Richard Kearney DIEU EST MORT, VIVE DIEU. Une nouvelle
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Richard Kearney DIEU EST MORT, VIVE DIEU. Une nouvelle
L-Bouthors:Mise en page 1 17/05/11 8:59 Page 1 Richard Kearney DIEU EST MORT, VIVE DIEU. Une nouvelle spiritualité pour le millénaire : l’anathéisme Préface de Frédéric Lenoir Paris, NiL, 368 p., 21 € les maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud −, pour retrouver un Dieu tout différent : celui que cherche Hans Jonas, lorsqu’il s’interroge sur le Concept de Dieu après Auschwitz, celui dont rend compte Etty Hillesum dans son journal… Un Dieu qui se retire sur la pointe des pieds, qu’évoque, par exemple, la tradition juive du Tsimtsoum. Cette idée rejoint une longue tradition spirituelle qui a toujours pensé que l’illumination intérieure ne pouvait pas faire l’économie du doute le plus profond, qu’elle passait par un effondrement intérieur dans lequel se brisaient les représentations usuelles de Dieu. Une tradition de laquelle est né le courant apophatique, qui affirme qu’il n’est possible de parler de Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait encore en mai 2010, dans une déclaration passée malheureusement presque inaperçue, à l’Unesco, lors du centième anniversaire de la revue Recherche de sciences religieuses, le cardinal Walter Kasper, lorsqu’il notait : En ce temps de réaffirmation du religieux, souvent sur un mode qui préfère l’identité à l’ouverture, la certitude à l’interrogation, voilà un livre qui ne manquera pas de prendre à contre-pied à la fois les partisans d’un tel « retour » et les croisés d’un athéisme combattant du genre Richard Dawkins, quelques fois évoqué d’ailleurs. Le concept qui a fourni le titre de l’édition originale américaine, ne peut que déranger les uns et les autres. Kearney propose d’emprunter la voie de ce qu’il appelle l’« anathéisme », c’est-à-dire ce qui vient « après l’athéisme », ou « au-delà de l’athéisme ». Il pose la question de savoir ce qu’il en est de Dieu, une fois qu’on s’en est débarrassé, une fois qu’il est mort… La question pour surprenante qu’elle soit est on ne peut plus actuelle, si l’on veut bien considérer le fait que plusieurs intellectuels qui avaient tourné le dos à la foi, aux rites, et à l’idée même de Dieu réinvestissent cet espace à nouveaux frais. On a vu Julia Kristeva consacrer un livre copieux à Thérèse d’Avila, Jean-Claude Guillebaud signer Comment je suis redevenu chrétien. On pourrait aussi citer, parmi bien d’autres, le parcours, plus ancien de Guy Coq, ou celui de Fabrice Hadjadj… Tous ne se disent pas nécessairement chrétiens, mais pensent qu’il y a de ce côté-là un lieu qui mérite d’y exercer son intelligence. L’idée première qui se trouve derrière le mot « anathéisme » est finalement assez simple : il faut faire le deuil du Dieu tout-puissant et anthropomorphe − celui qu’ont pris pour cible Aujourd’hui, de nombreux penseurs considèrent cette théologie négative comme la seule voie possible pour parler de Dieu face au pluralisme contemporain, dans lequel tout discours positif et, plus encore, positiviste sur Dieu, tout discours « qui sait », doit finalement se taire. Richard Kearney n’ignore pas cette tradition − il cite d’ailleurs Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Jean de la Croix − mais l’intérêt de sa démarche est de repérer ce même mouvement chez des auteurs modernes. Chez Hillesum bien sûr, mais aussi Benjamin, Arendt, Levinas, Derrida, Ricœur et Bonhoeffer, il repère, avec des accents et de modalités différentes, l’effacement de la figure du Tout-puissant, la critique voire la déconstruction du religieux traditionnel, pour laisser place à un « Messie faible », non souverain… Mais de cet 1 Juin 2011 L-Bouthors:Mise en page 1 17/05/11 8:59 Page 2 Repères effacement, de cet affaiblissement, de cette « mort de Dieu », Kearney ne conclut pas à son absence, mais à sa présence sacramentelle dans le monde, en s’appuyant tant sur Julia Kristeva que sur Merleau-Ponty dont il écrit qu’il « restaure le logos dans la chair du monde. Deus sive natura ». Kearney a ainsi dessiné deux mouvements : la kénose de Dieu − qui meurt aussi comme idole ou idéologie − et l’eucharistie − qui est l’expérience, dans la chair du monde, de la vie partagée et célébrée. À ce sujet, la lecture qu’il propose successivement de Joyce, Proust et Virginia Woolf est riche et roborative. La force de la littérature repose, explique Kearney, dans la transsubstantiation qu’elle opère du texte à la vie, de la vie au texte, de l’auteur au lecteur… Le réinvestissement du vocabulaire théologique qu’opère l’auteur participe exactement du mouvement « anathéiste » qu’il propose. Il redonne un contenu à des mots dont le sens s’est vidé hors des cercles des spécialistes, et ce contenu apparaît, par le truchement du détour littéraire, pertinent, capable de rendre compte de l’expérience humaine. C’est d’autant plus intéressant qu’on se souvient qu’au XXe siècle, ce sont bien les « littéraires » que l’Église avait perdu les premiers… La démarche de Kearney est d’autant plus crédible qu’il a ouvert son livre par la question de l’hospitalité, c’est-àdire la question du risque que nous devons affronter par rapport à l’hôte qui s’approche. Question ô combien contemporaine ! Cet hôte nous veut-il du bien (et nous sommes sur le versant de l’hos- pitalité) ou du mal (et nous sommes sur le versant de l’hostilité) ? L’ambivalence étymologique pose d’emblée la question de la confiance, c’est-à-dire celle de la foi en l’autre, avec un a minuscule, qui devient la trace, le signe ou le véhicule du divin. Le mouvement anathéiste voit Dieu comme l’exilé qui demande à être reçu chez nous. Il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit, nous dit Kearney, mais de ce que l’on trouve à la source de la tradition abrahamique. Cette vertu de l’hospitalité est aussi celle qui nous permet de ne pas nous enfermer dans un soliloque, à l’intérieur d’une seule tradition religieuse, mais de s’ouvrir à la vie que porte chacun des autres courants spirituels. Qu’estce qui peut mieux nous prémunir comme les prétentions absolutistes des tenants de la religion qu’une ouverture des religions les unes aux autres et à l’athéisme, à l’occasion de laquelle chacun accepte de se laisser déplacer de ses certitudes ? À l’hospitalité, il faut ajouter quatre autres « mouvements » selon Kearney : l’imagination, l’humour, le discernement et l’engagement. On souscrit volontiers à sa démarche, tant il semble qu’avec l’hospitalité, c’est ce qui manque le plus aujourd’hui. Mais cela suppose de reconnaître, avec Kearney, qu’il y a encore du chemin à faire pour se dégager de la théodicée, de la quête d’un Dieu tout-puissant, et retrouver la fraîcheur de l’inconnu que constitue un autre rapport au monde qui ne soit ni celui du matérialisme, ni celui de l’idolâtrie… Jean-François Bouthors 2