Richard Kearney DIEU EST MORT, VIVE DIEU. Une nouvelle

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Richard Kearney DIEU EST MORT, VIVE DIEU. Une nouvelle
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Richard Kearney
DIEU EST MORT, VIVE DIEU.
Une nouvelle spiritualité
pour le millénaire : l’anathéisme
Préface de Frédéric Lenoir
Paris, NiL, 368 p., 21 €
les maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche
et Freud −, pour retrouver un Dieu tout
différent : celui que cherche Hans Jonas,
lorsqu’il s’interroge sur le Concept de
Dieu après Auschwitz, celui dont rend
compte Etty Hillesum dans son journal… Un Dieu qui se retire sur la pointe
des pieds, qu’évoque, par exemple, la
tradition juive du Tsimtsoum.
Cette idée rejoint une longue tradition spirituelle qui a toujours pensé que
l’illumination intérieure ne pouvait pas
faire l’économie du doute le plus profond, qu’elle passait par un effondrement intérieur dans lequel se brisaient
les représentations usuelles de Dieu.
Une tradition de laquelle est né le courant apophatique, qui affirme qu’il n’est
possible de parler de Dieu qu’en disant
ce qu’il n’est pas. C’est d’ailleurs ce
qu’affirmait encore en mai 2010, dans
une déclaration passée malheureusement presque inaperçue, à l’Unesco,
lors du centième anniversaire de la
revue Recherche de sciences religieuses,
le cardinal Walter Kasper, lorsqu’il
notait :
En ce temps de réaffirmation du religieux, souvent sur un mode qui préfère
l’identité à l’ouverture, la certitude à
l’interrogation, voilà un livre qui ne
manquera pas de prendre à contre-pied
à la fois les partisans d’un tel « retour »
et les croisés d’un athéisme combattant
du genre Richard Dawkins, quelques
fois évoqué d’ailleurs. Le concept qui
a fourni le titre de l’édition originale
américaine, ne peut que déranger les
uns et les autres. Kearney propose d’emprunter la voie de ce qu’il appelle
l’« anathéisme », c’est-à-dire ce qui
vient « après l’athéisme », ou « au-delà
de l’athéisme ». Il pose la question de
savoir ce qu’il en est de Dieu, une fois
qu’on s’en est débarrassé, une fois qu’il
est mort…
La question pour surprenante qu’elle
soit est on ne peut plus actuelle, si l’on
veut bien considérer le fait que plusieurs intellectuels qui avaient tourné
le dos à la foi, aux rites, et à l’idée même
de Dieu réinvestissent cet espace à nouveaux frais. On a vu Julia Kristeva
consacrer un livre copieux à Thérèse
d’Avila, Jean-Claude Guillebaud signer
Comment je suis redevenu chrétien. On
pourrait aussi citer, parmi bien d’autres,
le parcours, plus ancien de Guy Coq,
ou celui de Fabrice Hadjadj… Tous ne
se disent pas nécessairement chrétiens,
mais pensent qu’il y a de ce côté-là un
lieu qui mérite d’y exercer son intelligence.
L’idée première qui se trouve derrière le mot « anathéisme » est finalement assez simple : il faut faire le deuil
du Dieu tout-puissant et anthropomorphe − celui qu’ont pris pour cible
Aujourd’hui, de nombreux penseurs
considèrent cette théologie négative
comme la seule voie possible pour parler de Dieu face au pluralisme contemporain, dans lequel tout discours positif
et, plus encore, positiviste sur Dieu, tout
discours « qui sait », doit finalement se
taire.
Richard Kearney n’ignore pas cette
tradition − il cite d’ailleurs Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Jean de la Croix
− mais l’intérêt de sa démarche est de
repérer ce même mouvement chez des
auteurs modernes. Chez Hillesum bien
sûr, mais aussi Benjamin, Arendt, Levinas, Derrida, Ricœur et Bonhoeffer, il
repère, avec des accents et de modalités différentes, l’effacement de la figure
du Tout-puissant, la critique voire la
déconstruction du religieux traditionnel, pour laisser place à un « Messie
faible », non souverain… Mais de cet
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Repères
effacement, de cet affaiblissement, de
cette « mort de Dieu », Kearney ne
conclut pas à son absence, mais à sa
présence sacramentelle dans le monde,
en s’appuyant tant sur Julia Kristeva
que sur Merleau-Ponty dont il écrit qu’il
« restaure le logos dans la chair du
monde. Deus sive natura ». Kearney a
ainsi dessiné deux mouvements : la
kénose de Dieu − qui meurt aussi
comme idole ou idéologie − et l’eucharistie − qui est l’expérience, dans la
chair du monde, de la vie partagée et
célébrée.
À ce sujet, la lecture qu’il propose
successivement de Joyce, Proust et Virginia Woolf est riche et roborative. La
force de la littérature repose, explique
Kearney, dans la transsubstantiation
qu’elle opère du texte à la vie, de la vie
au texte, de l’auteur au lecteur… Le
réinvestissement du vocabulaire théologique qu’opère l’auteur participe exactement du mouvement « anathéiste »
qu’il propose. Il redonne un contenu à
des mots dont le sens s’est vidé hors
des cercles des spécialistes, et ce
contenu apparaît, par le truchement du
détour littéraire, pertinent, capable de
rendre compte de l’expérience humaine.
C’est d’autant plus intéressant qu’on se
souvient qu’au XXe siècle, ce sont bien
les « littéraires » que l’Église avait
perdu les premiers…
La démarche de Kearney est d’autant plus crédible qu’il a ouvert son livre
par la question de l’hospitalité, c’est-àdire la question du risque que nous
devons affronter par rapport à l’hôte qui
s’approche. Question ô combien contemporaine ! Cet hôte nous veut-il du bien
(et nous sommes sur le versant de l’hos-
pitalité) ou du mal (et nous sommes sur
le versant de l’hostilité) ? L’ambivalence
étymologique pose d’emblée la question de la confiance, c’est-à-dire celle
de la foi en l’autre, avec un a minuscule, qui devient la trace, le signe ou
le véhicule du divin. Le mouvement
anathéiste voit Dieu comme l’exilé qui
demande à être reçu chez nous. Il ne
s’agit pas d’une vue de l’esprit, nous dit
Kearney, mais de ce que l’on trouve à
la source de la tradition abrahamique.
Cette vertu de l’hospitalité est aussi
celle qui nous permet de ne pas nous
enfermer dans un soliloque, à l’intérieur
d’une seule tradition religieuse, mais
de s’ouvrir à la vie que porte chacun
des autres courants spirituels. Qu’estce qui peut mieux nous prémunir
comme les prétentions absolutistes des
tenants de la religion qu’une ouverture
des religions les unes aux autres et à
l’athéisme, à l’occasion de laquelle chacun accepte de se laisser déplacer de
ses certitudes ?
À l’hospitalité, il faut ajouter quatre
autres « mouvements » selon Kearney :
l’imagination, l’humour, le discernement et l’engagement. On souscrit volontiers à sa démarche, tant il semble
qu’avec l’hospitalité, c’est ce qui
manque le plus aujourd’hui. Mais cela
suppose de reconnaître, avec Kearney,
qu’il y a encore du chemin à faire pour
se dégager de la théodicée, de la quête
d’un Dieu tout-puissant, et retrouver la
fraîcheur de l’inconnu que constitue un
autre rapport au monde qui ne soit ni
celui du matérialisme, ni celui de l’idolâtrie…
Jean-François Bouthors
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