 discours (de celui du 18 juin 1940 au dernier de 1946, aussi pénibles à écrire - de son propre aveu - qu’aisés à psalmodier), n’a rien provoqué; personne n’a pris au sérieux, en août 1950, son désir de revenir au pouvoir pour s’occuper de la Corée; comble de poisse, en juin 1951 le RPF est minoritaire derrière le parti communiste aux élections. Enfin, et surtout, Churchill est à nouveau Premier Ministre depuis octobre 1951. Ses Mémoires déjà publiés sont un gros succès, il se prépare à recevoir le Nobel. De Gaulle enrage. En 1947, lisant dans la presse l’annonce des 73 ans de l’Anglais, il avait grommelé, mauvais perdant: «Celui-là, c’est la méchanceté et l’alcool qui le conservent.» Désormais de Gaulle pousse l’arrogance jusqu’à prétendre critiquer le style de son vieux rival, déclarant qu’il «tire trop à la ligne». Lui, comprenez-vous, est bien décidé à «faire une œuvre». La mégalomanie exponentielle de De Gaulle lui insuffle depuis toujours une obsession lancinante - directement opposée aux lois immortelles de la littérature: être à la fois Alexandre et Aristote, Saint Louis et Joinville, Napoléon et Chateaubriand... 160 Méduser les Annales et pétrifier le Parnasse, être enseigné en classe de lettres et en cours d’histoire, faire son trou et laisser sa trace. Bref, métempsychoser César. Autant dire, au fond, annihiler la métaphore. Que fusionne enfin la réalité et son calque lyrique. Que le plomb des munitions se transmute en or liquide, que la mitraille se fonde en encre. Certes Churchill n’est pas Chaucer, mais il suffit de comparer n’importe quel passage de ses Mémoires à n’importe lequel de ceux de De Gaulle pour constater une flagrante différence de niveau. Chaque ligne du Français pue l’épopée pompeuse, chaque page rend à l’auteur un culte de mégalomanie paranoïaque. L’écriture de De Gaulle est aussi raide et compassée que son affreux uniforme: la grosse ceinture passée par-dessus la veste comme le cerceau d’un tonneau de vinaigre; le ceinturon, solide diadème rectangulaire couronnant le nombril; les immenses poches fourre-tout aux rabats en accolades, si mal coupées mais si pratiques pour emporter partout son bric-à-brac idéologique. Churchill, lui, est spirituel, élégant, précis, tranchant quand il faut. «Le seul homme que je haïsse», dit-il «c’est Hitler, et c’est profesionnel.» Il évoque son sommeil, ses bains, ses pantoufles et son pyjama le jour où il accompagna au saut du lit Roosevelt à l’aéroport, son costume de toile blanche face à Tito «engoncé dans sa camisole de force à passements d’or», le système de robinets de sa salle de bain copié sur celui de Staline... Churchill sait ce qu’il fait. Il cite Defoe dans sa préface, engageant sa vie privée dans sa vision de l’Histoire. Au contraire sa conception du Caractère interdit à de Gaulle de trop en révéler sur son corps. «Le prestige ne peut aller sans mystère», notait-il dans Le Fil de l’épée, «car on révère peu ce que l’on connaît trop bien.» Parmi les prisonniers, pendant la Première Guerre, il fut le seul qu’on ne vit jamais nu. «Tous les cultes ont leurs tabernacles et il n’y a pas de grand homme pour ses domestiques.» Ceci écrit en 1932. Est-ce assez clair? L’un est donc indubitablement littéraire, l’autre est aussi sec et crispé que s’il avait un pop-corn à la place du cerveau. Un dandy, un dindon. 161 L’histoire, qui possède un sens de l’humour bien à elle, ne pouvait faire s’allier deux hommes aussi divergents. Tout les sépare, à commencer par ce qui les précède. De Gaulle, selon une invérifiable légende que Churchill rapporte dans ses Mémoires, descend d’un compagnon de Jeanne d’Arc. Un autre aïeul, Jehan de Gaulle, aurait participé à la bataille d’Azincourt où les Anglais écrasèrent les Français à plates coutures. Churchill, descend de John Churchill, premier duc de Marlborough, «le plus heureux capitaine de son siècle», dit Saint-Simon. «Malbrough s’en va en guerre, ne sait qu’en reviendra... Monsieur Malbrough est mort, est mort et enterré.» Les gamins français connaissent par cœur cette comptine moqueuse mais erronée. «Monsieur Malbrough» est revenu en pleine forme de la guerre après avoir ridiculisé les Français, à Blenheim, en 1704. Je ne reviens pas sur le sort désastreux du soldat de Gaulle pendant la Première Guerre. Eh bien, pour le dire simplement, Churchill incarne depuis sa jeunesse la quintessence du panache. Dès la campagne du Soudan, en 1899, il se montre d’une bravoure stupéfiante contre les Derviches. Ce n’est pas à cet ancien des 21st Lancers que de Gaulle donnera le tournis. Plus tard, prisonnier des Boers, il s’échappe avec une virtuosité romanesque, parvient miraculeusement en territoire britannique, prend un bain, se change, et, avec un brio bien british, envoie un télégramme aux autorités ennemies: «Escape not due to any fault of your guards.» Lorsqu’il s’agit de rapporter une déconvenue, de Gaulle est irrémédiablement grincheux, de mauvaise foi, mal luné. Churchill, au contraire, est short, sharp and smiling. En 1922, opéré de l’appendicite, il lutte contre l’anesthésie pour lire un journal, où il apprend que Lloyd George a démissionné. «En un clin d’oeil, je me suis retrouvé sans emploi, sans parti et sans appendice», commente-t-il. Il aurait même réussi a faire rire le très pincé Dindon en 1943, parlant français lors d’une réunion orageuse à Marrakech, puis, en anglais à Duff Cooper: «Maintenant que le général parle si bien l’anglais, il comprend parfaitement mon français.» 162 Une décennie plus tard, de Gaulle n’a pas le cœur à rire. En 52 comme en 40, tout recommence: l’isolement, la compétition avec Churchill, la défaite qu’il faut biffer à coups de slogans assaisonnés d’emphase. C’est comme s’il devait suivre le fil de sa mémoire sur le ruban de Moebius de son existence. Ce n’est pas un livre de souvenirs, c’est un renvoi du temps, une boucle sans fin dans laquelle il s’empêtre. Résultat, le chef-d’œuvre de De Gaulle est de part en part un prodige de ressentiment réactivé. Quand il commence à tracer ses premiers paragraphes risibles sur le patriotisme de son papa, sa maman, et lui-même, il a encore dans l’estomac l’uppercut lucide de Churchill: «Il jugeait essentiel à sa position aux yeux du peuple français d’adopter une attitude fière et hautaine envers la “perfide Albion”, bien qu’il fût exilé, qu’il eût besoin de notre appui et qu’il vécût parmi nous. Pour prouver aux Français qu’il n’était pas une marionnette entre les mains des Britanniques, il lui fallait montrer de l’arrogance envers nous.» C’est une «pente», en effet, une mauvaise pente qu’il ne remontera pas. De Gaulle n’a jamais aimé les Anglais. Dès 1913, lorsqu’il déclame ses ineptes conférences aux nouvelles recrues d’Arras, sa fureur nationaliste lui fait confondre l’Angleterre et l’Allemagne, également soucieuses d’envahir la France pour la conquérir et la bâillonner, c’est-à-dire, explique l’idiot Dindon, «nous empêcher de parler français, enlever nos libertés». La date du 18 juin 1940 n’a probablement pas été choisie au hasard pour son premier appel. C’est une revanche-anniversaire sur Waterloo. Manque de chance, le 18 juin, Churchill fait également un discours aux Communes. Comme la BBC n’a qu’un magnétophone, celui de De Gaulle ne sera jamais gravé. Le discours célèbre que les Français adulent aujourd’hui, cette voix pas encore rauque mais déjà froncée, striée par le souffle de la bande, cette incantation druidique que j’entendis sur la place de la Concorde en 1990 - est l’ersatz décalé dans le temps de la déclaration légendaire qui fonda tout, et dont nul ne peut jurer qu’elle fut très écoutée à travers le brouillard des brouillages et le fog du fascisme à la française. Il faut être juste cependant: de Gaulle n’avait pas assez d’imagination pour que soit audible la différence entre le discours du 18 juin, dont on n’a aucune trace sonore, et 163 celui du 22 qu’on entend partout. «Moi, général de Gaulle» fait écho à «Moi, général de Gaulle», et tout le reste est à peu près égal comme lui-même à lui-même durant sa vie entière. Ce serait mal connaître de Gaulle que de l’imaginer reconnaissant envers Churchill de lui avoir ouvert le micro de la BBC contre l’avis du Foreign Office, d’avoir officialisé son titre de chef de la France Libre quelques jours plus tard, et, d’une manière générale, de lui avoir permis d’être ce qu’il fut. Car il va sans dire que sans Churchill, de Gaulle était aphone. Après tout, Hyde Park regorge chaque dimanche d’égarés grandiloquents qui rivalisent de folie et d’emphase au Speakers’ Corner. Chacun d’entre eux pourrait dans les circonstances historiques adéquates se métamorphoser en grand homme. Tout ne dépend que de la taille du porte-voix. Pourtant de Gaulle dans ses Mémoires est d’une ingratitude qui frise la folie. Il évoque l’«inspiration généreuse et calculée» de l’Angleterre. Calculée? Il voit la paille dans l’oeil de ses sauveurs (c’est un avion anglais qui l’emporte de Bordeaux à Londres), pas la poutre branlante qui lui tient lieu de cervelle, sur laquelle sont gravés les noms les plus prestigieux de l’histoire de France, de Vercingétorix à «Moi-général-de-Gaulle». Tels de prétentieux postillons, de Gaulle projette des échardes de sa sclérose dans toutes les directions où se tourne sa cécité maniaque: «A Londres, la malveillance était active... Il n’était pas indifférent au prestige de l’Angleterre d’apparaître comme le suprême rempart de l’ancien monde en perdition.» Poor pajock! c’est exactement ce que fut l’Angleterre! Concrètement, littéralement, dans tous les sens, et pas à coups de minable propagande radiophoniques enrouée! René Mayer rapporte dans son journal un dialogue avec de Gaulle, le 15 août 1944, après le sabordage par les alliés de la flotte de commerce à Sète, Marseille et Toulon. «Je vais voir de Gaulle aux Glycines à ce sujet à 15H30. Puis, nous parlons de l’Angleterre: “Vous n’allez pas faire la politique de Vichy et de Maurras!” - “Non, mais je veux que le peuple français sache qu’il n’a pas à compter sur les Anglais.”» Mais la vérité est si flagrante que de Gaulle est quand même, à d’autres endroits de 164 son mémorial publicitaire, douloureusement forcé de l’admettre. Hélas, même lorsque il ne ment pas, de Gaulle est rattrapé par la spongiosité panthéonesque de son style. J’ouvre la grosse enveloppe matelassée que m’a apportée Sweetie au Flore. Ce sont des heures de vidéo et d’archives sonores. J’écoute, en écrivant ceci, un discours de Churchill en français. «Ce que nous voulons, c’est frapper, jusqu’à ce que Hitler et l’hitlérisme passent de vie à trépas. Nous ne voulons que ça, mais nous le voulons sans cesse, nous le voudrons jusqu’au bout. N’oubliez pas que nous ne nous arrêterons jamais, que nous ne nous lasserons jamais, que jamais nous ne cèderons...» Voici ce qui s’appelle un style. Plus simple, plus sincère, plus vrai que ne l’a jamais été de Gaulle au cours de sa vie. La grandiloquence gaullinienne, la rhétorique chewinggumesque de De Gaulle - ou de son verbeux jumeau Malraux - est une surcompensation emphatique de la mollesse du sens. Bien au contraire, dans ce fier accent british, dans cette prose électrisée réside la vraie France Libre. Je me repasse en alternance les images de l’Autruche française, avec sa casquette à lauriers de César d’opérette, puis celles du bon gros bouledogue. Gros plan sur Church’ qui regarde intensément la caméra en penchant légèrement son beau visage boudiné et grave. « Tous les bébés me ressemblent », disait-il. Une autre fois, dans sa Rolls décapotable aux phares noircis, une fleur à la boutonnière, il soulève et rabaisse d’une main sa casquette de marin pour saluer la foule, s’inclinant comme un comédien sous les bravos des braves British. Une autre fois, marchant dans la rue d’un pas décidé, cigare aux lèvres, en nœud papillon et redingote, un masque à gaz en bandoulière, il place son chapeau melon au bout de sa canne, la brandit en l’air et le fait tournoyer comme un drapeau. Bombardés chaque nuit par l’aviation allemande, les Anglais l’acclament gaiement sur un décor de décombres. Comment dit-on, déjà, «Il n’y a pas photo», en anglais? Ah oui: O brave new world that has such people in’t. Ni de Gaulle ni Churchill n’ont dissimulé leurs dissensions au cours de la guerre. «Churchill ne me renia pas plus que je ne le reniai lui-même», résume de Gaulle ivre d’orgueil. 165 Comme s’il y avait la moindre commune mesure entre les épaules charnues et solides de l’Anglais, sur lesquelles reposait concrètement le sort de l’Europe avant l’intervention des Américains, et celles du Français qui n’avait à opposer aux événements qu’un uniforme amidonné plaqué sur son porte-manteau squelettique. Evoquant leurs disputes, de Gaulle rapporte naïvement ce que l’Anglais pense de lui. Churchill n’était pas dupe de ce que de Gaulle lui-même appelle son «anglophobie», ni de ses «soucis de prestige » et de « la volonté d’agrandir, parmi les Français », sa « situation personnelle». En admettant avec les plus acharnés hagiographes que ce ne fût pas le cas en 1940 (je dédie cet imparfait du subjonctif à Matos Viéra), on est forcé de reconnaître que ça l’est positivement en 1952, quand de Gaulle l’écrit. Voici un des traits du «cœur pur» de De Gaulle. Il est d’une mégalomanie si parfaitement inconsciente, persuadé de ne pas être ce qu’il est, qu’il cite comme de dérisoires hérésies les opinions défavorables de Churchill ou de Roosevelt le concernant. «Tel est le naturel des ambitieux», écrit Bossuet, «qui s’efforcent de persuader aux autres et à eux-mêmes qu’ils n’ont que des sentiments modestes.» De Gaulle est typiquement ce que Bossuet appelle un «faux luisant», à la fois «méprisant ce qu’il est et le faisant valoir avec excès». Première caractéristique: De Gaulle n’est capable de considérer que de Gaulle. C’est lui-même qu’il décrit à chaque fois qu’il analyse un autre. Il est à la fois celui qui ne connaît que lui-même, et celui qui se méconnaît le plus. Comme l’analyse du Caractère n’était qu’un autoportrait fantasmatique, un idéal du moi saumonné en une idolâtrie moisie à force d’y clapoter depuis l’enfance, de même lorsqu’il prétend décrire un autre, il ne voit littéralement pas plus loin que le bout de son propre nez. Seconde caractéristique: Il énonce les vérités proférées par d’autres comme si le simple fait de les rapporter les rendait absurdes. Or, quand on envisage l’ensemble de sa carrière, les jugements émis par Churchill ou Roosevelt se révèlent bien entendu parfaitement sensés. Mais de Gaulle ne prend jamais la peine de les réfuter. Son caractère despotique ne supporte aucune contradiction: «Des concessions? Je n’en 166 voulais pas!» Ainsi ne trouve-t-on pas trace de la moindre autocritique dans les 900 pages des Mémoires. Cette cécité en miroir atteint son comble lorsque Eisenhower, préparant le Débarquement, vient lui avouer qu’il reconsidère son estime pour lui, et lui demande désormais son appui: «A la bonne heure!» s’exclame l’effarant Dindon. «Vous êtes un homme! Car vous savez dire: “J’ai eu tort.”» Quand de Gaulle, en trente ans de carrière, a t-il jamais été «un homme» selon sa propre définition? C’est d’ailleurs un de ses deux points communs avec Napoléon, à qui, écrit Clausewitz, «l’aveu d’une faute est presque impossible». L’autre point commun, qui s’ensuit naturellement, c’est ce que Clausewitz appelle la «fanfaronnade», c’est-à-dire le mensonge. De sorte qu’entre deux délires, chacune de ses rares révélations est enrobée d’histrionisme. S’il doit rendre un hommage à Churchill («sans lui, ma tentative eût été vaine dès le départ»), de Gaulle en profite pour l’insulter en lui prêtant sa propre volonté de domination et de manipulation. «Quand il avait vu en moi la France comme un Etat ambitieux qui paraissait vouloir recouvrer sa puissance en Europe et au-delà des mers, Churchill avait, naturellement, senti passer dans son âme quelque souffle de l’âme de Pitt.» S’il rappelle les témoignages de sympathie des Anglais à son égard, les bijoux envoyés pour aider financièrement les exilés, la «généreuse gentillesse du peuple anglais», son «exemplaire fermeté» contrastant cruellement avec la couardise française, c’est pour s’émouvoir de cette couardise où il ne décèle qu’un messianique espoir dont il est le porteur. Il cite fièrement une carte postale qu’il reçoit de France: «De Gaulle! nous vous avons entendu. Maintenant, nous vous attendrons!» Les Anglais, eux, n’attendent pas. «C’était un spectacle proprement admirable que de voir chaque Anglais se comporter comme si le salut du pays tenait à sa propre conduite... Les Anglais, dans leur ensemble, se préparaient à la lutte à outrance.» 167 De Gaulle est obligé de l’admettre, ce qui ne l’empêche pas de calomnier ses hôtes en évoquant la «lourde pâte anglaise» que doit remuer le machiavélique Churchill («angélique et diabolique»). Le puritanisme con de De Gaulle lui fait aussi dire en privé que le whisky a dévoré «le sens moral» de cet Anglais qui l’accueille dans sa ville-refuge en lui ouvrant la porte de l’église contenu dans son nom. A force d’être oublieux, de Gaulle frôle plus d’une fois l’ignominie. Sans Church’, de Gaulle n’est rien. Et non seulement il le sait pertinemment, mais il rédige son monument d’amnésie dans le seul but de nettoyer cette tache de néant. Ne pouvant éviter de comparer les réalités anglaise et française, de Gaulle profite de leur divergence pour mieux ériger sa propre statue de sauveur solitaire. «Si différentes que fussent les conditions dans lesquelles Churchill et de Gaulle avaient eu à accomplir leur œuvre, si vives qu’aient été leurs querelles, ils n’en avaient pas moins, pendant plus de cinq années, navigué côté à côte, en se guidant d’après les mêmes étoiles, sur la mer démontée de l’Histoire.» De Gaulle envie Churchill, «mis à la tête d’un peuple unanime, d’un territoire intact, d’un vaste Empire, d’armées redoutables». Lui n’a à sa disposition que «quelques débris de forces et quelques bribes de fierté nationale», avec lesquelles, dit-il, il doit délivrer un pays «livré à l’ennemi» (rengaine de la trahison), et «déchiré jusqu’aux entrailles» (rengaine des dissensions gauloises). Les Français, à la fois trahis et divisés par ceux-là même qui les trahissent («ses élites dirigeantes et ses privilégiés»), ne sont par conséquent pas responsables de leur malheur. Ce n’est que la variation sur un thème qu’emploie constamment Vichy à la même époque. Dans son inimitable style frigide, de Gaulle ose également parler des «abus que commit l’Angleterre vis-à-vis de la France blessée». Blessée, la France? Ne faudrait-il pas dire plutôt complice des bourreaux? Je ne me lasserai pas de faire honte à ce pays en rappelant le courage unique des Anglais. Il y a des peuples qui ne se laissent pas envahir, et d’autres qui éprouvent ce que Mendès France, dans une formule terrible, appelle le besoin de capitulation: 168 «La trahison s’étalait ouvertement, le besoin de capitulation, la volonté à n’importe quel prix de s’entendre avec les vainqueurs, l’anglophobie traditionnelle en France, et qui revient si facilement à la surface... tout cela s’affichait avec une espèce de cynisme affreux.» Dans A Fable, Faulkner imagine Ludendorff parvenant jusqu’à Londres. «Personne ne perdrait beaucoup de temps ou de souffle à se lamenter, pas plus que Ludendorff n’aurait le temps de souffler ou de s’extasier, car il aurait encore à envelopper et à réduire chaque arbre de chaque bois et chaque pierre de chaque mur dans toute l’Angleterre, sans parler de trois hommes dans chaque cabaret qu’il devrait démolir brique à brique pour les prendre. » Tout est dit. 169 CHAPITRE IV Hasards, sushis, sosie J’en connais aussi, des Français charmants. Monsieur Sud, par exemple, rencontré un soir au Troubadour, est adorable. Courtois, drôle, cultivé, raffiné comme s’il appartenait à un autre temps. Nous étions à la même table, il a vu mon exemplaire bilingue de Shakespeare, m’a adressé un mot gentil, nous avons bavardé. Monsieur Sud travaille à l’ambassade. «Si je puis vous être d’une aide quelconque, j’en serais enchanté.» Il m’a donné quelques conseils, des tuyaux, des adresses, où faire des photocopies et envoyer des fax. Il m’a même offert son exemplaire des programmes du Globe Theater pour le mois de mai. Sud sait tout sur tous à l’intérieur du microcosme de la colonie française de Londres. «Figurez-vous que Mazarine Pingeot doit descendre à l’hôtel Mildendo à la fin du mois. Son premier roman vient d’être traduit, elle va faire une conférence. Vous allez vous croiser en pyjama!» Nous rions. - Vous êtes venu à Londres pour écrire? me demande Sud. - Plutôt pour m’imprégner de l’atmosphère. Ça donnera une certaine coloration à mon prochain livre. - Puis-je vous demander quel en sera le sujet, si ce n’est pas indiscret? - L’exil. Le sentiment de l’exil, la sensation de l’exil. C’est la raison de ma venue à Londres. Je veux retrouver les traces des grands exilés français: Voltaire, Chateaubriand, Verlaine, Rimbaud... Et de Gaulle, bien entendu. Sud me raconte alors que la statue de De Gaulle, érigée à Carlton Gardens, avait d’abord été mal installée. Elle tournait le dos à celle d’Edouard VII sur Waterloo Place. «Et puis c’est un faux grossier!», dit-il en riant. «La position du gant ne correspond pas à son grade. » « J’irai vérifier», dis-je. Sud est un passionné de Roger Caillois. Un jour, me raconte-t-il, Breton montre à 170 Caillois des pois sauteurs du Mexique. Breton est émerveillé. Caillois, «en bon cartésien», prend un couteau, coupe le pois en deux et en extirpe le ver gigoteur. Bong! expulsé du Mouvement Surréaliste. Sud me demande les titres de mes livres. Miroir amer lui plaît beaucoup. Ça lui fait penser à Langage Tangage de Leiris. «Tiens, c’est drôle, dis-je. Picasso a justement dessiné un portrait de Leiris le jour de ma naissance.» Parler de peinture rappelle à Sud qu’il doit aller à un vernissage du côté de Soho. Il me demande si ça m’amuse de l’accompagner. Ça m’amuse, ça m’amuse. Nous sautons dans un taxi. Le vernissage a lieu au sous-sol d’un restaurant japonais déjanté où les plats sont servis sur de petits wagons qui circulent le long de rails à travers la salle. Le restaurant s’appelle Yo! Tchon tchon pom pom pom tchon tchon Le sous-sol est bondé d’artistes contemporains, en majorité japonais, qui pom pom pom tchon ressemblent trait pour trait à ceux qu’on rencontre à Paris. Des dizaines d’écrans de tchon tchon pom pom pom tchon tchon tchon télévision diffusent des mangas en boucle. La musique techno hurlante nous empêche, Sud et tchon tchon pom pom moi, de beaucoup parler. Les serveuses dispensent du saké chaud et des sushis à volonté. Vers 23 heures, Sud me dit tchon tchon pom pom pom tchon tchon tchon au revoir et s’esquive. J’allume un Cohiba, je commence à observer. Karen une grande Noire sympa, me raconte qu’elle travaille au British Film Institute. Elle me présente à un ami qui a fait un film sur Frantz Fanon. Il me répète plusieurs fois le titre français que je comprends mal à cause de la techno et de son accent anglais: - Pinir mesbon! - I beg your pardon? - Punar Mosbê! - Excuse me? 171 - «Peau noire, masques blancs»! - Oh, Ok. La soirée se dissout lentement. Rien n’a encore sérieusement attiré mon attention lorsque deux étudiantes débarquent. Je dirige mon cigarillo dans leur direction. Cristabel, blonde aux yeux bleu, est horriblement habillée mais a un très joli minois. Nous nous asseyons à l’une des tables-caveaux, à la japonaise, d’où un robinet sert de la bière quand on pousse un gros bouton rouge. Cristabel est étudiante en arts. Elle me montre les livres qu’elle a dans son sac. L’un est consacré aux cartes postales de putes dans les cabines téléphoniques. «Tu t’intéresses à la prostitution? dis-je. - Non, je m’intéresse au design des cartes postales.» Elle est intelligente et vraiment mignonne, mais ce qu’elle appelle mes «french manners» l’agacent, comme lorsque je tends mon briquet pour allumer les cigarettes qu’elle se roule elle-même. Son visage poupin la fait paraître plus jeune qu’elle n’est. Elle a 27 ans, ce qui revient à en avoir 72 selon sa théorie de l’inversion des chiffres. Cela donne un avant-goût de la vieillesse, m’explique-t-elle. C’est utile, dis-je, on rajeunit en avançant dans le temps. A une heure du matin, le vernissage s’achève. La copine de Cristabel s’en va, nous décidons d’aller boire un verre ailleurs, un petit groupe se forme dans la rue devant la galerie, nous suivons le mouvement. Cristabel part devant avec trois autres personnes, je me retrouve avec une autre blonde maigrelette, plutôt ivre, Cath, qui me décortique sa «hard life» en s’accrochant à mon bras. Ses deux parents sont morts, elle élève seule son fils avec qui elle vit près du London Bridge. Elle a 33 ans, elle est très câline. Nous arrivons par Oxford Street à un drinking club, le Troy Bar, sorte de pub clandestin ouvert la nuit, situé dans la petite pièce sombre d’un appartement enfumé au premier étage d’un petit immeuble minable auquel on aboutit par un petit escalier sordide. Il y a un petit comptoir, quelques tables en bois, un juke-box. Cristabel discute sur un tabouret au comptoir avec un garçon brun au beau regard triste, Paul, qui se moque un peu de moi, pas méchamment, en apprenant d’où je viens. 172 «You are french! Oh oh oh oh!», dit-il avec un pseudo accent imitant ce qu’il imagine, je suppose, être le snobisme français. Un garçon très grand se lève et va choisir une chanson au juke-box. Il est le sosie de Datcha, avec de fines lunettes et en plus maigre. La chanson est de Dean Martin. Le Merz maigre se met à virevolter sur place en chantant les paroles, une main levée, l’autre contre son estomac, comme s’il dansait avec une femme. Il est deux heures du matin. L’atmosphère enfumée et tiède est agréable, le jukebox joue du Chet Baker et de la Bossa, une douce ivresse plane au plafond. Cath m’invite à danser un slow sur Strangers in the night. Elle me trouve «very attractive», me demande si elle me plaît. Pourquoi mon nom n’est-il pas français? Je le lui explique. Le seul homme qui l’ait bien traitée, dit-elle, était un Français juif dont une grand-mère avait été à Auschwitz. Maintenant elle aimerait que nous allions faire l’amour dans un bel endroit («a nice place»), mais elle n’a pas d’argent. Je lui dis que j’aimerais beaucoup mais que je n’ai pas les moyens non plus de nous offrir un hôtel. Je vais aux toilettes, situées dans l’escalier. Lorsque je ressors, vois Cath est en train d’embrasser un garçon entre deux étages. Je retourne au bar. Cristabel ne m’adresse plus un regard, elle semble passionnée par ce que lui raconte Paul. Les lumières s’éteignent et se rallument, le bar va fermer. Avant de partir, Cath me fait promettre de la rappeler pour que nous fassions l’amour quand j’aurai déniché un lieu agréable. Je me retrouve seul dans Oxford Steet à trois heures du matin. Je marche vers Marble Arch en sifflotant Strangers in the night. Un sans abri installé sur le trottoir me demande une cigarette, je lui offre un Cohiba, il me remercie chaleureusement. Ici, même les mendiants sont courtois. Arrivé à Hyde Park Corner, je prends le bus de nuit (N14) jusqu’à South Kensington. Par une kyrielle de hasards étonnants, je reverrai le fan de Dean Martin dans Dean Street, quelques jours plus tard, servant des bières au French House, un pub où se 173 réunissaient les Français Libres pendant la guerre. Autre coïncidence - ce qui prouve que le plus grand des hasards trouve toujours à qui parler -, je reverrai également Paul au Zetland Arms, un pub de South Kensington. J’ai l’habitude parisienne de retomber sur les mêmes visages, mais Paul, lui, est stupéfait qu’on se recroise dans cette ville de six millions d’habitants. Il s’excuse d’avoir été moqueur l’autre soir. «No problem...», dis-je. Il vit dans l’East End. Pendant la journée, il est serveur dans un restaurant indien, près d’ici. J’en profite pour lui redemander tous les noms que je n’avais pas notés lors de la soirée bizarre. «Cristabel», qui, m’apprendil, n’a pas voulu se laisser embrasser à la fin de la soirée; le «Troy Club»; et lui, donc, «Paul», au beau regard bleu foncé, pétillant et mélancolique. 174 CHAPITRE V Exempté Après tout, je suis aussi soldat que de Gaulle. «Réserviste du Service de Défense.» Tel est mon grade jusqu’à cinquante ans, «sauf inaptitude à tout emploi». Ecrivain, ça compte, comme handicap? L’année de mes 21 ans, je reçus une lettre du Ministère de la Défense. «Monsieur, Comme chaque citoyen français vous êtes, à votre tour, convoqué au Centre de Sélection. Ce sera sans doute votre premier contact avec l’armée; nous ferons en sorte que ce séjour s’effectue dans les meilleures conditions possibles. Votre passage au Centre de Sélection doit permettre: - de déterminer votre aptitude médicale au service actif, - de recueillir des renseignements qui seront utiles pour votre affectation lors de votre appel au service actif. Il doit vous permettre également d’obtenir des réponses aux questions que vous vous posez concernant le déroulement de votre service national. Le Colonel.» Sacré Colonel. Je ne savais pas qui c’était mais il m’avait retrouvé. Impossible d’y couper, même le billet de train était prévu. Je partis de la gare d’Austerlitz un sale jour de novembre gris et froid pour la caserne Maurice de Saxe, à Blois. Maurice de Saxe? L’ancêtre de George Sand, un des rares bâtards dont Saint-Simon daigna dire du bien, le vainqueur de Fontenoy et de Lawfeld, le partisan de la guerre sans batailles, le théoricien de la stratégie du mouvement perpétuel, selon qui «tout le secret de la guerre est dans les jambes», dont j’avais vu, au charmant château charnu de Chambord, le grand poële en faïence? D’accord. Dans le train, en chemin comme moi pour trois journées de tests d’aptitude, une vingtaine d’autres garçons rigolaient. Je n’avais qu’une très mince envie de passer un an avec ces abrutis, ainsi que le prévoyait la loi française si j’échouais à me faire réformer. Je suis irrémédiablement allergique aux groupes humains et la discipline m’a toujours répugné. A la maternelle, déjà, j’étais intenable. Petit, je me faisais expulser de 175 toutes les colonies de vacances. En classe, je refusais de me lever quand le directeur de l’école venait visiter les élèves. Au karaté, j’avais omis de passer les ceintures tant me dérangeait l’aspect martial des katas, que je connaissais pourtant par cœur. Quant aux paroles barbares de la Marseillaise, elles n’ont jamais franchi la barrière rétive de mes lèvres. L’armée, ce n’était pas pour moi. L’idée d’apprendre à manier les armes, à conduire de gros camions, à la rigueur, aurait pu me séduire, mais étouffer toutes les nuits dans la promiscuité d’une chambrée, et surtout devoir obéir à des ordres, c’était hors de question. En train vers Blois, je ne me faisais pas trop de soucis. Mon cousin Ephraïm, le psychiatre, m’avait raconté comment lui-même s’était vu miraculeusement dispensé. «Tu sais ce qui m’a sauvé? Mes rétines. Tout s’est joué à l’examen d’ophtalmologie. Je savais que je devais bluffer. J’ai prétendu avoir des rétines à risque, comme tous les myopes, j’ai dit qu’on devait bientôt me faire subir des impacts de laser pour éviter un décollement. - Il leur suffisait de vérifier. - Impossible, pas sur place. Il faut examiner longuement la rétine avec un verre à trois miroirs. Ils ne sont pas outillés, ils n’ont pas le temps, et puis même un ophtalmo chevronné peut passer à côté d’un début de décollement. Je n’ai pas commis l’erreur de parler de réforme. J’ai fait l’idiot, j’ai demandé au type qui m’examinait s’il pouvait me faire un mot pour m’éviter les exercices physiques. J’ai dit que mon risque de décollement m’interdisait les sports violents. Le type, un jeune médecin que j’étais destiné à remplacer un jour ou l’autre, me regarde droit dans la rétine bien collée et me chuchote: “Tu veux te faire réformer?” J’en revenais pas. J’ai pensé qu’il me jaugeait. J’ai répondu: “Ce n’est pas ça, mais je tiens à ma vue.” Il me rechuchote avec insistance: “Tu veux te faire réformer?” Je commençais à transpirer, ça puait le piège, je lui dis: “Ce n’est pas le problème, je ne veux pas devenir aveugle à la suite d’un banal incident.” Il me fixe avec un air méchant: “Tu veux que je te réforme, oui ou non!” Les autres attendaient en file derrière, j’avais trois secondes pour me décider, je transpirais à 176 grosses gouttes, j’ai lâché d’un souffle: “OUI!” Bingo! J’étais tombé sur un confrère sympa qui voulait m’éviter l’année d’ennui qu’il subissait...» J’étais tranquille, Ephraïm m’avait tout expliqué. Venir avec mes lentilles pour leur ôter l’envie de regarder de trop près, feindre le risque de décollement, ne pas parler de réforme, le tour était joué. J’ouvris Coriolan, je lus jusqu’à Blois. Une fois dans la caserne, première bonne surprise, les «trois jours» ne duraient en réalité qu’un jour et demi. J’en aurais fini avec cette corvée le lendemain en début d’après-midi. En plus j’allais être payé, j’allais toucher ma solde de cinquante francs puisque j’étais un véritable soldat le temps des examens. La première matinée fut consacrée à la présentation de la carrière. Film, conférence, prospectus, conneries diverses, puis déjeuner infâme dans une immense cantine, puis tests intellectuels débiles, puis première série d’examens médicaux. Il fallut se déshabiller dans un vestiaire avant d’aller pisser dans un flacon et porter le flacon à la queue-leu-leu à une infirmière. Un garde-chiourme était chargé du petit groupe de vingt garçons arrivés avec moi. Son rôle consistait à nous procurer un avantgoût de la discipline militaire. Lorsque tout le groupe fut en caleçon, il prit son temps pour désigner celui qui allait être responsable des flacons d’urine. Une seule erreur, annonça-t-il d’un air menaçant, un seul flacon mal rempli ou mal refermé, et le responsable serait puni. Son regard tournoya dans le vestiaire comme un phare, à la recherche d’un paratonnerre. Ce con faisait son cirque. Les vingt garçons restaient silencieux. En quelques secondes, à la cadence des respirations, à la courbure des nuques, au balancement des pieds, à la direction des regards, se distinguaient nettement les lâches, les ricaneurs, les rebelles, les kapos en puissance, les masochistes, les mous... Toute la palette de la soumission humaine était palpable dans l’atmosphère embuée du vestiaire. En observant le caporal, je réfléchissais à cet étrange paradoxe selon lequel la bêtise est aussi impudique que l’intelligence est discrète. L’abruti se promène 177 mentalement débraillé, le crâne penché en avant comme un bélier qui charge. C’est un grand invalide qui revendique fièrement sa trépanation en hurlant, le sinciput écartelé à deux mains: «Regardez comme c’est vide!» Je pensais à une photo célèbre de Guillaume Apollinaire après son opération, en uniforme clair, les cheveux rasés, un large bandeau blanc autour du crâne, son regard doux en biais, son quart de sourire, comme s’il craignait que son génie ne luise trop violemment à travers sa plaie. Sous le pansement de Guillaume coule le style. Quel contraste avec les Gueules Cassées de la Première Guerre dont les mutilations abominables jubilent devant la caméra! L’un possède une bouche et un menton calcinés en un renfrognement comique, on dirait Popeye, avec, en guise de pipe, jaillie latéralement de son hideuse blessure, une prothèse bizarre. Il lève son bras droit pour saluer, tout l’avant-bras manque, ce n’est qu’un moignon maigrelet. Un autre se fouille le bas du visage comme dans un tiroir obscur. Il déboîte et remet sa mâchoire inférieure. Un autre, atrocement raboté du menton, a tout à fait la tête d’un gros silure, c’est un homme-poisson-chat. Un Noir, au visage à moitié défoncé comme celui d’une marionnette en caoutchouc, lève sa casquette et sourit sincèrement de la demi-bouche et de l’oeil qui lui restent. - Toi! Chargé de pipi! La moindre erreur et c’est toi qui prend! Le con arrêta son choix sur moi. C’était symbolique, bien sûr, une pure menace, une manœuvre d’intimidation, je n’avais en réalité rien d’autre à faire que conserver une feuille de résultats. Cela servit en tout cas à me dégoûter davantage de l’idée de passer un an avec de telles brutes. Je ne savais pas qu’un jour je lirais des lignes stupides écrites par un crétin à casquette, pleines de brutalité et de fausseté, et qui signifient quoi? «Les duretés de cette existence, cette destination de misère, cette vocation de dévouement, ces souffrances sans bénéfices, c’est en quoi consiste la noblesse des armes dont l’attrait supérieur séduit les guerriers.» Prise de sang, radio, mensurations (1m83, 72kg), coefficient masticatoire, acuité auditive, acuité visuelle. Comme une longue chenille, la file de garçons passait de petite salle en petite salle, se déshabillant et se rhabillant, certains amorphes, d’autres piaffant, 178 discutant, riant. Dans un couloir, un garçon venu des Vosges pleurait. Il venait d’être déclaré inapte, souffle au cœur, tout s’écroulait pour lui. Il avait honte de l’annoncer à son père et à son grand-père, il allait être la risée de la famille. J’étais songeur. La fin de l’après-midi arriva. Un dîner infâme fut servi dans la grande cantine, puis on eut droit à un peu de détente. Il y avait une salle de jeux dans la caserne, j’allai y dépenser mes cinquante francs en flippers. Le soir, je lus quelques pages de mon Coriolan avant l’extinction des feux. Le lendemain, dernière série d’examens. - J’ai un problème, dis-je à l’ophtalmo qui me scrutait à travers un binoculaire. - Je vous écoute. - On doit bientôt me faire du laser, je risque un décollement de la rétine. On m’a dit que j’allais devoir éviter le sport. Un coup involontaire dans l’oeil pourrait me rendre aveugle... Le type leva les yeux de son binoculaire. - C’est bien vrai ce mensonge? Aïe! L’ophtalmo incrédule. Ephraïm n’avait pas prévu ça. - Je vous demande pardon? - Vous ne seriez pas en train de me servir des bobards, par hasard? Ce genre de situation exige le plus grand calme. Un faux-pas et l’enfer s’ouvrait devant moi. Je risquais non seulement de ne pas être réformé, mais de me voir confiné à la caserne et de commencer mon année de service le jour même, pour falsification de résultat médical. - Vous voulez dire que je m’exagère les dangers du laser? Le type se demandait si je bluffais ou non. - Vous pouvez enlever vos lentilles? - Bien sûr, vous avez du sérum physiologique et un flacon pour les conserver? - Vous n’avez pas amené vos produits avec vous? - Pas ici, personne ne m’avait prévenu que je devrais ôter mes lentilles... 179 - Vous allez raconter ça au médecin-chef. Aïe aïe! Le médecin-chef n’était pas loin. Il arriva dans son pull-over kaki, l’air sévère. Le médecin sous-chef lui expliqua mon cas. - Monsieur prétend devoir subir du laser. Seulement on ne peut pas l’examiner parce qu’il porte des lentilles de contact et n’a sur lui pas de quoi les ôter. - Vraiment! dit le médecin-chef. Vous savez que je peux demander un complément d’examen à l’hôpital militaire de Versailles. Ils disposent de tout ce qu’il faut pour observer votre rétine. Ils ont le droit de vous garder dix jours, s’il le faut. S’ils ne vous trouvent rien aux yeux, vous serez incorporé d’office. Vous êtes conscient de ce que ça signifie? Aïe aïe aïe! Une seule solution, faire l’idiot de bonne foi. - Bien sûr, dis-je très calmement en le regardant droit dans les yeux. Versailles, c’est près de chez moi. Dites-moi à quelle adresse ça se trouve, ça me rassure qu’on me réexamine parce que cette histoire de rétines fragiles m’angoisse. Ils peuvent me faire du laser là-bas aussi? Le type me regarda avec suspicion. Je n’avais pas l’air d’avoir compris sa menace. Il crut que j’avais cru qu’il allait m’aider à guérir. Il dit un mot au médecin sous-chef qui me laissa repartir. Je finis la ribambelle d’examens avec une impression amère. Rien ne s’était passé comme Ephraïm l’avait prévu. J’étais tellement sûr d’être exempté à cause de mes rétines que je n’avais pas tenté le coup classique, la folie feinte. J’avais réussi tous mes tests intellectuels, j’avais adressé la parole aux autres, je ne m’étais pas replié sur moimême, refusant de manger, de dormir, de répondre aux questions qu’on m’adressait. J’étais même allé jouer au flipper! C’était trop tard maintenant. J’allais me retrouver coincé pendant un an dans cet univers abominable. Un dernier médecin généraliste me demanda si je voulais m’entretenir avec un psychiatre comme j’en avais le droit. Bordel! Si j’avais su... «Non merci», dis-je piteusement. Trop tard, trop tard, trop tard, trop tard, trop tard. 180 J’eus un dernier entretien avec un officier, le médecin chef-chef, à qui j’expliquais mon problème de rétine. Il me déclara apte mais m’inscrivit sur une liste spéciale. Je devais revenir dans un an, quand j’aurais subi mon traitement au laser, pour un réexamen de mon cas. Si j’étais déclaré à nouveau apte dans un an, mon année de service commencerait illico. Le cousin Ephraïm ricana quand je lui racontais mes «trois jours». C’était son habitude, depuis notre enfance: me mettre dans le pétrin puis ricaner avant d’essayer de m’en sortir. Quand il m’avait persuadé de bondir par-dessus un large fossé en vélo et que je m’étais retrouvé la tête dans la boue, le vélo écrabouillé, il avait ricané avant de s’assurer que je ne m’étais rien cassé. Quand, pendant une partie de foot, un de ses sabots rouge de hippie s’était propulsé avec le ballon vers mon crâne, entaillant mon front sur deux centimètres, il avait ricané avant d’appeler ses parents, qui durent m’amener en urgence me faire recoudre la plaie. Quand il avait essayé de m’endormir au chloroforme dans la cave de sa maison de campagne, il avait ricané avant de me ranimer à grandes claques lorsque la farce prit un tour sérieux. - Ce n’est pas grave, dit-il d’un air pro. Tu as un an pour préparer une contreexpertise. Tu n’as pas l’intention de devenir fonctionnaire? - Tu veux rire! - Tu es certain? - Bien sûr! - Alors tu vas jouer le fou. - De quelle manière? - Pour commencer, tu va aller régulièrement chez un psy qui délivre des certificats de complaisance. Je vais te trouver une adresse, ça circule à profusion parmi les étudiants... C’est ainsi que je commençai ma psychanalyse. Pendant un an, j’allai chaque mois en voiture de la banlieue ouest de Paris jusqu’à Ménilmontant, où je bavardais cinq minutes avec une dame charmante qui me trouvait 181 dans une forme mentale épatante. Je payais 165 francs, et je repartais avec le précieux certificat sur moi. Ménilmontant, c’était le quartier où ma mère était née. Ma mère elle-même suivait une psychanalyse carabinée depuis ma naissance. C’était comme retourner une fois par mois dans l’enfance de ma mère afin de vérifier qu’elle était bien sur les rails de la névrose de choc dont j’allais avoir besoin quarante ans plus tard pour étoffer mon dossier psychiatrique à l’usage de l’armée française. La psy me délivra plusieurs ordonnances qui me permirent de me procurer du Lexomil 6mg en pharmacie, un anxiolithique que je refilais à ma mère, ultra-stressée depuis la déportation de son propre père à Auschwitz lorsqu’elle avait sept ans. J’embrouillais les Oedipe, c’était exprès. L’armée aurait du mal à suivre mes traces. Pour plus de vraisemblance, la psy rédigea une lettre destinée au psychiatre de la caserne Maurice de saxe. - C’est très simple, m’expliqua Ephraïm, tu ne dis pas un mot. Je vois des paranoïaques et des maniaco-dépressifs à longueur de temps, je sais comment ils fonctionnent. Le psychiatre va essayer de te faire parler, te poser des questions, c’est un piège. Surtout ne dis rien. - Comment ça, rien? Et quand il va me demander mon nom, mon âge? - Tu te tais. Tu es censé être profondément névrosé, déprimé, tu ne réponds à rien. Autant on peut deviner à son discours si quelqu’un simule ou non, autant un patient muet ne peut jamais être décelé... Je me retrouvai donc un an plus tard à la caserne Maurice de Saxe, à Blois, nouveau plan de bataille en poche. Je n’y restai qu’une demi-journée, le temps de repasser la seconde série d’examens. Tout allait se décider maintenant. Si je jouais mal, j’écopais d’un an de ce qui équivalait pour moi à de la prison. Je n’avais pas pris mes lentilles de contact, cette fois. L’ophtalmo me fit ôter mes lunettes, lire quelques lignes de lettres sur un mur, diagnostiqua une sévère myopie. Il ne fut pas question de rétines ni de laser. Apparemment, mon dossier n’avait pas été 182 reconsulté. Quand les examens usuels furent terminés, on me demanda si je désirais passer devant un psychiatre. J’esquissai un «oui» mou de la tête. Je n’avais pas emporté de livre, je n’avais parlé à personne, j’étais resté la tête courbée pendant tout le trajet, j’avais joué mon rôle dans l’attente de ce moment essentiel où tout allait se jouer pour moi. Je m’assis devant le psychiatre et lui tendis tristement mon dossier, les ordonnances et la lettre de la psy de Ménilmontant. Il la lut calmement puis redressa son visage serein vers moi. - Monsieur Zagdanski, me demanda-t-il d’une voix douce, expliquez-moi ce que vous avez. Je gardais la tête penchée vers le sol, muet morose. Un faux-pas, un an de geôle. Ça ne donne pas envie d’éclater de rire. J’entendais la voix d’Ephraïm me répéter, comme un encouragement: «Les vrais fous ne parlent pas. Si on parle, c’est qu’on va déjà mieux...» Le type restait silencieux. Je restais silencieux. On entendait le cliquetis de la grosse horloge ronde sur le mur, tic, tac, tic, tac, tic, tac, un faux pas, tic, un an de geôle, tac... - Si vous ne m’expliquez pas ce que vous avez, je ne peux pas vous aider. Tic, tac. Il veut me piéger, l’enflure. Je gardais la tête penchée vers le sol, les mains sur mes genoux. «Les fous ne parlent pas.» Je pouvais toujours recourir à mon vieux stratagème pour échapper à l’étau d’une situation stressante. C’était ma formule magique, un truc que j’appliquais depuis des années devant un événement compliqué, à l’approche d’une épreuve angoissante, avant l’oral du bac, avant un examen crucial à la fac pour lequel je n’étais pas préparé, le genre de situations atroces qui arrivent dans les rêves et parfois dans la vie, quand tout va dépendre d’une heure précise, quand on n’a aucune certitude du résultat: l’aller-retour dans le temps. 183 Se projeter dans l’après, s’imaginer en avoir fini avant que ça ait commencé, comprimer mentalement la journée, la semaine, le mois, transgresser les règles sociales du calendrier à son seul bénéfice, faire du temps son complice, surfer sur ses sautes de tension, décoller du labyrinthe en imagination, voleter au-dessus des soucis, tout régler en appliquant un pansement verbal à l’angoisse qui suppure, s’écouter se dire à soimême cette simple phrase: «Demain, tout ça sera derrière toi.» C’est radical. Sensation intime et immédiate d’une liberté plus grande, plus intense, plus profonde que toutes les obligations de la vie courante. C’est une sorte de zapping zen: prendre un bain de soleil dans le flux des heures, planer au-dessus de soi-même, tourner le dos au futur en le transformant par avance en passé. L’anti-névrose, ce dont la majorité des êtres humains est incapable. Rien n’est jamais joué, le temps possède ses ressources, ses portes de sortie, va par là, personne ne peut t’en empêcher. «Demain tout ça sera derrière toi.» - Quel est votre problème, monsieur Zagdanski? Pourquoi avez-vous voulu me parler? demanda le psychiatre d’une voix toujours douce, mais lasse. Mon problème, c’est qu’il ne faut justement pas que j’échappe à l’angoisse! Pas maintenant! Tu as besoin de l’angoisse! Plus l’étau d’anxiété te prendra à la gorge, plus ton silence se gonflera d’électricité, plus il sera crédible. - Je vous écoute, monsieur Zagdanski. Mon problème, c’est que je commence à me demander si Ephraïm ne s’est pas planté une fois de plus. Et si le psychiatre avait sincèrement l’intention de m’aider. Après tout, Ephraïm ne s’est-il pas toujours planté? Tic, tac, tic, tac. Toujours, et ça l’a toujours fait ricaner. Aucun souvenir d’un mauvais pas dont il m’ait concrètement tiré. Je suis son cobaye, le petit cousin qu’il aime bien aider, comme un enfant tente de réparer un jouet, en aggravant les choses par sa maladresse. En fait, son zapping zen à lui, c’est moi. Je suis son crash-test. Il m’utilise moi pour se désangoisser lui. Une fois que la situation a empiré, il ricane en songeant qu’il est sain et sauf, que sa position est de loin la plus enviable, celle du dépanneur. «Tu es sûr que je 184 peux sauter? - Vas-y, tu prends bien ton élan, le fossé fait à peine un mètre, tu vas voler au-dessus, comme dans un film. - Tu es sûr? - Aucun risque, vas-y, je te regarde!» Un an de geôle, c’est plus compliqué à réparer, comme désastre, qu’un vélo en miettes... «Demain tout ça...» Arrête, bordel! Reste sur place, pas d’échappatoire, laisse monter la pression, « un faux-pas un an de geôle », tu seras plus crédible. Annule tout ce que tu sais que tu es, efface ton assurance, rature ta confiance en toi, oublie que le type en face de toi n’est qu’un abruti de troisième zone à qui tu pourrais faire un cours magistral sur Freud et Lacan, oublie tout ce que tu as lu, tout ce que tu as vu, tout ce que tu as compris depuis ce jour d’été de tes neuf ans où tu jouais dans l’herbe avec ta cousine à vous caresser le duvet de la peau, où tu pris soudain conscience que ces gros balourds d’adultes, affalés dans leurs chaises-longues, voyaient tout mais ne s’apercevaient de rien, oublie que tu as compris ce jour-là que les adultes étaient sexuellement puérils, oublie que tu es si malin, oublie que tu n’oublies jamais rien, oublie que tu es le moins fou de la famille, que le cousin Ephraïm est un autiste en comparaison de ta stabilité psychologique, oublie que tu viens juste de penser au Roi Lear, à Edgar qui feint la folie pour tromper son monde, au Bouffon qui donne à Kent une leçon de dissimulation, «have more than thou showest, speak less than thou knowest», oublie Shakespeare, oublie que... CORIOLAN! Bien sûr! Hercule vaincu par son complexe d’Oedipe! Anxiety is my meat! C’est ça la solution! Pense à la personne la plus sincèrement névrosée, la plus infantile, la plus malheureuse, la plus anxieuse que tu connaisses... MAMAN! Deviens MAMAN! Normanbatise-toi. Oublie tous les conseils d’Ephraïm. MAMAN, la plus angoissée des membres de l’Association des Fils et Filles de Déportés de France, est pourtant une intarissable pipelette. Prends la voix de MAMAN, adopte les gestes de MAMAN, imite les symptomes de MAMAN... - Monsieur Zagdanski, on ne peut pas passer une heure comme ça, si vous ne me dites rien, je ne peux rien faire pour vous! Les spasmes? Non, trop compliqué, impossible d’imiter des bruits de spasmes de l’estomac. La petite voix geignarde quand elle déprime! Oui, bonne idée, vas-y, juste un murmure bégayé, tu avales ta salive ostensiblement et tu bégayes dans un demi-souffle, 185 vas-y, tu tiens le rôle. - Je... je... suis... j’ai... j’ai des... angoisses. Simulateur! Démasqué! Vous parlez, donc vous n’êtes pas fou! Je vous ai eu! Etudiant! Intellectuel! Juif polonais! Chienlit! Antimilitariste! Mauvais Français! Ça va vous coûter un an! Hors de ma vue, faussaire! Comédien! Je vais vous apprendre à prendre la névrose à la rigolade! Corvée de chiottes illico! Tic, tac, tic, tac. Je blague. Ephraïm se trompait, on n’est pas sain d’esprit juste parce qu’on s’exprime. Ce serait trop simple. - Je ne comprend rien à ce que vous essayez de me dire, monsieur Zagdanski. Vous grommelez, parlez plus fort, je vous écoute. Vous avez quoi? C’est peut-être quand même un piège. Ah l’ordure! Ephraïm a peut-être quand même raison. Il n’est pas sadique, ça ne l’amuserait pas tant que ça que j’en prenne pour un an. Et puis les fous, c’est son métier, donc motus. Il a raison au moins sur un point, aucun risque à rester silencieux. Donc n’en fais pas trop. «J’ai des angoisses», au pluriel, le flou, l’indéfini, très bon, maintenant tu te tais. Tu fais des gestes, des gestes de névrosé, pense à MAMAN, que fait-elle quand elle va très mal? Elle se gave de chocolat. Mauvaise idée, trouve autre chose. Elle torture un mouchoir en papier. Tu n’as pas de mouchoir sur toi, vite, une autre idée. Tiens, cette fille, à l’école, l’année du bac, qui faisait un exposé, qui était si mal à l’aise qu’elle se passait la main sur le front toutes les deux secondes, s’essuyant une transpiration qui n’existait pas. La sueur invisible, très bon, vas-y. Je me passe trois fois de suite la main sur le front, en frottant bien fort, toujours les yeux baissés, avec un air de détresse. Ça devrait suffire. - Vous avez des...? Il est psychiatre ou quoi? Il ne connaît pas son métier, ce crétin en pull-over kaki? Ça ne se voit donc pas que je suis névrosé à mort? ravagé par l’anxiété? incapable de formuler une phrase cohérente? Qu’est-ce qu’il lui faut? Ce n’est pas Ephraïm qui se trompait, c’est moi qui manque de chance: je suis tombé sur un incompétent! - J’ai... des... angoisses... 186 Remurmure, re-essuyage de sueur invisible, re-déglutition sonore et douloureuse. Il te faut un dessin abruti? - C’est-à-dire? Décrivez-moi vos angoisses. Ça pue le piège à plein nez. Maintenant, je me tais. Si j’oscille trop ça va se voir. Je suis censé être tellement disjoncté que mon sort ne m’importe plus. Un an de geôle, dix ans de geôle. Je suis un grand névrosé, donc je n’ai pas le sens du temps. Donc je me fige. - Ecoutez, je ne peux rien faire pour vous si vous ne m’en dites pas plus. Pas de réaction, c’est un piège. Tu es névrosé, tu es parano, tu es border-line, il est incompétent, il te tend un piège, tu vas en prendre pour un an, Ephraïm va ricaner jaune. Demain... non, pas demain: dans un an tout ça sera derrière toi. Ceci dit, un an, c’est pas facile à comprimer en pensée. - Bon, écoutez, je ne sais pas quoi faire avec vous. Vous ne me dites rien, je ne peux rien décider, je vais appeler l’officier supérieur. Le médecin chef-chef arrive. Il n’a pas l’air méchant, d’ailleurs ça ne change rien, il peut être ce qu’il veut, je suis figé, je reste figé. S’ils m’emprisonnent maintenant, je reste figé pendant des heures, des jours, des semaines... le temps qu’il faudra, jusqu’à ce qu’ils comprennent que je ne suis pas un simulateur et qu’ils me relâchent. Dans une autre vie tout ça sera derrière toi. Le chef-chef examine mon dossier. Le psy raté lui explique mon cas. Très angoissé mais ne veux pas dire pourquoi. L’autre l’écoute d’une oreille en parcourant le dossier, puis soudain, il s’exclame: - Mais, vous êtes Y8! Je ne dis rien. Figé des figés, tout est figé. - Y8! Vous êtes gravement myope! Y7, c’est la limite acceptable. Votre cas est réglé jeune homme. J’ai cru jusqu’au bout que c’était un piège. En passant dans le bureau du chef-chefchef, celui qui tamponne l’attestation, je restai figé. En sortant de la caserne de Blois, en descendant la rue qui menait à la gare, je courbais la nuque vers le trottoir, au cas où. Sur 187 le quai de la gare même, je n’étais pas persuadé qu’ils ne me faisaient pas suivre pour me prendre en flagrant délit de non-névrose. Un garçon à côté de moi me demanda: «Alors?» «Exempté», dis-je prudemment. Je réprimai un petit sourire. Sauvé par le gong. Ephraïm allait bien rigoler. Merci quand même, MAMAN. 188 CHAPITRE VI Cognac et silence Le 14 juin 1940, les Allemands pénètrent dans la capitale. Ils défilent au pas de l’oie sur les Champs-Elysées. Un film d’archives montre un homme dans la foule dont le visage est déformé par les pleurs. Ce que l’image ne dit pas, c’est que le Gai Paris n’essuie aucune larme sinon de joie. Autant de touristes de gagnés. De Gaulle peut bien s’égosiller en proclamations patriotiques inopérantes, ne voir se rallier à sa cause que «les nègres et les Portoricains, les malbâtis et les cocus, les émigrés et les Juifs» - comme il s’en plaindra à Mendès France lors d’un voyage de promotion à New York -, Paris entre-temps accueille littéralement ses vainqueurs. Cette ville splendide qui porte comme une couronne son cercle de boulevards nommés d’après les prestigieux maréchaux de Bonaparte, cette capitale dont les rues et les avenues trompettent les victoires de Rivoli, Austerlitz, Iéna, Ulm, Friedland, Wagram..., fait penser à la belle et jeune bêcheuse décrite par La Bruyère, qui, après avoir dédaigné les plus raffinés prétendants, se livre à un immonde nabot imbécile. Faulkner, dans A Fable, compare Paris envahie par les Prussiens à une femme à la fois déchue et inaltérable, «inviolée et à jamais impure». Bien vu. Comme l’antisémitisme et le racisme, la guerre est d’essence sexuelle. Voilà une explication peu connue de la Débâcle française et de l’Occupation: La France a éprouvé un faible d’ordre érotique pour la barbarie de son envahisseur. Les nazis pénètrent dans Paris, et «la reine de toutes les villes», comme écrit Faulkner, est aussitôt conquise. Tandis que Londres croule sous les bombardements, les cabarets parisiens font leur publicité en allemand et des affaires en or. Le public des soldats allemands sauve les Folies Bergères de la faillite. «Immer Paris!» affiche le Concert Maillol. «Das Berühmte pariser kabaret Bœuf sur le Toit», etc. Quinze jours à peine après la défaite, 189 le guilleret cosmopolitisme parisien permet déjà aux passants d’apprendre une nouvelle langue en parcourant les réclames. L’enthousiasme du Spectacle ne connaît pas de bornes. En mars 1941, six cents acteurs assistent au cocktail donné par l’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz. Les vedettes Albert Préjean, Suzy Delair, Danielle Darieux, Juny Astor, Vivianne Romance sont invitées en Allemagne en mars 1942. «Hollywood n’existe plus!» titrent les journaux à leur retour. Sacha Guitry, Serge Lifar, Fernandel, Laurence Schwartz, George Guettary... beaucoup d’autres, assoient leur carrière à bon compte. Il suffit de remplir le vide laissé par les Juifs, les communistes et les francs-maçons expulsés de la profession. Les chansonniers ne sont pas en reste. Edith Piaf va gazouiller en Allemagne. Elle fait de la résistance à sa manière, à la française. L’ambivalence de ses paroles est porteuse d’un immense message de lutte: «Tant qu’il y a de la vie, y’a de l’espoir. Chassons les papillons noirs....» Charles Trenet, d’une audace extravagante, taquine la Wehrmacht: «C’est la romance de Paris... Tout le monde en est épris.» Tino Rossi lance des odes cryptées au Maquis: «Quant tu reverras ton village... Quand tu reverras ton clocher, ta maison, tes parents, tes amis de ton âge, tu diras rien chez toi n’a changé.» Maurice Chevalier, qui est aussi allé chanter en Allemagne, reprend courageusement sur Radio-Paris: «Si vous voulez savoir, c’que mon cœur pense ce soir, en chantant comme ça, tsim pa boum pa la, c’est notre histoire.» Les peintres Landowski, Van Dongen, Vlaminck, Derain, sont reçus à Berlin par le monumentaliste et plâtreux Arno Breker. Qui se ressemble s’assemble. Les ratés se déplacent et se congratulent. Les vrais génies, tels des dieux grecs, n’ont pas tant d’efforts à faire pour se retrouver. Par une belle ironie, le mauvais goût de leurs ennemis se charge de les réunir lors d’une exposition consacrée à l’«art dégénéré». 190 L’exposition antisémite «Le Juif et la France» fait un tabac en 1941. Les pamphlets de Céline - qui lui sont tant reprochés aujourd’hui - se vendent comme des petits pains. Pourtant personne ne braque une arme dans le dos des visiteurs et des lecteurs, personne ne force la France à adhérer au pire. Elle est sous le charme, voilà tout. Les écrivains? Ils prennent des risques considérables. Les Mouches de Sartre, jouées dans un théâtre rempli d’Allemands - comme les ridicules pièces de Claudel, Montherlant, Anouilh, Giraudoux ou Camus -, font dans l’allusion subversive. Un brin d’imagination, expliquent aujourd’hui les gobe-mouches sartriens, suffit pour comprendre que les Erinyes sont les miliciens, que Clytemnestre personnifie la Collaboration, Egisthe l’occupant nazi, et qu’Oreste, exilé et vengeur, n’est autre que de Gaulle.Bref, si les Allemands n’y ont vu que du feu, tous les résistants en puissance ont capté le courageux clin d’oeil de l’auteur. On est suffoqué par tant de témérité. Reprise en main par Drieu, la Nouvelle Revue Française caracole dans le châtié et minaude dans l’imparfait du subjonctif pendant qu’Artaud crève de faim dans un hôpital psychiatrique. Le premier numéro de la NRF sous mandat nazi offre ses pages à Chardonne, auteur insipide que Charles de Gaulle et François Mitterrand, ces deux fins lettrés, avoueront être leur favori. Chardonne est un cas intéressant, il donne la clé de la France conquise par l’Allemagne. Son texte raconte les politesses réciproques d’un paysan charentais et d’un officier allemand qui réquisitionne sa maison. L’Allemand est courtois, racé, gentleman en diable. Le paysan est poli et scrupuleux. Il ne veut pas paraître grossier, il offre du cognac à son hôte involontaire... Plus tard, de Gaulle vantera le «style pur et sans accessoires» de Chardonne, l’«ampleur et la désinvolture de sa pensée». Paulhan, qui dirigeait la NRF avant Drieu et la redirigera après, plus lucide et moins pompeux, tranche sur le cas Chardonne: «Les faits sont faux, les mots sont faux». 191 Dans l’autre camp, Vercors, écrivain clandestin, fera paraître en 1942 un récit comparable, Le silence de la mer. Une famille forcée d’accueillir un officier nazi refuse de lui parler, malgré sa haute culture, son français impeccable, sa délicatesse hors pair. Entre cognac et silence, la France balance. Taraudant dilemme! «Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande», dira Sartre, qui utilisa cette liberté pour écrire, comme tant d’autres, dans la revue collabo Comoedia. Libre comme Simone de Beauvoir de consacrer sur Radio-Paris une émission au music-hall. Libre comme Camus de publier son Mythe de Sisyphe en l’expurgeant d’un chapitre sur Kafka pour ne pas fâcher la censure. Soupault, au milieu d’un portrait de Bernanos, a cette remarque soudaine: «19381939 - Munich - 1940-1941-1942. Sans commentaires. Des années de souffrance, de honte, de dégoût.» Qui saura commenter ce «Sans commentaires»? Qui pensera à le rapprocher de l’étonnant aveu d’impuissance de Karl Krauss, en 1933, dont La Troisième Nuit de Walpurgis s’ouvre par: «Sur Hitler, il ne me vient rien à l’esprit...» L’intelligentsia européenne s’est noyée quelque part dans le vortex vorace du vingtième siècle, ballotée entre le Rien-à-l’esprit et le Sans-commentaires. Et on voudrait que ces gens-là soient admirables! Dans ses Mémoires, de Gaulle rapporte deux anecdotes qui montrent mieux que tout la veulerie française - ce qu’il édulcore gentiment en «mollesse d’un grand nombre», «passivité de l’opinion». Septembre 1941, Bogomolov, ambassadeur soviétique auprès de Pétain, le devient auprès de De Gaulle du moment où Staline reconnaît officiellement la France Libre. Le Russe raconte à de Gaulle ses souvenirs de Vichy. Un jour qu’il se promène incognito à travers la campagne française, un paysan lui confie: «C’est bien triste que les Français aient été d’abord battus. Mais, voyez ce champ! Je puis le labourer parce qu’on a su s’arranger pour que les Allemands me le laissent. Vous verrez que, bientôt, on saura s’arranger pour qu’ils s’en aillent de la France.» De Gaulle perçoit dans ce récit la 192 volonté du Russe de justifier la volte-face de l’URSS. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de s’attarder sur ce bel exemple de lâcheté terre-à-terre. «M. Bogomolov voulait me montrer qu’il avait bien compris la situation française.» Voilà pour la pleutrerie par le cognac. En octobre 1941, les Allemands fusillent une centaine d’otages à Nantes et Bordeaux. De Gaulle réagit. Il a l’idée ridicule d’organiser cinqminutes de silence, ce qui lui permettrait à la fois de mesurer son audimat et de montrer à l’ennemi que «la France n’a pas peur de lui». Il proclame au micro: «J’invite tous les Français et toutes les Françaises à cesser toute activité et à demeurer immobiles, chacun là où il se trouvera, le vendredi 31 octobre, de 4 heures à 4h. 5,... ce gigantesque garde-à-vous, cette immense grève nationale faisant voir à l’ennemi la menace qui l’enveloppe et prouvant la fraternité française.» C’est à la fois à rire de bêtise et à pleurer de fatuité. On dirait la blague de l’homme dont la femme se fait violer par des voyous. Ils tracent d’abord un cercle dans la poussière du sol et menacent le mari de le tuer s’il ose en sortir. Puis ils violent sa femme devant ses yeux et s’en vont. Quand ils sont loin, le mari se met à hurler de rire. La femme outragée, brisée, martyrisée, lui demande ce qu’il a. «Je suis sorti trois fois du cercle, ils ne s’en sont même pas aperçus.» La dérisoire manifestation silencieuse est un triomphe aux yeux de De Gaulle. Elle lui confirme que la résistance doit être organisée par ses soins. De Gaulle est si content de lui et des héroïques Français, ces «millions d’auditeurs» qui assistent chaque semaine, «dans l’angoisse et à travers d’affreux brouillages», au «sacerdoce» de ses messages, qu’il brûle de réitérer l’expérience. En 1942 il demande à Dewavrin, dit le «colonel Passy», d’organiser une grève. «Les ouvriers resteront au garde à vous pendant dix minutes dans toutes les usines de France, à telle date et telle heure.» «Il voulait tester sa popularité», commente Passy, qui rétorque à de Gaulle: «Mon général, je refuse dans votre intérêt, vous allez vous discréditer. Vous n’imaginez pas une seconde que les ouvriers vont risquer la déportation pour vous faire plaisir pendant dix minutes; cela fera un flop ridicule.» Puis Passy conclut: «Il n’était pas content. On a transigé pour cinq secondes. Finalement rien ne s’est produit.» De Gaulle lancera quand même un appel à passer en silence devant les statues de la 193 République le 1er mai 1942. «Il sera largement suivi», disent les livres d’histoire. Tout va donc pour le mieux dans le plus mou des mondes. Voilà pour la pleutrerie par le silence. Le petit complexe historico-esthétique de la France, ce qu’elle n’ose pas s’avouer, ce dont elle continue de souffrir après tant d’années en s’anesthésiant de propagande révisionniste comme un pervers sexuel sorti de prison s’abrutit de drogues pour ne pas se remettre à violer des petites filles, c’est la fascination française pour ce que Chardonne appelle la «singulière distinction» allemande. Dans les vociférations d’Hitler, les intellectuels français entendaient du Goethe. A travers le tambourinement des bruits de bottes, c’est Wagner qui les berçait. Cette discipline aboyée, cet ordre brut, cette sauvagerie sous l’uniforme qui persécutait ouvertement depuis des années les Juifs, réputés charnels et libidineux, ça avait un cachet fou au pays de Descartes et de Dreyfus... Inutile de refaire la liste des dérapages et des compromissions, elle est longue, connue de tous, refoulée par chacun. Les écrivains français qui échappèrent à l’antisémitisme ne se compteraient même pas sur les doigts d’une main, tant elles se tendirent toutes en chœur. L’image de martyre que de Gaulle entend donner de la France occupée dans ses Mémoires, revient à nier une maxime essentielle de Clausewitz: «La guerre n’est autre chose que la politique d’Etat continuée par d’autres moyens.» Or, depuis 1933, l’Europe est stupéfiée par la politique de Hitler, à laquelle elle se soumet invariablement. La Débâcle, la Collaboration, la langueur française face à l’Allemagne, s’expliquent naturellement par l’attrait fatal de l’idéologie fasciste sur la majorité des esprits européens. Si depuis le premier jour de la guerre, Churchill ne se lasse pas d’insulter Hitler et Mussolini ni d’insister sur la lutte métaphysique de la Démocratie contre le Totalitarisme, les discours de De Gaulle, au contraire, font une éloquente impasse sur le fascisme, le pétainisme, l’hitlérisme. Englué dans ses notions de races, de peuples, de nations, de Germains et de Gaulois, de patrie souillée et de partis infiltrés, de Gaulle est strictement incapable de penser et par conséquent de combattre l’idéologie. 194 Il est loin d’être le seul dans ce cas. Hubert Beuve-Méry est quelqu’un d’intelligent, de fin, de cultivé. Il sera à peu près résistant pendant la guerre, fondateur du Monde après elle, et opposant forcené à de Gaulle dans les années soixante. Pour l’instant, en 1939, de Gaulle est inconnu et Beuve-Méry est surtout passionné par l’Allemagne de Hitler. Il lui consacre un livre, Vers la plus grande Allemagne, bourré de minutieuses analyses socio-économiques aussi ennuyeuses qu’enthousiastes consacrées au miracle allemand d’entre les deux guerres. Beuve-Méry n’est ni fasciste ni particulièrement antisémite. Seulement il est français, c’est-à-dire, en l’occurence, enthousiasmé par les exploits du fascisme voisin. «Tout n’est pas à blâmer dans le national-socialisme et il aura contribué, parallèlement au communisme, auquel il s’apparente à plus d’un titre, à modifier profondément la face du monde. Contre les dépravations de l’intellectualisme, de l’individualisme, du libéralisme, du capitalisme, contre l’affadissement ou les déviations du christianisme, il aura été une réaction excessive, mais nécessaire. Avant de dégénérer et vraisemblablement de sombrer dans le mensonge, la corruption et la cruauté, il aura contribué à redonner aux hommes le goût de la vie et le courage du sacrifice, le sens d’une certaine solidarité et d’une certaine grandeur.» A cette abjection douceâtre que partagent tant d’intellectuels de l’époque, il faut ajouter la cécité absolue sur les desseins de l’hitlérisme, en quoi Beuve-Méry voit, en 1939! un triomphe du pacifisme. «Cette supériorité de la propagande, même mensongère, sur la puissance des armes de guerre, est encore un hommage indirect aux valeurs morales et l’un des signes du monde nouveau.» Cinquante ans plus tard, les arrières-petits-enfants de ces gens-là s’étourdissent de musique techno. Le fascisme est une affaire de rythme tétanisé, comme, dans l’autre camp, la grâce est une question de swing. Du swing, Louis-Ferdinand Céline en déborde. Raison précise pour laquelle il pose un tel problème en France. Céline est le Mike Tison de la littérature française. Sa puissance est phénoménale, seulement parfois il se trompe de cible. Tison tabasse sa femme, Céline s’en prend aux Juifs. Céline a marché comme tout le monde, mais pas au pas. Il est fan de Couperin, pas de Wagner. Racine et Corneille, c’est bon pour 195 Giraudoux et Brasillach. Céline leur a toujours préféré Rabelais et Shakespeare. «Il faudrait rapprendre à danser. La France est demeurée heureuse jusqu’au rigodon. On dansera jamais en usine, on chantera plus jamais non plus. Si on chante plus on trépasse, on cesse de faire des enfants, on s’enferme au cinéma pour oublier qu’on existe, on se met en caveau d’illusions, tout noir, qu’est déjà de la mort, avec des fantômes plein l’écran, on est déjà bien sages crounis, ratatinés dans les fauteuils, on achète son petit permis avant de pénétrer, son permis de renoncer à tout, à la porte, décédés sournois, de s’avachir en fosse commune, capitonnée, féerique, moite.» Cette citation est tirée des Beaux Draps, le dernier des trois fameux pamphlets antisémites de Céline, publié en 1941. Bien vite, Les Beaux Draps sont interdits de vente en zone libre, à cause de cette ethnie peu connue que Céline critique, ridiculise et insulte bien davantage que les Juifs: les Français. Céline y entreprend en effet une tâche qu’il poursuivra bien après la guerre, jusqu’à Rigodon: dénoncer la couardise militaire et les mœurs d’ivrognes bâfreurs des Français vaincus, «champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances». Céline en entend des discours. A droite, à gauche, la voix de Pétain, celle de De Gaulle, le bavardage-paravent en stéréo. Les Français suivent le son du pipeau. Céline a une oreille plus fine. Désabusé comme le roi Lear, il suit le conseil que celui-ci donne à Gloucester désorbité: A man may see how this world goes with no eyes; look with thine ears, «un homme n’a pas besoin d’yeux pour voir comment va ce monde; regarde avec tes oreilles». Céline verra Pétain de près à Sigmaringen. Il va tout comprendre. Pétain, de Gaulle, «ils incarnaient tous les deux!...» écrira-t-il dans un de ses ultimes chefs-d’œuvre. Le noyau de l’incarnation, c’est le Verbe. Or le royaume du Verbe, c’est assez connu, n’est pas de ce monde. Qu’un homme de pouvoir, quel qu’il soit, quelle que soit sa cause, prétende « incarner », et le Verbe s’évapore. Reste le verbiage, qui trouve immédiatement preneur. Le gnangnan verbeux se manifeste avec une étonnante clarté chez Claudel. A l’occasion d’une représentation de l’Annonce faite à Marie à Vichy, il compose un 196 affreux poème en l’honneur de Pétain. «Monsieur le Maréchal, voici cette France entre vos bras, lentement, qui n’a que vous et qui ressuscite à voix basse... France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père.» Dans la réédition de 1952, Claudel croit se justifier en notant: « Je l’ai conservé comme un monument élevé à la fois à la Naïveté et à l’Imposture. » Ce qui serait convaincant si la naïveté, l’imposture, et la palinodie ne se retrouvaient dans une autre production de sa verbosité intarissable, l’Ode à de Gaulle, datée de septembre 1944. «Tout de même, ce que vous me dites depuis quatre ans mon Général, je ne suis pas sourde! Vous voyez que je ne suis pas sourde et que j’ai compris. Et tout de même il y a quelqu’un qui est moi-même, debout! et que j’entends qui parle avec ma propre voix!... Et tout à coup me voici de nouveau dans la lumière, debout, et mes entrailles dans les mains, ainsi qu’une femme qui enfante... Regardez-moi dans les yeux, monsieur mon fils (dit la France à de Gaulle), et dites-moi si vous me reconnaissez.» «Les faits sont faux, les mots sont faux.» On ne saurait mieux dire. En somme, le seul lucide dans l’ondulation de son délire, c’est encore le méchant Céline. Il écrit dans Les Beaux Draps: «Le goût du public est tout faux, résolument faux, il va vers le faux, le truqué, aussi droit, aussi certainement que le cochon va vers la truffe, d’instinct inverti, infaillible, vers la fausse grandeur, la fausse force, la fausse grâce, la fausse vertu, la fausse pudeur, le faux bonhomme, le faux chef-d’œuvre, le tout faux, sans se fatiguer.» Drieu, dans le numéro de mai 1941 de la NRF, défend le pamphlet. Céline lui écrit pour le remercier. Il a de plus en plus d’oreille et de moins en moins d’illusions. «Notre futilité ne peut se gonfler que de vent. Il souffle par trombes et de tous les côtés! Je nous vois tous gros poissons japonais tout en haut des pylones tantôt flappis, vieilles liquettes, tantôt fantastiques, bouffis, formidables! Et puis à la boîte! Fini joujou!» C’est l’époque où Céline abandonne ses pamphlets et se lance dans l’écriture de Guignol’s Band, inspiré, comme par hasard, de sa jeunesse à Londres. On peut reprocher beaucoup de choses à Louis-Ferdinand Céline, mais pas d’avoir trempé dans le cognac ni le silence. «Je sais trop de choses. Je suis trop au courant du Guignol», écrira-t-il plus tard de sa prison danoise à sa femme. 197 Le Dieu des écrivains pardonne toutes les offenses verbales. C’est son rôle et sa substance: elles viennent de lui, puisqu’il est le Verbe. Le Verbe ne saurait condamner celui à la cheville lyrique duquel aucun de ses contemporains n’arrive. Qui osera ne pas imiter cette mansuétude? 198 CHAPITRE VII Triomphe de rêve Premier déplacement du matin, je vais jusqu’au Globe réserver une place pour la représentation de Julius Caesar dans quinze jours, le temps de le relire en anglais. Je me promène ensuite le long de la Tamise, je regarde de loin le croiseur HMS Belfast, gros scarabée bleu clair à quai pour toujours. Ses canons sont pointés vers un ciel dont il a la couleur, telles des trompettes de renommée. J’imagine Churchill en figure de proue, portant ses toasts musclés et drôles: «Notre aviation a fait mieux que de tenir tête à l’ennemi. Et maintenant nous attendons l’invasion promise de longue date. Les poissons aussi... S’il est loisible à Hitler d’agir à sa guise, toute l’Europe ne sera plus qu’une Bochie uniforme, proie offerte à l’exploitation, au pillage et à la brutalité des gangsters nazis. Si je vous parle aussi carrément, excusez-moi, mais ce n’est pas le moment de mâcher les mots.... Armée, Marine, Aviation, Lois, Langue, Culture, Littérature, Histoire, Traditions, tout va être effacé par la force brutale d’une armée triomphante et par les ruses scientifiques et abjectes d’une police implacable... Le petit complice italien d’Hitler continue à trottiner à son côté, plein d’espoir et d’appétit, mais un peu las et très craintif. Tous deux veulent découper la France et son Empire, comme une poularde. A l’un la cuisse, à l’autre l’aile, ou peut-être une partie du blanc... Rappelez-vous ce que Napoléon disait avant une de ses batailles: “Ces mêmes Prussiens qui sont aujourd’hui si vantards étaient à trois contre un à Iéna et à neuf contre un à Montmirail.”» Je lis les inscriptions sur les bancs en marchant, j’arrive lentement au Tower Bridge. Je traverse le pont, il est déjà midi. Je dévore un sandwich BLT (Bacon Lettuce Tomato) à la cafétaria extérieure de la Tour de Londres, puis je repars passer l’aprèsmidi au British Museum. 199 Un musée gratuit! Quelle bonne idée. J’y pense dans la salle de la Chine, en contemplant la vitrine consacrée à la monnaie pour les morts, Hell Money, le fric infernal, les billets de substitution brûlés en offrande aux ancêtres. Il y en a de toutes les tailles et de tous les siècles, y compris le vingtième: un bank-note de 5000 dollars signé par l’Empereur de Jade et le Roi du Monde Souterrain. De quoi se payer quelques bloody mary en cas de nouba aux Enfers. Une femme s’approche de moi en souriant, les bras croisés sous ses seins à l’imitation d’une figurine des Cyclades dont la belle grâce de glace éclate comme l’élégant triangle du nez au milieu du visage impassible, sans yeux ni bouche, sphère de sable retournée sur sa pure intériorité de marbre. La femme me demande si j’accepte de participer à un sondage, pour les statistiques du BM. Elle porte entre ses bras un classeur beige qui me fait penser à la Flood Tablet, où des pattes d’oiseaux cunéiformes racontent comment le genre humain fut noyé par les dieux, hormis Utnapishtim, prévenu par Ea, dieu de la Sagesse, qui s’en sortit grâce à son arche. Personne ne sait comment la légende s’est retrouvée débabylonisée en celle de Noé. Moi j’ai trouvé, c’est la Rosetta Stone qui a servi de truchement. Ni les siècles ni les signes ne correspondent? Aucune importance. Le temps foudroie les classements. Son gosier de granit est gravide de toute argile jamais gravée. Des Cyclades, nul texte n’est parvenu. Avec cette belle géométrie nasale, pas besoin d’écriture, vous êtes intuitivement au parfum, comme la femme brune de Picasso, à Paris, en haut de l’escalier de l’Hôtel Salé, dont la trompe de bronze plonge directement dans le cerveau. J’accepte de répondre. Elle s’aperçoit vite que je corresponds peu à ses critères. Je viens généralement au BM seul ou accompagné? Seul, c’est mieux pour méditer. Souvent? Rarement, je vis à Paris voyez-vous. Oh! fait-elle impressionnée en levant son stylo et son nez charmant, quoique peu cycladique, de son formulaire. Alors vous devez fréquenter le Louvre? C’est mon domaine, dis-je. Combien de temps durent vos visites en moyenne? En moyenne, longtemps. Pour votre plaisir ou dans le cadre d’un travail? Les deux, qui n’en font qu’un. Elle me demande pour finir quelle est ma profession. Je 200 le lui dis, writer. Oh! C’est la première fois qu’elle interroge un writer. «Welcome in wonderland», dis-je. Elle rigole. Elle parcourt la liste de ses catégories socioprofessionnelles, elle hésite, je regarde avec elle, je pointe mon doigt sur la dernière case, tout en bas de son questionnaire: «self employed», ça ira. Je me repose devant les cizhou, les oreillers en céramique. Je pose la nuque en pensée sur celui en forme de jeune fille allongée. Elle porte une inscription: feng hua xue yue. Vent, fleurs, neige, lune. Argent en Enfer, brise, pétales, flocons et sieste sensuelle au Paradis. Subtils Chinois. Bonjour les Grecs, bonjour. Vos échos du Louvre vous saluent. Ça va les Néréïdes? Homère et Hésiode, ça roule? Hésiode a une petite mine, un air de détresse. Je l’emmène au Parthénon, ça le secouera d’admirer ce banquet au cœur du carnage, les Lapithes et les Centaures qui se massacrent en tournoyant autour des dieux assis. Je laisse Hésiode en compagnie de la tête du cheval de Séléné, il la caresse, lui parle doucement, le cheval l’écoute, il se sent déjà bien mieux. Je descends chez les Romains. Une statue, deux statues, trois statues, dix statues, trente statues, ah, voilà, ma préférée, Ier siècle après JC, Acrobate africain en équilibre sur un crocrodile. C’est moi, ni plus ni moins. Je termine par une exposition de gravures. Ma préférée date de 1794: Un Anglais défend sa maison en tirant au tromblon par la porte ouverte vers un Français qui traverse l’océan à cheval sur un canon volant. Le titre est British Resolution, French presumption. En sortant du musée, un délicieux hot dog à la moutarde me donne l’envie et la force d’aller vérifier à pied le renseignement de Monsieur Sud sur le gant de la statue de 201 De Gaulle. J’arrive à Carlton Gardens, la statue de De Gaulle est sous verre, dans une guérite, entourée de gravas enveloppés de plastique bleu, pour travaux. Impossible d’approcher. Je dois me contenter de la plaque reproduisant l’affiche placardée à Londres à partir de juillet 1940. «Des gouvernants de rencontre», «l’univers libre», «des forces immenses n’ont pas encore donné...» Quel charabia! «Donné» quoi, à qui? «de rencontre»? où çà? à quel carrefour? «L’univers»? Pourquoi pas le cosmos, la galaxie! Ça ne veut rien dire. Et le pire, c’est que ce style ronflant fut contagieux. Tous les gaullisants se mirent à l’emphase mièvre. De Roux, à la mort de De Gaulle: «Déjà, il était Charles Quint, n’appartenant plus à la vie, mais à ce nuage de Magellan, à cette fixité boréale où débouche toute odyssée impériale.» Malraux surtout, et son affreux sous-lyrisme pâteux: «Le battement éphémère des hommes montait de la ville comme le bruit des vagues vers le mur où les survivants commémorent les marins perdus en mer...» Malraux en aura sorti des énormités. Ça lui jaillissait du gosier comme ses tics nerveux, des éruptions verbales, des rots langagiers, des convulsions de connerie expectorée grandiloquente. La plus comique, je crois, est celle-ci: «Le rival du Manifeste de Marx n’est pas une théorie gaulliste, c’est l’appel du 18 juin.» Vraiment? Allons voir ça de plus près. En montant vers Soho, je passe devant un magasin Triumph, où je contemple dans la vitrine la moto de mes rêves. C’est la Legend TT, moteur à refroidissement liquide, 885 cc, 3 cylindres en lignes. Sa couleur, c’est «Cardinal Red», rouge cardinal. Quel merveilleux microcosme rutilant! Une galaxie de cylindres, de disques, de ressorts, d’écrous, de rayons... Même les pneus sont à croquer, on dirait d’énormes rouleaux de réglisse ciselée. Le radiateur ressemble à un accordéon ténébreux et sensible, les pots d’échappement sont des tuyaux d’orgue en argent, la selle de cuir paraît vue d’ici confortable comme un sofa. Tout me plaît, surtout le gros phare avant cyclopéen flanqué de ses clignotants orange. 202 Je me suis habitué à ma pauvreté. A part les phases les plus pénibles du dénuement, elle ne me gêne pas tellement. Mais pouvoir m’offrir ce jouet-là, je 203 l’avoue, serait une joie immense. Je m’arrête dans Dean Street, devant chez Marx, la plaque bleue y est, au second étage de ce qui est désormais la large façade blanche et verte du restaurant Quo Vadis. Où vas-tu? Mettre le feu au monde. Marx a répondu à Malraux par anticipation dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte: «Quant à moi, je montre comment la lutte des classes en France créa des circonstances et une situation telles qu’elles permirent à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros... Vieux roué retors, il considère la vie des peuples, leur activité et celles de l’Etat, comme une comédie au sens le plus vulgaire du mot, comme une mascarade, où les grands costumes, les grands mots et les grandes poses ne servent qu’à masquer les canailleries les plus mesquines.» La comparaison entre de Gaulle et Louis-Napoléon Bonaparte n’est pas de moi. Elle date de 1940, et c’est l’insoupçonnable Raymond Aron qui l’osa. Aron dirigeait à Londres la revue La France libre, dont le premier numéro agaça fortement de Gaulle parce que son nom n’y était cité qu’une fois entre parenthèses. En 1943, dans un article intitulé «L’ombre des Bonaparte», Aron rapprocha bonapartisme, boulangisme et fascisme. «La conjonction des extrêmes dans le mythe d’un héros national, le ralliement du parti d’ordre à l’aventurier adulé par les foules, l’explosion de ferveur montant vers le chef charismatique, la mobilisation des multitudes flottantes, tous ces traits communs à la formation des fascismes comme des bonapartismes justifient la comparaison.» «Je transmuais l’analyse en polémique», écrit-il dans ses Mémoires, «parce que je mis en épigraphe la phrase citée par Louis-Napoléon alors qu’il résidait à Londres, précisément à Carlton Gardens: “La nature de la démocratie est de se personnifier dans un homme.”» D’accord, lecteur, d’accord, tout cela est trop sérieux. Figurez-vous que le sérieux, en l’occurence et à petites doses, me repose du sarcasme. Allez! de la couleur, de la 204 couleur, de la couleur. J’arrive devant la plaque de Canaletto, dans Beak Street, audessus du restaurant Leith’s Soho, dont la façade est de briques marron jaune, l’exacte teinte de la tour de l’horloge dans son tableau Le pont de l’arsenal. Voilà un caprice architectural qui l’aurait ravi. J’entends un vrombissement, je quitte la plaque des yeux, c’est une moto qui passe dans la petite rue, juste en bas de chez Canaletto... Ma moto! la Triumph rouge de mes rêves. Quelle belle coïncidence. A croire qu’elle s’est échappée de la vitrine pour me suivre, me rejoindre, se faire admirer de moi. Elle me dépasse lentement en feulant comme un puma, je la suis des yeux, elle parvient au bout de la rue, je la regarde disparaître. 205 CHAPITRE VIII Miracles - Parle-moi de Mémé Zagdanski. - Un kangourou surmonté d’une perruque. Sandra rit. - Qu’est-ce que tu veux dire? - Une toute petite femme à ressort - à la fin de sa vie, un peu voûtée par l’âge, elle avait la taille d’une enfant de douze ans -, une boule compacte de punch qui, en vieillissant, était devenue plus religieuse et s’était mise à porter en permanence une perruque châtain ou blonde, selon les jours, en forme de grosse brioche bouclée. En trente années, je n’ai aperçu des mèches de ses longs cheveux gris qu’une ou deux fois. Hannah Soureh (Anne-Sarah) était née en 1904 en Pologne, dans une petite ville nommée Drilsh en yiddish, Ilza en polonais, aux environs de Radom. Une bonne moitié de la population était juive, et ne s’entendait apparemment pas trop mal avec l’autre moitié. Son père était un sage à l’ancienne, une vraie légende dont on venait requérir les conseils et les avis de toute la région. Il est mort quand elle avait trois ans, il s’appelait Yechiel Yosseph Zucker. Mon père a été prénommé Joseph d’après lui. Ma grand-mère s’est retouvée seule avec sa mère, Rachel, qu’elle adorait. Elle possédait une peausserie à l’extérieur de la ville, près d’une rivière. L’odeur était insoutenable, personne ne pouvait supporter cette puanteur de tannerie plus d’une minute. Ma grand-mère y était si habituée, depuis sa petite enfance, qu’elle prenait ses repas avec les ouvriers, ça ne la dérangeait pas. - Elle t’a tout raconté? - Les moindres détails. Sons, couleurs, odeurs, les baignades dans la Radomka, la rivière qui coulait devant la peausserie, les longues randonnées en cariole vers Radom, la nuit, à travers la forêt, enfouie sous une couverture de fourrure, craignant les loups et les brigands... Elle se souvenait de tout, « l’affaire Draïfouss » dont discutaient les adultes en direct, le premier avion observé à travers un verre coloré pour ne pas être aveuglé par 206 le soleil, la courtoisie des Allemands pendant la Première Guerre... - Elle venait vraiment d’une autre époque! - D’un autre monde. Nature, rites, superstition, elle avait tout emporté avec elle. Sa mère, avant de balancer un seau d’eau sale devant le seuil de la maison, prononçait une phrase en yiddish pour prévenir les esprits errants de s’écarter. Ça manque d’humour, les lémures, et c’est rancunier. Autant éviter de les arroser. En regardant une vache brouter, ma grand-mère était capable de calculer combien de peaux on en tirerait. Elle avait l’oeil, un oeil bleu clair, un oeil froid pétillant de paysanne polonaise. Elle s’y connaissait en peaux de vaches, ça l’a souvent dépannée, pendant l’Occupation. Elle a su intuitivement quand ne pas s’attarder. Si ses enfants - mon père, ses trois sœurs et son frère - étaient de vrais Parigots, elle et mon grand-père vivaient sous une cloche de cristal dans laquelle on parlait en yiddish et priait en hébreu. Avant la guerre, ils avaient eu peu d’occasions de fréquenter les Français; après la guerre, ils n’en avaient plus franchement envie. Pour eux, les Franiks étaient des animaux exotiques, pas particulièrement malins, des babouins peureux et pincés, jaloux, dénués de joie, pris de rage pendant quatre ans et dont il fallait depuis se méfier. Le Français est un animal venimeux susceptible de mordre, il est déconseillé de s’approcher de sa cage hormis en cas de nécessité, pour les courses et l’administration. L’assimilation, l’intégration, ces conneries xénophobes déguisées en grandeur d’âme («Soyez comme nous pour ne pas être comme vous.»), ça ne les effleurait même pas. Devenir comme les Français? Quelle idée! Ils sont bêtes, sans cœur, lents, cruels, ils ne comprennent rien, ce sont des «goyishe kopf», des ploucs quoi. - Quand sont-ils arrivés en France? - Dans les années vingt. Mon grand-père Azril est d’abord venu en éclaireur rejoindre son frère Michel, qui était pâtissier. Ils venaient d’un village un peu à l’ouest de celui de ma grand-mère, Szydlowiec, où leur père était boulanger. Ma grand-mère, dont la première fille, Eva-Madelaine, venait de naître, ne l’a rejoint qu’un peu plus tard. - Madeleine! Comme ma mère! - Avec un a... - « Madelaine » avec un a? Tu es sûr? 207 - C’est comme ça qu’elle-même l’a écrit au dos de deux photos. - Elle était donc née en Pologne? - Pour son malheur. Ma grand-mère avait moins de vingt ans quand Madelaine est née. Sa propre mère l’a beaucoup aidée. Lorsque le bébé pleurait, la nuit, la mère de ma grand-mère se levait et approchait l’enfant du sein de ma grand-mère endormie. L’enfant têtait, ma grand-mère n’avait même pas à se réveiller. Dans ce petit gynécée autonome qu’aucun homme ne venait troubler, ma grand-mère a puisé une énergie d’Amazone, une stupéfiante force d’âme qui allait tous les sauver pendant la guerre. - Pourquoi sont-ils venus à Paris? - C’était la civilisation. Paris était à la Pologne ce que Varsovie était au shtetl. Les Polonais étaient des brutes épaisses qui avaient forcé mon grand-père à manger du porc pendant son service militaire. Ça donne le goût du voyage. Ma grand-mère se souvenait de la politesse des Allemands en comparaison, lorsqu’ils ont débarqués dans son village pendant la Première Guerre. - Et à Paris, ils ont fait quoi? - Michel, le pâtissier, connaissait un certain Waintrop, le casseur d’œufs... - Le quoi? - Casseur d’œufs, c’était un métier, comme rémouleur, rempailleur. Il préparait les ingrédients pour les boulangers et les pâtissiers. Waintrop les a aidés à monter leur petite épicerie, rue du Nord, dans le 18ème arrondissement. Ils ont fabriqué les étagères avec les caisses en bois pour les œufs. Ils y vendaient des cornichons, du hareng, des carpes, des trucs juifs de l’Est. Mon grand-père n’y était pas heureux. Il ne sourit jamais sur les photos. En Pologne, c’était un intellectuel, un «lerner», il étudiait le Talmud; en France, il a dû vendre des fruits et des légumes. Ma grand-mère, elle, adorait ça, diriger la boutique. Tous ceux qui l’ont connue à cette époque témoignent d’une femme de tête. Le mensch du couple, c’était elle. Puis mon père est né, en 1929, puis ses deux sœurs, Lucienne, et Berthe, puis le petit dernier, Bernard. Un peu avant la guerre, ma grandmère est retournée à Varsovie voir sa mère avec Lucienne et Berthe âgées de 7 et 4 ans. Personne ne pouvait imaginer le ravageant cataclysme qui couvait. - Qu’est-devenue la mère de ta grand-mère après ce voyage? 208 - Partie en fumée, comme les autres. - Fais-moi voir la photo de Madelaine. Pourquoi est-elle habillée en mariée? - Pas en mariée, en «communiante», pour sa bat-mitzva. Au dos elle a écrit: «Souvenir de ma part Madelaine le 27 septembre 1938» - Meu Deus! elle n’avait plus que quatre ans à vivre avant d’être déportée. - Eh oui. Tu connais l’histoire, je ne te la reraconte pas. - Pourquoi elle seule? - La rafle du Vel’ d’Hiv était réservée aux Juifs étrangers. Deux flics français sont arrivés chez mes grands-parents, rue de Clignancourt, chercher mon grand-père qui se cachait dans une petite chambre de la rue du Nord. Ma grand-mère, ayant un enfant de moins de deux ans, Bernard, échappait à la catégorie des raflés. La seule proie qui leur resta fut Madelaine, arrivée en France en bas âge mais née en Pologne. - Quelle horreur! - C’est comme ça. Ça cautérise plusieurs générations à vie contre l’idéologie. - Tu ne crois pas que les choses ont changé? Devrons-nous rester toujours si pessimistes? - Mon pessimisme est ma force. Chaque Français aujourd’hui est le descendant des contemporains abjects de mes grands-parents. Presque chacun d’entre eux est le fruit de son histoire ignoble, comme je le suis de mon histoire de ruse et d’escapade. Ils ont autant intérêt à oublier la leur que moi à connaître la mienne. J’y suis littéralement intéressé de près: si ma grand-mère n’avait pas sauvé la famille aux abois, mon père ne serait pas là, donc moi non plus. - Et ta mère? - Même chose. Un voisin policier est venu prévenir ma grand-mère Esther qu’elle et ma mère étaient sur la liste de la prochaine rafle. La crémière du dessous, Mme Théveneau, les cacha dans son lit; blotties toute la nuit l’une contre l’autre, les trois femmes entendirent les pas des flics qui fouillaient l’appartement vide. A la campagne, à Villeblevin, dans l’Ionne, M. et Mme Reynand hébergèrent et cachèrent ma mère, relayés par M. et Mme Chabin qui avaient déjà accueilli son père Szmuel avant sa 209 déportation. Si ces Français exceptionnels n’avaient pas sauvé ma mère, elle serait partie en cendres et le futur moi avec elle par la même occasion. - Tu admets donc qu’il y eut des Français exceptionnels. - Parfaitement, chérie. Je pèse toujours chacun de mes mots. Ainsi je peux dire que la France fût infâme puisque les Français exceptionnels furent justement l’exception. Comme dans Coriolan, quelques bons grains n’empêchent pas l’infect tas de paille moisie, « a pile of noisome, musty chaff », d’empester jusqu’à la lune. Et à l’instar de Titus Andronicus, ma grand-mère s’est réveillée le jour où d’intraitables flics français sont venus l’amputer de sa fille. Elle comprit que l’exception n’était pas la règle et demeura vaccinée à jamais contre le grain de voix de la propagande. Avant, elle n’y prêtait pas attention; après, elle en connaissait la teneur en mensonge. Elle n’a jamais éprouvé ce respect craintif de l’autorité et de la République que partagent certains Juifs de France. L’assimilation pleurnicharde et antisémite à la Bergson, à la Lévi-Straus, ce n’est pas notre truc. - Bergson était antisémite? - Dans son testament, daté du 8 février 1937, il explique qu’il se serait volontiers converti au catholicisme, en quoi il voyait «l’achèvement complet du judaïsme»... - Pourquoi pas sa «solution finale» pendant qu’on y est! - ...mais qu’il s’était abstenu, par un dernier scrupule de solidarité avec ceux qui allaient subir les persécutions antisémites, « en grande partie par la faute », précise Bergson, « d’un certain nombre de Juifs entièrement dépourvus de sens moral». - Non! - Oui. - Et Lévi-Straus? - Encore plus délirant. Le 9 avril 1968, il écrit à Aron pour défendre de Gaulle après la phrase sur le «peuple dominateur». Les Juifs implantés dans la presse ont profité de leur pouvoir et des «positions acquises», selon lui, pour «répandre des contre-vérités et tenter de modifier ainsi la conjoncture». Il ajoute qu’il a eu honte, en tant que Juif, que des Juifs aient osé s’opposer à de Gaulle. «Cela fleurait le complot et je dirais presque la trahison», écrit-il. Il parle de l’«impudence étalée au grand jour par des notables juifs 210 osant prétendre parler au nom de tous». - Cela ferait bien rire les Indiens d’Amazonie, au nom desquels il est devenu célèbre. - Triste servile Lévi-Straus! Quant à Aron, il a quand même écrit qu’il se sentait «moins éloigné d’un Français antisémite que d’un juif du Sud marocain». J’ai souvent rencontré chez des Juifs assimilés cette crainte, qui confine parfois à la bassesse la plus méprisable, d’esclaves heureux d’être tancés par le maître. Mitterrand le savait, il s’entoura de quelques larbins juifs chargés de le défendre dès qu’il était attaqué sur son passé vichyssois ou son antisémitisme terminal. - Vraiment? - Oui, je pense à ce grand avocat hors de lui lorsque des étudiants juifs osèrent siffler son grand homme après les révélations sur la francisque. Ou à ce comédien grotesque, vert de rage après l’affaire du «lobby juif» imaginé et insulté par Mitterrand. Les Israéliens ont rompu une bonne fois avec ce comportement de chien fidèle, ils ont eu raison. - Quand on pense qu’il existe une prière juive pour la République française. - Eh oui, elle provient du même sentiment d’esclave reconnaissant. En tout cas, la polonitude yiddishisante de mes grands-parents m’a permis d’échapper à cette grave névrose-là. - Qu’est-il arrivé après la déportation de Madelaine? - Il y a eu plusieurs épisodes. Mon grand-père voulut se rendre à la police, pensant naïvement qu’on leur rendrait Madelaine en échange. Mais il ne put sortir de sa cachette que mon père avait fermée à clef. Le lendemain, il partait clandestinement en zone libre. Plus tard, après mille péripéties, la famille le retrouva à Lyon où il travaillait comme ouvrier. Là-bas, nouvelles frayeurs, nouvelles escapades. Une nuit, ma grand-mère voit en rêve sa mère s’approcher d’elle et lui tirer la manche, sans prononcer un mot. Le lendemain, elle tente de convaincre mon grand-père qu’il faut déguerpir. Mon grand-père rechigne, il n’en peut plus de fuir, ma grand-mère tient bon. «Si tu ne veux pas bouger, tant pis pour toi. Moi je prends les enfants et on se va se cacher.» Elle lui force la main, c’est elle qui a raison. Le soir même, l’escalier est «déjudaïsé». Les flics français... 211 - Toujours des Français? - Toujours. Ma grand-mère n’a jamais été persécutée qu’en français. Elle imitait comiquement la voix sèche et cruelle de ses ennemis, quand elle racontait. - Par exemple? - Un autre jour, à Lyon, elle discute avec une voisine de palier. «Vivement que cette guerre se termine », dit ma grand-mère dans son accent ultra-caricatural. « Peu importe qui gagne », continue-t-elle prudemment, « mais que ça cesse! » « Ah! mais non », répond la voisine, « j’espère bien que ce sont les Allemands qui vont l’emporter!» Le soir même, nouveau déménagement. Il y a aussi la voix aiguë de la concierge de Paris qui, depuis son palier, demande si elle peut se servir lorsque l’administration vient vider l’appartement abandonné. «Le moulin à café», imitait ma grand-mère en prenant un rictus pincé, «je peux l’avoir pour moi?...» - Ta grand-mère devait être folle de rage! - Au contraire, elle rigolait beaucoup en songeant à la bassesse de la concierge. Elle ne s’était jamais fait d’illusions sur les Français, elle ne fut donc jamais déçue. Elle se moquait aussi du gérant «aryen» qui avait été nommé pour l’épicerie de la rue du Nord, au début de la guerre. Il venait tous les jours s’asseoir à la caisse, vérifier les comptes dérisoires de la minuscule échoppe. Il a tout raflé quand mes grands-parents on dû se planquer. Voilà les Français, de mesquins petits profiteurs du massacre, des criminels de bas étage qui trempent le bout du doigt dans le cloaque pour en soutirer une bricole. Tout le contraire de l’image glorieuse et tragique que de Gaulle a voulu donner d’hommes d’honneur fourvoyés dans la Collaboration. Ça ne tient pas debout, c’est tout. J’ai hérité de la lucidité de ma grand-mère, qui trouvait tout cela absurde et rhédibitoire. Ses persécuteurs étaient des clowns cruels, automatiquement inférieurs à leurs victimes. Le bourreau est une brute, donc il est bête. Quiconque l’admire ou l’assiste est tout aussi idiot. La vraie France, c’est celle de ces petites gens veules et viles que Céline n’a cessé de ridiculiser, des peaux de vache semées par la fatalité sur le chemin de ma grand-mère, dont elle a toujours su se garder, sauf une fois. - Ils ont porté l’étoile jaune? ème - Bien sûr. Ils étaient allés tranquillement se déclarer à la mairie du 18 , comme 212 tant d’autres. Ils prirent le parti de la clandestinité après le départ de Madelaine, qu’ils ne revirent plus, bien sûr. Quand mon grand-père fut installé à Lyon, la famille moins Madelaine passa la Ligne de Démarcation pour le rejoindre. Avant de partir, ma grandmère avait fait la toilette du petit Bernard, elle lui avait mis de l’eau de Cologne sur le visage. En pleine traversée, l’eau de Cologne commença à lui couler dans les yeux. Il se mit à hurler de douleur à quelques mètres des Allemands. Faites-le taire! dit le passeur, sinon on va tous se faire prendre. Alors Bernard s’endormit d’un coup, jusqu’au lendemain matin, « un miracle » disait ma grand-mère. Lucienne, elle, perdit une chaussure en chemin, une jolie sandale qu’elle se mit à chercher en pleurant, refusant d’avancer plus loin. Ma grand-mère dut promettre de lui en acheter de nouvelles quand ils seraient sains et saufs. «C’était une gosse, elle ne se rendait pas compte.» Voilà la guerre selon Hana Soureh Zagdanski: des gosses perdus dans un monde de brutes doivent faire preuve de malice et de rapidité, zigzaguer pour ne pas se faire dévorer. Arrivée sous un pont contrôlé par les Allemands, la famille attendit le bon moment pour passer le gave de Pau. Une voiture militaire traversa le pont, le pinceau de ses phares caressa lentement la petite troupe de fugitifs sous le pilier, mais le soldat ne semblait rien voir, momentanément aveuglé. « Un autre miracle! » Ils furent quand même arrêtés le lendemain par des gendarmes, lors d’un contrôle dans une petite gare où ils attendaient le train pour Lyon. L’accent yiddish prononcé de ma grand-mère ne leur semblait pas correspondre au nom « Suzanne Destandau » inscrit sur ses faux papiers. Une autre femme du groupe mené par le passeur craqua et avoua qu’ils étaient tous juifs. La petite troupe de fugitifs fut parquée quelques jours au Stadium de Pau, d’où mon père s’échappa. Puis ils furent emmenés au camp de Gurs, dans les Pyrénées, puis au camp de Rivesaltes. Entre-temps, Berthe et Lucienne furent libérées et rejoignirent mon grandpère à Lyon. Ma grand-mère entravée, mon grand-père planqué, le petit Jojo de quatorze ans hérita du sort des siens. Il partit pour Vichy essayer d’arranger les choses. Dans le train, un marin tapota sur la tête de mon père et lui demanda: «Tu vas où mon petit?» Ma grand-mère imitait aussi le marin qu’elle n’avait pas plus entendu, évidemment, que la concierge ignoble. Ce n’était d’ailleurs pas des imitations mais des révélations vocales. La vérité d’un être vibre dans le timbre de sa voix. Mon père, donc - «Il était tout piti, 213 Joujou, à cette ipoque, hou comme trois poumes!» -, fait part de ses problèmes au marin. Le marin écrit un nom sur un bout de papier et le donne à mon père. Arrivé à Vichy, le fonctionnaire en question fait un seul geste. Il prend l’énorme tas de dossiers en attente et le retourne d’un coup, «comme une crêpe» disait ma grand-mère. Les noms en Z se retrouvèrent à la place des A, le sablier venait de repartir. Ma grand-mère sortit du camp avec Bernard quelques jours plus tard. Elle est restée persuadée jusqu’à 90 ans que le marin était un ange envoyé pour les dépanner. Voilà, ils ont sautillé comme ça de miracle en miracle jusqu’à la Libération. - Cette photo de famille, elle a été prise quand? - Très peu de temps après la guerre. On distingue une tristesse songeuse dans le regard de mon père. Ma grand-mère a un air pensif et courageux. Mon grand-père, tout en bas de la photo, a l’air sombre, il ne se relèvera pas. Bernard est impressionné par le photographe. Seules Lucienne et Berthe sourient. - Et Madelaine avec son a n’est plus là. - Non. Mais Renée va bientôt naître, en 1948. - J’aime beaucoup ta tante Renée. - Tout le monde aime Renée, qui aurait dû s’appeler «Rachel», en souvenir de la mère de ma grand-mère. - Qu’est-il arrrivé? - La sage-femme qui a accouché ma grand-mère s’y est opposée. - Pourquoi? - «Vous ne pouvez pas l’appeler comme ça, voyons, Madame. Choisissez donc quelque chose de plus français...» - Ils auront vraiment été ignobles jusqu’à la fin. - En effet, et la fin n’est toujours pas finie. - Il faut que tu écrives un livre sur cette histoire. - «Madelaine à Auschwitz, roman». Goncourt assuré! - D’autres l’ont fait. - Ce sont le plus souvent des récits artificiels, extérieurs. Un petit malin va fouiller dans les archives, déniche une histoire bien émouvante de famille déportée, se 214 l’approprie, produit son larmoyant roman historique, tout le monde pleurniche et le truc se vend comme des petits pains. - Alors tu ne feras jamais un beau roman sur Madelaine? - Non, parce que la guerre continue, mon amour. Je suis pas Shéhérazade, je n’ai pas pour ambition de séduire mes ennemis. 215 CHAPITRE IX Tout empire La guerre bat son plein, l’Europe implose, la France nazillonne. De Gaulle? Il rabâche sa ritournelle. Rien ne lui importe davantage que le «rang» de la France. Le rang, le rang, le rang, le rang: c’est sa rengaine. A vrai dire, il n’a pas grand chose d’autre à se mettre sous la dent, qu’il a pourtant très dure. Non seulement la France est piteusement et définitivement vaincue, mais elle se range officiellement du côté des crapules. Elle n’aura de toute évidence qu’une part infinitésimale à la victoire. De Gaulle le sait pertinemment, et de Gaulle va faire en sorte que nul ne s’en aperçoive, que nul ne le contredise, que nul ne lui fasse obstacle, que tous oublient d’avance ce qu’ils pourraient un jour venir à savoir. On aura rarement connu plus coriace phénomène d’hypnose collective dans l’histoire humaine. Le rang est l’obsession de De Gaulle. Ça tombe bien. Il va pouvoir se confondre hystériquement avec la France. Depuis sa peu tendre enfance, il est surexcité par son droit au grade de généralissime, dont il s’estime en quelque sorte virtuellement déchu, comme la France elle-même se retrouve déplorablement expulsée des nations combattantes depuis l’infâmant armistice. Le rang commun de la France et de De Gaulle est une couronne qu’elle n’a ni à quémander ni à gagner, puisqu’elle la possède. Il lui suffit de la ramasser comme il dira du pouvoir en 1958. Figé dans son bon vieux monolithisme mental, de Gaulle commence sa guéguerre bavarde en faisant comme si tout, d’emblée, était accompli. Ecoutons l’hagiographe Maurice Schumann raconter, l’oeil humide, comment de Gaulle s’est métamorphosé, le 30 juin 1940, en pythie à casquette, pronostiquant l’exact déroulement des événements avant leur éclosion. «Je me suis précipité chez le général de Gaulle», dit Schumann, «que j’ai, Dieu 216 merci, trouvé seul! Car cette solitude avait des accents que je n’oublierai jamais!» Nous sommes dans la grotte aux visions, la boule de cristal grésille, Irma de Gaulle va vaticiner debout sur la nappe de velours. Attention, ça y est, Asperge parle... «“Si Hitler avait dû venir à Londres, il y serait déjà. Comme sous-secrétaire d’Etat du gouvernement de Paul Reynaud, je suis venu demander aux Anglais leur aviation de chasse, ils me l’ont refusée, je le leur ai reproché, maintenant je m’en félicite. Car c’est elle qui dans le ciel de Londres gagnera la Marne de cette nouvelle guerre...”» Je m’en félicite! Tout le charlatanisme de De Gaulle, le noyau de son subterfuge, est dans cette félicité d’une décision prise par d’autres malgré lui. Schumann, doté d’un sens inné du drame, poursuit sa description du soliloque de la Sibylle: «Un silence, puis: “Il faudra que des Français participent à cette bataille.” Et de Gaulle continua: “Regardez la mappemonde. Vous verrez que faute de pouvoir aller à Londres, Hitler se jettera sur Moscou. Il ne résistera pas à l’envie - vous avez lu Mein Kampf - de planter les colons allemands dans les plaines fertiles de l’Ukraine. Il est impossible que dans le monde tel qu’il est, une guerre dans laquelle la Russie...”» Ici, l’hagiographe ouvre une parenthèse émue pour rappeler, comme une fabuleuse prophétie de la chute du Mur de Berlin soixante ans plus tard, un des célèbres tics verbaux du monolithisme gaullinien: «Il disait toujours “la Russie” et jamais “l’URSS”...» Puis Schumann reprend la phrase du Dindon extra-lucide où il l’avait interrompue, commettant un solécisme très symbolique en l’occurence, une erreur de mode: «“...soit impliquée, n’entraîne pas le Japon. Du jour où le Japon y sera entraîné, l’Amérique y sera entraînée...” » Dans sa boule, donc, de Gaulle voit tout. La bataille d’Angleterre, Stalingrad, Pearl Harbor et Hiroshima... Ce souvenir d’une fracassante prophétie sans témoin («Je l’ai, Dieu merci! trouvé seul...») empeste la récitation trafiquée. La mémoire éléphantesque de Schumann reproduit jusqu’aux interruptions dramatiques de son glosant dieu Dindon: «Un silence, puis cette phrase textuelle: “En somme cette guerre est une guerre mondiale. C’est donc un problème terrible mais résolu.”» 217 «30 juin 1940» ponctue Schumann, pour que nul ne doute de l’exploit, avant d’achever son numéro de ventriloquisme de la Devineresse: «“Il reste à ramener du bon côté non pas des Français, mais la France.”» Au fond, c’est exactement l’impression que donne la lecture des Mémoires. La guerre mondiale n’a pas eu lieu puisque d’avance tout était joué. Il ne s’agit pour de Gaulle que de préparer la France au retour sur la scène, une fois le rideau tombé, au moment où il se rouvrira sous les applaudissements, quand les vedettes reviendront saluer leur public. De deux choses l’une. Soit Schumann ment ou du moins brode, ce qui ne serait pas après tout si étonnant. «Ici Londres! Des Français parlent aux Français!», c’est lui. Son rôle pendant la guerre a précisément consisté à broder, broder, broder, à amonceler des cache-sexes au-dessus du gouffre pour dissimuler la honteuse castration du désastre. Schumann raconte une autre anecdote qui révèle le peu de confiance qu’il faut accorder non pas tant à sa mémoire qu’à son jugement d’hagiographe. Lorsqu’il revint à Paris, à la Libération, sa concierge lui annonça qu’elle irait acclamer de Gaulle sur les Champs Elysées comme elle avait acclamé Pétain auparavant. «Je voulais voir un uniforme de maréchal français», se justifia-t-elle. Un demi-siècle plus tard, Schumann commente: «C’est peut-être idiot, mais en réalité c’est profondément émouvant.» Eh bien non, ce n’est ni «idiot» ni «émouvant», c’est français, c’est-à-dire banalement veule. Seconde hypothèse: Schumann a une mémoire fidèle et de Gaulle a bien fait, le 30 juin 1940, son délirant monologue sur le «problème terrible mais résolu». Il ne pouvait trouver une meilleure preuve de la parfaite incompétence stratégique de De Gaulle. Car depuis Caïn et Abel aucune guerre n’a jamais été gagnée d’avance, et la Seconde moins que toutes. Dans la Campagne de 1815 en France, Clausewitz réfute les fanfaronnades de Napoléon concernant l’ultime victoire de sa vie, à Ligny. Napoléon, dit Clausewitz, n’était pas absolument assuré de son triomphe. S’il prétend le contraire, «c’est seulement une preuve de l’insécurité de sa position et du danger de la partie qu’il jouait. Mais c’est 218 précisément ce qu’il ne veut pas dire». Cela s’applique au mot près à de Gaulle à Londres. La grandeur du stratège consiste à improviser face à l’inconnu, non à se pâmer en pronostics pétrifiés au-dessus d’une carte. Le 30 juin 1940, devant cette mappemonde gaullinienne, se sont tenus les propos les plus indignes jamais proférés par cet impuissant phraseur de De Gaulle au long d’une carrière pourtant fertile en discours débiles et pénibles bouffonneries de prestidigitateur médiéval. Vrai ou faux, ce condensé prétendument prophétique est en tout cas parfaitement gaullinien dans la forme, c’est-à-dire dépouillé de ses enjeux idéologiques, vidé des viscères fascistes et des poumons démocratiques qui fournirent l’énergie des deux côtés du conflit. De Gaulle doute d’autant moins de l’issue du conflit qu’il a peu de part à l’effort de guerre. Il n’a d’autre arme que sa vision cadenassée d’une joute entre deux races, dont l’une - les Germains - n’est pas si vilaine qu’il y paraît, et l’autre - les Gaulois -, a la fâcheuse habitude de s’entredéchirer pour des broutilles jusqu’à ce qu’une vierge à gorgerin ou un gradé à casquette s’avise de lui faire remarquer la présence de l’envahisseur. A la fin des Mémoires, les chapitres qui suivent le récit de la victoire s’intitulent «Discordances» et «Désunion». Evoquant le procès de Pétain, ce que de Gaulle appelle la «douloureuse affaire de Pétain, de Laval, de Darnand», il réduit les tenants et les aboutissants de la période à la vieille habitude gauloise de se chamailler, qu’Agricola déjà, selon Tacite, fustigeait virilement. Maurrassisme? fascisme? pétainisme? antisémitisme? despotisme? Pensez-vous! Tout vient de ce vieux démon du peuple français, «perpétuellement porté aux divisions et aux chimères». Le bien? le mal? le vrai? le faux? l’éthique? l’intransigeance? Hors sujet! Tout n’est qu’une question d’union ou de désunion. Autand dire que de Gaulle inaugure l’interdiction tacite pour un Français de porter un jugement sur un autre. Vingt ans après la Collaboration, la seule analyse que de Gaulle est capable de produire (avec une indulgence aussi stupéfiante que son indigence) revient à désigner la 219 Capitulation comme le crime des crimes et la cause des causes. L’abandon du «trésor de la souveraineté française, qui, depuis quatorze siècles, n’avait jamais été livré». Les autres ingrédients de l’immonde salade, «faits accessoires», ne sont que les produits frelatés de cette «source empoisonnée». On est très loin de Clausewitz: pour de Gaulle, tout dans l’histoire est militaire (sous-entendu: tous les chemins mènent à lui). Honneur et patrie sont indissociables, le seul bras de fer est celui des ondes radio contre le drapeau blanc. «Toutes les fautes que Vichy avait été amené à commettre ensuite: collaboration avec les envahisseurs; lutte menée à Dakar, au Gabon, en Syrie, à Madagascar, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, contre les Français Libres ou contre les alliés; combats livrés à la résistance en liaison directe avec les polices et les troupes allemandes; remise à Hitler de prisonniers politiques français, de juifs, d’étrangers réfugiés chez nous; concours fourni, sous forme de main-d’œuvre, de matières, de fabrications, de propagande, à l’appareil guerrier de l’ennemi, découlaient infailliblement de cette source empoisonnée.» Et pour le cas où son lecteur de 1959 serait lent à comprendre l’actualité brûlante du tour de passe-passe - sans ma casquette, hop! tout déraille; avec ma casquette, hop! tout s’arrange -, de Gaulle, évoquant les polémiques d’après-guerre, s’en prend de nouveau à la névrose querelleuse des Gaulois. «Trop souvent, les débats prenaient l’allure d’un procès partisan, voire quelquefois d’un règlement de comptes, alors que l’affaire ne devait être traitée que du seul point de vue de la défense et de l’indépendance nationale. Les anciens complots de la Cagoule, la dispersion du parlement après qu’il eut abdiqué, la détention de parlementaires, le procès de Riom, le serment exigé des magistrats et des fonctionnaires, la charte du travail, les mesures antisémites, les poursuites contre les communistes, le sort fait aux partis et aux syndicats, les campagnes menées par Maurras, Henriot, Luchaire, Déat, Doriot, etc., avant et pendant la guerre, voilà qui tenait, dans les débats et les commentaires, plus de place que la capitulation, l’abandon de nos alliés, la collaboration avec l’envahisseur.» L’abandon de nos alliés? De Gaulle parle ici, bien entendu, de l’armistice, du nonrespect par la hiérarchie française des accords passés avec l’Angleterre. Mais le génitif de cette expression ambiguë est aussi bien, dans son esprit, subjectif qu’objectif. L’antianglo-saxonnisme récurrent de De Gaulle le persuade en effet que les Alliés ont abandonné la France. Je passe, à ce sujet comme à tous les autres, sur l’emphase pauvre de De Gaulle, sur ses assomantes assonnances en é («Le peuple français, prostré, dévoyé, déchiré...»), 220 sur les majuscules réservées à la « France Libre » et la minuscule aux « alliés », sur la phraséologie mièvrissime de l’Asperge, ce style dégoulinant qui enrobe sa bêtise comme la saumure noie la choucroute. «La France est une captive torturée... Il y a quinze cents ans que la patrie demeure vivante dans ses douleurs et dans ses gloires...» Et bla, et bla, et bla bla bla. La question est: le fait-il exprès? La réponse est: non. Ce n’est même plus amusant à citer. Comme dit Clausewitz en donnant la parole à l’inepte Bülow: «Vraiment, il en coûte de recopier ce genre de passages!» Il ne faut pas oublier que les Mémoires sont essentiellement à la fois une vaste campagne d’auto-promotion et une machinerie de propagande lancée contre Churchill et les Américains. Lors d’une sévère discussion avec Harry Hopkins, l’envoyé spécial de Roosevelt, de Gaulle franchit un degré de plus dans son abjecte bêtise, pourtant incommensurable. Il ose faire remonter le «malheur de 1940» à l’attentisme des USA pendant la Première Guerre mondiale, ceux-ci n’étant intervenus que trois années après le début des hostilités. Après la Première Guerre, dit-il, ce sont les Américains qui ont aidé les Allemands à se redresser. Après la Première Guerre, ce sont les Américains qui ont refusé tout dédommagement aux Français. Il assène alors son énormité: «Le résultat, ce fut Hitler.» Tel est l’argument sans cesse martelé du monolithisme gaullinien. Il n’y a jamais eu qu’une seule et longue guerre de trente ans, de 1914 à 1944, dans laquelle les AngloSaxons ont «manqué» à la France en prenant leur temps pour intervenir. La parenthèse Pétain? Nulle et non avenue, comme il dira à Bidault. Voit-on bien le tour de passe-passe? Ce ton de petit prof d’histoire qui fait sa leçon au cancre récalcitrant Hopkins, ces neurones gaulliniens en blouse grise, ce Jules-Ferrysme rauque, rouillé, éraillé est si grossier, sa mauvaise foi si flagrante, que de Gaulle doit quand même la mitiger par quelques vérités. Hélas, comme à chaque fois que de Gaulle dit vrai, cette vérité toujours d’évidence et jamais d’analyse -, est à demi-désavouée par les sophismes qui la précède, comme elle sera réduite à néant par les faits qui suivront. 221 «L’effort colossal que vous fournissez, depuis lors, est en train d’assurer la victoire. Soyez assurés que la France le reconnaît hautement...» De Gaulle vient précisément de démontrer l’inverse. «Elle n’oubliera jamais que, sans vous, sa libération n’eût pas été possible.» Elle l’oubliera avec une promptitude peu commune au contraire, grâce à lui-même, à ses propres colossaux efforts de suggestion et d’amnésie, à cette mythologie de rebrousse-mémoire qui étourdit ce pays depuis un demi-siècle. De Gaulle, on le voit, on le sait, a un léger problème avec les Anglo-Saxons. On le proclame émouvante tête de mule, le si fier têtu, le raide impertinent à l’âme amidonnée par l’intérêt de la France, n’écoutant que soi comme la nymphette Jeanne d’Arc écoutait ses voix ou les braves Français la sienne en communiant devant leur poste à galène. Ce qu’il est surtout, jusqu’à la fin de sa vie, c’est l’homme qui a vomi ceux sans lesquels il ne serait rien, fermant de sa rancune la porte de l’Europe aux Anglais, narguant les USA en allant saluer quelques despotes sud-américains ou le repu tyran Mao, gaullinisant au Québec pour titiller les Canadiens... bref, faisant se retourner des milliers de morts anglo-saxons dans leurs tombes de Normandie. A ces morts étrangers de Normandie, de Gaulle a précisément tourné, lui, un dos frémissant d’orgueil. En 1964, il refusera - «inexpliquablement» disent ces abrutis d’hagiographes - d’associer la France à la commémoration des vingt ans du Débarquement. Petite revanche du maniaque monoïdéique pour avoir été écarté de l’opération Overlord. Croit-on rêver? Même plus. Pendant la guerre, de Gaulle ne fait donc aucune différence entre les Allemands et les Anglais qui profitent également de cette légendaire propension gauloise aux querelles intestines. Comme les Allemands utilisent l’animosité entre Pétainistes et Gaullistes, les Anglais profitent des différences entre les Gaullistes et les autres Français en exil pour 222 exercer leurs pressions diplomatiques. Ces Français non gaullistes sont par la même occasion calomniés par de Gaulle, qui les considèrent exactement comme lui-même l’est par Vichy. Ce sont des déserteurs, des traîtres à sa cause, «Français notoires» qui «organisent leur exil pour leur compte». Comment? Que dites-vous? Ce n’est tout de même pas comparable? Taisez-vous! Pour de Gaulle, lui seul est incomparable. Et tout ce qui n’est pas lui est «étranger». Son chauvinisme et sa xénophobie sont ainsi une source intarissable de péremptions dégoulinantes de fiel. Un exemple entre mille, son portrait au mépris mal dissimulé du général Edward Spears. Né à Paris en 1886, Spears est pendant la guerre le représentant du gouvernement britannique auprès de De Gaulle. Membre du Parlement, officier, homme d’affaires, diplomate, écrivain, Spears, dit de Gaulle, «appartenait à de multiples catégories». «Il portait à la France, qu’il connaissait autant qu’un étranger puisse la connaître, une sorte d’amour inquiet et dominateur». Les automatismes de langage de De Gaulle sont les mensonges spontanés de son idéologie intrinsèque. Il suffit le plus souvent de les entendre à rebours pour rétablir la vérité historique: «Paris libéré par lui-même», donc Paris a été libéré par d’autres, etc. Spears, l’étranger affairiste qui ne saurait connaître la France aussi bien qu’un pur Français, est un homme d’élite, donc «inquiet»: à comprendre comme inquiétant pour de Gaulle qui se veut lui aussi soldat et homme de lettres. C’est un étranger, donc un «dominateur», ce qui signifie en réalité que de Gaulle brûle de dominer cet homme qui refuse de se plier à sa vision. Le même fantasme inversif de la domination reviendra chez de Gaulle en 1967, lui faisant insulter le peuple juif juste après le déclenchement par les Israéliens de la guerre des Six jours. Ce peuple «sûr de lui» est en réalité très inquiet, inquiétude dont Ben Gourion est venu faire part à de Gaulle peu de temps avant le début des combats. Ce peuple «dominateur» a en réalité refusé de se laisser dominer par de Gaulle, d’écouter ses conseils absurdes, de se laisser dicter sa diplomatie ouvertement pro-arabe. Enfin, on a la confirmation au passage que le Dindon n’est pas animal à se laisser suffoquer par la gratitude: c’est Spears en effet qui, le 16 juin 1940, a mis un avion 223 britannique à la disposition de De Gaulle et l’a emmené à Londres. Quand il rencontre Giraud à Casablanca, contraint et forcé par Churchill et Roosevelt, il ne pense qu’à la situation odieuse d’être ainsi entourés et dominés par des étrangers sur cette belle terre française. Lorsque on lui envoie de New York Mgr Spellmann, pour le convaincre d’adopter, à l’égard de Giraud et de quelques autres, la devise «Egalité Liberté Charité», et quand l’archevêque lui laisse entendre qu’il risque de louper le dernier acte s’il ne baisse pas d’un ton, de Gaulle réplique qu’il ne voit pas de différence de fond entre la libération en son absence et l’occupation par les nazis. Ce ne serait pas une libération mais la substitution d’une armée d’occupation anglo-saxonne à une armée d’occupation allemande, ce qui jetterait les Français, menace-t-il, dans les bras tentaculaires du communisme. Il bluffe évidemment. C’est ce qu’il fait de mieux. Sa tactique récurrente est le chantage au qu’en-dira-t-on diplomatique. De Gaulle manie avec une ténacité hystérique la menace capricieuse. Sa méthode, très efficace, est la dépression diplomatique, c’est-àdire la pression psychologique exercée par le plus faible sur le plus fort pour obtenir qu’il cède à ses exigences appuyées sur la menace d’un scandale. Le jour du Débarquement, de Gaulle refuse ainsi de parler à la radio après la déclaration d’Eisenhower, lui-même précédé par les chefs d’Etat de l’Europe occidentale et les têtes couronnées en exil: roi de Norvège, reine de Hollande, grande-duchesse de Luxembourg, premier ministre de Belgique... «En parlant aussitôt après le Commandant en chef, je paraîtrais avaliser ce qu’il aura dit et que je désapprouve et je prendrais dans la série un rang qui ne saurait convenir...» Rang rang rang, ron ron ron! Il ne vient à l’idée de personne de poser une simple question: Qu’a fait la France pendant quatre ans qui lui fasse mériter de passer avant la Norvège, la Hollande, le Luxembourg ou la Belgique? Churchill s’énerve, de Gaulle tient bon. Il demande à parler le dernier et plus tard, finit par obtenir ce qu’il désire. «La bataille suprême est engagée...», etc. Imaginons que Churchill ait refusé à de Gaulle de satisfaire son exigence: le 224 fameux blabla s’envolait en fumée. Cela aurait-il changé en quoi que ce soit le bon déroulement des choses? Non. Suit le récit du Débarquement, que de Gaulle condense en une demi-ligne de ses Mémoires («Pendant les quelques jours que je passe en Angleterre, les nouvelles de la bataille sont bonnes. Le débarquement a réussi.»), avant de balancer une floppée de détails sur les troupes françaises mêlées à l’opération. Insignifiant et impuissant, de Gaulle n’a jamais eu de consistance que d’opérette. Il le savait, et il fera tout jusqu’à la fin de sa vie pour rattraper ce néant-là. L’ironie de l’histoire, c’est qu’il n’échappera pas à sa propre stature bouffonne. Son vrai drame, c’est que sans lui la guerre eût été exactement ce qu’elle fut, propagande franco-française en moins. Il s’était toujours fantasmé en un wagnérien titan «fait pour les hautes actions», un de ces «puissants» qui se forment eux-mêmes, tels qu’il les peint dans son étude sur le Caractère. Mais qu’a-t-il eu d’autre à son actif que ces «intrigues et parades» qu’il méprisait tant? Son détachement proclamé vis-à-vis du complot des Alliés, des collabos, des résistants non-Gaullistes pour «éviter l’inévitable» écrit-il - à savoir son couronnement et sa prépondérance à la Libération -, est parfaitement feint. «Au milieu des réalités terribles qui étreignaient le monde, j’admirais combien l’intrigue peut être vivace et tenace. Mais, vraiment, je m’en souciais peu.» c’est l’inverse qui est vrai. Pendant quatre années, les «intrigues vivaces et tenaces» sont les siennes. Les «réalités terribles», il les laisse aux autres. S’acharnant sur des détails de protocole pendant que l’Europe est en flammes, de Gaulle fait penser à Titus Andronicus s’excitant contre une mouche noire qui lui rappelle Aaron le Maure. Comme Titus, «he takes false shadows for true substances.» Ainsi, à Alger, sa pitoyable manie de mesurer l’audimat des vivats et des flonflons est déconcertante. Le reste du monde fume de la fureur des batailles, mais lui se distingue parmi tous les témoins de cette époque cruelle et cruciale par son irréfragable cécité. De Gaulle ne voit littéralement pas plus loin que le bout de son nez, ce qui est particulièrement comique si l’on songe à ce supposé sens suraigu de l’histoire qu’admirent tant en lui les spécialistes. 225 A Alger de Gaulle jubile que les Américains et les Britanniques soient placés en rang derrière ses soldats de plomb. Il entend la Marseillaise, les voitures elles-mêmes sont de marque française, il est au comble de la pâmoison. La France «gagne des points» dit-il. De Gaulle stagne en perpétuelle auto-hypnose. M. de Norpois se métamorphose lentement et sûrement en Ubu Roi. Face aux résistants, aux politiciens, il se pose en chef, applique sa petite rigueur soldatesque au cours du vaste monde, renvoie partis et partisans dos-à-dos. A Giraud, il reproche à l’inverse d’être trop militaire, pas assez «moral et politique», de faire passer la souveraineté de la France sur ses colonies si noblement acquises au second rang derrière la libération de l’Hexagone - «problème résolu» avant d’avoir été posé. Ce qui ne paraît pas secondaire à de Gaulle, c’est le risque d’être strictement relégué selon son rang hiérarchique après la guerre. Evoquant le projet de Laval d’un gouvernement d’union à la Libération, nouveau complot contre sa grandiosissime personne, de Gaulle a une expression saisisante: cela reviendrait à le «découronner moralement». En un mot comme en mille, de Gaulle s’est comporté pendant quatre ans en véritable pacha. Ou plutôt il a renoué avec une vieille tradition française, celle du roi fainéant qui gouverne son empire du haut de sa couche, porté par des serviteurs (les Alliés), aux grognements et aux plaintes infondées. N’est-ce pas leur rôle «résolu» de supporter les tourments du voyage? Dès le 17 août 1940 il envoie à Tanger un télégramme publicitaire, depuis Londres: «D’une façon générale le portrait que vous devez tracer de moi est celui d’un soldat servant son pays avec des forces qui ne dépendent d’aucune puissance étrangère.» Dans ses Mémoires de Gaulle n’a pas de mots assez durs contre les «susceptibilités» de Roosevelt, les «griefs» de Churchill, les manœuvres et la «malveillance» anglo-saxonnes. Comme d’habitude, de Gaulle trace ici un parfait portrait de lui-même: c’est la revanche en forme de bommerang des Australiens de Normandie. 226 Cette attitude exaspérée de précieuse ridicule insistant pour faire passer avant toute autre considération le «rang» de la France eût été criminelle si l’issue de cette guerre avait dépendu de lui. Ce ne fut, heureusement, jamais le cas. Figé dans ses songes et mensonges typiquement maurassiens, de Gaulle propage le mythe d’un ralliement inconditionnel - sans vote, bien sûr - de la France à sa casquette. «La France avait choisi d’elle-même... La résistance ne cessait pas d’y grandir.» De Gaulle fonctionne en petit dictateur bananier. On croirait entendre Mobutu descendant le fleuve Zaïre sur son yacht, se rengorgeant des applaudissements de son peuple organisés par ses sbires sur les rives. Autre ritournelle de sa paranoïa rutilante, «les conspirateurs américains et britanniques» veulent remettre Giraud, Lebrun, n’importe qui au pouvoir plutôt que luimême. «L’Amérique, nouvelle vedette de l’Histoire du monde», se croit «en mesure de diriger la nation française». Dénonçant «la tendance américaine à l’hégémonie», de Gaulle se jette dans une alliance diplomatique aveugle avec Moscou, contre Washington. Il réfute la proclamation d’Eisenhower précédant le Débarquement parce qu’elle est «rédigée à Washington», justement. Il appose son commentaire mégalomaniaque à la série de propositions américaines tout à fait convenables, en particulier celle affirmant qu’après la Libération «les Français choisiront eux-mêmes leurs représentants et leur gouvernement». «Dans ce factum», éclate de Gaulle, «pas un mot de l’autorité française, qui, depuis des années, suscite et dirige l’effort de guerre de notre peuple et qui fait à Eisenhower l’honneur de placer sous son commandement une grande partie de l’armée française.» De Gaulle se laissera aller à faire, ailleurs dans les Mémoires l’éloge du francophile Eisenhower, auquel il est quand même redevable de la vaste mise en scène de la Libération de Paris. Hélas, Eisenhower fut contraint d’obéir à des maîtres qui «écoutèrent moins notre détresse que l’appel de la domination». On a bien lu, les Etats-Unis ne libèrent l’Europe que pour la dominer! Il le redit ailleurs, «l’instinct dominateur» des Etats-Unis «s’enrobait» dans leur «penchant de l’intervention». Aux Etats-Unis, de Gaulle n’est-il pas soutenu par les métèques, les cul- 227 de-jatte, les cocus, les nègres et les [...] qui sont, tout le monde sait ça, un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur? De 1941 à 1967, on voit, quels grands progrès idéologiques réalise le barrèsisme ranci de De Gaulle! Ici encore, l’autoportrait est d’une accablante précision. L’enjeu est bien pour de Gaulle celui de la domination, laquelle est «le privilège» du Caractère. «L’honneur et la gloire dont le chef reçoit la plus large part, pourquoi seraient-ils gratuits?», écrivait-il dans Le Fil de l’épée. L’honneur et la gloire furent parfaitement «gratuits» pour de Gaulle, et leur simulacre très payant pour l’élaboration de son mythe! Et ce qu’il voulait tant, il l’a eu. Le privilège et la gratuité, soit une part indivise du pouvoir. Zoomons sur le mécanisme de la mégalomanie gaullinienne. De Gaulle commence par justifier son interprétation de l’impérialisme américain par de pures considérations psychologiques. Comme à chaque fois qu’il entreprend de décrire un autre «grand homme», on le voit passer lui-même furtivement dans le miroir. «Les plus hautes ambitions possédaient Franklin Roosevelt... Il était, ainsi qu’une vedette, ombrageux quant au rôle des autres.» Que l’intervention américaine réponde à une visée impérialiste, que «l’idéalisme y habille la volonté de puissance», comme écrit de Gaulle en décrivant Roosevelt, il serait naïf de ne pas l’envisager selon un raisonnement géo-politique ou éthique sur la froideur monstrueuse de tout Etat. Mais quand de Gaulle accuse Giraud de faire le jeu de ces avides étrangers, l’argument devient risible et abject. Car cette scène a lieu au Maroc. Ce dont s’offusque de Gaulle, c’est que des étrangers osent marcher sur les minables platesbandes de l’impérialisme paternaliste de la France. Cette dispute au Maroc montre à merveille l’intransigeance tyrannique de De Gaulle. Il reproche à Giraud de vouloir tirer à lui toute la couverture du pouvoir, «sous la protection de Roosevelt en instituant, à vos côtés, une figuration plus ou moins impressionnante». «Pour l’instant», conclut -il, «quels sont vos triomphes?» Et toi, pauvre Asperge! quels sont tes triomphes? 228 «Au surplus», rajoute de Gaulle dans sa folie en miroir (nous sommes en 1941!), «vous n’ignorez pas qu’en France l’opinion condamne, désormais, Vichy.» La suite de cette célèbre empoignade est intéressante. Elle montre à quel point l’élite des Forces Françaises Libres est vérolée de pétainisme. «Tout le monde connaît votre lettre à Pétain lui donnant votre parole que vous ne ferez jamais rien contre sa politique», dit de Gaulle à Giraud. De quelle «politique» peut bien parler ici de Gaulle, lui qui avoue ailleurs son intérêt pour la «révolution nationale»? Contre quelle «politique» peut-il bien lutter, lui qui assure que Vichy ne fut qu’une «illusion», et que, la chimère se dissipant, c’est vers lui-même et la France Libre que «se tourne le sentiment général»? Voilà les chefs des Français qui combattent l’Allemagne! L’un ne voit rien à redire à Vichy, est carrément antisémite, exclut les Juifs de ses rangs en arguant que «le problème juif est très vaste », qu’il veut «éviter que les Juifs ne considèrent l’époque présente comme celle de leur revanche... Il y a eu des désordres causés par eux, et je veux l’ordre»... L’autre est obnubilé par son propre pouvoir, pousse son patriotisme imbécile jusqu’à la furie, interdit à ses collaborateurs d’assister les Renseignements britanniques, «invoquant, auprès des Français, l’obligation morale et légale de ne pas s’incorporer à un service étranger», refuse par principe «aucune supervision, ni même aucun avis étranger, sur ce que j’avais à dire à la France», et s’entoure d’officiers aussi débiles que lui-même, figés réactionnaires plagiant le gouvernement vichyste de l’autre côté de la Manche. «La plupart», dit Félix Gouin «étaient des gens de droite et d’extrême-droite et ils ont transporté dans la maison leurs préjugés, leurs croyances ou leurs haines idéologiques. C’est un fait que, sous leur influence, qui était, dans le début du mouvement, prépondérante et sans contrepoids, ils ont constitué une sorte de copie en réduction du gouvernement Pétain; mêmes tendances, mêmes outrances, mêmes conceptions autoritaires... Seule différait l’attitude à observer vis-à-vis de l’Allemagne.» Comment Rossevelt et Churchill n’auraient-ils pas eu raison de mépriser de tels «alliés», concrètement dénués au demeurant de toute valeur et puissance militaires! Lecteur, tu n’es pas au bout de tes peines. Tu risques de transpirer encore bien des pages sous la chaleur de mes insultes. Allez, je suis charitable, je t’offre un peu d’ombre 229 sérieuse pour te rafraîchir de mes sarcasmes ensoleillés. Jean-François Revel est l’un des plus sérieux critiques de De Gaulle. Dans son petit pamphlet vite enfoui consacré au style bouchonné de Dindon, il écrit: «Croyant déjà pouvoir nouer des relations privilégiées avec le Kremlin, pour équilibrer l’influence honnie des “Anglo-Saxons”, la France signe à Moscou, le 10 décembre 1944, un traité d’alliance et d’assistance mutuelles avec l’URSS. La récompense que nous réserva Staline fut foudroyante: moins de deux mois plus tard, à la Conférence de Yalta, il se déchaîna contre l’attribution à la France d’une zone d’occupation en Allemagne, arguant que le peuple français “avait fort peu contribué à la guerre et avait ouvert ses portes à l’ennemi”. Ce fut à l’appui insistant des AngloSaxons que la France absente dut d’être néanmoins admise au rang des vainqueurs composant les forces d’occupation de l’Allemagne vaincue... Cette vérité n’était pas bonne à dire, et en tout cas ce n’est pas de Gaulle qui se chargea de la propager, tant il lui importait de lancer le mythe des “Anglo-Saxons” comme principale menace pour notre indépendance et pour notre dignité.» Ce que confirme Raymond Aron dans ses Mémoires: «C’est grâce à l’appui de Churchill qu’il obtint des Anglo-Américains une zone d’occupation en Allemagne dont Staline ne jugeait pas la France digne; c’est à Staline qu’il prodigua les bonnes manières dès son retour en France. Vichy dressait l’opinion française contre nos alliés; de Gaulle aussi, à sa manière, dressait ses compagnons contre les Anglo-Américains. A l’exception de la période du RPF, le général de Gaulle ne cessa de livrer des batailles diplomatiques contre les Anglais et les Américains. Dans certaines de ces batailles, il défendit effectivement l’intérêt français; mais quand il reprocha aux Anglo-Américains de débarquer en Afrique du Nord, sans contingents de Français libres, il servait l’intérêt de sa légitimité, non celui de la France. L’expérience de la Syrie avait prouvé que les troupes et officiers de Vichy se ralliaient plus volontiers aux Alliés qu’au Général.» Paris se libère, les pays étrangers reconnaissent officiellement le gouvernement de De Gaulle, les ambassades rouvrent. De Gaulle, lui, se réifie en lui-même. «Nous nous gardâmes, naturellement, de remercier qui que ce fût pour cette formalité accomplie in extremis. Lors d’une conférence de presse que je fis, précisément, le 25 octobre, comme on me demandait “quelles étaient mes impressions quant à la reconnaissance du gouvernement par les alliés?”, je me bornai à répondre: “Le gouvernement français est satisfait qu’on veuille bien l’appeler par son nom.”» A Truman, de Gaulle reproche sa vision purement économique de la paix. «Voilà de quoi il s’agissait, et non point de frontières, de griefs, de garanties!» Ce clown rappelle quand même au passage et sans s’attarder le prêt de 650 millions de dollars accordé par les USA à la France! Hégémonie? Justement, la question se pose. 230 Avec le rang, l’autre mot qui revient sans cesse chez de Gaulle, c’est l’Empire. Ses ennemis jurés, pendant ces quatre années de ravages, ce sont les Anglo-Saxons qui, profitant du malheur de la France prostrée, ne rêvent que de mordre dans l’appétissant gâteau gaulois. De Gaulle, sur ce point comme sur d’autres, partage les préjugés haineux de Vichy, au point que Churchill doit à plusieurs reprises répéter que l’Angleterre ne veut pas dérober ses possessions à la France. «Surtout n’allez pas vous imaginer que, comme le prétend la radio soumise aux Allemands, nous cherchions, nous autres Anglais, à faire main basse sur vos navires et sur vos colonies. Ce que nous voulons, c’est rouer de coups Hitler et l’Hitlérisme, jusqu’à leur faire perdre la vie et le souffle. Cela seul, cela tout le temps, cela jusqu’au bout. Nous ne convoitons rien, nous ne demandons rien aux autres nations, que leur respect.» De Gaulle ne veut rien entendre. Il est déchaîné sur la question de l’Empire. Après la mauvaise blague du Liban et de la Syrie (qui ne va pas à la chasse perd quand même sa place), l’incongru fat menace l’ambassadeur Duff Cooper: «Vous avez manqué à la France; si je disposais des moyens, je vous ferais la guerre.» Ce méprisable petit cervelat oublie que la pâte du gigantesque gâteau français qu’il revendique avec un répugnant autoritarisme de propriétaire terrien, a levé dans le sang, les massacres, les spoliations, les génocides, l’esclavage et le décervelage de civilisations entières. La chantilly du gâteau de l’Empire, c’est toute l’histoire immonde de la Colonisation. Sur cette question comme sur tant d’autres, le comique involontaire et aveugle de De Gaulle est largement supérieur à ses finesses peaufinées devant la glace pour préparer ses conférences de presse. Dans les Mémoires, racontant la libération de la Corse, il se réjouit qu’elle ait «comporté l’engagement des forces françaises, et de celles-là seulement». Quelles sont les troupes de ces merveilleux Gaulois? Le 1er Régiment de tirailleurs marocains, le 2è Groupement de tabors, un escadron mécanique du 1er régiment de spahis, etc. Il faut rappeler aussi à cette occasion que les seuls à se rallier immédiatement et spontanément à de Gaulle, au cœur du premier été, sont les colonisés. Fort-Lamy, Douala, Brazzaville, Tahiti, la Nouvelle-Calédonie, les Comptoirs de l’Inde, l’Oubangi, 231 le Congo, le Cameroun, le Gabon, et le Tchad sous l’impulsion du gouverneur noir Félix Eboué, au nom si prophétique. Les grands-parents de ceux qui finiront éboueurs à Paris lavent ainsi sans hésiter la boue du déshonneur d’une nation qui ne leur en sera jamais reconnaissante. S’imaginaient-ils, naïvement, que le mot «Libre», associé à celui de «France», les concernait? Question Empire, c’est le maréchal Smuts qui a la meilleure idée de la période. Considérant que la France n’est plus que l’ombre d’une grande puissance, l’Anglais suggère qu’elle devrait «s’agglomérer», écrit de Gaulle railleur, au Commonwealth. Personnellement je trouve que c’était un beau projet. Churchill déjà, présent à la dernière réunion du Conseil des ministres français avant l’armistice, le 16 juin 1940, provoqua un violent débat en proposant une union stratégique entre la France et l’Angleterre, idée à laquelle de Gaulle, qui l’oubliera avec une rapidité étonnante, souscrit entièrement. Reynaud, avant de démissionner, défend aussi cette union et en fait une question d’honneur. Outré, le ministre Chautemps, qui va bientôt entrer au gouvernement Pétain, rugit: «Nous n’allons pas devenir un dominion!». Ses collègues se rangent à son avis. A cette seconde, la France devient précisément un «dominion» du troisième Reich. 232 CHAPITRE X Mes lesbiennes Au 21 Frith Street, l’auréole d’émail bleu de Mozart surplombe la façade de briques marron foncé du Prince Edward Theatre. L’après-midi touche à sa fin, je flâne sous le soleil de Soho. Au croisement de Old Compton Street, deux filles aux cheveux courts se dirigent vers moi en se disputant. L’une tient une feuille de papier blanc à la main. Regards, sourires, la blonde me demande si j’accepte de les départager. Avec plaisir, quel est le problème? Est-ce que je trouve ce portrait d’elle-même au crayon ressemblant? Qui a fait ça? dis-je, un peintre de rue? Non, c’est Tracy, dit la blonde. Vous êtes peintre? dis-je à la brune. Non, elle n’est pas peintre, elle fait ça pour le plaisir. Bravo, c’est ressemblant, c’est même étonnant pour quelqu’un dont ce n’est pas le métier. Vous trouvez vraiment que ça me ressemble? dit la blonde. Mes dents du devant ne sont pas si écartées! C’est vrai, dis-je. Si vous aviez payé un peintre de rue pour faire ça, je dirais que ce n’est pas parfait. Mais considérant que Tracy n’est pas une pro, c’est très bien! Ça vous a pris longtemps, Tracy? Non, dit-elle, cinq minutes. C’est un cadeau qu’elle m’a fait! dit la blonde dans un grand sourire qui dévoile deux incisives séparée par un charmant petit gouffre rectangulaire, noir et profond comme la différence des sexes. N’est-ce pas adorable? demande-t-elle avec un enthousiasme qui semble dicté par un scénario. Ça l’est, dis-je, ça l’est. En cinq minutes, c’est impressionnant. Vous pourriez gagner votre vie comme ça, vous savez. Je n’oserais pas, dit la timide Tracy. Osez, osez. Vous êtes très forte, vous pourriez me faire mon portrait? Si vous voulez, pourquoi pas? murmure Tracy. Oh oui! dit la blonde, quelle bonne idée Tracy! Je fouille dans mon porte-monnaie «Charles Barkley Basket King» en nylon bleu. Tenez, dis-je à Tracy, trois pounds, c’est tout ce qui me reste, prenez-les, je vous achète mon portrait. Tracy refuse, elle le fera gratuitement. Non non, dis-je, imaginez que ça devienne votre métier. Je ne peux pas les prendre, dit-elle. Prenez-les, dis-je, si ça vous dérange tant que ça, nous irons les dépenser après dans un pub, c’est symbolique. Accepte, Tracy, dit la blonde. D’accord, 233 dit Tracy en empochant les trois livres. Au fait, dit la blonde en me tendant virilement la main, je m’appelle Harriet, voici Tracy. Vous vous appelez comment? Nous nous retrouvons dans Soho Square tous les trois, le renard français - un gentil renard, relax, sympa - et ses deux brebis, assis dans l’herbe. Je sors mon stylo Bic de mon porte-feuille en cuir bordeaux, le tend à Tracy avec mon carnet de notes Clairefontaine ouvert sur une double page vierge. Tracy commence à me dessiner, assise en tailleur, pendant que je parle avec Harriet, assise à côté d’elle, en face de moi, son téléphone portable déposé sur l’herbe. Harriet vient du Kent. Tracy vient de Cairns, en Australie, elle n’est à Londres que depuis janvier. Elles se ressemblent assez, coiffées et habillées à la garçonne. Harriet, teinte en blonde, a deux yeux bleu clair, deux sourcils noirs longs et courbés comme des parenthèses horizontales. Elle porte un pull de coton bleu au col coupé en V, un vieux jean délavé et des Nike. Tracy est brune, a les yeux marron, deux sourcils courts relevés chacun vers une tempe - un accent grave, un aigu. Elle porte un tee-shirt rouge à capuche, un gros pendentif en bois en forme de vagin suspendu autour du cou à un long fil de cuir, un pantalon de survêtement bleu marine et des Adidas. Tracy a fini mon portrait, elle me le montre. Ça n’est pas facile, dit-elle, parce que tu as un visage très mobile. Je l’aime beaucoup, dis-je. Vous trouvez que ça me ressemble? Surtout les yeux, dit Harriet. J’aurais fait mieux si j’avais eu plus de temps, s’excuse Tracy. Il est très bien, dis-je à Tracy. Il me fait penser à une photo de Kafka. On dirait aussi l’enfant-rat, dans ce film fantastique, vous savez... Mais pourquoi avoir fait un regard triste? dis-je. J’ai le regard triste? Non, dit Harriet, pensif plutôt. Allons fêter notre rencontre! s’exclame l’enthousiaste Harriet. Il y a un bar, pas loin, où nous allons souvent avec Tracy, c’est le Candy Bar, un bar de lesbiennes. On va me laisser entrer? dis-je. Oui, il est permis d’avoir un «gay guest». Tout ce que tu auras à faire, c’est remuer ton cul pour donner l’illusion! dit Harriet en rigolant. Au Candy Bar, Harriet tient absolument à offrir plusieurs tournées de vodka-Coke. Elle travaille à mi-temps pour une petite agence de promotion d’événements artistiques. 234 Elle a écrit un roman, un «thriller» érotique, l’histoire d’un homme manipulé par deux femmes. Excellente idée, dis-je. Je te le montrerai, si tu veux, propose-t-elle. Avec joie, dis-je. Harriet aime beaucoup Somerset Maugham et Hemingway. Tu connais Le jardin d’Eden? dis-je. Oui, c’est mon roman préféré, mais je ne l’ai lu qu’après avoir écrit mon livre, la ressemblance est un hasard. Vive le hasard, dis-je en levant mon verre. Tracy, moins bavarde qu’Harriet, me confie quand même qu’elle a fait de la pêche au gros en Australie. Maintenant elle gagne sa vie dans un bar. Ce qu’elle aime faire, c’est des «tricks», des petits pliages, des gadgets en papier ou en carton. Elle est incroyablement douée, dit Harriet, elle m’en a offert un qui est merveilleux, une boîte d’alumettes dans laquelle on passe le doigt. Il faudra qu’on te la montre. On lui montrera, hein, Tracy? Tracy rougit et ne répond rien. Harriet va aux toilettes, Tracy discute avec une fille à la table d’à côté qui vient d’Australie comme elle. Lorsque Harriet revient, elle dit qu’elle est vraiment heureuse que nous nous soyons rencontrés. Elle me donne un petit coup de poing affectueux sur l’épaule, un calin de boxeur. Il est l’heure de dîner. Je leur propose de m’accompagner au Troubadour. Au Troubadour, Harriet énonce le nom de chaque instrument ancien accroché au mur ou au plafond. Elle vient d’une famille de fermiers, elle a retrouvé leurs traces, elle aimerait écrire un livre sur eux. Les deux filles partagent une soupe aux légumes, je prends mes saucisses à la purée, nous buvons deux bouteilles de Cabernet Sauvignon. Dès que l’une se lève pour aller aux toilettes, l’autre se confie à moi. Harriet est amoureuse de Tracy mais pense que Tracy n’est pas amoureuse d’elle. Tracy sort d’une histoire passionnée et violente avec une Hollandaise, Charlotte, elles vivaient encore ensemble il y a quatre semaines. Tracy, elle, me confie que Harriet est très amoureuse d’elle. Elle-même n’est pas si attachée. Au fur et à mesure de la soirée, son visage se durcit et se ferme. Harriet se ramollit au contraire. L’équilibre de la domination s’inverse lentement. Tracy nous raconte son rêve de la nuit dernière. Il y avait une Ford Falcon, je l’interprète pour plaisanter, nous rions. J’explique aux filles dans mon mauvais anglais ma théorie de l’espace-temps. Ici, maintenant, ce soir, nous trois, sommes une planète 235 autonome, un microcosme indépendant de ce qui nous arrivera plus tard. Ça leur plaît beaucoup. Je leur explique aussi ma théorie du détachement. Je suis à la fois moi-même, celui qui vit, et un autre, celui qui observe, et encore un autre qui observe celui qui observe. Elles sont très impressionnées. A minuit, Tracy baîlle. Elle doit se lever tôt demain pour travailler. Nous marchons jusqu’en bas de chez elle, puis je raccompagne Harriet à un arrêt de bus. Elle me demande des conseils pour conquérir Tracy. Elles ont déjà fait l’amour, m’avoue-t-elle, mais Tracy l’a vexée en lui disant que ça avait été moins bien qu’avec Charlotte. Et toi, tu as aimé? dis-je. C’était délicieux, dit-elle. Tracy m’a appris beaucoup de choses, avant elle j’avais couché avec une seule autre fille. Le bus n’arrive pas, nous partons à la recherche d’un taxi. Je promets à Harriet de l’aider à fomenter une stratégie pour faire tomber Tracy amoureuse d’elle. Nous nous donnons rendez-vous dans quelques jours à l’heure du déjeuner à la National Gallery, elle ne travaille qu’à mi-temps, elle aura tout l’après-midi de libre. Nous regarderons les tableaux et nous parlerons d’amour. «La seule chose qui vaille la peine, n’est-ce pas?», lui dis-je lorsqu’elle s’engouffre dans un taxi. Il est une heure du matin. Une pluie légère se met à tomber. Je rentre à pied vers South Kensington, seul dans la nuit soyeuse, enjoué comme en plein jour. 236 CHAPITRE XI Insistance Ces Français sont impayables. Le stratagème gaullinien a si bien réussi, les Français baignent depuis tant de décennies dans leur liquide amnésique qu’on chercherait en vain aujourd’hui un collaborateur encore vivant. Après avoir largement ratissé l’espace et le temps, la justice a quand même pu dénicher, en tout et pour tout, un demi-siècle après les faits - mais de quels faits parle-t-on précisément? - trois vilaines crapules, trois méchants boucs nommés Touvier, Bousquet et Papon. Et sinon? Sinon, rien. Les trente neuf millions neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent-quatre-vingt-dix-sept autres Français de l’époque sont irréprochables. Toute la nation s’est soudée dans une résistance acharnée dont la gloire jaillit à chaque coin de rue. A Paris, c’est simple, on ne peut pas faire un pas sans tomber sur une plaque rappelant que le gendarme X, le flic Y, le brigadier Z est tombé ICI pour la libération de Paris. La seule plaque qui ne s’exhibe pas, c’est le panneau marron et blanc des Monuments Historiques indiquant le Mémorial de la Déportation. Il se trouve à l’angle du Quai du Marché Neuf et du Pont Saint-Michel, juste après la Préfecture de Police sur les murs de laquelle une plaque de marbre parmi d’autres, décorées de médailles gravées en rouge sang et or, annonce que Le 19 août Le Gardien de la Paix Maurizot Francis est tombé ICI Pour la Libération de Paris En 1944 237 Délibérément plus sobre, juste fréquenté par deux mouettes et trois pigeons, le panneau marron et blanc porte une simple flèche indiquant la direction du Mémorial, vers la gauche. Si on suit cette très vague indication, on parvient devant le parvis de Notre-Dame, où plus rien n’est indiqué. Il y a la Crypte, il y a l’ébouissante cathédrale récurée au laser et au sable, blanche et propre comme un biscuit de Sèvres, il y a les touristes, il y à l’Hôtel-Dieu, il y a la Seine merveilleusement gaie en cette belle journée d’automne, mais il n’y a pas de Mémorial de la Déportation. Il faut continuer au hasard vers l’Ile-Saint-Louis, dépasser Notre-Dame sur la gauche, passer devant une autre plaque de marbre, sur un mur de l’hôpital, qui enseigne que Le 19 août Le Bdier des Gardiens de la Paix Rey Marcel est tombé ici pour la Libération de Paris Parmi tant de splendeur architectural et d’historique héroïsme, il faut vraiment avoir l’esprit mal tourné pour persister à vouloir dénicher l’invisible Mémorial. Plus aucun panneau marron et blanc, plus rien, juste une longue file de touristes qui attendent sur le trottoir de la rue du Cloître Notre-Dame de visiter les tours de la cathédrale, sous les silencieuses vociférations désagrégées des gargouilles. On a dit beaucoup de mal des nazis, mais au moins ils savaient renseigner le promeneur égaré sous l’Occupation. Leurs panneaux étaient plus prolixes. Toujours au hasard, en passant sous la haie d’horreur que forme le petit peuple frétillant des gargouilles pétrifiées dans leur rugissement inamovible, après avoir longé le square Jean XXIII, on tombe enfin sur un nouveau panneau fléché, juste avant de bifurquer à gauche vers l’Ile Saint-Louis et les glaces Berthillon. Le Mémorial est toujours invisible, mais si l’on suit vers la droite la direction discrètement indiquée, en traversant le pont de l’Archevêché et en pénétrant dans le square de l’Ile de France, on 238 aperçoit enfin, au fond du square, un long muret d’environ un mètre vingt de hauteur formant un angle sortant, sur lequel de grandes lettres rouges sont gravées, chaque caractère étant formé de piques stylisées, ce qui donne curieusement à l’inscription un air de calligraphie rappelant les enseignes ou les menus de certains restaurants chinois. 1940 AUX DEUX CENT MILLE MORTS DANS LES CAMPS Il faut se déplacer sur la droite du muret en angle pour lire l’autre moitié de l’inscription. MARTYRS FRANÇAIS DE LA DEPORTATION 1945 Difficile de mieux noyer le poison. Même à Auschwitz, les Polonais ont fini par céder aux pressions et se sont décidés à rajouter le mot qui brillait par son absence. Ici, non. Je regarde les bateaux-mouches passer sur le fleuve en contre-bas du square, je repense à mon voyage à Caen... Mon livre sur l’antisémitisme venait de sortir. On en parlait un peu - pas beaucoup, qu’on se rassure - je gigotais ici et là dans les médias, lorsque une jeune femme nommée Sophie Béret me téléphona. Elle organisait un colloque littéraire à Caen dans quinze jours, elle tenait absolument à ce que j’y participe et désirait me rencontrer. «Au Select? demain? à quinze heures?» C’était le printemps, qu’avais-je de mieux à faire. J’acceptais. «A demain, quinze heures.» - Je vous ai vu parler de votre livre à la télévision, l’autre soir, c’était passionnant. - Merci, je n’ai pas dit grand chose. - Oh si, vous avez dit certaines choses. Ce qui m’a le plus impressionnée, c’est lorsque Paul-Louis Touchpamonfief vous a brusquement reproché d’avoir écrit un journal intime parisianniste plutôt qu’un essai sur l’antisémitisme. Vous êtes resté d’un 239 calme olympien, c’était très beau! - Merci, mais la télévision déforme beaucoup les choses, vous savez. En réalité j’étais décontenancé et atterré de voir le débat voler aussi bas. Je m’attendais à beaucoup mieux, c’est de ma faute, je ne regarde jamais les émissions culturelles à la télévision. - Celle-là est souvent très drôle et raffinée. - Vraiment? Je n’ai pas remarqué. Touchpamonfief ne m’a pas fait rire. Ses livres non plus ne me font pas rire. D’indigestes pavés de 800 pages sur le racisme et l’antisémitisme remplis à 90% d’extraits de discours du leader du parti fasciste, ça empeste la répulsion amourachée pour l’objet de son étude. Ça porte un nom: la logique de l’aimant. Il suffit d’inverser la polarité pour que ce que vous semblez fuir à toutes jambes se retrouve blotti entre vos bras. Tel est d’ailleurs le noyau irrationnel du racisme. La pire ordure colonialiste a une esclave noire dans son lit. - Pourquoi ne pas lui avoir dit ça en direct? - Absence d’agressivité, manque d’habitude. Je m’étais préparé à parler de la mystique juive, pas à un ping-pong d’invectives. Je n’aime la violence que dans les livres. La sauvagerie de Hamlet est un régal, mais dans la vie j’apprécie très modérément les poignards, les épées et le poison. Malgré mon exécrable réputation, je suis quelqu’un d’assez doux, vous savez. - Oh je n’en doute pas, ça se voit dans vos yeux. C’est drôle ce que vous dites sur Touchpamonfief, parce qu’il se trouve que je le connais un peu... - Vraiment? Vous lui passerez le bonjour de ma part. - Je ne le connais pas intimement. En réalité il m’a invitée chez lui, une fois, pour préparer une conférence. Il m’a fait visiter la chambre d’ami de son appartement, je n’en croyais pas mes yeux! La pièce était remplie du sol au plafond de tracts, brochures, livres, revues, journaux fascistes et racistes. Il m’a expliqué très fièrement que rien ne lui échappait des écrits de ses ennemis. Il épie tout, il est abonné à tout, il passe sa vie à décortiquer les pires torchons révisionnistes... Ça m’a fait froid dans le dos, une vraie grotte aux horreurs! - Ah ah ah! La caverne d’Ali Facho! La chambre secrète de Barbe Brune! Ça me rappelle une histoire que m’a racontée mon cousin, qui est psychiatre. Il m’a parlé d’un 240 aliéniste abominablement moralisateur qui consacrait sa vie à l’étude des pédophiles. Le type avait publié des dizaines de thèses sur les viols d’enfants, rendant compte dans les moindres détails des crimes de ses malades, décrivant avec une imperturbable froideur scientifique, centimètre par centimètre, la vulve déchiquetée d’une gamine, faisant preuve d’une minutie d’entomologiste pour recenser et déployer le monceau d’atrocités commises par tel pervers dont il se vantait de cerner la personnalité démentielle. Il aurait suffit, concluait mon cousin, pour faire progresser à pas de géant la science médicolégale, de lui tendre un miroir... - Votre cousin a beaucoup d’humour. - C’est de famille. Je suis plus sarcastique, il est davantage pince-sans-rire. - C’est dommage que nous ne soyons pas connus avant votre émission. Vous auriez pu parler de la grotte aux tracts de Touchpamonfief. - C’est gentil d’y penser, mais la délation n’est pas mon truc. Je pars du principe que ces gens-là souffrent déjà suffisamment d’être si acerbes. Leur péché est leur châtiment. - Votre mansuétude vous honore. - Si vous cessiez de me couvrir de compliments et que vous me parliez de vous et de votre colloque... Deux semaines plus tard, je me retrouvais dans un train pour Caen, muni d’un allerretour en première classe. Le colloque s’étalait sur trois journées, tout était prévu, expositions, conférences, débats, cocktails, vernissages, signatures, déjeuners et dîners. A Caen, à la sortie du train, un autocar flambant neuf attendait la petite cinquantaine d’invités parisiens pour les conduire à l’hôtel. C’était un de ces hôtels récents et acidulés réservés aux cadres en déplacement, aussi abominablement accueillant et asseptisé qu’un supermarché. Dans la chambre réservée à mon nom, une lettre imprimée m’attendait, aimablement signée du Président du Conseil Régional de Basse-Normandie, ainsi qu’une corbeille de fleurs, une boîte de chocolats et un cartable en nylon décoré aux armes de la ville de Caen et rempli de divers colifichets de bienvenue: un stylo plume portant le sigle de la Région; un livre 241 de reproductions d’affiches datant de la Libération; un livre de photos du Débarquement; un plan de la ville de Caen; un autre livre de photos sponsorisé par la SNCF, exposées pendant le week-end et dont le vernissage allait avoir lieu dans une heure; et la liste complète et détaillée des horaires de chaque festivité et rendez-vous. L’organisation du week-end avait été confiée à une agence de communication qui n’épargnait pas ses efforts. Ces gens-là n’avaient probablement jamais vu d’écrivain de leur vie, et chacune de leur attention puait l’entourloupe publicitaire, mais toute leur équipe faisait preuve d’une telle bonne volonté dans la servilité souriante qu’on avait du mal à ne pas éprouver un certain amusement, mêlé de pitié et à peine saupoudré d’un très léger mépris, devant l’absurdité de la situation. Maintenant que j’étais tombé dans le traquenard, autant essayer de me divertir. En attendant l’heure du premier cocktail, je feuilletai le livre d’affiches. «On les aura», «Nous passerons», «Les orphelins de la Résistance, La France les adopte», «Le jour se lève», «Hier Strasbourg, demain Saïgon», «Retroussons nos manches Ça ira encore mieux!», «Paysan prends garde Les puissances d’argent en veulent à ton bien Défends-toi défends ta propriété fruit de ton labeur et de ton épargne avec le PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS» Les illustrations se ressemblaient toutes et ressemblaient toutes à tout ce qui s’était affiché pendant la guerre dans tous les camps. On pourrait qualifier ce style, naïf et dur à la fois, de tendance globale au réalisme socialiste. En somme, me dis-je, les Français n’en reviennent toujours pas d’avoir été libérés. L’affiche la plus significative représentait un déporté cadavérique à l’agonie, ou peut-être déjà mort, allongé dans la boue, la tête renversée en arrière contre une grosse pierre, les yeux hagards, grands ouverts, sa gamelle vide par terre à côté de lui, la chemise de son pyjama ouverte sur ses côtes saillantes, une manche laissant jaillir le début d’un numéro tatoué sur l’avant-bras. «Internés et déportés politiques Familles des internés et déportés politiques contre les hommes et les instruments de la trahison pour la défense de vos intérêts matériels et moraux pour sauver de l’oubli votre martyre et en faire une arme pour que nous-mêmes et nos enfants ne revoyions 242 PLUS JAMAIS ÇA! (le sommet du point d’exclamation venait taper contre la gamelle comme une grande louche rouge) TOUS UNIS pour la reconnaissance de notre patrie pour une paix féconde par l’union de tous les Alliés Adhérez à la Fédération Nationale des Déportés et Internés Patriotes 10, rue Leroux, Paris 16è» Pour pour pour, contre contre contre... Déportés Politiques Patriotes: quelle indécence. Tant de mots maigres, tant d’enthousiasme rachitique, tant de volonté délavée, tant d’ersatz d’énergie pour dissimuler l’essentiel! Une civilisation venait de tenter de se débarrasser brutalement de ce qui la nourrissait et lui donnait sa force depuis des millénaires, et elle croyait survivre à l’ablation de son propre cœur! Comment avaient-il pu imaginer une demi-seconde qu’en plaquant un pansement de mutisme comme un baîllon sur leur plaie géante, ils allaient arranger leurs affaires! De l’autre côté de l’Atlantique, le racisme américain allait prendre le relais et se débarrasser du divin jazz en tapant dessus comme un sourd, un Cromagnon à la massue taillée dans le rock and roll... Tout cela était aussi absurde que le principe moyenâgeux de la saignée auquel on croyait aussi dur et ferme autrefois qu’à ce que montre la télévision aujourd’hui. On pense se guérir, on offre le bras à la lancette, on regarde le sang couler, et l’on s’enfonce davantage dans la faiblesse, la fadeur, la pâleur et la mort. Si le Jugement Dernier daigne arriver un jour, j’imagine aisément le dialogue entre Crétinerie Goye et Justice Divine. Crétinerie Goye: «Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal! Je n’ai rien vu, je n’ai rien dit, j’ai couvert de bisous un soldat américain sur son char à la Libération de Paris, et j’ai souri à un déporté politique patriote dans mon escalier.» Justice Divine: «Lourdeur, lenteur, hypocrisie, aucun sens de l’humour! Au suivant!» 243 «Comment va le monde? Il s’use en vieillissant.» Ces affiches mal dégrossies, ces mauvais dessins bâclés, ces slogans ambigus et malingres, ces objectifs même, aussi mal définis que les traits des personnages, aussi brouillons que les contours des silhouettes, témoignaient de la pertinence de la réponse du peintre au poète, dans Timon d’Athènes. Tout démontrait depuis longtemps déjà l’inexistence d’un quelconque progrès sur cette piteuse planète dont j’espère bien qu’on ne se souviendra même pas. En apercevant le tatouage bien dessiné du Dépopopa (Déporté Politique Patriote), j’avais aussitôt pensé à mon oncle Charlie, le mari de Lucienne, et à la blague qu’il dit parfois: «Moi aussi j’ai fait la guerre: j’étais dans le camp du gibier...» Les écrivains, les universitaires, les journalistes, les éditeurs, les libraires réunis dans une grande salle du Conseil Régional discutaient, un verre de champagne à la main, devant les photos en noir et blanc de Johnny Renegade consacrées au retour des prisonniers en 1945. Il était là, le Johnny Renegade, au milieu de ses admirateurs, un vieux petit bonhomme inoffensif aux cheveux bouclés blancs. Il ne ressemblait plus tellement à son portrait de l’époque, la première photo de l’exposition sur laquelle il avait posé dans son déguisement de parfait reporter: veste de velours cotelé, lunettes d’intello américain à la Arthur Miller, pipe à la bouche, et bien sûr l’appareil à gros réticule rectangulaire suspendu autour du cou. La SNCF lui avait commandé ce reportage il y avait cinquante ans, en avril 1945. Les photos de joie affairée et de retrouvailles émues se succédaient sur les murs. Soldat en béret et capote embrassant une religieuse; homme à casquette et foulard de marin portant un accordéon en bandoulière et une oie vivante dont la tête curieuse dépassait d’un gros sac; prisonniers politiques en habit rayé discutant devant une baraque; jeune et belle soldate faisant gravement le salut militaire; homme torse nu ausculté de dos par un médecin militaire coiffé d’un calot; homme écrivant à la craie sur un train en partance pour Paris d’alllègres slogans: «Vive la France», «Paris Direct» «Vive De Gaulle»; homme en béret noir debout sur un quai, tendant son pouls à une religieuse à cornette dont la valise de la Croix rouge était grande ouverte à ses pieds; homme jouant de l’harmonica dans un compartiment; groupe d’hommes dormant sur un 244 matelas de sacs et de valises; trois hommes regardant le paysage par la fenêtre d’un wagon en souriant; des drapeaux, des trains, des slogans à la craie, des files d’attente, des valises, des bérets, une fanfare sur un quai... Sur un mur de la salle d’exposition étaient également reproduits des extaits de l’agenda de Renegade. «2 avril: De Gaulle remet à Paris la croix de la Libération. 3 et 4 avril: 9h, visite à la SNCF Bd Hausman. Photos de mode au Vésinet Chatou. Saint-Germain toute la journée. 12 avril: SNCF 54 Bd Hausman, vu Messieurs Perrel et Barjot: ce dernier me commande un reportage sur le retour des prisonniers. 13 avril: Photos de mode au Racing et Bois de Boulogne. 14 avril: Démarches à la SNCF. A la Sécurité Militaire. Reçu un accompte sur mon reportage. 17 avril: Départ 6h55 Gare de l’Est, arrivée 14h Longuyon: photos de départ des prisonniers. 18 avril: Pas de convois. Photo diverses. Déportés de Buchenwald.» C’était une blague ou quoi! J’étais donc le seul à voir la grossière supercherie? J’avais rarement eu à ce point d’intensité l’impression d’être l’enfant du conte sur l’empereur nu. Personne n’avait donc conscience de la grossière manipulation publicitaire commanditée par la Société Nationale des Chemins de Fer? Les wagons bourrés de Juifs en partance pour l’Allemagne, ce n’est pas Volkswagen ni Mercedes qui les ont affrétés, vous êtes au courant, les cocktailleux? Je ne vais pas vous apprendre qu’au moment même où Renegade mitraillait tous ces braves soldats, la grande pourvoyeuse de raflés envoyait ses dernières factures impayées au gouvernement de Gaulle qui les réglait illico sans poser de questions? Je ne suis quand même pas le seul à savoir ça! Je me parlais à moi-même, bien sûr. Je n’étais pas assez optimiste pour avoir seulement envie de faire un scandale. Ces gens-là sont morts, ils enfouissent des morts. Rien ne les remuera jamais. Le lendemain, j’étais écœuré et fatigué. J’avais passé une mauvaise nuit. Réveillé à quatre heures du matin, j’étais allé me promener autour du bassin de plaisance de Caen, désert au lever du jour. La veille, après le dîner, Sophie Béret n’avait pas voulu aller danser en boîte. Elle avait travaillé toute la journée, elle était épuisée, je comprenais ça, je ne m’étais pas vexé. Je ne me vexe jamais. Je ne me suis pas vexé lorsque le journaliste qui présentait les participants du débat 245 commença par dire que j’avais été rajouté sur la liste au dernier moment, qu’il ne savait rien de moi, que j’allais devoir me présenter moi-même en commençant par expliquer au public pourquoi j’étais venu à ce Colloque sur la Résistance. Il avait raison: qu’est-ce que je foutais là! Tout était de ma faute. J’aurais dû repartir la veille après le vernissage SNCF. - Je suis ici parce que j’ai été invité, dis-je d’une voix froide, et lorsqu’on m’invite, je viens. J’ai entendu beaucoup de gens parler de résistance depuis hier soir. Le libraire pratique la résistance à la médiocrité télévisuelle. L’éditeur pratique la résistance à la loi du marché. Le critique d’art pratique la résistance à la résistance à l’art contemporain. Le philosophe pratique la résistance à l’élitisme hautain. Tout le monde résiste, de sorte que pour ma part j’ai décidé de ne pas résister. A la résistance je préfère désormais l’insistance... J’ai insisté quelques minutes sur le cas de Nabokov. La salle restait silencieuse, c’était comme si ils n’avaient pas été là, ou plutôt c’était comme si je n’avais pas été là. D’ailleurs, je n’étais pas là. Ils se sont réveillés lorsque j’ai cité un passage d’Invitation au supplice: «Je ne suis pas n’importe qui, je suis celui qui vit au milieu de vous... Non seulement mes yeux sont autres que les vôtres, et mon ouïe, et mon goût, non seulement je possède un flair pareil à celui du renne, et un toucher comparable à celui de la chauve-souris, mais l’essentiel: le don de concentrer cet ensemble sur un seul point...» Je crois que c’est l’idée de la concentration sur un seul point qui est mal passée. Je me suis fait traiter de fasciste, quelqu’un a demandé qu’on me fasse sortir, Sophie Béret a dû venir prendre le micro et ma défense... Au fond, tout cela était assez drôle. Bizarrement, je n’avais pas envie de rire. Plusieurs personnes surgissent à travers une ouverture du muret. En m’approchant j’aperçois une grille noire et un escalier qui descend profondément vers une terrasse en contre-bas, un peu au-dessus du niveau de l’eau. Le Mémorial de la Déportation n’est donc pas qu’un simple muret? Je me dirige vers l’escalier de pierre d’où une femme aux cheveux gris et une petite fille en robe 246 rouge jaillissent en discutant. «...qui avaient décidé de l’extermination d’une race qui s’appelait...» est en train d’expliquer la femme à sa petite-fille lorsque je les croise. Au fond de la terrasse en pierres dallées, à laquelle aboutissent deux escaliers symétriques depuis les deux extrémités du muret, plaquée en hauteur contre un mur, une grande sculpture abstraite en métal noir évoque une sorte de herse hérissée de hallebardes en triangles troués parallèles au sol. Sous la herse, une ouverture fermée par un soupirail laisse voir les clapotements étoilés de l’eau toute proche. Située à plusieurs mètres au-dessous du niveau du square, la terrasse est entourée de murailles qui empêchent le soleil d’arriver jusqu’à elle. Il n’apparaît que par ses ricochets à la surface de l’eau de l’autre côté du soupirail, comme l’aperçu nostalgique de la liberté qu’aurait un prisonnier vénitien. Trois filles et un garçon assis en tailleur au centre la terrasse reproduisent au crayon sur de grandes feuilles blanches l’une des parois du bunker corbusien. La paroi opposée à la herse est constituée de deux immenses cubes de pierre séparés par une fente verticale qui crache irrégulièrement des êtres humains comme des pépins d’orange. Le Mémorial de la Déportation n’est donc pas qu’une terrasse au creux d’un bunker à ciel ouvert? J’entre dans la fente. A l’intérieur, dans une semi-obscurité à peine contredite par des néons placés au niveau du sol, quelques touristes essayent de déchiffrer les inscriptions qui garnissent les murs. Les noms de camps de concentration sont répertoriés à différents endroits du bunker - comme si c’étaient eux les vedettes! -, gravés en une litanie sordide dans ces mêmes caractères de barbelés pseudo-chinois qui garnissent le muret au-dehors. Plusieurs lourdes grilles noires interdisent l’accès à des impasses, faux couloirs, faux cachots, fausses oubliettes, de sorte que le visiteur se sent confiné au carrefour de plusieurs geôles vides. L’ambiance est faussement recueillie. Le sinistre de l’atmosphère est lui-même artificiellement entretenu par la litanie des noms de camps de concentration allemands et polonais - aucun camp français - inscrits en frise sur les parois des deux faux couloirs, en doré sur fond noir, à l’intérieur de petites niches triangulaires creusées dans le mur - un 247 nom par niche -, ce qui rend toute la série difficilement déchiffrable: AU BU SCH CHEN WITZ WALD BIRKENAU Etc. En hauteur, sur les murs du caveau carrefour, les noms des camps sont à nouveau égrenés en très gros, entre deux formules lyriques. L’une face à la fente, l’autre audessus de la fente. La première formule qu’on aperçoit en arrivant, face à la fente, est: Pour que vive le souvenir des deux cent mille Français sombrés dans la nuit et le brouillard exterminés dans les camps nazis. Au-dessus de la fente, juste avant de ressortir, le touriste peut lire une ultime maxime métaphysique: Pardonne, n’oublie pas... L’injonction est d’autant plus paradoxale que tout le bunker est en soi l’oubli chosifié d’un mot essentiel qui n’apparaît précisément nulle part au Mémorial de la Déportation. Les autres inscriptions du caveau, toujours dans ces caractères de menu de restaurant chinois, sont d’étranges citations, dont le point commun, hormis leur laideur et leur emphase, est un invariable optimisme héroïque. - Et le choix que chacun fait de sa vie et de lui-même était authentique puisqu’il se faisait - en présence de la - mort - SARTRE Que viennent faire ces tirets placés en dépit du bon sens? Pourquoi la présence de la mort rendrait-elle un choix plus authentique? En quoi les déportés avaient-ils quelque choix que ce fût (je dédie cet autre imparfait du subjonctif à Matos Viéra et à son intérêt momentané pour la Tour de Babel)?... La mort des fusillés a été plus efficace que des triomphes plus éclatants. AMAYDIEU OP Ou bien «DP»? pour «Déporté Politique»? Ces caractères sino-barbelés sont si mal faits que je n’arrive pas à me décider entre un O et un D. Peut-être la présence de la mort 248 me permettrait-elle de choisir? En tout cas cet Amaydieu est mal renseigné. On ne mourait généralement pas fusillé, dans les camps. Car les cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées du jour et de la nuit. R. DESNOS Pourquoi haïr la guerre, quand elle seule permet de lutter contre les ennemis de la liberté? Il ne faut ni la haïr ni l’aimer, il faut parfois la faire, c’est tout. Il n’est pas de commune mesure entre le combat libre et l’écrasement dans la nuit. ST EXUPERY L’écrasement de qui par qui avec la complicité de qui? O terre de détresse ou nous devons sans cesse piocher piocher Chant des marais «Ou» prend un accent grave, si je ne m’abuse. Ces piocheurs pleurnichards n’ont donc aucune orthographe? Je suis né pour te connaître pour te chanter liberté Paul Eluard Très émouvant, mais ça manque de virgules. Mais le jour ou les peuples auront compris qui vous étiez ils mordront la terre de chagrin et de remords ils l’arroseront de leurs larmes et ils vous élèveront des temples VERCORS Quel style! Aussi nul que naïf! Et à qui s’adresse ce «vous» dont l’invisibilité éclate partout sur les parois de ce discret autant qu’abject non-temple corbusianesque creusé par un peuple dont le mauvais goût ne mord aucune terre de chagrin, dont la responsabilité ne suscite aucun remords, et dont le mutisme ne verse, cela va de soi, aucune larme? Il me reste une citation d’Aragon (Aragon!) à recopier lorsque tous les néons s’éteignent brusquement. «On ferme!» lance un gardien d’une voix terne. Il est seize heures cinquante-sept. O faramineux fonctionnaires! Par terre, avant de retraverser la fente, on peut admirer une grande dalle circulaire en fonte, entourée d’une chaîne basse pour lui éviter d’être foulée par les touristes. Au centre, une chandelle factice dont la fausse flamme électrique orange feint de vaciller de douleur et d’effroi. 249 Je déchiffre une dernière inscription autour de la dalle, éclairée par le soleil d’automne que laisse faiblement passer la fente. Ils allèrent à l’autre bout de la terre et ils ne sont pas revenus Je ressors à la lumière, je retraverse le square. Un arrêté officiel affiché à l’entrée indique les horaires d’ouverture et le règlement du Mémorial: interdiction de jeter des pierres (sur qui!), d’écouter la radio, de prendre des photos dans un but publicitaire (pour quel produit!), d’être indécemment vêtu (l’indécence en l’occurrence n’est pas vestimentaire), etc. Il est signé et daté du 20 janvier 1967. L’hideux bunker aux inscriptions en sino-barbelé n’est pas la moins signifiante des réalisations de l’amnésie gaulliniste. Il matérialise l’infâme malaise français, il parachève la pétrification du complexe. A Paris, en somme, on n’a martyrisé que des flics. ICI, et ICI, et ICI... Tout le reste - quoi exactement? - s’est passé ailleurs, «à l’autre bout de la terre». Ce dont il n’existe aucune trace puisque ces «ils» ne sont de toute façon «pas revenus». C’est un peu gros, mais assez bien enfoui pour passer parfaitement inaperçu. Dehors, ma ville, ma cathédrale et mon fleuve continuent d’étinceler et de me sourire. 250 CHAPITRE XII De Gaulle à Vichy Hormis la vanité, la cécité, le révisionnisme, l’entêtement roublard hissé au rang d’une vertu divine, les Mémoires présentent une autre facette peu reluisante du gaullinisme: son pétainisme diffus. Selon de Gaulle, Vichy n’est pas et n’a jamais été l’aboutissement de l’idéologie fasciste française, comme Berlin l’est de l’idéologie fasciste allemande. Vichy est une illusion, une chimère, un faux fantôme dont les draps sont remués par une toute petite troupe d’énergumènes, un pur brouillard qui a trompé les charmants Français et que lui, le vaillant Connétable, dissipe de la main. De Gaulle ne se contente pas de nier avec une tenace obstination les tenants idéologiques du pétainisme: il en partage à peu près toutes les valeurs. Il écrit d’ailleurs toujours «pétainisme» avec des guillemets, de même qu’il met des guillemets au mot «gaullisme», comme s’il s’agissait d’une boutade, d’un surnom forgé par ses adversaires politiques qui osent voir un «isme» là où s’incarne un Caractère, une idéologie là où ça «incorpore». C’est devant Bidault que de Gaulle prononce ce mot étrange, juste avant d’affirmer que Vichy est «nul et non avenu». Peu après sa grotesque idée de grêve du silence de 1941, de Gaulle a l’occasion de se faire projeter un film d’actualités venu de France. Il voit Pétain à Marseille, juché sur le balcon de l’Hôtel de Ville, contempler «les troupes et la foule agitées d’ardeur patriotique». Brusquement inspiré, Pétain se met à haranguer la foule, «cédant», écrit de Gaulle en une formule stupéfiante, «à l’immense suggestion qui s’élevait de cette masse». «N’oubliez pas que, tous, vous êtes toujours mobilisés!», lance Pétain. De Gaulle commente: «On assistait au déchaînement d’enthousiasme que ces paroles soulevaient dans l’assemblée civile et militaire, riant et pleurant d’émotion. Ainsi l’armée, malgré la captivité ou la mort de la plupart et, souvent, des meilleurs des siens, se montrait spontanément disposée à encadrer la résistance nationale.» 251 Autrement dit, le peuple suggère à Pétain son discours, et Pétain retourne au peuple en écho cette émulation fluidique. La velléité de résistance du vieux soldat, ranimée par «l’immense suggestion», provoque à son tour le «déchaînement d’enthousiasme». Si de Gaulle ose encore en 1952, quand il trace ces phrases, se réjouir de l’enthousiasme prodigué à Pétain, c’est parce qu’il reste sourd à la spécificité idéologique du pétainisme. Et s’il reste sourd à cette spécificité, c’est précisément qu’il en partage les principales valeurs, à commencer par ce que Wilde appelle la «vertu des brutes», le patriotisme. C’est logique. De Gaulle est l’esclave intellectuel des mêmes maîtres de rhétorique que Pétain: Barrès et Maurras. Le style et le vocabulaire spontané de De Gaulle en témoignent clairement: «force», «pureté», «trahison», «élites», «privilégiés», «décadence», «partis», reviennent sans cesse. «Il est bon que les réalités soient rigoureuses et incommodes. Car, pour un peuple comme le nôtre, qui repousse les caresses infâmes de la décadence, mieux valent les aspérités que les pentes molles et faciles.» Lorsque les soldats français remportent une victoire au Tchad, de Gaulle prend le micro et salue «tous les homme purs et forts» menés par Leclerc. Après la victoire àBir Hakeim du général Koenig, en juin 1942, de Gaulle parle des «braves et purs enfants de France, qui viennent d’écrire avec leur sang un de ses plus belles pages de gloire». Et à Albert Hall, le 11 novembre 1942: «Le ciment de l’unité français, c’est le sang des Français qui n’ont pas, eux, accepté l’armistice.» Décadence, caresses et pentes molles, force, pureté, unité de la nation, solidarité du sang, beauté du sacrifice... Non seulement de Gaulle parle la même langue que Vichy, mais, quand il dénonce la corruption («Place aux profiteurs d’abandon, aux débrouillards de la décadence!»), c’est le ton nasillard des journalistes fascistes et antisémites de Radio-Paris qu’on entend. Quoi qu’il dise, quel que soit le sujet, son vocabulaire reste marqué par son fond fascistoïde. 252 De Gaulle et Pétain partagent la même vision de la France. Ils ne diffèrent que par les alliés qu’ils se choisissent. Et encore, Pétain est moins xénophobe vis-à-vis des Allemands que de Gaulle à l’égard des Anglo-Saxons, dont il n’admet l’aide que contraint et forcé. Il aboie contre les «petits groupes» français de Londres ou de New York qui rejettent son autorité «et préféraient s’en remettre aux étrangers de l’avenir de la France». On attendrait donc en vain de De Gaulle une analyse du nazisme pertinente et féroce comme celles de Churchil. Son gobinisme ridicule en vient presque à excuser les Alllemands que «la nature», écrit-il, a aimantés vers Paris. Vraiment, on peut chercher longtemps de profondes différences idéologiques entre pétainisme et gaullinisme. Même xénophobie. Même antiparlementarisme («la vase parlementaire», écrit de Gaulle). Même culte du «peuple», du «guide», du «but». Même soumission au «destin» dont de Gaulle se sent «l’instrument». Même sous-mystique du chef solitaire communiant avec la masse sans passer par le truchement des élites, corrompues par l’argent (ceux qui se rallient les premiers à sa cause, dit de Gaulle, sont ceux «que l’argent touche le moins»). Même volonté de réconciliation et d’unification. Même obsession du corps sacrifié à la cause. L’un s’immole, l’autre «assume». «Je fais à la France don de ma personne...» dit Pétain. «Le pauvre moi qui répondait de tout», écrira de Gaulle. Pauvres choux! Voici, presque au hasard, quelques bribes de gaullinisme: «La France! c’est-à-dire une seule nation, un seul territoire, une seule loi!... Les Français, s’étant reconnus, voudront rester rassemblés afin de refaire leur puissance; ayant choisi leur but et trouvé leur guide, il se donneront des institutions qui leur permettent d’être conduits... Dans cette communauté, qui n’est qu’une seule pensée, un seul élan, un seul cri, les différences s’effacent, les individus disparaissent.» Ein Reich, ein Volk, ein de Gaulle! Le gaullinisme ne conçoit pas la spécificité du fascisme pour la bonne raison qu’il s’en inspire inconsciemment. A Albert Hall, le 11 novembre 1942, il appelle les mouvements de résistants «nos vaillantes phalanges d’actions». Les «Compagnons» de la Libération ont failli être des «Croisés». La croix de Lorraine, elle, est très 253 explicitement choisie pour répondre à la croix gammée. D’ailleurs, encourageant des résistants, de Gaulle y va carrément: «Et vous, croisés, à la croix de Lorraine!» Il emploie à plusieurs reprises le mot, très marqué Maurras dans la bouche d’un homme de pouvoir, de «mystique». Le 28 décembre 1942, à la radio: «Il s’est créé dans la nation et dans le monde une sorte de mystique de la libération française.» Et le 4 mai 1943: «Il n’y a actuellement que deux mystiques parmi les Français: la croix de Lorraine pour presque tous, le vieux maréchal pour quelques-uns.» On notera l’expression attendrie de «vieux maréchal». Quant à la répartition entre le «presque tous» et le «quelques uns», elle est d’une subjectivité qui touche au révisionnisme. De Gaulle a toujours fait preuve d’une magnanimité qui ne lui ressemblait pas à l’égard de Pétain. Là encore, c’est logique. Pétain, pour de Gaulle, est «un grand homme mort en 1925», un doux fantôme, donc, manipulé pendant cet entre-deux de limbes que fut Vichy. Pétain, en somme, c’est son passé. Lorsque, à la Libération, Duhamel lui demande quel va être le sort du croulant pépé, de Gaulle imagine une charmante villégiature: «Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse! Je le mettrai quelque part dans une villa sur la Côte d’Azur, et il y attendra la mort.» Dans les Mémoires le portrait célèbre de Pétain, naufragé de la vieillesse, est à la fois, comme d’habitude, un autoportrait («Trop fier pour l’intrigue, trop fort pour la médiocrité, trop ambitieux pour être arriviste, il nourrissait en sa solitude une passion de dominer, longuement durcie par la consience de sa propre valeur, les traverses rencontrées, le mépris qu’il avait des autres...») et une présentation de Pétain en victime, «proie offerte aux intrigues serviles et menaçantes». Trop, trop, trop... Pétain est manifestement de trop dans cette histoire. Il s’agit de le faire passer à la trappe sans bruit, en le faisant mourir en 1925, puis, après 1944, en disculpant discrètement son spectre encombrant. De Gaulle, avec une insistance bizarre, fait tout pour justifier celui qu’il décrit en vieillard abusé - donc irresponsable -, entraîné par le courant, sa «majestueuse lassitude» trompée par les «manœuvres de gens habiles». 254 Gorgé d’auteurs du XVII ème siècle - pas les bons! ni La Bruyère, ni La Rochefoucauld, ni Pascal, ni Retz -, de Gaulle comprend Vichy, au fond, comme une tragédie racinienne. Son fatalisme lui sert, on l’aura compris, à dédouaner surtout la France elle-même. «Naufrage» pour «naufrage». Qui aurait le cœur de réclamer des comptes au Titanic? Evoquant le procès de Pétain, il s’émeut du «silence», de la «sagesse» du vieillard devant ses juges. Non seulement il l’excuse, mais il le comprend. Il faut dire que de Gaulle est très compréhensif avec les Collabos. Les combattants de Vichy sont «abusés par les mensonges». Et même «le douloureux courage» de ceux qui combattent pour Vichy et contre la France libre «est une preuve faussée, mais indubitable, de cette volonté des Français». Il comprend ainsi très bien l’engagement de Joseph Darnand, «excédé de la bassesse et de la mollesse ambiantes», séduit par conséquent par la virilité du nazisme, «ce que le national-socialisme comportait de doctrinal». De Gaulle va jusqu’à expliquer qu’après tout, Darnand aurait aussi bien pu être résistant. C’était un aventurier, «homme de main et de risque», un «dévoyé de l’action» à qui la Collaboration semblait «une passionnante aventure», ce qui fait d’autant plus rager de Gaulle contre ce régime qui a détourné «de la patrie des hommes faits pour la servir». Symétriquement, s’il note l’occasion manquée par l’amiral Darlan de faire jouer un rôle à la Marine française intacte en 1940, de Gaulle donne une explication ridicule de sa passivité. C’est par manque de «goût du risque» et de «passion nationale», dit-il, que Darlan n’a pas osé abîmer son joujou. En réalité, seuls l’anglophobie viscérale et le pétainisme convaincu de Darlan l’ont poussé à mettre sa Marine au service de Vichy. Devenu en janvier 1941 ministre des Affaires étrangères et de l’Intérieur et de l’Information, après le départ de Laval, il prône activement la Révolution Nationale et la collaboration. En trois mots, le fin Churchill dit l’essentiel sur Darlan: «Un homme dangereux, aigri, ambitieux.» 255 De nouveau, donc, l’aspect idéologique des choses est dérobé à de Gaulle, scotomisé par son propre gaullinisme et sa conception du Caractère érotiquement dévoué à une chimérique Patrie. Les platitudes psychologiques de De Gaulle révèlent une grossière connaissance de l’âme humaine, typique de sa lourde raideur, ce que Shakespeare nomme la « stoutness » dans Coriolan, soit un mélange de dureté, de détermination, de solidité, de vaillance et d’embompoint, autant d’attributs de ce qu’on appelle en français une brute épaisse. De Gaulle ne sait classer les hommes qu’en considération de leur vertu militaire. D’un côté, les soldats, hommes purs et forts (ceux qui le suivent) ou bien hommes purs mais faibles (abusés par Vichy). De l’autre, les civils, le peuple de veaux qui ne vibrent qu’en chœur et à sa voix, ou bien les ministres, les parlementaires, les maniganceurs divers, les hommes d’influence qui ne trouvent grâce à ses yeux que lorsqu’ils se placent servilement sous la sienne. De Gaulle, dont le style et les idées frôlent elles-même en permanence le fascisme le plus traditionnellement français, ose parler à nouveau de «talent dévoyé» à propos de certains intellectuels... A qui pense-t-il? Brasillach? Drieu? Giraudoux? Non: «Henriot et Paquis». On reste songeur quant à l’idée que de Gaulle se fait du «talent» et du style. «Certaines apparences pouvaient bien entourer encore le dérisoire pouvoir de Vichy, des vantards ou des enragés se prétendre ministres, des propagandistes - tels: Philippe Henriot, et Hérold Paquis - déployer, pour tromper les foules, les ressources d’un talent dévoyé, des feuilles publiques déborder d’outrages à l’égard de ceux qui combattaient, en fait, le peuple tout entier condamnait, maintenant, le régime et ne voulait que le voir s’effondrer quand s’enfuieraient les Allemands.» De Gaulle persiste et signe dans sa version des faits. Vichy est un entêtement dans l’erreur. L’entêtement seul est mauvais, par conséquent, et l’erreur était réformable. Elle s’explique par les «circonstances», par le «démon du désespoir». Voici le fond du fond de la pensée de De Gaulle. Non seulement Vichy n’a pas existé, non seulement Vichy fut un dérisoire spectacle d’ombres et d’illusions pour tromper la naïve confiance du peuple désorienté, mais, surtout, tout dans Vichy n’était pas blâmable. S’il ressasse que les malheurs du temps sont la conséquence de la seule 256 capitulation, elle-même conséquence indirecte «du règne des partis», c’est aussi parce que de Gaulle est indubitablement séduit par Vichy. Il écrit noir sur blanc dans les Mémoires que Vichy et sa «révolution nationale» paraissait « gaspiller des réformes.» De Gaulle y voit un «incontestable effort d’organisation économique et sociale», qui n’aboutit «dans la forme qu’aux défilés des légionnaires, à l’hagiographie du Maréchal, au foisonnement des comités». Un esprit mal tourné pourrait aisément faire remarquer qu’il n’y a pas de différence « dans la forme» - hagiographie, défilés, comités - entre un tel régime et celui qu’organise de Gaulle en parallèle pendant quatre ans. Quant au «fond», ce sont «les basses persécutions» - pourquoi «basses», comme s’il y en avait de hautes! -, «la domination de la police» et «la censure» - on sait que de Gaulle les pratiquera dès son retour au pouvoir en 1958 -, les «privilèges» et le «marché noir». De Gaulle, qui éprouve à l’égard des communistes la même répugnance que les gens de Vichy, est évidemment insensible à la découverte majeure de Marx - que sans doute il n’a pas lu -, l’intrication substantielle de l’économie et de l’idéologie. Du coup l’idée et la formule d’une «révolution nationale» le séduisent. Ce que de Gaulle reproche à Vichy, outre ses exactions regrettables qui souillent l’image de la France (les «basses» persécutions), c’est son manque de pureté. «Si, dans le domaine financier et économique, ses technocrates s’étaient conduits, malgré toutes les traverses, avec une incontestable habileté, d’autre part, les doctrines sociales de la “révolution nationale”: organisation corporative, charte du travail, privilèges de la famille, comportaient des idées qui n’étaient pas sans attraits. Mais le fait que cette entreprise se confondait avec la capitulation ne pouvait que rejeter les masses vers une tout autre mystique.» Chaque mot ici compte. Là est le vrai de Gaulle. Lors du bras de fer avec les Alliés, quand Roosevelt tente de jouer la carte diplomatique de Vichy, de Gaulle à nouveau dévoile son ambiguïté à tous les niveaux en menaçant les Alliés de changer de camp: «Vichy n’avait tort, - devais-je pas me servir de tout? - que dans la mesure où les démocraties respectaient les droits de la France.» 257 (Je souligne.) Autrement dit, de Gaulle menace les Alliés de jouer Vichy contre eux s’ils ne respectent pas ses prétentions à lui, «Monsieur La France». Ce chantage devient très clair dans le paragraphe suivant des Mémoires (nous sommes en 1941-1942): «Toute l’affaire repose sur ceci: que la France Combattante entend marcher avec ses alliés sous la réserve formelle que ses alliés marchent avec elle». Intransigeance d’autant plus malvenue que de Gaulle lui-même, jouant ce qu’il appelle la «pièce diplomatique où, en cent actes divers, on voyait la France Libre reprendre la place de la France», n’hésite pas à jouer l’atout Staline comme il jouera plus tard l’atout Mao. De Gaulle est scandalisé que les USA traitent avec Vichy non pas parce que c’est Vichy, mais parce ce n’est pas de Gaulle! Il lance: «C’est une révolution, la plus grande de son histoire, que la France, trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés, a commencé d’accomplir». On notera l’ambivalence de cet argument de la «révolution» à laquelle fait allusion de Gaulle, et dont il menace les Alliés s’ils traitent avec les pro-consuls de Vichy. Là encore le vocabulaire et les thèmes (la trahison des élites dirigeantes et des privilégiés), même si de Gaulle les applique à Vichy, sont précisément ceux dont se servent les propagandistes de Vichy pour justifier la collaboration avec les nazis. C’est ici aussi que de Gaulle dévoile sa mégalomanie en miroir. «Me voilà seul, en face de moi-même», ose écrire ce psychopathe bouffon dans les Mémoires. Puisque lui et la France ne font qu’un, lui et lui-même font donc deux, les «deux Gaules», face à face, douloureusement séparés par le Channel! La France réunifiée contre l’Allemagne ne peut être que la sienne. Pourtant, si, comme il l’affirme, la nation française ne collabore pas de son plein gré, continuant «sous l’oppression, de vivre une vie profonde et forte», n’attendant qu’un signe encourageant pour reprendre espoir et bouter l’ennemi hors des frontières, il n’y a aucune raison de s’offusquer que les Américains nouent des contacts diplomatiques avec 258 Vichy, tant que cela peut aider à la défaite allemande. De Gaulle lui-même ne multipliet-il pas à la même époque les «tractations obscures» (comme il l’écrit méprisamment des Américains) avec Staline lorsque celui-ci se tourne vers la France libre après l’invasion allemande? Intransigeance étranglée ici, indulgenge étrange là. De Gaulle en effet est très coulant pour les «attitudes successives de la Russie soviétique», et très lyrique pour louer la «résistance» du peuple russe qui se «levait dans ses profondeurs». De Gaulle ment et se ment à lui-même en permanence. Son emphase ne sert qu’à replâtrer l’ambivalence polymorphe de sa diplomatie. Le 18 avril 1959, de Gaulle se trouve à Vichy. C’est le printemps. En janvier, il a obtenu ce dont il rêvait depuis si longtemps, les pleins pouvoirs. De Gaulle exulte, il fait un grand discours. «Je ne peux m’empêcher de penser que ma présence ici a un caractère un peu particulier, du fait des événements de naguère que vous savez et de ceux d’aujourd’hui... Maintenant, je vais vous faire une confidence que vous ne répéterez pas, mais je suis obligé de dire qu’il y a pour moi un peu d’émotion à me trouver officiellement à Vichy. Vous en comprenez les raisons, mais nous enchaînons l’histoire, nous sommes un seul peuple, quels qu’aient pu être les péripéties, les événements, nous sommes le grand, le seul, l’unique peuple français. C’est à Vichy que je le dis. C’est à Vichy que j’ai tenu à le dire. Voilà pour le passé. Vive Vichy! Vive la France! Vive la République!» Il est manifestement très inspiré. La question est: par qui? 259 CHAPITRE XIII Concours d’orthographe chez Mr Wu. Le temps est bizarre depuis plusieurs jours. Pluie, pluie, pluie, pluie, pluie, éclaircie et puis pluie, pluie, pluie. J’attends Harriet à la National Gallery, dans le grand hall. Je m’assieds sur un des énormes parapets en mabre pour prendre des notes. Je détourne une phrase du Roi Lear lue cette nuit entre trois et quatre heures du matin: c’est le malheur du temps lorsque les vantards guident les couards. Un gardien me fait descendre du parapet, je range mon carnet Clairefontaine dans la poche de ma veste, Harriet arrive avec sa bouille de punk assagie, ses cheveux jaune paille, ses deux sourcils noirs comme dessinés au charbon, ses tennis, son jean, son petit nez retroussé et ses dents écartées. Elle veut voir les Tiepolo, elle aime beaucoup Venise et le XVIIIème siècle, ditelle. C’est déjà bien. Rester plus de dix secondes devant chaque tableau serait trop exiger. Pas de problème, je reviendrai seul, un autre jour. Je lui montre quand même Les Ambassadeurs, Sandra dans Le Chapeau de paille et l’Autoportrait d’Elisabeth VigéeLebrun. Harriet a très vite besoin d’air. Nous partons. C’est l’avantage d’un musée gratuit, on peut n’y rester qu’une demi-heure. En flânant dans Soho nous passons devant les plaques de Mozart et de Canaletto. On vient justement de voir quelques Canaletto et des Guardi. Harriet a trouvé que leurs tableaux donnaient l’impression d’inviter à pénétrer à l’intérieur. Comme quoi, même en dix secondes, on a le temps de voir des choses. Nous nous arrêtons au Bar Italia, dans Frith Street. Harriet me parle longuement de Tracy, je l’écoute et je la conseille comme un barman américain écoute et conseille un client ivre dont le couple bat de l’aile. Les deux jeunes femmes, m’explique Harriet, sont dans un rapport de force où Tracy domine. Par exemple? Par exemple, une nuit, alors qu’elles avaient fait l’amour pendant quatre heures, Tracy sortit sèchement à Harriet qu’elle ne l’inspirait pas. Charlotte, son ex, l’inspirait, elle non. Il faut employer 260 le coup classique (good old trick), dis-je, la rendre jalouse. Tu n’as qu’à dire que nous nous sommes embrassés, l’autre soir, quand je t’ai raccompagnée, à la station de bus. Harriet fait la moue, l’idée lui plaît nettement moins qu’à moi. Elle craint que Tracy ne réagisse durement. Elle va me dire que si je préfère un homme, très bien, mais qu’alors elle ne peut pas rivaliser et que nous n’avons plus rien à faire ensemble. On va trouver autre chose, dis-je, ne t’inquiète pas. Harriet doit repasser chez elle se changer, elle dîne avec une amie ce soir, elle a du linge à récupérer à la laverie. Je veux bien la suivre? ça ne me dérange pas? J’ai tout mon temps, dis-je. Je me sens un peu fatigué, j’ai mal dormi, je me laisse porter dans son sillage comme les mouettes de Battery Park qui planent derrière les ferrys, au sud de Manhattan. Nous prenons donc le métro jusqu’à Sloane Square et de là le bus jusqu’à Battersea Park, de l’autre côté du fleuve. Le soleil et le vent se lèvent, maintenant, au moment où le bus passe sur le Chelsea Bridge. Je flotte de fatigue, bercé par l’accent et la musique des mots anglais de ma gentille lesbienne aux préoccupations d’une banalité universelle. Harriet habite dans une grande maison en hauteur, à l’anglaise, qu’elle sous-loue à un ami. Elle me fait visiter, je la suis. La grande cuisine au premier, avec une petite porte-fenêtre et un escalier en fer qui donne sur un jardin, les toilettes et la salle de bain au second, et une grande chambre qu’elle occupe au troisième. Harriet ouvre une des larges fenêtres pour aérer la pièce, elle met un disque, me propose un verre de gin, me montre un cadeau que lui a fait Tracy, la petite boîte d’allumettes trafiquée, on met un doigt dans un trou, on ouvre la boîte, le doigt apparaît comme coupé et rangé dans son micro-cercueil. «She’s so cute!» s’extasie Harriet. Je lui souris, je me dis que tout cela a un sens, je regarde par la fenêtre. Le soleil et le vent lavent la rue à grands seaux de lumière fraîche. Je pense à ma cellule du dix-huitième arrondissement à laquelle je me suis si profondément résigné que j’en ai oublié qu’on pouvait vivre plus confortablement. Une pièce ensoleillée me surprend et me ravit encore. 261 Je m’imagine habitant ici, dans cette chambre claire, écrivant à ce bureau placé devant la fenêtre. Quand on est capable d’écrire ce que j’ai écrit là où j’écris, on est, en pensée, d’une liberté inexorable. Je regarde les autres réussir leur vie d’esclaves repus, je me dis que ma cellule est un exil au cœur de ce monde d’aveugles serviles. Mais qui sait après tout si ce n’est pas moi qui me trompe, entièrement, depuis le début, hallucinatoirement, paranoïaquement. Peut-être que les autres sont vraiment libres et que je suis vraiment prisonnier. Peut-être que tout ce que j’écris est faux, peut-être que de Gaulle est vraiment un grand homme, que tout le monde a le sens du vrai et que je prends, moi, les faits pour des mensonges. Peut-être que Marco a raison, je n’ai rien compris à rien, et il est vraiment, lui, le génie qu’il croit être, avec sa passion de passer à la télévision et ses coups de fil comminatoires aux journalistes influents pour qu’ils l’invitent sur leurs plateaux. Je crois voir du vide là où il y a du plein. Qui est qui? Le papillon ou Tchouang-tseu? Tu es peut-être autant dans l’erreur que l’homme qui méprisait un fou se prenant pour Napoléon, « parce que Napoléon, c’est moi », avouaitil. Ce qui signifierait que je suis ce que tous les autres pensent de moi? C’est une éventualité qu’il faut considérer. J’ai fait l’expérience, une fois. Un magazine me demandait une autocritique, j’ai recopié toutes les conneries écrites sur moi par des journalistes depuis mon premier livre. Ça na pas manqué, personne n’a compris le second degré, personne ne s’est reconnu dans le miroir, ils ont tous cru que j’avais enfin énoncé de franches vérités sur moi-même. Eh bien il faut avoir l’humilité d’envisager que c’est peut-être quand même eux tous qui ont raison. Cela ne change d’ailleurs rien. Soit je suis le seul à me tromper et tout les autres ont raison, soit je suis le seul à comprendre, et tous les autres sont aveuglés. Soit tout ce que j’écris est faux et chaque phrase enfonce un peu plus la précédente dans l’erreur, soit tout ce que j’écris est vrai et chaque phrase bat comme un coup d’aile vers la vérité. Dans un cas comme dans l’autre, pas de demi-mesure. Quelle était la première phrase de mon premier livre? «Souvent au réveil je me prends à penser que je n’existe pas.» Déjà, ça disait tout. 262 Je suis Harriet à la laverie du coin, elle va récupérer un pantalon propre en flanelle qu’elle veut porter ce soir. Elle achète un journal sportif, me demande gentiment si je veux qu’elle me prenne un quotidien quelconque. Non merci ma belle, je n’ai besoin de lire aucune nouvelle d’un monde et de ses remous qui n’existent pas. Il n’y a que cette rue, ce soleil, ce vent, ce quartier perdu de Londres, ta voix douce, ta langue, ton élégant accent qui bercent ma fatigue et mes drôles de pensées. Nous repartons vers la maison à trois étages. Harriet me demande mon avis sur sa tenue, comme à une bonne copine. Elle met son pantalon de flanelle, un débardeur noir, un petit chapeau ridicule, sans bord. On est loin des robes de Fortuny d’Albertine. Comment je la trouve? Super, dis-je. Nous reprenons le bus. Harriet téléphone à son amie Diana, avec qui elle a rendezvous à dix-huit heures devant le Bar Italia où nous étions tout à l’heure. Elle annonce qu’elle lui amène une «surprise». Je regarde Battersea Park Road défiler nonchalamment par la vitre du bus, pendant que les deux filles papotent de portable à portable. Soudain, pendant une demi-seconde, je vois comme en rêve collée sur un vieux mur une affiche qui célèbre, en anglais, «May 68». Elle s’évanouit avant que je puisse en lire plus, emportant ma fatigue avec elle. Diana (qui, selon Harriet, vit enfin son adolescence) est une charmante divorcée de 35 ans, mère de deux enfants. Lorsqu’elle aperçoit sa «surprise», Diana replace machinalement ses cheveux derrière ses oreilles. Elle-même a amené une copine, Emily, une Américaine qui va se marier dans six mois. Nous allons tous les quatre boire un verre dans un pub australien. Harriet et moi partageons une bouteille de Chiraz, un vin rouge d’Australie, les deux autres prennent de la bière. Emily est très drôle. Elle vient du Kentucky, sa mère est une «Southern Baptist Born Again something», une fanatique dit Emily qui n’a pas l’air particulièrement traumatisée par son éducation. Elle-même a été championne d’un concours d’orthographe à douze ans. Vous êtes debout sur un estrade et vous devez épeler des mots qu’on vous dicte. C’était facile de gagner, dit modestement Emily, ils ne savent pas 263 épeler le mot «walk» au Kentucky. Elle parle de son fiancé, de leur mariage, d’une grande soirée techno qui va avoir lieu dans un mois et dont il sera le DJ. Je serai déjà reparti à Paris? Quel dommage! J’écoute les trois filles rire et parler, je surfe sur les conversations comme lorsque Sandra discute en portugais avec Monica et Inès. Pour quelle raison est-ce que j’adore ça? Tout écouter, ne pas tout comprendre, être invisible parmi des femmes, être là sans être là. Le grelot des rires finit de me désengourdir. Chiraz aidant, Harriet aussi se réveille. Elle devient de plus en plus volubile sur son lesbianisme. Les deux autres écoutent avec sympathie, comme si la sexualité de Harriet était une lointaine cousine qu’elles connaissaient vaguement sans se rappeler les traits de son visage. Il est temps d’aller dîner. Nous partons tous les quatre dans Wardour Street et pénétrons dans un self-service chinois, Mr Wu, à deux pas d’une boîte homo où une bombe a explosé le week-end de mon arrivée. Il y a encore un gros car de police aménagé pour recueillir d’éventuels témoignages. Harriet est de plus en plus déchaînée. Elle nous raconte comment elle a rencontré Tracy, comment elles ont fait l’amour. Mes «Really?» hilares font rissoler les nems. Harriet mime un coït avec ses doigts, encastrant deux signes de victoires churchilliens l’un dans l’autre, expliquant qu’être lesbienne ne signifie pas qu’on n’aime pas la pénétration, que Tracy la pénètre avec un godemiché à deux verges (double dildoe) comme la croix de Lorraine! - que c’est très beau à voir, qu’elle est plus passive qu’active mais qu’elle est aussi très exhibitionniste. «Really? Well I am a voyeurist!» dis-je tout à fait réveillé. «So we’ve got something here!» répond Harriet ravie. Elle part se resservir en nouilles et en nems et me lance de grandes déclarations en français à travers le restaurant: «Jeu teu aimeu!» Diana, un peu interloquée par cette ambiance torride essaye de faire baisser le ton à Harriet qui s’esclaffe: «Mais Diana, nous sommes en plein quartier pédé!» Emily, elle, est plutôt amusée, comme moi. Je lui fais épeler toute la soirée des mots que prononce Harriet. « How do you spell “clitoris”? » « How do you spell “lesbian show”? » 264 Harriet prend son portabe et téléphone à Tracy qui sort de son pub et est épuisée. Elle finit par la convaincre de nous rejoindre. Tracy arrive une heure plus tard, quand nous avons tous terminé de manger. Tout le monde regarde avec tendresse cette héroïne qui s’ignore manger sa soupe, un peu gênée par tant d’attention. Diana et Emily doivent nous quitter, et vers onze heures je repars seul avec Harriet et Tracy dans Soho. A travers la vitrine d’une épicerie, j’aperçois un panneau indiquant qu’ici on vend de l’absinthe. Dans le métro, Harriet donne une main à Tracy et une autre à moi. Je les laisse à South Kensington, elles continuent jusque chez Tracy. Avec un peu de chance, le nice french fox aura droit à son show lesbien. Comment épelle-t-on « érection »? 265 CHAPITRE XIV Une intuitive Tutsi A Paris, l’endroit le plus sensuel, c’est La Paillote, rue Monsieur-Le-Prince. La Paillotte est un bar de jazz où, dorlotés de douceur par Duke Ellington, Marco Banana et moi sirotons des cocktails de jus de fruits, enfoncés dans de moelleux fauteuils rouges, explorant à tour de rôle les zones érogènes de ma nouvelle égérie, Lydie, la plus belle, la plus intelligente, la plus intuitive, la plus libre, la plus généreuse, la plus agréable des femmes jamais abordées dans la rue. Nous flânions sur le trottoir devant la librairie la Hune. Matos était là aussi, avec son vélo jaune tout terrain. Matos et Marco s’épuisaient en un concours de connaissances ultra-cinéphiliques, j’arbitrais vaguement ces deux maniaques de l’anecdote inframince tout en épiant à travers la vitrine de la librairie une Noire splendide en train de poser des questions précises au vendeur. «Tu as quelque chose avec les Noirs, me dit souvent Sandra. Si tu n’étais pas avec moi, tu serais probablement avec une schwarze schickse. Un raciste dirait que tu fais du racisme à l’envers. - C’est sûr que je préfère les Noirs aux racistes, de loin. - Tu les préfères même aux Blancs. - Je me range à l’évidence. Un Noir dégage plus de lumière qu’un Blanc, c’est tout. Cette vérité ne paraît paradoxale que parce qu’elle a été enfouie par des siècles de calomnie intéressée. Nabokov fait une observation à laquelle j’ai toujours adhéré: «Nous les Blancs ne sommes pas blancs du tout, nous sommes mauves à notre naissance, puis rose thé, et plus tard de toute espèce de couleurs répugnantes.» De même un Eskimau dégage plus de chaleur et de rire que quiconque. - Tu n’as jamais rencontré d’Eskimau! - J’ai vu des documentaires. - Ça ne suffit pas pour connaître un peuple. 266 - Non mais c’est assez pour capter ce qui doit l’être. Je suis attiré par l’énergie comme d’autres le sont par le vide.» De la lumière, Lydie en diffusait à revendre. C’était par charité qu’elle s’était déguisée en bourgeoise de Saint-Germain-des-Prés. Afin de ne pas trop éblouir les passants, elle portait un élégant manteau noir, un pantalon noir, des chaussures noires, mais de cet abat-jour vestimentaire sa belle tête ovale, délimitée par un foulard jaune citron, jaillissait comme un fluorescent lys de jais. Sous la corolle de ses long cheveux raides, son front finement bombé, l’arc de ses sourcils graciles, ses yeux en amande, ses lèvres pulpeuses et humides comme un petit animal marin et la tourelle de son cou lisse illuminaient ce que son regard traversait à la façon du pinceau mobile d’un phare. - Vous n’avez pas trouvé ce que vous cherchiez, Mademoiselle? - Non, je voulais un livre sur les Francs-Maçons. - Les Francs-Maçons, vraiment? Ça tombe bien. - Pourquoi, vous êtes franc-maçon? dit-elle en écarquillant ses beaux yeux félins. - Sait-on jamais, dis-je en souriant. De toute façon, si je l’étais, je n’aurais pas le droit de vous l’avouer, mais vous auriez celui d’essayer de le deviner. Vous avez dîné? Marco eut l’excellente idée de nous emmener au Petit-Saint-Benoît, et elle accepta spontanément de suivre deux inconnus amusants et courtois avec une grâce qui relevait d’une sorte de mystique de la décontraction. - Vous êtes mes pseudo-anges gardiens, dit Lydie que nous encadrions dans la rue. Vous avez remarqué le type louche qui nous suit à vélo? - C’est un ami, dis-je. Il fait un peu pitbull à première vue, mais il n’est pas dangereux. D’ailleurs il doit rentrer chez lui, n’est-ce pas Matos? Je n’avais pas envie que Viéra gâche l’ambiance avec ses imbroglios alambiqués sur le rap, Mallarmé, Balzac et Nique Ta Mère. Autant je savais que l’élasticité de Banana pouvait s’adapter à toutes les ambiances, autant ce n’était pas le truc de Matos, bondir sans transition du cœur d’une broussaille de circonlocutions littéraires à un épais nuage de sensualité africaine. Matos nous quitta sans rancune devant le restaurant. La porte-tambour avala la 267 déesse rwandaise et ses deux anges dans une bouffée de chaleur beige, comme si de l’autre côté nous attendait le manoir de nos rêves. Marco dut très vite convenir que mon sens radar ne m’avait pas trahi. Lydie était non seulement splendide (elle avait été mannequin), mais débordante d’intuition, de bonté, de curiosité, et de sourire. La discussion passa très vite des Francs-Maçons à Dieu, Jésus, l’amour, les textes mystiques, les Juifs, les hôpitaux psychiatriques, le mariage, les insomnies, les gens célèbres, le baptême, les névrosés, les bonnes sœurs, Vienne, la Bible, les mauvais romans, le Pôle Nord, les milliardaires, les Chinoises, les sectes, la circoncision, les catholiques, les Sud-Américaines, la charité que l’on doit ou ne doit pas aux imbéciles, le temps perdu, les brocolis et les épinards, les protestants, la jalousie, les cigarettes, le tee-shirt de Lydie sur lequel était inscrit en grosses lettres pailletées le mot FREE, le chapeau de Marco, mes lentilles de contact, celles de Lydie, le divorce, la culpabilité, la haine de soi, la peau du dos de Lydie, son corps fabuleux que Dieu a créé, dit-elle, pour faire l’amour, la différence entre orgasme vaginal et clitoridien et le contrepoint idéal des deux jouissances, lorsqu’une longue et lente ondulation vaginale est scandée par un apogée clitoridien... Lydie se sentait bien avec nous et nous faisait passer une soirée délicieuse. Elle parlait beaucoup, nous l’écoutions patiemment, surtout moi, ravis de sa subtile compréhension des êtres, des choses et de leurs complexes rapports. Lorsque Marco tentait de l’interrompre, elle se moquait gentiment de lui: «Ne me hache pas!» disaitelle. Lorsque je lui faisais un compliment attendri, elle se moquait gentiment de moi: «N’en fais pas trop.» «Flagorneur!», renchérissait Marco. Il essaya de l’amener sur le terrain de l’astrologie, elle ne tomba pas dans le panneau: «Dans ma famille tout le monde est Poisson, pourtant nous avons des personnalités complètement opposées.» Lorsque je prétendis que certaines femmes possédaient un vagin si sensible qu’elles pouvaient reconnaître la texture de la peau d’un pénis, Lydie et Marco éclatèrent de rire et se moquèrent de ma naïveté. Lydie avait manifestement décidé de ne pas créer de rivalité entre ses deux pseudoanges. Elle nous laissait lui réchauffer les mains chacun notre tour, maintenant 268 l’équilibre sans effort, avec une élégance naturelle, caressant le front de Marco, embrassant ma main, faisant un compliment à l’un, disant une gentillesse à l’autre. Lydie nous impressionna surtout par sa délicatesse inouïe, éteignant son téléphone portable pour ne pas perturber les dialogues, ne minaudant pas, ne baîllant jamais, riant de bon cœur à tout, insistant pour partager l’addition. En trois heures de discussion profonde et légère, vive et sereine, tendre et drôle, Lydie était en train de nous offrir la substance d’une vingtaine de soirées mémorables. Derrière ce joli front bombé comme un astre en chocolat, se cachait un sens radar de dauphin. Lydie sentit très vite que la jalousie de Marco ne demandait qu’à être apaisée par des caresses et des compliments. Elle perça très vite l’ironie de ma feinte froideur («Le sexe ne m’intéresse pas, j’ai un livre à finir...»), et ne s’en échauffa que plus adorablement. «Toi», répétait-elle, «le jour où tu as fini ton livre, je vais te sauter et après tu me feras l’amour. Tu sais ce que disent les Noirs américains: Once you go black, you never go back...» De même qu’elle portait des habits sombres pour ne pas tout envahir de lumière, Lydie dispensait en permanence sur elle-même comme sur autrui un singulier mélange d’ironie et de charité. Marco trouva que Lydie et moi avions deux personnalités très proches. «Vraiment? dis-je en plaquant une joue contre l’ovale radieux de Lydie, tu trouves qu’on se ressemble? - Vous puez l’inceste!» répondit-il. Nous en riions encore sur le trottoir du boulevard Saint-Germain. La fin de la soirée à la Paillotte s’imposa comme un présage. Dans l’obscurité rougeoyante du bar, Lydie s’est vite sentie à son aise comme une sirène dans le champagne. «S’il y avait moins de monde, je vous montrerais mes dessous», dit-elle, «ils sont très jolis.» Elle a décidé de s’asseoir à côté de Marco pour pouvoir me regarder. Résultat, Banana en a profité pour la peloter et elle, piquée au vif par ma froideur feinte, a fini par l’embrasser à pleine bouche. Enervé par tant de nonchalance, j’ai succombé aux appels érotiques de la sirène d’ébène et m’y suis mis à mon tour. Fi de la froideur, l’hilare ténébreux cède à la si décontractée Tutsi. «Qu’est-ce qu’on écoute maintenant?» dis-je à Marco. Il ôte sa langue de la bouche 269 de Lydie et répond: «Benny Golson» avant de replonger dans les muqueuses de la splendeur. Marco est manifestement très excité par la situation. Il prévoit déjà d’exhiber Lydie à tous les coktails et de nous partager ses baisers bien en évidence. «Tu imagines la tête du Milieu!» - Tu sais quoi? tu es un homo au fond..., dit l’intuitive Tutsi à Marco qui rougit légèrement. - Je ne supporte pas les homos! répond-il. - Justement, rétorque-t-elle. D’ailleurs tu es fougueux quand tu embrasses. - Et moi? dis-je. - Toi, tu embrasses comme si tu faisais un cunilingus. - Le cunilingus, c’est un truc de lèche-cul! lâche Marco, agacé, avant de se rejetter sur la fabuleuse bouche de Lydie pour lui démontrer qu’il n’est pas seulement fougueux: il peut aussi être gourmand. Ai-je d’autre choix que d’être fair-play? Pendant qu’ils s’embrassent, je travaille un peu. Je sors un livre de ma poche, L’écriture de Charles de Gaulle, de Dominique de Roux. J’allume un cigarillo, je prends des notes en pensée. Ce petit livre paru en 1967 ressemble à un canular. Les bribes les plus anodines, les extraits les plus ineptes, les plus fades fragments de De Gaulle sont enrobés par de Roux dans de grandiloquents commentaires extatiques dévidés en spirales stériles autour des mêmes thèmes macabres et lancinants, le Silence, le Rien, le Vide, le Néant, la Mort, le Déclin... «Mais qu’est-ce qu’une écriture sans l’ombre qu’elle porte en elle? Et qu’est-ce que l’ombre intérieure de cette écriture dans l’ombre de cette ombre sur le front de l’écriture à travers laquelle se fait l’histoire dont toute écriture n’est que l’ombre?» Etc., etc. Que dissimulent ces méandres creux qui ne mènent apparemment à rien? De Roux écrit comme un enfant précoce et exsangue qui aurait lu Hegel sous hypnose et le vomirait machinalement à longs jets pompeux, comme si dans la frigidité confuse de sa ritournelle déclamatoire, il espérait à la fois noyauter et noyer quelque 270 chose de précis. A quoi riment ces amalgames filandreux entre Artaud et de Gaulle? Quel rapport entre le «silence pétri de pensées qui existe entre les membres d’une phrase écrite» et le silence prestigieux du Caractère qui conduit à la soumission des hommes qu’il subjugue? Qui de Roux croit-il tromper en rapprochant le gaullisme et la révolution? Comment justifier la comparaison qu’il fait entre de Gaulle et Mao? J’ai personnellement peu de sympathie pour de Gaulle - on l’aura compris -, mais on ne saurait pas plus le comparer à Mao sur le plan politique qu’intellectuel. Ma légèreté sarcastique n’ira pas jusqu’à rapprocher de Gaulle d’un criminel tyran sanguinaire, et intellectuellement le vaniteux bluffeur français n’arrive pas davantage à la cheville de l’audacieux stratège chinois. Si de Gaulle a un point commun avec Mao, ou avec Hitler sur lequel s’étend complaisamment De Roux en citant le portrait inepte que de Gaulle en fait, c’est une volonté de domination d’une opiniâtreté peu commune. De Roux est manifestement fasciné par la figure du Maître, comme tous les gaulliniens. Rien de nouveau au cœur du gouffre. Pourtant, dès qu’on dissipe de la main ces fumigations phraseuses, dès qu’on prête l’oreille à ce vacarme mou, le livre de De Roux se réduit à une très nette obnubilation. Quelque chose en France est mort, quelque chose a été dévasté, quelque chose a été recouvert par les Ténèbres, quelque chose a été englouti par le Néant, un Traumatisme a eu lieu que de Gaulle, par la force dialectique de ses mots, a métamorphosé en Résurrection. De Gaulle a assumée l’Annihilation et l’a transformée en Renaissance. «Immaculée conception» de la Parole... «Mystère fertile du déclin...» «Liturgies de la grande nuit nécessaire»... «Mort qui dépouille et qui rend tout à son autre identité à venir»... Voit-on où De Roux veut en venir? Toujours pas? Pourquoi est-ce toujours à moi de mettre les points sur les i de l’idéologie et les pieds dans le plat du charabia! «La France, aujourd’hui, à la fin d’un cycle historique déjà révolu, serait-elle en passe de devenir, sous la main de fer gantée de velours du général de Gaulle, cet “autre Israël”, cet Israël transcendantal de la fin dont parlent les doctrines du Martinisme?» Esotérisme débile, charlatanisme occulte, un «Israël» qui vient prendre la place de l’autre passé sous silence derrière le rideau de fumée des sentences obscures... 271 Ça va mieux? C’est assez clair comme ça? - Arrête de me caresser le cou! dit Lydie à Marco, c’est une zone trop érogène. Qu’est-ce que tu lis, Stéphane? Je lui tends le De Roux. Elle déchiffre le titre sous un projecteur rouge et fait une admirable moue. - De Gaulle? Celui qui a donné la gaule à la France! Pourquoi lis-tu ça? - Parce que mon livre traite de son cas. - C’est une manie en ce moment de parler de De Gaulle! - Pour être précis, je ne vais pas me contenter de parler de lui, je vais le pulvériser. Touchée par ma déclaration de guerre, Lydie se penche vers moi, me donne un long baiser langoureux et dit: - De Gaulle est intouchable. Il vaut mieux encore attaquer Dieu. - Pour lui, dit Marco narquois, c’est « Dieu Gaulle »! Tu en es où? - Je vais bientôt arriver à son étrange indulgence envers les collaborateurs comparée à sa bizarre sévérité à l’égard des résistants. - Parce que tu trouves qu’il a été indulgent avec les collaborateurs! - Bien sûr, en intention en tout cas. C’est très net dans ses Mémoires... - Mais on s’en fout de ses Mémoire, c’est les faits qui comptent, les faits! - Les faits ne m’intéressent pas. D’abord parce qu’ils sont archi-connus, et ensuite parce qu’ils sont susceptibles de toutes les interprétations. - Les textes aussi, je te signale. - Les textes sont le moteur du Mythe, les faits n’en sont que le carburant. La réalité historique brute n’existe pas. L’idéologie dévore les événements au fur et à mesure de leur avénement, et un historien est toujours l’obligé de l’Oubli, le complice actif ou passif de l’amnésie. Je m’attaque aux textes parce que le mythe de De Gaulle est en substance un mensonge anti-littéraire. Il a pour lui les plus mauvais écrivains français, contre lui les plus grandioses. J’ai choisi mon camp. - Ça va être beau! Attends-toi à te faire démolir par tous les spécialistes à la sortie de ton livre. 272 - Je n’ai pas l’intention de polémiquer avec des spécialistes que je méprise. - Et tu vas faire comment quand ils vont t’attaquer! Tu vas sautiller à droite et à gauche sur le ring, comme Charlot dans Les Lumières de la ville, qui tourne en cercle pour échapper aux uppercuts d’une grosse brute? - Je n’ai pas l’intention de monter sur leur ring. Je vais placer ma dynamite dessous et faire voler le ring en éclats. - Vous êtes si intelligents et si drôles tous les deux! dit Lydie d’une voix sensuelle et grave. Mais c’est Marco qui a raison, écoute-le. Suis ses conseils, parle des faits, sinon tu vas avoir tout le monde contre toi! Il faut que tu l’aides, Marco, ajoute Lydie sincèrement soucieuse de ma santé. Il est complètement inconscient! - Ne t’inquiète pas, toi et moi serons là pour le soutenir, dit Marco. N’empêche que ça va être un carnage... 273 CHAPITRE XV Mythomanie La guerre n’est pas encore finie, mais de Gaulle déjà a gagné. Le 22 octobre 1940, il écrivait à sa femme: «Celui qui saura vouloir le plus fermement l’emportera en définitive, non seulement en fait mais encore dans l’esprit des foules moutonnières.» Eh bien, à Paris, ce 25 août 1944, les moutons bêlent en sa faveur comme ils bêlaient vers Pétain quelques semaines auparavant. Ils ont de quoi se réjouir, les moutons, ce n’est pas eux qu’on a tondus. Quatre années après cette lettre à son épouse, Claudel note dans son Journal à la date du 30 décembre 1944: «A 8h. le Général de Gaulle prononce un grand discours vide.» Entre le vouloir et le vide, quatre années passées à élaborer le plus persistant des mythes. Retraçant la chronologie de la Débâcle au début des Mémoires, de Gaulle a soudain un élan mystique. «Ah! c’est trop bête!», s’écrie-t-il et écrit-il en 1952. «Si je vis, je me battrai, où il faudra, tant qu’il faudra, jusqu’à ce que l’ennemi soit défait et lavée la tache nationale.» Et il ajoute: «Ce que j’ai pu faire, par la suite, c’est ce jour-là que je l’ai résolu.» Sous ce coup de semonce emphatique - Superman à lui seul va bouter l’ennemi! tout son projet mythomaniaque s’avoue et se dévoile. Le propre du Caractère consiste, nous apprend Le Fil de l’épée, à «dominer les événements, y imprimer une marque, en assumer les conséquences». Pendant quatre ans de Gaulle ne montre aucune de ces caractéristiques du Caractère: il ne domine rien sur le terrain, n’imprime aucune marque à la bataille, n’assume aucune des conséquences de la Collaboration. En un sens, il n’a pas le choix, surtout pas celui des armes. Le mensonge est son 274 seul atout, il va s’en servir à outrance. Son combat est de pure psychologie, tous azimuts et principalement contre les Anglais et les Américains. Le Discours de Paris n’est que le point d’orgue d’une longue série de supercheries, la narcotique lessive finale et définitive contre la «tache nationale». Mais reprenons les choses dans l’ordre. A Oran, où il discourt le 12 septembre 1943, tandis qu’il évoque les combattants français, de Gaulle fait cet aveu inouï: «Le véritable réalisme, c’est de ne pas les décevoir.» De part en part des Mémoires, en effet, la méthode de De Gaulle reste la même, celle du brouillard idiot, du brouillage radoteur. Les rares oasis de transparence sont opacifiées par d’incommensurables dunes de mensonges. Quand il ne peut s’empêcher de reconnaître une vérité, il applique comme un automate sa règle du «véritable réalisme», disposant en amont et en aval, à quelques lignes de distance, son paravent mythomaniaque, afin d’enfouir irréfutablement la vérité sous l’emphase. Forcé de reconnaître la «mollesse d’un grand nombre» au début de la guerre, il applique aussitôt sur cette plaie le pansement patriotique, affirmant que «sur tout le territoire, on écoutait la radio de Londres». A Oran, au milieu de la guerre, son discours à l’Hôtel de Ville met, comme il l’écrit, «les points sur les i». Ce sont surtout des points de suture sur des infamies. Ce discours réunit et annonce les éléments principaux du gaullinisme tel qu’il triomphera à la Libération. De Gaulle y parle de «la reconstruction du monde», de «l’interdépendance des nations». De quel monde parle-t-on? quelles nations? quelle interdépendance? A nouveau la transparence relative (pas moyen de faire autrement), est aussitôt embuée par un mensonge. «En la cinquième année de la guerre, la France n’est pas, hélas! en mesure d’aligner beaucoup de ces divisions, de ces navires, de ces escadrilles, par quoi l’on voudrait sommairement décompter la contribution des Etats.» C’est moi qui souligne, bien sûr. 275 Les comptes, selon de Gaulle, ne seraient donc pas ceux des hommes et des armes mises dans le conflit. Il faut avouer que selon ces comptes «sommaires»-là, la France ne pèse pas lourd. Les comptes qui comptent, ce sont ceux des discours réactionnaires et dissimulateurs («l’esprit d’abandon de certains» qui a permis la défaite) servis à la foule ébahie. «Nous avons chancelé! Oui! C’est vrai! Mais n’est-ce pas, d’abord, à cause de tout le sang que nous venions de répandre, quelque vingt ans auparavant, pour la défense des autres autant que pour notre défense.» De Gaulle conclut sur une phrase qui ne signifie rien mais en dit beaucoup en revanche sur le grand lavage de cervelats qui se prépare: «La France prétend, dans l’intérêt de tous, à la place qui lui revient dans le règlement du drame dont la liquidation commence.» Règlement ou liquidation? Les deux mon général! D’ailleurs, comment mieux régler un drame qu’en le liquidant. La récupération par de Gaulle à la Libération des milieux collaborateurs, de la police, des fonctionnaires, des magistrats, des industriels, la mise au pas et la dissolution des groupuscules résistants, le silence fomenté sur l’extermination des Juifs..., tout cela est en puissance, en attente dans la boîte de Pandore présentée à Oran, dans cette liquidation qui s’annonce alors et n’est toujours pas achevée aujourd’hui. De Gaulle termine le récit de son discours par un truc qu’il reprendra et raffinera jusqu’à la fin de sa vie, l’audimat spontané invérifiable: «Toute l’éloquence du monde est dans la clameur populaire qui répond à mon discours.» Telle est la formule de l’hypnose gaullinienne: «l’éloquence» des vivats! De Gaulle parle, l’écho de sa notoriété lui «répond» avec une même emphase. Tout va pour le mieux dans le pire des mondes en miroir. Au moment où des milliers de soldats étrangers se préparent à débarquer en Normandie, de Gaulle avoue à la fin des Mémoires l’indifférence des Français pour l’issue de la guerre: «Nombre de Français, blessés jusqu’au fond de l’âme par l’effondrement de naguère, se passionnent peu pour des batailles où l’armée française ne joue plus, 276 hélas! le premier rôle.» Raison de plus pour négocier avec Eisenhower le simulacre de la Libération de Paris. De Gaulle débarque en Normandie le 21 août 1944. Cela fait donc deux mois et demi (depuis le 6 juin) que les Alliés sont concrètement en train de libérer la France. «Il faudra», dit de Gaulle à Eisenhower, «que ce soient les troupes françaises qui s’emparent de la capitale. En vue de cette opération, il s’agit qu’une division française soit transportée à temps en Angleterre, comme nous, Français, l’avons demandé.» Eisenhower consent à la faveur de pure façade que de Gaulle, dans ses Mémoires, semble imposer comme un ordre («il faudra»), et laisse Leclerc filer vers la capitale avec sa 2ème DB. Chars, jeeps et camions sont américains, transportés et débarqués par des avions alliés, cela va de soi. De Gaulle est ainsi parvenu en coulisses à convaincre l’Américain de laisser des Français jouer leur minsucule petit rôle ridicule en fin de pièce. «Allons! Qu’on frappe les trois coups!», écrivait-il déjà à propos du débarquement en Afrique du Nord. « To beguile the time, look like the time », susurrait Lady Macbeth à son mari pusillanime: «Pour tromper le temps, ressemblez au temps.» Pour tromper les vaincus, de Gaulle imite les vainqueurs. Le premier grand mensonge officiel d’après-guerre se trame là. Le 14 juin, de Gaulle accomplit donc son propre petit débarquement portatif sur le sable humide entre Courseules et Saint-Mère-Eglise. Le chemin qui le mène en onze jours à Paris est parsemé des pétales des fleurs que de Gaulle s’envoie à lui-même et à la France. Le mythe est en marche, rien ne saurait l’entraver. A Ajaccio déjà, après la libération de la Corse par les Alliés, de Gaulle avait répété son rôle, transformant de sa baguette magique le vinaigre en champagne, c’est-à-dire le retournement de veste en preuve patriotique: «Où en est donc ici, m’écriai-je, la fameuse Révolution nationale? Comment se fait-il que tant de portraits et d’insignes aient fait place, en un clin d’oeil, à l’héroïque croix de Lorraine?» Comment se fait-il? Ne serait-ce pas parce que les Français sont ces « changeable 277 camelions » que décrit John Donne? A Bayeux, de Gaulle baigne dans la ferveur de la foule qu’il considère de nouveau comme un suffrage suffisant accordé à sa grandeur. Dans le salon de la sous-préfecture, une heure avant son arrivée, le portrait de Pétain trônait encore dans le salon, note fièrement de Gaulle dans les Mémoires. De Gaulle jouit dans les vivats. Partout on l’acclame, partout «la preuve est faite», partout il remonte le ressort de son ronflant gramophone. «Nous allons ainsi, tous ensemble, bouleversés et fraternels, sentant la joie, la fierté, l’espérance nationales remonter du fond des abîmes.» Il lui en faut peu, mais tel est son talent: moins il en a, plus il en fait. De Gaulle se complaît dans la « fantasy and trick of fame », l’«illusion et babiole de gloire» qu’évoque Hamlet. Aucun Apémantus n’est là pour lui assener, comme à Timon d’Athènes: « What needs these feasts, pomps, and vain glories? » «A quoi bon ces festins, ces pompes, et toute cette vaine gloire?» En un sens, il est Prospéro, la France est sa Miranda. Il lui parle, il la berce, elle s’endort: « The strangeness of your story put heaviness in me », «l’étrangeté de votre récit m’a emplie de somnolence». Après s’être terrée, la France va se saoûler de mots pour mieux s’assourdir. De Gaulle, lui, flonflonne en rafales. C’est du délire, plus rien ne l’arrête dans sa route vers Paris, sa propagande narcotique avance désormais en roue libre. Qu’on n’aille pas lui faire remarquer que des milliers de bons Français acclamaient encore Pétain le 26 avril à Paris et le 1er juin à Nancy. Les images d’archives montrent une foule immense vacillant en phase comme des épis de blés (on dirait la foule rassemblée sur le parvis de l’Hôtel de Ville en 1998 pour regarder sur un écran de télévision géant la finale de la coupe du monde de football), écoutant Pétain leur rappeler de surtout ne pas se mêler à un conflit qui ne les concerne pas. «Autrement ce serait lamentable pour nous et pour la France.» Les Français ont peut-être entendu de Gaulle, mais c’est Pétain qu’ils ont écouté. Ils n’ont pris part à rien et furent évidemment lamentables. De Gaulle lui, n’écoute ni n’entend plus rien, aveuglé par sa propre gloriole. «Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur.» 278 Il s’émerveille de plus en plus d’un phénomène qui ne cessera de le fasciner jusqu’à sa mort: l’effet que le sceau de son Caractère produit sur les foules, suffrages immédiats et indiscutables à ses yeux et à ses oreilles. «Le déchaînement d’émotion par lequel la multitude répondit à ces paroles marquait sur place l’échec définitif des intrigues que certains m’avaient longtemps opposées.» De Gaulle triomphe, de Gaulle fend la mer, de Gaulle lévite, de Gaulle gouroute, de Gaulle communique mentalement avec cette foule qui l’acclame. «Serrant les mains, écoutant les cris, je tâche que ce contact soit un échange de pensées.» Et non seulement de Gaulle pense, mais la foule lui répond en pensée. «Inversement, sous les clameurs et à travers les regards, j’aperçois le reflet des âmes.» Que pense de Gaulle à l’intention de la foule? «Me voilà, tel que Dieu m’a fait!» Qu’est-ce que Dieu vient faire là-dedans? Voyons, mécréant! ouvrez les yeux: le messie, c’est lui! Et la foule, que pense-t-elle? «Ceux-là semblent me dire: “Nous vous acclamons, parce que vous êtes le pouvoir, la fermeté, la sécurité.”» Que n’importe quel petit despote abruti - aussi bien Pétain lui-même - puisse, avec un brin de savoir-faire rhétorique, obtenir exactement les mêmes effets d’hypnose n’effleure évidemment pas de Gaulle un instant. Ici, Erasme le Londonien s’impose: «Quoi de plus extravagant que de flatter lâchement le peuple pour avoir part à ses grâces, que d’acheter ses faveurs par des profusions, de rechercher avec ardeur l’applaudissement de tants de fous, d’être enivré de tant d’acclamations tumultueuses, de se laisser porter en triomphe comme les images des dieux, ou de se faire élever comme une statue au milieu d’un marché pour être vu de la populace?» Qu’on ne parle pas de chiffres à de Gaulle. Il reconnaît l’impossibilité d’évaluer le compte exact des Maquisards, clandestins par définition. Il reconnaît que les 15 divisions françaises pèsent parmi les 80 divisions alliées d’un poids léger comme un rêve, un de ces songes par lesquels il faut mener les 279 Français, selon sa citation préférée de Chateaubriand. «Allah! qui me rendra ma formidable armée?», mugit-il comiquement. Peu importe l’absence de chiffres précis, rien ne l’empêche de s’étourdir de faramineux calculs et spéculations ésotériques, ni surtout de rabâcher le mythe. Depuis 1941 Vichy décline. De Gaulle parle de «dégradation» dès l’été 41, et il sait de quoi il parle, une «armée de dévouement» le tient informé. Depuis 1941, un réseau invisible mène «une vie ardente et secrète» en attendant de surgir derrière les pas de son chef telles les fleurs sous les talons de Vénus Anadyomène. La résistance n’avait-elle pas «ses gens dans les ministères, les préfectures, les mairies, les commissariats»? Vichy après tout ne fut-il pas qu’une «illusion» qui commençait de se «dissiper»? Les déportés auraient été heureux d’entendre qu’ils avaient été les inconsistantes victimes d’un monumental mirage. Les ministères qui leur imposèrent des lois étranges, les mairies où ils durent aller se déclarer, les commissariats d’où partaient les hommes chargés de les rafler... Buée des buées, tout fut embrouillé... Enfin de Gaulle parvient à Paris. Tout est en place, lui et les siens sont prêts, comme il l’exprime avec une désarmante candeur, «à surgir des fumées de la bataille». Pour la Libération de Paris, c’est simple, de Gaulle n’a qu’à suivre l’exemple de César. Ce qu’il faut et ce qui vaut, écrivait de Gaulleen rapportant la campagne de César contre les Helvètes et les Nerviens, c’est le kairos spectaculaire, l’art d’apparaître «au premier rang, mais toujours à bon escient au point et à l’instant décisif». De Gaulle, dans sa fraîcheur mégalomaniaque, ne cache même pas les ficelles de son subterfuge. Il dévoile dans les Mémoires sa tactique d’opérette que le célèbrissime Discours de Paris viendra tonitruer. «Ayant pris sur place, à l’avance, les mesures appropriées, prêt à porter à temps dans la ville une grande unité française, je me disposais à y paraître moi-même afin de cristalliser autour de ma personne l’enthousiasme de Paris libéré.» «Libéré par lui-même!», déclamera de Gaulle. Le masculin employé dans le Discours pour désigner Paris la Belle ne sera pas choisi au hasard. «Par elle-même» 280 n’était pas assez ambigu, il fallait maintenir la confusion entre Paris et «lui-même», de Gaulle fait Christ outragé, insulté, désobligé, mais ressuscité. En guise d’interlude, une devinette amusante. Comment se nomme l’homme de De Gaulle à Paris, chargé d’organiser la parodie de victoire? C’est de Gaulle qui donne l’hilarante réponse, laquelle ne semble pourtant à part moi faire rire personne: «Par-dessus tout, le général de Gaulle et son gouvernement avaient sur place leur représentant. Alexandre Parodi portait cette charge.» Les Mémoires passent très vite sur les ultimes accords entre Américains et Allemands pour éviter une répression sanglante de dernière heure contre les barricades parisiennes. Sans de tels accords, Paris ne se libérait pas si théâtralement, c’était le bain de sang. De Gaulle ne pense qu’à s’extasier devant son propre portrait de ces merveilleux Gaulois, le «peuple le plus mobile et indocile de la terre». Que dites-vous? On aurait aimé constater un peu plus de «mobilité» et «d’indocilité» sous la botte nazie? Taisezvous! Les peu féroces Français sont si attendrissants. N’ont-ils pas la naïveté d’idéaliser les Américains, ces impérialistes dominateurs, croyant qu’ils sont venus jusqu’ici pour les délivrer! «On imagine les alliés, comme des figures d’images d’Epinal, pourvus de ressources inépuisables, tout prêts à les prodiguer au profit de cette France que, pense-t-on, leur amour pour elle les aurait conduits à délivrer et qu’ils voudraient refaire puissante à leurs côtés.» Ces bambins vont jusqu’à imaginer, voyez-vous ça, que de Gaulle va accomplir tous les miracles. Ce n’est pas l’idée du miracle que de Gaulle réfute. Lui-même emploie le mot: c’est «en vertu d’une sorte de miracle» que se maintinrent «l’indépendance et la souveraineté» françaises «au plus profond de l’Empire». Et le gaullinisme est une «mystique», n’est-ce-pas? Non, ce qui le fait sourire, c’est l’idée qu’on attende de lui tous les miracles! «Quant à de Gaulle, personnage quelque peu fabuleux, incorporant aux yeux de tous cette prodigieuse libération, on compte qu’il saura accomplir par lui-même tous les miracles attendus.» De Gaulle peut se gausser de ces attendrissants Gaulois. Le mythe est en place, il se 281 ramasse désormais en une phrase: «Depuis juin 1940, c’est vers la libération que j’avais conduit la France et c’est la résistance qui en était le moyen.» De Gaulle va même plus loin. La «Révolution nationale», c’est lui qui l’a accomplie. «Pour la première fois depuis quatre affreuses années, cette foule française entend un chef français dire devant elle que l’ennemi est l’ennemi, que le devoir est de le combattre, que la France, elle aussi, remportera la victoire. En vérité, n’est-ce pas cela la “révolution nationale”?» En quoi consiste sa révolution? A énoncer à une population manipulée par ses élites l’évangile - c’est-à-dire un truisme tautologique enrobé entre deux mensonges. Les communistes et leur propre petite révolution sont eux aussi dépassés. «Sondant leurs âmes», écrit de Gaulle qui ne doute de rien, «j’en venais à me demander si, parmi tous ceux-là qui parlaient de révolution, je n’étais pas, en vérité, le seul révolutionnaire». Il répondra lui-même à sa feinte question au moment de la dissolution des groupuscules résistants, lorsque ses hommes voudront le prévenir du poids des communistes dans la résistance et de leurs revendications qu’il sera malaisé de bafouer. «Il n’y a qu’un révolutionnaire en France: c’est moi.» Là, c’est Clausewitz qui est de rigueur: «Mais il nous semblerait pédant d’entreprendre de réfuter ces sortes d’exaltations déréglées d’un auteur insouciant, même s’il se trouve des gens pour tenir pour projets de génie ces pitoyables élucubrations. Qu’ils en répondent devant le génie!» De Gaulle raconte dans ses Mémoires la jouissive descente des Champs Elysées. Les deux Gaules coagulent enfin, il déborde du sentiment océanique de sa fusion avec le peuple de France. «Devant moi, les Champs-Elysées! Ah! C’est la mer!» Chaque Français plonge ses yeux dans les siens, et de Gaulle parcourt cette foule et la sonde les yeux dans les yeux, c’est l’orgasme par l’hypnose. Nouvelle conséquence de sa vaniteuse candeur, de Gaulle admet sans vergogne le côté théâtral, le rôle cathartique de ce défilé. Sitôt qu’il paraît, la France est rendue à elle-même. Il pénètre les cœurs et en recueille le suffrage évident, sans conteste, de la foule. Sa théorie du pouvoir va tellement de soi, elle est si parfaitement neutre de toute idéologie à ses propres yeux, qu’il n’a aucune raison de la dissimuler. En outre, son chauvinisme toujours aussi naïvement ignoble le fait se réjouir de constater que Paris, 282 épurée de ses alliés, est americanrein. «Nulle troupe américaine n’est stationnée dans Paris et les éléments qui ont passé la veille du côté de la place d’Italie et de la gare de Lyon se sont retirés aussitôt. N’était la présence de reporters et de photographes, les alliés ne prendront aucune part au défilé qui va avoir lieu. Sur le parcours, il n’y aura que des Françaises et des Français.» La propagande spectaculaire de De Gaulle ne connaît plus d’obstacles. Pour anéantir jusqu’au souvenir même de la notion de vrai, le faux se retourne en faux, la poudre aux yeux rhétorique en évidence mystique, la dissimulation à tout va en révélation universelle. «Sur le plan de la politique mondiale, rien ne subisterait bientôt plus de la situation de nation vaincue où la France avait paru tomber, ni de la légitimité de Vichy qu’on avait affecté d’admettre. Le succès de l’entreprise engagée le 18 juin 1940 se trouvait assuré dans l’ordre international, tout comme il l’était aussi dans le domaine des armes et dans l’âme du peuple français. Le but allait être atteint, parce que l’action s’était inspirée d’une France qui resterait la France pour ses enfants et pour le monde. Or, en dépit des malheurs subis et des renoncements affichés, c’est cela qui était vrai. Il n’y a de réussite qu’à partir de la vérité.» A la réflexion, ce n’est pas à Prospéro qu’il faut comparer le galvanisé thaumaturge, mais au frère usurpateur du duc de Milan. «Il mentait si bien qu’à force de mentir il corrompit sa mémoire elle-même qui l’assura qu’était vrai son mensonge.» 283 CHAPITRE XVI Video et taceo Peut-être le lecteur se demande-t-il à quoi ressemble la fiancée du narrateur? Le lecteur a raison d’être curieux, et le narrateur suggère au lecteur d’aller longuement dévisager Le chapeau de paille à la National Gallery. Il verra Sandra. La ressemblance entre Suzanne Fourment et ma Brésilienne est frappante. Elle a perdu un peu de son potelé en traversant les siècles, mais sinon le beau nez d’aigle, les oreilles ovales, le regard très légèrement soucieux sous le sourire, la bosse du menton, tout y est. Comme si le temps, au courant de ses propres échos, avait tenu le pinceau. Apparemment le temps m’apprécie. Il me fait croiser sans effort l’écho coloré des femmes que j’aime. Les réverbérations de Mélany me sont toujours tombé dessus naturellement, comme des pétales de fleurs. La plus odoriférante est une sanguine de Francesco Vanni la représentant endormie sous le nom peu trompeur de Bienheureuse Pasitea Crogi. Mélany, elle, me reconnut un jour à Rome dans le David de Giovanni Francesco Romanelli, le pied droit posé sur la tête coupée de Goliath, sa fronde enroulée autour de l’énorme épée du Philistin. «L’arrondi des épaules, le torse, les muscles du bras, le petit sourire et la rougeur sous les paupières baissées, le dos de la main, la ligne générale, j’aurais voulu les embrasser parce que c’était toi, en David modeste et radieux, en caleçon dans ton studio, me lisant des passages de ton livre, entouré des posters et des bibliothèques qui ont veillé sur nous. Devant ce tableau, très grand, très beau, j’ai pensé: son corps si élégant, au charme pour moi si spécial, c’est un corps sculpté par tous ces mots, c’est le corps issu de l’art auquel il se consacre. Et c’est le seul. Voilà ce qu’en pensée je t’ai écrit au dos de la carte quand je l’ai trouvée en sortant de la salle d’exposition. J’ai vu des danseurs, des amants, des animaux dont les corps 284 s’animaient avec beaucoup de bonheur, mais toi, c’est autre chose, c’est la souplesse de l’âme. La fronde enroulée sur l’épée, c’est ton livre. Ou tes livres, passés et futurs, puisque David a mené toute sa vie, avec l’épée du philistin, les combats les plus ambigus: pour ses ennemis, contre ses alliés, contre ses propres fils; et toujours il est en exil. Mais chacune de ses victoires est à l’image de la première, une victoire de la grâce. David n’est pas un homme de guerre, à l’inverse de Goliath, et c’est pourquoi Dieu, qui est le véritable “maître de la guerre”, lui donne la victoire. La dernière fois, comme toutes les fois, quand je suis sortie du métro, rue Saint-Lazare, j’ai eu une bouffée de bonheur. En une inspiration soudaine, de l’air arraché à un autre monde, parfois. I’am as happy as the baby boy... (Sweet Lorraine, Louis A.) I’m happy as a queen... (The very thought of you, Billie H.) Bon courage mon Stéphane. Je pense à toi, toujours. Mélany» Moi aussi je pense à toi mon amour. Rien n’est facile mais tout est gagné. Tout ce que nous avons vécu, tout ce que nous nous sommes dit et que nous seuls avons entendu est vivant quelque part sur un chemin ensoleillé du temps. Le soleil du temps est dans notre camp, toujours. C’est nous qui avons raison. Nous n’oublierons jamais rien, nous ne travaillerons jamais, tous les après-midi du monde sont à nous, toutes les promenades à Montmartre peuvent recommencer quand nous le décidons. Je te souhaite ce que tu as déjà, la certitude que le bonheur est de loin supérieur au malheur. Les impondérables zigzags des chauve-souris à la tombée du jour nous parlent parce que nous avons, nous aussi, notre sens radar, et que nous savons dormir repliés dans nos ailes, protégés par la muraille de livres qui ne cesseront jamais de nous dispenser leur fraîcheur. La National Gallery fait dans certaines salles une expérience intéressante. Les projecteurs sont éteints, les tableaux restent éclairés comme de silencieux félins par la seule lumière du jour qui déferle des grandes verrières. A la moindre éclaircie, la Vue intérieure de Saint-Pierre de Rome de Panini s’illumine du dedans, et ses couleurs sourient. Sur le parapet, au bas de son portrait de Giovanni Cristoforo Longoni, Andrea 285 Solario a écrit: Ignorans qualis fueris qualisque futurus sis qualis studeas posse videre diu. «Tu ignores ce que tu fus et ce que tu seras. Tâche de voir par l’étude ce que tu es.» Cette sentence explique l’air pensif de Demetrius, la main contre sa bouche et sa barbe, splendide, en armure et épée, dans le Saint Roch et Demetrius de l’Ortolano. Video et taceo, «je vois et me tais», était comme on sait peut-être la devise d’Elisabeth Ière. Je vois le vieux rose idéal des pierres du petit château en ruines au milieu de l’eau, l’Ubbergen Castle d’Albert Cuyp, et je me tais. Dans la Mond Room, je vois et j’écoute deux Juifs religieux d’environ 65 ans commenter en yiddish l’Abbé Scaglia adorant la Vierge et l’Enfant de Van Dick. Cette scène a un sens précis, mais j’écoute la maxime que Salvator Rosa à inscrite dans son Autoportrait en stoïcien à l’air fermé: Aut tace, aut loquere meliora silencio, «tais-toi à moins que ton propos vaille mieux que le silence», et je me tais. Au bas du panneau central du triptyque de San Pier Maggiore de Florence, sous la Vierge, un des anges musiciens roux, à la belle tunique orange et bleue, tient comme une mitraillette son luth orné d’une étoile de David. Je vois tout, et je me tais. 286 CHAPITRE XVII L’outrecuidance - Meu lindo? - Oui, chérie. - Est-ce qu’on peut dire que de Gaulle était antisémite? - Ni plus ni moins que n’importe quel Français de base. - Si tu écris cela tu vas avoir des ennuis. - Tant pis. - Les biographes répètent que son père était dreyfusard. - Disons qu’il n’était pas activement anti-dreyfusard à l’image de son milieu. Il croyait sans doute en l’innocence de Dreyfus, ce qui n’implique pas qu’il était philosémite. De Gaulle, en tout cas, lorsqu’il évoque l’Affaire Dreyfus, la qualifie de «lamentable procès» et renvoie les deux parties dos à dos, «deux meutes rivales» écrit-il, dévorées par une même «frénésie malsaine». Le sort de Dreyfus le touche largement moins que celui de Pétain, Laval et Darnand, à la Libération, qui lui inspirent une réelle pitié. L’imbécile parle de «douloureuse affaire» et argumente longuement pour justifier ces vrais patriotes, comme il argumente longuement pour critiquer les résistants nongaullistes. - Si je comprends bien, l’extermination des Juifs d’Europe se trouve comprimée dans une sorte de silencieux étau pervers, entre les mâchoires de son indulgence et de son indignation pareillement injustifiées. - C’est exactement cela. Son mutisme têtu maintient les Juifs écrasés entre deux parois de mensonges. - Tu sais quoi? Je pense que cette tragédie-là ne touche pas de Gaulle parce qu’elle n’est pas cornélienne. - C’est vrai. Les Juifs massacrés n’appartiennent pas à la catégorie qu’il exalte, «ceux qui n’ont pas voulu connaître, suivant le vers de Corneille, “la honte de mourir sans avoir combattu”». De Gaulle est d’ailleurs si peu capable d’envisager clairement le phénomène qui donne pourtant à la Collaboration l’essentiel de son sens, que lorsqu’il 287 l’évoque, il l’inverse. - Que veux-tu dire? - Dans le long tableau détaillé, plein de chiffres et de noms propres, qu’il trace des misères des Français, les «honteuses horreurs de la persécution juive» n’occupent qu’une ligne. - Persécution juive? Il voulait dire «persécution antisémite»? - Eh oui! Léger lapsus. - «Horreurs franco-nazies» aurait été aussi plus pertinent. Parfois on se demande s’il sait exactement ce qu’il veut dire. - Il ne le sait pas toujours mais ce qu’il a à dire le sait pour lui. En fait, de Gaulle n’entend pas les Juifs. Il n’y entend rien. Dans ses Mémoires il résume les malheurs de la France à une «douleur sourde», laquelle appartient à la catégorie des «harmonies obscures». La douleur est sourde, elle le rend muet. - En résumé, il est d’un antisémitisme très typiquement français, rien à voir avec la baveuse furie hitlérienne! - Bien entendu. Le problème de De Gaulle, qui est d’ordre théologique, c’est que les Juifs ne sauraient être des victimes à ses yeux. En 1919, ce sont des [...] justement détestés de tous et qui ne cherchent qu’à s’enrichir et à fomenter la révolution. - Quel peut bien être le mot entre crochets de cette lettre? - N’importe qu’elle injure antisémite commençant par Y conviendrait. Si de Gaulle avait simplement mis le mot «Juifs», la famille ne se serait probablement pas donnée la peine de biffer. - Il ne changera pas d’avis après-guerre? - Dans ses Mémoires, on a l’impression légèrement nauséeuse que les ravages de la guerre provoquent sa pitié lyrique au bénéfice de tous, sauf des Juifs. Paris est une ville martyre, un «géant incarcéré et stupéfié». Il ressent le malheur les Italiens «comme chrétien, latin, européen». Sa «miséricorde» va aux Allemands vaincus dont les villes ravagées font se serrer son «cœur d’Européen». Même Hitler le touche, ce «Prométhée», ce «Moloch», ce «Titan» dont il imagine la chute si humaine, une «larme secrète» au fond de l’oeil. 288 - Incroyable! - Les crimes de Vichy, c’est pas cornélien, ça reste donc flou. Ils furent commis «à l’encontre d’une foule de Français», écrit-il. Les déportés sont ravalés dans ses Mémoires au même rang que les fonctionnaires révoqués et les militaires dégradés. Sans compter que quand il écrit le mot « déportés », tout laisse à penser qu’il ne pense pas aux Juifs. - Qu’est-ce qui te fait dire ça? - D’abord, il écrit «nos» déportés, comme s’il tenait à faire une différence avec d’autres déportés. Ils furent, dit-il, «les plus militants, les plus souffrants, les plus méritants de nous tous». Le mot «militants» confirme que les Juifs, «déportés raciaux», comme on disait, en sont implicitement exclus. - Je suppose qu’à ses yeux les Français ne sont pas antisémites. - Evidemment. Il parle de «l’indignation publique» à l’égard des mesures de Vichy, et rappelle les protestations de quelques évêques et pasteurs. - En résumé, les Français sont des gens indignés par l’antisémitisme. Leur élite religieuse est courageuse et morale. Dans leur détresse ils ont pitié du Maréchal mais ils sont raisonnables, à l’exception de quelques énergumènes blâmables. Ils sont dans leur majorité de bons écoliers qui attendent la remise du diplôme Libération... C’est ridicule. - Ridicule, et à côté de la plaque. L’exemple de Saliège que cite de Gaulle, est particulièrement malvenu. - Raconte. - Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, maréchaliste comme tout le monde, écrit en août 1942 une lettre de protestation consacrée aux «scènes d’épouvante» des persécutions antisémites. Lettre que Radio-Londres reprend et cite abondamment, pour la bonne raison qu’elle ne clame pas tant l’innocence des Juifs («Tout n’est pas permis contre eux», disait Saliège, sous-entendu: certaines choses le sont...) que celle des Français: «France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs.» - C’est quand même important d’avoir osé écrire ça. - Oui, s’il l’avait assumé. Mais mécontent d’être récupéré par les gaullistes, ce qui 289 n’était pas son but, Saliège a allégé sa lettre, transformant «scènes d’épouvante» en «scènes émouvantes», et «toutes ces horreurs» en «toutes ces erreurs». Un mois plus tard, il critiqua «l’usage indécent» qu’on avait osé faire de son texte et confirma sa foi en Pétain. - Et la lettre de De Gaulle sur le statut des Juifs? - Encore un autre pet de lapin érigé en déflagration nucléaire. De Gaulle a besoin de l’appui de la communauté juive américaine. Il écrit en août 1940 à Albert Cohen, représentant de l’Agence Juive et du Congrès Mondial Juif à Londres, que lorsque la guerre sera terminé tous les citoyens redeviendront égaux. - C’est tout? - Non, en novembre 1940, un télégramme à l’American Jewish Congress annonce l’opposition de De Gaulle aux lois discriminatoires du 18 octobre 1940, et son engagement formel à restaurer les droits des Juifs en France à la fin de la guerre. - Ce qui est la moindre des choses. - Bien sûr. Il n’aurait plus manqué qu’il songe à conserver les lois antisémites de Vichy! Ayant vent de ce texte, la propagande antisémite se déchaîna en France, accusant de Gaulle d’être à la solde des Juifs. Récemment, au cours du procès Papon, un magazine a ressorti le télégramme comme s’il s’agisait d’un scoop et d’un exploit, scandalisé qu’on ait pu critiquer le silence de De Gaulle sur l’extermination des Juifs. - Toujours la manie française de transformer une broutille en ouragan. - Oui, c’est d’ailleurs un phénomène purement rhétorique, et très gaullinien, ça s’appelle l’emphase. - Ensuite, il y a l’affaire du peuple dominateur, c’est ça? - Oui, mais auparavant intervient, la même année, en 1967, sa découverte d’Auschwitz pendant son voyage en Pologne. Regarde, j’ai le reportage de l’époque. - Il n’a pas l’air si bouleversé que le prétend le commentateur... Qu’est-ce qu’il grommelle, on ne comprend rien! Il pleure? Il verse une «larme secrète» à la Hitler? - Il répète sa tirade pour le livre d’or. - Un livre d’or, à Auschwitz! - Regarde, ils ont sous-titré sa fusée: «Voilà, j’exprime ma pensée, c’est la tristesse, 290 c’est le dégoût, et il faut que ce soit tout de même l’espérance.» - L’espérance! A Auschwitz! C’est tout ce qu’il a trouvé! Mas esse cara é completamente debil mental! - Le lendemain, tous les journaux reprenaient sa formule: «Quelle tristesse, quel dégoût, et malgré tout quelles espérances humaines.» Deux mois plus tard, commentant le triomphe israélien de la Guerre des Six jours, il expectore spontanément l’antique cliché antisémite de la «domination», un cliché que Vichy, comme le signala Aron, n’avait cessé de répéter. - L’affaire fit un sacré raffut. Beaucoup de gens l’ont défendu en prétendant que la phrase et son contexte étaient élogieux. - Ridicule. Le contexte historique, c’est sa fureur de monarque outragé parce que des Juifs n’ont pas suivi son conseil paternaliste et criminel de passivité suicidaire. Quant au contexte de la phrase, il empeste la vieille imprécation théologique contre les déicides. De Gaulle dit clairement que les Juifs étaient poétiques, rassurants et émouvants à condition de rester dispersés et errants. Il rappelle «les vastes concours en argent, en influence et en propagande» reçus d’Amérique et d’Europe, et demande de la «modestie» devant les «Puissances» qui leur ont accordé cette terre. «Si Israël est attaqué, nous ne le laisserons pas détruire», lança-t-il, royal, aux Israéliens. - On hésite à décider s’il est plus écœurant que grotesque et plus imbécile que manipulateur. - De Gaulle termine par une allusion à la guerre du Vietnam, assurant que le retrait américain produirait par ricochet la paix au Moyen Orient. Car, assène-t-il du haut de son monolithisme myope, «tout se tient dans le monde d’aujourd’hui.» - Tu penses qu’il croyait vraiment ce qu’il disait? - Je le pense, pour la raison que de Gaulle ne se voit pas ne pas penser. Il s’imagine régner de droit divin, autrement dit catholique, et considère en l’occurence que la Synagogue doit se soumettre à sa loi. Il évoque dans la conférence «le Testament», comme s’il n’y en avait qu’un, comme si le Messie enfin revenu en gloire - suivez son regard -, la distinction entre l’Ancienne et la Nouvelle Loi n’avait plus lieu d’être. Il est donc inconcevable que des nuques raides continuent de refuser d’admettre une telle 291 évidence. - C’est aussi bête que ça? - Je le crains. La phrase sur le peuple dominateur ne fait que reprendre un très moisi lieu commun théologique. «Les Juifs attendaient avec impatience le messie, qu’ils considéraient avant tout comme le libérateur de leur patrie, comme un conquérant qui leur assurerait la domination sur les autres.» - Qui a écrit ça? - Un commentateur de Bossuet. Le lieu-commun s’est transvasé sans effort dans l’antisémitisme moderne. Tout cela est vieux comme ce monde qu’on accuse les Juifs de vouloir dominer. De Gaulle lui-même employait déjà dans ses Mémoires le mot «dominateur» pour fustiger l’impérialisme américain. Concernant les Juifs, de Gaulle répétait à Malraux: «Ils exagèrent.» Sous-entendu: on leur tend le doigt, ils veulent le bras. A Gary, sa Grandeur Dindon Ier proclama: «Ils m’ont désobligé». Et carrément, à Jean d’Escrienne: «Dans un sens, c’est même un compliment que j’ai fait aux Juifs; j’aurais mieux compris leur réaction indignée, si j’avais dit, par exemple, qu’ils étaient outrecuidants, ce qu’ils sont cependant, en effet, bien souvent!» - «Outrecuidants»? - De cuider, «penser» en vieux français, du latin cogitare. Les Juifs, à force de cogiter, s’imaginent supérieurs. Ils manifestent une excessive confiance en eux-mêmes, ils sont impertinents, audacieux, etc. - En somme, de Gaulle, qui a une telle réputation d’arrogance, fait un complexe! Il paraît qu’au général Murphy qui lui disait: «Je connais la France depuis vingt ans!», il aurait répondu: «Moi, j’y vis depuis deux mille ans!» Les Juifs, qui n’étaient français que depuis un siècle et demi, vivaient dans l’histoire depuis cinq mille ans. Ça relativisait la hauteur de son perchoir. - Eh oui, il est tombé sur un os, qui n’était autre qu’une nuque autrement plus raide que la sienne, et ne l’a pas supporté. Ce qui est amusant, c’est que le mot «outrecuidant» réapparaît dans ses Mémoires d’espoir concernant les agitateurs de 1968. Les Enragés et les Juifs sont amalgamés dans le cervelat filandreux de l’Asperge. En décembre 1968, lorsque un commando israélien attaque l’aéroport civil de Beyrouth, détruisant des 292 appareils au sol sans faire de victime, il entre dans une colère folle: «Ils iront de plus en plus loin, hors de chez eux, à la poursuite d’ennemis réels ou imaginaires... et quand ils ne les trouveront pas, ils casseront n’importe quoi.» Jean d’Escrienne lui fait remarquer que l’attaque est une merveille tactique, mais sa fureur redouble, et ce grand stratège met cela sur le compte du hasard. «Comme s’ils y étaient pour quelque chose! On arrive, on tire partout, on met le feu, on casse tout! Il ne faut tout de même pas prendre les gens pour des imbéciles en essayant encore de leur faire croire qu’on a fait exprès de ne tuer personne!» - Quel vieux con! - Voilà qui résume le débat à merveille, mon cœur. 293 CHAPITRE XVIII Trouble indulgence A nouveau au pouvoir après un semi-putsch virtuel, de Gaulle achève en 1959 de rédiger le dernier tome de ses Mémoires. Hormis l’Algérie qui implose et dont, après n’avoir rien résolu, il finira par se débarrasser à la Pilate, il n’existe plus d’obstacle désormais sur la voie de sa vanité, plus de borne à son appétit de domination. Les guerres qu’il s’agit de penser ensemble ne sont pas, par conséquent, les deux mondiales - selon le confusionnisme roublard de De Gaulle désireux d’éponger la honte française. Les guerres à mettre en parallèle sont celle dans laquelle s’embourbe la France lorsque de Gaulle termine ses Mémoires amnésiques, et celle dont ce dernier volume raconte l’issue, quinze ans plus tôt. L’abjecte guerre coloniale qui se déroule en Algérie éclaire en effet l’étrange ignominie obstinée des Mémoires de De Gaulle, oscillant entre le dédain hiérarchique pour les résistants et la commisération patriotique pour les collaborateurs. Le calendrier est truqué. Ainsi Vichy est embryonnaire dans l’Affaire Dreyfus. Lorsque Maurras, jugé après guerre, se lamente: «C’est la revanche de Dreyfus!», il indique la chronologie inerte et dure dans laquelle le monde se meut. Et si selon les critères de l’Histoire, la guerre d’Algérie commence le 1er novembre 1954, selon ceux de la pensée elle débute le 29 avril 1827, avec le coup d’éventail du dey d’Alger à l’ambassadeur de Charles X, signal de la colonisation française. C’est un autre coup d’éventail que donne de Gaulle à la mémoire nationale, en 1944. Chassez-moi ces miasmes que je ne saurais sentir! et profitons-en pour accabler par tous les moyens les rares naseaux au parfum. La date clé du passage de flambeau infâme est le 8 mai 1945. Le jour de l’armistice est aussi celui des massacres de Sétif, de Guelma et de Kherrata. Ces milliers de mortslà ne sont pas péguyens, ils n’intéressent pas de Gaulle qui expédie l’infamie en quatre lignes de ses Mémoires: « En Algérie, un commencement d’insurrection, survenu dans le Constantinois et synchronisé avec les émeutes syriennes du mois de mai, a été étouffé par le gouverneur général Chataigneau. » 294 De Gaulle néglige de dire que « l’étouffement » s’est fait avec sa bénédiction, envoyée le 11 mai par télégramme, lue et applaudie devant l’assemblée plénière des délégations militaires: « Veuillez affirmer publiquement la volonté de la France victorieuse de ne laisser porter aucune atteinte à la souveraineté française sur l’Algérie. Veuillez prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs. Veuillez affirmer que la France garde sa confiance à la masse des Français musulmans d’Algérie. » Veuillez, veuillez, veuillez! Le couvercle est mis sur la marmite en ébullition. Il va tenir exactement dix ans. En 1959, comme à la Libération, de Gaulle doit rétablir l’ordre et imposer sa très interlope légitimité. La police, pour ce faire, est son meilleur instrument. Non seulement Paris est aujourd’hui l’une des villes les plus fliquées du monde, mais les flics français sont probablement parmi les plus dérisoirement cons, racistes et méprisables. Ça ne date pas d’hier. Dans son livre sur Londres, Morand raconte que Hogarth n’a traversé la Manche qu’une fois dans sa vie, le temps de débarquer à Calais et de repartir aussitôt, épouvanté par la France, «sa soldatesque, sa police et ses moines». Dans l’autre sens, Courteline repartit de Londres le jour de son arrivée parce qu’il n’avait pu y dénicher un paquet de caporal. On m’accordera que la répugnance est moins justifiée. L’ironique Orwell, dans la dèche à Paris au début du siècle, nota l’inanité du slogan publicitaire «Liberté Egalité Fraternité», qui se retrouve partout, dit-il, jusqu’à l’entrée des commissariats de police. Pour en revenir à de Gaulle, son point fort n’est pas l’ironie lucide mais la cécité cynique. Le soir de son arrivée à Paris, les premiers Français officiellement congratulés sont les policiers qu’il prend la peine d’aller féliciter dans leur préfecture. De Gaulle loue carrément le retournement de veste de cette courageuse corporation qui aura fait grève trois jours - sur les quelques 1520 que compta l’Occupation... -, avant d’occuper la 295 Préfecture et de se battre contre quelques Allemands épars le 19 août 1944. De Gaulle évoque la revanche de la police sur une «longue humiliation». Il la décorera bientôt collectivement de la Légion d’honneur. «A voir ce corps, que son service maintint sur place sous l’occupation, tout frémissant aujourd’hui de joie et de fierté, on discerne qu’en donnant le signal et l’exemple du combat les agents ont pris leur revanche d’une longue humiliation. Ils ont aussi, à juste titre, saisi l’occasion d’accroître leur prestige et leur popularité. Je le leur dis. Les hourrahs s’élèvent des rangs.» Comme écrit Orwell: «A l’instar de la plupart des escrocs, il croyait à la plupart de ses propres mensonges.» Le seul livre courageux jamais écrit sur la question est signé de Maurice Rajsfus, il s’intitule La police de Vichy. Rajsfus a du mérite d’avoir écrit un tel ouvrage. Comme il le remarque, la France est le seul pays démocratique où l’accès aux archives de la Police est encore interdit pour «sûreté de l’Etat». «Curieusement», écrit-il, «aucune thèse d’Etat, ni même le moindre mémoire de maîtrise, n’a été consacré spécifiquement au rôle joué par la police française dans la répression antijuive.» Rajsfus a dû enquêter seul, publiant son travail dans l’indifférence générale, essuyant le silence, voire l’agacement ordurier de journalistes qui, dans ce pays, ont toujours été et continuent d’être précisément les plus zélés auxiliaires de la surveillance, de la désinformation, de la manipulation, de la délation, et de la réhabilitation subreptice des crapules. Ce n’est pas dans les journaux, par conséquent, qu’on pourra lire de telles vérités: «Sur le terrain, la police n’est pas plus républicaine qu’elle n’est une institution représentative de la démocratie authentique. Elle a toujours formé un corps de fonctionnaires habitués à l’obéissance aveugle. Ces civils en uniforme ont, en chaque occasion, jugé utile d’aller au-delà des ordres reçus, d’améliorer le rendement, d’être performants. Les policiers sont pour la plupart des citoyens qui se situent au-dessus des lois qu’ils sont censés faire respecter.» «Vidocq et son erpatron Fouché n’avaient pas éprouvé de difficulté à passer du service de Napoléon I à celui de Louis XVIII. Pourquoi un policier recruté en 1934 n’aurait-il pas pu soutenir le Front Populaire, avant de se retrouver, de 1941 à 1944, en première ligne au cours des rafles contre les Juifs immigrés, puis de participer à la prise de la préfecture de police, le 19 août 1944? Promu brigadier-chef sous l’Ocupation, il se distinguera peut-être contre les mineurs grévistes en 1947 et 1948, avant de devenir matraqueur assassin le 17 octobre 1961, face aux Algériens manifestant pacifiquement, et le 8 février 1962 (Charonne) face aux militants 296 anticolonialistes français. Devenu officier de paix, ce policier déjà blanchi sous le képi aura peut-être l’ultime joie de charger férocement les étudiants parisiens en mai 1968. Une vie de flic bien remplie.» «Est-il étonnant de constater que lors de la vaste exposition, “La préfecture de police, des origines à nos jours”, proposée aux Parisiens tout au long des mois de septembre et d’octobre 1994, à l’occasion du cinquantenaire de la Libération de Paris, il n’était nullement fait allusion au rôle de la police durant les quatre années de l’Occupation. Les journées de mai 1968 n’étaient pas davantage évoquées car sans doute jugées peu glorieuses.» Enfin, commentant l’appréciation de la Commission rogatoire du 20 novembre 1940 qui blanchit les policiers en chargeant «le Législateur»: «Cet attendu, en forme de réhabilitation, mérite qu’on s’y arrête. D’un trait de plume sont effacés les rafles mises en œuvre par la police française, de 1941 à 1944, la gestion du camp de Drancy de l’été 1941 à l’été 1943, le suivi des lois raciales et, au delà, la terreur généralisée visant l’ensemble de la population française.» Si de Gaulle n’a rien contre la police, il n’a pas grand chose à reprocher non plus aux collaborateurs. Ils ne furent qu’un «petit nombre», écrit-il, qui «choisirent le chemin de la boue» mais «n’y renièrent pas la patrie». Magnanime, il se permet de leur entrouvrir «la porte sur le pardon». De Gaulle, deux poids, deux mesures. Il est largement moins transigeant avec les Français en exil qui s’opposèrent à son omnipotence ou ne le suivirent pas par esprit d’indépendance, qu’avec tous ceux qui, «par point d’honneur», se lancèrent dans une «lutte fratricide» imposée par Hitler, frères au patriotisme abusé auxquels il voue malgré tout «estime et commisération». De la commisération, de la charité, de la mansuétude, de Gaulle en regorge: Pour Pétain, «vieillard infortuné» auquel les Français adressent leur «sympathie» et leur «pitié». Pour Laval qui ne chercha qu’à «servir son pays», «déployant pour soutenir l’insoutenable toutes les ressources de la ruse, tous les ressorts de l’obstination». Pour les fonctionnaires, dont «l’immense majorité s’était honorablement comportée». Pour la déplorable armée française aux ordres de Vichy, «paralysée», «fourvoyée», victime de «serments» et de «sortilèges». Les officiers qui ont servi Pétain avant de le rejoindre? «Réflexes de la discipline», 297 «hasard des circonstances». Les 10 OOO exécutés par l’épuration l’attristent, avoue de Gaulle avec cette coutumière et niaise emphase qui, chez lui, est souvent indiscernable de l’infâme: «Il s’agissait d’hommes dont la conduite ne fut pas toujours inspirée par des motifs de bas étage. De ces miliciens, fonctionnaires, policiers, propagandistes, il en fut qui répondirent aveuglément au postulat de l’obéissance. Certains se laissèrent entraîner par le mirage de l’aventure. Quelques-uns crurent défendre une cause assez haute pour justifier tout. S’ils furent des coupables, nombre d’entre eux n’ont pas été des lâches. Une fois de plus, dans le drame national, le sang français coula des deux côtés. La patrie vit les meilleurs de siens mourir en la défendant. Avec honneur, avec amour, elle les berce en son chagrin. Hélas! certains de ses fils tombèrent dans le camp opposé. Elle approuve leur châtiment, mais pleure tout bas ces enfants morts. Voici que le temps fait son œuvre. Un jour, les larmes seront taries, les fureurs éteintes, les tombes effacées. Mais il restera la France.» De Gaulle est le grand réconciliateur, le pacificateur, l’unificateur. Il n’entend humilier personne, il n’emploie pas, par exemple, le mot «débâcle», trop marqué par la liquéfaction, la décomposition, la désunion, la terreur. La pétoche dirait Céline. «Je voyais les Français pétochards - ce qu’ils étaient - et je leur disais: “Mon Dieu restez tranquilles, vous mettez pas dans ce truc-là parce que vous foutrez le camp avec le caca au derrière et vous le répandrez sur la route, et vous reviendrez avec des béquilles.” Ah ben c’est ce qui s’est passé, mais les cochons, ils sont plus malins que moi, ils ont fait une grosse défaite et ils l’ont transformée en victoire devant l’ennemi, ah, ben c’est étonnant ça, n’est-ce pas, la colique qui revient auréole, ça se voit pas souvent.» Au mot «débâcle», de Gaulle préfère nettement celui plus ambigu et apaisant de «désastre de 1940». De quoi parle-t-on? D’un ouragan? un tremblement de terre? un cyclone? «L’essence d’une nation», écrit Renan, «est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses.» De Gaulle le confirme, à Bayeux, en 1946: «Prenons nous tels que nous sommes, prenons le siècle comme il est!» De Gaulle, donc, dédouane à tire-larigot, au point qu’on se demande, au fond, qui n’aura pas bénéficié de sa gigantesque indulgence. 298 Ceux, d’abord, qu’il appelle les «privilégiés». Notion floue aux effluves réactionnaires, hâtivement abandonnée par les pétainistes en fuite vers Sigmaringen, que de Gaulle ramasse et reprend à son compte, jubilant à l’idée que ces «privilégiés», compromis par Vichy - qu’il qualifie au passage d’«erreur», non de crime -, n’oseront pas s’opposer à lui, effrayés par le «spectre révolutionnaire» que lui-même brandit à tour de bras pour mieux régner sans partage. Ce qui en dit long à la fois sur sa volonté de juger les crimes de la collaboration et sur sa tactique, largement éprouvée à Londres, de l’intimidation. Mais ses vraies têtes de Turc, ce sont les résistants. Avec eux, sous la façade d’un anti-communisme primaire et intéressé, de Gaulle se montre souvent concrètement dégueulasse. Il ne supporte pas ces combattants civils qui échappent à son emprise, dont la bravoure esseulée s’est heurtée à l’épaisseur et à l’inertie extrême de la Collaboration. Contrairement au sien, leur héroïsme n’est pas «en grimaces et cabrioles», comme dit Gracian des pantomimes et des balladins. Leur courage actif est une contre-propagande qui ne se monnaie pas en blabla. Leurs chefs spontanés n’ont pas eu, comme lui, à lutter pour établir une légitimité symbolique qui va davantage de soi dans les combats que dans les chancelleries. A Saintes, il visite des maquisards, s’agace de leurs grades farfelus, s’émeut de leur émotion et leur dit, comme il dit, «ce que j’avais à dire». On ne saura pas ce qu’il déclare à Saintes, mais on sait ce qu’il dit, par exemple, à Toulouse. A un résistant torturé par la Gestapo, qui mourra peu après de ses blessures, et qui a l’outrecuidance de porter des décorations fantaisistes, de Gaulle lance, railleur: «Et vous, vous étiez boy-scout avant?» Ailleurs, à un autre maquisard qui se présente à lui, ce gros con à casquette dit sèchement: «D’abord, quand vous parlez à un supérieur, rectifiez la position.» Depuis le début des Mémoires, de Gaulle s’acharne à calomnier la Résistance, l’accusant de vouloir restaurer le régime des partis ou de fomenter la révolution, se complaisant dans de douteux procès d’intentions qui finissent quand même par donner la nausée. 299 Obligé de reconnaître, avec un mépris mal dissimulé, que le Maquis (c’est-à-dire la seule vraie résistance courageuse en France) est autonome, il sépare très arbitrairement l’aspect psychologique, qu’il s’annexe indûment, de la pratique. «Moralement, dans la lutte clandestine, c’est à de Gaulle qu’on se rattachait, tandis que pratiquement pour la vie au maquis, le coup de main, le sabotage, le coltinage des armes, la transmission du renseignement - toutes affaires menées forcément à petite échelle - on ne suivait que des chefs d’équipe.» Le mépris du soldat de métier pour une guérilla incontrôlable que ne chapeaute aucune armée officielle fait très vite place à la calomnie. «Il y aurait», écrit-il dès le premier tome, «de la part de ceux qui visaient à la subversion, la volonté de dévoyer la résistance nationale vers le chaos révolutionnaire d’où leur dictature sortirait.» Nageant dans l’autoportrait, de Gaulle accuse les communistes de ne s’être battus qu’afin de prendre le pouvoir. Le communisme, pieuvre occulte qui excelle à «parler tous les langages», «noyaute» la résistance pour en faire l’outil de son ambition. Surtout, et cela de Gaulle ne le leur pardonne pas, ces gens «déblatèrent sourdement contre “le mythe de Gaulle”». C’est ici que le parallèle avec la guerre d’Algérie prend tout son sens. Le seul et unique objectif de De Gaulle, en 1944 comme en 1959, est la conservation d’un pouvoir que beaucoup de monde lui conteste. Avec cette ingénuité dure qui le caractérise, il avoue carrément qu’il ne vise que «le pouvoir central», et non plus seulement de «chanter à la nation la romance de sa grandeur». « Pour trancher le mot», écrit-il dans son inimitable style grotesque, il entend placer les communistes «sous sa coupe». Il avoue en même temps la mise en scène de son surgissement dans la lumière des projecteurs, «chef apparaissant tout à coup à Paris», principalement destinée à contrecarrer les projets communistes. En réalité, et pour le dire en une phrase, si de Gaulle dépense autant d’énergie idéologique à justifier la collaboration et à accabler la résistance intérieure, c’est parce que son propre pouvoir, à partir de 1958, va s’appuyer sur une collaboration objective avec le PCF, comme le pouvoir de Vichy s’est épanoui dans la collaboration avec les Allemands. Ce que dissimule l’anti-communisme primaire de De Gaulle, mais que révéleront de manière éclatante les émeutes de 1968, c’est que les staliniens français auraient eu 300 autant à perdre que de Gaulle dans une véritable révolution. C’eût pourtant été, à la Libération, le seul moyen efficace et sain d’en finir avec le pétainisme. On s’en doute, l’anti-communisme de De Gaulle n’est pas le fruit d’une réflexion avancée sur les horreurs du stalinisme. Il suffit de lire le portrait complaisant qu’il trace de Staline dans les Mémoires. Staline mange et boit comme un trou? De Gaulle le trouve «débonnaire». Staline plaint Hitler? De Gaulle fait de même, car de Gaulle trouve humain qu’une ordure s’apitoie sur une autre, comme lorsque Hitler salue Mussolini après sa chute. De Gaulle au fond aime bien Staline. A la manière dont il aime bien Hitler et Mussolini (ses portraits d’eux laissent percer une flagrante sympathie, au sens propre de ce mot: leur pathos lui parle), comme bientôt il aimera bien Mao et Franco. C’est la solidarité minimale des mégalos, l’empathie réciproque de Caractères menés, révélés, châtiés ou bien récompensés par le Destin. De même Himmler l’adoube parmi les Grands en lui écrivant une lettre élogieuse («Quand on sait d’où vous êtes parti, on doit, général de Gaulle, vous tirer très bas son chapeau...») que le roublard Français ne manque pas de citer dans ses Mémoires, avec sa fausse modestie cabotine qui s’arrange toujours pour placer son panégyrique dans la bouche d’un autre. Il refera le coup à la fin de sa vie, citant avec un puéril contentement l’admiration que lui porte Konrad Adenauer. Staline a cependant un avantage majeur sur les autres despotes: il appartient au camp des vainqueurs. Du coup, comme par hasard, son portrait est le seul vraiment réussi des Mémoires, le plus comique, le plus distancié. La «tragi-comédie» des toasts de Staline à ses officiers, par exemple, est hilarante. Et lorsqu’il résume le film de propagande «très conformiste et passablement naïf» que Staline projette à ses invités, de Gaulle va jusqu’à manifester une lucidité sélective dont il n’a jamais fait preuve à l’égard de son propre cinéma perpétuel. Dès qu’il abandonne sa propagande emphatique, dès qu’il se cantonne au récit direct, de Gaulle se révèle littérairement bien meilleur. Il devient enfin drôle. 301 «Les adieux prirent, de son fait, une allure d’effusion. “Comptez sur moi!” déclara-t-il. “Si vous, si la France, avez besoin de nous, nous partagerons avec vous jusqu’à notre dernière soupe.” Soudain, avisant près de lui Podzerov, l’interprète russe qui avait assisté à tous les entretiens et traduit tous les propos, le maréchal lui dit, l’air sombre, la voix dure: “Tu en sais trop long, toi! J’ai bien envie de t’envoyer en Sibérie.” Avec les miens, je quittai la pièce. Me retournant sur le seuil, j’aperçus Staline assis, seul, à table. Il s’était remis à manger.» Quand de Gaulle retournera en URSS, en 1966, il aura perdu son peu de mordant et sa demi-lucidité. Il félicitera «la Russie prospère, puissante et remplie d’ardeur pacifique». L’amalgame pratiqué en permanence dans les Mémoires entre les résistants et le stalinisme est par conséquent essentiellement intéressé. Les maquisards furent de très concrets héros français dont les motivations n’ont pas à être sondées. Hormis le délirant de Gaulle, personne ne peut lire dans les pensées, et surtout, en matière de guérilla, ce n’est pas l’intention qui compte mais le résultat. Il serait facile, après tout, de reprocher à ces jeunes mercenaires de n’avoir massivement pris le Maquis qu’à partir de 1943, pour échapper au STO. Quand on s’appelle de Gaulle et qu’on a pour unique intention proclamée de régner sans partage, on est soi-même jugé et ridiculisé par les procès d’intention que l’on fait à tous les autres. Dans un discours aux résistants, de Gaulle définit de manière très nette sa conception despotique du pouvoir. Il évoque d’abord le rôle purement spectaculaire de la démocratie qu’il instaure: «Vous êtes associés à l’action du gouvernement par les questions que vous lui posez, les explications qu’il vous fournit, les avis que vous formulez.» Vous questionnez, on vous répond, vous commentez. Le commentaire n’est qu’un appendice stérile de la réponse que de toutes façons on vous a préparée. Est-ce assez clair? Non? Vous n’avez donc pas encore compris que la France sous hypnose croit raide comme moi que Vichy est nul et non avenu, et que par conséquent vous l’êtes également? «La résistance française a été plus large que les mouvements et la France est plus large que la Résistance.» Ça va mieux comme ça? Alors rompez. 302 Un peu avant la grotesque fin bucolique des Mémoires («Vieille Terre... Vieille France... Vieil Homme...»), de Gaulle se lance dans une longue réflexion sur la possibilité d’instaurer une dictature en France. On sent qu’il y a songé, qu’il a longuement pesé le pour et le contre. Il évoque avec nostalgie «l’espèce de monarchie que j’ai naguère assumée et qu’a ensuite confirmée le consentement général». Il dissimule sa non-pensée dans d’ineptes truismes tautologiques dont il a le secret: «Le peuple français est ce qu’il est, non point un autre». Il rêvasse: «Seule l’armée pourrait me fournir les moyens d’encadrer le pays en contraignant les récalcitrants. Mais cette omnipotence militaire, établie de force en temps de paix, paraîtrait vite injustifiable aux yeux de toutes sortes de gens.» Et de nostalgie en rêvasserie, il finit par se dévoiler: «Au fond, quel fut jamais, quel peut être, le ressort de la dictature, sinon une grande ambition nationale ou bien la crainte d’un peuple menacé?» Il qualifie lui-même sa prise de pouvoir à la Libération de «dictature momentanée», qu’il réanimerait sans hésitation en cas de danger pour la patrie. Il a promis de redonner la parole au peuple? Il le fait, écrit-il. La question n’est même pas de déterminer ce que pourrait bien avoir à dire un peuple si parfaitement assommé de mensonges, anesthésié de propagande. Le vrai problème, c’est qu’on sent combien de Gaulle a quitté son «espèce de monarchie» à contre-cœur. «Tout en écartant l’idée de mon propre despotisme, je n’en suis pas moins convaincu que la nation a besoin d’un régime où le pouvoir soit fort et continu. Un tel pouvoir, les partis sont, évidemment, inaptes à le lui donner.» Faut-il rappeler que lorsque ces lignes paraissent, de Gaulle s’envole pour dix années de domination sans partage? De Gaulle meurt en 1970, entraînant comme des lemmings tous ses ennemis avec lui dans la tombe. Les conversions mystiques se sont multipliées autour de son catafalque creux à Notre-Dame, au point qu’on chercherait en vain aujourd’hui, dans tout le pays, un seul ennemi déclaré. La puissance d’illusion diffusée par son mythe est telle que le sceau «de Gaulle», 303 l’apposition de son nom sur tout ce qu’il a pu dire ou faire, a suffi à inverser toutes les polarités. Au fur et à mesure que s’imposait, dans les années soixante-dix, la consommation à outrance d’ersatz maquillés en leur vague modèle authentique, l’appellation contrôlée «de Gaulle», elle, procédait en sens inverse, changeant les noms pour mieux conserver les choses. Ainsi son pronunciamento de 1958 est-il devenu, dans la bouche d’un de ses hagiographes, une «prise de pouvoir démocratique». Le putsch a été étiqueté en précipitation machiavélique - et par conséquent admirable - d’une mutation obligatoire de la société française, qui frôlait la guerre civile parce qu’elle méconnaissait ce qu’elle avait le devoir de devenir. De Gaulle a été, disent encore les hagiographes, l’accoucheur au forceps d’une modernité française dont la grossesse était passée inaperçue à ses propres yeux. Cette mystification est à la fois l’héritière de celle du Discours de Paris, et sa mutante. Les dix années du règne de De Gaulle ont élevé la résistance du mensonge à la vérité jusqu’à un stade jamais atteint. Comme un insecte transgénique que renforcent les pesticides, le mensonge a appris à survivre à ce qui suffisait autrefois à l’anéantir. Désormais le mensonge est immunisé contre sa propre révélation. Les deux septennats de l’occulte tyranneau Mitterrand ont illustré, et continuent d’illustrer à chaque rot déshonorant vomi de sa tombe mal scellée, cette réalité aisément vérifiable que plus jamais aucun Clemenceau ne fera tomber aucun ministère. Les ministères sont aussi immortels et insaisissables désormais que les deux spectres qui hantent la France de l’an 2000, hululant à travers un étrange chef de gouvernement bicéphale qu’on surnommera au choix Jospirac ou Chiraspin. Clemenceau, précisément, aimait citer une phrase d’Ibsen: «L’homme le plus puissant est celui qui est le plus seul.» Ce n’est plus vrai. L’homme, ou plus exactement le principe le plus puissant est celui qui est deux. Et il est d’autant plus indétrônable que les deux feignent de se combattre. 304 TROISIEME PARTIE EST-IL MORT? EST-IL VIVANT? «La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pût approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver. Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français.» Saint-Simon 305 CHAPITRE I Miss Noble - Je peux vous dire franchement ce que j’en pense, Stéphane? - Vous êtes là pour ça, Sibylle. - Je n’ai jamais rien lu d’aussi féroce et arrogant. On dirait une bête sauvage prête à déchiqueter tout un pays. Vous prétendez vous dissocier du peuple français, vous parlez d’eux comme si vous veniez vous-même d’une autre planète, mais votre rage, votre énergie destructrice, vos injures, tout cela est très français, Stéphane. - Voltaire is back! C’est ce que je vous ai dit au téléphone, la première fois, vous vous souvenez? - Bien sûr. Et votre assurance m’a séduite. Mais vous ne vous prenez quand même pas sérieusement pour Voltaire? - Je suis si peu mégalo que je ne me prends même pas sérieusement pour moimême. Croire en sa propre personne est un signe de grande naïveté. Naître est la première des supercheries, toutes les autres en découlent. Totus mundus agit histrionem, le monde entier joue la comédie. La devise du Globe: voilà en quoi je crois. - Et vous imaginez que vous, vous ne la jouez pas? - Je tiens mon rôle, il le faut bien, puisque le monde entier est une scène, all the the world’s a stage. Tenez, voilà un des deux points sur lesquels je me distingue de Voltaire: sa haine de Shakespeare... - Quel est l’autre? - Son antisémitisme. - Vous reconnaissez donc que vous jouez un rôle? - Comment faire autrement? On m’a poussé sur la scène en me mettant au monde, je n’avais rien demandé. Seulement je ne suis pas dupe du scénario «France». Je le trouve mal écrit, bourré de fautes de goût, d’invraissemblances, redondant, mêlant pathologiquement scènes sanguinaires et mièvreries, dissolvant les non-dits embrouillés dans l’emphase. Je le constate, je le conteste. Qui me contredira? 306 - Qu’est-ce que vous constatez? Que de Gaulle était un homme politique utilisant les moyens de la politique pour arriver à ses fins? Et alors! Ce n’est pas nouveau, tout le monde le sait. - Si ce n’était que cela, ça ne mériterait pas un livre. De Gaulle n’est pas seulement un personnage historique. C’est un mythe, au sens le plus religieux du terme, une illusion agissante, une chimère de mots. De Gaulle est un état second de leur langue dans lequel ont sombré les Français. C’est là que j’interviens, ayant la prétention d’y avoir échappé. - Pourquoi dites-vous tout le temps «les Français», «ces Français»... Vous en faites partie, je vous signale. - C’est mon passeport qui est français, pas moi. - Vous êtes quoi alors? - Parisien. C’est ma ville, mon île, mon royaume. Je la trouve belle, ultra-littéraire, je m’y sens bien. Je n’éprouve aucun solidarité d’aucune sorte avec d’autres régions de ce pays que je ne connais pas, ou que je n’aime pas. - Vous êtes français, ça ne fait pas de doute. N’importe quel étranger un peu cultivé pourrait vous le certifier. Vos manières sont françaises, votre courtoisie, votre éducation, votre culture, vos citations, même votre gaîté est française. - Ma gaîté est juive. Passez donc une soirée avec Australopiquec, vous verrez comme on rigole en Bretagne! Soyons sérieux. Etre français ne veut rien dire. Je me sens plus proche d’une Marocaine qui lit Molière ou d’une Burundaise qui aime la Bible que d’un Auvergnat qui vomit les Noirs ou d’un Bourguignon qui hait les Arabes. C’est la langue qui compte. Or la langue d’un écrivain n’est pas celle de sa mère. - On tourne en rond. La vraie question n’est pas d’être ou de ne pas être français, puisque vous l’êtes sans l’avoir choisi. C’est celle du sentiment d’appartenance à une nation. - Tout à fait d’accord, Sibylle. Je tiens pour un parfait imbécile un homme plus fier de l’endroit où il est né que de ce qu’il a pu y accomplir. Vous savez ce que disait Nabokov sur sa nationalité? «Je suis aussi américain que l’avril en Arizona.» Eh bien moi je suis aussi français qu’April in Paris, aussi français que la Fronde, le cardinal de 307 Retz, Saint-Simon, Baudelaire, Proust, Céline. - Quel rapport avez-vous avec eux? - Chacun sa chimère à dissiper. Ils avaient la leur, j’ai la mienne. - C’est de Gaulle, votre chimère? Il est mort depuis un certain temps, au cas où vous ne seriez pas au courant. - Justement. Son spectre plane tel un couvercle sur le ciel de ce pays. Vous voulez que je vous dise sincèrement en quoi je crois? - Je vous écoute. - Je crois en la supériorité de la littérature sur tous les mensonges du monde. Au commencement était le leurre, voilà ce que je crois. Depuis plus d’un demi-siècle la France est somnambule, les Français errent à côté de leur propre histoire, séparés d’elle par une muraille de mots, une mer d’images. Depuis plus d’un demi-siècle, ce peuple fictif, abruti d’hallucinations, reste médusé devant le mirage déformant qu’un homme a su créer, nourrir, partager, et imposer. L’histoire de France doit être proprement appelée l’histoire du mensonge. Je suis aussi français que Pascal. Mes pensées aussi sont passées au feu de la Bible. - Vous êtes si véhément, si intraitable. - Vous voulez me faire plaisir, Sibylle? - Si vous me le demandez. - Ne vous laissez pas convaincre. Critiquez-moi, remettez tout en cause, dévoilez mes failles, montrez-moi mes contradictions. Attaquez, Miss Noble, je sais me défendre. - C’est peu anglais de polémiquer avec une telle virulence. - Pensez donc à Shakespeare, Sibylle. Faites vibrer votre lance, shake your spear. J’ai rencontré Sibylle par une sorte de miracle. Sortant de la National Portrait Gallery, je décidai de traverser la place et d’entrer dans l’église Saint-Martin-in-the-Fields. Un orchestre répétait The Miracle, de Haydn. Je me suis assis au deuxième rang, écoutant la musique et regardant mes cartes postales. Une photo d’Orwell en 1949, l’air soucieux, les rides de son front formant en relief une épaisse lettre N, comme pour indiquer à son créateur où placer le nez. Swift, la perruque 308 moutonnant en un fog liliputien de part et d’autre de son visage boudiné, avec son double menton et sa longue robe de chambre en soie bleue. Stevenson, très beau, aux longs cheveux noirs et à la moustache rousse de mousquetaire. Donne, avec sa barbe en pointe comme une aiguille de boussole indiquant le sud sur sa fraise épaisse. Une photo de Dickens à son pupitre, plume à la main, fixant son encrier rêveur. Joyce par JacqueEmile Blanche, visage de biais, bras croisés, une cigarette entre deux doigts de sa main droite, en costume marron et cravate rouge à pois jaune et orange. Shakespeare, bien sûr, dans le portrait de John Taylor, intemporel, sublime de liberté, au col blanc délacé, avec sa boucle d’oreille de corsaire, son teint mat, son regard sans peur, farouche et contenu, et ce front dégarni aussi vaste qu’avide. Drôle d’histoire, cette Symphonie 96 de Haydn. Première des «Londoniennes» à être interprétée, le 29 avril 1791, elle emprunte son surnom à un incident qui ne survint que quatre ans plus tard, lors de la représentation d’une autre «Londonienne», la 102, créée le 2 février 1795 au King’s Theater du Haymarket. Ce jour-là, au moment où Haydn faisait son entrée, un énorme chandelier se détacha du plafond et s’écrasa avec violence sur le sol du parterre miraculeusement vide, la foule s’étant pressée vers l’orchestre pour apercevoir le compositeur. Comment expliquer cette étrange permutation de miracle? Le 29 avril est la date de naissance de Duke Ellington, auteur d’une Suite shakespearienne. C’est aussi celle du coup d’éventail du Dey d’Alger qui déclencha à distance dans le temps la guerre d’Algérie, selon l’étrange logique qui veut qu’un battement d’aile de papillon en Amazonie déchaîne un raz-de-marée en Chine. Quel est le sens de tout cela? me disais-je, quand les derniers tourbillons du finale vinrent tapoter sur ma tempe pour me tirer de mes songeries et me faire remarquer une jeune femme, assise sur le banc devant moi, qui écoutait attentivement la répétition, un livre ouvert entre ses cuisses comme la Vierge dans L’Annonciation de Filippo Lippi à la National Gallery. Je crus qu’il s’agissait d’un livre de prières, mais en me penchant par curiosité vers son épaule, je parvins à déchiffrer quelques lignes en haut d’une page. Elles étaient 309 écrites en français, et des plus flamboyants. «Dans les temps où règne la vertu, on peut juger des hommes par leur devoir; dans les siècles corrompus, et qui portent pourtant des gens habiles, on en doit juger par les intérêts; dans ceux dans lesquels il se rencontre beaucoup de dépravations avec peu de lumière, comme en celui où nous vivons, il faut joindre les inclinations des hommes avec leurs intérêts et faire de ce mélange la règle de notre discernement. Je prétends, sur cette maxime, rendre justice à la vérité, que l’on ensevelit, plutôt que l’on ne l’éclaircit, par des raisons assez souvent chimériques, appuyées sur des faits toujours obscurs, et je m’imagine que l’on conviendra aisément que la mesure dont je me sers pour la connaissance de ceux qui sont présentement sur le théâtre, n’est pas la moins certaine.» - Vous aimez Les Intérêts du temps? Elle se retourna, surprise, et me répondit avec un très léger accent anglais. - Vous connaissez ce livre? - Je suis un grand fan du cardinal de Retz, dis-je. Et vous? - Je suis traductrice, je me plonge dans la langue du XVII ème siècle français pour un travail que j’ai à faire. - Vous êtes consciencieuse et vous avez bon goût. Comment vous appelez-vous? - Sibylle Noble, et vous? - S. Z. Vous traduisez aussi des ouvrages contemporains? - Oui. - Vous accepteriez de lire un manuscrit et de me donner votre avis sur une éventuelle traduction? - Pourquoi pas? De quoi s’agit-il? - Vous avez le temps de boire un verre? - Vous n’allez pas le prendre mal si je critique votre style, Stéphane? - Je vous en prie, Sibylle. - D’abord, il y a ces incessantes allitérations. C’est abominable, pourquoi faitesvous cela? - Je ne les cherche pas, elles viennent toutes seules, je ne les chasse pas. Quand 310 vous lisez «Wrung with wrongs more than our backs can bear» ou «Monsieur Monster», «Admir’d Miranda», «Why stand you in this strange stare?»... ça vous semble laid? - Bien sûr que non! - Alors pourquoi n’aimez-vous pas chez moi ce que vous admirez chez Shakespeare? - Parce que vous n’êtes pas Shakespeare! Ça ne correspond pas à l’idée qu’on se fait de votre livre lorsqu’on ouvre la première page. - Changez d’idée. Vous savez ce que répondait Nabokov quand on lui reprochait ses allitérations? «Homère employait ces trucs simples il y a presque trente siècles, et je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas.» - Oui mais vous... - Je sais, je sais, je ne suis ni Homère ni Nabokov. - Comment voulez-vous que je traduise quelque chose comme «rigolo ringard»? - Traduisez chaque mot au plus près, collez aux phrases le plus littéralement possible, expliquez en note les jeux de mots vraiment intraduisibles, ne transposez rien, laissez le hasard s’occuper des sons. - Le plus près, ce serait quelque chose comme «poker fraud». - Va pour poker fraud. - Une autre remarque. La construction du livre, s’il y en a une, est très troublante. Ces passages abruptes entre la vie du général de Gaulle, la vôtre, votre séjour à Londres, les dates qui s’entrechoquent, les temps grammaticaux qui s’interpolent sans prévenir au sein d’un même chapitre, parfois d’un même paragraphe, ça m’a beaucoup déconcertée. Vous ne pouvez pas bâtir un livre comme tout le monde? - Quel intérêt. Tout le monde sait à quoi ressemble le totem, je n’ai ni besoin ni envie de le décrire. En revanche, à force de danser autour de lui, il est possible que je parvienne à le mettre à terre. C’est la technique dite de Jéricho. Vous aurez sans doute remarqué une expression qui revient souvent, celle du «monolithisme» de De Gaulle. - Oui, c’est un terme un peu vague, d’ailleurs. - Je l’utilise pour contrecarrer l’image surfaite d’un Machiavel majeur de la politique et de la diplomatie. Je pense que de Gaulle est resté figé dans la même 311 médiocrité de son enfance à sa mort, je le démontre par de nombreux exemples. - Ils ne sont pas objectifs. - Ils le sont. - Non, ils sont sélectionnés par votre haine du personnage. Un biographe bienveillant pourrait vous opposer autant de contre-exemples de sa grandeur publique et privée. - D’abord, vous vous méprenez, je n’éprouve strictement aucun haine à l’égard de De Gaulle. - Comment qualifieriez-vous cet acharnement à détruire un grand homme? Le mot «pulvériser» est bien de vous, n’est-ce pas? - Ce n’est qu’une métaphore. Je ne vais rien détruire. J’ai perdu d’avance, vous pensez que je ne le sais pas? Le prosélytisme, la réforme sociale, le militantisme ne sont pas de mon monde. - Vous cherchez quand même bien à convaincre? - Non. Je mène une bataille de mots. Les seules personnes dont l’avis compte pour moi sont mortes et leur éternité remplit ma bibliothèque. Ceux-là seraient probablement dans mon camp. Mon combat se situe sur un plan strictement littéraire, or la haine ne fait pas partie des options de la littérature. La meilleure preuve qu’il n’y a pas de haine chez moi ni dans mon livre, c’est qu’il y a du rire. Deux émotions résolument incompatibles. - Au nom de quoi? - Au nom de la pensée. La pensée frappe depuis l’intérieur du rire. La haine hennit, elle ne pense pas. Honnie soit la haine de qui si mal pense. Ensuite, les exemples de monolithisme que je cite ne sauraient être plus objectifs, puisque je n’ai pas vécu cette époque et n’ai connu de Gaulle qu’à travers des textes de lui et sur lui. Je pose des questions, j’essaye d’y répondre. - Quelles questions? Vous ne faites qu’affirmer votre opinion avec arrogance! Vous l’accusez de ne jamais se critiquer mais vous êtes comme lui. - Ne vous ai-je pas inventée? Et puis je suis un écrivain, pas un homme de pouvoir. Les questions que je pose sont simples. Comment un mythe aussi grossier que celui de De Gaulle a-t-il pu proliférer, s’imposer uniformément à tout un pays, influencer des 312 générations de dirigeants, convertir tous ses ennemis d’autrefois à sa cause dérisoire, comme par magie, comme par hypnose? Pourquoi n’y-a-t-il personne pour voir non seulement que l’empereur est nu, mais malingre et nul? Soixante millions d’ânes adorateurs rampants, et aucun renard pour relever la tête, observer que le buste est creux, que l’idole est en plâtre? Ces questions, vous en conviendrez Miss Noble, méritaient d’être formulées. Personne pourtant ne l’a jamais fait. A fortiori aucune réponse n’a jamais été proposée non plus. Voilà enfin qui est réparé, depuis Londres. Un Français parle aux Français, selon la méthode que Nietzsche préconisait pour questionner le mensonge et en faire résonner la vérité: à coups de marteau! - Vous n’avez pas besoin d’insulter tout un peuple pour autant. - Je traite le peuple français selon son mérite: «en canaille», comme dans une lettre à Marx du 28 avril 1851 Georg Weerth disait que La Nouvelle Gazette Rhénane l’avait fait à l’égard du peuple allemand. Vous n’imaginez pas ce qu’était la France de De Gaulle, celle des années 60. C’était le Jaggernaut, une construction ampoulée autour d’une vieille statue délabrée, un clinquant édifice au cœur duquel fermentait sans discontinuer un vrai mensonge et un mauvais songe, dont elle tirait, comme d’un monceau de fumier intestinal, son énergie et sa chaleur. - Vous ne gagnerez rien à invectiver vos lecteurs. - Qu’y puis-je s’ils se sentent visés? Est-ce que je me sens visé quand je lis les maximes effilées de La Rochefoucauld? - Vous n’êtes pas obligé, par exemple, d’employer le mot «goy», c’est très péjoratif. - Pas du tout, Sibylle, c’est biblique. Ça signifie une «nation», un «peuple», ça s’applique également au peuple d’Israël. Le terme me plaît car il est de la même racine que le mot guevyah, «corps», «cadavre», comme dans la prophétie de Nahoum: «Des cadavres à l’infini, ils trébuchent sur leurs cadavres.» «And there is none end of their corpses; they stumble upon their corpses.» Le goy de Gaulle est un mort vivant qui trébuche sur son propre cadavre. - Et «Crétinerie Goye», c’est biblique? Vous n’allez pas me dire que c’est un compliment! 313 - Non, c’est une insulte. Je veux forcer la haine à se tordre en pleine lumière. - Vous êtes complètement paranoïaque. - Peut-être, mais pas sûr. Il y a des précédents. - Vous insultez même vos proches. Le portrait que vous tracez de votre ami Marco est affreux, ce que vous dites de lui est très dur. Il ne voudra certainement plus vous parler après ça. - Ça m’étonnerait. Il est très fair-play, et il a fait pire. Surtout, il connaît la règle du jeu. Il sait que les mots ne sont pas des sentiments. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils disent parfois la vérité. Enfin ne négligeons pas l’éventualité que certains chapitres de ce livre soient conçus dans l’intention d’un plus grand raffinement de ma solitude. «Seul, je suis invincible», disait Céline à ses amis. - Il y a même une insulte carrément incompréhensible, lorsque vous traitez de Gaulle de «poor pajock». Je n’ai jamais entendu ce mot en anglais. - See Shakespeare. - Vous êtes désespérant. Vous avez décidé une fois pour toute que tout ce qui est français est intrinsèquemet mauvais, comme ce qui est allemand pour Nietzsche. - La comparaison n’est pas fausse, mais elle est imprécise. Je vous l’ai dit, j’ai de mon côté la littérature française, la peinture française, la musique française, Paris, toutes ces broutilles anti-patriotiques. Les meilleurs des écrivains français ont toujours dit beaucoup de mal des Français. Tenez, Chamfort: «Le caractère naturel du Français est composé des qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant comme le singe, et dans le fond très malfaisant comme lui; il est comme le chien de chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant de joie quand on le délie pour aller à la chasse.» Ou Rimbaud, s’en prenant à Musset: « Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré; français, pas parisien! » - Le zapping des citations n’a jamais été une démonstration. - Au cas où vous ne vous en seriez pas aperçu, ce livre n’est pas un essai universitaire. C’est un roman qui se caméléonise en tous les autres genres. Lisez le Talmud, vous comprendrez. Ces zigzags dont vous vous plaignez sont non seulement parfaitement volontaires, mais essentiels. 314 - Pourquoi? - Parce que je traite d’un homme et d’une période littéralement momifiés sous une déferlante d’écrits et d’images depuis cinquante ans. Pour déposer mon engin artisanal au cœur de cette pyramide de mots, je dois déconstruire le labyrinthe par un anti-labyrinthe. Le surf que je pratique sur les temps et les lieux est le meilleur moyen, selon moi, de lézarder cet immobilisme. L’écriture n’est pas la nature, elle fait des sauts. Les essais historiques et philosophiques les plus sérieux ne sont en comparaison que des coups d’épée dans l’eau. - A quels essais sérieux pensez-vous? Vous n’en citez aucun. - Vous voulez des citations sérieuses qui vont dans mon sens? Ça vous rassurerait, sweet Sibylle? - Je vous mets au défi! - Comme vous voudrez. L’historien Pierre Nora: «Toute la guerre a été, autant qu’une opération militaire et diplomatique, une opération de mémoire. Il s’agissait bien de laver la honte, d’effacer l’humiliation sans précédent de l’“étrange défaite” et le traumatisme de l’effondrement national, de faire oublier la culpabilité générale de l’été 1940 et le poids de la botte allemande. A la Libération, de faire apprendre à un peuple d’attentistes, de prisonniers, de débrouillards, la leçon de son propre héroïsme; de faire croire à une nation mutilée qu’elle s’était libérée elle-même et presque seule, par son combat de l’extérieur et de l’intérieur; de lui faire retrouver son “rang” en l’associant, vaille que vaille, aux conciliabules des vainqueurs; de la persuader, par une épuration sélective et contrôlée, qu’à part une infime minorité d’égarés et de traîtres, la masse immense des Français n’avait jamais voulu autre chose que le bien de la patrie.» Le professeur Raymond Aron: «Le général de Gaulle avait promis d’intervenir au cas où Israël se trouverait en danger de mort. Et, nous dit M. Gorse, une promesse du général de Gaulle vaut quelque chose. Qu’aurait-il envoyé au secours d’Israël, en dehors d’une conférence de presse... La tromperie au service d’une grande œuvre se pardonne aisément, inspire même parfois l’admiration; il n’en va plus de même lorsque l’objectif sent le pétrole et que le renversement des alliances semble dicté par l’humeur, l’amourpropre blessé ou d’obscurs calculs.» Le politicien Pierre Mendès France: «Ceux qui approuvent le plus de Gaulle et son régime mettent volontiers à son actif ses habiletés, ses roueries; qu’il s’agisse du processus du retour au pouvoir en 1958, de la solution algérienne, de la politique étrangère, nous avons lu cent fois l’éloge de la ruse, du secret et du double jeu. Mais on ne trouve jamais les mots de moralité politique, de probité, de droiture, sous la plume des fidèles de l’ancien président, et des méthodes que chacun condamnerait dans la vie privée ou professionnelle sont présentées par eux comme louables et excellentes dans la vie 315 publique.» Le philosophe Jean-François Revel: «L’usage gaullien du style s’appuyait donc sur quatre colonnes: l’appel direct à l’ensemble de la collectivité nationale; l’utilisation des moyens de communication de masse; l’exploitation habile d’une réputation de grand écrivain; la ruse consistant à multiplier les phrases vagues et énigmatiques de manière à donner de la tablature aux professionnels du commentaire.» Ça vous va? - Tous ces gens intelligents, sérieux et compétents que vous me citez étaient des ennemis subjectifs de De Gaulle. Et ils l’ont attaqué de son vivant. Vous, vous vous en prenez à un mort. - Puisque je vous dis que je m’en prends à un mythe. De Gaulle n’a plus d’ennemis aujourd’hui, l’enjeu n’est pas politique. Et puis la question n’est même pas là. - Où est-elle? - Elle est dans la constatation que le sérieux de l’essai est moins efficace que la fantaisie de la fiction. Je peux vous citer un essai très sérieux et très récent d’un jeune haut-fonctionnaire, Nicolas Tenzer, intitulé La face cachée du gaullisme. Son livre, très convainquant, s’est heurté à une muraille d’indifférence hostile, comme ont l’habitude d’en ériger les journalistes français. Le Monde en a fait un compte-rendu bâclé et hautain, avec une coquille très significative sur le nom de l’auteur, transformé en «Tanzer». Il leur fallait tancer ce panzer! - Vous êtes complètement paranoïaque! Même les coquilles sont pour de Gaulle! - Les coquilles sont des critiques crachouillées sous la forme d’un crottin typographique. Elles ont toujours une signification précise et hostile. - Je crois que vous êtes fou, Stéphane. - Je suis bien placé pour le savoir. Chaque texte que me commande un magazine ou un journal est systématiquement gangrené de coquilles. Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples. - Un seul suffira. - Le «génie incaptable » de Kafka misterhydisé en «génie incapable». - C’est une coïncidence. - Disons que c’est un coup de dés qui rêve d’abolir le hasard. Un lapsus si vous 316 voulez. Je vais vous donner le dernier exemple en date d’une très inconsciente volonté de nuisance journalistique. Un magazine m’a demandé récemment d’écrire sur une actrice contemporaine parmi une dizaine de starlettes qu’ils me proposaient. Ça ne me disait rien, ils ont insisté, j’ai fini par accepter, j’ai écrit ceci: LA BEAUTÉ INBAFOUABLE Lettre ouverte à Elisabeth Hurley Chère Liz Hurley, Il est temps que la littérature française rende hommage à votre extraordinaire élégance, si typiquement britannique, sensuelle et sensée à la fois. Votre impassibilité face à la vulgarité médiatique déchaînée, ce sang-froid qui circule lentement dans un corps hautement aphrodisiaque, votre sourire d’amazone sans illusions sur la veulerie des mâles, votre inbafouable beauté, cela éclate aux yeux de qui s’intéresse quelques secondes sérieusement, autant dire littérairement, à vous. Il est flagrant que vous savez comme les hommes sont faibles. Et si vous en souffrez, vous avez conscience, votre sourire en témoigne, que se plaindre publiquement de la pitoyable fragilité masculine n’a jamais été en soi un signe de force, n’est-ce pas. Quand toute la planète se livre à la prostitution médiatico-hystérique généralisée, une misérable affaire de prostitution locale n’est pas digne qu’on s’y arrête, n’est-ce pas. Vous ne vous y êtes pas arrêtée. Cette dignité est celle d’une reine. Vous faites songer à Churchill se promenant parmi les gravas, pendant la guerre, en souriant et en faisant tournoyer son chapeau, sous les acclamations de votre incomparable peuple, légendairement résistant à toutes les barbaries. Puisque nul Shakespeare n’est paru pour faire votre éloge, celui d’une Reine des Fées apprivoisant la Mégère Média, il fallait bien 317 qu’un écrivain français, depuis son exil parisien, se dévoue. Vous êtes la Marilyn de notre temps, intelligente et sensible, et méritez qu’on vous écrive des scénarios qui le révèlent à toutes les âmes intelligentes et sensibles. Tel est ce que je vous souhaite sincèrement. Et je vous embrasse. S. Z. - C’est une belle lettre pour une belle femme, mais le moins qu’on puisse dire, c’est que la modestie ne vous étouffe pas. - A partir d’un certain âge, être modeste c’est perdre son temps. - Où sont les coquilles? - L’article parut, je le relus. Je ne voyais pas de coquille mais bizarrement quelque chose n’allait pas. Je relisais, je relisais, je trouvais ça fade sans comprendre pourquoi, jusqu’à ce que l’évidence éclate, comme dans The Purloined Letter. Ils avaient changé un mot, un seul, un mot du texte que j’avais repris dans le titre, tant cela leur était insupportable. - Le mot «beauté»? - Eh non. Ils avaient titré: Divine Beauté, remplaçant aussi «inbafouable» par «divine» dans le texte. - C’était pour rendre votre article plus compréhensible, un magazine n’est pas une revue littéraire. - C’est vrai, mais ce n’était pas anodin. Les médias veulent pouvoir bafouer la beauté à leur guise. En remplaçant ma trouvaille allitérée par un cliché éculé, ils se sont dévoilés. - Vous voyez le mal partout! - Je vois le mâle, en l’occurrence, puisque le travelo en cause dans l’affaire du mari d’Hurley s’appelait «Divine». - Nous sommes loin de De Gaulle. - Pas sûr. Je voulais vous montrer la faiblesse du sérieux et de la rhétorique universitaire quand il s’agit de contrecarrer un phénomène de narcose verbale. 318 - Que votre livre soit drôle et agréable à lire n’empêche pas qu’il puisse être construit. - Il l’est. - Non, il s’éparpille dans tous les sens. - Il ne s’éparpille pas, il palpite, ce n’est pas pareil. N’oubliez jamais que je fais dans la contre-hypnose. - Donnez-moi un seul exemple de construction. - Très simple, ma mère. - Comment ça votre mère? - Elle apparaît à un moment précis, lors du récit d’un rêve où elle prend symboliquement la place de mon exil. Elle réapparaît à un autre endroit, pendant ma fausse psychanalyse et mon bref séjour à l’armée, où c’est moi qui prend sa place. Je plonge dans son enfance, je détisse le temps, je capte sa névrose et je l’utilise pour tromper l’armée. Si vous ne voyez pas en quoi cela s’oppose, point par point, à l’attitude sclérosée de De Gaulle, né le même jour que son père et dont la rigide vieillesse est embryonnaire dans sa propre jeunesse figée... - Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir utilisé votre père plutôt que votre mère, le parallèle était plus patent? - C’est une transposition échiquéenne. Le temps, joueur virtuose, choisit de protéger le roi de mon adversaire, c’est-à-dire de faire phagocyter son père par de Gaulle pour le rendre inattaquable. Mais il me livre du même coup un passage vers la reine de De Gaulle, sa mère, née, elle, le même jour que moi. - Vous plaisantez! - Pas le moins du monde. Le temps a trop d’humour pour que je fasse de mauvaises plaisanteries à son sujet. Jeanne Caroline Marie Maillot, née à Lille le 28 avril 1860, c’est dans toutes les biographies. Les 28 avril sont avec moi. Regardez, Le Miracle de Haydn, qui nous a fait nous rencontrer. - C’est un 29 avril, pas un 28! - Coquine, je vois que vous suivez. Vous voulez un 28 avril radical? - Oui. 319 - Le 28 avril 1969, de Gaulle démissionne à tout jamais après la défaite de son référendum. - Conclusion? - Echec et mat. Je suppose que vous n’aurez aucun mal à me traduire ça... 320 CHAPITRE II Drinnnnng! Ma mère au téléphone: - Stéphane, j’ai parlé de toi à mon psychanalyste. - Comment va-t-il? - Il dit que ton projet est une bombe. - Quel projet? - Tu sais bien, ne fais pas l’imbécile. Il dit que tu devrais prendre un pseudonyme. - Pourquoi prendrais-je un pseudonyme? - Pour te protéger. - Je ne risque rien, Maman. - Ton père et moi avons très peur pour toi. Tu es en liste rouge au moins? - Et toi? - Nous allons nous y inscrire à cause de ton livre. Tu n’as quand même pas honte de moi? - J’ai peur, fais-moi plaisir, prends un pseudonyme. - Je ne prendrai pas de pseudonyme. Tu n’as qu’à changer de nom, toi. Sandra au téléphone: - C’est moi. - Ça va mon amour? - Super! je vais gagner beaucoup d’argent cette année. Trois de nos films ont été achetés. - Bravo. - Merci fofinho. J’ai eu mon père, à Sao Paulo. Il dit que ton livre est une excellente idée. - Merci. - Je lui ai aussi raconté comment tu avais obtenu de l’argent pour aller en Angleterre. - Et alors? - Alors il a dit que c’était comme dans Cria Cuervos. - Qu’est-ce que ça veut dire? - Tu n’as jamais vu le film Cria Cuervos? - Non. Le film le plus intello que j’ai vu dernièrement c’était Godzilla. - Je rêve! Dans Cria Cuervos, il y a un proverbe qui dit: si tu élèves un corbeau, le corbeau finira par t’arracher les yeux. - Et alors? - Alors, d’après mon père, tu es le corbeau que la France a élevé. Sweetie au téléphone: - Bonjour Stéphane! - Sweetie, vous allez bien ma belle? - A merveille. Je voulais juste vous dire bonjour, je ne vous dérange pas? - Pas du tout. Je travaille comme un damné, et le plus drôle c’est que c’est à ma damnation que je travaille. Vous en êtes où? - Votre grand homme prépare son putsch. - J’ai réussi à obtenir les vidéos de toutes ses conférences de presse. Je vous les garde? - Vous êtes top, 321 Sweetie, on vous l’a déjà dit? - On me le dit tous les jours. - Moi j’ai une cassette pour vous, je vous ai enregistré les Suites Anglaises de Bach par Gould. Vendredi, 18 heures au Rostand? - Comme d’hab’. Vous avez vu la statue de Churchill au Grand Palais? Non. Ils ont fini de l’installer? - Bien sûr, mon cher, ça fait déjà plusieurs mois. Il faut mettre vos fiches à jour. - Je compte sur votre propre fraîcheur pour rajeunir mes fiches. - Elle est en face de celle de Clemenceau. Ils vont bientôt leur adjoindre celle de De Gaulle. - Encore lui! Je croyais que la statue de Churchill avait été précisément érigée, avec quelques années de retard, pour remercier les Anglais d’en avoir placé une de De Gaulle à Carlton Gardens! Ils ne peuvent donc pas supporter d’avoir le Bouledogue sans lui coller aussitôt le Dindon dans les pattes! - Je ne discute plus avec vous. Vous êtes irrécupérable. Vous seriez incapable de citer un grand homme français sans en dire du mal. - Ce n’est pas vrai. Tenez, Clemenceau, justement. C’était un type très intéressant. Churchill l’admirait et prétendait qu’il était bien plus avisé que l’Asperge. De Gaulle l’admirait aussi énormément, je vous signale. Il était capable de réciter par cœur des lettres de Clemenceau... - Oui, je sais, une lettre sur un arbre dans la cour d’un collège. Il y a plus remarquable comme citation. - Vous allez me citer la classique: «La guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires.» - J’ai mieux: «Il ne suffit pas d’un képi galonné pour transformer un imbécile en homme intelligent.» - C’est malin! - Et vous n’avez pas entendu ma préférée. - Allez-y, je suis blindée. - «Il y a deux choses inutiles: la prostate et le Président de la République.» - Ah ah ah! A Vendredi. Je vous embrasse. - Moi aussi. Matos Viéra au téléphone: - Salut gamin, tu travailles? - Et toi mon grand? - Comme un ouf. J’ai terminé mon texte sur Céline et le morse. - A propos de morse, écoute ça: «.---....----.....-......-.--...-..--.---..-.-...---.-...---..--...» - C’est quoi? - Le début de Rigodon. - Comment tu as fait? - J’ai un programme sur mon ordinateur qui transforme toute phrase en morse. - Pas mal! J’ai envoyé mon texte à Hubble pour qu’il le publie dans sa revue. Ça fait trois semaines, toujours aucune réponse. - Patiente encore. - Tu ne peux pas l’appeler pour lui demander de me publier? - Ça ne marche pas comme ça. Personne ne dit à Hubble 322 qui il doit publier. Il décide seul. - Ah les bâtards! Vous êtes vernis, Marco et toi. Il vous publie quand vous voulez... - Pas du tout, il m’a déjà refusé des textes, et à Marco aussi. - C’est quoi ses critères? - C’est lui, c’est tout. Ça lui plaît, il publie, ça lui plaît pas, il publie pas. Pourquoi tu tiens tant à être dans sa revue? - Parce qu’il est le meilleur! Les autres n’y comprennent rien. - Eh bien voilà. Dans ce cas tu fais comme tout le monde, tu patientes jusqu’à ce qu’il daigne te remarquer. - Ah les bâtards! Je suis écœuré. Quand je pense que le plus grand écrivain vivant doit se contenter du RMI... - Je ne connais pas les détails de la vie privée de Hubble, mais à mon avis il gagne un peu plus que le RMI... - Je ne parle pas de lui, Gueza, je parlais de moi! - Ah, excusemoi, je ne te suivais pas. C’est ton verlan qui m’égare. Comment on dit mégalomaniaque en verlan? - Ah ah ah! Vous savez bien que je vous bats à plates coutures, Marco et toi. Laissez tomber, les mecs, reposez-vous, l’affaire est entendue comme dit Linecé, je suis déjà en tête dans le tournant de l’an 2000, le 21ème est à moi, vous n’avez aucune chance. - C’est une drogue dure, que veux-tu. Impossible de décrocher. - En parlant de drogue, tu en es où dans ton Gauledeu? - Les paras se préparent à envahir Paris. Tu sais que de Gaulle connaissait le verlan? - Tu blagues! - Non, il disait même à son médecin, à la fin de sa vie, que de son temps le verlan était déjà dépassé par le siacnarf. - Le quoi? - Le français en miroir. - Ah le bâtard! Marco Banana au téléphone: - Alors le gaulliste! Tu n’arrêtes plus! Repose-toi un peu. Tu as revu Lydie? Plus ou moins? - Tu l’as baisée? - Plus ou moins. - Raconte-moi, moi je te raconte tout. - Tu connais ma pudeur. - Pas d’ironie! Tiens écoute ça: «biiip! Allô, Marcounet, c’est Daphné, mon Marcounet, mon grand homme, mon écrivain, je t’aime, à bientôt. biiip!» - C’est qui, cette minaudante? - C’est ma nouvelle maîtresse, elle est fabuleuse! Elle me laisse cinq messages par jour sur mon répondeur. Tu verrais ses seins! Je l’adore! - C’est la brune splendide et ultra-névrosée que tu as draguée l’autre fois aux Deux Magots? - Exactement. On s’adore. Je la réécoute, tu permets? «biiip! Allô, Marcounet, c’est Daphné, mon Marcounet, mon grand homme, mon écrivain, je t’aime, à bientôt. biiip!» Je suis son grand homme, ça ne te dérange pas? - Ah ah ah! 323 En parlant de grand homme, je viens juste d’avoir Viéra au téléphone. - Il m’a appelé hier. Je t’avoue que j’ai eu du mal à ne pas craquer. Il est pénible. Et il est un génie, et nous sommes deux ratés, et il va casser la baraque, et nous n’avons rien compris à la littérature... - Laisse-le dire, c’est un gamin. - Un gamin de trente ans! A son âge j’avais déjà fait cinq livres! Cinq chefs-d’œuvre plus tard... comme il dirait de lui. J’ai été très très très très très très fair-play, je me suis retenu de lui balancer ce que Hubble m’a dit de son texte la dernière fois que nous avons pris un pot. - Ah bon, il l’a lu? Il t’a dit quoi? - «C’est pas lisable!» - Ne répète jamais ça à Matos, tu vas le déprimer. Tu sais bien qu’au fond il n’est pas sûr de lui. - C’est pas l’envie qui m’a manqué. Il a encore obtenu un super article dans un magazine branché. - Le plus drôle serait qu’il devienne célèbre. - Je t’avoue que ça me ferait très très très chier. Au contraire, on irait partout avec lui, on rigolerait bien. - S’il devient célèbre, il a intérêt à nous présenter des filles. Mais je sais qu’il nous reniera. C’est un Gémeau, il a la trahison et la duplicité dans le sang. - Retiens-toi de le détruire, «Marcounet»... Ah ah ah! t’as vu cette voix, je ne m’en lasse pas, allez, un peu de baume. «biiip! Allô, Marcounet, c’est Daphné, mon Marcounet, mon grand homme, mon écrivain, je t’aime, à bientôt. biiip!» Merz Datcha au téléphone: - Allô, Stéphane, je ne te dérange pas? - Pas du tout, Merz. Comment vas-tu? Fort bien, merci. Je travaille comme un dingue à mon livre sur Tzara... Inutile de t’expliquer, tu sais ce que c’est. Et toi ça va? Tu es content? - Très content. - Tu en es où? - Début de la guerre d’Algérie. L’orage s’accumule, je suis dans la charnière qui précède le putsch poussif de De Gaulle. - Ecoute, c’est drôle ce que tu me dis là, parce que justement je suis en train de lire la correspondance de Debord de cette période. J’ai pensé à toi, évidemment. Ça te passionnerait. Il est très sévère avec de Gaulle. Pas étonnant. Debord est le seul penseur lucide à cette époque. Que dit-il? - Ce qui est fascinant, c’est qu’il n’y a aucune ambiguïté dans son analyse. Il emploie très clairement les termes de «fascisme» ou de «dictateur» lorsque de Gaulle arrive au pouvoir. Il écrit à Gallizio: «Certes, l’histoire ne peut aller en arrière, mais il y a 324 parfois des reculs locaux, qui vont loin.» Il est d’un intraitable pessimisme, convaincu que la révolution va désormais devoir attendre encore quelques années. Il est surtout très dur avec les intellectuels de gauche. - Il a raison. - Et comment! Il écrit: «Les “penseurs” de la gauche disent que tout est à repenser radicalement, et jamais leur pensée n’a été plus banale.» - Que dit-il lorsque de Gaulle accède à la présidence? - Ecoute, tu m’ôtes les mots de la bouche, j’allais t’en parler. C’est très intéressant. Il insiste sur la décomposition de l’opposition à de Gaulle, montrant que le pouvoir de De Gaulle tient moins dans sa propre puissance, les militaires échappant en partie au contrôle qu’il prétend avoir sur eux, qu’à son bluff et surtout à l’affaissement de ceux qui devraient ne pas y succomber, autrement dit la gauche prolétarienne. Et comme Debord est un des rares à ne pas surestimer le pouvoir réel du FLN, il prévoit dès 1958 le prolongement de la guerre pendant plusieurs années. Tu comptes parler de Debord dans ton livre? - Bien entendu. Il y a un passage de sa correspondance que tu voudrais que je cite en particulier? - Je ne vais pas te lire les lettres qu’il m’a envoyées, ce serait trop immodeste. Tiens, cite plutôt ce passage, si tu veux... - Quelle date? - 26 janvier 1960, en pleine semaine des barricades d’Alger, dans une lettre à André Frankin. - Je t’écoute. - «Ce “Fort Chabrol” à l’échelle urbaine, et la grandeur du patron de bistro qui égale soudain devant le monde la fameuse grandeur du Général, où mènent-ils “une certaine idée de la France”? Aux égouts de l’histoire. Toutes ces Grandeurs communient dans les mythes éculés: de Gaulle est bien heureux d’aimer la France, et qu’Ortiz soit français, puisque c’est sa dernière excuse à laisser la racaille qui l’a fait roi lui disputer le pavé, et lui donner ses huit jours...» Je continue? - Vas-y. - «Ce qui m’inquiète, c’est que la canaille d’Alger n’a pas lu Arguments ou Socialisme ou Barbarie. Elle y aurait appris que ses intérêts condamnés par le développement du capitalisme technocratique aussi bien que l’absence de base économique de l’armée, la vouent à n’être jamais qu’une vaine apparence de force, un fantôme flottant devant la société française réelle, qui ne vit pas tant de l’autre côté de l’eau que dans une autre époque. Mais elle n’en sait rien: de quoi n’est-elle pas capable?» Tu as tout? - Oui, merci, c’est parfait. - Je ne sais pas comment tu vas pouvoir utiliser ça dans ton livre mais je te fais confiance, tu 325 te débrouilleras très bien. Je te laisse mon cher Stéphane car on m’appelle de New York, à très bientôt. - Ciao Merz, et merci. - Mais de rien, mon vieux, de rien.» Une journaliste au téléphone: - Allô, je suis bien chez Stéphane Zagdanski? - C’est moi. - Bonjour, Je suis Françoise Gaulloise... - Bonjour, comment allez-vous? - Euh, très bien merci. Je travaille au magazine Banalités de base. Nous préparons un dossier sur le Festival de Cannes et nous demandons à une soixantaine d’écrivains un texte consacré à une année de leur choix. Nous aimerions beaucoup avoir votre participation. - Vous savez, le cinéma et moi... - Mon rédacteur insiste, il veut absolument un texte de vous. Vous pouvez choisir l’année qui vous plaît et la traiter exactement à votre guise. Vous avez la plus complète liberté. - C’est un mot qui me va. Quelles sont les années? Du festival de 1939 présidé par Louis Lumière et annulé pour cause de guerre au dernier en date, en mai 1999. Beaucoup de gens ont déjà choisi les dernières années... - Qu’est-ce que vous avez entre 1947 et 1958? - Il reste 1956. La palme d’or est allée au Monde du silence de Cousteau et Louis Malle. Ça vous dit? - Continuez. Le prix spécial du jury est décerné à Georges Clouzot pour Le mystère Picasso. Intéressant. - Sous la pression de l’ambassade d’Allemagne, Nuit et Brouillard est retiré de la compétition. - Tiens donc! - François Mitterrand, garde des sceaux, fait son apparition sur la croisette. - C’est tout? - Oui, ah non. Marilyn Monroe joue une petit rôle dans All about Eve de Mankiewicz... - C’est bon, j’achète. Je peux écrire ce que je veux? - Liberté complète. - Il n’y aura aucune censure, aucune coupure? - Promis juré. Vous me faxez votre texte dès qu’il est prêt? - Raccrochez, je vous le faxe. Comment ça? - Je l’ai écrit en pensée pendant que vous me parliez. Je n’ai plus qu’à l’envoyer. - Vous plaisantez? - Ce n’est pas mon genre... Fax à l’hebdomaire Banalités de base: ALL ABOUT ALL Cannes, printemps 1956 Chère Marilyn Monroe, 326 Comment allez-vous? Tout le monde paraît abominablement inspiré cette année. On porte aux nues Le monde du Silence (réalisé par le frère cadet d’un méchant collabo anticélinien) quand tous ne devrait parler que de vous. Tel ourlet de votre peau, telle torsion de votre cou, telle mèche éteinte, telle oeillade ailleurs, la boursoufflure de telle vertèbre, de telle phalange rigide... les sujets ne manquent pas. Marilyn, je pourrais écrire une encyclopédie sur vos bras. Fermes et tendus comme des arcs, mains passées entre les boucles de votre jean d’adolescente; dénudés jusqu’à la gorge, planant dans l’air marin en brassant les écumes; dodus de catcheuse en lamé noir aux seins gonflés comme des outres; suffoqués sous la mousse dans une baignoire d’hôtel; laiteux de luxure sur le calendrier au drap rouge; étranglant puissamment un oreiller qui s’en vide de bonheur; fine amphore galbée posée contre une flûte de champagne, sur une plage encore; duveteux et hérissés de froid sous l’éclat des projecteurs; pliés, élancés, fatigués, amusés, excités, toujours savamment apposés, comme si à chaque prise vous les redessiniez au dernier moment sur la toile de votre corps qu’ils encadrent en connaissance de cause. A dire vrai on pourrait dresser une même liste exhaustive des différentes poses de chaque partie de votre corps: vos immenses pieds tors, vos sourcils circonflexes (vos soucis si complexes), vos jambes creusées, votre buste gorgé de seins, votre beau cul voltigeur, vos hanches, votre cou, vos lèvres, vos yeux, votre front, vos dents, vos cheveux... vos corps, cette languissante raffale de citations libertines coagulées qui dégouttent de candeur comme certaines maigrelettes suppurent le vice et l’impudeur. Au lieu de quoi un critique imbécile a osé vous comparer Kim Novac, et personne n’a daigné remarqué que vous étiez le modèle secret du Mystère Picasso. Ces Français sont décidément impayables. 327 «Silence, on tourne... en rond!», c’est leur devise. Refusant toujours de porter le képi de leur ignominie intarissable, ils viennent de censurer un impitoyable documentaire intitulé Nuit et Brouillard. Résultat tout est encore plus nocturne, embrumé et muet. Un ancien pétainiste nommé Mitteranci se voit qualifié de «beau, spirituel, pinup boy»! Quelle injure faite à votre propre pulposité juteuse de pastèque mûre. Je sais que tout cela vous intéresse un peu puisque vous venez de vous convertir au judaïsme pour pouvoir épouser Arthur Miller dans un mois. Drôle d’idée de convertir une shikse de choc, mais enfin, puisque vous êtes une coreligionnaire désormais, autant vous parler de ce qui nous concerne. Ce Miterranci, par exemple, était chargé de remplir des fiches sous Pétain exactement comme en ce moment vos maccarthystes fichent les gens pour «activités anti-américaines». Le mauvais goût règne en maître et Mitteranci parcourt la Croisette en papillonnant des paupières et en grimaçant à tout bout de champ tel un perro-bousquet (c’est un oiseau pas si rare typiquement français): «Allô j’écoute! Allô j’écoute!» Marilyn, je suis en train de contempler une photographie que Bert Stern prendra de vous d’ici quelques années. Vous portez une robe noire, un ample rideau de théâtre drapé, vous fermez votre bouche d’une main veinée de marbre d’où bourgeonne un solitaire; vous assistez à votre propre deuil, pensive déjà, et déjà ailleurs... Et je vous embrasse. S. Z. 328 CHAPITRE III La mazarinose «La doctrine», c’est ainsi que de Gaulle qualifiait lui-même l’amalgame grotesque de ses idées idiotes, si peu cohérentes qu’il faudra après-guerre qu’un de ses valets la rédige et la lui soumette pour qu’il la reconnaisse comme telle! En 1953, Philippe Ragueneau est chargé de la «propagande nationale et des services d’information du RPF». On n’avait pas encore eu l’idée de maquiller les choses sous des appellations publicitairement contrôlées: «Service des Communications», «Relations avec les Médias»... Ragueneau décide d’élaborer une «sorte de charte du gaullisme, un corps de doctrine, en quelque sorte», afin que les trouvailles du maître trouvent leur juste place «dans l’histoire des grands courants de pensée». En 1953, de Gaulle lit donc le condensé par un autre de sa propre pensée tirée de ses propres écrits, et il est enthousiasmé par son propre génie à lui-même révélé. Il déclare à Ragueneau, qui tremble de trac comme une première communiante - comme tremblait toute la domesticité gaullinienne dès que le grand homme proférait un demisoupir: «C’est bien cela, Ragueneau, tout à fait cela. Je ne trouve rien à redire à votre analyse. Mais je vous demande quand même de ne pas la publier, ni même, si vous voulez bien, de la faire circuler.» Et de Gaulle a ces mots étonnants, qui trahissent le Mazarin sous le Sauveur: «Cela, pour deux raisons: la première est que vous m’obligeriez à approuver implicitement, faute de pouvoir la désavouer, une présentation doctrinale du gaullisme; la seconde est que je ne veux pas de présentation doctrinale du gaullisme. En tout cas pas pour l’instant... Elle aurait, nécesairement, la rigidité d’une religion.» L’ironie est à son comble. Le gaullinisme est précisément depuis la fin de la Seconde Guerre la religion officielle en France, et la plus rigide des religions. Elle a son dieu, ses saints, ses martyrs, ses textes sacrés et même ses hérétiques. De Gaulle, à ce moment-là, est en exil du pouvoir. Il attend son retour en force. Il sait que moins il en dit sur lui-même (le mystère, qui permet de constater a posteriori l’«obscure harmonie des 329 choses», est une des notions essentielles de sa «doctrine»), plus il sera conforme à son rôle de chef. «Il ne faut être prisonnier de rien», déclare-t-il à Ragueneau, «si l’on veut avancer dans la forêt épaisse des réalités mouvantes. Napoléon a improvisé ses plus belles victoires.» De Gaulle, bien entendu, est éminemment séduit par l’idée qu’il a une pensée, et que cette pensée est digne de passer à la postérité. Il est alors en pleine rédaction de son mémorial auto-promotionnel, dont chaque ligne empeste le dépit de ne pas avoir été suffisamment célébré pour son rôle de Sauveur de la Nation. Célébré, c’est-à-dire placé sans contestation au pouvoir suprême. De Gaulle est un despote dans l’âme, mais si orgueilleux, supportant si peu la moindre contradiction, qu’il veut être démocratiquement élu au despotisme! Ce despotisme démocratique sera d’ailleurs parachevé avec la Constitution de la Vème République. Un vrai penseur est tout entier dans sa pensée. Il ne s’intéresse pas à sa diffusion, sa pensée se suffit à elle-même, se justifie d’elle-même, comme la beauté. La postérité lui est acquise sans effort. De Gaulle n’a pas la moindre fibre d’un penseur. Il est un pur idéologue. Sa «pensée», ramassis d’idées acquises dans sa jeunesse, est foncièrement statique, elle n’avance pas, elle ne renverse pas les obstacles futurs (la vraie pensée est toujours prophétique), et de Gaulle, qui le sait, prévoit qu’on pourra toujours infirmer ses dires. Alors, « la doctrine» devra faire son œuvre. Elle sera une égide, un gris-gris, un pur pendule à hypnose. «Après ma mort, on dira et on écrira beaucoup de choses. Je ne me fais pas d’illusions là-dessus. Ce que j’aurai accompli, ce que j’aurai voulu, même si les circonstances devaient m’empêcher d’y parvenir, pourra servir de guide à d’autres que moi, après moi. Car si j’entends marcher librement, je ne marche pas, pour autant, au hasard. Ce sera le moment, Ragueneau, de sortir la doctrine.» En réalité, la vraie doctrine de De Gaulle ne lui appartient pas. Elle a été édictée par un autre, quelques siècles auparavant, sous le titre de Bréviaire des politiciens. Saint-Simon a radiographiée cette doctrine et l’a résumée mieux que quiconque, évoquant les «longues et cruelles années des pestifères maximes et de l’odieux gouvernement du cardinal Mazarin». 330 Revenant sur les années qui précédent le putsch, un politicien résume sobrement, avec une admiration mal dissimulée, la jobardise de De Gaulle: «C’était un homme qui avait une énorme malice. Dieu sait s’il a promené tout le monde à cette époque.» De Gaulle a suscité la même admiration servile, avec sa ruse et son «machiavélisme», que Mitterrand. Les Français sont moins des veaux que des valets. Dès qu’un homme politique élève le ton, il les subjugue. De Gaulle fut le premier avatar moderne de ces princes à l’ancienne dont Mitterrand est le dernier exemple. Il n’est pas interdit de penser que ce maniaque du coup de bluff permanent et du mensonge éhonté n’a prénommé sa fille clandestine d’après le nom d’une rue huppée de Paris qu’afin de gagner du temps sur la postérité, suivant sa grandiloquence intérieure qui le fit s’avancer parmi les Grandes Têtes Molles du Panthéon, ériger par avance sa propre Pyramide au Louvre ou filtrer les conversations téléphoniques à tout va. «Il est bien vrai qu’il est nécessaire de tout savoir, de tout entendre, d’avoir des espions partout, mais il faut prendre tes renseignements avec prudence, car les gens te prennent vite en haine s’ils se savent surveillés. Espionne-les donc sans te faire remarquer.» Telle est l’une des pernicieuses maximes du cardinal Mazarin. Le prénom «Mazarine» est-il un hasard? Evidemment non. Il n’y a pas plus de hasard dans la France du Spectacle que d’après à Saint-Germain- des-Prés... Quand tout porte un autre nom, il est bon de revenir à d’indéniables réalités de base. De Gaulle n’est pas un méchant homme. Il n’est ni Hitler, ni Staline, ni Mao même. Il n’est pas eux, mais ils le fascinent, et sa sympathie à leur égard est manifeste. Ce sont des Caractères, comme lui. Comme lui, ils incorporent. Par-dessus les remous de l’histoire, une invisible affinité, une solidarité intrinsèque réunit ce que de Gaulle nommait ésotériquement les «Puissances». Aujourd’hui que les Puissances sont à la fois autres et semblables, cette solidarité spectaculaire s’exhibe au grand jour, sur une photographie où, le temps d’un sourire, ont été réunis toutes tendances confondues tous les princes de ce monde. De Gaulle, donc, n’est pas méchant: il est foncièrement dur, bête et sec, à la 331 française, ce qui est très différent. Beaucoup de choses se décident et se dévoilent dès l’enfance. La nièce de De Gaulle raconte que lorsqu’il jouait à la guerre avec ses frères et ses cousins, non seulement «oncle Charles» n’acceptait que le rôle de généralissime, mais il se montrait déjà teigneux et rigide. Il frappa son petit frère Pierre pour avoir livrer son message à l’ennemi «au lieu de l’avaler» comme il aurait dû. Un jour, c’est la France qu’il forcera à avaler quatre années de veulerie déplorable, quitte à ce qu’elle ne digère jamais le message. En 1947, expulsé du trône, il rabroue durement sa sœur Marie-Agnès Caillau qui requiert humblement un conseil pour son fils. «N’as-tu pas encore compris que je ne donne plus de conseils?» Monsieur Dindon est fâché. Les Français, auxquels Monsieur Dindon a conseillé de rejeter la Constitution, n’ont pas écouté ses oracles. Monsieur Dindon n’aidera donc pas sa sœur. Idiot et dur, sec et cassant, en un mot de Gaulle est profondément frigide. Il souffre d’un mal peu connu, la mazarinose. Il suffit de lire son récit du fonctionnement du gouvernement en exil, pendant la guerre, véritable conseil de régence où chacun s’exprime mais où de Gaulle seul tranche, pour comprendre ce dont il va souffrir pendant sa très involontaire traversée du désert. «Sur chaque question, le comité entend le rapport des ministres intéressés. La délibération s’engage. Chacun donne son avis. Au besoin, je l’y invite. J’expose le mien, généralement en fin de débat. Puis, je conclus, en formulant larésolution du conseil et, s’il le faut, en tranchant les litiges.» Les hommes de pouvoir sont ainsi. Ils mènent une existence matelassée par l’obséquiosité gélatineuse de leurs assistants, ils baignent dans la veulerie volontaire, la servitude réjouie de leur valetaille guindée. Ils ont perdu l’habitude qu’on leur résiste. Le pouvoir devient une drogue, le politicien un camé de la domination, et bien vite un malade de la manipulation. Du chauffeur à la secrétaire, de l’aide de camp au plénipotentiaire, du premier ministre au valet de chambre, du factotum à l’épouse (l’effacement craintif d’Yvonne de Gaulle ou de Danielle Mitterrand), un seul mot d’ordre: soumission à tous les étages. On connaît la dialectique du maître et de l’esclave, mais on sous-estime toujours 332 trop la puissance de ce stupéfiant réciproque. «Let me lick thy shoe», implore Caliban à Stéphano, «laisse-moi lécher ta chaussure ». L’hagiographe le plus intéressant, parce que le plus candidement servile, est Jean Mauriac, qui ne cache pas la piété filiale, piteuse et folle, qu’il éprouva pour de Gaulle. «Mon seul souhait était de mourir à ses pieds lors d’un attentat...», confie-t-il. Et Mauriac témoigne de la dureté délirante de De Gaulle avec ses collaborateurs, qu’il traitait comme des chiens et qui le servaient, réciproquement, en bons toutous. Il cite un exemple. En 1956, l’été, Mauriac part en croisière autour du monde avec les de Gaulle. Un soir, il admire la pleine lune sur l’océan. Lorsque de Gaulle va se coucher, Mauriac lui dit: «Mon Général, je vous en prie, avant de regagner votre cabine, allez donc voir la lune.» De Gaulle le regarde de haut et répond: «Mais dites-moi, Mauriac, vous me prenez pour un imbécile!» Sans sa dose quotidienne de servitude, le mazariné dépérit, il déprime, il est en manque, il souffre. En 1946, de Gaulle claque la porte d’un pouvoir qu’il ne supporte pas de devoir partager. Persuadé que son bluff va le faire rappeler dans les huit jours, il devra se contenter de tourner dans la cage de sa mégalomanie pendant douze ans, reniant l’un après l’autre tous ses principes ostensiblement affirmés, émergeant d’une solitude qu’il prétendait désirer comme un baume, fondant un parti, se livrant à toutes les combinaisons, tous les verbiages qu’il dénonçait tant chez les autres et dont il s’affirmait exempt. Il reprend sa tactique consommée du bluff qui lui a si bien réussi pendant la guerre, la perfectionnant grâce à ce que les sots croient être un «machiavélisme» consommé, qui n’est en réalité que la reprise des «pestifères maximes» du cardinal Mazarin. La première maxime, tirée du Brévaire des politiciens, que de Gaulle suit à la lettre lors de sa démission en 46, est celle du feint contentement de ce qu’on ne peut empêcher. «Si jamais on te démet de tes fonctions, manifeste publiquement ta satisfaction, et même ta reconnaissance envers celui qui t’a rendu la quiétude et le loisir auxquels 333 tu aspirais. Trouve les arguments les plus convaincants pour ceux qui t’écoutent: ainsi éviteras-tu qu’à la disgrâce s’ajoute le sarcasme.» La deuxième maxime est la plus naturelle à de Gaulle, il la pratique depuis toujours, c’est celle du drapé. «Sois économe de tes gestes, garde la tête droite et un ton un peu sentencieux. Marche à pas mesurés, et garde en toutes circonstances une posture pleine de dignité.» Deux maximes servent donc à de Gaulle de parfait parachute lors de la perte du pouvoir, et deux maximes lui servent à remonter la pente pour récupérer la couronne. Entre-temps, il fait un faux-pas, par impatience. C’est l’échec cuisant de l’opération RPF, de Gaulle n’ayant pas su respecter la maxime essentielle de l’isolement: «L’homme heureux est celui qui reste à égale distance de tous les partis.» Mais il se reprend vite, et pratique assidûment la maxime des pas de loup. «Commence par faire la preuve qu’il est indispensable que quelqu’un soit en charge de telle ou telle fonction honorifique, en présentant la chose de telle façon, en invoquant de telles raisons qu’à l’évidence tu apparaisses comme tout désigné pour l’occuper. Puis fais-toi prier pour l’accepter, en objectant que ta position actuelle te confère déjà les privilèges attachés à cette fonction.» La dernière maxime du mazarinisme gaullien voit son effet décuplé par la crise de la guerre d’Algérie. C’est la maxime du flou mazarin. «Si tu es appelé à trancher entre deux partis de manière catégorique, commence par utiliser des formules ambiguës. Par exemple, en faveur du parti que tu veux défendre, parle d’un ton solennel mais en donnant l’impression que tu penches plutôt pour le parti opposé. Ou bien réserve tes conclusions.» Le 19 mai 1958, juste avant son retour au pouvoir, de Gaulle tient une conférence de presse à Colombey. L’histoire hoquète, de Gaulle va être «utile, encore une fois, directement, à la France». Le mot le plus important de la journée est «directement», bien entendu. Le style, l’atmosphère, le système que de Gaulle va directement instaurer font passer les institutions françaises - encore en place aujourd’hui -, pour des grimaces de Néanderthal aux yeux des Anglais - «les plus anciens hommes libres de l’univers», écrit Morand -, et en comparaison de l’Angleterre - «un pays qui, dès le treizième siècle, avait réglé le statut de la royauté, dès le seizième, liquidé sa querelle avec le clergé, et dès le dixseptième coupé la tête àson tyran». «Naguère, certaines choses se sont passées...» De Gaulle reste vague, il en a les 334 moyens, tout le monde le comprend. Il brasse les foules, «les Français», «les Peuples», «l’Etranger». On est entre nous, «l’Etranger» est une entité abstraite qui n’a pas sa place ici. Il oserait peut-être lever le doigt et demander: de quelles choses exactement parlezvous? Quels sont ces secrets de famille? Quel est ce miracle accompli que vous désignez comme une auréole translucide en passant les détails sous silence, comme si seule comptait l’évocation? Qui imaginez-vous ainsi chloroformer? «Certaines choses», donc, lui ont acquis une «espèce de capital moral», qui pourrait à nouveau, prétend-il, peser sur le cours de l’histoire. «Je suis un homme seul», dit de Gaulle. Ses mouvements de tête sont ceux d’une marionnette mue par un ressort qui le ramène régulièrement vers son public de face, alors qu’il répond à un journaliste sur sa droite. Le contraste est saisissant avec le «Je vous ai compris!» qui suivra dans deux semaines, deux jours après les pleins pouvoirs. A Alger, bras ballants, droit comme un i, il paraîtra presque inerte, érigé par l’absence de tout contradicteur, au point que les longues manches de sa veste sembleront vides. A un moment, de Gaulle dit: «Une crise nationale est extrêmement grave, mais aussi ce peut être le début d’une espèce de résurrection!» Il parle de lui, bien sûr. Dans ses Mémoires de Gaulle rapportait en vieille précieuse répugnée une phrase de Churchill sur sa conscience, une «bonne fille» avec laquelle il s’arrangeait toujours. A nouveau rien ne lui correspond mieux que la parabole de la paille et de la poutre dans l’Evangile. Car désormais, comme dit l’étranger dans Timon d’Athènes, «policy sits above conscience», le calcul prévaut sur la conscience. A chaque grand mot qu’il proclame, un cliquetis lui répond en sourdine. C’est celui d’une mitraillette qui s’arme. Au même moment Massu prépare l’opération nommée «Résurrection», petit coup de putsch à de Gaulle sous la forme d’un déploiement des paras dans Paris. La menace fasciste fait son effet. De Gaulle obtient les pleins pouvoirs qu’il réclame, l’opération Résurrection est annulée à un jour près. Dans la rue, les opposants défilent aux cris de «La girafe au zoo!» et «De Gaulle au musée!» Peine perdue. 335 Les commentateurs soulignent en revanche la grande courtoisie de De Gaulle à l’Assemblée, qui va voter une loi sur les pouvoirs spéciaux en Algérie. De Gaulle enroule ses mots autour d’un poignard, comme ceux que Titus Andronicus envoie à l’empereur Saturnin, et là aussi le carnage ne fait que commencer. La conscience du Dindon est-elle bonne? est-elle mauvaise? Pourtant le 19 mai, au palais d’Orsay, un homme parmi les journalistes ose poser à de Gaulle une question de fond. De Gaulle enlève ses lunettes avant de gigoter furieusement sa tirade: «Est-ce que j’ai jamais attenté aux répu... aux libertés publiques fondamentales? Je les ai rétablies! Y ai-je une seconde attenté jamais? Pourquoi voulezvous qu’à 67 ans je commence une carrière de dictateur!» La voix s’hystérise dans les aigus. Les journalistes, eux, trouvent le mot «dictateur» des plus comiques. Toute la salle rigole. Quatre années de terreur attendent encore l’Algérie, où, hormis le cas particulier du «sourire berbère», on n’a pas spécialement le cœur à rire. 336 CHAPITRE IV La salsa d’Alice A Charing Cross Road, The Salsa est une des boîtes les plus agréables de Londres. Il est 21h30, la salle est presque vide, je m’assieds sur un tabouret à l’une des hautes tables rondes, je prends des notes sur mon carnet Clairefontaine en buvant un bloody mary. Un vieil homme danse tout seul, très bien. Sans arrêter sa salsa lente, il invite avec un grand sourire une fille blonde qui refuse poliment. Il ne s’offusque pas et continue ses tourbillons solitaires, une main plaquée contre son ventre. Je le comprends, c’est bon de flotter seul dans le roulis du temps. Un homme s’assied à ma table, un verre de bière à la main, il a entre 50 et 60 ans. Il s’appelle Ian, il vient de Manchester où il était boulanger avant de se retrouver à la rue. Il me tape de quelques pièces, il me parle, je l’écoute, il me qualifie de «sensible person». Je lui offre un Cohiba, il me demande ce que je fais, je le lui dis, writer. Cela consiste en quoi? Cela consiste à écouter et observer, dis-je. Ça gagne bien? Non, pas beaucoup, mais ce n’est pas une vie aussi dure (tough life) que la sienne. Il me redemande de l’argent avant de partir, je lui donne les trois dernières livres qui me restent. Un peu plus tard, à la table d’à côté, deux Sud-américaines me sourient. L’une d’elle s’approche de moi et m’entreprend. Elle est Brésilienne, elle me dit que je lui plais bien, elle veut venir à mon hôtel pour seulement... la musique avale son prix. Combien? je tends l’oreille, elle trace alors lentement sur mon estomac avec son doigt les chiffres 7 et 0 en les épelant de ses lèvres pleines, «seven zero». Je n’ai pas ça sur moi, dis-je en lui souriant. Elle me laisse son numéro de portable, «pour une autre fois». Elle me fait promettre de l’appeler, je promets. Je danse une salsa avec une blonde (moi mal, elle très bien) qui n’a pas l’air intéressée. A 23h, je décide de changer de lieu. Je vais au Bar Madrid, à Oxford Circus. 337 Plus de monde mais la musique est moins bonne, moins purement cubaine. Vers minuit arrive une belle Noire. Je l’observe, elle commande un verre de vin blanc, le laisse au bar et va aussitôt aux toilettes. Elle ressort après quelques minutes, passe devant moi avec son verre et va jusqu’aux toilettes opposées, à l’autre bout de la boîte. C’est qui cette folle? Je la perds de vue en dansant avec Nicole, une Croate pas mal, puis avec Clara, une Polonaise, mignonne mais maladivement timide. Plus tard, adossé contre un mur, je bois une Corviza avec une tranche de citron vert coincée dans le goulot lorsque j’aperçois en me retournant la Noire en train de danser, seule, dans un coin sombre. Elle me voit la regarder et s’éloigne en dansant, puis finit par revenir. Nous parlons. Elle s’appelle Alice («Like Alice in Wonderland? - That’s me.»), elle est scientist, scientifique, spécialisée dans l’environnement. Alice a été danseuse et professeur de danse. Elle est née à Londres, connaît de nombreux pays, déteste Paris et les Français. Si elle y retourne, dit-elle, ce sera uniquement en vue d’y commettre un massacre (massmurder). J’éclate de rire. Pourquoi un massacre? Parce que les Français sont snobs et hautains, m’explique Alice. En Angleterre, hormis les Lords et les aristocrates, qui sont certes vraiment à part, tout le monde est sur un pied d’égalité et toutes les cultures se mêlent. Alice m’explique sa vision des choses: «Nous sommes tous racistes, je suis raciste, tu es raciste... - Pas moi, dis-je. - Mais si! - Mais non. - Comment peux-tu dire ça? - Je n’éprouve pas de haine, donc je ne suis pas raciste. Ne pas s’intéresser à telle ou telle culture, ce n’est pas être raciste. Par exemple, le Japon m’indiffère... - Tu vois, tu es raciste! - Non, c’est une culture qui me laisse froid, c’est tout. Ce n’est pas de la haine. Tu es raciste! - Non, d’ailleurs j’exagère, j’aime bien quelques haïkus quand même. - Ah oui? Comme quoi? - Comme “Tombée de la branche Une fleur y est retournée: C’était un papillon!” - C’est joli. - Merci.» Nous dansons un peu. Alice danse bizarrement, elle fait de petits pas comme si l’endroit précis du sol où elle posait les pieds était d’une importance cruciale, tandis que ses mains effectuent une minutieuse demi-ondulation indienne. Alice trouve que j’ai 338 l’air silly à ne pas bouger les pieds. Ce n’est pas grave, lui dis-je en souriant. Alice se met à tourner autour de moi en une salsa nonchalante, comme une squaw autour d’un totem. Je veux lui prendre une main, elle refuse, elle ne donne la main qu’à son petit copain (aïe). Alice est allergique au parfum. Elle sort un petit vaporisateur de son sac à main rouge et s’asperge les cheveux d’eau à la fraise, puis le cou et le visage. Elle m’en met sur l’intérieur du poignet pour me faire sentir. Que suis-je venu faire à Londres? Ecrire un livre. «Oh, you’re an author!» Un livre sur quoi? Sur Londres et Paris. En ce cas, dit-elle, tu n’as qu’à me suivre, je connais les milieux les plus variés de Londres. Quel est ton signe? Je lui dis de deviner, elle devine. «Taurus! you are a Taurus! I hate Taurus!» Elle feint de s’écarter avec dégoût d’un Taureau. Elle me plaît beaucoup, elle a du chien et un beau regard de biche névrosée aux abois, j’adore ça. D’une façon générale, il m’en faut peu pour m’enticher, mais Alice est très jolie. Les mèches de ses longs cheveux raides collées sur ses belles tempes brunes sont à lécher. Je lui dis que j’ai tout pour lui déplaire: Français, Taureau, et pas raciste. «Will you marry me?» me réplique-t-elle avec de grands yeux graves. Elle me laisse son sac à main rouge à garder et va chercher son petit ami pour me le présenter. Il était donc dans la boîte! Elle revient avec un grand brun maigre et souriant. Poignée de main. Il m’explique qu’Alice est un peu tendue ces temps-ci (je ne comprends pas la suite de sa phrase), et que c’est pour ça qu’elle dit du mal des Français. Aucun problème, dis-je, il n’y a pas de mal à en dire des Français, ils ne sont pas si aimables. Alice et son copain dansent ensemble, il est une heure trente du matin, je m’en vais discrètement. Je marche jusqu’à Marble Arch, la pluie a cessé, la nuit est douce, les rues sont pleines de monde. Lorsque j’arrive à l’hôtel Mildendo, un fax venu de Paris m’attend dans mon casier. «Monsieur, Journaliste pour le futur mensuel MAN, je prépare un dossier sur les dragueurs. 339 Accepteriez-vous de répondre à quelques questions sur ce thème, Merci de m’appeler au 01 45 87 34 10. Karine Jasmin-Javel» Plus de compromissions. J’ai dû me dire ça au moins cent fois, la centième après la parution de mon texte dans Banalités de base amputé des deux tiers: toute la partie sur Mitterrand a sauté. Je déchire le fax, je me déshabille, je m’allonge, je lis un peu. Je finis par m’endormir, bercé par les sanglots du roi Lear. 340 CHAPITRE V Complexes de pierre En France, traditionnellement, l’homme de pouvoir hait l’homme d’esprit. C’est métaphysique. La vérité habite l’homme d’esprit comme le fausseté, le mensonge, la comédie intrinsèque enflent l’homme de pouvoir. C’est historique aussi. Traumatisé par la Fronde dans son enfance, Louis XIV se méfiait de l’intelligence. Il faut dire que l’alliance radieuse des plus hauts esprits français, décidés à relativiser l’absolutisme à coups de pamphlets et de mini-guerres en dentelles, avait de quoi impressionner. L’enflammé La Rochefoucauld (et avec lui la délicieuse Mme de La Fayette), le génialissime cardinal de Retz, le facétieux BussyRabutin (et avec lui sa pétillante cousine Mme de Sévigné), le Grand Condé, son frère le non moins grandiose Conti et quelques autres cerveaux de haut vol, conjuguèrent un temps leurs brios au point d’éclipser l’aurore du petit roi Soleil, qui en restera secrètement blessé jusqu’aux braises de son crépuscule. La Fronde échoua, hélas. La France manqua sa seule chance de rattraper son retard sur les Barons british qui muselaient depuis des siècles le despotisme spontané de leurs souverains. Le grave complexe d’infériorité des hommes de pouvoir, en France, naît à ce moment-là. Saint-Simon le confirme. Lui-même était passablement discrédité auprès de l’Astre perruqué. Sa sève littéraire - alliage inaltérable de vision infra-rouge, de puissance d’analyse et de frénésie stylistique - transpirait au moindre de ses mots et faisait frémir ses phrases comme la robe d’un pur-sang parcourue par des décharges nerveuses. «L’esprit, la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter, avoir le cœur haut, être instruit, tout cela lui devint suspect, et bientôt haïssable. Plus il avança en âge, plus il se confirma dans cette aversion... La souplesse, la bassesse, l’air admirant, dépendant, rampant, plus que tout, l’air de néant sinon par lui, étaient les uniques voies de lui plaire.» 341 Faut-il préciser que de Gaulle ne cite jamais Saint-Simon? Remué dès l’âge où il marinait dans les jupes de sa mazarinée marâtre, Louis XIV souffrait d’un étrange complexe psychologique, un mélange de hauteur altérée et de bassesse bafouée, «ombrages mazarins d’autorité» résume Saint-Simon, merveilleuse expression qui sied comme un gant de fer à de Gaulle. Depuis le Roi-Soleil jusqu’à Mitterrand (qui possédait une édition rare du livre de Louis XIV, Le métier de roi), en passant évidemment par de Gaulle et sans oublier le nabot Napo qu’agaçait prodigieusement le génie rétif de Chateaubriand, les dirigeants français se sont invariablement transmis la mazarinose, ce complexe du grand homme, cette animosité réflexe devant ce qui vous dépasse. Les Présidents en particulier dissimulent mal, sous leurs velléités littéraires, leur répulsion pour la littérature. Pompidou, agrégé de grammaire et grand amateur de poésie française, avait un goût abominable. Giscard d’Estaing écrivit un roman parfaitement lamentable (cela va de soi), dont les critiques raillèrent unanimement une piteuse scène érotique, oubliant à cette occasion leur propre propension à écrire d’aussi risibles romans ratés. Mitterrand, lui, donna dans le pamphlet. Il se prenait, comme de Gaulle, pour un écrivain d’envergure, et il possédait, comme de Gaulle, tous les stigmates caricaturaux de l’homme de lettres de seconde zone: bibliophilie compulsive chez l’un, préciosité caoutchoutée chez l’autre, et chez les deux le même mauvais goût en matière de lectures. Pas de hasard, donc, si l’écrivain favori de Mitterrand et de De Gaulle était le même homme, Jacques Chardonne, collabo engagé, auteur de L’amour c’est beaucoup plus que l’amour, L’épithalame, Les destinées sentimentales et autres insipides conneries consternantes de mièvrerie. «Réactionnaire tempéré», dit le dictionnaire, à la «prose fluide, transparente, classique en un mot», qui «traduit la nostalgie d’un univers rythmé par les saisons, par le charme des jeunes filles, par la beauté et par la grâce», prétendant «qu’il ne pouvait “décrire un personnage d’homme s’il n’est en contact avec une femme dans le mariage”». 342 Les jeunes filles, le mariage: tels furent les thèmes littéraires favoris des deux principaux hommes de pouvoir français de ce siècle. Que l’enfant adultérine de François Mitterrand ait été prénommée Mazarine ne laissera à nouveau à cet égard aucun homme d’esprit indifférent. Mitterrand, comme de Gaulle avant lui, souffrait atrocement de mazarinose. Ça crépitait dans chacun de leurs gestes, à chaque posture. Chez Mitterrand, le papillonnement des paupières, l’altière façon de ne pas regarder en face son interlocuteur, la voix au mugissement engoncé. Chez de Gaulle, les mouvements de bras épileptiques devenus un rituel ridicule à chaque sortie, ce geste de footballeur amidonné qui vient de marquer un but, bras levés et raidis tel un gros gamin grotesque attendant que sa maman lui enlève sa veste de pyjama par la tête. Sans oublier le toussotement spectral, les sautes de voix, haussements brutaux vers l’aigu comme pour empêcher un contradicteur invisible de l’interrompre, de dissiper l’escroquerie rhétorique en train de s’élaborer, puis plongées dans les limbes des graves, avec ce timbre granuleux si particulier qui donne l’impression d’un homme se balançant perpétuellement sur la pointe de ses cordes vocales. Les deux hommes étaient taraudés par le même grinçant fantôme, le Mazare! MiMozart mi-Lazare, un ressuscité avide de jouer à l’immortel, ou, pour le dire simplement: un pur politicien, enrobé d’intrigues et de faux semblants, qui aurait vendu père mère et âme pour être un grand écrivain. Richelieu a fondé son Académie pour mieux exercer son étroite et illusoire surveillance sur ces incorrigibles écrivains français. Peine perdue, il n’y plane aujourd’hui que l’éternité simiesque d’impassibles bouffons verdâtres, élus de pacotille, travestis lettrés aussi risibles qu’illisibles, qui ne sont parvenus après bien des efforts qu’à obtenir une immortalité factice. On ne prend pas assez au sérieux ce complexe d’infériorité littéraire des hommes de pouvoir, qu’ils doivent pétrifier en complexe architectural, comme une réponse de pierre aux élancements de la névrose, une psychothérapie monumentale, expurgation de 343 l’effroi intérieur en terreur chosifiée, transmutation des sanglots réprimés en glaciation imposée. La thérapie de Louis XIV, sa réponse délirante, lapidaire, issue d’une vanité blessée, aux 641 maximes du duc de La Rochefoucauld précisément conçues pour fustiger l’amour-propre, ce fut Versailles et sa Galerie des Glaces. Il faut dire que la mazarinose alors ne manquait pas de panache, et ce jusqu’à Napoléon que l’immortelle insolence de Chateaubriand rendait pourtant fou de rage et d’envie, mais dont il est impossible de méconnaître l’indéniable génie stratégique. Après, hélas, ça se gâte. De Gaulle n’est pas Louis XIV, ni même Clemenceau dont le goût et l’amitié pour les génies étaient notoires. Militaire jusqu’au bout des ergots, de Gaulle n’a aucun goût littéraire, ni pictural, ni musical. Il est mesquin même dans la mazarinose. Le Corbusier est taillé pour lui. En 1969, Malraux le cite à de Gaulle comme exemple d’«artiste gaulliste». «Qu’est-ce qu’un artiste gaulliste?» demande De Gaulle. «Un artiste qui vous soutient», répond Malraux. En réalité Le Corbusier est l’artiste gaullinien par excellence. Sa personnalité, son style, ses thèmes, ses engagements, sa bêtise, sa sécheresse, sa raideur, sa dureté et ses complexes le rapprochent intimement de De Gaulle. Dans les années vingt, Corbuse se révèle un chef d’entreprise fier, ambitieux, rigoureux, passionné par les méthodes de l’esclavagiste Taylor. Mais loin de se contenter d’être une banale et très euphorique ordure, le patron de la Société d’Entreprise Industrielle et d’Etudes se sent aussi une âme d’artiste, comme on dit - alors que c’est bien entendu un corps d’artiste qu’il s’agit d’être. Son amour de la rationalisation productive se retrouve dans son goût pour les machines, l’ordre, le travail, le dépouillement et surtout la pureté, petit concept à la mode entre les deux guerres, qui prendra officiellement le pouvoir en 1933 en Allemagne. A la fin de la Première Guerre, Corbuse rejoint le mouvement «puriste» d’Amédée 344 Ozenfant. Il peint en 1918 un premier tableau, très laid, La Cheminée. Comme il est aussi vaniteux qu’ambitieux, il divague sur la noblesse de son inspiration. «Derrière cela est présent le site de l’Acropole», commente-t-il en toute simplicité. Derrière cela est surtout prégnante sa passion d’écrire. Sur la cheminée purifiée on distingue, outre une espèce de fade motte de beurre, posés contre la muraille couleur purée de carottes, des livres. En 1930, quand Corbuse se fera naturaliser français, sa carte d’identité indiquera «homme de lettres». Car Corbuse a un style, ou plutôt une velléité de style largement dévorée par ses fantasmes fascistoïdes. Cette raideur sous-poétique grimace, par exemple, dans une lettre d’octobre 1925 à une cliente, Mme Meyer. «Nous avons rêvé de vous faire une maison qui fût lisse et unie comme un coffre de belle proportion et qui ne fût pas offensée d’accidents multiples qui créent un pittoresque artificiel et illusoire et qui sonnent mal sous la lumière et ne font qu’ajouter au tumulte d’alentour... Nous avons tenu à ce que les viscères soient dedans, classés, rangés et que seule une masse liquide apparût. Pas si facile que cela! A vrai dire c’est là la grande difficulté de l’architecture: faire rentrer dans le rang.» L’ordre est la grande passion de Corbuse, et «l’arbitraire d’un fatal désordre» qui règne dans les villes, son pire cauchemar. En 1914, tout implose, l’homme moderne se révèle dans sa sauvagerie millénaire. Corbuse, lui, gazouille d’espoir. «Une grande époque vient de commencer. Il existe un esprit nouveau. L’industrie, envahissante comme un fleuve qui roule à ses destinées, nous apporte les outils neufs adaptés à cette époque nouvelle animée d’esprit nouveau. La Loi d’Economie gère impérativement nos actes et nos pensées.» La planète entière s’effondre, il n’y prévoit que des merveilles. A une époque où aucun esprit, et surtout pas un artiste, ne peut encore décemment croire dans la société industrielle capitaliste, Corbuse s’exalte. Après la boucherie, imperturbable, il fonde sa revue L’Esprit nouveau. Bientôt le fascisme concret va planer sur l’Europe. Le Corbusier sent son heure arriver. Le facteur humain est peu fiable, il gâche tout, il souille la propreté, la pureté, l’ordre, la transparence. Corbuse du coup idolâtre la machine. «Toute machine qui tourne est une vérité instantanée. C’est un être viable, un organisme clair... Vraiment la machine est un chantier d’expérimentation merveilleuse de la physiologie des sensations, autrement riche et en ordre, que la statuaire», chantonne-t-il en 1925. 345 Le Corbusier n’en reste pas aux divagations stéréotypées. Pour ce nouvel homme heureux dans son ordre nouveau, il imagine - et il fera bâtir - des «villes radieuses» où la lumière et la liberté sont interdites de séjour grâce à ses «brise-soleil» et autres abjectes innovations du genre de ses façades rayées en barreaux de prison. C’est sûr, Corbuse est visionnaire. En 1922, son Plan pour une ville contemporaine de 3 millions d’habitants offre l’aspect d’un camp de concentration! Son livre La Ville radieuse, publié en 1935, n’est-il pas dédié «A l’Autorité»? Joignant le geste à la formule, il en adressera plus tard des exemplaires à Pétain, Staline, Mussolini, Nehru... En 1925, il imagine dans son Etude pour le Plan Voisin une autoroute qui traverse Paris en passant par le vieux quartier du Marais, qu’il faudrait donc détruire. On notera au passage que Le Marais est aussi le quartier juif historique de Paris. Le désordre, le tumulte, la rumeur, la tache, l’arabesque, l’histoire, le passé, la sauvagerie, le hors la loi et plus généralement tout ce qui participe de l’impureté, tels sont les ennemis de Corbuse. Sa sèche rigueur prostestante, qui lui sculpte un visage d’insecte sévère et froid, lui fait vomir le luxe, le calme, la volupté. Le luxe? «Le décor d’or et de pierres précieuses est le fait du sauvage endimanché qui nous habite encore.» Le calme? «Travailler n’est pas une punition, travailler c’est respirer!» La volupté? «La maison est d’abord une machine à habiter, c’est-à-dire une machine destinée à nous fournir une aide efficace pour la rapidité et l’exactitude dans le travail, une machine diligente et prévenante pour satisfaire aux exigences du corps: confort.» La société industrielle dirigiste n’a pas de plus fervent propagandiste. Ses formules ont d’ailleurs toujours le goût âcre du mot d’ordre. En 1925: «Si quelque Solon imposait à notre effervescence ces deux lois: LA LOI DU RIPOLIN LE LAIT DE CHAUX nous ferions un acte moral: Aimer la pureté! nous accroîtrions notre état: Avoir un jugement! Un acte qui conduit à la joie de vivre: la poursuite de la perfection.» 346 Corbuse mène une croisade. C’est le titre wagnérien de son livre publié en 1933, Croisade, ou le crépuscule des académies, imprimé en lettres gothiques sur la couverture, au-dessus d’une grande croix de Templier. Les adversaires de ce crétin paranoïaque sont tous ceux qui ne sont pas lui, tous ceux qui le précèdent ou ne le suivent pas, tous ceux qui souillent son rêve nihiliste de virginité blanche. «Ils sont aussi gênants que des moustiques», dit-il. «Faire l’apologie de ce qui est banal, indifférent, dépourvu d’intentions d’art, inviter les yeux et l’esprit à se complaire en telle compagnie et à peut-être s’insurger contre l’arabesque, la tache, la rumeur bruyante des couleurs et des ornements, ignorer toute une production parfois talentueuse, passer par-dessus une activité parfois désintéressée, parfois idéaliste, mésestimer l’effort de tant d’écoles, de tant de maîtres, de tant d’élèves, et penser de cela: “ils sont aussi gênants que des moustiques”.» Parfois, sa plume dérape bizarrement. «Les ingénieurs sont sains et virils, actifs et utiles, moraux et joyeux.» Sains, moraux, virils? Cet homme-là a, comme de Gaulle, un léger problème avec son corps. Fasciné par l’hygiénisme, ennemi du mystère, impudique et plat comme tous les frigides, il pratique le naturisme avec sa femme. «La Nature nous parle force, pureté, unité et diversité», déclare-t-il en 1943 à des étudiants en architecture. Force et pureté? En 1943? Ses croquis d’ouvriers très virils, ses peintures de femmes, monumentales et pétrifiées comme des statues de déesses-mères aux yeux creux portant la grosse saucisse phallique d’un collier, d’une anse de panier ou de théière, en disent long sur la sensualité exacerbée de ce phasme, que confirment ses propos sur sa femme, «haute de cœur et de volonté, d’intégrité et de propreté», comme sur sa mère, qui règne «sur le soleil, la lune, les monts, le lac et le foyer, entourée de l’admiration affectueuse de ses enfants». A la fin de sa vie, il proclamera: «Une préoccupation m’a agité, impérativement: introduire dans le foyer le sens du sacré; faire du foyer le temple de la famille.» Travail, Famille, Pureté... La bonne volonté de Corbuse n’est pas en cause. Il rêve de faire échapper l’homme au malheur, «hors de la catastrophe». C’est son «devoir», affirme-t-il, rendre l’homme 347 heureux, fabriquer «des hommes nouveaux» écrit-il en 1937 dans son manifeste Quand les cathédrales étaient blanches. Investi de cette haute mission et de ces vigoureuses valeurs, Corbuse élabore dans ce but de furieuses directives. Sa grande idée, c’est que lorsque les cathédrales étaient blanches, elles étaient vierges et pures. Pures de quoi? Pures de la crasse de l’histoire qui recouvre le monde. «Tout est noir de suie et rongé par l’usure: les institutions, l’éducation, les villes, les fermes, nos vies, nos cœurs, nos pensées.» Il s’agit donc de rebâtir un monde nouveau, sans passé, sans saleté, «blanc, limpide, joyeux, propre, net et sans retours» comme l’était la cathédrale surgissante, et ce de la manière la plus directe, la plus radicale, en abolissant à la fois le passé et la nonblancheur. Pour abolir le passé, ou plus exactement le temps qui distille l’impureté, il suffit de déclarer la perpétuité du présent. «Tout, à chaque heure, n’est qu’œuvre du temps présent.» Pour lutter contre la non-blancheur, il suffit d’ordonner la «Loi Ripolin», idée si charlatanesque qu’on jurerait qu’elle a été inventée par Nabokov décrivant le cerveau malade d’un dictateur. «Chaque citoyen est tenu de remplacer ses tentures, ses damas, ses papiers peints, ses pochoirs, par une couche de Ripolin blanc. On fait propre chez soi... Puis on fait propre en soi...» Inutile de posséder un doctorat de philosophie pour remarquer que les théories esthétiques de Corbuse, qui le font admirer et copier aujourd’hui universellement, sont, dans leur forme comme dans leur fond, très spontanément fascisantes. Pendant l’Occupation, Corbuse ne résiste pas l’application de ses idées grandioses. Bien plus tard, il dira: «J’ai 77 ans et ma morale peut se résumer à ceci: dans la vie il faut faire.» En 1941, donc, il fait. Il séjourne plusieurs mois à Vichy, travaille pour le Ministère de l’Intérieur. En 1943, il met sur pied son fameux système Modulor. Sous l’ésotérisme imbécile de l’invention, toujours le même mot d’ordre: «de l’ordre!» justement. «Voilà la proportion! La proportion qui met de l’ordre dans nos rapports avec 348 l’alentour.» Bizarrement, personne ne remarque aujourd’hui que la grossière silhouette ténébreuse du Modulor, l’homme aux proportions idéales, debout, «bras tendu», fait tout bonnement le salut fasciste. Corbuse n’a jamais manqué de bonnes idées. Dès 1925, dans son Art décoratif aujourd’hui, il imaginait une application policière de ses délires. «Le blanc de chaux est extrêmement moral. Admettez un décret prescrivant que toutes les chambres de Paris soient passées au lait de chaux. Je dis que ce serait une œuvre policière d’envergure et une manifestation de haute morale, signe d’un grand peuple.» Ce que Corbuse ne supporte pas, c’est l’individu, la singularité. En 1930: «Tous les hommes ont les mêmes besoins, aux mêmes heures, chaque jour, toute la vie.» Il sait de quoi il parle: «Depuis cinquante années j’étudie le “bonhomme homme” et sa femme et ses gosses», écrira-t-il à la fin de sa vie. Et à quoi mieux comparer ce «bonhomme homme», dont d’affreux croquis abstraits serviront à emprisonner l’existence dans la dureté concrète et grisâtre du béton, qu’à un matériau? «Dès ma jeunesse j’ai eu le sec contact avec le poids des choses. La lourdeur des matériaux et la résistance des matériaux. Puis les hommes: les qualités diverses des hommes et la résistance des hommes et la résistance aux hommes.» On croyait qu’organiser son espace privé autrement que son voisin était une liberté fondamentale. Faux, dit Corbuse, puisque «le dehors est un dedans», et que par conséquent tout dedans qui n’est pas un dehors transgresse la Loi Ripolin. «Sur le Ripolin blanc des murs, ces amoncellements de choses mortes du passé ne sauraient être tolérés; elles feraient tache. Tandis qu’elles ne tachent pas le bariolage de nos damas ou de nos papiers peints... Si la maison est toute blanche, le dessin des choses s’y détache sans transgression possible; le volume des choses y apparaît nettement; la couleur des choses y est catégorique. Le blanc de chaux est absolu, tout s’y détache, s’y écrit absolument, noir sur blanc; c’est franc et loyal.» Il faut avoir en tête, quand on lit ces phrases de grand malade sur la «maison-outil», ou «l’état d’esprit d’habiter des maisons en série», ou «la ligne droite épousant l’axe des lois fondamentales», non seulement les ignobles barres de béton des années cinquante et soixante, mais toute l’architecture monumentale contemporaine, les stations-services, les 349 fast-food, les gares, les parkings, les immensités d’acier et de verre, les villes, les villages, les champs, la nature et tout l’horizon. Nous vivons dans un paysage entièrement refabriqué par les disciples du dérangé mental qui s’écriait, en 1946: «Le rendez-vous est aujourd’hui d’importance, dans un monde qui fait peau neuve, pour accueillir une société machiniste liquidant ses stocks de premier établissement et désireuse de se mettre dans ses meubles pour agir et pour sentir et pour régner.» Et de Gaulle, que pense-t-il de tant de saccages? Il jubile. «Nos vieilles villes et nos anciens bourgs sont en proie aux chantiers qui travaillent à les rajeunir. Par exemple, Paris, blanchi tout en conservant ses lignes, débordant d’automobiles autour de ses monuments restaurés, se pénètre de trois autoroutes, s’entoure d’un boulevard périphérique et dresse d’innombrables immeubles neufs dans ses murs et ses environs.» «Loi de la vie: la mort», écrira ce grand morbide de Corbuse dans une dernière Mise au point. Attila-Modulor meurt en 1965. La France de De Gaulle lui organise des obsèques nationales. Malraux pontifie en reniflant, à son habitude. Il vante un monde unifié, de l’URSS aux Etats-Unis et de la Finlande à l’Angleterre, dans l’éloge de la geôlière crapule. Il couine: «Adieu, mon vieux maître et mon vieil ami. Bonne nuit... Voici l’eau sacrée du Gange et la terre de l’Acropole.» Dans sa Mise au point, Le Corbusier écrivait: «Tout est dans tout: cohésion, cohérence, unité. Architecture et urbanisme conjugués: un seul problème, réclamant une seule profession.» Eh bien nous y sommes. Le monde rêvé par Le Corbusier est notre présent cauchemar. 350 CHAPITRE VI Il ne fallait pas y aller! Débarrassons-nous d’emblée du pire. Avec l’âge, le corps de De Gaulle prend la forme d’une grosse gourde. Sous l’effet de la gravité, sa lourde xénophobie glisse vers le sol comme les seins d’une vieille femme. «And as with age his body uglier grows, so his mind cankers», dit Prospéro de Caliban. «Et tout comme son corps enlaidit avec l’âge, son esprit aussi va pourrir.» Il suffit ainsi d’appuyer sur n’importe quel bouton de son prurit patriotique pour faire s’exhaler une obscène giclée de pus raciste. Oui, de Gaulle est raciste, vulgairement, banalement, obscènement raciste comme un Français sait l’être. «Les Arabes - confie-t-il au journaliste Tournoux en 1956 -, ce n’est rien. Jamais on n’a vu des Arabes construire des routes, des barrages, des usines. Ce sont d’habiles politiques. Ils sont habiles comme des mendiants.» Une autre fois, il affirme à Cyrus Sulzberger, correspondant du Times en Europe: «Qu’est-ce que les Arabes? Les Arabes sont un peuple qui, depuis les jours de Mahomet, n’ont jamais réussi à constituerun Etat... Avez-vous vu une digue contruite par les Arabes? Nulle part. Cela n’existe pas. Les Arabes disent qu’ils ont inventé l’algèbre et construit d’énormes mosquées. Mais ce fut entièrement l’œuvre des esclaves chrétiens qu’ils avaient capturés... Ce ne furent pas les Arabes eux-mêmes... Ils ne peuvent rien faire seuls.» Bien sûr, on peut toujours prétendre que de Gaulle a besoin lorsqu’il prononce ces propos, de séduire la communauté juive américaine. Lorsque ses intérêts sont autres, son discours diffère, comme dans une lettre à Ben Gourion en 1967, où «les graves et humiliants retards» subis par les Arabes sont expliqués par «leurs occupants successifs». Certes de Gaulle a l’habitude de rouler ses interlocuteurs dans la farine mal tamisée de son incompétence. Mais le fond raciste est là, et là est le vrai de Gaulle. Les Africains, explique le grand homme à Peyrefitte, sont des attardés qui retourneront à leur limon médiéval sitôt décolonisés. «Vous croyez que je ne le sais pas, que la décolonisation est désastreuse pour l’Afrique? Que la plupart des Africains sont loin d’être arrivés à notre Moyen Age européen? Qu’ils sont attirés par les villes comme les moustiques par les lampes, tandis que la brousse retournera à la sauvagerie? Qu’ils vont connaître à nouveau les guerres tribales, la sorcellerie, l’anthropophagie?» 351 Et au sommet de son pouvoir et de son idiotie, ulcéré par le ballet diplomatique d’Africains qui encombrent son élégance, de Gaulle aboie: «Cela fait très mauvais effet à l’extérieur: on ne voit que des nègres tous les jours à l’Elysée.» Inutile de développer. De Gaulle est un troufion après tout, rien d’étonnant à ce qu’il en ait le langage et l’intellect. L’histoire place ainsi ses pions, comiquement. D’épaisses brutes racistes, sauvages, assassines, esclavagistes, massacreuses, apportent leur méprisable obscurantisme à la luminescente Afrique, et, comme par le reflux d’une amère marée, c’est un redoutable abruti lourd et disgracieux qui, un siècle et demi après, s’occupe de régler le désatreux solde déficitaire de l’Empire. «Les colonies, c’est fini!», lance-t-il à Malraux en 1958. Est-ce si sûr? Une des raisons de la lenteur des négociations avec le FLN, et de leur échec en mai 1961 à Evian, tient au refus de la France d’inclure le Sahara dans les accords. Les colonies, c’est peutêtre fini, mais pas question de lâcher le pétrole, le gaz naturel, et un site où tester les armes atomiques. Comme le grumus merdae que les malfaiteurs offrent en compensation aux braves gens qu’ils dévalisent, de Gaulle met à l’atroce histoire coloniale française un pointvirgule nauséabond et tout à son déshonneur. Quant au point final du néo-colonialisme, on l’a compris, il se fait toujours attendre. La question coloniale se réduit à une certitude assenée autrefois par Clemenceau, hors de laquelle tout est mensonge: «Il ne fallait pas y aller.» De la défaite du général de Négrier (joli nom!) en 1885 à Lang Sôn, à celle de Diên Biên Phû en 1954, d’où surgira, trempée par l’humiliation, la revancharde dureté française en Algérie, la constatation qui s’impose est bien celle du tombeur de Jules Ferry après l’épisode catastrophique du Tonkin: «Il ne fallait pas y aller. Les guerres coloniales sont monstrueuses. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en 352 lui, au profit du prétendu civilisateur. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre la violence à l’hypocrisie.» Qui oserait y trouver à redire? De Gaulle, bien entendu, dont la conception du colonialisme est caricaturalement paternaliste et en grande partie tributaire de son racisme de base. Dans ses Mémoires, déjà, la liste des lieux de l’Empire qu’il a parcourus, égrenée avec une satisfaction de propriétaire terrien recensant son domaine, donnait passablement la nausée. L’Empire, de Gaulle adore. Il aime le nom (on devine pourquoi), l’idée, la chose. Il se revoit dans son bureau des Glycines, à Alger, pendant la guerre, en train de «pétrir la lourde pâte» des hommes. Et c’est en vrai boulanger général qu’il fait son fameux discours de Brazzaville, en 1944, où les hagiographes déchaînés croient déceler les prémisses d’une pensée cohérente de la décolonisation. On en est très loin, en réalité, tant les phrases de De Gaulle puent l’odieux petit Blanc paternaliste. Les colonisés, explique-t-il, doivent mériter, non pas leur émancipation (n’exagérons rien), mais le droit, une fois qu’ils auront, «à l’ombre de notre drapeau», atteint un niveau de civilisation suffisant, «moralement et matériellement», de participer à ce qui les regarde. Au lecteur de rétablir de lui-même le «On croit rêver!» d’usage. Moi, je suis un peu las. «Aucun progrès n’est ni ne sera un progrès si les hommes qui vivent sur leur terre natale, à l’ombre de notre drapeau, ne devaient pas en profiter, moralement et matériellement, si ce développement ne devait pas les conduire à un niveau tel qu’ils puissent un jour être associés chez eux à la gestion de leurs propres affaires.» Etre associés chez eux à la gestion de leurs propres affaires! Comme c’est généreux! J’eus du mal à en croire mes yeux en découvrant cet amas de conneries. La propagande avait fait son travail, métamorphosant le célèbre discours de Brazzaville en un parangon de la lucidité et de la générosité prophétiques de De Gaulle, qui aurait prévu, avec vingt ans d’avance, le besoin d’apporter glorieusement à l’Empire sa glorieuse liberté pour le remercier de sa lutte glorieuse dans le glorieux combat pour la glorieuse Libération de la Métropole. 353 Soyons sérieux. Ce qu’annonce concrètement l’abject discours du Dindon, c’est l’idéologie paternaliste de l’Intégration et de l’Assimilation qui règnent en France en l’an 2000. L’intégration n’est pas une idée neuve en Gaullinie. C’est un mot qui plaisait beaucoup à de Gaulle, pour sa racine latine sans doute: integer, «pur», «entier». Dans les faits, c’était une autre histoire. «Vous voyez un président arabe à l’Elysée?» ricanait de Gaulle. Intégrer concrètement les Algériens, les incorporer à la France, risquait d’altérer la pureté du concept. «Les musulmans, vous êtes allés les voir?» dit de Gaulle à Peyrefitte. «Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français! Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans?... Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises mais Colombey-les-Deux-Mosquées... Nous sommes avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.» Lorsqu’un de ses assistants dut expliquer aux journalistes d’Alger pourquoi de Gaulle n’avait pas employé le mot d’«intégration» dans un discours, il expliqua que «le général de Gaulle déteste employer un mot dont le sens n’est pas le plus pur». Triste boucle qui étrangle encore tant de gorges aujourd’hui. L’étranger est d’autant plus aimable que son étrangeté est haïssable, et qu’il doit s’en laver, comme d’une crasse, en s’habillant comme nous, en parlant comme nous, en pensant comme nous, s’il tient à être accueilli - menace d’expulsion à peine déguisée au sein de la faramineuse Famille. «Etre français, ça se mérite!» «Les Immigrés ont des droits mais aussi des devoirs!» Telles sont les ordures que ressassent en chœur les plus modérés intellectuels de la gauche et la droite contemporaines. Ils seraient bien surpris, ces imbéciles, si un simple éclair de lucidité faisait rétorquer à un hypothétique contradicteur (il n’y en a pas, qu’on se rassure) qu’être né ici ou ailleurs ne constitue en rien, ni philosophiquement, ni éthiquement, ni logiquement, un quelconque mérite. Et que les immigrés, sous prétexte qu’ils vivent dans ce pays où leur vie est taraudée par la xénophobie ambiante, n’ont pas davantage à se voir rappeler leurs devoirs qu’un Breton, un Corse ou un Charentais qui monte vers Paris. Il est déjà assez pénible de penser qu’ils ne jouissent toujours pas d’un droit élémentaire accordé depuis plus de vingt ans en Scandinavie, en Angleterre et aux Pays-Bas: celui de voter. Peut-être, un jour, dans un 354 siècle ou deux, quelqu’un jugera-t-il cette situation en France aussi barbare que les saignées d’autrefois aux yeux de la médecine contemporaine? En attendant, je suis quasiment le seul. Mais ce n’est pas la même chose! s’offusquent les Gaulliniens - c’est-à-dire tout le monde. Ça l’est, crapules! Et le débat est clos. De Gaulle réitère sa visite aux Colonies de 1953 à 1957 dans son avion offert par le président Truman. Ici, de Gaulle est heureux. Plus d’opposants, plus de partis, plus de journalistes, plus de débats, plus d’intellectuels qui le contestent, juste des esclaves qui l’acclament mécaniquement comme on le leur demande. Et de Gaulle sait nourrir les vivats. Il parle «d’association des races», de transformer la colonisation en «coopération». Il se donne l’impression de résoudre toutes les doléances, il est très fier de lui. Son orgueil thaumaturge rejaillit d’ailleurs sur la France, qui est aussi bienfaisante de tendre une main secourable à ses boys qu’elle l’a été de les éduquer et de «réhausser leur condition» pendant des siècles. Son résumé monolithico-mythique de l’œuvre coloniale ajoute à son écœurant paternalisme le plus éhonté des révisionnismes historiques. Colons, enseignants, fonctionnaires, missionnaires, administrateurs, soldats, ont opéré, dans de «frustes contrées», ose écrire de Gaulle à la fin de sa vie dans ses Mémoires d’espoir, une «réussite humaine», un «immense et glorieux effort pour conquérir, organiser, mettre en valeur, l’ensemble de ses dépendances». Le seul mot insultant de dépendances, appliqué machinalement aux colonies de la France, énonce tout l’asservissement moyenâgeux qui y fut imposé. Dans ses Mémoires de guerre, De Gaulle commençait déjà de déraper dans la bêtise. Il y flatte en effet les Noirs «évolués appartenant à l’administration». Il verse une larme attendrie sur le sort de l’Afrique avant que la France n’offre ses lueurs aux «millions d’hommes noirs, jusqu’alors courbés sous une misère millénaire». Il ne craint pas d’affirmer que la France a su «élever les populations au-dessus de ce qu’elles 355 étaient». Qu’en penseraient les morts enfumés par Pélissier en 1844 dans les grottes du Dahra, en Algérie? Qu’en penserait l’homme décapité à la grenade par les administrateurs Gaud et Toqué, au Congo, pour fêter un quatorze juillet au début du siècle. Qu’en penseraient les milliers de massacrés de la colonne Voulet-Chanoine, au Tchad, en 1899? L’armée française, qui en avait fait et vu bien d’autres, classa ce dossier dans le tiroir réservé aux délirants hors de contrôle frappés par le soleil de l’Afrique. Une contre-vérité alliée à un blasphème qualifia leur cas de «soudanite aiguë». C’est françanite qu’aurait dû s’appeler la violence sadique qui accompagna partout comme son ombre la colonisation depuis toujours. Françanite, la pulsion pollueuse qui fit peupler l’Algérie par tous ses bagnards, voleurs, violeurs et indésirables divers, chômeurs, opposants politiques, ou révolutionnaires que la France déporta comme on se débarrasse d’immondices en les envoyant à la décharge. Françanite aiguë, la sous-espèce de delirium tremens dont souffre de Gaulle, prétendant sans honte en 1960 que «l’œuvre colonisatrice fut belle, fut grande et fut féconde». Si une des têtes coupées trônant comme un vase sur la nappe des bestiaux Voulet et Chanoine pouvait, à travers le temps, répondre à l’Ubu abruti, elle dirait que l’œuvre du gaullinisme fut, elle, bien laide, fort mesquine, et si stérile. 356 CHAPITRE VII Bienvenue au club Il pleuvote lorsque je me réveille aujourd’hui. Je n’ai pas bien dormi, ai passé une partie de la nuit à lire. Hier soir, en me lavant les dents dans la petite salle de bain du dernier étage, j’ai fait tomber mes lunettes par terre. Un des deux verres s’est brisé en trois morceaux inégaux. Ce n’est pas très grave, mes lunettes sont vieilles et je ne les porte que pour aller du lit à la douche et pour lire un peu le soir. Mais quoi qu’il puisse signifier le présage me déplaît. J’ai rendez-vous à midi avec Harriet, tout près de South Kensington, dans Old Church Street. Elle tient absolument à me présenter Jill, pour qui elle travaille. Le rendez-vous a lieu au Chelsea Arts Club. J’entre par une petite porte blanche au numéro que m’a donné Harriet. Je parcours un couloir sans prétention menant aux cuisines et, par une porte dérobée, à la salle de billard du club. Je suis presque seul dans la grande salle au milieu de laquelle le billard est recouvert d’un drap. Des tableaux accrochés sans ordre, comme dans un living-room, se partagent les murs avec les râteliers des cannes de billard. Au fond patiente tel un obscur orgue d’église un comptoir de bar en bois, vide. De gros et confortables fauteuils sont dispersés autour de quelques tables basses sur lesquelles des journaux sont posés. Il y a aussi une mezzanine avec d’autres tables et d’autres chaises. Dans un coin, un homme lit son journal en silence. Une femme entre, se dirige derrière le comptoir du bar et commence à essuyer des verres. La pièce n’a rien de trop luxueux ni de trop vétuste, c’est une sorte de saloon somnolent qui doit s’ébrouer en fin d’après-midi et se réveiller le soir dans le bruit des rires, des conversations, des verres entrechoqués, de la musique peut-être, son plafond matelassé par la fumée des cigares et des cigarettes. A l’extrémité opposée au bar, une double porte-fenêtre donne sur un ravissant petit jardin. 357 Je m’installe dans un fauteuil et sors de la poche extérieur de ma veste en coton noir (achetée avec Sandra chez Marks & Spencer, rue de Rivoli), les Lettres philosophiques de Voltaire. Les Français adorent Voltaire, pourtant si inférieur à SaintSimon que personne ne lit. Cette méchanceté en rafales qui touche juste une fois sur quinze les ravit. Saint-Simon, lui, n’est jamais méchant: il voit tout et il est impitoyable. Je pense que l’antisémitisme maniaque de Voltaire tient un grand rôle dans le culte dont il est l’objet, mais j’avoue que ce serait difficile à prouver. Un Français pourrait me répondre que je n’aime pas Voltaire, moi, parce qu’il était antisémite. Et je rétorquerais au Français que je ne choisis pas mes auteurs en fonction de leur manies mais de leur style et de leur pensée. Or la pensée de Voltaire ne me semble pas si admirable que tout le monde le dit. Je préciserais également que Baudelaire méprisait le culte dont Voltaire est l’objet dans ce pays, et que personnellement j’adore Baudelaire, son style et sa pensée, alors qu’il a, comme tant d’autres, écrit des phrases antisémites. J’aime imaginer ce genre de dialogues microscopiques lorsque je suis seul. Il ne reste personne avec qui polémiquer sérieusement à Paris. Ceux qui ont plus de quarante ans sont ennuyeux et déprimés, et ceux qui ont moins de quarante ans sont soit parfaitement ignares, soit d’une rigidité scolaire et insensible, et de plus en plus les deux à la fois. Personne n’est capable de soutenir une conversation, d’élaborer un raisonnement, de méditer une citation. Personne ne lit, surtout pas ceux dont ce devrait être le métier, les professeurs, les journalistes, les critiques, les éditeurs, les autres écrivains. Ils sont d’une inculture phénoménale. Ils se contentent de se lire entre eux, c’est-à-dire de s’épier, fomenter, intriguer et se haïr, ça leur est bien assez. Au point que ma passion pour la vraie littérature, qui devrait être la norme, est devenue une boutade dans le Milieu. Mes livres de la Naïade sont sujets de plaisanterie. On en rigole comme si j’étais toqué du Journal de Mickey ou de la Revue des Deux Mondes. Il suffit de rapporter que je dévore des Naïades pour faire rire. Quels auteurs je lis exactement, ce que j’en fais, comment ils s’infusent dans ma pensée et réapparaissent dans mes propres livres, cela reste invisible à ces trop bavards sourds-aveugles. Mes lecteurs inuits et papous ne savent pas ce que désigne « la Naïade »? C’est le nom de la plus prestigieuse collection de littérature universelle, de Homère à Nabokov, 358 publiée aux éditions Calamar. On y trouve une grande partie des classiques et parmi les meilleurs modernes de ce siècle. Pourquoi ne lis-je que des Naïades? Je ne lis pas que des Naïades, mais je lis partout, dans le métro, au café, sur un banc, dès que je dois attendre quelqu’un quelque part, et bien entendu chez moi. Or aucune autre édition ne permet de faire tenir autant de pages dans une seule poche de veste. Ces livres sont pratiques, solides, bien reliés, lisibles, le mince papier bible permet de réunir plusieurs romans à la fois, et les notes et les index, lorsque l’universitaire qui s’en charge reste à sa place et ne tente pas d’imposer sa consternante vision dépréciative du génie qu’il édite, sont souvent excellentes. Voilà tout. Harriet arrive enfin, habillée exactement comme le jour où nous sommes allés chez Mr Wu, avec son très laid pantalon de flanelle grise que nous étions allés chercher à la laverie. Je me lève pour l’embrasser, et nous nous asseyons en attendant Jill. Harriet m’explique que ce club, auquel elle rêve d’appartenir, est un des plus fermés qui soient. Mick Jagger y passe parfois. Jill, qui appartient au comité directeur, lui a promis de soutenir sa candidature. Justement, voici Jill. C’est une grosse femme souriante d’environ soixante ans qui nous commande aussitôt trois verres de vin rouge. Jill est aussi sympathique que mal habillée. Elle adore la France, possède une maison près d’Uzès. Nous bavardons un peu, Harriet lui dit fièrement que je suis écrivain et que j’écris un livre sur Londres et Paris. Jill me pose quelques questions, j’y réponds. Chaque membre de notre petit trio est très courtois, amical et détendu. A Paris, il y aurait eu déjà quatre moqueries et deux méchancetés. La question aurait été spontanément «Quel genre de livre?» posée sur un ton agressif, comme si le genre - essai, roman, nouvelles - avait une quelconque importance et que le sujet, le contenu, la motivation et le but poursuivi n’en avaient aucune. D’ailleurs ils n’en ont aucune pour votre interlocuteur qui n’a qu’une envie, parler d’autre chose, c’est-à-dire de lui ou d’elle. Ici, non. L’énervé venin vaniteux des Français est typique d’une nation de laquais habitués depuis des siècles à ne courtiser que les puissants. En France, la courtoisie est 359 un mode d’ascension sociale comme la courtisannerie autrefois. En Angleterre, la gentillesse et la politesse sont celles de gens qui n’ont rien à prouver. Comme écrit Morand, les Anglais sont «les plus anciens hommes libres de l’univers et, pourtant, ils savent dire merci». Jill n’a pas beaucoup de temps mais insiste pour me faire visiter le club. Une autre porte, opposée à celle par laquelle je suis arrivé, conduit à la réception et à l’entrée principale du club. Un escalier monte aux étages où quelques chambres et salles de bains accueillent les membres du club ainsi que des artistes en résidence. Plus loin, un restaurant, privé lui aussi. Tout est vide et ouvert, des serveurs préparent les tables pour le déjeuner mais personne ne fait attention à nous, personne ne nous demande ce que nous voulons, qui nous sommes et de quel droit nous sommes là. Ce club si sélect est aussi tranquillement accueillant qu’un hôtel de luxe. Sur un des murs du restaurant, parmi les portraits des membres fondateurs, repose celui de Whistler dont Jill m’apprend qu’il a créé le club. Je songe aussitôt au merveilleux Ten o’clock traduit par Mallarmé, et à deux anecdotes concernant Whistler. Lorsqu’il était chez Mallarmé, à Valvins, avant de s’endormir en fin de journée dans un fauteuil, Whistler murmurait: «Je vais un peu voyager.» A Paris, à l’un des Mardis, Oscar Wilde s’exclama en entendant parler Whistler: «Que c’est joli; que je voudrais l’avoir dit!» «Vous le direz, Oscar», répondit Whistler. Jill doit nous quitter. Elle espère que nous nous reverrons très bientôt, dit-elle avec la même véhémence enjouée que si sa vie entière dépendait de moi. Je reste avec Harriet qui me fait faire le tour du jardin sur lequel donne aussi le retaurant et où ont lieu, paraîtil, de splendides soirées d’été. Harriet n’a pas le temps de déjeuner non plus à cause de ses horaires à l’américaine. Avant d’aller prendre un café dans Chelsea, nous passons par son bureau, dans King’s Road, à quelques centaines de mètres de là. C’est une petite agence qui organise des spectacles, si je comprends bien. J’en profite pour donner un coup de fil à Mike Swift, 360 l’éditeur qu’Olga MacDuff m’a recommandé en premier. Il répond lui-même et passe immédiatement au français en entendant mon accent. «Olga Macduff m’a donné votre numéro», dis-je. «J’aimerais vous parler d’un projet un peu subversif que j’aimerais faire publier à Londres.» Swift m’invite aussitôt à déjeuner. Nous fixons la date et l’heure, je passerai le prendre à son QG, les éditions Snake, à Finsbury Park, au nord de Londres. «C’est la station après Arsenal, le club de foot, vous connaissez je suppose...» Je raccroche ravi, en pensant qu’à Paris un éditeur invitant à déjeuner un inconnu venu de Londres qui demande à le rencontrer est rigoureusement impensable. Au café, Harriet planifie la soirée de vendredi prochain. Elle me donne une carte de visite avec son adresse email et son numéro de portable. Tracy et elle m’emmèneront danser au Fridge, dit-elle, c’est à Brixton, après Battersea. C’est une boîte homo? Non, dit-elle, enfin oui, mais pas le vendredi. Ça va te plaire, tu verras. Je suppose que la soirée lesbienne sera pour après, en revenant de boîte... 361 CHAPITRE VIII Souriez, vous êtes fliqués Parfois ma propre volonté m’étonne. Tout ce qui existe sur de Gaulle, études, récits, pamphlets, articles, analyses, documentaires, photographies, mémoires, hagiographies et archives diverses, je l’ai eu sous les yeux. J’ai visionné des heures de vidéo, j’ai étudié chaque photo à la loupe, j’ai écouté sans me lasser tous les discours enregistrés, j’ai même lu ligne à ligne, en annotant chaque phrase, les insipides et indigestes Mémoires du longiligne général, sans oublier ses textes de jeunesse, ses écrits stratégiques, ses impayables saynettes, ses fictions, et même ses pauvres poèmes signés «Moi». Jusqu’à une période récente, l’homme d’esprit désireux d’approfondir le sujet de ses recherches avait le choix à Paris entre deux bibliothèques dignes de ce nom: la «Richelieu» et la «Pompidou». La Bibliothèque Nationale, située en partie dans l’ancien palais Mazarin, entre la rue de Richelieu et la rue Vivienne, était un gros bocal verdâtre où l’on pénétrait muni d’un billet, délivré par un éditeur ou un directeur de thèse, certifiant qu’on était bien un chercheur agrémenté, un froid universitaire dont la détermination était aussitôt sondée par l’épreuve dite « du guichet». Toute recherche commençait en effet invariablement par le remplissage à la main, en trois exemplaires, de fines petites fiches rose, vert, bleu, qu’il fallait remettre à un guichet avant d’aller se rasseoir à sa place devant une petite lampe à abat-jour vert, et patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter, patienter comme les cent autres momies de la salle de lecture, jusqu’à ce que l’ouvrage demandé remonte, par on ne savait quel stratagème (ascenseur? téléportation?) d’on ne savait quel sous-sol ou peut-être grenier, dérangé en plein colloque avec ses millions de congénères accumulés depuis au moins Charles V dit « le Sage », sans parler des milliers d’estampes, gravures, médailles, cartes, plans, 362 partitions et manuscrits enfouis sous la pression d’or des siècles... Bref, un musée aussi délectable que résolument inutilisable pour un cerveau supersonique et particulièrement pressé, en la circonstance, d’atteindre son but. Moins jolie, mais plus utile, était la bibliothèque du Centre Beaubourg, également nommé Centre Georges Pompidou, internationalement admiré pour son architecture abominable avec ses boyaux colorés et les tubes transparents de ses escaliers roulants plaqués comme des varices sur son immense façade. J’ai beaucoup été à Beaubourg. La consultation des livres y était parfaitement libre, on n’avait rien à demander à personne, il suffisait de trouver la cote et la référence de ce qu’on cherchait sur un vieil écran d’ordinateur vert fluorescent, parmi les millions d’ouvrages immédiatement disponibles, puis d’aller sans délai cueillir comme une fleur l’objet de son choix dans un rayon parmi des centaines, à l’un des trois étages de ce hall gigantesque dont les passants perpétuels étaient des pensées imprimées. Aller à Beaubourg était un rite aisé. Il suffisait de traverser à pas rapides le parvis encombré de chanteurs, musiciens, mimes, mendiants, peintres, caricaturistes, statues vivantes, vendeurs de journaux, vendeurs de gadgets (votre prénom sur un grain de riz, une tresse colorée dans vos cheveux, un bonhomme en caoutchouc déformable à 10 francs) et même, parfois, un vrai speaker hagard, comme à Hyde Park, un de ces bavards apocalyptiques, un paranoïaque surexcité, un Hare-Krishna ou un Jéhoviste exalté. A l’entrée du Centre, un portique détecteur d’armes et un vigile fouilleur de sac ralentissaient le flux des visiteurs. N’ayant jamais de cartable, j’échappais à la file d’attente des touristes. Je traversais le rez-de-chaussée en jetant un demi-regard aux installations d’art contemporain, histoire d’alimenter mon justifié mépris, puis j’empruntais un premier escalier mécanique, dépassais à grand pas l’entrée d’une exposition payante, passais sous un compteur électronique diffusant en temps réel le nombre de visiteurs disséminés dans les étages, et m’engouffrais comme les autres dans la grosse tuyauterie transparente qui menait à la bibliothèque, à la cinémathèque, à la cafétaria ou au musée du sommet. Les deux files de touristes et d’étudiants se croisaient, comme dans les escaliers 363 roulants du métro. Montant lentement, je regardais les filles qui descendaient, et aussi le paysage à travers le plastique rayé du boyau. Tel un saint en ascension, j’admirais les vieilles maisons de la place Georges Pompidou, en particulier cet immeuble minuscule, tout en hauteur, coincé entre deux gros bâtiments, longiligne stratification de quatre ou cinq étages, une lamelle verticale d’Amsterdam découpée là-bas et rebâtie ici pierre à pierre. Depuis quelques années, il fallait faire la queue au second étage avant de pouvoir pénétrer dans l’immense bibliothèque. L’entrée était gratuite, et la majorité des étudiants étaient des immigrés pauvres, Africains préparant un doctorat sur l’Afrique, Arabes sur le Moyen-Orient, Asiatiques sur l’Asie. C’était drôle. Mon continent à moi, c’était le département Philosophie-Religion-LittératureHistoire-Arts. Jamais été à l’étage des Sciences ni à celui de l’Economie et du Droit. Les derniers temps, il y avait aussi, juste après l’entrée, un attroupement devant les quatre ordinateurs neufs connectés sur Internet en libre accès. Africains, Arabes, Asiatiques et Français y contemplaient tous les mêmes images venues d’Amérique. Ce n’était plus aussi drôle. Je ne travaillais jamais sur place. Je repérais ce qui m’intéressait, puis clac! clac! clac! odeur d’alcool et flashes de la photocopieuse à 50 centimes la feuille, et je ramenais tout chez moi. Hélas, Beaubourg a fermé pour d’interminables travaux juste au moment où l’on inaugurait la Grande Bibliothèque Mitterrand. Un énorme tipi a été construit sur le parvis, sous lequel des ordinateurs multimédias font la publicité du tipi lui-même, et un gigantesque pot de fleurs, sans fleur mais en or, a été installé devant l’entrée, commandé à un artiste contemporain qui a gagné, avec cette seule escroquerie, de quoi payer les photocopies de plusieurs centaines d’étudiants pauvres pendant cinquante ans. Les étudiants pauvres se sont repliés à quelque pas de là, dans une annexe provisoire, rue Brantôme, où le nombre de livres, faute de place, était tristement restreint. On voit que je n’avais pas le choix. 364 Lorsque le wagon du métro quitte la station Bercy pour s’envoler au-dessus de la Seine, l’eau se met à clapoter furieusement sur les vitres. En plein mois d’août, ça me semble étrange. Ce n’est pas une pluie d’été, fine, tamisée, c’est une glue grisâtre qui descend à regret le long des fenêtres, comme du blanc d’œuf. Suspendu dans les airs par un fumeux subterfuge, le métro surplombe le vieux fleuve, ballotté entre Charybde, à gauche - le complexe sportif, hideux polygone aux parois moquettées de pelouse en pente -, et Scylla, à droite - le monstrueux échaffaudage mégalomaniaque du Ministère-del’Economie-et-des-Finances-et-de-la-Corruption-planifiée-et-de-la-Propagande-à-dentsde-requin, avec ses cibles pour hélicoptères au sommet et son embarcadère à navettes sous les piliers. Après cette traversée houleuse du pont, je descends à la station Quai de la Gare. Je longe sous la pluie déchaînée les immeubles en béton qui conduisent vers la nouvelle Bibliothèque Nationale de France. Des rafales de vent mugissent en direction de la gare d’Austerlitz, la pluie redouble, glaciale, anthracite, comme si les nuées d’encre de Chine amalgamées au-dessus de la Seine déversaient leur substance vitale sur les corps des rares passants. Je me réfugie dans le grand magasin de fleurs, d’autres personnes attendent comme moi que la pluie faiblisse. Un aquarium est installé dans un coin de la boutique, entre des orchidées et des roses. J’observe les poissons exotiques. Les mouvements de leur bouche ont la triste gravité d’une noyade, comme s’ils essayaient de me dire quelque chose mais qu’un sort affreux bâillonnait leurs paroles. Dehors la pluie continue, noire, vraiment noire, noirâtre et maléfique, rythmée par les mugissements du vent, «meu meu meu», «meu meu meu», et glaciale, étrangement insistante et froide. Je me décide à continuer jusqu’à la Bibliothèque. J’ai un travail fou devant moi, je ne peux pas abandonner maintenant, c’est le seul endroit de Paris où trouver ce que je cherche. Je rabats les pans de ma veste, je marche rapidement en baissant le visage, je pense, en avançant sous la pluie, en apnée, fouetté par les mugissements de l’air («meu meu meu», «meu meu meu»): Le Vieux ne veut pas de moi dans les parages, mais moi 365 je dois. Le «Vieux», c’est Mitterrand bien sûr, pas de Gaulle. La Bibliothèque est son lieu, son «site», son fief. Je ne lève le visage sous la pluie palpitante qu’arrivé au pied de la Bibliothèque Mitterrand. Je vois d’abord une marche géante: cinquante centimètres de profondeur, cinq cents mètres de largeur. Puis une autre marche, et encore une autre, et la même chose répétée dans toutes les directions où peut se tourner mon regard incrédule. Je croyais être à l’entrée d’une bibliothèque nationale, je me retrouve au pied d’une démesurée pyramide à étages battue par la pluie, le vent, et les mugissements fantomatiques du Président mort. Le Vieux était décidément un grand malade! La charlatannerie égyptoïdale du Louvre n’avait pas suffi à apaiser ses fantasmes pharaoniques. Il avait aussi voulu contempler l’astre de son improbable postérité du haut d’une ziggourat assyrienne bâtie à la gloire de ses prétentions littéraires. Première mauvaise surprise: sous la pluie noire et gluante l’énorme escalier est résolument impraticable. Détrempées, ces centaines de mètres de marches en bois exotique rendent impossible la montée au parvis, sinon en suivant un très étroit chemin en bandes antidérapantes, comme pour signifier d’emblée que cet immense espace perdu a pour fonction de recroqueviller en une queue-leu-leu fourmillante les êtres humains venus adorer une étendue sacrée sur laquelle il leur est interdit de se répandre. Au sommet des marches s’ouvre le parvis sans fin, béant entre quatre tours de verre et de fer formées chacune de deux pans à angle droit, postées aux quatre points cardinaux de la ziggourat délirante, «comme quatre livres ouverts se faisant face», dit la brochure rédigée par le jeune architecte que le Vieux adouba dare-dare. Encadré par ces hideux gratte-ciels, le parvis procure la sensation misérable de se retrouver au cœur de n’importe quelle cité-ghetto de la banlieue parisienne. C’est une banlieue sans délinquants mais où les caméras prolifèrent, remplissant infatigablement leur rôle de flicage du rien, de scrutation du creux, de surveillance du vide. 366 Je lève la tête pour contempler l’une des quatre tours. Quel esprit dégénéré a bien pu voir là des livres posés verticalement! J’ai alors une illumination: Mitterrand a été toute sa vie tenaillé par sa rivalité mégalomaniaque vis-à-vis de De Gaulle. Or ce délire en miroir porte un nom: le complexe du grand homme. Le grant’om, le grant’om, le grand tome! Ah ah, c’est clair comme un jeu de mots de Shakespeare! J’ai devant les yeux, immenses et imposants, les quatre grands tomes verticaux de la bibliographie mitterrandienne: Le coup d’Etat permanent à l’Ouest, Ma part de vérité à l’Est, L’abeille et l’architecte au Nord, Ici et Maintenant au Sud. J’avance en rigolant de quelques mètres vers le centre du parvis. C’est alors qu’apparaît l’immonde trouvaille urbanistique du protégé de Mitterand. Toutes ces marches qu’il faut grimper péniblement ne servent qu’à mener le piéton au niveau d’une immense mezzanine, faite de longues rembardes d’acier, d’où le regard plonge comme d’un mirador pour surveiller un camp de concentration où, au lieu d’êtres humains faméliques, sont retenus prisonniers... des arbres! La Grande Bibliothèque de France a été bâtie autour d’un jardin dans lequel nul ne pénètre, une forêt sous verre! Que dit la brochure? « L’incrustation d’un jardin achève la mise en place symbolique du projet en offrant un lieu de calme à l’abri des nuisances de la ville. Tel un cloître, cet espace serein favorisera la méditation et l’épanouissement du travail intellectuel.» L’incrustation d’un jardin? De qui se moque-t-on! C’est donc en l’honneur de Mitterrand, qui vouait une passion torride aux arbres, qu’on a mis sous verre cette pauvre forêt interdite, sans parler des rangées de cages, aux confins du parvis, où des arbustes sont enfermés comme les prisonniers suspendus de Louis XI? Qu’est-ce que ça aurait été s’il les avait haïs! Triste tristesse. Je prends un long tapis roulant qui mène à l’entrée de la Bibliothèque. A chacune des extrémités du tapis un vigile armé d’un talkie-walkie est posté sous une grosse caméra de surveillance. En prévison d’une émeute, je suppose. «On veut li-re Dante! Shakes-peare dans la rue! Proust avec nous! Libé-rez Mo-lière! On va tout cas-ser!» 367 Je tourne la tête à droite, à gauche, je cherche Virgile tant cette longue descente robotique, après la longue montée machinale des cinquantes marches, ressemble à une visite aux Enfers où les pauvres arbres prisonniers, les suicidés du mitterrandisme, attendent leur impensable rédemption. Des étudiantes bavardent en fumant devant l’entrée Ouest. Elles ne bavardent pas entre elles: chacune tient une conversation gloussante et hululante avec son téléphone portable. «Libé-rez Mo-lière!» Tu parles d’une émeute. J’entre enfin dans le hall de l’aile Ouest. Je passe entre trois cerbères déguisés en hommes d’affaires, costume sombre et cravate, n’ayant apparemment rien à faire hormis dévisager avec suspicion les personnes allant lire («Voltaire, bats-toi, le peuple est avec toi!») et dissuader toute velléité de terrorisme intellectuel. Mais où sont passés les huit milliards de francs du projet? Quand même pas dans ce hall d’entrée aussi immense que laid et froid et sombre! Deuxième mauvaise surprise: l’entrée est payante. Vingt francs pour pénétrer la merveille! C’est que l’architecte est un artiste, figurez-vous, et sa réalisation démesurée «un lieu et non un bâtiment». « Ce projet est une pièce d’art urbain, une installation minimaliste, le “less is more” de l’émotion, où les objets et leurs matières ne sont rien sans les lumières qui les transcendent. Tours, étuis de verre, avec double peau et filtres solaires multipliant les reflets, amplifiant les ombres: magie absolue de la diffraction de la lumière au travers de ces prismes cristallins. » On dirait le générique de Star Trek. Impossible d’échapper à ce charabia ésotéricopromotionnel qui passe en boucle sur les écrans multimédias parsemant le hall. « Nature décalée, avec un jardin dont on ne voit émerger que la frondaison des arbres. “Une mer d’arbres, un moutonnement de feuillage”. Une promenade initiatique sur les passerelles lancées au travers des branches entre ciel et terre. Enfin, la protection douce du sous-bois, ses odeurs et ses bruissements, les retrouvailles avec soi, un autre monde... » N’importe quoi pour justifier les milliards engloutis dans la geôle high-tech! Je prends un ticket d’entrée - toutes les cartes bancaires sont acceptées -, je m’approche d’un premier portillon surveillé par deux cerbères. Zut! il est en panne, les tickets sont froidement rejetés par la fente d’introduction. Il faut attendre qu’un 368 technicien vienne réparer l’engin. La foule des visiteurs commence à trépigner au portillon. Incorruptibles, les cerbères deviennent franchement menaçants. Aucun moyen de passer sans valider son ticket d’entrée. Après quinze minutes d’attente, les vingt personnes agglutinées s’engouffrent enfin dans un long corridor de bois et d’acier qui s’élance devant eux. Je vois enfin de près la forêt incarcérée derrière ses remparts de verre. Sur l’autre rive, un corridor parallèle dans lequel déambulent des lecteurs, comme dans un interminable couloir de prison. Sinistre! Des fauteuils en peau rythment le corridor, certains occupés par des étudiants qui bavardent sagement, d’autres par des filles seules qui papotent avec leur portable. Les abats-jours des lampadaires sont des plaques en acier qui guillotinent horizontalement la lumière. Les murs sont décorés d’un abominable papier peint en acier tressé, comme si les parois portaient une cotte de mailles. Tous les trois mètres, une caméra de surveillance. Entre deux caméras, un cerbère. Une première salle à droite, j’entre. C’est une salle de cinéma! Sur un grand écran passent en boucle plusieurs documentaires consacrés au projet. Un film montre en accéléré la construction du bâtiment, pardon, du «Lieu». D’étranges phrases s’échappent des hauts-parleurs: «travail sur le vide», «parcours initiatique allant du bruit vers le silence, de l’information de consommation à celle de sélection», «promenade qui plonge le lecteur dans un voyage exploratoire au sein du savoir de l’humain»... La salle est comble, la secte écoute religieusement le gourou garde-chiourme faire sa réclame. On se croirait dans la séance d’hypnose collective de 1984, les Dix Minutes de la Haine contre «le Livre». Ils vont bientôt se mettre à hurler («On-veut-du-Vide!»). Je ressors. Comme à chaque fois que je me trouve dans une situation bloquée dont j’ai l’impression d’être le seul à constater l’absurdité et l’infamie, je me mets à réfléchir intensément. C’est mon moyen de m’en sortir, lire entre les lignes de cette bêtise colossale, trouver le pourquoi d’une si flagrante laideur. 369 Pourquoi la mégalomanie mugissante de Mitterrand s’est-elle focalisée sur cette imposture qui toupille autour de l’idée bizarre du «vide»? D’où vient chez l’urbaniste cette ironie de pamphlétaire contre les projets concurrents, «emphase et contorsions architecturales»? D’où, ce charabia mystique sur l’«opération salvatrice», la «rédemption du lieu», le «lieu magique»? Soudain, je comprends. Le grand fantasme de Mitterrand, son obnubilation virale, a toujours été de supplanter irréversiblement de Gaulle. Or, dans une conférence de presse restée fameuse, en novembre 1967, celui-ci a lancé qu’il ne redoutait pas tant, après sa disparition, le «vide politique» que le «trop-plein». Le Vieux, qui était jeune à l’époque et dont les dents n’avaient pas encore été rognées par ses conseillers en communication, a pris de plein fouet la flèche sarcastique de son rival en mégalomanie. A trente ans de distance, il décida de traiter le méprisant «trop-plein», annoncé avec morgue par de Gaulle, de la seule manière possible: par le vide, précisément. Tout s’éclaire! Le projet du jeune architecte est une riposte anti-corbusianiste: le verbiage et le vide contre le béton embouti. Hélas, il manquait à Mitterrand autant qu’à de Gaulle une connaissance stricte du vide parfait et de sa ruse dialectique selon laquelle le vide et le plein sont des alliés qui se métamorphosent par d’éblouissantes rafales simultanément l’un en l’autre et viceversa. Les phrases de l’urbaniste s’écroulent d’elles-mêmes. Le «bâtiment monstre croisé entre temple et supermarché» qu’il dénonce, à quoi il oppose son «lieu initiatique», qu’est-ce d’autre que le Grand Louvre commandité par Mitterrand, avec son atroce pyramide opacifiée par les échafaudages et la crasse, avec son supermarché en sous-sol, ses fast-food, ses magasins de disques et de vêtements, et ses touristes canalisés en files interminables comme en un stagnant pélerinage! Les «tours d’angle» sont «quatre balises, tenseurs de la plaque, verticalité, définissant un volume virtuel qui cristallise toute sa magie, sa présence, sa poésie», «balises urbaines qui mettent en valeur le “livre” avec un mode d’occupation aléatoire des tours qui se présente comme une accumulation du savoir, d’une connaissance jamais achevée, d’une sédimentation lente mais permanente», «tours 370 des livres, ou silos, ou étagères immenses aux rayonnages innombrables, ou labyrinthes verticaux»... Ce bavardage grotesque ne résiste pas aux faits. Tout ce blabla urbanistique dissimule mal les misérables clapiers à lapins que sont les quatre tours, abominables HLM pour l’esprit dont il a fallu colmater la laideur vitrifiée par des volets intérieurs en bois, mesure d’urgence contre les carnages que la lumière risquait de provoquer parmi les millions de livres fragiles. Détail insignifiant qui a alourdi la facture initiale de plusieurs millions de francs, l’architectural gourou n’ayant pas daigné y penser d’abord. Comment s’appelle-t-il? Perrault, Dominique Perrault. Tiens tiens. Peut-être un descendant de la fameuse famille? Un arrière-arrière-arrière du célèbre Charles Perrault, 1628-1703, contrôleur des Bâtiments du Roi, académicien, censeur en chef et meneur acharné des Modernes contre les Anciens, lancé dans une querelle à mort face aux géniaux Boileau, La Bruyère, Racine et Bossuet? Allergique absolu à Homère et Pindare? Après moi le déluge, mais avant moi le désert? Toute cette pluie et toutes ces marches, je me disais bien aussi qu’elles avaient un sens. Et cet occulte galimatias sur la grandeur de son propre projet... C’est de famille! Mitterrand connaissait tout ça, il a vu le nom sur le projet, il a parcouru la réclame, le style new-age lui a sauté aux yeux, ce serait, lui le jeune Perrault, qui réaliserait son rêve, pas un autre... Je cherche la salle des recherches bibliographiques, je passe devant la salle des périodiques, celle des livres d’art, celle des sciences, elles se ressemblent toutes, un portillon, des caméras, des cerbères. J’ai déjà parcouru au moins deux kilomètres, j’arrive à l’extrémité du premier couloir, rien d’indiqué clairement, juste des panneaux hiéroglyphiques inutilisables. C’est un labyrinthe où rien ne se distingue de rien et où tout ressemble à tout. Je regarde à travers une baie vitrée, apparemment je suis à l’Entrée Est. Celle en face, par où je suis arrivé, est l’Entrée Ouest. Ou bien est-ce l’inverse? Je ne sais plus. Je finis par trouver un plan imprimé. La salle des recherches est à l’autre extrémité de l’autre corridor. Je repars, un autre portillon, deux autres cerbères, une autre série de salles gardées par d’autres portillons surveillés par d’autres caméras vérifiées par 371 d’autres cerbères. Est-ce un gag? Ça fait au moins une heure que je suis là, toujours pas commencé de travailler, ce n’est pas grave, je visite. L’endroit est délirant, sinistre et délirant. On jurerait qu’il a jailli de terre pendant que je marchais sous la pluie noire pour se dresser devant moi et offrir son horrible énigme à mon cerveau autrement plus observateur qu’une légion de 250 caméras. Voilà, j’ai enfin fait le tour, quatre kilomètres à pied pour trouver la bonne salle, la seule sans portillon, juste un portique électronique anti-vol et anti-bombe. C’est une grande salle remplie d’ordinateurs tout neufs, bien plus sophistiqués que les vieux fossiles verdâtres de Beaubourg. Je m’assieds devant l’un des ordinateurs inoccupés, je tape un mot sur le clavier, «Perrault», j’obtiens la réponse que je cherchais. «Je vous fais voir l’envers des événements que l’Histoire ne montre pas», écrit Chateaubriand, «l’Histoire n’étale que l’endroit.» Lecteur, voici, jaillie d’un banal ordinateur, l’envers de l’histoire contemporaine révélé à tes neurones ébahis. «Les membres du clan Perrault ont des caractéristiques communes: une curiosité universelle qui les pousse volontiers vers les sciences, un jansénisme quasi congénital qui s’accomode du reste fort bien du goût du luxe et de la bonne chère, la manie de rimer, une sorte d’allergie à l’égard de la culture antique, la passion de bâtir, et aussi un certain arrivisme.» Arrivisme? C’est peu dire. Le projet de Perrault a été retenu par Mitterrand en deux années seulement. A titre de comparaison, il en a fallu quinze pour que les Anglais agréent leur propre Bibliothèque Nationale. Corruption? Comme l’ancêtre Pierre Perrault, le Receveur général des Finances de Paris qui s’est un peu servi dans la caisse, a été disgracié par Colbert, s’est alors consacré à de virulents pamphlets contre Don Quichotte et l’Iphigénie de Racine? Architecte? Comme l’ancêtre Claude Perrault, qui collabora à la colonnade du Louvre, admirée par des générations d’esthètes pour sa sobriété classique jusqu’à ce qu’on révèle qu’elle était en réalité inachevée et qu’il y manquait le décor que Perrault avait prévu à l’origine? Vendu? Comme Charles, le prince des féeries, qui dirigea le service de la 372 propagande royale, censurant et corrigeant les éloges trop tièdes à Louis Le Grand? «Plus particulièrement préposé, semble-t-il, à la mise en place et à l’organisation de l’absolutisme dans le secteur des intellectuels, il dirige avec Jean Chapelain le service de la propagande royale, clé de voûte du système, et, à ce titre, suscite et corrige les éloges et explications de la politique du roi et distribue les gratifications destinées aux artistes raliés... Il surveille l’édification des palais et des monuments destinés à donner une haute idée de la magnificence royale.» Tant de coïncidences m’ont donné faim. Je sors de la salle des recherches. Portique, vigile, caméras, portillon, où suis-je maintenant? Dans la Tour des Lois? des Lettres? des Nombres? ou la Tour du Temps? Suis-je vraiment le seul à trouver tout cela risible? Et la cafétaria? Il y a bien une cafétaria quelque part? Oh! les androïdes! on vous a programmé le mot «nourriture»? Je m’avance vers un vigile pour lui demander. Il n’a pas l’air très humain mais il n’y a personne d’autre alentour. «Vous savez où se trouve la cafétaria?», dis-je. Il me lance un regard vide et me désigne une direction, à l’extrémité du hall, derrière une rangée de cabines téléphoniques. Pour accéder à la cafétaria, il faut pousser d’immenses et lourds battants de portes en acier d’au moins cinq mètres de haut, formant une série de sas qui s’ouvrent successivement en sens inverse. Il faut pousser pour entrer dans un sas et tirer pour passer dans le suivant. Je jure sur la Magna Carta que je ne plaisante pas. Leur cafétaria est mieux protégée qu’une banque, on imagine le désastre en cas d’incendie généralisé. L’un des sas est une passerelle qui surplombe tout un étage, à dix mètres de haut, avec vue sur deux escaliers mécaniques interminables qui ne semblent conduire nulle part. Un dernier sas, une dernière porte à tirer, merde! non, à pousser, et je pénètre dans un déprimant hall d’attente. C’est une pitoyable cantine avec quelques tables, un mini bar ambulant, deux serveurs, des prix exorbitants, des étudiants parsemés et des caméras à chaque extrémité. Ils ont peur de quoi? d’un vol de sandwichs? d’une émeute entre les toilettes pour handicapés et la salle de conférence? Sacré Mitterrand! Son pétainisme purulent ressort par tous les pores de l’abominable bibli. On s’attend à voir surgir un CRS avec berger allemand à chaque instant. C’est le Vel’ d’Hiv du vingt-et-unième siècle! 373 Suis-je donc le seul à voir un rapport? Je suis de retour à la salle des recherches après avoir avalé un sandwich infâme et m’être enfui aussi vite que possible en retraversant tous les sas dans l’autre sens. Je m’assieds face à un gros écran d’ordinateur relié à une imprimante. Je tape «De Gaulle», j’obtiens la liste d’une soixantaine d’ouvrages. Il y a un petit logo en forme d’imprimante, je clique, l’imprimante laser ronronne, les feuilles commencent à sortir. A gauche, un étudiant absorbé par son écran manipule la souris par des allersretours compulsifs de la main. Il fait penser à un chimpanzé qui accomplirait des tests d’intelligence. L’imprimante s’arrête brusquement. Que se passe-t-il? Je n’ai que la moitié de mes références, trente notices sur les soixante indiquées à l’écran. Je me lève, je vais à un comptoir derrière lequel se tient une jeune femme d’une vingtaine d’années, petite, malingre, aux cheveux coupés à la garçonne, avec des lunettes rondes et des taches de rousseur. Elle lit le best-seller d Australopiquec, je la dérange. Je lui demande comment imprimer mes trente dernières notices. Elle prend un ton ulcéré et menaçant. Je dois lui plaire. - Vous n’avez le droit d’imprimer que 10 notices! c’est écrit sur une pancarte collée à l’imprimante! - Vous voulez dire 10 pages, je suppose. Parce que les 30 premières notices ont été réunies sur 5 pages... - Non! 10 notices! pas 10 pages! Vous ne savez pas lire? c’est écrit sur l’imprimante! - Vous êtes sûre, mademoiselle? - Je travaille ici depuis deux ans! vocifère Miss Gestapo, je le sais mieux que vous! - Mais c’est absurde, dis-je avec un grand sourire (je sens que je l’excite). Si c’est par souci d’économie qu’on a limité l’impression par visiteur, je suppose que 2 pages contenant 10 notices abrégées ne sauraient être considérées avec la même sourcilleuse sévérité que 10 pages contenant chacune une notice de 5 lignes... - C’est 10 notices! pas 10 pages! 374 - Mais c’est idiot, dis-je. - Si vous avez une réclamation à faire, vous l’écrivez sur une feuille de papier, ça remontera en haut lieu. Quoi qu’il en soit, vous n’avez droit qu’à 10 notices! La gamine fulmine. Australopiquec décidément me harcèle jusqu’à travers ses fans. Je me demande si elle va déchirer les vingt notices de trop que j’ai d’ores et déjà imprimées. Pas sûr qu’elle irait jusque-là. Je jette un oeil vers l’entrée de la salle, derrière le portail électronique antivol et anti-terroriste. Pas de cerbère à l’horizon. Je ne crois pas qu’ils soient armés, de toutes façons. - Auriez vous l’obligeance de m’indiquer comment faire, pour la prochaine fois, lorsque je voudrai imprimer les notices en rab? - Vous devez les sélectionner! - Comment ça? - Vous cliquez sur l’icône «Sélection»! - Je peux sélectionner toute la liste d’un coup ou je dois sélectionner chaque notice l’une après l’autre? Elle surgit de derrière son comptoir, très agacée. Je lui plais de plus en plus. J’essaye de la calmer. Je plaisante. - Je suis un peu lent à la détente, pardonnez-moi. - Je crois plutôt que vous faites exprès de ne pas comprendre! Elle me montre comment sélectionner les notices, puis retourne grommeler derrière son comptoir. Mathieu!Mathieu! Tout ça pour un simple projet sur Baudelaire! J’emporte mes 30 notices avec moi, je me rends dans la salle d’Histoire, il y a plusieurs ordinateurs de recherche bibliographique et plusieurs imprimantes ici aussi, comme dans chaque salle. J’en profite pour imprimer mes notices restantes, et j’en rajoute une cinquantaine (vidéos, photos, discours) que j’imprime aussitôt dans l’indifférence des surveillants qui surfent sur Internet derrière leur comptoir. Je fais quelques photocopies, pour la forme. Un franc le flash, c’est le double de celles de Beaubourg. Il faut bien que ces ordures récupèrent l’argent gaspillé en chaises à trois mille francs l’unité! Comment une chaise peut-elle coûter trois mille francs? 375 Je remonte enfin à la surface. Un dernier escalier mécanique, un dernier vigile en haut de l’escalier qui conduit à l’esplanade, au pied de la tour du Temps (sic sic sic sic sic sic), une dernière caméra, et un grand drapeau bleu blanc rouge qui flotte au vent. La pluie s’est calmée, le soleil luit. Dans le métro, je feuillette mes photocopies. Je tombe sur un récit de Malraux. Avec Mao et lui-même, lui dit de Gaulle, un «type humain» disparaissait. Malraux en conclut que de Gaulle songeait à l’ordinateur comme seul digne remplaçant de sa grandeur évanouie. Ce n’est pas si sot. De Gaulle était froid, répétitif et inhumain comme une machine. Après de Gaulle n’allait pas s’abattre le déluge mais le délire informatisé de son concurrent, qu’il surnommait «l’arsouille». Noé en cauchemarde encore. 376 CHAPITRE IX Encore! Eh oui, tout recommence. A la fin de sa vie, de Gaulle, rédige ses Mémoires d’Espoir. La première partie est consacrée aux années de la guerre d’Algérie. Il reproduit à l’identique le mythe de son sauvetage de la France, selon les mêmes ficelles un peu sales que celui fomenté dans ses Mémoires de Guerre. En résumé, hêlé par le destin («Je me sens l’instrument désigné.»), de Gaulle avait opportunément tout jaugé, tout pesé, tout prévu («Il était clair qu’on allait directement vers la subversion.»). Il était seul, il a décidé, il a tout sauvé. Premier acte du Grand Guignol: dénigrement de tout ce qui n’est pas lui. Lorsque Mendès France arrive au pouvoir, en 1954, l’Asperge ricane: «L’autre jour un brave type qui s’appelle Mendès France, a fait un gouvernement, après tant d’autres et avant tant d’autres...». Mais Mendès fait fi des sarcasmes et réussit à régler en un temps record la question de l’Indochine, avec autrement plus d’efficacité que de Gaulle dont l’indécision notoire laissera se prolonger la guerre coloniale encore quatre ans. Il faut reconnaître qu’en Algérie les choses ont commencé de s’enliser dès 1954, en partie à cause de Mitterrand qui obtient de Mendès le ministère de son rêve, l’Intérieur. Au portefeuille dont un fonctionnaire se contente, on mesure la bassesse de son passé et on entrevoit son déshonneur à venir. Mitterrand n’y reste qu’un an mais a le temps de dire et de faire quelques abominations dignes de sa haute fonction. «L’Algérie, c’est la France!», prétend-il. Ou encore: «La seule négociation, c’est la guerre!». Par nostalgie sans doute de sa jeunesse pétainiste, Mitterrand organise une étroite surveillance policière du quartier arabe de la Goutte d’Or. On se croirait d’autant plus de retour sous Vichy que la police est toujours aussi gangrenée d’antisémitisme, lequel éclate à l’air libre lors d’un discours de Mendès au Vél’ d’Hiv. De Gaulle entre temps, dont le retour au pouvoir sera redevable à cette même 377 extrême-droite infiltrée dans la police et l’administration, reprend sa chimère en forme de disque rayé. L’Algérie va mal à cause du «régime des partis», responsable du «processus désastreux», écrit-il. L’idée que l’Algérie va mal parce qu’elle est colonisée par la France ne vient donc à l’esprit de personne? Deuxième acte du subterfuge: l’apparition miraculeuse. De Gaulle l’écrit lui-même avec son habituelle candeur mégalomaniaque. Comme il surgit des fumées de la bataille en 1944, il reprend le pouvoir en 1958 en intervenant subitement, à la deus ex machina, au cœur du spectacle. «Il me faut fixer le moment où, fermant le théâtre d’ombres, je ferai sortir le “dieu de la machine”, autrement dit où j’entrerai en scène». Et non seulement l’élaboration du mythe algérien fonctionne selon les même tenants que le mythe résistant, mais les deux mythes s’épaulent. Le mythe numéro n°1 est rappelé comme un argument d’autorité hypnotique pour mieux enfoncer le clou pourtant bien rouillé du mythe n°2. «Le 18 juin 1940, répondant à l’appel de la patrie éternelle privée de tout autre recours pour sauver son honneur et son âme, de Gaulle, seul, presque inconnu, avait dû assumer la France. Au mois de mai 1958, à la veille d’un déchirement désastreux de la nation et devant l’anéantissement du système prétendument responsable, de Gaulle, notoire à présent, mais n’ayant pour moyen que sa légitimité, doit prendre en charge le destin.» Difficile de faire plus faux. Troisième acte de la saynette: l’effacement des traces du crime. A un ministre qui lui fait remarquer que c’est grâce aux circonstances alégriennes que de Gaulle doit son trône, il rétorque, avec la mauvaise foi qui le caractérise autant que sa casquette, son grand nez, ou ses bras tendus en un V convulsif: «Mais pas du tout! Ce ne fut qu’un épisode d’une péripétie dans l’immense mouvement national qui a appelé mon retour aux affaires!» «Il n’a pas dit merci. Ce n’était pas son style!» confirme le général Massu, qui comprend avec une lucidité assez rare qu’au fond de Gaulle s’illusionnait surtout luimême. «Le Général de Gaulle n’a jamais fait la moindre allusion au fait que nous 378 l’ayons aidé à revenir au pouvoir. Je ne sais pas s’il en avait conscience; je ne le crois pas! Il devait penser que c’est lui qui avait bien joué le jeu, pas nous.» Ce n’est pas seulement une question de style. De Gaulle en réalité est moins un roublard ingrat qu’un aveugle vaniteux. Il ne conçoit pas l’aspect mythologique de sa gloriole. Eperdu d’auto-contemplation, il ne voit rien, ne prévoit rien, n’a proprement aucune idée de ce qu’il va faire, maintenant qu’il a obtenu ce qui seul lui importait, le pouvoir. Tous les témoignages de l’époque confirment qu’il tenait des propos différents selon ses différents interlocuteurs. Tous ses textes et ses discours démontrent qu’il n’avait rien su prophétiser du sort de l’Algérie. Qui, d’ailleurs, la souhaitant française comme de Gaulle, Mitterrand ou même Mendès, aurait pu le prévoir? Tout ce que de Gaulle voit, tout ce qu’il a jamais eu en vue, c’est lui: l’idyllique incarnation d’une France imaginaire. En un sens, jamais de Gaulle n’a été plus sincère dans sa duplicité que lors du discours d’Alger le 4 juin 1958, le célébrissime sans queue ni tête «Je vous ai compris!». «Je vous ai compris... Je sais... Je vois... Et c’est pourquoi me voilà!» Autrement dit, je vous incorpore. Vous êtes moi, je suis vous, je vous comprends et je me comprends, face à face communiant en direct avec moi-même. Ça semble délirant, mais de Gaulle est délirant. Il n’y a pour lui pas davantage de solution de continuité entre ses deux règnes (40-44 et 58-69) qu’il n’y en a dans l’histoire de la République à cause de Vichy ou dans celle de l’Europe entre les deux guerres. Dans ses Mémoires de Guerre, rapportant une discussion avec Bidault, à la Libération, qui lui demande de proclamer symboliquement la République, il répond en entonnant l’hymne fusionnel de l’incorporation: «La République n’a jamais cessé d’être. La France Libre, la France Combattante, le Comité français de la libération nationale, l’ont, tour à tour, incorporée. Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu. Moi-même suis le président du Gouvernement de la République. Pourquoi irais-je la proclamer?» Son commentaire démontre que c’est bien de son petit corps à lui qu’il est question: «Allant à une fenêtre, je salue de mes gestes la foule qui remplit la place et me prouve, par ses acclamations, qu’elle ne demande pas autre chose.» 379 De Gaulle incorpore la France et la France assume l’Empire, pour quelle raison l’Algérie ne resterait-elle pas française? Pierre Gourdon, le premier hagiographe de De Gaulle mais non le moins imbécile, fonde la légende dès 1945. Il rapporte la phrase d’un «indigène» d’Oran sur de Gaulle: «Quand il a passé, nous sommes tentés de baiser la trace de ses pas.» Un colon ne pouvait manifester cette servile adoration pour la raison que les Français d’Algérie avaient été majoritairement pétainistes. Cela pèsera dans la décision de De Gaulle d’abandonner le boulet algérien juste après l’avoir opportunément biffé de sa mémoire, le temps de se faire hisser au pouvoir par ces mêmes ordures. De Gaulle en tout cas croit intensément à la version crétine de Gourdon. Il est le Christ de ces béni-oui-oui algériens. Dès la Libération, et bien après, son paternalisme mielleux se répand sans vergogne. La France va éduquer les Arabes, «pas à pas» comme il dit, et les Arabes, «rehaussés», lui sont très reconnaissants. Il l’écrit dans ses Mémoires de guerre. «Beaucoup d’Arabes et de Kabyles éprouvent comme un choc d’espoir et de gratitude à l’égard de la France qui, sans attendre d’être elle-même sortie de ses malheurs, rehausse leur condition et associe plus étroitement leur destin à son destin.» Il persistera jusqu’à la fin dans son piteux petit paternalisme pourri, strictement incapable de percevoir le rôle de la France autrement que dans le cadre de la colonisation, même lorsqu’il s’agit d’offrir l’émancipation aux Algériens. Annonçant sa décision de les laisser «disposer librement de leur destin», il précise: «Après une période prolongée d’apaisement, les populations auront pu prendre conscience de l’enjeu, et accomplir grâce à nous certains progrès politiques, économiques, sociaux, scolaires, etc.» En privé, de Gaulle n’est pas si solennel. «Les Arabes, voyez-vous, ne méritent pas qu’on les aide: ce sont des excités», dit-il à Claude Guy. Il est vrai que la Gégène a de quoi vous électriser le plus rampant esclave. 380 CHAPITRE X Qui observe qui? Ce temps gris est un peu nivelant. Peut-être, pour un prochain exil, faudra-t-il songer au Sud: Espagne, Portugal, Italie, Grèce? Vers dix-huit heures, au Troubadour bondé, comme s’il avait lu dans mes pensées le soleil disperse la grisaille et vient à travers la vitrine asperger les luths et les banjos de son pinceau jasmin. Sacha, ravissante Australienne aux cheveux coupés à la Jeanne d’Arc, s’assied à ma table. Elle a un beau visage, une peau lumineuse, des yeux verts, est très intelligente et très courageuse. Elle étudie l’architecture et travaille six jours par semaine dans un bar. Elle est née en Australie, sa mère est allemande, son père d’origine égyptienne. Elle vient de Sidney, vit à Londres depuis onze mois. Nous parlons de Le Corbusier. Est-ce que je l’aime? Non, dis-je. Selon moi, ce type avait un grave problème d’identité sexuelle. Qu’est-ce qui me fait dire ça? demande Sacha surprise. Est-ce que je connais son travail au moins? Un peu, dis-je, j’ai lu des choses. Mais suis-je déjà allé voir un de ses chefs-d’œuvre de près? Eh bien, je suis allé visiter Notre-Dame-du-Haut, à Ronchamp. Exprès? Non, j’étais dans la région avec une amie brésilienne. Ça m’a plu? Non, dis-je. Je n’ai pas été sensible au charme de ce bunker médiévalo-bétonné obnubilé par la fente. Elle rit, elle n’a pas l’habitude qu’on se moque de l’Idole de ses professeurs. Je n’ai donc pas trouvé que cette espèce de vaste proue avait une certaine grâce? Non, dis-je, franchement non. Pour savoir si quelque chose a de la grâce, il suffit de l’imaginer ailleurs, dans son jardin par exemple. Et franchement, il n’y a aucune partie de ce bunker, grande ou petite, que j’aimerais avoir dans mon jardin. Ni ce banc, ni cet escalier, ni cet autel, ni cette colonne, ni ce vitrail, ni ce pan de mur. Cela aurait la laideur d’un bloc de béton abandonné. Tandis que n’importe quel fragment du porche de Notre-Dame-de-Paris, n’importe quel brin de gargouille, n’importe quel autre élément pris au hasard ferait une parfaite sculpture en soi. Donc, Corbu n’a pas de grâce. 381 Elle n’est pas très convaincue par ma démonstration, je n’insiste pas, d’autant que débarque un grand type en combinaison de motard qui se dirige vers nous et l’embrasse sur la bouche. Elle me présente, nous nous serrons la main, il s’assied et nous parlons de sa moto, une vieille Triumph qui lui a coûté 4000 livres à réparer et qui ne marche toujours pas. Puis ils se lèvent et s’en vont, je les regarde franchir la porte du Troubadour dans le soleil couchant. le Troub’ est toujours aussi bondé. Je sirote mon jus de tomates en prenant des notes. Une femme à une table à côté attend son amie qui est allée aux toilettes. Elle aperçoit mon gros Shakespeare bilingue et me sourit. Après un échange de politesses je m’installe à sa table avec mon jus de tomate. Elle s’appelle Sue, et lorsque nous en venons à nos professions, elle m’apprend qu’elle est detective. Détective? Comme Columbo? Non, dit-elle, en Angleterre, detective signifie officier de police en civil. Son amie revient des toilettes, elle s’appelle Nicky, elle est également detective. Sue et Nicky sont abasourdies par ce que je leur décris des prérogatives despotiques de la police française. Je leur détaille le racisme, les contrôles systématiques et exclusifs des Noirs et des Arabes, les bavures régulières (mistakes), l’absence de caméras de contrôle dans les commissariats, le pistolet porté par le moindre chargé de circulation, les cartes d’identité obligatoires - qui n’existent pas en Angleterre. Mes deux fliquettes sont charmantes. Sue me montre sa plaque de police qui ressemble à celle d’une panoplie d’enfant. Je lui demande si les policiers anglais continuent à ne pas porter d’arme. Bien sûr, dit-elle. Nicky et elle trouvent les armes répugnantes. Elles ne savent même pas tirer et ne font jamais de sport. Quelle est votre expérience la plus mémorable? dis-je. Une enquête après un incendie, dit Sue. C’était très dur, les gens étaient si effroyablement brûlés qu’on leur souhaitait de mourir au plus vite. Sue comprend un peu le français, elle voit mon carnet et me demande ce que j’écris, je le lui montre, je l’ouvre aux pages où Tracy m’a dessiné en ratboy, elle essaye de déchiffrer des fragments, elle y parvient. Nicky, elle, adore King Lear et est résolument orwellienne. Dès que j’évoque mon projet de livre sur Paris et Londres, elle me cite In and out, puis 1984. Que pense-t-elle de toutes ces caméras qui épient 382 Londres? Elle est contre, elle est résolument pessimiste et craint un mauvais usage de ces outils de surveillance. Sue me demande ce que j’écris. Des romans, des essais, mes Mémoires. Quel est mon dernier livre? Je leur raconte l’histoire de Miroir amer (« the sickness of a man who was a frozen embryo »). Elles sont poliment surprise («Oh, really!»). Je leur montre ma nouvelle carte d’identité plastifiée, Sue plaisante: «Your ID has just been checked!» Je leur montre comment la ligne de RF me baîllonne symboliquement. Je leur dis qu’elles se retrouveront sûrement dans mon livre sur Londres. Elles feignent d’être inquiètes. Puis je compare l’écrivain au détective. Sue veut plaisanter et me déclare qu’en réalité elles sont ici pour surveiller mes activités subversives. Je rétorque que c’est moi, en réalité, qui suis là pour les observer, elles. Elles rient poliment. Nous quittons ensemble le restaurant vers onze heures trente, elles me laissent leur numéro de téléphone privé et au bureau. Je les embrasse sur le trottoir et leur dit que c’est quelque chose que je ne ferais pas à Paris, embrasser un flic. Pourquoi? demande Sue un peu pincée. Parce qu’ils sont moustachus, dis-je. Elles rigolent, mi-flic mi-vaurien. Un message de Harriet m’attend à l’hôtel. La soirée de vendredi prochain est annulée. Elle laisse le numéro de son portable. Je ressors de l’hôtel et vais l’appeler d’une cabine. Elle m’explique, gênée, que Tracy est très jalouse maintenant et ne veut plus me voir. « C’est lui ou moi », lui a-t-elle dit. Pas de problème, dis-je. Je vous souhaite bonne chance. Mais je veux rester en contact avec toi, dit-elle, je vais te donner mon adresse e-mail, lorsque tu seras rentré en France, nous correspondrons. Tu as de quoi écrire? Oui, vas-y. D’accord, c’est... tuuuuuuuuuuuuuu... La conversation est coupée, ma carte téléphonique n’a plus d’unités, ces portables pompent les crédits à une vitesse supersonique. Je raccroche. Je n’aurai plus jamais de nouvelles de Harriet et Tracy. Boutroux et de Gaulle avaient tort. Ce qui n’a pas eu lieu ne devait pas avoir lieu. 383 On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. 384 CHAPITRE XI Hubble ad hominem Il a bien fallu que je fasse un premier mouvement hors de ma tanière. J’avais déjà près de 250 pages de notes sur de Gaulle, de longs mois de travail derrière moi, et j’étais très à court d’argent comme d’habitude. J’avais besoin d’obtenir un contrat, de quoi survivre au moins jusqu’au printemps. J’ai téléphoné à Hubble, le célèbre écrivain d’avant-garde qui est aussi mon éditeur, chez Calamar. Nous nous sommes retrouvés au petit café à l’angle de la rue de Beaune et de la rue de l’Université, en bas des éditions Calamar. Je lui ai passé une copie de mes notes, expliqué mes conditions, comment je désirais être publié et combien d’argent j’espérais. Il m’a rappelé dix jours plus tard, nous avons pris rendez-vous un dimanche en fin d’après-midi à la Closerie des Lilas, son QG. Je suis arrivé très détendu. Si quelqu’un pouvait comprendre ce projet, c’était bien Hubble, surnommé the Brain dans le Milieu, «le Cerveau», le prince des poètes de cette fin de siècle et l’homme le plus fin, le plus rapide, le plus cultivé et le plus intelligent de tout Paris. Hubble est déjà là quand j’arrive à la Closerie. Il est assis à sa petite table habituelle, derrière le paravent à droite après la porte tournante. Sur la table, devant lui, sont posés un verre de whisky et la chemise rouge sang qui contient mes 250 pages de notes. Drôle de type, Pierre Hubble, drôle d’être humain, vraiment. A soixante-trois ans sa silhouette fait penser à une masse d’énergie animale, un ours de volonté, un tigre de ténacité, un orang-outang d’intériorité, une force colossale dans un corps à la fois imposant et dispos, avec une bouille ronde, joviale et touchante. Hubble est si célèbre et médiatisé que les gens, en sa présence, se comportent inconsciemment comme s’ils étaient en train de passer eux-mêmes à la télé. Du coup, aveuglés par d’invisibles projecteurs, ils ne le regardent plus. Pourtant, quand on l’observe un peu tout en parlant avec lui, il donne l’impression que son corps est doublé, 385 comme peut l’être une veste ou un manteau, par un second corps tourné vers l’intérieur du premier. Comme si toute la surface de sa peau avait un envers très sophistiqué, l’autre face d’une membrane possédant son propre système visuel, auditif, gustatif et olfactif autonome, communiquant de l’intérieur avec la face que tout le monde aperçoit, qui en est symétriquement comme la doublure exposée à l’air libre. Hubble a décrit des phénomènes comparables dans ses livres, et ça arrive parfois quand on parle avec lui. Son autre lui transparaît fugacement, pas du tout de manière schizophrénique incontrôlée, au contraire, comme une sorte d’ange gardien qu’il transporterait en lui et auquel il s’adresserait parfois, sans prévenir, en plein milieu d’une conversation, parlant très bas tout à coup, changeant de timbre de voix, adoptant le ton murmuré de la prière, donnant l’impression dans ces moments-là de s’écouter lui-même sans avoir besoin d’être entendu. Mais le plus souvent, quand il est en public, c’est sa surface joviale et défensive qui s’exacerbe, le yang servant de rempart au yin et le yin au yang, en alternance comme cela doit l’être, le vide servant à dérober le plein, le plein à révéler le vide, l’ombre protégeant la lumière, la lumière désignant l’ombre, le cheng cheng du Yiking, le «produit produisant son producteur», etc., tous ces trucs tao très compliqués et très simples que Hubble semble naturellement posséder, qui expliquent sa vieille passion jamais démentie pour la Chine, sa sagesse, sa poésie et sa peinture. Il en a traversé des ribambelles d’orages, le Hubble, depuis qu’il est sur le terrain. Pas mal d’ouvrages - thèses de doctorat, essais philosophiques, articles d’encyclopédie et même romans - ont déjà été consacrés à l’aventure de ce fringant corsaire, à son groupe et à sa revue Qué Tal, aussi célèbre à une époque et dans un certain milieu que le Premier Manifeste du surréalisme un demi-siècle auparavant. Hubble a beaucoup milité dans les dernières années du règne de De Gaulle, quand tout était radical, la vérité comme l’erreur. En marge de ses intenses expériences poétiques, Hubble a dit et écrit quelques conneries communes, assez mystérieusement pour quelqu’un d’aussi lucide et finalement d’aussi retiré - comme Debord mais très différemment: en pleine lumière. Comme si Hubble avait décidé, sciemment, de se stupéfier à l’histoire, à la manière dont un explorateur décide de s’évaporer plusieurs semaines, ou plusieurs mois, ou 386 plusieurs années, dans une fumerie d’opium, pour voir. La preuve que le pari était envisageable, c’est que Hubble s’en est sorti. Il est bien le seul. Tous les autres pirates qui le suivaient ont sombré après la dislocation du groupe, tous ceux dont les moyens de subsistance tenaient plus au trafic de l’opium qu’à sa jouissance. Ce n’est qu’une métaphore, bien sûr: ces gens étaient des intellectuels hauts de gamme et ennuyeux, pas des hippies délurés et abrutis. La Chine est d’ailleurs le sujet que les membres de son groupe ont le plus vite laissé tomber. Ils étaient faits, au fond, pour le Japon. Pas lui. Au fil des années ce fut un spectacle réjouissant de voir Hubble se lancer à l’abordage de caravelles successives, le Nouveau Roman, le Maoïsme, le Structuralisme, la Psychanalyse, la Nouvelle Philosophie... et toute la troupe de pirates le suivre en hurlant, certains se faisant capturer et ne repartant jamais, d’autres tombant dans l’eau en tentant de regagner la nef amirale qui avait déjà viré de bord et cinglait sans attendre vers de nouvelles mers. Les fans et les affidés se lassaient vite de ces changements d’aire successifs. Hubble connaisait l’usage du sextant, les autres faisaient semblant. Ils prétendaient se diriger aux étoiles mais au fond l’alphabet des astres leur était clos. Hubble continuait, de plus en plus seul, suivant son idée et se défaisant allègrement des suiveurs, écrivant des livres toujours impeccablement profonds et novateurs, démontrant au moins ainsi que les vapeurs de l’opium ne l’amoindrissaient pas. Il faut ajouter qu’il y avait, en marge des bruyants combats navals, les archipels où il accostait pour se recharger en munitions et planquer ses trésors. L’archipel Bataille, l’archipel Artaud, l’archipel Lautréamont, l’archipel Dante, la vraie Chine, l’archipel Joyce, l’archipel Céline et quelques autres, comme l’archipel Heidegger où il mouille encore l’ancre ces derniers temps... Les pirates se sont tous noyés ou rangés. Lui aussi s’est un peu rangé, il fréquente pas mal d’abrutis officiels, il participe aux débats politiques, il a été chercher sa légion d’honneur comme tout le monde. Hubble lui-même appelle ça ses 30% de compromission. Mais il suffit de le lire pour savoir qu’il sait toujours se servir d’un sextant et naviguer en haute mer. - Ah Zaggy! Bonjour, toujours ponctuel, c’est très bien. Ça va? Qu’est-ce que vous 387 prenez? Je m’assieds, nous nous serrons la main, je l’écoute me donner son impression sans attendre, ses deux mains posées à plat sur mes notes dans leur épaisse chemise cartonnée de la même couleur que le bloody mary que le serveur m’apporte. - Frondeur vous êtes, frondeur vous resterez, et c’est très bien! - Merci, dis-je. - Il y a des choses épatantes ici ou là, le dialogue avec la fille à la bibliothèque est très drôle, votre narrateur s’y croit un peu: «elle s’énerve donc je lui plais...» Concernant l’antisémitisme de De Gaulle: entre nous, il y a pire. Si tous les Français s’étaient contentés d’être aussi antisémites que lui, ça se serait mieux passé, non? - C’est vrai, dis-je. Ce n’était pas un surexcité de la question. - Mais bien sûr! Quant au fond, l’aspect mythe spectaculaire, je suis d’accord avec vous, vous avez parfaitement raison, et en même temps, on a envie de vous dire, quelle importance? - Comment ça! «quelle importance?» C’est l’essentiel! - Franchement, pensez-vous vraiment que de Gaulle soit encore un mythe? Qui s’intéresse à de Gaulle aujourd’hui? Tout le monde s’en fout! - Je ne le crois pas, et quand bien même, je me fous que tout le monde s’en foute. Les Français m’indiffèrent de toutes façons. J’ai la ferme intention de me faire traduire en anglais et d’être publié à Londres. Hubble éclate d’un rire mauvais. - Les Anglais vont vous rire au nez! - Eh bien j’irai ailleurs, en Europe ou aux Etats-Unis, j’irai en Chine s’il le faut, mais je trouverai un éditeur pour ce livre! Je regarde Hubble bien dans les yeux en prononçant le mot «Chine». Je ne m’y connais pas autant que lui mais j’ai lu les taoïstes, les poètes et Granet, moi aussi, et sûrement avec plus d’attention que lui, Hubble, ne lira jamais le Midrach et le Talmud qui l’indiffèrent, comme tout le monde. J’entends avec mes yeux, je vois avec mes oreilles, et ce que j’entends et vois sont d’une banalité bien française. Hubble éclate à nouveau de rire. 388 - Les Chinois! Et puis quoi encore! Oh, ça va, non! Là, je dois avouer que je ne m’y attendais pas. Je pensais pouvoir discuter un peu du fond avec quelqu’un de compétent, et Hubble se met à parler exactement comme Banana. Je vais ouvrir la bouche pour argumenter un peu lorsqu’un grand type à l’épaisse tignasse grise, habillé en jean et en blouson de cuir noir, arrive vers notre table, un verre de whisky à la main, et se poste devant Hubble avec un air attendri. - Tiens! lance Hubble, visiblement soulagé que nous soyons interrompus. Comment ça va, toi! - Bonjour Pierre, dit le grand type en l’embrassant sur les joues. Vous permettez que je vous importune trois minutes? dit-il en me souriant gentiment. - Je vous en prie, dis-je poliment. Il prend une chaise à la table d’à côté et s’assied avec nous. - J’adore Pierre, me dit le grand en s’asseyant. J’ai une profonde et sincère affection pour lui. Tu le sais, hein, Pierre? - Elle est partagée, dit Hubble en se commandant un autre whisky. Zaggy, un autre bloody? Non? Vous êtes sûr? Vous connaissez Esteban? Non? Esteban Durruti, Stéphane Zagdanski. Il est gentil Hubble, mais je m’en fous de ses copains et je ne suis pas venu pour me saoûler à la Closerie. Je suis venu pour avoir des renseignements précis sur la quantité de fric que pourra m’accorder Calamar. Pourquoi est-ce qu’il croit que je lui montre mes brouillons avant d’avoir tout fini? pour qu’il m’encourage? J’ai mon loyer à payer dans quinze jours et je n’ai jamais été autant dans la dèche. En même temps ma curiosité naturelle prend le pas sur mon impatience. Ce Durruti me dit quelque chose. Esteban Durruti? C’est bien le fameux guitariste de flamenco? Il a une bonne tête, mais bordel c’est pas le moment de venir nous emmerder! Je ne peux quand même pas parler de ces questions de fric devant lui. Je n’ai plus qu’à attendre qu’il reparte à sa table. - Tiens, justement, dit Hubble à Durruti, tu tombes bien, on va faire un sondage. Vous permettez, Zagdanski? dit-il en ouvrant ma chemise rouge. On peut faire une totale confiance à Esteban. Lis-ça et donne-nous ton avis. 389 Il est malade ou quoi! Il est en train de passer ma quatrième de couverture à Durruti. Il ne sait pas que mon projet est top secret? Si ça l’emmerdait tant que ça d’avoir à discuter de mon manuscrit un dimanche, il n’avait qu’à me donner rendez-vous un autre jour dans son bureau! C’est lui qui a choisi la date, le lieu et l’heure, pas moi. Et si ça l’emmerde tant que ça d’avoir à discuter d’un manuscrit - ce que je comprendrais à la rigueur -, il n’a qu’à changer de métier. Personne ne l’oblige à être éditeur. - Avec grand plaisir, dit Durruti en sortant ses lunettes de lecture d’une poche de sa veste en jean, sous son blouson de cuir. Vous permettez? - Je vous en prie, dis-je d’un air sombre en m’allumant un cigarillo. Durruti commence à lire, Hubble me fait un clin d’oeil en avalant son whisky, l’air de dire: pas d’inquiétude, tout va bien se passer. Je ne m’attendais pas à la désinvolture agressive de Hubble, et en même temps je ne suis qu’à moitié étonné. Ça fait quelques mois déjà que je le trouve bizarre. Nous étions au café en bas de chez Calamar lorsque je l’ai vu se tasser soudain devant moi. Nous venions de nous asseoir, Hubble m’avait demandé comment j’allais, j’ai répondu machinalement: «Très bien, merci», comme je fais toujours. Il s’est alors inexpliquablement emporté. «Lui», dit-il comme si je n’étais pas là, «il va toujours parfaitement bien! A croire qu’il n’est pas capable de faire la distinction entre aller bien et aller mal... Symptôme aussi stérile que d’être toujours au fond du gouffre.» Que Hubble, l’apôtre du gai savoir, le théologien du libertinage, le pourfendeur polyvalent du ressentiment, s’en prenne à ma bonne humeur, c’était un gag. Et des plus mauvais: j’avais précisément de graves problèmes personnels à cette époque. La pleurnicherie n’est pas et n’a jamais été mon truc, question de joie de vivre naturelle et d’éducation. Je n’étale pas mes soucis - pas davantage que mes triomphes -, c’est mon luxe à moi. Hemingway raconte que celui des Africains consiste à ne jamais montrer leur douleur, ce qui a fait calomnieusement dire aux Blancs, explique Hemingway, que les Noirs étaient sans état d’âme. Mes Blancs à moi, ce sont les grands névrosés comme Australopiquec qui se sont toujours révélés odieusement envieux et hargneux face à ma joie de vivre. J’ai entendu des malades m’insulter parce que je sifflotais dans la rue. Une 390 partie de mon exécrable réputation dans le Milieu tient à ce que je ne me plains jamais, n’ai pas de failles - ou du moins ne les exhibe pas, et n’ai jamais connu de grand deuil ni de grandes douleurs. C’est mon côté tao, je sifflote, tel Li-Po, aussi nommé Li Kongfong, montant à la Tour de Li T’ai-Po dans un poème de Wang Che-tchen, 1526-1590. Devais-je faire un dessin à Hubble?... J’ai gardé mes réflexions pour moi, je suis resté poliment muet, surpris que Hubble tombe dans ce panneau. Il me publie depuis plusieurs années, après tout, il est censé savoir à quoi je suis confronté depuis le début. Moi qui n’ai jamais jalousé personne, jamais été agressif avec personne, jamais mis de bâtons dans les roues de personne, je dois subir quotidiennement et parfois très péniblement la jalousie, l’agressivité, la bêtise et les obstacles de tout un chacun. J’avais toujours cru Hubble un peu plus lucide que d’autres sur ces questions cruciales de solitude sociale et de subversion silencieuse. J’ai toujours ri des autoportraits inconscients de Banana qui dépeint Hubble en intriguant calculateur, récupérateur, manipulateur et maniganceur jaloux de ce qui peut lui faire de l’ombre. J’en restais à mes convictions sur le cheng cheng et les mutations. «Textes sur table» est ma devise, et Hubble, en quarante ans, a largement fait ses preuves. Mais Hubble ne se contenta pas de ce seul dérapage. Il revint à la charge, prononçant presque les mêmes phrases sur le même ton narquois, et je dus me retenir à nouveau de pulvériser verbalement ce con qui était, en somme, tranquillement, banalement, et très médiocrement en train de me souhaiter du mal. Ma charité substantielle reprit le dessus. Je n’ai jamais considéré qu’un écrivain hors-pair était un être humain comme les autres, et j’ai pardonné cette légère offense, comme d’habitude. - Peut-être a-t-il des problèmes en ce moment? me dit Sandra lorsque je lui racontais l’incident. Ça arrive, tu sais. On n’a pas toujours envie d’être aimable vingtquatre heures sur vingt-quatre. C’est un être humain, après tout. Toi aussi, il t’arrive de faire la tête. - Moi je n’emmerde personne quand ça va mal. Et puis je ne prends pas des pots avec Hubble parce qu’il est humain, mais parce qu’il est compétent dans cette activité surhumaine qu’est l’écriture. D’autant plus qu’il n’a plus arrêté à partir de ce moment-là. 391 - Qu’est-ce qui est arrivé d’autre? - Rien de crucial. Un jour, je lui faisais part de mes tentatives malheureuses pour obtenir une chronique dans un journal. J’ai cité L’Humanité, il s’est aussitôt placé sur un plan bassement stratégique, affirmant que j’allais me faire récupérer par les communistes, ce genre de conneries. J’ai frotté mon pouce contre mon index et mon majeur en guise de réponse, et lui ai fait comprendre que ma seule préoccupation était de trouver de l’argent, que les misérables considérations politico-journalistiques ne me concernaient pas, et surtout qu’il devrait savoir que je suis irrécupérable. - Et ensuite? - Une semaine plus tard nous nous sommes retrouvés pour discuter du manuscrit de Miroir amer. Il a commencé par s’excuser pour la fois précédente, puis nous avons parlé de mon roman qu’il n’avait manifestement pas aimé. - Vraiment? C’est pourtant un livre si original. Moi je le trouve splendide. Qu’estce qui ne lui a pas plu? - Je ne sais pas exactement, j’ai eu l’impression qu’il l’avait lu très vite et à moitié. Il m’a sorti des conneries sur le «dénouement à la Molière», le sens du temps et de l’histoire, les complications de la construction. Il a trouvé le panégyrique de l’embryon un peu enflé, avec trop de «Ô ceci» et «Ô cela»... - Tu veux dire qu’il n’a pas reconnu que c’était un pastiche de Bossuet? - Visiblement non. Je le lui ai fait remarquer, il est tout de suite passé à autre chose, un peu gêné. - Le sens du temps, c’est justement ce qui est le plus profond dans ton livre. Et tout est très bien exprimé dans le chapitre sur la petite horloge que la femme du narrateur lui offre, et qui est en réalité celle que toi tu m’as offerte - Les passages sur l’enfance ne l’ont pas emballé non plus. Il a fini par me suggérer d’écrire un roman de science-fiction, j’ai cru qu’il se foutait de moi. Il a aussi trouvé qu’il y avait trop d’adjectifs et trop d’adverbes, comme si on en était encore à tenir compte des maximes ineptes de Voltaire et de Valéry sur les lois du style. - Tu as fait quoi? - J’ai cédé du lest, j’ai enlevé quelques adverbes à un ou deux endroits. Je tenais à 392 ce qu’il me publie, et vite, pour obtenir le second chèque de mon contrat. - Tu n’aurais pas dû. «Trop d’adverbes», «trop d’adjectifs», «trop d’allitérations», «trop de pages»... - «Trop de notes», comme disait l’autre. - Ce sont des remarques de critique ou de correcteur de copies, pas d’écrivain. Les Chants de Maldoror sont bourrés d’adverbes et d’adjectifs, personne n’oserait s’en plaindre. Tu me dis tout le temps qu’on ne peut pas retoucher un roman de l’extérieur, que c’est comme si un galleriste demandait à un peintre de rajouter du jaune ou du rouge à tel ou tel endroit de son tableau. - Je sais. Je n’ai fait que très peu de changements, juste pour la forme. D’ailleurs il a fini par le publier tel quel. - Comme quoi il ne le trouvait pas si raté. Il est possible qu’il ait considéré que tu marchais sur ses plates-bandes avec ton histoire d’embryon congelé. Il doit penser qu’il a le monopole de la critique romanesque de la manipulation du vivant. - C’est ridicule. Le thème n’est pas un scoop, et personne n’en a le monopole. On est submergé depuis quelques années déjà de documentaires, de reportages, d’articles et de dossiers sur ces questions. C’est aussi absurde que de vouloir être le seul à traiter de l’Affaire Dreyfus ou de la Grande Guerre dans un roman. - Oui, mais à part Hubble et toi, personne ne s’en soucie. - Je n’y peux rien si mes contemporains sont aveugles ou complices des métamorphoses de la société. Procréation artificielle, création littéraire, le conflit semble évident, non? - Pas aux journalistes. Ils ont tous parlé de ton roman comme si c’était une lubie incongrue de ta part, en parfait décalage avec la réalité sociale, le chômage, la faim dans le monde, la politique, la montée de l’extrême-droite. N’oublie pas que certains t’ont carrément accusé de plagier Hubble en écrivant sur les embryons. Il n’est pas impossible qu’il pense comme eux. - Je me fous de ce que pense Hubble ou qui que ce soit de ce que j’écris. C’est le petit sermon qu’il m’a fait après avoir lu mon manuscrit qui m’a déplu. - Raconte. 393 - Il a commencé par un pseudo-compliment, comme toujours: «Vous êtes doué, vous le savez, je le sais.» Puis il a dérapé, évoquant mon «désir d’enfant», déclarant, très énervé: «Je ne vais pas vous allonger sur un divan!» - Que voulait-il dire? - Que je désire un enfant, peut-être. - Tu veux un enfant? fit Sandra attendrie. - Oui, non, quelle importance? Je suis aussi un être humain. Je transpire, je mange, je pisse, je défèque, et je peux avoir envie d’un enfant. Ça ne regarde ni Sainte-Beuve, ni Hubble, ni aucun autre flic biographico-psycho-stylistique. Hubble s’est alors montré comme Sainte-Beuve! - d’un paternalisme grotesque: «Votre meilleur atout, c’est la Bible. Vous avez une chance énorme de posséder cette carte-là.» J’étais stupéfié. Il a déliré comme ça pendant quelques minutes, j’avais l’impression de le voir se transformer en preacher moralisateur devant moi, comme l’est si souvent Banana. J’ai failli lui sortir: «Ecoutez, je ne donne pas de sermon et je n’en reçois pas non plus!» - Tu aurais dû. - Je pensais à mon second chèque. Et puis Hubble est quand même un cas particulier. A mes yeux ce n’est pas un copain, ni même une relation, avec qui on se fâche et se réconcilie. Je garde toujours mes distances avec lui. Je suis amical, affectueux, mais courtois et distant comme un écrivain se doit de l’être avec un autre écrivain plus âgé et respectable. Je sais que Hubble, comme tout artiste, possède un corps qui tient le coup. Et comme toute personne dont le corps tient le coup, il suscite depuis longtemps une haine considérable de la part de tous ceux dont le corps s’écroule les idées, les livres, les prises de positions ne sont même plus en cause. Un corps qui refuse de se laisser remplacer, évacuer, refouler, suscite une animosité automatique et délirante. Je sais exactement de quoi je parle. Je ne me range donc jamais dans le «rang des meurtriers». - C’est tout à ton honneur. Tu sais ce que je crois? - Dis-moi chérie. - Je crois que Hubble est un brin paranoïaque. Lui-même l’admet, non? - C’est vrai. 394 - Et j’ai lu un texte de lui dans lequel il disait que les amis n’avaient pour dessein inconscient que de trahir. «L’amour est une haine qui prend le temps de se retourner.» - Difficile de contredire une maxime aussi lucidement freudienne. - Oui, mais au lieu de s’en tenir à ce pessimisme superbe, Hubble semble aimanté par la haine, attiré par elle avec gourmandise comme un ours vers le miel. C’est aussi la raison pour laquelle il la décrit si bien dans ses livres. Il obéit à une sorte de distorsion dialectique qui le fait se passionner pour l’animosité comme si elle était plus avancée que la sympathie dans la voie qui mène à lui. Comme si à ses yeux ceux qui le haïssent explicitement avaient déjà parcouru les deux tiers de la trajectoire - amour retourné en haine -, n’ayant plus qu’à se reconvertir à sa cause pour que tout aille pour le mieux dans le petit monde contemporain de la littérature française. - Tu n’as pas tort. Le nombre d’imbéciles que fréquente Hubble avec un stoïcisme surhumain est assez impressionnant. Il faut croire qu’il y prend un certain plaisir. - Et certaines personnes tout à fait méprisables et venimeuses n’ont-elles pas répandu partout les lettres séductrices de Hubble à leur égard? - C’est vrai. D’autres se sont contentées de l’attaquer pour attirer aussitôt, avec un automatisme hilarant, son attention et son parrainage. Telle a été la démarche cousue de fil blanc d’Australopiquec. - Lui aussi? - Oui. Et la réaction de Hubble, traité de «gentil clown» par Australopiquec dans Les minables aiment ma misère, a été gentille et assez clownesque en effet. Il l’a soutenu sur tous les fronts, entretiens, séances photos, passages télés. Au point que Hubble a cru devoir se justifier en disant que puisque tout le monde voulait qu’il attaque Australo, il l’a défendu. - L’idée que Hubble se fait de «tout-le-monde» est très gaulienne! - Tu as raison. Le monde parisien est petit. «Tout le monde», c’est quinze crétins que fréquente Hubble. N’empêche que Hubble et Autralo sont devenus assez copains pour qu’Australo se permette de citer l’avis négatif de son nouvel ami «Pierre» me concernant dans ses lettres de délation. Il a écrit à Joseph Sauvignon, le célèbre critique littéraire: «Vous avez tort de soutenir Zagdanski. Il est très surestimé, et je pense que 395 Pierre est de mon avis.» - Non! - Oui. - Ce qui ne signifie pas que c’est vrai. - Ni que c’est faux. Je ne m’illusionne pas sur ce que peut raconter Hubble derrière mon dos. Quant à Australopiquec, il m’indiffère profondément. S’il ne s’était révélé, un soir, venimeusement désireux de me censurer, j’aurais continué d’accorder ma charité à son impuissance. . En tout cas je n’ai jamais voulu jouer à ce petit jeu de qui-perd-gagne avec la paranoïa de Hubble. J’ai toujours placé très explicitement les choses sur un plan strictement littéraire. Et Hubble a toujours été charmant, jusqu’au jour où j’ai eu la nette impression que, impatient de me voir enfin le trahir, il me prenait subitement en grippe. C’est pour ça que j’ai surnommé Hubble «Hubble». - Comme l’astronome américain? - Non, comme le télescope de la Nasa: vision surpuissante momentanément déréglée. - Très impressionnant, dit Durruti en relevant le visage de ma déclaration de guerre. Ça me rend très impatient de lire ton livre. Hubble a l’air aussi désappointé que moi ravi. Il avait raison, il est très sympa, ce Durruti. Je saute sur l’occasion. - Qu’en pensez-vous? dis-je. C’est une bonne idée de démolir de Gaulle, non? - C’est une excellente idée! dit Durruti. - Parce que Hubble, lui, pense que je devrais laisser tomber. - Disons que vos notes donnent un peu l’impression d’un acharnement, précise Hubble. - Quel acharnement? dis-je. S’il était encore vivant, à la rigueur, on pourrait me reprocher de vouloir radicalement offenser un homme public, mais ce n’est pas le cas. Vous parlez comme si de Gaulle était attaqué de toutes parts et par tout le monde aujourd’hui! Hubble ne répond rien. Durruti, lui, prend mon parti. 396 - C’est l’inverse, tu as raison. De Gaulle n’a plus aucun ennemi aujourd’hui. Si tu veux bien, je vais te parler un peu de mon histoire, tu comprendras mieux ma position. - Allez-y, dis-je, ça m’intéresse. - Je suis le fils de réfugiés anarchistes espagnols. Je suis né dans un camp, en 1941, j’ai même été déclaré mort à la naissance. Et je peux te certifier, parce que c’est toute l’histoire de ma famille, que les véritables résistants n’ont pas attendu l’appel de De Gaulle pour prendre le maquis. De Gaulle, ce n’était rien pour eux. Toutes leurs armes étaient parachutées par les Anglais. Ils n’ont jamais accepté de lui rendre le salut militaire. Tu sais comment on l’appelait, de Gaulle, dans le Maquis? - Non, dis-je en jetant un oeil à Hubble qui déguste son whisky sans rien dire. - «Le Speaker». Ces résistants-là, les vrais, ils n’ont pas été décorés de la médaille de la résistance, eux. - Vous pensez comme moi que c’est par pure ambition bafouée que de Gaulle a choisi d’aller à Londres? - Bien sûr, dit Durruti. Je profite du soutien de Durruti - que Hubble n’avait probablement pas prévu quand il lui a dit de s’asseoir -, pour parler un peu du fond. - Ce que je compte montrer, dis-je, c’est que de Gaulle était déjà de Gaulle avant de se manifester en tant que de Gaulle, mais pas au sens prophétique où l’entendent ses admirateurs. C’est le de Gaulle despotique des années soixante qui est déjà rigidifié dans celui des années vingt, et vice-versa. Lorsqu’il prend sa décision, le 17 juin 1940, il draine avec lui un fonds idéologique et psychologique où s’amalgament ses lectures, ses fantasmes de grandeur, les mœurs de son milieu, les raideurs de son corps, les traditions de ses ancêtres, les déconvenues de son cursus. Tout cela constitue un centre de gravité idéologique qui l’entraîne vers Londres, lui fait revêtir son costume de Sauveur, et sert de sous-bassement à la construction ultérieure de son mythe. Ensuite, à partir de la prise de pouvoir de 1958, cette irradiation idéologique, que je surnomme le «gaullinisme», perce de plus en plus nettement sous la carapace du mythe, jusqu’à exploser sous les coups de boutoir sarcastiques en mai 68. Alors la vieillesse mentale de De Gaulle - qui n’est autre que celle de sa jeunesse figée, de sa formation intellectuelle rancie - se 397 répand à l’air libre. Dans une ultime phase, le mythe du Sauveur, et avec lui l’ensemble de la mythologie gélifiée, se reconstitue aussitôt après sa mort, plus solide et incontestable que jamais. Cela pour la raison profonde que de Gaulle est le véritable catalyseur de la société du spectacle en France, celui qui accompagne et influence le passage du spectaculaire concentré au spectaculaire diffus. Ainsi, désormais, la gestion du mensonge qu’il est lui-même par lui-même peut opérer sans lui, de façon autonome. Ce dont témoigne selon moi la messe devant un cercueil vide à Notre-Dame, comme elle aura lieu, un quart de siècle plus tard, en l’honneur d’une autre baudruche dopée au mensonge. Vous vous souvenez de la phrase occulte du vieux Prince, lors de ses derniers vœux télévisés le 31 décembre 1994: «Je crois au forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas.» On entend la menace de prolonger les écoutes depuis l’Enfer, non? Hubble rigole. - Tu sais comment de Gaulle surnommait Mitterrand, dit Durruti. - «L’arsouille», dis-je. - Et tu connais le sens exact de ce vieux mot d’argot? - Pas vraiment. - Toi, Pierre, tu sais ce que ça veut dire? - Bien sûûûûûûûûr, dit Hubble. - L’arsouille, poursuit Durruti, c’est celui qui parle comme un bourge parmi les malfrats, le baratineur, la grande gueule qui embobine. De Gaulle ne pouvait pas supporter Mitterrand, et réciproquement. - Je sais, dis-je. Pourtant, lors du ballotage, en 1965, de Gaulle a refusé fermement la proposition de son ministre de l’Information de sortir le dossier sur Mitterrand et Bousquet. Peyrefitte insista pour dévoiler la photo avec Pétain, mais de Gaulle tint bon: «Il ne faut pas porter atteinte à la fonction, pour le cas où il viendrait à l’occuper», a-t-il dit. - La «fonction», tout est là, dit Hubble. Vous connaissez le mot de Céline, Zagdanski: «Ils incarnent». - Ça me dit quelque chose, dis-je modestement. Spontanément, Durruti et Hubble entonnent une chanson en duo. 398 - «Je te trouverai charogne, Un vilain soir, Je te ferai dans les mires, Deux grands trous noirs...» Je connais ça par cœur, mais je les écoute en riant comme si je découvrais la merveille. J’attends qu’ils aient fini et je reprends ma marotte. - De Gaulle avait érigé l’amnésie en maxime. «Il ne faut pas insulter l’avenir.» C’est ce qu’il lança à l’ambassadeur de Tunisie après le bombardement de Sakiet-Sidi Youssef, le 8 février 1958. Résultat, le passé de Mitterrand n’en finit pas d’insulter notre présent. - Ce qui reste le plus mystérieux, dit Hubble en prenant lui-même un air mystérieux, c’est l’inspiration mystique de De Gaulle. Il appartient aux grands Français «hors limites» de Londres: Voltaire, Chateaubriand, Rimbaud, Céline et de Gaulle. - Vous rigolez? dis-je. Vous avez déjà lu une seule page des Mémoires de De Gaulle? - Je les ai lus, dit Durruti. C’est très mauvais et c’est bourré de mensonges. - Ce qui est crucial, dis-je, c’est la messe devant le cercueil vide à Notre-Dame. Cela éclaire sous un nouveau jour les conversions «mystiques», comme vous dites, de tant d’hommes de gauche à de Gaulle. A commencer par Roger Bredouille et Marcel Galopin. Tous les deux font d’ailleurs le pont entre de Gaulle et Mitterrand. Tous les deux ont en commun d’avoir été des collaborateurs de Mitterrand, de s’être reniés plusieurs fois, et d’avoir écrit de très mauvais livres sur de Gaulle. Ce qui démontre que de Gaulle n’est pas seulement un mythe, mais l’icône d’une systématisation de la manipulation collective depuis cinquante ans. - Il y a quand même quelque chose qui ne va pas dans ton projet, dit Durruti. - Quoi donc? - C’est le titre. - Oui, n’est-ce pas? dit Hubble. Pauvre France! serait mieux. - Moi je mettrais De Gaulle, le pauvre! dit Durruti. - J’ai choisi Pauvre de Gaulle! en pensant à la traduction en anglais, dis-je. Poor 399 De Gaulle! - Il faut trouver autre chose que poor, dit Durruti. De Gaulle, the fool! comme dans La Tempête. Et Durruti, décidément de plus en plus surprenant et sympathique, se met à nous réciter quelques lignes de Shakespeare. - Le sens n’est pas le même, dis-je. Pauvre de Gaulle! résume mieux selon moi, le mélange d’apitoiement et de mépris qu’il mérite. Durruti ne répond pas. Il suit du regard un couple qui vient de passer devant notre table pour aller dîner au fond du restaurant. - Quel beau cul! Tu as vu le spendide cul de cette femme, Pierre? - Il est très beau, c’est vrai, dit Hubble jamais contrariant. Puis, ayant apparemment trouvé un nouvel argument, Hubble prend son air sibyllin et contre-attaque. - Il y en a une qui n’arrêtait pas d’attaquer de Gaulle, violemment, tenacement, c’est Marguerite Duras. Elle revenait sans cesse sur son silence à propos des Juifs, «les Juifs, les Juifs, les Juifs». Ça finissait par devenir très suspect. C’est une rumeur répandue, dans le style «Pétain-de Gaulle même combat». - Peut-être, mais je ne suis pas Duras. Peu importe ce qu’elle disait et les mauvaises raisons pour lesquelles elle le disait. Il suffit de lire les Mémoires pour comprendre que la question des rapports entre de Gaulle et Pétain se pose. Ce n’est pas du tout une rumeur, comme vous dites. Il y a des phrases précises. - Vous devriez relire le beau texte d’Albert Cohen sur Churchill, en 1942, soulignant que ce dernier a été le premier à avoir osé insulter Hitler. - Et alors! dis-je. De Gaulle n’est pas Churchill. De Gaulle n’a jamais insulté Hitler, bien au contraire, il le traitait de «diabolique génie», et il lui a rendu un très ambigu hommage dans ses Mémoires. Hubble, manifestement, ne connaît pas le sujet. Il semble à la fois à court d’arguments et bien décidé à me convaincre de laisser tomber. Il emploie subitement des arguments ad hominem. - Ce que je crains un peu, dit-il, c’est que vous ne vous fassiez récupérer par le 400 maurrassisme, Zagdanski. Le maurassisme revient au galop ces temps-ci, il faut vous méfier. - N’ayez crainte, dis-je, le livre sera irrécupérable. Si il y a bien quelqu’un dans ce pays que l’extrême-droite ne peut pas récupérer, c’est moi. On ne peut pas en dire autant de De Gaulle. Hubble fait une moue sceptique. Puis il zappe à une autre idée, sur laquelle il insiste à plusieurs reprises. - Il y a quelque chose de bizarre, dans toute cette histoire. De Gaulle dérangeait beaucoup de monde. Logiquement, il aurait dû se faire descendre à Londres. - Par qui, dis-je un peu étonné. Par les Anglais? Hubble oscille de la tête avec sa moue d’initié qui ne veut pas trop en dire. - Toute cette histoire est très obscure. De Gaulle aurait dû se faire descendre. C’est très facile de descendre quelqu’un, très facile. Même vous devriez faire attention, Zagdanski. Je rêve! Qu’est-ce qui lui prend à Hubble? Il se rend compte de ce qu’il est en train de me dire ou quoi? Il me regarde fixement, d’un air sombre. Il continue. - On fait facilement une chute dans un escalier... Mes oreilles ont du mal à croire ce que mes yeux entendent. Ce n’est plus de l’argumentation paternaliste ad hominem, c’est carrément de l’intimidation maffieuse! Un paranoïaque comme lui devrait pourtant savoir ce que dissimule ce genre de sollicitude. - Vous comprenez, Zagdanski, dit-il enfin avec un regard noir, c’est que je me sens responsable... Je ressors de la Closerie, ma chemise rouge sang sous le bras. Durruti, avant de partir, m’a gentiment proposé de me présenter à un grand éditeur anglais qu’il connaît très bien. J’ai accepté et remercié, sans trop me faire d’illusions. En attendant le métro sur le quai de la station Port-Royal, je me dis que ce n’est pas gagné d’avance. Je le savais, mais j’espérais une ou deux complicités spontanées. Quelque chose a manifestement délabré le sens radar de Hubble, je vais devoir me 401 passer aussi de lui, tant pis. En pénétrant dans la rame de métro, je repense à ses arguments à côté de la plaque. L’«inspiration mystique» de De Gaulle! J’aurais dû lui citer une phrase de Marx, dans une Lettre sur Proudhon écrite en français: «Rien de plus facile, que d’inventer des causes mystiques, c’est-à-dire des phrases, où le sens commun fait défaut.» «On fait facilement une chute dans un escalier... Je me sens responsable...» Hubble croit-il donc pouvoir me faire peur? Comme dit Tchouang-tseu: «Le gain dépend de certaines circonstances, la perte obéit à d’autres circonstances... Pourquoi aurais-je peur de mourir?» 402 CHAPITRE XII Suite et fin d’une sale guerre Si de Gaulle n’aime pas trop les Arabes, la guerre en revanche l’émeut beaucoup. Il trace dans ses Mémoires d’espoir un tableau cynégétique de l’ignoble conflit qui laisse pantois. «Il s’agit d’une lutte, à coup sûr périlleuse, souvent décevante, parfois épuisante, mais consistant en continuels affûts, quêtes, traques, surprises, débuscades, dérobades, poursuites, hallalis, qui ne manquent jamais d’imprévu ni d’attrait technique.» Son seul problème, c’est sa casquette. Il apprécie ces merveilleux soldats mais craint que «l’ambition dévoyée» d’un chef ne fasse de lui, de Gaulle, le Dindon d’une mauvaise farce, c’est-à-dire un putschiste putsché. L’armée française, il faut le reconnaître, est aussi efficace qu’elle fut déplorable en 1940. Elle a compris la leçon, désormais, et mêle moyens modernes, à l’américaine, avec hélicoptères et chapeaux de cowboys, et méthodes anciennes, à la SS: pleine participation de collaborateurs pour les sales besognes (les prisonniers de guerre italiens sont mis à contribution pour massacrer à tour de bras à Sétif, le 8 mai 1945); punition des sabotages en martyrisant les habitants du village le plus proche; arrestations d’après des listes de suspects; tortures gestapistes en guise d’interrogatoire dès 1949, se généralisant à partir de 1954. La guerre dévore sept ou huit cents personnes chaque semaine. Gaga de son de Gaulle, le galvanisé Malraux évoque les Croisades et la Révolution française. Il lance aux paras: «Vous êtes la chevalerie des temps modernes.» Il vrombit, entre deux tics: «On a crié l’Algérie Française, alors que jamais personne n’avait crié Pakistan Anglais.» La comparaison est mal venue, le Pakistan n’ayant été fondé qu’en 1947, après le départ des Anglais de l’Inde. Mais une fois encore l’ambiance est à l’hypnose, pas à la glose. En France, la police, largement o.a.s.ifiée, fait sa besogne. Les bavures en vrac deviennent vite des pâtés, puis des mares de sang. Contrôles, «ratonnades», passages à 403 tabac, écrasements contre des grilles de métro, noyades délibérées dans la Seine... Un témoin algérien de la journée du 17 octobre 1961 raconte: «Notre point de rassemblement était fixé place de l’Etoile. La police était au courant et cueillait les Algériens à la sortie des rames. Ils ont pris mon cousin, mais moi, ils ne m’ont pas reconnu car j’étais bien habillé et je n’avais pas levé les mains en l’air quand ils l’ont demandé. Mais en haut des escaliers, ils avaient mis en place deux passages: à droite pour les Algériens, à gauche pour les autres. J’ai pris le passage pour les Algériens, car après tout, je le suis. Un policier a fait le geste de me frapper avec sa matraque, je l’ai esquivé, puis j’ai été poussé vers la sortie, bousculé, j’ai reçu des coups de pied. Ils nous poussaient comme des bêtes. Nous étions serrés comme des sardines sur les terre-pleins de la place de l’Etoile. J’y suis resté près de deux heures sans pouvoir bouger. Pendant cinq minutes, j’ai été coincé entre deux grands types, mes pieds ne touchaient plus terre. J’ai vu un copain qui avait eu l’oeil arraché, un autre dont la tête ouverte saignait mais ils avaient peur d’aller se faire soigner car on avait des doutes sur ce qui pouvait se passer. C’est étonnant que les Français n’aient pas su ce qui se passait car j’ai vu des flashes, des photographes. Ensuite, ils nous ont poussés par dizaines dans des cars et nous nous sommes retrouvés au Palais des Sports, porte de Versailles. Les CRS étaient partout. Ils nous ont fait rentrer dans un couloir les mains en l’air. Il y avait dix policiers de chaque côté. Ils nous injuriaient. Les premiers te faisaient un croche-pied et les suivants s’acharnaient avec la crosse de leur fusil ou un manche de pioche sur ceux qui avaient eu le malheur de tomber.» La police française est décidément très nostalgique d’une autre époque avec laquelle, comme par hasard, le préfet Papon fait le pont. A défaut de penser, les intellectuels protestent, bien sûr. Certains vont jusqu’à soutenir le FLN, lequel organise lui-même sa propre peu glorieuse terreur sur le terrain, coupant les nez et les mains de ceux qui ne respectent pas son boycott du tabac et de l’alcool, rayant d’un «sourire kabylle» les gorges des collaborateurs musulmans des Français. Sartre, jamais très lucide même lorsqu’il choisit le bon camp, justifie bêtement le terrorisme dans une préface à un livre de Franz Fanon paru en 1961. Sartre ne comprend pas que le terrorisme, à l’inverse de la guérilla, sert stratégiquement la répression. Il fait une fois de plus la preuve de son incompétence: «Il faut rester terrifié ou devenir terrible» est aussi philosophiquement faux que «Un anticommuniste est un chien» ou « C’est l’antisémite qui crée le Juif». Le minable purgatoire de l’intelligentia française des années soixante est ainsi pavé de confusion et d’amnésie. Sous prétexte de dénoncer la torture, et parce que l’armée 404 française se conduit en armée d’occupation avec des méthodes nazies, Henri-Irénée Marrou s’emmêle les neurones sous le coup de son indignation, proférant «les noms sacrés de Dachau et Buchenwald». Ce professeur catholique de civilisation latine aurait été bien inspiré de suivre un petit cours de théologie pour apprendre à distinguer entre le sacré et le maudit, assaisonné d’un brin de sens de l’histoire («Passant à la torture, je ne puis éviter de parler de “Gestapo”: partout en Algérie, la chose n’est niée par personne, ont été installés de véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique et tout ce qu’il faut, et cela est une honte pour le pays de la Révolution française et de l’affaire Dreyfus.») Car si la France de la Terreur terrorise, si celle de l’affaire Dreyfus est raciste, ce n’est pas une «honte», comme gémit Marrou, mais bien dans la logique des choses. Simone de Beauvoir, elle, rencontre le Garde des Sceaux Edmond Michelet. Elle se scandalise que lui ne le soit pas à l’idée de la torture. «C’est du nazisme que nous vient cette gangrène», lui dit Michelet. «Elle envahit tout, elle pourrit tout, on n’arrive pas à l’enrayer. Les passages à tabac, soit: c’est normal; pas de police sans passage à tabac; mais la torture, c’est autre chose, c’est inacceptable. J’essaye de leur faire comprendre; je leur dis: il y a une limite à ne pas franchir.» La limite à ne pas franchir, c’est de rencontrer des gens à qui on devrait n’avoir rien à dire. Les intellectuels français ont toujours adoré rencontrer les hommes politiques, qui le leur rendent bien. Ainsi de Gaulle se sent flatté d’avoir Sartre pour opposant. «On n’arrête pas Voltaire», dit-il après l’affaire du Manifeste des 121 qui appelle les soldats à la désertion. On n’arrête pas, mais on interdit de télévision et de salles subventionnées les artistes signataires. De toutes façons le bon mot est un peu cousu de fil blanc. Si Sartre est Voltaire, devine-t-on qui est de Gaulle? En somme, il n’y a que Debord qui ait su concevoir le sérieux dialectique de la situation. Dès octobre 1958 il livre à un ami canadien une analyse sans faille, démontrant qu’il est, déjà, le seul à voir clair dans un tel monde de troubles. 405 «L’arrêt rapide de la déstalinisation en URSS, l’immobilisation de la révolution polonaise, le passage de la Chine dans le camp du dogmatisme communiste, l’incapacité du prolétariat français à aider tant soit peu les Algériens insurgés et, conséquemment, l’effondrement de la démocratie bourgeoise en France marquent la phase de réaction où nous sommes maintenant entrés. On peut craindre que, pour un temps plus ou moins long, le camp de la révolution ne soit de nouveau glacé, et que la dictature ne s’étende comme forme de gouvernement du “monde libre”, en commençant par l’Europe.» En 1959, il écrit un film d’une vérité et d’une beauté tranchantes, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Sur des images de paras, de généraux, de colons et de De Gaulle, ce commentaire: «Finalement, dans ce pays, cette fois encore ce sont les hommes d’ordre qui se sont faits émeutiers. Ils ont assuré davantage leur pouvoir. Le grotesque des conditions dominantes, ils ont pu l’aggraver selon leur cœur. Ils ont décoré leur système avec les pompes funèbres du passé.» Pendant ce temps la guerre perdure. De Gaulle multiplie les bourdes, oscillant entre un atermoiement criminel et une précipitation caractérielle. Fidèle à sa conception archaïque selon laquelle la France se doit d’éduquer le peuple algérien avant de le laisser décider de son sort, il diffère des négociations que réclame le FLN. Par son impatience, au contraire, il provoque la crise du putsch manqué en limogeant le général Challe qui lui demandait l’été pour mâter le FLN. Compte-tenu de la popularité de Challe dans l’armée, c’était une erreur tactique majeure de la part de De Gaulle, qui ne lui pardonnait pas son ambivalence pendant la semaine des barricades. Néanmoins, de Gaulle va parvenir à tirer son épingle du jeu, pour la bonne raison qu’il a affaire à des gens de sa sorte. Ces brutes ne sachant pas davantage jouer aux échecs que lui, il peut aisément leur imposer sa science des réussites. A son gendre - qui l’appelle comiquement «Mon Père» -, il avait confié: «Si les militaires me désobéissent, à chaque fois je devrai jouer une carte en dessous.» La carte en dessous? Mieux vaudrait dire la vieille combine de dessous les fagots. 406 Ce sera la fameuse intervention sur le «quarteron de généraux en retraite». «L’immense effort de redressement de la France entamé depuis le fond de l’abîme, le 18 juin 1940, risque d’être rendu vain...», etc. Mythe à plein tube, décorum, déguisement, flonflons, stupéfiant et bons mots, rien n’y manque. De Gaulle donne une impeccable leçon de propagande aux putschistes, qui n’y résistent pas. «Voici que l’Etat est bafoué, la nation bravée, notre puissance dégradée, notre prestige international abaissé, notre rôle et notre place en Afrique compromis, et par qui? hélas! hélas! hélas! (voix décroissante) par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir.» C’est probablement le meilleur discours de De Gaulle, rigoureusement rhétorique, ramassé dans le timbre rauque de sa voix comme un fauve prêt à bondir. D’où lui vient donc ce punch? cette maîtrise? ce phrasé roulant? cette théâtralité impassible? «Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte; Je le veux, je l’ordonne; et que la fin du jour Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour.» Britannicus, bien sûr! autre histoire de putsch étouffé dans l’œuf, à la représentation de laquelle assistait de Gaulle en compagnie de Senghor quand éclata l’insurrection d’Alger. La réussite fulgurante de son intervention télévisée et radiodiffusée conforte de Gaulle dans sa vieille manie du plébiscite spontané. Son regard en miroir et sa pensée omnisciente lui rendent compte de tout. Il élabore son diagnostic et prend ses cruciales décisions après avoir plongé son grand corps en forme de thermomètre dans ces bains de foule qu’il adore. «Comme toujours, le contact pris directement avec les gens, là où ils opèrent, a précisé dans mon esprit des données que tous les comptes rendus n’éclairaient qu’insuffisamment.» Parfois, mauvais signe, la température baisse. Il raconte dans ses Mémoires d’espoir la visite de bleds où des paysans restent silencieux, «pleins de déférence, mais muets et impénétrables». A Tizi-Ouzou, personne n’est là pour l’accueillir. Le thermomètre est décidément très bas. Pourtant, dans un village kabyle, l’accueil est parfait, «mon entrée à la maison commune était saluée de vivats, la municipalité se confondait en hommages, les enfants de l’école entonnaient La Marseillaise.» 407 Ah... l’Algérie va-t-elle demeurer française, malgré tout? «Mais, au moment où j’allais partir, le secrétaire de mairie musulman m’arrêtait, courbé et tremblant, pour murmurer: “Mon Général, ne vous y laissez pas prendre! Tout le monde, ici, veut l’indépendance.”» On notera le ton à la fois satisfait et méprisant des mots «courbé et tremblant». De Gaulle prend alors sa décision («Je suis donc plus certain que jamais...»), l’Algérie française a vécu. Et ce sont encore des vivats qui le persuadent qu’il a fait le bon choix. «La masse française est satisfaite de voir s’achever les drames algériens. C’est ce que me font entendre les retentissantes acclamations du Limousin, puis de la Franche-Comté, que je vais visiter aux mois de mai et de juin.» En réalité, deux raisons profondément gaullinistes conduisent à l’abandon de l’Algérie. D’une part le mépris de De Gaulle pour des Arabes qui ne veulent plus jouer les boys, mais que son racisme intrinsèque ne saurait considérer comme des égaux. Ensuite, les vivats ne retentissent plus aussi en chœur dans ce coin du monde. Le FLN comme l’OAS étouffent dans leur étau les «retentissantes acclamations» auxquelles s’euphorise de Gaulle. Avide de réchauffer son petit être raidi à la flamme des vivats, il lorgne déjà vers l’Amérique du Sud. Devant lui s’ouvre une nouvelle carrière très bénéfique à son prestige: le bavardage dans le vide, c’est-à-dire la formule engagée en passant, à l’étranger, sans aucune conséquence à assumer de sa part, sans risque de retour de boomerang qui fasse culbuter sa casquette. Le discours sur le «quarteron» révèle ainsi ce que de Gaulle confiait à Peyrefitte dès octobre 1959. L’Algérie entrave ses ambitions internationales. «Tant que nous ne nous en serons pas délestés, nous ne pourrons rien faire dans le monde. C’est un terrible boulet. Il faut le détacher. C’est ma mission.» Le boulet va tomber tout seul, comme un fruit bien blet, sa chaîne brisée par les attentats aveugles de l’OAS qui rapprochent objectivement de Gaulle et le FLN. Chaque bombe de l’OAS le sert comme une salve d’applaudissements. Chaque attentat raté est une ordalie qui lui démontre que Dieu même vote de Gaulle! «Des quelque 150 balles qui nous visent», écrit-il du Petit-Clamart dans ses Mémoires, «quatorze touchent notre véhicule. Pourtant - hasard incroyable! - aucun de nous n’est atteint. Que de Gaulle continue donc de suivre son chemin et sa 408 vocation!» En 1958, Sartre déclarait qu’il voterait plutôt pour Dieu que pour de Gaulle, parce que Dieu était plus modeste. Cette mégalomanie presque touchante qui surplombe toute idéologie chez de Gaulle a ses bons côtés. Son seul critère étant lui-même, la vie des uns et des autres, lorsqu’il a à en décider, est suspendue au plus léger fil qui soit. Lui est-on étranger, on passe. Lui fait-on de l’ombre, on trépasse. Ainsi dès son élection à la présidence, le grand seigneur ayant obtenu ce qu’il désirait gracie à tours de bras. Il fait libérer sept mille détenus algériens, commue la peine de mort de Yacef Saadi en travaux forcés et accorde sa grâce à Messali Hadj. Son Garde des Sceaux finit même par le convaincre de gracier aussi Jouhaud, le numéro 2 de l’OAS. L’abruti Brasillach avait été moins chanceux. Pas parce que de Gaulle l’aurait confondu avec Doriot en costume nazi sur une photo, ni parce que le désinvolte Dindon était persuadé qu’il échapperait à la peine capitale et n’avait par conséquent pas besoin de sa grâce, mais plus vraisemblablement parce Brasillach était un concurrent littéraire - et précisément ce type de mauvais écrivains que de Gaulle considérait. Si Brasillach n’avait été que collaborateur, s’il n’avait pas été un écrivain renommé, de Gaulle l’aurait probablement gracié, et il aurait survécu comme tant d’autres. De Gaulle à cette occasion fut aussi froid et léger que l’invariable étoile polaire à laquelle se compare le César de Shakespeare en refusant la grâce du frère de Metellus Cimber. Quant à Bastien-Thiry, responsable du Petit-Clamart, il est coupable de lèsemajesté puisqu’il a mis la vie d’Yvonne en danger. Verdict, la mort. La fin de la guerre approche. De Gaulle a de plus en plus la tête ailleurs. Le 11 avril 1961, il rappelle que l’Algérie «coûte plus cher qu’elle ne nous rapporte». Il se sent si léger - il évoque l’indépendance, dit-il, d’un «cœur parfaitement tranquille» -, qu’il se permet d’ironiser à l’intention de l’URSS et des USA qui lorgnent vers la région: «Je leur souhaite d’avance bien du plaisir.» 409 De Gaulle vante la «paix des braves», expression de diplomate qui annihile des années d’horreur. Voici un de ses discours les plus calmes, et graves aussi. Il y paraît un peu moins histrion, il s’agit, après avoir perdu un temps littéralement fou, d’arrêter enfin une boucherie. Ce qu’il nomme, lui, tout de même bien badin, les «péripéties diverses» de la guerre. Il est en civil pendant ce discours-là. Au contraire, lorsque, après avoir appelé au recours à l’autodétermination en Algérie, il apparaît en uniforme, il est aussitôt rattrapé par son rôle. Il le dit explicitement: «Si j’ai revêtu l’uniforme pour parler aujourd’hui à la télévision, c’est pour marquer que je le fais comme étant le Général de Gaulle, aussi bien que le chef de l’Etat.» En bon comédien, de Gaulle varie de déguisement et de ton selon les circonstances. Dans Le Fil de l’épée, il décrivait la «pièce» qu’en temps de guerre jouent «ensemble le politique et le soldat». Il admettait alors que le chef militaire ne soit «tiré des coulisses» qu’occasionnellement, quand la guerre «porte sur lui le faisceau des lumières». Quarante ans plus tard, il se came aux feux de la rampe et entend jouer tous les rôles, principalement celui, minutieux, du «politique» qu’il peignait autrefois avec un mépris mal dissimulé. «Aussi le politique met-il tout son art à séduire l’opinion, dissimulantsuivant l’heure, n’affirmant qu’opportunément. Pour devenir le maître, il se pose en serviteur et fait avec ses rivaux enchère d’assurances. Enfin, par mille intrigues et serments, voici qu’il l’a conquise: elle lui donne le pouvoir.» Les accords d’Evian sont signés à la mi-mars 1962. De Gaulle annonce la paix dans des termes qui rappellent d’anciens souvenirs d’une autre «Longue et Lâche guerre», comme écrit Hemingway, puisqu’il invoque sans vergogne «le sacrifice des morts» qui aura servi à rapprocher les deux peuples. A travers les lèvres du dernier de Gaulle, le Barrès de sa jeunesse a des renvois d’outre-tombe. Ultime «péripétie» à régler, la question des harkis. De Gaulle s’y montre égal à luimême, autant dire très bas. Une fois signé l’ordre de les désarmer, le 3 avril 1962, il les abandonne à leur sort. Ils se font massacrer par dizaines de milliers en Algérie. Leurs 410 chefs leur avaient promis que la France ne les abandonnerait pas, ils protestent mais sont impuissants. Toute «initiative isolée» en faveur de ces musulmans qui ont combattu dans le camp de la France est condamnée et punie. Pour en finir avec ce désordre, on décide de faire enfin un geste. Un écœurant dialogue entre de Gaulle et Pompidou fige la question, qui n’est toujours pas réglée de nos jours. «DE GAULLE: On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils ne s’entendront pas avec leur gouvernement! Le terme de rapatriés ne s’applique évidemment pas aux musulmans: ils ne retournent pas dans la terre de leur pères! Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés! Mais on ne peut les recevoir en France comme tels, que s’ils couraient des dangers. POMPIDOU: Quand ce sont des musulmans isolés, ça va, on peut à la rigueur refuser de les embarquer. Mais quand c’est un douar entier que l’on voit arriver pour reprendre le bateau, c’est plus difficile. Deux camps militaires ont été installés pour eux en métropole; ils sont submergés. Ces gens ne veulent pas travailler. Ils se trouvent très bien au Larzac sous leurs tentes et ils s’y installeraient volontiers pour l’hiver et au-delà. Mais il faudra bien les évacuer; en septembre, les froids vont venir. DE GAULLE: Il faut les mettre en demeure ou de travailler, ou de repartir.» Pompidou rédige le 19 septembre 1962 une note dans laquelle il évoque ces «anciens supplétifs» dont il faut assurer le transfert en France. Un peu tard, trente mille harkis ont déjà été égorgés. Au total, près de cent mille seront massacrés pour avoir aimé le pays à la tête duquel règne un homme méprisant et parfaitement muet à leur égard. D’une guerre à l’autre les silences de De Gaulle, décidément, accumulent bien des cadavres. 411 CHAPITRE XIII Fleurs Aujourd’hui les fleurs m’attendent. Je me réveille à sept heures quarante-cinq, le soleil me fait signe à grand renfort de rayons ébouissants, tout va bien. Je branche la bouilloire électrique avant d’aller prendre ma douche dans la petite salle de bain à l’autre bout du palier. Je me lave rapidement en regardant le soleil émerger du toit d’une église par la fenêtre ouverte au-dessus de la baignoire. L’eau qui s’écoule des robinets à Londres à un drôle de goût, un peu fade comparée à celle légèrement chlorée de Paris. Je retourne dans ma chambre, une serviette de bain autour de la taille. La bouilloire posée sur le sol s’est éteinte automatiquement, l’eau est prête. Je m’habille: un caleçon, un tee-shirt, des chaussettes en coton, un jean, mes Reeboks bleu. Un jour je finirai par ne plus porter que ça. Je suis moins élégant qu’à Paris mais ça correspond mieux à ma solitude. Marcher en tennis dans la rue, surtout, est un vrai plaisir d’été. Je dépose dans une tasse deux cuillerées de café lyophilisé, trois de lait en poudre, trois morceaux de sucre, puis je verse l’eau qui grésille et fait tout fusionner. Je m’assieds à la petite table en bois, j’étale de la confiture de framboise sur des tartines de pain de mie, moelleuses denrées achetés la veille à l’épicerie indienne d’Old Brompton Road. Il faudra que je me souvienne de noter le nom de l’épicerie, me dis-je. Je plie une tartine en deux, comme une feuille de papier, et la trempe dans mon café. Un peu de confiture coule dans l’eau encore très chaude, de minuscules dépôts apparaissent à la surface brun clair, comme des taches d’huile. Je pense à ce qu’on va dire et écrire sur mon livre lorsqu’il paraîtra. Tout est si prévisible que je pourrais écrire moi-même les articles. Le plus probable, c’est un silence organisé. Ça arrangera tout le monde, à commencer par Banana et Hubble. Hubble, paraît-il, ne cesse de s’inquiéter de mon projet. Dès qu’il croise quelqu’un qui 412 me connaît, il demande où j’en suis et réitère son incompréhension, comme si j’étais devenu complètement fou. Hier, j’ai téléphoné d’une cabine de Chinatown à Marco Banana, il venait de quitter Hubble, il m’a raconté leur conversation, atténuant probablement les railleries de ces deux paranoïaques ricanant de ma paranoïa. «Mais qu’est-ce qu’il a, Zaggy, avec de Gaulle? J’aimerais comprendre. - Il pense que si vous et moi, les deux plus grands cerveaux de ce pays, ne pensons pas comme lui, c’est qu’il a nécessairement raison. - Il y a quand même d’autres sujets que de Gaulle! Il n’est pas fâché contre moi? - Pas que je sache. Ce serait plutôt contre moi. - A cause de De Gaulle? - Non, à propos de la littérature, on n’est pas d’accord sur la définition d’un artiste. En tout cas, avec de Gaulle, il pense qu’il tient la bonne carte. - C’est du poker, alors, dit Hubble. Parano’s Poker! - Si ça ne vous ennuie pas, je suis venu pour qu’on parle de moi, pas de Zagdanski...», conclut Banana toujours direct. J’ai l’impression d’être à des siècles de distance de ces échos de Paris. Je descends du métro à la petite station striée de soleil de Kew Gardens, et j’arrive à neuf heures et demie à l’entrée Victoria Gate, juste pour l’ouverture de l’immense parc botanique. Trois autres touristes attendent avec moi devant la caisse. Aussitôt à l’intérieur, je suis sur une autre île. Le parc s’éveille à peine, quelques canards somnolent dans l’herbe. La lumière du matin légèrement teintée de rose a des égards complices pour ce royaume odoriférant et nacré. Je marche jusqu’à la grande serre des palmiers. Un canard s’enfuit devant moi et rejoint la pièce d’eau située entre la serre et le musée des plantes. Il a du mal à passer à travers l’étroite grille basse qui empêche les enfants de tomber dans l’eau, au bas des marches. Je m’approche de lui en essayant de ne pas lui faire peur, il s’affole un peu, finit par trouver une issue, plonge et s’éloigne vivement avec la grâce immédiate d’un patineur sur un étang glacé. 413 J’entre dans la vaste demeure de verre où ne vivent que des arbres. Je suis seul, à part un jardinier qui vadrouille dans les allées. Il fait très chaud, la température et l’humidité sont maintenues artificiellement à leur niveau tropical pour que les palmiers ne se sentent pas dépaysés. Je monte sur les passerelles en métal blanc, j’avance à hauteur de lémurien au sommet des arbres immenses. Les feuilles frémissent, je les caresse, je me penche pour sentir leur odeur, je pense à Sandra qui serait si heureuse d’être ici. «Je pourrai venir te voir à Londres? - Il ne vaut mieux pas. Je dois éprouver la sensation de l’exil, c’est très important. Il faut même que je m’ennuie de toi pour que ce soit réussi. - Je comprends, et je t’aime. - Je t’aime aussi mon cœur.» Je m’arrête devant un Carapa guianesis, il vient du Brésil. Alors, bonhomme, comment ça va? Je jette un oeil en contrebas au jardinier, il est loin, j’arrache délicatement un des frais losanges vert en forme de plume d’aigle. Je glisse la feuille entre les pages de mon Shakespeare bilingue, je rabats soigneusement le sommet pointu pour qu’elle ne se déchire pas. Pour me rafraîchir, je descends dans l’aquarium, au sous-sol. La température chute brusquement de plusieurs degrés. Bonjour les poissons et les hippocampes. Je contemple longuement ces minuscules animaux hérissés et étranges. Sauras-tu les décrire? me disje. Regarde-les bien, souviens-toi, ne bâcle rien. Je cherche une image qui rende l’impression produite par ces cuirassés de poche dont la nageoire dorsale vibrionne comme l’hélice d’un ventilateur. Laisse tomber, me dis-je. N’y pense pas, laisse s’en occuper ton autre mémoire, celle que rien ne dompte et qui n’oublie rien de ce qui doit rester. Tu sais bien que c’est elle qui écrira le livre. Quand je ressors de la serre des palmiers, tout le parc s’ébroue au soleil qui continue son ascension. Les oiseaux commencent à s’y mettre aussi. Je marche jusqu’à la petite serre annexe des nénuphars. Quelque chose dans l’existence même de la Nature est insupportable à la plupart des hommes. La Nature est sans pourquoi, et cette splendeur sans but, ces épiphanies perpétuelles pour personne, ça les perturbe. Les arbres, les fleurs, les animaux, tout ce bonheur si prompt et impondérable n’a manifestement pas besoin de nous. La Nature se 414 passe parfaitement de notre regard. Nos commentaires ne l’intéressent pas. Elle est en soi une manifestation si vivante de la liberté qu’elle peut indifférement demeurer invisible et vierge, ou organisée et exhibée comme ici. Ça ne change rien à sa gratuité. La Nature est le meilleur exemple du triomphe dans l’ombre. L’emphase romantique déprimée ou le violent travail de sape des urbanistes pollueurs et promoteurs reviennent au même. On en veut à la Nature de son indifférence. En marchant, je repense à une phrase de Bataille: «Tout animal est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau.» Les arbres et les fleurs sont aussi des animaux, ils sont dans le monde comme l’air dans l’air, libres comme l’air. Que Mitterrand ait succombé au projet immonde d’emprisonner des arbres n’a rien d’étonnant. Que Le Corbusier ait manifesté si explicitement sa haine de la Nature est logique. Les hommes sont rarement gâtés par la Nature, et ils sont rancuniers. Un tigre ou un chat sont toujours parfaits, un homme lui, est souvent bancal. Ceci explique cela, me dis-je en prenant une photo d’un Nymphea «Saint Louis Gold» avec un petit appareil jetable acheté à Paris. Je passe la matinée à déambuler dans l’immense jardin. Je photographie les canards et les fleurs, je me fais photographier devant un haut massif rose vif de Narcissus «Jenny» qui trompette de joie dans mon dos, comme un orchestre derrière son chef. Je prends aussi plusieurs photos du jardin des Azalées, dont un gros plan d’un rhododendron «Windsor» jaune et rose. Je fais le tour du grand lac dans les deux sens, je lis les inscriptions sur les bancs de bois, je passe par le vallon (dell) des rhododendrons, le jardin des bambous, le jardin des roses, la pagode, le paysage japonais, et la serre aux dix climats de la princesse de Galles. Une femme patauge dans le bassin des nénuphars géants, vêtue d’une salopette en caoutchouc qui lui remonte jusqu’à la poitrine, comme une épaisse peau trop large. On dirait une de ces poupées russes encastrables émergeant du corps ouvert en deux d’une autre. A midi je vais au restaurant près de l’orangerie, je m’achète un sandwich BLT et une bouteille d’eau minérale parfumée à la fraise et je vais m’asseoir sur un banc, à 415 l’ombre, au milieu de la pelouse. A gauche du banc, un bosquet de fleurs bleues. Il faudrait que je me lève et m’approche pour lire leur nom. Je repense à A Fable. Le Christ et ses apôtres, enfantés par le silence qu’ils parviennent à imposer un temps au grondement de la guerre, éclatent parmi tous ces soldats britanniques comme une tache de couleur dans un tableau. «Tranchant sur le monotone kaki, ce bouquet de treize hommes en bleu horizon, même terni par les combats, se serait détaché comme une touffe de jacinthes sur un étang d’Ecosse.» C’est ça la solution, me dis-je. Tout le monde s’est attaché à une voix, la voix de la France qui venait de Londres, mais c’est Faulkner qui a vu juste. La vraie France libre était une couleur, pas un son. Bleu horizon, comme un bouquet de fleurs. Je termine mon déjeuner en pensant que le cœur de mon livre est là, dans ce grand parc, parmi ces fleurs préservées de Londres. Qui comprendra ça? 416 CHAPITRE XIV Clowneries Coup de fil de Hubble à dix heures du matin. «Alors, ce Durruti, n’est-il pas charmant? - Adorable, et étonnamment cultivé. - Si vous voulez savoir ce qui s’est passé en Espagne entre 1925 et 1945, il est imbattable, au jour près. Bon, concernant votre De Gaulle, il semblerait que les choses se compliquent. Je viens d’apprendre que les Mémoires vont paraître en Naïade...» De Gaulle en Naïade! Après les boîtes de Campbell Soup côtoyant Picasso dans certains musées, vous croyiez avoir tout vu? Eh bien non. Plus gros, plus incroyable, plus risible encore: le Glorieux Général Gallinacé, dit «Dindon», dit «Asperge», dit «Sot-enhauteur», immortel cerveau têtant le sein de Muse Marianne, suprême coq gaulois cocoricant ses bons mots entre deux bras tendus comme une crête, inflexible phallus français éjaculant à-la-Bossuet son intarissable semence inspirée, publié dans la collection de la Naïade! Dire qu’il y a moins d’une semaine, le très perspicace Hubble lui-même me soutenait que de Gaulle n’intéressait personne. 0n s’en souviendra des diagnostics du Chinois de choc. Sa dernière prophétie datait de la sortie des Minables d’Australopiquec. Hubble était catégorique: «Vous comprenez, Zagdanski, c’est la Bourgeoise qui achète les livres. La Bourgeoise n’achètera jamais du Australopiquec. S’il parvient à vendre dix mille exemplaires, c’est le grand maximum...» Six mois plus tard, 500 000 exemplaires des Minables s’étaient écoulés et Australo croulait sous les millions, au point de prendre la nationalité monégasque pour payer moins d’impôts. Son livre était déjà traduit en vingt langues. Toutes les télés, toutes les radios, tous les magazines se l’arrachaient. Même le New York Times parlait de lui, donnant au public américain des cours de phonétique bretonne pour apprendre à scander son inénarrable nom lorsqu’il viendrait parader sur la Cinquième Avenue en cadillac découverte... Lui que j’avais connu se désquamant à vue d’oeil, perdant un lambeau de 417 chair dès que j’ouvrais la bouche pour parler ou pour rire, comme si j’exhalais de l’ypérite, refleurissait sous l’arrosoir miraculeux du succès. Il s’était teint les cheveux en orange, maintenant. Il était devenu le Sartre de notre temps, aussi laid et tout aussi sollicité, donnant son avis sur tout, récitant de la poésie à l’improviste - la sienne ou bien Baudelaire - dès qu’il était sur un plateau télé, paradant dans les boîtes d’échangistes, défilant sur les plages de nudistes sado-maso, tournant des films, enregistrant des disques - sans négliger d’envoyer entre deux interviews quelques lettres de délation contre ma pauvre personne. Bref, aussi irréel et adulé que Lara Croft en personne, Australopiquec démontrait que non seulement le ridicule ne tue pas, mais que parfois, même, il ressuscite. Eh bien Mathieu va bientôt avoir un sérieux concurrent. Le succès du Naïade de De Gaulle promet d’être gigantesque. Si le lecteur inuit éprouve des difficultés à comprendre l’incongruité de la situation, qu’il s’imagine l’ultra légendaire label Verve qui, après avoir produit Louis Armstrong, Count Basie, John Coltrane, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Stan Getz, Dizzy Gillespie, Coleman Hawkins, Billie Holiday, Antonio Carlos Jobim, Charles Mingus, Charlie Parker, Sonny Rollins, Sarah Vaughan, Ben Webster et Lester Young, sortirait pour fêter l’an 2000 un disque du grand saxophoniste Bill Clinton! Ils vont le mettre entre qui et qui, dans la liste des génies qui précèdent? S’ils le classent dans les D, Dindon sera entouré de Defoe et Dickens. Ou Dante et Dostoïevski? Si c’est dans les G, ce sera entre Faulkner et Hemingway. Ou peut-être Flaubert et Goethe? L’an 2000 va être hilarant. Quand je pense que j’ai failli douter de l’intérêt d’écrire ce livre. Décidément, j’aime de plus en plus la tournure que prennent les choses. Le facétieux Fatum sait ce qu’il fait. Et lorsqu’il se met à vous donner d’aussi visibles coups de coude, il n’y a plus à hésiter une seconde. J’en profite pour demander conseil à Hubble. «Ça fait quinze jours que j’essaie d’avoir Daniel Revêche au téléphone pour le rencontrer. Comme il a participé au dossier du Monde contre le fascisme français, je me 418 suis dit que ça pourrait être un allié. - Très bonne idée, dit Hubble. - Oui, mais impossible de passer la barrière de son secrétariat. Je suis peut-être un tantinet parano mais je me suis demandé s’il n’avait pas quelque chose contre moi? - Vous l’avez déjà rencontré? - Jamais. Peut-être est-ce à cause de mon livre sur Céline qu’il refuse de me parler? Vous qui le connaissez bien, qu’en pensez-vous? - Céline n’est pas sa tasse de thé, mais de là à refuser de vous rencontrer... Et puis il est le traducteur et le défenseur de Pound, ce n’est donc pas un imbécile. Vous avez essayé de lui écrire un mot? - Non. - Recommandez-vous de moi, on verra. - Ok, merci.» Le conseil de Hubble était le bon. Dix jours après lui avoir envoyé une courte lettre où j’expliquais que j’aimerais lui présenter un «projet subversif», Revêche me télephonait enfin. Il avait une bonne voix, souriante, sympathique, on prit rendez-vous pour la semaine suivante, aux Editions du Sol. J’avais peu de renseignements sur Revêche. C’était un ex-poète qui avait longtemps fait partie du groupe Qué Tal. Il produisait d’illisibles trucs d’avant-avantgarde, comme les autres, jusqu’au jour où il avait décidé d’arrêter d’écrire, décrétant solennellement que la Poésie était morte. Il était alors devenu éditeur et photographe. Je l’avais contacté pour deux raisons majeures. D’abord, c’était un rebelle de la génération de Hubble. Le projet de réactiver solitairement Mai 68 ne pouvait pas le laisser indifférent. Ensuite, il s’était illustré assez récemment par quelques éclats antifascistes notoires. Dans son texte du Monde, il racontait comment il avait annulé sa participation à une exposition de photographes organisée à Toulon où venait d’être élu un nouveau maire d’extrême-droite. Il avait publié à cette occasion une plaquette, rappelait-il dans Le Monde, pour insulter tous les autres artistes qui avaient maintenu leur participation à l’exposition. Il rappelait aussi qu’il avait quitté en direct le plateau 419 d’une émission de télévision à laquelle participait un adjoint de Strabiros. Son texte était violent et intransigeant, je m’étais dit que ce type-là, qui en plus était un ami de Hubble, adorerait mon idée. En allant aux Editions du Sol, une surprise m’attendait. Dans le métro, à chaque station, d’immenses affiches publicitaires s’étalaient contre la céramique blanche des murs arqués, représentant une photographie ancienne, couleur sépia, d’un garçon d’environ quinze ans, en buste, au regard fier et doux, les cheveux peignés et gominés, raie à gauche, portant une chemise blanche, une cravate à larges rayures et une veste au col étroit, le tout sur un fond d’orage. Sous le portrait de deux mètres de haut, une simple phrase mystérieuse: Celui qui a dit « NON » Impossible de ne pas voir l’affiche. Elle s’exhibait à plusieurs reprises sur chaque quai de chaque station, de Barbès jusqu’à Odéon où je descendais. Et dans la rue c’était idem. Sur les bus, sur les portes des magasins, sur les panneaux publicitaires, partout le même portrait et la même inscription. Ça va, Miss Moïra, me dis-je, n’en fait pas trop non plus. 420 Tous les passants étaient intrigués. Paris n’avait pas connu une campagne de pub de cette envergure depuis des années. Au moins depuis la fille en bikini qui strip-teasait d’une semaine à l’autre. «La semaine prochaine, j’enlève le haut», annonçait-elle. Puis, en effet, la semaine d’après, seins nus, elle proclamait: «La semaine prochaine, j’enlève le bas.» Et en effet, son corps splendide s’était révélé nu dans tout Paris, de dos, accompagné du slogan de l’agence de publicité responsable: «FUTUR, l’agence qui tient ses promesses». Tout le monde s’était extasié. Personnellement, je trouvais difficile de mieux condenser toute l’ignominie d’une époque si fière de ses faux désirs, de sa cécité et de ses mensonges. Bref, on avait à nouveau affaire à un très strict teasing, comme ils disent. Les Parisiens capables de reconnaître le gamin devaient se compter sur les doigts d’une main. Il se trouve que j’étais du nombre. La peu avenante standardiste des Editions du Sol me fait patienter avant de s’adresser à moi. Je me demande si ce n’est pas elle qui a oublié de transmettre mes messages à Revêche. A parano rien d’impossible. Après plusieurs minutes sans lever les yeux de son téléphone, elle daigne me demander ce que je veux. «J’ai rendez-vous avec Daniel Revêche. - Vous êtes?» Je le lui dis, elle fait un numéro sur son clavier. «Daniel, votre rendez-vous, Monsieur...», elle relève les yeux vers moi, «Redites-moi votre nom... - Zèdagédéaènèskaï», dis-je en souvenir de mon école primaire. «Monsieur Gazinski est arrivé...» Elle relève un visage que ma paranoïa trouve modérément hostile. «lI va vous recevoir dans quelques minutes. - Merci», dis-je avec un grand sourire. Les Editions du Sol ne sont pas aussi prestigieuses que les Editions Calamar, mais elles arrivent largement juste après. Ferrari et Porsche, en somme. Calamar, c’est les Classiques, et Sol, l’intellectuallisme de gauche. Les éditions du Sol croulent sous les prix littéraires, ils ont leurs romanciers et leurs essayistes vedettes, ils reçoivent plusieurs dizaines de manuscrits par jour: ils ne vont pas en plus engager des secrétaires aimables! Derrière elle, je vois l’énorme pile de manuscrits arrivés aujourd’hui par la poste. 421 Une autre pile aussi imposante s’y ajoutera demain, comme celle-ci s’ajoute à celle d’hier. Ce pays est étonnant. Tout le monde y rêve de devenir écrivain. On se demande ce qu’ils s’imaginent qu’est une vie d’écrivain. Il faudrait que quelqu’un se dévoue pour le leur dire: c’est toujours autre chose. «Vous pouvez y aller, Daniel Revêche vous attend. C’est dans la cour, après le couloir.» La petite cour intérieure donne sur un autre bâtiment. Revêche se tient debout à la fenêtre grande ouverte du premier étage. Il me fait signe. «Vous avez trouvé facilement?», lance-t-il par la fenêtre. «Très», dis-je. Pour le rejoindre dans son bureau, à gauche au premier étage, il faut monter un escalier en bois très étroit et très raide. Cette scène me dit quelque chose. Le salut depuis la fenêtre au premier étage, l’escalier si raide... c’est comme si un film se déroulait en direct. Bien sûr! Suis-je bête! C’est le fameux escalier qui conduisait au bureau de la revue Qué Tal, à la grande époque. Je suis tellement dans mes propres pensées que je n’ai pas pensé que je suis dans l’ancien fief de Hubble, avant qu’il ne passe chez Ferrari-Calamar. Le petit escalier raide, tout le monde en a parlé, c’est devenu une légende, comme les murs de liège de Proust, les pinces à linge de Céline, ou, dans un autre ordre d’idées, le piolet de Trotski. Les plus puissants cerveaux des années soixante-dix ont gravi le fameux petit escalier raide pour venir participer aux révolutions théoriques qui bouillonnaient là. J’étais devant la nef échouée du corsaire Hubble! Lacan, Foucault, Althusser, Barthes ont grimpé ici comme Dante pour rejoindre Béatrice au Paradis. L’escalier raide de Qué Tal était le schibboleth de la littérature d’avant-garde sous de Gaulle et Pompidou. Si vous faisiez le moindre faux pas dans l’escalier raide de Qué Tal, si vous trébuchiez sur la dernière marche du Parnasse, si vous vous essoufliez avant d’arriver au Golgotha, si vous renâcliez à grimper au pinacle, c’était l’exclusion garantie. Hors d’ici! petit-bourgeois aux mollets indignes de rejoindre la révolution culturelle dans l’Étroit Raidillon qui couronne la Longue Marche! «Je ne me trompe pas», dis-je en souriant à Revêche qui me tend une main chaleureuse sur le seuil même du légendaire endroit, «c’est bien l’ancien bureau de Qué 422 Tal, avec le petit escalier raide?» «Oh», dit-il, une cigarette au bec, son visage d’expoète buriné et désabusé sous son épaisse tignasse blanche prenant un teint soudain lugubre, «ça a été le bureau de beaucoup de monde. Tout a été réaménagé plusieurs fois...» Aurais-je fait une gaffe en évoquant le vieux temps disparu? Peut-être. Pas grave. Je ne calcule rien. Ce type a traduit Ezra Pound, il ne va pas se vexer pour si peu. Assis en face de moi derrière son bureau, Revêche m’écoute poliment lui expliquer la situation. Je ne développe pas trop, j’ai laisssé tomber les 250 pages de notes que Hubble lui-même n’a pas eu la patience de lire. Je suis venu avec un simple petit dossier de quinze pages: la quatrième de couverture, le sommaire des notes, le chapitre L’idée de Londres, pour donner une idée de mon style, et une petite déclaration d’intention rédigée pour l’occasion. AVERTISSEMENT Ce livre en cours (250 pages de notes) a pour ambition explicite d’être une pierre de scandale, un pavé embrasé dans la vitrine de l’an 2000. Il va détruire le plus solide des mythes français de ce siècle. Ce livre sera beau, drôle et vrai. Beau, car il puisera sa sève littéraire à Londres, d’où tout sera contemplé. Drôle, car il ressuscitera l’impertinente vivacité sarcastique de Mai 68, impertinence pour laquelle l’auteur n’a plus à démontrer qu’il possède un don inné. Et vrai, car chacune de ses phrases participera à l’implacable sape du mensonge jusqu’en ses plus ramifiées manifestations. Le contenu de ce texte est hautement inflammable: les conditions de sa publication ne sauraient être anodines. L’auteur les a envisagées avec précision (date, titre, couverture, bande rouge, préparation médiatique, traduction et accords avec les éditeurs anglo-saxons et 423 étrangers...). Les conditions financières seront discutées de vive voix. Au moins les choses sont claires. Plus de temps à perdre, il me faut très vite un chèque. Quand vous commencez à posséder un peu de bouteille, il est légitime d’adopter vis-à-vis des éditeurs le précepte évangélique suivant: «Que votre parole soit oui, oui, non, non; ce qu’on y ajoute vient du malin.» Et de s’y tenir. J’ouvre quand même la chemise cartonnée jaune sur laquelle j’ai inscrit au stylo bleu «Projet confidentiel», j’en sors la photocopie d’une photo représentant une statue de De Gaulle, de taille réelle, si blanche et si grossière qu’on dirait du plâtre, époussetée au plumeau par un serviteur arabe quelque part dans une ville d’Afrique du Nord. Je tends la photocopie à Revêche pour le faire rire, «ça ferait une bonne photo de couverture, non?». Revêche regarde la photo quelques secondes puis me la rend sans rien dire. Derrière son dos, tous les romans de la collection qu’il dirige. L’un des romans est celui d’une certaine Brigitte Pubère. Ce nom me dit quelque chose. «Bon», fait Revêche en mâchonnant sa cigarette, «vous me laissez quelques jours pour examiner ça, et je vous donne ma réponse. Le temps de montrer votre projet à quelques personnes de la maison. Vous n’avez pas oublié d’indiquer vos coordonnées? Elles sont sur la chemise», dis-je. Il penche son regard un peu dur d’antifasciste fossoyeur de la Poésie sur la couverture jaune. «Vous habitez boulevard Barbès? - Oui. - J’ai bien connu le boulevard Barbès. Il y a toujours un cinéma? - A quel numéro? - Je ne sais plus, ça date de mon enfance. Il y avait un vieux cinéma où j’allais voir tous les films qui venaient de sortir. C’était un cinéma à l’ancienne, avec un spectacle sur la scène avant le début du film et à l’entracte. Il y avait des tours de prestidigitation, des acrobates, des clowns, mais toujours mauvais, très très mauvais. Je me souviens, je regardais les clowns faire leur numéro, et c’était vraiment...» 424 Il cherche le mot avec une moue de dégoût. Je l’aide. «Pitoyable? - Oui, c’est ça, pathétique, pitoyable...» Ho! ma paranoïa, ça va, on se calme! Il n’est pas en train de te lancer un message avec ses mauvais clowns du boulevard Barbès. Cesse de te croire plus maligne que tout le monde, ma vieille. Tu ne lis pas toujours dans les pensées. Regarde-le mâcher sa clope, c’est un dur ce type-là, il a quand même revendiqué l’assassinat de la Poésie. Pas le genre à avoir la nostalgie de sa jeunesse ni à s’attendrir en songeant aux mauvais spectacles de cirque des cinémas d’après-guerre. «Un vieux cinéma boulevard Barbès », dis-je, « ça ne me dit rien. Il a dû être démoli depuis.» Je me retiens d’ajouter «comme la Poésie». Après ma gaffe sur l’escalier de Qué Tal, il risquerait de ne pas apprécier. Nous nous serrons la main et je repars sans mon dossier dans Paris envahi par les photos colossales de Celui qui a dit « Non » Trois semaines plus tard, je commençais à désespérer d’intéresser qui que ce soit à 425 ma petite barricade soixante-huitarde, lorsque je reçus une grande enveloppe beige en provenance des Editions du Sol. Elle contenait mon dossier dans sa couverture jaune, avec une lettre entièrement tapée à l’ordinateur. « Paris, le 7 avril 1999 Cher Stéphane Zagdanski, J’ai lu votre 4ème de couverture et les pages jointes concernant votre Pauvre de Gaulle! J’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas de vous dire franchement mon opinion. Je sais votre désir d’impertinence et votre énorme envie de passer pour un auteur scandaleux. Je sais aussi qu’il ne s’agit que d’un projet, qu’il faudrait ne le juger qu’une fois rédigé et dans son entier - mais pour le moment il ne me paraît justifiable ni intellectuellement ni esthétiquement: il se veut péremptoire et il n’est que dérisoire, aérien et il n’est que puéril. Bonne chance, tout de même. Bien à vous. Daniel Revêche» J’ai une illumination en lisant l’aimable missive, je me souviens qui est Brigitte Pubère dont j’ai aperçu le roman dans le dos de Revêche. C’est une gamine qui m’avait agressé lors d’un débat littéraire où nous étions invités avec quelques autres jeunes romanciers, dans une grande librairie parisienne. Je ne sais plus ce que je disais exactement, je parlais d’avortement et de fécondation in vitro, manifestement ça ne lui avait pas plu. Elle m’avait violemment pris à partie: «Vous parlez comme votre papa Pierre Hubble!» «Vous êtes très perspicace», avais-je ricané, «vous avez donc deviné que je suis l’enfant in vitro de Hubble!» La salle avait rigolé, pas elle. Les poulains de Revêche n’ont pas tant d’humour. Je me souviens aussi que la photo d’elle, sur la couverture de son roman, était signée Daniel Revêche. Ma paranoïa avait raison. C’est moi qui étais naïf d’imaginer que sous prétexte que ce type s’était fait mousser en faisant un mini scandale à la télévision, il allait apprécier mon De Gaulle! On ne se méfie jamais assez des fossoyeurs. Toute cette génération 426 d’intellos ratés qui croupissent dans des petits comités éditoriaux ou journalistiques n’ont aucun intérêt à sentir revivre le souffle embrasé de Mai 68 qu’ils ont minutieusement enterré eux-mêmes illico presto. La Poésie est morte? Et la photographie, vieil abruti! Tout est de ma faute. Toujours trop souriant. Pourquoi est-ce que je serre la main à Australopiquec quand je le croise dans un cocktail? Pourquoi est-ce que j’imagine que Hubble veut mon bien sous prétexte qu’il est un écrivain hors-pair? Pourquoi est-ce que je n’envoie pas ballader Banana lorsqu’il m’accable de sa jalousie hystérique? Parce que je ne suis pas jaloux, justement. Parce que j’ai la fâcheuse habitude de pardonner toutes les offenses. Tu n’es pas le Christ, schmock! Ces lourdissimes goys ne méritent pas ta gentillesse. Regarde ce vieux connard qui, sous prétexte qu’il sentait la poésie mourir en lui, décida d’en interdire la possibilité à tout jamais et à tout le monde. Comme Timon d’Athènes ordonnant au soleil de cacher ses rayons sous prétexte que luimême a fait son temps. Revêche a tout raté, comme tant d’autres, l’écriture, la révolution, l’art, et même ses foireux scandales, ses matamoresques coups de gueule qui prétendent mettre le doigt sur ce qu’est le danger fasciste dans ce pays... Et c’est lui qui ose t’accuser d’histrionesque volonté de scandale! Le style de sa lettre suffit à démontrer qu’il n’a pas la fibre. «Je sais votre désir», «énorme envie», «une fois rédigé», «dans son entier», «il se veut, et il n’est que». Allez, schmutz! Shake your spear! Même le Christ savait être parfois méchant. Sors tes griffes yiddish, grave sur la face de ces Franiks décomposés tes dix commandements, comme écrit le vieux Will. Tu as cinq mille années de vraie résistance au fascisme dans les veines, ces goys sont des blancs-becs. La poésie est peut-être morte, mais la Bible et le Talmud palpitent pour les siècles des siècles. Nous ne sommes pas tous des non-Juifs français! Donc, voici le printemps de ma joie de vivre. Je prends mon Parker, j’écris. Paris, le 10 avril 1999 427 Cher Daniel Revêche, Merci de votre franchise. Que vous connaissiez si bien mon désir et mon énorme envie me rassure. Je vais pouvoir me passer d’une psychanalyse puisque vous lisez dans mes pensées avec une telle pertinence. Manifestement vous savez beaucoup de choses me concernant. Il semble, hélas, qu’elles ne soient pas très différentes de ce que pourrait formuler le premier critique venu, c’est-à-dire quelqu’un dont chaque ligne démontre l’incapacité de distinguer le vrai du faux. «Mais je suis en guerre: je comprends que l’on soit en guerre contre moi.» Vous vous trompez à mon sujet - ce qui n’a aucune importance: je n’ai qu’un désir, désenfouir la vérité fossoyée sous les mensonges. Et contrairement à vous, je ne sais qu’une chose: nos vrais juges sont nos œuvres. Cordialement. S. Z. PS: J’ai bien aimé votre anecdote sur les clowns pitoyables de votre enfance, boulevard Barbès. Je ne lis pas aussi bien que vous dans les pensées mais j’y ai vu une petite allusion... Le plus pitoyable n’est jamais la clownerie, c’est le spectateur qui comptait sur autrui pour se divertir. Je ne compte sur personne. 428 CHAPITRE XV Tics de pensée et cadavres en vrac Un corps humain ne semble capable d’absorber qu’une dose limitée de mensonge. Au-delà d’un certain seuil, ça cafouille, ça déborde, les tics s’installent, les trémolos s’amusent. Le type se fige de plus en plus pour colmater les fuites mais les craquelures redoublent. Ça devient abominable à la fin, et le plus drôle c’est que personne ne paraît s’en apercevoir. Le saccadé Malraux en fournit le meilleur exemple. Malraux était tétanisé par le mensonge. Rien de plus parlant à cet égard que les films d’archives. Il faut le voir, en 1947 par exemple, pendant un discours de son maître, ronger littéralement son poing droit, la face ravagée de rictus. Ou encore lors d’une conférence de presse, en 1958, se frotter les mains en parlant, comme une mouche, le visage parcouru de la même sempiternelle grimace: un éternuement implose sans s’exhaler, une micro-déflagration nucléaire sous-marine dans le Pacifique. Il faut sentir son ton laborieux sous la grandiloquence sépulcrale. Il faut entendre ses reniflements compulsifs, ce timbre de voix égrotant qui confine à la geignardise. Il faut le voir, en 1958, au Palais de la République, lorsqu’il se met à hurler «Ici Paris!» pour chauffer la salle, se tenir l’oreille comme un chanteur. L’hypnose bat son plein. Malraux est un écrivain déjà célèbre quand il rejoint son héros à la Libération. A la question que lui pose de Gaulle: «Qu’est-ce qui vous a frappé dans Paris libéré?», il répond sans hésiter: «Le mensonge!» «Un menteur cligne tout le temps des yeux», écrit Hemingway qui était doté, lui, comme tous les génies, d’un sens inné de la vérité. Hemingway croise Malraux pendant la guerre d’Espagne, puis à la Libération de Paris. Spontanément, il le range parmi «les couillons et les truqueurs». Il décoche surtout cette maxime fulgurante: «Malraux est un petit con de sa propre invention. Enveloppé dans sa propre image par une main 429 tremblotante avec un tic du sourcil gauche.» (je souligne) Pourquoi Malraux se range-t-il aussi passionnément derrière de Gaulle? Qu’est-ce qui peut pousser un écrivain reconnu à sacrifier si parfaitement son indépendance à son amour du pouvoir? Une première raison, simple: la candeur. Et pour comprendre la candeur de Malraux, il suffit de considérer celle de Romain Gary. Gary partage avec Malraux l’adhésion effrénée au mythe; un optimisme emphatique contrebalançant, artificiellement et aveuglément, une réalité effroyable (Gary est juif, et, comme Malraux, révulsé par les crimes nazis; et tous deux prendront le parti des Israéliens contre les colères gaulliniennes); le goût du mensonge et de la mystification (le pauvre Gary restera célèbre pour avoir pris un pseudonyme afin d’obtenir deux fois le même misérable prix littéraire); la lucidité, par conséquent, sur les ficelles du canular de De Gaulle; enfin une même attirance pour le rôle politique de l’écrivain. Gary l’exprime dans sa très stupide Ode à l’homme qui fut la France. Les écrivains, dit-il, doivent collaborer avec le pouvoir (il oublie que Vichy a donné l’exemple). Non pas pour s’amender d’être si abstraits, comme dans les régimes staliniens, mais pour contaminer le pouvoir de leur propre grandeur spirituelle. «La nation est à la recherche de quelqu’un qui parlerait à son âme», dit bêtement Gary. Qu’on puisse encore écrire de telles niaiseries, et y croire, en 1958, est invraisemblable. Cette conception, qui confond histoire et pouvoir et nie qu’on puisse être dans l’histoire sans faire de politique (toute la naïveté de Malraux est également là), néglige l’essentiel: le sens de cette Parole dont les écrivains auraient collectivement la clé, et le devoir d’ouvrir avec elle aux hommes d’action les portes de l’esprit. Gary doute visiblement de sa valeur littéraire - il a raison - et se complaît par compensation dans une conception corporative de l’écrivain. Là est sa faiblesse, et la meilleure démonstration de sa médiocrité. Tous les écrivains d’une même époque n’écrivent pas la même chose ni ne sont spontanément dans le même camp. Hemingway et Malraux n’ont pas participé à la guerre d’Espagne pour les mêmes raisons. Il suffit de comparer une page de l’un avec une page de l’autre pour le sentir intensément. 430 Mais Gary, que le ridicule ne fait pas taire, ose opposer quelques écrivains français impliqués en politique à la séparation pratiquée traditionnellement par les Anglo-Saxons entre l’Ecriture et l’Etat. «Victor Hugo, Chateaubriand, Lamartine, Malraux ont tous tenu des positions clés au gouvernement, alors qu’il est fort douteux que les Etats-Unis et la GrandeBretagne eussent jamais confié la charge de conduire les affaires de la nation à un William Faulkner, un Eugene O’Neil, un Lord Byron ou un William Shakespeare.» Quelle idée! Ni Faulkner ni Shakespeare n’auraient accepté une si stupide proposition. Seul un cerveau français, ataviquement servile, pouvait enfanter une telle hypothèse. Sur ce point Malraux pense comme Gary. Pour l’attitré laquais lettré de De Gaulle, le génie de l’homme de lettres doit réverbérer celui de l’homme politique comme la lune les rayons du soleil. Il reprochait à Chateaubriand d’être allé visiter Charles X à Prague plutôt que Napoléon à Sainte-Hélène. «Il y eût écrit son plus beau chapitre.» Bel aveu! S’imaginait-il que Chateaubriand avait besoin d’autrui pour parfaire sa prose et stimuler son génie? Chateaubriand n’avait besoin de personne d’autre que luimême pour être ce qu’il était et écrire ce qu’il avait à écrire. L’histoire ou un salon de thé, une révolution ou un réverbère, la silhouette d’un homme ou les pétales d’une fleur... le génie fait flèche de toute flamme. Surtout, Malraux n’a pas compris l’implacable démonstration de Chateaubriand: les princes, au fond, n’ont rien à dire. Hemingway, à nouveau, exprime l’essentiel dès 1950: «La politique, disiez-vous? A fuir. Quand elle m’a frôlé, j’ai ressenti ce genre de malaise qu’on éprouve après avoir bu par mégarde dans le crachoir du voisin. Contemplons la galerie de croquants, le patriote autoproclamé, le dissident, l’inquisiteur toujours partant pour enrégimenter la vie des autres ou caporaliser leur pensée, le Guide Suprême... quelle engeance, tous en piste pour la photo finale.» L’autre face de la candeur de Malraux est sa lucidité relative, raison moins avouée mais plus profonde de sa collaboration active au gaullinisme: Malraux n’avait pas l’envergure, il le savait. Moins un écrivain se sent la fibre, plus il adhère avec passion aux aventures du pouvoir. Ecrivains ratés, les intellectuels français ont toujours aimé jouir du pouvoir par 431 procuration. Connaissant sans la connaître leur honte et leur faiblesse, ils ne supportent pas qu’on ne les suive pas sur la voie d’un tel déshonneur. L’écrivain engagé ne cesse ainsi de cracher sur les tours d’ivoire qu’il ne sera jamais digne d’habiter. Un exemple? Marcel Galopin, romancier minable, qui fut un temps conseiller de Mitterrand et complice actif de ses mensonges. Il lança un furieux débat, reprochant aux autres intellectuels leur non-participation et leur silence. Comme si les intellectuels français ne s’étaient pas assez lourdement fourvoyés depuis cinquante ans! Galopin rêvait de noyer le chant de ses propres palinodies sous un flot de voix discordantes et stériles. Tout plutôt que le mutisme dans lequel ses ambitions misérables entendaient en écho un mépris mérité. Après Mitterrand, dont trop de révélations lézardaient la statue, Galopin s’intéressa à Napoléon, puis à de Gaulle, en bon larbin free-lance fasciné par tous les Chefs depuis sa jeunesse shootée au stalinisme. Et comme le déshonneur est un gouffre dans lequel certains n’en finissent plus de sombrer, cette crapule typiquement française en est actuellement à déblatérer contre les immigrés qui refusent de s’assimiler. Premier d’une longue série d’hommes de gauche à s’être renié en épousant de Gaulle, Malraux en un sens fut le plus honnête de tous ces imbéciles ratés avides de domination. Il devint ministre et usa de sa fonction de la plus banale et vile façon, en maître d’hôtel de la culture, ouvrant obséquieusement la porte à l’un, la fermant hautainement au nez de l’autre. Ayant la charge de dresser la liste des grands prix nationaux invités à l’Elysée, il raya ainsi les années 1959 à 1963 parce que Saint-JohnPerse - qui n’était pas gaulliste - avait obtenu le prix en 1959! Piètre écrivain et piètre penseur, il parvint à être petit même dans la censure. L’idée que la culture a besoin d’un ministère est typiquement française. Elle n’a été imitée, à ma connaissance, que dans les pays totalitaires. L’esprit souffle où il veut. L’Etat peut bien organiserdes déjeuners à l’Elysée en l’honneur de Mauriac, Paulhan, ou Malraux lui-même (quatre déjeuners entre 1961 et 1968) et même Mme Malraux, ce n’est pas pour autant que l’esprit viendra planer au-dessus de la porcelaine ou entre les ronds-de-jambes. Mais Malraux était le Le Corbusier de l’esprit. Puisque lui n’atteindrait jamais le 432 Parnasse, il voulait que tous les autres rentrent aussi dans son minable rang. «Les intellectuels, même quand ils aiment les honneurs et les puérilités, sont, comme moi, au service de quelque chose qui les dépasse», lui disait l’inepte de Gaulle. Malraux reniflait alors trois fois de plaisir à l’idée qu’il ne serait pas seul à se sentir dépassé. Et beaucoup de moutons mentaux ont suivi en effet. Qu’est-ce qu’un mouton mental? C’est quelqu’un comme Abel Gance, qui lui déclare en 1969: «La France sans le Général et sans vous, sera une veuve au plus offrant, encline à porter bientôt un nom étranger.» Quant à de Gaulle, sa participation à ce débat s’est résumée à n’employer les mots de «génie» qu’à propos de Claudel et Malraux. Une si grossière confusion témoigne, s’il en était encore besoin, que de Gaulle n’avait pas la moindre idée de ce qu’est un génie. Car si Claudel collabora du bout du cerveau aux simagrées du RPF, c’est qu’il avait quelques errements pétaineux à se faire pardonner. Son vrai génie l’appelait ailleurs, il retourna très vite à ses brebis bibliques. Confondre de Gaulle et le Christ était trop bas pour lui. Enfin, voici une explication qui éclaire tout: Malraux souffrait lui ausi de mazarinose, autant dire d’une sclérose temporelle, un complexe d’infériorité devant la libre vivacité du temps. Comme de Gaulle, Malraux avait un sens du temps déficient. L’histoire l’avait déçu pendant la guerre d’Espagne, elle n’avait pas justifié la confiance qu’il avait placée en elle. Il ne s’était senti ni la force de suivre le train de l’histoire, ni l’honnêteté de s’en détourner. Il dut se convaincre ensuite que l’histoire était sortie de ses rails en ne l’emmenant pas. Telle est la raison du mépris bien malvenu de Malraux pour Marx. «Assez de théories de l’Histoire», déclare-t-il en 1948. «Il y a un théoricien de l’Histoire par siècle, et nous n’avons pas le temps d’attendre cent ans.» Malraux, sous prétexe que l’histoire n’a pas servi sa soif d’honneurs et de gloire - il est resté très modestement passif pendant l’Occupation -, se persuade qu’un grand théoricien de l’histoire n’agit pas sur elle. Grave erreur. L’histoire, si elle est absolument imprévisible, prête toujours un peu l’oreille à ses meilleurs théoriciens. 433 «Le RPF, c’est le métro», déclara Malraux. C’est tout dire. Le RPF - soit l’hypnose emphatique fomentée dans le seul but de prendre le pouvoir - est un train larvé en effet, une trace enfouie sans lumière et sans air, un train-train qui refuse de se risquer aux déraillements et aux attaques d’Indiens de l’histoire. «Il y a nous, les communistes, et rien», déclara Malraux. Cela revient à fermer les yeux et à déclarer que le soleil s’est couché. Mais nier le travail de taupe du rien ne sert à rien et n’empêchera pas le rien de revenir dans toute sa force, lors d’une crise printanière dont Malraux, par pure propagande anti-historique, osera prétendre que de Gaulle l’avait prévue! Lorsque Malraux définit la nation comme une «donnée invincible et mystérieuse qui allait emporter le siècle», il place des mots vides en paravent devant le temps en s’imaginant que cette incantation suffira à en freiner la course autonome. Mais le temps est libre comme la pensée, et insensible aux discours. Malraux, comme de Gaulle, comme Mitterrand, aimait les arbres. Ces trois crétins, fortement influencés par Barrès (y compris Malraux qui ne prononça jamais officiellement son nom mais avoua qu’il avait été «le plus grand homme» de sa génération) n’y voyaient que racines et sève, images moisies du sang et du sol. Cet amour des arbres était trop exhibé pour ne pas déceler une haine profonde. L’idée, fausse mais commune, qu’un arbre est impérissable et traverse gratuitement les siècles leur faisait une ombre insupportable. Mitterrand les emprisonnera, de Gaulle, plus traditionnel, se vantera de prendre le parti du bûcheron. Ni l’un ni l’autre n’ont su comprendre que la vraie beauté d’un arbre, aux yeux du temps, est celle d’une fleur. Aussi fragile, aussi triomphale. Dans Le Miroir des Limbes, Malraux rapporte un dialogue délirant avec de Gaulle. «J’aime les arbres; j’aime aussi les bûcherons», déclare de Gaulle. Puis il sort cette phrase inouïe: «La branche n’était pas plus importante que Hitler, pour nos compagnons des camps d’extermination.» On ne saura jamais si de Gaulle a vraiment tenu ces propos insensés sur «la petite éternité des branches». Ils résument en tout cas parfaitement la fascination macabre de 434 Malraux pour la puissance nihiliste et vengeresse de la mort, «ce maître absolu» selon Hegel. Car si les déportés sont les bûcherons de la branche Hitler, cela signifie que la mort règne souverainement sur elle-même, que rien d’autre qu’elle ne saurait advenir. Si les suppôts de la mort sont abattus par ceux-là mêmes qu’ils sacrifient, l’Histoire n’est qu’une vaste marée intemporelle et immobile de cadavres. « Staline avait raison », dit de Gaulle à Malraux. «A la fin, il n’y a que la mort qui gagne.» Les vrais vainqueurs de l’Histoire sont donc, selon cette logique stalinogaullinienne, les déportés. C’est ce que prétendra Malraux en 1973, en inaugurant un monument à la résistance savoyarde. «Le peuple dérisoire des tondus et des rayés, notre peuple! pas encore délivré, encore en face de la mort, ressentit que même s’il ne devait jamais revoir la France, il mourrait avec une âme de vainqueur.» Puis, de son ton geignard de sorcière, il lance: «Jeanne d’Arc ou pas, Vierge Marie ou pas, moi, la statue dans l’ombre au fond du monument, je suis la plus vieille des femmes qui ne sont pas revenues de Ravensbrück.» Pour se donner l’impression de surplomber l’indomptable mouvement de la vie, Malraux a trouvé une solution à laquelle même la vanité de De Gaulle n’avait pas songé. L’un s’était identifié par avance aux illusoires fanfares de l’histoire pour être certain qu’elle ne le surprenne pas; l’autre fait un pas supplémentaire dans la supercherie mégalo, s’identifiant avec la grande Niveleuse. De Gaulle se prenait pour la France, Malraux se confondit carrément avec la Mort. Cette récupération délirante du cimetière, cette obsession gourmande pour la gluttonous death et ses effets de vitrification universelle n’est pas nouvelle. Michelet, Barrès, Péguy ont précédé Malraux dans ce choix foncièrement anti-biblique. «J’ai été dans les cimetières» écrivait Michelet dans Le peuple, «et là, j’ai ouvert des hommes; eh bien, dans ces hommes morts où la poitrine était vide, devinez ce que j’ai trouvé: la France encore, dernière étincelle par laquelle peut-être on les aurait fait revivre.» Et Malraux: «Moi je le sais, parce que la mort connaît le murmure des siècles.» A quoi le Dieu de la Bible rétorque: hyjt }uml \yyjb trjbw hllqhw hkrbh ]ynpl yttn twmhw \yyjh ]urzw hta « J’ai placé devant toi la vie et la mort, la béndiction et la malédiction. Choisis la 435 vie, et tu vivras, toi et ta postérité. » Malraux ne se contente pas de reprendre les obsessions des vautours patriotiques qui l’ont précédé. Il innove. «Je sais que, quand la France ne rêve pas, elle va bien mal», disait-il en pleine guerre d’Algérie aux journalistes étrangers. En 1962, Malraux est en visite officielle à New York. Il est un ministre moderne de la Mort, il en promeut les plus récentes techniques, il vante le pouvoir onirique et hypnotique des nouvelles usines à fiction que sont les mass-média, la télévision, le cinéma, le disque, la radio, le roman populaire «et surtout la presse à grand tirage». «Notre civilisation fait naître autant de rêves chaque semaine, que de machines en un an.» Il n’est ni ironique, ni désabusé, ni critique. Il n’a pas choisi la vie, il ne sera jamais un écrivain immortel, il est le héraut de la Mort, il sait de quoi elle parle, et il sait exactement ce qu’elle craint. Ce que Proust appelait les «comprimés de vie» de la littérature. Romain Gary a tort de parler de «galvanisation de la psychée française» à propos de la pensée de Malraux, qu’il compare au «chant dans l’âme allemande». Malraux ne pense pas, il ne galvanise rien ni personne, il est tétanisé par son échec littéraire, il veut sa revanche, c’est tout. Dominique de Roux aussi a tort lorsqu’il décrit les tics de Malraux comme ceux d’un «aphasique qui émet des virgules tous les trois mots». Malraux est loin d’être aphasique - il est très parlant, au contraire - et ce ne sont pas des virgules qu’il expectore. On a vu ce que de Roux cherchait si alambiquement à enfouir. Eh bien les tics et les thèmes de Malraux sont les mêmes: ces cadavres qui le taraudent, enfouis sous le poids du déni de toute une nation. Ces «voix du silence» cherchent en lui, Monsieur Moi-laMort, une issue de secours. Le poing enfoncé dans la bouche ou bien la main sur une oreille, hurlant et geignant comme un halluciné, il essaye de les régurgiter en lui du mieux qu’il peut. Le mieux qu’il peut, ce n’est vraiment pas beaucoup. D’autant que les forces de vie vont bientôt arriver sans prévenir, sans que personne ne les ai prévues. Et ce qu’elles vont lancer en rafales, ce ne seront pas des morts mais de drôles de mots et pas mal de 436 pavés. 437 CHAPITRE XVI Freud au prix fort En traversant le grand hall de la station de South Kensington, j’aperçois devant l’échoppe du libraire, sur un présentoir réservé à la presse internationale, la une du Monde. Roger Bredouille y signe une longue lettre ouverte au Président de la République, prenant le parti des Serbes dans la guerre au Kosovo. Etre tranquille le temps de mon exil, trois petites semaines sans que ces idiots hexagonaux viennent se rappeler à mon très mauvais souvenir, c’était trop exiger? J’achète Le Monde en poussant un soupir et prend connaissance dans le métro qui m’emporte vers les éditions Snake, à Finsbury Park, de la dernière imposture de Bredouille. Ce ne sera jamais que la cinquantième fois de sa risible carrière que l’imbécile se déshonore. Il faut qu’on le sache en Papouasie et au Groënland: la réputation des intellectuels français est largement usurpée. L’Intellectuel Français (IF, comme Idiot Fondamental) ne pense pas: il prend position. Depuis que Voltaire, Zola et Sartre lui ont refilé le virus, l’IF se croit autorisé à donner son avis sitôt qu’une injustice ou un massacre s’accomplit quelque part. Je veux bien admettre que les interventions de Voltaire furent utiles à la famille Calas, celles de Zola à la famille Dreyfus et celles de Sartre à la famille Sartre, mais j’aimerais qu’on m’explique en quoi les martyrs du Kossovo bénéficient des indécentes escarmouches inscestueuses des IF qui s’insultent sur les plateaux de télévision et se congratulent dans les loges de démaquillage. Question Idiotie Fondamentale, Bredouille est une sorte d’expert. Constatant que la majorité de l’opinion prenait le parti des Albanais, il a décidé, pour se faire remarquer, de prendre le parti inverse. En toute humilité, Roger apostrophe un prince de ce monde: «Vous ne prisez guère les intellectuels qui remplissent nos colonnes d’à-peu-près grandiloquents et péremptoires? Cela tombe bien: moi non plus.» Tiens donc! Ce n’est pas une colonne, c’est la vie entière de cet abruti qui est 438 remplie de palinodies opportunistes, d’insatiables retournements de veste, non seulement péremptoires et grandiloquents mais toujours impitoyablement ratés. C’est sûr, Bredouille, lui, n’a jamais fait dans l’à-peu-près. C’est même l’inverse. Il y a une incontestable cohérence dans cet inébranlable entêtement à se tromper, une manière d’exploit dans le fait de changer si souvent et radicalement d’opinions en demeurant toujours dans l’erreur! En trente années de charlatanisme soutenu, Bredouille se sera rué du castrisme stupéfié au nationalisme péguyoïde rétrograde en passant par le jacobinisme intransigeant, la mainmise putschiste sur le concept vulgarisé de l’Image et le pamphlet inepte contre Venise (en réalité contre Hubble - que Bredouille abhorre -, qui adore Venise comme toute personne ayant un minimum de bon goût ou lu simplement Proust et Hemingway et vu Guardi et Canaletto...), sans oublier d’aller lécher la main de Mitterrand sitôt devenu prince de ce monde, ni, une fois revenu de ses ambitions bafouées, la découverte (à cinquante ans!) que l’art et la littérature valent mieux que toutes les idéologies. Trop tard, laquais! Ce n’est pas la première fois que Bredouille fait le coup du contre-courant pour se retrouver sous les projecteurs. En 1968, après avoir été cajoler la marionnette Guevara, s’étant retrouvé très concrètement à l’ombre en Amérique du Sud, il décida qu’il adulait désormais... de Gaulle! Comme tout se tient, de Gaulle intervint officiellement et Bredouille put sortir de sa prison en briques pour entrer à tout jamais dans celle, plus infrangible, de sa propre obscurité mentale. Plus tard, rageant de ne pas assez passer à la télévision, Bredouille écrivit un article vengeur contre la « dictature » de Bastien Poivré qui ne l’invitait jamais. La polémique enfla et Poivré finit par inviter le pauvre chou à venir lui expliquer en quoi la télévision était si méchante. A partir de ce jour, la morosité de Bredouille miroita sur tous les écrans. Preuve, s’il en fallait une, que le despotisme médiatique se manifeste d’une façon autrement subtile que dans le choix de ses indifférentes et parfaitement permutables vedettes. Tous les opprimés de la terre purent enfin découvrir leur libérateur et admirer sa bouille de sous-Nietzsche morbide à l’opulente moustache neurasthénique. 439 Je parcours la vaniteuse bafouille de Bredouille. J’imagine déjà les réactions dans les prochains jours. Horreur, chambardement, branle-bas, fax, emails, invectives, articles et contre-articles à tout va (cette phrase vous dit quelque chose? c’est normal). < Passage supprimé de: « Ostrich » à « pas connaître le dossier »> La moustache de Bredouille doit frissonner d’aise. Il s’est ridiculisé mais il est au centre du débat. Au pays de l’Idiotie Fondamentale, ça s’appelle marquer un point. Quelles étaient ses fadeurs en faveur de De Gaulle, déjà? J’essaye de me souvenir d’une interview de Bredouille à la radio. Quitte à gâcher de l’énergie sur le cas de ce débile qui s’imagine pouvoir être comparé à Debord, autant aller jusqu’au bout. Ah oui, c’est ça... «De Gaulle était un réaliste spirituel. Il y avait quelque chose comme la Mémoire, la Nation, l’Esprit d’un Peuple, la Langue, et ces choses immatérielles, impalpables, qu’on peut dire spirituelles, dont Péguy a fort bien parlé, étaient en fait le noyau dur dans le mou de l’Histoire... Il était très progressiste, je crois, de Gaulle... Il me semble qu’il y a chez de Gaulle, au fond, la synthèse républicaine faite homme... Un grand homme est un monde infini, c’est une boule de cristal avec plein de facettes... La synthèse républicaine, c’est quoi? C’est, je dirais, le professeur de droit et le maréchal de France, le juriste et le soldat, René Cassin et Leclerc, le Panthéon d’un côté, les Invalides de l’autre... Le respect de la Loi d’un côté et de l’autre l’imaginaire historique, disons-le, romantique, incarné, charnel, de la Nation. C’est-à-dire la Guerre d’un côté, et, je dirais, l’Ecole de l’autre, la Mémoire et l’Epée... Il est tout de même un peu stupéfiant de voir que ceux qu’on appelle gaullistes aujourd’hui, c’est tous ceux que de Gaulle a trouvé sur son chemin contre lui. C’est-à-dire les financiers, les puissances d’argent, les libéraux, les féodaux... Nous en sommes retournés à, je dirais, les droits universels abstrais, plus la marchandise, ce qui est au fond l’équation de 1968.» Il est reposant de bêtise, ce Bredouille. Il ne pense pas, ça s’entend d’emblée, alors il panse la plaie de sa non-pensée en lui appliquant un ramassis de notions ronflantes qui n’ont entre elles aucun rapport. Il suffit de le citer sans intervenir, sa supercherie substantielle finit par se mordre la queue, révélant l’impasse de sa transparente crétinerie circulaire. «A-peu-près grandiloquents et péremptoires»? Bien vu, moustachu bavard! Eh! Bredouille, quand on n’est pas Nietzsche, on se la rase, la moustache! Sait-on jamais? ça te donnera peut-être enfin du flair! Je suis interrompu dans mes ricanements intérieurs par la découverte d’une 440 publicité qui occupe un quart de page du Monde. D’un cauchemar l’autre! Après la moustache, la chaise! Le Monde réserve à ses lecteurs... LA CHAISE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, créée par Dominique Perrault et Gaëlle Lauriot-Prévost, fabriquée par Martin Stoll. Pour 5300 Francs, prix net, vous recevez chez vous cet objet d’exception numéroté et signé par les créateurs. Réservez-le dès maintenant en appelant... Etc. Ils doivent être sacrément en manque de fonds pour recycler leurs ordures urbaines dans le grand public. Au moins on ne pourra pas m’accuser d’exagérer mes descriptions. La grande photo en couleurs de l’abominable prothèse révèle un objet aussi laid et visiblement inconfortable qu’une chaise électrique. Habillé en blue-jean, Mike Swift descend de l’escalier des éditions Snake sans me faire attendre. Nous marchons jusqu’à un restaurant mexicain tout près d’ici. Il est charmant, sympathique, un peu distant, à l’anglaise. Il parle un français parfait. Il a publié en anglais le premier roman d’Australopiquec, Dilatation du marasme. Pour les Minables, il y a eu enchère, c’est une grande maison londonienne qui a décroché le contrat. Swift ne le regrette pas vraiment. Il a trouvé le roman «mal construit, mysogyne, réactionnaire», et les références pseudo-philosophiques archi-nulles. C’est drôle, il suffit de traverser la Tamise pour que les yeux se dessillent. - J’ai vu Mathieu cet automne, me dit Swift, il se prend pour un génie maintenant que tout le monde lui dit qu’il en est un. Vous le connaissez? - Un peu, on a un léger différent à propos de Baudelaire. 441 Je laisse tomber les détails, il pourrait croire que je suis jaloux du succès d’Australopiquec. Hypothèse absurde quand on a vu une fois la tête d’Australo. Autant être jaloux du succès médiatique de l’homme qui s’est fait ravagé le visage en allumant une cigarette après avoir passé sa maison à l’insecticide. Et puis nous ne sommes pas là pour nous éterniser sur le cas Piquec mais sur celui d’un autre personnage très bête, très laid et très médiatisé. J’explique un peu le topo à Swift qui me fait part de ses analyses aussi pessimistes que pertinentes. Il pense que mon livre ne plaira probablement pas aux intellectuels anglais, très francophiles. «Ils ont tous une maison dans le Lubéron», dit-il. Après réflexion et quelques éclats de rire, il me dit que le livre aura peut-être une chance de séduire les «Eurosceptics». «De Gaulle, c’est le père», résume Swift qui connaît bien l’infantilisme français. Ses parents ont longtemps vécu en France. Lui-même a entendu à l’époque des remarques antisémites contre Mendès France qui l’ont beaucoup choqué. Il se souvient du jour où on a annoncé le résultat du référendum, en 1969. Il était dans le métro. «Les jeunes surtout étaient extrêmement enthousiastes». Enthousiasme juvénile autrefois, infantilisme vieillot aujourd’hui: le Bal des ardents a fait long feu. Swift est reposant. Aucun préjugé, aucune illusion. Il connaît les Français, comme tous les étrangers cultivés et lucides. Il a aussi radiographié le Milieu. Les anciens gauchistes reconvertis dans le libéralisme, les renvois d’ascenseur entre critiques et hommes de lettres, la corruption généralisée. «Les intellectuels courent après leur légion d’honneur, ils ne vont pas critiquer le système...» Quant aux Mémoires de De Gaulle, il résume d’un mot: «C’est illisible!» - Vous savez qu’à leur sortie, dis-je, on l’a comparé à Bossuet, Retz, La Rochefoucauld. On alla jusqu’à expliquer que le «rythme ternaire» de sa prose était l’écho de sa métaphysique personnelle fondée sur la vie, la mort et la résurrection! Swift rigole. Je lui cite la phrase que de Gaulle déclara sans rire à Romain Gary, en 1965, en pleine implosion algérienne, après avoir échappé à plusieurs attentats: «Je dois être dans l’histoire l’écrivain sur lequel on a le plus tiré.» 442 - De Gaulle s’y croyait, Malraux accréditait, Gary était très crédule. Ces trois-là ne se sont pas rencontrés par hasard, dis-je. Ils partagèrent, outre une médiocrité littéraire fondamentale, un sens aigu de la supercherie. Et ça marchait. Niant l’évidence esthétique comme elle nia l’évidence historique, toute la nation se persuada que son Sauveur était aussi un Styliste. Les deux canulars, en s’épaulant, finirent par atteindre des proportions invraisemblables. De même que personne, en France, ne doute que de Gaulle extirpa la France du bourbier nazi à la seule force de ses deux bras levés en signe de victoire, nul non plus n’oserait imaginer que de Gaulle n’était pas un écrivain grandiose. André Frossard... - Qui est-ce? demande Swift. - Un journaliste rétrograde qui a fini sa vie en se pavanant sous l’étiquette d’«ami» du Pape... Je l’ai entendu à la radio évoquer le cabinet de travail de De Gaulle, rue de Solferino, à l’époque du RPF. Le bureau du demi-dieu, se souvenait-il, était placé de biais, «comme chez les hommes de lettres... car c’est un écrivain, avant tout». De Gaulle se fait tirer dessus, c’est de la critique littéraire. Il place son bureau dans un coin, les Muses sont ses décoratrices. Français, encore un effort pour être moins ridicules... Swift rigole. Je continue sur ma lancée. - Difficile de lutter avec une rumeur qui a pris les proportions d’une pays. Impossible de convaincre un idolâtre qu’un écrivain se juge exclusivement à la dose de radioactivité de son encre. Et pourtant, la vérité la plus crue, enfantine, c’est que les phrases de De Gaulle manquent péniblement de phosphorescence. Ça ne se discute pas, c’est flagrant, voilà tout. De Gaulle n’avait pas la fibre, aucune grâce, tout ce qu’il écrit est lourd, tout ce qu’il pense est lent. Il aurait fait un très bon comique de cabaret, un excellent comédien d’opérette, un parfait gradé hollywoodien, comme Von Stroheim était le nazi idéal... Mais l’écriture, franchement, ce n’était pas son truc. Pour une formule de conférence de presse qui fait rire le troupeau des adulateurs assemblés au sermon, combien de sentences gélifiées! Swift éclate de rire. Je crois que mon humour lui plaît. Nous nous serrons la main devant les Editions Snake. Pour un premier contact, ce fut parfait. Maintenant, il attend la suite. 443 Moi aussi. Je ne rentre pas directement dans le centre de Londres. Je change à King’s Cross, j’emprunte la Jubilee line et je descends à Finchley Road. Je traverse quelques rues venteuses, monte un long escalier qui me conduit sur les hauteurs d’une colline. Il se met à pleuvoir lorsque j’arrive devant une large maison en briques rouges, aux fenêtres à meneaux blanc, au 20 Maresfields Gardens. La pluie redouble, comme dans un rêve. Sur la façade, une plaque ronde et bleue posée telle une mouche sur la fossette gauche d’une marquise joufflue indique un nom et des dates: Sigmund FREUD 1856-1939 founder of Psychoanalysis Lived here in 1938-1939 Cette maison, que Freud désignait par «our last adress on this planet», est devenue un musée payant, et cher. Je visite toutes les pièces mais la seule intéressante est le bureau de Freud, avec le célèbre divan amené d’Autriche lui aussi, comme un radeau, recouvert d’un beau plaid bordeau à motifs iraniens, juste sous la photo de la leçon de Charcot à la Salpétrière. Il y a des livres, des vases, des amphores, des bibelots et des tableaux partout. Sur le bureau où prolifèrent les statuettes - petite armée de désirs surpris dans leur facétieux sourire -, des lunettes rondes sont posées sur une chemise en cuir marron d’où quelques feuilles s’échappent telles des pulsions mal réprimées, comme si Freud venait tout juste de quitter la pièce. Le plus touchant est le vieux fauteuil en cuir rougeoyant, avec son dossier à l’étrange silhouette humaine, un homme maigre vu de dos, une ombre verticalisée, une statue des Cyclades. Je suis en train de visiter le bureau d’Anna au premier étage lorsque j’entends une voix légèrement chevrotante s’échapper d’une autre pièce à côté. «My name is Sigmund Freud!» Je vais dans la pièce où une vidéo fascinante tourne en boucle sur un poste de télévision, devant plusieurs rangées de chaises vides. La vidéo est composée de films de 444 famille commentés par Anna Freud. La petite salle de projection est vide comme le reste du musée dont je suis l’unique visiteur. Je m’assieds au premier rang, je regarde intensément toute la cassette. En redescendant, je demande à la femme qui s’occupe de la petite librairie si la cassette est en vente. «No» répond-elle avec un visage de Parque sombre, comme si elle était un des bibelots antiques du sorcier impeccable. Je m’achète quand même quelques cartes postales et je repars dans le gris et la pluie. Fin du rêve. Le soir, seul au Troubadour, je réfléchis et je prends des notes dans mon petit carnet Clairefontaine. Pour voir des images rarissismes et touchantes de l’intraitable Freud en mouvement, pour entendre sa voix chevrotante au micro de la BBC, pas d’autre choix, donc, que de venir à Londres. Le Musée Freud gagnerait pourtant beaucoup à commercialiser cette vidéo. Tous les psychanalystes de la planète, eux-mêmes fanatiquement névrosés, se rueraient sur ces témoignages muets et simples de leur maître: le corps du vieux génie à la mâchoire suppliciée en train de lire dans une chaise longue; caressant sa chienne; en compagnie de Marie Bonaparte - cette femme merveilleuse qui a écrit des choses ridicules sur Edgar Poe; montrant son jardin à son petit-fils Lucian; se promenant dans une allée sous les arbres; regardant le paysage depuis la rambarde d’une terrasse; se faisant apporter un livre par une petite fille; fumant un cigare derrière une fenêtre... Pour quelles raisons un génie en mouvement est-il si visiblement invisible? Je me souviens de deux documentaires qui passèrent à la télévision sur deux chaînes différentes le même jour, à Paris, quelques semaines avant mon départ. Le premier était un reportage consacré au fonctionnement de CNN. S’y exhibait une entreprise tyrannique dont la propagande triomphale gère un déferlement d’images sans intérêt, dont tout repère chronologique est aboli, commenté par une publicitaire bouillie sonore invariablement mensongère. Le second documentaire était consacré à Freud. Des interviews d’historiens et de psychanalystes contemporains étaient entrecoupées de quelques fugitives images 445 d’archives réparties au compte-gouttes, dix secondes par dix secondes, celles-là même que je viens de voir longuement ici, à Londres. «J’ai dû payer le prix fort pour ce petit bout de chance!» déclarait l’homme qui a découvert les lois de l’inconscient. Le prix fort, tout est là. Quelques secondes de diffusion d’archives à la télévision coûtent une fortune. Pourquoi? Qui dicte les prix? En France, c’est l’Institut National de l’Audiovisuel qui possède des kilomètres de pellicule de génies en mouvement. Au nom de quel principe l’INA pratique-t-il cette scandaleuse rétention, plutôt que de diffuser toutes ses archives sur Internet, par exemple. Cette vaste supercherie commercialopolicière sur fond de névrose maniaco-dépressive virtuelle servirait enfin à quelque chose. Un génie n’est-il pas de plein droit le seul propriétaire des images de son corps en mouvement produites dans un but non lucratif? Le corps d’un génie en mouvement est un prodige de gratuité, cette gratuité que démontrent si simplement ces moments de détente du vieux Freud au milieu des arbres. A l’ère où le spectateur est noyé d’images désincarnées de la souffrance réelle du faux monde dans lequel il est incarcéré, la gratuité d’un corps est une rareté hors de prix que l’Economie télévisuelle ne peut pas, à la lettre, s’offrir... Je suis en train de noter mes remarques quand je suis interrompu par une grande brune décharnée à qui j’ai eu l’imprudence de sourire tandis qu’elle se commandait un chocolat chaud au bar. Elle vient s’asseoir à ma table. Elle a dû être pas mal autrefois mais a l’air complètement allumée, sortie tout droit du Carnaby Street des années soixante. Elle porte un vieux tee-shirt noir orné d’un grand Union Jack, une mini-jupe, des collants déchirés. Elle est française, je range mes notes, nous discutons. Elle s’appelle Florence, a quarante ans, la peau gangrenée de petits points marrons comme des piqûres d’insectes. Elle parle très vite en grandes spirales répétitives. Elle a un cancer généralisé et ne supporte pas le chocolat - qu’elle est en train de boire -, lequel sent d’ailleurs la pisse de chat. Elle me fait sentir sa tasse. Non dis-je, je ne sens que du chocolat. Son problème, c’est qu’elle a un trou dans la colonne vertébrale et un serpent dans le corps. Elle a du mal à respirer quand elle mange, elle ne supporte 446 que les «substances», le crack et les amphètes. Elle a été danseuse de bar, «table dancer», elle est très étroite et les mecs jouissent vite avec elle. Elle vit à Londres depuis sept ans, elle a de l’éléctricité statique dans le corps et peut briser les vitres à distance. Elle me demande si je veux bien coucher avec elle, elle a besoin de vingt pounds pour rejoindre un type dans le Westend... Un dealer je suppose. Elle va au toilettes, j’en profite pour m’éclipser. Je rentre à l’hôtel Mildendo, je m’endors après avoir lu le dialogue de Timon avec Phrynia et Timandra, les deux putains d’Alcibiade. Je fais de drôles de vrais rêves. Tout va bien. 447 CHAPITRE XVII Bénis oui-oui Merz Datcha me téléphone, il a besoin que je l’aide à régler un problème avec son ordinateur. J’en profite pour lui raconter mon entrevue avec Revêche et lui citer son étrange lettre. «Quel con!», dit-il, offensé comme si on venait de lui cracher au visage. - En même temps ça ne m’étonne pas, continue Merz. Daniel a écrit des choses admirables mais il est fini, comme toute cette génération. Tu sais pourquoi de Gaulle est si aimé à gauche aujourd’hui? - Non. - Pour une raison toute simple. La gauche a toujours été dans l’opposition. Or, quand il est arrivé au pouvoir... - En 1958? - Non, en 1981: je parle de Mitterrand. Lorsqu’il a été élu, la gauche s’est réconciliée avec le pouvoir. Il leur a bien fallu se demander: qu’est-ce qu’on aurait fait, nous, à la place de De Gaulle? Ils en ont conclu qu’ils auraient fait exactement la même chose, ce qui prouve leur faiblesse. - Pas bête. - D’autant que Mitterrand était, comme de Gaulle, une image du père, ce que n’est pas Chirac, évidemment. Tout le monde sait que le problème, c’est qu’il n’y a plus de père. Le dernier père, tu sais qui c’est? - Le Pape? dis-je. - Mandela... A peine ai-je raccroché que Banana m’appelle. Il a besoin d’une couverture pour voir sa nouvelle maîtresse. «Ne téléphone pas à la maison ce soir, nous sommes censés passer la soirée ensemble.» Je lui raconte aussi mes déboires avec Revêche. - Joli monsieur! ricane Marco. Si tu t’étais seulement un peu renseigné avant d’aller 448 le voir, si tu m’avais demandé, ça t’aurait évité un aller-retour pour rien. Si tu as du temps à perdre avec des crapules, tant mieux pour toi. Il est pas encore sous presse, ton De Gaulle! - Je pensais qu’un ancien de Qué Tal avait des chances d’être plus malin qu’un autre... - C’est une larve, c’est tout! Première règle: tout ce qui est de la génération de Hubble et qui n’est pas Hubble est un raté. Tu ne l’as pas encore compris? Tu penses que son petit éclat télévisé en direct était spontané? - Je n’y avais pas réfléchi... - Grossière erreur! Il faut toujours réfléchir à tout, peser chaque détail, examiner tous les angles, être infaillible. Comment je fais, moi? - Toi tu as des années d’expérience et de bourdes derrière toi. - Justement, autant que ça te serve. Deuxième règle: ne pas perdre du temps dans une direction qui est manifestement un cul-de-sac. - Comment le savoir d’avance? - C’était évident. Et tu lui as parlé de Qué Tal, bien sûr? - Un peu, au début. Marco éclate de rire à l’autre bout du fil. Ma maladresse sociale est pour lui comme un bon film de Chaplin qui se déroule à même sa réalité. - A quoi ça sert de lire du Clausewitz à longueur de temps si c’est pour être aussi mauvais en action! Il était aussi empoté que toi, Clausewitz? Il se perdait en chemin quand il allait chercher du lait? Ça ne t’est pas venu à l’idée que tu allais lui déplaire en évoquant un passé avec lequel il a rompu et qu’il déteste plus que tout? - Après coup, si. - Trop tard! C’est avant coup qu’il faut jouer. Il y a trois choses à savoir, concernant Revêche. Pas douze, pas huit, pas quatre: trois. Un, il est de gauche donc il aime de Gaulle. Deux, il n’écrit plus, donc il en veut à tous ceux qui écrivent. Et trois, c’est un gros con sans intérêt et donc tu n’aurais jamais dû y aller. Droit dans l’impasse. C’est bien d’un Taureau! Tu as d’autres nouvelles désastreuses comme celle-là à m’annoncer? - Non, c’est la seule de la semaine. Je vais lire quelques pages de Clausewitz pour 449 bien préparer ma prochaine catastrophe. Marco et moi rions aux larmes. Je prends presque autant de plaisir que lui à mes mésaventures. - Tu as vu les affiches partout? demande-t-il. - Incroyable, hein? - «Celui qui a dit NON»! On peut dire que tu es verni. - Avoue qu’il m’arrive quand même parfois d’avoir du flair. Tu avais reconnu la première version, celle où il a quinze ans? - Bien entendu! Et toi? - C’est quand même mon sujet. C’est l’agrandissement d’une photo prise vers 1905, à ne pas confondre avec une autre photo prise en 1904, dans la classe de son père. - Parce que tu es capable de faire la différence! - Bien sûr, dis-je. Sa cravate n’est pas la même. Marco rigole. - Il faut que tu te débrouilles pour aller à l’avant-première du spectacle, il y aura toutes les vedettes du show-biz, ça va faire un chapitre formidable de ton livre. - J’ai essayé, impossible. J’ai déjà réussi à obtenir deux places pour une représentation normale, ce n’est pas si mal. - Tu vas y aller avec Sandra? - Elle sera au Brésil chez son père. - Alors avec qui? - J’ai mon idée... Eh oui. «Celui qui a dit NON» avait pris de l’âge et du galon. Si tout Paris s’était d’abord demandé qui pouvait être le jeune homme sur fond d’orage de la mystérieuse campagne d’affichage, deux semaines plus tard tout Paris savait à quoi ressemblait de Gaulle à quinze ans. A l’amusante devinette avait vite succédé une photo célèbre, prise à bord d’une vedette au large de Weymouth, le 18 janvier 1943, en casquette laurée et parka de marin, le regard soucieux, toujours sur le même fond d’orage. Celui qui a dit NON était donc le titre du prochain spectacle de Régis 450 Hallucinogène, annoncé par ce teasing démentiel près de six mois avant la première. «Revivez l’histoire d’un inconnu qui a dit “non”, non à la défaite, non à la lâcheté, non à l’abandon et à l’asservissement de son pays.» Hallucinogène était le plus grand des producteurs français, un hollywoodien à Paris, l’importateur de Broadway sur les rives de la Seine. Les Misérables, c’était lui. Danton et Robespierre, c’était lui. Marie-Antoinette, avec vote électronique des 5OOO spectateurs pour décider démocratiquement si elle serait guillotinée ou non à la fin du show, c’était aussi lui. La vie de Jésus, avec sang de synthèse giclant à gros bouillons de la Croix, c’était encore lui. Rien n’effrayait ce type. Plus c’était grossièrement mythique, plus son mauvais goût s’exaltait. Il se ruait sur tous les paravents de l’histoire et de la culture françaises. Il avait un projecteur de diapositives à la place du cerveau: cliché sur cliché. Comment de Gaulle aurait-il pu lui échapper? Il avait même osé s’attaquer à Jules César, montant la pièce dans une salle de 4000 spectateurs. Les acteurs devaient s’exprimer dans des mégaphones pour être entendus des derniers rangs qui avaient l’impression épuisante d’assister à «Shakespeare chez les fourmis». «Quel est ce bruit?» demande Portia. C’est le larsen de ton micro, pauvre sotte... Et maintenant, ça. Sur les programmes du spectacle, une phrase d’Hallucinogène était reproduite en fac-similé, écrite à la main et signée comme un autographe: «En l’an 2000, la liberté devra-t-elle encore se nourrir du sang des hommes?» Difficile d’être plus doué pour l’emphase et le larmoiement imbéciles que ce pauvre Hallucino. De Gaulle lui allait comme un gant. Mon livre, décidément, déclenchait des choses dans les arcanes ricanantes du Destin. Je l’avais commencé dans l’indifférence générale. Quand je m’étais décidé à en parler autour de moi, on s’était esclaffé. A l’époque, une bibliothèque municipale sur vingt possédait les Mémoires. De Gaulle semblait aussi lointain et obsolète que Charlemagne. Un an plus tard, les divinités du Grotesque et de l’Imposture se lançaient à 451 l’assaut de mon frêle esquif comme si j’étais Ulysse en personne: les œuvres complètes de De Gaulle étaient republiées dans diverses éditions de poche, tout le monde attendait les Mémoires en Naïade, et Hallucinogène paradait sur les écrans pour promouvoir son cirque. Dehors, la campagne d’affichage de son show s’emballait. Après de Gaulle à quinze ans et de Gaulle en sauveur scrutant l’avenir, on voyait se multiplier les rebelles. Jean Moulin, Leclerc, Guy Môquet avaient aussi dit NON. Guy Môquet était une vraie surprise. Avant de devenir une station de métro, une rue de Paris et quelques lycées de France, sa photo rarissime, sincèrement touchante, révélait un gamin de dix-sept ans, premier fusillé officiel de l’Occupation. Accumulant les puérilités, Hallucinogène comparait dans ses interviews proliférantes Jean Moulin au Petit Prince et de Gaulle à la chèvre de Monsieur Seguin. Il reparlait de son idée de génie, la photo du futur Négateur à quinze ans. «Les gens se sont demandés qui c’était: Proust? Rimbaud?» A chaque interview, il évoquait sa mère, une immigrée arménienne que la France avait si généreusement accueillie avant-guerre. A chaque interview, il s’interrompait brusquement, hochait la tête, déglutissait ostensiblement et versait une larme. Une vraie larme, invariablement, sur chaque plateau de télévision, dès qu’il prononçait les mots: «ma mère»... Ce gars était faramineux d’affectation. C’était à hurler de rire. Très vite «Celui qui a dit NON» devenait le slogan le plus populaire de la décennie. Une fois le spectacle lancé, une dernière affiche représentait un enfant montrant du doigt à un autre une photo de De Gaulle, et demandait: «C’est qui celui-là?» «C’est celui qui a dit NON!», répondait l’autre. La presse s’y mettait aussi. Dossiers spéciaux et livres consacrés à de Gaulle se multipliaient. Marianne, magazine ridiculement populiste et démagogique (voilà un paragraphe qui ne risque pas de m’attirer un article bienveillant dans leurs pages...), osa même dresser la liste complète de ceux qui avaient dit NON à travers l’Histoire. On était loin de Hegel. Cette affirmation triomphale et vulgarisée de la négation apporta la preuve, s’il en fallait une, des bornes et de la finitude d’esprit des journalistes. Cela allait d’Antigone qui avait dit NON «aux préjugés de la cité» à Simone Weil qui avait dit 452 NON «à l’escroquerie de l’argent». Paul Bocuse avait dit NON «à la fausse cuisine» comme Vercingétorix avait dit NON «au tribalisme». Jacques Brel avait dit NON «au star-system» comme Spinoza avait dit NON «aux faux-semblants», Hannibal avait dit NON «à l’expansionnisme romain» comme le footballeur Jacques Glassmann avait dit NON au «foot corrompu», etc. C’était un raz-de-marée enthousiaste de NON. Toute une nation de bénis-oui-oui disaient NON en chœur à tout et à rien. Quelle ironie! De Gaulle baptisé l’homme du NON, lui qui ne s’était maintenu au pouvoir qu’à la force des OUI de ses référendums complotés comme des chantages hystériques, des épousailles forcées avec sa princesse la France! Lui qui appliquait à ses adversaires et critiques sa citation favorite de Goethe, la phrase de Méphisto qu’il récitait fautivement et en hennissant: «Je suis l’esprit qui niiiiiiiiiiie tout.» - Allô? - Stefano! - Comment ça va Mélanue? - Bien mon Stéphane, et toi? - Très bien. Tu veux venir voir le spectacle sur de Gaulle avec moi? J’ai deux places. - Ouiiiiiiii! Quand deux corps se sont sincèrement aimés, rien ne peut vraiment les séparer. Ils vivent du même côté du temps. Il m’est arrivé de passer des mois entiers avec une femme sans jamais partager ses heures. Avec Mélany, au contraire, à la meilleure époque, nous étions naturellement dans le même fleuve. Elle s’était évadée du temps social dès sa drôle de naissance, comme moi, différemment et pour d’autres raisons. Elle voyait ce que je voyais et je la comprenais aussi, même si ma pudeur m’empêchait de le manifester facilement. J’aimais bien sa passion pour les vieilles gens, par exemple. Les vieux la touchaient, elle ne craignait jamais de perdre du temps avec eux. Elle leur faisait don de l’énergie la plus précieuse pour qui sent venir la mort. Elle savait bien que sa propre fraîcheur était intarissable, et elle avait raison de ne rien craindre: le temps était 453 notre vraie richesse. Trop pauvres pour voyager, nous n’allions nulle part. Notre espace était à la fois très vaste - la ville - et très restreint: mon petit studio délabré ou bien le sien, les trois studios qu’elle a habités successivement en six ans, rue de Courcelles, rue du Croissant, rue Simart. Nous étions plus souvent chez moi, bien sûr, c’est là qu’était le pôle magnétique, les pages à écrire et à lire. - Tu es seul? Sandra n’est pas là? - Elle est au Brésil. - Tu avances dans ton livre? - Oui chérie, j’ai bientôt fini. - Tu en es où? - A une citation de Goethe qu’aimait faire de Gaulle dans une traduction fautive, ce qui illustre sa désastreuse inconscience du temps. Sinon, je pense à nous. - Moi aussi, je pense souvent à nous. Tu me lis la citation? - Si tu veux. Tu penses à quoi? - Je pense que nous étions si heureux lorsque nous marchions ensemble. - C’est vrai. Le mouvement était avec nous. - Il l’est toujours. - C’est vrai. C’est pour cela que nous ne pouvons pas ne pas nous aimer, quoi qu’il arrive. Tu es où? - Je suis dans ma cuisine, devant la cheminée. Je viens de terminer mon déjeuner, je prends un café et je fume une cigarette en regardant le livre de Picasso que tu m’a offert. - Il te plaît? - Tu n’imagines pas à quel point. - J’imagine un peu. - Il n’y a que toi pour me faire un cadeau qui me parle autant. - Il n’y a qu’à toi que j’avais envie de le faire. Comment va Petite Flamme? - Elle est belle, elle ronronne contre mon ventre en ce moment. Le soleil rend tout orange dehors, je vois un arbre juste devant la fenêtre, il est roux, comme un renard ébouriffé debout sur ses pattes de derrière. Tu t’es levé à sept heures? 454 - A cinq heures, j’étais insomniaque. - Tu n’est pas fatigué? - Un peu. Je plane dans ma somnolence, c’est agréable. - Tu es courageux mon Stéphane. - Merci chérie. Qu’est-ce que tu fais ces temps-ci? - Je prends des notes, sur mes rêves, et sur d’autres choses. - Tu as raison. Nous avons raison. Tu te souviens du moineau que nous avions trouvé dans le caniveau en nous promenant dans le village? - Ouiiii! - Tu te souviens des chauve-souris dans la cave à vin de ton père? Il y avait une grille en fer, en bas d’un petit escalier glissant creusé dans la pierre, au fond du jardin de l’autre côté de la petite rue, et derrière la grille une vieille lampe à pétrole rouillée, posée par terre à gauche en entrant, et une autre porte en bois à gauche dans la cave qui avait aussi sa clé. Et derrière la porte en bois, les chauve-souris dormaient. Je n’oublie rien? - Presque rien. Tu voulais qu’on ramène une chauve-souris à la maison pour la regarder. - On aurait dû. - On n’aurait pas pu. Elles ne se laissent regarder qu’en dormant. Tu me faisais rire, tu voulais apprivoiser une chauve-souris et lui apprendre à lire. Lis-moi la citation que de Gaulle n’a pas comprise. - C’est dans Faust. Méphisto se présente à Faust en disant: Ich bin der Geist, der stets verneint, «je suis l’esprit qui toujours nie». - Méphisto, c’est le diable? - Une de ses épiphanies, disons. De Gaulle, qui connaissait la phrase en allemand, la traduit très mal. Il la cite lors d’une conférence de presse, en traduisant: «Je suis l’esprit qui niiiiiiiiiiiie tout». - Ce «tout» change tout! - Bien sûr. Stets correspond à l’idée de continuité, de perpétuité. Une fois encore, son cerveau historiciste et totalitaire dit OUI à l’espace en niant le temps. Il se conçoit 455 lui-même comme un tout compact, c’est la raison pour laquelle il ne peut faire autrement que de s’identifier à la France. Aucune place pour l’altérité dans le petit cerveau de ce grand malade. - C’est pour ça qu’il était si raide. - Exactement. Sans doute éprouvait-il une peur panique de se scinder en deux. De Gaulle cite Goethe en évoquant les critiques dont il est l’objet. C’est la plus imbécile interprétation possible du très subtil dialogue entre Faust et Méphistophélès, un dialogue qu’on ne peut expliquer qu’en tenant compte de la tentative de Faust de retraduire le début de l’évangile de saint Jean, et de sa défiance à l’égard du Verbe, dont se moque Méphisto lorsque Faust lui demande son nom. De Gaulle adore cette phrase à laquelle il ne comprend rien. Il la reprendra contre Beuve-Méry, «vous êtes l’esprit qui niiiiiiiiiiie tout». - C’était à quelle époque? - La conférence date de la séparation d’avec l’OTAN, lorsque la France est enfin indépendante nucléairement. L’idée que la France avait la possibilité technique de vitrifier la surface du globe devait exciter inconsciemment ce vieux paranoïaque. Puisque la France est tout, il faudra que ce soit tout ou rien. Assistant depuis un croiseur à l’explosion d’une super bombe A, au large de Mururoa, il ne trouva rien de plus intelligent à dire que: «C’est magnifique!» - C’est abominable! - Le grave problème de De Gaulle est sa répulsion pour le temps. Le temps divise ce que l’espace unit. Le rythme révèle ce que l’étendue dissimule. Le temps est un acide, l’espace une glue. Après la citation de Goethe, il poursuit en comparant le diable au «doute», «ce démon de toutes les décadences». - Descartes doit se retourner dans son puits. - Tu as raison, je n’y avais pas pensé! Ensuite, de Gaulle évoque l’avenir que «s’ouvre» le pays, comme une porte ou une perspective. - Il est toujours dans la métaphore spatiale. - Oui, et une métaphore très pauvre. L’avenir est une chose pour de Gaulle. Il est «pétri», il est «insulté», il est «indissolublement» agglutiné au présent et au passé. 456 L’univers se raccornit à l’étendue qu’il a sous le regard, sans envers possible. Ce n’est pas le genre de type à se demander ce qui se passe quand il tourne le dos. Il a un cerveau unidirectionnel. C’est pour ça que dès que la réalité lui résiste, il tourne les talons, éprouvant la rassurante sensation fantôme d’emporter tout l’espace disponible dans sa volte-face. Il ne laisse aux autres que le «trop-plein», comme il disait, c’est-à-dire le grouillement débordant d’une matière sans forme, la fermentation incontrôlée d’une «lourde pâte» que nul ne pétrit. Comme si en se retournant il tirait d’un coup le tapis de l’espace sous les pieds de la réalité, qui n’a plus comme choix que s’écrouler dans son dos avec un grand fracas de porcelaine brisée. Le «régime des partis», c’était ça à ses yeux: un émiettement indifférencié. De sorte que quand l’ébullition prit un sens se meit à penser, à parler, à rire, il perdit tous ses moyens. - De quoi tu parles? - De Méphisto justement, de la force subversive et vivifiante de la négation. De Gaulle, qui était aussi superficiellement cultivé que profondément stupide n’a rien compris au drame de Goethe. Faust, en un sens, c’est lui, le vrai Faust historique, l’imbécile heureux (faustus). - Il a existé? - Oui, au XVI ème siècle, en Allemagne. Il s’appelait Zabel en réalité. C’était un charlatan qui reproduisait les miracles du Christ dans les foires, dispensait des cures miraculeuses ou s’adressait aux étudiants en illustrant ses discours par la convocation des spectres des héros antiques sur lequels il dissertait. Hormis la sodomie dont on l’accusa à Nuremberg, c’est de Gaulle tout craché! - Et Méphisto? - Son rôle est autrement plus complexe que celui que lui assigne de Gaulle, à savoir le mécontent, le décadent qui critique tout et ne fait rien. De Gaulle pouvait se moquer du «volapück intégré» que ne parlaient ni Goethe, ni Chateaubriand, ni Dante! Sa langue naturelle à lui charrie les mêmes inlassables grumeaux depuis Le Fil de l’épée: c’est du Barrès intégré resservi à toutes les sauces. Tu es prête pour une petite divagation hébraïque, Mélany? - Oui, j’adore ça. 457 - Pour commencer, il faut savoir que Goethe s’est sciemment inspiré de Job. Comme Satan, Méphisto est complice de Dieu. «Je n’ai jamais haï tes pareils», lui dit Dieu. «Entre les esprits qui nient, l’esprit de ruse et de malice me déplaît le moins de tous.» De Gaulle, afin que sa minable image tienne le choc, oublie de citer la première réplique de Méphisto. Lorsque Faust lui demande: «Eh bien! qui donc es-tu?», il répond d’abord: «Une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien.» Faust ne comprend pas l’«énigme», c’est alors que Méphisto lui lance, dans la belle traduction de Nerval: «Je suis l’esprit qui toujours nie». - «Méphistophélès», ça veut dire quoi? - Si on en croit l’universitaire qui a rédigé les notes du Naïade de Goethe, ça viendrait de deux mots hébreux: méphir, «destructeur», et tophel, «menteur». Bien sûr, tout est moins simple. Tophel se trouve à trois reprises seulement dans la Bible, dont deux fois dans Job. Sa racine, tafal, ne signifie pas du tout «mentir» mais «plâtrer», «coller», «enduire», «couvrir», «ajouter», «accumuler», d’où «accumuler des mensonges». Ça veut aussi dire «prendre soin», tipèl, ainsi que «accessoire», «fade», «insipide», «sot», «vain», taphèl, «calomniateur», tapal, et «jeune enfant», têphêl. Tephèlah, c’est une «bagatelle». Dans les Psaumes, c’est l’idée de l’«enduit» qui prédomine: «Des scélérats plâtrent contre moi le mensonge». «Plâtriers du mensonge», dit aussi Job à ses amis. Plus loin, le mot revient avec l’idée d’un colmatage qui ne résistera pourtant pas à la désagrégation et à l’érosion des versets suivants: «Ma carence scellée dans une bourse, tu plâtres mon tort», traduit Chouraqui. «Tu as mis tes scellées sur mes manquements», dit une traduction moins littérale. Mais voici, juste après, les versets cruciaux: «Et pourtant une montagne tombe, elle s’érode; le roc est muté loin de son lieu. Les eaux corrodent les pierres, leur flux inonde la poussière de la terre; mais l’espoir de l’homme, tu le fais périr.» En résumé tophel correspond à la densité, l’agrégat, la compacité scellée du mensonge... - Scellée mais dérisoire puisque «les eaux corrodent les pierres»... - Exactement. Et autant tophel est probable dans l’étymologie de «Méphistophélès», autant méphir est un contresens manifeste. Le mot n’existe d’ailleurs pas sous cette forme dans la Bible. Il signifie «transgresseur», «violateur». Le plus 458 proche serait miph’ar, la «brèche», la «lacune», ou peut-être m’apal, «témérité», m’eouphar, «poussièreux», maaphèl, l’«obscurité», les «ténèbres». - Qui a fait la faute? - L’éditeur de Goethe en Naïade, qui n’est autre qu’un certain Pierre Grappin. - Qui est-ce? - Un germaniste dont l’histoire retiendra qu’il fut le célèbre doyen chahuté de l’université de Nanterre en 1968. - C’est incroyable! - Oh, je finis par être blasé, je nage dans les coïncidences depuis que j’ai commencé ce livre. Méphistophélès en tout cas échappe au grappin. Car le mot hébreu le plus plausible est méphitz, la «massue», ou mapètz, le «marteau», comme lorsque Jérémie dit à Dieu: «Tu étais pour moi un marteau, des armes de guerre», ou lorsque Ezéchiel annonce la venue de six hommes, «chaque homme avec son engin de destruction dans la main». Le mot vient de mapatz, la «démolition» et le «fracas». Miphtsèh, c’est l’«ouverture», et même le «langage» dans l’expression miphtséh-pêh, littéralement l’«ouverture de la bouche». - C’est génial! Méphistophélès, c’est la négation de la négation, la vraie vie dialectique, la force corrosive du langage qui démolit les replâtrages. C’est ça? - Eh oui. Méphisto, c’est Mai 68. J’ai donné rendez-vous à Mélany dans un café de la Porte Maillot. «On va bien rigoler, tu verras», lui ai-je dit au téléphone après lui avoir lu le programme du spectacle. Je me trompais. Mélany ne rigole pas, elle est trop horrifiée par l’imposante croix de Lorraine érigée devant le Palais des Congrès, lui-même abominablement rénové par un de ces charlatans contemporains qu’on appelle... comment déjà? Ah oui! «architecte». Je ne sais pas combien ils ont dépensé pour enlaidir davantage le grand centre commercial, mais j’ai lu dans un journal que la vilaine sculpture contemporaine à deux branches a coûté à la ville de Paris le prix d’un petit appartement. - J’ai toujours pensé que cette croix était une hérésie, dis-je lorsque nous pénétrons dans le hall immense et laid comme celui d’un aéroport. La croix vide est censée 459 représenter l’absence du Christ, son évasion dans le temps, non? Une branche supplémentaire, c’est comme si on l’attendait pour le recrucifier! - D’où vient-elle? - Ils avaient besoin d’un symbole de la France Libre qui fasse concurrence à la croix gammée, ils ont choisi ça. - Ça commence mal! - C’est une réplique de celle, vraiment colossale, qui a été bâtie à Colombey après sa mort, sur la plus haute colline, selon ses vœux. C’est un monstre de béton, de granit et de bronze: 43 mètres de hauteur, 1500 tonnes, 3 millions de francs. De Gaulle, qui n’imaginait pas que quoi ce soit puisse lui survivre, déclara, faussement modeste, que personne ne la verrait. «Elle incitera les lapins à la résistance», avait-il dit. En attendant d’entrer dans la salle de spectacle, Mélany nous achète à boire et du chocolat, je feuillette quelques livres sur une table. «Celui-là», me dit le vendeur en me désignant un album de photos, «c’est la Bible!» Nous nous installons à nos places, tout au fond de la salle. Mélany frissonne. - Ça me fait peur de penser à la fureur de tous ces gens lorsque ton livre va paraître. Regarde cete foule immense, imagine-les en colère. - Ce sont des vieillards, chérie. La majorité du public, qui a déferlé par cars entiers de province, est en effet de la génération de la guerre. Deux vieilles dames s’assoient à notre gauche. Elles feuillettent ensemble le programme, comme deux petites filles. En découvrant la reproduction d’une affiche antisémite d’époque, l’une d’elles s’écrie théâtralement: «Ah les salauds, les salauds!» Le spectacle commence. On ne voit pas grand chose, du fond où nous sommes, hormis l’aspect terriblement vieillot des tableaux vivants. Hallucinogène n’est apparemment jamais sorti des années soixante-dix. La dernière fois que j’ai assisté à un spectacle de tableaux vivants, c’était en colonie de vacances! Je m’attendais à de fabuleux effets de lumières, des lasers, des hologrammes, des images de synthèse, de la super techno, je suis déçu. Ce qu’ils ont 460 trouvé de plus élaboré, c’est un triple écran de cinéma sur lequel sont projetées des images d’archives archi-connues de guerre, de bombardement, de débâcle et d’exode. Hallucino avait promis des surprises et des révélations, il n’y a rien de tel mais une atmosphère de confusion et de mystère due aux raccourcis historiques. Je donne à l’oreille de Mélany des détails sans lesquels on ne peut rien comprendre. Les deux vieilles, d’ailleurs n’y comprenent visiblement rien. Lorsque l’écran montre Pétain chantant la Marseillaise devant une foule aux bras tendus, en 1940, la vieille prêt de moi, surexcitée, se met à chantonner la Marseillaise, elle aussi, «qu’un sang impur abreuve nos sillons»... Une longue scène est dite en anglais, quand Churchill s’adresse aux Communes. Les mêmes phrases sont ensuite reprises en français par les mêmes acteurs avec un accent britannique. Autant de minutes économisées sur le budget. A chaque fois que les Allemands paraissent, sur le fond d’un immense drapeau à croix gammée, les quatre coups de la Cinquième symphonie retentissent. Beethoven enrôlé dans le parti nazi! Hallucinogène persiste et signe dans la dentelle. Le seul moment silencieux du spectacle, avait-il prévenu lors d’interviews, serait celui évoquant les camps de concentration: «Il ne faut pas exagérer!» avait déclaré ce grand pudique. Des hommes et des femmes disparaissent donc dans l’ombre au fond de la scène sous un bien explicite drapeau à croix gammée. «Ce sont les Juifs! ce sont les Juifs!» s’excite la vieille lorsque les acteurs réapparaissent en pyjama au fond de la scène. Je rêve, ou ils n’ont pas d’étoile jaune sur leurs vestes! Je demande à Mélany, elle a une excellente vue, elle scrute la scène d’«Auschwitz à l’horizon». «Je crois que j’en vois une», dit-elle, «je ne suis pas certaine.» Le mot «juif», lui, n’est prononcé qu’une fois dans tout le spectacle («Il ne faut pas exagérer!»), quand Moulin est torturé devant un officier nazi qui écoute en même temps le Concerto pour violon de Mendelssohn sur un gramophone. Toujours le vieux cliché: Ils étaient barbares mais si raffinés, comment aurait-on pu deviner? «Vous aimez Mendelssohn, Monsieur Moulin?», dit l’ironique nazi, «c’était un juif, mais quel génie!» 461 Mélany et moi nous enfuyons juste après le salut des acteurs. Des hauts-parleurs diffusent la ridicule chansonnette écrite pour l’occasion: «C’était qui C’était quoi C’était qui - ce nom - “de Gaulle”? Ce n’est pas seulement un nom sur un boulevard Ce n’est pas seulement ce grand aéroport Ce n’est pas seulement un portrait dans les livres C’est bien plus que ça, pardon Quand tout le monde disait oui C’était quelqu’un qui disait non...» - Alors, quelles sont tes impressions? dis-je à Mélany dans le café de la Porte Maillot où nous prenons un dernier verre. - C’était très décevant, après toute cette publicité je m’attendais à autre chose. C’était fade, c’était figé, c’était poussiéreux. Tu as remarqué la gestuelle de l’acteur qui jouait de Gaulle? Toujours les mêmes mouvements répétitifs des bras en parlant. Comme ça. Mélany imite la pauvre chorégraphie saccadée du de Gaulle grimé: trois balancements de l’avant-bras droit, puis deux balancements des deux avants-bras et un hochement de tête. - On aurait dit des soldats de plomb, dit-elle. Même l’humour était fade, les Why not? de De Gaulle à chaque fois que Churchill lui propose un whisky, c’est du mauvais boulevard... Et tu as remarqué comme le son était faible, à l’exception des détonations, lorsque des coups de feu ont retenti entre les rangs, pendant le faux entracte? - Oui, dis-je. Il n’est pas mauvais que le spectateur se sente un peu terrorisé, ça émousse ce qui pourrait lui rester de sens critique. - Sans tes explications, je n’aurais pas suivi le zapping des séquences. Je ne sais pas comment les gens ont fait pour comprendre le déroulement des événements. - Il n’y a pas de déroulement, il n’y a que le rideau de fumée de la propagande. - C’était si ringard, ces tableaux vivants! Tout semblait plongé sous une lumière stroboscopique. Tu as entendu la vieille femme qui chantait la Marseillaise? - Oui. C’est la meilleure preuve qu’il aurait fallu se débarrasser une bonne fois de cet affreux hymne à la fin de la guerre. 462 - Pour le remplacer par quoi? - N’importe quoi d’autre. Le Chant des Partisans, par exemple, est bien mieux. Au fond, de Gaulle était ce qui pouvait arriver de pire à la France après Pétain. Il fallait tout chambouler, il n’a fait que tout fusionner. - Qu’est-ce que ça aurait changé? - Personne ne peut le dire, mais tout valait mieux que cette réconciliation artificielle sur le dos des déportés. De Gaulle avait la possibilité de remettre le comte de Paris sur le trône, par exemple. Sa propre vanité l’en a empêché. Pourtant une monarchie constitutionnelle à l’anglaise valait mille fois mieux que la constitution monarchique sous laquelle nous sommes encore. Dissocier le pouvoir et le prestige est la meilleure des solutions. De Gaulle aurait d’ailleurs fait un parfait président d’honneur, à l’italienne, à l’allemande, ou à l’israélienne. Il était amusant, débonnaire, courtois, il possédait un certain sens moral, il aurait représenté la France avec panache si seulement une loi avait empêché sa minable propension autocratique de s’exercer. - Il ne s’en serait jamais satisfait. Il aimait trop le pouvoir. - Tant pis pour la France. Elle voulait un faux roi, c’est Ubu qu’elle a eu. 463 CHAPITRE XVIII Ubiquité d’Ubu En janvier 1959, de Gaulle devient enfin président de la République. Il n’a pourtant pas l’air en grande forme. La télévision le montre écoutant René Coty faire son petit speech servile. Il a un visage fatigué, accablé, agacé, soucieux, furieux. On distingue de gros cernes sous ses yeux. Messire Dindon écume. Cela fait trop longtemps qu’il joue à se taire. Trois ans officiellement, depuis l’affaissement du RPF, onze ans en réalité, depuis qu’il est interdit de radio - à l’exception d’un discours lors des législatives de 1951. De Gaulle n’en peut plus de devoir se contenter des «réunions locales», comme il dira, rasantes tournées dans les mairies et les préfectures ou très théâtrales tribunes du RPF. Ce qu’il désire, c’est ce dont il a déjà joui: être entendu partout et par tous, être à nouveau la Voix que la nation écoute rituellement, comme on suit la messe. Dans ses Mémoires d’espoir, il exprimera sa version personnelle du vox populi vox dei. «Cette tâche, je sens que la France m’appelle à l’accomplir. Je crois que le peuple m’écoute. Au jour voulu, je lui demanderai s’il me donne raison ou tort. Alors, pour moi, sa voix sera la voix de Dieu.» Ressuscité, rassis sur son trône, de Gaulle est face-à-face avec Dieu sous la forme de la France, un Dieu tout ouïe qui se gorge des paroles de son omniscient prophète, de sorte que lorsque Dieu s’exprime, leurs deux voix n’en font qu’une. Grâce à la radio enfin retrouvée et qu’il ne lâchera plus, grâce surtout à la fulgurante ubiquité que lui procure la télévision, Dindon-Ubu n’est pas seulement le roi ni le prophète de la France, il est aussi, désormais, une sorte de chef mystique, un pape disons, purement gallican, qui s’exprime - l’image est de lui - «ex cathedra» devant ses ouailles, son vieux peuple de «veaux». L’Etat selon de Gaulle est une cathédrale dont il incarne personnellement (là encore les mots sont de lui) la «clef de voûte, cimentée avec les piliers». De Gaulle ne 464 se contente pas de multiplier les métaphores religieuses. Du pape à Dieu il sait qu’il n’y a qu’un pas, et il le franchit aussi allègrement qu’un Rubicon, en César bouffi de vanité et de suffisance. Ainsi, quand il va à une vraie grand-messe, plaisante-t-il, il peut se reposer puisque l’église est le seul endroit où il n’a pas à répondre au discours qu’on lui fait. Dans les dernières pages de ses Mémoires de guerre, il se prenait déjà pour le Dieu de Jérémie, «sondant les cœurs et les reins»... des membres de l’Assemblée. Plus tard, lors d’une conférence, il commencera par se déclarer révolutionnaire, puis en viendra carrément à se comparer au «pauvre ange» d’un tableau primitif, qui sauve malgré elle une foule de damnés qu’un démon va mener aux Enfers. Se rend-il compte des énormités qu’il sort régulièrement? Pas sûr. Parfois oui, dans d’autres cas non. Le «Nous» de majesté employé pour annoncer qu’il quitte le pouvoir en 1946 est visiblement calculé. En revanche il est probablement de bonne foi quand, en avril 1963 (un mois et une année que j’aime particulièrement: Picasso est alors en pleine effervescence des Peintre et son modèle), lors d’un voyage officiel dans les Ardennes, recevant un buste de Rimbaud à Charleville et un autre de Verlaine à Réthel, il affirme qu’il les réunira sur sa cheminée et conclut: «Il y a un Bon Dieu pour les pédérastes.» De Gaulle en divinité bienfaitrice du PACS, on aura décidément tout entendu. Roi, prophète, pape et bon Dieu, de Gaulle ne doute pas un instant de délivrer, à chacune des très fameuses conférences de presse qu’il tient en grandes pompes, l’inaltérable vérité de la France éternelle, aussitôt «télévisée et radiodiffusée», note-t-il avec un contentement non dissimulé, «et dont la plupart des journaux reproduisent le texte intégral». Pendant une heure et demie, devant un public conquis et au garde-à-vous, de Gaulle «met en lumière» sur chaque question d’actualité «l’action et les intentions de la France», «plus franchement et complètement qu’elles ne le furent jamais auparavant». La foule de domestiques admirateurs frémit en chœur à chaque petit geste mielleux du maître, murmure de complicité à la moindre allusion ironique, éclate d’un large rire aux bons mots du prince qui a toujours réponse à tout. «Bien entendu, il ne manque pas d’interrogations malicieuses qui visent à m’embarrasser. J’arrête ces tentatives par quelques boutades qui font rire.» 465 On notera sa notion paranoïaque du dialogue: les questions journalistiques ne visent qu’à mettre des bâtons dans les roues de son char solaire. On se demande d’ailleurs quelle question parviendrait bien à l’embarrasser puisqu’il les a toutes sollicitées et supervisées d’avance. De Gaulle est la vérité en soi puisque de Gaulle est la France et que la France, comme on sait, «est ce qu’elle est». Elle ne saurait par définition être soumise à débat. Vous croyiez savoir, par exemple, que le «suffrage universel» était un concept philosophique et politique ambigu et complexe; une notion inventée par le Suisse Mallet du Pan pour désigner la constitution bonapartiste de l’an VIII; que sa pratique, surtout, n’avait jamais empêché aucun régime despotique ou totalitaire de naître et de prospérer? Allons, allons, gare à la dindonnesque boutade! Ecoutons la version gaullinienne, avec ce fameux timbre granuleux qui moud les mots en les râclant contre de filandreuses cordes vocales: «Françaises... Français... le projet... que je vous soumets... propose... que le Président de la République... votre Président... soit élu dorénavant... par vous-même! Rien... n’est plus républicain... rien n’est plus démocratique... j’ajoute que rien n’est plus français... tant cela est clair... simple... et droit!» Les visages télévisées de cette époque sont blêmes, blafards, les regards sombres, creux. C’est une population de fantômes qui ingurgite sa dose de fluide. Tout semble si machinal qu’on pourrait condenser le sortilège en quelques expressions récurrentes: «Peuple Français... Grand Peuple... Fierté... Courage... Espérance... Vive la République! Vive la France!» Cela suffirait amplement à maintenir l’occulte pression de cette atmosphère de mots d’ordre cravachant les limbes. De Gaulle lui-même décrit chaque conférence comme une «espèce de cérémonie rituelle à laquelle les souvenirs du passé et les curiosités du présent donnent une dimension mondiale». Déployé en une galerie de phénomènes amusants et intrigants, le présent, fusionné avec le passé, sous la forme de la reconstruction subjective personnelle, prend logiquement une amplitude planétaire, puisque cette succession temporelle factice est une pure et totale vision de l’esprit. On conçoit qu’en comparaison de la radio et de la télé, qui abolissent le temps et la 466 pensée, la presse n’a aucun intérêt aux yeux de De Gaulle. Elle va reprendre en écho ses conférences mais se permettra aussi de les analyser et de les commenter. Quand il évoque les journaux, de Gaulle emploie logiquement le singulier simplificateur: «l’information». Il ne saurait, selon lui, y avoir qu’une seule réaction possible à sa désinformation unifiée. Cette réaction n’est d’ailleurs pas faite de phrases, de mots, ni d’idées: c’est un «tumulte», raille-t-il, qui lui prouve par son seul brouhaha que ses «déclarations ont “passé la rampe”». La moindre des courtoisies pour un comédien est bien entendu de flatter son public, et de Gaulle est toujours d’une politesse extrême avec les journalistes qui assistent à ses spectacles. «A l’intérêt qu’ils me témoignent répond celui que je leur prête.» Mais quand les «curiosités du présent» ne suffisent pas à rassasier les esclaves muets, attendris et dociles, quand un impertinent ose se pencher vers les coulisses, de Gaulle révèle spontanément son cynisme sans fard. Nous sommes le 21 février 1966. De Gaulle vient d’être réélu à la présidence, il est en pleine gloire. Il dit, d’un ton sobre: - Nous allons parler de l’affaire Ben Barka. Qui voudrait me poser des questions à ce sujet? - Mon Général? - Je vous en prie. - Quelle responsabilité exacte attribuez-vous, tant au gouvernement marocain qu’au gouvernement français, dans la disparition de Mehdi Ben Barka, et quelles conséquences diplomatiques, politiques, administratives, entendez-vous en tirez? - Voilà une question complète à laquelle je m’en vais répondre complètement. Y a-t-il d’autres questions? Houle de murmures rieurs dans la salle. Le journaliste se rasseoit sans insister. Un autre journaliste se lève, décline son nom et celui de son journal, puis pose sa question: - Pourquoi n’avez vous pas jugé bon de donner au peuple français, au moment où vous sollicitiez ses suffrages pour l’élection présidentielle, les informations qui lui auraient permis de juger l’action de votre gouvernement dans l’affaire Ben Barka, 467 informations que la presse que vous critiquiez tout à l’heure à dû tenter seule de reconstituer? - C’est l’effet de mon inexpérience... Grand éclat de rire et applaudissements dans la salle. Bref, le théâtre. La promesse d’éclaircissement de De Gaulle était ironique. Il ne va pas parler de ce qu’il nomme la «vulgaire et subalterne» affaire Ben Barka - qui consiste, rappelons-le, en l’enlèvement à Paris et le meurtre du leader de l’opposition marocaine, dans lesquels sont largement impliqués des policiers français. Ce dont il va traiter abondamment, c’est l’affaire de Gaulle, celle qui l’oppose à la Presse, avec un cynisme et une désinvolture qui rendent son brave public pantelant de rire. Dernière précision: Aujourd’hui, en l’an 2000, l’odieux assassinat de Ben Barka n’a toujours pas été élucidé. De Gaulle ne supporte pas la Presse qui ose remettre en question ses miracles et sa souveraineté de droit divin. Le directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, dont on se souvient de la fascination pour l’Allemagne nazie d’avant-guerre, est désormais un des critiques les plus durs du régime gaulliste. En pure perte. De Gaulle le surnomme «Monsieur Faut-que-ça-rate». Refusant de le rencontrer, il lui cite sa phrase fétiche de Faust en allemand. Une fois, quand même, en 1959, Beuve-Méry a rencontré de Gaulle. Le dialogue, que le journaliste rapporte, est consternant de bassesse de sa part et de pursy insolence, d’«arrogance obèse» - comme dit Alcibiade aux sénateurs à la fin de Timon d’Athènes de celle de De Gaulle. « Ah! Le Monde », raille de Gaulle. « Je vois le talent, le succès, le tirage. On le lit. Je le lis, et je m’amuse beaucoup. Vous en savez des choses! C’est très divertissant, les journaux. - Mon général, ce n’est pas tout à fait le but que nous poursuivions en faisant ce journal avec les difficultés que vous savez, mais après tout, les rois de France avaient leur bouffon qui parfois rendaient service tout en les amusant... Si un jour, Le Monde cessait de vous amuser, si vous le considériez comme un obstacle à la politique que vous 468 estimeriez indispensable au salut du pays, il vous suffirait de me le dire, ou plutôt de me l’écrire. Je devrais en tirer les conséquences... Je ne me suis jamais considéré que comme libre gestionnaire d’une sorte de service d’intérêt public. Je répète qu’une lettre de vous... - Eh bien, cela vous honore! N’empêche que sans moi, M. Beuve-Méry, aujourd’hui, vous seriez pendu! » On a toujours raison de mépriser les journalistes, sauf quand on est au pouvoir. Comme Mitterrand après lui, de Gaulle, qui n’a que des valets, se plaint en permanence de n’avoir que des ennemis. Au mieux, il a de très innoffensifs roquets, des blagueurs maladroitement maquillés en Saint-Simon, des staliniens aussi infâmes qu’inoffensifs puisqu’ils ont besoin de lui comme les Blancs ont besoin des Noirs aux échecs, et des fascistes enfin, qui n’ont jamais à prendre concrètement le pouvoir puisque leurs idées et leurs valeurs, à peine édulcorées, sont partagées par une majorité de Français. Il n’y a qu’une sorte de bon journaliste: celui qui fait tomber un gouvernement. En France, ça n’existe simplement pas. Dans ses Mémoires d’espoir, qu’il entreprit d’achever après sa chute (Asperge a trébuché, c’est la faute aux pavés...), de Gaulle ne se lassera pas de vociférer contre «les partis, l’argent, les syndicats, la presse», qui tous veulent sa perte mais ne représentent en rien le vrai peuple insensible au «dénigrement corrosif de tant de milieux, affairistes, journalistiques, intellectuels, mondains, délivrés de leurs terreurs». Ses thèmes et son vocabulaire sont ceux aujourd’hui du leader d’extrême-droite Strabiros, dont Charles de Gaulle junior (le petit-fils d’Asperge) a rejoint très récemment le parti. Le vrai peuple, de Gaulle le connaît bien. Il n’est pas seulement cet être glacial, coupant et hautain, ce demi-dieu retiré sur son Olympe, ou plutôt son Elysée, palais dont il «apprécie la grâce quelque peu désuète», précise-t-il précieusement, où l’a «installé» non pas le si libre et si faramineusment français suffrage universel, mais «le déterminisme de l’Histoire». Non, de Gaulle fait aussi régulièrement d’intenses expériences érotiques: il voyage 469 en province. Tel Sganarelle tenant le catalogue des conquêtes du maître, il semble se rejouir en les détaillant, avec une satisfaction harpagonnesque, tel un gros bourgeois énumérant ses placements. «Toutes les Marseillaises que j’entonne sont chantées en chœur par toutes les voix. Quand je me mêle à la foule ou vais à pied par les rues, tous les visages s’éclairent, toutes les bouches crient leur plaisir, toutes les mains se tendent vers moi. En soixante-dix jours, j’ai vu douze millions de Français, parcouru quarante mille kilomètres, parlé six cents fois dans des conseils ou des réunions, quatre cent fois du haut des tribunes, serré cent milliers de mains.» Cet homme-là est-il seulement humain? C’est Argus aux cent yeux, ou plutôt l’ultime avatar de Vishnu aux huit mains, dieu de l’Espace, de la Totalité et de l’Omniprésence, nain devenu soudain géant qui parcourt l’univers visible et invisible en trois pas... Et l’attribut mirifique de l’avatar de Gaulle, c’est cette télévision dont il racontera dans ses Mémoires, avec une naïveté confondante, sa découverte émerveillée. La télévision a fait ses débuts en France sous l’Occupation. Est-ce un hasard? Elle servait à distraire les blessés allemands hospitalisés en région parisienne. On installa près de 300 téléviseurs dans les hôpitaux et on occupa un immeuble de la rue Cognacq-Jay, qui allait rester pendant encore un demi-siècle le fief de la propagande gouvernementale. On y prônait l’amitié franco-germanique par le divertissement bilingue et la musique, laquelle, c’est bien connu, émeut les ordures. Le programme commençait par la ritournelle enfantine Le pont d’Avignon et se clôturait avec Lili Marlene chantée par Suzy Solidor. Kurt Hintzmann, qui dirigeait le programme, n’était pas un méchant nazi. Il signa des certificats de complaisance aux acteurs qui voulaient échapper au STO, comme le débutant Jacques Dufilho qui se spécialisera plus tard dans les rôles de paysan bourru. «La terre», comme disait l’attendrissant Pétain, elle, «ne ment pas». Dufilho, dans sa passion pour la vérité, couronnera cette belle carrière en jouant Pétain lui-même dans le film du même nom. Là encore, est-ce un hasard? 470 Hormis le chatouillis conventionnel qu’elle procure à son narcissisme hors de contrôle, la télévision permet surtout à de Gaulle de réaliser un vieux fantasme, celui d’une fusion absolue de son être et de la France, sans avoir à plonger son corps dans le désagréable cambouis humain. «Maintes fois en ces quatre ans, les Français, par millions et par millions, rencontrent ainsi le général de Gaulle», se vante-t-il. La télévision est le reflet absolu de sa conception de l’unité française, sa vieille marotte patronymique qui donnait déjà le titre du second tome de ses Mémoires de guerre: L’unité. La télé lui fournit la manifestation vitrifiée et sans conteste possible de son imparable omiprésence. «Au total, il se produit autour de moi, d’un bout à l’autre du territoire, une éclatante démonstration du sentiment national qui émeut vivement les assistants, frappe fortement les observateurs et apparaît ensuite partout grâce à la télévision. Dans chacune de ses contrées, notre pays se donne ainsi à lui-même la preuve spectaculaire de son unité retrouvée.» Aux présidentielles de 1965, de Gaulle récupère son sceptre de justesse grâce à une intervention télévisée du dernier recours, où il explique à son interlocuteur en extase qu’il n’est pas un dictateur, car un dictateur n’est jamais mis en ballotage. Sous ce truisme stupide se cache une vérité intime. De Gaulle n’est pas un dictateur. Il veut être aimé en train de commander. La prise de pouvoir sollicitée par le peuple, à la romaine, est ce qui lui convient le mieux. Comme il y a des despotes éclairés, de Gaulle est un obscurantiste démocrate. Ou plutôt un velléitaire du despotisme. Il adore régner, mais de loin. Il rêve d’être obéi à la lettre sans avoir à mettre la main à la pâte, la «lourde pâte» des humains qu’il entend pétrir abstraitement, sans contact réel. Il est ni plus ni moins qu’un tyranneau domestique que l’histoire a placé un jour au premier rang. Chez lui, par exemple, ce grand maniaque ne boit son café que si la tasse est remplie jusqu’au bord, il ne passe à table que s’il a entendu la radio, il n’écrit que si tout s’est tu alentour. Tout doit marcher au pas, comme à l’Elysée. Yvonne, elle, s’ocupe de l’intendance de ce micro-despotisme. Elle fait interdire les mini-jupes aux collaboratrices de son mari et fermer les night-clubs dans les villes que de Gaulle visite. 471 Il refuse que qui que ce soit, critique, auteur, politicien, vienne parler de lui à la RTF sans qu’il ait «donné son assentiment.» Mais il élargit vite l’application de ses oukases, faisant interdire la radio aux chanteurs contestataires, ou refusant que le championnat du monde de pêche sous-marine se déroule en Polynésie parce que, dit-il, il ne veut «rien céder aux Américains». De Gaulle entend paraître au-dessus de tous? Il est surtout arbitre en mesquinerie. Pourquoi adore-t-il autant la télé? C’est simple. Elle est la machine idéale de sa spectrale pomposité. De Gaulle n’a jamais été très à l’aise dans son grand corps. Il n’aime pas les contacts rapprochés, il l’avoue dans ses Mémoires de guerre, convenant de son physique ingrat. Ce corps-là est à la fois tétanisé par le pays qu’il «incorpore» et protégé en même temps par ce fantasme d’incarnation qui lui sert probablement à anesthésier son dégoût de soi. La télévision est le parfait instrument enchanté de sa répugnance. «Pour être présent partout, c’est là soudain un moyen sans égal.» Il va enfin pouvoir se mêler du moindre détail sans avoir jamais l’impression de quitter sa forteresse élyséenne («J’entends se refermer sur moi, désormais captif de ma charge, toutes les portes du palais.») ni descendre de son panoptikon, où il donne aux Français l’impression de les regarder «les yeux dans les yeux». «C’est au peuple lui-même, et non seulement à ses cadres, que je veux être relié par les yeux et les oreilles. Il faut que les Français me voient et m’entendent, que je les entende et les voie.» En regardant les Français le regarder, c’est toujours lui-même que de Gaulle admire. Illustration de la candeur concentrée du narcissisme gaullinien: «Le soir, le spectacle paraît sur la scène universelle sans que murmures ni applaudissements me fassent savoir ce qu’en pense l’immense et mystérieuse assistance. Mais ensuite, dans les milieux de l’information, s’élève, à côté du chœur modeste des voix favorables, le bruyant concert du doute, de la critique et du persiflage stigmatisant mon “autosatisfaction”. Par contre, il se découvre que, dans les profondeurs nationales, l’impression produite est que: “C’est du sérieux!”, que “De Gaulle est bien toujours pareil!”, que: “Ah! tout de même! la France, c’est quelque chose!” L’effet voulu est donc atteint, puisque le peuple a levé la tête et regardé vers les sommets.» Cette machine à suinter du cliché convient admirablement à sa conception spatiale 472 et mythologique de l’Histoire. A la télé, le temps n’existe pas. L’Histoire, que de Gaulle ne doute pas d’incarner en direct, y est emphatique et visuelle sans intermédiaire ni contestation. Pas de dialectique cachée sous les replis de cette machine à propagande, aucune mauvaise surprise à en attendre. Le présent est toujours déjà intensément perpétuel pour de Gaulle, qui nage dans la société du spectacle comme un poisson dans l’eau. En 1963, on lui envoie un livre sur Péguy, il répond à l’auteur: «Nul doute que s’il avait vécu, il aurait été “avec nous”. Bien mieux! Il l’était d’avance.» Et puisque de Gaulle était de Gaulle avant d’être de Gaulle, il ne saurait ne pas l’être après. En 1969, annonçant le référendum et sa démission s’il est «désavoué» à la majorité, il dévoile sa croyance en une pérennité indestructible du gaullinisme: quoi qu’il arrive, «ceux qui me soutiennent», énonce-t-il, «de toute façon détiennent l’avenir de la patrie»! Quand il inaugure la Maison de la Radio, en décembre 1963, c’est précisément cette puissance hypnotique «péremptoire et immédiate» dont il fait l’éloge. «Après la parole, le dessin, la scène, l’écriture, l’imprimerie, la photo, le cinéma, voici qu’à son tour la radio s’est saisie du contact direct avec les intelligences, les sensibilités, les volontés... Elle est le moyen d’information adapté par excellence à notre époque mécanisée, agglomérée et précipitée.» Pour être honnête, il faut dire que la France n’a pas le monopole en Europe de la mainmise gouvernementale sur les informations. Les autres pays agissent de même. A une exception près: la BBC. Faut-il s’en étonner? Dès les premiers essais de 1954, Churchill n’a que mépris pour la télévision, «lanterne destinée aux idiots». La définition correspond assez à de Gaulle pour qui la télévision recèle une large supériorité sur la radio, puisque quand il n’y passe pas luimême, elle devient un formidable instrument de surveillance. Car il la regarde aussi beaucoup, en vrai Master of the Revels élisabéthain, c’est-à-dire en maître des menus plaisirs. Le martèlement rhétorique suggestif est ainsi relayé par l’abrutissement divertissant. En 1965, Contamine, chef de cabinet de Peyrefitte, annonce aux réalisateurs 473 qu’il a convoqués: «L’ère de l’artisanat est terminée, on passe à l’industrie!» Fi de Racine et d’Eschyle: les grandes séries populaires ultra-niaises sont lancées. De Gaulle, lui, adore Intervilles, jeu télévisé débilissime où sa conception gobinesque des races et des patries peut trouver son parfait élément spirituel. Et il ne manque jamais non plus le journal de 23 heures, son édition préférée car il n’a pas à subir la «suffisance» d’un présentateur, sans doute encore trop humain et immaîtrisable à ses yeux. Il fait la pluie et le beau temps à la télé, au sens propre, engueulant Peyrefitte, son ministre de l’Information, pour avoir laissé passer des images déprimantes, donc subversives, d’une rentrée sous la pluie. Ses notes colériques frisent la caricature. Il s’y révèle un sourcilleux petit chef qui refuse de prêter son joujou à autrui. Le 25 avril 1962, il écrit à Peyrefitte: «Ce que font vos radios et votre télévision est inqualifiable... Vous ne tenez pas vos gens!» Et en décembre: «N’essayez pas de persuader les responsables, donnez-leur des instructions. La presse est contre moi, la télévision est à moi.» Dans un même ordre de petites idées, il critique le générique des journaux télévisés. On y voit des rotatives, lui voudrait des caméras. Le 20 juillet 1962, il s’indigne qu’on ait donné la parole à un journaliste américain hostile à la politique étrangère de la France. «Il est inacceptable de hisser sur le pavois de notre télévision le nommé Schoenbrunn, qui est l’insolence américaine cajolée à Paris par tout ce qui reste de la IVè.» Le 2 février 1963, il explose. «Je ne puis comprendre comment et pourquoi la RTF a donné hier soir le spectacle vraiment odieux d’une opération sans anesthésie. C’est une vile réclame tant pour les gens de “Cinq Colonnes à la Une”, pour qui ne vaut que l’horreur et le sang, que pour tel médecin m’as-tu-vu, que pour une certaine équipe effrénée de la télévision elle-même. Plus que jamais, il apparaît que la RTF, placée sous la tutelle directe de l’Etat et payée par lui, est une espèce de fief livré aux lobbies et incontrôlé.» On comprend que son autoritarisme réactionnaire s’exacerbe. N’est-il pas après tout le grand spécialiste des ablations idéologiques sous anesthésie fluidique? Sa colère est celle d’un chef de service qui, après avoir pratiqué avec succès l’ablation de Vichy, se trouve brusquement confronté à une méthode concurrente qui, si elle se développait, 474 risquerait de lui dérober sa clientèle! La télé doit servir ce qui est « qualifié, officiel, national », non le contrecarrer. Le 18 février 1963, il révèle sa théorie de la poudre aux yeux, celle qu’il pratique depuis le 18 juin 1940, en dénonçant ce qui s’y oppose. «L’information est attachée au pittoresque: l’anecdote est préférée à l’exposé de la réalité; au pessimisme: la catastrophe, le massacre, le crime sont préférés à ce qui marche bien; à l’individualisme: le cas isolé, surtout s’il est malveillant et désobligeant, l’intérêt particulier, surtout s’il est virulent, sont préférés à l’intérêt général et à l’attitude du plus grand nombre; à l’opposition: tout ce qui est contre l’ordre établi et l’action des pouvoirs publics français, que ce soit au-dedans ou audehors, est préféré à ce qui est qualifié, officiel, et national.» En septembre 1963, il ne dissimule plus son cynisme réactionnaire. «Tant que le nettoyage réel de tout le personnel de la RTF n’aura pas été fait il y a d’ailleurs cinq fois trop de monde - cet instrument magnifique de soutien de l’esprit public restera un moyen de l’empoisonner.» Pour faire prévaloir «l’exposé de la réalité» sur le «pittoresque de l’anecdote», de Gaulle emploie les petits moyens. En janvier 1964, simple exemple parmi mille autres, Couve de Murville, ministre des Affaires Etrangères, fait interdire de diffusion un reportage de Michel Honorin sur l’appartheid en Afrique du Sud. A la lumière artificielle du tube cathodique, le gaullinisme apparaît sous son vrai jour blafard, celui des «faux luisants qui n’attirent », écrit Bossuet, « que des regards curieux et des acclamations inutiles». 475 CHAPITRE XIX Un renard à l’aurore Aujourd’hui, Shakespeare, et demain je pars. La standardiste de l’hôtel Mildendo me tend un papier déposé dans mon casier. C’est une invitation à une conférence sur Balzac à l’ambassade de France, suivie d’un dîner. Elle est signée de Monsieur Sud. J’hésite à répondre. Pas trop envie de croiser des Français: il sera bien assez tôt pour me réhabituer à eux demain, en débarquant à la Gare du Nord. Mais je ne veux pas non plus désobliger Monsieur Sud qui est - comme moi! un adorable Français. Et puis la conférence sera faite par des critiques anglais du Times Litterary Supplement. Bonne occasion de voir ce que les intellos d’ici ont sous le capot. Je téléphone à l’ambassade de France pour indiquer que je serai au rendez-vous. Je quitte South Kensington à dix heures trente du matin, j’arrive au Globe à onze heures. Julius Caesar n’a lieu qu’à quatorze heures, j’ai tout mon temps, il fait si beau au bord de la Tamise. Je m’installe à la terrasse extérieure du Founders Arms, un des pubs qui bordent l’eau, juste à côté du théâtre. Je me commande un verre de vin blanc français, Jalousie 1998. Son nom complet, sur la carte, est «Vin de Pays des Côtes de Gascogne». Il est décrit comme «dry, fragrant, lively French country wine, full of zest and flavour». Je lève devant mes yeux mon verre à la belle couleur jaune paille, je regarde à travers l’autre rive du fleuve, je vois le dôme payant de Saint-Paul, les grues de construction - il y en a même une sur un radeau en plein milieu de l’eau -, les très laids immeubles modernes... et à travers cette jalousie de verre et de vin, ce filtre qui adoucit et enlumine tout, c’est comme si le soleil de Paris venait généreusement diffuser sa clarté printannière sur Londres. Répondant à l’appel, le soleil londonien sort d’un coup de sa coulisse de nuages, réchauffant le vent, caressant la Tamise, distribuant ses coups d’épingles tièdes aux touristes. J’avale une longue gorgée de Jalousie en portant mentalement un toast à la santé de 476 tous les jaloux de la terre. A commencer par Voltaire. Un anonyme dégénéré écrivit à Louise Michel une lettre effarante, à l’époque où elle vivait à Londres: «Je voudrais vous voir attachée à un poteau et vous faire souffrir, mais j’espère bien qu’on vous fera pire que la torture car cela m’est odieux de vous entendre dire que tout le monde peut être heureux.» La jalousie est rarement à ce point dénudée, sans masque, sans prétexte ni fauxsemblant. Je vous hais parce que j’abomine la générosité de votre bonheur. Tel est ce que Voltaire a dû éprouver pour Shakespeare. Lorsqu’il le découvre, à Londres, en 1726, il est d’emblée conquis. Il voit Hamlet, Othello, Jules César... Il décide de le traduire, il s’y prend très mal d’abord. Dans ses Lettres philosophiques il rend l’étincelant «To be» de Hamlet par un pompeux: «Demeure; il faut choisir, et passer à l’instant De la vie à la mort, ou de l’être au néant...» Et Voltaire se vante d’être si peu shakespearien. Les traductions littérales, prétendil, «énervent les sens». Bel aveu! Shakespeare, en effet, énerve littéralement Voltaire dont le théâtre, on le sait, est pitoyable. Comme à chaque fois qu’un conflit surgit entre deux écritures, c’est à même la pulpe du verbe que la guerre éclate. Ainsi Voltaire, qui écrit en 1735 le nom «Shakespeare» sans faute, le déforme trente ans plus tard: «Shakespear», sans e! Autant dire, pour un cerveau français gavé de prosodie classique, sans la rime féminine. Shakespeare est trop féminin, trop voluptueux, trop charnel, trop juif pour le sec et survolté Voltaire. Dans les hoquets de rage de sa correspondance, il lui faut circoncire Shakespeare de son e pour mieux pouvoir le haïr. Qu’il le haïsse ou l’admire, Voltaire n’y comprend rien. En 1735, il l’appelle «le Corneille de Londres», comparaison stupide tant le théâtre de Shakespeare non seulement diffère foncièrement de celui de Corneille, mais surtout lui est supérieur en richesse verbale et en finesse psychologique. L’admiration de Voltaire est typiquement française, c’est une passion de rabat-joie. Il écrit à Cideville le 3 novembre 1735, en lui envoyant un bout de traduction de Jules 477 César: «C’est Shakespeare, le Corneille de Londres, grand fou, d’ailleurs et ressemblant plus souvent à Gilles qu’à Corneille.» Grand fou? Gilles? soit un sot, un naïf, un niais? Voltaire ne peut s’empêcher de rouler son enthousiasme dans la saumure. Comme si dans l’éloge de Weever qui nommait Shakespeare «honie tong’d», on entendait langue honnie en même temps que langue de miel. Ce n’est pas grave. Voltaire a sorti un tel amas d’âneries concernant la Bible, Pascal, les Juifs, la Fronde, Retz, ou Shakespeare..., qu’il donne ironiquement raison à de Gaulle qui lui comparait Sartre, cet autre grand erroné compulsif. Et comme fera de Gaulle, Voltaire joue l’Europe contre l’Angleterre, puisque c’est dans son risible Appel à toutes les nations de l’Europe, en 1760, qu’il attaque le plus violemment et stupidement l’auteur de Hamlet, dont il a pourtant plusieurs fois plagié la scène du spectre dans ses propres insipides piècettes. En 1776, quand Le Tourneur publie sa traduction et ses éloges, Voltaire se déchaîne. Il parle à d’Alembert de sa «déclaration de guerre à l’Angleterre». «Shakespear n’était qu’un vilain singe...» «Cet ivrogne de Shakespear...» «J’ai traduit Shakespear vers pour vers; je peux vous assurer que c’est l’extravagance la plus grossière qu’on puisse lire...» (A Capacelli, en 1762) «Les échafauds et les bordels anglais l’emportent sur le théâtre de Racine et sur les belles scènes de Corneille....» «Pour comble de calamité et d’horreur, c’est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespear, c’est moi qui le premier montrai aux Français quelque perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier...» Va donc, eh Voltaire! valétudinaire de la vérité, pauvre valet révolté qui croit pouvoir rivaliser avec le plus valeureux des divins volubiles! Voilà une perle que t’envoie Shakespeare pour que tu la dissolves dans l’énorme fumisterie de ton vinaigre: «I’ll know his humour when he knows his time. What should the wars do with these jiggings fools?» Je considèrerai son humeur quand il connaîtra ton temps. Les guerres n’ont que 478 faire des rigolos rimailleurs... Le Globe se remplit lentement. Les spectateurs se promènent devant la scène comme dans un jardin. Ils sont habillés comme dans la rue, les jeunes sont en basket et tee-shirt, les touristes trimballent leurs en sac à dos, certains ont même à manger et à boire. Aucune tension, aucune solennité. Les galeries se remplissent lentement comme un sablier. Même le ciel de Londres est serein. Le soleil sourit directement sur la scène et sur le parterre aéré comme un patio. Des professeurs ont amené leurs classes qui se dispersent calmement dans le théâtre par petits groupes. Je m’assieds à ma place, deux Japonaises s’installent à ma droite, elles ouvrent leur exemplaire en japonais et se préparent à suivre. Un couple d’Anglais sur ma gauche prépare leurs versions originales. Bientôt le parterre est plein, les galeries aussi, plusieurs femmes portant un tablier bordeaux aux armes du Globe font sonner une petite clochette, les derniers spectateurs entrent dans l’arène... L’esprit peut commencer à souffler. «Hence, home, you idle creatures, get you home!» C’est extraordinaire. Jamais je n’ai vu des acteurs aussi naturellement bons. Ils ne jouent pas, ils sont. Shakespeare a fait tout le boulot, ils n’ont qu’à se laisser canoter sur la langue. Je ne comprends pas tout, ils parlent vite, et bien, mais ma lecture en bilingue est assez fraîche pour que je puisse suivre. Les costumes, comme le décor et les ustensiles, sont très simples. Les mots enluminent tout. «They vanish tongue-tied in their guiltiness.» «‘Tis true, this god did shake.» «Age, thou art shamed!»... Aucune emphase, pas besoin d’en faire trop, tout ici est simple et beau. Les acteurs parlent en Shakespeare comme les apôtres parlaient en langues. Les phrases tournoient en auréoles détachées au-dessus des comédiens qui jouent plusieurs rôles sans la moindre incohérence. Brutus est joué par un acteur noir avec la même évidence que si un 479 acteur blanc jouait Othello. Orson Welles a fait une grave erreur en se grimant au cirage - sans parler des impardonnables coupures dans le texte qui prouvent comme le cinéma, avec ses petits tracas dérisoires de budget gigantesque , est indigne de la littérature. Chez Shakespeare, ce sont les mots qui ont des couleurs, et il y a assez de rayons de soleil dans cette langue pour hâler les peaux les plus pâles. Au Globe, tout est respecté: les costumes, la musique, les accessoires. Aucune vraie femme, bien sûr, mais les rôles sont si bien tenus que je mets un certain temps à reconnaître l’homme qui joue Metellus lorsqu’il revient sous les traits de Portia. Tout est à la fois logique et vivant. Puisque, du temps de Shakespeare, les acteurs qui jouaient les Plébéiens au milieu des spectateurs debout étaient habillés comme le public d’alors, ceux d’aujourd’hui sont en tee-shirt, en jean et en Nike, comme le public contemporain. Les spectateurs sont aussi étonnants que les acteurs. Leur grand homme leur appartient, ils sont en parfaite sympathie avec son œuvre, ils la respectent avec une décontraction, un rire, un amour qui contrastent violemment avec la raideur névrotique du public français écoutant religieusement son Racine, aussi pincé que s’il subissait une piqûre. Comme écrit Chateaubriand, «l’Angleterre est toute Shakespeare». Son public varié, vivace, enjoué, a traversé les siècles avec lui. Quand on connaît tous les petits tics snobissimes du public intellophile de France, mécaniquement cultivé, perroquettant ses mots d’ordre ineptes picorés dans les pages culturelles des magazines, on se dit qu’aucun écrivain n’est aussi bien traité en France que Shakespeare en Angleterre. Aucun n’est et n’a jamais été aussi vécu. A Paris, les plus fanatiques partisans de Baudelaire sont toujours effroyablement indignes de Baudelaire, ils lui feraient honte par leur bêtise avariée. Baudelaire ricanerait - d’ailleurs, il ricane -, s’il savait qu’Australopiquec ou tel professeur de lettres prétendent l’aduler. Si on n’est pas baudelairien dans la vie même, ça ne sert à rien de réciter Baudelaire par cœur. Il faut que le sang vienne et roule dans ce cœur-là. Le théâtre à ciel ouvert fait beaucoup, sans doute, pour attiser la complicité du 480 public avec son génie. De grands coups résonnent dehors depuis la grue de construction placée sur le fleuve, au moment précis où Portia dit: « Hark, boy, what noise is that? » Tout le monde rit de la coïncidence, mais ça n’a rien d’un rire moqueur. C’est un rire heureux, un rire qui a confiance en soi, un rire qui sait que l’ouvrier dehors aime Shakespeare, lui aussi. C’est comme si Shakespeare en personne rigolait depuis le ciel ouvert. Ça y est, ils l’ont tué, le dadais Julius. Ils se lavent les mains dans le sang de leur victime. «How many ages hence shall this our lofty scene be acted over, in states unborn and accents yet unknown!» Je ne peux pas m’empêcher de penser au dadais Dindon. La mythomanie dans laquelle patauge la France aujourd’hui est aussi historiquement incongrue que si César ressuscitait pour jouer lui-même son propre rôle de spectre blême se vengeant des conjurés. Tout est si faux en France, l’histoire comme le théâtre. Tout est aussi artificiel que leur manière d’interpréter Henri V à Avignon. Ça ne coule pas de source, c’est saccadé, surjoué, le texte magnifique est brisé en mille morceaux par cette diction aux hésitations infinitésimales: on les entend se souvenir de leurs tirades. What should the wars do with these jiggings fools? Un jour, à Paris, je fus invité à participer à un débat avec des théâtreux. Le thème, c’était Job et Antigone. Je fus sidéré par leur bêtise. Il y avait là un universitaire spécialisé dans la Bible, un journaliste - amant de l’organisatrice du débat, deux célèbres acteurs de théâtre, David Jaguiche et Maurice Nouvoilà, et moi, le seul manifestement à avoir un peu répété mon texte. L’universitaire commença par s’étendre longuement et ennuyeusement sur la différence entre l’agora et le Temple de Jérusalem. Quel rapport avec Job et Antigone! Le journaliste, qui n’avait rien à dire, eu la candeur de l’avouer. «Je n’ai rien préparé, je vais vous dire ce que j’ai à l’esprit...» Comme il n’avait pas davantage à l’esprit qu’il n’avait préparé, il fut évidemment d’une incompétence cauchemardesque: 481 «La Cène, qui se trouve à la fin de l’Evangile...» Le comédien Jaguiche commença par comparer platement le théâtre à un match de foot, ardemment soutenu dans sa mauvaise métaphore galvaudée par son ami le comédien Nouvoilà. «Le foot est un spectacle religieux au même titre que le théâtre dans la Grèce antique... Rivaldo, c’est Euripide! » Après quarante-cinq minutes de vide, j’attendais toujours que quelqu’un prononce les mots «Job» et «Antigone» - sans parler de tenter d’inventer un rapport. Le public ravi, si flatté d’avoir des comédiens si célèbres en face de lui, avait oublié pourquoi il prétendait être venu. Pourtant des dizaines d’affiches et de tracts répercutaient le sujet du débat: «La notion de Destin dans Job et Antigone». N’était-il pas temps que j’intervienne? - Quand j’entends le mot théâtre, je sors toujours mon Antonin Artaud. Vous connaissez tous, j’en suis sûr, la définition que le génial Artaud donne du théâtre. «Le théâtre c’est-à-dire la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l’actualité.» Je vais par conséquent faire un peu de théâtre, c’est-à-dire essayer d’échapper à la nullité spectaculaire. Les autres invités se trémoussent sur leurs chaises. Ils ne sont pas bien sûrs d’avoir compris. Ils se demandent si je ne serais pas en train de parler d’eux. Gênés par le mot «génie», Jaguiche et Nouvoilà se jettent immédiatement sur la perche que je leur ai tendue. - Mais Artaud était un très mauvais acteur! grommèle Nouvoilà. - Artaud, ce n’est pas un acteur, c’est l’homme du cri! ajoute Jaguiche. - Artaud n’est pas l’homme du cri, dis-je de mon ton sans réplique, mais l’écrivain de la pensée, et c’est bien pour cela qu’il était un si merveilleux acteur. Les deux vedettes, habituées à plus de respect extasié devant leur incommensurable fadeur, sont abasourdies qu’un jeune inconnu ose les contredire sur leur propre terrain. Je profite de leur stupéfaction pour aller gambader sur mon terrain à moi. Ils n’auront qu’à me suivre, si le cœur leur en dit. Mais ces Rodrigue ont-ils seulement un cœur? - Comme vous le savez, le mot kessouphim, «hommes précieux», dans le 482 Deutéronome, provient de psiphsim, du grec psêphos qui désigne une pierre taillée et polie. Autant dire que, du grec à l’hébreu, le sage est celui dont le savoir possède de multiples facettes. C’est d’autant plus intéressant que le Zohar, démolissant tous les lieux-communs sur l’opposition du paganisme et du monothéisme, prétend que les Grecs sont «proches d’Israël sous le rapport de l’UN». Il faudrait longuement commenter ce que peut bien entendre la pensée juive dans cette proximité et ce rapport, sans parler de la notion complexe de «UN», qu’on n’épuiserait pas en une cinquantaine de débats comme celui de ce soir. Rassurez-vous, je vais me contenter de caresser la chose en disant que cette unicité mystique de la multiplicité de la sagesse s’oppose directement, faut-il le préciser, à la définition qu’Antigone fait de la tyrannie, lorsqu’elle dit à Créon: «La tyrannie a cette chance entre autres de faire et de dire ce qu’elle veut.» Ce qu’on explique habituellement comme la dénonciation impuissante d’un arbitraire absolu. Mais ce qui peut se comprendre également - c’est mon interprétation à moi - comme l’affirmation d’une autonomie encore plus absolue et intraitable de la pensée face à la tyrannie qui voudrait l’enterrer vivante. Enterrer vivant signifie davantage que tuer, bien sûr. Tuer la pensée est inopérant. Autant prétendre en finir avec la beauté en piétinant une fleur. Tuer la pensée est politiquement inefficace puisque le penser - c’està-dire la possibilité fragile et inaltérable de penser -, renaît avec chaque nouvel être humain, aussi immarcescible que la résurrection d’une fleur de printemps en printemps. Si vous préferez une autre image, le penser resurgit aussi aisément que les richesses et les enfants de Job refleurissent après leur annihilation dans les derniers verset du dernier chapitre de son histoire. La tyrannie, donc, envisage, plutôt que de tuer la pensée, d’empêcher la transmission de la pensée en murant la possibilité même du penser. Or, si Antigone, dans sa phrase, fait précéder le dire par le faire, ce n’est pas un hasard. Cela signifie que la tyrannie ne sait ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle dit: elle veut. Elle est une pure volonté de nuisance tournée contre le penser. Il s’agit ici d’une tyrannie idéale, bien entendu. Les tyrannies historiques n’ont jamais été assez sophistiquées pour faire la différence entre la pensée et le penser, ni par conséquent pour trouver le moyen d’annihiler défintivement l’une et l’autre. Seule, peut-être, l’étrange et translucide tyrannie contemporaine sous le joug divertissant de laquelle nous vivons, réussira-t-elle, 483 bientôt, là où toutes les précédentes ont échoué: je veux dire en manipulant, comme elle fait déjà couramment, le processus naturel de la procréation, soit la source même du penser. Je ne vous ferai pas l’injure, à ce propos, de vous rappeler les vers comiques de Mallarmé sur la conception du génie: «Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête, ces deux êtres se sont accouplés en dormant, ô Shakespeare et toi, Dante, il peut naître un poëte!». Faire féconder à la lumière d’un laboratoire un ovule par un spermatozoïde, puis congeler l’embryon ainsi procréé pour le réimplanter plus tard dans une matrice humaine, si ce n’est pas très exactement un enterrement vivant, je veux bien être pendu comme Antigone elle-même. Je disais donc que la pensée est d’une autonomie absolue face à la tyrannie classique. Car si le personnage «Antigone» se laisse mettre au tombeau et se suicide, la pensée Antigone, elle, c’est-à-dire la substance même du texte de Sophocle, a survécu à toutes les tyrannies pour parvenir, aussi indomptable qu’aux premiers siècles, jusqu’à nous. Dans ses Remarques sur les traductions de Sophocle, le GENIAL Hölderlin (je hausse la voix, Jaguiche et Nouvoilà baissent les yeux) écrit: «Sophocle est dans le vrai. Tel est le partage de son temps et la forme de sa patrie.» L’espace-temps de la vérité n’est pas celui des empires tyranniques d’autrefois, ni de la société du spectacle aujourd’hui. Sophocle, dit encore Hölderlin, a cette supériorité sur Eschyle et Euripide de représenter «l’entendement de l’homme dans sa marche sous l’impensable». L’impensable sous lequel marche l’homme comme sous une ombrelle pour se protéger des coups de la tyrannie, c’est probablement le Dieu de la Création. Autant dire celui qui, dans la Genèse, je ne vous apprends rien, dit avant de faire, se distingant de la sorte de toute tyrannie. Quant à ce qu’il veut, c’est une autre histoire. Je dis que l’impensable c’est Dieu, en songeant à une autre phrase de Hölderlin, qui se permet - démonstration parfaite de l’autonomie de la pensée -, de réécrire un passage d’Antigone. Il s’agit du reproche de Hémon à Créon: «Tu foules aux pieds l’honneur des dieux», que Hölderlin change en: «Tu ne tiens pas sacré le nom de Dieu», avant de se justifier ainsi: «Il fallait bien changer ici la formule sacrée, car, en plein centre, elle est lourde de sens dans son sérieux et comme parole qui se suffit, au contact de laquelle tout le reste s’objective et se transfigure.» S’il est une parole lourde de sens, qui se suffit dans son sérieux, et au contact de laquelle tout s’objective et se transfigure, c’est bien la 484 réponse de Dieu à Job, dans le Talmud, lorsque Job imagine que, peut-être, Dieu, distrait par la tempête qu’il provoque, l’accable par erreur, le vent ayant inversé les lettres de son nom, faisant confondre à Dieu «Job», yov en hébreu, avec oyev, «ennemi». Job en effet dit: «Lui qui m’assaille par une tempête, qui multiplie sans raison mes blessures». Le Talmud prétend que Job blasphème en parlant de tempête qui aurait, disons, étourdi Dieu, et que Dieu, du coup, qui sait parfaitement ce qu’il dit, fait et veut, lui répond «du milieu de la tempête». En effet, continue le Talmud, Dieu, dont la parole est lourde de sens et se suffit dans son sérieux, répond au jeu de mots de Job par un autre jeu de mots qu’objective la tempête: «J’ai créé une grande quantité de cheveux sur la tête de l’homme», dit Dieu (jouant sur les mots Sa’ara, «cheveu», et Se’ara, «tempête»), « et à la racine de chaque cheveu j’ai créé un follicule, afin qu’il n’y ait jamais deux cheveux nourris par le même follicule; car si cela se produisait, les yeux humains seraient privés de lumière. Je n’ai pas confondu un follicule avec un autre: pourrais-je confondre Job avec Ojeb?» Je concluerai donc, Mesdames Messieurs, en disant que ce rapprochement entre Job et Antigone par l’intermédiaire du GENIAL Hölderlin, nous donne lieu d’espérer que le penser saura résister à la société du spectacle, cette tyrannie du regard qui organise d’autant plus efficacement la confusion des temps qu’elle parvient à priver les yeux humains de lumière. Mais, comme le dit le roi Salomon: «Le sage a les yeux dans sa tête», et la tyrannie du spectacle, par conséquent, encore un tout petit peu de souci à se faire. Voilà, j’espère avoir contribué dans ma modeste mesure à vous montrer que les Grecs et Israël, comme l’affirme la mystique juive, sont proches sous le rapport de l’UN. La salle reste silencieuse, saisie de la même stupéfaction que si j’avais proféré pendant vingt minutes une litanie d’injures obscènes. Le journaliste en profite pour reprendre la parole, commençant par dire qu’il me trouve obscur... Le reste de sa phrase se noie sous la tempête de ricanements sarcastiques qui déferle dans ma tête, où se trouvent mes yeux. Le «débat» terminé, le public et les participants se retrouvèrent autour d’un cocktail. Les autres débatteurs se tenaient à la même distance de moi que si j’avais la 485 lèpre. Je sortis de ma poche mon petit carnet Clairefontaine et j’écrivis: «Comparer la pensée à la lèpre: Moïse et le buisson ardent.» Une jeune femme, une coupe de champagne à la main, s’approcha de moi. - Bonjour, dit-elle. - Bonjour, dis-je en rangeant mon carnet, comment allez-vous? - Bien, merci, dit-elle étonnée. On ne se connaît pas, enfin moi je vous connais mais vous vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Rachel Blum. J’ai adoré ce que vous avez dit, mais je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. Vous devriez vous mettre davantage au niveau de votre public. - Je débute, vous savez, dis-je en souriant. Je ferai mieux la prochaine fois. Je me mettrai tellement au niveau du public que je ronflerai sitôt monté sur l’estrade. - Hi hi hi! Figurez-vous que je voulais faire un article sur votre livre, pour L’Arche, le mensuel juif. - Quel livre était-ce? - Votre livre sur Heidegger... - Sur Heidegger! dis-je en éclatant de rire. - Oui, je ne me souviens plus du titre. Ils m’ont dit: «Oh non, pas sur Heidegger...» Alors du coup, je n’ai pas lu votre livre. - En effet, dis-je, sinon vous auriez su que je n’ai jamais écrit de livre sur Heidegger, mais seulement un roman dont c’est le nom du héros... - Ah bon? - Ça n’a aucune importance, dis-je en souriant. Je ne suis pas très apprécié à L’Arche, de toutes façons, ça fait dix ans qu’ils me boycottent. - Mais pourquoi? - Sans doute parce que je suis un drôle d’animal, dis-je en m’approchant de son visage comme si j’allais l’embrasser. Je n’entre dans aucune arche, vu que je n’ai pas mon pareil... On va penser que je suis de parti-pris, mais je n’y suis pour rien si les intellectuels anglais sont moins vaniteux et suffisants que les français. Quelle cordialité réciproque à 486 l’ambassade, dans le grand salon sombre où cinq spécialistes britanniques de Balzac discutent, en anglais, de La Comédie humaine. Je suis arrivé en retard après m’être douché, rasé, changé, et avoir préparé ma valise à l’hôtel Mildendo. Je me suis installé au fond de la salle, je les écoute disserter sur Balzac comme à la lumière d’une bougie. Ils échangent leus murmures dans cet irrésistible accent champêtre et sophistiqué des Anglais, s’écoutent parler les uns les autres avec attention, bienveillance, ne s’interrompent jamais. Lorsque l’un veut contredire l’autre, il commence par proférer poliment: «Je ne dirais pas ça...» Quelle aimable galaxie est-ce donc? A combien d’années-lumières somme-nous du venin des débats parisiens? Sur le fond, il faut l’avouer, les thèses sont aussi superficielles et dérisoires qu’elles le seraient à Paris. «Balzac, qui a tant écrit sur l’argent, était lui-même un déplorable gestionnaire...», etc. Ça sent son amateurisme journalistico-universitaire. Je ne suis pas spécialiste de Balzac («Balzac, combien de divisions?» demande Stalinopiquec? «Quinze volumes en Naïade!» répond Outrecuidanski), mais je sais distinguer un cliché d’une trouvaille à propos de n’importe quel génie. Monsieur Sud me présente ensuite aux journalistes lors du cocktail qui précède le dîner, dans le salon de réception de l’ambassade. - Voici Monsieur Zagdanski. Il vient de Paris, il est écrivain, il est publié aux éditions Calamar, et ses romans et ses essais sont... comment les qualifierons-nous, Stéphane? dit-il en me faisant un cordial clin d’oeil. Splendides? originaux? brillants? drôles? - «Surprenants» suffira, dis-je un peu gêné par toute cette pub. - Et il est parmi nous car il prépare un roman sur Londres! - Vraiment! fait une grosse femme charmante. Il faut que vous veniez à mon émission sur la BBC. Vous parlez anglais? - J’essaye, dis-je. - Ce serait merveilleux de vous interviewer sur votre vision de Londres. - Ce serait avec joie, mais hélas je repars demain matin à Paris. - Quel dommage! Promettez-moi de me faire signe dès que vous reviendrez à 487 Londres. - C’est promis, dis-je renversé par tant de gentillesse. La soirée se passe ainsi lentement sur un nuage de courtoisie. - Vous aimez Balzac? me demande un critique du Times assis à côté de moi tout en dévorant goulûment son assiette comme si, atteint d’une maladie isolationniste, c’était la dernière fois de sa vie qu’il avait la permission de goûter à la cuisine française. - Je ne l’ai pas encore lu, dis-je, mais je l’aime déjà beaucoup. Proust m’a inoculé un a priori très favorable, dans ce petit texte que vous connaissez sûrement, consacré à la cohérence miraculeuse de la Comédie sous la prolifération apparente des personnages. - Je le connais, dit-il, en portant à sa bouche une gargantuesque bouchée de viande de veau. C’est un très beau texte. Il faut que nous nous revoyons, je vous présenterai à des amis anglais qui seraient ravis de parler de Proust. - Ce serait avec plaisir, dis-je, mais je repars demain. - Vous ne pouvez pas retarder votre départ? - Je crains que non. Je suis attendu par ma fiancée brésilienne, qui d’ailleurs adore Balzac. Elle est en train de tout dévorer, elle a déjà englouti cinq volumes de la Naïade. Je pense qu’elle doit être impatiente de m’en parler. - Vous avez de la chance, dit-il après avoir désintégré entre ses dents une pomme de terre rissolée et ruisselante de sauce aux cèpes. Balzac et le Brésil! - Je sais, dis-je. C’est un beau mélange. J’ai beaucoup bu à cette réception de l’ambassade. Je me réveille à quatre heures du matin en transpirant, comme si la rosée de la nuit s’était déposée dans ma chambre. J’ai un léger mal de crâne, une délicate couronne de très bénignes épines. Je me douche, je m’habille, je me verse un sachet d’aspirine dans un verre que j’avale en une seule gorgée. Je ramasse mes affaires, ma valise, les sacs en plastiques qui contiennent les catalogues de la National Gallery et du British Museum et deux posters, un pour moi (Shakespeare, en couverture de l’in-folio de 1623), un pour Sandra (la Toilette de Vénus de Velasquez). Il est cinq heures du matin lorsque je quitte l’hôtel Mildendo. La nuit s’évanouit 488 paisiblement tandis que je marche en traînant ma valise à roulettes sur Brompton Road jusqu’à Hyde Park Corner. Arrivé devant Hyde Park, je m’arrête pour me reposer. Je m’assieds sur un banc, je fouille mes poches mécaniquement pour vérifier que je n’ai rien oublié. Ce ne serait pas grave, j’ai largement le temps de faire un saut en taxi à l’hôtel. Non, ça va. Clés, billet de train, papiers d’identité, il me reste même une carte téléphonique BT dans mon portemonnaie. J’entre avec ma valise et mes sacs dans une cabine rouge, je téléphone chez moi pour interroger une dernière fois mon répondeur depuis Londres. J’écoute mon message d’accueil, la voix de Hemingway: «J’ai parlé trop longtemps pour un écrivain; un écrivain devrait écrire ce qu’il a à dire, non le parler». Puis j’entends la voix enjouée de Sandra: «biiiip. Je suis allée au cinéma avec Rosie, voir Vénus Beauté. Je t’appelle quand je rentrerai. Je suis restée à la maison, je me sens beaucoup mieux. Et du coup je me suis branlée, je pense que j’ai joui onze ou douze fois, si j’ai bien mes comptes. C’est pas mal, hein? C’est pas mon record mais c’est pas mal (elle rit). I am very horny! (elle rerit). Je pense que tu ne pourrais pas battre mon record, mais c’est pas grave. Tu sais les femmes ont parfois des avantages que les mecs n’ont pas... Elles n’ont pas beaucoup d’avantages, mais ça c’en est un. Voilà. Donc, si on dort ensemble peut-être que la journée sera encore presque record mondial. Je t’embrasse. Ciao meu amor. biiip» Le message date d’hier en fin d’après-midi. Elle a cru que je rentrais un jour plus tôt. Il nous faudra attendre encore un peu pour battre ce record, mon cœur. Je sors de la cabine en souriant. La lumière rose pâle est déjà en train de tout repeindre. Je me rassieds sur le banc, ma valise et mes sacs près de moi, je m’allume un cigarillo. J’entends un bruissement derrière le banc, je me retourne, quelque chose bouge, avance un peu, s’arrête, c’est sur le trottoir, près de la grille du parc, je le vois mal dans l’obscurité encore agonisante, ça y est, je le vois, incroyable!... C’est un renard, un vrai renard. Impossible de confondre: les oreilles pointues avec leur petit chapeau noir, la longue queue touffue, les reflets orangés, les pattes grêles, noires aussi, le museau en pointe, les babines blanches comme de la neige. Il me regarde 489 tranquillement, de biais, pour voir ce que je vais faire. Il est à peine à trois mètres de moi, je ne bouge pas, on se contemple, il n’a pas l’air trop apeuré mais il se méfie. Il est assez gros, comme un chien moyen, ça doit être un mâle, il est bien plus grand qu’Obéron en tout cas. Je siffle pour essayer de le faire venir, pfuuuuu pfuuuuuu, deux fois, comme lorsque mon père nous appelait dans la rue, pfuuuuu pfuuuuuu. Il me regarde, je lui parle, «viens mon bonhomme, n’ai pas peur», il avance de deux pas vers le parc, il me regarde une dernière fois, pfuuuuu pfuuuuuu, non, il n’a pas envie, il repart lentement vers le parc, comme un feu en mouvement. Ça va, me dis-je. C’est quand même un bel au revoir. 490 CHAPITRE XX Tours de table Encore la Closerie! Encore un cocktail! Cette vie ridicule n’a donc pas de fin? Tout le Milieu est réuni pour fêter la sortie du dernier livre de Hubble. Sweetie est déjà là quand j’arrive, Marco aussi avec sa nouvelle fiancée Daphné, à laquelle il reste collé comme un siamois. Il y a la presse, la télé, les jeunes écrivains qu’Hubble publie aujourd’hui, les moins jeunes qu’il a publiés autrefois. Deux anciens de Qué Tal discutent près du piano, Revêche lui-même passe en coup de vent, Durruti est assis à une table. Il y a même ce critique littéraire influent qui détestait encore ouvertement Hubble la semaine dernière. «Pierre n’est pas arrivé?» demande le précieux ridicule autour de lui en rejoignant le bar. Hubble est coutumier de ces miracles mineurs. Il a invité son censeur à déjeuner, l’a charmé par sa culture, son sérieux, sa gaieté, lui a commandé un texte pour sa revue... le tour de passe-passe était joué et l’abruti retourné comme une crêpe. C’est le côté zen de Hubble: ces gens sont si insignifiants, après tout, pourquoi s’attacher à ce qu’ils pensent? Ils le détestent? C’est qu’ils souffrent beaucoup. Ils l’adorent? C’est qu’ils aimeraient qu’il soit à leur place afin d’être eux-mêmes adorés par lui. B.a.ba freudoïde. Leur haine et leur admiration sont aussi vaines que leurs discours. Il suffit juste de savoir supporter une bonne dose d’ennui. Voilà Hubble, justement. Il franchit la porte-tambour de la Closerie comme s’il montait sur un ring, véloce et décidé. Une caméra se braque sur lui, il n’y prête aucune attention, embrasse une femme à droite, un homme à gauche, des flashs crépitent. Il traverse au ralenti un banc d’admirateurs, serre des mains, embrasse des joues, arrive jusqu’au coin du bar où je suis, se commande une coupe de champagne, m’aperçoit en se retournant, m’embrasse sur les deux joues, repart vers le piano. Hubble est marrant. L’un des hommes les plus positivement charmants que je connaisse. J’ai reçu son dernier livre, son journal intime, il y a une semaine. Des «passages épatants un peu partout», comme il aime dire, d’autres plus bâclés, et certaines 491 bourdes carrément incompréhensibles, notamment sur de Gaulle. Il m’y égratigne un peu aussi, parmi d’autres, ce qui ne m’a pas empêché de lui écrire un mot de félicitations comme je fais toujours. Il s’en fout parfaitement et il a raison, comme j’ai raison de lui écrire après chacun des livres qu’il m’envoie. Je suis mon cap: la littérature est sans calcul, elle passe au-dessus des écumes humaines, comme un nuage, en silence. N’empêche que le jour où on trouvera quelqu’un d’aussi fair-play que moi, c’est que j’aurai été cloné! Les caméras se pressent vers la porte-tambour, les flashs se déchaînent, quelque chose est en train d’arriver: c’est le Premier Ministre et sa femme, la philosophe, qui viennent saluer Hubble. Hubble serre la main du Premier et embrasse la philosophe sur les deux joues. Ça aussi c’est son côté zen. Je repense à un documentaire stupéfiant, diffusé à la télévision il y a quelques mois, consacré au fonctionnement de l’Hôtel Matignon. Adepte de la transparence, le Premier Ministre faisait visiter son cabinet à l’équipe de télévision. «Ce n’est pas mon genre d’avoir une photo de ma femme et de mes enfants sur mon bureau», leur disait-il. En effet, sa seule photo personnelle, soigneusement encadrée, le représentait avec Mitterrand, lors d’un fou-rire probablement puisque Jospin, telle une gloussante groupie, enfouissait amoureusement son visage dans le cou ridé du vieux francisqué. C’était une photographie saisissante, édifiante, résumant à merveille ce merveilleux siècle finissant. L’homme aujourd’hui le plus puissant de France travaille - c’est-à-dire prend chaque jour une rafale de décisions qui engagent la vie privée de millions de personnes -, en ayant constamment sous les yeux l’image de sa propre allégeance aveugle à son maître mort, François Mitterrand, le plus vorace des politiciens ambitieux de ces cinquante dernières années. Sa grimace de carnassier névrosé illustrait en l’occurrence splendidement une longue carrière de dissimulations et d’ambitions. Il est venu dire bonjour à son ami Hubble, le Premier Ministre. C’est logique, il aime bien la littérature. Je me souviens d’un autre passage hilarant du documentaire. Le Premier mettait la dernière touche à un discours que lui avait concocté son conseiller 492 (image des dictionnaires entassés sur le bureau du nègre). C’était un discours au CRIF, l’organisation représentative de la communauté juive de France. Le Premier voulait revoir un passage consacré à «Vichy-la France»: «Je ne suis pas convaincu des formules...», disait-il, très concentré. «“Que quand”, c’est pas très joli... “seulement quand”». Il corrigeait au stylo, puis s’exclamait, très fier de sa trouvaille: «Les écrits restent!» Son nègre-conseiller expliquait solennellement au journaliste: «Il tient à maîtriser son discours et son écriture.» Hubble et le Premier sont en train de discuter avec l’éditeur du journal intime de Hubble près du grand aquarium. Ce n’est pas Calamar, chez qui Hubble publie l’essentiel de son œuvre depuis quinze ans, ainsi que sa revue et sa collection - et donc moi: c’est le nouveau repreneur des éditions du Sol, un homme d’affaires de gauche parfaitement inconnu qui sera vite remplacé par un autre, si les affaires sont mauvaises, et oublié avant d’avoir eu le temps de faire parler de lui. Telle est la consolation des auteurs rebuffés: les éditeurs s’envolent, les écrivains restent. Tonio Calamar n’a pas cette sorte de soucis. Il descend d’une dynastie légendaire et règne sur un empire éditorial. Un de ses ancêtres était l’amant de la femme de Gutenberg. Un autre imprima clandestinement les pamphlets du cardinal de Retz. Un autre visita Chateaubriand à Londres. Un autre donna des conseils typographiques à Balzac. Un autre prêta de l’argent à Baudelaire. Un autre alla au bordel avec Flaubert... Son propre grand-père a serré les mains de Proust, de Céline, de Hemingway, de Faulkner et de quelques autres parmi les plus glorieux génies du vingtième siècle. On a vu pire comme auréole. Il est justement là, Calamar, tout seul, près du bar, discret, tranquille, pensif comme Hamlet. J’irais bien lui parler, il n’y a pas de raison qu’on ne s’entende pas, entre princes solitaires («J’ai un ancêtre qui a discuté face-à-face avec un buisson ardent...»). Je me retiens en pensant aux sarcasmes de Marco concernant ce qu’il appelle ma «flagornerie rhédibitoire». J’entends justement la voix de Marco derrière mon dos, lisse et coupante comme une guillotine: «Vous savez que mon propre journal intime comporte déjà trois tomes, 493 deux mille six cent onze pages en tout, sans compter l’index qui fait cent pages et en fera cent cinquante dans le prochain tome... J’accorde beaucoup d’importance à mes index, je les travaille comme de longs poèmes...» Il est en train de résumer sa vie et son œuvre à une journaliste très impressionnée qui prépare un papier sur la soirée d’Hubble. C’est sûr qu’il ne risque pas de passer pour un flagorneur: il ne parle que de lui! C’est idiot de se laisser influencer par la mauvaise réputation que vous font les idiots, mais en même temps je suis si peu ambitieux, précisément, que rencontrer un être humain de plus ou de moins m’est complètement indifférent. Je change immédiatement d’avis à l’approche d’une ravissante jeune femme brune qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Mélany! Mêmes cheveux fins, mêmes pommettes pulpeuses, mêmes yeux semi-bridés. Elle porte même un drôle de chapeau, comme Mélany quand je l’ai rencontrée, il y a dix ans. Quelle bonne surprise! Mon pessimisme observatoire s’évapore en un éclair. Bonjour! Comment allez-vous? Que désirez-vous boire? Comment vous appelez-vous? Elle s’appelle Amélie, justement le prénom que j’ai donné à Mélany dans un de mes romans! Elle a vingt-trois ans, est critique littéraire débutante à Libération, et assiste, me dit-elle, à son premier vrai cocktail parisien. - Bienvenue au zoo, dis-je. Elle sourit, un peu surprise. Elle n’a pas l’habitude qu’on prenne ce genre d’événements à la légère. - Franchement, je ne me sens pas très à l’aise, dit-elle. C’est tellement artificiel, et si éloigné de la littérature. J’éclate de rire. - Pourquoi? Vous imaginiez rencontrer la littérature ailleurs que dans des livres? - Non, dit-elle timidement en me fixant de ses beaux yeux noirs et brillant comme du papier carbone. - Ne disons pas de mal des cocktails. On s’y amuse, et on observe. Ce sont les salons mondains d’aujourd’hui. Vous aimez Proust? 494 - Je l’adore! Proust et Céline sont mes deux écrivains préférés. Coquine, me dis-je. Je vois qu’elle a pris ses renseignements. - Vous aussi? Quelle coïncidence! Alors imaginez Proust ici, «sur le motif», comme disait Picasso en le regardant parler de loin à une soirée chez une duchesse. Il se régalerait, non? - Vous croyez? - J’en suis sûr, dis-je en prenant ce ton de familier de l’Olympe qui me vaut une partie de ma mauvaise réputation. Un écrivain n’a pas à avoir peur d’aller au zoo. Son corps traverse les barreaux des cages, il y entre et il en ressort à sa guise. Tous les gens que vous voyez ici ne peuvent pas en dire autant. Et le plus amusant, c’est qu’ils ne se savent même pas en cage. Les animaux n’ont pas cette naïveté. - Et Hubble, me demande Amélie, selon vous, il traverse les barreaux? - Sans aucun doute, dis-je de mon fameux ton arrogant. Hubble s’esclaffe comme s’il nous avait entendu depuis l’autre bout de la Closerie. Le Premier Ministre vient de lui raconter quelque chose de drôle, apparemment. Un long passage du documentaire était réservé au conseiller en chef, le « Directeur de Cabinet » qui mène à Matignon, expliquait le journaliste, une «vie monacale». Il ne quitte jamais son bureau avant onze heures du soir. Sa compensation et son immense privilège consistent en un déjeuner en tête à tête avec le Premier, une fois par semaine. Images du déjeuner. Le regard de laquais énamouré du Conseiller en chef était presque touchant. Reportage passionnant! Ce n’est pas tous les jours, après tout, qu’on peut observer ce qui se passe à l’Hôtel Matignon. Qui avait des yeux pour voir (moi, par exemple) ne pouvait manquer de constater le fonctionnement pyramidal de l’adulation gouroutisée, répandant son fluide depuis le cadavre de Mitterrand, de Jospin à son Conseiller en chef, de celui-ci à son collaborateur principal, du collaborateur principal au collaborateur secondaire, de celui-ci à sa secrétaire et ainsi de suite, comme l’eau d’une noria, de godet en godet jusqu’au plus impassible garde républicain. Le seul qui échappait à la douche portait le nom de code de «Général». Son visage 495 était brouillé à l’écran. On le voyait dans le bureau du conseiller en chef se faire signer les autorisations d’écoutes téléphoniques. «Son identité, son visage, sa voix doivent rester inconnus, même aux conseillers», commentait le journaliste admiratif. On respire! Les Français peuvent dormir sur leurs deux oreilles puisque le Général des Ecoutes tend les siennes. Faut-il préciser que ces écoutes échappent à toute vérification légale? Vraiment, un sacré bon documentaire! Ça puait juste un peu le premier jalon publicitaire de la campagne présidentielle de Jospin (Hubble doit être en train de citer une phrase de Heidegger à la Première Ministresse, elle ne sourit plus...), qu’il s’agissait de montrer tel qu’en lui-même: humble, travailleur, sympathique, sérieux, dirigeant mais pas enragé - ce qu’il est probablement d’ailleurs. Là n’est pas la question. Où est-elle? Dans l’absolutisme irrationnel et impersonnel du Pouvoir moderne. Car il est évident qu’un gouvernement de droite aurait donné rigoureusement le même documentaire: mêmes costumes compassés, mêmes cravates en soie, mêmes chuchotis d’entre-deux portes, et même masse inhumaine de dossiers hyper-raffinés, tamisés au centuple par la cohorte de collaborateurs avant d’échouer sur le bureau du Premier qui prendra chaque décision en quelques secondes, et donc la responsabilité de bouleverser des millions de vies en un clin d’oeil. Où est l’absolutisme? Il se niche, au cas où on ne l’aurait pas encore compris, dans le langage que ces gens emploient. La «Conseillère Budgétaire», jeune et jolie énarque, expliquait lors d’une réunion qu’une certaine mesure destinée aux entreprises (diminution de la paperasserie et simplification administrative) risquait d’entraîner de tels déficits budgétaires que... Que quoi? Qu’elle était mauvaise? injuste? abominable? inappliquable? stupide? Non, mais qu’on avait intérêt, si on décidait de l’appliquer, de préparer une campagne médiatique en béton armé pour parer le tollé que cette mesure provoquerait. «Je n’y suis pas naturellement favorable», disait la charmante spécialiste des Finances, provoquant l’éclat de rire général des autres conseillers assis autour de la grande table. «Si on devait le faire, il faudrait vraiment que ce soit vendu d’un manière médiatique très très positive, parce que c’est quand même une mesure coûteuse.» 496 Dans un couloir, entre deux portes, deux réunions et deux coups de fil sur son portable, le Conseiller pour la Presse et la Communication, justement (la trentaine, costume clair, sourire de prédateur), expliquait au journaliste que «“Nous” ne nous prononçons jamais officiellement sur la cohabitation » avec le Président de la République. Lequel Président est, comme chacun sait, de droite bien qu’il tienne des discours de gauche, tandis que le Premier Ministre, lui, est de gauche tout en tenant des discours... de droite? Pas si simple. Le Conseiller en Communication, expliquait le reporter, préparait les prochaines élections, «même s’il n’aime pas en parler». Le Conseiller (c’était mon favori) commentait: «Là, les Français ne nous le pardonneraient pas, si on était... si ils s’apercevaient que nous sommes obnubilés, une nouvelle fois, par les échéances présidentielles.» Je fouille des yeux la Closerie pour voir si je peux reconnaître le Conseiller en Communication de Jospin quelque part. Tiens, peut-être ce portable qui dépasse, là-bas, au fond, juste devant l’aquarium? Ah non, zut, ce n’est que l’antenne d’une langouste... Le reportage sur la vie quotidienne à Matignon se terminait par une effarante formule révélant la dilatation de la propagande et sa prééminence sur la réalité même du pouvoir. Revenant sur Jospin en train de peaufiner ses discours, le reporter enseignait que «certains mots comme équilibre, souplesse, intérêt général, reviennent régulièrement dans le vocabulaire». Ce que le Directeur de Cabinet ponctuait en parlant de «vertu pédagogique» et de «constance dans le vocabulaire utilisé» par le Premier Ministre. Puis il ajoutait: «Au-delà des mots, il y a la réalité des politiques mises en œuvre, et personne ne pourrait être dupé par des mots dont il apparaîtrait qu’ils sont vides dans l’action quotidienne.» Difficile d’imaginer une plus rigoureuse démonstration de la substance envahissante de la propagande, puisque cette phrase s’appliquait si impeccablement à 497 elle-même en train de proférer précisément l’inexistence de ce qu’elle exhibait nettement: une duperie derrière des mots vides de sens. Pour bien entendre la vérité, il suffisait donc de retourner comme un gant ce beau mensonge qui laissait alors affleurer sa hideuse couture: cette formule est dans l’action quotidienne précisément vide de sens puisque tout le monde est dupé par des mots dont il n’apparaît précisément jamais à personne qu’ils sont résolument vides de sens... Jospin a disparu, Amélie s’est éclipsée en me laissant son numéro de téléphone, et Hubble est maintenant avec Tonio Calamar. Ils s’approchent tous les deux de moi. Je sers la main de Tonio, doux et détendu, à son habitude. - Zagdanski prépare un pamphlet sur de Gaulle, dit Hubble. Justement, Tonio, disnous un peu comment on percevait de Gaulle, dans ta famille? Ton père, ton grand-père, ils en pensaient quoi? Calamar sourit. - On se méfiait de lui. Un militaire au pouvoir, ça ne nous disait rien de bon. - Je me souviens de ce que me confiait Bataille, raconte Hubble. En 1958, il n’avait pas signé, je crois, l’appel contre de Gaulle. Je le réentends me dire avec un ton ironique: «Pour un général catholique, il est amusant». - Je suppose que vous avez vu la photo de De Gaulle à quinze ans, leur dis-je. Vous l’aviez reconnu? Hubble sursaute comme si on lui lançait un défi, et répond à côté. - ll était plutôt beau, non? Très rebelle irlandais! On dirait moi! Calamar sourit sans répondre. Il a l’habitude des facéties de Hubble. Moi, je crains de comprendre ce que Hubble a en tête. Ce roublard a toujours l’air de rire, mais il ne prononce aucun mot en l’air. Après son «Je me sens responsable», son «On dirait moi!» est très clair. Ce paranoïaque de Hubble pense probablement que je m’attaque à lui à travers de Gaulle pour régler ce qu’il est convenu d’appeler un complexe d’Oedipe. Une partie de ma mauvaise réputation tient en effet à ce qu’on me prête une forte influence de la part de Hubble. Que des clones insipides oscillant sous les saumâtres 498 mots d’ordre de la télévision, de la publicité et des magazines m’accusent d’être influencé par un autre, c’est déjà risible. Mais l’accusation se formule étrangement toujours de la même manière, dans la bouche de personnes qui ne se connaissent pourtant pas entre elles, selon une rumeur significative: je serais le « fils » de Hubble. C’est un fantasme répandu qu’on projette sur moi précisément parce que je suis l’un des rares à ne pas le partager. Le corps de Hubble suscite depuis longtemps dans le Milieu de violentes réactions, en particulier la volonté, très gaullinienne, de l’incorporer. Beaucoup de gens mal dans leur peau rêveraient d’expulser Hubble de la sienne pour s’y mettre à sa place. Hemingway décrit magistralement ce délire de la permutation des corps dans Le jardin d’Eden. Tous ceux que leur corps encombre, tous ceux qui voudraient socialement et géométriquement prendre la place de Hubble, tous ceux qui rêveraient de le pénétrer ou de l’être par lui, tous ceux qui un jour ou l’autre ont désiré le phagocyter ou être paternés par lui... ont projeté sur moi leur fantasme. Sous prétexte que j’ai défendu plusieurs fois publiquement et fermement Hubble, on m’a traité de «Hubble’s Boy» (la connotation érotique est parlante). Sous prétexte que je suis l’une des personnalités les plus indépendantes, les plus solides, les plus enjouées de ce misérable Milieu morose, sous prétexte que je suis plutôt bien vu des femmes, sous prétexte que je ne suis pas particulièrement sot, sous prétexte que j’analyse froidement les travers, les ténèbres, les désastres et les contre-vérités de la société contemporaine, sous prétexte que j’ai beaucoup lu et exclusivement des génies (sentiment d’infériorité spontané des contemporains ignares), sous prétexte que j’écris des livres complexes, riches, et difficiles à comprendre pour tant de nullités journalistiques... sous tous ces prétextes on m’a fait le reproche étrange de me prendre pour le fils de Hubble. J’en aurai entendu des calomnies sur mon compte. Leur plus petit dénominateur commun est toujours l’inversion. Celle-ci pourtant est de loin la plus annihilante. Si je suis «le fils» de Hubble, je n’ai pas de personnalité propre, je ne suis pas juif, je n’ai pas de style, ma pensée ne m’appartient pas, mes milliers de phrases inscrites noir sur blanc ne signifient rien, n’existent pas... En un mot, je ne suis pas moi. 499 Hubble, donc, s’imagine lui aussi que je me prends pour lui? que je le copie? que je veux sa place? C’est un peu gros, mais pourquoi pas? Pourquoi n’aurait-il pas succombé à cette propagande? J’entends encore la voix geignarde de Francis Bêta, écrivain ravagé par l’alcool qui n’écrit plus rien (s’il a jamais écrit quoi que ce soit), me dire, lors d’un cocktail (on en apprend des choses aux cocktails), en me soufflant son haleine fétide en pleine face: «Quand ton livre sur Céline est sorti, beaucoup de gens ont cru que “Zagdanski” était un pseudonyme de Hubble...» Tiens donc! comme par hasard! un livre flamboyant consacré à glorifier non seulement Céline mais aussi la Bible, le Talmud, et toute la pensée juive! Je me souviens de la première fois que j’ai rencontré Hubble. Il venait de lire le manuscrit de mon Céline, justement, qui m’a valu cette si mauvaise réputation. La première phrase qu’il m’a adressée en pénétrant dans son petit bureau, après m’avoir cordialement félicité dans le hall de chez Calamar, ce fut: «Il n’y a que vous et moi dans ce pays qui pensions cela!» Tiens donc! S’il le pensait avant moi, si la radiographie talmudique de l’antisémitisme de Céline n’avait aucun secret pour lui, il n’avait qu’à l’écrire lui-même! Moi aussi je peux être paranoïaque si je veux! - Vous restez dîner avec nous, Stéphane? Je suis interrompu dans ma bouffée fébrile par Hubble. Quoi? Le cocktail est déjà fini? Incroyable! Le temps passe si vite dès que je me parle à moi-même... Seuls quelques derniers attardés sont encore en train de discuter au bar avec Marco, aimanté à la belle Daphné comme s’il craignait qu’on la lui dérobe. Au fond du restaurant, une poignée d’invités de Hubble sont déjà réunis autour d’une table ronde. Je reconnais Durruti, de loin, accompagné d’une jeune femme, et un autre couple inconnu. Calamar est debout près du piano, il parle avec Joseph Sauvignon, le critique littéraire. Marco et Daphné quittent enfin leurs chaises de bar pour s’approcher de Hubble et moi. Marco regarde Sauvignon de loin comme s’il désirait lui jeter un sort. Sauvignon et Banana sont ennemis intimes. Impensable de les réunir à la même table. 500 - Désolé, dit Hubble à Marco qui l’a entendu m’inviter, je ne dispose que d’un seul passeport. Il est pour Zagdanski. Aïe! Un noir orage commence à crépiter à l’angle des boulevards Saint-Michel et Montparnasse, à la verticale de la Closerie des Lilas. Je vais devoir affronter la ténacité teigneuse de Banana pendant au moins six mois. Ses trois cents prochains coups de fil seront exclusivement consacrés à me reparler amèrement de ce dîner avec Hubble et Calamar dont il aura été évincé. «Tu as remarqué que tous ceux qui te soutiennent sont des ordures! Je suis vraiment la seule personne digne parmi toutes tes fréquentations!» Etc., etc. Ça fait longtemps que je n’écoute plus Marco quand il a ses vapeurs. Il ne parle que de lui en croyant s’adresser à moi. C’est un autre travers qu’il partage avec de Gaulle: l’auto-portrait perpétuel. Banana exagère lorsque qu’il évoque ceux qui me soutiennent. La seule et unique personne qui me soutient dans tout Paris est justement le charmant Sauvignon. Il ne manque jamais de dire du bien de mes livres et ne parle jamais de ceux de Banana, ce qui n’est pas pour amenuiser la haine que Marco lui porte. Une vieille rancune subiste entre eux depuis le jour où un excellent ami journaliste de Banana s’est moqué dans plusieurs articles du «prépuce disparu» de Joseph Sauvignon, qui se trouve être juif. Ces détails sont peut-être insignifiants à l’échelle de la planète, pourtant, ils ont leur importance. L’histoire littéraire de notre temps se révèle autant par de telles broutilles que celle de la dernière guerre mondiale dans un éclat de voix entre de Gaulle et Churchill. Mes lecteurs papous et inuits ont le droit de savoir à quel haut niveau d’élégance se place le débat littéraire dans le Paris d’aujourd’hui. Sauvignon intenta un procès en diffamation au journaliste, et Marco, venu soutenir son ami, se fit remarquer à l’audience par ses ricanements volubiles. - Stéphane, me demanda un jour Sauvignon à un cocktail, comment pouvez-vous être l’ami de cette crapule de Banana? - Il n’est pas méchant, Joseph. Faites comme moi: pardonnez les offenses. Sous ses allures féroces, Banana est très fragile, vous savez. Ses vociférations sont des demandes d’amour. Tenez, il est là-bas, vous voulez que je vous réconcilie? Vous avez des tas d’ennemis en commun! 501 - Surtout pas! Si vous l’amenez ici, je lui casse la gueule! - Allons, Joseph, vous n’allez pas faire ça! Il est tout malingre, regardez-le. - Vous couchez avec lui, ou quoi? m’avait répondu Sauvignon en riant, revigoré par mon humour juif. Autour de nous, plusieurs personnes effarées nous écoutaient en tremblant. Comment osais-je prendre à la légère le contentieux entre le virulent Banana et l’inflexible Sauvignon! Sauvignon, lui, n’était pas indifférent à mon insolente gaieté. Il déteste Banana, mais je pense qu’il apprécie mon refus de m’abaisser à éreinter Marco, ce qu’aurait fait n’importe qui d’autre dans ma situation - y compris Marco lui-même! -, dans la crainte de perdre la bienveillance du critique littéraire le plus renommé de Paris. Soudain, comme si, à force de fixer Sauvignon de son regard de ténèbres, Marco l’avait réellement ensorcelé, un geyser de voix jaillit près du piano. «Non, Tonio!», dit Sauvignon à Calamar qui l’écoute calmement, «je refuse de parler à cette femme et de dîner en sa compagnie!» Hubble continue de bavarder gentiment avec Marco et Daphné pour ne pas donner l’air de les laiser tomber abruptement. Le pianiste se met à jouer de la musique brésilienne. La voix de Sauvignon en colère me parvient à travers les effluves de Desafinado. Quelqu’un semble écrire toute cette scène à ma seule intention au fur et à mesure qu’elle se déroule dans la réalité. Déjà, tout à l’heure, en venant à la Closerie, le même surprenant scénariste invisible a placé une coupure de journal déchiré à mes pieds, dans le métro. Ma copine Miss Moïra m’a tapoté sur l’épaule, j’ai levé les yeux de mon exemplaire bilingue de John Donne, mon regard est passé sans transition de ce poème radieux où un amant tance le soleil levant de vouloir concurrencer la lumineuse beauté de sa bien-aimée, à ce quart de page froissée qui traînait par terre, sur lequel était imprimé en grandes lettres le mot «CHURCHILL». L’article rescapé de ce journal au nom inconnu et symbolique, La Voix, rapportait 502 que des archives britanniques ultra-secrètes ont été rendues publiques aujourd’hui même, jour du cocktail en l’honneur de Hubble. Le journaliste citait un extrait de deux lettres entre Churchill et son vice-premier ministre Clement Atlee, datées du 21 mai 1943, concernant de Gaulle dont Churchill songeait sérieusement à se débarrasser. «Le mouvement de “non-capitulation” en France», écrivit Churchill à Atlee, «autour duquel la légende de De Gaulle a été bâtie, et, d’autre part, cet homme prétentieux et malveillant, n’ont pas d’identité commune... De Gaulle ne pense qu’à sa carrière qui dépend de sa vaine tentative de devenir l’arbitre de la conduite de chaque Français après la défaite... Il hait l’Angleterre et a laissé une empreinte d’anglophobie partout où il est passé... Il est systématiquement hostile à la GrandeBretagne et aux Etats-Unis et, tout en paraissant avoir des sympathies communistes, il a des tendances fascistes... Certains de ses discours, continuait Churchill ailleurs, «se lisent comme des pages de Mein Kamf». Churchill joignait une lettre de Roosevelt, datée du 8 mai 1943, où le président américain lui confiait: «De Gaulle est peut-être un type honnête mais il a un complexe messianique.» Le journaliste en concluait que «le Vieux Lion» avait «un peu trop écouté la propagande antigaulliste alors concoctée à Washington». Ah bon? N’est-ce pas plutôt ce journaleux de base qui a un peu trop écouté la propagande gaullinienne concoctée à Colombey? «J’ai des principes, Tonio», dit Sauvignon dont la voix énergique me parvient à travers les effluves de The Girl from Ipanema (on se calme, Miss Moïra: message reçu), «hors de question que je m’assieds à la même table que Nadine Volga!» Qui est cette Volga? La femme aux cheveux bouclés grisonnants placée à côté de Durruti? «Je suis navré, je ne transige pas!» Tonio Calamar ne répond rien. Il écoute poliment Sauvignon sans vraiment essayer de le convaincre. Quand on a un arrière-arrière qui a baisé la femme de Gutenberg, on plane aisément au-dessus des déflagrations minuscules. Sacrés Français! Pendant que les Allemands inventaient l’imprimerie, ils en profitaient pour courtiser leurs femmes. 503 Etonnez-vous après ça que Hitler et sa horde de Huns, bave de la revanche aux lèvres, aient eu à cœur de déferler sur Paris la Belle. Alors, comme si Banana avait réellement le pouvoir de le faire léviter à travers la Closerie, Sauvignon serre la main de Calamar et disparaît par la porte-tambour. «Eh bien», dit Hubble très décontracté à Marco et Daphné, «il ne vous reste qu’à vous joindre à nous.» Dieu sait si j’ai déjà vu des retournements de situation de dernière seconde en faveur de Marco, mais là, ça dépasse tout. Il n’a même pas eu à lever le petit doigt. Juste un regard noir comme la nuit du début à la fin. Tant mieux pour moi: je viens de gagner six mois de répit téléphonique. Marco, lui, jubile. Son pire ennemi lui laisse sans le savoir le champ libre, il va pouvoir passer la soirée à charmer le plus grand éditeur parisien et le meilleur écrivain français. «Le meilleur écrivain français? Je dîne tous les jours en tête à tête avec lui», rétorquerait probablement Marco, «puisque c’est moi!» - Vous venez, M. Zagdanski? C’est Calamar lui-même qui vient aimablement me chercher. - Avec plaisir, dis-je en m’ébrouant de mes rêveries. Le pianiste se met à jouer Meditaçao. Il est temps d’aller dîner. Calamar s’assied. Hubble se met à sa gauche et commande aussitôt une bouteille de grand Bordeaux au serveur. Je m’assieds à la gauche de Hubble, Daphné se place à ma gauche, Marco à gauche de Daphné et à droite de la fameuse Nadine Volga à qui il doit indirectement son «passeport». Le mari de Volga est assis à gauche de Volga et à droite de Durruti, qui me serre chaleureusement la main à travers la table, ayant à sa gauche une autre jeune femme qui l’accompagne et se trouve donc placée, elle, à droite de Calamar. Hubble présente tout le monde à tout le monde. Marco et Volga discutent d’André Suarès, un mauvais écrivain marseillais que Marco, né à Marseille, adore. Hubble m’explique à l’oreille que Nadine Volga est la directrice de ce célèbre magazine de luxe ultra-élitiste, L’Orgueilleux, qui publie une fois par an les écrivains les plus en vue de la 504 planète. La discussion s’enlise un peu au goût de Hubble. Il préférerait qu’on parle de lui. C’est sa soirée après tout. - Tout ça est un peu en noir et blanc, non? lance-t-il à Banana. Si on passait à la couleur. Marco et Volga qui n’ont manifestement aucune envie que la discussion tourne autour de Hubble continuent de parler de Suarès. - Tiens! dit Hubble en me donnant de grands coups de genoux sous la table, et si on parlait de De Gaulle! Allez, un tour de table, qu’est-ce que vous pensez de De Gaulle? - De Gaulle! dit Durruti, j’aurais pu tout lui pardonner, sauf une phrase. Tu sais laquelle? dit-il en me regardant. - Comment savoir? dis-je, il a dit tellement de conneries. - «Il faisait bien sombre, hier», récite Hubble en imitant la voix de De Gaulle , «ce soir, il y a de la lumière.» - Il a dit cette phrase absolument infâme, continue Durruti très sérieux: «Mon seul adversaire, celui de la France, n’a jamais cessé d’être l’argent.» C’est ignoble, poursuit Durruti en prenant Calamar à témoin, immonde d’oser dire ça quand on a gouverné pendant des années avec toutes les grandes banques derrière soi! - Et le Naïade, Tonio, demande Volga à Calamar, c’est pour quand? - Justement, dit Calamar pince-sans-rire, le contrat avec la famille de Gaulle doit être signé officiellement demain, à onze heures du matin. Autrement dit, ajoute-t-il avec un sourire ironique, il n’est pas trop tard pour me faire changer d’avis. Qui sait si je ne vais pas tout annuler, après tout? - Non, Tonio, n’annule pas! s’écrie Volga qui croit sincèrement que Calamar attend l’avis de qui que ce soit pour prendre une décision. - Bien sûr que de Gaulle doit entrer dans la Naïade! dis-je en pensant à mon livre. Que sa prose soit enfin sous tous les yeux! Qu’on le juge sur pièce! Texte sur table! - Il est abject! dit Marco en me montrant du menton à Daphné, il ne dit jamais ce qu’il pense. - Mais je le pense, dis-je en rigolant. Je suis pour que tout le monde lise enfin une bonne fois ces fameux Mémoires. Sinon on polémique dans le vide. Je dois être le seul à 505 cette table à les connaître. - Il est vraiment abject, continue Marco, qui apprécie de moins en moins que la conversation tourne autour de mon sujet. - Moi je les ai lus, dit Durruti. C’est stupide et bourré de mensonges! - Je trouve aussi, dis-je. Mais peut-être avons-nous tort tous les deux, Esteban, et peut-être toute la France a-t-elle raison? - Non non, il faut que tu continues ton projet, il est très bon! m’encourage gentiment Durruti qui croit probablement que je doute de moi. - Tonio, qu’est-ce qui vous a décidé à publier de Gaulle? dis-je. - Génie de l’action, génie du verbe! répond promptement Calamar. - Et qui sera chargé des notes? dis-je. - Cohn-Bendit! lance Marco. - Notovski, répond Hubble en écho et en riant. - Et Pierre, lance Nadine Volga, quand est-ce qu’il passe en Naïade? Calamar ne répond rien, Hubble non plus. Il en profite pour lancer un nouveau sujet de discussion. - Allez, un autre tour de table! la France, c’est quoi pour vous? Commencez, Marco. - La France, pour moi, dit Marco, c’est ma grand-mère, une gréco-turco-italo-corse qui débarqua directement d’Istambul à Marseille sans parler un mot de français. - Vous êtes enfant d’immigré? Je ne savais pas, dit Nadine Volga. - Bien entendu, lui répond Marco avec un grand sourire. Je parle d’ailleurs beaucoup de ma grand-mère dans mon journal intime... - J’ai entendu parler de votre journal intime, dit Volga, mais je ne l’ai jamais lu. - Oh, fait Marco, vous avez sûrement mieux à faire que de perdre votre temps à vous plonger dans mes 2611 pages. Sans parler de l’index qui est un monde en soi. Sacré Marco. Il vient peut-être de Marseille mais il ne perd pas le nord. « Mon ambition», m’expliqua-t-il un jour, c’est de devenir une marque de fabrique, tu comprends? Qu’on dise “Marco Banana” comme on dit “Coca-Cola”. C’est pour cela 506 que je ne m’adresse plus aux sous-fifres, j’ai déjà trop perdu de temps. Maintenant, je ne discute et ne sympathise qu’avec ceux qui ont le pouvoir. Ce sont nos esclaves. Ils sont là pour nous servir, pour parler de nous, nous inviter à leurs émissions et nous publier dans leurs magazines de merde. Lorsque je téléphone à Richard Alma-Mater pour qu’il m’invite au journal de vingt heures, il me dit oui ou il me dit non, mais au moins je n’ai pas à subir la censure d’un assistant ou d’un secrétaire. Même chose quand je téléphone à Bastien Poivré pour être invité à son émission. Je ne suis pas le seul. Tu crois que Hubble ne passe pas ses journées à donner des coups de fil? Tout le monde fait ça! - Pas moi, dis-je. Mon orgueil de type nabokovien avancé m’en préserve. Et puis quel intérêt? Qu’est-ce que tu imagines qu’il y a à l’autre bout du tunnel médiatique? Qu’est-ce que tu auras de plus lorsque tu passeras sur toutes les télés, lorsqu’on te demandera ton avis sur tous les sujets et que tous les journaux parleront de toi? Tu crois que tu seras plus heureux? - On s’en fout d’être heureux! dit Marco avec sa désopilante franchise. Je veux mettre mes ennemis à genoux devant moi! - Qu’est-ce que ça t’apportera? - Rien. Je veux juste leur pisser dessus et qu’ils boivent ma pisse en me remerciant. Ça ne rend peut-être pas heureux mais au moins ça soulage. » - Alors, dit Calamar en riant, nous allons tous nous retrouver dans le journal intime de Marco Banana après cette soirée? - La France, pour moi, interrompt Nadine Volga, c’est le pays des droits de l’homme. C’est le pays qui a accueilli mes grands-parents avant-guerre. - La France, fait sollennellement Hubble lorsque vient son tour, c’est moi! - Ah le Chinois! lance Marco en riant sur le même ton que s’il disait: «Ah le salaud!» - La France pour moi, dis-je, c’est Paris. Le reste du pays ne m’intéresse pas. Et Paris, comme dit Balzac, est la ville à la fois la plus philosophique et la plus amusante du monde. La meilleure preuve est la soirée que nous sommes en train de passer. Il n’y a qu’à Paris qu’elle pouvait avoir lieu. 507 - Il est abject de flagornerie, ponctue Marco. - Tu as raison, dit la belle Daphné en me lançant un regard humide, il est vraiment répugnant. Hubble saisit alors la main droite de Daphné et se met à l’embrasser en remontant le long de son avant-bras dénudé. Marco, électrisé par la cinquième bouteille de Bordeaux qui circule déjà autour de la table, se saisit de la main gauche de Daphné et remonte en l’embrassant et en lançant des oeillades attendries à Hubble. Il se met alors à hurler, avec une voix bizarrement charlusienne: - Embrassons-nous, Hubble, embrassons-nous! - Décidément, dis-je en riant, je suis le seul à garder mon sang froid à cette table. - Ben voyons! se moque gaiement Hubble. - Allez, dis-je à la cantonnade. Un nouveau tour de table consacré à Hubble. C’est sa soirée, après tout, non? A toi de commencer, Marco. - Hubble, dit Marco avec gravité et sans en penser un mot, est un pur génie! - Hubble est un véritable anarchiste, dit Durruti. - Hubble, dit l’amie de Durruti, il sait parler aux femmes. - Hubble est un grand écrivain, dit Volga. - Attendez, dis-je. Tout monde parle en même temps, ce n’est plus un tour de table si personne ne respecte le sens des aiguilles d’une montre! Vraiment, le temps est hors de ses gonds... - Hamlet! rugit Hubble pour montrer qu’il a reconnu la citation. - Tonio, c’est à votre tour, dis-je. Que représente Hubble pour vous? - Hubble, pour moi, dit calmement Calamar, c’est un parcours fléché. - Comment ça? dis-je. - Tu te souviens Pierre? - Bien sûr! dit Hubble. - Racontez-nous, dis-je à Calamar, c’est intéressant. - Il est ignoble! ponctue Marco qui n’a plus besoin de préciser qu’il parle de moi. - C’était en 1968, poursuit Calamar. A l’époque, Pierre et moi avions une maîtresse commune. Elle a décidé de nous faire nous rencontrer. C’était compliqué parce que mes 508 parents ne devaient pas le savoir, j’étais très jeune et Pierre avait une réputation sulfureuse. Il est venu à la maison, clandestinement, en pleine nuit, enlevant ses chaussures pour ne pas faire de bruit. J’avais disposé des flèches partout pour qu’il trouve ma chambre dans l’obscurité. On a beaucoup parlé. Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire. - Allez, il ne reste plus que toi qui ne nous as pas dit ce que tu penses de Hubble, fait Marco. - Je ne peux pas répondre, dis-je, je ne l’ai pas encore lu. Je passe mon tour. Hubble, qui est le seul à connaître la vérité, éclate de rire. - Il est abject! concluent en chœur Marco et Daphné. 509 CHAPITRE XXI Le 28 avril de Charles de Gaulle Les années soixante sont en apparence les plus exaltantes du règne de De Gaulle. Il a désormais la mainmise sur tout: l’arme nucléaire, dont il détient seul le code secret; les entreprises publiques, dont il nomme les grands patrons à sa guise; la télévision et la radio, qui lui obéissent au doigt et à l’oeil - jamais assez à son goût; même l’Honneur et le Mérite sont sous sa coupe puisqu’il dispose des médailles dérisoires récompensant qui en est jugé digne. Il dirige comme on digère, en automate, et paraît du coup souvent patiner dans ses propres caprices. Le 17 avril 1964, il est opéré de la prostate. Il a 74 ans, il continue de tout surveiller, tout prévoir. La veille de l’opération, il lit et approuve le bulletin de santé qui en annonce prophétiquement la réussite. Dans le cas contraire, il a déjà rédigé sa lettretestament à son fils, désignant son successeur immédiat favori - puisque la volonté propre des électeurs est une broutille qui ne saurait diverger de la sienne -, tout en espérant que lui-même, Philippe, accepte ensuite de perpétuer la dynastie. Pour se distraire, de Gaulle voyage. Mexique, Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie, Chili, Argentine, Paraguay, Uruguay, Brésil, Cambodge, Italie, URSS, Québec, Pologne... Discours et toasts se succèdent en espagnol à Mexico, en russe à Leningrad, en polonais à Cracovie, en allemand à Cologne, en gaullino-québécois à Montréal... Son timbre de crécelle parle toutes les langues. Que certains de ses hôtes soient d’infâmes despotes ne le tourmente pas outre mesure. S’il vante partout les vertus de l’indépendance, c’est aux Anglo-Saxons qu’il songe. Maintenant qu’il en a les moyens, de Gaulle se venge sans retenue des humiliations infligées autrefois par Churchill et Roosevelt. Retrait fracassant de l’OTAN, opposition systématique à la Grande-Bretagne en Europe, rapprochement avec 510 l’Allemagne, cooppération spatiale avec l’URSS, reconnaissance diplomatique de la Chine... On l’accuse d’anti-américanisme, il s’en défend. «Je me suis toujours entendu traiter d’anti-quelque chose. Je me rappelle, avec ce pauvre Churchill, il me disait: “Vous êtes anti-britannique!”...» Ce pauvre Churchill? De Gaulle se justifie en ressassant sa désinvolte et délirante version nombriliste de l’histoire: En 1914 et en 1940, les Américains «étaient pas là». «D’ailleurs vous savez moi je ne dis pas que les Américains sont anti-français. Et pourtant, alors, si c’est parce que nous ne les... ils ne nous ont pas toujours accompagnés qu’ils seraient anti-français, eh bien! ils ne nous ont pas toujours accompagnés!» Le 6 juin 1964, c’est la France qui ne sera pas là. De Gaulle refuse catégoriquement que le pays participe aux commémorations du Débarquement. Comme - conformément à son lapsus naissant! - elle n’y était pas non plus vingt ans plus plus tôt, ça ne changera pas grand chose. En revanche une grande fête gaullinienne est organisée pour commémorer la Libération de Paris. Il y a vingt ans, on s’en souvient, les Américains «y étaient pas» à la demande expresse de De Gaulle qui tenait au copyright de sa parodie. De Gaulle, qui n’a rien de nouveau à dire, n’écoute que lui, comme toujours. Une photo désopilante le montre, lors d’une exposition, son oreille droite consciencieusement plaquée contre un gros écouteur en forme de sceptre qui diffuse en boucle sa propre voix à vingt-quatre année de distance. «Moi, général de Gaulle...» En 1965, le sceptre oscille un peu, mais trois interventions télévisées de dernière minute rétablissent l’Asperge sur son trône. De Gaulle y expose sa conception de la modernité. Il emploie une image dont la niaiserie semble provenir d’un autre siècle, pour exprimer la dialectique du mouvement et de l’ordre, et donner sa définition du «progrès» qui n’est pas la «pagaille». «La maîtresse de maison, la ménagère, elle veut avoir un aspirateur, elle veut avoir un frigidaire, elle veut avoir une machine à laver, et même si c’est possible qu’on ait une auto! Ça c’est le mouvement. En même temps elle ne veut pas que son mari s’en aille bambocher de toutes parts, que les garçons mettent les pieds sur la 511 table et que les filles ne rentrent pas la nuit! Ça c’est l’ordre.» Le mouvement c’est la consommation, l’ordre la surveillance sexuelle. Ce nouveau septennat promet d’être passionnant. Le Progrès, cette «extase de gobe-mouches» disait Baudelaire, devient la nouvelle marotte de De Gaulle. Lui-même ne se sent plus entravé par rien. Il tourne en boucle, à l’instar de sa rhétorique charlatanesque scandée par des truismes tautologiques qui contentent d’autant plus tout-un-chacun qu’ils ne signifient rien. «La France est la France!» «Un homme est un homme!» «Les chagrins sont les chagrins!» «Les difficultés sont les difficultés!»... Quand de Gaulle déclame: «La Chine est un vaste pays, et qui est peuplé de Chinois», on jurerait entendre Ubu dire: «S’il n’y avait pas de Pologne il n’y aurait pas de Polonais!» La France de De Gaulle est un avion supersonique au grand nez, un paquebot gigantesque, un sous-marin atomique dans lequel toute la nation est embarquée, sans issue possible. «Quelle que puisse être la diversité des idées et des intérêts, nous allons tous ensemble, car l’enjeu, c’est le destin de la France.» De Gaulle amoncelle des phrases qui ne veulent rien dire mais dont le sens est toujours le même: évocationnégation de la diversité, annonçant sur un mode primaire et caricatural ce que le spectaculaire intégré réalisera sur un mode définitif et absolu. Le Progrès progresse, de Gaulle en est le très extasié comptable, l’infatigable chantre, le minutieux commentateur. Le refrain est habituel. Avant lui, tout allait mal, depuis lui tout va bien mieux. «Quand je suis arrivé, il y avait 77 km d’autoroutes. Voilà ce qu’on avait fait comme autoroutes, en France, sous le régime des partis. 77 km! Eh bien! il y en a actuellement 522 km!» Puis l’acerbité se mue en ébahissement repu de gros petit-bourgeois parcourant un prospectus d’entreprise. «Des permis de construire sur quatorze millions de mètres carrés - presque tous en province - sont accordés à l’industrie dont en même temps le nombre des entreprises est, par fusions ou concentrations, réduit d’environ 5000. Dans le secteur commercial où fonctionnaient, en 1958, 8 supermarchés et 1500 “magasins en libreservice”, on en compte respectivement 207 et 4000 en 1962. L’atome déploie l’appareil nouveau et mystérieux de ses seize centres et installations. Ce sont maintenant des ensembles-modèles qui inventent, mettent au point, fabriquent, nos avions, nos hélicoptères, nos fusées, de classe internationale. Deux fois plus de 512 laboratoires, certains du plus haut niveau, fonctionnent à présent partout.» Non seulement les mystérieuses et nouvelles centrales atomiques se construisent, mais elles s’exportent jusque chez son collègue Franco. Comment dites-vous, lecteur inuit? Ce général espagnol est un franc fasciste? Tout de suite les grands mots! Assistant au décollage vertical du Balzac, premier avion français de ce type, de Gaulle lève les bras de surprise et de joie comme s’il assistait à l’ascension du Christ. L’usine marémotrice de la Rance lui inspire la métaphore idéale de la modernité. «Comme la Rance coule vers la mer, parce que sa source y renvoie, ainsi la France est fidèle à elle-même lorsqu’elle marche vers le progrès. Vive la République! Vive la France!» Si le mauvais fonctionnement du téléphone suscite quelques plaintes, rien n’empêchera sa multiplication inexorable d’envahir la campagne, «qui demeurait la source de la vie, la mère de la population, la base des institutions, le recours de la patrie», écrira-t-il à la fin de sa vie. Certes, minaude ce vieux barrésien, cette évolution est attristante, mais on n’y peut rien. «C’est comme ça! Et le fait étant ce qu’il est, la question est que la nation s’en accommode, et que cette évolution nationale se fasse dans les meilleures conditions possibles.» Le France cingle en haute mer, le Redoutable effraye les profondeurs, le Concorde fulgure vers le Nouveau Monde... Quel outrecuidant prétendrait leur faire changer de cap! Qu’on ne parle pas à de Gaulle de choix de vie, de capitalisme dégénéré, d’aliénation déchaînée, de lutte des classes, de guerre idéologique, d’économie toutepuissante. Il a son idée sur ces questions qui grondent. «La politique et l’économie sont liées l’une à l’autre comme le sont l’action et la vie», afirme-t-il. «Il est vrai que je ne m’en remettrai pas aux leçons changeantes de maints docteurs qui manient en tous sens et dans l’abstrait le kaléidoscope des théories.» Il est surtout vrai qu’il en serait parfaitement incapable. «Il est vrai que je ne me livrerai pas à la voltige d’idées et de formules que pratiquent les jongleurs de doutes et de contres, les illusionistes pour colloques et journaux, les acrobates de la démagogie.» 513 Il est vrai que la définition lui sied pourtant à merveille. Les idées économiques de De Gaulle? Elles confinent à la débilité profonde, ou, pour être plus juste, se réduisent à la déclinaison spectaculaire du vieux «Travail Famille Patrie». «La paix sociale à établir par l’association du capital, du travail et de la technique, l’indépendance nationale à maintenir face à qui que ce soit, pourront faire régner en France un climat propice à la fierté et à l’effort.» Feignant de ne pas se rappeler qu’il a lui-même toujours adoré le culte fascisant des machines, de Gaulle décrit la condition des plus pauvres sous la forme d’un pur «débat» d’idées, tant il est insensible à la stricte et dure réalité de l’aliénation par le travail. «Comme tout le monde, je constate que, de nos jours, le machinisme domine l’univers. De là s’élève le grand débat du siècle: la classe ouvrière sera-t-elle victime ou bénéficiaire du progrès mécanique en cours? De là sont sortis, hier, les vastes mouvements: socialisme, communisme, fascisme, qui s’emparèrent de plusieurs grands peuples et divisèrent tous les autres.» Les discours «économiques» de De Gaulle réunissent ainsi les principaux tenants d’une conception spectaculaire de la vie: absence de contradiction naturelle entre les classes constituantes de la société - d’où la risible notion anatomico-physiologique (de Gaulle dit «organique») de la «participation»; nivellement historique pour interdire toute comparaison défavorable («Cela fut vrai de tous temps.»); misérable définition imposée du «bonheur», et présentation cynique du pouvoir autonome et incontestable qui assure ce bonheur par la consommation et l’information accélérées. Devant Claude Guy, l’aigre de Gaulle se laisse aller à décrire son régime idéal: «Il faudrait d’abord organiser un système dans lequel des hommes doués, des hommes disposant d’une réelle autorité, se consacreraient exclusivement aux affaires publiques. Et puis, à côté de ce premier système et en coexistence avec lui, un système à l’intérieur duquel les Français pourraient se livrer tout leur saoul à ce démon d’infamie qui les agite: alors là, ils pourraient s’en donner à cœur joie. Ils pourraient librement ... pisser du vinaigre... baver... déverser leur bile... Seulement... sans que cela empêche aucunement les affaires publiques d’être gérées dans l’intérêt national!... D’une part, donc: les pouvoirs publics, la discipline, le prestige et la grandeur. De l’autre, et se donnant libre cours: l’invective, l’exclusive, la jactance, la calomnie, et même, si cela est nécessaire, l’infamie.» Ce double système cloisonné dont rêvait de Gaulle, il est parachevé aujourd’hui. Le pouvoir est d’une autonomie absolue à l’égard de ce qu’on peut penser ou dire de lui. Jamais l’expression n’a été si libre, et jamais elle n’a été d’une aussi parfaite 514 inconséquence pour la marche aveugle et froide de l’Etat servi par des «hommes doués disposant d’une réelle autorité», soit une élite d’automates incontrôlés largement corrompus. Bouffi de suffisance impériale, de Gaulle, dans ses rares éclairs de découragement, semble entrevoir qu’il ne sert qu’à donner le change. Vedette indisputée de la représentation, il sent confusément que le cours des choses pourrait aussi bien se passer de lui. Il l’avouera à sa manière à Foccard en 1967. «En réalité, figurez-vous que nous sommes sur un théâtre où je fais illusion depuis 1940. Maintenant, je donne ou j’essaie de donner à la France le visage d’une nation solide, ferme, décidée, en expansion, alors que c’est une nation avachie... Alors voilà: j’animerai le théâtre aussi longtemps que je pourrai et puis, après moi, ne vous faites pas d’illusions, tout cela retombera, tout cela s’en ira.» Je fais illusion, ne vous faites pas d’illusions. Comment qualifier cet étrange état des choses où le pouvoir est à la fois omnipotent et vide, où l’économie dicte ses lois irrationnelles sans entrave, où ses abjects objets proliférants réfutent toutes les objections, où le divertissement le plus crétin et le plus sophistiqué répand ses vapeurs amnésiques? La «société du spectacle»? Bien vu. Il ne le sait pas, ne le saura jamais, mais notre Louis Bonaparte vieillissant a son Marx contemporain. Celui-ci vit à Paris, fréquente peu de personnes, est inconnu, boit énormément, lit beaucoup, pense intensément, écrit peu, ne commet aucune erreur. En 1967, il peut se targuer sans vanité d’être le seul et unique écrivain français à connaître la vérité. Il s’appelle Guy Debord. Dans la seconde moitié de ce siècle désastreux entre tous, cet homme qui possédait le sentiment aigu de l’effondrement universel de la civilisation moderne, décida de théoriser les mille facettes du séisme - envers et contre tous ceux qui avaient, dans les camps apparemment les plus opposés, un intérêt manifeste à le nier. Il s’appliqua à saper sans faiblesse, par sa manière de vivre, d’agir, de penser et d’écrire, ce vieux monde qui, tout en s’enfouissant, était en train d’enfanter un inextinguible nouveau temps mort. 515 Le vieux monde s’est définitivement écroulé. Comme le prévoyait Debord, il n’a pas cédé la place à un autre monde mais aux nouvelles ruines qu’il a engendrées. Ces ruines règnent désormais sans contraste ni critique possible. Leur spectre lumineux a infusé toute la réalité visible et invisible - depuis l’air qu’on respire jusqu’aux gènes qu’on transmet - de la palette ridicule de ses triomphaux mensonges. Les rares êtres humains qui savent encore penser - c’est-à-dire simultanément vivre, agir, écrire -, ne peuvent que se rendre à l’évidence. Ce petit groupe de révolutionnaires appelé l’Internationale Situationniste, et principalement le plus flamboyant d’entre eux, aura été d’une lucidité absolue sur tout ce qui était en train d’arriver, dans quoi nous baignons irréversiblement aujourd’hui. Concernant la pollution, la télévision, l’automobile, l’urbanisme, le journalisme, l’art contemporain, les loisirs, la guerre d’Algérie, les intellectuels, la mode, le cinéma, la guerre du Vietnam, le racisme américain, la publicité, le conflit israélo-palestinien, les images virtuelles, la cybernétique, le terrorisme, la stratégie nucléaire, la propagande gaulliste et la propagande gauchiste (le fascisme classique n’étant que la part visible et trop aisée à débusquer d’une gigantesque glaciation sociale largement plus imposante, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite et de la Californie à la Sibérie), et même l’effondrement de l’URSS, Debord a su concevoir la totalité du monde réel devenu son propre reflet falsifié, précisément parce que, comme il n’a cessé de le démontrer, sa subversion consistait à «mettre en cause tout l’existant». Des exemples simples exposent assez l’actualité parfaite - donc la vérité universelle -, aujourd’hui, en 2000, de thèses émises par Debord et les siens dans les années soixante. Quel autre intellectuel d’alors peut en dire autant? En août 1962, une photo truquée paraît dans France-soir. Elle reproduit le visage concrètement affreux de la «femme idéale», composé de dix détails pris à des vedettes de l’époque. La légende de l’I.S. qui accompagne cette première Lara Croft n’a pas davantage de rides que l’imputrescible héroïne des jeux vidéos contemporains: «Cette vedette de synthèse fournit un exemple éloquent de ce que peut donner la dictature totalitaire du fragment, opposée ici au jeu dialectique du visage. Ce visage de rêve cybernétiqueest modelé par les techniques de l’information moderne, qui sont 516 réellement efficaces en tant que répression, contrôle, classification et maintien de l’ordre (le portrait-robot a fait ses preuves dans la recherche policière). C’est évidemment à l’opposé des moyens et des buts de cette information qu’existent la connaissance, la poésie, notre appropriation possible du monde. La sociologie de la beauté vaut la sociologie industrielle ou la sociologie de la vie urbaine, pour les mêmes raisons: c’est un relevé mystifié et mystificateur du partiel, qui cache les ensembles et leur mouvement.» Ailleurs, sous la photo d’une machine à écrire qui obéit à la voix, fantasme accompli par l’informatique aujourd’hui, la légende énonce: «Dans un Nirvâna technicisé de la pure consommation passive du temps, il n’y aurait plus qu’à regarder faire; et ce “faire” étant seulement celui des machines serait à jamais celui des propriétaires de machines (la propriété juridique - droit d’user et d’abuser - s’effaçant toujours davantage en faveur du pouvoir des programmateurs compétents et paternels).» Autre signe d’une pensée vraie, ces révolutionnaires ont su l’être avec style, un style reconnaissable entre mille à son «ton de fierté tranchante». «Jamais on ne nous a vus mêlés aux affaires, aux rivalités et aux fréquentations, des politiciens les plus gauchistes ou de l’intelligentsia la plus avancée. Et maintenant que nous pouvons nous flatter d’avoir acquis parmi cette canaille la plus révoltante célébrité, nous allons devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins. Plus nos thèses seront fameuses, plus nous serons nous-mêmes obscurs.» Et comme le style des situationnistes se reconnaît à la sûreté de son esprit (intelligence et humour), le style de Debord - ironique, net, avisé, clair, logique, lyrique et calme, lumineux et froid comme sa propre voix enregistrée dans ses films - se reconnaît parmi eux tous en cinq lignes, même anonymes, à l’intérieur de n’importe quel numéro de la revue. Nous sommes le 28 avril 1968, de Gaulle semble un peu las. «Cela ne m’amuse plus beaucoup. Il n’y a plus rien de difficile ni d’héroïque à faire», déclare-t-il. Il a raison, tout va trop bien. La France est dans cet état de «nullité politique et 517 d’ennui» dont parle Hegel: «Dans une telle mort une nation peut se sentir fort à son aise bien qu’elle soit sortie de la vie, de l’Idée.» L’année s’était ouverte sur les moroses vœux télévisés de De Gaulle, citant monotonement Les Repentirs de Verlaine: «Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille...» La vie? Quelle vie? Comme on pourra le lire au printemps sur un mur parisien: «Monolithiquement bête, le gaullisme est l’inversion de la vie.» Et la vraie vie, pour un temps, a décidé de faire entendre sa voix. Le 23 février, le ministre de l’Education Nationale Peyrefitte réglemente les droits de visite pour les résidences universitaires. «Admettre les garçons dans les résidences féminines, c’est faire courir à l’ensemble des jeunes filles des risques qu’on ne peut mesurer... Il est clair que nous devons y regarder à deux fois avant de risquer de déchaîner les passions.» Ni lui ni de Gaulle n’imaginent, en effet, les passions qui vont se déchaîner très bientôt sans mesure. De Gaulle va livrer sa dernière bataille, et il va la perdre. Ce n’est pas une bataille comme une autre, puisque ce n’est autre que celle du Rire. De Gaulle, comme Mitterrand, est de la vieille école. Des images d’archives montrent Léon Blum venant d’être élu au Front Populaire. Son cabotinage est si grossier qu’il semble irréel. Mains sur les hanches, tête dans les mains, paume caressant le public pour faire taire une clameur, rhétorique tragi-comique: «Je ne viens pas ici en vous disant (il prend sa tête entre ses mains): “Otez de moi ce calice, je n’ai pas voulu cela, je n’ai pas demandé cela!...” Si! si! j’ai demandé cela, et j’ai voulu cela!...» Le son est assez mauvais, la fin de la phrase se perd dans les applaudissements, le tout donne un aspect très artificiel, figé, celui de la théâtralité intrinsèque d’une époque spectrale et saccadée comme le cinéma muet. De Gaulle va largement polir et assouplir ce genre dramatique qu’on nommait autrefois l’ambigu comique, mais il ne s’en départira jamais entièrement. Tant que ses admirateurs baignent dans son fluide, apprécient sa langue et s’esclaffent de ses boutades, tout va bien. 518 Et puis un jour quelques-uns quelque part décident que le vieux clown ne les fait plus rire, et le prouvent sans effort en faisant changer les rires de camp. En plusieurs petites semaines violemment enjouées, de simples phrases démontent subitement la grossière marionnette mécanisée de la propagande, et en étalent au beau soleil de mai tout le ridicule et le mensonge. Des jeux de mots devenus célèbres rigolent sur les murs. Parfois, plus mystérieuses, des injonctions affleurent comme des balafres sur l’épiderme de l’époque. «Ne travaillez jamais» Ou bien: «Cache-toi objet»... Dans l’ombre, Debord scintille. Le plus souvent la drôlerie, l’invective et la vérité s’en donnent à cœur joie. A cœur joie, c’est le meilleur résumé qu’on puisse trouver de cette déflagration farouche. Je m’en souviens bien, j’avais cinq ans. je commençais d’apprendre à lire, Le Roman de Renart ne me quittait pas. Un jour, j’ai ramassé un tract devant ma maternelle, c’était une lettre ouverte signée de «La pègre estudiantine toulousaine et Midi-Pyrénéenne». Ça reste mon texte préféré de cette belle période. «Cher général de mon cul, Ayant considéré que vous êtes: - le responsable de la chienlit qui empuantit le pays - le fossoyeur de l’espoir de la jeunesse créatrice - l’idole chevrotante de faux “anciens combattants” et de vrais maquereaux - le masturbateur du chauvinisme cocoricant des soi-disant défenseurs de la France - la preuve agonisante du déclin de l’enculage de mouches des luttes politico-syndicales - le patenaire de Séguy dans le susdit enculage - enfin, par votre récente tentative de nous noyauter, le symbole de l’écroulement du paternalisme sirupeux. Nous vous demandons de bien vouloir rester parmi nous quelques semaines encore afin de parachever votre entreprise de 519 destruction de la société capitalo-socialo-totalitaire distibutrice de denrées sexualo-alimentaires anesthésiantes. Nous vous laisserons ensuite à la lente décomposition de vos cellules atrophiées par trois quarts de siècle de narcissisme.» Ce qui a toujours fait la force de De Gaulle constitue soudain son incroyable faiblesse. Figé dans une non-pensée issue de ses abominables lectures de jeunesse, de Gaulle n’a jamais eu de doctrine avouée. Est-il pour l’Algérie française? est-il contre? Est-il de droite? est-il de gauche? Est-il progressiste? est-il réactionnaire? Est-il vivant? est-il mort? Tout son art consistait depuis toujours dans la récupération oratoire du mouvement qu’il ne pouvait entraver. C’est un pur rhéteur, un gagman qui a l’habitude de séduire une France qu’il conçoit comme une femme volage mais aisément amusée. Il suit tour à tour les caprices de la Nation, essayant de rattraper au vol ses palinodies tel un vieil amant qui cherche à dissimuler par des bons mots les bévues publiques de sa maîtresse. Il est en cela la première figure spectaculaire d’après-guerre: sa formule n’est plus diviser pour mieux régner mais divertir pour mieux régir. Et soudain, non seulement le rire s’enfuit des conférences confinées où de Gaulle le maintenait sous vide, mais en s’expulsant à l’air libre, le rire passe à l’ennemi. De Gaulle devient brutalement la cible des railleurs. Comme cela ne lui était absolument jamais arrivé, il se montre effroyablement désemparé. Son humour est débordé. Comment ses misérables rimes molles sur «ceux qui posent» pourraient-elles rivaliser avec les éjaculations d’acide qui décorent les murs: «La chienlit c’est lui!» «Ce soir la police vous parle à la télé» «D’Henri IV à de Gaulle, 1 poulet par habitant» «Vous avez voté, vivotez» «Des veaux, dévots, des votes.» Comparé aux éclats de rire qui secouent les pavés de Paris, l’univers de De Gaulle paraît d’un coup bien fadasse. Ses boutades obligées ont vécu, simplement. Les rires de son public d’automates étaient comme enregistrés, si bien que nul n’a réalisé qu’il n’était plus drôle depuis longtemps. «Depuis quelque chose comme trente ans que j’ai affaire à l’Histoire», disait-il calmement lors d’une conférence de presse, «il m’est arrivé quelquefois de me 520 demander si je ne devais pas la quitter.» Pour de Gaulle, l’histoire, comme la France, est une épousée, une mégère à apprivoiser en lui racontant des bobards. Et, exactement comme dans la Mégère de Shakespeare, où la pièce dans la pièce vient escamoter entièrement le drame principal qui lui donne le jour, le mythe de la Libération est venu escamoter la pièce principale vichyssoise qui croyait avoir eu lieu à guichets fermés pendant quatre ans. L’histoire de France a été bowdlerisée par de Gaulle, comme, au début du XIXème siècle, Bowdler a fait de Shakespeare en publiant un Family Shakespeare, version expurgée de toute paillardise. Englué dans la rémanence de ses hallucinations rétiniennes, de Gaulle n’a jamais compris que l’Histoire est un concept vide inventé par les historiens, qui ne sert qu’à apprivoiser après-coup les sursauts du temps qu’on n’a pas su vivre. L’histoire trafiquée était en différé depuis trente ans que de Gaulle avait, comme il dit «affaire» à elle. L’histoire de De Gaulle, en mai 68, c’est Mai 68, lorsque l’ici et le maintenant entrèrent en ébullition. Que la révolution ait échoué n’empêche pas ce moment intense de vérité historique d’avoir eu lieu. Le temps d’un printemps, l’histoire a existé en direct. Les étudiants qui agitent leurs mouchoirs en scandant: «Adieu de Gaulle, adieu de Gaulle, adieu...», énoncent ainsi une cruelle vérité. De Gaulle reste sur le quai de l’histoire tandis que le temps quitte le port où le retenaient, en guise d’amarres, des myriades de mensonges. Quand il annonce sur les ondes la dissolution de l’Assemblée Nationale et le référendum («J’ai pris mes résolutions...»), au moment où il s’en prend à «l’entreprise totalitaire» du parti communiste, on entend distinctement l’enjoué cliquetis d’une horloge élyséenne résonner derrière lui, comme pour rappeler que rien n’entrave le temps, et que le sien est désormais impitoyablement compté. Le parti communiste? Allons, de Gaulle lui-même n’y croit pas. C’est un vieux truc de prestidigitation pour se remettre en selle, il l’emploie depuis 1958. En réalité de Gaulle est désorienté, il n’y comprend manifestement rien. Qui sont ces nouveaux 521 adversaires? Ni une race, ni une ethnie, ni une hiérarchie corsetée, ni un régime flou de partis opposés, ni un gouvernement d’opposition, ni aucun des «politichiens», ses animaux de compagnie qu’il a l’habitude de railler, de menacer ou de caresser. Il feint d’avoir tout prévu mais son petit cerveau, qui ne sait fonctionner que géographiquement, n’a plus que des mouvements réflexes comme une grenouille disséquée qui ignore qu’elle est morte. «Tout cela est guidé depuis la Chine et, manifestement, l’Allemagne. Il y a un certain temps que je m’en aperçois.» Plus tard, il analysera la situation dans des termes aussi obsolètes que le fameux mot «chienlit». La réouverture de la Sorbonne, dira-t-il, «ce n’était pas du de Gaulle, c’était du Pétain». C’est donc aussi une bataille verbale que perd de Gaulle. Même la «chienlit» se retourne contre lui. Le «chie-en-lit»? C’était le nom donné à celui qui laissa