Cyberwar - Revue des sciences sociales

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Cyberwar - Revue des sciences sociales
TONY FORTIN
Rédacteur en chef de Planetjeux.net
<[email protected]>
Cyberwar
Figures et paradoxes de la rhétorique
des jeux vidéo de guerre
E
n 1957, en pleine guerre froide,
la mise sur orbite du satellite
russe Spoutnik lance la course
à l’espace. Les Américains répliquent aussitôt en fondant en 1958
l’ARPA (Advanced Research Projects Agency) puis son organe civil,
la NASA (National Aeronautics and
Space Administration), qui vont unir
leurs efforts avec les universités
du pays pour mettre au point une
intelligence artificielle à partir des
ordinateurs. Les premiers contrats
privés de défense apparaissent avec
les sociétés développant l’équipement informatique (IBM, General
Electric, Sperry Rand, Digital Equipment Corporation et Raytheon).
C’est dans ce cadre d’effort de guerre national, d’intense mobilisation
autour de la recherche nucléaire et
de l’exploration spatiale, que sont
inventés les jeux vidéo. En 1962,
dans les laboratoires du MIT, Steve
Russell crée Spacewar qui fait jouer
le concept d’interactivité : au moyen
d’une interface de contrôle, il s’agit
de combattre des soucoupes volantes
représentées sur un écran au milieu
d’une nuée d’astéroïdes. Cette réalisation a servi avant tout à mesurer la
104
puissance de calcul des ordinateurs.
Elle n’en demeure pas moins le symbole ambivalent de la technoculture
des « hackers » américains et plus
globalement celui d’« une culture
américaine rivée sur la contemplation
quotidienne de la puissance nucléomortuaire. » (Kline, Dyer-Whiteford
et de Peuter, 2003). Parallèlement, le
MIT teste des simulations produites
par des ordinateurs recréant tantôt
des systèmes sociaux (Simsoc), des
programmes spatiaux (Lunar Landing) ou le modèle d’administration
d’un ancien royaume (Hammurabi).
Ces systèmes complexes préfigurent
les jeux de stratégie d’aujourd’hui.
Simsoc est considéré comme l’ancêtre de SimCity tandis qu’Hammurabi
annonce les visées conquérantes de
Civilization.
Le complexe
militaro-industriel
du divertissement
■
La guerre froide est terminée mais
le complexe militaro-industriel s’est
maintenu. Il s’est même considérablement consolidé dans les périodes
de paix. L’administration Clinton a
dûment encouragé les fusions/acquisitions entre le secteur militaire et
celui de l’industrie, faisant grimper
à 30 milliards de dollars par an les
montants des contrats signés avec les
trois plus grands fabricants d’armes
américains : Lockheed Martin, Boeing
et Raytheon. Toutefois, le complexe a
réorienté ses dépenses de recherches qui
bénéficient moins à l’heure actuelle à
l’industrie de l’armement qu’au secteur
commercial. L’apparition d’un complexe
militaro-industriel du divertissement qui
se traduit par un transfert constant des
technologies développées à l’intérieur
du marché des jeux vidéo vers le Pentagone constitue une conséquence directe
de cette évolution. Cette réorganisation
a abouti en effet à déléguer une part de
l’entraînement des soldats à des sociétés
privées concevant les simulateurs virtuels. Ce partenariat profitait jusqu’alors
surtout à l’armée : celle-ci bénéficiait des
dernières innovations technologiques
produites dans le commerce sans avoir
à en payer le développement. Au cours
des années 80, BattleZone, la simulation
de tank d’Ed Rotberg fut récupérée par
l’armée américaine qui s’en servit pour
la formation des soldats. La DARPA
Tony Fortin
(Defense Advanced Research Project
Agency) saisit rapidement l’intérêt des
jeux vidéo comme support à l’entraînement des troupes et institua le concept de
Simnet, un réseau de simulateurs servant
à expérimenter des tactiques, tester de
nouvelles armes… afin de diminuer le
risque d’aléas sur le terrain. Des productions comme SpecOps directement
issues des laboratoires de la DARPA ont
d’ailleurs réussi à atteindre le marché de
masse.
Néanmoins, les années 90 qui témoignent d’une massification des jeux vidéo
vont faire émerger une nouvelle synergie.
Le Pentagone va directement injecter des
dépenses et investissements de recherche
dans l’industrie des jeux. Des sociétés
comme Mäk Technologies vont alors servir de pivot à cette alliance cosmopolite.
Mäk collabore par exemple avec le Dod’s
(Département de la défense) Small Business Innovation Research Program pour
développer un simulateur de tank destiné
dans un premier temps à la formation
des troupes américaines. Puis d’autres
contrats sont signés avec BMG et Zombie Virtual Reality Entertainment en vue
d’adapter et de vendre le programme
dans le commerce. On ne compte plus
aujourd’hui les produits de cette association hybride entre l’industrie des jeux et
l’armée. Le Département de la défense
a également participé à la conception de
Tom Clancy’s Rainbow Six : Rogue Spear,
une simulation aidant à la préparation des
forces d’élite en milieu urbain. Socom 2
US Navy Seal’s fut conçu avec le concours de l’U.S. Navy, et imité par Full
Spectrum Warrior réalisé lui en collaboration avec l’École militaire d’infanterie
de Fort Benning. Récemment, l’armée
américaine a déployé sur le marché America’s Army, un simulateur jouable en
ligne destiné à recruter des joueurs. Si
le complexe militaro-industriel a créé le
média « jeu vidéo », il l’a aussi imprégné
de son esthétique, de ses codes et de ses
conventions de manière diffuse tout au
long de son évolution, jouant à la fois un
rôle actif dans la construction médiatique
de la guerre propre et faisant office de
vecteur inconscient d’une figure de la
guerre totale déclarée à l’autre, dont la
justification se trouve généralement en
phase avec les idéologies contemporaines.
Cyberwar
La guerre est propre
■
Timor Oriental. Des terroristes prennent en otage les membres de l’ambassade américaine. Sam Fisher, agent spécial
de la NSA et héros du jeu, est infiltré sur
les lieux. Sa tâche première n’est pas de
délivrer ses compatriotes mais de récupérer des informations afin de prévenir
une attaque bactériologique potentielle
contre les États-Unis. Ce scénario tiré de
Splinter Cell : Pandora Tomorrow pousse
la notion de guerre propre jusqu’à son
extrémité : se concentrer sur la cible précise des objectifs en dépassant toute idée
de moralité. La notion de guerre propre a
été forgée au cours de la première guerre
du Golfe pour laquelle le camp américain
s’était fixé l’objectif de « zéro mort » tant
chez les civils irakiens que dans les rangs
des soldats. Un objectif fantomatique qui
n’avait d’autre but que d’exorciser la peur
d’un « autre » Vietnam dont l’hécatombe de morts avait terrorisé l’Amérique.
Le « zéro mort » était suggéré par les
« debriefings » du général Schwarzkopf
qui décrivaient la nature et l’importance
des objectifs détruits en dissimulant la
« réalité » de la guerre, c’est-à-dire les
conséquences de ces destructions : les
morts et blessés. La représentation de la
guerre reproduite à la télévision se résumait au « boardgame » de l’état-major
avec ses myriades de données, de lignes,
de drapeaux et de flèches mouvantes ainsi
qu’à quelques images d’archive représentant l’avancée des troupes mais sans
les conséquences qu’elle implique. La
première guerre du Golfe s’est terminée
mais l’esthétique de la guerre propre s’est
définitivement imprimée dans les simulations militaires. Dans nombre d’entre
elles, le joueur doit coordonner l’action
de ses co-équipiers pas uniquement pour
réaliser ses objectifs, mais aussi pour
limiter le nombre de ses pertes, en témoignent les commandes habituelles « se
couvrir », « protéger les arrières » etc. Ses
effectifs sont clairement limités, en net
sous-nombre par rapport aux forces ennemies, ce qui impose un effort de rationalisation dans la gestion de ses troupes. Il
est souvent fréquent que la disparition
d’un seul de ses hommes (par ex. l’artificier alors que l’objectif est la destruction
d’un pont) empêche le joueur de mener
à terme sa mission. Quant à la violence,
elle est clairement euphémisée. Le sang
n’apparaît pas ou sa représentation est
minimisée (par exemple une tâche rouge
bénigne pour les soldats irakiens de Conflict Desert Storm). Même s’il faut parfois
plusieurs balles pour venir à bout d’un
soldat ennemi, celui-ci n’agonise jamais.
Soit il est encore en vie et constitue une
menace (il reste capable de tuer), soit il
est mort donc définitivement neutralisé.
Il n’existe en conséquence aucun espace
pour la manifestation de la douleur et
l’expression de l’humanité. Dans certains jeux de tir (FPS) moins réalistes
(comme Conflict Desert Storm, Wolfenstein : Enemy Territory), des kits médicaux
(« medkits ») qui soignent immédiatement
les blessures peuvent d’ailleurs être dénichés. L’adversaire qui ne bénéficie pas du
même traitement reste quant à lui bien
entendu très vulnérable.
De manière plus symptomatique, on
constate que les civils sont absents du
champ de bataille : les maisons et les rues
sont vides, y compris le Bagdad de Conflict Desert Storm. Cette disparition autorise la démonstration de la force brute :
les armes les plus destructrices peuvent
être utilisées sans qu’elles n’atteignent
les populations « innocentes ». Si ce partipris masque la réalité de la guerre (les
civils paient souvent le plus lourd tribut),
il véhicule aussi l’idée selon laquelle les
civils restent neutres vis-à-vis des deux
camps mis en jeu. Pourtant, il suffit de
convoquer l’histoire pour démentir cette
hypothèse : l’assaut de Mogadiscio en
Somalie s’est transformé en émeute au
cours de laquelle les forces américaines
ont confondu la population civile paniquée avec les milices rebelles.
Enfin, une partie des militaires proviennent naturellement du monde civil.
Cette division appelle aussi un autre postulat : la guerre n’aurait pas d’origine
politique, elle ne serait que l’expression
mécanique des rapports de force, c’est-àdire de ce qu’on appelle couramment la
« realpolitik ». Cette dernière, lorsqu’elle
est mise en scène de manière extrême
comme dans les jeux vidéo, permet de
dépasser les idées de droit, d’éthique et
de moralité au nom de la stratégie militaire dont l’accomplissement devient alors
irrésistible : seule la victoire compte. Si
on en revient au scénario de Splinter
Cell : Pandora Tomorrow, la vie des
civils n’a que peu d’importance face à
105
l’objectif en jeu, le plan de la mission doit
être suivi scrupuleusement au mépris de
toute considération humaine. Plus généralement, on peut dire que les simulations
issues du complexe militaro-industriel
sont moins problématiques dans ce qu’elles montrent que dans ce qu’elles ne montrent pas. Tout simplement parce que le
camouflage de la violence physique obéit
à une idéologie : la guerre propre dans les
jeux vidéo n’est pas qu’une esthétique
« formelle » mais une façon de concevoir
et de justifier la guerre.
La guerre
n’aura pas lieu
■
On répète souvent que la première
Guerre du Golfe était jouée d’avance. Il
serait plus juste de dire qu’elle a été jouée
d’avance. Si les Américains ont simulé
les combats sur les ordinateurs des chefs
d’état major, on oublie que les Irakiens
ont eux aussi utilisé un wargame (acheté
à la firme américaine BDM lors du conflit Iran/Irak) pour anticiper les manœuvres américaines. Puisque la guerre est
simulée par avance, peut-elle vraiment
avoir lieu ? La recherche de la guerre
propre conduite par la doctrine du « zéro
mort » a contribué à nous faire basculer
dans la logique préventive qui consiste à
prévenir tous les crimes en neutralisant
la menace. Le foisonnement des simulations d’opérations anti-terroristes atteste
de l’omniprésence de cette logique. Dans
Tom Clancy’s Rainbow 6 et Rogue Spear,
il s’agit de neutraliser des terroristes dont
on ne sait pas à l’avance s’ils vont passer
à l’acte. Dans Splinter Cell, l’infiltration des bases ennemies vise à conjurer
une menace en l’absence de tout conflit armé (cf. la mission en Indonésie).
Dans la mission à Jérusalem de Pandora
Tomorrow, notre supérieur Lambert nous
somme d’assassiner froidement Dahlia
Tal, agent du Shin Beth israélien infiltré
dans les réseaux terroristes. Ce choix
existe bien (on peut refuser de la tuer sans
perdre) mais il reste purement formel. En
effet, si on ne l’abat pas, le système nous
sera défavorable, générant un scénario
plus difficile : au lieu, en tout et pour tout,
de deux ennemis, Sam Fisher, le héros,
devra affronter trois snipers embusqués
et, bien entendu, l’agent épargné. Ce
choix formel obéit à une logique pré-
ventive : l’hostilité n’a pas commencé
qu’il faut déjà abattre préventivement une
personne qui nous est désignée comme
une ennemie et qui, en l’état, est néanmoins désarmée. Pourtant, aucune preuve
matérielle de son hostilité n’est fournie
au cours de la mission, qui permettrait
au héros de s’en assurer au moment où la
question se pose : il faut donc se résoudre
à suivre mécaniquement un ordre « venu
d’en haut » sans savoir s’il est exact ou
non. Le problème va au-delà : l’existence
de ce choix formel à l’intérieur du jeu a
précisément pour objectif de cautionner
la logique préventive puisqu’il est matériellement possible de vérifier que la cible
est une terroriste (en recommençant la
mission et en faisant l’autre choix). Il en
ressort la leçon selon laquelle la logique
préventive ne se trompe pas et même ne
se trompe jamais : toutes les victimes du
héros dans le scénario gagnant sont des
terroristes.
La victoire est prévue
■
C’est un fait, la simulation simule tout
sauf l’inversion des rapports de force,
c’est-à-dire la défaite du camp incarné
par le joueur. La situation d’échec est
exclue du système de jeu, ce dernier
invitant le joueur à recommencer la partie
jusqu’à ce que son camp l’emporte. Toute
l’arborescence du jeu est donc prévue à
l’avance, la victoire d’un camp sur l’autre
étant inscrite dans la structure interne
du jeu.
Il existe des exceptions: des wargames
nouvelle génération comme Sid Meier’s
Gettysburg, Hearts of Iron, Rome Total
War, certains simulateurs de vol tels
IL2-Sturmovik proposent des campagnes
dynamiques où l’échec est géré par le
système de jeu. Chaque mission est générée en fonction du résultat plus ou moins
favorable de la précédente. En fait, les
développeurs construisent leur production sur le postulat selon lequel l’armée
contrôlée par le joueur est supérieure à
ses adversaires. Naturellement, l’armée
américaine – la plus fréquemment mise
en scène – constitue ce camp le plus puissant, confortant l’illusion de sa suprématie irrésistible et dominatrice.
L’idée n’est pas de savoir si le camp
joué va gagner mais comment il va s’y
prendre pour obtenir la victoire. Le
106 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”
joueur, simple soldat ou commandant
d’escadre, n’a souvent que peu de prise
sur le contexte dans lequel son action
s’insère. Même si on lui rappelle le caractère décisif de sa mission, il ne fait nul
doute que lui seul ne pourra pas renverser
le cours de la guerre. Le « système jeu »
va donc l’aider en incluant des soldats
gérés par l’ordinateur dotés d’une certaine autonomie qui vont participer au
combat ou bien grâce à « une main invisible ». Les missions vont être enchaînées
de telle sorte qu’elles dessinent une progression vers la victoire, sous-entendant
que l’action du joueur est intégrée dans
un conflit plus vaste auquel prennent part
d’autres forces alliées. Il n’en reste pas
moins que, contrairement aux wargames,
la perspective de maîtriser le contexte
de guerre, donc d’influer sur la victoire,
demeure bien faible. En outre, comme
nous l’avons énoncé, celle-ci est inscrite
dans la structure interne du jeu, la fin
qui est de toute manière réversible ne
représente aucun enjeu : seuls les moyens
d’aboutir à la victoire comptent. Il s’agit
ici de l’objectif formel d’une simulation,
comme le souligne Chris Crawford : « la
chose la plus fascinante sur la réalité (et
les jeux vidéo) n’est pas ce qu’elle est, ou
même ce qu’elle change, mais comment
elle change, la relation complexe entre
cause et effet par laquelle toutes les choses sont liées » (Crawford, 1982).
La liberté des moyens,
jamais celle de la fin
■
Pour gagner, il s’agit généralement
de maîtriser les fonctionnalités du jeu :
d’adopter une stratégie furtive efficace,
d’attaquer sur les flancs de ses adversaires, d’occuper correctement le champ de
bataille, de choisir le bon armement ou
de viser juste, le paramètre « moral » et
« humain » n’étant jamais pris en considération alors qu’il s’agit d’un composant fondamental de ce dont ces jeux se
réclament : le réalisme. La simulation
militaire est toujours surdécoupée en
missions, divisées en objectifs, parfois
eux-mêmes subdivisés en sous-objectifs
de telle manière qu’on ne puisse pas
se détourner de l’itinéraire de combat
et en questionner les logiques. L’action
est si fractionnée qu’aucun sens ne s’en
dégage, qu’elle en devient totalement illi-
Tony Fortin
Cyberwar
sible. Elle est renforcée en cela par la vue
subjective (ou à la troisième personne)
qui comprime le regard sur le combat.
Les ordres et les indications spatiales forment un flux d’information continu qui
canalise l’attention du joueur, mécanise
ses intentions jusqu’à l’enfermer dans
une succession d’actions inhibées. Ce
flux d’information dissimule toujours la
proposition de fin, laissant uniquement
le choix des moyens. La rationalité de
ces derniers doit être implacable mais
la légitimité des objectifs n’est jamais
questionnée (ne pouvait-on pas éviter des
victimes ?).
L’engagement total
dans la guerre
■
Il n’existe aucun temps mort, aucun
moment de flottement. La mort d’un
soldat n’interrompt pas l’action de ses
camarades. Si le joueur a perdu de vue
ses co-équipiers, ils ne l’attendront probablement pas. La guerre est désincarnée,
réduite à un affrontement brutal entre
des humanoïdes conditionnés à une lutte
aveugle que seule la mort peut permettre
de stopper.
Operation Flashpoint est la seule
simulation qui ose prendre le parti de
délaisser les objectifs militaires pour
l’expérience subjective du soldat au cours
de la guerre. Certains passages glissés
au cours de certaines de ses missions
autorisent d’authentiques moments de
flottement, de perte de repère où des
peurs primaires refont surface. Après le
crash d’un hélico, le joueur se retrouve
isolé dans une forêt épaisse investie par
des patrouilles ennemies. Privé de sa
radio, il ne peut que tendre l’oreille pour
capter les mouvements des soldats adverses. Leur surnombre manifeste le réduit
littéralement à l’état d’impuissance, le
retour primal aux mécanismes de survie éclipsant l’évidence mécanique des
assauts conquérants.
L’armée américaine n’a pas été longue
à manifester son intérêt à l’égard du jeu,
ce qui n’est pas un hasard. Le recours aux
simulations militaires au sein de l’armée
n’a pas seulement pour objectif de former
les soldats au maniement des armes mais
aussi à les exercer à exécuter la stratégie
ordonnée quel qu’en soit le contexte. Il
faut donc chercher à reproduire le plus
fidèlement possible un environnement
envahi par l’incertitude, des tensions,
l’émotion, et dans lequel la crainte d’évoluer est réelle. Alors que les critiques ont
acclamé (à raison) Operation Flashpoint
pour son réalisme saisissant, on peut avoir
des raisons de s’en inquiéter. L’introduction des émotions, la peur, la tension dans
une simulation prouve que l’engagement
militaire réclame la dévotion totale des
affects, du sens moral, de l’honneur de
chaque soldat, ce qui autorise par la suite
à outrepasser les codes moraux au nom de
la réalisation des objectifs militaires.
Civilization : la guerre
pour le progrès
■
À un stade « macro », celui, non plus
du joueur-individu immergé dans l’action, mais du joueur-stratège contrôlant
des armées entières, les jeux vidéo nous
plongent dans une figure de la guerre
moins moderne : la guerre totale dont les
conventions s’éloignent de celles établies
par le complexe militaro-industriel.
Aux guerres entre princes ont succédé
les guerres totales entres nations bien
décidées à défendre leur parcelle de souveraineté ou à conquérir celle des autres.
La plupart des jeux de stratégie reposent
sur le concept de « guerre totale » développé par Ludendorff (Ludendorff, 1936).
Le général et stratège allemand de la première guerre mondiale entend par celui-ci
la subordination du pouvoir politique
à l’armée, supposant une mobilisation
totale des ressources politiques, économiques, morales aux visées guerrières
décidées par les dirigeants. Cette guerre
totale induit la préparation permanente
du peuple en temps de paix, l’édification
d’une économie autarcique et la nécessité
d’une propagande capable d’atteindre les
masses. La plupart des jeux de stratégie
mettent parfaitement en scène cette conjonction des forces vives de la nation au
seul service de la guerre. Dans Civilization 3, il est impossible de gagner sans
être passé par une stratégie de conquête
militaire même en ayant choisi le mode
de la victoire culturelle (qui suppose la
capture d’un certain nombre de territoires
adverses pourvoyeurs de ressources). Le
développement la civilisation à travers les
âges passe par l’expansion permanente
d’un espace vital. Les sujets de la civilisation (ouvriers, fermiers, scientifiques),
masse informe, ne produisent pas des
richesses pour répondre à leurs besoins
personnels ou enrichir l’État mais pour
fournir les moyens matériels de l’extension impériale. C’est pourquoi, les
membres de l’Empire ne prennent pas
sens individuellement (on leur retire tout
droit individuel), ils n’existent que pour
le « projet impérial » et seulement à travers la « totalité », c’est-à-dire l’Empire.
Ce « projet impérial» est nécessaire car
la guerre totale suppose précisément un
gouvernement capable de mobiliser la
totalité des forces spirituelles et matérielles d’une nation et de les engager
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dans un combat total. Dans Civilization,
ce projet mobilisateur commun passe par
l’adhésion universelle à la démocratie
américaine, régime le plus favorable au
déploiement de « La Grande Machine
du Progrès ». Les Call to Power vont
d’ailleurs plus loin : l’objectif avoué de
la civilisation incarnée par le joueur est
d’aboutir à une Respublica mondiale
renouant avec une démocratie directe
s’exerçant au moyen d’ordinateurs, un
« projet commun » baignant dans l’utopie technologique (Fortin, Trémel, 2006).
Celui-ci est donc en théorie sans fin : il
s’agit de marcher en avant vers des objectifs sans cesse nouveaux. Il est donc par
là même nécessaire d’intégrer le mouvement qui passe d’ère en ère (de la préhistoire à l’ère numérique en passant par la
Renaissance), d’en capter successivement
les avancées (chasse à la fronde, procédé
de pasteurisation, ingénierie génétique…)
selon une loi qui lui est propre (l’idéologie du progrès) et qui ne peut sur le long
terme être enrayée (Lefort, 1977). Bien
sûr, il s’agit d’annihiler tous les obstacles qui freinent cet élan mobilisateur,
c’est-à-dire les civilisations concurrentes
qui empêchent l’extension territoriale de
l’Empire, condition nécessaire à la bonne
marche du Progrès. Leur annihilation
passe bien entendu par les conquêtes, la
partie cessant quand toutes les civilisations concurrentes sont englouties.
La guerre est totale, pas seulement parce que toutes les forces sont
déployées au service de l’idéal impérial
mais aussi parce que les périodes de
paix servent précisément à préparer la
prochaine guerre. La paix n’est jamais
une fin, c’est un moyen politique parmi
d’autres de gagner ou de maintenir sa
domination. Les recherches scientifiques
permettent d’améliorer l’armement, les
dernières découvertes culturelles fortifient le moral du peuple et la diplomatie
jauge constamment les rapports de force,
déterminant les conflits à venir. La guerre
est totale car permanente. L’Empire, lui,
est incarné par un homme providentiel,
charismatique, radicalement nouveau qui
endosse le rôle du leader, du visionnaire
(capable d’anticiper l’impact des avancées technologiques), au dessus de tous
et de tout. Il est omniscient, omniprésent
et omnipotent. Livré tout entier au règne
de la puissance narcissique (le temple
construit en son honneur), il cumule tou-
tes les fonctions, du simple soldat au chef
d’armées, du colon à l’Empereur. C’est
un « égocrate » qui représente le « Peupleun ». Il incarne donc un pouvoir informe,
invisible, transcendant l’espèce humaine.
C’est la totalité. Significativement, une
seule chose résiste à son omniscience :
le brouillard de guerre. Comme un index
pointé vers le défi du jeu, l’horizon à
conquérir.
Les jeux de stratégie en
temps réel : le progrès
pour la guerre
■
La guerre totale suppose aussi l’anéantissement total de l’adversaire. En ce
sens, Civilization ne nous immerge pas
tout à fait dans la guerre totale puisque
la conquête des territoires ennemis ne
passe pas nécessairement par une extermination totale. Les dirigeants ennemis
n’attendent pas d’avoir totalement épuisé
leurs forces pour se rendre. Le conquérant n’est en retour pas obligé de détruire
les villes ennemies, il peut les coloniser. L’autre est donc « assimilable » dans
notre civilisation (même si des heurts
sont possibles). En revanche, les jeux de
stratégie en temps réel (STR) nous plongent clairement dans ce schéma puisque
tout le système productif de notre camp
est dévolu plus ou moins indirectement à
la fabrication en chaîne des unités militaires. La mécanique évolutionniste du
jeu (passant d’âges en âges) est accélérée par rapport aux différentes versions
de Civilization : le progrès a pour seul
objectif d’améliorer technologiquement
le complexe militaire (défensif et offensif). L’intérêt est bien sûr de gagner face à
ses adversaires une avance technologique
décisive lors des combats.
Dans les STR, dès qu’une attaque est
déclenchée, la guerre est totale, excluant
toute paix ou simple trêve. Notons que
la différenciation entre unités civiles et
militaires s’opère dès l’antiquité (pour ne
pas dire la nuit des temps), présumant dès
le départ qu’il y a au moins un ennemi à
combattre. Elle montre aussi que le civil
est combattant d’un autre front, celui de
l’arrière. En exerçant une activité productive et logistique, il alimente les armées
du front et participe donc activement à
la guerre. Le peuple entier est donc jeté
108 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”
dans la guerre et c’est de l’issue de cette
dernière que va directement dépendre
sa survie. L’engagement dans la guerre
est donc total, cette dernière ne pouvant
déboucher que sur l’issue la plus extrême :
la victoire totale d’un camp sur l’autre.
C’est pourquoi dans les STR comme
Age of Empires, les unités concurrentes
sont logiquement inassimilables : tous les
civils (fermiers, bûcherons, mineurs…)
et combattants doivent être exterminés
pour mener à l’élimination complète de
la civilisation visée. Contrairement à
Civilization où des références à un bien
commun (idéologie du progrès) assoient
une forme d’universalisme qui peut
déboucher sur une assimilation et une
« paix commune », les STR demeurent
profondément différentialistes en développant des mécanismes qui ne prennent
sens que face à l’adversité. Le taylorisme
générant une production massive d’unités
militaires, la possibilité matérielle de tout
détruire, le recours possible à l’arme
nucléaire (Total Annihilation, Command
and Conquer Generals) n’existent que
parce qu’il y a ennemi à détruire. Le
« gameplay » des STR est principalement
offensif : il convient de produire un maximum d’unités et les précipiter vers la base
ennemie âprement défendue par des barrages successifs d’artillerie, ce qui suppose d’adhérer à la politique « de la chair
à canon ». La base du joueur n’a aucun
rôle direct sur la victoire : elle sert moins
de force d’appoint que d’énorme complexe de production destiné à envoyer en
masse des unités sur le front. Les médecins (ou véhicules) opérant sur le terrain
pour réparer les unités peuvent exister
(Alerte Rouge) mais ils sont souvent trop
vulnérables et leur cadence de travail
est bien trop faible face à l’intensité des
combats. Les RTS font d’une certaine
manière écho au théoricien politique Carl
Schmitt, proche de l’Allemagne nazie :
« Tous les concepts politiques visent
un antagonisme concret. Des mots
tels que État, république, société,
classe, souveraineté, État de droit
sont inintelligibles si l’on ignore qui,
concrètement, est censé être atteint,
combattu, contesté et réfuté au moyen
de ces mots » (Schmitt, 1988). Selon
Schmitt, la guerre est le seul horizon
du politique, mais la destruction de
l’altérité est, serait-on tenté d’ajouter,
le seul horizon de la guerre.
Tony Fortin
L’autre
comme obstacle
Cyberwar
■
Beaucoup de jeux se réduisent à l’affrontement binaire entre le « bien » et le
« mal » mais leur rhétorique ne s’arrête
pas là. Depuis toujours, les jeux vidéo
utilisent la mécanique du « différentialisme » (au sens de Dominique Schnapper) pour justifier l’annihilation totale de
l’autre. En effet, l’étranger doit être exterminé, non parce qu’il est biologiquement
inférieur, mais simplement parce qu’il est
de nature intrinsèquement différente donc
inassimilable, ce qui constitue bien sûr
l’expression la plus extrême du relativisme. On va éliminer des êtres non pour ce
qu’ils ont fait ni pour ce qu’ils vont faire
mais d’abord parce qu’ils sont étrangers,
et donc de ce fait censés représenter une
menace pérenne pour l’existence de son
propre camp, sa race ou son espèce.
Le « différentialisme » n’a pas besoin
de scénario pour prendre toute sa mesure,
la simple représentation graphique suffit
à le justifier. Certes, les jeux de rôle ont
toujours largement atténué cette convention : les territoires à arpenter contiennent aussi leur lot de PNJ (personnages
non joueurs gérés par le logiciel) qui
font office de précieux indicateurs ou
de généreux samaritains. Mais des genres majeurs du jeu vidéo incluent le
« différentialisme » dans leur structure
même, les « beat them all » (en français,
« frappez-les tous »), les « shoot them up »
(« mitraillez-les ») aux titres évocateurs
et bien sûr les jeux de tir à la première
personne (FPS). Selon leur convention
la plus élémentaire, l’autre ne constitue pas un demi-ennemi, c’est l’entrave
radicale à l’accomplissement de la quête
du joueur. Comme il est difficilement
contournable (la sentinelle, par exemple)
ou pas du tout (le «boss»), il doit être
anéanti. En effet, l’autre a d’abord pour
vocation d’être un obstacle intégral dont
la présence est naturelle pour donner du
sens à la quête. Celle-ci obéit à la trame
« parcours/obstacle/dépassement » qui
est « issue des résultats de la recherche fondamentale des théoriciens de
la littérature et des contes et plus
particulièrement des travaux qui ont
été menés dans les décennies 1960 et
1970, alors que la numérisation des
messages se généralisait » (Bouthors,
Trémel, 2004). Il s’agit donc d’une représentation tout à fait contemporaine qui a
toujours structuré les jeux vidéo.
Illegal aliens
■
Pour qu’il suscite immédiatement
l’hostilité, l’adversaire doit arborer un
physique hideux, agressif voire inhumain.
Le jeu doit aussi nous faire comprendre
que la menace qu’il incarne est tangible,
que si nous ne l’exterminons pas, lui ne
se privera pas de le faire – un argument
dont la validité ne met pas longtemps à
se confirmer dans le déroulement du jeu.
Pour cette raison, même s’ils implorent
la pitié du joueur, les gardes de Metal
Gear Solid 2 et les mafieux de Rise of the
Triad n’inspirent guère la sympathie. Et
que dire des monstres de Doom et autres
zombies de Resident Evil ? La figure typique de l’autre, de l’ennemi est bien sûr
représentée par l’alien (l’étranger), l’extraterrestre qui vient d’une autre planète
pour détruire la Terre ou la coloniser.
De Space War à Halo en passant par
Wing Commander et Alien vs Predator,
l’extra-terrestre, menace venue de l’espace, occupe nécessairement la place du
méchant (à l’exception de Startopia).
Cette représentation contemporaine du
mauvais alien, qui n’a pas toujours eu
cours au cinéma (cf Rencontres du 3ème
type, Starman, Contact…), est l’expression majeure d’un protectionnisme où le
mal est assimilé à l’étranger (celui qui
vient d’une autre contrée ou d’un autre
pays).
Dans les jeux vidéo, ce protectionnisme trouve sa symbolique dans le monde
providence qui est le repaire du bien dans
lequel le héros se trouve en sécurité et se
régénère (en s’y reposant, en achetant des
potions de vie, de magie, en renouvelant
son équipement guerrier…) dans un univers qui, lui, est cerné par les forces du
mal (Moncharmont, 2005). Ce monde
providence constitue le bien absolu,
l’extérieur en étant l’antinomie : le mal
absolu. Sous ce chef, aucune compatibilité entre les deux mondes n’est possible,
l’intrusion du mal dans le repaire du bien
se solde par une répression immédiate
visant à l’expulser de ce territoire. Également, quand le joueur pénètre sur les
territoires du mal, c’est pour les expurger
de celui-ci.
Dans la mémoire contemporaine, le
symbole du mal n’est plus seulement
l’enfer mais est devenu aussi celui du
nazisme. Les développeurs ne se sont
pas contentés d’importer directement ce
thème dans les jeux vidéo (Wolfenstein
3D, Mortyr…), ils en ont réutilisé de
maintes fois la symbolique : les rassemblements de masse des Helgasts dans
Killzone, les perquisitions de la « Milice »
de Half Life 2 dans les appartements
privés. La guerre totale doit bien sûr être
déclarée aux créatures du mal. On ne
s’étonnera pas alors qu’on puisse liquider dans les FPS autant de terroristes
moyen-orientaux que faire se peut : il
s’agit des cibles de la croisade contre le
Mal initiée par le Bien absolu (c’est-àdire la coalition hétéroclite d’États plus
ou moins démocratiques qui s’en veut
l’incarnation).
Dans les simulations post-11 septembre, le mal radical est incarné par le
terroriste qui tend à être assimilé à l’immigré. Le terroriste est présenté aussi
comme l’ennemi de l’intérieur, infiltré
dans le territoire du bien mais qui n’y
est pas aisément repérable. Comme nous
l’avons expliqué plus haut, on va donc
prendre des mesures sécuritaires visant
toute la population pour le piéger. Mais
c’est bien cette dernière qui au final est
prise en otage. Le monde providence
post-11 septembre par excellence n’est
pas le village de Tristram (cf. Diablo),
il s’agit des « suburbs » cossus de The
Sims. Érigés après la seconde guerre
mondiale, ces foyers peu émancipateurs
ont eu pour objectif de rétablir les rôles
traditionnels de la famille et d’assurer
sécurité et stabilité aux classes moyennes
américaines. Ce sont les endroits où s’expriment typiquement tous les bienfaits
apportés par la société de consommation
(électroménager, culture de masse…),
mais ils sont aussi synonymes de repli
sur la sphère privée (désintéressement de
la chose publique : laissons le complexe
militaro-industriel nous gouverner !) et
de refuge sécuritaire (système d’alarme)
où la terreur prend toute sa mesure (les
image du 11 septembre à la télévision)
bien que son incarnation n’y pénètre
jamais (les terroristes attaquent les places
publiques).
109
La reconquête du sens
■
En mai 1988, Géorgyi Arbatov, président de l’Institut des États-Unis et du
Canada à Moscou, déclara à un journaliste américain de NewsWeek : « Nous allons
vous faire une chose terrible, nous allons
vous priver d’ennemi ». Depuis la fin de
la guerre froide, la première puissance
mondiale n’a en effet plus d’adversaire à
combattre. Certes, depuis les années 80,
d’autres menaces se sont profilées (criminalité, trafic de drogue, terrorisme…)
mais elles sont négligeables par rapport
à ce que représentait l’URSS et ne permettent plus de légitimer le complexe
militaro-industriel américain qui n’a pas
diminué de taille depuis la guerre froide.
Les puissances mondiales (États-Unis,
France, Japon, Russie) produisent en effet
du sens et de la puissance, la première
permettant de justifier la seconde. La
chute de l’URSS a entraîné directement
une perte de sens parce que les ÉtatsUnis n’ont plus trouvé d’ennemi à leur
hauteur. Autrefois, l’affrontement des
idéologies créait du sens pour justifier
l’affrontement mais aujourd’hui, alors
qu’on parle de leur faillite, le faible sens
produit par les politiques n’oblige plus
l’action des États. Cette perte de sens
est aussi révélatrice d’une mélancolie
démocratique : l’aspiration post-guerre
froide à la liberté n’a pas abouti à un
monde plus démocratique, la croyance
tenace dans l’idée que ce sont les peuples
qui font l’Histoire a été depuis largement
démentie et l’application d’un droit international fondé sur le droit et la raison a
bien des difficultés à s’imposer (Laïdi,
1994). Il en résulte un découplage entre
le sens et la puissance : la production
de sens est insuffisante pour légitimer
le maintien en l’état du complexe militaro-industriel qui est l’expression de la
puissance. Il s’agit donc aujourd’hui pour
les États-Unis de reconstruire du « sens »
pour légitimer l’existence de celui. D’où
l’apparition du complexe du divertissement militaire qui est à la fois le produit
de cette perte de sens et le vecteur de sa
reconstruction. En l’absence de guerre,
pour maintenir les crédits attribués au
complexe militaro-industriel, certaines
de ses activités ont été réorientées vers
les secteurs de recherche/développement
qui ont instauré, on l’a vu, une syner-
gie entre l’armée et l’industrie des jeux
vidéo. Mais cette synergie génère aussi
du sens dans la mesure où les produits
de cette collaboration sont les vecteurs
d’une idéologie qui légitime aujourd’hui
l’action des forces américaines.
Différentialisme contre
universalisme
■
La justification de la lutte contre le
terrorisme passe par la mise en scène
la guerre dans laquelle le monde libre
s’oppose à l’axe du mal. L’Iran, l’Irak,
la Russie, la Chine, la Corée du Nord
tiennent le haut du pavé des nations malveillantes. Le problème, on l’a vu, se
situe dans le fait que les jeux vidéo reposent sur une mécanique différentialiste.
Pour désigner le terroriste, le script du
jeu doit « racialiser » la différence : sa
couleur de peau plus sombre va justifier le fait qu’il s’agisse d’un terroriste.
On joue aussi sur le comportement, en
adoptant un naturalisme assez cru : le terroriste est un barbare, il n’est pas civilisé.
Dans Command and Conquer Generals,
la succursale locale de la GLA, une organisation terroriste que l’on suppose proche d’Al Quaeda, pille et extermine les
populations civiles. En quelque sorte,
ses représentations différentialistes légitiment la thèse du « choc des civilisations »
exposée par Huntington (1993) : le XXe
siècle fut le siècle de l’affrontement des
idéologies, le XXIe est celui du choc des
civilisations. De ce fait, la guerre contre
le terrorisme s’assimilerait à une guerre
des religions et des cultures. Les civilisations seraient cloisonnées, aucune communication, échange, hybridation n’étant
possible. Par conséquent, les droits de
l’homme ne sont pas universels, ce sont
uniquement des valeurs réservées à l’Occident, donc non exportables.
On voit bien la contradiction qu’il y a
entre désigner un axe du mal et soutenir
en même temps l’idée que la démocratie
puisse y être instaurée. Contrairement à
ce qu’on pourrait penser, les Civilization
ne sont pas construits sur l’hypothèse du
choc des cultures mais sur l’uniformisation du monde autour du modèle occidental. On n’extermine pas les populations
civiles concurrentes, on les intègre au
bloc impérial. Mais surtout, le schéma de
développement occidentalisé est inscrit
110 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”
dans la structure interne du jeu. Il s’agit
là d’une conception universaliste proche
des thèses de Francis Fukuyama (1992) :
toutes les nations peuvent se développer
autour de la démocratie et des droits de
l’homme, les USA se devant d’assurer
leur expansion.
La rhétorique retrouvée ■
Un autre moyen de construire du sens
est de faire oublier la puissance. Alors
que l’impérialisme, l’unilatéralisme et
l’instrumentalisation du droit pratiqués
par les USA nourrissent l’hostilité d’une
partie du monde à son endroit, on voit
l’intérêt de justifier la puissance en utilisant sa symbolique opposée quitte à
réécrire l’histoire. Freedom Fighters est
en un bon d’exemple. Ce jeu de guérilla
urbaine inverse l’issue de la guerre froide : c’est l’URSS qui domine le monde.
Cette perspective effrayante est accentuée
par l’action du jeu qui se déroule dans un
New York assiégé par les forces soviétiques, contexte dans lequel le joueur mène
un groupe de résistants chargé de libérer
la ville. Les USA ont ici le beau jeu : ce
ne sont plus les agresseurs mais les agressés. En outre, ils renouent habilement
avec leur posture originelle de défenseur
du monde libre face à cette puissance
totalitaire qui symbolise le mal absolu.
Si le jeu empreinte ironiquement ses
slogans anti-soviets et sa propagande
belliqueuse aux films d’action de série
B de l’ère reaganienne, son propos se
révèle ouvertement en phase avec celui
des défenseurs de la lutte actuelle contre le terrorisme. L’axe du mal montré du doigt par l’administration Bush
n’est qu’une remise au goût du jour de
l’Empire du Mal désignant l’URSS mis
en scène par Freedom Fighters, pièce
centrale de la rhétorique reaganienne. Le
peuple américain est aussi le résistant des
assauts terroristes, le siège de New York
par les troupes soviétiques s’assimilant
aux attentats du 11 septembre contre les
Twin towers et le Pentagone perpétrés
par des terroristes islamistes. Enfin, c’est
le dernier défenseur (« Fighters ») des
libertés (« Freedom ») contre les idéologies marxiste ou islamiste qui sont par
nature contraires à l’idée des droits de
l’homme. Faire ressurgir l’idéologie produite pendant la guerre froide peut donc
Tony Fortin
servir à combler le déficit de sens propre
au contexte du second conflit en Irak. Les
arguments avancés par les promoteurs
de l’action américaine n’étant alors ni
crédibles, ni mobilisateurs (lutte contre
le terrorisme, expansion de la démocratie), on voit alors l’intérêt d’établir cette
analogie qui restaure un choc symbolique
à forte accentuation religieuse entre « le
bien » et « le mal » ou la « liberté » et le
« totalitarisme».
Simulation d’idéologies ■
De manière générale, les jeux vidéo
reproduisent moins la puissance des forces antagonistes mises en jeu qu’ils ne
font office de révélateurs du sens produit
durant leur époque. En d’autres termes,
l’idéologie prime implicitement sur la
restitution mécanique des conflits. Pour
mettre en évidence cette idée, on peut
comparer deux « simulations » réalisées
à des périodes où le sens et la puissance
mis en jeu étaient différents. Si Balance of
Power de Chris Crawford est une excellente simulation dans la mesure où les deux
camps antagonistes mis en scène s’avèrent d’une puissance remarquablement
équilibrée, c’est d’abord parce qu’elle est
le vecteur parfait du sens produit durant
la guerre froide : la restitution d’un monde
séparé en deux blocs idéologiques d’égale
importance dans l’esprit des gens sur
le plan du sens (« la division binaire du
monde ») mais pourtant déséquilibrés sur
le plan de la puissance au moment où a été
écrit le jeu (en 1985, le déclin de l’URSS
était patent). A contrario, dans les derniers
jeux de simulations de guerre, les forces
américaines font l’étalage de leur suprématie incontestable, en phase avec l’idée
Cyberwar
d’hyperpuissance, alors qu’en réalité la
situation est beaucoup plus nuancée et
manifeste leur vulnérabilité (cf. le 11 septembre, la situation en Irak ou en Afghanistan). Le premier Civilization est sorti à
la même période que La fin de l’histoire
de Fukuyama et Le choc des civilisations
d’Huntington. Le premier ouvrage clamait
la fin de l’évolution de la pensée humaine,
figeant l’histoire sur un présent dominé
par la puissance américaine, tandis que le
second annonçait la croisade de celle-ci
contre le monde musulman. On peut penser, au regard du déterminisme développé
par le jeu, que cette coïncidence n’est pas
purement fortuite.
Conclusion
■
Le panorama de la guerre virtuelle
n’est pas monolithique mais constitue
plutôt un espace fractionné par de multiples tensions : guerre propre contre
guerre totale, différentialisme contre
universalisme, mais aussi reconquête
inespérée du sens face à un complexe
militaro-industriel en perte de légitimité
qui suscite aujourd’hui autant d’effroi
que de fascination. Les frontières de cette
nouvelle figure de la guerre se révèlent
en tout cas dangereusement perméables.
Les jeux vidéo se plaisent à estomper les
limites entre corps civil et corps militaire, état de guerre et de paix, étranger
et terroriste, construisant les fondations
psychologiques d’une guerre floue, illimitée et permanente. La cyberwar invite
ainsi les joueurs à quitter le monde providence des Sims pour combattre sur leur
terrain l’ennemi fantoche de Conflict
Desert Storm ou les « aliens » arabisés
de Splinter Cell.
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