LIBERTINAGE ET FEMINISME DANS LES LETTRES DU COLONEL

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LIBERTINAGE ET FEMINISME DANS LES LETTRES DU COLONEL
LIBERTINAGE ET FEMINISME DANS LES LETTRES DU COLONEL TALBERT DE
FRANCOISE-ALBINE PUZIN DE LA MARTINIERE BENOIST
by
Jane Montonen
A Dissertation Submitted to the Faculty of
The Dorothy F. Schmidt College of Arts and Letters
In Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of
Doctor of Philosophy
Florida Atlantic University
Boca Raton, FL
May 2014
Copyright by Jane M. Montonen 2014
ii
AKNOWLEDGEMENTS
I wish to express my sincere thanks and love to my husband Antero for his
support and encouragement throughout the writing of this manuscript. Foremost, I would
like to express my heartfelt gratitude to Dr. Marcella Munson who patiently provided the
vision, motivation, and advice necessary for me to complete my dissertation. She has
provided insightful discussions about the research and remains my best role model as a
scholar, mentor, and professor. My debt of gratitude goes also to the other members of
my dissertation committee, especially to Dr. Frédéric Conrod for his useful suggestions
and thoughtful comments, and to Dr. Marina Karides for kindly accepting to be on my
committee and for her valuable comments. I am also thankful to all of them for reading
my dissertation.
I am very much indebted to my sister Jacqueline and to my late parents who
always believed in me and supported me in every possible way to see me achieved my
goals. I also would like to thank my dear friend Michelle for her encouragement, patience
and support during all those years. Her enthusiasm about my dissertation subject has been
a great emotional support along those years.
I am also grateful to the following staff at Florida Atlantic University for their
various forms of support during my graduate studies: Dr. Michael Horswell, director of
the graduate studies, and Gabrielle Denier, our program assistant.
iv
ABSTRACT
Author:
Jane Montonen
Title:
Libertinage et Féminisme dans les Lettres du Colonel Talbert de
Françoise-Albine Puzin de la Martinière Benoist
Institution:
Florida Atlantic University
Dissertation Advisor: Dr. Marcella Munson
Degree:
Doctor of Philosophy
Year:
2014
In 1767, Mme Benoist published an epistolary libertine novel entitled Lettres du
Colonel Talbert. Although she has received little critical attention to date, she was a
prolific author who appeared with great regularity at minor literary salons. Her presence
at these salons is well-established in personal memoirs and correspondences, and actively
remarked upon by other authors—men and women—of the period, including Mme
Roland and Choderlos de Laclos. Mme Benoist’s preferred genre was the novel with its
explicit blend of high and low literary cultures, its melding of the philosophical and the
sentimental, its pursuit of formal innovation, and its deliberate marketing in multiple
formats and for multiple audiences, including publication through the mainstream book
market, and serial publication in revues and journals with a large female readership, such
as the Journal des Dames. This study focuses on Lettres du Colonel Talbert (1767) as
both a paradigmatic and privileged text inside Mme Benoist’s larger corpus, and one
which explicitly engages many of the most pressing moral and philosophical debates of
vi
the period, including the legal status of women. To do so, Mme Benoist appropriates the
libertine novel as specific novelistic subtype. In Les Lettres du Colonel Talbert, Mme
Benoist parodies the libertine novel and in doing so, converts the libertine textual
economy to one in which well-established narrative codes of femininity and masculinity
are inverted. Although her depiction of the heroine, Hélène—an exceptional and
courageous young woman who resists the predatory advances of a man through sheer
strength of moral character—is not in itself unusual, Mme Benoist’s choice to frame her
heroine’s moral struggle in a narrative epistolary exchange between two diametrically
opposed male “types” in enlightenment thought—the libertine and the honnête homme—
Mme Benoist effectively subverts masculine textual dynamics at the level of plot and
character. More importantly, she also subverts the libertine novel’s traditional
identification with masculine authorship.
vi
DEDICATION
This manuscript is dedicated to my family, particularly to my understanding and
patient husband, Antero, who has put up with these many years of research. I also
dedicate this work to my late wonderful parents who both believed in the pursuit of my
dreams.
LIBERTINAGE ET FEMINISME DANS LES LETTRES DU COLONEL TALBERT DE
FRANCOISE-ALBINE PUZIN DE LA MARTINIERE BENOIST
Introduction ……………………………………………………………………………. 1
Madame Benoist ……………………………………………………………….. 2
Réflexion sur la Condition Féminine au Dix-huitième Siècle …………………………. 20
Le Libertinage des Mœurs et le Libertinage Erudit au Dix-huitième Siècle …………... 45
Le Libertinage des Mœurs ……………………………………………………... 47
Le Courant Littéraire …………………………………………………………… 52
Etude des Personnages …………………………………………………………………. 60
Le Colonel Talbert …………………………………………………………....... 60
Monsieur de Mozinge ………………………………………………………….. 69
La Divine Hélène ………………………………………………………………. 72
La Vicomtesse de Mérigonne ………………………………………………….. 76
Mademoiselle de Sacy …………………………………………………………. 79
La Sage Euphrosine ……………………………………………………………. 82
Les Personnages Secondaires ………………………………………………….. 83
La Communauté Religieuse ……………………………………………………. 94
Notes Critiques ………………………………………………………………………..... 97
Etude Comparative ………..…………………………………………………………... 159
Résumé et Analyse de l’Intrigue ……………………………………………………… 170
Première Partie ………………………………………………………………... 171
Seconde Partie ………………………………………………………………… 196
viii
Mardi ………………………………………………………………….. 213
Ce mercredi au Soir ………………………………………….…….…. 214
Samedi Jour d’Epreuve ………………………………………….….… 222
Dimanche Jour d’Espérance ………………………………………….. 222
Ce Lundi Jour de Tribulations ………………………………………... 223
Mardi Jour de Faveur …………………………………………………. 224
Mercredi Jour d’Humeur ……………………………………………… 225
Jeudi Jour de Vengeance …………………………………………...…. 226
Vendredi Jour de Médiation ……………..……………………………. 226
Samedi Jour de Bienveillance ...………………………………………. 227
Dimanche Jour Stérile ...………………………………………………. 228
Lundi Jour d’Expédition ..…………………………………………….. 228
Mardi Jour d’Illusion …………………………………………………. 228
Mercredi Jour d’Embarras ……………………………………………. 229
Jeudi Jour de Représentation …………………………………………. 230
Vendredi Jour d’Aveu ………………………………………………… 231
Fin du Journal ………………………………………………………… 231
Troisième Partie ………………………………………………………………. 238
Quatrième et Dernière Partie …………………………………………………. 267
Conclusion ……………………………………………………………………………. 314
Bibliographie ………………………………………………………………………….. 322
ix
CHAPITRE 1
INTRODUCTION
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
Mépris ou mise à l’écart volontaire, les manuels de littérature des deux derniers
siècles ont inclus peu de noms d’auteures du dix-huitième siècle, pourtant elles sont
nombreuses à écrire si on se réfère aux nombreux ouvrages qui dorment à l’Arsenal, à la
Mazarine et à la Bibliothèque Nationale de France. Leurs ouvrages ont mis en évidence le
courage de ces femmes qui ont osé s’aventurer dans le domaine de l’écriture
traditionnellement réservé aux hommes, qui ont questionné leur place dans la société et
dans le champ littéraire et qui ont manifesté le désir de bouleverser le système patriarcal.
Beaucoup de ces auteures sont injustement oubliées de nos jours et ce n’est que depuis le
début des années soixante dix qu’universitaires, historiens et sociologues de la littérature
se sont intéressés aux textes du dix-huitième siècle répertoriés dans les bibliothèques
françaises. Ces ouvrages permettent d’avoir accès à des auteurs méconnus et d’étudier
des textes qui peuvent être importants du point de vue de l’histoire littéraire, politique et
sociale. Parmi ces textes se trouvent des romans féminins traitant de la psychologie
amoureuse car les femmes des Lumières se tiennent à l’écart de la production d’ouvrages
1
scientifiques et philosophiques (Dorlin 29). Certains de ces textes n’inspirent qu’un
intérêt littéraire relatif mais ils peuvent être révélateurs des idées et des aspirations des
femmes de cette époque.
C’est pour faire connaître une de ces auteures oubliées que le sujet de notre étude porte
sur les Lettres du Colonel Talbert (1767) de Françoise-Albine Puzin de la Martinière
Benoist (1724-1809). Madame Benoist est une auteure du dix-huitième siècle peu connue
de nos jours malgré la publication de plus d’une dizaine de romans et de deux pièces de
théâtre, dont le thème central est l’amour, l’amitié, la vertu, et la condition féminine. Les
textes critiques sur ses ouvrages sont pratiquement inexistants hormis ceux d’Olga Cragg
qui a préfacé deux de ses ouvrages, le Journal en Forme de Lettres, Mêlé de Critiques et
d’Anecdotes (1757) et Célianne ou les Amants Séduits par leur Vertu (1766), réédités
grâce aux efforts du Service des Publications de l’Université de Saint Etienne. Cragg
souligne non seulement la modernité de l’œuvre par ses revendications féministes mais le
courage de l’auteure. Notons également que le nom de Madame Benoist est brièvement
mentionné par Laurent Versini dans son ouvrage sur le roman épistolaire.
Madame Benoist
S’il est facile de suivre les étapes de sa carrière littéraire, nous avons peu
d’information sur sa vie privée et aucune sur les circonstances qui ont suscité la création
de ses romans. A notre connaissance, Madame Benoist n’a laissé aucune confidence sur
sa vie personnelle. Le peu de renseignements que nous possédons provient des Mémoires
de Madame Roland (1754-1794) et de l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou
2
Lettres Historiques et critiques, contenant un précis de la vie et une analyse raisonnée
des ouvrages des femmes qui se sont distinguées dans la littérature française (1769) de
Joseph de La Porte (1714-1779). Les quelques critiques sur ses ouvrages se trouvent dans
la revue Le Mercure de France, dans les observations de Joseph de la Porte et dans les
Mémoires Secrets de Louis Petit de Bachaumont (1690-1771) publiés de 1777 à 1789.
L’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou Lettres Historiques et Critiques
de Joseph de La Porte donne sur l’auteure les informations suivantes:
Françoise Albine Puzin de la Martinière, née à Lyon et établie à Paris
depuis plusieurs années, ne doit ses talents qu’à la nature ; elle ne les a
acquis ni par de longues études, ni comme bien d’autres femmes, par la
société des beaux esprits : ses ouvrages ont toujours été puisés dans son
cœur. Le premier qu'elle publia, après avoir épousé le sieur Benoît,
Dessinateur, son compatriote, fut un Recueil de lettres adressées à une
amie, en forme de Journal, mêle de critiques et d'anecdotes.
L'Ouvrage eut un succès qu'il méritait, et indépendant de quelques
circonstances qui le rendirent célèbre. (Lettre XXI, 309)
L’ouvrage en question est le Journal en Forme de Lettres, Mêlé de Critiques et
d’Anecdotes, première œuvre de l’auteure publiée en 1757. C’est un texte exceptionnel
pour ses idées progressistes, voire féministes, et méritoire par son courage et sa lucidité,
souligne Cragg (97). Comme la plupart des femmes du dix-huitième siècle, Madame
Benoist ne semble pas avoir fait de longues études mais semble s’être éduquée ellemême, vraisemblablement par la lecture et la fréquentation des cercles littéraires. En
effet, la société de l’Ancien Régime ne voit pas la nécessité d’éduquer les filles et
l’éducation qu’elles reçoivent est avant tout religieuse ; l’université, en outre, leur est
fermée. La femme est considérée inférieure à l’homme sur le plan biologique,
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intellectuel, moral, social, juridique et économique et seules les femmes veuves ou ayant
une fortune personnelle jouissent d’une certaine autonomie. Rappelons aussi qu’à cette
époque les philosophes s’occupent peu du sort des femmes et que leur accès au savoir fait
naître la peur de la rivalité dans des domaines autrefois exclusivement masculins. Privées
d’une éducation digne de ce nom, les femmes vont se cultiver dans les salons littéraires
appelés ruelles sous l’Ancien Régime.
A son arrivée à Paris, Madame Benoist ne fréquente pas encore les salons
littéraires qui apparaissent au dix-septième siècle dans les hôtels aristocratiques du
quartier du Marais. Elle ne fréquentera que des salons “malheureusement mineurs”
(Cragg 27). Au dix-septième siècle, le langage et les mœurs grossiers de la cour sont
devenus si intolérables pour ceux qui recherchent la délicatesse du langage et des mœurs
qu’ils se réunissent désormais dans les cercles aristocratiques. C’est dans ces salons
mondains, devenus de véritables foyers littéraires où se rencontrent la bonne société et les
esprits brillants de l’époque, que nait la préciosité où va éclore un véritable mouvement
féministe. La plupart de ces salons littéraires est tenu par des femmes ; parmi les plus
célèbres se trouvent ceux de la Marquise de Rambouillet (1588-1665) et de Mademoiselle
de Scudéry (1607-1701). Au dix-septième puis au siècle suivant, la vie intellectuelle
s’épanouit dans ces salons littéraires où les femmes prennent la parole et donne leur avis
sur les questions philosophiques, littéraires ou religieuses. Elles vont jouer un rôle
important dans la genèse du roman moderne et leur contribution s’explique par le fait que
le roman ne se conçoit pas sans une intrigue amoureuse et qu’elles excellent dans ce
genre littéraire.
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Toujours dans l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou Lettres
Historiques et Critiques de Joseph de La Porte, nous apprenons la raison pour laquelle
Madame Benoist a quitté Lyon pour venir s’installer à Paris:
Il n'y a pas moins en Province qu'à Paris des gens désœuvrés ; et partout
ces gens-là cher client à causer des brouilleries pour s'en amuser ; ceux de
Lyon trouvèrent des allusions malignes, où Madame Benoît n'avait mis
que des observations morales […] Ces tracasseries Provinciales
dégoûtèrent Madame Benoît de sa patrie, et l'engagèrent à venir à Paris, où
elle publia bientôt un second Ouvrage en deux parties. (310-11)
Ce second ouvrage qui est publié en 1759 s’intitule Mes Principes ou la Vertu Raisonnée.
Les autres informations que nous avons sur Madame Benoist proviennent des
Mémoires (1794) de Madame Roland (1754-1793) que celle-ci rédige dans sa prison,
quelques mois avant de mourir sur l’échafaud pour ses activités politiques au moment de
la Révolution de 1789. Dans sa jeunesse, Madame Roland a fréquenté le salon
aristocratique des vieilles demoiselles de La Motte, accompagné sa mère chez leur voisin
l’abbé Jeauket, “grand musicien,” et aux concerts d’amateurs organisés par Madame
l’Epine, Rue Neuve Saint Eustache. Cette dernière leur proposa un jour d’aller dans une
assemblée charmante qui se tenait chez un homme d’esprit. C’est là que la jeune
Madame Roland rencontra Madame Benoist (428). Elle se souvient d’une femme âgée,
tout du moins pour les canons de l’époque et aux yeux d’une jeune fille de seize ans ;
Madame Benoist a environ quarante ans au moment de cette rencontre:
Madame Benoist avait été belle ; les soins de la toilette et le désir de
plaire, prolongés au delà de l’âge qui assure d’y réussir, lui valaient encore
quelques succès. Ses yeux les sollicitaient avec tant d’ardeur, son sein
toujours découvert jusqu’au delà de cette petite rose dont la fleur se
réserve ordinairement pour les secrets mystères palpitait si vivement pour
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les obtenir, qu’il fallait bien accorder, à la franchise du désir et à la facilité
de le satisfaire, ce que les hommes accordent d’ailleurs si aisément dès
qu’ils ne sont pas tenus à la constance. (430)
Madame Roland ajoute:
L’air ouvertement voluptueux de Madame Benoist était tout nouveau pour
moi. J’avais vu dans les promenades ces prêtresses du plaisir dont
l’indécence annonce la profession d’une manière choquante ; il y avait ici
une autre nuance. (430-31)
Portrait assez inattendue et même surprenant pour qui a lu son chaste roman Céliane ou
les Amants séduits par leur Vertus (1766) dont l’héroïne reste fidèle à son époux malgré
sa passion pour un autre homme. Madame Benoist n’était donc pas sans ignorer les codes
du libertinage qu’elle avait observés dans les salons mondains et que, veuve et libre, elle
pratiquait sans doute. Il suffit de se souvenir du roman de Madame de Tencin (16821749), intrigante et libertine notoire, qui, dans son roman Mémoires du Comte de
Comminge (1735) chante la force des grands sentiments et de la fidélité amoureuse.
Le libertinage est à la fois une attitude philosophique, un courant littéraire et un
relâchement des mœurs dans la société aristocratique après la mort de Louis XIV.
Héritier du libertinage érudit, mouvement philosophique dont l’intérêt majeur réside dans
sa critique de la religion et de l’autorité royale, le libertinage des mœurs s’exerce contre
les interdits de la société chrétienne et se résume dans la pratique mondaine à une grande
liberté sexuelle. Comme l’écrit Georges Bataille, l’interdit et le désir de transgression
constituent le jeu amoureux de tous les temps. Cette nouvelle libération des mœurs va
inspirer toute une floraison d’œuvres artistiques et littéraires, des toiles libertines de
Watteau, Boucher et Fragonard jusqu’au célèbre roman de Laclos, Les Liaisons
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Dangereuses (1782). Lorsque le thème du libertinage est abordé, bien souvent n’est
évoqué que le libertinage masculin, c’est pourquoi il est nécessaire de mettre l’accent sur
l’un des aspects moins connus de la société du dix-huitième siècle: le libertinage féminin.
Il faut bien entendu, lorsque nous parlons de libertinage littéraire ou roman de séduction,
mettre à part certaines œuvres comme le roman érotique de Boyer d’Argens (1703-1771)
et celui du Marquis de Sade (1749-1814) qui, l’un avec Thérèse Philosophe (1748) et
l’autre avec l’Histoire de Juliette ou les Prospérités du Vice (1801), brossent les portraits
de libertines. Anne Richardot remarque que le terme de libertine ne trouve nullement son
écho dans le terme de libertin (10). Alors que le libertin est un séducteur cynique et
brillant, habité par un appétit de domination, qui maîtrise parfaitement les codes de la
société mondaine et multiplie les conquêtes par défi ou par amour-propre, la libertine est
avant tout une débauchée sexuelle ou une prostitué dans l’imaginaire masculin de cette
époque. Pourtant si nous considérons les héroïnes de Crébillon qui sont des libertines,
elles ne sont nullement des femmes débauchées ou prostituées mais des femmes libres.
Anne-Marie Jaton, dans son essai sur les Liaisons Dangereuses, souligne que “le
libertinage féminin, qui n’est apparemment pas plus audacieux (sous-entendu que le
libertinage masculin), a une puissance de scandale plus grande et représente une attaque
plus virulente contre l’intégrité de l’ordre social” (153). Richardot insiste sur le fait qu’au
dix-huitième siècle est apparue une “certaine libération sexuelle des femmes, qui
n’hésitent nullement, dans les classes privilégiées tout au moins, à afficher leur goûts et
leurs fantaisies amoureuses” (16). Par contre l’historiographie des deux derniers siècles
nous a laissé une image stéréotypée de la femme au dix-huitième siècle (Blanc). Il suffit
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de se rappeler le rôle joué au dix-neuvième siècle par les misogynes frères Jules (18301870) et Edmond de Goncourt (1822-1896), et surtout celui de Victor Cousin (17921867) qui voit dans les femmes auteures le côté méprisable du grand siècle. La
“Troisième République des Lettres” n’est d’ailleurs pas en reste et le ton misogyne va se
prolonger jusqu’au milieu du vingtième siècle, en particulier chez Emile Magne, Georges
Mongrédien et Antoine Adam souligne Myriam Dufour-Maître (31). C’est donc une
représentation réductrice de la femme du dix-huitième siècle, vue à travers la morale
étriquée et la misogynie des siècles suivants, qui est parvenue jusqu’à nous.
Le libertinage des mœurs, qui demeure au dix-huitième siècle une pratique
aristocratique en raison des alliances et mariages forcés, écrit Blanc (47), se répand
soudain dans tous les milieux artistes et intellectuels, comme dans ceux de la finance et
du commerce, et ne se cache pas mais s’offre à la vue de tous. Olivier Blanc aborde
d’autre part une forme inexplorée du libertinage, celui des sociétés d’amour et de la
franc-maçonnerie. Ces sociétés d’amour étaient des “lieux de convivialité sur le modèle
des anciennes cours d’amour telles que les avaient remises à la mode le Comte de
Charolais ou le Prince de Bouillon à Evreux” (48). A la même époque, le Grand Orient
avait adopté le principe des loges d’adoption ou loges féminines où ne pouvaient être
admises que des veuves ou proches parentes de mâcons. A la fin des années 1770, Louis
XVI avait été instruit de “désordres et indécences” qui avaient eu lieu au cours d’une
séance de l’une de ces loges, la loge des Neuf sœurs, où certainement, note Blanc, les
échanges amoureux occupaient largement les activités caritatives des frères et des sœurs.
Or, nous savons que Madame Benoist était veuve et qu’elle avait rejoint avec sa fille une
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loge féminine. Le libertinage, sous son aspect négatif, a été invoqué par l’historiographie
républicaine pour illustrer la décadence des milieux aristocratiques de l’Ancien Régime
et, en privilégiant certains écrits misogynes tels ceux de Rétif de la Bretonne, précise
Blanc, on aboutit à des représentations caricaturales du libertinage au féminin et même
des femmes (46). Ajoutons ce qu’il écrit à propos des libertines du dix-huitième siècle:
“ces femmes libres étaient actives, cultivées, engagées” (53). Il semble, d’après les
souvenirs de Madame Roland, que le comportement de Madame Benoist était celui d’une
femme libre, voluptueuse et sensible aux hommages masculins. Cependant l’absence de
documents sur sa vie privée ne nous permet pas d’affirmer qu’elle s’adonnait au
libertinage.
Nous trouvons d’autre part des critiques de ses romans et de ses pièces de théâtre
dans la revue Le Mercure de France, dans les observations de Joseph de la Porte ainsi
que dans les Mémoires Secrets de Louis Petit de Bachaumont (1690-1771) qui ont été
publiés de 1777 à 1789. Or, selon le théoricien allemand Hans Robert Jauss (1921-1997),
la postérité d’une œuvre dépend de l’histoire de sa réception et de l’effet produit par
celle-ci sur son premier public. Que cette œuvre soit rejetée, admirée, oubliée ou
critiquée, c’est le lecteur qui détermine sa postérité et lui permet de s’inscrite dans
l’histoire littéraire. Si les principaux lecteurs de romans au dix-huitième siècle sont avant
tout les femmes puisque que ce sont surtout elles qui les lisent, les critiques littéraires qui
ont commenté les romans de Madame Benoist sont, à notre connaissance, exclusivement
des hommes. Selon la thèse de Jauss, l’expérience littéraire du lecteur échappe au
psychologisme dont elle est menacée, si pour décrire la réception de l’œuvre et l’effet
9
produit par celle-ci, elle reconstitue l’horizon d’attente de son premier public (54) ;
l’horizon d’attente étant le système de référence objectivement formulable qui, pour
chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparait, résulte de trois facteurs
principaux. Les deux premiers facteurs que nous avons retenus sont l’expérience
préalable que le public a du genre dont l’œuvre relève et la forme et la thématique
d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance. “Même au moment où elle
parait, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant
dans un désert d’information” (Jauss 55) ; elle évoque des histoires lues et possède des
caractéristiques déjà familières des lecteurs car un auteur est aussi un lecteur. Lorsque
parait les Lettres du Colonel Talbert en 1767, le roman libertin est un genre très apprécié
du public autant masculin que féminin surtout depuis la publication en 1742 du roman de
Crébillon, Le Sopha, ouvrage brillant et satirique qui fit scandale. En évoquant des choses
déjà lues, explique Jauss, l’œuvre met le lecteur dans certaines dispositions
émotionnelles, et “crée dès son début une certaine attente de la «suite», du «milieu» et de
la «fin» du récit (Aristote)” (55). Ainsi le genre d’une œuvre peut être considéré en
continuité ou en rupture des œuvres qui la précèdent dans une histoire littéraire. Le roman
de Madame Benoist s’inscrit donc en continuité du roman libertin.
Dans les romans libertins du dix-huitième siècle, la représentation du masculin et
du féminin est un système codifié sous une plume masculine ; l’homme incarne la raison
et la logique alors que la femme symbolise les sentiments impulsifs et la faiblesse morale.
L’homme est l’habile séducteur mondain et la femme, vertueuse ou avertie, succombe
toujours à ses avances ce qui met en évidence le savoir-faire du séducteur, et l’amour
10
n’entre jamais en ligne de compte. Le problème posé dans les romans libertins,
notamment dans ceux de Crébillon, écrivain majeur de son temps, est la faiblesse de la
femme qui succombe toujours au “moment” alors que chez Madame Benoist la question
posée est celle de la maîtrise féminine et de la liberté de choix de la femme ; son héroïne
Hélène est déterminée dès le début à ne jamais fléchir. Ainsi les Lettres du Colonel
Talbert est-il en rupture des normes littéraires du roman libertin de son temps et des
attentes des lecteurs puisque Madame Benoist transforme le roman du libertinage en
inversant les codes du féminin et du masculin. Son héroïne fait preuve d’autorité et
possède une maîtrise de soi qui va à l’encontre du système codifié de la nature féminine
car la femme, chez les auteurs libertins de cette époque, se soumet toujours à la volonté
masculine. La prétendue “nature féminine” est une construction de la société patriarcale.
S’ajoutent à la fermeté de l’héroïne et à sa force de caractère, le sentiment amoureux
grandissant du libertin Talbert pour sa victime et leur fin tragique, ce qui peut expliquer
en partie le manque de postérité du roman, le dénouement allant à l’encontre de l’attente
du public masculin. Dans l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou Lettres
Historiques et critiques, de 1769, Joseph de La Porte reproche à Madame Benoist d’avoir
fait “périr ses héros d'une manière aussi tragique” (344). Le changement d’horizon, selon
Jauss, peut se manifester dans des œuvres postérieures ; il suffit de penser, toujours dans
le contexte du dix-huitième siècle, aux Liaisons Dangereuses (1762) de Laclos qui,
comme Madame Benoist, a inversé les codes du masculin et du féminin.
La réception d’une œuvre féminine à cette époque est compliquée par le fait du
sexe de l’auteure dans un contexte historique où la femme est considérée comme
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inférieure à l’homme dans tous les domaines y compris intellectuellement. Cette réflexion
nous amène à ajouter que le contrôle des femmes sous l’Ancien Régime passe aussi par
celui de leurs écrits. N’oublions pas non plus le rôle majeur joué par les critiques
misogynes des deux derniers siècles, comme nous venons de le voir précédemment, tels
Victor Cousin au dix-neuvième siècle et ceux de la “Troisième République des Lettres”
au début du vingtième siècle. Il semble que c’est délibérément que les femmes auteures
ont été écartées des manuels littéraires.
Dans la revue Le Mercure de France de janvier 1766, un premier hommage est
rendu à Madame Benoist pour son roman Elizabeth (1766) qui vient de paraître et semble
avoir reçu un accueil favorable:
Une personne, charmée du roman d’ELIZABETH, donna une fête à
Madame ***, auteur de cet ouvrage. Au dessert on lui présenta une
couronne de mirthe et de lauriers avec les vers suivants.
De mirthe et de lauriers, Iris, cette couronne
Doit orner votre front ; l’amitié vous la donne :
Elle est l’emblème heureux du talent enchanteur
De charmer par l’esprit et de toucher le cœur.
PAR M. DE PUJOL (72)
Cet éloge dithyrambique, dont nous ne donnons qu’un court extrait, semble provenir d’un
admirateur. Le mois suivant, c'est-à-dire en février 1766, le Mercure de France publie
une autre critique élogieuse de ce roman:
ELIZABETH, roman, par Mde ***. Amsterdam, chez ARKST &
MERCUS ; et se trouve à Paris, chez DURAND le jeune, rue Saint
Jacques, à la Sagesse : quatre parties in-12. Prix 5 livres brochées.
12
Ce roman, que nous n’avons fait qu’annoncer dans le Mercure précédent,
nous a paru mériter un article plus étendu et nous nous proposons d’en
donner une idée dans celui-ci.
Les personnes qui dans ces sortes de lectures ne cherchent que des
aventures singulières et merveilleuses, n’y trouveront pas de quoi
satisfaire leur curiosité. Toutes les situations sont vraies et naturelles.
C’est un tableau fidèle de la société, une peinture exacte de nos mœurs ;
d’où résulte un excellent traité de morale, propre à inspirer la vertu, en
intéressant le cœur, et en amusant l’esprit. Tout y respire l’honnêteté,
l’amour de l’ordre et des devoirs. (78-79)
L’article poursuit ses louanges et donne un bref compte rendu de l’intrigue dont l’héroïne
est une jeune femme de vingt-quatre ans, “accoutumée à réfléchir, dont le cœur et le
jugement sont formés” (80). Le nom de l’auteure est cité à la fin de l’article: “Les âmes
honnêtes et sensibles sauront gré à Mde Benoist de ce travail, qui fait autant d’honneur à
son cœur qu’à sa plume“ (91). Notons ici que l’âge de l’héroïne est le même que celui de
l’héroïne des Lettres du Colonel Talbert (1767).
Après la parution des Lettres du Colonel Talbert en 1767, la revue Le Mercure de
France de juin 1767 en donne un résumé d’une trentaine de pages: “TALBERT, roman
en quatre parties ; par Mde BENOIST, auteur d’Elizabeth” (84) et conclue:
Nous ne pouvons qu’applaudir aux vues honnêtes d’un auteur qui, dans
des ouvrages de pur amusement, se propose, pour but, la punition du vice
et la récompense de la vertu. C’est nous conduire au bien par un chemin
semé de fleurs. Nous ne doutons point que le public n’accueille
favorablement cette nouvelle production, qui nous parait très propre à
confirmer l’idée avantageuse que Mde Benoist a déjà donné de son talent à
peindre les mœurs, à saisir les ridicules, à montrer le jeu des passions, à
développer les ressorts du cœur humain. La flexibilité de son style la plie à
toutes les circonstances, à tous les caractères, à tous les états. Chacun de
ses héros semble parler le langage qui lui est propre, tous nous paraissent
dans le ton de la nature. (110-11)
13
L’auteur de l’article a relevé la polyphonie des lettres: “Chacun de ses héros semble
parler le langage qui lui est propre.” Le ton très élogieux de cet article ne cache pourtant
pas un certain mépris vis-à-vis de cette œuvre féminine qualifiée de “pur amusement” qui
n’est pas prise au sérieux. Cette remarque apparemment anodine détruit la crédibilité de
l’auteure et sous-entend l’incompatibilité de ce roman sentimental écrit par une femme
avec “l’horizon d’attente” des lecteurs de l’époque que nous avons évoquée
précédemment.
Signalons à nouveau l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou Lettres
Historiques et critiques (1769) de Joseph de La Porte, dans lequel on trouve le
commentaire suivant:
Les Lettres du Colonel Talbert, composent sans doute la meilleure
production qui soit sortie de la plume de Madame Benoît. Sujet simple,
style naturel, caractères vrais, situations intéressantes, réflexions
philosophiques, tout concourt à rendre également utile et agréable la
lecture de ce Roman. (332)
Toujours dans l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, ou Lettres Historiques et
critiques, Joseph de La Porte, après avoir donné un bref exposé de l’intrigue, reproche à
Madame Benoist de s’être trop inspirée du roman Clarisse de Richardson.:
Ce Roman, Madame, ressemble trop à Clarisse. Le caractère de Talbert est
tracé sur celui de Lovelace ; leur projet est le même ; c'est la ruse &
l'artifice qu'ils emploient l'un et l'autre pour réussir. Tous deux
commencent par se servir d'une querelle qui peut avoir des suites pour
engager une fille honnête à entretenir une correspondance avec eux, Tous
deux finissent par l'enlever. On est fâché surtout, que Madame Benoît
fasse périr ses héros d'une manière aussi tragique ; elle aurait dû sentir l'art
avec lequel l'Auteur Anglais a préparé son dénouement. Clarisse
déshonorée ne pouvait plus vivre : Lovelace reçoit la punition de ses
forfaits de la main d'un des Tuteurs de Clarisse. Ici Hélène a triomphé de
14
tout, Un accident cause sa mort ; et c'est le désespoir qui met fin à la vie
de Talbert. Il y a cependant de l'imagination et de l'intérêt dans cet
Ouvrage. On applaudira quelques intrigues de Talbert, et surtout à la scène
de séduction, qui est pleine d'action de feu et de chaleur.
Je suis, &c. (344)
Il est manifeste que Joseph de La Porte reproche à Madame Benoist d’avoir plagié le
roman de Samuel Richardson (1689-1761), Clarissa Harlowe (1744-48) qui fut traduit en
français par l’Abbé Prévost (1697-1763), ou tout du moins d’avoir emprunté certains
traits de caractère de son héros. Comme le souligne Lafon, dans la seconde moitié du dixhuitième siècle plane l’ombre de Clarissa Harlowe. Soulignons cependant que cette
critique de Joseph de La Porte semble infondée car Talbert, le héros de Madame Benoist,
est un libertin généreux et sans cruauté alors que Lovelace est un être corrompu et
ignoble.
Une critique du roman Elizabeth se trouve également dans l’Histoire Littéraire
des Femmes Françaises, ou Lettres Historiques et critiques:
Ce roman surprend moins par une marche rapide d’aventures
merveilleuses, qu’il n’attache par une suite naturelle de situations vraies et
intéressantes. L’amour y est peint avec énergie, la vertu avec dignité,
l’amitié avec sensibilité. (330)
Dans le bref compte-rendu de ce roman, nous avons noté un des traits que nous
retrouvons dans les Lettres du Colonel Talbert, c'est-à-dire l’espérance coupable de la
mort de celui ou de celle qui fait obstacle au bonheur. Alors que dans le roman Elizabeth:
“La faible santé de la marquise de Mérainville, nom que lui a donné le chevalier de
Luzan, en l’épousant, laisse à la triste Elizabeth une lueur d’espérance [..] cet espoir
criminel…” (329), nous constatons que dans les Lettres du Colonel Talbert, Mozinge a
15
souhaité la mort du fils de celle qu’il aime, seul obstacle à leur bonheur. Même les êtres
les plus vertueux ont des faiblesses morales lorsqu’il s’agit d’atteindre le bonheur.
Toujours dans l’Histoire Littéraire des Femmes Françaises, se trouve une
critique favorable du roman Agathe et Isidore paru en 1768:
Il semble que Madame Benoît se soit attachée à mettre dans le Roman
d'’Agathe et Isidore plus d'événements que dans ses autres Ouvrages de ce
genre. Celui-ci en est rempli ; mais ils ne sont point aux dépens de la
vraisemblance. On peut dire que ce sont d'utiles et d'agréables mensonges,
présentés sous les traits de la vérité. La morale y est toujours en action ; il
y règne principalement un fond de Philosophie pratique, propre à inspirer
des sentiments essentiels au bonheur, En choisissant ses héros dans une
condition abjecte, mais en leur donnant des qualités estimables', l'Auteur a
cru pouvoir intéresser. Ce sont les vertus que l'on admire ; les titres
n'obtiennent que des égards. […] La facilité du style de ce Roman, et
surtout la vérité des caractères, en rendent la lecture extrêmement
agréable. Celui de Godin et de Denise, toujours soutenu, ne serait point
déplacé dans un Ouvrage de Fielding.
Je suis, &c, (351-64)
Par contre le roman Célianne ou les Amants Séduits par leur Vertus (1766) est critiqué
pour ses invraisemblances:
L'objet de cette brochure mérité des éloges ; l'Auteur a voulu prouver, qu'il
est certains dangers, auxquels il est bien difficile qu'une femme s'expose
impunément. Il y a de la facilité et quelquefois de la chaleur dans son
Ouvrage ; cependant on y remarque des tours et des expressions
recherchées. Il me semble aussi que le fonds du Roman s'éloigne trop de la
nature. On n'a jamais fait sérieusement des conventions pareilles à celles
de Mozime et de Célianne. (330)
Notons que le roman de Madame de La Fayette (1634-1693), La Princesse de Clèves
(1678), avait été également critiqué pour ses invraisemblances car il était
16
incompréhensible qu’une femme puisse révéler à son mari son amour pour un autre
homme.
Dans le second tome des Mémoires Secrets de Bachaumont, à la date du 3 janvier
1766, on trouve:
Une nouvelle femme auteur entre en lice ; c’est Mde. Benoit, auteur
d’ELIZABETH, roman en quatre parties. Il affecte le cœur ; les caractères
sont bien dessinés et bien soutenus ; tout y est naturel et ressent le ton de
la bonne compagnie. (280)
Dans le tome 3, à la date du 30 juin, on peut lire: “Madame Benoit, l’auteur d’Elizabeth,
fait paraître un nouveau roman, intitulé Célianne, ou les Amants Séduits par leur Vertus”
(49). Dans ce même tome, au 26 février 1768:
Le Triomphe de la Probité, comédie en deux actes et en prose, imitée de
l’Avocat, comédie de Goldoni. Madame Benoit est auteur de ce drame. La
pièce est conduite sagement et écrite avec facilité. On désirerait plus d’art
dans le tissu de l’intrigue, et plus de force dans les caractères. (309).
Dans le dix-huitième tome, à la date du 6 juillet 1768, une critique brève de sa dernière
pièce de théâtre est peu élogieuse:
Madame Benoit. Cette virtuose littéraire, déjà connue par des romans,
vient de s’élever jusqu’à la comédie, et vient de nous en donner une, en un
acte et en prose, qui a pour titre La Supercherie Réciproque. L’intrigue
n’en est pas mal conduite ; il y a de la simplicité dans le style, mais nulle
énergie dans les caractères, et rien de comique dans les situations, Cette
pièce restera dans la bibliothèque des amis auxquels l’auteur femelle en a
fait part. (351-52)
Contemporaine de Madame de Graffigny (1695-1758), de Madame Le Prince de
Beaumont (1711-1780), et de Madame Riccoboni (1714-1792), auteures célèbres pour
17
leurs œuvres pédagogiques ou leurs réflexions sur la condition féminine, Madame
Benoist nait en 1724 dans la paroisse de Saint-Nizier, près de Lyon. Les dates de sa
naissance sont contradictoires ; la Bibliothèque Nationale de France donne la date de
1724, par contre si l’on se réfère à un acte de naissance qui se trouve à Lyon, elle serait
née à Saint-Nizier le 3 octobre 1731 (Cragg 24). D’après les registres de la même
paroisse, elle épouse le 22 avril 1754 Jean Marie Benoist, peintre sur soie. La date de son
arrivée à Paris reste incertaine, probablement en 1757, à l’âge de vingt-six ans et il
semble qu’elle est devenue veuve peu de temps après son installation dans la capitale
(Cragg 24). Après son veuvage, elle fréquente les salons littéraires parisiens où
vraisemblablement elle rencontre Choderlos de Laclos et publie de nombreux ouvrages
qui obtiennent un vif succès auprès de ses contemporains. Elégante, raffinée et pleine de
charme, elle est surtout pourvue d’un esprit brillant et spirituel comme l’atteste les Lettres
du Colonel Talbert. Madame Benoist est aussi une femme cultivée qui a beaucoup lu si
l’on en juge par ses nombreuses références aux pièces de Molière, à l’Astrée (1617-1625)
d’Honoré d’Urfé, à Rousseau, au romancier anglais Fielding, et aux tragédies de Racine.
Elle connait l’histoire ancienne et la bible dans lesquelles elle a largement puisé pour son
roman. Lorsque la Franc-maçonnerie s’implante en France sous la Régence, elle rejoint
avec sa fille une des loges d’adoption réservées aux femmes. Bien qu’être membre d’une
loge maçonnique donne “l’impression d’appartenir à un monde privilégié, libre et
différent,” souligne Dachez (71), les préoccupations des loges féminines sous l’Ancien
Régime se limitent surtout à l’éloge de la vertu et à la pratique de la charité (Picart 21).
Devenir franc-maçonne est pour une femme un instrument d’émancipation au même titre
18
que l’écriture qui permet à l’auteure de proclamer sa frustration contre l’iniquité de la
condition féminine.
Nous nous proposons d’étudier le libertinage et le féminisme dans son roman
intitulé Lettres du Colonel Talbert (1767). Le terme féminisme, qui n’apparait qu’au dixneuvième siècle, est compris dans le sens d’idées progressistes et subversives sur la
condition féminine et d’une critique de l’oppression des femmes. Les Lettres du Colonel
Talbert (1767) est un roman épistolaire polyphonique en quatre parties, qui reflète la
société libertine du dix-huitième siècle et dénonce l’iniquité de la condition féminine car
la femme doit se conformer aux normes rigides de la société qui la cantonnent dans la
sphère privée. En premier lieu, nous définirons le terme féminisme tel qu’il peut être
appliqué aux textes du dix-huitième siècle dans notre Réflexion sur la Condition
Féminine au Dix-huitième Siècle, puis nous proposerons une analyse socio-historique de
cette période y compris du libertinage érudit et du libertinage des mœurs qui apparait au
dix-septième siècle. Nous aborderons l’étude de la condition féminine au dix-huitième
siècle en utilisant plusieurs théories féministes notamment, celles de Nancy Miller, de
même que la notion de violence symbolique développée par le sociologue Pierre
Bourdieu.
19
CHAPITRE 2
REFLEXION SUR LA CONDITION FEMININE
AU DIX-HUITIEME SIECLE
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
Le fait que le dix-huitième siècle soit perçu comme une période de débauche et de
décadence a occulté le nombre croissant de revendications féministes véhiculées dans les
œuvres des auteures de cette époque. Dans son ouvrage Subject to Change (1988), Nancy
Miller suggère que si la production littéraire des auteures du dix-septième siècle et du
dix-huitième siècle est passée sous silence, ce n’est pas seulement dû à leur statut de
femmes écrivains mais surtout à leurs revendications féministes. Prendre la parole pour
défendre les femmes sous l’Ancien Régime est une entreprise courageuse, voire
audacieuse et surtout mal acceptée car elle met en péril l’hégémonie masculine. Le
nombre croissant des revendications féministes n’est pas la seule explication, comme
nous l’avons vu précédemment, ces auteures ont été écartées intentionnellement par ceux
qui rédigeaient les manuels de littérature et qui avaient tout avantage à passer cette réalité
sous silence. La femme est entrée en écriture, je dirais en dissidence, dans un domaine
traditionnellement réservé aux hommes puisque, dès son avènement à la Renaissance, la
20
République des Lettres exclue la femme de ses membres. Ce que l’on reproche aux
femmes, ce n’est pas d’écrire, mais d’écrire pour un public. L’histoire littéraire reste donc
un domaine entièrement masculin avec quelques noms d’auteures admises dans le
sacrosaint parnasse parce qu’elles ne mettent pas en cause la société patriarcale. Il a fallu
attendre le vingtième siècle pour qu’une femme soit enfin reçue à l’Académie Française
fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu. En effet, ce n’est qu’en 1980 que l’auteure
Marguerite Yourcenar (1903-1987) est élue au fauteuil de Jean Caillois.
Les femmes écrivains du dix-huitième siècle qui ont été tirées de l’oubli l’ont été
récemment grâce aux efforts d’universitaires soucieuses de retrouver des textes qui
peuvent être importants du point de vue des idées politiques et sociales des femmes de
cette époque ; leurs ouvrages ont été retrouvés dans les archives des bibliothèques,
notamment celles de la Bibliothèque Nationale de France.
Les écrivains ont décrit la femme et lui ont donné la parole mais les femmes ne se
reconnaissent pas dans les codes romanesques patriarcaux ; c’est en réaction aux discours
masculins qui présentent une vision partielle et imparfaite de la femme que Madame
Benoist est entrée en écriture. Proclamant son indignation contre les écrivains qui
prétendent connaître les femmes tout en se plaignant qu’elles sont impénétrables, elle
écrit dans le Journal des Dames de février 1759:
Vous ignorez comme elles pensent, puisqu’on se plaint tous les jours que
nous sommes impénétrables, et qu’il est impossible de nous définir. Il n’y
a que les Auteurs qui prétendent nous bien connaître. Ils font passer
hardiment pour nos portraits des copies dont les originaux n’existent que
dans leur imagination. (81)
21
Elle exprime son désir de voir la femme écrite et décrite par la voix féminine et non pas à
travers le discours masculin. La femme veut se raconter et ne plus être racontée.
De même, dans son Journal en Forme de Lettres, Mêlé de Critiques et
d’Anecdotes (1757), roman épistolaire monodique proche du journal intime, Madame
Benoist revendique le droit à l’écriture pour les femmes dont le triste sort est d’enfanter
avec douleur et soutient qu’on devrait leur “permettre d’enfanter avec délice” quand leur
passion est de créer. Elle ne voit pas pourquoi les femmes n’auraient pas l’ambition
d’écrire au même titre que les hommes, car “pourvu qu’elles donnent des citoyens à leur
patrie, et que l’Etat ni leur mari ne souffrent point de leur manie…. elles peuvent et
doivent se livrer à la gloire de donner des enfants à la République des Lettres” (121). Or,
prendre la parole par l’écriture pour la femme auteure, c’est renaître en tant que sujet et
affirmer son pouvoir. Nancy Miller souligne que les femmes sont sous l’influence
souvent inconsciente des images et des mythes véhiculées sur la femme et qui marque sa
subjectivité. Comme l’explique le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage sur La
Domination Masculine, “le pouvoir symbolique`ne peut s’exercer sans la contribution de
ceux qui le subissent parce qu’ils le construisent comme tel” (62). Ce pouvoir symbolique
est durablement ancré dans l’inconscient et le corps des dominés “sous la forme de
schème, de perception et de dispositions (à admirer, à respecter, à aimer, etc.) qui rendent
sensible à certaines manifestations du pouvoir” (62). Au cours des siècles les femmes ont
ainsi intériorisé l’inégalité sexuelle et sont devenues ce que la société exigeait d’elles. La
prétendue “nature féminine,” avec toutes les connotations négatives de faiblesse et de
22
frivolité que cela implique, est une construction de la société patriarcale qui permet
d’exclure les femmes des activités sérieuses.
Toujours dans son Journal en Forme de Lettres, Madame Benoist questionne les
mécanismes sociaux qui interdisent aux femmes l’accès à l’instruction et capte la volonté
ambiante des femmes de l’aristocratie de sortir de leur état de dépendance. C’est un texte
exceptionnel par ses idées progressistes, son courage et sa lucidité, note Olga Cragg, qui
souligne la modernité de l’œuvre par ses prétentions féministes:
La spécificité féminine de l’écriture de Madame Benoist – définissable par
la problématique de l’amour opposé à l’amitié et par la revendication
d’une liberté de choix dans le mariage, évidemment présentés de manière
oblique – occupe une place importante dans l’histoire du féminisme de
l’Ancien Régime. (22)
Dans ce texte, Madame Benoist fait une analyse pertinente de la pièce de Molière, Les
Femmes Savantes (1672), et s’indigne de sa cruauté envers les femmes qui désirent
s’instruire, idée provocatrice pour son époque. Elle souligne avec perspicacité que “les
effets qui en résultent, sont plus nuisibles qu’utiles” (109) et ne servent qu’à décourager
les femmes qui désirent s’instruire car dans une société où la femme ne peut en aucun cas
prétendre être l’égale de l’homme, l’héroïne de roman ou de théâtre est généralement
une femme vertueuse et non éduquée et, si elle prétend s’instruire, elle devient une
créature ridicule et prétentieuse s’exposant à la raillerie des milieux mondains. Etre
vertueuse à cette époque est synonyme d’obéissance et de soumission à l’homme, qu’il
soit le père ou le mari. C’est Molière sans aucun doute qui s’est moqué le plus
cruellement des femmes qui cherchent à s’instruire dans des satires très misogynes car
pour le dramaturge “une femme d’esprit est un diable en intrigue” (L’Ecole des Femmes
23
64). Une femme se doit de rester humble et ne pas en savoir trop et surtout, comme pour
Clitandre, ne pas exhiber ses connaissances en public:
Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.
Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante ;
Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait ;
De son étude enfin je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos
(Les Femmes Savantes 36-37).
Clitandre exprime les préoccupations masculines de l’époque qui prêche que la femme ne
saurait être l’égale de l’homme et que l’instruction doit rester un privilège masculin. Les
femmes instruites, rappelle Dorlin, sont également suspectes aux yeux des autres femmes
(55) dont le mode de pensée est un pur produit de la domination masculine comme
l’explique Bourdieu dans son ouvrage sur La Domination Masculine. Madame de
Maintenon elle-même, fondatrice de l’Ecole de Saint-Cyr, imposait d’éteindre à tout prix
chez les jeunes filles la “démangeaison du savoir.”
Au dix-septième siècle et au dix-huitième siècle, les romans épistolaires
masculins offrent une lecture misogyne, c'est-à-dire des récits écrits pour le plaisir
érotique du lecteur, tout en observant toujours la bienséance mondaine. A la même
époque, les romans féminins questionnent le sentiment de jouissance de la subjectivité
masculine. Les auteures prennent le contrepied de la vision patriarcale et une approche
critique des textes libertins de la culture dominante, c’est-à-dire de l’exposé des multiples
conquêtes féminines, qui offrent une idée fausse du comportement féminin. En effet, ces
24
textes masculins présentent un aspect peu flatteur de la femme qui est toujours décrite en
termes de fragilité, de faiblesse morale et de dépendance, soulignant son extrême
soumission à l’homme et à ses désirs.
Il suffit de se rappeler la critique acerbe de l’hégémonie masculine de Madame
Riccoboni (1713-1792) dans son Histoire du marquis de Crécy (1758):
Un des avantages de la supériorité de l’âme de l’homme sur la nôtre est
cette force d’esprit dont il se sert pour étouffer les remords qu’élève au
fond de son cœur le souvenir d’une femme sensible et malheureuse:
sensible, parce qu’un ingrat a désiré de l’attendrir ; malheureuse, parce
qu’elle a honoré son amant d’une estime qu’il ne méritait pas de lui
inspirer. (62)
La même critique acerbe du comportement masculin se retrouve dans son roman
épistolaire Lettres de Milady Juliette Catesby à Milady Henriette Campley, son Amie:
Occupé de lui seul, de ses intérêts, rien ne peut le faire renoncer au bien
dont la possession le flatte et souvent à force d’obstination, il parvient à
conserver, sinon le cœur, au moins la personne, premier objet de son
attachement. Lui, dès qu’il trouve sa chaîne pesante, il la brise, il
s’éloigne, il ne voit point couler nos larmes, il n’entend point nos plaintes.
(106)
C’est en des termes semblables que Madame Benoist, dans son Journal en Forme de
Lettres (1757), explique ses sentiments sur un ouvrage qu’elle a lu:“c’est une femme qui
juge, et une femme qui est du nombre de celles à qui l’on refuse cette bonne portion du
jugement dont les hommes s’approprient si gratuitement l’exclusive possession” (129).
C’est avec amertume qu’elle dénonce ainsi les préjugés sexistes qui font de la femme un
être dénuée de capacités intellectuelles et de raison. Dans les Lettres du Colonel Talbert
(1767), Madame Benoist a fait de son héroïne une artiste de grand talent ; déjà au dix25
septième siècle, les précieuses affirmaient que les capacités intellectuelles et le talent
artistique ne sont pas une question de sexe mais d’individu et qu’il n’existe aucune
différence intellectuelle entre les hommes et les femmes, seulement une différence
d’éducation.
Les relations de domination entre les sexes où la femme est entièrement soumise à
l’homme sont fortement ébranlées et critiquées dans les romans féminins, note Miller.
D’autre part, leurs récits offrent un point de vue différent né d’une conscience féminine
de plus en plus soucieuse d’acquérir un statut légitime et des droits au même titre que les
hommes. Dans les Mémoires du Comte de Comminge (1735), l’héroïne de Madame de
Tencin (1682-1749) désobéit aux ordres paternels en épousant le plus affreux et le plus
cruel des maris, proclamant ainsi sont attachement à son amant et sa liberté de choix. Les
romans féminins ont souvent été critiqués pour leurs invraisemblances ; Boileau se
moque de l’homme sensible scudérien de Madeleine de Scudéry (1607-1701), précieuse
notoire dont nous reparlerons un peu plus loin, qui, dans son roman Le Grand Cyrus
(1649-1653), remet en question les normes du masculin et du féminin en créant l’image
d’un homme sensible entièrement dévoué à la femme, Cyrus est grand non pas parce
qu’il est un grand guerrier mais parce qu’il est amoureux. Autre élément révolutionnaire
allant à l’encontre des codes romanesques, l’homme amoureux n’est pas l’amant mais le
mari. De même, dans les Lettres du Colonel Talbert, Madame Benoist inverse la tradition
libertine qui fait de la femme un personnage stéréotypé, c’est à dire une proie, une
victime facilement séduite par un libertin sans scrupules mis en scène pour le seul plaisir
érotique du lecteur masculin. Dans cette parodie du roman libertin, elle crée un
26
personnage féminin lucide et doué de raison et inverse les principes traditionnels du
féminin et du masculin. Le colonel Talbert, militaire courageux et libertin mondain sans
scrupules, tente de séduire la divine Hélène mais est séduit lui-même et se transforme au
long du récit en amant sentimental. Son mariage, dans un moment de faiblesse
amoureuse, avec celle qu’il n’a pas pu posséder en dehors de l’hyménée, va à l’encontre
des codes du récit libertin et de l’attente des lecteurs masculins. Il nous faut attirer
l’attention sur un personnage féminin pittoresque et subversif du roman, Mademoiselle
Binet, qui refuse d’épouser le cuisinier de Talbert pour conserver sa liberté et ne pas
tomber sous l’emprise d’un homme violent qui a tué sa femme à force de la battre. Cette
femme du peuple à la forte personnalité est un personnage transgressif qui se “moque des
figures d’autorité masculine” (Toussaint 91) et affecte des idées progressistes. Comme le
souligne Miller, la critique d’un texte est liée de façon herméneutique à un texte
préexistant. C’est pourquoi les romans féminins sont souvent critiqués pour leurs
invraisemblances car les héroïnes se détournent des rôles et des destinées
traditionnellement réservés aux femmes dans les récits masculins. Hélène, l’héroïne des
Lettres du Colonel Talbert, sait se montrer froide et distante et réagir avec intelligence et
sang-froid. Elle est sensible mais raisonnable. Contrairement à la princesse de Clèves qui
reçoit des conseils de sa mère sur les dangers de la cour, Hélène est seule, et nous
ignorons si elle a reçu des conseils de sa tante.
Est-ce à dire que les auteures réécrivent le roman en changeant la tradition de la
culture dominante?
27
Au dix-septième siècle puis au dix-huitième siècle, les femmes qui écrivent et
osent se faire publier le font souvent sous le couvert de l’anonymat, ou dans le cas de
Madeleine de Scudéry, sous le nom de son frère, Georges de Scudéry. Leurs ouvrages ont
été accueillis avec presque toujours les insinuations malveillantes et dégradantes qu’elles
n’ont pu produire seules de tels chef-d’œuvre mais ont été aidées, conseillées ou
corrigées par une plume masculine. Les écrits féminins ont été discrédités dès que les
femmes ont commencé à écrire puisqu’au début du quinzième siècle, Christine de Pisan
(1364-1430) a été sévèrement critiquée pour s’être indignée de la misogynie du Roman
de la Rose et avoir dénoncé le sort injuste réservé aux femmes. Au dix-huitième siècle, le
cas de Madame Robert, née Marie-Anne de Roumier (1705-1771), est exceptionnel. Cette
auteure, pratiquement inconnue de nos jours, est une des premières femmes à reconnaître
la nécessité d’un mouvement féminin organisé pour conquérir l’indépendance, comme le
préconisera Olympe de Gouge (1748-1793) trente ans plus tard. Dans son roman,
Voyages de Milord Céton dans les Sept Planètes ou le Nouveau Mentor (1765), le héros
s’exclame :
Je suis toujours étonné que les femmes ne se soient point encore liguées
entre elles, qu’elles n’aient pas imaginé de former un corps à part, afin de
pouvoir se venger des injustices que leur font les hommes. Que ne puis-je
vivre assez longtemps pour leur voir faire cet heureux usage de leur
courage ! (Cité dans le Recueil des Préfaces de romans du XVIIIe Siècle
147)
Si Madame de Lafayette et Madame de Graffigny ont préféré l’anonymat, et si certaines
sont entrées en écriture sous le couvert de l’anonymat avant de signer leurs œuvres, telle
Madame Riccoboni, les auteures ont compris le bouleversement créé par l’apposition de
28
leur nom sous le titre de leurs ouvrages. Comment alors interpréter la signature de
Madame Benoist, auteure de la moitié du dix-huitième siècle, par Madame ** auteure
d’Elizabeth ? Va-t-elle à l’encontre de la culture androcentrique? Selon Nancy Miller, la
signature d’un texte par son auteure, qui est en même temps une auteure féministe, est la
marque de sa résistance à l’idéologie dominante et l’affirmation de sa subjectivité, de son
existence propre en dehors des normes culturelles en vigueur.
Les auteures deviennent conscientes de leur identité spécifique, de leur valeur
intrinsèque et expriment toute la difficulté d’être une femme dans une société patriarcale.
Leurs héroïnes s’éloignent des rôles et des destinées traditionnellement réservés aux
femmes dans les écrits masculins, et les récits féminins sont souvent critiqués pour leurs
invraisemblances. Nancy Miller questionne la difficulté pour les auteures de s’éloigner
des intrigues traditionnelles, car si beaucoup de leurs romans s’opposent à l’intrigue
amoureuse classique, leur dénouement par contre suggère des héroïnes sans avenir, dont
la destinée est dramatiquement bloquée. Ces héroïnes représentent la fin d’une lignée
puisqu’elles ne seront jamais mères. Ce refus de la maternité dans les écrits féminins va à
l’encontre de la société patriarcale qui fait de la femme une mère en puissance. Miller
donne en exemple le choix de la princesse de Clèves qui refuse d’épouser le duc de
Nemours après la mort de son mari et se retire dans la solitude. Mentionnons parmi bien
d’autres, l’héroïne des Mémoires du Comte de Comminge de Madame de Tencin,
puisqu’Adélaïde de Lussan finit sa vie dans le couvent où s’est retiré son amant, et bien
sûr n’oublions pas l’héroïne des Lettres du Colonel Talbert, Hélène, qui meurt à la fin du
récit, juste après la célébration du mariage.
29
Il y a eu chez les Précieuses du dix-septième siècle une profonde prise de
conscience sur le statut de la femme ; elles ont voulu s’élever au dessus de leur condition
et ont refusé d’être valorisées par le seul fait de produire des enfants pour la lignée. A
cette époque, il n’y a pas de droits, mais des privilèges. Or, comme le rappelle Elsa
Dorlin, ces privilèges sont, dans une certaine mesure, fonction du sexe (17). C’est dans
cette ambiance misogyne que les femmes vont lutter contre les inégalités et qu’une
conscience féministe va se mettre en place. C’est dans les salons littéraires féminins que
nait la préciosité dont le but est d’assainir les mœurs et purifier le langage. Au cours de
ces réunions, on parle de littérature, de sciences, mais aussi du rôle de la femme dans la
société, et un mouvement féministe va se dessiner. Dans les années 1650, l’adjectif
précieux n’est pas encore péjoratif lorsqu’il est appliqué au raffinement des femmes de
l’aristocratie mais va le devenir pour désigner un comportement.
Le terme féminisme, qui n’apparaît qu’au dix-neuvième siècle, peut s’appliquer
aux dix-septième et dix-huitième siècles dans la mesure où il se réfère aux revendications
individuelles critiquant la domination masculine et condamnant les préjugés sexistes.
Revendications individuelles puisqu’il n’existe pas à cette époque de mouvements
féministes organisés et conscients de leur mission comme ceux qui vont apparaître aux
siècles suivants. Seules quelques consciences éclairées et isolées se révoltent contre la
condition subalterne de la femme et son manque de liberté. Ces femmes lettrées évoluent
dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie et jouissent du privilège de la naissance. Le
terme féminisme n’existe pas au dix-huitième siècle, comme nous l’avons déjà signalé,
puisqu’il ne sera forgé qu’au siècle suivant. A cette époque on parle d’égalité des droits,
30
d’égalité des sexes. Le terme féminisme est utilisé ici dans le sens que lui attribue Susan
Sniader Lander, c'est-à-dire “the narrative techniques not simply as a product of ideology,
but as ideology itself” (5), c'est-à-dire la voix féminine qui met en avant le point de vue
de la femme de l’Ancien Régime. Or, il n’existe pas de textes sans voix narratrice ou
auctoriale ; la voix narratrice du roman féminin représente donc les idées, les
comportements et les aspirations des femmes et construit des héroïnes refusant de se
soumettre à l’oppression masculine. La femme questionne la justification de sa condition
subalterne et la valeur de l’autorité masculine car les préjugés sexistes hérités des siècles
passés sont encore très tenaces ; de même les polémiques liées à l’instruction des femmes
et leurs capacités intellectuelles font toujours rage. Il faut donc beaucoup de courage et de
persévérance pour oser prendre la plume et réclamer justice plutôt que de suivre la voie
toute tracée réservée aux femmes depuis des siècles. C’est ce que rappelle la psychologue
Von Franz qui fut de 1933 à 1961 l’assistante du psychiatre, psychologue et essayiste
suisse Carl Gustav Jung (1875-1961): “nous portons en nous ce conflit essentiel entre
l’inertie qui nous pousse à demeurer au sein du troupeau, et cette réalité dérangeante
qu’est l’intuition de la possibilité d’une réalisation individuelle”(239). Pour les femmes
auteures des Lumières, il y a conflit entre la passivité des vieux modèles collectifs de la
féminité hérités des siècles passés et l’effort surhumain de la réalisation de soi par
l’écriture dans un monde misogyne. Ces femmes ont entrevue la possibilité de se libérer
de l’oppression masculine et de développer leurs talents mais leurs critiques de la société
sexiste sont révolutionnaires et mettent en péril l’ordre établi en faveur des hommes.
31
L’égalité des sexes va nourrir de nombreux débats et les Précieuses vont
revendiquer l’émancipation des femmes et, pour y parvenir, elles vont dénigrer le
mariage et promouvoir l’éducation (Dorlin 27). Elles vont lutter contre les préjugés
sexistes sur la nature féminine qui n’ont pas disparu au siècle des Lumières. C’est ainsi
que dans les Lettres du Colonel Talbert, Talbert félicite la Vicomtesse sur l’excellente
éducation qu’elle a su donner à sa nièce et s’exclame: “que je vous félicite d’avoir
franchi toutes les barrières que les préjugés reçus ont dû vous opposer à chaque pas !”
(Partie I, Lettre VI).
Mises en scène et injustement ridiculisées par Molière, mal comprises et
caricaturées, les Précieuses ouvrent pourtant la voie des revendications féministes en
réclamant l’accès au savoir car la libération de la femme passe d’abord par l’instruction.
La Préciosité, qui naît au dix-septième siècle autour Catherine de Vivonne, Marquise de
Rambouillet (1599-1665), est maintenant reconnue comme un important mouvement
féminin tant du point de vue des mœurs que de la politique et de la littérature, grâce aux
travaux d’universitaires, et notamment à ceux de Myriam Dufour-Maître et d’Elsa Dorlin.
Dufour-Maître situe la naissance des premières femmes de lettres avec la Préciosité
tandis que Dorlin voit dans la Préciosité le premier mouvement féminin qui se fonde sur
la différence sexuelle ; féminisme essentialiste qu’elle oppose au féminisme logique de
Marie de Gournay (1565-1645), d’Anna Maria Van Schurman (1607-1678) et de
Gabrielle Suchon (1632-1703). Fuyant les manières rustres et le langage grossier qui
règnent à la cour au dix-septième siècle, les femmes se réunissent dans les salons
littéraires ou “ruelles,” comme on les appelait à l’époque, où elles instituent une certaine
32
distinction du langage et des mœurs, ce qui leur vaudra le surnom de précieuses. Attirant
écrivains et philosophes et tous ceux qui appartiennent à la République des Lettres, leurs
salons se transforment en hauts lieux de l’effervescence intellectuelle. C’est dans les
salons littéraires que les femmes vont exercer et affirmer leur pouvoir en animant les
débats intellectuels et donnant leur avis sur les productions littéraires et les questions
scientifiques et religieuses. Les Précieuses vont d’abord réformer le langage rude et
grossier en l’adoucissant et en l’euphémisant et, dans un souci d’égalité, elles vont
prêcher la complémentarité des sexes ; hommes et femmes peuvent s’investir dans les
mêmes domaines mais de façons différentes et complémentaires. Elles réclament
l’émancipation des femmes et pour y accéder demandent l’accès à la même instruction
que celle réservée aux hommes, car celle qu’elles reçoivent est un enseignement
uniquement féminin reproduisant les inégalités ; tâche difficile à une époque où il
n’existe que des privilèges et pas de droits, et où les femmes ne constituent pas une
catégorie juridique. Les Précieuses, contrairement aux idées reçues, ne refusent pas
l’amour mais le mariage car le joug de l’autorité maritale prive la femme de toute
liberté alors que pour les femmes restées célibataires, les possibilités offertes sont
nombreuses ; elles refusent le mariage parce qu’elles pensent que les mariages d’amour
ne durent pas et que de toute façon même les meilleurs des maris deviennent avec le
temps de véritables geôliers (Dorlin 27). Les Précieuses s’opposent aussi aux mariages
imposés et arrangés dans l’intérêt des alliances entre grandes familles aristocratiques qui
font le malheur des femmes ainsi qu’aux mariages précoces ; elles s’élèvent contre les
naissances à répétition souvent fatales aux femmes. Pour cette raison, elles écrivent et
33
notamment des ouvrages destinés à aider et à instruire les femmes ; certaines d’entre
elles, telle Madeleine de Scudéry (1607-1701), publient des romans. Dans la seconde
moitié du dix-septième siècle, rappelle Masseau, les femmes sont nombreuses à écrire et
ce phénomène nouveau semble suffisamment important pour inquiéter les hommes de
lettres et déclencher la satire.
Précieuse notoire et auteure de la Carte géographique du Tendre, Madeleine de
Scudéry a été sévèrement critiquée par ses contemporains pour avoir créé dans son roman
Le Grand Cyrus (1649-1653) un homme tout puissant soumis à la femme. Cyrus n’existe
que parce qu’il est amoureux ; nouvelle image littéraire du héros qui remet en question
les normes du masculin et du féminin et qui a valu à l’auteure de nombreuses critiques
masculines, notamment de la part de Boileau qui se moque du Brutus Dameret scudérien
et qui va essayer par tous les moyens de détruire sa réputation littéraire. D’autre part, la
création d’une femme invisible mais toute puissante qui agit dans l’ombre représente la
puissance politique des femmes pendant la Fronde. Dans Le Grand Cyrus, Madeleine de
Scudéry questionne l’égalité des hommes et des femmes dans le mariage et dans Clélie,
Histoire Romaine (1654-1660), la condition féminine tient une place importante. Au
portrait négatif de la condition de la femme, l’auteure ajoute le thème corollaire du rôle
de l’argent dans sa destinée. L’image du mariage vue par la femme est souvent négative
et sa valeur personnelle s’efface devant le chiffre de la dot ; elle n’est plus qu’un objet sur
le marché des biens symboliques. Le sociologue Pierre Bourdieu développe l’idée de
statut d’objet d’échange de la femme, défini “conformément aux intérêts masculins et
voué à contribuer ainsi à la reproduction du capital symbolique des hommes” (66).
34
Parallèle au rôle de l’argent, la dimension politique dans les transactions matrimoniales
des mariages royaux ou aristocrates, visant à conserver ou à augmenter le pouvoir
symbolique, fait de la femme une marchandise sur le marché des biens symboliques.
Chez Madeleine de Scudéry, “le portrait du mariage vu par la femme est souvent négatif”
(Jones Day 273) et reproduit les idées féministes des précieuses sur le mariage qui
voyaient dans cette institution une prison pour la femme. Comme l’explique Thierry
Goater le roman a été longtemps méprisé car il privilégie une expression et une sensibilité
féminines (168).
De même la féministe albigeoise Antoinette de Salvan de Saliez (1638-1730), très
consciente des restrictions imposées aux femmes, n’hésite pas à affirmer avec courage
l’égalité des sexes dans le domaine littéraire et reste persuadée qu’elle parle “for her sex”
(Stuurman 23). C’est en 1678 qu’elle publie anonymement son ouvrage le plus connu, La
Comtesse d’Isembourg (1677), véritable dénonciation du sort de la femme et procès de la
société patriarcale de l’époque. Ce roman raconte l’émouvante et triste histoire de la
jeune Comtesse d’Isembourg mariée sans son consentement à l’âge de seize ans à un
homme âgé, jaloux et violent qui a empoisonné sa première femme et menace de lui faire
subir le même sort. Torturée et tourmentée par un mari infâme, elle finit par s’échapper et
termine sa vie prématurément dans le couvent où elle a trouvé refuge.
Aux antipodes du récit précédent se trouve le monde merveilleux des contes de
fée où tout est possible. Sous la fantaisie et la féérie, nous assistons à des revendications
féministes avant la lettre. Les auteures des contes merveilleux de la fin du dix-septième
siècle et du début du dix-huitième siècle ont donné à leurs héroïnes des rôles d’autorité ;
35
dans leurs contes, la femme n’est plus ni soumise ni victime et, si elle est victime, elle
n’accepte pas son sort et se rebelle contre l’autorité parentale. Les héroïnes des contes
(1697-1698) de Madame d’Aulnoy (1659-1705) sont non seulement reines, princesses ou
fées, mais elles sont libres et indépendantes, intelligentes et instruites. Le conte, écrit Von
Franz, nous éclaire sur le déroulement de la fonction compensatrice de l’inconscient (19).
Ceux de Madame d’Aulnoy peuvent nous renseigner, non seulement sur ce que l’on
pourrait nommer l’inconscient collectif féminin de l’élite mondaine cultivée de l’époque,
mais sur les idées féministes de l’auteure. Marie-Catherine Le Jumel de Barneville est
née en Normandie dans une famille de vieille noblesse de robe. A quinze ans, elle est
mariée à un homme de trente ans plus âgé qu’elle, de noblesse douteuse mais fort riche ;
évènement dramatique dans la vie de l’auteure qui plus tard dans ses contes va s’élever
contre le mariage forcé ou précoce. Dans la plupart des contes de fées, le héros doit
surmonter un certain nombre d’épreuves et de difficultés ; dans ceux de Madame
d’Aulnoy les héroïnes, incarnant la volonté et la liberté, surmontent les obstacles avec
bravoure. La délivrance de la princesse par le héros est un des thèmes classiques des
contes de fées, mais dans La Belle aux Cheveux d’Or, l’auteure a ironiquement inverti les
rôles, donnant à la femme la position dominante. La Belle n’a d’abord “point envie de se
marier” (76) proclamant que le mariage est un choix, puis c’est elle qui, après avoir
surmonté avec bravoure un certain nombre d’épreuves, délivre le jeune homme et lui met
“une couronne d’or sur la tête et le manteau royal sur les épaules” (89-90) en lui disant
“Venez, aimable Avenant, je vous fais roi et vous prends pour mon époux.” Ces gestes et
ces paroles sont hautement symboliques car ils placent la femme sur un plan hiérarchique
36
supérieur à l’homme. Sortie de l’imagination féminine, la question est de savoir, comme
le souligne Von Franz, si l’héroïne des contes représente la femme, ses aspirations, sa
situation et sa psychologie. Fruit de l’inconscient féminin, l’héroïne des contes et des
romans symbolise-t-elle les aspirations des femmes de cette époque étouffées sous le
carcan des préjugés sexistes et des coutumes qui les cantonnent dans la sphère privée?
Dans sa préface aux Contes de Fées de Madame d’Aulnoy,Cagnat-Deboeuf souligne la
modernité de l’œuvre par ses prétentions féministes et suggère que l’esthétique précieuse,
le féminisme des contes et leur absence de morale, ont nui à leur succès.
Si l’on examine les ouvrages des auteures du dix-huitième siècle, nous observons
un vif désir d’autonomie et une critique acerbe de la société et de la tyrannie masculine.
Madame Riccoboni (1713-1792) qui fut une actrice célèbre avant de se mettre à
l’écriture, observe et se révolte de voir que les hommes et les femmes ne sont pas traités
de la même façon dans la vie comme sur la scène. En effet, la femme “for mysterious
reasons and in mysterious ways is outside the circle of ordinary human experience”
(Gornick 126), et pour reprendre la “boutade de Jung, dans notre civilisation judéochrétienne, c'est-à-dire dans une tradition strictement patriarcale, l’image archétype de la
femme n’existe pas ; elle n’a pas de représentant au ”Parlement d’En-Haut ” (Von Frantz
13). Dans son roman, Histoire de M. le Marquis de Cressy (1758), Madame Riccoboni
fait une analyse lucide et perspicace des mœurs de son époque et brocarde allègrement la
conduite irréfléchie des hommes ; ces “êtres inconséquents qui nous donnent des lois se
sont réservé le droit de ne suivre que celle du caprice” (55). Elle n’aura de cesse jusqu’à
la fin de sa vie de critiquer le despotisme masculin. Avec encore plus de sévérité et d’une
37
façon plus acerbe, Madame Robert (1705-1771), dans son roman Voyages de Milord
Céton, analyse et condamne la domination masculine, avec ses privilèges et ses
injustices, qui accorde aux uns ce qu’elle refuse aux autres:
On sait que, lorsqu’un petit maître devient infidèle, sa conduite est
justifiée par tous ceux de son espèce ; personne ne s’avise de se récrier sur
sa perfidie, et la maîtresse qu’il a abandonnée devient un triomphe de plus
pour lui. Mais si cette maîtresse veut se venger de l’infidèle en lui
substituant un nouvel amant, c’en est fait ; c’est une coquette, une volage,
une perfide, et toute la nation des amants la condamne sans retour. La
même action qui fait la gloire de l’homme, perd à jamais la femme qui a
été assez malheureuse d’avoir du goût pour lui et de se confier à sa
probité. Cependant, on crie sans cesse contre les femmes. On les accuse
d’inconstance, on leur demande une vertu à toute épreuve, et ces hommes
injustes et qui ont fait les lois veulent les réduire dans un dur esclavage,
tandis qu’ils s’accordent eux-mêmes une pleine liberté. (Cité dans le
Recueil de Préfaces de Romans du XVIIIe Siècle. Volume II. 147)
Son discours féministe est le plus violent et toujours dans son roman, elle exprime avec
force son indignation de voir que la femme n’a aucun droit et se trouve réduite à un
simple objet d’ornement:
Je voudrais leur demander d’où leur vient ce privilège exclusif de pouvoir
prévenir tous leurs désirs, de céder à tous leurs mouvements et de
n’écouter que la voix de la nature, tandis qu’ils n’accordent qu’à peine aux
femmes la faculté de végéter. Ils ne les regardent que comme des
automates qui ne doivent servir qu’à l’ornement d’un salon qu’ils
voudraient décorer de divers changements. (Cité dans le Recueil de
Préfaces de Romans du XVIIIe Siècle, Volume II, 147)
Son récit est un véritable plaidoyer pour l’indépendance des femmes et la reconnaissance
de leur individualité. De même dans les Lettres du Colonel Talbert, Madame Benoist
dénonce “l’inique préjugé qui fait un crime à l’un de ce qu’à peine on reproche à l’autre”
(Partie II, 216). Autre message féministe, celui de Madame de Graffigny dans ses Lettres
38
d’une Péruvienne (1752) qui s’indigne de voir que “l’autorité est entièrement du côté des
hommes” et dénonce “l’injustice des lois qui tolère l’impunité des hommes” (Lettre
XXXIV). Ces auteures ont analysé avec lucidité les mœurs de leur époque et ont dénoncé
avec hardiesse les injustices dont sont victimes les femmes. Par contre peu d’hommes
prennent leur défense ; le pouvoir et les privilèges ne se partagent pas et surtout pas avec
les femmes et cette constatation est malheureusement toujours valable de nos jours.
L’exception au dix-septième siècle se nomme François Poullain de la Barre (16471725) qui prend position en faveur des femmes et publie plusieurs textes féministes: De
l’Egalité des Deux Sexes (1673), De l’Education des Dames pour la Conduite de l’Esprit
dans les Sciences (1674), et De l’Excellence des Hommes contre l’Egalité des Sexes
(1675) qui lui attirent de nombreuses critiques. Notons aussi Condorcet (1743-1794),
habitué du salon de Julie de Lespinasse, qui milite courageusement pour la liberté de
s’instruire pour la femme mais sa voix a peu d’influence. Plus tard, Olympe de Gouges
dénoncera les hommes qui veulent “commander en despotes sur un sexe qui a reçu toutes
les facultés intellectuelles“ (12) et tentera en vain de rallier les femmes autour d’elle. Les
“indignées” de cette époque sont en fait plus nombreuses qu’on le pense mais cette réalité
est hélas injustement passée sous silence, ce que souligne Dorlin dans son ouvrage sur le
féminisme au dix-septième siècle. Elle mentionne que “grâce au travail bibliographique
de Jeannette Geffriaud Rosso, on peut recenser près de cent quarante trois ouvrages sur la
féminité, la question des femmes ou la différence des sexes, parus entre 1600 et 1700”
(24).
39
Le thème central de la plupart des textes féminins de cette période semble
démontrer le vif désir de changer le sort de la femme mais cette initiative est vite étouffée
au moment de la révolution de 1789. Les femmes n’obtiendront pas le droit de vote ni
celui de siéger dans les pouvoirs publics. Les deux plus célèbres figures des
revendications féministes de cette époque sont Olympe de Gouges (1748-1793) qui est
l’auteure de la très célèbre Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne (1791)
et Théroigne de Méricourt (1762-1817). La femme auteure proclame sa colère et sa
frustration contre l’iniquité de la condition féminine, et s’élève contre les relations de
domination qui régissent les rapports des sexes. D’invisible, la femme devient visible et
le roman féminin devient le véhicule de sa revendication, elle commence à prendre la
parole, devient le “je,” or prendre la parole est un acte de pouvoir et l’écriture devient un
puissant vecteur de transformation. Cependant, beaucoup de ces femmes entre en
littérature sous le couvert de l’anonymat.
Il est bon de mentionner qu’à l’époque des Lumières la femme n’a pas la libre
disposition de son nom qui appartient d’abord au père, aux frères, puis au mari et aux fils.
Les femmes qui publient sont celles qui n’ont rien à perdre car soit elles sont veuves, soit
elles sont seules et ne mettent pas en péril la réputation de la famille. Jamais Marie de
Gournay, fille spirituelle de Montaigne, n’aurait osé au début du dix-septième siècle
dénoncer l’injustice de la condition féminine si elle n’avait pas été vieille fille un peu
marginale et qui n’avait rien à perdre, souligne Dorlin (46). Les femmes, sous l’emprise
des jugements sexistes, sont obligées de publier sous l’anonymat. Pour une femme,
l’écriture représente “la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer
40
une pensée subversive, le mouvement avant-coureur d’une transformation des structures
sociales et culturelles” (Cixous 43-44).
Pendant des siècles, les femmes ont subi la domination masculine et son impunité.
L’homme a décrit la femme, lui a donné la parole, s’appropriant sa voix ce qui revient à
la supprimer, à l’évincer, car il a la parole donc le pouvoir et elle a ni l’un ni l’autre.
L’appropriation de la parole féminine est critiquée par la féministe anglaise de l’entredeux guerres, Virginia Woolf (1882-1941), qui écrit: “Some of the most inspired words,
the most profound thoughts in literature fall from her lips; in real life she could barely
read, scarcely spell, and she was the property of her husband” (43). Dans son ouvrage A
Room of One’s Own (1929), Woolf critique l’hégémonie masculine qui fait de la femme
un être subalterne, réduit au silence. Si les femmes sont analphabètes et incultes, c’est la
faute des hommes qui leur interdit l’accès à l’instruction. Woolf réclame l’émancipation
des femmes, l’accès à la même instruction que celle les hommes et une chambre à soi,
c'est-à-dire un lieu pour permettre à celles qui veulent produire des œuvres littéraires le
silence et la liberté nécessaires à leur activité. Elle soulève la question de la publication
des œuvres féminines car les femmes sont aliénées à des modèles sociaux et obligées de
publier sous l’anonymat.
Elle eut le privilège d’avoir un père qui encouragea sa curiosité intellectuelle et
lui donna libre accès à la vaste bibliothèque familiale.
Simone de Beauvoir (1908-1986) a démontré dans le Deuxième Sexe (1949) que
la femme est l’Autre par rapport à l’homme et à son regard, c'est-à-dire que la femme se
définit par l’homme. Il est une essence par laquelle la femme qui manque d’essence
41
existe (Wilson 618). Donc elle est à la fois l’Autre et un objet. Par son écriture, la femme
prend la parole or la parole est un acte de pouvoir public donc politique ; la femme
devient la personne qui regarde et qui parle au lieu d’être regardée. Elle devient le sujet,
elle se tourne vers soi et non plus vers l’homme.
Dans son ouvrage sur La Domination Masculine, le sociologue Pierre Bourdieu
parle du paradoxe de la doxa, le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, et qui parait
normal, n’ait pas suscité plus de revendications, de transgressions et de critiques. Il
explique ce phénomène par ce qu’il nomme la violence symbolique. Il trouve surprenant
que l’ordre établi avec ses rapports de domination, ses injustices, ses privilèges, passedroits et droits, se perpétuent si facilement et que les conditions d’existence les plus
intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles.
Bourdieu voit dans cette domination l’exemple de cette soumission paradoxale, ou
violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes qui s’exerce
pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la
connaissance ou, plus précisément de la méconnaissance, de la reconnaissance, ou à la
limite des sentiments. Cette relation sociale extraordinairement ordinaire permet de
comprendre la logique de la domination masculine exercée au nom d’un principe
symbolique connu et reconnu par les dominants comme par les dominés, un style de vie
ou une différence comme la différence sexuelle.
D’autre part Beauvoir comme Bourdieu ont démontré que les sociétés patriarcales
ont tenté de trouver dans le corps de la femme une justification du statut social subalterne
qu’il lui assigne, au nom des oppositions traditionnelles sensibilité/raison, faible/fort,
42
passivité/activité. Et Linda Nochlin note que “one begins to realize to what extent our
very consciousness of how things are in the world has been conditioned – and too often
falsified – by the way the most important questions are posed” (484). Les auteures du
dix-huitième siècle ont entrevu une possibilité de changement mais leurs espoirs de la
possibilité d’un changement seront étouffés en 1789. Elles n’obtiendront pas le droit de
vote ni celui de siéger dans les assemblées publiques.
Qu’est-ce qu’une auteure ? De quelle façon un écrit féminin diffère-t’il d’un écrit
masculin ? Selon Miller, on retrouve dans le texte féminin la marque de la voix auctoriale
et son impact sur l’idéologie dominante. La difficulté de lire les écrits féminins vient des
relations compliquées que les femmes ont entretenues historiquement avec le langage de
la culture dominante. Cependant, c’est ne pas reconnaître le rôle des Précieuses du dixseptième siècle, que nous venons de mentionner, dont les œuvres littéraires reflètent la
condition des femmes à cette époque et leur prise de conscience. C’est pourquoi il faut
tenir compte du contexte historique et culturel en abordant le roman de Madame Benoist.
Lorsqu’il s’agit des romans libertins, Miller suggère dans son ouvrage La
Mémoire, l’Oubli et l’Art du Roman: Textes libertins, Textes Sentimentaux que “les textes
sentimentaux des femmes écrivains font la critique non seulement du monde et des
mœurs décrits dans les textes libertins, mais aussi des types de rapports de force
hétérosexuels avec lesquels ceux-ci sont construits” (240-41). L’écriture représente un
“engagement qui revêt une dimension politique” suggère Goater, “une dimension
politique dans la mesure où la représentation se fait directement sans délégation
masculine” (169).
43
Avant d’aborder le libertinage des mœurs dans les milieux mondains du dix
huitième siècle, nous voulons attirer l’attention sur une récente étude du centre de
recherches féministes Hubertine Auclert qui indique que les femmes écrivains sont sousreprésentées dans les livres de français de secondes générale, technologique et
professionnelle. Ces femmes auteures ne représentent même pas quatre pour cent du total
des auteurs cités et ne font pas vraiment le poids face aux grandes plumes classiques.
D’autre part, non seulement les manuels scolaires ne rappellent pas le contexte historique
de mise à l’écart, mais les stéréotypes concernant les personnages historiques féminins
abondent (Le Naour). De son côté, Marie-Estelle Pech écrit que d’après cette étude, les
salons littéraires et intellectuels du XVIIIème siècle sont très peu évoqués et les femmes
qui les tenaient sont le plus souvent présentées comme des “hôtesses passives” plutôt que
comme des actrices de la diffusion du savoir. Quant à la femme au Moyen-âge, elle est
évoquée sous les stéréotypes de la pécheresse, de la vierge ou de la dame de l'amour
courtois sans “beaucoup d'analyse” et de recul de la part des manuels.
L’histoire du roman à l’Age Classique et des siècles suivants reste donc à réécrire,
cette fois-ci en y incluant les femmes auteures, c'est-à-dire toutes celles qui ont été
jusqu’à aujourd’hui totalement ignorées par les critiques masculins et dont les romans
dorment dans les archives ou sur les rayons des bibliothèques.
44
CHAPITRE 3
LE LIBERTINAGE ERUDIT ET LE LIBERTINAGE DES MOEURS
AU DIX-HUITIEME SIECLE
Le libertinage et l’irréligion ne sont pas nouveaux au dix-huitième siècle lorsque
paraît le roman de Madame Benoist puisque déjà au tournant du douzième et du treizième
siècle, souligne Didier Foucault, l’érotisme goliardique s’oppose à l’amour courtois. Les
débauchés sont de jeunes clercs jouisseurs, turbulents et rebelles, poètes talentueux pour
la plupart, qui se retrouvent dans les grandes villes universitaires ; ils ont reçu les ordres
mineurs mais ne sont nullement tenus à la chasteté et n’étaient contrôlés par aucune
hiérarchie ecclésiastique (23). Ils passaient pour des disciples de Golias (13) et refusaient
l’austérité chrétienne. Ces poètes rebelles, qui connaissaient la culture antique grécoromaine et s’étaient détachés des dogmes chrétiens, vont influencer la littérature des
siècles suivants ; il suffit de penser à Villon et même à Rabelais. Jusqu’à la fin de la
Renaissance, hommes et femmes vont suivre les penchants de la nature, moyennant un
maximum de prudence (70) et le clergé ferme les yeux. A la Renaissance, questionne
Foucault, le clergé est-il vraiment qualifié pour adresser des reproches aux laïcs? En
effet, histoires et fabliaux sur la luxure des membres de l’Eglise sont nombreux et les
orgies des papes de la Renaissance sont bien connues. Sous Henri IV et Louis XIII, les
45
aristocrates de la cour pratiquent un “libertinage flamboyant” (René Pintard) qui prône un
relâchement des mœurs et apprécie une littérature non seulement satirique mais gaillarde,
c'est-à-dire grivoise. Ce libertinage va être petit à petit remplacé par un mouvement
intellectuel, le libertinage Intellectuel ou libertinage érudit.
Plusieurs formes de libertinage se développent en France au dix-septième siècle.
Le libertinage intellectuel ou libertinage érudit, d’après la formule consacrée par René
Pintard, avec des esprits éclairés tels Gassendi, Naudé, La Mothe Le Vayer, ou Cyrano de
Bergerac, et le libertinage des mœurs. Les libertins érudits dénoncent la religion comme
une imposture politique et se penchent sur l’origine des religions dans le secret de leur
cabinet. Ces libertins érudits ou libres penseurs, issus de l’aristocratie ou de la
bourgeoisie pensante, sont avant tout des philosophes à la recherche d’une morale laïque,
qui veulent soustraire leur pensée à l’emprise dogmatique, souligne Charles-Daubert (43).
Ce mouvement de pensée à visée philosophique est fondé sur la critique de la religion et
des dogmes mais les critiques n’épargnent ni l’autorité royale, ni l’absolutisme. C’est
pourquoi le libertinage intellectuel est beaucoup plus grave et subversif que le libertinage
des mœurs, note Charles-Daubert, et les libertins érudits ont souvent été brimés sous
l’oppression des dévots à cause de leurs idées les plus audacieuses sur la religion.
Rejetant la religion chrétienne comme une invention humaine née de la peur mais pas
forcément mauvaise puisqu’elle permet de donner des lois à la société, ils recherchent
chez les anciens un mode de vie et une morale laïque et les trouvent chez les païens. Sous
une forme souvent satirique, les libertins érudits contestent l’immortalité de l’âme, et
s’élèvent contre la religion qui instille la crainte du châtiment eternel dans l’au-delà. Ils
46
ne voient dans la religion qu’une vaste tromperie destinée à renforcer le pouvoir
politique. En effet, “le peuple n’obéira que s’il y est contraint,” rappelle Charles-Daubert,
et “le Dieu rémunérateur et vengeur qui ne peut être pris en défaut prolonge le pouvoir
incertain du magistrat, faisant planer la menace jusque sur la vie éternelle” (91). Dans la
seconde moitié du dix-huitième siècle, le baron d’Holbach (1723-1789), que la mort de sa
jeune femme a plongé dans une profonde crise spirituelle, devient très vite un fervent
zélateur du matérialisme athée et le plus radical pourfendeur de la religion et de la foi.
Dans son ouvrage sur Helvétius et d’Holbach, Chaussinand-Nogaret note que la rencontre
d’Holbach avec Diderot semble avoir été décisive dans sa conversion au matérialisme
(152).
Le Libertinage des Mœurs
Au libertinage érudit s’ajoute un libertinage des mœurs car le rejet des croyances
religieuses fait naître à la cour une nouvelle liberté, celle des corps. Les courtisans qui
avaient été brimés à la fin du règne de Louis XIV sous l’emprise de la dévote Madame de
Maintenon rejettent le carcan de la religion et d’adonnent à la débauche. Les libertins
refusent les préjugés et les règles de la morale, et visent à scandaliser en multipliant les
provocations. Dans les milieux mondains, le libertinage se traduit par une grande liberté
des mœurs.
Le libertinage, rappelle Péter Nagy1, dans la mesure où il recherche une libération
des consciences, revêt une grande importance car il prépare les grands changements de
1
Libertinage et Révolution, (Gallimard, Paris: 1975), 25.
47
1789. La quête de la volupté va devenir au dix-huitième siècle l’occupation privilégiée
d’une aristocratie oisive et raffinée loin des considérations morales et religieuses.
Loin de l’image frivole et superficielle créée par les écrivains du dix-neuvième
siècle, notamment par les frères Goncourt, le dix-huitième siècle est avant tout une
période de profonds bouleversements. D’abord dans le domaine des idées puisqu’à la fin
du siècle précédant se mettent en place les grandes idées qui préludent à la philosophie
des Lumières, c'est-à-dire la remise en question au nom de la raison de la religion et de
toute forme d’autorité. L’homme doit s’affranchir de toute forme d’autorité, de celle des
prêtres comme de celle du pouvoir politique. Certains comme l’abbé Jean Meslier (16641729) voient dans la religion une imposture et un enseignement contraire au bonheur des
hommes puisqu’elle glorifie la souffrance. Le bonheur terrestre devient alors la grande
préoccupation de la société ; le bonheur n’est plus dans un hypothétique au-delà mais sur
cette terre ; “enfin the bonheur devenait un droit, dont l’idée se substituait à celle de
devoir” note Hazard (33). Cette nouvelle notion du bonheur trouvera sa consécration au
moment de la révolution de 1789.
La société du dix-septième siècle subit de nombreux changements. Les
nombreuses guerres de Louis XIV ont favorisé l’ascension de la bourgeoisie financière et
marchande et la noblesse qui a perdu son pouvoir politique après la Fronde des Princes,
se consacre uniquement à la vie mondaine. Louis XIV, rappelle Saint Simon, avait tout
fait, aussi bien chez ses enfants que chez ses courtisans, pour étouffer toute velléité de
pouvoir. A sa mort en 1715, le duc d’Orléans devient Régent contrairement au testament
de Louis XIV qui n’aimait pas son neveu. Le Parlement, pour se venger des humiliations
48
subies pendant le règne du roi défunt, casse son testament et proclame Philippe d’Orléans
Régent. Mais celui-ci refuse de quitter Paris et ses lieux de débauche. Notons cependant
que Philippe d’Orléans n’était pas le libertin veule comme on le présente généralement
mais au contraire un prince à l’intelligence lumineuse, soucieux de l’Etat et de la
grandeur de la France, comme l’a brillamment démontré l’historien politique JeanChristian Petitfils2. Signalons aussi que si Louis XV a facilité le libertinage, il ne l’a ni
inventé ni créé (Viala 464). A la cour, après la mort de Louis XIV, c’est l’euphorie
générale qui s’installe en réaction à l’austérité dévote de la fin du règne imposée par
Madame de Maintenon qui, après la mort du roi, se retire à l’école de Saint-Cyr qu’elle a
fondée ; l’hypocrisie qui régnait à Versailles n’a plus raison d’être et les jeunes
aristocrates profitent de leur nouvelle liberté pour s’adonner à la débauche. Ce qui est
nouveau, ce n’est pas la débauche qui a toujours existé mais le fait qu’elle qu’exhibe et se
proclame haut et fort. Comme Mauzi l’a justement noté :
Le dix-huitième siècle a la réputation d’être riche en jouissances
perverses. Rien ne prouve qu’on y ait commis plus de monstruosités qu’en
d’autres temps. Le fait notable n’est pas qu’on s’abandonne à des plaisirs
inquiétants, mais qu’on les commente, qu’on les justifie, qu’on les mette
en systèmes (427).
Les grands thèmes qui se dégagent au dix-huitième siècle, souligne Jacqueline Russ3,
sont tout d’abord l’idée des lumières naturelles de la raison critique rejetant la raison
métaphysique, l’idée de la nature réhabilitée grâce à Rousseau, et celle de la religion
naturelle qui, avec la notion même de Dieu, s’inscrit dans la nature et la raison qui lutte
2
3
Le Régent, (Paris: Fayard, 1986)
L’Aventure de la Pensée Européenne. Une Histoire des Idée Occidentales, (Paris: Armand Colin, 2003)
49
contre les ténèbres des superstitions. La noblesse qui a perdu son pouvoir politique après
la Fronde des Princes, abandonnant la vertu morose qui sévissait à la cour de Versailles,
se consacre uniquement à la vie mondaine et à ses plaisirs. La fièvre libertine s’empare de
Philippe d’Orléans et de son entourage.
Dans son ouvrage Les Mots et les Choses, Michel Foucault évoque le mode d’être
des hommes du dix-septième et du dix-huitième siècle comme celui de la représentation
et explique qu’elle commande le mode d’être du langage, des individus, de la nature et du
besoin lui-même (221). L’âge classique est celui du discours représentatif et le libertin
“c’est celui qui, en obéissant à toutes les fantaisies du désir et à chacune de ses fureurs,
peut mais doit aussi en éclairer le moindre mouvement par une représentation lucide et
volontairement mise en œuvre” (222).
Au dix-huitième siècle, l’Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences,
des Arts et des Métiers, dirigé par Diderot et d’Alembert (1751-1772), donne les
définitions suivantes du libertinage et du libertin dans son sens moral et théologique.
Celle du libertinage qui relève de la morale est de la plume de Diderot lui-même:
LIBERTINAGE, s. m. (Mor.) c'est l'habitude de céder à l'instinct qui nous
porte aux plaisirs des sens; il ne respecte pas les mœurs, mais il n'affecte
pas de les braver; il est sans délicatesse, & n'est justifié de ses choix que
par son inconstance; il tient le milieu entre la volupté & la débauche;
quand il est l'effet de l'âge ou du tempérament, il n'exclut ni les talents ni
un beau caractère; César & le maréchal de Saxe ont été libertins. Quand le
libertinage tient à l'esprit, quand on cherche plus des besoins que des
plaisirs, l'âme est nécessairement sans goût pour le beau, le grand &
l'honnête. La table, ainsi que l'amour, a son libertinage; Horace, Chaulieu,
Anacréon étoilent libertins de toutes les manières de l'être; mais ils ont mis
tant de philosophie, de bon goût & d'esprit dans leur libertinage, qu'ils ne
50
l'ont que trop fait pardonner; ils ont même eu des imitateurs que la nature
destinait à être sages. (Page 9:476).
Ainsi pour Diderot le libertinage englobe à la fois l’amour des femmes et les plaisirs de la
bonne chère mais n’excluent pas la bienséance et le bon goût.
La définition théologique du libertin est par contre celle d’un auteur inconnu:
LIBERTINS, s. m. pl. (Théolog.) fanatiques qui s'élevèrent en Hollande
vers l'an 1528, dont la croyance est qu'il n'y a qu'un seul esprit de Dieu
répandu par - tout, qui est & qui vit dans toutes les créatures; que notre
âme n'est autre chose que cet esprit de Dieu; qu'elle meurt avec le corps;
que le péché n'est rien, & qu'il ne consiste que dans l'opinion, puisque c'est
Dieu qui fait tout le bien & tout le mal: que le paradis est une illusion, &
l'enfer un phantome inventé par les Théologiens. Ils disent enfin, que les
politiques ont inventé la religion pour contenir les peuples dans
l'obéissance de leurs lois; que la régénération spirituelle ne consistait qu'à
étouffer les remords de la conscience; la pénitence à soutenir qu'on n'avait
fait aucun mal; qu'il était licite & même expédient de feindre en matière de
religion, & de s'accommoder à toutes les sectes.
Ils ajoutaient à tout cela d'horribles blasphèmes contre Jésus - Christ,
disant qu'il n'était rien qu'un je ne sais quoi composé de l'esprit de Dieu &
de l'opinion des hommes.
Ce furent ces maximes qui firent donner à ceux de cette secte le nom de
libertins, qu'on a pris depuis dans un mauvais sens.
Les libertins se répandirent principalement en Hollande & dans le
Brabant. Leurs chefs furent un tailleur de Picardie nommé Quentin, & un
nommé Coppin ou Chopin, qui s'associa à lui & se fit son disciple. Voyez
le Dictionn. de Trévoux. (Page 9:476)
L’auteur dénonce les intellectuels libres penseurs qui s’opposent aux superstitions et au
fanatisme religieux et qui refusent les dogmes de l’église dont ils dénoncent l’abus de
pouvoir. De telles idées basées sur la raison sont dangereuses car elles impliquent que les
51
fondateurs des grandes religions étaient d’habiles politiques 4 et elles remettent en
question le pouvoir royal qui se dit être de droit divin.
Quant au Dictionnaire Critique de la Langue Française de Jean-François Féraud,
il donne la définition suivante (1787-88):
LIBERTIN, INE, adj. Et subst. LIBERTINAGE, […] Qui aime sa liberté,
qui hait toute sorte de sujétion, de contrainte. On ne le dit guère des
femmes dans ce sens, ni même des hommes, on l’emploie guère qu’en
parlant des enfants: cet écolier est devenu bien libertin ; ou quand on
l’applique aux choses.
Cette définition du libertin a perdu sa connotation intellectuelle et de luxure pour une
interprétation beaucoup plus inoffensive.
Le Courant Littéraire
Le libertinage est aussi un courant littéraire qui va exploiter les ressources du
roman épistolaire permettant “un élargissement de l’expression subjective en littérature”
(Rousset 10) et donner aux évènements une apparence d’authenticité. Le roman libertin,
œuvre d’imagination en prose, met en scène un petit maître qui multiplie les conquêtes
galantes tout en observant les codes mondains de la bienséance. Ces récits dans lequel
l’amour n’entre pas en ligne de compte allient parfois l’analyse psychologique et le
discours philosophique.
En Occident, depuis l’amour courtois, l’amour se fonde sur l’interdit et l’obstacle
ce que rejettent les libertins. Le libertinage au contraire revendique une liberté des mœurs
4
Françoise Charles-Daubert. Les Libertins Erudits en France au XVIIe siècle, (Paris: PUF, 1998), 34.
52
et est basé à la fois sur l’adultère et la conquête avec la rhétorique de la guerre ou de la
chasse comme dans les Lettres du Colonel Talbert (1767) et Les Liaisons Dangereuses
(1782). La conquête sexuelle est un jeu et la sexualité de l’homme est portée à son
paroxysme par le refus de la femme. Dom Juan confie à son valet Sganarelle qu’il “n’est
rien de plus doux que de triompher de la résistance d’une belle personne” (150) et Talbert
écrit à Mozinge: “j'aime mieux pour ma gloire un cœur d'airain qui puisse se défendre de
mes attaques, pourvu que ce ne soit pas éternellement.” Le plaisir du libertin est
spontané, momentané, sans engagement et sans fidélité envers l’objet conquis: le Colonel
Talbert se vante d’avoir “un esprit et un cœur invincibles” et ne vivre que pour des
“contrats de vingt-quatre heures,” et le plaisir de Valmont est dans le rejet sadique de
l’objet conquis. Pour le libertin, la conquête relève du prestige social et il est d’autant
plus dangereux qu’il est souvent comme Talbert et Valmont un scélérat intelligent et
brillant. Le libertin pratique le cynisme avec désinvolture et l’hypocrisie qui est un “vice
à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus” (Molière, Dom Juan, 209). En
fait, dans Les Liaisons Dangereuses (1782), nous ne sommes pas loin du Marquis de
Sade dans le traitement de la femme par Valmont.
Le véritable libertinage, explique Jaton, n’est ni simple séduction, ni simple viol,
il cherche à amener l’autre à la conscience lucide de son vrai moi, à reconnaître et à
avouer son trouble et sa disponibilité afin de mieux exercer sa tyrannie. Il a besoin d’un
être qui soit son égal non son esclave. Le libertin amène l’autre à une connaissance de soi
et des autres. Dans les Lettres, Talbert écrit à son ami Mozinge:
53
Je veux qu'elle se reconnaisse, passionnée et faible, sans cesser de se
croire vertueuse. Voir cette âme superbe livrée au délire de l'amour, est le
plus ardent de mes désirs : voir sa fierté humiliée à la vue de sa faiblesse
serait mon plus vif contentement. (Partie 4, Lettre L, 38-39)
Dans le libertinage, ce n’est pas la conquête mais la renommée par l’accumulation de
conquêtes que recherche le libertin. Dans la première partie du récit, Talbert énumère
avec fierté la liste de ses récentes conquêtes à son ami Mozinge: “J'ai fait des conquêtes
depuis ton absence; je ne t'en ai pas parlé, parce que je voulais qu'elles vinssent à parfaite
maturité avant de t'en instruire” (Lettre II, 27).
Le libertin choisit librement l’objet de sa conquête car il est toujours sujet, jamais
objet. Bourguinat souligne que la “connaissance et la maîtrise que le roué a acquise de
lui-même lui confère l’acuité nécessaire à l’analyse d’autrui” (110) et il sait “apercevoir
en un clin d’œil les sentiments d’autrui.” Le libertin étudie sa victime, décèle ses
faiblesses, la manipule et l’amène consentante à la satisfaction de ses désirs, ce qu’illustre
brillamment Madame Benoist dans l’épisode où la belle baronne de C*** est séduite par
le libertin Talbert.
Miroir des mœurs, le roman libertin connaît un véritable engouement au dixhuitième siècle. Si le récit libertin est une littérature d’hommes aussi bien que de femmes,
puisqu’il est très apprécié des dames de la cour, par contre les auteurs en sont
essentiellement masculins. Ce fait rend encore plus intéressant le roman de Madame
Benoist qui, plus d’une dizaine d’années avant Les Liaisons Dangereuses (1782) de
Laclos, l’un des romans les plus lus du dix-huitième siècle, publie l’un des rares romans
libertins connus sous une plume féminine: les Lettres du Colonel Talbert (1767). Notons
54
un autre roman libertin écrit par une femme, L’Abélard Supposé ou le Sentiment à
l’Epreuve (1780) de Fanny de Beauharnais (1737-1813) ; l’histoire est celle de madame
d’Olnange qui épouse le marquis de Rosebelle en pensant à tort qu’il a subi le sort
d’Abélard. Ceci nous amène à nous remettre dans l’esprit de l’époque. Au dix-huitième
siècle, non seulement peu de femmes publient leurs œuvres mais si l’on considère la
réputation des romans libertins, écrire un tel récit pour une femme est une entreprise
audacieuse très risquée ; c’est s’exposer aux calomnies et à peut-être bien pire, d’où la
nécessité de contrebalancer le récit du libertinage des mœurs par d’interminables éloges
de la vertu ; Madame Benoist a jugé nécessaire de souligner dans sa préface le caractère
moral des Lettres du Colonel Talbert. Dans son roman, le libertinage se double d’une
critique de la religion et des dévots. N’oublions pas, comme le rappelle Etiemble, que
Diderot et Crébillon ont payé de la prison leur audace en matière de morale et de foi.
Madame Benoist a par surcroit le désavantage d’être une femme. Si elle affleure le
problème délicat de la religion, c’est plus par moquerie que par souci de réforme ; sa
principale préoccupation est avant tout le sort des femmes dans la société inégalitaire qui
est la sienne.
Les Lettres du Colonel Talbert (1767) de Madame Benoist est un long roman
épistolaire polyphonique en quatre parties, dans lequel un libertin mondain raconte à son
meilleur ami et confident ses progrès dans la conquête d’une jeune femme vertueuse. Si
le roman de Laclos n’a pu exercer aucune influence sur cet ouvrage, le roman libertin par
contre circule en France depuis la fin du dix-septième siècle, souvent clandestinement.
C’est en 1683 que parait Vénus dans le Cloitre ou la Religieuse en Chemise de François
55
Chavigny de la Bretonnière (1652-1705), dialogue philosophique et libertin d’une réelle
audace, et qu’on peut considérer comme l’ancêtre des contes libertins des Lumières:
d’Argens, Crébillon, Diderot, Sade l’ont lu et en ont retenu les leçons, note Sgard (73).
Chavigny, écrivain mais aussi journaliste brillant et redouté, récidive en 1685 avec un
ouvrage satirique qui fait scandale et lui vaut d’être torturé et de finir misérablement sa
vie emprisonné au Mont Saint-Michel, la Bastille des mers5, victime de la répression
d’Etat. Le Cochon Mitré est un violent pamphlet contre Louvois, l’archevêque Le Tellier,
frère de Louvois, et Madame de Maintenon. Si la satire anticléricale n’est pas nouvelle,
elle est par contre doublée dans ses écrits d’une critique virulente de l’absolutisme Louisquatorzien. Dans la préface, Jean Sgard note que:
Chavigny de la Bretonnière a renouvelé le dialogue libertin en lui donnant
une portée politique, il a transformé la satire en faisant des prélats
corrompus et de leurs complices des créatures obscènes, il s’est attaqué au
pouvoir royal dans une véritable campagne de presse. Cette révolte
impétueuse et brouillonne à la veille de la Révolution, ne manque pas de
grandeur. (74)
Le nom de Chavigny de la Bretonnière est peu connu voire même inconnu de nos jours et
ce n’est que récemment que ces deux récits ont été réimprimés grâce aux efforts du
Service des Publications de l’Université de Saint-Etienne.
De nombreux récits libertins voient le jour à la fin du dix-septième siècle et au
début du dix-huitième mais ce n’est qu’en 1742 que Crébillon Fils (1707-1777), écrivain
et libertin notoire, publie Le Sopha, ouvrage brillant qui fait scandale et déclenche un
véritable engouement pour le roman libertin. Parmi ses autres romans, ses chefs d’œuvre
5
Voir E. Dupont. La Bastille des Mers. Les Prisons du Mont-Saint-Michel. Paris: Perrin, 1920.
56
sont les Egarements du Cœur et de l’Esprit (1736-1738), et La Nuit et le Moment (1755).
Crébillon révèle une doctrine hédoniste qui prône le plaisir et le refus de la vertu et de
tout sentiment de culpabilité dans le plaisir. Même le philosophe Diderot (1713-1784) qui
s’amusait beaucoup de ce genre de récit, compose un roman libertin, Les Bijoux
Indiscrets (1748), en s’inspirant du Nocrion du Comte de Caylus qui lui-même avait
emprunté son sujet à un ouvrage ancien. Notons aussi le marquis d’Argens (1703-1771),
actif combattant des intolérances religieuses, qui écrit des romans libertins dont le plus
réussi est Thérèse Philosophe (1748), et Dominique Vivant-Denon (1747-1825) auteur de
Point de Lendemain, roman libertin à succès publié anonymement en 1777. Ce dernier est
surtout connu pour avoir amassé des collections de chefs-d’œuvre pour ce qui deviendra
le Musée du Louvre. Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le plus célèbre
roman libertin est le chef d’œuvre de Laclos, Les Liaisons Dangereuses (1782), dans
lequel l‘auteur se livre à une véritable déconstruction du libertinage aristocratique (Didier
Foucault 491). Beaucoup de ces ouvrages libertins sont imprimés à Amsterdam pour
échapper à la censure, souvent anonymement, car ces récits peuvent mener leurs auteurs
en prison pour des raisons morales ou politiques tels Crébillon et Diderot ou Chavigny de
la Bretonnière qui finira tragiquement ses jours dans une cage en bois de la prison du
Mont-Saint-Michel, “victime de la cruauté d’un pouvoir absolu” (Jean Sgard 68).
L’acte de revendication féministe le plus important de Madame Benoist est bien
celui d’avoir écrit et publié un roman libertin à une époque où les femmes sont critiquées
de prendre la parole, et où aucune ne s’est encore risquée dans ce domaine littéraire
essentiellement masculin.
57
Dans Gynoghraphs, Joan Hinde Stewart reprend subversivement le titre d’un
ouvrage de Rétif de La Bretonne (1734-1806): Les Gynographes (1777), qui exprime une
des vues les plus répressives et les plus dégradantes sur la femme, notamment en matière
de conduite et d’éducation. Stewart note que ses propos n’eurent aucun effet sur les
auteures du dix-huitième siècle mais qu’au contraire de nombreux critiques admirèrent
leur style et la profondeur de leur analyse psychologique et les encouragèrent à écrire des
romans. Ces auteures, surtout celles qui étaient seules, soit parce qu’elles étaient veuves,
soit parce qu’elles étaient séparées ou célibataires, sont parmi les premières à avoir tenté
de gagner leur vie par l’écriture.
On ne peut que souligner le courage de Madame Benoist, auteure philosophe, qui
écrit et publie un roman libertin dans lequel elle dénonce la vie de cloitre comme de
nombreux philosophes de l’époque, l’institution du mariage, facteur d’esclavage de la
femme qui est mise sous la tutelle d’un mari détenant tous les pouvoirs, et la corruption
de la société. Il est à noter qu’elle est veuve lorsqu’elle écrit son roman libertin et de ce
fait jouit d’une grande liberté d’action puisqu’elle n’a pas d’époux à ménager.
Dans les Lettres du Colonel Talbert, Madame Benoist détruit la théorie du
“moment” cher à Crébillon qui suggère que les femmes manifesteraient une vulnérabilité
particulière aux circonstances, car “une jolie femme dépend bien moins d’elle-même que
des circonstances,”6 et qu’inconsciemment elles souhaitent se livrer malgré leur
résistance. Elle démontre que lorsque les circonstances sont favorables au libertin, ce
“moment,” cet instant fugace existe bien mais que la victime ne succombe pas
6
Les Egarements du Cœur et de l’Esprit. p. 70.
58
forcément et qu’elle garde une lueur de lucidité qui lui permet d’échapper à son
agresseur.
59
CHAPITRE 4
ETUDE DES PERSONNAGES
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
“Toutes les actions contribuent à la composition d’un caractère - un peu à
l’opposé des Caractères de La Bruyère, ou un caractère produit une série d’actions, qui
l’illustrent” écrit Todorov (111). Madame Benoist, observatrice lucide de la condition
humaine, utilise ce procédé pour camper la personnalité de ses personnages. En effet,
toutes leurs actions et leurs passions plus ou moins nobles ; avarice, amour du jeu,
égoïsme, orgueil, ou probité et générosité, contribuent à la construction de leur caractère.
Le Colonel Talbert
Héros éponyme du roman, le Colonel Talbert est un libertin mondain, irréligieux
et séducteur accompli, persifleur, qui feint la franchise et l’honnêteté pour mieux séduire
la ravissante Hélène ; En effet, “l’apparence des vertus est bien plus séduisante que les
vertus mêmes, et celui qui feint de les posséder a bien de l’avantage sur celui qui les
possède” (22) s’exclame Madame Riccoboni qui dénonce l’hypocrisie masculine dans
son Histoire de M. le Marquis de Cressy (1758). Aristocrate fortuné, Talbert vit dans
60
l’oisiveté que permet une immense richesse et, portant le titre de marquis, appartient à
l’élite aristocratique la plus brillante par ses titres de noblesse. L’argent, source de liberté
ou d’asservissement, tient une place très importante dans sa vie comme dans celle de
chacun des personnages. Agé de trente ans, d’un caractère vif et impétueux, Talbert allie
une intelligence vive à des qualités physiques exceptionnelles: beauté, vigueur, prestance.
Il est jeune, gai, et désinvolte et épris de liberté. Espiègle et spirituel, il rapporte avec
beaucoup d’humour les situations comiques dont il est témoin. Talbert est aussi un
homme lettré qui, dans ses échanges épistolaires avec son ami intime Mozinge, cite les
auteurs français et anglais du dix-septième et du dix-huitième siècles. Il possède une
bibliothèque et a lu Jean-Jacques Rousseau, Honoré d’Urfé, Molière, Louis Racine et
Fielding, probablement La Fontaine et Antoine Houdar de la Motte. Il connaît la bible et
la mythologie grecque et romaine. Passionné de musique et des arts, il aime assister à des
concerts et dessine avec talent. Bon et généreux sans arrière pensée, Talbert propose à
son ami Mozinge de partager son bien comme un frère tendrement aimé et lui confie:
“c'est la première fois de ma vie que j'aurai le bonheur de satisfaire mon cœur, sans que la
plus austère raison puisse me blâmer.....” (Partie I, Lettre I, 14). De même dans la
troisième partie du roman, il vient en aide par réelle compassion aux fermiers de son ami
Cloucy, choqué par le cynisme et la cruauté de ce dernier et non par calcul comme le
libertin Valmont des Liaisons Dangereuses (Lettre XXI, 60) qui cherche à attendrir
Madame de Tourvel.
Ce n’est pas un hasard si Madame Benoist a fait de son héros un membre de
l’armée royale puisque seuls les nobles fortunés peuvent accéder aux grades d’officier ;
61
d’une part, les frais d’habillement et d’équipement dépassent les moyens de la noblesse
pauvre et, d’autre part, les charges sont fort onéreuses. De même, souligne Bluche,
“aucune place de colonel en titre – sauf cas fort rare d’un don du monarque – n’est
accessible à un hobereau” (137). Le titre de colonel est significatif symboliquement car le
héros a un double rôle ; celui de libertin mondain et celui d’officier rompu aux tactiques
de la guerre et entrainé à conquérir. Talbert, qui porte un nom illustre et est apparenté aux
plus grandes familles du royaume, est un militaire de cour à qui il manque un
commandement et qui exerce ses talents de stratège à conquérir les femmes. Sa qualité
d’officier implique l’usage d’un lexique militaire: il “vole au combat” vers de nouvelles
“conquêtes,” évoque “ l’ardeur du chef et du soldat,” désire obtenir “le titre de
vainqueur,” et compare “la résistance d’Hélène à une place imprenable.” Il indique aussi
que son “emploi en temps de paix est aussi pénible, aussi essentiel et aussi important, que
celui de conduire un bataillon en temps de guerre.” Ce séducteur mondain, libertin mais
galant homme, respecte toujours les usages de la bienséance mondaine.
Séducteur hypocrite et sans scrupules, Talbert est rompu aux intrigues de l’amour
et mène une vie dissolue ; il collectionne les conquêtes féminines et avoue “trente années
d'existence, dont quinze exercées aux ruses de la guerre et plus encore à celles de
l'amour” (Partie I, Lettre II, 20). Il pratique le cynisme avec désinvolture et l’hypocrisie
qui est un “vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus” (Molière, Dom
Juan, 209). C’est sous le masque de l’hypocrisie qu’il tente de séduire la jeune Hélène
car le libertin est en effet un “être de mensonge, non en toute occasion, mais quand le
besoin se présente” (Bray 100).
62
Pour la première fois, ce libertin habitué aux amours multiples et faciles a la
surprise de rencontrer, dans la société brillante des salons parisiens, une jeune femme
vertueuse qui lui résiste et d’être confronté à la barrière de conventions familiales
rigoureuses. Bien décidé à séduire la jeune Hélène dont il s’éprend dès leur première
rencontre, Talbert doit s’armer de patience bon gré mal gré car sa vertu se révèle plus
coriace que prévu. La vertu, écrit-il à son confident et ami Mozinge, est “la passion des
âmes tendres. Or, la mienne qui ne se plaît qu'aux triomphes et aux friponneries de
l'amour, est peu propre à sentir les angéliques plaisirs de l’abstinence” (Partie I, Lettre I,
10-11). Talbert entretient plusieurs liaisons à la fois ; le plaisir est son “élément” et sa
recherche son seul but ; son côté anarchiste repousse l’idée de l’amour et du mariage car
il “craint le mariage plus que la mort” ; comme le Dom Juan de Molière, il promet
néanmoins le mariage:
Jamais, jamais je ne vous sacrifierai ma précieuse liberté. Je veux bien
toutefois vous en laisser l'espérance, parce que cela vous aveugle sur les
dangers que court votre vertu; et que tout examen fait, je ne puis vous
conduire à mon but que sous l'appas d'un penchant légitime. (Partie II,
Lettre XIV, 35)
Et ce “penchant légitime” est le mariage que Talbert craint plus que la mort ; il ne veut
être “ni mari, ni amant ; le premier personnage est trop sot et le second trop gênant”
(Partie I, Lettre II, 26). Comme tous les libertins, il considère le mariage comme un
esclavage et avoue ne vivre que pour des “contrats de vingt-quatre heures.” Souvenonsnous de la formule de Crébillon Fils sur les mœurs du temps dans La Nuit et le Moment:
“On se plait, on se prend. S’ennuie-t-on l’un avec l’autre ? On se quitte avec tout aussi
peu de cérémonie que l’on s’est pris” (37). Si Talbert est prêt “d’employer tout l’appareil
63
d’un honnête dessein” (Partie II, Lettre XIV, 35), c'est-à-dire le mariage pour mieux
arriver à ses fins, en comédien talentueux et expérimenté, c’est avec la ferme intention de
s’y soustraire au dernier moment, sans se soucier des conséquences désastreuses d’une
telle action pour la jeune femme:
Et quand ce maudit amour qui me tyrannise depuis quelques jours
deviendrait assez puissant pour m'abaisser à cet état, je jure par tout ce que
j'ai de plus sacré que je romprais mes fers avant de me soumettre à un joug
si odieux. (Partie I, Lettre II, 27)
De même que Dom Juan, Talbert “aime la liberté en amour” et ne saurait comme celui-ci
se résoudre à “renfermer son cœur entre quatre murailles” (Molière, 189). S’il s’en prend
à l’institution du mariage, il en refuse aussi la paternité. Dans son ouvrage sur les
Liaisons Dangereuses, Delon souligne que “le libertinage exige une sexualité non
procréative” (70). Soulignons que Talbert comme Dom Juan défie tous les codes sociaux
sauf celui de l’honneur.
Le véritable libertinage, explique Jaton, n’est ni simple séduction, ni simple viol,
il cherche à amener l’autre à la conscience lucide de son vrai moi, à reconnaître et à
avouer son trouble et sa disponibilité afin de mieux exercer sa tyrannie. Le libertin a
besoin d’un être qui soit son égal non son esclave. Dès le début du récit, Talbert écrit à
son ami Mozinge: “je veux abaisser sa fierté en la forçant de s’avouer esclave de l’amour
que je lui ai inspiré” (Partie I, Lettre VIII, 163), et bien plus tard:
Je veux qu'elle se reconnaisse, passionnée et faible, sans cesser de se
croire vertueuse. Voir cette âme superbe livrée au délire de l'amour, est le
plus ardent de mes désirs : voir sa fierté humiliée à la vue de sa faiblesse
serait mon plus vif contentement. (Partie IV, Lettre L, 38-39)
64
En effet, la possession physique n’est pas suffisante, le libertin cherche à régner sur le
cœur et l’esprit de sa victime.
Talbert rejette les conventions sociales et clame haut et fort son droit naturel à la
volupté. Il est un habitué des petites maisons (Partie I, Lettre I, 12), ces lieux de plaisirs
édifiés dans les faubourgs de Paris par les libertins et les courtisanes de haut vol pour se
démarquer des lieux de prostitution:
Une petite maison, explique en connaisseur l’abbé Armand-Pierre Jaquin,
c’est un endroit retiré du tumulte de la capitale et uniquement consacré
aux plaisirs : c’est là que se font les parties fines et les soupers délicats ;
c’est le temple des ris, des grâces et des jeux ; c’est le centre de la liberté
et de la volupté (Cité dans l’Histoire du Libertinage 487)
Grâce aux gazetins des inspecteurs de police, le Paris de la galanterie est bien connu,
explique Bluche ; les petites maisons des faubourgs accueillent princes du sang, ducs,
marquis, financiers, conseillers au parlement, qui se font une concurrence loyale ou
déloyale pour les faveurs des danseuses, comédiennes et filles entretenues. L’une des
moins connues, car tenue secrète, est la maison du Parc-aux-Cerfs à Versailles qui servait
aux rendez-vous galants de Louis XV et que l’on peut encore voir, au numéro quatre de
la rue Saint Médéric, derrière les anciennes écuries des Gardes du Corps (Lenotre 186).
Le roi y faisait venir de très jeunes filles dont l’une d’elle qui n’avait que quinze ans,
Marie-Louise O’ Murphy (1737-1814), a été immortalisée par le premier peintre de Louis
XV, François Boucher (1703-1770), dans le ravissant tableau “La Jeune Fille Allongée”
(1752). Bluche souligne que cette vie des plaisirs nocturnes conserve malgré tout quelque
65
tenue, avec ses soupers réglés comme à la cour, ses bonnes manières et sa politesse,
institués par la noblesse (70).
A la nouvelle que la femme qu’aime Mozinge, atteinte vraisemblablement de la
petite vérole, a perdu sa beauté, Talbert lui répond que “si quelqu'accident la (Hélène)
privait des charmes de sa figure, sa vertu serait à jamais en sûreté avec moi” (Partie II,
Lettre XIV, 37). En parfait libertin, Talbert avoue ne s’intéresser qu’aux femmes parées
de toutes les grâces de la beauté physique et de la jeunesse ; le libertin ne s’attache
qu’aux apparences, il aime la femme comme l’un de ses phantasmes et non comme une
individualité propre et sa beauté ajoute à sa gloire. La femme n’est qu’un objet qu’on
échange sur le marché des biens symboliques. Ses victimes sont celles qui témoignent du
désir de plaire et sont expertes dans l’art de subjuguer les hommes, et surtout celles qui
témoignent de quelque résistance.
Talbert admet qu’il refuserait d’épouser Hélène même si elle succombait à ses
flatteries, parce qu'en recevant une preuve de son amour, il en aurait une de sa faiblesse ;
la certitude de sa tendresse détruirait celle de sa vertu, et il ajoute:
Or, il siérait mal à Talbert, à un déceleur d'infidèles de grossir la foule des
maris trompés, après avoir joué avec tant de succès le rôle de trompeur.
Mais si ma charmante, me dis-je encore, résistait à tes attaques, ce
triomphe suffisant pour la sûreté de ton auguste chef, n'aurais-tu pas envie
de faire porter ton illustre nom à une femme, dont tu serais sûr qu'elle ne
ternirait jamais ta gloire ……… ……. ? Non, non, non, répétai-je,
plusieurs fois ; parce que je serais convaincu que la victoire d'Hélène ne
peut être que le résultat de son indifférence; et craignant le mariage plus
que la mort, je ne serai jamais assez insensé pour faire le sacrifice de ma
liberté à une personne qui ne m'aimerait pas. (Partie I, Lettre VI, 108)
66
Madame Benoist a fait de son héros un libertin certes, mais un libertin généreux et sans
cruauté, et plein d’humour ; lorsque Talbert se moque de la dévotion religieuse de la
cousine de Sacy, c’est avec ironie et sans malveillance et ses lettres ont un côté plaisant et
satirique. S’il rejoint Valmont dans son abandon des femmes conquises, il ne possède pas
les perversions des héros du marquis de Sade et ne se révèle jamais cruel, incestueux ou
même scatologique ou sodomite. Point d’actes de cruauté ni de détournement de la
vertu puisque malgré la foule de ses scandaleuses intrigues, il n'y en a pas une où il
puisse se reprocher d'avoir entraîné à sa perte une femme vertueuse. Il n'a fait jusqu'ici
que “profiter de la faiblesse des unes et partager la corruption des autres,” remarque son
ami Mozinge (Partie I, Lettre V, 96). L’auteure a fait de son héros un personnage riche en
nuances, un être intelligent et spirituel qui manie l’ironie avec virtuosité et le persiflage
avec insolence, un être également bon, généreux et sensible malgré sa rouerie.
Un évènement inattendu se produit, Talbert tombe éperdument amoureux de la
divine Hélène dès leur première rencontre tout en refusant de l’admettre. Madame
Benoist avait semblablement lu Crébillon, comme lui, elle célèbre l’amour passion.
Talbert éprouve cet amour fou, il mourra d’avoir aimé follement et de se l’être caché.
Pour son malheur, il va confondre l’attraction physique avec l’amour véritable. Gallouёt
indique que lorsque l’auteur du texte est une femme, la valeur du coup de foudre est
différente de ceux décrits dans les textes masculins parce qu’il ne sert qu’à faire le
malheur de la femme aimée ou n’amène pas le dénouement romanesque que le public
attendait (327).
67
Rappelons-nous aussi le rôle du destin dans la vie de Talbert “destiné par la nature
à être un franc scélérat” et qui parle de la “fatalité de son étoile” qui influence ses actions.
Il nie sa responsabilité par “ce n’est pas ma faute.” L’importance thématique de la
prédestination et de la fatalité dans sa vie montre l’influence du jansénisme et en
particulier de Phèdre (1877), la tragédie de Jean Racine (1639-1699). Talbert confie à
son confident Mozinge: “Ne fus-je pas destiné dès le berceau à vaincre ou à mourir? Mes
parents m'ont voué aux lauriers de Mars; la nature aux myrtes de l'Amour. L'un est mon
métier ; l'autre ma passion” (Partie I, Lettre IV, 92). Sa devise et son serment, “triompher
ou mourir,” annoncent sa fin tragique puisqu’il ne sortira pas vainqueur de cette épreuve
mais en mourra.
Soulignons que dans la conquête d’Hélène, Talbert n’a pas d’opposition ni de
rivalité masculines puisque la Vicomtesse de Mérigonne, tante d’Hélène est veuve ;
qu’Hélène n’a ni père ni prétendant ; que Mademoiselle de Sacy est célibataire et que du
Blézy, cousin de la Vicomtesse, est lâche et inconsistant. Seul le pâle et avare financier
Lurzel peut être brièvement considéré comme un rival.
Une sincère et affectueuse amitié de vingt ans le lie à son “bien-aimé” Mozinge
avec lequel il a partagé des années de pension. Mozinge est l’ami fidèle et tendrement
aimé. Au dix-huitième siècle, les effusions amicales qui peuvent nous paraître excessives
aujourd’hui sont courantes et aucun excès n’est ridicule. Dans ses lettres, Talbert se
moque amicalement de ses conseils et de ses leçons de morale qui le font bailler d’ennui,
et l’appelle “frère prêcheur,” “apôtre de la vertu,” vrai héros de l’Astrée, et chevalier de
la tendresse profonde. L’utilisation de l’italique suggère l’ironie.
68
Monsieur de Mozinge
Ami intime et confident du Colonel Talbert, Mozinge est exilé en province pour
être en état de payer l'éducation de ses trois neveux malgré sa maigre fortune ; c’est un
homme bon, généreux et sensible, et d’une moralité exemplaire, qui, par un malheureux
effet du sort, tombe amoureux d’une femme mariée qu’il se refuse de compromettre.
Euphrosine qui est mariée est donc inaccessible pour Mozinge qui se contente de la
contempler et de l’admirer à distance.
Mozinge représente l’idéal de “l’honnête homme” comme on le définissait à
l’époque classique, c’est-à-dire un être plein de raison, d’équilibre, de sagesse et de
probité. Il peut être aussi considéré comme un galant homme dans le sens d’homme
d’honneur. Il défend la délicatesse et la pureté de ses sentiments face aux railleries de son
ami car chez lui persistent les vieilles idées aristocratiques de dévouement désintéressé et
de l’amour pur dans la tradition du roman courtois ; Mozinge préfère les satisfactions de
la vertu la plus rigoureuse à la jouissance pure et simple et oppose au libertinage de son
ami le romanesque des grands sentiments ; son côté chevaleresque chante les louanges de
la femme aimée qu’il idéalise, de celle qui fait le “charme et le supplice” de sa vie, et il
accepte les souffrances et les tourments de la passion.
C’est par Talbert que nous apprenons sa délicatesse de cœur et sa générosité
puisqu’il a ajouté vingt mille écus à la dot de sa sœur “pour la marier plus
avantageusement et à un homme qu'elle aimait ; il a aussi doublé la “pension de sa mère,
qui était trop stricte pour la faire vivre honorablement dans le monde” (Partie I, Lettre I,
69
8). Il a également pris en charge l’éducation de ses trois neveux dont les parents ne
peuvent assumer les frais et qui lui coûte deux mille écus par an. Dans ce passage,
Madame Benoist insiste qu’il n'y a rien de si stupide et de si ignorant que les pédagogues
et maintient que l’éducation des enfants devrait être confiée aux parents selon les
principes de Jean-Jacques Rousseau. Elle critique les parents qui au fond n'envisagent de
confier l’éducation de leurs enfants à des maîtres que comme un objet de luxe propre à
manifester leur opulence.
Mozinge est heureux de vivre une existence simple et retirée loin de Paris et de
ses milieux frivoles et pervertis ; il apprécie la compagnie de la société provinciale où
règnent la franchise et la véritable amitié et celle des femmes aimables sans coquetterie,
vertueuses sans méchanceté, exactes sans pruderie ni médisance (Partie I, Lettre III, 55).
Déjà au dix-septième siècle, la vie de la noblesse à la campagne apparaît comme le
symbole de l’innocence perdue, de la simplicité libre et naturelle ; on l’oppose volontiers
à la vie citadine, à la vie de cour, à ses contraintes, à ses obligations hiérarchiques
compliquées, note Elias (La Société de Cour 241), et à la débauche au siècle suivant.
Honnête, Mozinge représente la voix moraliste et amicale, et il s’indigne dans ses
lettres de la conduite de son ami ; séduire les femmes et “les charger seules de
l’ignominie d’une faute où on les entraine par la force de mille appas séducteurs est une
inouïe perfidie” lui écrit-il (Partie II, Lettre XXIV, 247). En moraliste, il l’exhorte de
respecter la jeune Hélène ; commence, lui dit-il “par respecter toi-même l'idole de ta
vanité; car ce n'est qu'elle qui te fait désirer que l'on regarde Hélène comme la plus
vertueuse, pour ajouter sans doute au mérite du triomphe que tu oses te promettre” (Partie
70
II, Lettre XV, 54). Analyse pertinente du libertinage des mœurs ; en effet, “personne plus
que le libertin n’est contraire à la «facilité» des femmes et à la licence des mœurs”
explique Jaton (154) ; et c’est la difficulté qui rend la victoire encore plus flatteuse
puisque le jeu ici consiste à multiplier les conquêtes et à le faire savoir. Le caractère de
Mozinge, pourtant, n’est pas sans failles puisqu’il avoue avoir souhaité la mort du fils de
celle qu’il aime et qui mourra à la fin du récit, seul obstacle à leur bonheur. Dans le récit,
deux voix s’affrontent, l’une libertine et cynique, l’autre moralisante et sage. La passion
de Mozinge pour une femme mariée et vertueuse semble vouée à la tragédie alors que les
amours frivoles de Talbert semblent destinées aux plaisirs excitants et éphémères.
Malheureusement pour le lecteur, certaines des lettres de Mozinge souffrent de
longueurs dans les éloges de la vertu ce qui nous amène à nous remettre dans l’esprit de
l’époque. Au dix-huitième siècle, non seulement peu de femmes publient leurs œuvres
mais si l’on considère la réputation des romans libertins, écrire un tel récit pour une
femme est une entreprise audacieuse très risquée ; c’est s’exposer aux calomnies et à
peut-être bien pire, d’où la nécessité de contrebalancer le récit du libertinage des mœurs
par l’éloge de la vertu à valeur pédagogique. Dans ce roman, la dénonciation du
libertinage se double d’une critique feutrée de la religion et du clergé qui révèle
l’anticléricalisme de l’auteure. Madame Benoist dénonce également les vices de la
société à travers le portrait de personnages pittoresques. N’oublions pas, comme le
rappelle Etiemble, que Diderot et Crébillon ont payé de la prison leur audace en matière
de morale et de foi. Madame Benoist a par surcroit le désavantage d’être une femme. Si
elle affleure le problème délicat de la religion, c’est plus par moquerie que par réel désir
71
d’action politique ; sa principale préoccupation est avant tout le sort des femmes dans la
société inégalitaire qui est la sienne.
A ce propos, Françoise Barguillet souligne dans son ouvrage sur les romans du
dix-huitième siècle que les reproches d’immoralité, adressés très tôt par les critiques,
mais surtout après 1730, lorsque le réalisme oriente le roman vers une humanité
pécheresse, ont mis en lumière l’habileté des romanciers à se justifier (25). Dans sa
préface, Madame Benoist rassure ses lecteurs sur ses motifs qui n’étaient autres que
d’inspirer des sentiments d’humanité, de faire naître le désir de devenir vertueux et
d’imprimer l’horreur du vice. Nous assistons dans ce roman, comme nous l’avons signalé
précédemment, à la répétition des éloges de la vertu à valeur pédagogique.
La Divine Hélène
La divine Hélène que désire le libertin Talbert, est une jeune femme intelligente et
spirituelle de vingt-trois ans, fière et sensible, sans dot, et sans expérience du monde mais
lucide sur les restrictions imposées à son sexe. Elle est vertueuse, car “il est dans la
logique du libertinage de choisir pour proie la plus vertueuse” (Jaton 154), et dominée par
l’écrasante personnalité de son extravagante tante, la Vicomtesse de Mérigonne. Hélène
n’a pas de fortune, parce que son père, impitoyable joueur, s’est totalement ruiné au jeu,
et elle ne peut pas compter sur sa tante dont la fortune sert non seulement à entretenir un
train de vie dispendieux mais à combler son goût des curiosités. Contrairement à la jeune
Cécile Volanges des Liaisons Dangereuses qui fait l’objet d’une transaction financière,
Hélène, sans dot et sans fortune, n’est pas associée à une marchandise qu’on achète.
72
Dans l’une de ses rares lettres à Talbert, écrite en cachette de sa tante, elle lui
rappelle avec quelle sévérité la société juge les femmes:
Permettez- moi de vous dire que le parti que vous avez pris en ma faveur
est une grande indiscrétion dans la conjoncture. J'aurais peut-être pu en
être flattée dans toute autre occasion ; mais dans celle-ci il m’alarme par
les suites que vous m'avez fait redouter, & m'afflige vivement par les
propos auxquels il peut donner lieu, & où une personne de mon sexe doit
toujours craindre d'être mêlée. Pour peu que vous réfléchissiez sur la
sévérité avec laquelle on juge une femme, vous sentirez que mon
inquiétude est bien fondée. (Partir II, Lettre XIII, 10)
Pour éviter les calomnies, les femmes doivent sembler irréprochables et cacher leurs
sentiments. Hélène redoute le duel entre Talbert et du Blézy, le cousin de sa tante, qui va
faire peser des soupçons sur sa vertu et entacher à jamais sa réputation.
Marquée par une éducation traditionnelle, Hélène est un personnage moral et
vertueux. Sans fortune et sans parents, excepté deux oncles très âgés, elle vit chez sa
tante, l’imposante et extravagante Vicomtesse de Mérigonne, qui lui tient lieu de mère
depuis sa plus tendre enfance et lui donne une éducation mondaine. C’est surtout sa
grande beauté et son air de dignité qui fascinent Talbert ; qui confie à son ami
Mozinge que “la majesté de son regard et son modeste maintien impriment du respect”
(Partie I, Lettre II, 22), ce qui ne lui était jamais arrivé. Pour décrire la jeune femme,
Madame Benoist emploie un ton hyperbolique: Hélène est charmante, divine, sublime,
incarnant pour Talbert la perfection physique. Chez Madame Benoist, “pour définir la
beauté d’une femme, le moral et le physique se confondent […] L’émotion esthétique est
inséparable […] de l’émotion morale” (Hoffman 277-280).
73
Madame Benoist a fait de son héroïne une femme différente des héroïnes
traditionnelles car Hélène est une femme artiste, possédant par surcroit un immense
talent. Elle est regardée comme un prodige pour la facilité et le goût (Partie I, Lettre X,
217-18). Elle est aussi douée de raison comme le note Mozinge lorsqu’il écrit que Talbert
a “captivé son cœur sans subjuguer sa raison” (Partie 2, Lettre XIX, 156).
Les espoirs d’Hélène, ses larmes, ses émois et ses craintes nous sont révélés par
ses rares lettres à Talbert, par les observations de ce dernier et par les confidences de sa
cousine de Sacy. Hélène tout au long du roman révèle la force de son caractère ; elle sait
contrôler ses émotions devant son amant et malgré ses sentiments, elle a la force de lui
résister, lucide sur les conséquences de la séduction et la condamnation de la société. Son
enlèvement du couvent où sa tante l’avait cachée pour la punir de ne pas avoir accepté la
demande en mariage de l’avare financier Lurzel, laisse la jeune femme vulnérable et à
nouveau prisonnière mais cette fois-ci dans la maison de Talbert, dans une campagne
isolée dont nous ne savons rien. Ni Hélène, ni Talbert, ne s’aperçoivent des dangers
qu’ils courent: l’une ne soupçonne pas le réel motif de la conduite de son amant et ce
dernier s’achemine aveuglément vers un amour authentique. Le terme de divine
qu’emploie Talbert pour la désigner suggère son adoration devant cette femme à part,
différente et divinisée ; Hélène est aussi survalorisée ce qui explique la difficulté qu’il
éprouve à lui avouer ses sentiments.
Hélène est une figure tragique qui refuse d’être victime ; devinant les réelles
intentions de Talbert après sa délivrance du couvent, elle tente de se sauver en escaladant
un mur de sa demeure campagnarde, se blesse mortellement et meure quelques jours plus
74
tard. Malgré ses sentiments pour son amant, sa faculté de résistance est grande et la vertu
triomphe ; mais Hélène paye chèrement sa victoire puisqu’elle meurt après la célébration
du mariage ; mais la morale est sauve. Dans Les Liaisons Dangereuse, Laclos démontre
que c’est l’absence ou l’existence de la tentation qui maintient ou détruit la vertu alors
que Madame Benoist proclame que la tentation ne saurait détruire la vertu dune femme
consciente que sa défaite va la conduire irrémédiablement à sa perte. En tant que femme
et auteure, elle ne pouvait laisser son héroïne succomber aux tentatives de séduction du
libertin Talbert.
Les recours à la mythologie grecque de même qu’à la littérature contemporaine
sont nombreux dans le roman. L’auteure a donné à son héroïne le nom de la belle Hélène,
célèbre figure de la mythologique grecque et fatale aux hommes ; reine de Sparte, Hélène
était réputée pour sa grande beauté. Quant à Talbert, dès le début du récit, il se plaint de
ne plus se reconnaître lui-même et d’avoir été envouté par une “enchanteresse,” une
“Circé” qui a fait naître dans son cœur quelques bons mouvements. Ce n’est pas dans la
nature d’un libertin de tomber amoureux et, irrité de cette métamorphose, il promet de se
venger par une scélératesse s’il n’arrive pas à rompre l’enchantement. Circé, magicienne
d’une ravissante beauté, était non seulement experte à confectionner des filtres magiques
mais était capable de métamorphoser tout homme qui l’approchait en toutes sortes
d’animaux. “Seule sa raison restait à celui-ci ; il comprenait ce qui lui était arrivé”
(Hamilton 272).
75
Hélène qui, comme nous l’avons vu, ne possède pas de fortune puisque son père
l’a dilapidée au jeu, vit chez sa tante qui lui tient lieu de mère, l’extravagante Vicomtesse
de Mérigonne.
La Vicomtesse de Mérigonne
L’imposante Vicomtesse de Mérigonne, tante d’Hélène, est une femme
extravagante, vaniteuse et méprisante, souvent ridicule, qui se révèle un véritable tyran
pour son entourage. Par ses titres de noblesse, elle appartient à l’élite aristocratique la
plus brillante et est alliée, comme le Colonel Talbert, aux premières familles du
royaume ; soucieuse de sa réputation, elle refuse la promiscuité sociale. Fortunée mais
dépensière, elle n’est pas généreuse puisqu’elle ne songe même pas à doter sa nièce qui
n’est pas mariée car sans fortune. Pourtant, elle règle les dettes de jeu de son cousin et
petit toutou Monsieur du Blézy, qui sait flatter son immense orgueil. Détail important, la
Vicomtesse est veuve ; grâce à son veuvage et à sa fortune, elle échappe au statut de
dominée ce qui justifie sa grande liberté d’action.
La présentation de sa personnalité est intéressante dans la mesure où elle met en
évidence le désir des femmes de cette période de participer à la vie intellectuelle et
artistique. “Toutes les actions contribuent à la composition d’un caractère - un peu à
l’opposé des Caractères de La Bruyère, ou un caractère produit une série d’actions, qui
l’illustrent souligne Todorov (111). La Vicomtesse est assoiffée de prestige et de
célébrité et cherche à briller par tous les moyens ; elle est fière d’appartenir à la “bonne
société” ; en effet, le “monde social donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance,
76
de la considération” écrit Bourdieu1 et le capital symbolique, c’est à dire le prestige
d’appartenir à l’élite aristocratique avec ses titres et ses honneurs, confère de
l’importance sociale et des raisons de vivre. De son côté, Elias explique dans son ouvrage
sur La Société de Cour que, dans la bonne société aristocratique, on se rend compte à
quel point l’individu y dépend de l’opinion des autres membres de cette société (85). Ne
reculant devant rien pour faire parler d’elle, la Vicomtesse va conseiller à son cousin et
petit toutou du Blézy de se faire inoculer de la petite vérole ; il en mourra, victime de la
vanité de sa cousine.
Remplissant les pratiques de dévotion visibles de la “bonne société” et qui
contribuent à sa réputation, la Vicomtesse suit uniquement les sermons des prédicateurs
célèbres. Passionnée des beaux-arts et de musique italienne, elle crée chez elle une
Académie de Peinture où se réunissent les personnes de sa “société” pour dessiner et
donne concert le mardi et le jeudi ; et, pendant six mois de l’année, les lundis et samedis
sont destinés à parcourir successivement tout ce qu'il y a de plus rare dans le genre de la
peinture. Nous apprenons ainsi qu’il existe un grand nombre de maisons dans Paris où le
goût des arts a pénétré, où l’on dessine, peint, fait de la musique. Sous le règne de Louis
XV, explique Elias, le centre de gravité de la vie mondaine se déplaça partiellement dans
les hôtels, résidences des aristocrates de cour, qui n’avaient pas le rang de prince. La
sociabilité et la vie mondaine et culturelle étaient soumises à un lent processus de
décentralisation, et parties des hôtels de cour, elle gagna jusqu’aux maisons des
1
Méditations Pascaliennes, (Paris: Seuil, 1997), 345.
77
financiers2.C’est pourquoi, soucieuse de conserver ses privilèges, la noblesse maintient
bien haut les barrières sociales.
Curieuse et avide de passer pour une femme cultivée, la Vicomtesse s’est
constituée un cabinet de curiosités dans le goût de l’époque abritant des momies et des
objets insolites. C’est une façon pour elle d’exister car, ainsi que le rappelle Madame
Riccoboni dans une lettre à son ami David Garrick, “en cessant d’être jeune, une femme
n’est plus rien [et] j’existe encore” (Piau-Gillot I). La Vicomtesse possède aussi une
collection de tableaux des plus grands maîtres dont le portrait de sa nièce. C’est ce
qu’Elias appelle la consommation de prestige de la noblesse, c'est-à-dire les
consommations imposées par la lutte pour le statut social et le prestige3. La Vicomtesse
représente la caricature de la Précieuse qui se pique d’esprit, ridicule et déplaisante par
son snobisme d’une part, son despotisme, et d’autre part par sa volonté d’étaler
frauduleusement un talent artistique qu’elle ne possède pas dans le seul but de surpasser
sa nièce. Victime aussi d’une société qui lui a refusé une éducation digne de ce nom.
Cependant à la fin du roman, lorsque le masque tombe, elle se révèle pleine de tendresse
et de compassion pour sa nièce qu’elle a élevée comme sa fille.
Sa description physique sous la plume de l’espiègle Talbert est des plus cocasses ;
elle est “grosse,” dotée d’une “bizarre figure” et d’un “prodigieux menton,” et sous l’effet
de ses louanges hyperboliques, elle devient “bouffie de joie et de vanité.” Notre libertin
utilise des métaphores pour décrire à son ami les effets comiques de sa flatterie
outrancière:
2
3
Norbert Elias. La Société de Cour (Paris: Flammarion, 1985), 64.
Ibid., 49.
78
Son ample gorge, semblable au reflux de la mer agitée, s'éleva d'un demi
pied au-dessus de son enceinte; effet qui ne te surprendrait pas si tu voyais
comme la bonne dame est lassée, pressée, ou plutôt étouffée dans un corps
de baleine qu'elle met régulièrement; comme si elle n'avait que quinze ans,
et remarque qu'elle en a plus de cinquante. (Partie I, Lettre IV, 81)
Talbert utilise le persiflage avec la Vicomtesse et la dévote Sacy pour se moquer d’elles
et mieux les manipuler et les tromper sur ses intentions. Il les raille en leur adressant d’un
air ingénu des paroles qu’elles n’entendent pas, ou qu’elles prennent dans un autre sens
(Bourguinat 7). La dévote Sacy dont se moque Talbert est une parente pauvre que la
Vicomtesse abrite par charité sous son toit.
Mademoiselle de Sacy
Troisième personnage féminin influent du récit, Mademoiselle de Sacy, la “bonne
de Sacy,” est la dévote cousine de la jeune Hélène. Mademoiselle de Sacy est la parente
pauvre qui, malgré sa noblesse, est réduite par l'inhumaine vanité de la Vicomtesse au
servile emploi de gouvernante de sa maison et qui, pour se maintenir dans la triste faveur
de subsister en la servant, se trouve obligée de la flatter sans cesse. Née sans beauté et
sans fortune, croyante jusqu’à la superstition, elle s’est attachée aux choses qui étaient en
son pouvoir, et dont la jouissance ne coûte rien. Elle est un peu vieille, écrit Talbert à
Mozinge, car elle a quarante-cinq ans ; mais souvent, ajoute-t-il avec ironie, “c'est une
raison de plus pour déclamer contre les vices qu'on ne peut plus avoir” (Partie I, Lettre
VI, 124). Il a observé que la dévotion paraît un peu vertu innée en elle et qu’elle est d'une
crédulité sans exemple sur toutes les choses humaines ; il n’y a rien de plus simple que
cette personne, affirme t-il. Elle n’est pas une fille experte, mais possède “une simplicité
79
et une ignorance de la chose qui ferait rougir tout autre qu’un Talbert” (Lettre XXV,
300). Dans le récit, l’innocence ici est liée à l’absence de connaissance des réalités de la
vie.
La “dévote Sacy” entretient avec Talbert une correspondance dans laquelle elle
fait appel à ses sentiments chrétiens ; peine perdue car de même que le Dom Juan de
Molière, figure typique du libertin, Talbert “ferme l’oreille à toutes remontrances
chrétiennes qu’on peut lui faire” (Dom Juan 147), tout en prétendant hypocritement les
écouter pour mieux arriver à ses fins. Elle est, confie-t-il à son ami Mozinge, “vraiment
une digne fille: le seul reproche que je lui fasse, c'est d'être trop simple et trop crédule; il
y a beaucoup moins de plaisir à la tromper ; et pour tout t'avouer, je sens quelquefois une
espèce de remord” (Partie I, Lettre XIV, 40). Est-ce un bref sursaut de conscience du
perfide Talbert ou un reste de sensibilité ? De noble extraction mais sans ressources,
Mademoiselle de Sacy vit de la charité de la Vicomtesse qui lui fait subir les pires
vexations: “vous n'ignorez pas ce que je souffre chaque jour, de Madame la Vicomtesse ;
les mortifications qu'elle me fait essuyées sont bien plus humiliantes que celles qu'on
vous a fait éprouver” (Partie II, Lettre XIV, 19-20) révèle-t-elle à Talbert après qu’il ait
été banni de la maison de la Vicomtesse pour avoir révélé qu’elle n’exécutait pas ses
dessins elle-même. Celui-ci, perfidement, va mettre à profit ces révélations en entretenant
chez elle la haine de sa bienfaitrice et, charitable par intérêt, lui promettre une vie
meilleure s’il épouse sa jeune cousine Hélène. Il sait aussi la flatter en lui écrivant: “vous
parlez comme si vous étiez inspirée par Dieu même” (Partie II, Lettre XIV, 27).
Vulnérable du fait de sa simplicité et de sa crédulité, elle tombe dans le piège que lui tend
80
Talbert et va servir d’entremetteuse sans le savoir. Caricature aussi de la bigote à l’esprit
étroit, superstitieuse, égoïste, uniquement préoccupée de ses propres intérêts et soucieuse
de gagner une place au paradis. Elle représente le prototype de la bigote et ce qu’il y a de
plus condamnable dans la bigoterie: l’hypocrisie et la superstition. Madame Benoist
dénonce avec beaucoup d’ironie l’hypocrisie de la religion, des dévots et du clergé que
nous retrouvons entre autres dans le passage où la religieuse du couvent accepte en toute
connaissance de cause et avec gratitude de la part de Talbert, déguisé en colporteur, de la
marchandise de contrebande bon marché. Madame Benoist rejette le pouvoir de la prière
et ridiculise en même temps les superstitions, notamment à la fin du roman lorsque la
dévote Sacy propose à l’une des servantes de Talbert “une boite de reliques qui préserve
du tonnerre” (Partie IV, Lettre LIII, 167). Certaines des lettres de la dévote sont
extrêmement comiques et reflètent l’humour de l’auteure. L’importance de Mademoiselle
de Sacy s’accroit au fur et à mesure que Talbert sollicite son aide dans la conquête
d’Hélène.
Nous pouvons nous interroger sur le choix du nom donné à la dévote cousine de
Sacy qui est celui du théologien et humaniste Louis-Isaac Lemaistre de Sacy (1613 –
1684), surtout connu pour sa traduction de l’ancien testament. Ce théologien était en fait
le neveu de l’abbesse janséniste Angélique Arnaud et le frère cadet des premiers reclus de
Port Royal des Champs. Lorsque les persécutions frappent Port Royal et les jansénistes, il
est emprisonné à la Bastille. C’est en prison de 1666 à 1668 qu’il termine la traduction en
français de la Bible, dite Bible du Port Royal ou Bible de Sacy, commencée par son frère
81
Antoine à partir de la Vulgate4. Son rattachement à Port Royal et aux jansénistes est une
preuve supplémentaire de l’influence du jansénisme sur le roman de Madame Benoist.
C’est en effet Jean Racine et sa tragédie Phèdre, et le jansénisme, comme nous le verrons
dans les Notes Critiques, qui ont le plus imprégné les Lettres du Colonel Talbert.
La Sage Euphrosine
Euphrosine est la jeune femme mariée dont Mozinge tombe amoureux lors de son
exil en province. Atteinte de la petite vérole, elle survit à cette terrible maladie mais
Mozinge pense qu’elle est “privée sans retour de ce charme trop vainqueur” (Lettre XV,
43), ce qui ne change en rien ses sentiments car seuls comptent pour lui “les nobles
facultés de sa grande âme” (Lettre XV, 43), sa moralité et sa grande bonté. Dans la
troisième partie, Mozinge déclare que sa beauté n’a pas été altérée. Sa maladie est une
épreuve dont elle ressort grandie aux yeux de son amant. Euphrosine n’est pas un objet de
conquête aux yeux du chevaleresque Mozinge mais la femme qu’il aime et estime. Elle
est une femme incomparable, d’une grande générosité qui n’hésite pas à venir en aide aux
malheureux.
Son mari avait conçu avant de mourir le souhait de la voir s’unir à Mozinge. Mais
lorsqu’elle devient veuve, elle est enlevée et séquestrée par son oncle. Ce n’est qu’après
bien des épreuves, dont la mort de ses enfants, qu’elle peut enfin s’unir à Mozinge.
4
Société des Amis de Port Royal.
82
Les Personnages Secondaires
La Famille du Colonel Talbert se compose du monument de sa famille, son oncle
le Commandeur, de l’ambroisie, c'est-à-dire sa tante la Maréchale qui est grosse comme
un éléphant, et de la palme, sa cousine l’Ambassadrice qui est maigre, et d’un cousin qui
est évêque. Dans la famille de Talbert comme dans l’entourage du régent Philippe
d’Orléans, “on se donnait des surnoms plaisants” (Petitfils 256). Le libertin Talbert a
aussi une grande tante qui a l’intention d’en faire son héritier. Il souligne que ses parentes
ne savent qu’un peu de musique, l’usage du monde et faire des enfants car elles honorent
profondément la fécondité. Les femmes qui cherchent à s’émanciper refusent les
grossesses à répétition qui étaient à cette époque souvent fatales aux femmes. Une fois de
plus Madame Benoist insiste sur le manque d’instruction des femmes qui ne sont
préparées qu’à tenir leur rang dans le monde.
Lorsque les membres de sa famille apprennent la nouvelle inattendue de son
mariage, leur surprise et leur satisfaction de le voir s’établir est inexprimable et ils
acquiescèrent son choix bien qu’Hélène soit sans fortune.
Monsieur du Blézy est le cousin de la Vicomtesse de Mérigonne et son petit
toutou. Habitué des tables de jeu, il dépend financièrement de sa cousine et compte sur
elle pour régler ses dettes. Hypocrite, il la flatte sans cesse pour rester dans ses faveurs. Il
est aussi très lâche. Pour satisfaire la vanité de sa cousine qui ne sait pas quoi faire pour
qu’on parle d’elle, et probablement pour rester dans ses faveurs, du Blézy a le courage et
l’imprudence de se faire inoculer de la petite vérole et en meurt. Comme l’écrit Pierre
83
Darmon, spécialiste d’histoire de la médecine, dans son ouvrage La Variole, les Nobles et
les Princes, l’inoculation est à la mode dans l’aristocratie dans la seconde moitié du dixhuitième siècle. Parmi les inoculateurs mondains, citons le docteur genevois Tronchin
dont l’irrésistible ascension ne commence qu’en 1756 avec l’inoculation des enfants
d’Orléans, qui est très médiatisée puisque toutes les gazettes, toutes les chroniques ne
retentissent plus que du bruit de cet exploit (78). De son côté, Catriona Seth note que
l’inoculation ne provoque pas l’enthousiasme de tous malgré les ravages de la maladie ;
La Mettrie par exemple, philosophe, athée et médecin, dénonce l’inoculation dans son
Traité de la Petite Vérole (1749) en s’appuyant sur des arguments familiers tels que:
pourquoi donner un mal pour le prévenir ou l’inoculation n’est-elle pas dangereuse?
(154).
L’addiction au jeu de du Blézy est pour Madame Benoist un prétexte pour
condamner fermement à maintes reprises la passion du jeu. Dans la première partie,
Talbert exprime son souhait “qu'on substituât dans les maisons oiseuses le goût des
talents à la fureur du jeu” (Lettre IV, 74-75), devant la Vicomtesse qui lui répond:
Je suis fort de votre avis là-dessus car j'abhorre les cartes, l'esprit ne brille
point assez dans ce passe-temps : un sot vous efface, vous gagne, vous
ruine, malgré tout votre génie : vous ne verrez jamais jouer chez moi.
(Lettre IV, 75)
La condamnation des jeux de hasard se retrouve à nouveau dans le passage où la
Vicomtesse annonce à Talbert que sa nièce n'a point de fortune, parce que son frère,
impitoyable joueur, “s'est totalement ruiné au jeu, et n'a laissé, en mourant à sa pauvre
84
nièce que le triste souvenir d'un bien immense dilapidé par une malheureuse inconduite”
(Partie I, Lettre VI, 119).
Il est difficile de dire si Madame Benoist était pour ou contre l’inoculation qui
faisait grand bruit à cette époque. Elle utilise la maladie de du Blézy, suivie de sa mort,
comme le symbole de sa corruption et de son châtiment suprême. De même que le
financier Lurzel périt asphyxié, en punition de sa sordide avarice, du Blézy contracte la
variole en châtiment de sa passion du jeu et meurt lamentablement. “La petite vérole qui
ravit Louis XV” (Seth 246) n’est-elle pas la conséquence de la vie dissolue du roi et son
châtiment suprême ? L’association du châtiment pour punir une société corrompue se
retrouve dans le roman moraliste de Laclos, Les Liaisons Dangereuses, car si la libertine
Marquise de Merteuil n’en meure pas, elle reste néanmoins défigurée par la petite vérole.
Pour une libertine voluptueuse et désirable, l’altération de sa beauté est l’ultime punition
encore plus cruelle que la mort, dans une société misogyne, car cette maladie apporte la
perte de sa séduction et de son pouvoir sur les cœurs masculin.
Le libertin Cloucy est un ami de débauche du colonel Talbert qui va devenir le
complice de ses friponneries amoureuses car il déteste le sacré nœud encore plus que lui.
Il se révèle être un individu ignoble, hypocrite et cruel, uniquement préoccupé de
recueillir frauduleusement l’héritage de son oncle mourant. Il dissipe sa fortune entre le
jeu, la table et les femmes ; lorsqu’il veille son oncle mourant dont il attend avec
impatience l’héritage, il exige pour l’impressionner qu'on ne lui servît que des légumes
pour nourriture et que de l’eau pour boisson. Son oncle qui agonise est un homme dur,
inexorable, et qui malgré sa fortune s’est montré très avare avec son neveu. Ce n’est
85
qu’au moment de mourir, après s’être battu en duel au cours d’un diner dans une petite
maison, que Cloucy se repent sincèrement de ses erreurs et meurt en libertin repenti. A
nouveau, nous retrouvons dans cette fin tragique l’association du châtiment pour punir le
vice et la débauche.
Aussi séduisant que son maître, Bruno est le loyal valet de chambre du Colonel
Talbert qui reste présent à ses côtés du début à la fin du roman. Serviteur intelligent et
vif, il exécute ses ordres avec habileté. Il s’éprend d’Angélique, la fille du parfumeur
Christophle, à qui il apporte régulièrement des nouvelles de son maître. Bruno souffre
d’abord de voir qu’elle en est éprise jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’elle est surtout attirée
par sa fortune et son titre de marquis. C’est après lui avoir fait croire que Talbert était
mort qu’il la demande en mariage et l’épouse, ce qui fait dire à ce dernier que son
serviteur est aussi roué que lui. Talbert s’exclame que Bruno a fait de la jeune Angélique
une seconde matrone d’Ephèse.
La jeune et jolie Angélique est la fille du parfumeur Christophle chez lequel
Talbert achète des eaux de senteur à la mode. Jolie comme l'amour et faite à miracle,
Angélique rêve d’ascension sociale et tombe amoureuse du libertin Talbert qui la délaisse
pour la divine Hélène. Ambitieuse et la tête pleine de “mauvais” romans dans lesquels
des lingères épousent des comtes, elle est l’exemple même de la vanité ; persuadée
qu’elle a séduit Talbert, elle se révèle méprisante pour les personnes de sa condition et
prétend leur être supérieure. Dans une lettre, elle lui annonce qu’elle n’a pas voulu
épouser un riche marchand de la rue Saint Honoré car elle refuse d’épouser un homme du
commun. Angélique qui, de Talbert n’aimait que le rang et la fortune, écouta les discours
86
amoureux de Bruno et l’épousa, persuadée que Talbert était mort. Cette fausse mort
l’avait pourtant laissée inconsolable, toutefois, précise Jean de La Fontaine dans La
Matrone d’Ephèse (85):
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte :
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Talbert renonce à la séduire lorsqu’il s’aperçoit que sa vertu n’est que le reflet de son
ambition.
Le peintre Félote est un artiste talentueux et quelque peu excentrique qui exécute,
non sans ressentiment, les dessins de la Vicomtesse qu’elle fait passer pour ses propres
œuvres. Lorsque Talbert lui rend visite dans son atelier:
Quelques fragments de toile, où l'on découvre encore des vestiges d'une
tentation de saint Antoine, lui servaient de peignoir. Sa tête sortait de cette
inflexible enveloppe comme un pain de sucre qu'on dépouille de la sienne,
un miroir en six morceaux, recollés sur un quarré de papier, sans bordure,
lui servait de conseiller pour rétablir le désordre de quatre cheveux qu'il
plaquait sur son chef avec beaucoup de pommade, et peu d'art. Tout était
jusque là conforme au caractère que je lui connaissais. (Partie I. Lettre X,
214-15)
Il révèle à Talbert que la Vicomtesse lui interdit de paraître chez elle et vient le voir de
grand matin dans son atelier, qu’elle lui apporte des monstres à recorriger ; ou bien,
qu’après avoir barbouillé quelques coups de crayons, elle le charge de finir son ouvrage.
Le peintre ajouta: “à vous parler franchement, je l'enverrais promener tout à fait, si ces
sortes de caillètes ne vous portaient coup avec leur babil” (Partie I, Lettre X). Félotte
87
craint pour sa réputation car il redoute les bavardages désobligeants de la Vicomtesse s’il
ne se plie pas à sa volonté.
Parmi les personnages secondaires féminins, la grosse Mademoiselle Binet tient
une place à part par sa force de caractère et ses idées subversives sur la condition
féminine. Femme de charge de Talbert, celui-ci la décrit comme ayant la figure plate et
commune et un maintien soldatesque propre à inspirer de la terreur. Malgré ses mâles
appas et la physionomie la plus ignoble qu’il soit, elle est sûre d’elle et se flatte, de la
meilleure foi du monde, qu’elle fera une parfaite illusion dans son rôle de Baronne pour
faire sortir Hélène du couvent où elle est séquestrée sur ordre de sa tante. Cependant,
derrière un physique viril peu attrayant qui est l’antithèse de celui d’Hélène, se cache une
personnalité très forte. Mademoiselle Binet est intègre et possède un côté rebelle qui
refuse de se soumettre à la tutelle masculine.
Dans la galerie des portraits féminins, cette femme du peuple est l’un des
personnages féminins les plus réussis et les plus intéressants du roman par ses idées
subversives sur le mariage. Dotée d’un physique masculin, sa corpulence et sa virilité
représentent de façon allégorique la femme forte qui existe sans homme. Mademoiselle
Binet a quarante-six ans, de l’honneur et de la vertu. C’est elle qui dévoile dans une lettre
à Hélène, interceptée par Talbert, les manigances amoureuses de son maître et qui la met
en garde: “Monsieur ne veut que s'amuser; il déteste le mariage ; jamais il ne vous
épousera. Je lui ai entendu dire cent fois qu'il aimerait mieux vivre avec le diable qu'avec
une femme qu'il ne pourrait quitter” (Partie IV, Lettre LIII, 141-42). Vengeance envers
Talbert qui l’a humiliée devant Hélène comme le suppose celui-ci, ou solidarité
88
féminine ? Nous pouvons penser que c’est par réelle solidarité féminine que cette femme
du peuple tente de sauver Hélène des griffes du libertin Talbert. C’est en 1764, plusieurs
années avant la publication des Lettres du Colonel Talbert, que Madame Riccoboni
publie son roman Histoire de Miss Jenny dans lequel elle insiste sur l’existence d’un
sentiment original en la littérature de son temps: la solidarité féminine (Piau-Gillot) et
surtout la solidarité féminine entre femmes de conditions sociales différentes.
Mademoiselle Binet refuse les chaines du mariage “attendu l'indépendance où elle
avait vécu” (Lettre L, 64), et pour ne pas se retrouver sous l’autorité d’un mari brutal qui
a “tué sa femme à force de la battre” (Lettre LIII, 149). En effet, Gourmel, l’ancien
cuisinier de Talbert, qui est amoureux d’elle “avait rossé sa première femme ; celle-là lui
aurait bien rendu” affirme avec véhémence le valet Bruno (Lettre L, 108). Sous l’Ancien
Régime, le mari est autorisé à “corriger modérément” sa femme si elle ne lui “obéit ” pas.
Ainsi trouve-t-on dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et
des Métiers, dirigé par Diderot et d’Alembert (1751-1772), sous la plume de Boucher
d'Argis, à la rubrique Femme Mariée (Jurisprudence), un long exposé sur la femme
mariée dont nous donnons un extrait:
Ainsi, suivant les lois anciennes & nouvelles, la femme mariée est soumise
à son mari; elle est in sacris mariti, c'est-à -dire en sa puissance, de sorte
qu'elle doit lui obéir; & si elle manque aux devoirs de son état, il peut la
corriger modérément. (6:476)
Un extrait de la rubrique Femme par Jaucourt donne une idée similaire du sort peu
enviable de la femme mariée à cette époque:
89
Mais quoique le mari & la femme ayent au fond les mêmes intérêts dans
leur société, il est pourtant essentiel que l'autorité du gouvernement
appartienne à l'un ou à l'autre: or le droit positif des nations policées, les
lois & les coutumes de l'Europe donnent cette autorité unanimement &
définitivement au mâle, comme à celui qui étant doué d'une plus grande
force d'esprit & de corps, contribue davantage au bien commun, en
matière de choses humaines & sacrées; en sorte que la femme doit
nécessairement être subordonnée à son mari & obéir à ses ordres dans
toutes les affaires domestiques. C'est là le sentiment des jurisconsultes
anciens & modernes, & la décision formelle des législateurs. (6:471)
Cette définition très misogyne de la femme témoigne qu’une fois mariée elle est sous
l’autorité du mari qui a le droit de la corriger s’il le juge bon. La femme était trainée par
les cheveux, frappée à coups de poing, à coups de pied et même à coups de bâton. Ces
sévices étaient considérés plus répréhensibles dans les ménages nobles. Un coup de
poing, voire un soufflet pouvait être une cause une séparation entre personnes de
conditions, explique Dulong, mais pas entre gens du peuple. Mademoiselle Binet refuse
l’enfer conjugal ; elle préfère sa liberté à un mariage avec un mari cruel qui a assassiné sa
femme à force de la battre.
Notons aussi qu’à une époque où les domestiques doivent fidélité, dévouement et
respect à leur maître, Mademoiselle Binet transgresse ses obligations et affirme son
indépendance. Elias remarque au sujet des domestiques qu’il ne faut “jamais oublier
que l’élite de la noblesse, que le «monde» du dix-huitième siècle était à mille lieues de
penser que tous les hommes étaient, en quelque sens du terme, égaux”5.
Mademoiselle Binet est un personnage subversif, tant par la “masculinité de son
apparence” que par la façon dont elle tente de contrecarrer les desseins de Talbert.
5
La Société de Cour, 25.
90
Elle s’apparente ainsi à la catégories des «females tricksters» définies par
Bilger comme des personnages transgressifs caractérisés par leur francparler, et par la façon dont ils bafouent les codes de bonne conduite et se
moquent des figures d’autorité masculine. (Toussaint 91)
Le choix du nom Binet reflète sa condition de femme du peuple. Ce nom semble commun
parmi les gens du peuple. Notons en particulier Louis Binet (1744-1800) qui est un
dessinateur surtout connu pour son affiliation avec Rétif de la Bretonne.
Gourmel est l’ancien cuisinier du colonel Talbert et le concierge de sa nouvelle
demeure campagnarde ; il est aussi l’amoureux délaissé de Mademoiselle Binet. Il avait
quitté Talbert, parce que très épris des nerveux attraits de sa femme de charge, et ne
pouvant la faire consentir au lien conjugal, il se vit contraint par les refus de sa male
beauté, de fuir la préférence de celle qu’il ne pouvait voir sans le désir de la posséder. La
grosse Binet aurait voulu le conserver comme amant ; car ne se sentant pas un caractère
propre à la discipline du mariage, telle que Gourmel était capable de l’exercer, elle n’en
voulait pas faire son mari. Elle le trouve “traître comme Juda, méchant comme un âne
roux, brutal comme un Chartier” (Lettre LIII, 148) et l’accuse d’avoir tué sa femme à
force de la battre. Gourmel a deux filles qu’il a élevées très durement ; la plus jeune est
niaise et douce alors que l’ainée, Suzon, est maline et compétente.
Suzon, l’ainée des filles du concierge Gourmel, devient la femme de chambre
d’Hélène dans la résidence campagnarde de Talbert. C’est une jeune fille rusée, adroite,
d’une humeur hautaine et fort revêche ; mais par contre très discrète car son père l’a
tellement fouettée et si soigneusement souffletée qu’elle ne parle presque plus. Elle est
91
aussi très hypocrite et fourbe et va jouer son rôle à la perfection tant avec Hélène qu’avec
la dévote Sacy pour brouiller les deux cousines suivant les instructions de Talbert.
A l’inverse des Caractères (1688) de Jean de la Bruyère (1645-1696) où l’auteur
présente les portraits symboliques d’un vice ou d’un défaut qui détermine leurs actions,
Madame Benoist décline les vices de la société à travers les actions et le portrait
physique, moral et psychologique de plusieurs personnages pittoresques. Elle semble
avoir bien observé ses contemporains ; n’écrit-elle pas d’ailleurs dans sa préface:
Que lorsqu'on veut faire agir un méchant, un imposteur, ou un hypocrite ;
le montrer sous l’aspect le plus odieux, le seul secours de la mémoire
suffit ; elle fournit toutes les couleurs propres à le peindre. Les actions
atroces & injustes sont malheureusement si fréquentes qu'il ne faut que
chercher dans son souvenir, pour trouver le modèle tout tracé. (vi)
Lorsqu’il s’agit de représenter l’avarice, l’un des portraits les plus réussis est sans aucun
doute celui du financier Lurzel qui est un habitué de l’Académie de Peinture de la
Vicomtesse et, pendant une brève période, un rival du libertin Talbert dans la conquête de
la divine Hélène. Le choix d’un financier pour représenter l’avarice est emblématique
puisque par sa profession le financier est en charge d’opérations financières qui est une
activité très lucrative. Toutefois, le personnage de Lurzel est une caricature ; en effet,
Elias explique que les financiers sont poussés par des mobiles de rang, d’honneur et de
prestige plutôt que par des notions économiques6. Ceux qui se distinguent par leur
immense richesse sont reçus dans la haute noblesse et leur fortune leur permet de vivre
dans l’opulence et de collectionner des œuvres d’art.
6
La Société de Cour, 44.
92
Lorsqu’il s’agit de dénoncer l’avarice du financier Lurzel, Madame Benoist
insiste qu’il est riche comme Crésus et avare comme Pancrace. Crésus, dont la vie est un
mélange de faits historiques et de légende, est le dernier roi de Lydie dont l’immense
richesse est légendaire ; cependant malgré sa fortune, la fin de son règne est marquée par
plusieurs catastrophes et sa vie est l’exemple même de l’impossibilité de lier le bonheur à
la fortune (Salles 22). L’avare Lurzel va toujours mendiant partout des repas sous
prétexte que ses gens sont malades, ou que son frère est absent. Il ne possède ni voiture ni
chevaux à lui sous prétexte que cela donne trop d’embarras ; il prend un carrosse de
remise pour certaines circonstances, et cela ne lui arrive pas un tiers de l’année. Une
personne a même assuré qu’en allant à la campagne, il l’avait trouvé sur la route à pied
alors qu’un fiacre ne lui demandait que trois livres pour se rendre à Paris. D’autre part, il
est très vain et fort entiché de sa noblesse dont il est mal pourvu, mais qu’il se flatte
d’acquérir en s’alliant à une famille illustre (Partie III, Lettre XXXVIII, 98). Bluche note
qu’au dix-huitième siècle, le rapprochement des hautes classes ne suffit pas à les
confondre et l’homme de cour, le grand magistrat parisien et le riche financier gardent
leurs caractères originaux et possèdent chacun leur rythme de vie (79). Le riche financier
Lurzel est si avare qu’il n’aurait pas donné un patar aux pauvres ni un sol d’étrennes à ses
domestiques, et il vend tous ses habits lui-même. Son avarice est si extrême qu’il en
meurt. Il est non seulement rongé par une avarice sordide mais il est aussi très lâche,
constate Talbert, qui sous la menace des armes, lui fait signer une lettre de renoncement à
la main d’Hélène.
93
Notons que dans la description des vices de la société, l’avarice est également
représentée par les parasites de la Vicomtesse qui vont diner chez elle. Ces piqueassiettes font une brève apparition: l’Abbé de ****, qui se parfume et fait diète les jours
où ses connaissances dinent en ville, l’antiquaire Trotigny qui vient toujours armé d’une
médaille ou autres breloques qui ne valent pas une obole qu’il tire mystérieusement de sa
poche en ouvrant la salle à manger pour être mieux accueilli de la maîtresse de maison.
Enfin, le poète des ruelles qui a des prétentions au genre dramatique et qui ne se montre
jamais sans une demi-douzaine de manuscrits dont il déclame des tirades où la
Vicomtesse ne conçoit rien (Lettre XVIII, 136-137).
Dans l’entourage de Mozinge se trouve monsieur Walmon qui apparait
brièvement dans sa correspondance. Il est l’humain fondateur de l’institution La Bonne
Œuvre qui apprend aux enfants de familles pauvres l’amour du travail. Ayant fait fortune
dans le commerce et ne trouvant aucun agrément dans les arts, la politique, la lecture ou
la société, il se tourna vers l’utilité publique. Il renonça à créer un monastère, car ce serait
nuire à la société que d’en retrancher une centaine de personnes dont le principal devoir
serait de prier, et l’unique souci de vivre pour elles-mêmes (Lettre XLL, 182). Sa sœur,
après une vie de galanterie, consacre ses richesses à aider les jeunes filles de familles
pauvres.
La Communauté Religieuse
La Communauté Religieuse est représentée par les sœurs de l’abbaye où Hélène
est brièvement séquestrée et par le révérend Père Brifaut.
94
Le Père Brifaut est le confesseur de la dévote cousine de Sacy, c’est un saint
homme totalement inculte et aussi crédule qu’elle. A cette époque, l’être le plus
important dans la vie d’une dévote est son confesseur, précise Lebrun. Les femmes
surtout se choisissent un confesseur attitré avec lequel elles font le bilan de leurs échecs
ou de leurs progrès dans la recherche de la perfection […] La plupart de ces directeurs
sont des religieux, jésuites, oratoriens, dominicains ou autres (83).
Lorsqu’il fut décidé de choisir un religieux pour compléter l’académie de dessin,
les jésuites furent éliminés car ils ne sont plus de mode. A la place, la bonne de Sacy
suggéra qu’elle connaissait bien:
Un Bénédictin qui a de bonnes mœurs, et un peu de talents pour le dessin ;
mais c'est un savant qui ennuierait nos Dames: il a une érudition
incroyable, et il cite sans cesse les Pères de l'Eglise, l'Ecriture Sainte. II
connaît aussi tous les auteurs profanes : il ne pourrait donner un coup de
crayon sans nous rappeler l'histoire de quelques Martyrs, narration que le
cœur compatissant des femmes ne pourrait supporter. Il nous faudrait donc
quelqu'un de simple, dont le zèle pour la Religion fut la première vertu. Il
serait à souhaiter qu'il fût ignorant sur tout le reste et je suis persuadé qu'il
n'y aurait guères qu'un Capucin qui pût nous convenir. (Partie I, Lettre X)
Le choix se porta donc sur le père Brifaut qui est un capucin ignorant de tout sauf en
matière de religion.
Mère Saint Maur est la religieuse pleure-misère du couvent où Hélène est
séquestrée ; elle incarne non seulement l’égoïsme et l’absence de charité chrétienne mais
le manque de probité ; elle ne possède pas une once de miséricorde pour les déshérités et
ne pense qu’à ses intérêts personnels. Elle n’hésite pas à profiter des avantages de la
95
fraude en toute connaissance de cause et ne se gêne pas pour condamner le malheureux
contrebandier, né de l’imagination du malicieux Talbert, dont il lui raconte les malheurs.
Après avoir présenté les personnages du roman, nous proposons une analyse et
une critique du roman.
96
CHAPITRE 5
NOTES CRITIQUES
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
Si Madame Benoist a pris comme modèle le roman libertin très en vogue au dixhuitième siècle et a subi l’influence des romanciers contemporains, c’est avant tout le
dramaturge Jean Racine et la doctrine janséniste de la prédestination qui ont le plus
imprégné son roman. L’influence de Racine se retrouve à travers l’importance thématique
du destin, du hasard et du châtiment céleste. Nous reparlerons de l’influence racinienne à
la fin de ce chapitre.
Son roman peut être considéré comme une parodie du roman libertin dans lequel
sont inversés les codes du féminin et du masculin.
Cette étude est basée sur le texte de l’édition originale des Lettres du Colonel
Talbert, par Madame ** Auteur d’Elizabeth, publiée en 1767, en quatre volumes, à
Amsterdam et à Paris, chez Durand, libraire, rue Saint Jacques, à la Sagesse. Dans les
citations, nous avons modernisé l’orthographe mais respecté la ponctuation d’origine. A
notre connaissance le roman n’a jamais été réédité depuis sa publication en 1767 et
97
l’original, dont nous avons obtenu une réimpression à l’identique, se trouve à la
Bibliothèque Nationale de France.
Les Lettres du Colonel Talbert est un roman épistolaire polyphonique divisé en
quatre parties. La première partie contient douze lettres et deux billets enchâssés, la
seconde partie dix-neuf lettres, dix-sept lettres et deux billets enchâssés, et un journal
(lettre XXV), la troisième partie, seize lettres et neuf lettres enchâssées, enfin la
quatrième partie quarante-neuf lettres et sept lettres enchâssées. Ce roman libertin,
parsemé de réflexions philosophiques, qui associe libertinage et moralisme, entre dans la
catégorie des romans libertins moralistes. C’est le genre de roman, rappelle Coulet, que
méprisait Sade et qu’il opposait à ses propres romans (217). Sade démontre dans Justine
ou les Malheurs de la Vertu (1791) et dans l’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du
Vice (1801) que la Nature récompense le vice. Il écrit dans la dédicace de Justine “A ma
bonne amie”: “l’ascendant de la vertu sur le vice, la récompense du bien, la punition du
mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce ; ne devrait-on pas en
être rebattu?” (27-28).
Les Lettres du Colonel Talbert restent un texte novateur qui a reçu un accueil
favorable au moment de sa parution. On peut lire dans l’Histoire Littéraire des Femmes
Françaises, ou Lettres Historiques et critiques, (1769) de Joseph de La Porte 1714-1779):
“Les Lettres du Colonel Talbert, composent sans doute la meilleure production qui soit
sortie de la plume de Madame Benoît” (332). Cette remarque élogieuse est néanmoins
suivie d’allégations de plagiat: “Ce Roman, Madame, ressemble trop à Clarisse” (344).
98
En effet, La Porte accuse Madame Benoist d’avoir donné à son héros les traits de
caractère de Lovelace. N’oublions pas, comme le rappelle Lafon (297), qu’après 1750
plane l’ombre de Clarissa Harlowe (1747-48) de Samuel Richardson (1689-1761).
Nous assistons dans le roman à l’entrecroisement de trois fils narratifs. Le libertin
Talbert tente de séduire la vertueuse Hélène et se transforme au long du récit en amant
sentimental ; son ami et confident Monsieur de Mozinge exilé volontairement en
province s’éprend d’une femme mariée qui l’aime en retour ; et son valet Bruno tombe
éperdument amoureux de la belle Angélique, elle-même éprise du colonel Talbert. Le
parallélisme que Todorov décrit comme “la tendance à la ressemblance ou à
l’identification” qui “régit les rapports de nombreux éléments du roman” (112) est visible
dans les Lettres. Le principal parallélisme est celui des histoires sentimentales des deux
épistoliers puisque le libertin Talbert et son meilleur ami Mozinge font connaissance de
leur amante pratiquement à la même époque. Les amours de Mozinge qui débutent sous
de mauvais auspices, puisque la femme qu’il aime est mariée, vont évoluer favorablement
car elle va devenir veuve, alors que l’amour-passion du libertin Talbert pour Hélène qui
semble voué au bonheur se termine en tragédie. Le second parallélisme s’observe dans la
conduite subversive de deux personnages féminins ; la divine Hélène et la femme de
charge de Talbert, Mademoiselle Binet. Autre parallélisme entre les deux épistoliers ;
Talbert enlève Hélène du couvent où elle a été enfermée par sa tante pour avoir refusé un
riche mariage et Euphrosine est enlevée et séquestrée par son oncle avant de retrouver sa
liberté. Nous pouvons aussi noter la dualité des deux épistoliers, c'est-à-dire l’opposition
entre le colonel Talbert, homme d’action, impétueux, libertin passionné et voluptueux, et
99
son ami Monsieur de Mozinge, qui est un homme de conscience, réfléchi, raisonnable et
moralisateur et en même temps sentimental. Cette dualité permet à l’auteure de
contrebalancer l’attitude libertine de son héros par la sagesse et les leçons de morale de
son ami. De même que dans l’un de ses précédents romans, Célianne ou les Amants
Séduits par leurs Vertus (1766), analysé par Olga Cragg, nous assistons à
l’entrecroisement de plusieurs traditions littéraires (15) ; le roman libertin, le roman
sentimental, le tragique racinien et l’amour courtois.
Nous abordons cette étude par l’analyse diégétique du texte. Ce roman épistolaire
polyphonique est un roman d’analyse psychologique et le moi des personnages est au
centre des Lettres du Colonel Talbert.
Dans les Lettres, le libertin Talbert échange une correspondance avec son ami
d’enfance Mozinge dans laquelle il lui raconte ses efforts et ses succès dans la conquête
de la vertueuse Hélène. Dans ce roman épistolaire, Madame Benoist n’intervient pas dans
le récit mais dissimule sa voix derrière celle de ses personnages, elle est l’auteure/
narratrice extradiégétique ou narratrice explicite infiltrée dans la conscience de ses
personnages puisque chaque personnage relate sa propre histoire sans l’intervention d’un
narrateur omniscient. Sur le rôle exercé par le narrataire, Didier Masseau considère deux
sortes de narrataires, le figuré et le masqué. Le narrataire figuré intervient directement
dans le roman alors que le narrataire masqué “appartient en propre au roman épistolaire.”
En effet, “la loi du genre,” précise Masseau, “oblige l’auteur à dissimuler sa voix derrière
100
celle des épistoliers qu’il met en scène.” Ainsi, “le romancier épistolaire ne peut
s’adresser directement au lecteur que dans les préfaces ou les notes hors texte” (113).
Madame Benoist représente donc à la fois le moi conscient et le moi créateur et
n’intervient que dans la préface, elle ne fait pas partie de la diégèse mais appartient au
péritexte qui est, selon Genette, ce qui ne fait pas partie du récit. Sa seule intervention se
situe au niveau de la préface qui annonce ses intentions qui sont celles de présenter des
exemples de vertu et de censurer le vice:
Ce feu sacré, cette divine étincelle qui anime et donne de la réalité aux
actions d'un Etre idéal. On ne peut élever l'âme du lecteur qu'en épurant la
sienne ; on ne peut l'enflammer de l'ardeur du bien qu'autant qu'on en est
embrasé soi-même, et qu'on est assez heureux pour communiquer à ses
écrits cette chaleur ; cette vérité de sentiments sans laquelle on ne
persuade jamais. (viii)
Madame Benoist répartit le discours entre ses deux épistoliers sous forme de lettres et la
diégèse est construite dans la totalité de leur correspondance. Dans ce roman
polyphonique nous sommes en présence de deux épistoliers, le colonel Talbert et
Monsieur de Mozinge, c'est-à-dire de deux narrateurs ou de deux “je” qui sont des
personnages homodiégétiques. Selon Genette, le narrateur est dit homodiégétique
lorsqu’il est présent dans l’histoire qu’il raconte, tels le libertin Talbert et son ami
Mozinge. Mais la présence a ses degrés, précise Genette1, puisque les épistoliers jouent
parfois un rôle d’observateur ou de témoin. Ils sont à la fois les narrataires et les
narrateurs de leur propre histoire et donnent un compte-rendu subjectif des faits dans un
11
Figure III, (Paris: Seuil, 1972), 253.
101
ordre chronologique. Toujours selon Genette, il faut considérer dans les récits de type
homodiégétique deux variétés : l’une où le narrateur est le héros de son récit (Talbert et
Mozinge) et l’autre où il ne joue qu’un rôle secondaire, qui se trouve être, pour ainsi dire
toujours, un rôle d’observateur et de témoin. Talbert et Mozinge, narrateurs à la première
personne, sont aussi des personnages autodiégétiques puisqu’ils sont aussi les héros de
l’histoire qu’ils racontent, degré fort de l’homodiégétique.
Ces personnages autodiégétiques donnent une narration simultanée qui est le
compte-rendu instantané des évènements qui ponctuent leurs journées et qui suivent leurs
progrès dans la conquête amoureuse. Nous notons en effet “l’absence de recul par rapport
à l'événement, et la spontanéité des réactions que le narrateur n'a pas le temps de
contrôler et de filtrer, étant sous la pression immédiate du vécu” (Vitoux 262). Les
confidences mutuelles des deux épistoliers offrent au lecteur les indices nécessaires à la
compréhension du roman. Nous avons accès aux sentiments de Talbert pour la divine
Hélène et à ceux de son ami Mozinge pour la sage Euphrosine, par contre nous ne savons
rien des sentiments profonds d’Hélène. En effet, l’absence de correspondance d’Hélène à
une confidente, hormis celle adressée à Talbert dans laquelle elle ne dévoile pas ses
sentiments profonds, ne permet pas au lecteur d’interpréter son degré d’aveuglement ou
de lucidité devant les tentatives de séduction du libertin Talbert. Seules les observations
de ce dernier et les révélations de la dévote Sacy, incapable dans sa simplicité d’analyse
psychologique, nous renseignent sur la conduite de sa victime dans le déroulement du
récit. Cependant, à la fin du roman, la révélation qu’Hélène a peint le portrait de son
amant jette une lumière nouvelle sur l’héroïne et permet d’avancer qu’elle était
102
parfaitement lucide sur les intentions de Talbert dont elle était très éprise. Par contre, le
libertin a accès à toutes les correspondances puisqu’il a même intercepté la lettre de sa
femme de charge, Mademoiselle Binet, adressée à Hélène pour la mettre en garde contre
le manque de franchise de son maître. Toutes les lettres que le libertin Talbert reçoit
d’Hélène, de la dévote Sacy et de Mademoiselle Binet sont enchâssées dans sa
correspondance à son ami Mozinge. Ces personnages féminins sont vus à travers une
subjectivité masculine.
Dans la seconde partie, il existe un léger décalage entre le temps de l’histoire et
celui de la narration lorsque Talbert insère un journal dans la lettre XXV. Or, il faut
considérer d’autre part les évènements dont ces deux épistoliers sont les simples
spectateurs. Dans la lettre XIX, Mozinge raconte l’acte de générosité d’Euphrosine
envers les parents démunis dont il a été témoin dans l’église du village et, dans la lettre
XLI, il rapporte la leçon de morale donnée par le charitable Monsieur Walmon au jeune
garçon paresseux (Partie III, 165-66). Dans la forme épistolaire, l’acte d’écrire suscite la
réaction immédiate de l’autre personnage homodiégétique ; Talbert à chaque récit avoue
dans ses réponses à son ami Mozinge qu’il a été touché par la grandeur d’âme des
personnages sans toutefois apporter de changement dans sa conduite.
Si nous considérons ce que Genette appelle les péritextes, c’est à dire le titre, la
préface et l’épigraphe ; le titre du roman, Lettres du Colonel Talbert, annonce sans
ambigüité la forme même du roman qui appartient à l’écriture épistolaire monodique ou
polyphonique, c'est-à-dire l’envoi ou l’échange de correspondance du ou des héros avec
103
un ou plusieurs épistoliers, mais sans autres précisions destinées à orienter le lecteur sur
l’objet même du récit, alors que le titre du roman de Laclos, Les Liaisons Dangereuses,
dévoile la mise en garde du lecteur sur le danger des liaisons mondaines. Dans la préface,
Madame Benoist, auteure philosophe, intervient directement pour présenter son message
qui est celui d’imprimer l’amour de la vertu et elle souligne que pour faire agir les
méchants, il suffit seulement d’avoir recours à sa mémoire. Bien que son message soit
sans ambigüité, l’auteure met le lecteur en garde contre une erreur d’interprétation en
soulignant qu’un “lecteur judicieux ne saurait se tromper sur les motifs qu’on a eus en
composant cet ouvrage” (viii). Elle essaye d’amener le lecteur à une réflexion morale car
il ne s’agit pas de cautionner la conduite du libertin Talbert. C’est pourquoi le but
pédagogique et la responsabilité morale sont essentiels dans le texte et visibles dans les
innombrables réflexions édifiantes de Mozinge de même que dans plusieurs épisodes
dont le traitement des parents âgés abandonnés par leurs enfants. Sous-jacents
apparaissent sa préoccupation du sort des femmes et leur rôle grandissant dans la société
du dix-huitième siècle.
Les épigraphes sont définies par Genette comme “une citation placée en exergue,
généralement en tête d’œuvre ou partie d’œuvre”2. L’auteur a choisi pour épigraphe des
Lettres un vers de Phèdre de Jean Racine (1639-1699) qui dans sa tragédie démontre que
la passion détruit les personnages:
2
Figure II (Paris: Seuil, 1969), 134.
104
Et ne devrait-on pas à des signes certains
reconnaître le cœur des perfides humains.
(Acte 4)
Cette épigraphe, placée sous le titre de chacun des quatre volumes, apostrophe le lecteur
et donne le ton au roman.
A cet égard, la romancière donne une panoplie étendue des différents vices de la
société qu’elle érige en caractères. Selon Piégay-Gros:
Les épigraphes, loin de constituer un simple ornement, sont donc une
invitation à la compréhension, à l’interprétation et à la lecture…. Les
épigraphes peuvent en effet apparaître comme des nœuds de sens qui
rassemblent les thèmes que l’écriture va non pas développer mais
disséminer tout au long du roman: elle appelle alors une lecture
rétrospective. C’est à priori que le lecteur pourra comprendre non
seulement la valeur du passage fédérateur de l’épigraphe mais aussi la
manière dont elle indique comment le texte peut ou doit être lu. (102-03)
Pour les lecteurs familiers des œuvres de Racine et notamment de Phèdre, l’épigraphe
annonce les ravages de l’amour-passion et le dénouement tragique du récit puisque
Talbert se suicide après la mort d’Hélène.
Si Talbert est un libertin débauché et irréligieux, il est aussi un homme intelligent
et cultivé qui parsème ses lettres de réflexions philosophiques, un être enjoué et espiègle
qui aime la vie, un personnage qui, malgré ses défauts, ne manque pas de qualités de
cœur. Madame Benoist en dépit de ses intentions a fait de son héros un personnage
sympathique et elle a su lui transmettre son esprit brillant et spirituel. Plein d’humour,
Talbert est prompt à déceler chez les autres leurs travers et à s’en moquer. Son humour et
son ironie face à la dévote cousine de Sacy est une arme contre l’intoxication religieuse
105
des âmes simples. L’auteure cherche à attirer l’attention des lecteurs sur l’état d’une
certaine société aristocratique désœuvrée et pervertie par la débauche car la mort de
Philippe d’Orléans n’a pas mis fin au libertinage des mœurs qui sévissait à la cour sous sa
régence. Louis XV, qui au début de son règne est appelé le bien aimé, va devenir un roi
débauché détesté par certains de ses sujets. Le libertinage des mœurs n’est pas particulier
au royaume de France mais touche également les autres pays d’Europe.
Nous ne trouvons pas dans les Lettres du Colonel Talbert de didascalies qui ont
pour objet de mettre en scène, de façon elliptique, le non-dit du récit comme chez
Crébillon dans La Nuit et le Moment (1745). Par contre, l’italique est très utilisé dans la
correspondance du colonel Talbert. Cet usage typographique qui “remonte au début du
seizième siècle lorsque humanistes et imprimeurs italiens ont cherché à distinguer sur une
même page le texte ancien et son commentaire critique” (Delon 137), est utilisé au dixhuitième siècle surtout dans le théâtre pour les didascalies avant de pénétrer dans les
écrits romanesques. Delon note au moins trois types de fonctionnement de l’italique qui
marquent les habitudes d’écriture et de lecture ; le premier est celui de la distance
ironique, le deuxième sert surtout pour les citations de poètes italiens comme dans La
Nouvelle Héloïse de Rousseau ; le troisième type de fonctionnement enfin vise un effet de
réel, de pittoresque ou satirique (138-139). Madame Benoist emploie l’italique surtout
pour suggérer l’ironie ou accentuer le pittoresque d’une situation, ou pour l’emploi d’un
mot insolite ou étranger comme lorsque Talbert évoque l’enamorosa de son ami
Mozinge, ou parfois même irrévérencieux pour surprendre le lecteur.
106
Le cadre historique est imprécis mais certains indices nous permettent de situer
l’action entre les années 1763 et 1767, date de la publication des Lettres, notamment les
références à plusieurs romans contemporains, dont La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques
Rousseau, qui fut mis en vente à Paris en 1761 et l’Histoire de Miss Jenny de Madame
Riccoboni publiée en 1764. Nous avons noté également la référence au roi de Pologne. Il
s’agit en toute vraisemblance de Stanislas Leczinski (1677-1766), gendre de Louis XV,
qualifié de roi de Pologne uniquement “par courtoisie,” et qui était un grand amateur
d’Art. Au moment de la publication du roman, la France est en paix, la guerre de Sept ans
(1756-1763) qui a opposé le Royaume de France aux autres grandes puissances
européennes a pris fin en 1763. L’action se déroule dans le cadre raffiné et brillant des
salons du dix-huitième siècle de la haute aristocratie.
La topographie et la description des lieux sont assez floues. Madame Benoist ne
s’embarrasse pas de la topographie des lieux qui est très vague ni de détails pittoresques ;
nous savons seulement que le colonel Talbert vit à Paris mais aucun indice ne permet de
situer précisément le lieu de sa résidence ni celle de la jeune Hélène et de sa tante. Son
ami Monsieur de Mozinge vit depuis plus de six mois en province à B **** mais aucune
autre indication nous renseigne sur le nom de l’endroit sauf qu’il est situé à cent lieues de
Paris. Il en est de même pour la demeure campagnarde de Talbert qu’il a acquise pour se
réfugier avec Hélène après son enlèvement du couvent. Nous observons qu’il y a peu de
descriptions physiques du héros et de l’héroïne. A ce sujet, Perrot écrit que:
Dans le roman, en tout cas, les personnages restent singulièrement
invisibles, physionomies, épidermes, arêtes et contours étant laissés dans
107
le vague d’une formulation générale et convenue. Affirmée plus que
décrite, la beauté par exemple n’incite qu’à l’admiration stéréotypée, qu’à
l’alignement d’un ou deux topoi où le «charmant» le dispute à
l’«aimable», la «taille à nulle autre pareille» aux «plus beaux yeux du
monde». (64)
Il y a aussi très peu de descriptions des lieux où ils vivent. Quelques précisions sont
données sur l’aménagement de certaines pièces de la maison de campagne nouvellement
acquise par Talbert ; il a fait meubler plusieurs pièces des meubles les plus antiques
qu’on ait pu trouver. Il y a un grand lit, qui est de la forme la plus grotesque que l’on
puisse imaginer (Lettre XLVIII, 26-27). Il décrit minutieusement l’appartement de la
bonne de Sacy et le cabinet qui lui servira d’oratoire qu’il a aménagés pour elle dans son
hôtel parisien. La pièce a douze pieds de long sur huit de large ; on y voit “une boiserie
en ébène, et ce que les chastes épouses du seigneur nomment un prie-Dieu, qui est du
même bois, ainsi que le crucifix et la bibliothèque, qui est remplie de tous les livres les
plus pieux et les plus édifiants” (Lettre XLV, 297). Ici, nous avons affaire d’après
Genette à des descriptions ornementales. Dans le refuge d’une conscience agitée comme
celle de Mademoiselle de Sacy, ironise Talbert, il ne doit pas avoir l’ombre des sensuelles
commodités de la vie, c’est pourquoi il n’y a pas une table pour écrire, pas même un
siège pour s’asseoir, pas une estampe pour s’amuser, mais les tableaux des quatre états de
la vie future qu’il a fait peindre au peintre Félotte. La description des tableaux est
intéressante car elle renforce indirectement la critique des superstitions religieuses.
Madame Benoist utilise le symbolisme des couleurs pour décrire le pittoresque de
l’asile de la chasteté que Talbert a fait décorer pour Hélène et de l’appartement qu’il s‘est
108
réservé. On y trouve l’opposition de la blancheur, symbole de l’innocence et de la pureté,
à la couleur noire, symbole du désespoir et de la mort:
Une pièce que j’ai nommé l’asile de la chasteté, et certainement tout y
offre l’image de l’innocence ; elle est tendue en moire blanche, tout y est
blanc avec des baguettes en argent, dont la sculpture ne représente que des
vierges et des séraphins. On ne voit pas l’ombre d’une couleur dans cette
pièce ; la cheminée, le parquet, tout est blanc. (Partie IV, Lettre L, 50-51)
Dans la vision androcentrique du monde, nous assistons à l’opposition entre l’univers
public, masculin, et les mondes privés, féminins. Même l’environnement familier, note
Bourdieu, se présente comme un endroit parsemé d’indices et de signes tels les espaces
dits féminins dont les couleurs mièvres, les bibelots, les dentelles ou les rubans évoquent
la fragilité et la frivolité3. Par contre, il faut souligner l’importance dramatique du décor
de l’asile que se réserve Talbert qui est une pièce lugubre ; en effet, la sépulcrale retraite
est fort obscure, toute tendue depuis le plafond jusqu’au parquet en serge noire.
A propos de décor, Genette fait remarquer que dans l’évolution des formes
narratives, en substituant la description significative à la description ornementale, la
description a gagné en importance dramatique. C’est précisément ce que nous observons
dans la description de la chambre macabre de Talbert dont la couleur noire évoque le
dénouement tragique. D’autre part, Genette considère deux fonctions diégétiques de la
description. La première est d’ordre en quelque sorte décoratif (Figure II, 58). La seconde
est d’ordre à la fois explicatif et symbolique (38) surtout visible dans la tradition du genre
romanesque. Les portraits physiques, les descriptions d’habillement et d’ameublement
3
Bourdieu. La Domination Masculine (Paris: Seuil, 1998), 83.
109
tendent à révéler et en même temps à justifier la psychologie des personnages dont ils
sont à la fois signe, cause et effet4. Le portrait physique de la Vicomtesse sous la plume
pleine d’humour du libertin Talbert laisse deviner une femme sensible aux flatteries, dont
la vanité et l’orgueil cachent une insécurité probablement due aux lacunes d’une
éducation négligée ; cette description très amusante révèle toute l’absurdité de sa
conduite que démasque sans pitié Talbert. La représentation physique de Mademoiselle
Binet, dévoile une femme courageuse attachée à son indépendance, au caractère fort et
volontaire et sa résistance à la domination masculine est une attitude particulièrement
subversive. D’autre part les descriptions d’habillement, notamment le déguisement de
Talbert travesti en colporteur de livres pieux démontrent sa légèreté et son humour et
suggèrent un esprit plein de ressources. De même, la description vestimentaire de la
Vicomtesse sur le point d’aller diner en ville qui, grâce à l’énorme profusion de ses
ajustements, la richesse de ses habits et de ses diamants, ressemblait à la lune en plein,
lorsqu’elle est couverte de nuages et qu’elle les perce par intervalle, illustre une fois de
plus sa vanité et son arrogance. Cette remarque nous conduit à évoquer le thème du
masque ; juger uniquement sur les apparences risque de tromper l’observateur. “Ce qui
parait n’est presque jamais la vérité” car sous les riches habits et les diamants de la
Vicomtesse se cache “la bonté de son cœur” que Talbert eut “lieu de connaître dans toute
son étendue” à la fin du roman.
Si les descriptions vestimentaires révèlent certains traits de caractère des
personnages, le regard joue un rôle important dans leur destinée.
4
Figure II, 59
110
Dans les Lettres, le regard revêt une très grande importance car le libertin vit “du
regard d’autrui.” Miroir de soi-même, le regard renvoie une image flatteuse du moi. Le
premier regard posé sur la ravissante jeune femme engendre l’amour-passion du libertin
Talbert qui avoue que la vue de cette fille divine le rend méconnaissable à lui-même.
Telle Phèdre qui se transforme à la vue d’Hyppolite: “Je le vis,” Talbert porte ses regards
sur lui-même et ne se reconnait plus. Ce premier regard posé sur la divine Hélène va
changer le cours de sa vie car, avant cet instant, sa vie de libertin n’était que fausse
existence. Talbert se rend compte qu’il est aimé en observant Hélène même s’il n’y a pas
d’aveu, ses regards reflètent ses sentiments. Lorsqu’il va la visiter au couvent, affublé en
colporteur de livres pieux, il surprend ses regards si favorables et même si flatteurs,
malgré son grotesque déguisement, qu'il se croit sans présomption passionnément aimé ;
les regards de la jeune femme suffisent à révéler son amour. Les yeux inspirent la
passion, quand on se voit, on est amoureux et on le demeure ; quand on ne se voit plus,
on s’oublie. On sent aussi par les yeux et l’enfer, c’est le regard des autres qui vous
jugent ; c’est ainsi qu’à la fin du récit, Talbert se demande s’il pourra se résoudre un jour
à paraître dans le monde chargé des fers de l’hymen, après avoir déclamé publiquement
contre son esclavage. Aux yeux de la société, il se croit perdu lorsqu’il épouse Hélène ; il
pense que les regards jadis admirateurs vont se transformer en regards moqueurs. Au
tragique psychologique, celui de l’amour-passion trop tard accepté qui est responsable de
la mort de son amante, “vient se superposer un tragique en quelque sorte moral, celui de
la dignité perdue” (Picard 8), qui est celui du sentiment de sa fierté de libertin perdue. Le
tragique de Talbert comme celui de Phèdre, c’est de s’être “laissé dérober une mort
111
honorable” engagés qu’ils étaient dans des évènements, entre lesquels ils ont “reconnu
bien vite le lien intentionnel de la fatalité” (Picard 10). Talbert marche vers la tragédie
d’un mouvement insensible qui est fait de toutes sortes de défaites dans ses efforts de
séduction. La fatalité l’entraine vers le dénouement final. L’accident d’Hélène puis sa
mort sont une perte impossible à surmonter ni à traduire par les mots ; à sa mort, il a tout
perdu.
Mentionnons aussi que le regard que Mozinge porte sur la conduite de son ami
Talbert n’est jamais neutre mais toujours choqué, attristé et moralisateur.
Le regard, lorsqu’il est arrêté par un obstacle, peut conduire à toutes les
perversions, notamment le voyeurisme illustré par Talbert s’amusant à observer la dévote
Sacy dans l’exercice de ses dévotions par un trou qu’il a fait percer dans la cloison de son
cabinet.
Ce qui est caché au regard fascine et le regard fait naître le désir qui entraine
l’individu dans la quête de la possession physique et morale de l’autre. Talbert voit
Hélène presque chaque jour mais il ne peut pas la posséder, c’est pourquoi le portrait est
l’image fidèle qui va remplacer l’original, ce qui nous amène à aborder le thème du
portrait volé ou subtilisé.
Nous retrouvons en effet dans la seconde partie l’un des thèmes rebattus de la
tradition romanesque: le portrait volé ou subtilisé, topos déjà exploité dans la Princesse
de Clèves (1678) de Madame de Lafayette et dans les Mémoires du Comte de Comminge
(1735) de Madame de Tencin. Comminge, qui peint joliment, copie le portrait que sa
112
maîtresse a perdu, et la copie ne pouvant se distinguer de l’original, il garde l’original et
lui rend la copie sans qu’elle devine la substitution. Par contre dans La Princesse de
Clèves, la princesse observe le duc de Nemours en train de voler son portrait mais ne dit
rien et lui accorde la faveur de le garder. Avec la complicité de la cousine de Sacy,
Talbert emprunte le portrait de la divine Hélène au Cabinet des Tableaux de la
Vicomtesse et y substitue une copie sans que cette dernière se rende compte de la
supercherie ce qui, d’une part le conforte dans ses soupçons qu’elle ne possède aucun
talent artistique, et d’autre part lui permet d’admirer chez lui son idole. Or la possession
du portrait représente la possession symbolique de l’être convoité, mais à l’inverse de
l’héroïne de la Princesse de Clèves, la jeune Hélène ignore tout de cet incident. De
même, le mauvais songe de Talbert où il voit en rêve le financier Lurzel qui tente de lui
voler le portrait original d’Hélène, placé au pied de son lit, reflète sa crainte qu’il la lui
ravisse après avoir appris de la dévote Sacy que ce dernier faisait sa cour à la jeune
femme depuis son bannissement. Ce rêve entraine Talbert vers un niveau de conscience
supérieure ; son amour pour Hélène lui parait soudainement parsemé d’obstacles.
Subjugué par la beauté ravissante de la divine Hélène, Talbert veut partager avec
son ami Mozinge son admiration et lui promet de lui envoyer un jour une copie de son
portrait. Le corps féminin, ou son image, devient un objet interchangeable qui circule
entre les hommes au même titre qu’une monnaie (Dardigna 88) ou qu’une lettre entre les
épistoliers. Le libertin Talbert échange des lettres et l’image de celle qu’il aime avec son
ami Mozinge, et le corps des femmes avec ses amis libertins. Or, selon le sociologue
Pierre Bourdieu dans son ouvrage sur La Domination Masculine, la société assigne aux
113
femmes un “statut social d’objets d’échange défini conformément aux intérêts masculins”
(66). Sa description ethnographique de la société Kabyle est un instrument puissant pour
explorer les structures symboliques de cet inconscient androcentrique qui survit dans la
société de notre époque ; cette méthode peut aussi s’appliquer à la société du dixhuitième siècle.
Nous pouvons considérer que Talbert a volé le tableau puisqu’il ne l’a pas remis
à sa place mais l’a remplacé par une copie, or le vol du portrait suggère le vol symbolique
de la femme car il équivaut à l’enlèvement de son essence ; et ce vol est perpétré sans
qu’Hélène en ait connaissance. Dans le roman, le portrait appartient à la Vicomtesse, ce
qui signifie que le libertin Talbert enlève symboliquement une première fois Hélène à sa
tante en volant le tableau, puis, une seconde fois, lorsqu’il la délivre du couvent où elle
est enfermée, et à chaque fois avec la complicité de la dévote cousine de Sacy qui sert
d’entremetteuse sans le savoir. Or selon Todorov5, “toutes les actions contribuent à la
composition d’un caractère - un peu à l’opposé des Caractères de La Bruyère, ou un
caractère produit une série d’actions, qui l’illustrent. Mademoiselle de Sacy, malgré son
apparence sage et dévote, est un être complexe rongé par la rancune qui n’hésite pas à
enfreindre les lois de la morale lorsqu’une action répréhensible sert ses propres intérêts.
Nous découvrons à la fin du roman qu’Hélène a peint le portrait de son amant
qu’elle a placé avec le sien dans un cœur d’or attaché à son cou. C’est en effet juste avant
de mourir qu’elle a fait détacher de son cou un ruban où tenait un cœur d’or entouré de
5
Les Genres du Discours, 111.
114
brillants dans lequel étaient cachés son portrait et celui de Talbert. Or, nous pouvons
supposer qu’après avoir peint le portrait de son amant, Hélène le regardait en secret, et
qu’il nourrissait ses rêveries romantiques. Sa froideur n’était donc qu’apparence. Cette
révélation jette une lumière nouvelle sur l’héroïne qui, contrainte par la bienséance
mondaine, la pudeur et la prudence, ne pouvait dévoiler ses sentiments. Le portrait de son
amant qu’elle a peint représente non seulement la confession de son amour qu’elle n’a
jamais exprimé par les mots mais un “désir d’intimité” (Ranum 248). Son refus de
divulguer ses sentiments et sa résistance aux avances sexuelles de Talbert servaient à
préserver la passion intacte et sa dignité.
Alors que celui-ci a partagé le portrait de son amante avec son meilleur ami,
Hélène, sans confidente, a gardé le portrait de son amant pour elle seule. Le symbolisme
du pendentif en forme de cœur et de la scène finale suggère que pour préserver sa vertu la
possession du portrait scellé au sien était le seul acte érotique qu’Hélène pouvait se
permettre. Ranum souligne qu’à cette époque “les miniatures sont encadrées par des
bijoux et suspendues autour du cou par une chaine. Les lockets – bijou spécial muni d’un
fermoir tenant secret ce qui est à l’intérieur – deviennent presque populaires au dixhuitième siècle” (247).
La Vicomtesse ne s’apercevra jamais que le portrait de sa nièce a été subtilisé,
comme elle ne soupçonnera jamais les réelles intentions du libertin Talbert. De son côté,
celui-ci ne soupçonna jamais qu’Hélène gardait sur elle son portrait ce qui nous conduit à
évoquer le thème du masque.
115
La tradition du masque est aussi ancienne que le théâtre lui-même puisqu’il était
très employé dans l’antiquité. Madame Benoist exploite le thème du masque qui se
développe en France à partir du dix-huitième siècle. Avant cette période, l’aversion
chrétienne pour le masque est utilisée surtout au théâtre pour condamner l’hypocrisie et le
mensonge. Au dix-huitième siècle, la déchristianisation générale lève les scrupules
éprouvés à se déguiser. Partie de Venise, la fureur des carnavals et des bals masqués se
répand dans toute l’Europe, explique Lehouk (220-221). Dans le théâtre des apparences,
chacun joue un rôle et porte un masque ; le libertin Talbert s’abrite sous le masque du
jeune homme respectueux et vertueux pour cacher son hypocrisie de séducteur lorsqu’il
est en présence de la Vicomtesse, de sa nièce Hélène et de la bonne de Sacy; la vaniteuse
Vicomtesse se fait passer pour une femme cultivée et la dévote Sacy abrite un cœur sujet
à la haine. Angélique, la fille du parfumeur Christophle, qui se consume d’un amour sans
espoir pour Talbert, se trompe elle-même sur les raisons de sa passion. Seuls Hélène et
Mozinge ne portent pas de masque car ils n’ont rien à dissimuler. Au dix-huitième siècle,
si l’on est une femme, on doit jouer la comédie et prétendre être ce que l’on n’est pas,
comme la Vicomtesse, pour survivre dans un monde misogyne mais l’hypocrisie détruit
l’âme.
Afin d’approcher la jeune Hélène à l’abbaye où elle est retenue prisonnière,
Talbert se déguise en colporteur de livres pieux, puis plus tard pour la soustraire à sa
prison, il travestit sa femme de charge en Baronne et la dévote Sacy en femme du peuple,
sans que les religieuses ne s’aperçoivent de la mystification. Le thème du masque est à
rapprocher de l’évocation de l’être et du paraître utilisé dans La Princesse de Clèves
116
lorsque Madame de Chartres met sa fille en garde sur les dangers de la cour et des
apparences: “Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci […] vous serez souvent
trompée : ce qui parait n’est presque jamais la vérité” (75), et dans la conduite vertueuse
adoptée par Talbert en présence de la bonne société, dans les flatteries outrancières qu’il
adresse à la Vicomtesse et à son entourage pour dissimuler ses railleries et ses véritables
intentions. Talbert est un comédien rompu à toutes les dissimulations et la société de
salon est dupe ; personne ne perce son masque. Mozinge d’ailleurs lui reproche de se
servir du “masque de la vertu et de la religion” pour abuser la crédulité de la bonne de
Sacy (Partie II, Lettre XVII, 103). Pourtant, derrière l’artifice du masque, les personnages
sont de simples humains avec leurs espoirs, leurs doutes et leur malaise métaphysique
face à l’existence. Les protagonistes s’observent et la tante et la cousine d’Hélène vont se
laisser tromper par les apparences vertueuses du libertin Talbert. Seule Hélène reste sur
ses gardes, du moins jusqu`à la tentative de viol, lorsqu’elle réalise les réelles intentions
de son amant. Chaque personnage féminin de l’entourage du libertin Talbert, mise à part
sa femme de charge, va être affecté non seulement par la facilité à se méprendre sur ses
sentiments réels mais par celle à se tromper eux-mêmes sur leur moi profond.
Dans le registre de l’hypocrisie, Madame Benoist critique la vie conventuelle et
dénonce l’hypocrisie des religieux et des dévots. Elle offre une observation approfondie
de la société du dix-huitième siècle et la moquerie joue un rôle critique surtout lorsqu’il
s’agit des religieux et des dévots. La critique de la religion et de la superstition qui se
rattache au libertinage érudit du dix-septième siècle apparaît dans la première partie du
117
roman mais est bien plus prononcée dans les parties suivantes. Au début du récit, Talbert
questionne son ami Mozinge:
Serais-tu devenu amoureux pour la seconde fois d'une jeune beauté prête à
ensevelir ses attraits dans le Cloître ? Car ne connaissant d'obstacles
insurmontables, que ceux d'un parti décidé par les pareils ou par la
victime, je ne vois pas d'autres raisons de t'affliger. (Lettre VI)
Le couvent féminin représente une injustice profonde sous l’Ancien Régime. La jeune
femme enfermée au couvent par sa famille ou de sa propre volonté est une victime de la
société patriarcale.
Dans la seconde partie, Talbert dévoile son esprit irréligieux et sa lucidité par son
refus du surnaturel et critique “la perspective des châtiments éternels” (Lettre XXV, 252)
que les gens austères ne perdent jamais de vue et qui les habituent tellement à la crainte.
Madame Benoist ne s’attaque pas aux dogmes de l’église catholique comme la prudence
l’exige mais aux croyances superstitieuses et critique la conduite égoïste et le manque de
charité chrétienne des membres de l’église et des dévots. La Vicomtesse entraine toute sa
maisonnée tous les dimanches aux exercices de piété: “messe de paroisse, sermons,
vêpres, etc.….” (Partie I, Lettre XXV, 285) mais reste insensible au malheur des autres.
A leur retour de l’Opéra, elle ne se remet de son évanouissement provoqué par les cris
des valets que lorsqu’elle apprend avec soulagement que ce n’est rien que le laquais qui
est passé sous les roues de la voiture.
Talbert refuse les lois de la religion catholique qui entravent la liberté de pensée et
de mœurs et possède au contraire un idéal d’épicurien. Il n’est pas athée mais déiste
118
puisqu’il fait souvent référence à Dieu mais il s’est dégagé de l’emprise de la religion
catholique ; il raille la crédulité de la cousine d’Hélène lorsqu’il écrit que “le ciel a
fécondé la bonne de Sacy, comme elle le croit pieusement” (Lettre XVIII, 149) et il
critique sévèrement les dévots dans lesquels il ne voit que des êtres faibles, égoïstes,
ignorants et superstitieux.
Dans sa dénonciation de la faiblesse humaine, Madame Benoist nous fournit une
satire acerbe des religieux ; elle dénonce l’hypocrisie et la faiblesse des membres de
l’église catholique car même les religieuses qui sont supposées donner l’exemple ne
pensent qu’à leur intérêt personnel et font fi de la morale puisqu’elles acceptent d’acheter
à un misérable colporteur, non seulement ses livres à vil prix, mais de la marchandise de
contrebande. La satire se fait aussi dénonciation de la condition féminine ; nous assistons
à un plaidoyer pour les jeunes filles injustement placées au couvent contre leur gré,
parfois avec une maigre pension, par des parents soucieux la plupart du temps de
préserver intacte l’héritage de leurs frères ; Mère Saint-Maur révèle à Talbert qu’elle n’a
qu'une petite pension et se plaint que les autres dames ont été mieux traitées de leurs
parents qu’elle, et à plusieurs reprises dans la première partie, Madame Benoist fait
référence aux déesses voilées, victimes de la claustration. Dans la troisième partie,
Hélène se plaignit à sa cousine que les religieuses de l’abbaye où elle est prisonnière
“exagèrent traitreusement les douceurs de leur état” (Lettre XLLII, 206), et l’assura
qu’elle avait un éloignement invincible pour la vie monastique (207).
119
De l’injustice sociale de la condition féminine au dix-huitième siècle, “le couvent
est une puissante métaphore,” injustice de la condition féminine que nous retrouvons
notamment dans La Religieuse (1780) de Diderot tandis que dans La Fausse Abbesse
(1681), Chavigny de la Bretonnière (1652-1705) décrit les couvents féminins comme le
tombeau des filles sans dot (Sgard 47). Au dix-huitième siècle, “les philosophes en effet
s’opposent à la vie monastique qu’ils considèrent comme contraire aux intérêts de la
société en général et de l’individu en particulier” (Verhulst 29). A plusieurs reprises
Madame Benoist ne cache pas sa position dans ce domaine, comme nous le verrons plus
loin, notamment lorsque Monsieur Walmon déclare à Mozinge qu’il renonça à créer un
monastère, car ce serait nuire à la société que d’en retrancher une centaine de personnes
dont le principal devoir serait de prier, et l’unique souci de vivre pour elles-mêmes
(Lettre XLL, 182).
Continuant sa leçon de moralité, la religieuse affirme que le contrebandier, grâce
auquel elle peut se procurer du café et du tabac à bas prix, est exclu du nombre des élus,
qu’il est un proscrit et qu’il n'y a que les galères ou l’échafaud qui puissent peut-être lui
inspirer un sincère repentir. L’auteure dénonce l’hypocrisie de la religion et la cruauté de
la religieuse. Ceux qui sont supposés pratiquer la charité chrétienne, ne possèdent pas une
once de compassion ni de miséricorde. Perfide, Talbert lui avoue avoir sa conscience
troublée et ne plus pouvoir continuer d'acheter du tabac et du café de contrebande.
Toutefois, lorsqu’il s’agit de ses intérêts personnels, la religieuse n’hésite pas à enfreindre
les lois de la morale chrétienne et insiste: “Hô, pardonnez-moi, vous le pouvez, et je vous
prie de m'en procurer toute l’année. Au reste, je consulterai le cas avec mon directeur, et
120
s’il m’autorise, comme je n’en doute point, vous agirez avec plus de confiance” (Partie
III, Lettre XXXVI, 47). Non seulement, la religieuse enfreint les codes de la morale
chrétienne mais elle entraine le faux colporteur dans sa turpitude:
Mère Saint-Maur damne sans miséricorde le prétendu contrebandier ; elle
le regarde comme un proscrit, et cependant elle profite sans scrupule des
avantages de la fraude, et ne se croit pas coupable en recelant le vol d’un
homme qu’elle traite de scélérat.
Madame Benoist ajoute:
C’est ainsi que la conscience, par un sentiment naturel nous fait apercevoir
et blâmer les vices que nous n’avons pas, tandis que l’intérêt de notre
passion nous cache l’horreur de nos propres fautes (Partie III, Lettre
XXXVII, 78).
En même temps, elle dénonce une autre facette de la vie religieuse ; la prière et une
existence égoïste et inutile pour la société avec le cas du chaleureux et humain Monsieur
Walmon qui renonça à créer un monastère, car:
Ce serait lui (la société) nuire que d’en retrancher une centaine de
personnes dont le principal devoir serait de prier, et l’unique souci de
vivre pour elles-mêmes […] Il conçut que ce serait faire un mauvais
emploi de son bien que de le destiner à faire subsister des oisifs. (Partie
III, Lettre XLL, 182)
Plutôt que d’utiliser sa fortune à faire vivre des religieux qu’il juge inutiles à la société, le
charitable Monsieur Walmon trouva plus équitable de l’utiliser à fonder une institution
pour apprendre un métier aux enfants des familles pauvres; ceux-ci reçoivent un petit
secours qu’ils portent chaque soir à leurs parents. Sa sœur, dont l’esprit, la beauté, et
surtout ses galanteries ont rendue très célèbre dans sa jeunesse, est bien différente de
celles, qui:
121
Après avoir passé les plus belles années de leur vie dans l’égarement, se
donnent à Dieu lorsqu’elles sont délaissées du monde, se font dévotes, non
par conviction, mais pour être encore quelque chose, et se dispensent de
toute charité humaine, sous le saint prétexte d’un unique amour pour l’Etre
Suprême. (Lettre XLL, 192-93)
Une fois de plus, l’anticléricalisme de Madame Benoist se retrouve dans sa condamnation
de l’inutilité sociale des couvents et sa dénonciation des fausses dévotes qui se dispensent
de toute charité humaine et perdent leur temps égoïstement dans la prière comme la
dévote Sacy. Au contraire, la sœur de Monsieur Walmon répare le scandale de sa
conduite passée en employant sa fortune au soulagement des pauvres. Elle fait un
charitable et rare usage de “ses richesses dans un âge où elle pourrait encore se faire
illusion sur les hommages des hommes” (Lettre XLL, 194).
Talbert est prompt à ridiculiser la dévote Sacy qu’il juge inepte aux tendres
mystères de l’amour et qui interrompit le moment où il était seul avec Hélène dans “un
bosquet non moins voluptueux que celui de Clarence” pour leur parler de son cher
directeur (Parte IV, Lettre L, 43). Après Dieu, le confesseur d’une dévote, est son image
révérée, se moque-t-il. Madame Benoist raille les dévots et dénonce leur hypocrisie dans
le personnage de la dévote Sacy qui remercie le père Brifaut, “ce saint religieux, à qui
elle doit des trésors de reconnaissance, pour lui avoir appris les moyens de se sanctifier
par le pardon des ennemis” (Partie IV, Lettre LVII, 264-65). Dans une lettre à Talbert,
elle lui recommande de lire un seul chapitre de l’Imitation de J. C et lui affirme qu’il est
doux et méritoire de pardonner à ses ennemis alors qu’elle-même nourrit beaucoup de
rancœur envers la Vicomtesse et sa cousine Hélène.
122
Madame Benoist rejette le pouvoir de la prière et ridiculise en même temps les
superstitions, notamment lorsque la dévote Sacy propose à l’une des servantes de Talbert
“une boite de reliques qui préserve du tonnerre” (Partie IV, Lettre LIII, 167). Pomian
explique que c’est le christianisme qui, “en propageant le culte des saints, a porté celui
des reliques à son apogée” (26). Elles sanctifiaient ou protégeait l’endroit ou la personne
de la même façon que l’aurait fait le saint. Mademoiselle de Sacy est un de ces esprits
faibles et crédules qui croient aux manifestations surnaturelles qui échappent à la raison.
Dans l’appartement que Talbert lui a fait préparer, tous les ornements sont plus coûteux
que le luxe qui brille, mais il serait indécent, précise-t-il avec humour, qu’on vit “éclater
l’or chez ceux qui font profession d’imiter la simplicité et la pauvreté de Jésus Christ”
(Lettre XLV, 296). Devons-nous voir dans cette remarque une dénonciation des fastes de
l’église catholique et du luxe dans lequel vivent les prélats ? La bibliothèque destinée à la
dévote Sacy est remplie de tous les livres les plus pieux et les plus édifiants ; Talbert,
cependant, y a “glissé quelques livres de controverse qui ne manqueront pas de
tourmenter la sainte fille et d’élever des doutes dans son âme, toute crédule qu’elle est”
(297). Il l’a fait à dessein de l’occuper à chercher vainement la vérité parmi un chaos de
contradictions. Au dix-septième siècle se développe le libertinage érudit qui est un
courant de pensée critique basé sur la raison. Maniant l’ironie et la dérision, les libertins
érudits ou libres penseurs s’efforcent de mettre en évidence les contradictions de la bible
et abordent les questions cruciales des superstitions, du fanatisme, et des miracles qu’ils
réduisent à de simples phénomènes naturels dont le peuple ignore la cause6. Le message
6
“Spinoza dénonce la dégénérescence des religions en superstitions. Il conclut que la foi ne consiste plus qu’en
123
de Madame Benoist est perceptible dans son récit. Rejetons les dogmes et l’enseignement
de l’Eglise qui non seulement font naître les superstitions et la haine mais empêchent de
jouir de la vie.
Le symbole de l’honneur dans la motivation de certains actes est omniprésent
dans le roman. Hélène souligne “le fatal préjugé du point d’honneur” (7) lorsqu’elle prie
Talbert de renoncer au duel avec du Blézy, or les conséquences du duel peuvent être
tragiques, et la dévote Sacy reconnait que les préjugés dans lesquels il a été élevé lui
ordonnent de mépriser sa vie lorsqu'il s'agit des intérêts du Prince ou de son honneur. De
même, l’honneur régit la conduite de Talbert lorsqu’il promet d’obéir aveuglément à
Hélène “excepté en un seul point où l’honneur lui défend de souscrire.” La contrainte
qu’exerce le symbole de l’honneur est une “contrainte visant à sauvegarder l’existence du
membre d’une élite en tant qu’individu prenant ses distances avec le commun des
mortels” précise Elias7. C’est une valeur en soi, explique-t-il, dont le rayonnement profite
à celui qui s’en inspire. L’honneur de Mozinge est lié à l’honneur chevaleresque, fait de
respect envers la femme aimé et d’une conduite irréprochable. Talbert par contre ne
possède pas cet honneur chevaleresque et, confondant le plaisir avec le véritable amour,
va tenter une nuit de violer Hélène après l’avoir séparée de sa cousine.
La scène du viol est un des topoї du roman libertin au dix-huitième siècle que l’on
retrouve dans de nombreux romans, chez Crébillon notamment, tout en préservant la
décence. Après 1750, plane l’ombre de Clarissa Harlowe, souligne Lafon, qui ajoute que
crédulité, en préjugés ; … qui semblent inventés tout exprès afin d’éteindre la lumière de l’intelligence.”Françoise
Charles-Daubert. Les Libertins Erudits en France au XVIIe Siècle (Paris: PUF, 1998), 102-103.
7
La Société de Cour (Paris: Flammarion, 1985), 96.
124
l’action d’une part à un caractère agonistique, ce qui explique un lexique militaire et que
d’autre part le conflit est déterminé par une caractéristique antithétique des personnages:
l’un veut et l’autre ne veut pas8. La “métaphore de la place à prendre”, où comme dans
les Lettres, celle du “vainqueur avant d’en être le commandant,” annoncent les intentions
du libertin. Au début du roman, Talbert déclare à son ami Mozinge qu’il désire être “le
vainqueur de la place avant” d’en être “le Commandant” (Partie I, Lettre X), exprimant
ainsi sa volonté de posséder sa victime malgré les obstacles. Plus tard, les circonstances
ne s’y prêtant pas, il s’était vu dans la nécessité de différer “l’attaque” (Partie IV, Lettre
LVII, 212). La possession physique de l’héroïne est le but du libertin Talbert depuis leur
rencontre, c’est à dire dès le début du récit.
Talbert attendit le “moment” propice mais ne voulant rien hasarder, il s’était vu
dans la nécessité de différer l’attaque et, depuis la séparation des inséparables cousines, il
avait employé tout son art pour endormir les soupçons d’Hélène sur ses réelles intentions.
Le “moment” dans le bosquet avait échoué et ne pouvait avoir lieu car ils n’étaient pas
seuls. Par contre, la chambre d’Hélène est le lieu propice où va avoir lieu la tentative de
viol. L’espace où se déroule l’action est généralement un endroit clos d’où la victime ne
peut s’échapper et ce qui est important pour le libertin, c’est de savoir saisir l’occasion,
“ou encore selon une autre formule clef de l’érotique libertine, savoir profiter du
moment” (Martin 308). D’autre part, Christopher Martin précise que la notion de
“moment” a une importance capitale dans l’érotique crébillonienne, mais plus
8.Henri
Lafon, “De l’«Entreprise» au «Crime.» Romanciers, Romancières et le Topos du Viol.” Féminités et
Masculinités dans le Texte Narratif avant 1800. La Question du ‘Gender.’ Actes du XIV Colloque de la SATOR
(Amsterdam/Leyde, 2000). Ed. Susan Van Dijk et Madeleine Van Strien-Chardonneau. (Louvain: Peeters, 2002), 297.
125
généralement c’est un lieu commun du roman libertin que l’on retrouve dans de
nombreux romans libertins comme ceux de Godard d’Aucourt, de Duclos ou de La
Morlière par exemple, mais également dans les romans sentimentaux (308). Et aussi
surprenant que cela puisse paraître, la notion de “moment” se retrouve dans La Nouvelle
Héloïse de Rousseau. Or, tout écrivain est aussi un lecteur et les Lettres s’inscrivent dans
la continuité des romans libertins bien qu’en rupture de cette tradition puisque, comme
nous le verrons plus loin, l’auteure a inversé les codes du féminin et du masculin.
La notion de “moment” la plus précise se trouve dans Le hasard du Coin du Feu
(1763) de Crébillon Fils. C’est en effet l’art de saisir au vol cet instant éphémère où la
femme faiblit. La théorie du moment se situe dans le cadre d’une théorie sensualiste qui
accorde une influence souvent déterminante à l’atmosphère des lieux, précise Martin ; le
coin du feu, l’obscurité, la chaleur, le décor. Cette notion de “moment” occupe une place
importante dans le roman de Madame Benoist. Martin note que le topos du “moment”
reste inchangé chez les auteurs masculins et les romancières, mais chez ces dernières,
celui qui espère profiter de cette occasion favorable perd toute légitimité. Ce qui conduit
à un changement radical de perspective: l’éveil du désir féminin n’implique pas le
consentement. Si Madame Benoist emprunte à Crébillon et à la littérature libertine le
topos du “moment,” de “l’occasion propice,” elle l’infléchit dans la direction du viol.
Ce soir là les circonstances étaient pourtant favorables aux tentatives les plus
audacieuses du libertin Talbert et toutes les conditions étaient réunies pour favoriser le
trouble des sens chez sa victime ; il faisait nuit et ils étaient seuls dans la chambre
126
d’Hélène qui était prise au piège. Ils occupaient chacun un des coins de la cheminée et
Talbert s’était sensiblement rapproché d’Hélène qui ne “pouvant éloigner le mur, ni
quitter le feu, fût obligée de le souffrir à ses côtés” (Partie IV, Lettre LVII, 219).
Le libertin, fin psychologue, sait discerner chez sa proie les signes de faiblesse.
Talbert vit qu’Hélène était un peu émue et, lorsqu’il exhala un soupir de feu sur ses
lèvres, “elle a pâli, elle était toute tremblante” (219), et un peu plus tard, “un tremblement
universel lui a lié la langue, son silence était au-dessus de l’aveu le plus passionné ; les
roses de ses joues ont éclaté jusque sur son front” (224). Toutefois lorsqu’elle réalisa le
sens de sa criminelle audace, elle eut un mouvement d’horreur. Talbert reconnaît que
malgré le délire de ses sens et la supériorité de ses avantages, Hélène l’a forcé au respect
(225). Puis sous les serments d’amour de son amant, “une tendre émotion régnait sur son
visage” et elle le “repoussait doucement” (229-30). A cet instant, ils s’étaient éloignés de
la cheminée et s’étaient retrouvés dans les ténèbres lorsque la lumière a été éteinte par un
mouvement du bras de Talbert et “il restait à peine quelques étincelles qui ne servaient
qu’à nous convaincre des ténèbres” (230). Celui-ci avoue: “Pouvais-je désirer un
concours de circonstances plus heureux?” (230-31) ; il était important qu’Hélène ne
reconnut le danger que lorsqu’elle ne pourrait l’éviter. En lui ravissant un baiser, Talbert
osa “davantage.” Mais Hélène triompha de ses brûlants transports, de son égarement et
même de sa violence. La résistance de la victime entraine nécessairement l’usage de la
force dans l’accomplissement de l’acte physique. L’obscurité lui ayant été inutile, Talbert
pense épuiser les forces d’Hélène par un long combat (233) et il tenta une nouvelle fois
de la violer mais sa tentative échoua.
127
Dans les versions masculines la victime répond par des marques de sensibilité
dues, note Lafon, à une “irrépressible efficacité des gestes mâles” (300). De son côté,
Martin note (310) que l’une des présupposés fondamentaux de la théorie du “moment”
chez Crébillon est que les femmes manifesteraient une vulnérabilité particulière des
circonstances car “une jolie femme dépend bien moins d’elle-même que des
circonstances”9. Cette théorie suggère aussi que lorsque la femme résiste à son amant, au
profond d’elle-même elle souhaite inconsciemment se livrer. Par contre chez les auteures,
cette sensibilité est interprétée comme une faiblesse, c’est pourquoi Hélène se reprend
très vite lorsqu’elle laisse échapper des signes de sensibilité. Chez les romancières, la
femme n’est ni sotte ni facile, elle agit de sa propre volonté et lorsqu’elle se refuse à son
amant, c’est sans arrière-pensée.
Malgré l’occasion propice au libertin, Hélène a échappé au viol grâce à sa dignité
et à sa maîtrise de soi. Cependant le pouvoir qui émane de la vertu, précise Lafon, ne
protège pas forcément la victime de “ce qu’une confrontation avec la violence sexuelle
mâle a de destructeur” (303). Après toute une nuit de lutte, celle que Talbert finira par
respecter et épouser, se blesse mortellement en tentant de s’échapper et succombe à ses
blessures. Dans le roman de Samuel Richardson, l’héroïne tragique Clarissa Harlowe est
une jeune femme vertueuse qui est violée par Lovelace et meurt à la suite de ses
tourments. Selon Bourdieu10, “si le rapport sexuel apparaît comme un rapport de
domination, c’est qu’il est construit à partir du principe de division fondamental entre le
9
Les Egarements du Cœur et de l’Esprit (Gallimard 1977), 70.
La Domination Masculine, 37.
10
128
masculin, actif, et le féminin, passif.” Ce principe exprime et dirige le désir masculin
comme désir de possession. Lafon souligne que les romancières éprouvent une certaine
réticence à “raconter les scènes de viol et il ne se trouve pas de victime qui raconte ce
qu’elle a subi” (299). Dans le roman de Madame Benoist, c’est le libertin Talbert qui
décrit la scène à son ami Mozinge tout en respectant la bienséance. Cependant, le pouvoir
qui émane de la vertu ne protège pas forcément la victime puisqu’Hélène meurt après la
cérémonie du mariage.
Les conditions étaient réunies pour favoriser le trouble des sens chez Hélène et si
elle ressent un trouble pendant cette nuit orageuse, ce qui la protège est la “manifestation
d’une autorité” (Lafon 302), c'est-à-dire sa maîtrise de soi et sa lucidité. En effet, la
résistance de la victime, précise Lafon, ne se mène plus à coup de poings ou de griffes
(302) comme dans les romans comiques ou picaresques mais avec des mots et une
attitude ferme. Mozinge reconnaît dans la lettre XIX que Talbert a “captivé son cœur sans
subjuguer sa raison” (156).
Madame Benoist utilise le “moment” cher à Crébillon et démontre que lorsque les
circonstances sont favorables au libertin, ce “moment,” cet instant fugace existe bien
mais que la victime ne succombe pas forcément et garde une lueur de lucidité qui lui
permet d’échapper à son agresseur. La théorie du “moment” chez les romanciers permet
d’occulter le crime puisque la victime dans un moment de faiblesse est consentante. Dans
les conditions matérielles et atmosphériques propices, le corps féminin s’abandonne ; cet
abandon et cette langueur momentanés laissent libre cours à toutes les audaces du libertin
129
et lui enlève toute culpabilité. La femme en retrouvant sa lucidité ne peut revendiquer
d’avoir été victime.
D’autre part, les narrateurs des romans de Crébillon ne cessent de suggérer que
les femmes désirent toutes secrètement se rendre, souligne Martin (313). Madame
Benoist contredit cette idée et suggère au contraire que lorsque les femmes se refusent,
leur refus est catégorique et sans cette arrière pensée conçue par les hommes et qui les
dégage de toute culpabilité. Les femmes agissent selon leur propre volonté dans ce roman
teinté de féminisme. Dans les Lettres, seul le libertin Talbert est victime du “moment.”
Nous sommes hautement redevables pour la rédaction de cette partie à l’essai de
Christopher Martin.
Le thème de l’argent est également omniprésent dans le roman et aucun chiffre ne
nous est épargné. Cette obsession de l’argent est à rapprocher des soucis financiers que
rencontraient les femmes seules ou veuves au dix-huitième siècle, sans fortune
personnelle, et qui entraient en écriture par nécessité pécuniaire. D’autre part, l’écriture
nécessite un endroit tranquille pour écrire sans être dérangé. Dans son ouvrage A Room of
One’s Own (1929), la féministe anglaise de l’entre-deux-guerres Virginia Woolf (18821941) n’écrit-t-elle pas: "A woman must have money and a room of her own if she is to
write fiction." Ecrire pour une femme suppose une certaine aisance financière et une
chambre à elle où elle puisse se retirer pour écrire en toute tranquillité.
Dès le début, nous apprenons que Talbert dispose d’une immense fortune et qu’il
a plus de trois cent mille livres de rente, que son ami Mozinge vient de faire un riche
130
héritage de son oncle qu’il emploie à payer l’éducation de ses trois neveux si bien qu’il
ne lui reste plus que cent mille livres de rente. Plus tard, Euphrosine, la femme qu’aime
Mozinge, donne une somme d’argent aux parents extrêmement démunis qui ont été
abandonnés par leurs fils alors que le libertin Cloucy veille son vieil oncle mourant dans
le seul but de récolter son héritage. De son côté, Talbert promet une rente de deux cents
livres à la dévote Sacy et donne au laquais d’Hélène, Chambéry qui est blessé au retour
de l’Opéra, un contrat de cent cinquante livres de rente (Partie II, Lettre XXV, 277). Dans
la Lettre XXV, nous apprenons que l’acquisition d’une quantité de choses précieuses que
Talbert a fait transporter dans le cabinet d’Yzès lui coûte le tiers de son revenu, mais
qu’il lui reste plus de cent mille livres pour trois mois (287). D’autre part, la Vicomtesse
apprend à Talbert que sa nièce n’a pas de dot mais qu’elle ne peut l’aider car sa fortune
sert à satisfaire son goût des curiosités et à entretenir son train de vie dispendieux ; en
effet, comme l’explique Bluche, “le train de vie est le principal critère de jugement si l’on
parle de seigneurs, de grands, plus rarement peut-être de grands seigneurs” (16).
L’argent, source d’autonomie ou de dépendance, joue donc un rôle important dans
la vie de chacun des personnages. La grande liberté d’action dont jouit la Vicomtesse est
non seulement due à son veuvage mais à sa grande fortune. Pourtant, malgré sa richesse,
elle n’est pas généreuse alors que, comme nous l’avons vu, Talbert est généreux et
prodigue. Dans le cas d’Hélène et de sa cousine Mademoiselle de Sacy, le manque de
fortune est source de dépendance et de servilité.
131
L’argent est aussi source de corruption dans le cas du libertin Cloucy et du
financier Lurzel. La convoitise de l’héritage de son oncle mourant dicte à Cloucy son
attitude infâme et la fin tragique du financier Lurzel est le résultat de sa méprisable
avarice. Quant au cousin de la Vicomtesse, Monsieur du Blézy, son besoin d’argent pour
assouvir sa passion du jeu le pousse à toutes les bassesses. Leur mort dans des conditions
dramatiques représente leur châtiment suprême en punition de leurs vices et de leur
débauche.
Parallèle au rôle de l’argent, il faut tenir compte de la dimension politique dans
les transactions matrimoniales des mariages royaux ou aristocratiques qui visent à
conserver ou à augmenter le pouvoir symbolique, et qui fait de la femme une
marchandise sur le marché des biens symboliques. Hélène qui n’a ni fortune ni dot ne
devrait pas être considérée comme un objet sur le marché des biens symboliques. Seul
son rang, puisqu’elle est alliée comme Talbert aux plus grandes familles du royaume, la
place sur le marché des biens symboliques aux yeux du financier Lurzel qui se flatte
d’acquérir ses quartiers de noblesse en s’alliant à une famille illustre.
Un élément essentiel du roman de Madame Benoist est la codification du féminin
et du masculin. Le principe du féminin et du masculin, dans les romans épistolaires du
dix-huitième siècle, sous une plume masculine, est un système codifié. A cette époque la
société misogyne pense que la femme est faible moralement et représente la séductrice
alors que l’homme est fort et incarne la raison. Dans son roman Madame Benoist a
inversé les codes du féminin et du masculin en faisant de la femme (Hélène) un être
132
réfléchi et doué de raison alors que le libertin Talbert est impulsif et sous l’emprise de
passions incontrôlables. La résistance d’Hélène contredit la réputation de faiblesse et de
frivolité des femmes ; elle est au contraire “pleine de sagesse et de discernement” (Lettre
XIX, 156) ; si Talbert a su captivé son cœur, il n’a pas réussi à subjuguer sa raison. Elle a
su démêler une partie des défauts de son amant et se conduit en conséquence ; elle veut se
tenir éloignée et le soumettre aux privations de l’amour dans l’espoir que “si l’attrait de
ses charmes a quelque pouvoir sur son âme, il changera son caractère” (Lettre XIX, 156157). Madame Benoist a cherché à éviter les préjugés sexistes élaborés contre la femme
qui la présentent comme un objet frivole et sans conséquence, uniquement fait pour le
plaisir érotique des hommes et incapable d’idées sérieuses. Par contre, elle a fait du
libertin Talbert un soldat courageux et téméraire mais un être fragile et impulsif en proie
à une passion incontrôlée.
La codification du féminin dans les Lettres nous amène à souligner l’importance
que revêt la condition féminine chez Madame Benoist, qui est visible d’une part dans les
allusions d’Hélène sur sa condition de femme et d’autre part, dans les réactions de
Mademoiselle Binet, la femme de charge de Talbert, à l’égard de l’institution du mariage.
Bien que sans expérience du monde, Hélène n’est pas une jeune femme naïve. Elle a de la
profondeur et a réfléchi sur sa condition de femme. Elle exprime son inquiétude sur
l’injustice de la condition féminine dans la lettre XIV lorsqu’elle tente de persuader
Talbert de renoncer au duel avec du Blézy: “pour peu que vous réfléchissiez sur la
sévérité avec laquelle on juge les femmes” (Partie II, Lettre XIII, 10). Elle sait que ce
duel va irrémédiablement entacher sa réputation en élevant des soupçons sur sa vertu.
133
Dans la lettre XXIV, Mozinge admet qu’aux yeux du vulgaire, Hélène paraitrait coupable
si elle succombait dans sa position actuelle mais “qu’il n’en serait pas ainsi aux yeux de
la raison éclairée, qui n’admet point l’inique préjugé qui fait un crime à l’un de ce qu’à
peine on reproche à l’autre” (Partie II, 245-246). Madame Benoit dénonce les règles de
la société qui innocente la conduite du libertin et condamne celle de la femme. A ce
propos, Anne Marie Jaton indique que:
Le libertinage masculin où l’homme veut être le maître et la femme doit
être une esclave volontaire reflète, en les exacerbant, les structures du
monde qui sanctionnent la dépendance féminine dans les rapports sociaux,
amoureux ou politiques. (157)
Le féminisme de l’auteure se retrouve surtout dans le personnage de la femme de charge
de Talbert. L’attitude de Mademoiselle Binet est intéressante dans la mesure où elle met
en évidence les idées subversives d’une femme du peuple qui se trouve au bas de
l’échelle sociale. C’est justement parce qu’elle est une femme du peuple qui n’est pas
tenue à la retenue aristocratique que Madame Benoist lui a prêté les sentiments subversifs
les plus forts. En créant Mademoiselle Binet, Madame Benoit a introduit dans le roman
l’un des personnages féminins les plus réussis et les plus intéressants par ses idées
subversives sur le mariage. La grosse Mademoiselle Binet possède une personnalité très
forte et un côté rebelle qui refuse de se soumettre à la tutelle masculine. Nantie d’un
physique masculin, sa corpulence et sa virilité représentent de façon allégorique la femme
forte qui sait exister sans homme. Sa détermination à aider Hélène est un exemple de
solidarité féminine malgré les “barreaux symboliques” qui séparent les classes sociales au
dix-huitième siècle. C’est un sentiment original pour l’époque qui est développé par
134
Madame Riccoboni dans son Histoire de Miss Jenny (1764). Notons l’analogie des
ressemblances entre ces deux fortes personnalités féminines du roman ; Hélène a été
élevée par sa tante la Vicomtesse alors que Mademoiselle Binet a été élevée par la mère
du colonel Talbert. Elles sont toutes les deux fières et courageuses dans un monde
misogyne, et l’une et l’autre refusent d’être victimes. Le féminisme de l’auteure rappelle
celui de Madame Riccoboni qui se plaint que les hommes et les femmes ne soient pas
traités de la même façon “dans la vie comme sur la scène.”
Mademoiselle Binet, qui est une célibataire énergique et indépendante, a eu la
perspicacité de deviner les intentions libertines de Talbert. Elle chérit son autonomie dans
une société patriarcale qui oppresse les femmes et refuse d’épouser le concierge Gourmel
pour ne pas se retrouver sous l’autorité d’un mari violent qui a “tué sa femme à force de
la battre” (Lettre LIII, 149). Elle clame son choix de refuser l’enfer conjugal et de
préférer sa liberté. Mademoiselle Binet “asserts her own distinct sense of self-worth, a
value that can be neither measured nor bartered, a value that comes from human dignity
and social determination”11. En trahissant le libertin Talbert, elle se range du côté de
l’oppressée, uniquement motivée par un souci de solidarité féminine. Elle est déterminée
“to seek social justice for others”12, c'est-à-dire pour Hélène. Mademoiselle Binet est un
personnage subversif, tant par la “masculinité de son apparence” que par la façon dont
elle tente de contrecarrer les desseins de Talbert. Elle s’apparente ainsi à la catégories des
«females tricksters» définies par Bilger comme des personnages transgressifs caractérisés
11
Marilyn Jurich. Shererazade’s Sister: Trickster Heroïnes and their Stories in World Literature *Westport:
Greenwood Press, 1998), 17.
12 Ibid., 3.
135
entre autres par la façon dont ils se moquent des figures d’autorité masculine (Toussaint
91).
En refusant les liens du mariage avec un homme brutal, elle refuse d’être victime
et manifeste son désir d’indépendance dans une société patriarcale qui n’offre aucune
protection aux femmes et encore moins à celles des classes populaires. En effet, comme
au siècle précédent, les femmes sont légalement battues puisque l’homme a le droit de la
corriger. Ainsi les femmes pouvaient subir des sévices en toute impunité et être
légalement assassinées. D’autre part, l’assassinat d’une femme du peuple était moins
répréhensible que celle d’une femme de qualité, souligne Dulong. C’est pourquoi
Mademoiselle Binet préfère sa liberté à l’enfer conjugal.
La référence à Lucrèce, symbole de la femme vertueuse, qui, après avoir été
violée par Sextus, se donne la mort devant son père et son mari pour sauvegarder son
honneur, s’accorde bien avec les idées féministes de Madame Benoist. Idées féministes
qui sont déjà visibles dans son Journal en Forme de Lettres paru en 1757 et analysé par
Olga Cragg. Le thème des femmes fortes est très en vogue au milieu du seizième siècle et
au siècle suivant ; il est développé notamment par Madeleine de Scudéry (1607-1701)
dans son roman Clélie, Histoire Romaine (1654-1660). Nous pouvons supposer, sachant
que l’auteur est une femme lettrée, qu’elle a eu connaissance des œuvres de Madeleine de
Scudéry et de l’ouvrage de François Grenaille, Les Femmes Illustres (1642).
Hélène, l’héroïne du roman ne se laisse pas aveugler par les apparences
trompeuses de son amant et son attitude intransigeante va révéler son caractère. Au
136
commencement du récit, elle apparait faible mais la force de son caractère et sa rigueur
morale vont apparaître au fur et à mesure que se déroule le récit. Hélène est une héroïne
tragique comme la princesse de Clèves du roman éponyme de Madame de Lafayette et
comme la présidente de Tourvel des Liaisons Dangereuses. Ces trois grandes figures
féminines sont vouées au malheur. Hélène est tombée dans le piège que lui a tendu le
libertin Talbert ; elle va l’aimer mais préfèrera la fuite plutôt que de subir la honte et le
déshonneur après la nuit orageuse où il a tenté de la violer. La princesse de Clèves peut
être considérée comme une héroïne tragique dans son refus d’épouser le duc de Nemours
après la mort de son mari, et son choix de la souffrance dans le souvenir de sa passion.
Quant à la Présidente de Tourvel, séduite et trahie par le libertin Valmont, elle meure de
maladie et de désespoir dans un couvent malgré les efforts de son amant pour racheter
son acte criminel et la sauver.
Nous avons vu précédemment une autre facette de l’évocation de la condition
féminine avec les religieuses de l’abbaye de **** où est séquestrée Hélène.
Les idées subversives de Madame Benoist sur la condition féminine qu’elle
exprime cependant avec prudence dans ses écrits la rapprochent de Madame de Tencin,
de Madame de Graffigny et de Madame Riccoboni qui, chacune à leur manière, se sont
opposées dans leurs écrits à l’hégémonie masculine. Le roman épistolaire permet à
l’auteure de déguiser sa voix sous celle de ses personnages.
Excessif dans ses passions, le séducteur qui n’aimait que ses plaisirs est un héros
tragique qui perdra la seule femme qu’il n’ait jamais aimée par son refus de reconnaître
137
sa passion et dans le seul souci de préserver sa liberté et sa réputation de libertin. Car seul
compte pour le libertin le prestige social doublé de l’humiliation et de la perte de sa
victime aux yeux de la société. Mozinge dans l’une de ses lettres critique la conduite des
libertins:
Un homme qui prétend au bon air, n’est susceptible de honte, que
lorsqu’on le croit sans commerce scandaleux: il pense être dénué de tout
mérite, si le public n’aperçoit en lui l’empreinte d’une intrigue fameuse,
par les traces mêmes du désordre. (Partie I, Lettre VL, 140)
Constant dans le but qu’il s’est fixé, Talbert refoule la nature de ses sentiments. La
femme, qui pour lui n’était qu’un simple objet de conquête que l’on prend et que l’on
abandonne, ou que l’on échange, souvenons-nous de l’épisode de la baronne déjà bien
connue du libertin Talbert et que convoite à son tour le libertin Cloucy, est devenue sujet.
Jusqu’au dénouement final, même marié, Talbert n’aura de cesse de répéter son aversion
pour l’ordre social, il hait le mariage qui entrave la liberté et selon lui étouffe les
sentiments. Esclave des apparences et du regard des autres, il se demande s’il pourra se
résoudre un jour à paraître dans le monde chargé des fers de l’hymen, après avoir
déclamé publiquement contre son esclavage. L’amour s’oppose à la mort, c’est pourquoi
Talbert refuse d’accepter la mort de celle qu’il aime ; en l’apprenant, il se sauve dans la
chambre noire et se tire une balle dans le cœur. En choisissant la mort, il agit en héros
tragique qui ne survit pas au trépas de sa bien-aimée et, comme Phèdre, sa mort est sa
rédemption. La fin du récit des Lettres affirme le triomphe de l’amour. La tragédie de
Talbert est de ne pas avoir admis la puissance de sa passion et d’avoir opté pour les règles
du libertinage. A la fin du récit, il apparait souffrant et torturé sous le poids de sa
138
culpabilité. Semblable au Valmont des Liaisons Dangereuses, le héros est “scélérat par
principe” et tombe amoureux de celle qu’il tentait de séduire. Tous les deux connaissent
un destin tragique puisque Valmont est tué en duel par Danceny et que Talbert se suicide.
Semblable au Dom Juan de Molière, ils aiment la liberté en amour, mais Dom Juan13 par
contre est incapable de ressentir un amour véritable.
La mort dramatique de Talbert nous amène à nous poser la question du suicide
dans le roman. Dans les pièces de Racine, Bénichou souligne que l’instinct de destruction
qui accompagne l’amour chez les personnages ne les épargne presque jamais eux-mêmes,
et que son aboutissement chez Hermione, chez Atalide et chez Phèdre, est le suicide
(184-85), or nous savons que le Jansénisme a fortement imprégné Racine. Cependant le
suicide du héros qui ne supporte pas sa culpabilité est avant tout un élément dramatique
dans la pièce de Racine, précise Lucien Goldmann14. Nous reviendrons sur l’influence de
Racine et du jansénisme à la fin des notes. D’autre part, comme nous l’avons souligné,
l’influence du libertinage érudit est perceptible dans le roman notamment dans la critique
des superstitions et des dévots et l’absence de la crainte de l’enfer.
Nous sommes frappés par le nombre et la diversité des références intertextuelles
dans le roman. Le héros Talbert éprouve une passion “brutale et possessive” pour son
amante alors que son ami Mozinge incarne le triomphe de l’amour courtois dans la lignée
des héros de l’Astrée. Madame Benoist a recours à la mythologie, à la bible et à des
13
Molière. Le Tartuffe Dom Juan (Paris: Booking International, 1994)
Le Dieu Caché. Etude sur la vision Tragique dans les Pensées de Pascal and dans le Théâtre de Racine. (Paris:
Gallimard, 1959)
14
139
œuvres contemporaines pour approfondir le caractère des personnages et la signification
des évènements. Certaines allusions intertextuelles sont faciles à interpréter pour un
public cultivé au dix-huitième siècle mais peut-être moins accessible à un lecteur actuel
surtout lorsqu’il s’agit de pièces de théâtre ou de contes peu connus de nos jours, telle La
Matrone d’Ephèse, conte licencieux tiré du poète romain Pétrone. Selon Gignoux:
L’allusion, dont le fonctionnement n’est pas sans évoquer celui de la
syllepse, fonctionne cependant dans de nombreux domaines, et n’est donc
pas toujours intertextuelle. Les allusions littéraires seront en effet moins
fréquentes que les allusions historiques, culturelles, bibliques,
mythologiques, artistiques, politiques, et que les allusions personnelles,
largement utilisés dans les idiolectes. (60)
Parmi les allusions à l’histoire ancienne, citons d’abord le salon d’Apelle de la
Vicomtesse, où se réunit son académie de peinture, nommé ainsi d’après le peintre grec
Apelle de Cos qui vécut au quatrième siècle avant J.C. Ce peintre était célèbre non
seulement pour son immense talent mais aussi pour son franc parler. A un cordonnier qui
avait critiqué une sandale dans un de ses tableaux et qui voulut juger du reste, raconte
l'écrivain romain Pline l'Ancien, Apelle lui aurait dit: un cordonnier ne doit pas juger audelà de la chaussure. Ce proverbe s’adresse à ceux qui veulent “parler en connaisseurs de
choses qui ne relèvent pas de leur compétence.” Toute la subtilité et l’érudition de
l’auteure se retrouvent dans ce nom d’Apelle ; c’est un clin d’œil spirituel à l’ignorance
artistique de la Vicomtesse qui prétend avoir un immense talent artistique et posséder
d’immenses connaissances sur les Arts.
140
Citons aussi l’allusion à la mythologie grecque avec Caron ou Charon dans la
troisième partie du récit. Le libertin Cloucy, qui attend avec impatience la mort de son
oncle afin de recevoir le titre d’héritier, fait référence à la barque de Caron ou Charon.
C’est le poète latin Virgile qui développe l’idée que l’empire des morts est le lieu où les
méchants sont punis et les justes récompensés, le seul aussi à fixer avec clarté la
géographie des enfers. Caron ou Charon prend dans sa barque les âmes des morts et les
transporte sur l’autre rive (Hamilton 45).
Dans la lettre XLIII, Talbert fait part de son intention d’enlever Hélène de son
couvent et déclare qu’il répondrait sur sa tête de la tirer de la demeure de Pluton (267)
qui, dans la mythologie grecque et romaine, est le souverain de l’empire des morts mais
non la mort elle-même. En un mot, rien n’arrête Talbert qui est prêt à tout pour la
posséder. Puis dans la lettre XLVII, il est convaincu plus que jamais, que “les plus
heureux évènements de la vie sont perpétuellement à l’image de la boite de Pandore”
(325), or dans la mythologie grecque, “la source de tous les maux serait non pas la
mauvaise nature de Pandore mais sa seule curiosité. Les dieux lui ayant offert une boite
dans laquelle chacun d’eux avait mis une chose nuisible, ils lui recommandèrent de ne
l’ouvrir sous aucun prétexte” (Hamilton, 86-87). Mais Pandore, comme toutes les
femmes (A relever cette idée très misogyne encore très répandue de nos jours), était
dévorée par la curiosité et un jour n’y tenant plus, elle ouvrit la boite et tous les maux,
crimes et chagrin, qui depuis affligent l’humanité s’en échappèrent. Il ne restait plus que
“l’Espérance, qui demeure jusqu’à ce jour le seul réconfort de l’humanité en détresse”
141
(87). Dans la difficile conquête de la ravissante Hélène, Talbert reconnait qu’il vit
d’espoir.
Madame Benoist fait une allusion à un personnage biblique à propos du libertin
Cloucy lorsque celui-ci, inquiet à l’idée que l’héritage pourrait lui échapper, compare la
servante de son oncle qui a eu un fils naturel de ses assiduités à Agar. Agar était la
servante égyptienne de Sarah, femme d’Abraham. Comme leur union était stérile, Sarah
offrit Agar à son époux. Agar donna naissance à un fils Ismaël mais lorsque Sarah devint
mère d’Isaac, elle chassa Agar et son fils pour que ce dernier n’hérite pas de son père. Le
scélérat Cloucy annonce victorieusement à Talbert qu’il a réussi à faire chasser la
servante afin que son fils n’hérite pas des richesses de son père.
La littérature contemporaine est également évoquée dans le roman. Au dixhuitième siècle, les romanciers anglais sont traduits en français et sont très appréciés des
lecteurs cultivés. Lorsque Cloucy croit que “toute la malice et la puissance que Milton
attribue aux héros de son poème” (Lettre XXLLII, 225) s’oppose à l’efficacité de ses
prières, il évoque le poète anglais John Milton (1608-1674) et fait référence à son chef
d’œuvre, le poème épique Paradis Perdu que Louis Racine (1692-1763) avait traduit en
1755. Dans la lettre XXXX, Talbert se réfère au romancier anglais Henry Fielding (17071754) lorsqu’il évoque les histoires d’hôtellerie que l’écrivain anglais a su raconter mieux
que lui. Il semble aussi probable que Madame Benoist ait été influencé par le roman de
Samuel Richardson, Clarissa Harlowe (1747-48) qui meurt de chagrin après avoir été
violée par Lovelace.
142
Signalons La Matrone d’Ephèse que mentionne Talbert lorsqu’il constate que son
valet Bruno a été plus adroit que lui puisqu’en “moins de huit jours il a fait de la tendre
Angélique une seconde matrone d’Ephèse” (Lettre XLV, 310). La Matrone d’Ephèse est
un conte dans la veine des récits licencieux qui raconte l’histoire d’une jeune et jolie
veuve inconsolable qui, alors qu’elle se lamente sur la dépouille de son mari, succombe à
la tentation de la chair. Son amant est un soldat chargé de veiller le corps des suppliciés
qui ont été jugés indignes des derniers devoirs rendus au mort. Or, une nuit, alors qu’ils
sont ensemble, le parent d’un des suppliciés soustrait son cadavre soumis à la garde du
soldat. Cette dame aussi charitable que prude sacrifia la dépouille de son époux pour
sauver son amant. Ce conte licencieux, inspiré du récit mythique du poète épicurien
Pétrone au premier siècle, apparaît dans des fabliaux médiévaux et a été repris par
plusieurs écrivains au dix-septième siècle puis au dix-huitième siècle ; nommons Jean de
La Fontaine (1621-1695) en 1682, dans ses fables ; puis Saint-Evremond (1610-1703) qui
en donne une version publiée en 1632 et Antoine Houdar de la Motte (1672-1731) dont la
comédie, La Matrone d’Ephèse, est jouée à la Comédie Française en 1702. N’oublions
pas non plus l’abbé Michel de Pure (1620-1680) qui, dans la troisième partie de son
ouvrage Le Roman de la Prétieuse, ou Le Mystère des Ruelles (1657), évoque l’une des
plus jolies femmes d'Ephèse.
Rousseau (1712-1778) a largement influencé l’auteure qui évoque ses théories sur
l’éducation. Dans la première partie, Talbert évoque “l’apôtre J.J.” et conseille à son ami
Mozinge pour ses neveux une éducation basée sur le raisonnement et la connaissance du
fond des choses et rejette l’éducation des magisters qui ne sont bons qu’à intimider. Dans
143
la seconde partie, il se moque de ses honnêtes parentes qui admirent profondément la
fécondité, et à qui J.J. ne pourrait reprocher la corruption du siècle, ni la meurtrière
crainte d’être mère. Elles prétendent que les vrais triomphes d’un mari sont d’être
souvent père (Lettre XXIII, 231). En effet, dans l’Emile ou De l’Education (1762),
Rousseau valorise la maternité et célèbre l’amour maternel. De même que dans la
Nouvelle Héloïse (1761), l’action des Lettres se déroule sur plusieurs années, c’est à dire
sur deux années et nous assistons aux mutations psychologiques et morales qui
transforment le libertin Talbert en un homme sentimental et amoureux, non sans
irritation, revirements, hésitations et dénis de sa part. Sa transformation est telle qu’à la
fin du récit, il se compare à Saint Preux. Dans la lettre L, se promenant avec Hélène dans
les jardins de sa demeure campagnarde, il se souvient de La Nouvelle Héloïse et du
“ravissant baiser que l’heureux Saint Preux avait eu de sa Julie” (41). Or, le souvenir est
un des thèmes privilégiés du romantisme et Rousseau en a été l’initiateur. Nous
retrouvons aussi le rôle de la maladie dans ces deux romans ; Julie, l’héroïne de la
Nouvelle Héloïse, et Euphrosine, l’amante de Mozinge dans les Lettres, contractent la
petite vérole mais survivent à la maladie et ne perdent pas leur beauté. Par contre, du
Blézy qui se fait inoculer sur les conseils de sa vaniteuse cousine en meurt. Pour ces deux
héroïnes, la maladie est une épreuve alors que pour du Blézy, elle représente le châtiment
ultime en expiation de son vice du jeu.
L’Astrée d’Honoré d’Urfé est mentionné plusieurs fois lorsque Talbert compare
son ami Mozinge à un héros de l’Astrée ; or, le roman de d’Urfé prend ses racines dans
l’amour courtois médiéval. Comme Mozinge, ses héros sont des aristocrates retirés à la
144
campagne qui goûtent le calme d’une vie simple et régulière loin de l’effervescence de la
cour. Là, ils partagent leur temps entre l’amour, l’activité épistolaire et l’amitié. Les
amants sont fidèles et respectueux, maîtrisent leurs passions et chantent les charmes de la
femme aimée. Magendie souligne, dans ses notices sur d’Urfé, que l’écrivain a peint des
caractères nombreux et divers et que son analyse est souvent pénétrante. Son roman,
essentiellement psychologique, a agi sur des écrivains dont l’étude des âmes a été la
préoccupation dominante (10), telle Madame Benoist. Celle-ci reprend dans les Lettres le
thème de l’amour courtois déjà exploité dans son roman Célianne ou les Amants Séduits
par leurs Vertus (1766). Or, l’amour courtois, rappelle Olga Cragg (15-16), repose sur
plusieurs caractéristiques et en premier sur la chasteté, puis sur le rôle du hasard ainsi que
sur la souffrance des amants. Mozinge se contente d’aimer Euphrosine en silence et de la
respecter ; nous assistons à la souffrance des deux amants visible dans les réflexions de
Mozinge, dans son l’exaltation de la femme aimée et dans une lettre d’Euphrosine.
Mozinge comme le héros de Célianne choisit l’exil pour ne pas compromettre celle qu’il
aime qui de surcroit est mariée. Sa passion pourtant, comme celle de Céladon et d’Astrée,
connait une fin heureuse. La référence au roman d’Honoré d’Urfé permet aussi de
contraster la “bonne société” parisienne attachée à ce qui paraît et la société provinciale
équivalente de simplicité.
Dans la seconde partie, le libertin Talbert évoque l’histoire de Milord Edouard
avec la belle Sarra:
Ce qu’il valut à Milord Edouard avec la belle Sarra, fille de Milord
Alderson ; je sais tout à fait bon gré à l’auteur d’avoir imaginé la veille des
145
noces de Sarra, l’aventure du bosquet qui donna naissance à la fière miss
Genni. La rupture du mariage une heure après le tendre incident. Parbleu,
ce dénouement me plait à la fureur. (Lettre XXIII, 238-239)
Bien que ni le nom de l’auteur, ni celui de l’œuvre ne soient mentionnés, il s’agit du
roman de Madame Riccoboni intitulé Histoire de Miss Jenny, publié en 1764, dans lequel
elle condamne la conduite infâme des hommes qui contractent des mariages clandestins
et abandonnent leurs enfants illégitimes. Il semble que c’est à ce roman que Madame
Benoist a emprunté l’idée nouvelle en son temps de la solidarité féminine entre femmes
de milieux sociaux différents lorsque la femme de charge, Mademoiselle Binet, tente de
sauver Hélène de l’emprise du libertin Talbert.
Nous avons également noté l’influence des Mémoires du Comte de Comminge
(1735) de Madame de Tencin (1682-1749). Le héros des Mémoires qui sait peindre assez
joliment se transforme par amour en artiste peintre et fait de son passe-temps de
privilégié un métier qui va lui permettre d’approcher son amante lorsqu’elle est mariée. Il
entreprend de copier le portrait qu’elle a perdu et la copie ne pouvant se distinguer de
l’original, il substitue l’un à l’autre sans qu’Adélaïde s’en aperçoive. Dans les Lettres,
Talbert utilise ses talents artistiques pour approcher plus facilement la divine Hélène et
lorsqu’il découvre son portrait chez la vicomtesse, il en fait faire une copie et garde
l’original sans que personne ne devine la substitution, la copie ne pouvant se distinguer
de l’original. Il faut signaler dans la dernière partie des Lettres les éléments gothiques ; la
description macabre du rêve prémonitoire d’Hélène et celle du décor de catafalque de la
chambre de Talbert plongée dans les ténèbres, puis son suicide, éléments déjà visibles
146
dans le roman de Madame de Tencin, Mémoires du Comte de Comminge. Mais c’est
surtout dans le drame qu’en tira l‘auteur dramatique François de Baculard d’Arnaud
(1718-1805), Les Amans malheureux, ou le Comte de Comminge, publié en 1764, que la
veine macabre est la plus prononcée. Ce drame, rappelle Delon15, contribua à la diffusion
de l’œuvre originale. Le goût du macabre est à rapprocher de la sensibilité préromantique
du roman gothique.
Madame Benoist fait allusion plusieurs fois à la pièce de Molière (1622-1673),
L’Avare (1668) ; une première fois lorsque Talbert compare le riche et avare financier
Lurzel qui a demandé Hélène en mariage à Harpagon: “elle est si belle,” reconnait
Talbert, “qu’Harpagon lui-même aurait sacrifié les beaux yeux de sa cassette pour un seul
de ses regards” (Partie III). Puis dans la troisième partie lorsque l’oncle mourant du
libertin Cloucy est comparé au personnage de L’Avare. La référence à L’Avare de
Molière est évidente pour un lecteur lettré de l’époque.
Comme nous l’avons vu, l’auteure a choisi comme épigraphe un vers de Phèdre
(1677) de Racine qui donne le ton à tout le roman:
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains.
Racine, Phèdre, Acte. 4.
Ces mots sont prononcés par le roi Thésée lorsque son fils Hippolyte ose se présenter
devant lui alors qu’il croit que celui-ci a essayé de séduire sa belle-mère. Le bruit de la
mort de Thésée avait couru dans Rome après son absence prolongée et Phèdre, présumant
15
Préface. Mémoires du Comte de Comminge. Par Madame de Tencin (Paris: Desjonquères, 1996), 14.
147
que son époux était mort et se croyant libre, avait avoué à son beau-fils ses sentiments
incestueux. Afin de sauver Phèdre déshonorée aux yeux de son époux, sa nourrice avait
accusé Hippolyte d’avoir tenté de séduire sa belle-mère. Racine écrit dans sa préface au
sujet d’Hippolyte:
J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable
envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec
laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans
l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour
Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père.
Sous l’emprise de la colère, Thésée attire sur son fils la malédiction divine qu’il est
ensuite incapable d’enrayer lorsqu’il s’apercevra de son innocence.
Thésée, regardant son fils Hippolyte s’approcher, soulève la question des
apparences et de la dissimulation des sentiments d’un cœur qu’il suppose perfide. Mais
Hippolyte n’est pas coupable et son attitude traduit ses sentiments réels et un cœur juste.
Toutefois les apparences peuvent être trompeuses et représenter l’image que chaque
personnage veut bien révéler ou présenter de lui-même au monde qui l’entoure. Racine
soulève en même temps la question de la culpabilité de ceux qui ne savent pas
reconnaître les perfidies ou l’innocence des autres, et qui les condamnent injustement ou
les admire par erreur. Les conséquences de l’aveuglement de Thésée sont dramatiques
puisque, d’avoir cru les mensonges de la nourrice de Phèdre et faute de ne pas avoir
accepté les protestations d’innocence de son fils, ce dernier va périr horriblement. Dans
les Lettres, la Vicomtesse et la dévote cousine de Sacy qui, abusées par les flatteries
outrancières du libertin Talbert, n’ont pas su déceler ses véritable intentions, ont leur part
148
de culpabilité dans la mort d’Hélène. Entre le visible et l’invisible qui représente la
réalité, entre cette réalité ou vérité fondamentale et la dissimulation, il y a souvent
illusion et tromperie. Avec la représentation et le faux semblant, nous abordons à
nouveau le thème du masque évoqué précédemment.
Les Lettres tout comme la tragédie de Racine s'ouvrent sur une crise ; dès le début
du récit Talbert écrit à son ami et confident Mozinge qu’il est en “crise” et cette crise est
passionnelle. Dans Phèdre, cette crise est également passionnelle puisque Phèdre aime
incestueusement son beau-fils. La passion qu’elle éprouve pour Hyppolite domine toute
sa vie et va transformer sa personnalité et aliéner sa raison. Dans la pièce de Racine, cette
crise est aussi politique puisque le roi Thésée a disparu.
Madame Benoist souligne dans sa préface le caractère essentiellement moral de sa
pièce tandis que Racine “parle d’une morale qui est non pas tragique mais dramatique”
écrit Lucien Goldmann16 qui note que Phèdre est l’histoire de l’illusion du héros tragique
qu’il pourrait vivre dans le monde en lui imposant ses propres lois, sans choisir et sans
rien abandonner17. Il souligne au début de son ouvrage18 qu’Antoine Arnaud d’Andilly
(1612-1694) et Pierre Nicole (1625-1695), chefs de file des jansénistes de Port Royal,
“constatent à l’intérieur du monde tel qu’il est l’existence d’une lutte entre le bien et le
mal, entre la vérité et l’erreur, entre la Cité de Dieu et la Cité du Diable, la piété et le
péché”19. Par contre Arnaud et Nicole sont opposés à tout mysticisme, réel ou virtuel. Les
16
Le Dieu Caché. Etude sur la vision Tragique dans les Pensées de Pascal and dans le Théâtre de Racine. 418.
Ibid., 420.
18
Ibid.
19 Ibid., 158.
17
149
deux courants jansénistes qui ont trouvé une grande expression littéraire l’ont fait dans la
tragédie et dans le drame, loin de tout mysticisme. C’est probablement, souligne
Goldman, la raison qui a fait de Port-Royal l’un des premiers foyers de culture classique
et lui a permis de s’exprimer dans le théâtre tragique ou dramatique de Racine20. Lorsque
Racine écrit Phèdre, il croit avoir écrit un drame ; alors que c’est une tragédie qu’il a
réellement écrite21.
C’est avant tout Phèdre, la meilleure des tragédies de Racine, qui a le plus marqué
Madame Benoist qui fait sienne la prédestination janséniste dans son roman. Jean Racine
(1639-1699), l’un des plus grands dramaturges français de la période classique, a été
éduqué aux petites écoles du monastère de Port Royal, haut lieu du Jansénisme, dont les
doctrines le marquèrent profondément. La doctrine janséniste comporte un aspect
fataliste car ses adeptes croient en la prédestination ; cette doctrine professe que depuis le
péché originel l’homme n’est plus libre mais est prédestiné soit au salut soit à la
damnation et que la grâce n’est accordée qu’à ceux élus par Dieu. La dévote cousine de
Sacy fait allusion au secours de la grâce dans l’une de ses lettres à Talbert: “L'Ecriture
nous apprend que l’homme est fragile, et qu'il lui faut une grande force d'esprit et le
secours de la grâce pour résister au premier mouvement des passions” (Partie II, Lettre
XIV, 19) et Talbert reconnait qu’il n’a pas reçu les "dons de la grâce.” Pour le janséniste
Arnaud d’Andilly (1589-1674), “le monde est fait d’élus et de réprouvés, de justes et de
20
21
Ibid., 164.
Le Dieu Caché, 420.
150
pécheurs”22. Or, d’après l’enseignement du jansénisme, l’homme ne peut être sauvé sans
le secours de la grâce qui est accordée indépendamment de tout mérite. De même
qu’Oenone trahit Phèdre, la dévote Sacy va trahir Hélène en la laissant seule dans la
chambre qu’elles occupaient ensemble dans la maison de campagne de Talbert.
Phèdre est un personnage fascinant car elle est ni tout à fait coupable, ni tout à fait
responsable de ses pulsions. Racine d’ailleurs dans son introduction nous prévient que
“Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente,” et au début des Lettres,
Talbert déclare: “ce n’est donc pas tout à fait ma faute si je suis un peu pervers, c’est
vraisemblablement mon sort […] c’est qu’étant le plus mal partagé des dons de la
grâce…” (Partie I, Lettre 1, 11). N’écrit-il pas qu’il est “destiné par la nature à être un
franc scélérat” et que ses actions sont influencées par la “fatalité de son étoile.” Talbert
rejette la responsabilité de ses actes sur son “étoile,” il est prédestiné, et le libre-arbitre
n’entre pas en ligne de compte. Dans la lettre II, il écrit à son ami Mozinge: “tu vas voir
s’il n’y a pas une fatalité invincible qui m’entraine toujours vers de nouveau objets”
(Partie I, 33) lorsqu’il lui raconte sa rencontre avec la fille de son parfumeur, la belle
Angélique. Dans la lettre X, il énonce qu’il “faut que chacun suive son sort” (243) alors
que dans la pièce de Racine, la nourrice de Phèdre lui rappelle qu’on: “ne peut vaincre sa
destinée” (Acte IV, Scène 6). Pour Talbert la fatalité a le visage d’Hélène alors que pour
Phèdre, elle a celui de Vénus “tout entière à sa proie attachée” (Acte Premier, Scène 3).
Leur passion est inadmissible car elle est incestueuse pour Phèdre qui éprouve une
passion criminelle pour son beau-fils et pour Talbert elle est en dehors des liens sacrés du
22
Ibid.,, 180.
151
mariage. Il est ainsi possible d’établir un parallèle entre les personnages de Phèdre et de
Talbert lorsque nous savons qu’Hyppolite, dans la pièce de Racine, a été envoyé par
Vénus pour persécuter Phèdre dans un acte de vengeance. Or, dans les Lettres, la fière et
divine Hélène que l’on peut associer à Hippolyte va se trouver sur le chemin du libertin
Talbert et le tourmenter pendant deux longues années en se refusant à lui jusqu’à ce qu’il
se transforme en amant passionné puis en époux désespéré. C’est donc bien le destin qui
s’acharne sur Phèdre comme sur le libertin Talbert ce qui nous amène à souligner à
nouveau l’influence janséniste dans le roman de Madame Benoist.
Dans la lettre VI, Talbert écrit qu’il n’a “qu’à suivre la direction de son étoile”
(112). De même que le personnage de Phèdre, il s’apparente à la doctrine janséniste
puisqu’il n’a pas reçu la grâce comme il le dit lui-même: “c’est qu’étant le plus mal
partagé des dons de la grâce…” Il n’a pas été élu et comme tel il est condamné dès sa
naissance et finira dans le péché. Dès le début du récit, non seulement Hélène est
déterminée à ne jamais fléchir mais Talbert est prédestiné à la damnation et s’achemine
inexorablement vers son destin. Comme Phèdre, il a un sursaut de conscience et cherche
à réparer ses erreurs mais il est trop tard et leur fin dramatique est inévitable. Après la
chute mortelle d’Hélène en tentant de s’échapper, Talbert agit de manière noble, digne
d’un personnage de tragédie, préférant l’épouser plutôt que de la perdre. Il écrit: “Serait-il
vrai que le sort en fut jeté?” Comme Phèdre, il reconnait sa faute mais il est trop tard.
Phèdre est persuadée qu’elle est vouée à la damnation:
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture ;
152
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable ! Et je vis ? Et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue ?
(Acte IV, Scène 6)
Dans la pièce de Racine et dans le roman de Madame Benoist, la passion détruit ceux qui
en sont possédés. Par contre le suicide de Phèdre, comme celui de Talbert, est totalement
contraire à la doctrine janséniste. Le suicide du héros qui ne supporte pas sa culpabilité
est avant tout un élément dramatique, souligne Goldmann. A l’instar de Phèdre qui se
consume d’amour pour son beau-fils Hyppolite, Talbert n’aura plus qu’une idée fixe,
conquérir la ravissante Hélène et, aveuglé par sa passion, il se comporte avec elle avec la
même injustice dont fait preuve Phèdre à l’égard de son beau-fils. Comme Phèdre, il va
vivre d’espoir. A la fin, ne pouvant supporter le désespoir et le sentiment de culpabilité
d’avoir entrainé la mort de celle qu’il aime plus que sa vie, Talbert se donne la mort. Sa
mort, comme celle de Phèdre, est sa rédemption morale. Phèdre est dévorée de culpabilité
à cause de son amour incestueux pour Hyppolite:
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur,
J’ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur
(Acte I, scène 3)
Tandis que Talbert se sent coupable d’avoir entrainé la perte d’Hélène et se lamente: “O
trop redoutable amour ! A Quel excès de faiblesse m’as-tu réduit ? Puis-je assez maudire
le jour où tu me soumis à ton invincible loi ?” (Lettre LX, 301-302).
153
Dans Phèdre, Hippolyte ne comprend rien et ne peut rien comprendre. Pour lui,
souligne Goldmann23, c’est le triomphe du désir dans le sens le plus banal, le plus charnel
du terme, désir devant lequel il dresse tout de suite le rempart de sa loi et de ses dieux.
Hélène, que l’on peut associer à Hippolyte, ne comprend pas la passion de Talbert, qui
refuse lui-même de se l’avouer, et qu’elle associe bientôt au seul désir charnel après la
tentative de viol. Hélène comme Hippolyte refuse la séduction comme quelque chose de
monstrueux interdit par sa loi et comme lui, elle ne connait qu’une seule réaction: la fuite.
Elle fuit Talbert qui trouble l’ordre traditionnel de son monde. Mozinge, l’ami et
confident de Talbert, lui rappelle “qu’il est impossible de trouver la félicité dans ce qui
est contraire aux lois divines” (Partie I, Lettre V, 97).
Racine a souligné les aspects physiologiques de la passion chez Phèdre. Qui ne se
souvient des vers célèbres qui évoquent le trouble de Phèdre en présence de son beau-fils
Hyppolite:
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
(Acte I, 46)
A l’instar de Racine, Madame Benoist démontre les effets physiologiques de la passion
chez ses héros. Dans la première partie, Talbert a des “palpitations” en écoutant Hélène
jouer du clavecin (Lettre II, 45) et note le “coloris de ses joues” lorsqu’il l‘observe et
qu’elle s’en aperçoit (Lettre IV, 66). Lorsqu’il emploie l’épithète “Belle Hélène” en
23
Le Dieu Caché.433.
154
s’adressant à elle, il voit son visage se couvrir d’une “vive rougeur” (Lettre VI, 115) et
lui-même éprouve “une espèce de tremblement” lorsqu’il veut lui avouer qu’il l’adore
(Lettre IV, 88). Toujours dans la première partie, Talbert confesse à Mozinge qu’il
ressentit un tressaillement si délicieux lorsque la main d’Hélène, par mégarde, appuya en
passant directement sur son cœur, qu’il n’aurait pu dire non si la redoutable cérémonie
eut pu se faire sur le champ. Il explique que, si quelque ignorant ne pouvait concevoir les
merveilleux effets de l’électricité, il lui conseillerait de s’enflammer de bonne foi pour
une femme sensible. A moins qu’il n’eût le cœur déjà engagé, il verrait bientôt “dans les
yeux de sa belle une fidèle image du phénomène physique” (157). Il ajoute qu’à chaque
fois que ses yeux cherchaient ceux d’Hélène, sa rougeur redoublait, preuve certaine que
son cœur l’avertissait par l’impulsion des sens. Dans la seconde partie, Talbert avoue
qu’il tressaille, tremble, et que le cœur lui bat, quand il voit arriver le domestique
d’Hélène (Lettre XVI, 97) porteur d’un message de sa part. De même durant la nuit
fatidique où il tenta de la violer, Talbert décrit les effets physiologiques des sentiments
d’Hélène.
Goldmann24 signale que les idées fondamentales de la vision tragique permettent
de poser le problème du temps dans la tragédie racinienne et implicitement celui de la
règle des trois unités. Racine semble avoir trouvé dans cette règle l’instrument privilégié
et adéquat pour son théâtre et ses tragédies, d’Andromaque à Phèdre, se jouent en un seul
instant ; celui où l’homme devient réellement tragique par le refus du monde et de la vie.
Goldmann montre qu’un vers est prononcé au moment décisif par tous les héros tragiques
24
Le Dieu Caché.351.
155
de Racine, un vers qui souligne le “temps” de la tragédie, l’instant où la relation du héros
avec ce qu’il aime encore dans le monde s’établit “pour la dernière fois”:
Andromaque. – Céphie, allons le voir pour la dernière fois (IV, 1).
Junie. – Et si je vous parlais pour la dernière fois (V, 1).
Titus. – Et je vais lui parler pour la dernière fois (II, 2).
Bérénice. - Pour la dernière fois, adieu, Seigneur (V, 7).
Phèdre. – Soleil, je viens te voir pour la dernière fois (I, 3).
A la fin de la quatrième et dernière partie des Lettres, ces mêmes mots sont prononcés par
Talbert:
Talbert. – Ah! Mozinge, si c’était pour la dernière fois (Lettre LXI, 315).
C’est l’instant où sa relation avec Hélène, l’être qu’il aime le plus au monde, s’établit
“pour la dernière fois.” Cette simple phrase est la dernière qu’il prononce avant de se
donner la mort et constitue une autre preuve de l’influence de Racine dans le roman de
Madame Benoist. Le récit des Lettres se joue en un seul instant, celui où Talbert devient
vraiment tragique par son refus du monde et de la vie ; cet instant est établi depuis le
début car dès les premières pages du roman, les jeux sont déjà faits.
Goldmann souligne un autre point essentiel. Les personnages tragiques des pièces
de Racine, à l’exception de Titus, sont des femmes, car la passion est un élément
important de leur humanité, ce que le dix-septième siècle aurait difficilement accepté
d’un personnage masculin. Un siècle plus tard et sous une plume féminine, le héros
tragique des Lettres est un personnage masculin dominé par une passion destructrice, “un
156
de ces justes à qui la grâce a manqué”25. Le caractère du héros de Madame Benoist
transgresse les caractéristiques de la tradition libertine du dix-huitième siècle et se
rapproche par sa fin tragique des grandes tragédies du siècle précédent.
Au début de la première partie du roman, Madame Benoist fait aussi allusion à
une autre pièce de Racine, Andromaque (1667), lorsque Talbert déclare qu’il pourrait dire
comme Pyrrhus, je brûle de plus de feux que je n’en allumais (Partie I, Lettre VIII, 164).
Or, Talbert comme Pyrrhus connait une “passion sans conscience ni grandeur”26, tout du
moins jusqu’au dénouement. Dans la vie de Pyrrhus comme dans celle de Talbert règnent
“le désordre, le manque de norme directrice et consciente” souligne Goldmann qui note
qu’avec Pyrrhus, nous sommes dans:
Le monde de la fausse conscience, du bavardage. Les paroles ne signifient
jamais ce qu’elles disent ; ce ne sont pas des moyens d’exprimer l’essence
intérieure et authentique de celui qui les prononce, mais des instruments
qu’il emploie pour tromper les autres et se tromper lui-même27 .
Ainsi se résume la conduite de Talbert dont les agissements et les paroles ne servent qu’à
tromper son entourage et lui-même tout au long du récit. Ce n’est que devant le lit de
mort d’Hélène que sa conscience étouffée se réveille mais il est trop tard pour sauver
celle qu’il aime.
Nous avons indiqué précédemment que Madame Benoist avait donné à la dévote
cousine d’Hélène le nom du théologien et humaniste Louis-Isaac Lemaistre de Sacy.
25
Le Dieu Caché, 352.
Ibid., 355.
27
Ibid., 356.
26
157
Celui-ci était le frère cadet des premiers reclus de Port Royal des Champs et le neveu de
la religieuse janséniste Angélique de Saint Jean Arnaud d’Andilly (1591-1661), sœur du
grand Arnaud. Le rattachement de Louis-Isaac Lemaistre de Sacy à Port Royal et aux
jansénistes est une preuve supplémentaire de l’influence du jansénisme dans ce roman.
A l’influence de Racine et du jansénisme s’ajoute celle de la préciosité qui se
retrouve d’abord dans la sophistication et l’élégance du langage, dans l’idéalisation de la
femme, les modèles de civilité, de conduite et la perspective féministe du roman. Nous
avons relevé en premier certaines expressions du langage dans la description
hyperbolique de la divine Hélène et l’allusion au parfumeur que Talbert appelle le
“maître du réduit embaumé” (Lettre II) et au “dieu des pavôts” lorsqu’il ne peut trouver
le sommeil. Dans la première partie, il décrit son émotion en ces termes: “tous les volcans
de la terre ont passé dans mon sein, et que leurs tourbillons de feu roulent dans mes
veines. Il y a trois jours que l’incendie dure” (Lettre II, 19). C’est surtout la perspective
féministe dont nous avons déjà parlé qui marque ce roman et que nous retrouvons
notamment dans l’affirmation de la valeur féminine à travers les personnages d’Hélène et
de Mademoiselle Binet, la femme de charge de Talbert. En faisant de son héroïne une
artiste de grand talent, l’auteure cherche à mettre en évidence l’égalité intellectuelle et
artistique des sexes ; le talent n’est pas une affaire de sexe mais d’individu, et elle
proclame que seule l’éducation dont sont privées les femmes fait toute la différence. Le
féminisme de l’auteure se retrouve surtout dans le personnage de la femme de charge de
Talbert qui est l’un des personnages féminins les plus réussis et les plus intéressants du
roman par ses idées subversives sur le mariage et son désir d’indépendance. D’autre part,
158
le refus d’Hélène d’épouser le riche financier Lurzel imposé par sa tante est l’affirmation
de son intention de choisir son époux et plus tard, son union avec Talbert, juste avant de
mourir, est un mariage d’amour entre deux êtres qui se sont choisis. Le couple de Talbert
et Hélène n’est pas un “couple que la société investit d’un rôle de la reproduction” de la
lignée aristocratique ; c’est dans cette constatation que se retrouve l’influence de la
préciosité puisque les précieuses s’élèvent contre les mariages forcès et prônent le
mariage d’amour. Les précieuses cherchent à changer le sort des femmes. Dorlin rappelle
que l’idée du mariage d’amour, c'est-à-dire entre deux êtres qui se sont choisis, est
corrélative de l’histoire du féminisme (123) et elle souligne à quel point le progrès de la
condition des femmes est redevable au mouvement précieux (122).
L’acte le plus féministe de Madame Benoit est surtout d’avoir eu le courage non
seulement de s’aventurer dans un domaine littéraire jusque-là strictement masculin, le
roman libertin, mais de publier son roman. Si les femmes sont critiqués, ce n’est pas
parce qu’elles écrivent, mais parce qu’elles écrivent pour un public.
Nous avons jugé nécessaire d’ajouter à ces notes critiques une étude comparative
du roman de Madame Benoist avec le chef d’œuvre de Pierre Amboise François
Choderlos de Laclos (1741-1803), les Liaisons Dangereuses, paru en 1782.
159
CHAPITRE 6
ETUDE COMPARATIVE
Etude Comparative des Lettres du Colonel Talbert et des Liaisons Dangereuses
Plus d’une dizaine d’années après la publication des Lettres du Colonel Talbert
(1767) par Madame Benoist, Pierre Amboise François Choderlos de Laclos (1741-1803)
publie son chef-d’œuvre, Les Liaisons Dangereuses (1782). Il nous a semblé nécessaire
de compléter notre analyse du roman de Madame Benoist par une étude des similitudes
de forme, de contenu et de champ lexical de ces deux œuvres.
Ces deux romans épistolaires polyphoniques qui associent libertinage et
moralisme sont tous les deux divisés en quatre parties et appartiennent au courant libertin
de la seconde moitié du dix-huitième siècle. L’intrigue est à peu près la même ; un
libertin mondain, intelligent et dépravé, tente de séduire une jeune femme vertueuse et en
tombe amoureux, thème traditionnel de l’univers romanesque, et nous assistons aux
transformations psychologiques et morales des deux héros, le colonel Talbert des Lettres
du Colonel Talbert et le vicomte de Valmont des Liaisons Dangereuses, qui tous les deux
dissimulent difficilement un “sentiment croissant” pour leur victime. Ces deux libertins
ont en commun une virtuosité cynique dans le jeu de la conquête. Ils sont débauchés,
sarcastiques et malicieux, ils n’ont pas peur des bons mots et tous les deux se cachent
159
sous le masque de l’hypocrisie. Ils ont chacun un confident ou une confidente à qui ils
confient leur intention puis leurs progrès dans la conquête de leur victime: Mozinge est le
confident, l’ami intime et dévoué du colonel Talbert alors que la Marquise de Merteuil
est la complice et ancienne maîtresse du libertin Valmont. Le personnage de libertine de
la Marquise est sans aucun doute l’une des constructions littéraires les plus brillantes de
la littérature du dix-huitième siècle.
S’il n’est pas besoin de revenir sur l’histoire des Lettres du Colonel Talbert qui
fait l’objet de cette étude, rappelons brièvement l’intrigue du chef d’œuvre de Laclos.
Dans la première partie du roman, le Vicomte de Valmont, libertin cynique et brillant,
entreprend de séduire la vertueuse et dévote Madame de Tourvel alors qu’il se trouve en
villégiature dans le château de sa vieille tante, Madame de Rosemonde. Restée à Paris, sa
complice et confidente la Marquise de Merteuil le supplie de revenir auprès d’elle pour
l’aider à se venger d’une infidélité que lui aurait faite autrefois un ancien amant, le Comte
de Gercourt, qui doit épouser la jeune Cécile Volanges. Pour se venger, elle charge
Valmont de pervertir la jeune Cécile avant ses noces mais celui-ci refuse. C’est alors
qu’il découvre que Madame Volanges, la mère de Cécile, met en garde la Présidente de
Tourvel contre lui et il décide alors de pervertir la jeune Cécile. Persuadé d’avoir touché
le cœur de Madame de Tourvel, il songe à renouer sa liaison avec son ancienne maîtresse
et complice la Marquise de Merteuil. Afin de lui faire admirer sa fourberie, il rédige une
lettre à la Présidente de Tourvel sur le corps de la courtisane Emily. Dans la seconde
partie, Valmont est à Paris et la Marquise de Merteuil, qu’il ne réussi pas à rencontrer,
persuade Madame Volanges de partir avec sa fille chez Madame de Rosemonde, la tante
160
de Valmont, afin que celui-ci puisse mener à bien sa vengeance. Dans la troisième partie,
Valmont viole Cécile et Madame de Tourvel s’enfuit à Paris alors qu’il croyait enfin la
séduire. C’est dans la quatrième partie qu’elle cède enfin à Valmont. C’est à la fois la
victoire du libertinage et le début d’une grande passion. Valmont qui lutte contre un
sentiment grandissant pour Madame de Tourvel ne lui reste pourtant pas fidèle et
retrouve la courtisane Emilie. Sur les instances de la Marquise de Merteuil, il écrit une
lettre de rupture à la Présidente de Tourvel qui s’enfuit dans un couvent où elle s’enfonce
dans la folie. Provoqué en duel par Danceny, Valmont est tué et Madame de Tourvel rend
l’âme en apprenant sa mort.
Nous avons découvert de nombreuses similitudes dans ces deux romans. Celui de
Madame Benoist s’ouvre sur les reproches du colonel Talbert à son ami d’enfance et
confident Monsieur de Mozinge, qui est exilé en province pour être en mesure de
pourvoir à l’éducation de ses neveux ; Talbert regrette qu’il soit loin de lui et lui confie:
“Si je ne retenais les transports de mon impatience, je maudirais cordialement ta cruelle
absence. Quand finira donc ton pieux exil?” (Lettre I, 1), et il le supplie “de revenir
incessamment vivre” près de lui à Paris: “Reviens donc dans la capitale faire un meilleur
usage de ton argent“ (11) ; il ajoute un peu plus loin dans sa lettre qu’il a besoin de lui:
“Si tu savais combien ta présence me serait nécessaire en ce moment” (12). De même au
début des Liaisons Dangereuses, la marquise de Merteuil supplie le Vicomte de Valmont,
qui séjourne en province chez sa vieille tante, Madame de Rosemonde, de revenir près
d’elle car elle a besoin de lui: “Revenez, mon cher Vicomte, revenez: que faites-vous,
161
que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués ?
Partez sur le champ, j’ai besoin de vous” (Lettre II, 23).
Notons aussi que la lettre est liée à la chute des deux héroïnes. C’est en effet en
cachette de sa tante qu’Hélène écrit au libertin Talbert qui exulte lorsqu’il confie à son
ami Mozinge: “elle m’a écrit, mon cher, une lettre clandestine. Je l’ai reçue au moment
où je partais pour aller chez du Blézy” (Partie II, Lettre XIII, 2). Dans Les Liaisons
Dangereuses, Madame de Tourvel, avait répondu à une lettre du libertin Valmont en lui
affirmant qu’elle ne lui écrirait plus: “Laissez-moi ; ne me voyez plus ; ne m’écrivez plus,
je vous en prie, je l’exige. Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi” (Lettre
LVI, 137-38). Mais, habilement manipulée par Valmont, Madame de Tourvel commet
l’imprudence de lui adresser une seconde lettre dans laquelle elle lui écrit: “Je ne voulais
plus vous répondre, Monsieur, et peut-être l’embarras que j’éprouve en ce moment est-il
lui-même une preuve qu’en effet je ne le devrais pas” (Lettre LXVII, 161-62), cependant
plusieurs lettres suivront en réponse à celles de Valmont jusqu’à la chute de la jeune
femme. De son côté, Hélène a concouru au malheur de sa vie par sa seule faute d’avoir
écrit plusieurs fois à Talbert sans l’accord de sa tante, pense Mozinge, et la présidente de
Tourvel a fait l’erreur de poursuivre sa correspondance avec Valmont alors qu’elle avait
décidé de l’oublier. De ces erreurs fatales ont découlés tous les désastres qui ont suivi.
Les lettres sont donc dangereuses lorsqu’elles proviennent de scélérats intelligents et
manipulateurs comme Talbert et Valmont.
La peur du ridicule habite ces deux héros obligés de sauvegarder leur réputation
de libertin et nous retrouvons aussi chez eux le même désir de domination. “Moi qui
162
crains le ridicule plus que la foudre” (Partie I, Lettre IV), s’exclame Talbert qui désire
obtenir le titre de vainqueur de la superbe Hélène (Partie I, Lettre VIII), qui doit se
choisir un maître (Lettre XXXII, 6), et déclare: “Je suis impatient de savoir comment la
superbe Hélène recevra mes lois” (Partie II, Lettre XIV). Ces deux héroïnes sublimes et
sans artifices, Hélène et la Présidente de Tourvel, vont transformer les deux héros
scélérats en hommes sensibles dont la mort tragique sera leur rédemption morale.
Le désir de séduction qui habite Talbert et Valmont leur fait rechercher des
conquêtes difficiles qui ajouteront à leur réputation de libertin. Dans sa seconde lettre à
son ami Mozinge à qui il avait écrit que la jeune femme dont il est tombé amoureux était
âgée de vingt-trois ans, Talbert lui rappelle qu’il n’aime pas les femmes adolescentes:
Cependant je crois t’avoir dit que je n’aimais pas les femmes à cet âge de
l’adolescence ; je les regarde comme de grandes poupées mouvantes, de
qui l’âme n’est encore susceptible d’aucun sentiment de prédilection […]
il est absurde qu’un homme sensé s’associe à un enfant, en fasse sa
première compagne, en toute espèce de circonstance (Partie I, Lettre II,
23).
Talbert, au contraire, lui affirme:
J’aime mieux pour ma part un cœur d’airain, qui puisse se défendre de
mes attaques, pourvu que ce ne soit pas éternellement. Une honnête
résistance me plait ; elle aiguise les traits du plaisir, et rend leur
impression plus durable. Je crois avoir trouvé de quoi exercer mon goût.
(Partie I, Lettre II, 24).
Dans les Liaisons Dangereuses, Valmont répond à la marquise de Merteuil qui lui
propose de séduire la jeune Cécile Volanges âgée de quinze ans: “Que me proposezvous? de séduire une jeune fille qui n’a rien vu, ne connait rien ; qui, pour ainsi dire, me
163
serait livrée sans défense ; et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l’amour”
(Lettre IV, 27). Il lui fait part qu’il a trouvé au contraire un ennemi digne de lui: “Vous
connaissez la Présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères.
Voilà ce que j‘attaque ; voilà l’ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends
atteindre” (Lettre IV, 28).
Le but de ces deux libertins est non simplement d’en faire leur victime mais une
victime consciente de sa défaite. En effet, le libertin fait tout pour que sa proie confesse à
la fois son trouble et sa disponibilité. C’est cette démarche, scandaleuse, puisqu’elle tend
à mettre en évidence l’urgence du désir que l’éthique chrétienne impose de cacher dans la
honte que réside l’aspect positif du libertinage explique Jaton (113-114). C’est ainsi que
Talbert souhaite qu’Hélène:
Se reconnaisse passionnée et faible, sans cesser de se croire vertueuse.
Voir cette âme superbe livrée au délire de l’amour, est le plus ardent de
mes désirs ; voir sa fierté humiliée à la vue de sa faiblesse serait mon plus
vif contentement. (Lettre L, 38-39)
C’est presque dans les mêmes termes que le libertin Valmont dévoile son espoir de
séduire la présidente de Tourvel:
Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiègent ! Ils ajouteront à
mon bonheur et à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la
sacrifie ; que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter ; et qu’agitée
de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras.
(Lettre VI, 33)
Notons aussi le passage où Talbert fait visiter à Hélène la pièce qu’il lui réserve et qu’il
nomme l’asile de la chasteté car tout y offre l’image de l’innocence et où il confesse que
164
son air de sensibilité faillit le rendre parjure. Parallèlement dans Les Liaisons
Dangereuses, Valmont admire la beauté de Madame de Tourvel, “cette charmante figure,
embellie encore par l’attrait puissant des larmes,” et révèle sa faiblesse:“ ma tête
s’échauffait, et j’étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment ”
(Lettre XXIII, 67). Mais Talbert et Valmont savent se maitriser à temps.
Dans la troisième partie des Lettres, Talbert admire dans le miroir d’Hélène le
ravissant spectacle de leur image. Ils étaient seuls car la femme de chambre d’Hélène
était passée dans l’autre chambre sous prétexte d’arranger les robes et les nœuds des
rubans de Madame, et la cousine de Sacy était dans un petit cabinet à faire son oraison ;
“elle ne songeait qu’à rendre hommage à son créateur, et moi à son plus parfait ouvrage”
(Lettre L, 70), s’exclame Talbert, alors que Valmont, racontant à la Marquise de Merteuil
à quel point sa tante est édifiée de le voir régulièrement à ses prières et à sa messe,
reconnait qu’elle “ne se doute pas de la divinité que j’y adore” (Lettre IV, 28).
Nous retrouvons le thème de la charité dans ces deux œuvres. Dans la troisième
partie des Lettres, Talbert vient en aide par réelle compassion aux fermiers de l’oncle de
son ami Cloucy, choqué par le cynisme et la cruauté de ce dernier et non par calcul
comme le libertin Valmont des Liaisons Dangereuses (Lettre XXI, 60) qui cherche à
attendrir Madame de Tourvel. Pourtant, malgré son intention de l’impressionner
favorablement, Valmont éprouve un sentiment qui lui était jusque-là inconnu.
Nous avons noté dans ces deux œuvres d’autres similarités, notamment dans le
rôle de l’accident mortels qui symbolisent le jugement et le châtiment ; en effet, Talbert
165
et Valmont connaissent une fin tragique puisque l’un se suicide et que l’autre est tué en
duel. Nous avons relevé le rôle de la petite vérole comme châtiment suprême dans ces
deux romans. Au dix-huitième siècle, cette maladie n’épargnait personne puisque même
les rois en mourraient. Dans les Lettres du Colonel Talbert, du Blézy, joueur invétéré, se
fait inoculer sur les conseils de son orgueilleuse cousine et meurt de la petite vérole après
des jours d’agonie. Dans Les Liaisons Dangereuses, si la Marquise de Merteuil ne
succombe pas à cette horrible maladie, elle reste à jamais défigurée. Or, la perte de sa
beauté et de son pouvoir de séduction pour une libertine équivaut à la mort car elle ne
peut plus paraître dans le monde.
Notons aussi certaines similitudes dans le domaine lexical. En effet, le
vocabulaire de la présidente de Tourvel et celui d’Hélène représentent la notion de devoir
et d’obligation, l’une envers sa tante et l’autre envers son époux car le mariage ne protège
pas la Présidente de Tourvel contre l’amour qu’elle éprouve pour son amant. D’autre
part, l’obéissance qu’Hélène clame devoir à sa tante est trahie par sa correspondance
clandestine avec Talbert. Se référant à sa tante, Hélène affirme à Talbert: “sa volonté est
ma seule règle” (Partie I, Lettre VI), et dans la lettre X: “Ce n'est point à moi, Monsieur,
qu'il faut demander compte de mes sentiments. Ma chère tante les connait, elle seule a
droit de vous les apprendre.” Puis dans la quatrième partie, Hélène confie à Talbert,
offensé de ne pas être aimé comme un amant devrait l’être, que l’amour des parents
mérite quelques sacrifices et qu’on doit immoler toute inclination qui ne reçoit pas leur
consentement. Madame de Tourvel se réfugie derrière les excuses de l’amour conjugal
alors qu’Hélène se réfugie derrière les volontés de sa tante.
166
La question de l’aspect féminin joue aussi un rôle essentiel dans ces deux
œuvres. Dans les romans du dix-huitième siècle, la création de l’aspect féminin est un
système codifié et la femme créée par le discours masculin représente soit la faiblesse
morale, soit la tentatrice et séductrice, et bien sûr la passivité, la passion et la chute. A
l’opposé, le principe masculin est évoqué par la virilité, la raison, l’activité et la réussite.
Dans les Liaisons Dangereuses, Madame de Tourvel symbolise la faiblesse morale alors
que la Marquise de Merteuil est la tentatrice et séductrice au pouvoir érotique. Or, dans
son roman, Madame Benoist a renversé les principes féminins en faisant de son héroïne
une femme réfléchie, volontaire et dotée de raison. Le statut de la femme veuve qui jouit
d’une grande liberté d’action est évoqué à travers les portraits de la Marquise de Merteuil
des Liaisons Dangereuses et de la Vicomtesse de Mérigonne, l’extravagante tante de la
jeune Hélène, des Lettres du Colonel Talbert. Ajoutons l’influence du hasard, primordial
dans ces deux œuvres, notamment dans le détournement des lettres qui est favorable aux
deux libertins puisqu’il les met en garde contre la trahison de personnes de leur entourage
et leur permet de poursuivre leur projet. Comme l’a démontré Delon, l’influence de
Rousseau est manifeste dans Les Liaisons Dangereuses, cette influence est aussi présente
dans le roman de Madame Benoist.
Signalons enfin le vocabulaire militaire employé par les deux héros qui reflète
leur désir de domination. Comme l’indique Jean Marie Goulemot:
Le vocabulaire de la chasse et de la guerre qu’emploie Valmont pour
décrire ses exploits amoureux reflètent, mieux encore que ses théories,
l’art et le sens de la séduction comme affirmation de soi et volonté de
dominer. (165).
167
“Conquérir est notre destin,” affirme Valmont alors que Talbert, dans ses désirs de
conquêtes amoureuses, aspirent à être “le vainqueur de la place avant” d’en être “le
Commandant” (Partie I, Lettre X). Dans la dernière partie des Lettres, Talbert évoque une
“guerre intestine à fomenter dont je suis le chef et le médiateur, un siège à former, un
assaut à livrer ; tous ces soins intérieurs ne me mettent-ils pas dans la nécessité d’avoir un
espion chez l’ennemi” (Lettre LIII, 151).
Notons aussi le langage équivoque dans les Lettres:
Contemple la satisfaction de ces trois femmes. Il est vrai qu'elle n'est qu'en
idée ; mais n'a-t-on pas dit, depuis que le monde existe, que les plaisirs de
l'imagination sont les plus vifs. Au reste, je mettrai tout en œuvre pour en
procurer de réels à ma Souveraine. (Partie I, Lettre VI)
N’oublions pas la référence aux chevaliers d’autrefois. Dans les Lettres, Talbert tourne en
dérision son ami Mozinge qui s’est déclaré “le chevalier de la tendresse profonde” alors
que dans Les Liaisons Dangereuses, la Marquise de Merteuil se moque de Valmont
qu’elle compare aux “preux chevaliers d’autrefois.”
Madame Benoist et Laclos ont inversé les codes du féminin et du masculin. Dans
les Lettres du Colonel Talbert, Madame Benoist a donné à son héroïne une autorité et une
maîtrise de soi qui va à l’encontre de la nature féminine qui se soumet à la souveraineté
masculine dans les romans libertins des auteurs. Cependant, dans Les Liaisons
Dangereuses, Laclos est allé beaucoup plus loin en faisant de son héroïne une libertine
qui revendique son droit au bonheur et au plaisir au même titre que son complice
Valmont. Comme l’écrit Anne-Marie Jaton, la Marquise de Merteuil se révolte
168
directement contre le principe d’autorité et foule au pied les notions de vertu, de fidélité
et de chasteté et les remet en question (157).
Le dénouement de ces deux œuvres qui est le même n’est pas satisfaisant puisque
les deux héroïnes succombent, l’une à un accident et l’autre de désespoir, tandis que les
deux libertins profondément épris de leur victime connaissent une fin tragique.
Nous avons présenté les nombreuses similitudes que nous avons cru déceler entre
ces deux romans, similitudes dans l’intrigue générale d’abord puis dans le domaine
lexical comme dans le dénouement de l’histoire. Cette comparaison de ces deux textes
nous amène à nous poser la question des sources de Laclos qui n’ont jamais été résolues.
Le roman libertin est certes un topos culturel répandu au dix-huitième siècle et de
nombreux écrivains, certains encore peu connus, ont produit des récits libertins plus ou
moins audacieux. Notre intention n’est pas de suggérer que Laclos s’est inspiré
directement du roman de Madame Benoist mais il existe des ressemblances que nous ne
pouvions pas passer sous silence.
Après cette analyse, nous résumons dans les grandes lignes l’intrigue des Lettres
du Colonel Talbert.
169
CHAPITRE 7
RESUME ET ANALYSE DE L’INTRIGUE
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
La lente évolution du colonel Talbert de libertin jouisseur et sans scrupules en
époux passionnément amoureux de la ravissante Hélène structure toute l’intrigue.
Le Colonel Talbert est un libertin mondain, fin et spirituel, qui multiplie les
conquêtes faciles et tombe amoureux d’une jeune aristocrate vertueuse qui résiste à ses
avances. Bien décidé à la séduire sans toutefois l’épouser, il se plie à toutes sortes de
lâches complaisances auprès de la Vicomtesse de Mérigonne qui tient lieu de mère à la
jeune Hélène. Interdit de remettre les pieds chez la Vicomtesse pour avoir dévoilé qu’elle
n’exécutait pas ses dessins elle-même alors qu’elle prétend posséder un immense talent
artistique, Talbert se résout à faire demander la main d’Hélène par sa famille, au grand
désarroi de son confident Mozinge qui s’indigne qu’il ait pu associer son honorable
famille à ses turpitudes. Talbert est cependant résolu à profiter des jours qui le séparent
du moment fatidique pour séduire la jeune femme et l’abandonner ensuite, mais il n’est
jamais laissé seul avec elle. Le jour du contrat de mariage, alors que toute sa famille est
170
réunie chez la très snobe Vicomtesse, il a réussi à persuader celle-ci de visiter un cabinet
de curiosités situé à vingt lieues, en compagnie du libertin Cloucy de connivence avec lui.
Comme prévu, le carrosse de leur invention verse dans un fossé sur le chemin du retour et
retarde la vicomtesse qui arrive chez elle alors que toute l’assemblée est partie. En
apprenant les propos désobligeants sur son goût des arts et son impolitesse envers ses
hôtes un jour aussi solennel, elle rompt l’engagement de sa nièce avec Talbert et
l’enferme dans un couvent pour avoir refusé la main du riche et avare financier Lurzel.
Avec la complicité de la cousine d’Hélène, la dévote Sacy, Talbert découvre le couvent
où Hélène est retenue prisonnière et parvient à la persuader de se laisser enlever. Il part
ensuite se cacher avec elles dans sa résidence campagnarde où il va tout faire pour
séparer les deux cousines qui dorment dans la même chambre, précaution qu’il a jugée
nécessaire pour ne pas alarmer la jeune femme. Après avoir réussi à séparer les deux
cousines avec la complicité de la perverse femme de chambre d’Hélène, et en profitant de
la haine de la dévote Sacy, il va tenter une nuit de violer Hélène qui réussit à s’échapper.
Épouvantée en découvrant les réelles intentions de son amant, elle tente de fuir et se
blesse grièvement en essayant de franchir un mur de la propriété. Juste avant qu’elle
meure, Talbert qui réalise toute l’étendue de sa passion, l’épouse puis de désespoir se
donne la mort.
Première Partie
Le roman s’ouvre sur une lettre du colonel Talbert à son ami Monsieur de
Mozinge dans laquelle il se plaint de leur séparation et regrette qu’il ait quitté Paris pour
la province dans le seul but de pourvoir à l’éducation de ses trois neveux dont les parents
171
ne peuvent assumer les frais. Talbert tente de persuader son ami qu’il serait plus naturel
et plus raisonnable que les parents s’acquittent eux-mêmes de l’éducation de leurs enfants
plutôt que de les confier à des Maîtres ineptes. Il lui révèle qu’il a eu connaissance de
preuves supplémentaires de sa générosité ; d’avoir d’une part ajouté vingt mille écus à la
dot de sa sœur pour la marier plus avantageusement, et à un homme qu’elle aimait, et
d’avoir d’autre part doublé la pension de sa mère, qui était trop stricte pour la faire vivre
honorablement dans le monde.
Talbert ne peut se retenir d’admirer la vertu mais trouve qu’il est dommage
qu’elle oblige à tant de privations et, d’emblée, il se vante de son esprit libertin et répète
sa crainte de perdre sa liberté. Il a fait serment de ne jamais se marier: “On verra plutôt la
Nature entière rentrer dans le chaos que de me voir passer sous les lois de l’hymen ; ma
liberté m'est trop chère; elle est mon bien suprême; j'aimerais mieux cesser d'être que de
la perdre” (Lettre I, 5). Il se raille de la vertu “stérile” que prône Mozinge car “c’est la
mort des sens; elle les tient dans une abstinence continuelle” (Lettre I, 9) et il ajoute qu’il
“faut vivre et vivre,” selon lui, “c'est jouir des beautés que la nature et l’art nous offrent
chaque jour. Les saveurs des belles, les plaisirs de la table, la bonne chère, la musique et
le jeu” (Lettre I, 9) révélant ainsi sa vision hédoniste de la vie. En défenseur de
l’hédonisme, il refuse radicalement l’adjonction fatale de la souffrance à l’amour et
ridiculise “les principes chrétiens d’abnégation où la vertu sévère détruisait toute
possibilité de jouissance pure par sentiment de culpabilité ” (Etiemble, 13). Le libertin du
dix-huitième siècle est irréligieux et ridiculise les principes chrétiens de culpabilité pour
s’adonner aux plaisirs de la chair. La vertu est la “passion des âmes tendres,” or, la sienne
172
ne se plait qu’aux “triomphes et aux friponneries de l’amour,” c’est pourquoi, ajoute-t-il,
ce n’est donc pas tout à fait sa faute s’il est “un peu pervers.” Le jeu du séducteur est
hypocrite, il ment et se dissimule sous le masque de l’honnêteté pour mieux tromper.
A nouveau, Talbert exhorte son ami Mozinge à revenir à Paris partager son
immense fortune, et lui affirme que les grandes richesses que sa famille possède devraient
lever tous les scrupules de sa délicatesse. Si cet argument n’est pas suffisant pour le
convaincre, il lui apprend qu’il a grand besoin de sa présence car il est en crise. Talbert
avoue avoir été envouté par une Circé qui a fait naître de bons sentiments dans son cœur
et, irrité par cette métamorphose, il jure de se venger par une scélératesse s’il ne parvient
pas à détruire l’enchantement. Circé est la déesse magicienne, envoûtante et cruelle, qui
change ses compagnons en animaux (Evrard 27). Lorsqu’elle touche les choses, les
choses ne sont plus ce qu’elles étaient ou lorsqu’elle regarde un paysage, il se transforme
(Rousset 16). “Le plaisir est mon élément,” admet-il ; en proie à l’angoisse, il avoue ne
pas avoir soupé depuis huit jours en petites maisons dans lesquelles se déroulent de
délicieuses orgies, et il décrit à son ami la coquetterie des femmes qui fréquentent ces
lieux de débauche. Cette diversion lui permet de lui révéler qu’il a rencontré dans un
salon de la haute société une femme qui “semble leur être supérieure à tous égards” et qui
échappe à l’image des femmes qu’il a courtisées jusqu’à présent:
Mon aversion pour le mariage est confirmée par les remarques que j'ai été
à portée de faire sur les différentes femmes que j'ai connues. La perfidie,
la puérilité, l'orgueil, l’hypocrisie, la frivolité, la malignité & la fureur de
plaire, même dans celles qui répètent sans cesse qu'elles n'y tâchent pas,
font les nuances qui composent le caractère du plus grand nombre. (Lettre
X, 211-212)
173
Talbert se réjouit que son “adorable” ne possède que de belles qualités à la place de ces
défauts.
Sans attendre une réponse de son ami, Talbert lui écrit une seconde lettre pour lui
révéler ce qui le tourmente. Cela fait trois jours que dure l’incendie ; “avec trente années
d’existence, dont quinze ont été exercées aux ruses de la guerre et plus encore à celles de
l’amour” (Lettre II, 20), il se demande s’il est possible qu’il soit tombé amoureux, et
qu’après avoir fait un jeu de cette prétendue passion, il en fasse sa principale affaire. Il
demande à Mozinge, qui s’est déclaré le chevalier de la tendresse profonde, de l’aider à
voir clair dans sa situation.
La frayeur d’être tombé amoureux revient comme un leitmotiv dans ses lettres ; or
le libertinage exige la maîtrise de soi, et la règle essentielle du libertinage des mœurs est
que le libertin ne soit jamais séduit. Dans la description de l’éveil du sentiment amoureux
chez le libertin Talbert ; les hésitations, les orages, le sentiment de pudeur, le désir et le
respect, l’auteure se révèle une excellente psychologue. Dans la description de la jeune
femme et l’évocation du trouble du libertin, elle emploie l’hyperbole qui déjà était la
norme dans les salons précieux du dix-septième siècle ; la jeune femme ressemble à une
“déesse,” elle est “divine”, elle a une “taille de nymphe,” un “port de reine,” un “esprit
angélique,” une “physionomie céleste.” Quant à “sa bouche ! Mille petits amours
semblent animer son sourire et inviter au larcin” (Lettre II, 22). Talbert évoque les
“délicieux” transports de son cœur et ne cesse d’analyser ses sentiments ; il reconnait que
la vue de cette fille divine le rend méconnaissable à lui-même et s’exclame incrédule:
“Talbert, respectueux, et cela depuis trois jours” (22). Il ajoute que la jeune femme a
174
vingt-trois ans ; et rappelle à son ami qu’il n’aime pas les femmes adolescentes, qu’il les“
regarde comme de grandes poupées mouvantes, de qui l’âme n’est encore susceptible
d’aucun sentiment de prédilection” et qu’il “est absurde qu’un homme sensé s’associe à
un enfant, en fasse sa première compagne, en toute espèce de circonstance”(23).
Cependant il se dit que, même s’il était amoureux jusqu'au délire, il se fait sa
félicité suprême de triompher de la divine Hélène qui possède un cœur qui a été jusqu'à
ce jour inaccessible aux tendres entreprises:
J'aime mieux pour ma gloire un cœur d'airain qui puisse se défendre de
mes attaques, pourvu que ce ne soit pas éternellement. Une honnête
résistance me plaît ; elle aiguise les traits du plaisir & rend leur impression
plus durable. (Lettre II, 24)
Le libertin recherche une femme qui soit son égale ; la femme abandonnée à la lascivité
ou enfermée dans une morale étriquée ne l’intéresse pas. Le libertinage, souligne Jaton,
rend indispensable la libre volonté de l’autre et le libertin fait tout pour que sa proie
confesse à la fois son trouble et sa disponibilité (153). Ce n’est pas seulement la beauté
ravissante d’Hélène qui fascine et aiguise le désir de Talbert, et rend sa conquête encore
plus attrayante, mais son air de dignité. Cependant, incapable de se “contenter des petites
douceurs de l’amour métaphysique” (Lettre II, 26), il est bien décidé à la séduire car il est
persuadé que chez une femme, “tout est esclave de l’amour-propre” et qu’il “n'en est pas
une d'assez sage pour résister à celui qui sait la flatter” (Lettre I, 24-25).
Talbert prévoit que cette conquête va donner un furieux exercice à son génie
inventif et reconnait qu’Hélène est d’une “vertu et d’une naissance qui ne laissent guère
175
l’espoir d’un contrat de vingt-quatre heures” (Lettre II, 26) ; désabusé et désorienté, il
avoue que le bonheur arrive trop tard et que son plan est fait pour la vie.
En attendant cette heureuse victoire, Talbert multiplie les conquêtes et en parfait
connaisseur de la psychologie féminine décèle chez les femmes leurs points faibles et les
exploite habilement. Telle la très coquette et belle Baronne de C**** avec laquelle il
déploie en l’espace de quelques jours tous ses talents de fin stratège pour la séduire. Passé
maître dans l’art de la dissimulation, il va la première fois qu’il la voit prétendre admirer
sa beauté en la fixant longuement dans le plus profond silence, puis sa supposée vertu en
cachant son air scélérat sous une nuance de modestie, lui disant d’un air ingénue:
Pardonnez, Madame, lui dis-je, si je vous ai regardée avec une attention,
peut-être, trop affectée, ne l’imputez pas à une offensante hardiesse, mais
à un étonnement dont je puis à peine revenir. C’est de voir la vertu de
votre sexe si noblement empreinte sur toute votre physionomie, que je ne
conçois pas comment on peut être si belle et inspirer tant de respect.
(Lettre II, 28-29).
Talbert ajoute que la Baronne, loin d’être choquée d’un éloge auquel elle avait si peu de
droit, reçut avec transport son compliment. Ce passage est un exemple d’hyperboles
qualifiées de persiflage. Or le talent du persifleur consiste à se moquer de sa victime
d’une manière très fine de façon que celle-ci ne décèle pas la moquerie sous les louanges
outrancières ; Talbert observe que, suite à ses compliments, la Baronne fut quelques
moments d’un embarras pénible pour elle, mais fort divertissant pour lui. Puis lorsqu’il
la vit “enivrée de la certitude d'être aimable et du pouvoir de sa beauté” sur son cœur, il
feignit le respect et la timidité à outrance. Pervers et certain de son triomphe, Talbert
marqua alors beaucoup de préférence pour une autre dame de l’entourage bien qu’elle fut
176
moins jolie. A la fin de la soirée, sous le prétexte que sa voiture était en retard, il accepta
que la Baronne le reconduisit chez lui et raconte à Mozinge qu’il ramena la conversation
sur le chapitre de la vertu et en fit un éloge aussi outré que lui-même aurait pu le faire:
Je quittai la Baronne sans avoir seulement touché sa robe: je m'étais tapi à
ma place de façon qu'il restait un libre espace entre-nous. Je dus lui
paraître bien bizarre, ou plutôt bien insensible ; mais il fallait lui paraître
tel pour réussir. (Lettre II, 30-31)
Le lendemain lorsqu’il la revit, il montra autant de froideur que la veille afin d’amener la
Baronne exaspérée à la reconnaissance de son désir. Tout l’art du roué consiste à deviner
quel ressort faire jouer chez son interlocuteur ou, le plus souvent son interlocutrice,
explique Bourguinat (12): jalousie et sensualité chez la belle Baronne. Talbert fait partie
de ces libertins “dont l’un des plaisirs consiste à capter en autrui les ondes émotives
qu’ils suscitent” (Barguillet 176). La Baronne lui envoya un billet lui proposant de la
retrouver chez elle ; Talbert avoue qu’il aurait eu “mauvaise grâce de faire le cruel” et
vola chez la belle Baronne. “II est inutile de raconter le reste” écrit-il à son ami Mozinge.
De même que Crébillon, Madame Benoist utilise la litote, cet art du sous-entendu très en
vogue au dix-huitième siècle, pour suggérer les épisodes scabreux. Cette expression
“permet de faire économie d’une analyse étape par étape des sentiments et des émotions”
(Galleron Marrasescu 31). La description de l’acte amoureux est passée sous silence par
les auteurs soucieux de respecter la bienséance.
A peine sorti de chez la Baronne de C****, l’incorrigible libertin rencontra dans
la boutique de son parfumeur où il achète des senteurs à la mode, la fille de celui-ci, la
177
jolie Angélique, dont le charme et la coquetterie lui inspirèrent des “friponneries
amoureuses.” Notons ce que Perrot écrit sur l’usage du parfum au dix-huitième siècle:
L’usage du parfum n’était pas même mentionné par les loix de la
galanterie (1644), fort détaillées sur tout autre ornement, le voila à présent
en bonne place dans l’arsenal de la coquetterie masculine […] les élites du
XVIIIe siècle apprennent à se «sentir», et leur sociabilité y concourt
amplement. (31)
Talbert apostrophe son ami Mozinge: “tu vas juger s’il n’y a pas une fatalité invincible
qui m’entraine toujours à de nouveaux objets” (Lettre II, 33). La femme est ici associée à
un objet de conquête et de séduction par le libertin. A l’arrivée de Talbert, la jeune fille
lisait un mauvais roman, bien loin de la réalité, dont l’héroïne était une lingère dont “la
beauté et surtout la vertueuse résistance l'avaient fait parvenir au titre de Comtesse”
(Lettre II, 36). Déterminé à user de toutes les ressources de son art pour séduire la jeune
fille, Talbert prétendit l’admirer avec extase et l’entretint dans ses rêves d’ascension
sociale en flattant ses vertus dignes d’un prince. Avant de la quitter, il lui proposa de
revenir la voir et de lui apporter des livres de sa bibliothèque. A peine sorti de chez le
parfumeur, il courut chez tous les libraires pour chercher tous les romans dont les
héroïnes étaient des bergères ou des grisettes et en trouva un grand nombre ; il ne cache
pas que rien ne peut calmer l'indignation que ces récits lui inspirent. Dans ce passage,
Madame Benoist dénonce les romans dont les héroïnes sont des bergères ou des grisettes
qui épousent des aristocrates et suggère que l’ascension sociale par le mariage est non
seulement impossible mais rejetée par l’aristocratie comme une alliance contre nature.
Elle critique ainsi les auteurs qui écrivent ces aventures et qui ne sont ni “ducs, ni barons
car s'ils l’étaient, ils n'auraient garde de fouler aux pieds, comme ils le font, les
178
prérogatives des rangs et ne les prostitueraient pas en supposant des alliances si bizarres”
(Lettre II, 39). Les héros de ces “mauvais” romans sont des comtes et des marquis qui
parlent et agissent comme des valets. Cette constatation est intéressante car elle confirme
qu’à cette époque déjà, il existait une littérature destinée aux classes sociales autres que
l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Ces romans jugés mauvais sont ceux dont les héros
transgressent les barrières sociales et qu’il n’est pas du tout fait mention de la virtuosité
stylistique ou de la pureté de la langue.
Trois jours plus tard, Talbert retourna voir Angélique, joua les amoureux
désespérés de n’être pas aimé en retour, puis laissa passer une semaine sans reparaître
pour laisser murir sa nouvelle entreprise. Lorsqu’il revint, il utilisa la menace de tous les
amants scélérats, c’est à dire fuir à jamais et obtint un rendez-vous pour le soir même.
Ce même jour, il rencontra l’opiniâtre Cloucy qui, connaissant sa passion pour la
musique, l’entraina chez la Vicomtesse de Mérigonne qui donnait ce soir là un
magnifique concert. Au début du dix-huitième siècle, une mode venue d’Italie lança en
France la pratique des concerts privés. Il y en eut alors de haute tenue1. De son côté,
Anne-Madeleine Goulet souligne un aspect peu connu des salons aristocratiques de
l’Ancien Régime, que sont les divertissements musicaux ; à la ville on vit en musique
autant qu’à la cour ; ce genre artistique est très prisé par l’aristocratie et les milieux
lettrés, et a constitué un véritable phénomène de société. Au concert de la Vicomtesse,
Talbert retrouva Hélène qui jouait du clavecin et, sous le charme de la jeune femme,
devint “sourd, aveugle, en un mot totalement insensible” à tout ce qui l’environnait, il ne
1
Viala. La France Galante. (Paris: PU de France, 2008), 364.
179
lui resta plus que la faculté de la contempler (Lettre II, 45). A partir de cet instant, il
oublia la société libertine et ses délicieuses orgies de même que son rendez-vous avec la
jolie Angélique pour se consacrer uniquement à l’objet de son adoration. Talbert termine
sa lettre car il est midi et c’est l’heure où il doit porter une cantate à Hélène.
Mozinge s’indigne que, grâce à l'avilissante galanterie (Lettre VII, 56), un homme
qui prétend au bon air, n'est susceptible de honte que lorsqu'on le croit sans commerce
scandaleux: il pense être dénué de tout mérite, si le public n'aperçoit en lui l’empreinte
d'une intrigue fameuse, par les traces même du désordre.
Ses conseils ne font que glisser sur Talbert qui le compare à un héros de l’Astrée2
d’Honoré d’Urfé (1567-1625) ; cette référence à une œuvre littéraire n’est pas la seule
puisque Talbert un peu plus tard va se comparer lui-même à Saint Preux3, le héros de La
Nouvelle Héloïse de Rousseau. L’Astrée est le produit d’une époque, explique Norbert
Elias, et révèle un romantisme aristocratique, “qui lui a valu de figurer dans la catégorie
des romans sentimentaux”4. Dans ce roman, les hommes et les femmes de la bonne
société aristocratique, “déguisés en bergers et en bergères, peuvent se livrer aux aventures
de leurs cœurs, en premier lieu aux souffrances et aux plaisirs de l’amour”5.
Bien que très sensible aux marques d’affection de son ami, Mozinge refuse de
venir partager sa fortune dans la capitale car sa famille renoncerait à ses bienfaits qu’il ne
L’Astrée d’Honoré d’Urfée (1567-1625) est un roman précieux basé sur l’amour courtois. Les amours d’Astrée et de
Céladon sont semés d’obstacles dus uniquement à la volonté de la jeune fille.
3
Saint-Preux est l’amant malheureux de Julie qui, proche du désespoir de ne pouvoir l’épouser à cause des conventions
sociales, part en voyage. A son retour, Julie est mariée mais l’amour renait entre les anciens amants.
4
La Société de Cour (Paris: Flammarion, 1985), 281.
5
Ibid., 282.
2
180
pourrait plus lui offrir qu’aux dépends d’un étranger. Par contre, il lui annonce à qu’il va
suivre ses conseils et faire revenir ses neveux auprès de leurs parents et trouver un maître
pour les choses que ceux-ci ne pourraient leur enseigner eux-mêmes. Il l‘assure qu’il
apprécie les sociétés charmantes de la province “où il y a des vertus, peu de vices,
presque pas de ridicules” (Lettre III, 53) et lui suggère de le rejoindre pendant trois mois
pour venir goûter les plaisirs purs et simples. Les femmes de la province sont:
Aimables sans coquetterie, vertueuses sans méchanceté, exactes sans
pruderie ni médisance ; on dirait que jamais elles ne songent qu’elles sont
belles, et qu’il y a des hommes qui les admirent. Sans la modestie de leur
maintien et de leurs discours, on croirait qu’elles oublient leur sexe pour
participer aux entretiens les plus graves. (Lettre III, 55)
Mozinge contraste la simplicité des femmes de province sans artifices avec les “jolies
femmes à la mode” de la capitale, “qui baillent dès qu’on ne les entretient pas de leurs
charmes.” Et il ajoute que “si l’on veut vivre avec elles, if faut se restreindre au seul
chapitre de l’amour. Encore que dis-je de l’amour? Non, c’est celui de la galanterie, ou
des parures de mode qu’il faut traiter pour leur plaire” (56-57). C’est pourquoi il jouit de
“l’inestimable bonheur de voir les grâces, l’esprit, les talents réunis aux qualités les plus
solides, sans ce malheureux mélange de petitesses, qui gâtent vos plus célèbres beautés
de la Cour et de la Ville” (57). Mozinge termine sa lettre en exhortant Talbert à venir le
rejoindre.
Celui-ci ne comprend pas que Mozinge songe à lui proposer de quitter Paris alors
qu’il vient de lui avouer qu’Hélène l’enchaîne sur ses pas: “D’honneur, mon pauvre
Mozinge, la tête t’a tourné, ou je ne puis croire que tu sois de bonne foi, en me proposant
181
de me sevrer pour trois mois des charmes de la Capitale” (Lettre IV, 50). Talbert est
conscient qu’il s’est laissé envoûter par celle qu’il essayait de séduire et s'avoue vaincu et
chargé des fers qu’il avait juré ne jamais porter. Cependant la résistance d’Hélène pique
sa curiosité et ravive sa volonté de domination alors qu’Angélique, enivrée dès les
premiers hommages, ne l’intéresse plus que comme une simple conquête parmi ses autres
bonnes fortunes. “Cette volonté de domination ne peut s’exercer pleinement que
lorsqu’elle rencontre une véritable résistance” car“ l’une des conditions pour qu’un roué
entreprenne de séduire une femme est qu’elle se refuse à lui,” note Bourguinat (104).
Talbert confie à son ami Mozinge qu’il est amoureux jusqu’au délire et lui reproche de
l'abandonner “impitoyablement aux transports de son cœur éperdu” (Lettre IV, 64) alors
qu’il avait toujours souhaité le voir réellement épris un jour. Le lendemain, Talbert, qui
doit apporter une cantate à Hélène, a le cœur qui bat à l’idée de lui parler sans Argus, qui
dans la mythologie grecque avait “cent yeux” (Hamilton, 95) et il révèle qu’il serait
“malheureux de l’aimer,” s’il n’avait “fait une découverte favorable” à ses désirs. Il l’a
surprise dans un déshabillé qui dessinait parfaitement sa divine taille. Hélène:
Sachant à merveille combien il lui était avantageux ; et se ressouvenant,
sans doute, aussi bien que moi, que je ne l'avais vue jusqu'à ce moment,
qu'enveloppée dans une maudite pelisse, elle prétendit avoir trop chaud,
malgré la saison où nous sommes. Tu vas voir si mes observations ne sont
pas justes. Au lieu de sonner un domestique, elle se leva et vola comme un
oiseau à la fenêtre pour rouvrir et respirer l'air. La rapidité de sa marche,
jointe à un jupon très-court, me donna lieu de voir avantageusement la
plus belle jambe…. (Lettre IV, 64-65)
Talbert ajoute:
182
Ah ! Mozinge, je retombe en extase quand j’y songe ! Mon adorable
s’aperçut de mon ravissement ; mais par un artifice de coquetterie, encore
plus outré et moins pardonnable que le premier, elle s’assit avec
précipitation, et déroba de tout son pouvoir, c’est-à-dire avec une
affectation marquée, ses jambes et ses jolis pieds à mes avides regards.
(Lettre IV, 65-66)
Dans cet épisode, Hélène, légèrement vêtue et consciente de son charme, entre dans le jeu
de la séduction. Or, “toute la séduction consiste à laisser croire à l’autre qu’il est et reste
le sujet du désir, sans se prendre elle-même à ce piège”6.
Talbert reconnait que la vue de cette fille sublime le rend méconnaissable à luimême. L’ensorcellement est fait de ce qui est caché, souligne Baudrillard7 et n’osant lui
exprimer ce qu’il pensait, Talbert l’admira en silence et se rendit compte qu’elle n’était
pas insensible à cet éloquent éloge de ses charmes. C’est à ce moment là que la
Vicomtesse fit irruption, hors d’haleine, et se laissa tomber “sur une chaise longue,
comme aurait fait la plus énorme masse” (66-67). Elle entreprit de raconter sa visite au
palais du Duc **** et affirma qu’elle serait encore chez lui sans cette frivole Baronne
d’Orneville qui n’a aucune aptitude à reconnaître les beautés de la peinture. Elle souligna
qu’elle serait au désespoir d’être taxée d’une semblable ineptie et s’en mettrait à l’abri
aux yeux de l’univers, en établissant chez elle une académie de peinture.
Notre sarcastique libertin manie avec intelligence le persiflage qui connait au dixhuitième siècle un engouement considérable dans les salons et dont le succès est tel, note
Elisabeth Bourguinat (5), qu’il finit par être regardé à l’étranger comme caractéristique
6
7
Jean Baudrillard. De la Séduction. L’Horizon Sacré des Apparences (Paris: Denoël, 1979), 105.
Ce qui séduit est ce qui est soustrait à la vue, ce qui est invisible.
183
du style français. Dans les définitions des dictionnaires de l’époque qu’elle présente, les
significations sont très variées et regroupées en trois grands types selon des critères
formels et des critères de sens ; nous avons retenu en particulier deux définitions de type
II qui peuvent s’appliquer à ce récit: la première: “dire à quelqu’un ou de quelqu’un des
choses flatteuses d’une manière assez fine pour qu’il les croit sincère, et que les autres
personnes qui les entendent sentent qu’elles ne sont que des ironies,” et la seconde:
“railler quelqu’un en lui adressant d’un air ingénu des paroles qu’il n’entend pas, ou qu’il
prend dans un autre sens” (7). C’est cette dernière définition qui peut s’appliquer lorsque
Talbert, après avoir vanté les mérites d’une aristocrate qui a établi chez elle un
amusement instructif sous la forme d'une Académie de Peinture (Lettre IV, 70), s’adressa
à la vicomtesse en ces termes:
Il est des personnes qui la surpassent beaucoup dans mon opinion….. Ici
je jetai encore un coup d'œil sur ma Charmante ; mais arrêté, ajoutai-je,
par le silence que votre modestie imposerait aux expressions de mon
ravissement, je me borne à contempler en secret. (Lettre IV, 73-74)
Plus d’une fois, Talbert insiste sur la modestie de la Vicomtesse, dont elle est totalement
dépourvue, sans que celle-ci relève l’ironie de ses paroles.
Flattée par les louanges de l’espiègle Talbert, la Vicomtesse, qui se dit également
passionnée des beaux-arts, décida d’établir chez elle une académie de peinture mais
assura qu’elle ne choisira pas ses modèles dans la bourgeoisie et que son assemblée ne
sera composée que de personnes de sa société. Une fois de plus, Madame Benoist
souligne la division des classes sociales et les préjugés de l’aristocratie envers la
bourgeoisie montante. Dans chaque bonne société, souligne Elias:
184
C'est-à-dire dans chaque société tendant à la ségrégation et à l’isolement
par rapport à l’environnement social, dans toute société aristocratique ou
patricienne, l’isolement, l’appartenance à cette «bonne société» sont les
fondements de l’identité personnelle aussi bien que de l’existence sociale
de chaque individu8.
La Vicomtesse annonça qu’elle ne voulait pas non plus d’artistes dans son assemblée,
prétextant préférer les rencontrer uniquement dans leur atelier. Quelques jours plus tard,
Talbert va découvrir la véritable raison de ce refus et, nommé chef de cette académie
dirigée par la femme la plus extravagante du royaume, il accepta ce rôle grotesque dans le
seul but de côtoyer Hélène.
La Vicomtesse à son bras et suivie d’Hélène, Talbert visita son cabinet des
curiosités et son hideux spectacle, admirant à outrance les différentes choses que la
Vicomtesse lui montrait avec beaucoup d’emphase. Depuis le seizième siècle, le cabinet
des curiosités est un espace privé destiné à recevoir les collections souvent insolites que
l’on montre à ses invités de marque ; comme celui de la Vicomtesse, ils renferment toutes
sortes d’objets rares ou étranges: momies, médailles, coquillage, animaux exotiques, ainsi
que des bustes antiques très en vogue au dix-huitième siècle. Pomian dans son ouvrage
sur les collectionneurs constate que les antiques sont collectionnés par les élites du
prestige et de l’argent9. Par contre, l’Encyclopédie condamne la curiosité sans recours car
celle-ci conduit non seulement à des dépenses inconsidérées, mais encore ridiculise celui
qui s’y adonne et qui, pour avoir amassé divers objets, se croit un connaisseur de l’art
qu’il n’est pas et qu’il ne peut pas être, écrit Pomian, qui ajoute que la curiosité s’avère
8
La Société de Cour, 85.
.Pomian, Krzysztof. Collectionneurs, Amateurs et Curieux (Paris: Gallimard, 1987), 155.
9
185
n’être qu’une envie de posséder10. C’est ce qu’Elias nomme les dépenses onéreuses du
statut et du prestige11. Un peu plus tard, Talbert aura la confirmation que la Vicomtesse
ne possède aucune connaissance artistique, ce qu’il soupçonnait déjà.
L’espiègle Talbert parut frappé d’étonnement de l’universalité des connaissances
de la Vicomtesse. Ses compliments furent si hyperboliques, et cependant si persuasifs,
selon elle, que:
Son ample gorge, semblable au reflux de la mer agitée, s’éleva d’un demipied au dessus de son enceinte ; effet qui ne te surprendrait pas si tu voyais
comme la bonne Dame est lassée, pressée, ou plutôt étouffée dans un
corps de baleine qu’elle met régulièrement, comme si elle n’avait que
quinze ans, et remarque qu’elle en a plus de cinquante (Lettre IV, 80-81)
Apres la visite du cabinet des curiosités, Talbert traversa une espèce de vestibule très
vaste, rempli de sculptures, de quelques bas-reliefs et de figures de grandeur naturelle où
l'artiste avait si peu observé la décence qu’il éprouva, grâce à la présence d’Hélène, un
sentiment de pudeur qui lui avait été inconnu jusque-là. La visite se termina par la galerie
des tableaux où il découvrit le portrait d’Hélène. Immodeste et prétentieuse, la
Vicomtesse se vanta d’avoir dirigé, pour ainsi dire, par ses conseils, le pinceau de l’artiste
qui ne fait plus aucun portrait sans les soumettre à son examen. Devant la divine image
de son idole, Talbert fit le serment d'être bientôt le possesseur de ce précieux trésor et d'y
substituer une copie.
10
Ibid., 155. La mode de l’histoire naturelle est véhiculée par contre par les élites du savoir qui la transmettent aux
autres groupes sociaux. Il est certain que cette bifurcation des goûts est provoquée en partie par des causes
économiques, les antiques étant, en moyenne, beaucoup plus chères que les objets d’histoire naturelle. Cependant,
cette explication ne semble pas satisfaisante. Car sur la différence des deux types de collections se greffe une
opposition des attitudes par rapport à l’art et à l’histoire entre les antiquaires, dont certains sont en même temps des
amateurs, d’une part, et les philosophes de l’autre.
11
La Société de Cour, 55.
186
Talbert a accepté le rôle de chef de l’académie de peinture dans le seul but de
côtoyer Hélène mais se plaint à son ami Mozinge de devoir “dessiner des Bambochades,
au lieu de lever des Plans de Fortification.” Et, sarcastique, il ajoute: “vive l'amour pour
transformer les hommes faibles en héros, et les héros en esclaves ! ....... ” (Lettre IV, 87).
Conscient de tout le ridicule de la situation qui risque de ternir sa réputation de libertin, il
s’exclame: “Oh! Ma charmante, vous vous laisserez bientôt vaincre ou vous payerez
chèrement mes lâches complaisances: je le jure par vos divins appas” (Lettre IV, 88).
Amoureux contre son gré et contradictoire dans ses pensées, il confie à son ami Mozinge
qu’il éprouve une espèce de tremblement lorsqu’il veut avouer à Hélène qu’il l’adore et
l’assure qu’avant trois mois, il prétend régner en maître absolu dans le cœur de cette fière
beauté. Or, qu’y a-t-il de plus séduisant que le défi? remarque Baudrillard (111) qui
suggère que:
Défi et séduction sont infiniment proches. Pourtant n’y aurait-il pas une
différence, qui serait que le défi consiste à amener l’autre sur le terrain de
votre force, qui sera aussi la sienne, en vue d’une surenchère illimitée,
alors que la stratégie (?) de la séduction consiste à amener l’autre sur le
terrain de votre défaillance qui sera aussi la sienne. (112)
Mozinge tente de persuader Talbert que “le vrai bonheur ne se trouve que dans la
jouissance des plaisirs approuvés par la conscience” (Lettre V, 93), et lui reproche de
vouloir punir Hélène pour avoir eu le malheur de lui plaire. Il l’avertit aussi que son rang,
sa fortune, sa figure et son faste écarteront ceux qui pourraient prétendre à la main
d’Hélène et le met en garde sur les conséquences de sa perfidie car les faveurs d'une
femme que l'on trahit, se changent en poison, par ses remords qu'elles donnent au
moment même de la jouissance (Lettre V, 98). Il lui dit que s’il était véritablement
187
amoureux, au lieu de ne s'occuper que de la possession de ses charmes, il ne songerait
d'abord qu'à unir leurs destinées. Mozinge, pensant à lui-même, admet qu’il connait
quelqu’un qui donnerait la moitié de sa vie pour être dans une si favorable circonstance et
ajoute: “Pourquoi faut-il, hélas ! Que les sentiments soient si souvent en opposition avec
les décrets du sort…?” (Lettre V, 99). Plusieurs passages de la dernière lettre de son ami
lui avaient laissé croire qu’il aimait Hélène de bonne foi, puisqu’il avoue se sentir tout
tremblant dès qu’il veut lui parler de sa flamme. A nouveau, il demande pourquoi sa
beauté devrait être la source de son déshonneur, alors qu’elle devrait être celle de sa
gloire (102-103) et il supplie Talbert de ne pas pousser l’audace du crime, jusqu’à couvrir
d’opprobre une famille entière.
Talbert lui reproche de lui faire la morale et lui affirme qu’il n’a pas besoin de ses
leçons pour apprécier les rares qualités d’Hélène. Il révère sa vertu, il idolâtre ses divins
attraits, mais cela ne l’empêche pas de brûler d’être le possesseur de tous ses charmes.
C’est dans la lettre VI que Talbert révèle à Mozinge, bien résolu à sauver cette victime de
ses perfidies, qu’il ne s’est pas exposé sans précautions à son zèle indiscret et que les
noms d’Hélène et de la Vicomtesse sont de pure invention. Quant à l’Académie de
Peinture, qui pourrait lui servir de renseignement pour découvrir Hélène, sera inutile, car
il existe un grand nombre de maisons dans Paris, où le goût des arts a pénétré, où l’on
dessine, peint et fait de la musique.
Toutes les tentatives du libertin Talbert pour séduire la ravissante Hélène sont
vaines malgré les sentiments qu’il perçoit chez elle mais il espère malgré tout qu'avant
trois mois il régnera en maître absolu dans le cœur de cette fière beauté. Il observe chez
188
elle les effets physiologiques du trouble de son cœur: le coloris de ses joues, des larmes
dans ses yeux et l'aveu le plus flatteur de ses tendres dispositions. Il remarque que cette
affaire l'absorbe depuis quinze jours et qu’il n’a encore revu aucune de ses bonnes
fortunes ; il envisage toutefois de les revoir dès qu’il sera sûr du cœur d’Hélène.
Les jours suivants, il multiplie les visites à la Vicomtesse dans le seul but de
rencontrer sa nièce et flatte adroitement sa vanité en la félicitant de l’éducation parfaite
qu’elle a su lui donner:
Madame, lui dis-je, en suivant des yeux sa nièce, qui s'en allait, je le suis
des prodigieux miracles de vos tendres soins. Je m'étonne toujours
comment vous avez pu réunir à l'étude de tant de connaissances diverses,
l'art d'une éducation aussi parfaite que celle de votre aimable nièce. Elle a
un esprit ……….. Ah ! Madame, on croit vous entendre, votre sagesse et
votre modestie respirent dans tous ses discours. (Lettre VI, 116)
La seconde définition du persiflage peut également s’appliquer aux paroles ironiques
adressées à l’orgueilleuse Vicomtesse pour l’excellente éducation qu’elle a su donner à
Hélène. A chaque fois qu’il le peut, Talbert la complimente sur sa modestie dont elle est,
comme nous l’avons déjà vu, totalement dépourvue. Aveuglée par son immense vanité,
elle ne relève jamais l’ironie. C’est l’occasion pour Madame Benoist d’énumérer les
travers du siècle, soulignant que:
Si les femmes étaient instruites, le plus grand nombre ne serait pas réduit à
calomnier le prochain, à parler éternellement chiffon, à quereller leurs
domestiques, ou à tromper leur mari, pour employer leur temps dont elles
ne savent que faire par leur profonde ineptie. (Lettre VI, 117)
Dans ce passage, l’auteure déplore le manque d’instruction des femmes. Rappelons qu’au
dix-huitième siècle, l’éducation des femmes est au centre des débats de la société raffinée
189
des salons parisiens, l’illettrisme étant commun parmi les femmes de la noblesse et de la
bourgeoisie12.
Talbert apprend de la Vicomtesse que sa nièce n’a pas de fortune, ce que confirme
la cousine de Sacy lorsqu’il fait sa connaissance. Hélène n’a pas point de fortune, parce
que le frère de la Vicomtesse, impitoyable joueur, s’est totalement ruiné au jeu, et n’a
laissé en mourant à sa fille que le triste souvenir d’un bien immense dissipé par une
malheureuse inconduite. Quant à la Vicomtesse, ses cabinets des curiosités lui ont si
prodigieusement coûté, et le ton de sa maison est si dispendieux, qu’elle ne peut rien faire
pour sa nièce. A partir de ce moment-là, Talbert va s’employer à tirer le plus grand parti
possible de ces aveux en utilisant avec la Vicomtesse et la dévote Sacy la rhétorique de la
vertu idéale. Il s’enorgueillit auprès de Mozinge d’avoir fait de grands progrès ; la
Vicomtesse voit déjà en lui un parti sûr et avantageux pour sa nièce et la dévote de Sacy,
à qui il a promis qu’elle ne serait pas séparer de sa cousine s’il épousait Hélène, le
considère comme un mari élu par le ciel. Quant à Hélène, elle le perçoit comme un amant
tendre et sincère.
Mozinge reconnait que la nature a formé son ami trop beau, trop séduisant et
surtout trop perfide pour le malheur de ce sexe faible qui cède trop légèrement à
l’apparence des vertus quand elles sont manifestées par un séducteur aussi charmant que
lui (Lettre VII, 146-147). Mozinge finit par avouer dans la lettre VI qu’il est tombé
12
Malgré l’obligation d’envoyer les enfants à l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans, peu de parents s’y soumettent et la
plupart des filles de l’élite est illettrée. Les lettres de Madame de Graffigny (1695-1758), par exemple, sont remplies
de fautes d’orthographe et Félicité de Genlis (1746-1830), auteure célèbre, apprend seule à écrire à l’âge de douze ans.
190
amoureux d’une femme “engagée” qui partage ses sentiments et que, pour ne pas la
compromettre, il s’est éloigné d’elle pendant six mois.
Pour faire sa cour à la divine Hélène, Talbert se soumet à toutes ses exigences et
sur sa demande tenta de persuader la Vicomtesse d’écrire une lettre de remerciement à
une artiste talentueuse, mais simple bourgeoise, pour le tableau en miniature qu’elle lui a
offert. Après avoir admiré la miniature et lu la lettre d’accompagnement, il s’adressa à la
vicomtesse “bouffie de joie et de vanité” et mit le comble à son orgueil en lui disant
“qu’il n’était pas surpris qu’on la distinguât sur mille, qu’elle était la plus célèbre virtuose
de la France.” L’emploie de l’italique souligne l’ironie car Talbert ne manque pas une
occasion pour tourner en dérision les aspirations artistiques de la Vicomtesse. Il protesta
vivement vouloir la flatter et prétendit au contraire désirer épargner sa modestie. Celle-ci
comptait faire remercier l’artiste par son valet et refusait de lui écrire car elle ne voulait
pas se “commettre” ; écrire un mot de remerciement à la femme d’un commis pour une
aristocrate prétentieuse et fière d’appartenir à un rang social élevé, représente un danger
car une telle action fait naître le sentiment négatif de bouleverser l’ordre social établi.
Dans son ouvrage sur La Société de Cour, Norbert Elias indique que toute menace pour le
système des privilèges savamment hiérarchisés, était une menace pour ce qui conférait
aux hommes de cette société à leurs propres yeux et à ceux qu’ils fréquentaient, valeur,
signification et sens. Ils maintenaient leur position par des barrières dressées contre ceux
d’en bas13. Pour justifier son refus, la Vicomtesse invoqua le fait qu’à la cour on
n’écrivait pas aux hommes de lettres pour les remercier des hommages qu’on en recevait,
13
C’est pourquoi les hommes de la société de cour étaient obligés de satisfaire aux obligations de représentation
découlant d’une position ou d’un privilège. 60-61.
191
qu’on ne le pratiquait même pas pour une dédicace, qui est la chose la plus flatteuse,
parce que la terre entière en est instruite. L’identification de la Vicomtesse à la cour
permit à Talbert de lui apprendre que les écrivains qui s’adressaient au roi ou à son
entourage sollicitaient pour la plupart, soit une grâce, soit un emploi, un régiment, ou une
gratification. Il lui fit remarquer que les offrandes que l’on faisait en ce pays-là étaient
toujours intéressées alors que cette artiste ne l’était pas. Dans cet épisode, l’auteure met
en lumière le nouvel équilibre des forces entre la société aristocratique et la nouvelle
bourgeoisie montante. Toutes les tentatives de Talbert pour persuader la Vicomtesse que
l’exemple de la Cour qu’elle évoquait pour justifier son refus ne pouvait lui servir dans
ces circonstances échouèrent. De son côté, Hélène essaya de convaincre sa tante d’écrire
un mot de sa main, mais sans succès. C’est finalement sous la dictée de la Vicomtesse
que Talbert rédigea le billet de remerciement, exaspéré qu’elle fasse sentir à une femme
estimable et pleine d’esprit son extrême infériorité sociale. La Vicomtesse juge selon la
morale aristocratique spécifique, dont “l’impératif essentiel était le maintien des distances
séparant les couches aristocratiques des couches inférieures et l’affirmation de la manière
d’être noble comme d’une valeur en soi” (Elias, 86).
Persuadé qu’il a le plus grand intérêt à faire sa cour à la dévote Sacy par de
bonnes œuvres, Talbert lui suggère d’ajouter un religieux à leur académie de peinture,
ceci sous le fallacieux prétexte que:
L’on parle trop hardiment sur la religion lorsque la conversation tombe sur
ce chapitre. Les hommes se permettent les plus scandaleuses-plaisanteries,
et les femmes semblent les y encourager par leurs sourires; et je crois que
l'on serait plus circonspect sur ce point, si, comme je vous le dis, nous
avions pour témoin un estimable moine. (Lettre X, 220)
192
Après avoir éliminé les jésuites14 qui ne sont plus à la mode et les bénédictins trop
érudits, le choix se porta sur un capucin, c’est à dire quelqu’un de simple, ignorant de
tout sauf des questions de religion, le père Brifaut. Cette scène se rattache à ce que
Bourdieu nomme la violence symbolique qui est celle de la confiance, du don, de
l’obligation. Talbert lie la dévote de Sacy par une relation d’endettement personnel afin
d’exercer sur elle une domination invisible. Les relations de domination s’établissent et
sont maintenues à travers des stratégies douces et déguisées, explique Bourdieu. Cette
force symbolique, invisible, est une sorte de pouvoir qui s’exerce comme par magie sans
aucune contrainte physique.
Talbert promit à la Vicomtesse que ce respectable religieux “était propre comme
un Génovésin, musqué comme un abbé de ruelle, et que les plus fines essences étaient
employées à la toilette de sa barbe” (Lettre X, 234). Malheureusement, à la prochaine
assemblée, la présence du bon père Brifaut éveilla de ridicules minauderies chez les
dames, sauf chez Hélène, qui prétendirent être incommodées par son odeur.
Quelques jours plus tard, en rendant visite au célèbre peintre Felotte à la demande
de Mozinge pour lui acheter le dessin qu’il avait copié d’une Magdeleine de Le Brun,
Talbert découvrit qu’il exécutait et terminait les dessins de la Vicomtesse qu’elle faisait
passer pour ses propres œuvres. Toujours du peintre, il apprit avec plaisir qu’Hélène par
contre possédait un immense talent et exécutait elle-même tous ses dessins. Il comprit
14
Les jésuites ont joué au XVIIe siècle un rôle capital dans la formation des classes dirigeantes en pays catholique et
dans la querelle de la grâce. Au XVIIIe, ils succombent à la coalition disparate de leurs adversaires dans toute l’Europe.
Pierre Chaunu. La civilisation de l’Europe Classique (Paris: Arthaud, 1984), 460.
193
alors pourquoi la Vicomtesse trouvait sans cesse quelque prétexte pour ne pas dessiner
devant l’assemblée: “c’est un billet indispensable à écrire, un ordre à donner, une lettre à
lire, &c” (Lettre X, 241). Cette révélation n’aurait pas beaucoup d’intérêt aux yeux de
l’amoureux Talbert si le but de la prétentieuse Vicomtesse n’était pas de rivaliser avec sa
propre nièce et de la surpasser.
Au moment où Talbert pensait voir ses vœux comblés, il avoue à Mozinge qu’il
ruina ses espérances par un excès d'amour et de vanité. Qu'importe, écrit-il, il ne saurait
souffrir qu’on osa lui dire en face qu'une autre avait plus de talent que celle qu’il adore.
Plusieurs séances de dessin ont eu lieu où la Vicomtesse avait jugé à propos, pour
préparer sans doute l’apparition de ce jour, de dessiner une tête qui était un vrai monstre.
Cependant, du Blézy, son cousin et petit toutou, ne cessait de lui répéter qu’elle
deviendrait un chef-d’œuvre, tant les proportions étaient bien observées, qu’il s’agissait
que de la bien soigner et surtout d’y travailler seule dans son cabinet. Talbert avoue qu’il
ne faisait que rire de la petite manœuvre qu'on employait pour donner de la
vraisemblance à la tête faite par le peintre Félote qu'on voulait substituer à celle-là.
A la prochaine assemblée, lorsque tous les académiciens ont été assemblés, du
Blézy a présenté en triomphe le merveilleux ouvrage de sa cousine que Talbert reconnut
très bien comme étant de la main du peintre. En montrant le dessin, l’impertinent cousin
prit l’assistance à témoin et s’exclama qu’il espérait que certaines gens ne prétendraient
plus insinuer qu’Hélène dessinait mieux que sa tante. Personne ne releva l’apostrophe et
on s’est écrié qu’il n’y avait rien de plus beau et de plus correct. La Vicomtesse ne se
194
possédait pas de joie. Non content des éloges usurpés dont sa grosse cousine recevait
impunément le tribut, du Blézy obligea les assistants à se prononcer entre Hélène et la
Vicomtesse.
Talbert, indigné de tant de duplicité et n’étant plus maître de cacher son dépit,
dénonça la supercherie:
Je me suis saisi avec emportement de l’ouvrage d’Hélène et l’ai porté
presque sous le nez de du Blézy. Quoi! Monsieur, vous oserez soutenir
que Mademoiselle ne dessine pas mieux que sa tante? Moi, Monsieur, je
ne soutiens que d'après le jugement de toute l’assemblée ; vous voyez qu'il
n'y a qu'une voix en faveur de Madame la Vicomtesse. Il est surprenant
que vous montriez de l’aigreur de ce qu’on lui rend justice. (Lettre XII,
252-253)
Ulcéré, Talbert proclama qu’Hélène faisait ses dessins elle-même. La Vicomtesse lui
lança un regard d’indignation et lui dit: “Il ne faut pas que l’amour vous aveugle à ce
point” (254). A ces paroles, Hélène baissa les yeux, et son embarras fut si extrême, que
son état suspendit le ressentiment de son amant. Du Blézy, sacrifiant tout à l’occasion de
faire sa cour, et ayant surement besoin d’une somme pour payer ses dettes de jeu, abusa
du silence de Talbert et lui demanda réparation pour sa cousine. Exaspéré, celui-ci lui
affirma qu’il pouvait prouver que le peintre Félotte avait dessiné la tête qu’il présenta
avec tant d’emphase, et que la Vicomtesse n’y avait pas touché.
Sous le choc de cette révélation, la colère suffoqua la Vicomtesse au point de
l’empêcher de respirer ; elle prétendit s’évanouir pour cacher sa rage et suscita l’hilarité.
Du Blézy, outré de dépit et de confusion de jouer un si sot personnage, et d’autant plus
insolant qu’il est lâche, eut la témérité de dire que c’était le comble de la méchanceté
195
d’avoir plongé sa cousine dans cet état par une fausse accusation. A ces paroles, Talbert
mit sa main à son épée et le provoqua en duel mais ce dernier profita du tumulte pour
s’enfuir. Hélène changea de couleur, une pâleur mortelle avait remplacé le rose de ses
joues. “Ah Mozinge, si elle eut tremblé pour mes jours qu’il me serait doux de les
exposer pour elle, mais je ne sais que présumer” (258) confie Talbert qui compte bien
apprendre à du Blézy à mettre plus de bonne foi et de circonspection dans ses propos
lorsqu’il est surpris en flagrant délit. Soulignons que la société de cette époque est une
société batailleuse, en effet:
Pour une femme, pour un soufflet, un coup de canne ou un propos
malsonnant, au sortir d’un bal ou d’un jeu de paume, de la messe ou de la
musique du roi, les épées jaillissaient du fourreau et couchaient sur le
carreau quantité de jeunes écervelés dévorés par la maladie du «point
d’honneur». (Petitfils 290)
Talbert se vit interdire de se représenter chez la Vicomtesse offensée.
La première partie s’achève lorsqu’il part chez du Blézy, à minuit, heure à
laquelle ce dernier rentre chez lui, pour le provoquer en duel.
Seconde Partie
Talbert qui, dans la première partie de l’intrigue, était devenu le héros et le dieu
de la Vicomtesse se voit banni de son cercle par un billet qu’elle a dicté à sa nièce, et
qu’il reçoit alors qu’il sortait pour aller se battre en duel avec du Blézy. Outragé qu’elle
ait méprisé l'alliance d'un grand seigneur, il jure de se venger de l’impertinence de la
tante et de la fierté de la nièce en utilisant la bonne de Sacy qui “va croire de bonne foi ne
travailler que pour le bonheur de sa chère petite cousine” (Lettre XIII, 4-5). L’arrogance
196
d’aristocrate du grand seigneur se manifeste dans sa réaction très vive à l’annonce qu’il
est désormais exclu du cercle très fermé de la Vicomtesse. Lorsqu’une “bonne société” de
ce genre refusait à un de ses membres le titre de “membre,” il perdait son “honneur” et
avec lui une partie intégrante de son identité personnelle. Il arrivait souvent, précise Elias,
qu’un noble risquât sa vie pour sauver son honneur (86).
Au billet de sa tante, Hélène a joint une lettre clandestine dans laquelle elle
l’implore de renoncer au duel avec du Blézy et l’accuse d’être le plus fautif dans la
circonstance même s’il n’a pas eu tort dans la naissance de la querelle. Dans cette
supplique, Talbert entrevoit le moyen de tenir la jeune femme à sa merci, c’est à dire
tantôt dans la crainte, tantôt dans l'espérance, suivant qu'elle se comportera avec lui. Il va
utiliser à nouveau ce que Bourdieu, dans son étude sur la domination masculine, nomme
la violence symbolique qui est celle de la confiance, du don, de l’obligation mais cette
fois-ci avec Hélène. Il va essayer de la lier comme il a lié sa cousine de Sacy par une
relation d’endettement personnel et tenter d’exercer sur elle une domination invisible.
Hélène fait appel à ses sentiments d’humanité et le met en garde contre les
remords qu’il pourrait éprouver après sa victoire. Elle est surtout affligée par les propos
auxquels ce duel peut donner lieu, et où une personne de son sexe doit toujours craindre
d'être mêlée. “Pour peu que vous réfléchissiez sur la sévérité avec laquelle on juge une
femme” (10) ajoute t-elle, consciente que sa réputation et son honneur pussent en être
ternis et elle lui demande de la rassurer sur ses intentions.
197
Après l’avoir comblée de louanges hyperboliques et lui avoir juré un amour
passionné, Talbert, loin de la rassurer, lui parle de se venger d'un monstre qui lui fait
perdre plus que la vie car ne plus la voir est la mort de son cœur, Il insiste qu’il ne répond
plus de son désespoir et ne renonce pas à son projet de punir celui qui l'a plongé dans ce
malheur. Il accuse du Blézy de flatter bassement la Vicomtesse et avertit Hélène qu’il
n’hésitera pas à faire couler des “ruisseaux de sang” de ses propres veines ou de celles de
du Blézy jusqu`à ce que celui-ci lui ait rendu justice (Lettre XIV, 13).
De son côté, la dévote de Sacy l’implore dans une lettre de renoncer au duel avec
du Blézy, et lui recommande de lire un seul chapitre de L’Imitation de J. C. qui devrait le
persuader d'oublier les offenses mieux que toutes les considérations humaines qu’elle
pourrait lui représenter. Elle ajoute qu'à l’exemple du Roi des Rois, il comprendra qu’il
est doux et méritoire de pardonner à ses ennemis. Elle lui apprend que ce qu’elle souffre
chaque jour de la Vicomtesse ; que les mortifications qu'elle lui fait essuyées sont bien
plus humiliantes que celles qu'il a éprouvées et lui certifie que sa première consolation est
de lui rendre le bien pour le mal. Pour se rendre digne de la bonté du Souverain de son
être, elle doit immoler, non seulement son ressentiment, mais jusqu'aux murmures de son
orgueil qui blesserait sa justice. Candide, elle enjoint le libertin Talbert de l'imiter ; et
l’assure que, s’il se conforme à ses principes, elle sent qu’elle l’honorera “comme un
saint” (21) ; déclaration qu’il reçoit avec beaucoup d’humour. La dévote Sacy reconnait
que les préjugés dans lesquels il a été élevé lui ordonne de mépriser sa vie lorsqu'il s'agit
des intérêts du Prince ou de son honneur et termine sa lettre en l’assurant qu’Hélène
l’aime mais que seule sa modestie l'empêche d'en convenir.
198
Talbert veut faire apprécier à son ami Mozinge son habile duplicité et prend
beaucoup de plaisir à lui recopier ses différents échanges épistolaires avec la dévote Sacy.
Dans une réponse pleine d’humour, il la flatte en l’assurant qu’elle parle comme si elle
était “inspirée par Dieu même,” et qu’il n'y a rien de plus pathétique que la peinture
qu’elle fait de ses alarmes sur le sort de sa vie éternelle. Il feint d’être touché par ses
sentiments chrétiens et d’accepter de se résigner à l'oubli qu’elle lui prêche avec une
“éloquence purement chrétienne” mais il exige en retour que Monsieur du Blézy rende
justice à la supériorité artistique d'Hélène:
Faites-le consentir à se rétracter à la première séance qu'il y aura au salon
d'Appelle ; et pour prévenir toute objection de sa part et tout obstacle
accessoire, qu'il choisisse un de ces moments où Madame la Vicomtesse
s'absente sous divers prétextes pour ne pas dessiner en présence de
l'assemblée. (Lettre XIV, 28)
Talbert la charge de ramener du Blézy à la rétractation authentique qu'il doit à son
aimable cousine et lui rappelle la promesse qu’il lui a faite de partager avec toutes deux
sa fortune et son souhait de ne former qu'une famille de paix et de concorde. Il lui a aussi
laissé entendre qu’un contrat de deux cents Louis de rente lui était destiné dès qu’il serait
uni avec sa cousine, se conformant ainsi tant à ses exigences spirituelles qu’à ses
préoccupations matérielles. Comme chez lui tout est calculé, ce n’est qu’après avoir pris
ses précautions, qu’il l’informe de suspendre son projet de duel avec du Blézy dans
l’attente d'une décision conforme à ses souhaits.
La passion grandissante que le libertin Talbert n’avait pas prévue entre en jeu et
se sentant pris au piège de sentiments qu’il ne peut contrôler, il multiplie les serments
199
pour exorciser l’enchantement. Parlant d’Hélène, qui se “félicitera de sa démarche” s’il
renonce au duel avec du Blézy et qui lui fait espérer un raccommodement avec sa tante,
Talbert s’exclame:
Oh ! Vraiment je le crois, mon adorable ; et vous aurez un grand sujet de
vous féliciter d’avoir chargé du joug de l’hymen, un Talbert, un esprit et
un cœur invincibles sur ce chapitre. Non, non, ma très chère, ne vous en
flattez pas: Jamais, jamais je ne vous sacrifierai ma précieuse liberté. Je
veux bien toutefois vous en Iaisser l'espérance, parce que cela vous
aveugle sur les dangers que court votre vertu; et que tout examen fait, je
ne puis vous conduire à mon but que sous l'appas d'un penchant légitime;
et moi-même je serais peu jaloux de votre défaite, si votre pudeur ne me
forçait d'employer tout l'appareil d'un honnête dessein. (Lettre XIV, 3435)
Nous assistons à un chassé-croisé d’échanges épistolaires entre Talbert et Hélène, et entre
Talbert et la dévote Sacy. Une nouvelle lettre d’Hélène l’informe qu’elle n’est pas
aveuglée par ses vains serments de respect et d'obéissance, et elle lui déclare qu’il n’a
aucun droit sur elle. Hélène n’est pas une victime naïve mais se révèle au contraire une
jeune femme lucide, réfléchie et intransigeante. Sont inversés dans ce récit les principes
du féminin et du masculin que l’on trouve dans les romans du dix-huitième siècle sous
une plume masculine: Hélène représente la raison alors que le fougueux Talbert
symbolise la passion incontrôlable des sens et des sentiments15. La Marquise de Merteuil
des Liaisons Dangereuses (1782) de Laclos est un autre exemple de femme forte et
lucide.
15
Dans le roman libertin, le principe du masculin et du féminin est un système codifié. Or, Madame Benoist ne
reprend pas la vision masculine qui fait de la femme un être faible et frivole. A la base du roman se trouve l’affirmation
de la valeur féminine.
200
De son côté Mozinge annonce que la femme qu’il aime, Euphrosine, est enfin
hors de danger après une grave maladie mais qu’elle est “privée sans retour de ce charme
trop vainqueur” (Lettre XV, 43). Il affirme que la perte de sa beauté ne change rien à ses
sentiments pour elle car seuls comptent “les nobles facultés de sa grande âme” (Lettre
XV, 43). Afin de prouver à Talbert les trésors de perfection de cette femme
incomparable, il lui raconte les effets de sa générosité: l’histoire de deux vieillards à qui
elle est venue en aide. Ruinés “d’avoir donné à leurs enfants une éducation au-dessus de
leur état” et dénués des “secours les plus essentiels de l’existence” (Lettre XV, 48), ils
ont été abandonnés par leurs enfants ; leurs trois fils ne veulent plus les voir parce qu’ils
rougissent de l’ancienne profession de leur parents.
Mozinge s’inquiète pour Hélène et tente de persuader Talbert qu’un duel avec du
Blézy serait une atteinte à la réputation de la jeune femme:
Peux-tu ignorer les bruits injurieux que cet état ferait répandre sur
l’honneur de celle que tu veux que tout le monde croie la vertu parfaite. Si
tu es si jaloux de cette flatteuse opinion, commence par respecter toimême l'idole de ta vanité ; car ce n'est qu'elle qui te fait désirer que l'on
regarde Hélène comme la plus vertueuse, pour ajouter sans doute au
mérite du triomphe que tu oses te promettre: hé bien, n'agis pas au moins
contre ton propre but, en l'exposant sans nécessité aux soupçons du public.
(Lettre XV, 53-54)
Talbert avoue avoir “été attendri de la situation des vieillards abandonnés par leurs
enfants,” n’ayant “pas encore d’idée de ce genre d’inhumanité” (Lettre XVI, 91). Il se dit
frappé de la sublime sagesse d’Euphrosine et lui donne raison d’avoir préféré faire ses
dons à des pauvres plutôt qu’à des moines. Touché par ce récit, il promet de faire une
œuvre de charité de ce genre une fois qu’il aura remporté sa victoire sur Hélène.
201
Sous le masque de l’honnêteté offensée, Talbert certifie à Hélène sa bonne foi et
sa sincérité, et promet de lui obéir aveuglément excepté en un seul point où l’honneur lui
défend de souscrire (Lettre XVI, 66). De son côté, dans une nouvelle lettre remplie de
citations religieuses, la rancunière Sacy ne lui cache pas son désir de s’affranchir de la
tutelle de la Vicomtesse. Etouffant, écrit-elle, ses remords chrétiens pour critiquer la
Vicomtesse qui n’a “qu’un mérite frivole et point de …. ” (Lettre XVI, 69), elle lui confie
la joie qu’elle ressent “lorsqu’on la mortifie” (Lettre XVI, 74). La Vicomtesse toujours
courroucée de l’affront qu’elle a subi de la part de Talbert a refusé les supplications du
bon père Brifaut de lui pardonner et a menacé que quiconque qui prendrait son partie s’en
repentirait, au grand désespoir d’Hélène.
Heureux d’être informé de tout ce qui se passe chez la Vicomtesse, Talbert ne
manque pas de flatter la crédule Sacy en la qualifiant de“ véritable amie” (Lettre XVI,
79), la plus essentielle à son bonheur. Il apaise ses remords en lui certifiant qu’elle n’a
fait qu’écouter sa conscience en se mettant de son côté. Oubliant que le libertin Cloucy
est en voyage en Italie, l’imprudent Talbert lui ment en l’informant sur un ton de
confidence que ce dernier lui a rapporté des propos fort désobligeants tenus par Madame
la Vicomtesse à son sujet (Lettre XVI, 85) ; il se dit être révolté de “toutes les plaintes
amères qu’elle fait à tous les familiers, d’être chargée de vous, qui lui êtes, a-t-elle
l’injustice de dire, absolument inutile” (Lettre XVI, 86) et, exploitant l’indignation qu’il
n’a pas manqué de susciter, réclame un rendez-vous secret avec Hélène dans sa propre
maison. Prétextant être absolument scandalisé, il la conjure dans son propre intérêt
d’accélérer la réconciliation qui ne sera que simulée avec la Vicomtesse qui est “si
202
orgueilleuse et si petite dans sa vanité, qu’elle ne demande qu’à être suppliée pour avoir
l’air de faire grâce du haut de sa morgue” (Lettre XVI, 87). Il l’implore aussi de
persuader d’Hélène que c’est l’amour malheureux qui l’entraine malgré lui “hors des
bornes de la modération qu’elle exige” (Lettre XVI, 89). Cynique, Talbert se vante auprès
de son ami Mozinge de jeter:
Les semences de haine et de haine dévote, […] je présente à ces cœurs
avides de croire les plus lumineux rayons de l’espérance : ensuite j’effraie
ces âmes timides par la crainte de voir évanouir si l’on ne me cède, la
félicité dont je leur offre une si séduisante image. (Lettre XVI, 89-90)
L’écriture est dangereuse16 lorsqu’elle sert à tromper et à manipuler les autres, surtout
lorsqu’elle vient de scélérats intelligents et brillants comme le colonel Talbert ou le
Valmont des Liaisons Dangereuses.
Talbert est certain que sa victoire est proche d’après le récit que lui a fait la bonne
de Sacy de la réaction d’Hélène lorsque la Vicomtesse a prononcé l’anathème sur lui. Il
reconnait que la jeune femme est orgueilleuse et se rend compte que ce serait une
maladresse de plier subitement sous son joug, car ce serait la laisser sans exercice. Au
contraire, pense-t-il:
Plus elle a d’orgueil, plus il faut la vexer : lorsqu’il est au plus haut
période, il faut l’accabler et le ranimer tour à tour pour la servir de son
goût. Ce n’est qu’en me rendant maître du sentiment qui la maîtrise, que je
la forcerai à me rendre les armes. (Lettre XVI, 94)
16
L’écriture donne à la passion des accents authentiques. Le papier supporte l’encre. D’autre part, la lettre est un
substitut de la personne qui l’envoie avec “tous les effets ravageurs que l’on peut imaginer” et elle oblige une réponse.
203
S’il se réjouit que la dévote Sacy soit une fidèle historienne des moindres évènements, il
rectifie néanmoins son jugement sur “la pauvre demoiselle” qu’il croyait “supérieurement
bonne,” et qui “conserve au fond de son cœur un sentiment de haine contre les humiliants
procédés de la Vicomtesse” ; il s’exclame: “quel trésor pour moi que cette sacrée
inimitié !” et se réjouit de cette découverte car “les Colomb, les Newton, les Descartes,
etc.… n’en ont jamais fait de si avantageuse.” Et il ajoute que, métaphoriquement, cette
haine de la Sacy est le vrai Pérou de son cœur, dont il tirera tous les secours propres à le
faire parvenir au comble du bonheur (Lettre XVI, 96).
Mozinge, qui est le confident et celui qui est supposé admirer la scélératesse et les
prouesses amoureuses de son ami, blâme au contraire sa trop grande fortune qu’il juge
responsable de sa dépravation ; les grands biens dont il jouit sont devenus des armes
meurtrières entre ses mains, puisqu’ils ne servent plus qu’à l’enhardir aux attentats, et à le
rendre insensible aux plaisirs honnêtes et faciles: “triste effet de l’immense fortune dont
tu as été maître de trop bonne heure. Las de voir depuis tant d’années tout céder à tes
vœux, il n’y a plus que la perte d’une fille vraiment vertueuse, qui puisse te flatter”
(Lettre XVII, 102). Il lui reproche de se cacher derrière le masque de la vertu et de la
religion qui est d’une duplicité indigne d’un homme d’honneur (Lettre XVII, 103), et il se
dit offensé qu’il ait imputé la pureté de ses sentiments à la laideur d’Euphrosine. Sa seule
consolation est de savoir que Talbert a été touché par l’histoire des deux vieillards ce qui
le réjouie mais il est inquiet pour la vie de son ami s’il devait se battre en duel.
A nouveau, Talbert reconnait qu’il n’a jamais, jamais ressenti rien de pareil à ce
qu’il éprouve pour la sublime Hélène. Il tressaille, il tremble, le cœur lui bat quand il voit
204
arriver son domestique ; et il baise ses lettres (Lettre XVI, 97). C’est à ce moment là qu’il
songe à dérober son portrait avec l’aide de la dévote Sacy. Entre temps, son valet Bruno,
chargé d’apporter des nouvelles de son maître à la rendre Angélique, en est tombé
passionnément amoureux mais celle-ci ne rêve que du libertin Talbert.
Du Blézy s’est finalement rétracté d’une manière très avantageuse pour lui et pour
Hélène qui exhorte Talbert à utiliser dorénavant des procédés plus délicats et d’adopter
une conduite plus régulière s’il veut mériter les marques de sa confiance auxquelles il
aspire. Elle l’avertit que son futur comportement la mettra en état de juger ses vraies
dispositions. Ce à quoi il lui répond qu’il est content du procédé de du Blézy mais qu’il le
tient malgré tout responsable de son exil en entretenant le courroux de sa tante. A la
colère et à la souffrance d’être banni de la présence d’Hélène s’ajoute la révolte
orgueilleuse d’avoir été rejeté de cette société très fermée qui lui a fait perdre son
honneur: “puis-je voir de sang froid l’injustice qu’on me fait, l’abaissement où on prétend
me réduire ?” (Lettre XVIII, 116) se plaint-il. Dans un élan de sincérité qui révèle une
passion véritable, Talbert se dit consumé d’amour et de douleur, évoque les tourments de
l’absence, ses brûlants désirs d’amant malheureux immolant son bonheur, et son cœur
livré au supplice des épreuves. Malgré tous ses serments d’amour passionnés, il avertit
Hélène qu’il n’est pas assez lâche pour laisser impuni le criminel destructeur de sa
félicité.
Entre temps, les insinuations malveillantes de Talbert sur les mortifiants discours
de la Vicomtesse ont porté leur fruit et atténué chez la bonne de Sacy la douce béatitude
ressentie à ses séduisantes promesses. Alertée par son serment de se venger de du Blézy,
205
elle courut chez celui-ci qu’elle trouva fort irrité contre sa grosse cousine qui lui avait fait
“des reproches un peu durs sur sa passion pour le jeu où il avait beaucoup perdu, et même
l’argent qu’elle lui avait donné pour acheter un vis-à-vis.” Profitant de sa “furieuse
colère” contre sa cousine, elle lui fit avouer que c’était bien le peintre Félote qui exécutait
les dessins de la Vicomtesse qu’elle faisait passer pour les siens et lui conseilla de révéler
la vérité à la prochaine séance de l’académie. Ce jour-là, du Blézy, admirant un dessin
qu’avait fait Hélène, se rétracta devant l’assemblée réunie et reconnut que “les talents de
la Vicomtesse étaient mille lieues de ceux de sa nièce, et qu’il devait une réparation à
Hélène de l’injustice qu’il lui avait faite par une prévention dont il reconnaissait l’erreur”
(127). Talbert apprend à cette occasion avec inquiétude et fureur que l’un des membres
de l’académie, le riche et avare financier Monsieur de Lurzel, ose faire sa cour à Hélène.
La dévote Sacy se félicite d’avoir saisi le moment favorable de la brouille entre la
Vicomtesse et du Blézy, juste avant qu’ils se raccommodent par un généreux don de sa
grosse cousine, pour lui faire avouer la supériorité artistique d’Hélène. Elle révèle aussi à
Talbert que du Blézy, une fois réconcilié avec sa cousine, l’a menacée, qu’il était jaloux
de la faveur où il était auprès de la Vicomtesse et qu’il allait s’opposer à leur
réconciliation. D’autre part, le rendez-vous secret avec Hélène qu’il espérait est
impossible car elles ne peuvent jamais sortir seules.
Talbert se trouve pris au piège de ses propres mensonges lorsque la dévote Sacy
se dit surprise des propos de Cloucy qui leur a réservé sa première visite à son retour de
son voyage d’Italie ; il leur a même demandé de ses nouvelles: “vous savez qu’il y a huit
206
jours que vous m’avez écrit l’avoir vu chez vous. Cela s’accorde mal avec ce qu’il a dit à
mes parentes…” (132-133).
Avec un peu d’imagination et un peu d’astuce, un homme d’esprit trouve le
moyen de réparer les plus grandes sottises, se vante Talbert, “surtout quand il a affaire à
d’imbéciles crédules” (133-134). Il rassura la naïve Sacy en lui confiant qu’il avait
inventé toute cette supercherie avec de Cloucy et qu’ils ont bien ri aux dépens de
l’exigeante Vicomtesse car “personne ne l’aime sincèrement” et que, sans Hélène et les
quelques parasites qui viennent manger à sa table, elle ne verrait personne (Lettre XVIII,
136). Talbert lui soutient que sans le violent amour qu’Hélène lui a inspiré et qu’il ne
peut vaincre, il aurait déjà renoncé à son projet de l’épouser, sans cependant rien changer
aux dispositions prise sur son sort. Profitant de ses belles promesses et prétendant plier
non seulement sous les épreuves mais souffrir terriblement d’être éloigné d’Hélène, il lui
demande de l’aider à soustraire son portrait de la galerie pour seulement deux jours afin
d’en faire faire une copie. Talbert l’assura qu’elle ne devrait courir aucun risque
puisqu’elle avait les clés du cabinet où il est enfermé et que “la Vicomtesse est
quelquefois des mois entiers sans y entrer” (Lettre XVIII, 141). Sous prétexte que le
tableau a été endommagé par un accident, il la chargea de le porter à la veuve Martin
pour le raccommoder. Encore une fois, Talbert menaça de mettre son projet d’exterminer
du Blézy à exécution s’il ne peut avoir le bonheur de les revoir toutes les deux
incessamment.
Depuis sa rupture avec la Vicomtesse, Talbert garde la chambre ne pouvant se
“résoudre à voir le monde” et il avoue à Mozinge que même les plus beaux visages lui
207
“seraient odieux” (Lettre XVIII, 145). Honteux de l’obscurité dans lequel on le tient, le
volage libertin envoie son valet Bruno chez toutes ses anciennes conquêtes, le chargeant
d’insinuer qu’il est indisposé, que sans cela il aurait repris ses joyeuses polissonneries et
“fait assidument sa cour, étant plus empressé que jamais” (145). Il reçut en retour un
“volume de billets doux qui, tout cajoleurs qu’ils sont, ne valent pas une ligne d’Hélène,
pas même une de celles où elle le traite avec le plus de rigueur” (Lettre XVIII, 145-146).
Talbert se demande:
Quel charme inconcevable a-t-elle donc plus qu’une autre ? Et comment
se peut-il qu’elle ait non seulement fixé le volage Talbert, mais qu’elle
m’ait rendu insensible aux choses qui avant de la connaître m’auraient
transporté de plaisir ; tandis qu’à peine suis-je touché de la confiance de
cette tendre Angélique qui dévore, lit et relit les romans que je lui
envoyais à défaut de ma personne. (Lettre XVIII, 146)
Bruno a eu la malice de dire à la tendre Angélique que son maître était très sérieusement
malade, ce qui l’a plongée dans un profond chagrin. Pour chercher à la consoler, il lui a
parlé de son amour pour elle mais inutilement, ce qui n’a pas rebuté sa passion pour
autant. Talbert reconnait que son exemple a profité à son valet qui “ne craint point les
obstacles de la vertu parce que cela lui laisse l’espoir d’un plus grand triomphe” (Lettre
XVIII, 147) et il envisage de détruire la belle chimère de la jeune fille. Le libertin
Cloucy, cet “antéchrist” comme le nomme Mozinge, et dont l’aversion pour le “sacré
nœud” surpasse encore celle de Talbert, s’est beaucoup amusé des évènements qui se sont
déroulés durant son voyage ; il ne cache pourtant pas sa crainte que l’excès de la passion
de son ami, allié aux difficultés dans la conquête d’Hélène, ne lui fasse faire la sottise de
208
se marier. Il promet à Talbert de certifier à la dévote Sacy que tout ce qu’il lui a raconté à
son sujet est vrai et de le raccommoder avec la Vicomtesse.
Peiné, Mozinge reproche à Talbert d’avoir “l’ingratitude de dire que de Cloucy
est plus ardent ami” (Lettre XIX, 155) que lui et déplore qu’il ne “manquait plus que les
encouragements de cet intrépide libertin pour déterminer” (Lettre XIX, 155) sa cruelle
audace à tout tenter. Seule sa parole d’honneur de ne jamais employer la violence avec
l’infortunée Hélène le rassure pour elle. Mozinge prophétise hardiment que jamais
Talbert la fera succomber car il a “captivé son cœur sans jamais subjuguer sa raison”
(Lettre XIX, 156) et il le croit blessé de la supériorité des sentiments d’Hélène sur les
siens. Mozinge malgré tout ne désespère pas de le voir revenir à des sentiments plus
honnêtes après sa réaction à l’histoire des deux vieillards abandonnés par leurs enfants.
Un dimanche, dans une église où il se trouvait, Mozinge aperçut Euphrosine ; sa vue le
jeta dans un trouble extrême de tous ses sens. Tremblant, il brûla d’enlever ce voile
impénétrable qui la dérobait à sa tendre curiosité mais dans la crainte de lui déplaire, il
s’apprêta à sortir. A ce moment-là, il la vit s’approcher des vénérables vieillards, leur
témoigner des marques de bonté, et les faire asseoir auprès d’elle. Cette touchante scène
le fit changer d’avis et il assista à la réunion touchante des parents avec l’un de leurs fils
pénétré jusqu’au fond du cœur de la bonté d’Euphrosine. Le fils repenti “déclara qu’il
voulait garder chez lui son père et sa mère, et leur faire oublier par les plus tendres soins
les torts qu’il avait à se reprocher” (Lettre XIX, 162). C’est Euphrosine qui trancha
lorsque les fils se disputèrent à qui obtiendrait l’avantage de posséder ces fortunés parents
qu’ils avaient autrefois rendus si malheureux par leur mépris et leur dureté. Il lui parut
209
“équitable et naturel de prononcer en faveur de celui qui avait donné le premier l’exemple
du repentir et du retour à la piété filiale” (Lettre XIX, 164).
Hélène, qui n’est pas dupe des feintes soumissions de Talbert, est offusquée de
ses menaces alors qu’elle n’attend que du respect. Elle lui rappelle qu’elle n’est pas libre
de le revoir au gré de son impatience et que, même si elle l’était, il ne mérite pas une telle
faveur. Offusquée d’être traitée de barbare et de cruelle, elle refuse de lui pardonner.
Talbert le prend très mal et, vexé dans son amour-propre, promet de punir
“l’orgueil de la cruelle par la honte de sa défaite” (Lettre XX, 170):
Oui, je veux me soumettre à tout jusqu’à ce que, réduite elle-même sous
l’abaissement de sa faiblesse, elle implore ma pitié après avoir osé résister
à mon amour. Je veux que des torrents de larmes s’échappent
éternellement malgré elle de son superbe cœur pour servir de trophée à ma
victoire, et immortaliser la chute ; ou que par un dernier effort de pudeur,
imitant la chaste Lucrèce, elle se donne la mort pour épuiser les murmures
de la vertu, et se garantir d’une seconde chute. (Lettre XX, 170)
Talbert semble se référer à la chaste Lucrèce, réputée pour sa beauté et sa vertu, qui,
après avoir été violée par Sextus, se donne la mort devant son père et son mari pour
sauvegarder son honneur. C’est en 1566 que la tragédie du poète Nicolas Filleul, inspirée
de L'Histoire romaine de Tite-Live, est jouée devant Catherine de Médicis au château de
Gaillon.
Effrayé de ses propres pensées, Talbert réalise qu’il ne pourrait survivre à celle
qu’il aime, toute cruelle qu’elle est, car le jour lui deviendrait odieux, si elle ne
l’embellissait plus à ses yeux par l’éclat de ses divins attraits. Il songe à lui écrire pour
réparer ses prétendus torts et se morfond de n’avoir reçu aucune nouvelles de la “maudite
210
Sacy.” Tourmenté, il “passe vingt fois le jour dans des situations plus violentes les une
que les autres. La colère, l’amour, la haine, la fureur, toutes ces passions” le “tyrannisent
successivement ou toutes ensemble” (Lettre XX, 173).
La “sainte cousine” n’a pu déterminer Hélène à l’entrevue qu’il désirait et lui
raconte l’avoir vu verser des larmes en abondance en cachetant sa dernière lettre. Elle
promet de faire son possible pour éviter le malheur de le voir brouiller avec sa cousine ;
“chose qui serait trop fâcheuse pour vous comme pour moi,” écrit-t-elle, se rappelant les
promesses de Talbert (Lettre XX, 177). La veille, lorsque tout le monde fut couché, elle
alla sans lumière au milieu de la nuit dans le cabinet des tableaux, sachant très bien ou se
trouvait le portrait de sa petite cousine, et endommagea la toile sur un côté comme
Talbert le lui avait conseillé. Elle libéra sa conscience en pensant qu’il était naturel pour
le futur mari d’Hélène de la voir en peinture puisqu’il ne lui était pas encore permis de
voir l’original. Evènement encore très éloigné, pense-t-elle, à en juger par une scène fort
vive qu’elle a surprise entre la Vicomtesse et Hélène qui a osé prendre le parti de son
amant. Toujours vexée par les mortifiants discours de la Vicomtesse sur son infortune,
propos que lui a confirmé le scélérat Cloucy, la dévote Sacy chargea un domestique de
porter le portrait d’Hélène, abimé dans un coin de la toile par ses soins, chez la veuve
Martin dès que la Vicomtesse et sa nièce seraient sorties. Tenant la promesse faite à
Talbert, Cloucy tenta de calmer le courroux de la Vicomtesse. De son côté, la dévote
Sacy, inquiète pour le salut de son âme, demanda au ciel de l’éclairer si jamais elle était
dans la voie des ténèbres mais, certaine de la pureté de ses intentions, elle espère qu’il les
sanctifiera.
211
Chez la veuve Martin où il s’est précipité, Talbert ne put s’empêcher de se mettre
à genoux devant le portrait de son idole. Pour s’en faire une alliée, il flatta la veuve en
l’assurant qu’elle ressemblait un peu au bel ange du tableau et que, si elle avait quelques
années de moins, il l’épouserait le soir même. Le peintre prévenu ne demanda que huit
jours pour faire deux copies, l’une pour remplacer l’original que Talbert est bien décidé
de garder au prix de sa vie s’il le fallait, l’autre pour l’envoyer comme promis à son ami
Mozinge. Talbert note ironiquement que si Saint Basile, qui prêchait l’ascèse, vécut
encore:
Il élèverait la résistance d’Hélène au-dessus de tout ce qui s’est fait
d’héroïque depuis que le monde existe ; car il prétend qu’il n’y a point de
martyre comparable à celui d’une fille belle, infortunée, et qui résiste
perpétuellement aux tentations des hommes. (Lettre XX, 187).
Les discours de Cloucy n’ont pas réussi à apaiser la Vicomtesse et Talbert réalise qu’il a
déployé presque toutes les ressources de son imagination, sauf une mais diablement
délicate. Ne se sentant pas capable de cacher ses secrets à Mozinge, car il étoufferait de
rage et de dépit s’il ne pouvait se soulager par l’exercice de sa plume, il va lui rédiger une
espèce de journal. Une nouvelle fois, il se plaint de son absence et de son silence sur sa
passion amoureuse. Dans un élan cruel et irréfléchie, il l’accuse de n’oser “penser aux
choses qui flattent les sens” (Lettre XX, 191), et lui prédit que s’il pouvait l’animer de
son âme, Mozinge serait le plus heureux des hommes, car sa “dame ne ferait sûrement
pas la cruelle à présent qu’elle est laide”17 (Lettre XX, 192). Talbert suppose à tort que la
17
La petite vérole qui tue ou défigure est utilisée comme métaphore du châtiment de Dieu sur la société libertine et
dépravée. Elle frappe aveuglément mais n’en réchappent que ceux dont l’âme est pure. Périssent ou finissent défigurés,
comme la marquise de Merteuil des Liaisons Dangereuses de Laclos, ceux qui vivent dans le vice.
212
maladie lui a fait perdre sa beauté. Nous retrouvons dans ce passage l’influence de
Rousseau dont l’héroïne de La Nouvelle Héloïse, Julie, a été atteinte de la petite vérole.
Le regard fait naître le désir ou la répulsion et la raillerie chez le libertin qui ne s’attache
qu’aux apparences, c'est-à-dire à l’enveloppe charnelle. Mais ce qui parait est trompeur ;
en effet, “si vous jugez sur les apparences […], vous serez souvent trompée: ce qui paraît
n’est presque jamais la vérité”18.
Talbert informe Mozinge que la Vicomtesse ne lui a pas permis de respirer une
minute tête-à-tête avec Hélène depuis quinze jours car on l’a occupé très fort. Au lieu de
lui donner des détails sur ses journées, il lui demande de lire le journal qu’il a écrit à son
intention. Talbert commence son journal que nous suivons presque jour par jour et qui
exprime ses espoirs et ses contrariétés dans sa conquête de la jeune femme.
Mardi
La copie du portrait d’Hélène est esquissée et des tourbillons de flammes
s’élèvent dans son cœur mais cette jouissance est un passe-temps de dupe, pas fait pour
un Talbert qui craint plus l’abstinence que la fièvre. Il se demande comment il a fait son
compte pour vivre depuis dix mois dans un absolu célibat et suppose que “cette divine
créature lui a dépravé le goût” (Lettre XX, 194). Mozinge l’avait prévenu que l’amour
faisait des miracles prodigieux et il commence à le croire puisque, non seulement l’amour
a “émoussé ses sens pour tout ce qui n’est pas Hélène,” mais il vient encore de le
“soumettre à une démarche qui lui a coûté plus que le sacrifice d’un bras”: lui demander
18
Madame de La Fayette. La Princesse de Clèves (Paris: Librairie Générale Française, 1999),75.
213
pardon d’une offense imaginaire. Ce qu’il fait dans une très courte lettre comme “la
prudence l’exigeait” (Lettre XX, 194-195).
Ce Mercredi au Soir
La copie du portrait avance vite grâce à son infatigable constance à tenir
compagnie au peintre et à lui faire prendre sa palette dès le point du jour. Il va bientôt
pouvoir jouir de l’indicible plaisir de contempler l’adorable Hélène ce qui ne l’empêche
pas de penser à renouveler son existence galante avec ses anciennes liaisons bien qu’il se
doute que beaucoup d’autres successeurs se sont emparés de “l’heure du berger” (Lettre
XX, 197). Chez la veuve Martin, il revoit la tendre Angélique qui s’évanouit en
l’apercevant, déployant tous les “symptômes d’une femme de qualité” car, “loin de
s’exhaler en reproches comme une amante vulgaire, elle s’évanouit tout aussi dignement
que la personne du rang le plus élevé” (Lettre XX, 199). Après l’avoir assurée qu’il ne
l’avait pas oubliée, il la laissa aux bons soins des deux demoiselles Martin, certain que
leurs tendres confidences les réconfortent mutuellement: ce commerce de secrets est le
plus grands attrait qu’elles trouvent en amour ; jaser ensemble du matin au soir sur leurs
intrigues, est leur vie. Ce qui lui fait dire que si la bonne Sacy n’avait pas été “trop sage,
trop laide, et maintenant trop vieille pour rien entendre à ces divins mystères” (Lettre XX,
202), l’éternel babil qu’elle aurait sur ce chapitre, aurait fermenté si bien les tendres
dispositions d’Hélène qu’il serait beaucoup plus avancé dans sa conquête.
Le portrait d’Hélène est terminé et Talbert a fait mettre l’une des copies dans le
cadre de la Vicomtesse, certain qu’elle ne se doutera pas de la supercherie, ni la dévote
214
Sacy, quoiqu’elle se pique d’être connaisseuse. Dans un mauvais songe, il vit l’avare
Lurzel s’emparer du tableau placé vis-à-vis de son lit, et au moment où il s’élança l’épée
à la main, il se réveilla au milieu de sa chambre. Comme promis, il envoie la deuxième
copie à son ami, certain que la beauté d’Hélène sera irrésistible même au sage Mozinge.
Et comme aux “grands maux il faut de violent remèdes,” il lui annonce qu’il s’apprête à
tout tenter pour calmer le feu qui le dévore.
A Mozinge inquiet, persuadé qu’il va ravir Hélène “à sa famille par un
enlèvement” (Lettre XXII, 209), Talbert calme ses saintes alarmes, car tout libertin qu’il
est, il ne “médite point un rapt” (Lettre XXIII, 212). Mais après dix mortels mois de
constance, d’artifices et d’hypocrisie, elle lui a inspiré assez d’amour pour préférer une
tendre capitulation….. Il se marie enfin et “les propositions de mariage sont faites et
acceptées” (Lettre XXIII, 213). Il admet avoir “été poussé à cette extrémité par
l’incurable courroux de la vicomtesse, et la cruelle fierté d’Hélène” (Lettre XXIII, 213).
Il a chargé le libertin Cloucy de faire fléchir la Vicomtesse qui, flattée des regrets et des
tentatives de Talbert suggère que, peut-être, une lettre d’excuse de sa part la déterminerait
à le revoir. Talbert avait deviné depuis longtemps qu’elle est si orgueilleuse et si petite
dans sa vanité, qu’elle ne demande qu’à être suppliée pour avoir l’air de faire grâce du
haut de sa morgue mais, conscient des railleries qu’une telle lettre pourrait susciter, il
annonce à Cloucy stupéfait qu’il a le dessein de faire demander par sa famille la main
d’Hélène. Après l’avoir écouté exalter les avantages de la liberté, et déclamer contre les
entraves de l’hymen, Talbert lui certifie que c’est la dernière ressource qui lui reste pour
revoir Hélène. Rassurée par cette supercherie, Cloucy s’empresse de porter la nouvelle à
215
la Vicomtesse et un billet de demande en mariage à Hélène. En même temps, un billet
destiné à la bonne Sacy lui annonce la demande en mariage et la prie d’intercéder en sa
faveur.
Dès le lendemain, le libertin Cloucy s’acquitta avec succès de sa mission mais le
traite ne réussit sa démarche qu’en prêtant aux yeux de la Vicomtesse les sentiments les
plus soumis de son ami Talbert. Fière de sa victoire et se prétendant sensible et
généreuse, elle prononça avec dignité qu’il était “bon de pardonner avec un plein pouvoir
de punir” (Lettre XXIII, 221). Démesurément orgueilleuse, la Vicomtesse accepte ce
mariage non pas pour le bonheur de sa nièce mais grâce à la satisfaction d’avoir obtenu la
soumission de Talbert bien qu’il soit allié comme elle aux plus grandes familles du
royaume. Elle refusa néanmoins qu’il se représente chez elle avant la visite de ses parents
ou tout du moins qu’il n’y paraisse qu’avec eux pour la première entrevue. De son côté,
la bonne de Sacy “témoigna une allégresse comme si le mariage avait été pour elle”
(Lettre XXIII, 222) et promit de courir chez le père Brifaut pour “faire célébrer cent
messes en reconnaissance de cet heureux évènement” (223) car elle touche enfin au terme
de son infortune. Elle espère que sa nouvelle situation va mortifier la Vicomtesse et la
rendre plus compatissante à l’avenir au sort des malheureux. Pervers et cruel, Cloucy lui
maintient que celle-ci n’a aucun égard pour elle et que c’est bien pire lorsqu’elle est
absente: “elle nous a dit à Talbert et à moi des choses qui vous feraient trembler si vous le
saviez” (Lettre XXIII, 225). Fort embarrassé de ses questions, il la quitta précipitamment
sous prétexte que Talbert attendait sa réponse.
216
Le jour suivant Talbert se rendit chez le monument de sa famille, le commandeur,
puis chez l’ambroisie, la maréchale, ensuite chez la palme, l’ambassadrice ; enfin “chez
la tête de ses parents, c'est-à-dire, chez tous ceux dont on répète avec éclat les titres, les
noms et dont il faut avoir le suffrage” (Lettre XXIII, 227). A cette nouvelle inattendue,
leur surprise et leur satisfaction de le voir s’établir furent inexprimable et ils
acquiescèrent son choix quoiqu’Hélène fut sans fortune. Amusé, Talbert raconte qu’ils
passèrent en revue le rang et les dignités où ses enfants pourraient aspirer.
Talbert retourna avec son oncle le commandeur, sa tante la maréchale et sa
cousine l’ambassadrice pour la première fois chez la Vicomtesse qui les “reçut avec la
dignité et la décence qu’exigeait le sublime rôle de mère d’Hélène” (Lettre XXIII, 229).
En écoutant les louanges sur son futur bonheur d’époux et tous les lieux communs que la
fureur des femmes pour le mariage leur inspire, Talbert se mordit la langue et les doigts
pour ne pas éclater de rire. Dans l’espoir de reculer la date du mariage, il observa que sa
grande tante était allée prendre les eaux et ne serait de retour que dans un mois. Sa
requête de reculer la date du mariage fut approuvée car il était essentiel de lui réserver les
premiers honneurs de la signature de son contrat puisqu’elle avait l’intention d’en faire
son héritier, ce qui ajoutera au bonheur de ses enfants. Sur un ton ironique, Talbert
s’exclame:
Des enfants à Talbert ! Mozinge, qu’en penses-tu ? Ma charmante qui a
une pudeur si délicate, aurait peut-être rougi si elle avait été présente aux
détails qu’on fit sur le nombre de mes triomphes conjugaux ; car selon
mes honnêtes parentes à qui J.J. ne pourrait reprocher la corruption du
siècle, ni la meurtrière crainte d’être mère, elles prétendent que les vrais
triomphes d’un mari est d’être souvent père […] Elles me dirent que
217
j’étais assez riche pour avoir six fils et autant de filles. Je leur répondis
que j’étais en état de passer leurs espérances. (Lettre XXIII, 231-232).
La Vicomtesse, dans sa manie de passer pour savante, proposa à la compagnie de voir
son coquillier, ses médailles et ses tableaux. Espiègle, sachant que sa tante et sa cousine
étaient pressées de partir, Talbert l’assura que sa cousine surtout, furieuse du tour qu’il lui
jouait, qui avait voyagé en Italie, serait ravie de voir ses originaux des plus grands
maîtres. La Vicomtesse, croyant qu’il parlait vrai, les entraina à sa suite. Malicieux,
Talbert lui chuchota à l’oreille qu’il ne désirait voir que le cabinet des tableaux car sa
cousine était enceinte et que “ses momies pourraient lui faire une désagréable
impression” (Lettre XXIII, 233). Toute la compagnie admira le portrait d’Hélène et exalta
sa miraculeuse beauté ; la Vicomtesse, faisant remarquer les savants détails dans lesquels
elle avait guidé le peintre, répéta tout ce qu’elle avait déjà dit à Talbert sans avoir la
moindre notion de la supercherie, ce qui le persuada tout à fait de sa profonde ignorance
dans le domaine artistique. Elle fit un étalage si outré et si absurde que ses bonnes
parentes qui ne savent qu’un peu de musique, faire des enfants, et l’usage du monde, lui
parurent horriblement fatiguées de ses récits. Au dix-huitième siècle, les femmes, étant
exclues de l’univers des choses sérieuses, sont restées longtemps cantonnées dans la
sphère privée et “dans les activités associées à la reproduction biologique et sociale de la
lignée”19. Les parentes de Talbert qui honorent profondément la fécondité symbolisent la
nature féminine idéale imaginée par Rousseau qui proclame que le rôle naturel de la
femme est d’être mère. Dans un discours opposé, les précieuses s’élèvent contre les
grossesses à répétition souvent fatales aux femmes.
19
Bourdieu, La Domination Masculine, 133.
218
En quittant le cabinet des tableaux, ils rencontrèrent Hélène qui fut cordialement
embrassée de ses nouveaux parents devant Talbert subjugué par sa beauté. Il avoue à
Mozinge “le plaisir qu’il y a d’aimer, et d’être aimé d’une femme dont la raison est
formée” (Lettre XXIII, 237). C’est alors qu’il se souvint:
Ce qu’il valut à Milord Edouard avec la belle Sarra, fille de Milord
Alderson ; je sais tout à fait bon gré à l’auteur d’avoir imaginé la veille des
noces de Sarra, l’aventure du bosquet qui donna naissance à la fière miss
Genni. La rupture du mariage une heure après le tendre incident. Parbleu,
ce dénouement me plait à la fureur. (Lettre XXIII, 238-239)
L’auteur qui a imaginé cette aventure n’est autre que Madame Riccoboni qui, dans son
Histoire de Miss Jenny, publiée en 1764, condamne la conduite infâme des hommes qui
contractent des mariages clandestins et abandonnent leurs enfants illégitimes. Talbert se
propose d’apporter la “brochure” à Hélène pour lui montrer une situation semblable à la
sienne. Il pense que les délices qui précèdent cette fâcheuse catastrophe devraient
l’impressionner. Dans cette satire sociale, la triste Sarra meurt de douleur d’être brouillée
avec son père. Ce roman est une réplique de Madame Riccoboni aux romans libertins
dans lequel elle illustre en tant que femme le côté dramatique de la séduction sur des
jeunes femmes candides par des libertins peu scrupuleux de la morale.
Tandis que son valet Bruno est parti lui chercher des fleurs qui devraient lui valoir
une faveur de sa divinité, Talbert songe à faire porter des présents et des livres à la tendre
Angélique. Grandiose, il prévoit aussi de commander des équipages où les armes
d’Hélène et les siennes seront unies, de faire venir des raretés des quatre parties du
monde pour décorer un cabinet situé à quatre lieues de la ville, et de construire une
219
berline dont les ressorts se détraquent d’un côté par la seule pression de la main. Il
affirme que jamais hymen réel ne donna tant d’embarras que ce mariage simulé va lui en
causer (242). Talbert se vante des ressources de son imagination et de son aptitude aux
friponneries amoureuses et se demande lequel des deux sera le plus coupable, si jamais
Hélène, sous la vigilante garde de ses parents et de la vertu, succombe avec de si bonnes
armes.
Mozinge convient qu’elle pourrait en effet paraître la plus coupable si elle
succombait mais qu’il n’en serait pas ainsi “aux yeux de la raison éclairée, qui n’admet
point l’inique préjugé qui fait un crime à l’un de ce qu’à peine on reproche à l’autre”
(Lettre XXIV, 245-246). Il reconnait que “si l’on tendait autant de pièges à la probité des
hommes qu’on en tend chaque jour à la vertu des femmes, il y aurait à coup sûr plus de
fripons que de Laïs” (Lettre XXIV, 246-247) ; il ajoute que les hommes devraient
abandonner leur poursuite à la première résistance d’une femme et que le public serait en
droit de couvrir d’opprobre celle qui aurait manqué au premier devoir de son sexe, “mais
que de les charger seules de l’ignominie d’une faute où on les entraine par la force de
mille appas séducteurs est une inouïe perfidie” (Lettre XXIV, 247), comme celle que
Talbert emploie avec Hélène et ne devrait pas être. Mozinge conclue qu’il a tort de
raisonner avec quelqu’un qui est en plein délire et se dit scandalisé qu’il ait pu entrainer
sa famille dans ses criminelles aventures. Réalisant que ses conseils sont sans effet,
Mozinge s’inquiète des funestes suites de son odieuse trame ; il lui reproche les grandes
dépenses qu’il envisage et les présents destinés à la pauvre Angélique qui ne vont
qu’accroitre ses illusions.
220
Talbert exaspéré critique “la perspective des châtiments éternels” que les gens
austères ne perdent jamais de vue et qui les habituent tellement à la crainte, et qui fait
“qu’il n’y a rien de si poltron qu’un dévot” (Lettre XXV, 252). Il affirme qu’il n’est ni
l’un ni l’autre et souligne son détachement vis-à-vis des prêches de la religion catholique.
Le libertin s’est libéré des “prescriptions et interdits des religions chrétiennes, ou plutôt
de la société régie par les églises chrétiennes” (Nagy 18). Sa qualité de militaire et son
courage d’homme élevé et nourri par état dans le mépris de la mort prouvent son
indifférence vis-à-vis du danger car au “premier danger de la patrie, au seul signe du
monarque, je volerais au combat ; j’exposerais mille fois mes jours s’il le fallait pour la
gloire du souverain” (Lettre XXV, 253), affirme-t-il. Même s’il avait la bravoure d’un
héros ou d’un Dieu à redouter, Talbert affirme qu’il n’hésiterait jamais de mesurer ses
armes au seul nom d’Hélène. Il atténue les craintes de Mozinge en lui apprenant qu’il ne
craint rien de la famille d’Hélène composée de deux oncles vieux garçons et de quelques
parents éloignés brouillés avec la Vicomtesse. Son plan est si bien conçu qu’aucun
incident ne peut nuire à l’heureux dénouement de son intrigue conjugale. Par contre, sa
“grande tante à qui la maréchale a eu la maudite démangeaison d’apprendre son mariage”
(Lettre XXV, 255) a devancé son retour de plusieurs jours pour signer plus tôt son
contrat, ce qui lui suscite beaucoup d’embarras. Dans huit jours, ses parents seront
rassemblés chez la Vicomtesse pour les accords, et le lendemain aura lieu la bénédiction
nuptiale. Talbert se plaint à Mozinge de la Vicomtesse qui ne l’a pas laissé seul un instant
avec Hélène. L’histoire étant trop longue à raconter, Talbert lui enjoint de lire son journal
préparé à son intention.
221
Samedi Jour d’Epreuve
Au cours d’une brève visite, Talbert a présenté le magnifique bouquet à Hélène et
a été repoussé en essayant de lui ravir un baiser. Ce n’est que sur l’insistance de sa tante
qu’elle a accepté les fleurs en baissant les yeux.
Dimanche jour d’espérance
Talbert a retrouvé Hélène “brillante comme le soleil au plus haut de sa carrière”
(Lettre XXV, 259) et il entrevit cette manifestation de richesse comme un mauvais
augure, d’autant plus que:
La Vicomtesse n’avait rien négligé de son côté pour former le pendant du
majestueux attirail ; et grâce à l’énorme profusion de ses ajustements, de
la richesse de ses habits et de ses diamants, elle ressemblait à la lune au
plein, lorsqu’elle est couverte de nuages et qu’elle perce par intervalle.
(Lettre XXV, 259)
L’essentiel est de paraître et de susciter l’admiration. Les dames de qualité à Paris […]
ornent leurs corps de pierreries, dont le brillant et la lueur éblouissent les yeux, écrit
Lapeyre dans son ouvrage sur les Mœurs de Paris (15-16)20.
C’est à cette occasion que Talbert apprit qu’Hélène allait faire son entrée dans le
monde sous l’œil vigilant de sa tante qui allait la guider dans ses premiers pas. Celle-ci
pense avoir trouvé le juste milieu entre les licencieux usages du siècle et les principes de
“l’apôtre J.J.” qui prétend que l’on doit permettre tous les amusements innocents aux
filles et les leur interdire une fois mariées. La Vicomtesse se propose de faire connaître à
20
De Lapeyre. Les Moeurs de Paris publié en1747.
222
sa nièce tous les spectacles et compte sur sa présence assidue afin d’annoncer la
légitimité de ses intentions et écarter tout soupirant ; dès le lendemain une soirée au
Théâtre Français est prévue. Peu enclin à suivre les ordres de la Vicomtesse, Talbert lui
fit remarquer qu’il est “d’étiquette, et cela est consacré par gens d’un certain ordre, que
les nouveaux époux vont le lendemain de la célébration à l’Opéra, pour faire ratifier au
public leur contrat de mariage” (Lettre XXV, 262). Offusquée, la Vicomtesse refusa de se
prêter à cet usage qui blesse la pudeur d’une femme modeste exposée aux commentaires
d’une “certaine espèce.” Talbert rentra chez lui fort mécontent et appris de son valet
Bruno qu’Angélique avait reçu les marques de son souvenir avec une reconnaissance
infinie mais qu’elle était triste de ne pas l’avoir revu. Il se rend compte que son valet qu’il
a chargé de réconforter la jeune fille en lui donnant l’espoir d’une prochaine visite, est
aussi malheureux que lui
Ce Lundi Jour de Tribulations
Talbert qui accompagnait Hélène et la Vicomtesse à la Comédie eut la
désagréable surprise de partager la loge avec l’avare financier Lurzel, et crut un instant
revivre son tragicomique songe. Quoiqu’il parlât fort bas, il entendit son faible rival dire
à la Vicomtesse qu’il était trop heureux ; il soupçonna qu’elle avait du exalter la bonne
fortune que sa nièce faisait en l’épousant car l’avare Lurzel insinua que d’autres
personnes auraient songé à lui offrir les mêmes avantages et même au-delà. A ces
paroles, Talbert lui lança un regard qu’il aurait voulu semblable à la foudre et remarqua la
lâcheté de son rival. Fort troublé par les insinuations de l’avare Lurzel, Talbert reconnaît
223
qu’il ne serait pas embarrassé de l’expédier dans l’autre monde mais pense qu’il serait
fâcheux d’en arriver à cette extrémité sans avoir d’abord obtenu la victoire qu’il espère.
Mardi Jour de Faveur
Même pas un quart d’heure de tête à tête avec Hélène, se plaint Talbert, sauf à
leur retour de l’Opéra et il se remémore les sentiments de volupté et de pitié qu’il a
éprouvés successivement. La nuit était très sombre et le flambeau qui les éclairait derrière
la voiture a soudain disparu ; les clameurs confuses des valets et du cocher ont jeté
l’épouvante dans le cœur de la Vicomtesse et dans celui d’Hélène qui le supplia de voir
ce qui se passait. Sa main pressait la sienne sans qu’elle s’en aperçoive ; ce tendre
mouvement a charmé toutes les facultés de son être mais la vue du domestique d’Hélène
sans connaissance le tira de son extase. Il lui fit respirer des eaux qu’il avait sur lui mais
une femme, une “espèce d’arangère” lui conseilla d’utiliser du vinaigre. Il note qu’il
n’eut garde de la contredire ; “je connais trop le peuple” (Lettre XXV, 269). Animé par
un sentiment de pitié naturel à son cœur, il reconnut l’importance de cet accident pour se
présenter aux yeux de sa divinité comme un héros de l’humanité. Distribuant de l’argent
autour de lui pour que le laquais reçoive les meilleurs soins, il fut ravi d’entendre chanter
ses louanges devant Hélène: “le bon maître que ce seigneur, disaient les uns ! que cela est
charitable ! il est aussi beau qu’il parait bon, disaient les autres” (Lettre XXV, 270). Les
satisfactions d’être approuvé publiquement aux yeux de son adorable furent néanmoins
atténués par les souffrances du laquais. La Vicomtesse, remise de son évanouissement
après avoir compris qu’il ne s’agissait que de la chute d’un domestique, fit remarquer que
tous ces hommages grossiers étaient révoltants pour des oreilles chastes mais reconnut
224
que Talbert avait une belle âme. Profitant de l’obscurité et que sa tante était dans
l’impossibilité de les voir, il imprima un baiser de flamme sur les doigts d’Hélène
indignée. Une fois arrivé, il lui ravit un baiser sur ses lèvres de rose pendant que la
Vicomtesse quittait son manteau, et, sans lui laisser le temps de se fâcher, annonça qu’il
allait voir le laquais Chambéry, persuadé que cette bonté lui vaudrait son pardon. Le
baiser est “l’une des étapes de la séduction”21 et se réfère ici à l’amour passion. Ces
baisers volés n’ont aucune connotation érotique et sont un signe de rapport de force entre
dominant et dominée. Ils sont des actes manqués car ils ne sont pas le symbole de la
“communication de deux âmes”22.
Mercredi Jour d’Humeur
Ce jour-là, Talbert fut en froid avec Hélène qui lui a fait une méchanceté.
Lorsqu’il lui a offert un bouquet de fleurs, elle le prit dédaigneusement, tira la sonnette et
ordonna à un domestique qu’on le mit dans un vase, prétextant qu’elle ne pouvait en
souffrir l’odeur. Méditant que la Vicomtesse allait avoir la fureur de se montrer avec son
futur neveu dans toutes les baraques des boulevards, il devine que bientôt on allait le faire
aller au Fantoccini, le théâtre de marionnettes. Ironique, il apostrophe son ami: “Dis,
Mozinge, à ces lâches complaisances, reconnais-tu Talbert ? ” (Lettre XXV, 270).
21
Voir Michèle Bokobza Kahan, “Le Baiser Libertin.” Les Baisers des Lumières (Clermont-Ferrand: PU Blaise Pascal,
2004), 148.
22
Ibid., 155.
225
Jeudi Jour de Vengeance
C’est un bouquet artificiel que l’espiègle Talbert offrit à Hélène, avec une
indifférence qui parut si vraie qu’elle changea de couleur mais il prétendit de ne pas s’en
apercevoir. Il ne lui parla pas de toute la journée ni même portât ses regards sur elle
malgré l’horrible contrainte, certain qu’il fallait user de tous les expédients pour réduire
cette fière beauté qui s’offusque d’un baiser.
Vendredi Jour de Médiation
La chère dévote relata à Talbert, qui était allé rendre visite au laquais Chambéry,
toutes les larmes qu’Hélène avait déversées sur son sein et toutes ses plaintes sur son
caractère: son impétuosité, son manque de respect et son orgueil extrême. Elle lui
rapporta aussi toutes les louanges que les gens de la maison ne cessent de lui donner et lui
communiqua ses alarmes sur ce qu’elle a entendu dire à la Vicomtesse qui a l’intention
de chercher un hôtel plus grand pour pouvoir le loger. Celui-ci la rassura en lui disant
qu’il remarquera tant de défauts à tous les logements qu’il la déterminera à garder le sien.
Au surplus, il trouvera facilement le moyen de se brouiller avec la Vicomtesse et de s’en
séparer aussitôt la noce faite. Pour cela, il promit de chercher un logement de son côté
pour les loger toutes les trois convenablement et de la prier de venir le visiter dès qu’il
l’aura trouvé. L’anxieuse Sacy lui affirma qu’elle ne sera rassurée que lorsqu’il aura
signé le bail d’une nouvelle maison ; Talbert lui certifia de lui donner satisfaction avant
vingt-quatre heures et la pria de son côté d’engager sa cousine à lui témoigner moins
d’indifférence. Il la chargea de lui dire que son air de dédain le glaçait au point de ne plus
226
oser lever les yeux sur elle, qu’il était résolu de la revoir que lorsqu’elle aurait des
sentiments plus conformes à la circonstance. Il fera dire à la Vicomtesse qu’il est
indisposé mais qu’en bonne amie, elle saura l’interpréter dans son véritable sens à
Hélène. Satisfait de son plan et d’avoir su résister à la tentation de voir sa divinité, il se
retira.
Samedi Jour de Bienveillance
L’espoir revint lorsque la dévote Sacy lui fit dire qu’elle avait beaucoup de choses
à lui raconter. Elle lui appris qu’Hélène avait été très touchée par la bonté qu’il a eu
envers son laquais Champigny à qui il a promis une rente, et que son entretien avec elle
l’avait fait fléchir à son encontre. Elle le conduisit ensuite auprès d’Hélène qui lui sourit,
“oh ! du sourire de l’amour ! Tout le firmament brillait dans ses yeux” (Lettre XXV,
282). La Vicomtesse les a fait courir toute la journée chez vingt marchands d’étoffes. A
Talbert, qui lui avait remarqué qu’il était infiniment plus convenable de les faire venir,
l’orgueilleuse Vicomtesse lui révéla qu’elle prenait beaucoup de plaisir au spectacle de
l’empressement gauchement respectueux des commis de magasins auprès des femmes
titrées. Résigné, il ne trouva de plaisir que de voir les yeux d’Hélène consulter les siens à
chaque étoffe que sa tante paraissait lui destiner et lui dit qu’il voulait qu’elle porta le
lendemain du jour heureux une robe couleur de feu. En souriant gracieusement, elle fit
couper une robe dans la couleur qu’il lui avait conseillée.
227
Dimanche Jour Stérile
Jour maussade pour Talbert qui a dû garder la chambre parce que, comme tous les
dimanches, on est allé aux exercices de piété: “messe de paroisse, sermons, vêpres,
etc…” (Lettre XXV, 285). Le dimanche est un jour sans les plaisirs sensuels que lui
procurent la vue et la présence d’Hélène. La religion et sa pratique entravent le plaisir
hédoniste du libertin.
Lundi Jour d’Expédition
Talbert a acheté un nombre de choses précieuses qu’il a fait transporter à quatre
lieues de Paris dans le cabinet d’Yzès, célèbre solitaire qui ne sort de sa retraite qu’un
seul jour de l’année pour aller voir son ami qui est curé. Si bien que si l’on veut voir ses
différentes raretés, il faut profiter de son absence car il ne tolère aucun mortel dans sa
retraite lorsqu’il y est. Talbert demande à Mozinge de bien se rappeler ces détails
concernant un futur projet car le cabinet d’Yzès renferme toutes sortes de curiosités pour
lesquelles la Vicomtesse se sent passionnée, “c'est-à-dire tout ce que la nature et les
beaux-arts peuvent produire d’admirable pour l’œil connaisseur” (Lettre XXV, 287). A
sa grande joie, Hélène enfin lui a adressé des regards successivement fiers et affectueux
qui allument de nouveaux désirs dans son cœur.
Mardi Jour d’Illusion
Ce mardi, Talbert a été forcé de “parcourir différents hôtels pour satisfaire la
fantaisie de la Vicomtesse qui prétend avoir un logement comparable à celui d’un prince”
(Lettre XXV, 288) et, pour respecter sa promesse à la dévote Sacy, il leur trouva à tous
228
des défauts insupportables: l’exposition était désagréable ou le quartier était vilain.
Finalement la Vicomtesse en trouva un fort à son goût à cause de l’admirable distribution
et tenta de le persuader à s’y fixer. “On sera obligé de traverser dix pièces avant de
parvenir à celle que vous occuperez avec ma nièce. Il est décent que la chambre d’une
jeune épouse soit comme un asile sacré” (Lettre XXV, 289), dit-elle. Puis elle lui montra
une pièce où il pourra dormir lorsqu’Hélène…. Voyant qu’elle n’osait achever, il ajouta
“accouchera” en jetant un regard enflammé sur la jeune femme embarrassée à l’extrême.
Mais Talbert lui annonça qu’il refusera de quitter Hélène dans ces circonstances et fera
dresser un lit près du sien. Le soupir de la jeune femme exprima tant de sensibilité et de
modestie qu’il oublia un instant son sentiment d’antipathie pour le mariage. Pour plaire à
la Vicomtesse, Talbert lui laissa entrevoir qu’il choisira cet hôtel mais qu’il la priait de lui
permettre de chercher de son coté, et qu’il ne prendrait aucune décision sans son
agrément. Il conclut que cette journée fut la plus amusante qu’il ait passée depuis
longtemps.
Mercredi Jour d’Embarras
La berline de nouvelle invention est achevée et fonctionne à la satisfaction des
entrepreneurs. Seuls Cloucy et son valet, maître fripon, sont dans la confidence. Pour
tranquilliser la bonne de Sacy, Talbert a passé un nouveau bail ; il a “loué le plus joli
hôtel du monde” (Lettre XXV, 292) qu’il a fait visiter à la dévote.
229
Jeudi Jour de Représentation
Ce jour-là, la Vicomtesse donna un splendide diner où toute la famille de Talbert
fut invitée. Celui-ci se vante d’avoir joué son personnage à miracle malgré toutes les
questions et les promesses auxquelles il a été exposé:
On s’est d’abord occupé de quel grade honorable on pourrait solliciter la
faveur pour moi. Ensuite d’une place à la cour pour ma digne compagne.
Il y a même eu un combat d’empressement à qui la présenterait au roi.
Mes oncles et mes cousins ont dit avec enthousiasme qu’elle y serait
distinguée par sa beauté. (Lettre XXV, 293).
La Vicomtesse, submergée dans le torrent de louanges qu’on donnait à ses soins, se laissa
aller au fastidieux étalage de son attachement pour feu Monsieur le Vicomte, de son goût
pour les beaux arts, de son application à l’étude, de son amour pour tous les devoirs de
son sexe, et de sa prudence pour l’éducation de sa nièce. Pour convaincre de ce dernier
point, elle apprit à la Maréchale et à ses autres parentes qu’elle avait renvoyé la femme de
chambre d’Hélène qui était devenue enceinte après avoir promis qu’elle ne ferait pas
d’enfants tant qu’elle serait au service de sa nièce. Ses tantes, qui honorent profondément
la fécondité n’ont pas approuvé la Vicomtesse, au contraire, une fois seules avec Talbert,
elles affirmèrent qu’il n’y avait “rien de plus pitoyable que sa conduite et rien de plus
ridicules que ses scrupules” (Lettre XXV, 295-296), qu’il faudrait donc que les mères
éloignassent leur filles ainées dès qu’elles sont dans le cas de cette pauvre femme. Ses
bonnes parentes ont finalement découvert que le vrai motif était une vengeance
personnelle et ont fondé leur opinion sur l’absurde défense que la Vicomtesse avait faite à
cette femme de ne jamais faire d’enfants.
230
Vendredi Jour d’Aveu
C’est une Hélène rougissant à son approche que Talbert découvrit dans la
chambre de la dévote Sacy car elle s’entretenait de lui. Devant son insistance d’amant
impatient de savoir s’il était aimé, elle prétendit obéir sans murmure à sa tante. Confuse,
Hélène lui répondit: “je commençais à me flatter d’être heureuse et que vous étiez le
seul…. ” (Lettre XXV, 299) avant de se sauver auprès de sa tante, laissant à sa cousine le
soin de lui apprendre le reste. La dévote Sacy a continué les aveux “non en fille experte,
mais avec une simplicité et une ignorance de la chose qui ferait rougir tout autre qu’un
Talbert” (Lettre XXV, 300).
Fin du Journal.
Déçu, Talbert se plaint de ne pas avoir recueilli beaucoup d’aveux en quinze jours
d’assiduité, de sacrifices et de contraintes. Le sentier de la vertu est étroit et semé
d’épines mais celui du plaisir n’est guère plus commode, avoue-t-il.
Il regrette que Mozinge soit si loin et ne puisse pas apprécier “un chef-d’œuvre de
son invention, une galanterie dont il veut faire cadeau à Hélène ” (Lettre XXV, 299), une
allégorie:
C’est un cœur de diamant qui est sensé être l’image de celui d’Hélène ; il
est enchainé par l’hymen à un cœur de cire percé de mille dards ; et
l’amour qui est la figure la plus distincte, lance une flèche qui est supposée
ne pouvoir atteindre le cœur insensible de mon adorable. (Lettre XXV,
302).
231
La miniature sera placée au milieu de fleurs et Talbert est persuadé qu’Hélène sera
transportée de joie de l’opinion qu’elle croira qu’il a de ses sentiments car:
C’est la fureur des femmes de passer pour cruelles aux yeux de leurs
amants et pour les étourdir sur leurs faiblesses, il ne faut qu’avoir l’art de
les accuser d’inhumanité lors même qu’elles vous comblent de faveurs.
(Lettre XXV, 302).
A force de lui montrer des doutes flatteurs, Talbert est persuadé qu’elle finira par lui
donner des preuves de sa tendresse.
Dans une lettre de quelques lignes, Mozinge l’informe qu’il part précipitamment à
B**** retrouver son frère qui est gravement malade.
Le roué Talbert, qui a concocté avec son complice Cloucy l’odieuse manigance,
fait semblant d’être indigné par la conduite de la Vicomtesse qui est absente le jour ou le
contrat de mariage doit être signé en présence du notaire ; celle qui devait tenir lieu de
mère à la divine Hélène s’est laissé entrainer à une pure partie de curiosité. Sous
l’influence de Cloucy, elle est partie voir le cabinet d’Yzès alors que le contrat civil doit
être signé à quatre heures et que le lendemain à dix heures doit avoir lieu la cérémonie
nuptiale. Si ces deux importants projets ne s’exécutent pas, la Vicomtesse sera la plus
blâmable, proclame l’habile Talbert. Le libertin Cloucy a adroitement manœuvré et excité
sa curiosité, la persuadant que ce jour était le seul où le cabinet d’Yzès était visitable ; il
lui a promis qu’elle serait de retour pour le rendez-vous et lui a offert les chevaux, la
berline qui n’a roulé qu’une fois, et son postillon. Hélène, inquiète et mécontente, a fait
judicieusement remarquer que huit lieues prenaient du temps et qu’il en resterait peu pour
232
admirer toutes les choses. Devant les hésitations de la Vicomtesse, Cloucy lui a proposé
de mettre du Blézy de la partie ; Hélène n’a pas osé témoigner son mécontentement mais
il n’a pas échappé au perfide Cloucy. Talbert se prépare pour diner avec ses parents, bien
décidé à ne pas leur révéler l’équipée de la Vicomtesse mais compte bien au contraire
devancer l’heure du rendez-vous pour prouver sa bouillante impatience.
A neuf heures du soir, la Vicomtesse n’était pas de retour et tout se passa comme
il l’avait prévu. Dès le diner achevé, il tira sa montre deux fois en un quart d’heure et se
tourmenta sur sa chaise comme si elle était rembourrée d’épingles, devant sa famille qui
tenta de calmer son impatience. Ils trouvèrent la bonne de Sacy très embarrassée que la
vicomtesse et sa nièce ne soient pas rentrées. Les parentes de Talbert se sont toutes
regardées avec surprise :
L’ambassadrice qui est maigre a pincé les lèvres ; la maréchale qui est,
comme tu sais, grosse comme un éléphant, a soulevé ses bras courts ; ma
grand’tante a balancé la tête un peu plus fort qu’à l’ordinaire ; sa nièce la
petite marquise a plié les épaules en se les remontant jusqu’aux oreilles.
(Lettre XXVII, 312)
Tandis que les hommes se promenaient dans le jardin, Talbert déploya tous ses talents de
comédien en prétendant d’abord de ne pas tenir en place avant de se jeter dans un
fauteuil, abimé de douleur et de confusion. Puis devant les femmes de sa famille qui ne
cachaient pas leur indignation, il s’arracha furieux du fauteuil, alla se cogner la tête
contre le parquet de la cheminée, puis simula perdre la respiration par un transport de
colère étouffée. Enfin, il garda un morne silence qui augmenta le ressentiment et l’ennui
de ses illustres parentes qui ne tardèrent pas à se plaindre. A sa grande tante qui lui fit
233
remarquer qu’elle avait hâté son voyage de huit jours et sacrifier sa santé pour accélérer
le bonheur de son neveu, il répondit:
Ah ! Ma chère tante, c’est me plonger un poignard dans le sein, de me
retracer une bonté à laquelle on répond si mal ; vous m’en voyez
désespéré ; si vous pouviez concevoir les tourments de mon cœur déchiré
par vos justes plaintes et par l’inquiétude où je suis…. (Lettre XXVII,
318)
La Maréchale suspecta qu’on leur avait joué un tour. A la pauvre Sacy plus morte que
vive de voir sa fureur, Talbert se dit incrédule que la Vicomtesse ait osé lui faire un
affront de cette nature devant sa famille et lui demanda où elles étaient allées ; elles
étaient parties en poste avec Messieurs Cloucy et du Blézy. A huit heures, la Maréchale
et les autres parentes s’en allèrent, l’assurant que la Vicomtesse ne les verrait jamais plus
chez elle. Talbert leur avoua que s’il n’était pas aussi épris d’Hélène, il romprait avec sa
tante. Elles lui conseillèrent de réfléchir et de ne point s’allier avec une femme aussi
inconsidérée que ridicule et lui promirent qu’elles se chargeaient de lui trouver un parti
plus convenable à tous égards ; il les assura de faire tous ses efforts pour leur complaire.
Tout avait marché comme prévu sauf ce retard ; Inquiet pour Hélène, Talbert prévoit
d’étrangler Cloucy si quelqu’accident fâcheux était arrivé à son amante.
A son grand soulagement, Hélène est rentrée avec sa tante en parfaite santé,
“gémissant sans doute en secret ou dans le sein de la bonne de Sacy, de la malheureuse
partie qui avait éloigné la félicité qu’elle commençait à se promettre…” (Lettre XXVII,
319).
234
Ce fou de Cloucy, brisé de fatigue par l’épuisante journée, lui a écrit tous les
détails de l’exécution de cette fameuse journée.
Lorsqu’ils sont arrivés au cabinet d’Yzès, il était trois heures mais il leur a fait
croire qu’il n’était que deux heures ; le petit toutou avait oublié sa montre “en changeant
de chenille, de façon qu’on n’a pu contester” (Lettre XXVIII, 321). La Vicomtesse a été
ravie car tout était miracle et chef-d’œuvre selon elle et elle a fait remarquer
prétentieusement que rien n’était supérieur à cela sauf son cabinet. Seule la belle Hélène
gardait le silence. La Vicomtesse s’est enfin décidée de s’arracher à la contemplation “de
ce lieu de délice pour l’œil connaisseur” (Lettre XXVIII, 322) alors que sa nièce
changeait de couleur sans oser se plaindre lorsqu’elle a vu qu’il ne restait qu’une heure
pour le retour. Cloucy ordonna à son postillon devant elle de les mener ventre à terre sans
ménagement pour ses chevaux. Son laquais, pendant leur visite du cabinet, avait mené les
domestiques de la Vicomtesse dans un cabaret où ils avaient si copieusement bu qu’ils
n’étaient plus en état de s’apercevoir de la connivence de son postillon. Ce dernier les
mena “à fendre la nue,” soulevant des éloges envers Cloucy, mais un accident imprévu
survint. Selon leur plan, la tante d’Hélène devait tomber sur du Blézy et il s’était fait une
fête de voir le petit toutou à demi écrasé sous l’énorme poids de sa protectrice, et lui,
Cloucy, devait veiller sur la précieuse vie d’Hélène. Mais l’invisible fatalité fit que ce fut
Cloucy qui se trouva accablé sous le redoutable fardeau de la tante et du Blézy n’eut
d’autre charge que de garantir la nièce à qui il n’est rien arrivé. L’infortuné Cloucy était
pilé, foulé par une masse si lourde que le plus valeureux portefaix n’aurait pu en soulever
de terre la moitié. Ne pouvant remuer ni pieds ni pattes, il allongeait le col de toutes ses
235
forces pour éviter que le visage bourgeonné de la Vicomtesse toucha le sien. A ses cris, le
postillon redoubla la vitesse de la voiture qui ne versa pas comme prévu lors de leurs
essais. La tendre Hélène a imploré la clémence de Cloucy lorsqu’il prétendit passer son
épée au travers du corps du postillon pour le punir de l’accident. De son côté, celui-ci
joua si bien la comédie que Cloucy faillit éclater de rire. Finalement Cloucy fit demander
une voiture au nom de la Vicomtesse au château le plus voisin et marcha une lieue dans
un chemin diabolique, ce qu’il ne regrette pas puisque c’était pour empêcher son ami de
faire une bêtise. Il revint avec un carrosse coupé prêté par le Comte de ****. Cloucy ne
cache pas d’avoir tremblé en apprenant que la famille de Talbert venait juste de partir
lorsqu’il arriva avec la Vicomtesse ; la bonne étoile de Talbert l’a sauvé car celle-ci
annonça que même s’il avait “une couronne à offrir à sa nièce” (Lettre XXVIII, 329), elle
ne voudrait pas s’allier avec sa famille. Elle était pourtant au désespoir en arrivant d’avoir
manqué de si illustres personnes et ce n’est qu’après avoir appris les propos tenus en son
absence, recueillis par le perfide Cloucy auprès de la naïve Sacy, qu’elle changea d’avis.
Perfide, il enflamma à son gré le courroux de la formidable tante, affectant des réticences
qui donnaient à entendre beaucoup plus qu’il ne semblait vouloir en dire. Il la persuada
qu’on avait tenu des propos outrageants sur son compte et tourner en ridicule sa passion
pour les beaux-arts mais que rompre allait porter Talbert au désespoir.
Pour la deuxième fois, Talbert est banni de chez la Vicomtesse et Cloucy lui
conseilla d’envisager un hymen clandestin.
Mozinge est persuadé que Talbert va ravir Hélène “à sa famille par un
enlèvement” (Lettre XXII, 209) et flétrir sa réputation par une telle audace. Une fois de
236
plus, il l’implore à nouveau de la respecter. Il ne comprend pas qu’il ait pu causer autant
de chagrin à celle qu’il prétend aimer. Sa lettre est brève car son frère est toujours en
danger et il court à son chevet car on l’appelle.
Une fois de plus Talbert se dit affligé par la nouvelle mais se réjouit d’être sauvé
du déluge de ses tristes réflexions. Cloucy ne lui a donné que quinze jours pour arranger
un mariage secret et il est toujours dans l’incertitude après huit jours. Il écrit à Hélène
pour lui dire son désespoir qui lui répond qu’elle est obligée de se soumettre mais qu’elle
espère une réconciliation avec sa tante. Elle promet de ne jamais contracter d’autres
engagements.
Talbert est touché de cette promesse et en est charmé mais ce n’est pas suffisant
pour quelqu’un dévoré de désirs, tout juste bon pour des “héros de l’Astrée” (Lettre
XXX, 342). Il avoue qu’il ne peut toucher la main d’une femme sans que ses sens en
soient repoussés en songeant que ce n’est pas Hélène. Dans une lettre, la bonne de Sacy
lui parle de son faible cœur accablé par la ruine de ses plus chers désirs. Elle a trouvé le
matin même sa cousine en larmes. Talbert l’implore de reprendre espoir, que tout n‘est
pas perdu, qu’Hélène n’est retenue que par une obéissance dont l’injustice de la tante la
met en droit de s’affranchir. Il lui demande son consentement et celui d’Hélène pour
achever les préparations nécessaires pour leur union, qu’avant quinze jours ils seront tous
logés à l’hôtel de ***, dont il la prie de venir voir immédiatement l’agréable distribution.
La réponse n’est toujours pas arrivée.
237
La deuxième partie s’achève sur une exclamation de Talbert: “Grand Dieu ! Juste
Ciel ! Hélène est disparue” (Lettre XXXI, 348).
Troisième Partie
Talbert a découvert la retraite d’Hélène grâce à la bonne de Sacy qui lui a raconté
que la veille au soir la Vicomtesse était sortie fort tard avec sa nièce et qu’elle était
revenue seule. Malgré les précautions qu’avait prises la tante, c’est par le cocher qui les a
conduites à l'Abbaye de ***, qu’il apprend ce qu’est devenue Hélène ; la tendre
tourterelle est enfermée dans le pieux colombier. Talbert est persuadé que pas une femme
est assez raisonnable pour résister à l’appât d’un nœud clandestin:
Ces tendres créatures craignent plus la gêne du cœur que celle de la
personne ; car qu'un amant aimé les renferme dans la plus absolue
solitude, elles n'en gémissent point : au contraire, elles font leurs délices
de ne s’occuper que de l’objet de leur tendresse. Mais qu'un mari ou un
parent prétendent leur interdire la vue d'un courtois Chevalier, la pensée
les suit dans tous les lieux où on les suppose ; si bien qu'à la fin le corps se
trouvant invinciblement soumis aux mouvements du cœur, il devient
complice de ses faiblesses. (Lettre XXXII, 5)
Hélène, pense-t-il présomptueusement, toute fière qu’elle est, sera persuadée dans son
orgueil blessé, que c’est “fermeté d’âme et une vengeance digne de son noble courage
que de se choisir un maître, or ce maître ne peut être que le généreux, l’humain monsieur
Talbert” (Lettre XXXII, 6).
D’autre part, Talbert a profité de ces huit jours de retraite pour faire dire à
Angélique par son valet Bruno, fort mécontent de cette commission, qu’il était malade et
même très malade de chagrin du mariage que sa famille le contraignait à faire.
238
Mozinge annonce qu’il vient de perdre le plus chéri et le meilleur des frères. Son
chagrin est immense ; il se prépare pourtant à l’évènement le plus intéressant de sa vie,
sans qu’il lui soit même permis d’y songer.
Talbert se demande quel peut bien être cet événement si intéressant qui se prépare
et reproche à son ami de passer sa vie dans les privations, les gémissements et les larmes.
Quant à lui, il s’enorgueillit de suivre son penchant au plaisir et de ne jamais se laisser
accabler par les revers. La seule chose qui pourrait l’accabler serait la mort des deux
seules personnes qui lui sont chères: Mozinge et Hélène.
A sa grande déception, la bonne de Sacy est malade. Il avait prévu de l’utiliser
pour l’aider à voir Hélène dans son couvent à l'insu de la Vicomtesse et s'informer des
raisons de sa captivité. Avec une pointe d’ironie, il annonce que la chère dévote est
malade depuis l’exil d'Hélène car “son cœur frappé d'une sainte affliction a succombé
malgré sa confiance au Seigneur” (Lettre XXXIV, 15). Furieux de ce contre temps, il
invente un stratagème amoureux qui rendit le calme à son esprit, et même la joie à son
cœur ; car rien ne le flatte plus que l’invention d'un stratagème amoureux car “il n'est
point de lieu, point d'asile, quelque sacré qu'il soit, où l'amour ne trouve moyen de
pénétrer” (Lettre XXXIV, 15).
C’est sous le masque de l’hypocrisie, c’est à dire déguisé en colporteur de livres
pieux, que l’espiègle Talbert se présenta au couvent où son amante est séquestrée, sans
que la vieille mégère de mère Saint Maur devina que le misérable colporteur aux besicles
qui demanda à parler à Hélène de la part de sa très honorée tante la Vicomtesse, était
239
l'intrépide Talbert, “un vrai croqueur de femmes” (Lettre XXXIV, 17). Dans les
Mémoires du Comte de Comminge (1735) de Madame de Tencin, c’est l’héroïne qui
enfile l’habit de moine pour vivre auprès de son amant dans l’abbaye où il s’est retiré
pour pleurer celle qu’il croit morte.
Méconnaissable et défiguré à ses propres yeux, Talbert portait ce jour-là un habit
cannelle couvert de boue, une veste de Callemandre rouge et des culottes de même étoffe
bleue, une perruque couleur de queue de vache et un chapeau dont la corne de devant
était si longue qu'elle toucha dix fois au travers de la grille le charmant visage d’Hélène.
Et s’il gardait son chapeau en présence d’une divinité et d’une vénérable duègne, c’est
que ses bésicles ne tenaient qu’avec le secours du chapeau. La mère Saint-Maur fut
extasiée d’apprendre que le pitoyable colporteur:
Gagne de quoi subsister très misérablement, parce qu'il ne vend que des
livres de dévotion, et que quel qu’indigent qu'il soit, il promet à Dieu de
ne jamais entreprendre le commerce de ces licencieuses brochures qui
corrompent la jeunesse, et entretiennent le goût du vice dans les vieillards;
quoiqu'en vendant ces sortes d'ouvrages, il fît plus de profit en un jour,
qu'il n'en fait en une année ; il a trop de religion pour préférer sa fortune
au repos de sa conscience. (Lettre XXXIV, 18-19)
Malicieux, Talbert s’exclame: “Ha……. Ha…..ha la conscience d’un colporteur, qu’en
penses-tu Mozinge?”
Sous l’effet de l’émotion lorsqu’elle le reconnut sous son déguisement, Hélène
rougit et ses mains tremblèrent en prenant les livres de dévotion des mains de son
intrépide amant. La Vicomtesse avait donné des ordres très stricts pour que sa nièce ne
parlât qu’à ceux venant de sa part ; Hélène n’est dans la pieuse cage que par obéissance,
240
réalise Talbert ; il a surpris ses regards si favorables et même si flatteurs, malgré son
grotesque déguisement, qu'il se croit sans présomption passionnément aimé. Les
obstacles ajoutent du charme à sa beauté, mais il se promet pourtant que jamais l’hymen
ne liera son sort, c'est bien assez, et trop pour son malheur, que l’amour ait asservi son
âme.
Comme il partait, Mère Saint-Maur lui demanda de lui procurer à bon marché les
Soliloques de St. Augustin et insista pour qu'ils ne lui coûtent presque rien car elle n’est
pas riche, soulignant qu’elle n’a qu'une petite pension et que les autres dames ont été
mieux traitées de leurs parents qu’elle. Les petites douceurs dont elle a besoin dans son
état, le sucre, le café et le tabac, la ruinent. Complaisant, Talbert lui proposa de lui
apporter des livres sans qu’ils lui coûtent une obole ainsi que du café et du tabac de
contrebande. Au dix-huitième siècle, le café et le tabac à priser sont des produits de luxe
et sont fortement taxés, c’est pourquoi la contrebande est largement utilisée. Dans les
couvents, les religieuses vivaient selon leur rang. Les plus fortunées disposaient de
cellules confortablement aménagées, vivaient selon leur rang et prenaient leurs repas à
part. Notons aussi que “les filles prenaient rarement le voile par pure dévotion, mais
plutôt à l’initiative de leurs parents”23. Reconnaissante, Mère Saint-Maur lui promit de ne
pas l’oublier dans ses prières pour le rétablissement de ses yeux.
Talbert, qui prétendit ne pas bien voir, utilisa le double langage du persiflage pour
la remercier de ses prières:
23
Elisja Schulte Van Kessel, “Vierges et Mère entre Ciel et Terre. Les Chrétiennes des Premiers Temps Modernes.”
Histoire des Femmes en Occident III. XVIe-XVIIIe Siècle, (Paris: Perrin, 2002), 193.
241
Oh ! Que je vous aurais d'obligation, Madame, si j'avais le bonheur
d'obtenir une chose que je désire depuis si longtemps; (je regardais ma
charmante qui rougit jusqu'au fond des yeux) ma guérison me mettrait en
état d'exercer un talent que j'ai. (Lettre XXXIV, 27)
Avant de le quitter, la mère Saint-Maur lui rappela qu’à sa prochaine visite, elle lui
donnera un catalogue des livres qu’elle veut, ainsi que la quantité de café et de tabac qu'il
lui faut.
Indigné par tant de bassesse, Talbert interpelle Mozinge:
N'es-tu pas frappé, ou plutôt indigné de la turpitude des faibles humains, et
de l’invincible pouvoir de cet intérêt personnel ; c'est un vaste champ pour
un moraliste chagrin, de voir une âme pieuse donner les plus grands éloges
à la probité, exhorter à la crainte de Dieu, et saisir avec avidité l’occasion
de profiter des avantages de la fraude. (Lettre XXXIV, 29)
L’ironie subversive de Talbert permet de mettre en relief la mesquinerie de la religieuse.
D’autre part, Talbert se plaint de la fierté trop sévère d’Hélène ; tout disait en elle
qu'elle était touchée de son stratagème et de l'excès du sentiment qui l'y avait porté mais
son orgueil ne lui a pas permis de s’en rendre complice. Sa réserve l'offense mais lui
prête de nouvelles armes contre elle. Il espère un hymen clandestin pour suppléer au
mariage auquel la Vicomtesse à si raisonnablement mis obstacle:
Grâce à la forme de nos mœurs, que je maudis en ce point, le mariage est
l’aimant des femmes. Cela est si vrai, qu'il est indifférent pour un mari,
que celle qu'il recherche ait un cœur d'airain, de cire ou de fer ; il est
toujours écouté, pourvu qu'il parle d'épouser. Beau privilège, parbleu ! De
ne jouir des faveurs d'une belle que lorsqu'un contrat lui ôte le droit de
nous les refuser. (Lettre XXXIV, 32)
242
Mozinge reconnait que les privations sensuelles sont coûteuses, mais lorsqu’elles sont
imposées par la conscience et l’humanité, elles deviennent autant de jouissances pour
l’âme. Il implore Talbert de revenir à l’honnêteté pour lui éviter des mortifications et des
tourments dans l’avenir. A ses yeux, Hélène a eu raison de ne pas s’associer à sa
fourberie et il doute qu’elle ne consentit jamais à ne contracter qu’un engagement aussi
solennel que celui d’un mariage.
Les plans de Talbert sont bouleversés ; la bonne de Sacy est toujours malade.
Entre temps, il a donné du tabac et du café à la mère Saint-Maur à moitié moins de sa
valeur. Loin d'être étonnée de cette exorbitante diminution, elle remercia le ciel d'un si
bon hasard et le combla d'éloges et de promesses. Inquiet à la pensée que la Vicomtesse
pourrait être instruite des visites du pieux colporteur, il avoua à la religieuse que les livres
ne venaient pas d’elle mais d’une autre parente qui trouvait qu’elle avait mal élevé sa
nièce dont l’esprit était rempli de romans.
Mère Saint-Maur, que le bon marché qu'elle venait de faire avait rendu plus
conciliante, et qui s'interrompait à chaque moment pour respirer ce qu'elle nomme ses
petites douceurs, acquiesça de ne pas révéler à la tante d’Hélène les visites du pauvre
colporteur. A Hélène, il avoua que c’était sa tante la Maréchale qui lui envoyait les livres.
Mère Saint Maur l’accusa néanmoins d’avoir menti, car “de tous les vices qui
déshonorent l’homme, il n’en est point d’aussi odieux que celui du mensonge” (Lettre
XXXVI, 44). Le pauvre colporteur prétendit avoir voulu épargner de l’inquiétude à
Mademoiselle Hélène ; la religieuse l’accusa de n'en être pas moins criminel au tribunal
de Dieu, devant qui les motifs humains ne pallient point les fautes comme aux yeux des
243
hommes. Malgré son manque de probité, la religieuse lui fait la morale alors qu’elle vient
d’accepter de la marchandise de contrebande. Ceux qui font la morale aux autres ne sont
pas ceux qui sont les plus honnêtes moralement:
Souvenez-vous qu'il ne faut jamais mentir, fût-il question de sauver la vie
à quelqu'un. -- O ciel ! Vous me faites trembler, Madame, pour mon ami
qui m'a vendu le café et le tabac que je vous ai apportés ; car, il a dit plus
de mille mensonges, pour se tirer de la griffe des commis, lorsqu'ils
voulaient le fouiller. — C'est un homme damné, cela est certain, à moins
qu'il n'expie ses péchés avant de mourir. (Lettre XXXVI, 45)
Talbert plaida habilement la cause du prétendu contrebandier qui n’a pas d’autres
ressources pour vivre depuis sa plus tendre jeunesse et pria pour que Dieu lui accorde sa
miséricorde. Continuant sa leçon de moralité, Mère Saint Maur lui affirma qu’il ne fallait
pas y penser, qu’il était exclu du nombre des élus, que c’était “un proscrit,” et qu’il n’y
avait que “les galères ou l’échafaud, qui puissent peut-être lui inspirer un sincère
repentir” (Lettre XXXVI, 47).
Talbert rend la religieuse complice de la malhonnêteté du soi-disant contrebandier
mais elle ne saisit pas l’allusion. A nouveau, il utilise le persiflage en lui adressant un
discours dont elle ne comprend pas le sens véritable. Narquois, il lui avoua avoir sa
conscience troublée et ne plus pouvoir continuer d'acheter du tabac et du café de
contrebande. Par contre, lorsqu’il s’agit de ses intérêts personnels, la religieuse n’hésite
pas à enfreindre les lois de la morale ; elle insista: “Hô, pardonnez-moi, vous le pouvez,
et je vous prie de m'en procurer toute l’année. Au reste, je consulterai le cas avec mon
directeur ; et s’il m’autorise, comme je n’en doute point, vous agirez avec plus de
244
conscience” (Lettre XXXVI, 47). Le dialogue entre le libertin et la religieuse dénonce
l’hypocrisie et la turpitude de certains religieux.
Cloucy sur lequel il comptait pour remplacer la crédule dévote qui est malade, est
à dix lieues de Paris, auprès d'un vieil oncle qui se meurt et de qui il doit être l’héritier.
Talbert est révolté par sa lettre et demande à Mozinge de lui écrire pour le faire rougir de
certain trait d’inhumanité qu’il ne peut lui pardonner.
Le scélérat Cloucy raconte comment, sous le masque de l’hypocrisie, il trompe
son oncle mourant sur son véritable caractère. Il se voit déjà revêtu des titres, et couvert
de la précieuse enveloppe d’héritier bien que l’héritage fut destiné à un fils naturel que la
chaste gouvernante prétend avoir eu des familiarités de son oncle. Dans la société
préindustrielle, note Elias, la richesse la plus considérée était celle qu’on avait acquise
sans travailler, pour laquelle on n’avait pas besoin de travailler, autrement dit la richesse
reçue en héritage, surtout les rentes provenant de domaines hérités (56). Cloucy a d’abord
gagné les domestiques par des présents, puis obtenue le renvoie de cette nouvelle Agar.
Lui qui dans la vie dissipe sa fortune entre le jeu, la table et les femmes, exige qu'on ne
lui servît que des légumes pour nourriture et que de l’eau pour boisson, sous prétexte que
sa santé l’assujettit à ce régime depuis plusieurs années. Son oncle, impressionné par sa
conduite, remercie le ciel qu’il soit venu effacer les mauvaises impressions que les
discours des méchants avaient fait sur son cœur. Cloucy a même eu l’occasion de se
justifier sur le chapitre du libertinage en prétendant devant son oncle que son fermier, qui
ne peut pas payer son fermage et demande un délai, a envoyé sa fille qui est très jolie
pour le séduire par ses larmes. Il prétendit avoir échappé à la tentation sous prétexte de
245
prendre soin de l’argent de son oncle. Cependant, lorsque celui-ci a des crises
d’étouffement, Cloucy pousse des gémissements et des sanglots tout en espérant tout bas
qu’il va expirer. Il fait des projets lorsqu’il sera héritier et compte que deux ou trois
violentes crises suffiront à l’oncle pour le faire passer dans la barque à Caron.
La conduite de Cloucy pour de vilains motifs d’intérêt le fait haïr à Talbert qui
décide d’envoyer son fidèle Bruno porter la somme du fermage au malheureux fermier.
C’est spontanément, par généreuse compassion et sans arrière-pensée, que Talbert agit,
alors que dans Les Liaisons Dangereuses, c’est pour impressionner la vertueuse
Présidente de Tourvel que le libertin Valmont décide de verser la somme au collecteur,
lorsqu’il apprend qu’on devait saisir les meubles d’une famille entière qui ne pouvait
payer la taille. Pourtant, lorsqu’il se vit entouré de cette famille prosternée à ses genoux,
ses yeux se sont remplis de larmes, et il sentit en lui un mouvement involontaire mais
délicieux (Lettre XXI, 60-61).
Son valet Bruno qui avait disparu revient avec une lettre d’Angélique pleine de
vanité qui fait dire à Talbert qu’il “n’y a rien de si ridicules que les sentiments échafaudés
de ces espèces,” qui traitent avec tant de mépris leurs parents et leur situation (Lettre
XXXVI, 66). Elle lui écrit qu’elle a refusé de se marier à un gros marchand de la rue
Saint Honoré car elle ne veut pas épouser un homme du commun. Talbert n’est pas
étonné “si tant de gens se plaignent de leur état. C’est que toutes les mauvaises têtes
voudraient ce qu’elles n’ont pas, et que presque personne ne sait honorer la condition où
le hasard l’a placé (Lettre XXXVI, 72). Il est persuadé qu’Angélique pense que sa
magnanimité le rendra cent fois plus passionné et le portera par un excès d’amour et de
246
reconnaissance à l’épouser. Après réflexion, il renonce à la séduire car sa vertu ne lui
parait être que l’effet de son ambition.
Le sage Mozinge admet que la conduite de Cloucy est horrible et qu’on ne peut
que le mépriser, mais il se réjouit du mouvement d’humanité que son injustice a soulevé
chez Talbert. Il lui reproche toutefois de voir distinctement l’inhumanité de Cloucy mais
de ne pas distinguer la sienne ; de concevoir les pleurs de la jeune paysanne alors qu’il
reste insensible à ceux d’Hélène ; que, quelqu’infâme que soit son projet, il se croit plus
excusable que Cloucy dont les motifs lui paraissent vils, alors que les siens lui semblent
naturels. En philosophe, Mozinge reconnait que “notre conscience nous fait blâmer les
vices des autres mais nous cache l’horreur de nos propres fautes” (Lettre XXXVII, 76). Il
annonce qu’Euphrosine est libre mais qu’il ne l’est plus à cause des engagements pris
envers la famille infortunée de son frère mort (Lettre XXXVII, 79). La possession
d’Euphrosine serait son bonheur mais nuirait à ses enfants et à ses propres neveux même
si son mari avait conçu avant de mourir le souhait de les voir s’unir.
Talbert ne comprend pas les hésitations de son ami et se dit vexé qu’il ait refusé
d’accepter de partager sa fortune. Il vient de recevoir la visite de la dévote Sacy qui lui a
énuméré tous les chagrins que son altière parente lui causait. Sachant que rien ne soulage
tant une femme que de paraître s’affliger avec elle, il pleura et même pleura plus
amèrement qu’elle, espérant bien qu’elle rapporterait le témoignage de sa sensibilité à
Hélène. Il joua si bien la comédie que la crédule Sacy lui offrit tous les services qu’il
pouvait désirer d’elle ; il la persuada qu’elle ne pourra approcher Hélène au couvent
qu’en s’annonçant comme l’épouse du misérable colporteur. Après bien des hésitations, il
247
fut décidé qu’elle se déguiserait chez lui et Talbert lui proposa de lui servir de valet de
chambre. Elle refusa, quoiqu’au fond son amour propre en fut extrêmement flatté, penset-il. Elle aurait dû penser qu’elle serait plus en sureté avec le voluptueux Talbert, qu’une
sultane ne l’est avec le gardien de sa vertu. Il a remarqué “qu’une femme, en pareil cas,
quelque laide qu’elle soit, se flatte qu’elle peut inspirer des désirs, et se plait à faire croire
qu’elle ne veut pas exposer sa personne aux regards d’un homme” (Lettre XXXVIII, 91).
Il fut donc exclu de sa toilette ; pendant ce temps-là, il chercha dans sa bibliothèque les
livres pieux qu’il avait achetés vieux pour que la Sacy croie qu’il les lisait et que mère
Saint Maur ne fut point étonnée de la modicité du prix. Il lui conseilla de ne lui demander
qu’une demi-pistole pour tous ces ouvrages pieux et d’en faire l’aumône au premier
pauvre qu’elle rencontrerait. “Ce Cher Monsieur Talbert a une humanité qui me pénètre
d’admiration ! Ce sont vos vertus et la droiture de vos intentions qui lèvent les scrupules
de ma conscience” (Lettre XXXVIII, 94) s’écria la naïve Sacy devant Talbert amusé. Il la
chargea aussi de persuader Hélène de consentir à sortir du couvent car l’usage n’autorise
pas la mère écoutante à rester lorsqu’il n’y a que des femmes. La dévote revint au bout de
deux heures et lui apprit que l’avare Lurzel avait demandé Hélène en mariage et que la
Vicomtesse avait dit à sa nièce qu’elle serait condamnée à une retraite éternelle pour
avoir refusé de l’épouser ; Hélène assura sa cousine qu’elle serait inébranlable et jamais
ne l’épouserait. Rien de plus véridique pour l’imaginatif Talbert qui se charge de dresser
un obstacle invincible à ce mariage. Pour cela, il n’attend que le retour de l’avare Lurzel
qu’on a emmené et qui certainement retardera son voyage par ladrerie puisqu’il n’a ni
voiture ni chevaux à lui sous prétexte que cela donne trop d’embarras ; il prend un
248
carrosse de remise pour certaines circonstances, et cela ne lui arrive pas un tiers de
l’année. Une personne a même assuré Talbert qu’en allant à la campagne, il l’avait trouvé
sur la route à pied alors qu’un fiacre ne lui demandait que trois livres pour se rendre à
Paris. Non seulement il est d’une avarice sordide mais il est très vain et fort entiché de sa
noblesse dont il est mal pourvu, et qu’il “se flatte d’acquérir en s’alliant à une famille
illustre” (Lettre XXXVIII, 98). Et Hélène est si belle, ajoute Talbert, qu’Harpagon luimême aurait sacrifié les beaux yeux de sa cassette pour un seul de ses regards. Ce qui ne
l’étonne pas puisque lui-même vit bien depuis un an de désirs et d’espérance.
Hélène est flattée de tout ce qu’il a imaginé pour la voir mais refuse un mariage
secret. Ce qui n’embarrasse pas le rusé Talbert qui envisage d’abord de faire perdre à
l’avare Lurzel le goût de l’hyménée. Il prévoit aussi d’engager le révérend père Brifaut,
ce qui ne pourra que réjouir la dévote Sacy qui, sous la forme de Madame Philippe, la
femme du pauvre colporteur, a rencontré Hélène qui a fait demander à Talbert de ne plus
revenir par crainte d’être décelé devant mère Saint-Maur.
Le libertin Talbert une fois de plus ne se reconnait plus ; cette fille adorable a
opéré chez lui un prodigieux changement, il ne lui manque plus que de vaincre son
aversion pour le sacré lien et de l’amener à l’épouser. “Ah ! Si je prévoyais jamais être
capable de cette faiblesse, je me poignarderais sur l’heure” (Lettre XXXVIII, 102)
s’exclame Talbert qui veut que la superbe Hélène reconnaisse le pouvoir de son
vainqueur. Madame Benoist se moque de la prétention des hommes lorsqu’elle emploie
un lexique lié à la domination masculine: maître, vainqueur, et seigneur.
249
Généreux et ami fidèle, Talbert reproche à nouveau à son ami Mozinge de ne pas
jouir du bonheur qui lui tend les bras et d’avoir refusé l’offre qu’il lui a faite de profiter
de ses grandes richesses.
Mozinge et Euphrosine sont libres et les lois divines et humaines ne pourraient
condamner leur union, mais un sentiment supérieur à ces mêmes lois, incompréhensible à
Talbert, leur défend de suivre le penchant de leur cœur. Dans ce passage, Madame Benoit
exploite le rôle de la prédestination que professe la doctrine janséniste dont nous avons
parlé au chapitre précédent. Une fois de plus, Mozinge exhorte son ami à renoncer à son
complot et s’inquiète de savoir ce qu’il peut bien fomenter contre le financier Lurzel. Il
voudrait ne l’avoir jamais connu quand il réfléchit à sa perversité et aux alarmes qu’il lui
cause (Lettre XXXIX, 114-115).
Talbert lui répond que ses prétendus travers sont essentiels aux charmes de sa vie,
parce qu’ayant la fureur et l’espérance de le convertir, cette perspective le soutient et
réveille sans cesse son charitable zèle, que:
La préférence exclusive, que chaque homme a pour lui-même, nécessite,
pour ainsi dire, à trouver perpétuellement des défauts dans autrui ; il
condamne son semblable en raison des perfections qu’il s’attribue ; et les
louanges qu’une vertu imminente nous arrache, sont comme une portion
de nous-mêmes dont l’orgueil croit gratifier celui à qui il ne peut les
refuser. (Lettre XL, 117-18)
Talbert se moque de cette fanatique vertu qui trouve toujours de nouvelles raisons pour
s’opposer à leur bonheur. Le prétexte que les enfants d’Euphrosine seraient moins riches
et qu’ils haïraient leur mère de leur donner des frères qu’ils ne regarderaient que comme
250
des étrangers, est un raisonnement qu’il trouve ridicule. Libertinage et libertin se
dissocient des philosophes, note Nagy, bien que les vrais libertins, ceux du grand monde
comme le colonel Talbert, affichent des idées philosophiques ; autrement ils ne seraient
que des débauchés (26).
Selon les désirs d’Hélène, le révérend père Brifaut a entrepris des démarches pour
réconcilier la famille de Talbert avec l’orgueilleuse Vicomtesse qui faillit s’étouffer de
colère en apprenant que la Maréchale exigeait une visite d’elle en forme d’excuse. La
naïve Sacy est déçue et voit dans un mariage secret la solution inévitable ; Talbert la
chargea de convaincre Hélène de l’accepter et proposa que la bénédiction nuptiale fût
faite par le père Brifaut, un si saint homme. La Chère dévote promit de tout employer
pour obtenir le consentement d’Hélène qui s’y refusa puisque son intention était d’écrire
à Lurzel pour l’engager, par un sentiment de générosité, de persuader sa tante qu’il ne
voulait plus l’épouser. Talbert prétendit approuver cette idée et renvoya la dévote Sacy
prévenir Hélène que Lurzel était absent pour huit jours, et lui dire que dès son retour sa
cousine lui porterait elle-même la lettre. Lurzel revint, dans un carrosse de Talbert, que sa
sordide avarice lui fit accepter. Talbert, qui avait manigancé son retour en carrosse avec
un ami complice, lui rendit visite le soir même. Après l’avoir contraint à admettre qu’il
n’avait pour Hélène que de l’estime et de l’amitié, et qu’il n’avait jamais demandé sa
main, il l’obligea, l’épée à la main, à écrire une lettre affirmant qu’il renonçait à jamais à
toute prétention sur son cœur et sa main ; en tremblant, le lâche Lurzel “signa sans hésiter
le monument de sa honte” (Lettre XL, 145).
251
Le valet Bruno, devenu amoureux à en perdre l’esprit de la belle Angélique, a
demandé à Talbert la permission de lui dire qu’il ne songeait plus à elle et qu’elle pouvait
en favoriser un autre. Sachant que son maître la conservait pour ses plaisirs, il n’a même
jamais osé l’embrasser. Il ajoute: “plus je vois qu’elle aime monsieur, plus j’ai envie de
l’avoir pour ma femme” (Lettre XL, 151). De même que Madame de Lafayette, Madame
Benoist suggère que c’est lorsqu’une femme est inapprochable ou qu’un autre homme la
convoite qu’elle inspire un amour passionné. Bruno voudrait soulager Angélique de ses
tourments, ce qui épargnerait à son maître de nouveaux mensonges. Mais Talbert,
malheureux et insatisfait, est bien décidé à ce que son valet subisse la même dure loi que
lui-même et qu’il endure les mêmes souffrances.
Talbert est sans nouvelles de la maudite Sacy qui “dilate son cœur aux pieds des
autels” (Lettre XL, 155).
Dans l’espoir de toucher le cœur de Talbert, Mozinge lui raconte une scène dont il
a été témoin à l’institution La Bonne Œuvre, créée par le chaleureux Monsieur Walmon,
où les enfants de parents pauvres y apprennent l’amour du travail. Ce jour-là, le jeune
Joseph, dissipé et paresseux, est reparti sans argent, pleurant et demandant pardon car son
père malade et sa mère n’ont rien pour subsister. De connivence avec ses parents,
Monsieur Walmon, après avoir tout essayé, avait espéré mieux réussir en le prenant par la
sensibilité. Mozinge est convaincu que “le ressort de l’amour-propre, habilement
employé, joint à celui de l’intérêt, est le plus puissant véhicule pour élever les hommes à
l’amour du bien” (Lettre XLL, 168). Dans une lettre, Euphrosine lui a fait part de sa
profonde détresse ; deux de ses fils sont morts et les jours du troisième sont menacés. Elle
252
le remercie de sa respectueuse conduite, mais se demande avec inquiétude si elle n’est
que le reflet de son indifférence. Elle ne voit plus rien “d’intéressant dans l’univers que le
souvenir de celui” qui lui a paru digne de sa “plus haute estime” (Lettre XLL, 176).
Mozinge trouve inutile de recopier à son ami sa réponse à Euphrosine et se dit épouvanté
du violent empire que cette conjoncture redonne à l’amour sur son cœur. Entre temps, il a
revu Monsieur Walmon et ensemble ils sont allés visiter la famille du jeune Joseph.
Monsieur Walmon a une sœur qui est une femme d’un génie supérieur. Son esprit et sa
beauté, et surtout ses galanteries, l’ont rendue très célèbre dans sa jeunesse mais à présent
elle répare le scandale de sa conduite en employant toute sa fortune et son temps au
soulagement des pauvres. Elle a créé une maison semblable à celle de son frère mais pour
les jeunes filles.
Cette fois ci, c’est Talbert qui critique Mozinge pour son inhumanité envers
Euphrosine qui a témoigné la crainte que son respect ne soit que le résultat de son
indifférence. Il lui reproche de la fortifier dans ses sentiments et de la laisser
inhumainement dans ses apparentes dispositions, la forçant par-là à se reprocher ses
tendres mouvements et l’inutilité de sa démarche. Entre temps, la Vicomtesse a rendu
visite à Hélène ; elle veut tirer vengeance de l’arrogante proposition de la Maréchale en
donnant à la famille de Talbert la mortification de refuser son alliance ; Hélène devra
épouser le financier Lurzel dans huit jours ou se faire religieuse ; prétextant qu’il
“s’agissait de leur gloire” (Lettre XLLII, 204). Hélène, pour se tirer d’embarras, demanda
un mois de réflexion ; la vicomtesse ne lui accorda que quinze jours. Cette dernière eut
un entretien avec les religieuses qui, depuis ce jour, ne cessent de persuader Hélène de
253
choisir le cloître plutôt qu’un mari ; “elles exagèrent traitreusement les douceurs de leur
état” (Lettre XLLII, 206), se plaint Hélène, qui a assuré sa chère cousine qu’elle avait un
éloignement invincible pour la vie monastique (207). Avant de renvoyer à l’abbaye la
bonne de Sacy sous le déguisement de Madame Philippe, Talbert a pris la précaution de
faire porter à mère Saint Maur du “Moka, soi-disant de contrebande, qui ne lui reviendra
pas à deux sols la tasse” (lettre XLLII, 209), détruisant ainsi les objections de la vieille
surveillante. La dévote Sacy porta la renonciation du financier Lurzel à Hélène qui
s’enquit des réflexions et des projets de Talbert et décida de faire parvenir la lettre de
Lurzel à sa tante. Puisque “le mariage secret répugne à sa vertu et blesse plus encore sa
fierté” (lettre XLLII, 211), Talbert comprit qu’il devait se servir d’une nouvelle batterie
pour réduire cette fille superbe. La crédule Sacy fut chargée de lui dire qu’il n’avait plus
l’intention de l’épouser secrètement car son âge et la loi l’autorisaient à se marier sans
l’aveu de sa tante, qu’il suffisait de le lui cacher ; et que sa famille verrait avec joie
l’accomplissement de son bonheur. Talbert a enfin reçu la lettre d’Hélène destinée à la
Vicomtesse avec l’abjuration du poltron Lurzel ; Hélène révèle à sa tante son souverain
mépris et la répugnance que cet abject et lâche personnage lui a inspirés et justifie ainsi sa
résistance ; elle avoue sincèrement ne pouvoir se résoudre à prendre le voile, ni à épouser
un homme qui lui déplairait ; et l’assure de sa respectueuse obéissance. Talbert ne retient
de cette lettre que les mots: “je suis dans un âge où l’on fait un choix, même sans le
consentement de sa volonté,” (Lettre XXLLII, 221-22) qui, pense-t-il, prouvent son
amour pour lui. Toutefois, Hélène se dit prête à renoncer à un homme qui l’adore “plutôt
254
que de paraître soumise à l’empire de l’amour” (Lettre XXLLII, 222-23). Talbert a
l’intention d’imiter l’écriture de la Vicomtesse pour lui répondre.
Une lettre de Cloucy lui reproche sa bonne action qui l’a privé d’une proie
charmante. Son oncle respire toujours malgré ses vœux ardents pour son éternel repos.
Cloucy croit que “toute la malice et la puissance que Milton attribue aux héros de son
poème” (Lettre XXLLII, 225) s’oppose à l’efficacité de ses prières. Six semaines passées
auprès de son oncle l’ont privé de toute imagination et il supplie Talbert de trouver une
excuse pour qu’il puisse s’absenter quelques jours, sans perdre le fruit de son martyre. Il
se plaint d’être devenu diaphane, car il fait une abstinence aussi rigoureuse qu’à la
Trappe. Il continue à tromper le vieil homme en prétendant éprouver des inquiétudes
mortelles et lui reproche silencieusement d’avoir “toujours été si dur, si inexorable, si
avare” (229) à son égard. Par moment, Cloucy avoue se sentir saisi “d’une envie bien
abominable” (230). Si l’oncle, vieux garçon, qui possède quatre-vingt mille livres de
rentes, dont il ne dépensait pas le quart, lui en eut donné dix mille, il s’y serait attaché par
la reconnaissance. Son oncle peut encore durer un mois et il a besoin d’aller respirer l’air
de la petite maison de **** (231) ; c’est pourquoi il demande à Talbert d’arranger un
souper avec ses favorites ; il faut que la Baronne de **** soit de la partie car il a des vues
sur elle, et il y a plus d’une année que Talbert l’a quittée.
Dix jours sans une seule lettre de Mozinge, Talbert se plaint du silence de son
ami. Son fripon de valet Bruno, désespéré de n’avoir pu obtenir par sa lettre la permission
de dire la vérité à Angélique, a suivi l’exemple de son maître ; il se rendit chez elle, sous
l’accoutrement du deuil et poussa des sanglots désespérés. Talbert reconnait que son valet
255
est presqu’aussi fourbe que lui avec les femmes et s’exclame: “tel est le maître, tel est le
valet” (241). Aux lamentations de la jeune fille, Bruno ajouta les siennes ; puis lui avoua
son amour et la demanda en mariage. Mais Angélique, voulant d’abord se livrer toute
entière à sa douleur, lui proposa de revenir dans deux jours. Bruno implora la bonté
suprême de Talbert de consentir à son mariage avec la belle Angélique Christophle ;
celui-ci s’y résolut sur le champ sachant qu’il n’avait pas été aimé pour lui-même ; Bruno
lui-même s’était rendu compte que la petite personne ne donnait la préférence qu’au rang
et à la fortune de son maître. Talbert lui promit de donner deux mille écus le jour de la
cérémonie.
La bonne de Sacy lui apprit que le petit toutou de la vicomtesse:
Est presque mort ; il s’est fait inoculer par partie de plaisir, pour donner
plus de célébrité à cette méthode : car il se croit un être fort important.
D’accord avec la vicomtesse, ils ont pensé tous deux que cela ferait une
grande sensation dans le public : ils se sont tellement fortifiés l’un et
l’autre dans cette idée, que la grosse protectrice de Du Blézy, qui est vaine
à l’excès, et qui souffrirait la torture s’il fallait, pour faire parler d’elle ou
des siens, a été la première à l’engager à cette imprudente tentative, dont
elle se repent fort maintenant. (Lettre XLIII, 247-48)
Du Blézy est mourant après s’être fait inoculer de la petite vérole. Dans ce discours
moralisateur, cette maladie redoutée et redoutable suivie de la mort symbolise dans
l’imaginaire du dix-huitième siècle le châtiment d’une société frivole et corrompue,
uniquement préoccupée de ses plaisirs. Cet incident arrive fort à propos pour Talbert ;
que la convalescence ou la mort terminent ces moments critiques, la Vicomtesse n’aura
pas le temps de visiter Hélène pendant plus d’un mois. N’oubliant pas Cloucy, il accède à
sa requête et demande à l’oncle de permettre à son neveu de venir l’aider avant un départ
256
en voyage. Talbert se rendit ensuite chez la Baronne de **** ; et devant le trouble qu’elle
manifesta en le revoyant, il voulut essayer jusqu’où irait ce faux air de sentiment. Mais le
souvenir d’Hélène mêlé aux regards lascifs de la Baronne le firent fuir et il est convaincu
moralement de l’impossibilité d’être heureux avec toute autre qu’elle. Cloucy arriva
enfin, avec la permission de rester deux jours à Paris. Le vieil Harpagon redoutait si fort
de voir arriver Talbert sur ses terres et que les deux amis eussent conjuré pour mettre sa
bourse à contribution, qu’il laissa partir son neveu. Pour complaire à Talbert, Cloucy se
rendit au couvent, comme s’il fut venu de la part de la Vicomtesse visiter sa nièce et la
déterminer de la faire épouser Monsieur de Lurzel, “ne lui laissant plus la liberté de
prendre le voile, par le besoin qu’elle avait de sa compagnie et de ses consolations”
(Lettre XLIII, 259). Hélène versa des larmes en écoutant les mensonges de Cloucy ; sa
tante en colère se demandait si elle avait excité Lurzel à faire cet insolent désaveu, et lui
ordonnait de l’épouser, ou de se faire religieuse. Talbert se querella avec le scélérat
Cloucy qui se moqua de lui après son refus de partager ses divertissements ; Talbert
refuse de le revoir et il n’a plus à présent que la bonne de Sacy à qui il montra une
prétendue permission de l’archevêque, qui autorisait le révérend père Brifaut à les marier
où bon leur semblerait. La crédule Sacy, persuadée de sa sincérité, se hâta d’en informer
sa cousine qui promit enfin de combler les vœux de son amant, si toutefois sa tante
refusait de la reprendre auprès d’elle. Elle révéla son inquiétude sur l’inconvénient de
sortir du couvent avec l’aide de la Maréchale mais Talbert affirma qu’il la tirerait de la
demeure de Pluton s’il le fallait.
257
Bruno, toujours habillé en grand deuil, est retourné voir Angélique. Elle l’a
autorisé à parler à son père sans cependant vouloir fixer le terme de son bonheur.
Toujours plongée dans ses délires romanesques, elle se croit obligée de pleurer la mort de
Talbert pendant un mois, mais l’amoureux Bruno ne veut lui accorder qu’une huitaine. Le
faquin sera heureux avant son maître, pense Talbert.
Mauvaise nouvelle: Cloucy dinait la veille au soir à la petite maison de **** et,
lorsque “la tête des uns fut échauffée par le vin ; l’imagination des autres par des propos
et des peintures libres, on mit sur le tapis les aventures galantes des autres” (Lettre XLIII,
270-71), Cloucy raconta indiscrètement l’anecdote de Talbert avec la Baronne de ****,
ignorant que l’amant en titre était l’un des convives. “Choqué de l’histoire humiliante
qu’on publiait de sa dame ; son amour-propre plus que son cœur lui fit prendre parti pour
elle” (271) et il prétendit que Talbert avait menti. Cloucy qui n’était pas sobre, tira son
épée ; l’amant de la baronne en fit de même, fut blessé mais lui porta un coup mortel. Le
Marquis s’enfuit et Cloucy ne vécut que deux jours. Son ami Corzan, qui avait annoncé la
nouvelle, resta auprès de lui jusqu’à son dernier soupir. Cloucy le chargea de dire à
Talbert qu’il mourrait en ami et qu’il se repentait sincèrement de ses erreurs. Cloucy
mourut en libertin converti. La mort est le châtiment suprême pour le libertin Cloucy prêt
à toutes les bassesses pour l’héritage de son oncle.
Mozinge est chez Euphrosine, à la campagne ; l’amour maternel l’avait portée à
des soins si assidus que sa santé en avait été altérée. Pensant n’avoir que peu de temps à
vivre, elle le fit appeler pour lui donner les plus tendres assurances de ses sentiments.
Sous l’étreinte de son amant, un miraculeux changement s’opéra ; son visage se colora,
258
ses yeux se ranimèrent, son teint devint éclatant, au point qu’elle lui parut plus belle que
jamais. Cet instant fut changé en la joie la plus vive:
La certitude d’être véritablement aimé, le prodigieux effet de mes
caresses, l’espérance de l’avoir sauvée du trépas ; toutes ces idées
flatteuses réunies au sentiment du plus vif amour plongèrent mes sens
dans un délire, dont j’eu beaucoup de peine à réprimer les transports.
(Lettre XLIV, 283)
Mozinge supplia Euphrosine de consentir à leur union dès qu’elle serait rétablie et elle
sollicita quinze jours pour réfléchir. Depuis il attend dans la plus vive perplexité de savoir
quelle sera sa résolution ; l’intérêt du fils d’Euphrosine ne le touche presque plus et il
pense qu’il trouvera la mère cruelle si elle le préfère à lui. Mozinge donne Cloucy en
exemple à Talbert ; “ce cœur perverti qui n’aspirait à un riche héritage, que pour en faire
un criminel abus, a été frappé et anéanti au milieu de ses projets d’iniquité” (Lettre
XLIV, 286). Il tremble qu’un sort encore plus affreux que celui de Cloucy ne prévienne
les forfaits de son ami.
Mais Talbert ne tremble pas car tout se passe selon ses vœux. Il a envoyé le père
Brifaut à Hélène pour “lui proposer religieusement de l’aider à se disposer à l’auguste
sacrement, dont elle doit bientôt recevoir la faveur: car une femme doit regarder comme
telle l’instant où le voile nuptial met le sceau à sa félicité” (Lettre XLV, 288). En proie au
doute, Hélène “supplia le bon père d’aller voir sa chère tante, et d’obtenir par ses prières
qu’elle lui laissât la liberté de rester au couvent sans prendre le voile, ou de la rappeler
auprès d’elle” (289-90). Au moment de partir, il lui confirma qu’il avait la permission de
l’évêque et les pleins pouvoirs de la marier ; il la persuada qu’il aurait l’honneur de l’unir
259
au plus charitable et au plus digne des hommes. Habile, Talbert n’avait pas manqué de lui
donner une aumône assez considérable pour son couvent, et de lui faire présent d’une
chasuble et d’une aube magnifiques pour le jour de la cérémonie. Malheureusement, le
“vieux hibou” ne sut rien observer sur le visage d’Hélène. Se doutant bien qu’elle ne
manquerait pas de le charger d’une importante ambassade auprès de la Vicomtesse,
Talbert prévint le coup et le persuada, par le don vainqueur d’une seconde aumône, qu’il
nuirait à Hélène s’il entreprenait cette négociation avant leur hymen. La bonne de Sacy
qui, depuis l’absence de sa petite cousine, se console par de fréquents entretiens avec son
cher directeur, fut bientôt instruite de tout ce qui s’était passé. Elle accourut chez Talbert,
toute pénétrée d’allégresse de sa charité, et surtout du beau présent qu’il avait fait au
révérend, et:
Elle peignit avec une satisfaction infinie, combien le père Brifaut serait
paré et aurait bonne mine sous une si superbe chasuble ; on eut dit une
amante, qui s’enivrait d’avance des éloges qu’on donnerait aux grâces de
son bien-aimé. (Lettre XLV, 293)
Voulant augmenter sa joie, Talbert la conduisit dans l’appartement qu’il avait fait
arranger pour elle. Chaque chose excita son ravissement mais c’est le cabinet destiné à lui
servir d’oratoire qui lui fit couler de douces larmes de reconnaissance. Tous ces
ornements sont plus coûteux que le luxe qui brille, mais il serait indécent, assure Talbert
avec humour, “qu’on vit éclater l’or chez ceux qui font profession d’imiter la simplicité
et la pauvreté de Jésus Christ” (Lettre XLV, 296). La bibliothèque est remplie de tous les
livres les plus pieux et les plus édifiants ; Il y a glissé néanmoins “quelques livres de
controverse qui ne manqueront pas de tourmenter la sainte fille et d’élever des doutes
260
dans son âme, toute crédule qu’elle est” (297). Dans le refuge d’une conscience agitée, il
ne doit pas y avoir l’ombre des sensuelles commodités de la vie, c’est pourquoi il n’y a
pas une table pour écrire, pas même un siège pour s’asseoir, pas une estampe pour
s’amuser, mais seulement les tableaux des quatre états de la vie future qu’il a fait peindre
au peintre Félotte. L’image des tourments de l’enfer la fit frémir, quoique Talbert se fût
bien gardé d’y faire représenter les châtiments réservés à la haine. La peur de la mort et
de l’incertitude de l’au-delà troublent les âmes inquiètes car à cette époque, on croit
encore à l’enfer et à sa cohorte de tourments éternels. Talbert n’a mis sous les yeux de la
dévote que les vices qu’elle n’a pas: l’impudicité, l’orgueil, la colère, la mauvaise foi et
l’inhumanité. Dans un coin de la toile, on voit une foule innombrable d’orgueilleux livrés
aux pires tourments. La “haineuse dévote” s’effraya pour Madame la Vicomtesse et
souhaita qu’elle ait ce tableau sous les yeux, pensant que “peut-être le spectacle des
terribles punitions qui l’attendent dans l’autre monde, la rendrait plus modeste dans celuici, et l’exciterait à la justice des égards qu’elle doit à autrui” (Lettre XLV, 302).
Malicieux, Talbert lui proposa d’en faire peindre un semblable et de lui envoyer. La
dévote prétendit que cette tentative serait infructueuse parce que la Vicomtesse n’a
d’autres sentiments pour le moment que celui de la douleur ; elle ne quitte pas la chambre
de son petit toutou. Talbert s’étonna qu’elle blâme la seule bonne action que la tante
d’Hélène eût faite depuis qu’il la connaissait. En jetant les yeux sur le tableau des peines
du purgatoire, la dévote reconnut ses torts et s’humilia sincèrement devant Dieu. Avant
de quitter les lieux, Talbert lui offrit une boite renfermant le contrat de deux cent louis de
rente ; puis lui montra un écrin destiné à Hélène, digne d’une princesse, avec une
261
corbeille de mariage assortie à la beauté des pierres. La dévote fut priée de disposer sa
cousine à recevoir le présent comme venant de la part de Monsieur Lurzel, uniquement
dans le but de tromper les religieuses ; de son côté, il fera prendre la livrée de la
Vicomtesse à un de ses laquais et Bruno s’annoncera comme le valet de chambre de
Lurzel. Talbert est de nouveau dans une “sainte attente” car la dévote est alitée avec une
migraine.
Talbert se garde de réprimander Mozinge d’avoir tiré si peu de fruit de la
touchante situation où était Euphrosine mais pense que Bruno a été plus adroit car “en
moins de huit jours il a fait de la tendre Angélique une seconde matrone d’Ephèse”
(Lettre XLV, 310). Délégué par Mozinge, le président d’Elemin est arrivé de province
pour remettre à Talbert les deux mille écus qu’il donnera à Angélique après la cérémonie.
Ce provincial prétentieux est très choqué de se voir confondu à Paris avec ce qu’on
appelle un courteau de boutique ; personne ne daigne jeter un regard sur monsieur le
président:
Il se plaint fort aussi de ce qu’il n’y a point de places distinguées dans nos
salles de spectacle pour les gens de condition ; dans notre province, me
dit-il, avec une bonne foi singulière, on ne voit jamais un roturier assis en
public dans le même rang d’un noble ; c’est un agrément de vivre dans un
pays où les états ne sont pas confondus ; mais ici un faquin, un riche
parvenu, vous efface, vous éclipse, s’il a de quoi s’emparer de la place la
plus apparente. (Lettre XLV, 312-13)
Son attitude démontre que certains aristocrates de province peuvent être à l’image de la
société de cour, “un monde dominé jusqu’à l’absurde par la notion de rang et de
différence” souligne l’historien Petitfils (42). D’autre part, les coteries en province sont
262
maussades et ennuyeuses au suprême degré, pense Talbert, qui soutient qu’on ne
l’entendrait jamais, s’il devait aller à ***, même contre son gré, murmurer comme ces
esprits atrabilaires, qui voient partout des sujets à se plaindre.
Dans sa province, Mozinge est au supplice ; Euphrosine a été enlevée, en pleine
nuit, par des hommes masqués, alors qu’elle revenait de la campagne.
Talbert compatit au malheur de son ami, et le plaindrait sincèrement s’il n’y avait
pas contribué par son absurde soumission. Il regrette qu’à trente-deux ans, Mozinge ne
connaisse pas mieux les femmes et qu’il faille lui donner des leçons sur ce chapitre ;
furieux aussi d’être obligé de s’affliger avec lui, tandis qu’il a mille sujets de joie. Il est
plus convaincu que jamais, que “les plus heureux évènements de la vie sont
perpétuellement à l’image de la boite de Pandore” (Lettre XLVII, 325). En songeant à
Mozinge, Talbert bouillonne de colère d’être impuissant à le secourir, et lui demande de
lui communiquer les moindres indices, car il a déjà formé vingt projets pour l’aider à
découvrir son Euphrosine. A Paris, la Vicomtesse est abimée sous le poids de la plus
violente détresse ; “Du Blézy, ce cher toutou, a payé le tribut dû à sa téméraire tentative ;
il a été la victime de sa folle vanité” (Lettre XLVII, 327):
Il est mort enfin, malgré les efforts des éloquentes plumes, qui l’ont mis en
crédit parmi nous ; bien plus que son efficacité. Quelle foule d’écrits pour
ou contre l’inoculation cet événement va faire naître ! Une telle
catastrophe fera du bruit car, monsieur du Blézy tenait un rang distingué
dans la société, surtout dans les ruelles des plus élégantes. (Lettre XLVII,
327-28)
263
Du Blézy est mort après avoir été inoculé de la petite vérole. Ce passage révèle les
sentiments divergents à l’époque sur la technique de l’inoculation qui s’est répandue en
France au dix-huitième siècle pour prévenir des dangers de cette maladie mortelle. Si
Louis XIV y a survécu sans séquelles, Louis XV par contre en est mort en 1774 et c’est
en 1756, donc peu d’années avant que Madame Benoist publie son roman, que la
première inoculation connue est pratiquée par le docteur genevois Théodore Tronchin sur
les enfants du Duc d’Orléans. Dans ce récit qui entre dans la catégorie des romans
libertins moralistes, la mort par la petite vérole de du Blézy que l’amour du jeu a poussé à
toutes les bassesses, représente son châtiment suprême en punition de son vice. La
maladie n’épargne pas ceux qui s’adonnent aux vices et sont dépourvus de générosité.
C’est en novembre 1723 que Voltaire est atteint de la petite vérole et survit à cette terrible
maladie. Dans la Onzième Lettre: Sur l’insertion de la petite vérole24, lettre ouverte écrite
en 1727 lors de son exil en Angleterre, Voltaire raconte la genèse de l’inoculation de la
petite vérole et en fait l’apologie. C’est Lady Montagu, femme de l’ambassadeur anglais
en Turquie, qui introduit en 1718 la pratique de l’inoculation en Angleterre, ce qui fait
dire à Voltaire que “si quelque ambassadrice française avait rapporté ce secret de
Constantinople à Paris, elle aurait rendu un service éternel à la nation.” Voltaire fut
d’autant plus intéressé par cette méthode de protection contre cette maladie redoutée qu’il
en avait été lui-même atteint. Il est l’un des premiers en France à parler de l’inoculation
de la petite vérole.
24
Les Lettres Anglaises, publiées en 1734.
264
Talbert pense offrir à la Vicomtesse un honnête prétexte aux gémissements
qu’elle n’aurait pu exhaler en public pour du Blézy par bienséance ; il va enlever Hélène
du couvent où elle est retenue prisonnière. Les artifices qu’il va employer tourneront à
son profit, car:
Je veux l’aimer toute ma vie ; chose que je ne prévoyais guère ; mais je
sens que je ne peux être heureux sans elle. Je ne sais quel est le pouvoir
magique de cette fille enchanteresse ; mais elle m’a inspiré du dégoût et
presque de l’horreur pour la possession de toute autre femme. (Lettre
XLVII, 329-30)
Le libertin Talbert reconnaît qu’il est passionnément amoureux mais refuse le sceau
d’une cérémonie dont l’éternelle empreinte ne sert, au moindre mécontentement, qu’à
faire sentir le malheur de ne pouvoir se séparer. Il veut que tous les jours de la vie, ils
puissent se dire: Nous sommes libres de nous quitter ; et dans ces pensées mêmes sentir
les liens de l’amour se resserrer par l’évidence de leur liberté. Il est persuadé de pouvoir
le faire admettre à Hélène et renouvelle son inviolable serment de ne jamais s’engager
dans les voies de l’hymen.
Hélène a consenti à sortir du couvent et de se prêter à cette supercherie. Pourtant,
elle tremble et répugne à la démarche où les pressantes sollicitations de son amant
l’entrainent ; elle se trouve ingrate envers sa tante tandis que Talbert se réjouie de
découvrir toute la beauté de cette âme sensible ; il a demandé à la dévote Sacy de lui
cacher la mort de du Blézy et la détresse de sa tante. Le contrat de deux cent louis de
rente à la dévote cousine a favorablement disposé Hélène en sa faveur, mais elle aurait
265
préféré que celle-ci ne l’accepta qu’après la célébration du mariage et elle refusa qu’on
lui envoya la corbeille et l’écrin.
Talbert est inquiet car il a promis qu’une de ses parentes irait chercher Hélène le
soir même et la crédule Sacy croit de bonne foi que la Maréchale, ou sa grande tante,
remplira cette importante mission ; il se demande ce que va dire la dévote lorsqu’elle
verra la grosse Mademoiselle Binet, sa femme de charge, décorée du titre de Baronne
d’Imberk. Talbert a prévu de la persuader qu’une attaque d’apoplexie venait de saisir la
Maréchale, et que la grande tante souffrait d’une sciatique. Il a surtout peur de la réaction
d’Hélène, fuira-t-elle avec une femme inconnue, dont le maintien soldatesque est propre à
inspirer de la terreur dans une entreprise si hardie ?
Talbert a écrit à l’abbesse de **** et à Hélène deux lettres censées venir de la
Vicomtesse. Il a fait prendre sa livrée à un de ses laquais, qui doit beaucoup insister sur
l’indisposition de sa maîtresse, qui la met hors d’état de venir chercher elle-même sa
nièce. Hélène a fait dire qu’elle serait prête et Talbert est impatient ; il y a encore six
heures à attendre. L’empressement de la grosse Mademoiselle Binet est presqu’égal au
sien ; elle se fait une si grande fête de mettre du rouge, des diamants, et une robe
chamarrée d’or, qu’elle en est folle de joie. “Le fard est le «vêtement» des parties
visibles du corps, c’est un facteur de distinction qui reflète autant la richesse et le rang
que les riches étoffes, le linge fin et les ornements précieux”25. Le fard, cet artifice
cosmétique utilisé dans l’art de la séduction, est à rapprocher du thème du masque
25
Sara F Matthews Grieco,. “Corps, Apparence et Sexualité.” Histoire des Femmes en Occident. III. XVIe-XVIIIe
Siècle, (Paris: Perrin, 2002),85.
266
évoqué dans le chapitre précédent. Mademoiselle Binet désole le coiffeur qui lui taponne,
comme il peut, ses cheveux et dit qu’il aimerait mieux friser les crins des chevaux de
Talbert. Elle lui jette des regards de colère qui font trembler le pauvre diable ; il a raison
car elle en battrait bien deux comme lui, s’il excitait trop sa bille. Présomptueuse, elle se
flatte, de la meilleure foi du monde, qu’elle fera une parfaite illusion dans son rôle de
Baronne d’Imberk.
Talbert est au supplice. Hélène sait que sa tante la maréchale ira la chercher, que
le père Brifaut attendra à l’hôtel de son amant, et qu’aussitôt dans ses terres, ils recevront
la bénédiction nuptiale. Après deux ans d’abstinence rigoureuse, il est temps, pense-il,
que ce cruel jeûne se termine.
La troisième partie s’achève lorsque la Baronne d’Imberk, Madame Philippe et
Talbert, qui attendent à pied à quelques distances du saint asile, sont prêts.
Quatrième et Dernière Partie
Hélène est enfin délivrée du couvent et parcourt en ce moment, d’un œil inquiet,
tous les appartements préparés pour elle par Talbert tandis que la bonne de Sacy la
tranquillise comme elle peut sur l’absence de sa famille.
Sa délivrance du couvent a livré Talbert à l’impatience, à la rage, aux transes
mortelles, et aux transports violents. De même que Dom Juan, il n’hésite pas à forcer,
“dans sa passion, l’obstacle sacré d’un couvent” (Molière, 146). Mademoiselle Binet, sa
femme de charge, déguisée en Baronne d’Imberk, fit une telle frayeur à Hélène, que
celle-ci crut, au premier abord, que c’était un grenadier de son régiment qu’il avait fait
267
habiller en femme mais, rassurée par la présence de sa cousine, elle consentit à la suivre.
Mère Saint Maur et l’abbesse l’accompagnèrent jusqu’à la porte du couvent, admirèrent
le beau carrosse de Madame la Vicomtesse, et trouvèrent la livrée étrangère de la
Baronne fort bizarre. A Madame Philippe qui parut s’en retourner à pied, Mère Saint
Maur lui recommanda de lui apporter, ou son mari, du tabac, du café et des livres. La
bonne de Sacy, pour ne pas faire de mensonge, répondit par beaucoup de révérences, et se
rendit où Talbert se tenait en sentinelle: “Ah ! Mon cher monsieur, la voici, la voici,
rendons grâces à Dieu ; nous n’avons plus rien à craindre” (Lettre XLVIII, 7). Hélène
parut en effet la tète hors de la portière et ils montèrent tous les deux dans le carrosse ;
Hélène rougit en l’apercevant et s’étonna de l’absence de la maréchale ; en parfait
comédien, Talbert fit passer un nuage de tristesse dans ses yeux et lui apprit que sa fille
s’était blessée le matin même et que son enfant était mort.
Arrivés à son hôtel, Talbert demanda ingénument si le père Brifaut était déjà là.
On lui dit qu’il n’avait pas paru, mais qu’il avait écrit. Il prit la lettre avec un mouvement
de colère, et dit d’un ton de maître à la Baronne d’Imberk, qui s’était déjà placée dans un
fauteuil, de se retirer, car sortir de son rang est un interdit majeur à l’époque. La dévote
Sacy apprit à sa cousine, confondue de l’affront faite à une femme de qualité, qu’elle était
en fait la femme de charge. La dévote Sacy voulut connaître le contenu de la lettre de son
confesseur qui avait retardé son voyage au lendemain matin car le très révérend père
gardien avait demandé que le père Anselme, qui devait se rendre ce jour-là à deux lieux
de la terre de Talbert, profite de la seconde place du carrosse. La dévote marqua
beaucoup de regret de ne pas partir avec son cher directeur tandis qu’Hélène fut toute
268
consternée et demanda à Talbert d’écrire deux mots à la Maréchale. Dès le matin, il avait
eu soin de dicter un billet à Mademoiselle Binet, dont les termes exprimaient le chagrin,
l’embarras et l’impossibilité de la Maréchale à les accompagner. Talbert avait prévenu
son laquais, qu’au cas où il lui donna l’ordre le soir devant Hélène d’aller chez sa tante, il
feignit de sortir, et après un intervalle tel que la commission l’exigeait, rentra et lui remit
le billet en question en présence des deux dames. Le laquais s’acquitta à merveille de son
rôle ; il remit la présumée réponse de la maréchale en disant qu’elle avait les yeux tout
rouges à force de pleurer et que Madame l’Ambassadrice se mourrait. A cette nouvelle,
Talbert feignit d’être troublé. La Maréchale les engageait à partir sur l’instant ; Hélène
qui avait lu elle-même la lettre, se plaignit que le sort opposa tant d’obstacles à sa
désobéissance qu’elle craignait de plus en plus de n’avoir que des sujets de repentir. Il
était neuf heures du soir et il fut décidé de partir sur le champ. Hélène prétendit que si
elle en croyait ses inquiétudes, son trouble et un triste pressentiment, elle ne partirait
point. Elle suggéra que Talbert attendit le père Brifaut, ce qu’il refusa. “La bonne de
Sacy, qui pour croire aux revenants n’en est que plus susceptible de la frayeur
qu’inspirent les brigands” (Lettre XLVIII, 20-21), le supplia de ne pas les abandonner.
Ayant commandé à son postillon de les mener par les routes les moins fréquentées, pour
mieux se dérober aux poursuites qu’on aurait tentées, celui-ci s’égara et à neuf heures du
matin, ils étaient encore plus éloignés de ses terres qu’en sortant de Paris. Talbert fit mine
de s’emporter contre le postillon mais un seul regard d’Hélène l’arrêta et il retint les
transports de sa juste colère ; cette modération la toucha et elle avoua que c’était le
moment le plus doux qu’elle eut éprouvé depuis qu’elle le connaissait. Ils ne purent
269
voyager vingt-quatre heures sans manger et firent une haute impression dans l’auberge où
ils descendirent. Talbert ne voulut pas s’évertuer à “raconter des histoires d’hôtellerie:
l’ingénieux Fielding a épuisé ce sujet,” souligne-t-il (Lettre XLVIII, 26). Ce n’est qu’à
dix heures du soir qu’ils arrivèrent à la maison de plaisance qu’il ne possède que depuis
trois semaines ; le concierge et les autres domestiques avaient été priés de dire aux deux
cousines qu’elle venait de ses ancêtres et pour plus d’authenticité, Talbert avait eu soin de
meubler plusieurs pièces des meubles les plus antiques. Mais les deux cousines, accablées
de fatigue, ne songèrent qu’à aller se reposer et Hélène souhaita partager la même
chambre que la dévote Sacy ; Talbert jugea prudent de ne pas s’y opposer.
L’amoureux Bruno est sur le gril, il n’a pas vu Angélique depuis huit jours. C’est
un garçon prudent et il a été envoyé à Paris s’informer du bon père qui n’est toujours pas
arrivé. Ces démarches, pense Talbert, prouvent la sincérité de ses intentions et ne peuvent
que tranquilliser Hélène. A l’idée d’être couché sous le même toit qu’elle, il n’a pas pu
dormir deux heures. Malgré l’extrême fatigue qui l’accablait, il s’est levé plusieurs fois
pour aller écouter à une porte secrète qu’il a fait pratiquer au dossier du lit où elle repose.
L’architecture tient un rôle non négligeable dans ce récit comme dans d’autres romans du
dix-huitième siècle, notamment ceux de Crébillon ; portes secrètes, portes dérobées et
couloirs cachés liés au thème du secret, sont nombreux. Cependant, Talbert ne put rien
entendre car, écrit-il déçu: “la Sacy, qui prend sans mesure, et avec une sensualité dévote
du tabac, a le nez si plein de cette vilaine poudre ; elle fait un tel bruit, et dort d’un si
grand cœur, que je n’ai pu distinguer que ses ronflements” (Lettre XLVIII, 30).
270
De son côté, Mozinge souffre ; il ne sait rien du sort d’Euphrosine sauf que son
oncle a disparu depuis quelques jours. Il semble que cet homme odieux soit le complice
et même l’auteur de cet enlèvement. Il supplie Talbert de respecter Hélène, considérant
que “la douleur est moins affreuse que le remord” (Lettre XLVIX, 35) et que la défaite de
la jeune femme ne serait que le fruit de ses perfidies et non de sa tendresse. Il accuse son
ami de profiter de sa puissance alors qu’il ne devrait songer qu’à protéger l’infortunée
jeune femme, maintenant privée de tout secours.
Talbert se plaint de la sévérité d’Hélène car il n’a pu lui ravir qu’un baiser. Il
voudrait:
Qu’elle se reconnaisse passionnée et faible, sans cesser de se croire
vertueuse. Voir cette âme superbe livrée au délire de l’amour, est le plus
ardent de mes désirs ; voir sa fierté humiliée à la vue de sa faiblesse serait
mon plus vif contentement. (Lettre L, 38-39)
Le libertin, explique Jaton, fait tout pour que sa proie confesse à la fois son trouble et sa
disponibilité. C’est cette démarche, scandaleuse, puisqu’elle tend à mettre en évidence
l’urgence du désir que l’éthique chrétienne impose de cacher dans la honte que réside
l’aspect positif du libertinage (113-14). Comme nous l’avons vu dans notre étude
comparative de ce roman avec Les Liaisons Dangereuses de Laclos, c’est presque dans
les mêmes termes que le libertin Valmont dévoile à la Marquise de Merteuil son espoir de
séduire Madame de Tourvel.
Le lendemain, Talbert annonça que le père Brifaut n’était pas encore arrivé et
proposa aux deux cousines de leur faire voir la délicieuse maison ; il leur fit parcourir les
271
bois, les jardins, les labyrinthes qui embellissent cette belle demeure et les firent reposer
dans un bosquet non moins voluptueux que celui de Clarence de la Nouvelle Héloïse. Là,
il se souvint du “ravissant baiser que l’heureux Saint Preux avait eu de sa Julie” (Lettre L,
41). En effet, dans le bosquet, St Preux sentit “la bouche de Julie… se poser, se presser
sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ! Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni
plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser” (Rousseau, 34). De même que le
libertin Valmont des Liaisons Dangereuses, Talbert parodie Saint Preux. Ses yeux ne
cessèrent de chercher ceux d’Hélène dans ce lieu enchanté, et de lui reprocher
l’importunité du témoin qu’elle lui avait donné car eux aussi ne sont “point ensemble
dans le bosquet sans l’inséparable cousine” (Rousseau, 33). Hélène comprit, se leva
précipitamment, et rougit lorsqu’il lui demanda si elle avait lu La Nouvelle Héloïse. Il lui
baisa respectueusement la main et la bonne de Sacy, toujours inepte aux tendres
mystères, interrompit leur silence pour leur parler de son cher directeur. Talbert profita de
cette occasion pour les emmener visiter la chapelle, et les distraire de l’absence du
révérend. En y entrant, il prit la main d’Hélène, la conduisit jusqu’aux marches de l’autel,
et l’engagea de se mettre à genoux avec lui. La seule pensée de se promettre leur foi dans
ce lieu même le remplissait de joie ; il suggéra qu’ils pouvaient l’anticiper par des
serments qui, pour être libres n’en seraient que plus doux, et non moins sacrés que s’ils
étaient revêtus de la formalité qu’ils y joindraient incessamment, et que si elle avait une
seule étincelle de l’amour qui l’animait, elle lui promettrait, comme il le fait, une fidélité
inviolable. Devant son silence, il s’écria: “Ah Madame ! Ah ma chère vie ! Que dois-je
croire de ce silence ? Dites, consentez qu’il ait la force d’un serment ? Prononcez, je n’en
272
exige pas d’avantage” (Lettre L, 46). Talbert ne put savoir ce qu’elle allait répondre ; la
dévote Sacy, un peu scandalisée de la véhémence de ses propos, s’approcha et lui
reprocha, à lui qui avait de la religion, d’user de certains termes dans un lieu saint,
consacré à la prière et à la vénération. Elle s’étonna aussi que sa cousine, si vertueuse, ne
lui ait pas imposé le silence. Hélène irritée et ne pouvant supporter ce reproche, lui
répliqua: “Je puis avoir tort, Mademoiselle, ce n’est pas ce qui me surprend ; c’est qu’un
discours frivole tenu loin de vous, ait pu vous tirer d’une profonde contemplation” (Lettre
L, 46). C’est de l’amertume de cette réponse que Talbert pensa jeter la première goutte de
fiel qu’il voulait verser dans le cœur de la haineuse dévote contre sa petite cousine. Mais,
agissant en apparence, et toujours sous le masque de l’hypocrisie, il se chargea de tous les
torts et réconcilia les deux cousines. Le diner fut gai ; Hélène semblait avoir déposé une
partie de sa majesté aux pieds des autels, en recevant ses tendres serments et Talbert lui
glissait à l’oreille qu’il se considérait déjà comme son mari. Il avait donné l’ordre à ses
gens de se présenter devant elle et de rendre hommage à leur souveraine. Elle leur
distribua de l’argent en bien plus grande quantité qu’il n’aurait voulu, par la crainte qu’ils
se mettent trop de son côté et ne le trahissent. Pour couper court à son embarras devant
leur reconnaissance, Hélène proposa d’aller visiter les appartements. Talbert conduisit les
deux cousines dans une pièce qu’il nomme l’asile de la chasteté où tout y offre l’image de
l’innocence ; la pièce est tendue en moire blanche, tout y est blanc avec des baguettes en
argent, dont la sculpture ne représente que des vierges et des séraphins. On ne voit pas
l’ombre d’une couleur dans cette pièce ; la cheminée, le parquet, tout est blanc. Madame
Benoist utilise le symbolisme des couleurs pour décrire le décor de la pièce réservée à la
273
jeune femme. Au dix-huitième siècle, “le blanc est associé à la pureté, à la chasteté et à la
féminité. C’est la couleur du corps céleste “féminin,” la lune (Matthews Grieco 84).
Hélène ne put retenir un sourire divin et Talbert lui expliqua que c’était un lieu sacré, ou
aucun homme n’entrera plus, qu’elle pourra l’utiliser quand elle voudra le priver de sa
compagnie. Son air de sensibilité faillit le rendre parjure. Dans Les Liaisons
Dangereuses, Valmont admire Madame de Tourvel, “cette charmante figure, embellie
encore par l’attrait puissant des larmes” et révèle:“ ma tête s’échauffait, et j’étais si peu
maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment ” (Lettre XXIII, 67). Comme
Valmont, Talbert se maitrisa et s’empressa de lui montrer une porte dérobée qui menait à
l’appartement nuptial. Il observa son trouble charmant lorsqu’elle y entra, mais son
éducation, malgré le voluptueux désordre où elle était plongée, l’incita à répondre par des
paroles sèches et froides. Talbert admira l’effort sublime de sa raison mais réclama un
baiser ; malgré sa vive résistance, il lui ravit un baiser sur sa bouche amoureuse. Pour
apaiser son courroux, il l’emmena voir le lieu de disgrâce et de privation où il avait bien
prévu qu’elle le condamnerait plus d’une fois. La sépulcrale retraite est fort obscure,
toute tendue depuis le plafond jusqu’au parquet en serge noire. Hélène frémit devant cette
atmosphère de catafalque et se plaignit de l’étrangeté de son caractère, mais la dévote
Sacy trouva bon qu’un chrétien s’accoutuma à l’idée de la mort et remarqua que ces
objets funèbres étaient bien capables d’en imprimer la salutaire pensée.
Le bon père n’était toujours pas arrivé ; la dévote Sacy poussa un grand soupir et
montra une inquiétude aussi vive, aussi tendre que si elle eut attendu un amant chéri.
Talbert fit remarquer qu’il était le seul à plaindre puisque son bonheur était retardé, et il
274
n’osait se flatter qu’Hélène partageât son impatience. Celle-ci de nouveau se dit fort triste
à la pensée que sa désobéissance allait peiner sa chère tante. Pour faire diversion, Talbert
les entraina voir la chambre réservée au révérend.
Le second jour de leur résidence, Talbert fit venir dans sa chambre à quatre heures
du matin son concierge Gourmel, qui avait été son cuisinier. Celui-ci était parti parce que
très épris des nerveux attraits de sa femme de charge, Mademoiselle Binet, et ne pouvant
la faire consentir au lien conjugal, il se vit contraint par les refus de sa male beauté, de
fuir la présence de celle qu’il ne pouvait voir sans le désir de la posséder. Elle ne disait
pas tout à fait non ; mais elle différait de se charger du joug de l’hymen sous divers
prétextes. De désespoir, il était parti. Gourmel a deux filles ; la cadette est niaise et douce,
mais presqu’imbécile. L’ainée est rusée, adroite, et d’une humeur hautaine et fort
revêche ; son père l’a tellement fouettée et si soigneusement souffletée qu’elle ne parle
presque plus. Talbert pensa qu’elle conviendrait parfaitement à Hélène pour femme de
chambre. Après les avoir fait convenablement habillées, il conduisit les deux sœurs chez
les cousines dès qu’il fit jour et Hélène choisit Suzon, l’ainée. Lorsqu’Hélène lui ordonna
de relever ses cheveux qui sont du plus beau blond cendré, Talbert se saisit du peigne et
voulut donner à Suzon sa première leçon dans l’art de tirer avantage d’une belle
chevelure. Hélène s’y opposa, mais il la priva entièrement du moyen de se défendre. Face
à son miroir, la glace leur renvoyait un ravissant spectacle pour un amant passionné. Ils
étaient seuls car la discrète Suzon était passée dans l’autre chambre sous prétexte
d’arranger les robes et les nœuds des rubans de Madame, et la bonne de Sacy était dans
un petit cabinet à faire son oraison ; “elle ne songeait qu’à rendre hommage à son
275
créateur, et moi à son plus parfait ouvrage” (Lettre L, 70), s’exclame Talbert, alors que
Valmont, racontant à la Marquise de Merteuil à quel point sa tante est édifiée de le voir
régulièrement à ses prières et à sa messe, reconnait qu’elle “ne se doute pas de la
divinité” qu’il y adore (Lettre IV, 28).
Très troublé, un volcan allumé dans son sein, Talbert s’apprêtait à lui faire des
serments quand la maudite Sacy, puisse le ciel l’exterminer, entra à ce moment-là, et
troubla le plus beau quart d’heure de sa vie. Il fut déçu mais il sait que c’est Hélène qui a
demandé à sa cousine de ne jamais la laisser seule avec lui ; il l’entendit à la porte secrète
où il alla se poster le jour de leur tendre scène à la chapelle. Ce soir-là, Hélène révéla à sa
cousine son très vif penchant pour lui mais s’accusa d’ingratitude envers sa tante. Tout en
reconnaissant les bienfaits de son amant, elle dévoila son inquiétude et sa peur qu’il
abusa de sa position et de sa sensibilité, et renouvela sa demande de ne pas être laissée
seule avec lui. La dévote Sacy comprit qu’une jeune personne qui a de la vertu ne saurait
supporter l’idée d’une certaine intimité avec un homme, et ajouta:
Voilà précisément ce qui m’a toujours donné de l’éloignement pour le
mariage : car […] il a dépendu de moi d’épouser le chevalier des Bailles ;
mais la seule pensée d’occuper tête à tête une même chambre me faisait
frémir. (Lettre L, 77)
La dévote Sacy se rendit compte que sa cousine n’avait pas la même aversion qu’elle
avait toujours eue pour le mariage. Hélène lui affirma que Talbert était le seul qu’elle
souhaita épouser et qu’elle avait éloigné par son indifférence de très riches partis. La
bonne de Sacy la réprimanda de revenir toujours à ses torts imaginaires envers sa tante ;
alors que celle-ci lui avait impérieusement demandé de renoncer à un homme qu’elle lui
276
avait dit de regarder comme son mari, qui l’avait ensuite oubliée, abandonnée, et qui ne
s’était plus occupé que… Comprenant qu’elle allait révéler la mort de du Blézy, Talbert
fit du bruit, certain qu’il suspendrait le babil de la maudite dévote. Superstitieuse, celle-ci
crut que c’était un avertissement de la mort: “c’est sûrement Madame l’Ambassadrice ou
la grande tante de Monsieur Talbert qui vient d’expirer” (Lettre L, 80), s’écria-elle avec
frayeur. Dans ce passage, Madame Benoist fustige les superstitions et les croyances
irrationnelles et montre que la peur enlève à l’être humain sa dignité et son jugement.
Hélène qui ne croit pas à ces contes, décida d’aller voir ce qui se passait et de prouver à
sa cousine, morte de peur, que ce n’était que les gens de la maison occupés à réparer le
dérangement causé par leur arrivée.
Talbert, fort amusé par la frayeur de la dévote Sacy, releva trois ou quatre
passages de leur dialogue qui allaient lui fournir ample matière à brouiller les deux
cousines. A partir de cet instant, il va s’ingénier à mettre en marche une manigance pour
les brouiller et rendre Hélène vulnérable et sans secours. Il a déjà tout prévu pour cela et a
fait adopter à Suzon un plan de conduite qu’elle devait tenir avec les deux cousines.
Le quatrième jour, ils écrivirent au père Brifaut. Pour consoler la dévote de
l’absence de son confesseur, Talbert écrivit réellement à son portier pour qu’il lui envoie
les livres qui étaient dans l’oratoire de Mademoiselle de Sacy ; ils arrivèrent très vite.
Pour prouver son inquiétude, il fit appeler Bruno, au milieu du diner, et lui ordonna de
partir sur le champ s’enquérir de ce que devenait le père. Un courrier supposé de la
Maréchale arriva le soir même annonçant que l’Ambassadrice était hors de danger et dès
qu’elle serait en état, elles viendraient passer quinze jours auprès d’eux. La maréchale se
277
disait “empressée de lier une intime connaissance” avec sa chère nièce. Hélène posa tant
de questions sur la santé de l’Ambassadrice que le postillon s’en tira assez mal ; Talbert
en profita pour demander qu’on prit bien soin de lui car il était couvert de sueur ; ce trait
d’humanité lui value un tendre regard d’Hélène. Deux jours après le départ de Bruno, une
lettre supposée venant de lui, annonçait que le père Brifaut était presque rétabli d’une
fièvre maligne qui l’avait saisi le jour même de son départ. Les larmes aux yeux, la
dévote Sacy remarqua qu’elle avait eu raison de penser qu’elles apprendraient une
mauvaise nouvelle.
Talbert a envoyé Bruno à Paris pour plusieurs raisons, en premier lieu pour
persuader Hélène de son vif désir de l’épouser, et de s’enquérir de toutes les démarches,
actions et projets de la Vicomtesse. Il est impatient de posséder la jeune femme mais il
est retenu par une “maudite” délicatesse qu’il n’a jamais connue auparavant. Il n’attend
que de voir ses beaux yeux, dont la fierté serait bannie, implorer pudiquement sa fidélité
et sa reconnaissance.
Dans une très brève lettre (Lettre XI), Mozinge raconte qu’il est toujours dans
l’incertitude sur le sort de son amante. Pour ajouter à ce tourment, le jeune fils
d’Euphrosine, si vivement ému lors de l’enlèvement de sa mère, se meurt. Mozinge
admet que sa malheureuse passion lui a souvent fait désirer la mort de cet enfant qui était
un obstacle invincible à l’accomplissement de son bonheur, la passion dévastatrice
altérant souvent le jugement des humains. Le ciel conserva ses jours mais lui prit son
frère bien aimé, et il se reproche amèrement d’avoir ardemment désiré de voir son amour
278
couronné au préjudice de la tendresse maternelle. Au moment où il termine sa lettre, le
frère d’Euphrosine lui apprend que l’enfant est mort.
Talbert a fait la sentinelle à la porte secrète et a découvert la trahison la moins
prévue, et la plus infâme qui se puisse. C’est pourquoi à deux heures du matin, il fit lever
tous ses domestiques pour les menacer de mort s’ils le trahissaient. Dans sa lettre à
Mozinge, il lui demande de se souvenir de ce qu’il lui a raconté sur la grosse Binet, sa
femme de charge, qui avait pris un fauteuil près d’Hélène, et avait voulu se mêler à la
conversation, comme égale, au retour du couvent, et surtout du point essentiel ; c'est-àdire du dépit qu’elle témoigna en sortant, de l’empressement qu’elle eut d’assurer Hélène
de son respect lorsqu’elle la vit prête à partir, et de la faveur qu’elle obtint de lui baiser la
main. Talbert, en son temps, lui révélera la perfidie de l’ennemi caché, en espérant bien
triompher de l’effroyable mégère qui veut…
Bruno resté à Paris l’informe qu’il a rencontré Beauchamp, le valet de chambre de
la Vicomtesse. Le portier, n’ayant pas vu revenir Mademoiselle de Sacy le soir de
l’enlèvement d’Hélène du couvent, avait fait avertir la Vicomtesse à la campagne où elle
se reposait. Celle-ci était revenue en hâte à Paris, et s’était dirigée tout droit au couvent
des capucins pour parler au père Brifaut, qui fut “étonné comme un fondeur de cloche, de
ce que toute la bande était partie sans lui” (Lettre L, 102). Il lui apprit qu’il devait marier
sa nièce. De là, elle courut au couvent des religieuses, puis chez Talbert et offrit une
grosse somme d’argent à son portier pour savoir où ils étaient partis. Le portier, suivant
les ordres de son maître, l’informa que son cousin l’évêque les avait mariés dans la
chapelle de sa tante, et que de là, ils étaient partis pour l’Angleterre, l’Italie ou
279
l’Allemagne, il ne savait pas très bien. La Vicomtesse, de rage, étouffa si bien, qu’on la
rapporta presque morte chez elle, et pendant huit jours, on désespéra de la tirer d’affaire.
Beauchamp affirma à Bruno qu’elle ne vivait à présent que de l’air, elle qui avant
mangeait et buvait comme quatre, et qu’elle ne faisait que pleurer. Il n’y a plus
d’académie ni de concert chez elle. Beauchamp pense la quitter car il est mal payé de ses
gages. Dans sa lettre, Bruno l’informe qu’Angélique est malade et qu’il est prêt à se
ruiner pour elle, pour lui faire oublier qu’elle n’a épousé qu’un valet de chambre. Il
assure Talbert que la Vicomtesse ne lui en veut pas, qu’elle n’en veut qu’à Mademoiselle
de Sacy et que, si elle la tenait, elle l’étranglerait. Il lui apprend aussi que Mademoiselle
Binet l’a questionné sur le sort d’Hélène, pour savoir si elle était contente, et qu’elle ne
supporta pas de s’entendre dire qu’elle n’avait pas à se mêler des amours de son maître,
“c’est une méchante diablesse que vous avez à l’honneur de votre service. Gourmel est
bien heureux qu’elle n’ait pas voulu l’épouser ; il avait rossé sa première femme ; celle-là
lui aurait bien rendu” (Lettre L, 108). Madame Benoist dénonce la misogynie ambiante et
le sort des femmes car le valet de chambre ne s’indigne même pas de savoir que l’ancien
cuisinier a tellement battu sa femme qu’elle en est morte.
Cette lettre rendit le calme à Talbert mais les deux cousines étaient inquiètes de ne
pas voir venir le révérend. Leurs alarmes devinrent si vives que, le neuvième jour, il fit
arriver un faux courrier de son valet de chambre par lequel celui-ci lui marquait qu’il
viendrait pour sûr le lendemain soir avec le père capucin. Cette nouvelle réjouit Hélène et
causa une grande joie à la rancunière Sacy qui s’écria dans le premier transport de son
allégresse:
280
Mon doux Jésus, que je suis contente, et que madame la Vicomtesse doit
être humiliée, et ressentir de dépit de n’avoir plus personne à mortifier.
Son orgueil est bien puni ! Puisse le ciel la convertir ! Je ne lui souhaite
point de mal. (Lettre L, 110)
Ce ne fut pas l’avis d’Hélène qui trouva qu’elle se réjouissait trop d’une circonstance
malheureuse pour la Vicomtesse, et affligeante pour elle-même. Talbert l’interrompit et
lui demanda de chasser ces tristes idées.
Le lendemain matin, il se présenta chez elle mais beaucoup plus tôt qu’à
l’ordinaire. Elle avait encore son battant-l’œil qu’elle s’empressa d’ôter, pensant sans
doute être moins belle qu’avec ses cheveux épars. Ce trait de coquetterie l’amusa et le
confirma dans le jugement qu’il avait porté de son caractère, lorsqu’elle courut avec
précipitation à la fenêtre pour développer la beauté de sa jambe et l’élégance de sa taille
qui lui avaient été dérobés jusqu’à ce jour par un manteau. Une fois de plus, Hélène entre
dans le jeu de la séduction, or, comme le souligne Bourdieu dans son analyse de la
domination masculine, “la séduction qui, dans la mesure où elle repose sur une forme de
reconnaissance de la domination, est bien faite pour renforcer la relation établie de
domination symbolique” (85). Talbert s’empara du fortuné bonnet, le baisa avec
transport, non qu’il fût homme à trouver goût à ce genre de pâture, mais sachant combien
ces hommages plaisent aux femmes. Rien ne flatte plus la vanité des femmes, pense-t-il,
et il se souvient ce que cette sorte d’hommage lui valut … Mais il reconnait qu’Hélène
est invulnérable. Elle refusa qu’il baise un “tour de gorge” qu’elle avait porté la veille.
Ces baisers sont “doublement déplacés” et représentent une “insulte à la pudeur” (YtanGervat 122) d’Hélène qui consentit qu’il couvre ses gants de baisers, puis la belle main
281
qui les avait portés. Charmeur, connaissant tous les détours par où il faut conduire un
cœur tendre pour l’égarer, il supplia qu’on veuille bien lui donner le collier à baiser. Au
dix-huitième siècle, note Ranum, les romanciers attribueront au cabinet de la femme des
pouvoirs de plus en plus explicitement érotiques de même qu’à l’inventaire des objetsreliques amoureux qui s’y trouvent (227-28).
Pendant le diner, Talbert affecta d’ordonner qu’on décorât la chapelle, qu’on
alluma les cierges sur les quatre heures au plus tard, et demanda à Hélène d’aller s’y
recueillir avec lui une heure avant l’arrivée du révérend, afin d’être tout disposés pour la
cérémonie. La dévote Sacy encouragea sa cousine de s’y conformer tandis qu’elle-même
irait au devant du révérend. A cinq heures, Talbert conduisit Hélène à la chapelle, qui lui
demanda de se placer fort loin d’elle. Il y consentit pour affaiblir la mauvaise impression
de la scène qui se préparait. Les heures passèrent sans que le révérend ni Bruno
parussent. Talbert feignit de témoigner la plus vive inquiétude et laissa éclater sa colère
contre son valet Bruno, seul responsable à ses yeux du malencontreux retard. Oubliant
leur inquiétude, les deux cousines ne s’occupèrent qu’à calmer son courroux. Le
lendemain, le père n’arriva point et la dévote Sacy pleura de chagrin, et le troisième jour
de leur attente, Talbert fit arriver un faux courrier. La pauvre Sacy devint pâle comme un
spectre et perdit connaissance à la lecture de la nouvelle ; Bruno leur apprenait que le
révérend avait été saisi d’une attaque d’apoplexie le jour de son départ et qu’il était mort
en moins de six heures. Hélène aida sa cousine mais parut intérieurement agitée, et le
reste de la soirée fut morne. Le soir, Talbert se colla contre la porte mystérieuse, espérant
entendre des commentaires de toutes espèces sur la fâcheuse catastrophe du jour. Il
282
entendit Hélène reprocher à sa cousine de manifester une douleur trop excessive, et de
trop exagérer ses peines. Par contre, elle révéla que sa douleur d’avoir désobéi à sa tante
et ses craintes de trouver un trompeur dans celui qu’elle aime, lui causent un véritable
désespoir. Elle ajouta qu’elle commençait à douter des intentions de son amant car il s’est
produit trop d’évènements fâcheux, de morts, de maladies et d’obstacles qui retardent la
cérémonie, et déclara qu’elle ne pouvait décemment pas rester. Ce ne fut pas l’avis de la
naïve Sacy, persuadée que monsieur Talbert est un jeune homme religieux et d’une
grande probité ; mais Hélène lui avoua qu’une personne à son service l’avait prévenue
contre lui. Elle n’y avait pas ajouté foi sur le moment car la vengeance semblait en être le
motif principal ; mais ses doutes ont reparu depuis quelques jours bien qu’elle n’ait pas
reçu la lettre promise dans laquelle on devait lui donner des détails qui la feraient frémir.
Devant l’étonnement de la dévote Sacy, Hélène lui révéla qu’il s’agissait de la femme qui
la tira du couvent. En lui faisant ses adieux, Mademoiselle Binet lui avait dit hors
d’haleine:
Mademoiselle, je suis bien aise de vous avertir que monsieur le colonel
vous trompe: ce que je vous en dis n’est pas pour me venger de l’affront
qu’il m’a fait ; vous avez l’air si honnête dame….. Mort de ma vie !
Quand il devrait m’en coûter dix louis de ma poche, je tâcherai de vous
faire parvenir une lettre….. Vous verrez toute la manigance….. Seigneur
Dieu ! Le voilà qui revient, ne soufflez pas le mot, il m’assommerait.
(Lettre L, 125-26)
Sur l’instant, la colère dont semblait animée la femme de charge atténua beaucoup l’effet
de ses paroles, et Hélène a attendu en vain l’effet de sa promesse. La crédule Sacy refusa
de croire à cette injurieuse idée car le Colonel a rendu les plus éclatants témoignages des
283
mœurs chrétiennes et il a trop de religion pour corrompre la vertu ; l’exemple du tableau
de l’enfer qu’il a fait peindre pour son oratoire prouve toute l’horreur qu’il a pour le
crime de l’impudicité. Si le vénérable religieux se fut rendu à ses vœux, Hélène serait
déjà mariée ; la naïve Sacy jugea être la seule dont l’affliction finira avec la vie et Talbert
n’entendit plus que ses sanglots étouffés. Quittant son poste, il courut parler à ses
domestiques et leur fit les plus terribles menaces s’ils remettaient jamais une lettre à
Hélène sans son ordre. Il promit de doubler la récompense qu’on put leur faire pour les
engager à le trahir et donna des ordres pour qu’on ne laisse jamais Hélène sortir du parc.
Egoïstement, Talbert croit son bonheur perdu sans songer aux tourments de son amante.
Dans sa campagne, Mozinge est en proie au plus profond désarroi, il ne peut
oublier Euphrosine et pense ne plus avoir de motifs d’espoir ; pourtant il ne peut se
défendre d’espérer. A son ami qui se félicite de ne plus recevoir de leçons de morale, il
avoue ne pas être assez maître de lui-même, en ce douloureux moment, pour plaider la
cause de l’infortunée Hélène. Avant de terminer sa lettre, il reçoit un billet du frère
d’Euphrosine lui apprenant qu’il part en poste car l’oncle se meurt.
Pour Talbert ce départ précipité est une bonne nouvelle et annonce un
dénouement favorable pour Mozinge. Lui-même est heureux en dépit de la fureur
vengeresse de l’abominable Binet dont il a intercepté la lettre. De Paris, Bruno lui a écrit
qu’il avait confié à Mademoiselle Binet qu’Hélène dormait dans la même chambre que sa
cousine ; celle-ci dans sa lettre met Hélène en garde:
Si ça est vrai, n’en sortez pas, jarnicoton, il vous arriverait quelque
malheur. Monsieur ne veut que s’amuser, il déteste le mariage ; jamais il
284
ne vous épousera. Je lui ai entendu dire cent fois qu’il aimerait mieux
vivre avec le diable qu’avec une femme qu’il ne pourrait quitter. (Lettre
LIII, 141-42)
Mademoiselle Binet lui révèle que c’est elle qui a écrit les lettres supposées venir de la
Maréchale et l’assure qu’elle a de “l’honneur et de la vertu autant qu’une fille du monde
en puisse avoir” (143). D’ailleurs, elle a été élevée par la mère de Monsieur qui n’était
pas si fière que lui, qui ne la chassait pas quand il y avait compagnie, “c’est qu’elle
n’avait point de mauvais coups à faire” (143). Elle regrette d’avoir écrit tous ces faux
billets et informe Hélène qu’on veut lui faire croire que le capucin est mort, mais “ce
fainéant de père qui pue comme un bouc” (143) est toujours vivant. Elle estime avoir été
bien mal récompensée après l’avoir tirée de “la griffe des béguines.” Alors que ce
mouvement féminin religieux qui vit son essor dès la fin du douzième siècle est composé
de femmes pieuses et respectables, la connotation du terme “béguines” par la femme de
charge est négative et semble être employé ici dans le sens de bigoterie et d’hypocrisie.
Mademoiselle Binet a promis vingt louis d’or à Gourmel pour lui remettre sa
lettre et lui a fait plein de mensonges, notamment sur ses promesses de l’épouser. Elle
avertit Hélène qu’il est “traître comme Juda, méchant comme un âne roux, brutal comme
un Chartier et qu’il a tué sa femme à force de la battre” (Lettre LIII, 148-49). Malgré tous
ses défauts, et bien déterminée à n’en rien faire, elle lui a promis de l’épouser et de lui
donner son argent s’il consent à la tirer des griffes de Monsieur Talbert. Au cours des
siècles, pour survivre face à l’autorité masculine, les femmes ont eu recours à toutes
sortes de ruses.
285
Trahi, Talbert se demande “si la magicienne Canidie, contre qui Horace a tant dit
d’injures, est aussi méchante que cette furie” (149). La sorcière Canidie, dont parle le
poète Horace, était prête à tout pour reconquérir son amant. Talbert est outré que sa
femme de charge fasse de lui un portrait aussi odieux, où toute la rage se manifeste: “elle
s’y exprime avec cette grossière licence que les domestiques ont entre eux lorsqu’ils
s’entretiennent de leurs maîtres, et qu’ils savent leurs honteux secrets” (Lettre LIII, 150).
Cette femme du peuple, qui a refusé d’épouser un homme brutal et préfère garder son
indépendance, semble agir avec Hélène par solidarité féminine plutôt que par vengeance.
En effet, Madame Benoist qui semble avoir lu le roman de Madame Riccoboni, Histoire
de Miss Jenny, prête à son héroïne un sentiment de solidarité féminine malgré la
différence de condition sociale, ce qui est nouveau pour l’époque.
Dans son désarroi, Talbert retrouve un vocabulaire militaire: “une guerre intestine
à fomenter dont je suis le chef et le médiateur, un siège à former, un assaut à livrer ; tous
ces soins intérieurs ne me mettent-ils pas dans la nécessité d’avoir un espion chez
l’ennemi” (Lettre LIII, 151). C’est pourquoi il a ordonné à Bruno de rester à Paris ; son
intelligence avec le valet de la Vicomtesse, dont il sait tirer parti en habile politique, sert
à son entreprise. Talbert se félicite de savoir discerner les talents et la capacité de ceux
qu’il emploie et se vante de ne jamais se tromper sur ses choix: la bonne de Sacy,
Bruno, le père Brifaut. Il s’est pourtant trompé sur le choix de la grosse Mademoiselle
Binet qui, bien qu’appartenant à l’une des classes sociales les plus basses, n’en est pas
moins solidaire des autres femmes. Même Suzon a parfaitement répondu à sa confiance et
à ses instructions ; elle a occasionné de grands changements depuis sa dernière lettre. Dès
286
les premiers jours de son service, elle a gagné le cœur de la chère dévote par de petites
confidences semblables à celles qu’il lui avait faites au sujet de la Vicomtesse: “il ne
s’agissait que de substituer un autre objet à son penchant à la haine, ce qui a été très
facile.” Ensuite, l’adroite Suzon a captivé l’estime de sa fière maîtresse, en ne parlant
presque jamais devant elle” (152-53). La dévote ne cessa de répandre des larmes sur la
mort du révérend pendant plusieurs jours. Hélène, confuse et désespérée de la faiblesse
de sa cousine, prit le parti du silence, après lui avoir vainement représenté les raisons qui
devaient l’engager à montrer plus de résignation aux décrets de la providence. La triste
dévote se trouva réduite à gémir en silence, ou à être blâmée ; c’est alors que la
compatissante Suzon entreprit de la consoler. Talbert lui en avait appris le moyen.
Lorsqu’elles étaient seules, elle exagérait son malheur, ne lui parlait que de la mort du
père, et de l’indifférence de certaines personnes sur une si grande perte. En présence
d’Hélène, elle paraissait les yeux plein de larmes, pliait les épaules en lançant un regard
d’indignation sur sa maîtresse, pour laisser entendre qu’elle avait le cœur trop dur. Ces
grimaces hypocrites, jointes à beaucoup d’autres, subjuguèrent complètement la
confiance de la haineuse Sacy. De son côté, Talbert joua son rôle à miracle, la plaignant
et condamnant hautement l’insensibilité de sa cousine. Flattée de son intérêt, la dévote lui
avoua qu’elle n’aurait bientôt que des étrangers pour amis. Lorsqu’elle remarqua que la
Vicomtesse avait inculqué une grande partie de ses principes à Hélène ; il prit la défense
de son amante que pour la charger sur des points encore plus graves que ceux qu’elle
prétendait avoir à lui reprocher. Ces manœuvres durèrent douze jours tandis qu’il se
comportait avec Hélène comme un vrai héros de l’Astrée. Le libertin Talbert, qui
287
reprochait à son ami Mozinge au début du récit de se comporter en vrai héros du roman
d’Honoré d’Urfé, constate avec dérision qu’il s’est transformé en héros sensible qui
analyse les mouvements de son cœur.
Ne pouvant plus contenir les transports de la flamme qui le consume, Talbert
jugea qu’il était temps de mettre la dernière main à l’œuvre. Bien décidé à détruire
l’intimité des deux cousines et à isoler Hélène, il avait convenu la veille que la rusée
Suzon irait trouver la dévote dans son oratoire où elle passe des heures depuis la mort
supposée du révérend. De même qu’il espionne les deux cousines à la porte secrète qu’il
a fait pratiquer au dossier du lit de leur chambre, il s’amuse à observer la dévote Sacy par
un trou qu’il fit percer dans la cloison de son cabinet. Dans ce refuge, elle lit une
collection du Journal Chrétien qu’elle quitte souvent pour se mettre à genoux sur le prieDieu et embrasser le crucifix ; puis elle gémit, pleure, parle haut, implore la miséricorde
du tout puissant pour qu’il lui fasse la grâce de l’attirer dans le séjour céleste pour y
revoir le saint homme.
Présomptueux, Talbert espère séduire Hélène en choisissant bien le moment:
Il faut que les ombres de la nuit servent de voile à la pudeur ; il faut que le
charme d’un voluptueux silence agisse si puissamment sur ses charmes
séduits, qu’il lui fasse croire qu’elle est seule dans l’univers avec celui qui
l’adore. Alors quelle est la femme qui, conduite avec art, et parvenue par
degré au comble de l’enchantement, pourrait encore résister à la flamme
d’un amant aimé ? Eve ne fut point cruelle, et cela par la conviction
qu’elle avait que celui de qui elle partageait les transports était le seul sur
la terre de qui elle put espérer la félicité. (Lettre LIII, 159)
288
Le libertin Talbert croit que pour triompher d’une amante, il ne s’agit que de l’amener à
cette persuasion et qu’il faut être bien maladroit pour ne pas remporter une victoire
complète.
Sur ses ordres, la sournoise Suzon rendit visite à la dévote sous le prétexte qu’elle
l’avait entendue se plaindre et elle fit semblant d’en être toute bouleversée.
Insidieusement, elle lui dit qu’il serait à souhaiter qu’elle obtint du ciel qu’il changea le
cœur de certaines personnes, si dur et si insensible au malheur des autres ; qu’elle n’était
pas fière comme sa cousine, ne disait pas de mal des gens sitôt qu’ils avaient le dos
tourné, et qu’elle n’avait pas non plus de mauvaises pensées sur le compte des personnes
les plus respectables par leur piété. Après ces perfides paroles, elle prétendit s’en aller
pour la laisser à ses prières. Charmée par ses paroles, la dévote Sacy la retint et lui
confessa qu’elle ne trouvait de consolation qu’auprès d’elle et de monsieur Talbert. La
fourbe Suzon prétendit avoir elle-même cru devenir folle de la perte d’un sage directeur
qui ne l’avait confessée que dix années ; un missionnaire qui était parti pour prêcher la foi
de Jésus Christ ; “Suzon fit une profonde révérence en prononçant le nom du Sauveur du
monde et la dévote joignit les mains d’admiration” (Lettre LIII, 164). Ingénument, Suzon
lui demanda si elle rêvait du père toute la nuit, mais la dévote lui affirma qu’elle n’avait
pas dormi une heure depuis le jour où elle avait appris sa mort. A ces mots, Suzon
s’exclama que c’était terrible, qu’il y avait des gens bien faux, puis sur ces paroles
s’apprêta à partir mais la dévote voulut en savoir plus. Suzon lui apprit qu’elle n’avait pas
à se plaindre de sa maîtresse, que sa condition était “aussi bonne que celle d’un chanoine”
(166), mais que c’était l’indiscrétion de sa langue qui la tourmentait. Il n’en fallut pas
289
plus pour allumer la curiosité de la dévote qui promit sur son Dieu et son Sauveur, sur sa
foi, sur sa conscience et sa sainte religion, de ne rien révéler. Rassurée par ses paroles,
Suzon lui apprit que sa cousine racontait qu’elle rêvait toute la nuit du père Brifaut,
qu’elle lui parlait comme à un amant passionnément aimé, qu’elle lui tenait des discours
illicites, scandaleux, qui laissaient croire qu’elle avait eu un commerce criminel avec le
religieux. Choquée par une telle calomnie, la dévote demanda à Suzon de l’aider à faire
ses malles. Celle-ci l’assura que le Colonel n’y croyait pas et qu’il avait même dit à sa
cousine qu’elle avait tort de si mal penser d’elle, qu’il la garantissait “aussi sage que les
vierges du paradis” (169). La dévote n’en revint pas qu’Hélène ait pu dire toutes ces
horreurs devant Monsieur Talbert. Devant son insistance pour quitter la maison, Suzon
prétendit que son père la tuerait s’il savait tout cela et “elle joua supérieurement les
convulsions du désespoir. La crédule Sacy agitée par la haine, et cependant émue de
compassion” (171), tenta de la consoler et demanda à voir monsieur Talbert. Il la trouva
le visage couvert de larmes et fut touché jusqu’au fond du cœur du chagrin qu’il lui
causait. Il fit semblant d’ignorer la cause de sa peine, parut s’indigner du bavardage de
Suzon et promit de la chasser mais la dévote Sacy implora sa clémence, et lui dit qu’elle
consentirait à tout ce qu’il lui conseillerait, sauf de ne pas occuper la même chambre que
sa cousine. C’était précisément ce qu’il désirait. Afin qu’Hélène ne soupçonna pas la
trahison de Suzon, Talbert lui recommanda de lui écrire qu’elle voulait faire une retraite,
et “qu’elle avait résolu de passer dans la solitude au moins quinze jours” (176). Ce
conseil “satisfaisait à deux points très importants, selon elle ; aux engagements qu’elle
avait pris avec la fourbe Suzon, et au plus vif sentiment de son cœur” (177), et la haine
290
qu’elle venait de concevoir pour sa cousine. Il fut convenu que la lettre ne serait remise
que le soir.
Entre temps, Talbert fit arriver un faux courrier de la part de la Maréchale qui
marquait que sa fille était convalescente. Il avait si bien endormi les craintes d’Hélène et
montré tant de respect depuis la mort supposée du révérend, qu’elle ne douta point de la
vérité de cette nouvelle. Il ajouta à sa joie en écrivant devant elle une lettre à son cousin
l’évêque de **** pour l’engager à venir avec ses parentes et à leur donner la bénédiction
nuptiale. Talbert reconnut qu’il allait au-devant des désirs de son amante et son respect
fut si scrupuleux, et même si naturel, que le tête-à-tête ne l’alarma plus. A l’heure du
souper, Hélène s’inquiéta de ne pas voir arriver sa cousine ; elle envoya Suzon s’informer
si elle était indisposée, et celle-ci revint avec la lettre en question. Hélène tendit la lettre à
Talbert, lui disant qu’elle craignait que sa cousine eût l’esprit aliéné. Avec la lettre de la
dévote Sacy, Madame Benoist nous offre un petit chef d’œuvre de littérature
humoristique:
J’ai besoin de me vouer entièrement à la prière pour obtenir la grâce de
surmonter une douleur à laquelle je me livre trop, je le sais ; mais elle est
innocente dans son principe et son objet ; j’en prends à témoin mon
Sauveur Jésus Christ, à qui, grâce à sa divine lumière, mes sentiments les
plus fervents ne peuvent échapper […] mais si mon cœur n’est pas un vase
de perfection, au moins il est vrai qu’il ne fut jamais le refuge du vice. Ne
tentez point de me tirer de ma retraite, ni de me faire violer le silence que
je me suis imposé, que je ne romprais pas pour tous les trésors de la terre ;
celui de la miséricorde de Dieu est le seul où j’aspire : puisse-t-il bientôt
me recevoir dans le sein de sa gloire ! (Lettre LIII, 181-182)
L’auteure utilise l’humour pour fustiger l’intolérance et la bêtise des dévots endoctrinés
par la religion.
291
Talbert sembla s’amuser à la lecture de la lettre dont les termes annonçaient en
effet une disposition à la démence et il conseilla à Hélène de faire coucher Suzon dans sa
chambre.
Puis il la reconduisit à sa chambre après avoir prolongé la conversation une heure
de plus, pensant bien être proche de la victoire. Il envisagea de se venger de la traîtresse
Binet par le supplice le plus douloureux pour elle, probablement songe-t-il lui ôter sa
liberté en la mariant de force au cruel Gourmel. Mais cette entreprise est remise à plus
tard.
Dans une lettre extrêmement brève, Mozinge lui annonce qu’il a été prévenu par
le frère d’Euphrosine que l’oncle était déjà mort à son arrivée et que les scellées étaient
posées chez lui. Mais d’Euphrosine point de nouvelles. Son espoir est toujours aussi vif,
puisque “c’est le sort des faibles humains de se repaître d’illusions, de s’en contenter au
défaut de la réalité” (Lettre LIV, 187).
Talbert raille son ami Mozinge pour qui la certitude imminente de son bonheur
avec Hélène ajoute à ses propres maux. Si le frère d’Euphrosine n’est pas idiot, écrit-il, il
devrait prier, payer, promettre, et menacer les domestiques pour en tirer des
éclaircissements et apprendre où se trouve sa sœur. Il raconte que depuis la séparation des
inséparables cousines, il a employé tout son art pour augmenter avant tout l’estime
d’Hélène, car son amour par contre est aussi tendre qu’il puisse l’espérer. Il a découvert
qu’un excessif respect était un moyen plus efficace qu’il ne l’avait imaginé:
Une femme vertueuse et sage veut pouvoir se dissimuler que son amant
aspire à sa défaite. Son cœur n’en est pas moins sensible, mais sa raison a
292
besoin d’être abusée sur le motif. Un extrême désintéressement sur toute
prétention sensuelle la plonge dans le sommeil de la confiance. (Lettre
LV, 190-91)
C’est le sommeil de sa confiance que Talbert attend pour agir.
La bonne de Sacy est toujours confinée dans sa retraite et Talbert va la consoler
lorsqu’Hélène le croit en train de dessiner afin qu’elle ne soupçonna pas son intelligence
avec sa cousine. Hélène essaya vainement de la voir mais, dès que la dévote l’aperçut:
Elle se retira dans le fond de sa chambre, et balançant sa tête de toute sa
force en étendant les bras et les mains avec des mouvements violents
comme si elle eut voulu chasser le démon ; ensuite appuyant les doigts sur
ses lèvres et l’autre main sur son cœur, pour donner à entendre qu’elle
avait fait vœu de ne point parler. (Lettre LV, 191-92)
Hélène se retira les larmes aux yeux, persuadée que sa cousine était dans la démence.
Talbert la laissa dans cette idée, déplorant avec elle la faiblesse humaine.
Talbert reçut enfin une réponse de son cousin l’évêque. Des affaires
indispensables le retardaient encore à Paris mais il avait envoyé son portrait dans une
belle boite à sa future cousine, très sensible à cette marque d’estime ; elle va en faire une
copie ce qui la distraira du dérangement d’esprit de la dévote et du retard de la
Maréchale. Celle-ci avait dû différer son voyage pour accompagner dans le monde une
jeune parente nouvellement mariée, qui était passée directement du couvent à l’autel,
pour s’engager à un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle apprenait aussi une nouvelle
réconfortante ; une amie de la Vicomtesse l’avait prévenue que celle-ci n’était presque
plus irritée contre sa nièce et la Naréchale promettait de faire immédiatement la paix avec
293
sa chère tante par la médiation de cette amie. “Hélène exprima une satisfaction
inexprimable en entendant ces dernières lignes” (195).
La Vicomtesse ne pleure plus, écrit Bruno, mais elle est tout le jour dans les
églises, ou chez elle avec des prêtres. Elle est devenue encore plus bigote que
Mademoiselle de Sacy. D’autre part, un accident est arrivé à Monsieur de Lurzel ; cet
homme était si avare qu’il n’a jamais fait faire de feu dans sa chambre ; la cheminée est
bouchée toute l’année, et dans les plus grands hivers, c’était pareil ; il demeurait au lit
jusqu’à midi et ne se levait que pour aller manger chez les autres. Lorsqu’il avait une
visite, il prétendait que le feu l’incommodait ; il avait beau voir ses visiteurs grelotter de
froid, il ne faisait pas chauffer. Il y a quatre jours qu’il gèle à fendre pierre. Un soir, il fit
si froid, qu’il ordonna à son domestique de lui apporter une poêle de charbons allumés.
Ce qui fut dit, fut fait. Le laquais lui apporta des charbons mal éclairés, après quoi il alla
se coucher. L’avare Lurzel s’endormit ; l’odeur du charbon lui porta à la tête et l’étouffa
dans la nuit. Il a été enterré hier matin.
Talbert laisse à Mozinge le soin de réfléchir sur cette catastrophe mais il doit
interrompre ses pensées car un évènement vient juste de troubler la quiétude de sa
maison ; Suzon s’est trouvé mal, et si mal qu’il a dû faire appeler le chirurgien.
Euphrosine respire, écrit Mozinge exalté, et elle l’aime. C’est l’oncle qui était
amoureux de sa nièce et qui voulait l’épouser depuis qu’elle était veuve, qui l’avait fait
enlevée. Le domestique d’Euphrosine confessa son crime et promit de découvrir le lieu
où se trouvait son ancienne maîtresse si on lui pardonnait. Célan, le frère d’Euphrosine le
294
lui accorda. L’oncle l’avait fait conduire à cent lieues de ****, chez un ancien fermier qui
lui était totalement dévoué. Là, il l’avait persécutée et menacée. Mozinge attend la
permission de se rendre auprès d’elle ; mais il avoue être si impatient qu’il ne peut plus
attendre et se met en route.
Talbert sort de la chambre d’Hélène où il vient de passer une nuit très orageuse en
tête à tête avec elle. Malgré la maladie grave de Suzon, ils ont vécu depuis plusieurs jours
en parfaite harmonie ; la lecture, la musique, le dessin et la peinture ont rempli leurs
journées. Talbert s’était vu dans la nécessité de différer l’attaque jusqu’à hier au soir, qui
était la veille du jour où la Maréchale, l’Ambassadrice et l’évêque étaient supposés
arriver. Suzon était hors de danger, la dévote avait écrit qu’elle quitterait sa solitude pour
paraître devant ses parents, et Hélène se réjouissait d’avance d’apprendre que la
maréchale lui apporterait peut-être l’heureuse nouvelle d’une réconciliation avec sa tante.
Dès qu’il l’eut conduite à sa chambre, Talbert prit la réconciliation avec sa chère tante
comme sujet de conversation ; il expliqua si bien ses propres sentiments qui étaient tout à
fait conformes aux siens, qu’à deux heures du matin, elle n’avait pas encore songé à lever
les yeux sur la pendule. Inquiet, il voulut savoir si elle accepterait de se réconcilier avec
sa tante au cas où celle-ci exigerait de renoncer pour jamais à son hymen. Hélène,
mécontente, pensa qu’il suffisait qu’une chose soit conforme à la raison pour qu’une
femme s’exécute, ce qu’il ne trouva pas très flatteur pour un amant passionné qui mérite
d’être aimé en retour. Inflexible, elle riposta que l’amour des parents méritait quelques
sacrifices et qu’on devait immoler toute inclination qui ne recevait pas leur consentement.
Elle reconnut son imprudence avec la douleur la plus amère ; la perte qu’elle a faite, ses
295
remords, l’incertitude d’une paix sans laquelle elle ne peut goûter aucun repos, sont les
seules pensées qui la tourmentent. Talbert lui reprocha que, la veille de s’unir avec lui,
elle ne fût préoccupée que de s’être soustraite à l’autorité de sa tante et se plaignit que
son indifférence dissipa une illusion si chère, et que sa cruauté désespérait un cœur qui ne
battait que pour elle. Elle déplora qu’il n’ait même pas les ménagements que sa triste
position exigeait et il se dit prêt à tout pour réparer le malheur de lui avoir déplu. Ils
occupaient chacun un coin de la cheminé et, pendant la conversation, il s’était
insensiblement rapproché d’Hélène qui, ne pouvant s’éloigner du mur, ni quitter le feu,
fut obligée de le souffrir à ses côtés. C’est alors qu’il s’empara de l’une de ses mains qu’il
pressa doucement, puis baisa avec une ardeur inexprimable. Il la vit un peu émue et jugea
qu’il était temps d’obtenir le pardon de plus d’une offense ; alors il exhala un soupir de
feu sur ses lèvres ; elle pâlit, trembla, mais cette sensation disparut comme un éclair, et sa
fierté la vengea bientôt du trouble de ses sens: “ses yeux se sont chargés d’un nuage de
courroux si imposant, qu’il aurait intimidé tout autre qu’un Talbert” (Lettre LVII, 220),
remarque-t-il. Hélène est sensuelle et vraiment éprise de son amant mais tout à fait
consciente des conséquences néfastes de l’abandon amoureux ; et cette lucidité lui ouvre
les yeux sur les intentions réelles de Talbert. Elle est seule aussi, sans protection, puisque
sa tante est à Paris, ignorante de l’endroit où elle se cache, et que sa dévote cousine,
empêtrée dans sa religion et absolument inepte à la psychologie amoureuse, est incapable
de l’aider. Talbert couvrit ensuite ses mains, sa robe, son fichu, son col de mille baisers ;
Hélène se déroba avec effroi à ses transports, jeta un coup d’œil égaré à la pendule et
ouvrit la porte. Il se précipita, et lui donna la clef après avoir fermé la porte à double tour.
296
Puis, pliant un genou, il implora sa grâce. Désespéré, il regretta de n’être plus pour elle
qu’un objet de mépris. Malgré ses supplications, elle resta maîtresse d’elle-même et il lui
reprocha son indifférence. Talbert paraissait plongé dans la consternation la plus
profonde et l’était réellement. Le cœur d’Hélène l’a senti et elle laissa tomber sur lui un
tendre regard en poussant un soupir à demi étouffé. Alors il s’approcha, se mit presqu’à
genoux, la voix entrecoupée de larmes, et lui avoua son désespoir d’amant malheureux ;
elle trembla et son silence était au-dessus de l’aveu le plus passionné. Les roses de ses
joues étaient le présage d’un trouble charmant. Dans cet instant d’attendrissement,
Talbert admira sa beauté et ne put résister à la brûlante ardeur qui enflamma tout son
être ; il l’enleva dans ses bras et la posa doucement sur une duchesse. Hélène se dégagea
de ses vives étreintes, se releva avec une indignation si profonde et si sublime qu’elle le
força au respect et qu’il se sentit couvert de confusion. Son courroux paraissait si sincère
que pendant quelques instants, il se sentit odieux à lui-même. Il se jeta à ses pieds,
pénétré d’un vif repentir, mais les regards d’Hélène ne reflétaient plus que la haine et elle
s’éloigna de lui avec un mouvement d’horreur. Talbert se sentit alors envahi par la
crainte, il gémit pour exprimer ses regrets, ébaucha une prière, mais en vain. Indigné
contre lui-même de ce que l’épouvante de son lâche cœur lui avait fait manquer une
victoire qu’un peu de violence eut assurée, il se leva avec un transport de fureur, tira son
épée et jura de ne point sortir avant d’avoir obtenu son pardon. Il renouvela ses serments,
la pressa contre son cœur en ce bienheureux moment et sentit le sien palpiter ; une tendre
émotion régnait sur le visage de son amante et en avait banni cette majestueuse fierté que
son indignation avait rendu si redoutable. Elle ne faisait que de faibles efforts pour lui
297
échapper ; “la vertu et l’amour combattaient pour la seconde fois dans son cœur : la
pudeur, ce sentiment bizarre et charmant tout ensemble, qui sauve tant de femmes,
pouvait arrêter ma charmante,” pense-t-il (Lettre LVII, 230). Ils étaient à présent dans
l’obscurité. En lui ravissant un baiser, Talbert osa davantage… mais Hélène triompha de
ses brûlants transports, se déroba à ses poursuites et courut ouvrir une porte de balcon.
Alors il renouvela ses serments pour apaiser son outrage mais elle lui ordonna de sortir de
sa présence ; Talbert admit qu’il “n’est pas d’extrémité affreuse à quoi je sois résolue de
me porter“ (235). Dans un geste théâtral, il saisit un pistolet, le tint à quelque distance de
sa tête, dans la direction convenable pour se brûler la cervelle, et lui demanda de
prononcer sur son sort. Incrédule, Hélène l’accusa de s’abaisser aux plus vils artifices
pour tromper une femme qui n’a d’autre protection que sa vertu et la probité de son
amant. “Disposez de vos jours au gré de votre fureur ; votre mort, la mienne, rien n’est
capable de m’intimider” (236-37), lui dit-elle, dévoilant sa force de caractère. Talbert
pressa la détente du pistolet et l’explosion suivit. Hélène jeta un cri d’effroi, ou plutôt de
douleur qui le pénétra jusqu’au fond du cœur. Talbert est certain qu’elle remercia
intérieurement le ciel que le coup fatal eut épargné une tête si chère. Habilement, il avait
dirigé l’instrument de sa mort de façon qu’il y échappe de peu. Il ajouta qu’il lui restait
assez de courage, assez d’amour, pour lui faire une seconde fois le sacrifice de sa vie et
qu’elle serait ainsi délivrée de l’horreur de le voir. Elle s’approcha et lui demanda de lui
épargner ces scènes de fureurs, affreuses et inutiles “puisque quand votre criminel
égarement vous entrainerait encore à attenter à vos jours ou aux miens, je vous déclare
que mes dispositions ne sauraient changer” (239). Hélène ne se laisse pas influencer par
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les apparences trompeuses et son attitude ferme révèle une fois de plus sa force de
caractère. A ses paroles, Talbert s’exclama: “Ah inhumaine ! Puisque rien ne peut vous
toucher, c’en est fait, mes vœux seront comblés !” (239) et il l’enleva dans ses bras mais
elle trouva le moyen de se saisir de son épée. De crainte qu’elle se blessât, il se jeta à ses
pieds, implora sa grâce, répandit des larmes de douleur et d’attendrissement, et supplia.
Le seul gage de cette paix ignominieuse fut la permission de baiser sa robe. Néanmoins,
il est persuadé qu’il lui reste une ressource et qu’avant vingt-quatre heures, peut-être, il
effacera la honte de cette malheureuse nuit. Hélène a échappé à la tentative de viol grâce
à sa dignité et à sa maîtrise de soi.
Il n’est que sept heures du matin et il entend quelqu’un qui triple chaque pas les
marches de son escalier avec un étouffement épouvantable.
Hélène, sa chère Hélène est presque morte.
Dans cet instant tragique, le libertin Talbert vient de faire l’affreux, le honteux
parjure ; il est épouvanté et maudira éternellement le malheur qui l’a forcé à cet excès de
faiblesse ; un frisson d’horreur glace son sang dans ses veines, divers mouvements agitent
son âme et sa raison en est troublée. Il ne sait plus ce qu’il fait depuis le moment funeste
où il a vu les habits de son amante teintés de sang et son beau visage couvert de la pâleur
de la mort.
Il y a plus de vingt-quatre heures que son cœur a été brisé par ce spectacle de
douleur et il n’a pu respirer une minute. Le danger semble cependant moins grand. Il se
reproche de ne pas l’avoir surveillée au lieu d’avoir passé un temps précieux à raconter à
299
son ami Mozinge les détails de cette nuit orageuse, et il rend un hommage à la sagesse de
son incomparable Hélène, mais non pas sans frémir, quand il considère l’état affreux où
elle le plonge.
Angoissé, Talbert passe sans cesse de son appartement à celui d’Hélène, il veut
s’assurer qu’elle respire. Son cœur bat, sa poitrine se sert, ses genoux tremblent lorsqu’il
s’approche de sa porte, seule l’écriture peut modérer sa dévorante inquiétude. Personne
ne sait comment elle est sortie de chez elle ; elle avait revêtu sa robe de toilette pour ne
pas attirer l’attention et surtout parce qu’elle était plus convenable pour fuir seule à pied.
Elle ne songea qu’à éviter les domestiques et confia sa précieuse personne à une vieille
échelle oubliée contre un mur du parc par un négligent jardinier, sans considérer l’état où
elle était. La pluie avait pourri les échelons les plus élevés, et plusieurs se brisèrent sous
ses pieds. Son cri alerta Gourmel qui la trouva sans connaissance. La fuite est la seule
arme que détient l’héroïne face à la tyrannie de son amant. Talbert voulut la transporter
lui-même, ne pouvant souffrir que des mains profanes touchassent son beau corps et elle
était hors d’état de s’opposer à ses tendres soins. Il s’ensuit une description très
romantique de l’héroïne blessée:
Sa chute avait mis un désordre touchant dans son habillement. Son
manteau était resté engagé à une des colonnes de l’échelle ; le choc du
coup avait séparé de sa tête le peigne qui relevait ses cheveux ; ils étaient
épars sur ses épaules nues, le ruban qui nouait sa robe sur son sein
d’albâtre, s’était défait, et le laissait presqu’entièrement découvert. (Lettre
LVII, 251)
Talbert la porta dans la chambre de Vesta qui est, dans la mythologie grecque, une déesse
vierge comme Athéna et Artémis. Il fut heureux de recueillir son premier sourire et
300
courut chez la bonne de Sacy lui apprendre l’accident et le danger où était sa cousine.
Elle en parut d’abord peu émue, et levant les mains et les yeux au ciel elle s’écria: “O
mon souverain Créateur ! Que vos jugements sont équitables !” (253). Puis elle se dit
fâchée du malheur de sa cousine et voulut connaître les raisons de sa fuite. Il l’a pria de
venir la rassurer et surtout de ne pas laisser échapper un mot de ce que lui avait dit Suzon.
La dévote promit car elle ne voulait pas “risquer de perdre sa vie éternelle,” en faussant le
serment qu’elle avait fait à ce sujet-là. Madame Benoist suggère que la promesse de son
silence n’est pas dû à son pardon ni à un élan de compassion envers sa cousine, mais à la
crainte égoïste de perdre sa vie éternelle. On vint les trouver pour leur dire que le
chirurgien qui était arrivé trouvait Hélène fort mal ; la bonne de Sacy suivit Talbert en
pleurant et il alla s’agenouiller au pied du lit. Hélène laissa tomber sur lui un regard de
clémence en voyant sa détresse et présenta sa main à sa cousine qui l’embrassa avec un
cœur d’où la haine semblait entièrement bannie, puis elle s’évanouit. Un médecin que
Talbert avait fait appeler leur demanda de sortir de la chambre.
Son état a tellement empiré durant la nuit qu’on lui avoua qu’elle ne passerait pas
la journée. A cette nouvelle, Talbert jeta un cri de désespoir, Hélène l’entendit et
demanda qu’on le laisse entrer. Alors, en présence de tout le monde, il fit le serment
redoutable qui le désespère par l’invincible répugnance qu’il eut toujours à le tenir car il
refuse l’effritement de la passion dans la vie de tous les jours. Talbert devra pourtant s’y
soumettre s’il veut sauver ses jours et la posséder qu’à ce prix. Hélène a reçu la promesse
avec une satisfaction sur laquelle il ne comptait guère après la courageuse résolution
qu’elle avait prise. Il comprit qu’elle avait fui plus par la crainte qu’elle avait eue de
301
succomber à sa propre sensibilité que par la haine qu’elle lui avait témoignée. Une douce
joie éclata sur son visage en l’entendant déclarer hautement…… Il affirme à Mozinge
que son discours était sincère et qu’il produisit un favorable changement sur la tendre
Hélène, et que le sommeil ferma ses yeux.
Hélène a fait un songe prémonitoire d’où elle est sortie toute troublée grâce à la
visionnaire interprétation de la maudite Sacy, “de qui le ciel puisse confondre la
superstitieuse crédulité“ (259), pense Talbert. Hélène s’est réveillée en poussant des
gémissements, son front était couvert de sueurs froides et ses yeux baignés de larmes. La
maudite Sacy trouva qu’il n’y avait rien de plus funeste que le rêve de sa cousine:
Hélène a vu, dit-elle, sa tante vêtue de noir, le visage pâle et décharné :
elle était à genoux devant un cercueil qu’elle s’efforçait en vain d’ouvrir :
elle paraissait pénétrée de la douleur la plus profonde : ses pleurs ne
pouvaient couler […] elle l’a vue se lever plusieurs fois avec des
transports de désespoir, faire de nouvelles tentatives pour découvrir le
cercueil, et retomber comme abimée par l’impuissance de ses efforts.
Après une longue consternation, elle s’est encore approchée du cercueil
qu’elle a voulu enlever de sa place ; alors elle s’est évanouie. (Lettre LVII,
260-61)
Dans son rêve, présage funeste de sa propre mort, Hélène essaya de secourir sa tante mais
d’invincibles liens la retenaient. Elle vit Mademoiselle de Sacy s’approcher de la
Vicomtesse pour la secourir, mais ses soins furent superflus et ne servirent qu’à la
convaincre qu’elle était morte. Alors Mademoiselle de Sacy aperçu le cercueil et parut
affectée d’une joie douce, en contemplant l’objet qui y était enfermé. Hélène aperçu une
figure d’homme, sans pouvoir discerner s’il lui était connu ; elle frémit d’horreur en le
voyant, mais elle ne pouvait le reconnaître. Puis tout a disparu derrière un nuage obscur.
302
Elle s’est réveillée et la maudite dévote a débité cent absurdités sur la signification de ce
songe. Elle affirma que la robe noire désignait le deuil que la Vicomtesse a pris de
monsieur du Blézy, que ses larmes n’étaient autre chose que le chagrin qu’elle a eu de la
perte de son toutou, que tout était la preuve indubitable que la Vicomtesse était morte de
chagrin depuis quelques jours. Elle ajouta que:
Quant au pouvoir qu’elle avait eu d’ouvrir le cercueil, et à la joie qu’elle
avait témoignée en considérant celui qui y était enseveli, il était hors de
doute que cet homme n’était autre que le révérend père Brifaut ; que cette
faveur singulière qu’elle avait eu de le reconnaître, était un signe certain
que Dieu la retirerait incessamment dans le sein de sa miséricorde, et lui
accorderait par grâce spéciale la consolation de voir au séjour des
bienheureux, ce saint religieux, à qui elle doit des trésors de
reconnaissance, pour lui avoir appris les moyens de se sanctifier par le
pardon des ennemis. (Lettre LVII, 264-65)
Hélène n’a pu se défendre d’ajouter foi à ces ridicules interprétations, et, vivement
préoccupée par la mort de la Vicomtesse, ne s’aperçut pas de ce qui avait rapport avec du
Blézy, ni du reproche tacite que sa cousine lui faisait. La scène du rêve et son pittoresque
macabre, proches des descriptions des romans gothiques, renforcent le pathétique de la
situation et préparent le lecteur pour le dénouement tragique. Hélène a fait un rêve
prémonitoire mais pas dans le sens où l’entend sa cousine. D’autre part, Madame Benoist
dénonce la stupidité et le danger des superstitions.
Hélène est plus mal. Talbert a envoyé un laquais chercher Bruno. Rien n’égale les
tourments de son cœur, que l’embarras où le plongent les chimériques frayeurs que la
maudite Sacy a inspiré à sa cousine. L’orgueilleux Talbert en est réduit à demander à la
Vicomtesse de l’aider à rendre le calme à sa nièce. Il juge affreux d’en arriver à cette
303
extrémité et de sentir que, s’il est exaucé dans sa demande, ce honteux succès le mettra
dans la nécessité de former un lien qui révolte son âme, ou de perdre celle sans laquelle il
ne peut vivre. Cependant il est prêt à tout pour sauver celle qu’il aime, car sans elle la vie
serait un fardeau insupportable.
Il demande à son ami Mozinge de lui parler de sa félicité et lui confesse que, de
l’avoir senti si heureux et d’avoir été lui-même si malheureux, il a mis en pièce sa
dernière lettre. Il se le reproche vivement et le supplie de le ménager, lui, un homme qui a
passé plus de trente ans dans les plaisirs et qui est frappé pour la première fois de sa vie
du coup le plus affreux.
Tout ce que Talbert lui apprend est plus que suffisant pour atténuer chez Mozinge
le bonheur dont il jouissait. Celui-ci redoute tout du désespoir de son ami et le sort
d’Hélène lui arrache des larmes. Il regrette qu’elle n’ait jamais soulevé la compassion de
son amant alors que celui-ci a montré tant de bonté dans beaucoup d’occasions. Mozinge
pense qu’Hélène a concouru au malheur de sa vie par sa seule faute d’avoir écrit à Talbert
sans l’accord de sa tante. De cette faute ont découlés tous les désastres qui devaient
suivre et même la ruine de son honneur, sous le seul prétexte d’éviter un duel:
Mais quoique sa résistance puisse passer pour un miracle aux yeux de la
fragile humanité, il n’en est pas moins vrai qu’on peut l’accuser
d’imprudence, et déplorer le malheur de ce que la sagesse n’est pas
toujours unie à la vertu la plus sublime. (Lettre LVIII, 273)
Mozinge tente de persuader son ami qu’il peut encore réparer ses fautes, puisqu’Hélène
ne connaît pas toutes ses perfidies, puisqu’elle lui pardonne, puisque sa tendresse lui fait
grâce en faveur d’un repentir qu’elle a cru sincère, et qu’il ne peut être heureux sans elle.
304
Il lui conseille d’honorer sa promesse et l’assure que lui-même ne pourra pas être
pleinement heureux tant qu’il le saura malheureux ou coupable. Sa douleur est d’autant
plus grande qu’il est obligé de la cacher à celle qui connaît tous les secrets de son cœur,
or, malgré ses efforts, Euphrosine devine sa tristesse.
Touché par cette rare et parfaite amitié, Talbert lui répond qu’il va bientôt se
rendre compte de la prodigieuse abnégation où la violence de son amour l’a contraint. La
faiblesse et la lâcheté d’un cœur éperdu méritent aux yeux de son ami Mozinge le beau
nom d’honorable parjure. Talbert n’est plus maître de sa destinée ; un pouvoir qu’il adore
et déteste tout à la fois, ne lui laisse plus la liberté d’agir selon les principes de sa raison.
La nuit qui lui avait causé mille craintes est passée ; Hélène respire et son état
laisse un peu d’espérance. Ce mieux semble le résultat de la lettre qu’il écrivit la veille au
soir à la Vicomtesse. Hélène en fût touchée et la bonne de Sacy l’interrompit dix fois
pour lui dire que, quelqu’orgueilleuse que fût Madame la Vicomtesse, elle ne résisterait
pas aux expressions d’une pareille lettre. Elle ajoutait à cela des signes d’yeux et de tête
qui ne pouvaient être aperçus de sa cousine mais par lesquels elle essayait de lui faire
comprendre que sa démarche était vaine, attendu la mort de la Vicomtesse. Cette fois-ci,
Talbert fit réellement partir un exprès chargé de la lettre bien qu’il redouta l’arrivée de la
tante et les ignominieux tourments auxquels il sera exposé. Il frissonne de dépit et
d’horreur en songeant au dénouement funeste dont il est menacé.
“Hélène sort d’un accès si violent qu’il l’a mise dans un délire qui a duré plus
d’une heure” (Lettre LIX, 280-81), et peu s’en faut que le désespoir de la voir en cet état
305
l’y ait plongé lui-même, et l’ait privé de sa raison sans retour. Talbert réalise qu’il ne
pourra survivre à cette fille adorable et si elle meure, Mozinge n’aura plus d’ami. Pendant
son délire, Hélène n’a cessé de le nommer:
Elle croyait s’entretenir avec sa tante ; elle lui parlait de sa tendresse
comme si elle s’en fut fait un crime, par rapport aux combats terribles
qu’elle avait eu à rendre contre elle-même dans cette nuit que j’abhorre
maintenant, puisqu’elle me coûte peut-être mon bonheur. (Lettre LIX,
281-82)
Talbert est convaincu que sa fierté, ou plutôt sa vertu lui fait éprouver une confusion
mortelle, en lui retraçant les témoignages de sensibilité qui lui ont échappés, dans un
instant où elle n’aurait voulu montrer que de l’indignation. Mais il semble que la cause la
plus grave de sa maladie est la douleur d’avoir désobéi à sa tante et le danger où l’a
entrainée cette désobéissance.
La Vicomtesse est arrivée. La pâleur de son visage, son excessive maigreur et
l’abattement de toute sa personne causèrent à Talbert une surprise effrayante ; il demeura
pétrifié de la voir dans cet état. En l’apercevant, Hélène poussa un cri et tomba dans une
longue faiblesse. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, sa tante la tenait dans ses bras et leurs
larmes se confondaient. Elles restèrent étroitement embrassées pendant plus d’un quart
d’heure sans pouvoir proférer un mot ; elles semblaient vouloir effacer leurs torts
mutuels. Cependant, la Vicomtesse rompit le silence pour savoir la cause de la maladie de
sa nièce et demanda si c’était les suites de son nouvel état qui avaient mis ses jours en
danger. Hélène rougit et Talbert intervint ; il fit sentir la nécessité d’être seul avec la
Vicomtesse pour l’instruire de ce dont il s’agissait. Celle-ci succomba à l’accablement de
306
ses fatigues après le voyage de cinquante lieues et Talbert la conduisit à l’appartement
nuptial pour qu’elle fût plus près de sa nièce. Cela lui laissa le temps de songer à ce qu’il
allait lui dire, sur ce qu’il sera obligé de lui avouer et sur ce qu’il convient de lui cacher.
Livré au trouble le plus affreux, il interpelle Mozinge et lui fait remarquer que, s’il est
coupable à ses yeux, et s’il l’est à ceux de sa divinité, il expie ses fautes par des
tourments mille fois plus cruels que ceux de l’éternité.
Hélène est beaucoup mieux. La satisfaction d’avoir revu sa tante, les marques de
tendresse qu’elle en a reçues, et l’idée de la sentir auprès d’elle la tranquillisent. Talbert a
eu cet entretien tant redouté avec la Vicomtesse. Dès qu’elle sut que sa nièce avait voulu
le fuir et qu’ils n’étaient pas mariés, elle voulut partir sur le champ et l’emmener avec
elle. Dans sa détresse, son désespoir et sa douleur, le libertin Talbert embrassa les genoux
de cette femme orgueilleuse ; il jura par les serments les plus saints d’épouser Hélène le
lendemain aux premiers rayons du jour, promesse odieuse à son cœur et cependant aussi
sincère qu’indispensable, avoue-t-il à Mozinge. Il dû se résoudre à ce parjure détesté ou à
perdre le sentiment de son existence. Talbert obtint la grâce de la Vicomtesse et connut
dans toute son étendue la bonté de son cœur. Il en profita pour la réconcilier avec sa
cousine, elles se retrouvèrent avec cordialité et la Vicomtesse ne fit aucun reproche à la
bonne de Sacy. Elle lui donna même le nom d’amie et lui laissa entendre qu’elle voulait
vivre comme telle désormais avec elle. “La haineuse dévote a reçu cette déclaration avec
la morgue et la froideur que lui inspiraient ses anciens griefs, et surtout le contrat que je
lui ai donné” (Lettre LIX, 290). Toutefois, la tante d’Hélène plus occupée de ses propres
sentiments qu’à observer ceux de sa cousine, continua les épanchements de son cœur.
307
Elle lui apprit qu’elle avait parlé avec le père Brifaut il n’y avait pas plus de quatre jours
et qu’elle le voyait souvent. L’embarras de Talbert et celui de la dévote ne pouvaient se
décrire. La bonne de Sacy demanda si elle ne se trompait point et Talbert fit à son tour
plusieurs questions comme s’il eut été dans une absolue bonne foi de l’évènement, mais
la Vicomtesse s’expliqua de façon à ne laisser aucun doute sur l’existence du révérend.
La dévote lui sauta au cou en lui disant qu’elle lui rendait la vie et, qu’à partir de cet
instant, elle lui vouait un attachement inviolable. Talbert l’arrêta lorsqu’elle voulut en
informer Hélène puis fit venir son valet de chambre pour qu’il s’explique sur ce
mensonge. Un clin d’œil suffit à le mettre au fait du rôle qu’il avait à jouer, rôle qu’il
joua à la perfection, demandant mille pardons pour son mensonge. Celui-ci fut accordé
sur les sollicitations de la Vicomtesse et de la dévote. Talbert se rendit compte qu’il avait
épuisé toutes les ressources de son imagination et qu’il allait se parjurer après avoir tant
de fois protesté de préférer la mort à ce joug odieux qu’est le mariage. Mais il n’est point
de supplice affreux qu’il ne fût prêt à souffrir pour sauver la vie de son amante.
A présent, tout se prépare pour cette fatale cérémonie, il va devoir “prononcer ce
mot irrévocable ; ce mot qui, en mettant d’éternelles entraves à la destinée, brise souvent
la chaine de deux cœurs unis par le seul amour“ (Lettre LIX, 294). En cet instant, un
deuil affreux l’environne ; il est entouré d’objets lugubres propres à augmenter les
sombres sentiments qui l’agitent. Talbert s’est réfugié dans cet appartement tout tendu de
noir qu’il occupe depuis l’accident d’Hélène. Une lampe très sombre, semblable à celle
qu’elle a vue en songe auprès du tombeau, est la seule lumière qu’il put souffrir. Il se
demande si le néant ne serait pas préférable au tourment qui le dévore. Tant qu’un souffle
308
de vie animera cette fille incomparable, pense-t-il, il vaincra les suicides fureurs de son
désespoir.
Les médecins les ont fait appeler au milieu de la nuit car Hélène a eu une
défaillance extrême. Talbert n’a pas de mot pour exprimer l’égarement, la violence et les
transports de son désespoir lorsqu’il vit sur son visage la pâleur de la mort. Ses cris ont
rappelé son âme fugitive et l’ont ramenée à la vie. Elle demanda de différer la cérémonie
de mariage ; troublé jusqu’au délire, Talbert laissa échapper un torrent de larmes et la
conjura de ne pas retarder son bonheur, mais elle exigea que la cérémonie fût différée
jusqu’à midi. Il se demande quel démon l’a poussé à solliciter si vivement l’exécution
d’une chose qui le glace d’horreur à chaque fois qu’il y pense.
Talbert se demande si tous ses tourments ne devraient pas avoir allumé son sang
au point de lui causer la fièvre, s’il ne devrait pas se faire saigner par l’officieux Esculape
de Suzon ? Cette indisposition pourrait empêcher la redoutable cérémonie.
Il ne reste plus qu’une demi-heure et il se sent perdu ; il semble que le sort en est
jeté. Mais il demande à Mozinge de n’espérer qu’en tremblant, car il ignore encore ce
qu’il va faire.
Il a fait ce serment détestable qui est la gloire d’Hélène et la honte du faible
Talbert. Il a acquis l’odieux titre d’époux. Mozinge devrait être heureux de savoir qu’il
est malheureux et avili par l’odieuse lâcheté de son parjure. Ce redoutable amour l’a
conduit à un excès de faiblesse mais a rendu la vie à la plus vertueuse, à la plus belle et la
plus sensible des femmes. Il n’y eut jamais de cœur plus tendre que celui de son Hélène.
309
Elle lui en a donné une preuve touchante lorsque leurs mains se sont jointes par le
ministère du prêtre ; il a senti la sienne le presser, il a vu ses yeux fixés sur lui “plein de
larmes et du feu de l’amour ; une joie douce mêlée d’une tendre mélancolie régnait sur
son front et le sourire d’une âme paisible et comblée animait sa bouche” (Lettre LX, 30203). Pourtant Talbert ne peut pas jouir de son bonheur à cause de sa malheureuse
antipathie pour ce joug odieux. Les deux cousines ont attribué l’état de convulsion où il
était à l’excès de sa joie ; elles le regardaient avec satisfaction et semblaient lui savoir gré
du prodigieux ascendant de sa passion. Hélène en paraissait intimement persuadée et lui
jetait souvent des regards tendres et encourageants.
Une fois la cérémonie achevée, son agitation s’est calmée et sa secrète horreur
s’est évanouie, Il n’a plus senti que son amour. Il pressait son visage sur les mains
d’Hélène et il ne pouvait lever les yeux sur elle sans que ses pleurs redoublassent. Elle lui
dit qu’elle était comblée et qu’elle mourrait heureuse. Ce qui le réconforte et sèche les
pleurs de rage que sa faiblesse lui arrache, est la consolation d’avoir sauvé la vie
d’Hélène car les médecins l’assurèrent qu’elle était entièrement hors de danger. Malgré
son bonheur, le libertin Talbert se demande si la honte et le dépit ne s’effaceront jamais
de son cœur ulcéré, et s’il ne pourra jamais se résoudre un jour à paraître dans le monde
chargé des fers de l’hymen, après avoir déclamé publiquement contre son esclavage.
L’amour se dispute à l’amour propre dans son cœur ; il sait qu’il va être condamné à une
triste solitude, mais cela n’a pas d’importance, pense-t-il, si Hélène vit, qu’elle l’aime et
qu’il la possède. C’est pourquoi il supplie Mozinge de leur réserver un asile auprès de lui
310
et de la sage Euphrosine. Pourtant une affreuse crainte l’assiège au milieu de la plus
douce espérance.
Hélène est au plus mal, annonce Talbert, qui est pris d’un tremblement affreux ;
un frisson mortel court dans ses veines. Puis il entend un cri horrible.
Le roman se termine lorsque Bruno, le fidèle valet de chambre de Talbert,
annonce dans une lettre à Mozinge la douloureuse nouvelle afin d’obéir aux ordres de la
dernière volonté de son maître. Bruno lui raconte qu’il avait déjà eu le bonheur, il y a une
semaine, “d’arrêter le bras de Monsieur le Colonel, comme il allait se plonger son épée
dans le corps, parce que les médecins avaient déclaré que Madame ne passerait la nuit”
(Lettre LXVI, 317) et, que, depuis ce jour, il chercha toujours à le suivre. A quatre heures
du matin, les lamentations de la Vicomtesse les ont tous réveillés, Bruno courut chercher
son maître mais il était déjà avec sa chère Hélène. Les médecins sont arrivés et ils se sont
regardés sans rien dire ; Madame la Vicomtesse et Mademoiselle de Sacy pleuraient à
chaudes larmes. Monsieur le Colonel ne voulait pas sortir mais elles l’ont entrainé hors
de la chambre et sont revenues auprès de Madame qui avait repris connaissance. Le
Colonel est passé par-dessus un balcon et est revenu dans la chambre ; il s’est jeté à
genoux devant le lit, puis il s’est laissé reconduire après que Mademoiselle de Sacy l’eut
conjuré de sortir s’il ne voulait pas faire retomber sa cousine dans l’état d’où elle
émergeait. Dès qu’il fut sorti, Madame a fait détacher de son cou un ruban où tenait un
cœur d’or entouré de brillant, son portrait et celui de Monsieur le Colonel y étaient
cachés ; elle a recommandé à sa cousine de le lui donner dès qu’elle serait morte. Puis
elle a perdu connaissance et a rendu l’âme. Madame la Vicomtesse a poussé un cri
311
effroyable et Monsieur est accouru son épée à la main ; Bruno le supplia de la lui donner,
il l’a laissé aller et s’est approché du lit ; il tremblait de tous ses membres, il est tombé à
genoux auprès de Madame, l’a prise dans ses bras, a collé sa bouche contre la sienne et
s’est relevé sans desserrer les dents. Il ressemblait à un forcené. La bonne de Sacy
pleurait et la Vicomtesse voulut embrasser sa nièce mais s’évanouit. Monsieur le Colonel
demanda à Bruno d’aller dans son ancienne chambre chercher un flacon pour la
Vicomtesse, et, pendant ces instants funestes, il s’est sauvé dans le maudit appartement
noir.
Comme Bruno rentrait auprès de la Vicomtesse, il entendit le coup de pistolet. Il
courut chez son maître et le trouva étendu et raide mort. A ses cris, toute la maison est
accourue, on l’a arraché de force de dessus le corps de son pauvre maître. On a vu un
billet qui lui était adressé ; le Colonel lui ordonnait d’envoyer à son ami Mozinge toutes
ses lettres et son portrait.
Toute la maison est dans la désolation ; Bruno croit que la Vicomtesse en mourra
de chagrin, et il pense qu’il serait bienheureux s’il lui en arrivait autant.
Talbert, de désespoir et de remord, s’est donné la mort ce qui soulève la question
du suicide dans le roman de Madame Benoist. Delon rappelle que la sensibilité du siècle
se fait volontiers “excessive et théâtrale” et que “la mort volontaire n’est que le
paroxysme de cet abandon au sentiment” (141). De son côté, Goldmann suggère dans son
analyse de Phèdre que le suicide du héros est avant tout un élément dramatique. Il faut
ajouter également l’influence du libertinage érudit visible dans le récit notamment dans la
312
critique des superstitions et des dévots ; les libres penseurs du siècle précédent ont en
effet soulevé de nombreuses questions sur les superstitions, notamment la crainte de
l’enfer et celle d’un Dieu vengeur. Souvenons-nous à quel point Talbert est prompt à se
moquer des superstitions de la dévote Sacy et du récit ironique de ses réactions devant la
représentation des tourments de l’enfer qu’il a fait peindre au peintre Félotte. Les
philosophes du dix-huitième siècle, s’ils ne condamnent pas la mort volontaire n’en font
pas l’apologie mais se révoltent contre le sort réservé à la dépouille des suicidés. D’autre
part la crainte de l’enfer a disparu sauf chez les âmes inquiètes que troublent la peur de la
mort et de l’incertitude de l’au-delà.
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CHAPITRE 8
CONCLUSION
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
Ce roman épistolaire, qui associe libertinage et moralisme, entre dans la catégorie
des romans libertins moralistes qui apparaissent après les années 1750. En effet, les héros
de ces romans sont des libertins certes, mais leur “conscience morale n’est jamais
complètement étouffée” précise Coulet (225). Si Talbert n’éprouve jamais de sentiments
de culpabilité face à ses nombreuses conquêtes, son ami Mozinge constate pourtant avec
plaisir qu’il a été non seulement touché plusieurs fois par les scènes de charité qu’il lui a
racontées, mais qu’il a été révolté par la conduite du libertin Cloucy prêt à toutes les
bassesses pour s’approprier l’héritage de son oncle mourant. Talbert lui-même avoue
avoir éprouvé à plusieurs reprises du remord d’avoir provoqué les pleurs de la dévote
cousine de Sacy. La première préoccupation de l’auteure est de défendre la morale ; dans
sa préface, elle annonce clairement son intention qui est de dénoncer les vices de la
société et d’exposer leurs conséquences. Elle critique et condamne l’avarice et les jeux de
hasard qui se pratiquaient dans les salons ou “ruelles” du dix-huitième siècle. En
évoquant les détestables jeux de hasard dans la première partie du récit, la Vicomtesse
314
affirme qu’on ne verra jamais chez elle cette distraction qu’elle désapprouve, cependant
elle est impuissante à réformer son cousin du Blézy malgré ses réprimandes.
Au dix-huitième siècle, le terme libertin est surtout synonyme de débauche bien
qu’ayant gardé la connotation positive de libre penseur telle qu’elle existait au dixseptième siècle. Le libertin Talbert pourtant n’est pas un simple débauché puisque perce
sous ses commentaires la satire des croyances religieuses et des superstitions et qu’il
parsème ses discours de réflexions philosophiques. Il se moque ouvertement de la
crédulité et des croyances irrationnelles de la dévote cousine de Sacy. Dans la
bibliothèque qu’il lui a fait aménager sont réunis tous les livres les plus pieux et les plus
édifiants ; il y a glissé néanmoins quelques livres de controverse pour tourmenter la sainte
fille et élever des doutes dans son âme, toute crédule qu’elle est. La satire de la religion et
des dévots rattache ce roman, que Madame Benoist parsème de réflexions
philosophiques, au libertinage érudit ou philosophique du siècle précédent.
L’auteure offre une investigation psychologique et morale des héros masculins
Talbert et Mozinge. Les deux épistoliers de ce roman représentent deux pôles: d’un côté
le libertin Talbert symbolise le culte du plaisir, l’emprise des sens et l’hypocrisie, alors
que son ami Mozinge est le modèle de l’altruisme et de la probité morale. Talbert est
lentement transformé par l’amour d’une femme vertueuse qui se refuse à lui et le met à
l’épreuve jusqu’à ce qu’elle le trouve digne de son estime. Nous le voyons d’abord hanté
par la beauté ravissante d’Hélène, avant d’assister à la rigoureuse progression qui met en
lumière la force grandissante et dévorante de sa passion pour la jeune femme. Or, dans
les romans libertins, le libertin cherche à séduire sans tomber amoureux de sa victime.
315
Dans la révélation de ses états d’âme, Talbert se rend compte qu’il a changé mais
refuse d’admettre ses sentiments. Pour son malheur et celui de son amante, il va
confondre le plaisir charnel avec le véritable amour. Aucun libertin n’est inoffensif et
Talbert, malgré son amour pour Hélène, va entrainer sa mort.
Hélène n’est pas une héroïne ordinaire puisqu’elle est une artiste de grand talent ;
or, prendre part à la vie artistique et intellectuelle est une façon pour une femme d’exister
en tant que sujet. Malgré une activité artistique, semble dire l’auteure, la femme est
toujours victime de préjugés sexistes discriminatoires et, à la base du roman, se trouve
l’affirmation de la valeur de la femme. Celle-ci est capable de s’instruire et possède des
talents et des aptitudes artistiques et intellectuelles au même titre que les hommes, seule
l’éducation qui lui est refusée fait la différence en la laissant dans l’ignorance. Madame
Benoist donne très peu la parole à son héroïne, suggérant ainsi qu’elle n’a pas de liberté
d’expression et que la société n’accorde pas à la femme un statut de sujet, si bien qu’elle
n’apparait qu’à travers le discours d’une subjectivité masculine. Ne possédant pas de dot,
Hélène n’est pas un objet sur le marché des biens symboliques et en refusant d’épouser le
riche financier Lurzel, elle affirme sa volonté de choisir son époux. L’auteure nous
indique dans ses contes moraux et notamment dans ce roman libertin moraliste que le
“comportement de la femme est conditionné par la société” (Pitsbury 352). L’inégalité
sexuelle est ancrée depuis des siècles dans le subconscient des femmes qui sont devenues
ce que la société exigeait d’elles.
D’autre part le pouvoir de la femme seule, veuve ou célibataire, est souligné à
travers les portraits de la Vicomtesse de Mérigonne et de Mademoiselle Binet. L’une doit
316
son pouvoir à sa grande fortune et à son veuvage, l’autre à son célibat et à sa forte
personnalité malgré sa position sociale subalterne. Mademoiselle Binet est le personnage
féminin le plus subversif du roman et sa lettre à Hélène pour la prévenir des manigances
de Talbert est un cri de colère et d’indignation envers la conduite indigne des hommes.
Le rôle qu’elle joue auprès de la jeune femme est teinté de féminisme. C’est à cette
femme du peuple, beaucoup plus âgée que l’héroïne, et qui n’est pas tenue à la réserve
aristocratique des femmes du monde, que l’auteure a prêté le langage subversif le plus
fort sur le mariage et le sort des femmes.
Suite à Madame Riccoboni, Madame Benoist introduit dans son roman l’idée
“originale en son temps” de la solidarité féminine entre femmes de milieux sociaux
différents. Mademoiselle Binet, femme de charge de Talbert, qui a deviné les intentions
libertines de son maître, va tenter de soustraire Hélène à son emprise. La réflexion de
Madame Benoist sur la condition féminine est plus feutrée et moins acerbe que celle de
Madame Riccoboni mais tout aussi courageuse.
C’est avant tout l’influence de la tragédie de Racine, Phèdre, et du jansénisme, à
travers l’importance thématique de la prédestination, qui imprègne tout le roman.
L’épitaphe placée sous le titre de chacun des quatre volumes donne le ton à tout le récit:
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains
Racine, Phèdre, Acte 4.
Dans son introduction, Racine écrit que “Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait
innocente,” et au début des Lettres, Talbert déclare que ce n’est pas tout à fait sa faute s’il
est un peu pervers. Ses actions sont influencées par son étoile et il reconnait qu’il n’a pas
317
reçu les dons de la grâce ; il est prédestiné, et le libre-arbitre n’entre pas en ligne de
compte. Phèdre comme Talbert ne sont ni tout à fait coupables, ni tout à fait responsables
de leurs pulsions. Il est ainsi possible d’établir un parallèle entre les personnages de
Phèdre et de Talbert lorsque nous savons qu’Hyppolite, dans la pièce de Racine, a été
envoyé par Vénus pour persécuter Phèdre dans un acte de vengeance. Dans les Lettres, la
divine Hélène que l’on peut associée à Hippolyte va tourmenter le libertin Talbert
pendant deux longues années en se refusant à lui jusqu’à ce qu’il reconnaisse la force de
ses sentiments. Le destin s’acharne sur Phèdre comme sur Talbert. De même qu’Oenone
trahit Phèdre, la dévote cousine de Sacy va trahir Hélène en rompant sa promesse de ne
jamais la laisser seule avec Talbert. La passion détruit ceux qui en sont possédés dans le
roman de Madame Benoist comme dans la tragédie de Racine puisque Phèdre et Talbert
se donnent la mort. L’insistance de Talbert à souligner le rôle de son étoile dans sa
destinée démontre l’influence du jansénisme et de Racine dans ce roman. Après la mort
d’Hélène, Talbert se suicide, taraudé par les remords d’avoir causé la mort de celle qu’il
aime passionnément et sans laquelle il ne peut vivre. Sa mort comme celle de Phèdre est
sa rédemption.
Madame Benoist introduit l’idée de la maladie suivie de la mort comme châtiment
suprême en punition des vices de la société et des fautes commises. C’est d’abord dans un
but didactique et probablement aussi par souci de se démarquer des fictions licencieuses.
Le libertin Cloucy qui aimait le jeu et les femmes et dont l’attente de l’héritage de son
oncle mourant a dicté sa conduite infâme, meurt en duel bien qu’en libertin repenti, et le
cousin de la Vicomtesse, assidu des tables de jeux, succombe à la petite vérole après une
318
longue agonie. Madame Benoist a recours aux poncifs romanesques ; enlèvements,
portrait volé, et lettre interceptée à l’avantage du libertin et, de même que dans l’Astrée
d’Honoré d’Urfé, elle fait l’éloge des valeurs traditionnelles de la province qui va de pair
avec la critique des mœurs libertines qui sévissent à la cour et à la ville.
Ce roman est un texte très riche qui est en rupture de la tradition romanesque
libertine dans lequel l’auteure présente une vision féminine du libertinage des mœurs et
dénonce avec courage la violence faite aux femmes ainsi que les superstitions des dévots.
Son roman peut être considéré comme une parodie du roman libertin dans lequel elle a
inversé les codes du féminin et du masculin. Dans les romans des auteurs, le principe du
masculin et du féminin est un système codifié ; l’homme incarne la raison et la force de
caractère alors que la femme est faible et d’humeur volage. Dans son roman, Madame
Benoist a fait du libertin Talbert un être faible sous l’emprise des sens et de la divine
Hélène une femme lucide au caractère fort, aptitude généralement attribuée aux hommes
dans la tradition romanesque.
Si Madame Benoist utilise la “théorie du moment” qui est un des lieux communs
de l’érotique libertine, elle l’infléchie dans la direction du viol. La “théorie du moment”
décrit cette éclipse momentanée de la conscience, sous l’influence de conditions
atmosphériques propices, qui rend la femme vulnérable et permet au libertin toutes les
audaces. Madame Benoist reconnait que cet instant éphémère existe bien mais que la
femme ne succombe pas inévitablement et suggère que l’homme perd toute crédibilité.
La tradition romanesque libertine, sous une plume masculine, laisse aussi entendre que
319
lorsqu’elle résiste, la femme secrètement souhaite se rendre. L’auteure détruit cette
illusion masculine et affirme que lorsqu’une femme se refuse, c’est sans arrière-pensée.
Se retrouvent dans ce roman les relents féministes et subversifs déjà signalés par
Olga Cragg dans les œuvres précédentes de Madame Benoist, le Journal en Forme de
lettres (1757) et Célianne ou les Amants Séduits par leurs Vertus (1766), notamment dans
le portrait qu’elle brosse de Mademoiselle Binet, la femme de charge de Talbert.
Cependant, il ne faut pas surestimer, comme le souligne Olga Cragg, le message
féministe de l’auteure qui ne cherche pas à réformer la société.
Sans égaler le chef d’œuvre de Laclos, son récit a le mérite de questionner la
place et le rôle de la femme dans la société de son époque, de nous renseigner sur les
mœurs de l’Ancien Régime et surtout d’avoir tenté de détruire certains mythes sur la
faiblesse féminine. Elle a surtout eu l’audace de s’aventurer dans un domaine littéraire
jusque-là strictement masculin, le roman libertin ; son roman porte non seulement sur la
liberté des mœurs mais par ses critiques de la religion se rattache au libertinage érudit. Sa
décision de prendre la parole au nom des femmes est un acte de pouvoir car, ainsi que l’a
démontré Lévi-Strauss, l’écriture fut d’abord un instrument de domination masculine
dans toutes les parties du monde. Œuvre multidimensionnelle, son roman déborde le
concept du libertinage et se rattache au préromantisme par son observation et son analyse
des sentiments, et certains éléments gothiques tels la chambre noire de Talbert et le rêve
prémonitoire d’Hélène. Madame Benoist, pratiquement inconnue de nos jours, est une
auteure qui incarne l’esprit de son époque. Elle est représentative des femmes
intelligentes de la société de son temps qui ont cherché à s’émanciper de la tutelle
320
masculine et ont revendiqué le droit à l’instruction à une époque où les femmes n’ont
aucun statut juridique. Grâce à sa vivacité d’esprit, son humour et son ambition de femme
en avance sur son temps, elle mérite comme beaucoup de ses contemporaines d’être
redécouverte et appréciée.
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