Octobre - Collège Montesquieu Evry
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Octobre - Collège Montesquieu Evry
Octobre de Sergueï Eisenstein (1927) Eléments pour une analyse historique Octobre est un film soviétique de Sergueï Eisenstein sorti en 1927. Œuvre de cinéma, il appartient au domaine artistique des « Arts du visuel ». I Ŕ Un film de circonstance 1) 1927 : 10e anniversaire des révolutions russes Les révolutions russes de 1917 Révolution d’octobre Russie tsariste Révolution de février Traité de Brest-Litovsk Guerre civile Armistice Octobre raconte la révolution bolchevique d’octobre 1917 qui renversa le gouvernement provisoire mis en place en Russie depuis la révolution de février 1917. Le début du film, qui est l’objet de cette étude, représente cette révolution de février 1917. Le tsar Nicolas II et son épouse, fin du XIXe siècle Un film de commande Octobre était une commande officielle du parti bolchevique Ŕ donc de l’Etat Ŕ, pour célébrer au cinéma le 10e anniversaire de la Révolution d’octobre 1917. Un film à vocation pédagogique Staline et le cinéma « L’importance du cinéma soviétique est très grande – et pas seulement chez nous. A l’étranger, il n’existe que peu de livres avec un contenu communiste. Et nos livres sont rarement connus car peu de gens lisent le russe. Mais on y regarde nos films avec attention et chacun peut les comprendre. Vous autres cinéastes n’avez aucune idée de la responsabilité qui repose entre vos mains. Considérez avec la plus grande attention chaque action, chaque parole de vos héros. Pour bien comprendre cela, il est nécessaire de connaître le marxisme. » Source : Propos de Staline rapporté par Gregori Alexandrov, sur le tournage de La Ligne Générale d’Eisenstein, dans Le Grand Ami du cinéma soviétique, décembre 1939. Les films soviétiques comme Octobre étaient destinés au public le plus large possible en U.R.S.S. et au-delà, pour y porter le message révolutionnaire. Dès 1919 Lénine avait placé le cinéma russe sous le contrôle de l’Etat, car c’était une industrie prospère qu’il fallait nationaliser, et un moyen de propagande qu’il fallait maîtriser. Lénine pendant son discours lors du premier anniversaire de la Révolution d’Octobre, Place Rouge, 25 octobre 1918 Un film sous contrôle Octobre et la censure stalinienne Le tournage prit six mois d’un travail intensif pendant lequel 49 000 mètres de pellicule furent impressionnés. Un premier montage de 3 800 mètres fut prêt pour le 7 novembre 1927, anniversaire de la Révolution. Mais les changements politiques en U.R.S.S. – l’exclusion de Trotsky du Parti et son exil forcé – obligèrent Eisenstein à remanier complètement son film. A sa sortie publique, le 14 mars 1928, Octobre était expurgé de toutes les scènes où apparaissait Trotsky, dans un nouveau montage de 2 800 mètres. Léon Trotski à BrestLitovsk, 1918 Joseph Staline 2) Eisenstein : un cinéaste bolchévique Eisenstein, André Kertesz, Paris, 1929 Politique et culture chez Eisenstein « La révolution m’a donné ce que j’ai de plus cher dans la vie ; elle a fait de moi un artiste, et si la révolution m’a conduit à l’art, l’art, à son tour, m’a entraîné tout entier dans la révolution. Notre art doit être fondé sur le communisme. » Source : Sergueï Eisenstein, Mémoires. Eisenstein invité à Hollywood, 1930 Eisenstein en visite chez Upton Sinclair, Erich Salomon, Hollywood, 1930 Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein est né en 1898 dans un milieu bourgeois. Il est mort en 1948. Rallié aux idées des bolcheviques, il s’engagea dans l’Armée Rouge dès 1915. Il mit son talent immense au service de l’U.R.S.S. : tout son cinéma en soutient le projet révolutionnaire. Eisenstein en U.R.S.S. après son expérience ratée à Hollywood, Anonyme Affiche du film « Le Cuirassé Potemkine » (1925) Affiche du film « La ligne générale » (1925) Avec Octobre (1927), deux autres films d’Eisenstein retracent les grands moments de la jeune histoire de l’U.R.S.S. : Le cuirassé Potemkine (1925), qui évoque la lutte contre les tsars à travers une mutinerie de matelots en 1905, et La ligne générale (1929), qui vante la politique agricole de Staline. 3) La première superproduction du cinéma soviétique Le soutien de l’Etat à Octobre « Pour les scènes de masse (la fusillade sur la perspective Nevsky, la prise du Palais d’Hiver, etc.) nous avons pu disposer d’une énorme figuration. Jusqu’à 11 000 ouvriers et soldats à la fois. Pour l’assaut, l’armée leur a distribué des armes. La scène se passait de nuit. Nous avions besoin de très forts projecteurs et il y avait en 1927 trop peu de courant électrique à Leningrad. On plongea dans l’obscurité presque tous les quartiers de la ville pendant plusieurs nuits afin que nous puissions éclairer notre film. » » Source : Témoignage de Gregori Alexandrov, co-scénariste et assistant d’Eisenstein. II Ŕ Un film sur un moment d’histoire 1) Avant 1917 : un régime impérial despotique La statue du tsar Alexandre III Plan 4 Plan 1 Plan 2 Plan 5 Plan 6 Plans 8 et 9 Plan 3 Plan 7 Par quels adjectifs pourraiton décrire la statue du tsar ? Elle est monumentale, gigantesque, impressionnante. Quel sentiment la statue du tsar produit-elle sur vous, spectateur ? Elle provoque un sentiment de peur, d’effroi. Elle est menaçante. Quels sont les symboles du pouvoir du tsar qui le rendent si effrayant ? La couronne Le sceptre Le globe (orbis) Le soutien de Dieu Par quels autres moyens que le gigantisme de la statue, le réalisateur parvient-il à vous communiquer ce sentiment ? - Les jeux d’ombres et de lumières - L’éloignement progressif de la caméra : gros-plan sur le visage du tsar, puis vues successives qui laissent apparaître la statue entière. Plan 1 Plan 5 Plan 6 Plan 7 Par quels autres moyens que le gigantisme de la statue, le réalisateur parvient-il à vous communiquer ce sentiment ? - La technique de la contre-plongée -La technique saccadée des prises de vue (pas de fondu entre les plans ou de travelling) Plan 1 Plan 5 Plan 6 Plan 7 En 9 plans et 10 secondes, Eisenstein décrit le pouvoir absolu des tsars symbolisé par la statue colossale d’Alexandre III. Filmée en contre-plongée, elle se dresse menaçante dans la nuit de Petrograd. 2) Février 1917 : le soulèvement du peuple La foule de Petrograd Plan 10 Plan 11 Plan 12 Plan 13 Quel est le mouvement de la caméra ? Quel est l’effet produit ? Impression de totalité : il y a de la foule à 360° Plan 10 Plan 11 Plan 12 Plan 13 Circulaire, en partant vers la droite, autour de la boule. Et elliptique (ascendant puis descendant) Plan 7 Quelles sont les différences entre les deux plans ci-dessous ? Plan 11 Plan 7 Plan 11 Sujet représenté Une statue Une foule Nombre des personnages Une seule personne Plusieurs personnes Attitude dans l’action Fixe Mobile Moment de la journée Nuit Jour Position de la caméra Vue en contre-plongée Vue en plongée Effet recherché Supériorité du tsar ; soumission du peuple Sentiment d’enfermement de la foule, enfin libérée du « hors-champ » Surgissant du « hors-champ », des milliers de manifestants envahissent puis traversent le cadre, dans un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter. La foule s’organise Plans 14 à 16 Plan 17 Plan 20 Plan 18 Plan 21 Plan 19 Plan 22 Plan 23 Plan 24 Plan 25 Plan 26 Plan 27 Plan 28 Plan 29 Plan 30 Plan 31 Comment le plan 15 est-il mis en scène ? Le tsar écrase la scène Une image « ouverte » : la droite de l’image est le seul côté de l’image qui n’est borné par rien. Le spectateur est invité à imaginer le horschamp auquel font face le tsar et la femme Une échelle contre les symboles du pouvoir absolu La femme, symbole du peuple, totalement dominée Ce hors-champ est le peuple, mais aussi l’avenir Quel message ce plan 15 veut-il faire passer ? Les diagonales donnent à l’avenir le pouvoir d’attraction de l’aimant Seule la femme semble être attirée par lui, alors que le tsar le regarde de manière passive Partisans du Front populaire, André Kertesz, Paris, 1934 (1935 ?) Plan n°15 du film « Octobre » de Sergueï Eisenstein, 1927 Une femme, qui s’est hissée jusqu’aux pieds de la statue, harangue la foule. Elle est rejointe par quelques manifestants, qui emprisonnent Alexandre III dans un réseau de cordes. Les masses s’emparent ensuite des cordes et unissent leurs efforts pour abattre la statue. 3) Février 1917 : la chute du régime tsariste Le peuple en action Plan 32 Plan 33 Plan 34 Plan 35 Que voit-on sur les plans 32 et 34 ? Plan 32 Plan 34 Des crosses de fusils Quelle partie de la population ces objets symbolisent-ils ? Les crosses symbolisent l’armée ; les faux les paysans. Pourquoi crosses et faux sont-elles en l’air ? Soldats et paysans ont arrêté le cours ordinaire de leurs activité pour protester contre le pouvoir du tsar. Leurs objets de travail deviennent des objets de lutte. Des faux La chute de la statue d’Alexandre III Plan 36 Plan 40 Plan 44 Plan 37 Plan 38 Plan 39 Plan 41 Plan 42 Plan 43 Plan 45 Qu’arrive-t-il à la statue du tsar Alexandre III (plan 35 à 43) ? La tête du tsar (sa couronne en fait) vacille, puis son sceptre et son globe (orbis) se détachent. Que perd le tsar ensuite (plan 46 à 51) ? Il perd ses jambes et son manteau. Que découvre le spectateur à cette occasion ? La statue est vide à l’intérieur. Le pouvoir du tsar n’est qu’une apparence. Plan 46 Plan 47 Plan 48 Plan 49 Plan 50 Plan 51 Plan 52 Plan 53 Plan 54 Plan 55 Plan 56 Plan 57 Plan 58 Plan 59 Plan 60 Plan 61 Plan 62 Plan 63 Par une série de plans redondants, Eisenstein montre symboliquement la fin du règne du tsar. La tête d’Alexandre III vacille, il perd son sceptre, l’orbis et tous les symboles du pouvoir. Il finit par tomber avec son trône. Le peuple est parvenu à se libérer. III Ŕ Un film de propagande et d’art 1) Mythifier l’unité du peuple La révolution de février 1917 racontée par Trotski « Le 23 février, c’est la journée internationale des femmes (...). Le nombre des grévistes est d’environ 90 000. Le lendemain, le mouvement loin de s’apaiser est en recrudescence (...). Les travailleurs (...), au lieu de se mettre au travail ouvrent des meetings puis se dirigent vers le centre de la ville. Le mot d’ordre, « Du pain », est écarté ou couvert par d’autres formules : « A bas l’autocratie » et « A bas la guerre ». Le 26 février est un dimanche (...). Peu à peu les ouvriers opèrent leur concentration et de tous les faubourgs convergent vers le centre (...). Les soldats ont reçu l’ordre rigoureux de tirer et ils tirent (...). « Ne tirez pas sur vos frères et sœurs » crient les ouvriers et les ouvrières et pas seulement cela : « Marchez avec nous ». Le 27, l’un après l’autre dès le matin (...), les bataillons de la garde se mutinent (...). Çà et là, des ouvriers ont déjà réussi à s’unir avec la troupe, à pénétrer dans les casernes, à obtenir des fusils et des cartouches (...). Vers midi, Petrograd est redevenu un champ de bataille : les coups de fusil et le tac-tac des mitrailleuses retentissent de tous côtés ». Source : Léon Trotski, Histoire de la révolution russe, 1930. D’après Trotski, qui a fait la révolution à Petrograd en février 1917 ? Les ouvriers (hommes et femmes) et les soldats. Apparaissent-ils dans le film d’Eisenstein ? Les ouvriers, reconnaissables à leur casquette Les soldats, reconnaissables à la crosse de leur fusil Les ouvrières sont aussi présentes : la révolution est mixte. Cette image symbolise l’alliance des hommes et des femmes à l’occasion de la révolution La révolution en octobre 1917 « Le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd salue la révolution victorieuse du prolétariat et de la garnison de cette ville. Il souligne en particulier la cohésion, l'organisation, la discipline, l'unanimité complète que les masses ont manifestées dans cette insurrection (…). Le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd appelle tous les ouvriers et toute la paysannerie à soutenir sans réserve et de toute leur énergie la révolution ouvrière et paysanne. Il exprime la conviction que les ouvriers des villes, unis aux paysans pauvres, feront preuve d'une discipline fraternelle inflexible et qu'ils créeront l'ordre révolutionnaire le plus rigoureux, indispensable à la victoire du socialisme. » Source : Résolution du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, 25 octobre 1917. Quelles parties de la population le Soviet cherche-t-il à unir en octobre 1917 ? Les ouvriers, les paysans et les soldats. Quel groupe n’était pas présent en février 1917, d’après Trotski ? Les paysans. Pourtant, ces paysans apparaissent-ils dans le film d’Eisenstein ? Oui, ils sont symbolisés par des faux (plans 34, 58 et 60). Pensez-vous qu’il y avait des paysans armés de faux dans les rues de Petrograd en février 1917 ? Non, c’est très invraisemblable. Pourquoi Eisenstein a-t-il donc fait figurer des paysans en février ? Il veut montrer que l’union des paysans, des ouvriers et des soldats recherchée en octobre par le soviet bolchevique était déjà présente en février. Eisenstein traduit en image l’analyse politique de Lénine en élevant au rang de mythe l’alliance des ouvriers, des soldats et des paysans. Le cinéaste ne cherche plus seulement à représenter symboliquement un événement de l’histoire (la chute du tsarisme) ; il s’attache à l’expliquer. Pour cela, il suit fidèlement les éléments d’explication du Parti. Le film atteint alors toute sa dimension propagandiste. 2) Mythifier le rôle d’avant-garde du Parti D’après Eisenstein, qui installe le réseau de cordes pour faire chuter le tsar ? Des ouvriers : quatre hommes et une femme. Plan 15 Plan 27 Ensuite, que fait la foule ? Elle tire sur les cordes. La révolution de février 1917 vous semble-t-elle spontanée ? Non, elle a été préparée en amont par certains ouvriers. Le jour de l’insurrection, ils ont guidé la foule (installation des instruments, discours) pour permettre la prise de pouvoir du peuple. Pour Lénine, la révolution ne pouvait pas être menée de manière spontanée par une foule, mais être dirigée par les membres les plus conscients de cette foule, rassemblés dans le Parti. 3) Une représentation poétique de la Révolution Plan 36 Plan 40 Plan 44 Plan 37 Plan 38 Plan 39 Plan 41 Plan 42 Plan 43 Plan 45 Comparez les plans 36 et 41, puis 37 et 40. Que remarquez-vous ? Ils se ressemblent. Combien de fois le tsar perd-il son sceptre et son globe ? Trois fois ! Il semble les récupérer pour mieux le perdre. Plan 61 Plan 62 Plan 63 Combien de fois la statue du tsar tombe-t-elle de son socle ? Trois fois. Qu’a voulu montrer Eisenstein en procédant à ces répétitions ? Il a voulu faire passer au moins deux idées : 1. De même que la statue résiste à la destruction (la tête du tsar vacille et se redresse deux fois ; le tsar perd et récupère trois fois sceptre et globe ; la statue tombe et se relève trois fois de son socle), de même le régime despotique qu’elle représente résiste. En fragmentant la représentation de sa destruction, Eisenstein montre que le pouvoir ancien (celui du tsar) se défend (il sera remplacé par celui des « bourgeois » dirigés par Kerenski) . 2. Les retours en arrière montrent que c’est aussi peut-être moins le tsarisme que la narration qui résiste. Au temps du cinéma muet, Eisenstein cherche à dire sa difficulté à raconter l’Histoire en marche. La « manipulation » de la géographie La statue du tsar Alexandre III se situait en réalité à Moscou, devant la cathédrale du Saint-Sauveur, et non à Petrograd. L’intrusion des paysans à côté de la foule des soldats, en plus d’être conforme à l’idéologie du Parti, montre que la révolution n’a pas seulement lieu en milieu urbain : la libération du tsarisme a lieu aussi en milieu rural. Plan 43 La « manipulation » de la réalité Plan 47 Plan 51 Qu’est-ce qui fait tomber les éléments de la statue ? Rien ! Les cordes ont disparu. La statue a l’air d’être du papier mâché. Les éléments se défont tout seuls ! Plan 63 La fidélité historique n’est pas l’objectif d’Eisenstein, qui est un artiste : il « trompe » volontairement le spectateur sur la géographie et le déroulement chronologique du récit. Ce faisant, il rend définitivement instable tous les repères « réalistes » du spectateur, pour l’introduire dans le monde qu’il a créé. Le film atteint alors toute sa dimension artistique. Conclusion Les premiers plans du film Octobre d’Eisenstein symbolisent la chute du tsarisme en février 1917. Ce thème n’est pas nouveau dans l’histoire des relations entre art et pouvoir : les artistes représentent beaucoup les insurrections populaires, qui ont souvent lieu, comme à Petrograd, contre les symboles du tyran. Prise de la Bastille (14 juillet 1789), Anonyme, peinture à l’huile sur toile Paris incendié, Numa fils, gravure photographiée et retouchée, 1871 Les ruines du palais des Tuileries, Jean-Louis-Ernest Meissonier, peinture à l’huile sur toile, 1871 Jeunes hongrois sur la statue de Staline déboulonnée, photographie, Budapest, octobre 1956 L’armée américaine déboulonne la statue de Saddam Hussein, photographies, Bagdad, 9 avril 2003 Toutefois, parce que les œuvres d’art déforment toujours la réalité, comme le montre l’exemple d’Octobre, instrument de la propagande du Parti et expression de la poésie du réalisateur, l’historien doit connaître tout l’intérêt mais aussi toutes les limites du témoignage « historique » des œuvres « artistiques ».
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