Textes fournis par certains conférenciers à l
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Textes fournis par certains conférenciers à l
Congrès de l’Association Parole d’Enfants Paris, Unesco, 24 et 25 novembre 2011 Textes fournis par certains conférenciers à l’intention des participants Nayla CHIDIAC Écrire le silence : les ateliers d’écriture thérapeutique Mireille CIFALI Au moment opportun, entre oubli et mémoire Évelyne JOSSE Redevenir auteur de sa vie Martine LANI-BAYLE Raconter pour apprendre Francine ROSENBAUM L’enfant tigre : les histoires meurtries des migrants pansées/pensées par la thérapie narrative en langue maternelle Mariame TRAORÉ (congrès off) Le livret de vie. Un outil thérapeutique systémique pour l’enfant victime de maltraitance intrafamiliale En France : 57, rue d’Amsterdam - 75008 Paris Tél. 0800 90 18 97 En Belgique : nouvelle adresse : 50, rue des Éburons - 4000 Liège Tél. 04 223 10 99 www.parole.be [email protected] Écrire le silence (à propos de l’écriture en thérapie) Nayla Chidiac « Le silence, lui aussi est impur » Pascal Nous allons tenter de mettre en évidence les liens qui existent entre le traumatique et l’écriture. Cette présentation va se faire à travers une lecture clinque, faite de va et vient entre certains auteurs et certains écrits de patients, les deux ayant comme spécificité leur parcours, à savoir le trauma. En faisant ainsi dialoguer les discours clinique et littéraire nous tenterons de dégager de la matière écrite les indices des effets du trauma tel que par, et dans, le silence ainsi que le travail de repositionnement formelle dans l’écrit témoin du repositionnement subjectif qui s’opère chez celui qui écrit. Notre fil conducteur est que l’écriture consécutive au traumatisme serait une écriture à visée curative. Celui qui écrit est alors poussé par une nécessité impérieuse. Il s’agira dès lors pour l’écrivant de mettre en marche un travail de liaison, de reconstruction, de tissage. L’écriture surgit parce qu’il y a impossibilité de l’oubli (Louise) et l’impossibilité de l’intégration (Evelyne) ; dans cet entre deux, imposé par le réel traumatique, l’écriture advient ; sauveur inespéré pour celui qui ne peut dire à personne l’horreur qui le taraude. Face à l’événement traumatique qui fragmente le sujet, le démolit et peut aller jusqu’à le nier, l’écriture s’impose comme un travail psychique de liant, de liaison. C’est surtout dans la forme que prend l’écriture que va se porter notre attention ; c’est ainsi que se démasquent les effets du trauma. C’est donc la forme qui habite le texte et le façonne. Le silence étant un des outils, un des indices. Il y a néanmoins d’abord une contrainte intérieure : l’angoisse, il y a donc une forme d’écriture qualifiée d’effractive, faites à la fois de lissage et de déchirures. C’est 1 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 une économie psychique habité par le trauma qui se dévoile ainsi dans la forme et le style du texte. (Louise) La forme témoigne donc des modifications de l’économie interne c’est à dire du lent travail de symbolisation et d’éloignement du point de douleur. Pourquoi le silence et non le cri, les pleurs, les mots, les phrases le corps du texte? Pourquoi cet enclin vers un espace sans langage apparent ? Ce silence tant espéré par certains afin de se ressourcer, rêver, peut vêtir des significations diverses. Le silence peut être un rempart à ce monde inconnu qui nous a effracté et que nous ne déchiffrons pas, tout comme il peut être cet inconnu que peut représenter l’Avenir, l’Autre, l’Ailleurs vers lequel nous ne nous risquons guère. L’enfance est un pays étranger ou la pensée est différente. Appelfeld dit : « la guerre, c’était terré dans mon corps, mais pas dans ma mémoire ; chez les enfants la mémoire est un réservoir qui ne se vide jamais » Ecrire le silence mais aussi écrire le bruit. L’un précède, suit l’autre, au gré des maux, des mots, du temps et de l’espace. Pénélope, en attendant Ulysse gagne sa liberté, apaise la douleur de l’attente et de l’absence en apprivoisant le silence en tissant et défaisant la toile. D’autres opprimés ont crées un personnage imaginaire à qui parler afin de fuir le silence mortifère. De l’enfance à l’âge avancé le silence revêt des légendes multiples. Pourquoi l’écriture ? Parce que l’écriture comme médiation est une création et créer c’est pouvoir afficher et ainsi toucher, palper, croire en une existence séparée, en une identité personnelle ; ce qui fais souvent défaut dans les traumatismes d’enfance. L’inscription scripturale de l’expérience traumatique dans le champ littéraire peut en effet participer au processus de restauration du moi effracté par le trauma ; une reconstruction identitaire par la médiation de l’écriture. 2 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Pour écrire le silence il faut parfois réinventer l’écriture, la fabriquer au sens de créer en pensant au grec poeiên à la poiêsis. Le silence pose la valeur du langage dans sa globalité comme problématique ; pour J.P. Sartre, se taire est une prise de position au même titre que se prononcer « chaque parole à des retentissements, chaque silence aussi ». Allons quelques moments du côté de la littérature : Cette rentrée littéraire est empreinte de récits d’enfance ou la douleur, les non dits ravageurs sont au premiers plans ; Bien sur on pense à Hemingway à qui un jour un journaliste avait demandé que faut il pour être un grand écrivain ce dernier de répondre : « avoir eu une enfance malheureuse » cela fait sourire et réfléchir. Beaucoup d’écrivains m’ont répondu que oui et je vous dirais aussi que cela ne suffit pas. Mais ne nous égarons pas. Mon attention donc lors de cette rentrée littéraire fut aimanté par l’ouvrage de Daniel Arsand « Un certain mois d’avril à Adana » paru chez Flammarion sept 2011 Daniel Arsand, raconte l’histoire de son père, né arménien à Istanbul en 1909, l’année du massacre d’Adana, il n’a jamais pu raconter à son fils Daniel ce qu’il avait vécu. C’est à ce mutisme que s’arrache son dernier roman. L’auteur explique que c’est autour d’un « bloc de silence » que le livre a pris racine. Le mutisme était celui de son père ; il avait vécu des choses très dures étant enfant et il était simplement incapable de les dire. Il lui reproche même ce qu’il appelle sa « mémoire barricadée » ; l’écriture ici devient un maillon indispensable de la chaine transgénérationnelle. « Je viens de ce silence, il m’importait donc d’avoir une parole à opposer au silence ». Dans sa forme narrative on s’aperçoit que la forme a changé, il est passé du roman fluide, construit, à un texte syncopé, fiévreux ne ressemblant en rien à son style d’avant. Cela me fait terriblement penser à Edmond Jabès qui dit : « tu ne peux lire ce que tu vis, mais tu peux vivre ce que tu lis ». 3 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Parler ou se taire, l’enjeu amène un débat autour des questions suivantes : qu’est-ce qui est dit ? Cela doit-il être dit ou gardé secret ? De quelle manière cela est-il dit ? En d’autres termes, il revient de mesurer la pertinence du propos à travers le contenu et le contenant. Non pas avec la prétention de l’évaluer mais pour découvrir l’art discursif d’un écrivain. Si dans l’hypothèse de Sartre, même le silence est une forme de dire, nous aimerons lire comment l’écrivain illustre le silence. Ce qui va intéresser notre patiente Louise par exemple, c’est le silence de ses nombreux traumatismes de l’enfance, le vide qui entoure l’enfant au sujet de sa famille incestueuse et maltraitante et celui dans lequel se trouve possédé l’adulte, Adrienne, qui a fait table rase de son passé comme dans une sorte d’amnésie, et qui s’invente un passé totalement cousu de fil blanc pour reprendre ses propres termes. Le flottement identitaire dans lequel elle évolue est textuellement reproduit et, jusqu’à la fin, le lecteur continue de s’interroger sur l’identité profonde de cet être à qui l’on a prêté celle que livre la narration. Perec « W ou le souvenir d’enfance ». En littérature, par le biais des traces de la mémoire - qui sont un matériau de création possible - du voyage en utopie et des fantasmes, il sera possible aux personnages de dire l’indicible. Par les abondantes consignes d’écriture en séance de groupe ou en individuel, à chaque fois variées tant au niveau de la forme que du fond, nous pouvons aider l’écrivant à mettre une distance entre son vécu et son ressenti étouffant voir encore inconnu. Il peut utiliser la troisième personne du singulier voir même la troisième personne du singulier du masculin s’il s’agit d’une femme, passer ensuite à la possibilité de nommer le personnage par un prénom, une lettre, un surnom avant de pouvoir passer au Je identitaire. Un autre intérêt est de voir comment tout cela est dit. Ce qui est à souligné est la forme du discours particulière chez les auteurs. Le style tout comme le deuil ne se transmet pas, il faut en passer par là. Pour Perec, le discours sur la déportation est assumé par des identités alternées : deux ‘je’ et un ‘il’ distincts au départ, qui, à la fin, vont confluer en une seule et même histoire. Cet assemblage parfois gênant pour le lecteur rappelle tout simplement le monde incohérent, illogique et peut-être insaisissable qu’il veut mettre en scène et qui est tapi au fond de chaque être. Nous nous trouvons donc, à travers la problématique du silence, au fondement même de la création littéraire. Dès lors trois questions se posent : de quoi parle-t-on ? 4 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Qui parle ? Et comment parle-t-il ? Trois instances qui vont constituer les différentes articulations dans l’approche que nous allons appliquer à notre recherche. 1. l’interprétation du silence : (de quoi parle t-on) C’est en réalité sur fond de mort ou de menace d’extermination que se construisent les destins des personnages de Perec. Écrire c’est nommer le chaos, c’est donner forme au silence de l’anéantissement. Rappelons à cet égard que Perec a toujours eu un rapport particulier aux mots tout comme Louise, il s’est fixé le dessein de s’en servir pour résoudre son conflit intérieur et déclencher, si possible, la catharsis nécessaire. En réalité, c’est dans cet espace que J.P. Sartre appelle « l’autre chose » que se situe le discours de Perec, ce que l’un appelle le blanc, le neutre, l’ombre. Il s’agit pour ces auteurs, de faire découvrir, certains aspects du silence de la nuit, ou de la noirceur des faits. L’événement se situant au-delà du verbe. Ici le blanc et le noir renvoient à la même réalité : l’inconnu, l’incompréhensible, l’absurde. Pour notre patiente Louise: « L’écriture prend source et sens dans ce tournoiement entre dire et taire, montrer et cacher, fuir et être trouvé. » Telle est la stratégie de communication déployée par Louise. Elle fait alterner des textes qui en apparence n’ont rien en commun, puisque le blanc et l’arrêt marquent la séparation. Mais dans le fond, les récits sont enchevêtrés et fonctionnent comme si la vérité totale ne pouvait sortir que de leur rencontre et de leur éclairage mutuel. La rupture totale sera marquée dans le texte par les énigmatiques « (…) ». Ces points de suspension indiquent le non-dit, la cassure, l’omission, le moi profond impossible à cerner, la part d’opacité, l’impossible à dire. Organiser le chaos, faire parler le silence, inscrit ces textes dans la catégorie de la littérature indicielle où tout est signe et tout fait signe. Entre amputation et saturation, l’imaginaire ne peut se contenter du silence. Celui-ci se constitue donc ouvertement de flash-back, de va-et-vient entre le monde obscur de l’amnésie, les images d’une réalité rêvée et celle de la réalité de la 5 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 fiction. Mais, tout compte fait, l’histoire commence par un secret à découvrir, des énigmes à élucider : le secret de la théière, les devinettes qui disent sans dire …C’est donc à une écriture des mystères que se livre Louise dans une mise en mots du silence, comme Perec, l’enquête, réelle ou imaginaire, l’autobiographie, l’utopie, la fiction…. (Poe ? ) 2. Dialoguer avec le silence ( qui parle ? ) Pour Georges Perec et Louise, la seule voie qui permette de comprendre, un tant soit peu, les réalités souvent terrifiantes qui sont décrites, se trouve dans un pont communicationnel, autre que verbal : le silence rhétorique. Le lecteur ne doit pas s’arrêter au sens strict des mots mais il doit décortiquer ce que les phrases sousentendent. Que dire et que taire ? Respecter l’autre dans son mystère, veut-il dire se garder de parler de lui ? Et divulguer une vérité est-ce trahir un secret ? Il s’agit littéralement de donner vie à une part de pensée amputée certes, mais aussi d’approcher l’inapprochable, de dire l’indicible, de représenter jusqu’au vertige et autant que possible l’horreur extrême. Les verbes les plus courants dans les textes que nous avons étudiés sont : Enfouir ; Engloutir ; Rompre. Morceller ; Délirer ; Acérer Tuer Ramper. Oublier ; Désespérer, Parler, , raconter, mourir, , Ecrire. Ces verbes qui renvoient à une certaine affectivité, et au travail de la mémoire laissent deviner le discours. Et, qui dit ces verbes fait penser aussi au refus de l’oubli, au rejet du silence : aveuglement des préjugés, silence sur les massacres et les sacrifices. Comme le souligne Joyce Mc Dougall « la violence est un élément essentiel à toute production ». Elle explique que les sentiments de colère et de rage ont également une importance vitale dans le processus de création. Nous sommes parfois confrontés à des patients dans l’incapacité d’exprimer une quelconque colère encore moins une rage (Louise). Il serait légitime de se poser à ce niveau de l’exposé si toute personne est à même d’écrire, la réponse est ambivalente « le médium de créativité devra être apprivoisé avant que le créateur soit en mesure de lui imposer sa volonté » c’est cet apprivoisement qui commence en atelier et/ou en individuel. En somme, l’écrivain narrateur ne peut se taire car il le répète sans cesse, le projet d’écriture est lié fondamentalement et viscéralement au souvenir dont il ne peut se 6 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 défaire. Autrement dit son écriture est un cri du silence, un cri de l’absence. Perec confie lui-même : Je ne retrouverai jamais dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps. 3. l’art discursif de l’écrivain (comment le dire) Le secret est un poids à porter parce qu’il souligne le non-sens, l’absurdité et l’inhumanité de certains actes. C’est cette impossibilité ou cette honte de dire qui laisse Louise silencieuse sur les raisons de son passé. Le passé quel qu’il soit (accepté ou rejeté) est le fondement constitutif de l’individu. Le monde englouti qui ressurgit de la conscience du personnage qui « ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert » est assimilable à la théorie du refoulement de Freud, j’ai personnellement choisi de parler de « retour boomerang ». L’écriture, d’une manière générale, semble donc se situer dans cet entre-deux de la réalité et de l’imaginaire qui crée presque logiquement une altération dans la logique de la narration, des ellipses narratives, des silences et des blancs pour énoncer une expérience qui n’est pas réductible à l’expression commune, parce qu’elle plonge et met en exergue des états périphériques de la conscience et des zones insoupçonnées de la mémoire (l’enfance). En somme, l’imaginaire semble se montrer plus apte à saisir l’ampleur des traumatismes. Le réel ondoyant n’a que le mot souvent dérisoire pour lui donner forme. Le silence est radicalement immanent à la parole, il en est l’envers, la cessation ou le fond sur lequel elle se détache comme le trait noir sur le papier blanc, ou la craie blanche sur le tableau noir. L’œuvre garde, quel que soit le cas, une mission cathartique qui tend vers une expurgation des maux. Il ne s’agit plus juste de donner du sens au non sens mais d’en créer !!!! 7 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Pour conclure : Penser, c’est prendre le temps, pouvoir demeurer dans la lenteur naissante de la forme, éloigner la trop grande excitation de l’idée qui surgit, tenir en réserve l’immédiateté du jugement mais décider de l’affronter à la fin. Pour Winnicott la « créativité, c’est donc conserver tout au long de la vie une chose qui a proprement parler fait partie de l’expérience de la petite enfance ; à savoir la capacité de créer le monde ». Le besoin d’écrire est là, afin de mettre du sens sur la souffrance, en donnant à voir et à savoir l’expérience intime ; la sublimation serait ici, à travers l’écriture, une forme de mise en sens du trauma adressée à l’autre. Ce travail, à travers l’écriture, permet une représentation et une élaboration de la souffrance ainsi partageable, d’ou une réconciliation entre le moi intime et le moi public. Cette confrontation à la réalité extérieure permet de témoigner aux autres et à soi de la valeur positive de son monde interne. L’atelier d’écriture ou le travail en individuel avec le thérapeute devient ce premier tiers étayant, ce premier public. Nayla Chidiac Novembre 2011 8 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Au moment opportun, entre oubli et mémoire Mireille Cifali Bega1 Résumé. En tant qu’historienne, mais aussi clinicienne dans une formation d’enseignants et de formateurs, la question du raconter et de l’écrire a été au centre de ma pratique universitaire. L’utilisation d’un « journal de cours », de « récits expérience» avec l’interrogation de la coupure actuelle entre littérature et science, m’ont donné à penser, en devenant une norme, comment « raconter » et « écrire sur soi » peuvent certes construire une identité narrative mais aussi faire souffrir ceux qui n’y peuvent pas souscrire. L’oubli, le silence, le temps reporté, le moment opportun, sont tout aussi essentiels à prendre en compte. Celui qui accompagne un autre en passage de difficulté ne peut que suggérer mais jamais imposer, et ses propositions dépendent d’une intelligence de la relation. Dans bien des conférences, vous sentirez de diverses façons l’importance de mettre des mots sur ce qui a été vécu, de pouvoir se souvenir et partager les douleurs comme les joies, et combien il importe qu’une histoire privée puisse être reconnue en devenant histoire dans le monde. D’histoire en histoire se construit la mémoire. Passage par la parole, par le corps, par l’écriture ; mise en place de dispositifs (individuels ou de groupe) qui permettent le commencement de l’histoire, que ces dispositifs soient qualifiés de thérapeutique ou non : conte, mise en récit, langage du corps, autorisation de parole adressée… Louange d’une intériorité qui se construit sur la page, dans le silence, à travers les mots des autres, à travers l’expérience des autres, à travers la littérature, le partage d’expérience… Nous sommes les héritiers de certaines hypothèses avancées par la psychanalyse, elles ont souligné nos tensions, l’assemblage irrémédiable des contraires, l’origine de certaines de nos souffrances psychiques. J’y ai souscrit. Dans ma pratique de professeur d’université qui devait introduire les futurs professionnels ou des professionnels aguerris à une compréhension des dimensions affectives et relationnelles des métiers qu’ils allaient exercer ou qu’ils exerçaient déjà, j’ai fait l’éloge de la parole, des mots échangés, du dialogue ; j’ai mis à disposition des « outils » pour se désengager de l’action 1 www.mireillecifali.ch 1 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 lorsque celle-ci pose problème : le journal, le récit, la narration…2 J’ai montré en quoi l’écriture littéraire permettait une compréhension des dimensions de l’action souvent occultées par une approche rationaliste, comme les sentiments éprouvés3. Mais il a fallu également que je prenne des précautions vis-à-vis de ce que je croyais être le meilleur. C’est ce que je souhaite partagé avec vous. 1. La parole J’ai compris au fil des années – et ce bémol va peut-être être souligné par d’autres conférenciers –, qu’une avancée pouvait avoir aussi comme conséquences des souffrances. Ce qui résout des souffrances peut en créer d’autres. Ce fut un constat douloureux qui apporta des nuances. Prenons la parole, précieuse. La parole, pour partager, faire lien entre les fragments de mon histoire où la souffrance s’est inscrite. La parole certes, elle ne peut cependant pas devenir un impératif ; quand elle répond à un ordre, alors cet ordre devient violence. Je me suis souvent interrogée combien certains adolescents d’aujourd’hui étaient fermés à toute parole, particulièrement ceux qui avaient passé par plusieurs « psy », dont on avait cru que c’était bien qu’ils parlent, et qui se méfient maintenant de la parole, s’enferment dans le silence, deviennent inaccessibles au dialogue. La parole s’autorise, mais ne s’ordonne pas. Le silence est nécessaire. J’en ai tiré une conviction : aucune avancée n’est bonne en elle-même, et il s’agit toujours de savoir comment et quand nous pouvons la faire advenir. Je me méfie des bonnes intentions, comme de l’application simpliste. « C’est bien de parler », oui, mais quand, mais comment, dans quel contexte, avec quel suivi ? Sinon ce qui est une merveilleuse expérience se transforme en un cauchemar. Il y a en effet une singularité chez chaque personne. Il se peut que l’une ait à passer par le silence, par l’oubli, pour revenir en d’autres circonstances avec d’autres personnes sur cette possibilité de nommer et de donner une place à ce qui est souffrance à l’intérieur. J’en ai conçu qu’il s’agit jour après jour d’offrir des possibilités, de donner généreusement, sans jamais exiger et en accueillant celui qui ne peut pas, ne veut pas. Pour lui, plus tard, peut-être. Il y a une 2 Cifali M. & André A., L’écriture de l’expérience. Vers la reconnaissance des pratiques professionnelles, Paris, PUF, 2007. 3 Une pensée affectée pour l’action professionnelle, in M. Cifali, F. Giust-Desprairies (éds.), Formation clinique et travail de la pensée, Bruxelles, De Boeck, 2008, 129-147 2 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 temporalité pour chacun. Il importe surtout de laisser ouvert, de ne pas fermer, de ne pas mésuser des possibles au point de les transformer en impossibles. La parole, le dialogue, les mots mis sur les souffrances, l’humanisation de ce qui a été vécu… Oui, toujours en perspective, jamais en norme. C’est cela qui importe, et qui dépend de notre intelligence de la relation à un autre. Une intelligence singulière. Je suis devenue méfiante vis-à-vis des solutions d’ensemble imposées à tous. Les débriefings à chaque événement douloureux. L’appropriation par les experts du deuil, du trauma. Je crois en revanche à l’accompagnement parfois même silencieux, à la présence bienveillante et bousculante, à la parole adressée même si elle n’a pas d’effet, au respect de la temporalité de chacun. A l’engagement de celui qui accompagne, aux partages des sentiments4. Et non pas seulement à l’application des procédures. La parole pourrait-elle, elle-même, devenir une procédure ? Je le redouterais très fort. Récit : Pourquoi m’a-t-elle choisie ? Je ne l'ai pas vue tout de suite. Discrète et fluide, elle est un visage parmi tant d'autres. Ses longs cheveux bruns encadrent un joli visage rond qui ressemble étrangement à une autre petite fille. Il y a longtemps. Vingt ans exactement. Mais je ne le vois pas. Pas encore. Elle s'appelle Claire. Elle est en deuxième primaire. Elle a neuf ans et elle ne parle pas. Elle ne s'adresse qu'aux enfants et à ses parents, mais n'entre jamais en contact verbal avec d'autres adultes. Claire a fait toute sa scolarité dans cette école et elle n'a pas du tout changé d'attitude depuis quatre ans. Elle est suivie depuis deux ans par un psychologue à qui elle n'a jamais parlé. Face à ce mutisme, il a jugé plus utile que ce soit la mère de la fillette qui se rende à ses rendez-vous. Je ne l'ai pas vue tout de suite. Et pourtant je savais qu'elle existait. Pendant ces premières semaines, je me suis donc adressée à elle comme aux autres enfants. Ni plus ni moins. Lors d'un atelier d'écriture, j'ai pu constater que quand l'enseignante lui posait une question, Claire feignait de ne pas entendre ou baissait la tête. Elle attendait que l'enseignante passe son tour de parole. Un temps lui était pourtant toujours accordé. Un temps pour Claire. Sans parole. Un jour, l'enseignante me dit avoir l'impression de la violer à chacune de ses questions posées. Tous s'inquiètent pour Claire. Son attitude dérange. Elle renvoie les adultes à leur impuissance. Quels gestes ? Quelles paroles ? Comment agir, quand l'autre ne nous dit pas où est sa souffrance .... ? Claire est sans doute une des meilleures élèves de la classe. Elle sait très bien lire, mais seuls ses camarades l'ont déjà entendue. Elle utilise ces derniers comme messagers pour se faire comprendre par les enseignants. Pendant les discussions, elle ne s'exprime jamais et s'occupe avec d’activités annexes - dessins, lecture, petits bricolages. Il faut sans cesse lui rappeler sa place dans la classe, avec les autres élèves, même si elle ne parle pas. Quelques jours après cette première rencontre, j'observais Claire et deux de ses camarades qui jouaient "à la tape" dans la cour de récréation alors que je faisais la 4 Stern D., Le moment présent en psychothérapie. Un monde dans un grain de sable, Paris :Odile Jacob, 2003. 3 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 surveillance. L'une d'entre elles est alors venue derrière moi et m'a tapée sur la fesse. Je me suis retournée et je lui ai rendu sa tape, ce qui les a beaucoup amusées. Par la suite, chaque fois que je rencontrais ce groupe de filles dans les couloirs, je m'amusais avec elles à ce petit jeu qui nous rendait un peu complices. Claire y prenait visiblement beaucoup de plaisir. C'est elle qui mettait le plus d'application et d'enthousiasme à me surprendre quand je ne m'y attendais pas. Dans la semaine qui a suivi, j'ai animé un petit groupe de travail dans lequel se trouvait Claire. Les enfants venaient tour à tour me lire un passage de leur livre. Comme d'habitude, j'ai appelé la fillette. Et à cet instant, l'incroyable s’est passé. Elle est venue vers moi avec son livre et m'a lu à haute voix une page toute entière! J'étais stupéfaite, choquée, mais je n'ai rien dit tant j'avais peur de rompre cet instant magique. Claire est retournée à sa place, comme si rien ne s'était passé et elle a continué son travail. Je me suis dit à cet instant qu'il était fort possible qu'elle ne se soit pas adressée réellement à moi, car elle avait lu, ce n'était pas encore une conversation. Je suis alors passée dans les bancs pour voir où en étaient les élèves dans leur lecture. Quand je suis arrivée près de Claire, le cœur battant, je lui ai demandé à quelle page du livre elle se trouvait. Elle m'a répondu. Pendant les jours qui ont suivi, toutes mes collègues s'étonnaient de son attitude à mon égard. Et Claire me parlait, me parle, chaque jour un peu plus. Elle me cherche pendant les récréations et dans les couloirs pour venir me raconter ses histoires de petite fille, ses joies, ses sourires complices, tous ces mots qui se pressent. Enfin, elle parle... Au grand étonnement de ses camarades qui ne comprennent pas pourquoi elle me parle à moi mais pas aux autres adultes. Pourquoi m'a-t-elle choisie? Tous attendent de moi maintenant que je devienne en quelque sorte une médiatrice entre elle et les adultes, comme s’ils attendaient que je la ramène enfin à eux, que je la leur restitue... Qu'est-ce que j'ai bien pu faire, bien pu dire, pour la décider à sortir de son mutisme ? Je me demande si cette ressemblance avec la propre fillette que j'étais a une incidence dans cette relation… Echos réels, éprouvés, partagés ?5 2. L’écriture Il en est de même pour le récit, le passage par l’écriture. J’ai permis à beaucoup de professionnels de raconter les gestes professionnels quotidiens, les sentiments éprouvés, les défaites, les impasses, le « je » et le « tu ou vous » dans une écriture impliquée, bannissant le « il » de la description, pour un dialogue où un professionnel est engagé avec celui qui lui fait face ou qui se dérobe. A travers ses mots sur la page, du sens se prend. Comme l’écrit Michel de Certeau : Sans arrêt, du matin au soir, l'histoire en effet se raconte. Elle privilégie ce qui ne va pas (l'événement est d'abord un accident, un malheur, une crise), parce qu'il faut d'urgence recoudre d'abord ces déchirures avec un langage de sens. Mais réciproquement, les malheurs sont inducteurs de récits, ils en autorisent l'inlassable production. Naguère le « réel » avait la figure d'un Secret divin autorisant l'interminable narrativité de sa révélation. 5 Cifali M.&Myftiu B., Dialogue et récits sur la différence, Nice, Paradigme, 2006. 4 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Aujourd'hui le « réel » continue à permettre indéfiniment du récit, mais il a la forme de l'événement, lointain ou étrange, qui sert de postulat nécessaire à la production de nos discours de révélation. Ce dieu fragmenté ne cesse de faire parler. Il bavarde6. Ce fut tout un pan de ce à quoi j’ai tenu. J’ai souvent écrit sur ce mode de transmission de l’expérience7. Ce fut le partage de ces récits, qui m’ont permis de penser les gestes quotidiens des professionnels, de les honorer, et d’en écrire ma compréhension provisoire et la transmettre. Ce furent ces récits que j’ai racontés à mon tour dans les cours, et qui permettaient de mettre en mouvement la pensée de mes auditeurs, de faire des liens. Ils avaient autant de place dans ma parole d’enseignante que les auteurs des sciences humaines qui nous aident à en comprendre les processus, les tensions, les dilemmes, les contradictions. J’ai écrit, m’appuyant sur Michel de Certeau, sur le lien entre la narration et ce que nous pouvons appeler les dilemmes éthiques : ce qu’il advient dans le quotidien des professions, quand il s’agit de décider si on parle ou ne parle pas, si on intervient ou on n’intervient pas. Y a-t-il là aussi des bémols ? Oui, il y a l’usage manipulatoire du récit pour convaincre, comme le fait la publicité ou la politique, et qu’a dénoncé Salmon dans son ouvrage Storytelling8. Il y a également toute une conception du « moi » qui s’est construite à travers le discours de la thérapeutique, à travers la primauté donnée au récit de soi, à l’autobiographie ; une conception qui finit par être normative, d’un « moi » qui doit avoir une bonne estime de lui-même, savoir se raconter, être bon dans le récit de soi. Cela a été dénoncé par Eva Illouz dans son ouvrage Les sentiments du capitalisme9. La construction de ce « moi narratif » exclut plus encore ceux qui n’y souscrivent pas. Alors que nous savons que, pour une personne parfois même en souffrance d’écriture, à travers les ateliers d’écritures, à travers l’histoire en mots qui prend forme sur la page, une reconnaissance peut se créer, un « je » se nomme qui passe du mépris de soi-même à un respect de soi. Nous sommes ici aussi dans la tension entre des possibles effets contraires. Différence Il est 7 h quand le réveil se met à sonner. Une grosse sonnerie stridente. Je sursaute. Je ne me suis pas réveillé une seule fois de toute la nuit. Aucun cauchemar 6 7 Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, « Folio Essais », 1987, p. 74. Cifali M., Variations autour d'un dispositif d'enseignement. Écrire et raconter des histoires, in Lessard C., Altet M., Paquay L.& Perrenoud P. (eds) Entre sens commun et sciences humains. Quels savoirs pour enseigner, Bruxelles, de Boeck, 2004, 69-91 8 Salmon C., Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007. 9 Illouz E., Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006. 5 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 n’est venu troubler mon sommeil, un bon gros sommeil réparateur. Fini le stress des nuits précédentes. Je prends le temps de me réveiller, exactement comme je le faisais en Afrique, chaque matin avant de partir en classe. Je n’arrive pas encore à réaliser que dans quelques instants, je vais devoir aller à la piscine pour la première fois de ma vie, seulement deux semaines après avoir quitté ma Côte d’Ivoire natale pour venir m’installer à Genève avec ma mère et mes deux petites sœurs. Je m’habille et je prépare mes affaires. Surtout, je n’oublie pas de mettre mon nouveau maillot de bain dans mon sac. Il fait encore nuit quand nous sortons, ma mère et moi, vers 7 h 30. Il y a beaucoup de monde sur les trottoirs et les voitures ont déjà envahi les rues. Je remarque que bon nombre de gens ont les traits tirés et ne semblent vraisemblablement pas heureux de commencer une nouvelle semaine. Pour moi, c’est une chance d’être ici et d’avoir l’opportunité de vivre dans un pays si riche, mais je prends conscience que tous ne le voient pas du même œil. Même si je ne suis pas pressé d’arriver, je marche vite. Plus vite que ma mère qui me demande sans cesse de ralentir. Vingt minutes plus tard, nous arrivons devant ce que l’on appelle ici le cycle d’orientation. Ma mère me dépose. Je me rends devant la salle de gym, paré à partir pour la piscine avec mes camarades. Sur le trajet, on me pose beaucoup de questions, sur mon pays, comment je vis ici, si j’ai déjà des amis. Je n’ose pas leur avouer que c’est la première fois que je vais à la piscine. J’ai le sentiment d’être bien accepté par mes camarades, je préfère donc ne pas me mettre en marge. Jusque là, ma différence semble être un bon facteur d’intégration, je suis le centre de tous les intérêts. Je ne m’attendais pas à une telle curiosité pour mes coutumes africaines. Nous voici désormais au bord du bassin. Tous en tenues, les filles, les garçons, mes camarades de classe sont là. Le stress monte en moi. La panique m’envahit. Alors, j’essaie de me faire oublier, je me tiens au fond, à l’arrière du groupe. Pour cacher mon désarroi, seule solution si je veux éviter que le prof me demande de passer en premier, je le regarde attentivement, comme si je buvais chacun de ses mots et hoche la tête à plusieurs reprises en signe d’approbation. J’essaie d’être à mon aise. Je ruse, mais en vain. Le prof nous demande d’aller dans l’eau et de faire quelques longueurs pour nous échauffer. Il est temps pour moi de me jeter dans le grand bain. Je n’ose pas m’avancer, je ne sais pas si je dois aller voir le prof pour le prévenir que je n’ai jamais nagé de ma vie ou si je dois prendre mon courage à deux mains et me lancer. Ces interrogations me hantent mais je n’ose rien dire. Ma détresse est à son apogée. Je dois faire une drôle de tête car certains se sont mis à rire. Pas moi. Je suis gêné. La moitié de mes camarades sont déjà à l’eau et le prof nous redemande d’entrer dans la piscine. Il insiste et nous encourage tout en observant les premiers à l’eau qui sont déjà de retour vers nous. Je suis désormais au bord du bassin, j’ai les jambes qui tremblent et je ne suis plus capable de masquer ma peur. Tous mes camarades sont proches, j’ai l’impression d’être dans un de mes pires cauchemars. Je n’ai vraiment plus envie d’être le centre d’intérêt. Tous leurs yeux semblent tournés vers moi. Je me sens mal dans ma peau, les secondes sont devenues des heures. A cet instant, j’aimerais être monsieur tout le monde et me fondre dans la masse. Je n’ai plus envie d’être différent. C’est maintenant l’hilarité générale parmi mes camarades. Certains en pleurent de rire. A croire qu’il n’y a pas assez d’eau. Je ne sais plus où me mettre. Heureusement, mon calvaire est de courte durée. Me voyant dans l’embarras, le prof vient à mon secours et me demande de venir lui parler en retrait de mes camarades. Pendant que je lui explique mes inquiétudes et mon inexpérience aquatique, je ne 6 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 peux m’empêcher de sentir les regards moqueurs de mes camardes dans mon dos. La diversité culturelle a perdu de sa superbe. Ma différence qui semblait favoriser mon intégration m’est revenue en pleine figure telle un boomerang. Faute de mieux, je me noie dans mes larmes10. 3. Les normes Nous avons ainsi à rester attentif aux normes psychiques qui se donnent comme évidence. De quel sujet parlons-nous ? Comment notre présent construitil ses normes psychiques, et en conséquence ces hors-normes. Le psychisme est aujourd’hui fortement médicalisé. Ce qui étaient des symptômes gênants sont devenus des maladies, la timidité mérite ses médicaments, il y a une lutte pour créer des maladies et vendre ce qui pourraient en venir à bout, avec souvent des dommages collatéraux11. En tant que professionnel, nous avons ainsi à être attentifs lorsque un mot devient slogan, lorsque un mot se colle à notre langage et devient impératif : aussi « bon » soit-il, il peut en devenir mauvais. Comme le mot « gérer », comme l’« estime de soi », comme la « confiance en soi », comme le « récit de soi », etc. C’est aussi ce que j’ai appris, que bien des philosophes ont dit et redit dans les siècles qui nous ont précédés : chaque acte, sentiment n’est seulement que positif ou négatif, mais tour à tour l’un et l’autre. L’amour n’est pas que positif, la haine que négative. Et il n’y a pas d’amour sans haine, et on ne peut pas « éradiquer la haine » sous prétexte qu’elle est négative, souhaitant que ne restent qu’amour et bienveillance. Nous héritons psychiquement de l’un et de l’autre, et chaque génération a à se débrouiller pour que la destruction de soi, de notre voisin et du monde ne l’emporte pas. Nous avons notre langage, nos explications, notre récit thérapeutique et nous savons aussi que des sociologues, anthropologues et psychanalystes dénoncent ce que l’on pourrait appeler l’emprise de la souffrance sur notre conception du sujet. La norme de la « victime » pour nous penser. Nous avons, en réaction à cette victimisation, l’essor d’une « psychologie positive », qui fait l’éloge du bonheur, de la joie, des forces de guérison. Certes, chacun d’entre nous, rêve 10 Anthony Peller, in Myftiu B (éd.), Ethique et écriture, n°4, Nice, Les éditions Ovadia, 2012, PP. 123-126. Voir aussi Ethique et écriture, tome 1, 2 et 3, Nice, Les éditions Ovadia, 2008, 2009, 2010. 11 Lane C., Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Paris, Flammarion, 2009. 7 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 d’être, jour après jour, dans le positif. Ce peut être un leurre, comme de ne se centrer que sur la souffrance peut, non pas la soulager, mais l’accentuer. Lorsque nous rencontrons des personnes, quel message du corps et de la parole leur adressons-nous ? De la compassion, de la pitié ? Vraiment ? La reconnaissance de leur souffrance mais aussi notre désir qu’ils ne restent pas attachés à elle ? Ce sont des nuances, mais si importantes. Le « discours psy » peut devenir nocif lorsqu’il est repris comme seule clef de lecture. J’ai fini pour moi-même par me tourner davantage vers les chemins de l’art, où la souffrance trouve ses issues, ses passages, où l’on s’abstient d’expliquer pour favoriser le sens recréé par celui qui s’y heurte. Abstention d’un placage d’hypothèses même si elles sont reconnues théoriquement, pour laisser advenir, ne pas interférer avec notre grille de lecture : une nécessité que réclamait Freud lorsqu’on est dans la thérapeutique et non dans la recherche. C’est le processus, la rencontre, le dispositif, la fiabilité … qui peuvent se révéler thérapeutiques. Pas l’explicatif. 4. L’oubli et la mémoire Comme historienne, je devrais être partie prenante de la mémoire, du souvenir, contre l’oubli. Il n’y a cependant pas de mémoire sans oubli. Oublier puis reconstruire. Reconstruire à chaque tournant de notre vie. La perspective ne cesse de changer, ce qui était oublié revient ou ne revient pas. Tout ne peut être conservé. Là encore quand il s’agit du travail de l’historien, il s’agit parfois d’aller chercher dans les archives des pauvres, comme le fait Arlette Farge12. Quand il s’agit de la mémoire de chacun, de sa vie, il y a des moments où il est important de tisser des fils, des liens, de reconstruire, donner sens, de chercher les morceaux éparpillés, retrouver le morceau du puzzle. Mais quand ? C’est souvent au moment opportun. Un moment de rencontre, un moment qui nous surprend, ouvrant une perspective, rendant possible ce que nous n’espérons plus. Travail de mémoire, mais pas de mémoire obsessionnelle. Ni d’oubli définitif. Il y a de l’oubli nécessaire, quand nous lâchons notre désir de nous venger, de ressasser les mêmes reproches. Nous avons à lire et relire Jankélévitch sur le pardon13, et parfois l’impossible pardon. Un pardon, quand il est possible, qui ne demande pas l’oubli, mais qui libère le présent d’un trop grand poids du passé. C’est ce travail de la mémoire que nous ne finissons pas de réaliser, chacun 12 13 Farge A., Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, Bayard, 2009. Janklélvitch,V., L’imprescriptible. Pardonner ?Dans l’honneur et la dignité, Paris, Points, 1996. 8 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 d’entre nous. Un travail de mémoire, de reconstruction, d’oubli qui transparaît dans les œuvres d’art, dans la poésie comme dans la fiction. Parfois au prix de se sentir enfermé dans ce travail et de devoir s’en dégager. 5. La force de la relation et de l’instant partagé Faut-il faire l’éloge de l’atelier d’écriture, de l’atelier d’expression corporelle, du voyage, de l’accompagnement avec un animal, de l’atelier de peinture etc. ? Dire que l’un est mieux que les autres ? Ce sont des dispositifs qui chacun demande des précautions, de la fiabilité, des compétences. On pourrait faire la liste des thérapies et de ses différents courants. Toutes ne s’égalent pas, il y a des disputes, des controverses. Il y a des inacceptables, lorsqu’une thérapie en particulier masque l’emprise d’une secte, ou le pouvoir d’un seul. Je crois à la force de l’instant partagé, à ce qui se construit dans l’instant. Bien sûr il s’agit qu’il y ait du préalable, de l’offre si on prend le langage économique, des dispositifs si nous parlons en clinicien. Des possibles, des ouvertures, des occasions. Tant et tant de personnes relatent ce qui fut un tournant de leur vie. Ils peuvent le dire après-coup. Ce fut une rencontre. Ce fut une personne qui ne les a pas rejetés, qui a cru en eux, qui leur a donné la possibilité de… Et cela a pris. Cette générosité du geste – pas forcément de la parole –, de la rencontre, j’ai parfois peur qu’elle ne disparaisse elle aussi dans notre monde qui a peur, peur de l’accident, peur de s’engager, peur d’être floué. Qui veut la sécurité, qui n’ose plus, qui ne prend plus de risque à cause des dangers toujours possibles. La vie en est étouffée, et celles et ceux qui ont besoin de rencontre restent dans leur solitude qui ne peut que se transformer en haine et en rejet. Certes la vie résiste, beaucoup de personnes résistent, et ce colloque est une manière aussi de montrer les forces de la création et de la rencontre. 9 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Redevenir auteur de sa vie ©EVELYNE JOSSE 2011 Tables des matières L’auteur.......................................................................................................................................................................................3 Les métaphores..............................................................................................................................................................................3 Introduction.................................................................................................................................................................................3 Définition ................................................................................................................................................................................3 Une figure de l’analogie ..........................................................................................................................................................4 Deux types de métaphores...........................................................................................................................................................4 Les métaphores conventionnelles ............................................................................................................................................4 Les métaphores nouvelles........................................................................................................................................................7 « Il était une fois… » ou la vie est une histoire ...........................................................................................................................9 De la réalité à l’histoire ...........................................................................................................................................................9 Une histoire en mouvement...................................................................................................................................................10 La thérapie...................................................................................................................................................................................11 La mission du thérapeute conteur..............................................................................................................................................11 Des histoires pour redevenir auteur de sa vie ............................................................................................................................12 Une nouvelle réalité ..............................................................................................................................................................12 Quelques illustrations............................................................................................................................................................13 Bibliographie ...............................................................................................................................................................................14 2 L’auteur Evelyne Josse est psychologue, hypnothérapeute, praticienne EMDR et consultante en psychologie humanitaire Elle est l’auteur des livres « Le pouvoir des histoires thérapeutiques. L’hypnose éricksonienne dans la guérison des traumatismes psychiques » paru en 2007 aux éditions La Méridienne/Desclée De Brouwer, "Le traumatisme psychique chez le nourrisson, l’enfant et l’adolescent", édité chez De Boeck Université en 2011 dans la collection « Le point sur » ainsi que de l’ouvrage "Interventions en santé mentale dans les violences de masse", écrit en collaboration avec Vincent Dubois, paru en 2009 aux éditions De boeck. Elle est la webmaster de www.resilience-psy.com. Les métaphores Introduction Définition C’est au philosophe grec Aristote que l’on doit la première définition de la métaphore. « La métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie. »1 Celle-ci marquera durablement la façon de concevoir la métaphore dans la culture occidentale. De nos jours, des auteurs tels que Ricœur2 démontrent qu’elle intéresse non seulement les niveaux sémiotique et sémantique mais également le niveau herméneutique. 1 Poétique, Seuil., Paris 2 La métaphore vive, Seuil, Paris, 1975. 3 Une figure de l’analogie La métaphore est une figure de l’analogie. L’analogie est une mise en relation d’éléments qui appartiennent à des plans (classe, groupe, domaine, etc.) différents et dont les fonctions ou les propriétés, sont comparées, indépendamment de la forme. Lorsque l’on fait une analogie, par exemple entre deux domaines X et Y, on soutient quatre thèses : - Des similarités existent entre les domaines X et Y. - Nonobstant celles-ci, les domaines X et Y sont dissemblables à de nombreux égards. - Le domaine Y peut être conçu du point de vue du domaine X, du moins partiellement ou sous certains aspects. D’une certaine manière et jusqu’à un certain point, les concepts inhérents au domaine X, et qui ne sont pas habituellement attribués à Y, permettent de penser et de décrire le domaine Y. - L’analogie rend compréhensibles ou plausibles certaines allégations concernant le domaine Y dans la mesure où le domaine X est à priori plus familier et plus immédiatement intelligible que Y. L’analogie rapproche donc deux domaines différents, X et Y. Dans chacun de ces domaines, deux termes au moins sont impliqués : par exemple, (a) et (b) pour le domaine X et (c) et (d) pour le domaine Y. L’analogie est une similitude de structure dont la forme générale est : « (b) est à (a) dans le domaine X ce que (d) est à (c) dans le domaine Y ». Les métaphores introduisent une analogie entre des termes de deux domaines distincts mais ce rapprochement est fait de manière implicite. En effet, dans l’énoncé d’une métaphore, les termes de la comparaison sont éludés. Seuls sont évoqués les termes (a) et (b) du domaine X. Deux types de métaphores Nous allons maintenant explorer deux types de métaphores : les métaphores conventionnelles et les métaphores nouvelles. Les premières vont nous permettre de mettre en lumière l’importance des processus métaphoriques dans notre système de pensée ; les secondes, leur capacité à produire de la connaissance. Les métaphores conventionnelles Le présent chapitre a pour ambition de mettre en évidence que les métaphores sont des outils de pensée. 4 Des expressions toutes faites Les métaphores conventionnelles ou catachrèses, également dites traditionnelles, mortes, usées ou lexicalisées sont des expressions toutes faites dont les fondements ont été oubliés. En voici quelques exemples : un coup de pouce, un coup de main, un coup du sort, être frappé par la maladie, s’en sortir, sortir d’un mauvais pas, etc. Lorsque nous utilisons ces expressions, nous n’avons pas l’impression de parler métaphoriquement mais d’employer le langage usuel. Pour comprendre comment ces métaphores nous permettent de penser, il est essentiel de prendre conscience de l’importance de nos concepts et de leur rôle. Les concepts Notre système conceptuel structure notre pensée, notre perception et notre vision du monde, notre comportement, nos actions, nos activités, nos émotions et la manière dont nous entrons en relation. Il joue donc un rôle central dans la définition de notre réalité quotidienne. Par exemple, notre manière de concevoir le sexe opposé va déterminer notre vécu, nos attitudes et nos sentiments. Ainsi, si une femme pense que les hommes ne sont intéressés que par le sexe, elle se montrera méfiante, adoptera une position défensive ou jouera de sa séduction. Nos concepts ne sont pas gravés dans la pierre. Ils évoluent au fil de nos expériences. Par exemple, si une femme a été violée, elle pourra penser que les hommes sont des obsédés sexuels mais également être convaincue qu’ils sont de dangereux prédateurs. A contrario, si une femme abusée dans l’enfance croise au cours de sa vie des hommes capables de lui offrir protection et d’assurer sa sécurité, sa manière de concevoir ses pairs masculins s’en trouvera corrigée positivement. Modifier un concept change donc notre réalité. Un concept pour un autre Les cognitivistes Lakoff et Johnson soutiennent qu’une grande partie de notre système conceptuel est structuré métaphoriquement, c’est-à-dire que la plupart des concepts sont en partie compris en termes d’autres concepts. Pour illustrer en quoi un concept peut être métaphorique et structurer une activité, reprenons un des exemples cités par Lakoff et Johnson, celui du concept de « discussion ». Celui-ci est sous-tendu par la métaphore conceptuelle « La discussion, c’est la guerre ». Les expressions suivantes en témoignent : « Vos idées sont indéfendables », « Votre stratégie n’est pas efficace, « Allez droit au but », « Il s’est défendu et il a attaqué chaque point faible de son argumentation », « Elle a contre-attaqué », « Il est resté sur ses positions », « Il est sorti perdant de la discussion », « Il se bat pour ses idées », « Elle a fait mouche », « Il a été touché par son point de vue », « Ne vous laissez pas abattre ». Le concept de discussion est défini métaphoriquement dans la mesure où il est compris, du moins partiellement, en terme d’un autre concept, celui de la guerre. L’activité et les actes que nous effectuons en discutant sont eux aussi structurés par la métaphore : on se défend, on attaque, on développe des stratégies, etc. Une partie du réseau conceptuel correspondant à la notion de bataille s’applique à la discussion et le langage s’en empreint. 5 Différentes métaphores pour un concept Nous venons de montrer que le concept de discussion est structuré par la métaphore « La discussion, c’est la guerre ». Poursuivons notre développement. « La discussion, c’est la guerre » n’est qu’une des métaphores possibles pour décrire une discussion. En effet, lorsque nous voulons mettre en évidence l’objectif, la direction ou la progression d’une discussion, nous utilisons la métaphore « La discussion est un voyage ». Celle-ci est lisible au travers des expressions telles que : « Au point où nous en sommes, nous pouvons espérer arriver à un accord », « Jusqu’ici, nous avons abordé », « Vous vous égarez », « Cette observation ouvre une voie intéressante », « Nous sommes parvenus à la conclusion », « Nous avons bien avancé », « Ceci nous conduit à dire que… ». Lorsque nous voulons mettre en évidence le contenu de la discussion, la métaphore « La discussion est un contenant » prévaut. « Ton argument est vide de sens », « Cet argument est creux », « Le contenu de sa conversation est pauvre », « Il y a de bonnes idées dans votre raisonnement » en sont quelques illustrations. En résumé : Quand nous discutons d’un concept, nous utilisons d’autres concepts qui sont eux-mêmes compris en termes métaphoriques. Les concepts métaphoriques sont des façons de structurer partiellement une expérience en termes d’une autre, la structure ainsi acquise rendant celle-ci cohérente. Aucune métaphore n’est à elle seule suffisante pour décrire un concept. Un concept est donc partiellement structuré par plusieurs métaphores. Les diverses structurations métaphoriques d’un concept seront utilisées pour viser des objectifs différents. Elles nous permettent de mettre en valeur et de comprendre les différents aspects du concept (par exemple, l’enjeu, la direction ou le contenu d’une discussion) en termes de concept plus clairs (la guerre, le voyage ou le contenant). Si la métaphore met en valeur certains aspects de la réalité, elle en masque d’autres. Par exemple, quand dans une discussion nous défendons notre position, nous sommes préoccupés par les aspects belliqueux de la discussion et nous perdons de vue les aspects coopératifs, le fait que l’autre nous donne de son temps, essaie de nous comprendre, etc. Le concept définissant (la guerre, le voyage, le contenant) est, dans notre expérience, plus clairement délimité et plus concret que le concept défini (la discussion). Définir des concepts abstraits La discussion est un concept relativement concret. Prenons l’exemple d’un concept beaucoup plus abstrait, celui du psychisme humain. Pour comprendre nos expériences émotionnelles et mentales, nous recourons à des métaphores corporelles et médicales transparaissant dans des expressions comme « des bleus à l’âme », « des blessures invisibles », « une maladie mentale », « soigner un trouble anxieux », « guérir d’une dépression », « des paroles blessantes », etc. 6 Les concepts abstraits, tels que la santé mentale, l’amour, bonheur, etc., ne peuvent être compris qu’en termes métaphoriques. Plus un concept est abstrait, plus il est défini métaphoriquement. Le fondement des métaphores conceptuelles Les métaphores qui définissent nos concepts ne sont pas arbitraires. Elles trouvent leur fondement dans notre nature corporelle et dans notre environnement physique et culturel. Par exemple, notre conception de la discussion mais aussi notre façon de la mener se fonde sur notre connaissance et notre expérience du conflit. Les métaphores nouvelles Examinons maintenant les métaphores qui sont extérieures à notre système conceptuel et sont le produit de l’imagination. Elles ont pour objectif de promouvoir la compréhension et de nouvelles manières de penser une situation, un objet, un état, etc. Rappelons que les métaphores rapprochent des termes de deux domaines distincts, X et Y, entre lesquels n’existe le plus souvent aucun lien objectif. Prenons un exemple : X, la nature et Y, la santé mentale. X est composé de deux termes (a), un incendie de forêt et (b) la régénération de la nature après les ravages du feu. Les termes de la comparaison entre X et Y sont éludés. Seuls sont évoqués les termes (a) et (b) du domaine X. Cependant, la présence tacite des termes escamotés (la santé mentale, le trauma, la revalidation psychique) pervertit la signification des éléments nommés (la forêt, l’incendie, la régénération). C’est le contexte qui permet d’interpréter un énoncé qui bouleverse les usages (par exemple, dans une psychothérapie, le problème traité). La métaphore vise donc tout autre chose que les éléments engagés stricto sensu dans le champ de l’énonciation. Elle provoque des sauts par analogie d’un registre vers un autre (du rapport à la nature, par exemple, au rapport à la santé mentale) et constitue ainsi un relais dans lequel une première représentation devient le signifiant d’une image secondaire. Cette opération de substitution désigne un sens à l’aide d’un autre et provoque de nouveaux réseaux de corrélations quant aux significations produites par l’énoncé. Ces nouvelles significations se gagnent par des déplacements de points de vue, par des jeux de langage qui permettent de passer d’un cercle de sens à un autre et de comprendre l’un par l’autre. Dans notre exemple, la régénération de la forêt permet ainsi d’éclairer le trauma d’un jour nouveau. Ce jaillissement de conceptions nouvelles s’affranchit des strictes références aux qualités intrinsèques des éléments qui entrent dans la ronde des substitutions (contrairement à la métonymie3). Les concepts définissants (la nature, la forêt, l’incendie, la régénération) sont, dans notre expérience, plus clairement délimités et plus concrets que les concepts définis (la santé mentale, le trauma, la revalidation psychique). C’est donc par le biais d’un concept aisément intelligible, d’une représentation mentale facilement appréhendable que les métaphores permettent de comprendre les différents aspects d’un autre concept ; dans notre exemple, de 3 Dans la métonymie, la substitution concerne deux signifiants liés par une grande proximité de signification. Cette substitution reste au niveau de la signification et n’altère pas fondamentalement le sens du message pas plus qu’elle ne produit de sens véritablement nouveau. 7 comprendre la revalidation psychique après un événement traumatique en termes de la régénération d’une forêt après un incendie. Les métaphores ont donc pour effet de promouvoir de nouvelles manières de comprendre et par conséquent de penser une situation, un objet, un état, etc. En effet, comprendre, c’est relier l’inconnu au connu, le maîtriser, l’arrimer dans nos représentations mentales et l’assimiler dans notre vision du monde. La métaphore confère donc bien une place à « ce qui échappe » et l’intègre dans notre intimité subjective. La conceptualisation neuve qui en résulte est ainsi métaphorique. La majorité des métaphores joue de ressemblances neutres4. Confrontés à une métaphore, nous sommes contraints de parcourir ses traits, d’explorer ses propriétés et, au bout du compte, de construire un montage qui entraîne une similitude. Cette ressemblance n’est pas donnée ou préconstruite5. C’est une démarche cognitive qui conduit à trouver une similarité. La métaphore n’est donc pas, dans son principe, fondée sur une ressemblance perceptive à priori, elle est une matrice de ressemblances potentielles. Les éléments thématisés sont réintégrés dans un nouvel espace pour produire un grand nombre d’implications nouvelles et originales. La métaphore se situe donc dans le franchissement, plus précisément dans l’affranchissement de l’évidence. Grâce à ce parcours constructif, la métaphore possède un pouvoir cognitif, heuristique et herméneutique qui permet de faire surgir de nouvelles propriétés. Nous tirons ainsi de nouvelles descriptions des événements et de nous-mêmes qui vont nous permettre de résoudre des problèmes complexes pour lesquels nous ne possédions pas de procédure de résolution dans notre système conceptuel. Créant des connexions nouvelles, elles permettent de concevoir quelque chose d’autre, de neuf et d’atteindre pour la première fois un point de vue différent qui se rapporte au sens et à la connaissance. En résumé : La métaphore désigne et met en valeur certains aspects d’une situation à l’attention de l’auditeur comme s’ils étaient les seuls pertinents. Ce faisant, elle en occulte d’autres. Elle donne une structure à des expériences qui ne sont pas formulables dans notre système conceptuel conventionnel. Elle met en évidence certaines expériences et les rend cohérentes. Ainsi, elle aide le sujet à acquérir une compréhension du monde et de lui-même suffisante pour ses besoins. Elle autorise des actions, justifie des inférences et aide à fixer des objectifs. Les actions futures s’ajusteront à la métaphore. En retour, le pouvoir qu’a la métaphore de rendre cohérente l’expérience sera renforcé. 4 La ressemblance positive rassemble les traits communs aux termes de l’analogie, la ressemblance négative rassemble les traits incompatibles, la ressemblance neutre porte sur des traits dont on ne sait s’ils sont ou non communs. 5 Contrairement, par exemple, aux relations qui fondent l’analogie d’attribution à la base des métonymies. 8 « Il était une fois… » ou la vie est une histoire « Racontez-moi votre histoire ». Cette invitation à parler présuppose que la vie est structurée comme une histoire. Et en effet, nous donnons une cohérence à notre existence en l’appréhendant comme un récit. De la réalité à l’histoire Les histoires existent par le fait que les événements se déroulent dans un espace temporel. Pour raconter notre vie, nous construisons un récit qui commence aux premiers âges, se poursuit jusqu’au moment présent et s’envisage dans l’avenir. Les expériences spécifiques du passé, du présent et celles attendues dans le futur sont ainsi reliées de façon linéaire. Cet agencement chronologique d’étapes interconnectées, parce qu’il nous permet d’appréhender notre existence comme un tout cohérent, constitue la condition même de notre identité narrative. En effet, cette structure fonde notre sentiment de continuité, c’est-à-dire notre sensation d’exister à travers le temps, y compris celui à venir. De notre récit autobiographique se dégage ainsi une logique tout à la fois rétrospective et prospective. Morceaux choisis Notre histoire décrit une séquence de faits. Or, nos expériences sont innombrables et le récit de notre vie ne peut les englober toutes. Seuls quelques fragments privilégiés seront retenus et structurés en un ensemble cohérent. Certains participants (nous-mêmes et les personnes qui ont joué un rôle dans notre vie) et certaines parties (épisodes et états les plus signifiants pour nous) seront retenus, d’autres négligés. Une grande partie des événements tombe donc inévitablement en dehors des histoires dominantes. Nous nous racontons toujours une histoire parmi d’autres possibles. Ces éléments fournissent un terrain riche pour générer de nouvelles « histoires » de vie. Une réalité en trompe l’œil L’histoire de notre vie n’est pas le recueil fidèle des événements. En effet, force est de constater qu’il ne nous est pas possible d’appréhender la réalité objective. Un événement donne lieu à une « réalité » multiple et « perspectiviste », c’est-à-dire à l’épreuve des différentes évaluations possibles que peuvent en faire les personnes qui l’expérimentent. Sitôt perçu, un événement est simultanément apprécié en fonction de notre culture, de notre personnalité, de nos expériences passées, de notre développement cognitif, de nos besoins, de nos désirs, de nos valeurs, de nos croyances, etc. La compréhension que nous avons d’un événement et la signification que nous lui octroyons sont donc inévitablement déterminées et limitées par l’entrelacs de présuppositions et de représentations mentales6 qui constituent nos cartes du monde. En s’enrichissant d’hypothèses, de théories, d’interprétations et d’explications qui nous sont propres (ou que nous avons fait nôtres), ces événements se structurent et se transforment en histoire. La narration procède donc d’une mise en forme signifiante de la masse chaotique de perceptions et d’expériences de vie. Par ce mécanisme d’attribution de sens, nous rendons personnelles les expériences vécues et nous les ajustons à l’intimité de 6 Nous appelons « cadre de référence », ce réseau conceptuel inconscient qui détermine notre appréhension du monde. 9 notre subjectivité. Le récit conduit à un système organisé constitué comme une totalité cohérente dans laquelle le narrateur peut se reconnaître. Une histoire subjective parmi d’autres possibles La création de sens auquel participe la mise en récit à partir d’événements sélectionnés comme étant significatifs est de toute évidence subjective. Nous nous racontons donc toujours une histoire parmi d’autres possibles. Il existe, en effet, d’innombrables manières de mettre en intrigue7 les événements de notre vie. Les liens que nous établissons par rapport à des événements pourraient tout autant concourir à leur attribuer un sens différent et aboutir à des versions elles-mêmes différentes. Une histoire d’identité Le récit que nous faisons de nous-mêmes n’est pas le contenu fidèlement consigné de nos expériences ni de la manière dont nous les avons éprouvées. Leur rôle semble surtout résider dans la création de notre conscience réflexive et de notre personnalité. L’important n’est donc pas de trancher quant à la réalité du passé que l’autobiographie relate mais plutôt de reconnaître que dans ce travail de narration, le sujet est en construction. En effet, raconter engage une dynamique identificatoire : nous nous définissons en opérant un choix, celui de rendre signifiants par rapport à d’autres certains aspects des événements vécus. A ce titre, le caractère subjectif de notre récit autobiographique est déterminant : il persuade de l’originalité de notre vécu et institue notre singularité. C’est en valorisant et en rejetant certains éléments de notre expérience que nous forgeons notre identité. Tout en masquant la plupart des épisodes spécifiques qui ont contribué à nous construire, notre histoire donne un sens général à notre identité. Une histoire en mouvement Une mémoire révisionniste « Cet acte de récit », nous dit Janet, « est d’ailleurs susceptible de perfectionnements : il faut non seulement savoir le faire, mais savoir le situer, l’associer aux autres événements de notre vie, le ranger dans l’histoire de notre vie que nous construisons sans cesse et qui est un élément essentiel de notre personnalité ». Ces histoires sont, en effet, perpétuellement en construction mais aussi en remaniement. Tout au long de notre vie, elles s’actualisent en s’éclairant de nouvelles données. A mesure que les circonstances de la vie changent, nous révisons le récit de notre histoire en cherchant à lui donner une nouvelle cohérence. Pour s’en convaincre, il suffit de penser aux personnes abusées sexuellement dans leur enfance. Il n’est pas rare qu’elles se culpabilisent à l’âge adulte, s’accusant de n’avoir pas repoussé l’abuseur. Cette culpabilité est généralement largement postérieure aux événements traumatiques et est le résultat de données acquises postérieurement. Apprendre que les individus ont le droit de refuser les rapports sexuels et l’accès aux ressources pour le faire (force physique, indépendance vis-à-vis des adultes, capacité d’assurer sa propre survie, etc.) travestit le vécu de l’enfant qu’ils furent. 7 La mise en intrigue est l’opération qui tire d’une succession indéfinie d’événements une configuration grâce à laquelle l’histoire est vue comme une totalité. Ricœur appelle configuration l’art de composer des faits et des événements que le narrateur choisit de réunir en une construction qui leur donne sens. 10 Auteur de sa vie A chaque moment, nous redevenons auteurs de notre vie. Notre évolution s’apparente au processus par lequel on devient l’auteur d’un texte. Chaque nouvelle version d’une histoire est une nouvelle histoire. Cette labilité introduit une faculté extraordinaire d’adaptation et de nombreuses opportunités thérapeutiques. La thérapie La mission du thérapeute conteur Les contes thérapeutiques s’appuient sur notre faculté à revisiter et à actualiser notre récit autobiographique. Nous l’avons vu, le sujet vit toujours en collusion avec des morceaux choisis de la réalité travestis par des hypothèses, des théories et des explications qui lui sont propres. Ainsi, la signification qu’il accorde à son histoire n’est qu’une interprétation possible parmi d’autres. La mission du thérapeute est de lui faire découvrir qu’il dispose, peut-être à son insu, de scénarios alternatifs pour son identité, pour son histoire passée et pour son futur. La démarche thérapeutique conduit ainsi le patient à reconstruire une cohérence et une unité dans une configuration différente qui accorde un sens remanié à sa personne et aux événements vécus. Les histoires thérapeutiques participent à la transformation et à la reconstruction identitaire du patient car elles engagent à reconsidérer, à réélaborer les significations d’une situation problématique donnée ainsi que les solutions à y apporter. De manière indirecte, elles s’attachent à revenir sur les événements, à les questionner, à les déconstruire et à les reconfigurer en y associant de nouvelles conceptions. Les analogies permettent d’intégrer des éléments ou des hypothèses et d’offrir des perspectives nouvelles qui n’étaient pas présentes parmi les ressources du patient. En adoptant les idées qui font sens pour lui, le patient recompose sa propre histoire. Grâce à la fiction, il recadre une première interprétation de son vécu, de ses problèmes, de ses ressources, de ses qualités et de ses besoins pour en concevoir une nouvelle. Ces reconfigurations conceptuelles survenant à la faveur des analogies vont permettre au patient, selon le cas, de retrouver de l’espoir en l’avenir, de convertir une émotion, d’élargir l’éventail de ses possibilités, d’entrevoir de nouvelles options stratégiques, de modifier son attitude face aux difficultés (par exemple, d’accepter une situation, de prendre de la distance), de stimuler sa motivation ou sa combativité, de prendre des décisions, d’augmenter ses capacités d’action, de restaurer l’estime de soi, de se resituer comme personne, etc. 11 Des histoires pour redevenir auteur de sa vie Une nouvelle réalité Une double attention Les histoires thérapeutiques développent un sens immédiat cohérent (sens contextuel). Le récit, par la combinaison d’objets, d’êtres, de situations, et d’événements, développe une intrigue directement saisissable mais ces éléments recèlent également un sens second, intentionnel, étranger au premier. Le sens du discours est ainsi dédoublé. L’auditeur est mobilisé d’une part par la fiction et d’autre part par ce qu’elle suggère (le message caché). Ces histoires sont analogiques car elles supposent une comparaison (ce qui est évoqué dans cette histoire, « c’est comme » un des aspects de la vie du patient)8. Dans les passages métaphoriques, un des deux termes de la comparaison, l’aspect visé de la vie du patient, est escamoté de l’énoncé. Cependant, la présence sous-jacente de l’élément comparé produit des effets sur le message de l’histoire. C’est même lui qui en façonne le contenu ; il précise dans quel sens elle doit être « élucidée ». En effet, le terme dérobé « contamine » les éléments narrés auxquels il impose ses significations. Un perspective multiple Même si les histoires thérapeutiques contiennent un grand nombre de significations potentielles, elles ne prennent cependant leur valeur et leur sens que dans un contexte donné. C’est le « hors champ » de l’histoire qui en détermine l’interprétation. C’est dans les limites du problème traité qu’elles exercent leur fonction d’ouverture sur un horizon de sens. En installant une perspective multiple de la situation problématique, elles permettent au patient d’appréhender ses difficultés de façon non univoque mais simultanément au travers des différentes facettes d’un prisme dont il ne saisissait qu’une partie. Les histoires thérapeutiques se substituent à une analyse rationnelle, une explication, un conseil, etc. Elles visent non pas à expliquer mais précisément à enclencher un mécanisme d’exploration favorisant l’émergence d’une nouvelle compréhension. C’est principalement l’analogie qui provoque cette mise en scène de sens. En amenant le patient à essayer de comprendre en quoi elle pourrait être vraie, elle déclenche un processus grâce auquel il réfléchit et tire de nouvelles descriptions des événements et de lui-même. Redonner un sens cohérent L’être humain agit constamment en cherchant à donner un sens cohérent à ce qu’il vit et au monde qui l’entoure. Ainsi, face à une analogie, l’auditeur cherche à établir consciemment ou inconsciemment, des corrélations cohérentes entre le discours actualisé (c’est-à-dire l’histoire racontée) et le discours figuratif (le message caché qui fait référence à un aspect de sa vie). Il est ainsi amené à « arranger » des correspondances entre les nouvelles données suggérées par 8 Nous ne détaillons pas ici les différentes figures de l’analogie, à savoir comparaisons, métaphores, métaphores filées et allégories, pas plus que nous ne distinguons l’analogie de la métonymie. Les définitions et spécificités de ces figures de rhétoriques dépassent le cadre de cet article. Retenons qu’elles sont toutes des moyens d’exprimer des aspects de la réalité, des idées, des émotions, des sentiments, des valeurs, etc. à l’aide de représentations. Pour plus de précisions, nous conseillons au lecteur l’ouvrage de l’auteur Le pouvoir des histoires thérapeutiques. L’hypnose éricksonienne dans la guérison des traumatismes psychiques paru en 2007 aux éditions La Méridienne/Desclée De Brouwer. 12 l’histoire thérapeutique et certains aspects de sa situation actuelle. Si l’histoire prend soudain une allure ou une direction imprévue, il se trouve alors acculé à rétablir la cohérence de son modèle du monde compromis dans le récit et modifie, à ce moment précis, ses croyances et sa façon de concevoir les choses. L’auditeur construit l’image (en fonction de son histoire, de sa problématique, etc.) mais en retour, l’image construit l’auditeur. Se comprendre autrement Les histoires thérapeutiques ont donc le pouvoir de créer une nouvelle « réalité ». Si les aspects impliqués par l’analogie peuvent devenir pour le patient les aspects les plus importants de son expérience, elle peut acquérir un statut de vérité. Cette nouvelle réalité apparaît quand il commence à comprendre son expérience en termes d’une analogie et elle prend de la consistance quand il commence à agir en fonction d’elle. Lorsqu’une analogie entre dans son système conceptuel, elle le modifie (changement du cadre de référence) ainsi que les perceptions et les actions que ce système conceptuel engendre. En effet, les définitions particulières accordées aux événements déterminent le comportement ; elles façonnent les interactions que le sujet entretient avec lui-même et avec le monde extérieur. De plus, les significations spécifiques qu’il leur attribue conditionnent son état émotionnel. La perception qu’il a de ses expériences va donc inspirer son humeur autant que ses actions. Evidemment, les mots seuls ne bouleversent pas la réalité du patient. Ce sont les métamorphoses au sein de son système conceptuel qui la transforment en modifiant sa façon de voir et subséquemment, les actions qu’il accomplit en fonction de cette perception. Par « effet papillon »9, même d’infimes changements survenant dans ce système peuvent déterminer une redéfinition existentielle profonde. Des histoires vraisemblables Contrairement au mode de pensée rationnelle, les histoires analogiques n’affirment pas de vérités universelles et ne conduisent pas à des certitudes. Elles défendent des théories qui ne peuvent être prouvées objectivement mais qu’il est cependant possible de faire valoir. L’analogie tire sa vraisemblance de sa pertinence subjective et expérientielle et non d’une quelconque objectivité empirique. La question n’est donc pas de savoir si une analogie est « vraie » ou « fausse » mais si elle autorise des perceptions, des inférences, des objectifs, des actions, etc. Elle crée un réseau cohérent d’implications qui peuvent globalement coïncider ou non avec l’expérience du patient. Elle est convaincante, éclairante ou juste d’après ses expériences ou ne l’est pas. Elle donne un sens à ce qu’il vit ou non. Elle est donc fonctionnelle ou inutile. Quelques illustrations Voici quelques extraits issus de l’ouvrage de l’auteur Le pouvoir des histoires thérapeutiques. L’hypnose éricksonienne dans la guérison des traumatismes psychiques, La Méridienne/Desclée De Brouwer, Paris, 2007. 9 Comme l’a dit le météorologue Edward Lorenz, si un papillon bat des ailes au Brésil, cela peut entraîner une tornade au Texas. 13 « Et vous parcourez ce paysage englouti, cette contrée accidentée qui à une époque lointaine a pu être battue par les vents ou brûlée par le soleil… Vous sillonnez ce pays où on retrouve les empreintes laissées par les lits des rivières, le ruissellement des torrents et la morsure de l’érosion sous toutes ses formes… Des marques profondément enfouies, invisibles depuis la surface… Des cicatrices qui vous rappellent qu’il y a longtemps quelque chose s’est passé ici, … que des blessures ont été infligées à ces beautés naturelles… Mais, ce qui est intéressant, c’est que même si elles ont laissé des traces, ces blessures se sont refermées petit à petit… Et elles ont donné naissance à une autre forme de vie. Ces zones abîmées offrent maintenant un appui à une myriade de coquillages ; … les algues y foisonnent en prairies ; … les varechs et les fucus dansent sans bruit et jouent avec les lueurs captives des rayons du soleil ; … des coraux insolites et bigarrés y épanouissent leur calice de tentacules… » « Mais je ne sais pas si vous savez que les perles fines naturelles naissent par accident… Elles ne sont pas des enfants de l’amour… Pour donner ces joyaux aux reflets crème, gris, bleus, vert doré ou argenté, il faut que l’huître ait été blessée par un grain de sable, par une arête de poisson ou bien encore par un morceau de coquillage… En fait, c’est pour se protéger de ce qui lui fait mal que l’huître enrobe ce qui la gêne de ces merveilleuses franges de nacre irisée… Et quand elle est ainsi blessée, vous le savez, l’huître se referme sur elle-même. Et elle prend son temps parce que, évidemment, cela prend beaucoup de temps pour faire une perle étincelante de l’éclat d’une pierre précieuse. Imaginez-vous : il faut plus de deux cents couches de nacre ! … C’est incroyable, n’est-ce pas ? , que les huîtres blessées finissent par avoir beaucoup plus de valeur, plus de richesse et d’intérêt que les autres… » « Et je ne sais pas si vous avez déjà pensé au fait que ce terreau si fertile est composé de feuilles pourries, de débris en putréfaction, de moisissures et d’autres détritus. Toutes ces choses dépassées du passé sont converties en substances vivantes. Toutes ces matières usées sont récupérées puis restituées avec un potentiel vital rénové… Evidemment, les choses ne se reconstituent pas comme avant… Le feu et la transformation des feuilles mortes initient une vie nouvelle… et les racines apportent une vie différente… C’est intéressant comme les racines ont cette capacité d’épurer toute cette boue et de façonner toutes ces choses gâtées, abîmées, avariées, détériorées en un monde bien vivant… » « C’est intéressant, n’est-ce pas, qu’en grandissant, l’arbre laisse tomber certaines branches trop lourdes ou inutiles ? Et oui, certaines ramures sont conservées tandis que les autres sont élaguées naturellement. Mais n’allez pas croire que l’arbre se fasse violence. Non, il ne s’arrache pas brutalement ce dont il veut se débarrasser. Non, il se prépare à ce détachement. Si nous pouvions voir au cœur de l’arbre, nous remarquerions que le bois à la base de la branche qui va disparaître se transforme progressivement. Petit à petit, l’arbre le sature de tanins et de résine formant ainsi une croûte protectrice. C’est là que s’effectuera la rupture. » Bibliographie Aristote, Poétique, traduit par Dupont-Roc R. et Lallot J. (1980), Seuil, Paris. Cyrulnik B. (1999), Un merveilleux malheur, Editions Odile Jacob, Paris. 14 Dufour, M. (1993), Allégories pour guérir et grandir, Collection Psy populaire, Editions JCL inc., Ottawa. Jakobson, R. (1956), Essai de linguistique générale, Point Minuit, Paris. Josse E. (2007), Le pouvoir des histoires thérapeutiques. L’hypnose éricksonienne dans la guérison des traumatismes psychiques, La Méridienne/Desclée De Brouwer, Paris. Kerouac, M. (1996), La métaphore thérapeutique et ses contes, MKR éditions North Hatley, Canada. Lakoff G., Johnson M. (1985), Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, Paris. Nadeau R. (1999), Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, PUF, Paris. Nathan, T. 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(2003), Les moyens narratifs au service de la thérapie, Collection Le Germe, Editions Satas, Bruxelles. 15 Raconter pour apprendre… Martine Lani-Bayle, PU sciences de l’éducation, Université de Nantes www.lanibayle.com Nous avons besoin de ces mots qui nous font Hommes, de la capacité à les articuler et ordonner, pour faire apparaître et donner forme à notre connaissance du monde et de nousmême, conjuguer sens et contre-sens dans notre vie. Mais cette parole ne pourra survenir et s’articuler, se prolonger en savoir, que si elle « correspond », à savoir entre en phase, avec ce que les mots dits évoquent. Longtemps je fus psychologue clinicienne ; de bonne heure je me suis interrogée sur le sort, en termes de rapport au savoir, réservé à ces enfants immergés dans des contextes de vie mouvementés auprès desquels ma profession me mandatait. J'en ai reçu des centaines par an. Avec eux, j'ai tenté de rapiécer des bouts éparpillés de leurs parcours. Mais la magie des mots m'a souvent échappé. Ils n'ont pas de contours précis, ces enfants qui sont pourtant parmi nous. Eux-mêmes ne savent pas toujours qui ils sont, d'où ils proviennent. Ils donnent l'impression que leur vie leur glisse entre les doigts sans rien retenir sur son passage. Cabossés de partout dans leur corps, leur tête, leur cœur, ils portent les traces de stigmates sans nom. De ce temps où je fus psychologue je me suis trouvée prise en otage de leurs désirs, cherchant pour eux un ouvreur de chemin qui faciliterait leur narration, tentant de les rendre quelque peu auteurs de leur vie. Mais recèle-t-elle toujours pour eux un sens habitable, un horizon d’espoirs ? Quels sont les seuils du dicible, de l'audible, de la discordance acceptable, de la folie ? J'ai voyagé avec ces questions, je les ai travaillées avec ces enfants, je les ai écrites et exposées dans des ouvrages que je leur dédie. Pour qu'on ne les oublie pas. Car eux, ils n'oublient pas, même si ça ne se voit pas toujours. Même si les temps ont changé. Et puis je suis partie. Sans oublier. Vers les horizons de l’enseignement et de la recherche, pour tâcher de transférer cette expérience et la rendre utile, retrouver auprès des adultes que je côtoyais l’enfant qu’ils avaient été et que parfois, ils n’avaient pas oublié. Jusqu’à en faire toute une histoire. _____________ « […] un voile de nuages comme une page blanche où tracer dans la couche du temps d’élégantes lignes de vie, ainsi ce serait le moment, d’une poussée légère de la pensée quitter d’un seul mot d’un seul le domaine de l’informulé, un premier mot comme un déploiement d’ailes […] recherchant une cheminée de lumière […] » Jean Rouaud 1 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 La question centrale : qu’avons-nous besoin de savoir du passé pour apprendre (de) la vie et habiter le présent, en vue du futur ? Trois repères réflexifs avec trois bémols : ¾ « Mon attention a été retenue depuis longtemps par le très grand nombre de familles consultantes qui opposent à la sagacité de l’enfant quelque brouillage de l’arbre généalogique. Plus encore que l’effet direct, traumatisant, frustrant de la situation ellemême (discontinuité, conflictualité, séparation, abandon etc.), c’est la connaissance ou la méconnaissance par l’enfant des liens de parenté qui sera décisive. » Pierre Bourdier, 1982. [connaissance des liens, pas nécessairement des personnes] ¾ « L’inconscient n’est pas seulement structuré comme un langage, il est structuré par une histoire. » Serge Doubrovsky 1989. [mais à conquérir sans cesse !] ¾ « Pour être habitable, le monde doit être mis en scène avec des mots. » Pierre Legendre 1998. [à la fois très vrai et terriblement faux !] Le problème central : Vivre ne suffit pas pour le savoir. Il faut passer par les mots pour dire la vie… Mais la vie tisse des situations ordinaires à des situations extrêmes dont le traumatisme est contagieux et peux transférer les dangers de la vie vers les savoirs (comme si cacher, taire, transformer par les mots, pouvait effacer ou modifier après-coup ce qui avait pourtant eu lieu, comme si de rien…). L’opération est donc particulièrement périlleuse car : ¾ Nous sommes coincés dans une double temporalité, entre le temps externe des horloges, irréversible, et le temps psychique interne qui lui, est instable, partiellement réversible, et remontable-démontable dans tous les sens. ¾ Nous menons une double vie : une première fois dans le factuel ; une seconde fois (au moins) par la re-présentation (maintenant, une 3° fois virtuelle mais ça, c’est une autre histoire…). ¾ Ce retour sur, via la mise en mots, combine notre mémoire implicite personnelle qui imprime (ce que j’appellerai plus bas l’insu) à la mémoire sémantique des autres et récits d’alentour dans laquelle nous baignons [Antoine Lejeune]. Une mise en phase autorise une saine métabolisation et une construction qui exprimera des savoirs ; un décalage contradictoire, en général à visée de protection (que j’ai appelé la scordatura), fige ou sidère le processus. ----------------------------------------------------------------L’ensemble se complique car l’opération démarre dès la mise au monde. Or en sciences humaines comme dans la vie, les jeunes enfants restent majoritairement parlés et pensés par les adultes. Et rarement entendus en tant que personnes dignes d’écoute. Fidèles à l’étymologie d’infans, ils seraient de toute façon incapables de s’exprimer correctement, ou alors leurs propos seraient inintéressants voire mensongers. Même en histoires de vie, très peu de travaux sont réalisés avec eux. Comment dès lors les « considérer », surtout quand leurs conditions de vie sont difficiles, comment tenir compte de leurs ressentis qu’ils tâtonnent à exprimer, comment les inciter à la réflexion et non simplement les assujettir à l’apprentissage-répétition des « bonnes » et justes paroles des « grandes personnes », leur fournissant un prêt-à-penser à leur mesure d’adultes ? Mais surtout, en distinguant le processus narratif de ses contenus propres, comment leur 2 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 transmettre ce dont ils ont besoin pour se constituer dans leur identité narrative, sans effectuer de « rétention » s’apparentant à des prises de pouvoir sur eux et leur vie ? Je propose de mettre à l’épreuve de ces croyances quelques réflexions issues de ma pratique en montrant ce dont les enfants sont capables et ce qu’ils peuvent attendre de leurs propres capacités narratives. À quoi sert-il de dire ? « Être né à son insu, être asservi, avoir été scandalisé, être affecté, avoir été appelé, tels sont les traits selon lesquels se décline l’infantia, l’absence de langage, la foncière non-maîtrise, cette finitude d’avant la venue au monde. Cet originel dessaisissement, cette absence de commencement, cette nudité terrible, il ne s’agit plus de la dénier ou de la combattre, mais de l’endurer. Et ce serait la tâche de l’écriture – pensée, littérature, arts – que de s’aventurer à en porter témoignage. » Elisabeth de Fontenay1. Nous avons besoin de ces mots qui nous font Hommes, de la capacité à les articuler et ordonner, pour faire apparaître et donner forme à notre connaissance du monde et de nousmême, conjuguer sens et contre-sens, voire non-sens, dans notre vie. Et cette mise en mots, le rapport au langage, ne sont pas neutre, leur exercice est en soi formateur. Ils modulent la représentation et permettent la pensée. Mais cette parole ne pourra survenir et s’articuler correctement, se prolonger en savoir, que si elle « correspond », à savoir entre en phase, avec ce que les mots-dits évoquent. Quand écouter et être écouté peuvent se répondre. Ce qui s’apprend/se découvre avec le langage dans sa dimension interactive. À travers les expériences de vie. Dès la prime enfance. Dans, avec, malgré son environnement qui fournit, en principe, le cadre et les éléments autant que la « sécurité de base » (Bernard This) nécessaires.. Ce qui m’a sensibilisée à l’aspect fondamental de ce processus remonte aux orées de mon expérience en tant que psychologue clinicienne : rapidement, je me suis interrogée sur le sort, en termes de rapport au savoir, réservé aux enfants immergés dans des contextes de vie mouvementés auprès desquels ma profession me mandatait. J'en ai reçu des centaines par an. Avec eux, j'ai tenté de rapiécer, avec des mots, des bouts éparpillés de leurs parcours et rendus indicibles pour eux, inaccessibles ou carrément interdits voire détournés, faussés : cabossés de partout dans leur corps, leur tête, leur cœur, ils portaient en effet les traces de stigmates sans nom. De ce temps où je fus psychologue, je me suis trouvée prise en otage de ces situations innommables, cherchant pour ces enfants un ouvreur de chemin qui faciliterait leur narration, les sortant de leur statut de victimes pour tenter de les rendre quelque peu « auteurs » de leur vie en usant, pour cela, des mots pour la dire (ou la maudire). Mais ceux-ci pouvaient-ils leur fournir un sens habitable, un horizon d’espoirs ? Quels sont les seuils du dicible, de l'audible, de la discordance acceptable, de la folie, quand rien ne va plus autour d’eux, malmenés par des folies extérieures et géantes les dépassant ? 1 Actes de naissance, entretien avec Stéphane Bou, Seuil 2011, page 64. Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 3 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Si je reprends cette prime expérience, ce qui m’a interpellée, dans la (non) prise en compte de la parole des enfants dans notre société, remonte ainsi au début des années 70, quand j’ai découvert l’Aide sociale à l’enfance, alors monde du silence obligé, mais « pour le bien » de l’enfant, naturellement. À cette époque, j’ignorais encore tout de cette population et ma surprise a été grande, avant de remarquer qu’il s’agissait de lunettes grossissantes, que cet état d’esprit au regard de l’enfance n’était pas limité au placement familial ou toute autre situation extrême de vie – sociale comme personnelle –, mais d’abord à une conception de l’enfant comme être inférieur à l’adulte et à qui l’on devait cacher certaines choses dont on estimait qu’il était incapable de les comprendre. Même sa présence n’était pas un gage d’écoute ou de considération. Même pour des situations sinon banales, en tout cas simples et courantes, mais qui se trouvaient signes de difficultés pour les adultes – difficultés ainsi transférées vers les plus petits. Je découvris ainsi qu’un récit les concernant et leur étant refusé pouvait les fermer à toute possibilité d’entrer en voie narrative et par là, à toute possibilité de construction de savoirs, les deux s’avérant liés. ¬ Par exemple, cette maman qui me conduit son enfant en consultation, non de sa propre initiative, mais sur demande expresse de l’enseignante. Il a 10 ans, ne suit pas à l’école et présente des troubles de l’élocution importants, qui le rendent très difficile à comprendre. Son frère d’un an plus jeune, par contre, ne présente pas de tels troubles. Ils sont dans la même classe. Pour que cet enfant n’ait pas l’impression que l’on parle de lui en son absence, qu’il sache ce que l’on disait de lui et puisse s’exprimer à ce propos, je reçois sa maman avec lui. Mais il nous tourne le dos et s’enfonce ostensiblement en silence dans l’armoire à jouets pendant qu’elle m’explique la situation qui pourtant, le concerne au premier chef. « Je ne comprends pas pourquoi la maîtresse a insisté pour que je vous le conduise », s’étonne-t-elle. « Elle dit que c’est parce que son père n’est pas son père mais pourtant, je ne lui ai jamais dit ! » « Madame », je crois bon de rappeler devant l’évidence, « votre fils est là, qui… » « Mais non m’interrompt-elle, il est trop petit pour comprendre ! » Je rappelle que les principaux symptômes de cet enfant sont des troubles de l’articulation… Pour apaiser la situation et pouvoir m’adresser à lui comme interlocuteur principal, je propose un bilan que je compte bien prolonger. La semaine suivante, il n’y a pas école pour cause de journée pédagogique et la maman vient accompagnée de ses deux garçons. Ils ont la même taille et se ressemblent étonnamment, quasi comme des jumeaux. Sauf que l’aîné est métis, pas le second, alors que la mère est très pâle de peau : la vérité est donc voyante et même criante, seul le principal intéressé peut l’ignorer pour être fidèle à sa maman qui ne veut pas qu’il sache, d’où la préoccupation de la maîtresse. Pas droit au récit de ce qui fait sa vie, pas droit à la parole, pas droit au savoir, donc : ses troubles de la prononciation et du langage sont le gage de sa compréhension et de sa loyauté à sa mère, mais à quel prix pour lui. Fâchée sans doute que les circonstances aient ainsi dévoilé sa propre gêne transmise en direct à son aîné, cette maman n’est pas revenue, même pour avoir les résultats du bilan, et je n’ai jamais non plus revu son fils. ¬ Autre exemple. Je vais rencontrer une enfant placée dans sa famille d’accueil, non parce qu’elle est signalée, simplement pour faire sa connaissance et m’assurer que tout va bien, discuter un peu avec elle. Son assistante maternelle (on disait encore « gardienne », à l’époque) me reçoit sur le seuil, très sur la défensive. Derrière elle, la fillette pousse un peu pour essayer de me voir. 4 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Je l’aperçois à peine mais sens comme un appel muet. Sa mère d’accueil tente de me dissuader d’entrer, se disant surchargée et, dit-elle à sa place sans lui donner la parole, la petite ne veut pas me voir mais surtout, ne veut pas entendre parler de sa famille. Les yeux qui brillent derrière elle semblent me dire le contraire. Prenant leur parti au-dessus de l’épaule de l’adulte et, en toute contradiction avec ce que je viens d’entendre, je m’adresse directement à l’enfant : « Ô, tu veux que je te parle de ta maman ! » Cri du cœur : « oui madame ! » J’entrai, nous avons longuement discuté dans sa chambre. Suite inattendue et qui a commencé de m’alerter. Ses troubles de la scolarité se sont apaisés, comme si elle n’avait plus peur d’apprendre. ¬ Un dernier exemple, sans doute le plus marquant pour moi, en tout cas inaugural. Je suis au tout début de ma carrière, encore fortement ignorante de ce qui va la construire ou de ce qui m’attend. Une préadolescente cherche à me rencontrer. Je suis surprise : si quelques enfants placés connaissent l’existence des rares psychologues du service (je suis alors la seule pour tout un département), ce n’est pratiquement jamais eux qui sont directement demandeurs de rendez-vous. Face à moi, son interrogation a été directe : « je veux savoir pourquoi je suis placée. » Ma réponse, tout autant directe : « mais, pourquoi ne le sais-tu pas ? » Je n’eus pas le temps de m’étonner de ce qui aurait pu occasionner un tel refus de transmission d’une information aussi importante, d’imaginer quels drames… (sinon, pourquoi refuser une parole, imaginais-je encore naïvement), que j’entendis : « on m’a dit que je n’aurais le droit de le savoir qu’à ma majorité » (qui était encore, alors, à 21 ans…). Incapable d’argumenter, j’ai essayé de tempérer la chose : « si on ne te l’a pas dit, c’est peut-être qu’on ne le sait pas. Attends, je vais chercher ton dossier, on va regarder. » C’était bien avant que la loi ne donne droit au dossier. (Maintenant, de telles situations ne devraient plus se produire ??? On sait bien qu’en France, nous sommes champions des secrets, surtout de la part d’adultes vis-à-vis d’enfants sur lesquels ils cherchent toujours à garder une certaine hégémonie, un pouvoir en termes de savoir. Mais si certains secrets reculent et cette avancée de la loi en témoigne, il s’en trouve toujours d’autres qui se maintiennent ou s’ajoutent, notamment sous forme d’X ou autres pipettes.) Pour revenir à cet exemple fondateur pour les réflexions issues de ma pratique, une fois restituée dans les éléments trouvés dans son dossier et lui ayant permis de se dire une histoire ressemblant vraiment à la sienne, contre toute attente cette jeune a perdu ses appréhensions à l’école et sa scolarité s’est normalisée, lâchant les freins qui l’entravaient. J’ai formulé alors cette hypothèse, qui m’accompagne encore, même si les habitudes culturelles se sont assez radicalement transformées en ce domaine : la scolarité interviendrait là où le récit est possible. Tout interdit de savoir posé sur des éléments de sa vie personnelle contamineraient, en quelque sorte, le rapport au savoir plus distancié (dans un sens comme dans l’autre, en tout cas incitant à un rapport excessif et non apaisé avec le savoir, quête effrénée et permanente, ou fermeture hermétique). Les adultes ont donc une responsabilité majeure, pour que les enfants aient à leur disposition dans leur environnement (mais non pas qu’on leur impose ou les oblige à les considérer), des éléments nécessaires à la construction narrative par eux, à leur mesure, d’une histoire qu’ils s’approprient. Pour, sur ces bases authentiques et non artificiellement tronquées ou même transformées (quand on raconte aux enfants des mensonges pour avoir la paix, à savoir le silence de leurs questions), oser aller sans trop de peurs entravantes vers le monde et l’apprendre. Nous allons y venir. Mais d’abord, envisageons l’attitude générale propice ou 5 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 inductive de cet appel à la mise en récit. Car on ne parle pas à un mur, la démarche est interactive. C’était un récit qui naissait de l’écoute2… « En écoutant les enfants on s’aperçoit que l’éducation n’est pas seulement un rapport aux savoirs, à l’héritage du passé, c’est aussi un rapport à ce qui se passe au jour le jour et un rapport à l’avenir. C’est à travers cette triple réalité qu’ils donnent un sens à leur éducation et construisent leur identité. » Cléopâtre Montandon. Ainsi, de quoi se prive-t-on, de quoi prive-t-on les enfants, quand on ne leur accorde pas la parole pour ne pas leur avoir transmis les éléments leur permettant de la construire ? A contrario, que se passe-t-il quand on leur parle authentiquement et les écoute, en les respectant ? Les écouter, c’est donc aussi leur parler, le récit de l’un amorçant le récit de l’autre… ¬ Dans cette lignée réflexive et comme nous venons de le voir, pour les personnes, et d’abord les enfants, incapables de structurer un récit même simple (je parle là en termes de processus, au-delà des contenus propres à chacun) – que celui-ci donc les concerne ou non, soit réel ou fictif –, le rapport au savoir est dans son établissement fortement perturbé, voire inhibé (ce qui rejoint des travaux de Philippe Meirieu, par exemple). Nous voyons donc ici que l’école joue aussi un rôle fondamental, dans ce processus. Mais elle préfère encore des élèves muets, ou répondant aux quelques questions qu’elle décide et pose, attendant des « bonnes » réponses extérieures à eux, selon des critères qu’elle (im)pose. Et leurs occasions de prises de parole narrative – plus encore en leur propre nom – y sont rarissimes (dans un cours ordinaire, 80% du temps de parole est occupé par l’enseignant, les 20% restant correspondant à l’ensemble cumulé des élèves de la classe : on voit à quoi cela peut correspondre pour chacun, qu’un léger bavardage ne suffit pas à compenser). Pour autant la situation n’y est pas simple à gérer, car l’école est lieu social et non personnel, chargée de dispenser des savoirs collectifs et communs. Et le rapport au savoir de chacun de ceux qui la fréquentent, et sur lequel elle ne peut que s’appuyer, est anticipé, amorcé, avant et en dehors d’elle. Si tout s’est correctement passé ou se passe correctement dans le milieu de vie – ce dont des capacités narratives performantes attestent la plupart du temps (même si l’élève ne les met pas nécessairement en œuvre) –, l’école en recueillera les fruits qui se verront sur le bulletin de l’élève. A contrario, quand se sont installées des zones de discordance entre les mots et la vie qu’ils sont censés exprimer (nous y reviendrons), quand des dires se sont révélés impossibles ou interdits, détournés, le « savoir » est ressenti par l’enfant comme source de « maux » et de dangers potentiels et pour s’en protéger, il s’y fermera (cf. Lani-Bayle 1999). L’école en cette affaire, symbole comme Œdipe de l’énigme des origines, se trouve ainsi au carrefour de rencontres salvatrices et maudites : elle peut révéler et/ou renforcer les expériences épistémophobiques précédentes. Et elle aura alors toutes les raisons de se méprendre sur leurs significations. L’incapacité narrative sera, en tout cas, un révélateur fiable de ces difficultés ; le retour, ou le maintien narratif, un bon indicateur d’un réapprivoisement aux sources collectives de la connaissance. 2 Yoko Tawada, Narrateurs sans âmes, Verdier 2001, page 22. Elle ajoute « Peut-être est-ce l’oreille, et non la bouche, l’organe du récit ? » (page 23). Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 6 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Ces remontées d’expérience évoquées ici insistent sur l’importance de (re)donner vie aux savoirs via la reconnaissance, le renforcement et le maintien des compétences narratives. L’apprentissage tout comme l’enseignement, et globalement la formation, ont tout à y gagner – et ce, à tous les âges de la vie, mais avant tout dès l’entrée dans le monde et dans le langage. Ainsi, un « bon élève » ne serait plus simplement un élève à qui il est surtout demandé de se taire en dehors des temps d’interrogation, mais un enfant capable de construire un récit cohérent et approprié, faisant écho, dans son processus, non seulement aux grands récits mythiques qui structurent la culture (cf. Serge Boimare), mais aux récits plus proches de son environnement, lui y compris (Daniel Stern). Que Boris Cyrulnik appelle les récits d’alentours. Ces savoirs « invisibles » sont englobants autant que formatants, à la fois source, carburant, motif et finalité de la construction des savoirs. Le reconnaissant, la scolarité grandirait à réhabiliter la parole en classe – et ce pas seulement au sens argumentatif, explicatif ou récitatif – et à intégrer naturellement, dans ses échanges de savoirs, une démarche de récit en première personne, articulant parole et écoute dans une perspective clinique. L’enjeu on le voit est de taille, le « taisez-vous ! » est tellement plus rassurant ou confortable pour les adultes et leurs velléités de suprématie – que ce soit dans la vie courante ou en famille, à l’école, dans les instances décisionnelles, même dans les sciences étudiant l’enfant. ¬ Lors de mes premiers pas en tant qu’enseignante-chercheuse universitaire dès 1994, la première recherche grandeur nature que j’ai initiée s’appelait « raconter pour apprendre », titre que j’ai repris ici. Et j’ai confirmé la puissance de ce qui, pour Bernard Victorri, constitue le « propre de l’homme », à savoir d’être homo narrans, capable de raconter, de s’inscrire dans une temporalité s’appuyant sur la mémoire et que le récit construit. Non seulement nous avons besoin d’écouter les récits des enfants pour les comprendre et ajuster nos actions, dans quelque domaine que ce soit, à ce qu’ils peuvent en ressentir et en faire ; mais eux-mêmes ont besoin d’exercer cette fonction pour penser et agir leur vie, vie qu’ils mènent, quoiqu’enfants, en première personne. Or cette capacité sociale, nourrie d’interactivité, est faite et ne peut surgir, et valablement s’exercer, qu’en réciprocité, en confiance, en respect partagé : à parité d’humain à humain, donc, et quels que soient les rapports hiérarchiques, d’âge par exemple, qui peuvent par ailleurs s’exercer entre les protagonistes, alternativement narrateur et narrataire (l’écoutant). Une naissance séculaire et qui marche avec l’Homme « Si la vie humaine dispose d’une forme, même fragmentaire et mystérieuse, cette forme est celle de la narration. L’autocompréhension narrative se produit dans ce gigantesque bouillonnement d’histoires qu’est la culture et avec laquelle nous organisons notre propre expérience (le sens de ce qui nous arrive) et notre propre identité (le sens de ce que nous sommes). » Jorge Larrosa (Apprendre et être. Littérature et expérience de formation). Cette capacité à faire de sa vie une histoire, servie par la narration, caractérise toutes les sociétés humaines connues, depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’à nos jours, comme le montre le courant fonctionnaliste des théories de l’émergence du langage (Donald 1991, Knight 1998). Permettant l’évocation d’événements passés comme imaginaires et absents dans l’immédiat, la fonction narrative serait ainsi « le facteur décisif expliquant la différence 7 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 de destinée entre nos ancêtres directs et leurs proches cousins comme les Néandertaliens », remarque Bernard Victorri3. Dès lors le récit de combats a parfois pris le pas sur leur effectivité, suspendant le geste, évitant des crises, ouvrant la voie aux mythes, puis aux propos, des siècles plus tard, d’une Françoise Dolto, par exemple, montrant combien l’agressivité surgit là où les mots manquent. L’exercice de cette fonction permet conjointement l’élaboration de ce que Paul Ricœur a nommé l’« identité narrative »4, associant cette capacité spécifiquement humaine reliant temps et personnes, à la constitution de chacun en particulier : le récit que je fais me construis en me rendant auteur de ma vie, pas simplement acteur agi par elle. Qu’il s’exprime par oral et/ou par écrit, le récit occupe donc une place première, majeure et centrale, dans le développement du genre humain, au service tant de la fonction affective et relationnelle que cognitive et scientifique : « […] raconter une histoire pour rendre compte d’un phénomène naturel est, presque toujours, le premier pas vers des descriptions et des explications de nature plus scientifique », remarque Bernard Victorri (op. cit.). Car, s’il ne modifie pas ce qui s’est produit quelle que soit la façon dont il l’exprime, tout récit modifie la façon de se représenter ce dont il parle et par là, de le penser (voire de le panser). D’où un besoin, parfois, à dire. Jusqu’à mêler, voire confondre, divers univers ou temporalités, car le récit, bousculant le temps des horloges, permet des allers et retours parfois vertigineux entre les espaces et les époques, entre le passé et l’imaginaire. Il apporte la durée, la profondeur, produit et renverse possiblement la chronologie, invente l’intergénérationnel (la simple phrase « mon grand-père m’a dit que son père… » inaugurant le récit d’un grand-père à son petit-fils ouvre, par contact direct relayé sur 7 générations, un empan temporel d’un siècle et demi à l’enfant qui ainsi, commence à ressentir et s’apprivoiser au sens de l’histoire). ¬ Mais souvent, nous réservons nos récits aux situations qui nous ont marqués ou auxquels d’autres s’intéressent – « un homme heureux n’a pas d’histoire », constate un dicton populaire – : nous ne relatons donc guère, spontanément, la quotidienneté de nos actions banales. Or, si nous nous essayons à raconter un événement ordinaire que nous n’avons jamais jusque là mis en mots, cela nous permet de saisir l’importance de cette fonction et ce qu’elle peut déclencher. Par exemple si je choisis de dire qu’un verre est à moitié vide ou à moitié plein, ces simples mots désignant la même réalité donnent, en plus, une indication sur mon état physique : ils indiquent sans le dire explicitement si j’ai soif ou nom. Ou si je m’attarde sun une expérience de chaque matin, celle du petit-déjeuner, qu’en général je n’ai fait que vivre, sans jamais la dire, sauf occasion particulière. Imaginons-nous pour cela face à un habitant du bout du monde aux coutumes radicalement différentes des nôtres, et racontonslui la saveur d’un croissant frais, le fumet du café chaud, l’acidité tranquille d’un jus d’orange… Nul doute que notre prochain petit-déjeuner sera différent, le récit nous ayant alerté et ayant mis l’accent sur ce moment et ses sensations particulières. Certes à la faveur de l’habitude et de la répétition, nous les enregistrons, mais sans nous en rendre compte, « à notre insu ». Ils deviendront « savoir » extérieur, voire pensée, à partir du moment où nous les auront communiqués à un interlocuteur attentif, via une mise en mots narrative les transformant en informations. Nombre de prises de conscience surgissent de ces occasions. Pouvons-nous, dès lors, émettre l’hypothèse que lorsque le récit ainsi déclenché s’applique à des situations plus graves, il pourra mettre en évidence la présence, discrète sur le moment voire virtuelle, d’un « tuteur de résilience », dont l’apparition sera rendue nécessaire pour 3 4 « Homo narrans : le rôle de la narration dans l’émergence du langage », Langages, 146, 2002. Temps et récits I, II et III, 1983 (a, b et c), Le Seuil. Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 8 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 donner cohérence au récit, en « justifiant » que celui qui relate est encore en vie, malgré ce dont il parle ? « Là encore, ma reconstruction ignorait la réalité. […] et cet oubli a donné une cohérence à mon récit. En fait, c’est le faux souvenir qui a rendu mon récit cohérent… », remarque Boris Cyrulnik5. Le passé est fini et de fait inaccessible en dehors de quelques traces limitées, réductrices et ineffables, personne ne pourra en revenir pour dire s’il s’est produit comme il est dit dans l’après-coup. Ce qui compte est l’authenticité du moment qui fabrique le texte, la vérité dans le présent racontant du sujet qui énonce. Ainsi et au-delà de sa polyvalence, la mise en récit d’épisodes de notre vie est tout sauf neutre et dès lors, elle est reprise diversement en fonction des objectifs qu’elle sert. Nous allons présenter ici la démarche dite des « histoires de vie », apparue comme nous venons de le rappeler d’abord en sociologie avec une perspective de recherche au début du XXe siècle, puis reprise quelques décennies plus tard par les sciences de l’éducation en y incluant des perspectives de formation. ¬ Mais les mots ne sont pas la vie, s’ils tentent de la représenter au plus près. En effet, s’ils cherchent à refléter les faits relatés sur lesquels ils s’appuient (sans parler de délire ou de compromis), ils disent toujours autre chose en lien, autant avec le moment de l’énonciation qu’avec la période évoquée, et ils parlent tout autant entre les lignes. Ils sont aussi adressés et cette réceptivité même potentielle les marque : ainsi, un enfant anticipe bien le récit attendu par l’adulte et saura s’y adapter, modifiant malgré lui le contenu de ce qu’il évoquera selon sa propre perception de ces attentes. Attachée à cet exercice délicat de passage d’un registre l’autre, du vécu au dit avec un objectif de véracité et d’authenticité, la démarche des récits de vie n’a pourtant pas envisagé, en tout cas dans ses perspectives de formation, de s’affronter aux situations extrêmes de la vie. De plus sur ces situations le récit, oral comme écrit, bute, les mots comme les phrases manquant et résistant à ce qui déborde les frontières du représentable, de l’imaginable, du pensable : l’indicible et l’impossible à écrire le disputeront toujours au non-dicible par « interdit de savoir » voire « blanchiment de la mémoire »6, ou parce que dénié ou refoulé au sens psychanalytique du terme. Seul le « non-encore-dit », par manque d’occasion d’être exprimé, pourra autoriser en se narrant la survenue de ce « savoir émancipateur » au sens d’Habermas, par déclenchement d’un savoir insu (Martine Lani-Bayle13) et donc savoiable (Sandra Vasconcelos, 2003), prêt à naître, en simple attente d’une écoute déclenchante. Ce n’est que peu à peu que ces situations ont frappé à la porte des démarches d’histoires de vie, par l’émotion bien souvent, sans prévenir ni savoir, sur le moment, qu’en faire. Le hors-texte « La dynamique du récit ne se déclenche que lorsqu’apparaît une rupture dans la banalité : il faut alors y faire face, la maîtriser, ramener les choses dans leur sillon familier. [Le récit] s’intéresse à ce qui est en péril, ou paraît l’être. Concevoir une histoire, c’est le moyen dont nous disposons pour affronter les surprises, les hasards de la condition humaine, mais aussi pour remédier à la prise insuffisante que nous avons sur cette condition. » Jérôme Bruner (Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?). 5 6 In Je me souviens…, L’Esprit du temps 2009, page 83. Lani-Bayle M. 1983, 1999, 2006, 2007… Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 9 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 J’avais, comme je l’ai dit au début, commencé à proposer ces démarches de récit de vie dans ma pratique de psychologue clinicienne à l'Aide Sociale à l'Enfance comme Jourdain, sans le savoir : je recevais en effet des enfants envoyés par des travailleurs sociaux ou des enseignants et qui n'étaient pas tous, dans le fond, demandeurs de thérapie. Pourtant, ils étaient en général demandeurs, mais de « soins » : ce qu'ils cherchaient, c'est à comprendre leur vie, ce qu'avait été leur vie jusque là et pour cela, ils avaient besoin de savoir ce qui leur était arrivé et pourquoi. Des adultes étaient parfois détenteurs de ce savoir-là sur eux, mais le leur refusaient souvent, comme c’était de coutume encore à cette période (« tu n’auras le droit de la savoir qu’à ta majorité »). ¬ Avec certains de ces enfants empêchés de savoir, aux parcours de vie extrêmes mais l’ignorant, j'ai spontanément montré, j’en ai donné un exemple au début, leur dossier administratif – ce qui était à l'époque inconcevable, des années avant que la loi ne le prévoie – et leur ai restitué des éléments absents de leur mémoire, inaccessibles pour eux sans relais. Ainsi ont-ils pu se raconter une histoire qui ressemblait à la leur. Et je me suis aperçue très vite qu'au-delà des aspects difficiles ainsi dévoilés, c'était comme si cette démarche les soulageait (était-ce de la résilience ?), quelles que fussent les décisions que cela pouvait les amener à prendre : chercher ou non à reprendre contact avec leur famille ou ancien foyer d'accueil, par exemple. Mais, suite inattendue, cela pouvait aussi les rendre plus sereins et efficients à l’école, moins conflictuels et symptomatiques dans la vie. Ce qui rendait cette démarche inhabituelle sinon quasi-illicite à l'époque, c'est que la tendance culturelle et sociale était alors majoritairement arrêtée sur l’injonction d’un interdit de savoir concernant leur vie antérieure d'enfants en situation de péril. Ceci s'inscrivait, bien sûr, dans un objectif généreux : tenter de les préserver, leur éviter de souffrir, en la connaissant, d'une histoire passée considérée comme trop cruelle. Insidieusement, cela correspondait à une prise de pouvoir sur eux et sur leur vie, que ces faux-mots ne pouvaient par contre pas changer tout en les dépossédant de la possibilité de se la représenter telle qu’elle fut. Mais force a été de constater que ce qui est masqué peut revenir comme une obsession, qui n’a pas de mesure avec le contenu initial dont l’accès est verrouillé. Le refus explicite de donner à quelqu’un une information fondamentale ou fondatrice le concernant, et que l’on détiendrait, peut ainsi faire retour implicitement et insidieusement comme un boomerang, car le vécu passé, dès lors inexprimable, se montrera en décalage avec les mots, édulcorés ou déformés, voire mensongers, imposés par l’entourage. Pourtant, l'enfant ne peut être dupe de ce qui lui est volontairement tu ou menti : ce qu'il ne sait pas avec des mots, il le sait dans son corps pour l’avoir vécu et en avoir réchappé. Corps qui était à ce moment-là acteur de l’événement barré, et en a gardé une trace inaltérable, mais insensée quand elle devient inarticulée, c’est-à-dire qui ne peut se métaboliser en savoir assimilable et potentiellement surmontable. Un pictogramme flou, une vague mais brûlante image en mémoire, sans mots adéquats pour s’en souvenir et pouvoir les penser. À moins que quelqu’un n'étaie ces inscriptions muettes avec des mots en phase, à savoir capables de résonner avec ce vécu incorporé, gravé au fer rouge. ¬ Cette rencontre avec des enfants soumis à des obligations instituées de non-savoir du fait d’un récit entravé m’a permis de remarquer qu’ils étaient, en outre, la proie de symptômes existentiels massifs, parmi lesquels un échec scolaire oblitérant, statistiquement spectaculaire, à savoir dix fois plus bas que les résultats enregistrés du « sous-prolétariat », selon les normes 10 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 de l’époque7. Et que les moins marqués n’étaient pas ceux, comme on aurait pu s’y attendre, qui se sont trouvés à l’abri d’événements graves (placés dès la naissance dans une même famille d’accueil s’en occupant normalement et sans nouveau traumatisme) : si, pour les surprotéger, pour qu’ils n’imaginent pas qu’ils avaient une autre origine, on leur racontait des mensonges sur leur vie antérieure, voire si on assimilait leur famille d’accueil à une famille de naissance, alors leurs difficultés restaient majeures, sans lien avec leurs conditions présentes de vie. En lien avec ce décalage. J’ai appelé scordatura8 ce procédé qui consiste à imposer, sur un vécu, d’autres mots. Les enfants en effet ne peuvent disposer, pour se raconter l’histoire des premières années de leur vie, que des mots fournis par les adultes qui étaient auprès d’eux à cette époque : ils leur font confiance et croit ce qu’ils leur racontent. Si ces derniers leur relatent une autre histoire, ils transfèrent le danger des situations, auxquelles ils auront pourtant survécu, aux mots pour la dire : ce sont alors eux, les mots, et le savoir qu’ils portent, qui deviennent dangereux dans leur esprit, car ils sentent qu’on les protège d’eux, signifiant un savoir interdit, sans avoir les moyens de réaliser de quoi ni pourquoi. C’est chez la romancière Nancy Huston9 que j’ai découvert ce qu’est la scordatura. Il s’agit d’un procédé musical utilisé pendant la période baroque et qui consiste à ajouter des intervalles inhabituels en désaccordant violes et violons. On joue une note, et c’est une autre qui vibre. Ainsi, le son de l’instrument n’est plus en accord avec celui de la partition. Notons que le mot scordatura signifie « désaccorder » mais en italien, scordare veut dire aussi « oublier en barrant », voire « en griffant » ce qui eut lieu : ainsi, le support garde une trace du procédé que par là-même, il trahit. Dans notre contexte, nous parlerons d’« oubli obligé » et non de cet oubli nécessaire à la vie quotidienne (on ne peut vivre en perpétuel souvenir) et réversible. Après scordatura imposée, les mots ne peuvent plus porter aucune assistance en permettant de penser le réel, puisqu’ils ne lui correspondent pas, d’autres leur ayant été substitués. De plus, les adultes aussi perdent leur fiabilité, car ils lui auront travesti le réel : c’est le monde entier qui glissera entre les doigts de l’enfant. Cela renvoie10 aux effets de la dysnarrativie neurologique évoquée par Jérôme Bruner et qui perturbe la constitution de la personnalité : « Le Moi est le résultat de nos récits. » (page 77). Par contre, les enfants séparés tard d’un milieu nocif et après un vécu événementiel lourd, survenu à un âge où la mémoire n’a plus besoin des mots des autres pour se dire, et qui auront gardé intacte la possibilité de mettre dessus des mots pour tisser leur histoire, avec et malgré ces épisodes parfois dramatiques, s’en sortaient moins mal que les précédents. Les statistiques, fondées sur une étude longitudinale, le montraient clairement11. La résilience ne pourrait donc s’ériger sur terrain scordaturé car elle aurait besoin de construire des connaissances sur les bases factuelles réelles de ce qui a pu casser leur vie. Besoin de savoir ce que l’on sait déjà mais sans le savoir (l’insu12), ou sans avoir eu l’autorisation de le savoir ce qui, alors, nécessite de braver cet interdit (mais attention, toute révélation de secret est 7 Lani-Bayle Martine, Enfants déchirés – enfants déchirants, Editions Universitaires 1983. Lani-Bayle Martine, L'Enfant et son histoire, vers une clinique narrative, Erès 1999. 9 In Instruments des ténèbres, Babel, 1996. 10 Voir aussi Philippe Meirieu (déclencheurs narratifs), Serge Boimare (L’Enfant et la peur d’apprendre) et la recherche (Martine Lani-Bayle) Raconter pour apprendre → « La scolarité interviendrait là où le récit est possible ». 11 Martine Lani-Bayle op. cit. 1983. 12 Martine Lani-Bayle op. cit. 1999. Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 11 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 8 couteuse, elle intervient sur un terrain déjà fragilisé et n’est pas obligatoirement soulageante en soi13). Alors, que faire des butées défiant le racontable, l’audible, le pensable…14 ? Est-ce par la conquête de cette mise en mots via le récit de vie, qui parfois résiste et fait obstacle, que l’on peut considérer la possibilité de mise en récit de sa vie comme un possible facteur, voire un révélateur de résilience ? Mais comment enclencher ce processus, les enfants scordaturés se montrant souvent incapables du moindre récit viable et incapables alors de scolarité – le savoir faisant peur, à moins qu’un déclencheur narratif (Philippe Meirieu), ou un court-circuit par les récits d’alentours mythiques ou culturels (Serge Boimare), n’en réhabilite la fonction en réapprivoisant l’enfant aux savoirs. La démarche des histoires de vie, comme je l’ai dit, n’avait pas envisagé de telles situations : ces obstacles émergents la mettent ponctuellement en questions car bouleversant ses attentes15. Et quand des prises de conscience surgissent inopinément au détour de situations de formation ou dans des cadres de recherche, elles peuvent se montrer déstabilisantes dans un espace non prévu pour les accueillir. Elles peuvent aussi susciter des résistances au récit, sans que le motif en apparaisse clairement. Ceci peut inciter à examiner jusqu’où celui-ci peut (ne pas) aller. Vers les limites du racontage16 « Dire ne donne pas la paix, il ne faudrait pas raconter. » Anne-Marie Garat. Car ce n’est pas tout de dire que le récit n’est pas neutre au regard de ce que nous vivons et de la manière dont nous le vivons. Ce qui marche dans un sens, et sans le chercher, ne marche pas forcément dans l’autre, sur commande. Si le récit peut revêtir, malgré lui, une fonction formatrice que l’on remarque après-coup, voire dans les cas extrêmes déclencher, ou révéler une résilience, cette fonction n’est pas obligée (il ne suffit pas de raconter) et le non-sens peut aussi arriver avec à la clé une souffrance réactivée, au moins autant qu’une impression de sens enclenchée par une prise de conscience de s’en être sorti malgré tout – si c’est cela qui apparaît, rien n’étant moins sûr. Ecoutons Philippe Forest se révolter contre l’écriture que pourtant, il a mise en œuvre de luimême pour raconter l’agonie de sa petite fille d’un cancer, petite fille que sa sollicitude, son amour ou son texte de père n’ont pu sauver, et qui s’en culpabilise : pourquoi lui qui l’aimait ne l’a-t-il pas rendue résiliente, à savoir capable de continuer à vivre, malgré l’extrême de sa maladie ? Pourquoi son texte ne donne-t-il pas sens à cette expérience une fois consommée, ce que l’écriture serait censée faire ? Il a tenté et pourtant, pourtant sa fille est morte. Reste le récit, qui fixe. Pour lui, c’est pire. Pire que le souvenir. « J’ai fait de ma fille un être de papier. J’ai tous les soirs transformé mon bureau en théâtre d’encre où se jouaient encore ses aventures inventées. Le point final est posé. J’ai rangé le livre avec les autres. Les mots ne sont plus d’aucun secours17. » 13 Martine Lani-Bayle 1997. Martine Lani-Bayle 2006. 15 Nous pouvons le constater dans le cadre du DUHIVIF (Diplôme d’université histoires de vie en formation) mis en place en 2001 à l’Université de Nantes 16 Voir Martine Lani-Bayle et Éric Milet, à paraître 2012. 17 L’Enfant éternel, Gallimard 1996, 4e de couverture et fin, page 371. Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 12 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 14 Plus tard, sa femme se rebiffe : « Alice disait qu’elle [leur fille] vivait dans le livre, désormais. […] Le livre ne naissait plus de notre passé (le racontant, le traduisant), mais c’était le passé qui, insensiblement, prenait la forme de notre livre (se modifiant à sa ressemblance)18. » Philippe Forest évoque dès lors « […] le piège que constitue fatalement l’écriture autobiographique. Autrement dit : se croire dans une posture de surplomb, de maîtrise, dans une relation de transparence, d’immédiateté à l’égard de sa propre vie à un point tel qu’il devienne possible de la retranscrire simplement pour en faire un récit plein, linéaire, assuré19. » Le langage courant constate que le silence est d’or et que toute vérité n’est pas bonne à dire. Lisons le constat d’Anne-Marie Garat. « Elle ignorait le secret de son cœur saignant, il n’avait pas vu le jour des mots, il était invisible. Sans nom et sans forme, il habitait les limbes. On dit que raconter soulage, délivre des peines. Mais souvent les mots citent à comparaître les faits et les gens qui appartenaient au secret de la vie, ils les ficellent et les entortillent de pensées, ils les enchantent et les tourmentent, ils les défigurent. Ni les revenants ni les vivants n’en sont consolés. Ils ne se reconnaissent pas dans ces mots, ils disent : ce n’était pas tout à fait comme ça, je ne suis pas ces phrases du journal, je ne suis pas cette parole. Toute relation falsifie, le récit trahit, il n’achève rien20. » Cette réserve est importante, elle permet de ne pas identifier la vie aux mots pour la dire, pâle et trompeur reflet. D’autres écrivains, qui touchent du doigt ce qu’écrire veut dire, osent, avec ou non quelques générations de recul, s’approcher au plus près par le récit des pires drames ou horreurs commises, bien au-delà des écrits des historiens ou témoins directs. Par exemple sur la Seconde guerre mondiale et la Shoah, plus récemment sur la guerre d’Algérie. Oui après cela, les mythes et légendes, qui avaient pour fonction de mettre en scène des comportements de pas-tout-à-fait humains, pour que l’on considère que ce qui se jouait entre humains n’était pas si terrible que cela21, ces grands récits mythiques deviennent caducs, frappés d’inanité. Que sont donc le Petit Chaperon rouge ou les dieux de l’Olympe devenus ? Si donc les récits, petits ou grands, universels ou singuliers, sont utiles, tant ceux dont nous sommes entourés que ceux que nous produisons, pour autant la capacité narrative n’est pas une panacée, beaucoup de récits sont générateurs, en soi et avant tout, de souffrance réitérées. Certaines personnes sont mal à l’aise avec, le refusent ou simplement n’en n’ont pas le goût. Car avoir la capacité de raconter ne veut pas dire en avoir l’obligation, ni en ressentir la nécessité. Avoir la possibilité de faire de sa vie un récit et une histoire ne veut pas dire obligation de l’exercer ; pouvoir se souvenir laisse le droit de pouvoir oublier. Jeanne Calment expliquait son étonnante longévité en disant : « dans ma vie j’ai écarté les mauvais moments, je choisis, je ne subis pas. Ainsi, ne pas vouloir faire le récit de sa vie ne signifie pas, pour autant, avoir des problèmes dans sa vie ou en refuser la représentation à postériori. Le récit de vie obligatoire est signe des sociétés totalitaires ou oligarchiques. Et ce n’est pas parce que certaines personnes ont pu être soulagées en produisant leur récit de vie, quel qu’en soit le cadre, que le remède marche pour tous ou à tout prix. « Raconte, ça te fera du bien d’en parler » est une phrase sans doute généreuse, mais sa généralisation est pernicieuse. Et pour 18 Toute la nuit, Gallimard 1999, page 117. Le Roman, le réel. Un roman est-il encore possible ?, Pleins Feux 1999, page 68. 20 Anne-Marie Garat, Les mal famées, Actes sud Babel poche n° 557, 2000 (2002), pages 80-81. 21 Cf. Serge Boimare, L’Enfant et la peur d’apprendre, Dunod 1999. Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » 13 «Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 19 beaucoup, trop bouleversante. Des biais autrement expressifs sont alors plus appropriés (artistiques notamment). Voire si nécessaire des thérapies. Bibliographie - Boimare Serge, L’Enfant et la peur d’apprendre, Dunod 1999. Brougères Gilles & Vandenbroeck Michel (dir), Repenser l’éducation des jeunes enfants, PIE Peter Lang, 2007 (2008). Bruner Jérôme, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Retz 2002. Chemins de formation. (2002) n° 4, « Récits de formation » ; (2003) n° 5, « Les savoirs de résistance » ; (2005) n° 8, « Les bascules de la vie » ; (2010) n° 15, « Le récit de vie, objectifs et effets ». Paris : Téraèdre Cyrulnik Boris, Je me souviens… Le Bouscat : L’Esprit du temps 2009. Education permanente n° 142, mars 2000, « Les histoires de vie. Théorie et pratique. » Garat Anne-Marie, Les mal famées. Paris : Actes sud Babel poche n° 557 2000 (02). Golse Bernard, Missonnier Sylvain (dir.), Récit, attachement et psychanalyse. Pour une clinique de la narrativité, Érès 2005 (2008). Habermas Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel (2 tomes). Paris : Fayard. Lagarde Claude et alii, Pour une pédagogie de la parole. De la culture à l’éthique, ESF 1995. Lainé Alex, Faire de sa vie une histoire. Théories et pratiques de l’histoire de vie en formation, Desclée de Brouwer 1998.. Lani-Bayle Martine, Enfants déchirés – enfants déchirants. Editions Universitaires 1983. Lani-Bayle Martine, A la recherche… de la génération perdue. Histoire de trajectoires "en" et "sans" famille, Hommes et perspectives 1990. Lani-Bayle Martine, L’Enfant et son histoire. Vers une clinique narrative, Érès 1999 Lani-Bayle Martine, Taire et transmettre. Les histoires de vie au risque de l’impensable, Chronique Sociale 2006. Lani-Bayle Martine, Les Secrets de famille. La transmission de génération en génération, Odile Jacob 2007. Lani-Bayle, M. & Milet, É., Traces de vie. De l’autre côté du récit et de la résilience, préface Boris Cyrulnik, postface Gaston Pineau, Chronique sociale, à paraître 2012. Larrosa Jorge, Apprendre et être. Langage, littérature et expérience de formation, ESF 1998. Martin N., Spire A. & Vincent F., La Résilience. Entretien avec Boris Cyrulnik. Paris & Sofia : Le bord de l’eau éditions 2009. Montandon Cléopâtre, L’Éducation du point de vue des enfants, l’Harmattan 1997. Morin Edgar, Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Seuil 2000. Natanson Madeleine, Des adolescents se disent, De Boeck & Belin 1998. Pineau Gaston et Le Grand Jean-Louis (1996), Les Histoires de vie, Paris : Que sais-je n° 2760. Ricœur Paul, Temps et récit (3 tomes), Seuil 1983-1984-1985. Tarpinian Armen et alii dir., École : changer de cap. Contributions à une éducation humanisante, Chronique sociale 2007. Tawada Yoko, Narrateurs sans âmes, Verdier 2001. Vasconcelos Sandra, Penser l’école et la construction des savoirs. Étude menée auprès d’adolescents cancéreux au Brésil. Thèse en Sciences de l’éducation : Université de Nantes 2003. 14 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 L’enfant tigre : mort et résurrection de la langue maternelle occultée Francine Rosenbaum Orthophoniste ethnoclinicienne www.ethnoclinique.ch Résumé A partir de son expérience clinique avec les enfants et les familles multiculturelles Francine Rosenbaum1 évoque les ressources psycholinguistiques de la langue maternelle qui libèrent la parole nécessaire à l’élaboration de l’identité meurtrie par la migration qui brise et mutile les contenants physiques et psychiques pour la fantasmer et la transformer en narration structurante. La pertinence des codes de communication qui assurent la transmission du savoir dans les sociétés traditionnelles est annulée dans le pays d’accueil. En perdant le contexte relationnel et l’enveloppe sonore de la langue maternelle, la proximité physique du semblable, son reflet dans le miroir du regard de l’autre, l’actualité constituée de correspondances immédiatement déchiffrables, les enfants et les adultes déracinés expérimentent des sentiments d’annulation, de déstructuration, de désespoir, de vide affiliatif et affectif, de perte d’identité, de peur et de menace. Les conséquences peuvent être entre autres : l’isolement, le mutisme, le repli, l’agressivité, la crise d’identité, la paralysie de la pensée, la honte et l’humiliation. Sous prétexte d’intégration, le déni fréquent des ressources de l’axe filiatif des migrants leur barre l’accès à une affiliation souhaitée. Je tiens d’abord à remercier l’Association Paroles d’enfants de m’avoir invitée à présenter un aperçu de mon travail avec les enfants et les familles migrantes. Mes références épistémologiques sont sociolinguistiques, systémiques et ethnopsychologiques et m’inscrivent dans une pratique thérapeutique contextuelle attentive aux multiples dimensions anthropologiques des parcours de vie de mes patients. Je suis orthophoniste ethnoclinicienne, une appellation forgée par Claude Mesmin2 et que je me suis octroyée après de fréquents temps de partage avec les ethnopsy français, italiens et 1 Auteur d’Approche transculturelle des troubles de la communication, Paris, Masson, 1997 et de Les humiliations de l’exil. Les pathologies de la honte chez les enfants de migrants, Paris, Fabert, 2010. 2 Claude Mesmin, psychologue clinicienne, maître de conférences à Paris VIII, auteur entre autres de La prise en charge ethnoclinique des enfants de migrants. 1 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 suisses3. Cela veut dire que dans mon cabinet ne viennent que des gens du voyage, des migrants comme moi, qui souvent ne parlent pas les mêmes langues que nous4. Le voyage projette les migrants, et nous avec eux, dans un processus de décentration à long terme. La migration affecte toute la descendance, tous ceux qui naîtront dans cet ailleurs langagier et culturel qui est notre ici. La perte du contenant culturel et linguistique qui fait de nous des êtres de culture5, des humains qui se reconnaissent dans le regard des Autres, dans leur gestes et leurs paroles qui attestent les implicites partagés, constitue toujours une blessure psychique qui est souvent dévastatrice. Pourtant elle est encore assez généralement ignorée ou déniée aussi bien dans la majorité des services médicaux et psychologiques que dans l’enseignement. Mais sans langue partagée entre usagers et soignants, comment mettre des mots sur les nouvelles identités familiales, sur les mythes et sur les rites ? Comment nommer les traumatismes, les douleurs, les présences invisibles du passé, les terreurs de l’enfance ? Comment penser les passagers clandestins vivants, besogneux, absents, disparus, déniés, morts, tués… des mondes séparés du nôtre par des frontières aussi bien réelles que mentales ? Sans langue partagée, comment qualifier et nommer le face-à-face muet ou indignement balbutiant entre les familles migrantes et les professionnels ? Dans son livre Patrie Imaginaire, Salman Rushdie dit qu’ « un vrai migrant souffre d’une triple dislocation : il perd son lieu de vie, il entre dans une langue étrangère et il se trouve entouré d’êtres dont les codes de comportement social sont très différents, parfois même blessants par rapport aux siens. C’est ce qui rend les migrants des figures si importantes, parce que les racines, la langue et les normes sociales sont parmi les composantes les plus importantes dans la définition de l’être humain. L’émigrant qui en est privé est obligé de trouver de nouveaux modes de se décrire lui-même et de nouvelles façons d’être un humain6 ». . C’est la langue de la mère qui nomme le monde à l’enfant et lui permet d’accéder au langage et à la représentation symbolique. Lorsque le contexte externe devient incompréhensible et induit la sensation que notre espace interne est disloqué et violé, on pâtit d’une rupture de l’ordre symbolique des signifiés. Comme cela arrive pour beaucoup de signalements, l’identité assignée par les institutions aux enfants et aux familles migrantes ne correspond nullement à leur identité réelle qui est constituée 3 Le Centre Georges Devereux et le GEPELA en France, l’Association Gruppo Cronos en Italie et l’Association Appartenances en Suisse. 4 Cf. J. Amati Mehler, S. Argentieri, J. Canestri, La Babel de l’inconscient. Langue maternelle, langues étrangères et psychanalyse, Paris, P.U.F., 1994. 5 C. Lévi-Strauss, Race et Histoire, Paris, UNESCO, 1952. 6 S. Rushdie, Patries imaginaires, Paris, Christian Bourgeois, 1993, cité par M. Soldati dans PURDAH O DELLA PROTEZIONE. Educazione e trasmisione culturale nelle famiglie migranti pakistane. Tesi di dottorato in scienze dell’educazione e dela formazione continua, Università di Verona, 2010 2 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 d’appartenances multiples comme le dit si bien Maalouf dans Les identités meurtrières7. Au migrant qui a perdu celles de la langue, de la famille, du citoyen, est affublée celle de malade, d’analphabète, de non intégré, de délinquant potentiel. À l’enfant celles de porteur de troubles envahissants du développement, de déficits d’attention et hyperactivité, de troubles du comportement et de la personnalité, de dysphasie, prépsychose ou autres syndromes stigmatisants. Parmi les nombreux enfants et leurs parents avec lesquels nous avons remaillé8 une trame du passé tellement abîmée qu’elle ne constitue plus un support pour tisser des « désirs d’avenir », j’ai choisi de donner la parole à Saul Koffi Enée Tijolah9, un petit Ewé désigné comme prépsychotique parce que mutique et auto et hétéro-agressif. Il avait rejoint ses parents en Suisse après quatre ans de séparation. Son père avait dû quitter le Togo alors que l’enfant avait un an, et sa mère six mois plus tard. Il avait vécu avec sa grand’mère maternelle de un an à cinq ans à Lomé. Sur les documents officiels il était inscrit comme fils naturel de la mère dont l’union coutumière avec le père a été légalisée après leur arrivée en Suisse. En maternelle et au CP il était surnommé l’enfant tigre, car il ne parlait pas, ne faisait pas d’apprentissages scolaires, retroussait les babines et s’exprimait en feulant et en griffant comme un fauve. Une année après son arrivée, à 6 ans ½, les enseignantes de CP souhaitaient un placement en institution pour enfants psychotiques. Une consultation ethnoclinique préalable a eu lieu à la demande de la pédiatre et de l’assistante sociale, au cours de laquelle nous avons ébauché un premier recadrage des manifestations d’angoisse dans l’histoire fracassée des membres de cette famille successivement exilés, et suggéré une grille de lecture alternative des symptômes de Saul, interprétés comme autistiques par les signaleurs. La demande de placement, c’est-à-dire l’arrachement de la dernière peau maternelle pouvant encore le contenir, a été ajournée dans l’espoir qu’une prise-en-charge ethnoclinique la rende sans objet. Le retour de Saul, l’enfant tigre, dans le monde des humains doués de parole s’est tissé avec plusieurs fils : - le premier, en français, entre la mère, une intellectuelle bilingue comme le sont les cadres togolais, issue d’une famille renommée dans la société traditionnelle, et moi, la thérapeute ethnoclinicienne ne parlant pas éwé mais ayant été initiée dans la tradition béninoise : cet avatar de ma formation a pallié l’absence de médiateur ethnoclinicien togolais et ouvert un espace de partage d’implicites culturels suffisamment fiables pour que Rosemonde s’autorise à pleurer l’arrachement brutal de l’exil et les années de séparation qui ont transformé la mère et l’enfant en deux étrangers, et à se plaindre de l’incompréhension des manifestations de rejet de son enfant soumis à des abandons réitérés et inexpliqués : en effet, lorsqu’elle a pu faire venir Saul en Suisse, celui-ci à été confié par la grand-mère, à une famille qui faisait le 7 A. Maalouf, 1998, Les identités meurtrières, Paris, Gallimard Le concept de remaillage est du Dr Pierre Benghozi, Chef de clinique du Service de Psychiatrie de l’Enfant, de l’Adolescent et de la Famille du C.H.H. Guérin, Hyères. 9 Les noms sont naturellement fictifs mais mon choix respecte les valences culturelles et symboliques qu’ils recouvrent. 8 3 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 voyage sans aucune explication. À Genève il n’a pas reconnu le couple parental accompagné d’un bébé qui l’a « embarqué » de force dans une voiture. Sidéré par les effractions successives et inconcevables de tous ses contenants de pensée (l’abandon de la mère, puis de la grand-mère, l’arrachement du lieu de vie, l’atterrissage au milieu de centaines de Yovos10, l’environnement sonore francophone dénué de sens, deux inconnus ayant un autre enfant qui affirment être ses parents etc.), l’enfant se mure dans le silence. - Le deuxième fil du remaillage du lien s’est déroulé en éwé, entre la mère et son enfant pour dévoiler leur histoire commune jamais évoquée jusqu’alors : en effet, croyant bien faire pour qu’il s’intègre tout de suite, la mère lui parlait en français, la langue de l’administration et des apprentissages scolaires des petits Togolais, pas celle de l’intimité familiale traditionnelle où les paroles circulent entre les enfants d’âge proximal, mais peu entre enfants et parents qui se bornent aux permissions et aux interdits. Comme tant de mères migrantes, Rosemonde a dû faire l’apprentissage du mode de communication intergénérationnel des familles nucléaires européennes isolées dans de petits appartements. Une fois par semaine, pendant plus d’une année, je l’ai encouragée et accompagnée dans la découverte des mots à dire à son petit garçon pour lui raconter les souvenirs de sa grossesse, de son accouchement et de sa nomination11 si chargée de sens dans la double tradition religieuse, animiste d’une part et chrétienne de l’autre, sa place d’aîné dans une prestigieuse lignée familiale et surtout sa place dans son cœur de maman qui ne l’a pas vu grandir. Pour la première fois de sa vie Saul, l’enfant tigre, dévorait sa mère des yeux en incorporant son histoire infiniment redemandée. - Nous l’avons donc transcrite dans une narration conjointe : mon écriture sous leur dictée en français a été le troisième fil du remaillage du lien entre l’enfant, sa mère et les autres membres de son entourage, comme support de résilience de sa souffrance d’enfant. Pendant les longs moments d’échanges que j’avais avec sa mère, et puis à la maison, Saul remplissait compulsivement des cahiers de dessins de monstres aux dents acérées tour à tour dévorants et dévorés, tués et ressuscités, pleurant ou grimaçant de frayeur. L’écriture de chaque paragraphe hebdomadaire était le creuset de l’appropriation de chaque mot dit en éwé par sa maman et redit en français pour que je puisse les calligraphier lentement, en en déroulant le trait en même temps que le son : Ma...man…dit…que….Puis il exigeait que je relise le paragraphe deux ou trois fois en soulignant les mots du doigt, il interrogeait sa mère du regard, attendait qu’elle approuve que ma compréhension et ma transcription étaient le reflet exact du récit en langue maternelle, hochait la tête et finissait par apposer son nom pour que je puisse le transcrire à l’ordinateur pour la séance suivante. Chaque fois, avant que sa mère ne reprenne son tissage narratif, il demandait de relire-réentendre l’histoire depuis le 10 Les Blancs sont appelés Yovos au Togo et au Bénin. « Nos exemples cliniques issus du bilinguisme montrent que les difficultés commencent quand l’individu s’est éloigné de son histoire au point de ne plus connaître l’histoire de son nom. Il en ignore la signification pour sa famille. Etant ainsi coupé de la signification, le langage se diffracte et vient donner forme à l’expression psychopathologique. » in Bilinguisme et psychopathologie, sous la direction de Mareike Wolf-Fédida, MJW Fédition, Paris, 2010, p. 35. 11 4 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 commencement pour en vérifier la trame et s’y envelopper. Comme un contenant primordial, un Moi-Peau au sens d’Anzieu, les mots de la mère permettaient à Saul de renaître et d’accéder à l’apprivoisement de lui-même et de la société des hommes, si injuste et maltraitante à l’égard de très nombreux enfants : c’est sur ses paroles de mère et d’enfant parlées en éwé et dictées dans la langue de l’exil que Saul est devenu, au bout d’une année, un locuteur bilingue, un lecteur dévoreur de contes et un brillant élève à l’école. Sans ajouter d’autres développements théoriques, je vous livre une partie de cette narration conjointe qui est comme la pointe d’un iceberg dont vous devinerez la partie immergée, celle de l’élaboration des abandons successifs aggravés par le modèle interprétatif institutionnel. J’accompagnerai la lecture de la première partie de cette narration conjointe, avec les modifications d’usage pour garantir la confidentialité, de la projection de certains de ses innombrables dessins. 5 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Histoire de ma vie Saul Koffi Enée Tijolah Maman raconte que la première fois qu’elle a rêvé de moi, c’était à la maison, dans mon pays, le Togo, dans un beau carré de Lomé. Le bokonon12 lui a dit que je serai un bel enfant, alors elle se réjouissait beaucoup. Quand je devais naître,Tantie (ma grand-mère) a été à l’hôpital avec maman. J’ai mis 3 jours pour sortir du ventre de maman ! J’étais un très gros bébé, je pesais 4 kilos 800 et je mesurais 55 centimètres !!! Je suis né le vendredi 20 avril 2001. C’est pour cela que l’un de mes quatre prénoms est Kofi . On a dû couper le ventre de maman pour me faire sortir. J’étais très fatigué et maman aussi. Ce n’est que deux jours plus tard, le dimanche, que nous nous sommes regardés pour la première fois, maman et moi. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman raconte que, pour bien me protéger, elle a demandé la cérémonie de la première sortie, 21 jours après ma naissance. Il y avait toute la famille de mon papa Kossi, né un jeudi. On m’a fait sortir tout nu, on m’a mis par terre et on a jeté de l’eau sur le toit. Il fallait que l’eau retombe sur moi pour que je sois bien protégé : c’est ce qui est arrivé, tout le monde était heureux ! Maman m’a donné son lait pendant 12 mois, toute une année. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. J’ai commencé à marcher et j’ai eu ma première dent à 11 mois, maman était très fière de moi ! Quand j’ai eu 1 année elle a organisé une grande fête pour mon anniversaire et mon baptême. Ce jour-là maman a choisi de me nommer Saul, c’est le nom du premier roi des juifs dans la Bible, et aussi Enée, un héros grec qui a voyagé dans le monde des ancêtres et qui a quitté son pays. C’est Tata Akoko13 qui était ma marraine, elle me tenait dans ses bras quand le prêtre a versé l’eau sur ma tête et m’a dit toutes les bénédictions. Mon parrain s’appelle Kodjo parce qu’il est né un mardi. Il travaillait avec maman qui avait un poste important ! Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Après mon premier anniversaire, en juillet, papa a dû partir parce que les chefs du pays ne l’aimaient pas et maman a décidé de déménager avec Tantie dans un quartier plus tranquille. Nous avions une grande maison avec une grande cour. Il y avait beaucoup de manguiers, des cocotiers, des palmiers. Tantie avait aussi une cuisinière et un chauffeur ! Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman dit qu’elle voulait que le pays soit bien gouverné et elle travaillait pour ça. Le chef de tout le pays ne l’aimait pas non plus, il l’a fait enfermer toute une nuit à la prison. Alors maman et Tantie ont décidé de s’enfuir avec moi dans un couvent de religieuses. Mais les policiers la cherchaient encore. Alors nous sommes allés au Bénin, dans un autre couvent. Mais c’était trop près du Togo, trop dangereux pour maman, il fallait qu’elle s’en aille beaucoup plus loin. En novembre les Sœurs du Couvent l’ont accompagnée en avion jusqu’en France et puis en Suisse, à Genève. Moi j’étais encore un gros bébé qui ne comprenait pas pourquoi il ne voyait plus sa maman. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman raconte que je suis resté au Bénin avec Tantie pendant 6 mois. J’avais 2 ans. Tantie a su que nous pouvions retourner à la maison de Lomé, elle et moi, mais maman ne pouvait pas revenir. Tantie avait une cantine à Lomé, elle préparait le riz-akumé, la sauce gombo, la sauce sésame, le poisson grillé et le poisson fumé. Quand elle allait travailler, c’est l’employée de Tantie, Karina, qui s’occupait de moi. J’allais à l’école maternelle et elle venait me chercher à 3 heures de l’après-midi. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Et puis Tantie est tombée malade, elle avait mal à la tête, mal au cœur et mal aux jambes. Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait parce que j’étais encore très petit, je n’avais même pas 4 ans. Un 12 Bokonon ou Babalawo, dans la tradition vodou, devin qui interprète les rêves et instruit les consultants sur les sacrifices à faire pour assurer la protection de la mère et de l’enfant. 13 Les noms de Akokovi et Akokogan sont donnés à des sœur jumelles. 6 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 jour elle a dû aller à l’hôpital et je suis resté tout seul avec Karina. J’avais très peur de ne plus revoir ma grand-mère ! Ossé, le chauffeur de Tantie, me conduisait à l’école et à l’hôpital. Grand-maman a dit que je pleurais beaucoup. Je ne voulais pas aller chez Tata Akoko parce qu’elle était sévère et j’avais peur d’elle. Je rentrais à la maison avec les employés de Tantie. Des fois je passais tout l’après-midi à l’hôpital. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Je sais maintenant que maman a eu très peur pour moi parce que j’étais tout seul dans la maison avec Karina et Ossé, sans famille ! C’était trop dangereux d’aller dans la maison de la grande famille. Mais moi je ne savais rien de toutes ces choses des grandes personnes. J’étais un petit garçon qui ne savait pas pourquoi il n’avait plus sa maman et qui avait peur de rester sans sa grand’mère. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman a dit que je lui manquais beaucoup et que Tantie n’avait plus assez de santé pour s’occuper de moi. Elle avait dit à Tantie qu’elle me reprendrait auprès d’elle quand elle aurait une maison en Suisse et des sous pour acheter à manger. Tantie aurait voulu me garder toujours avec elle. Je voyais qu’elle était toujours triste : je ne savais pas pourquoi. Maintenant je sais que c’était parce que j’allais bientôt partir en Suisse, chez maman, mais elle ne m’a rien dit. Comme il y avait très longtemps que je n’avais pas vu maman, je pensais que Tantie était ma maman. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Un jour nous sommes allés à Accra, la capitale du Ghana, avec une autre dame qui avait trois enfants. Il y avait aussi un monsieur qui nous accompagnait pour nous protéger, oncle Jérôme. Il priait beaucoup pour nous. Nous sommes restés deux jours à Accra. Et puis Tantie m’a dit qu’elle allait acheter des bonbons, que je devais rester avec la dame et ses enfants. Elle n’est plus revenue ! Je pensais que j’avais peut-être fait des bêtises et qu’elle était fâchée. Je ne comprenais pas pourquoi elle m’avait abandonné ! ! Elle est retournée à Lomé sans rien me dire et je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. J’ai dû aller avec la dame et ses enfants, nous sommes montés dans un grand avion qui a volé très longtemps. L’un des enfants de la dame avait mon âge. Nous avons joué ensemble. Quand nous sommes descendus de l’avion, nous avons été dans une salle d’attente et nous avons encore joué ensemble. Ensuite une dame est arrivée avec un monsieur et un bébé. Elle m’a dit qu’ils étaient ma maman, mon papa et mon petit frère. Je ne l’ai pas crue parce que je pensais que Tantie était ma maman. Je ne voulais pas l’écouter, je ne voulais pas lui parler et je ne voulais pas aller avec elle. Alors le monsieur m’a pris dans ses bras : je me débattais, je pleurais et je criais très fort parce que j’avais très peur de ces grandes personnes que je ne connaissais pas. Quand ils m’ont mis dans leur voiture je n’ai plus rien dit. La dame qui disait qu’elle était ma maman m’a demandé si j’avais faim. Je n’ai pas répondu mais j’ai mangé les gâteaux qu’elle avait achetés. Le bébé s’est mis à pleurer parce qu’il voulait aussi du gâteau : elle a dit que c’était mon petit frère et qu’il s’appelait Zachée. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman a raconté qu’elle m’a regardé très longtemps quand je me suis endormi. Elle ne me reconnaissait pas non plus parce que j’étais un gros bébé quand elle avait dû me quitter et que j’étais devenu un petit garçon de 5 ans ! Maman croyait que j’étais un grand garçon qui comprenait tout. Mais j’étais petit et je ne voulais pas avoir une maman, un papa et un petit frère que je ne connaissais pas, je voulais seulement retourner chez ma Tantie : alors je n’arrivais pas à être gentil et obéissant. Maman a raconté qu’elle ne savait pas comment faire pour m’apprivoiser. Maintenant elle dit en pleurant qu’elle a été trop sévère avec moi qui suis l’amour de sa vie. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Pendant plusieurs mois je n’ai pas parlé, je répondais seulement OUI ou NON. Maman téléphonait souvent à Tantie, je lui parlais au téléphone, je lui demandais quand elle allait venir. Elle me disait qu’elle allait arriver bientôt mais ce n’était pas vrai parce qu’elle ne venait pas. Des fois maman me 7 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 disait aussi que Tantie allait venir, mais ce n’était pas vrai. Alors je ne les croyais plus et je n’ai plus rien demandé. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Deux mois plus tard, en janvier, Maman m’a conduit à l’école maternelle. C’était loin de la maison. Je ne comprenais rien du tout, je ne comprenais pas ce que disait la maîtresse et je ne comprenais pas ce que disaient les enfants! J’avais très peur ! Maman m’a dit qu’elle reviendrait me chercher. Je ne l’ai pas crue. Est-ce qu’elle allait m’abandonner là avec cette dame et ces enfants que je ne connaissais pas comme avait fait Tantie ? Je pleurais, j’avais trop peur de rester là. Mais maman est partie. Plus tard elle est revenue me chercher, comme elle l’avait dit : c’était la vérité, elle ne m’avait pas menti. J’étais soulagé de la revoir. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Le lendemain c’est papa qui m’a conduit à l’école enfantine. J’avais encore peur des autres enfants et je ne pouvais pas écouter et obéir à la maîtresse parce que je ne comprenais rien du tout. Je restais tout seul pour avoir moins peur. Quand la maîtresse me tirait vers les autres enfants, je faisais le tigre pour me défendre. Je crois que la maîtresse pensait que j’étais méchant. Elle ne comprenait pas que j’avais seulement peur. Cette maîtresse disait à maman que j’étais mal élevé et que je devais savoir lacer mes chaussures. Maman n’a pas osé lui dire que je ne l’avais pas appris dans le carré de Tantie parce que je n’en avais pas besoin. Maman ne le savait pas non plus. Elle a dit que la maîtresse l’énervait parce qu’elle disait seulement les choses que je ne savais pas faire comme les autres enfants. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. J’aimais aller jouer dehors, dans le parc de notre maison. J’ai commencé à jouer avec Siem. Le pays de ses parents était l’Erythrée, c’est du côté Est de l’Afrique, où il y a la Mer Rouge et la Mer d’Arabie. Avec ses parents il parlait une autre langue que la mienne. Alors j’ai recommencé à parler avec les mots de français que j’avais appris à la maternelle à Lomé. C’est avec lui et Si Mohamed, un garçon qui venait d’Egypte, le pays des Pharaons, que j’ai commencé à jouer et à parler en français. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman raconte je que tapais beaucoup Zachée. Elle me grondait et me tapait à cause de lui. Elle disait toujours que c’était mon petit frère et que je devais prendre soin de lui. Je ne voulais pas écouter ce qu’elle me disait et Zachée m’énervait trop. Elle lui faisait des câlins et ça ma fâchait. Je restais tout seul dans ma chambre. Quand j’avais faim je lui demandais à manger. Elle était contente de me voir manger et j’aimais bien ce qu’elle me donnait. Je n’arrivais pas à faire les choses de grand garçon qu’elle me demandait parce que j’étais encore petit. Elle pensait que je disais NON pour l’embêter et elle était triste et souvent fâchée avec moi, je ne la voyais jamais contente, alors je n’allais pas vers elle. Elle ne savait pas comment faire des câlins à son Saul Kofi fâché et moi non plus. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. J’ai commencé la 2ème maternelle avec une nouvelle maîtresse qui s’appelait Martine. Elle m’a beaucoup regardé et elle a vu que j’avais toujours peur des autres enfants et que je ne voulais pas l’écouter même si je comprenais un peu ce qu’elle disait. Elle était aussi gentille avec maman. C’est elle qui lui a expliqué que je n’étais pas méchant mais seulement un petit garçon qui avait peur parce que je ne comprenais pas les choses qui m’étaient arrivées. Elle a dit que maman et moi nous avions besoin d’aide pour nous retrouver et nous aimer. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Et puis il y a eu l’assistante socio-éducative qui est venue à la maison. J’aimais bien quand elle venait, même si Maman lui a dit que je faisais des caprices. Elle écoutait maman qui lui parlait beaucoup de moi, et moi j’aimais écouter maman. Elle lui disait qu’elle avait compris que Tantie me manquait et qu’elle voulait la faire venir. Et puis Maman lui disait combien elle avait été triste sans moi. Elle a pensé que Tantie devait aussi être trop triste sans moi. Elle a décidé de la faire venir pour que nous soyons tous ensemble. Même si maman disait que c’était très difficile et qu’il fallait beaucoup travailler pour payer le billet d’avion, ça me faisait du bien de l’entendre. Ça voulait dire que maman sentait que j’étais malheureux et elle voulait absolument que je sois heureux. J’ai commencé à comprendre 8 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 que Tantie était la maman de maman et qu’elle m’avait gardé avec elle quand maman a dû partir si loin et si longtemps. Alors j’ai commencé à l’aimer un peu et à parler notre langue avec elle. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Tantie était malade et c’était très difficile de la faire venir. Nous l’avons attendue très longtemps, au moins une année ! Maman a dû commencer à travailler pour gagner de l’argent pour payer le voyage. Elle partait tôt le matin et rentrait seulement le soir. Elle laissait Zachée chez une dame, on dit une maman de jour. Mais moi je devais rester tout seul à la maison ! Après l’école maternelle du matin, je devais rentrer à la maison et manger mon dîner tout seul : je n’arrivais pas à manger tout seul, alors je ne mangeais rien. J’attendais que Maman revienne le soir pour manger. Tous les soirs je lui demandais : Est-ce que tu dois retourner au travail demain ? Elle me disait oui. Le matin je lui demandais encore : Est-ce que tu dois retourner au travail ? Elle me disait oui et elle partait. Une fois je suis tombé malade, j’avais chaud et mal à la tête. J’ai vu que j’avais un tas de boutons partout ! J’ai eu peur de mourir tout seul. Je suis sorti sur le palier et j’ai attendu que maman revienne devant l’ascenseur. Quand elle est arrivée, elle m’a dit que j’avais la varicelle. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. L’assistante socio-éducative a trouvé une cantine où j’ai pu aller manger à midi. Maman n’est plus allée travailler le samedi et le dimanche quand elle ne trouvait personne pour s’occuper de moi et de Zachée. A la cantine je voyais les autres enfants qui mangeaient et je n’étais plus tout seul : alors j’ai aussi mangé. Maman était un peu rassurée. Elle voyait que j’aimais bien rester avec les enfants qui étaient plus petits que moi, je pouvais leur montrer des choses et les aider. Je pouvais les protéger si les plus grands les bousculaient. Avec les plus grands je parlais toujours plus, mais je me bagarrais encore avec eux et les maîtresses n’étaient pas contentes. Elles disaient à maman que je n’écoutais pas souvent et que je ne faisais pas ce qu’elles voulaient. Quand je me sentais malheureux et quand j’avais tellement l’ennui de Tantie, je ne voulais écouter personne et j’étais fâché contre tout le monde. Je n’arrivais pas encore à aimer Zachée et son papa. Je ne comprenais pas pourquoi à l’école, Maman disait aux maîtresses que j’avais un autre papa au Togo. Moi je ne l’avais jamais vu. Elle me disait qu’il fallait dire ça pour les papiers. Alors je ne disais rien et à la maison je préférais rester tout seul dans ma chambre. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman raconte que je lui demandais tout le temps Quand est-ce que Tantie va arriver ? Elle pense que j’écoutais très bien chaque fois qu’elle parlait des difficultés du voyage avec l’assistante sociale. Maman était très inquiète car elle n’était pas sûre que ceux qui commandent en Suisse soient d’accord de laisser venir ma grand-mère. Elle devait chaque fois donner des papiers et chaque fois ils disaient à maman que ce n’était pas assez. C’étaient sûrement des monstres, des fous et des méchants qui détestent les enfants et les grands-mères. Alors j’avais aussi peur de ne jamais la revoir, surtout quand j’étais tout seul à la maison, avant que maman revienne du travail. Maman voyait que j’avais tout le temps peur qu’elle ne revienne pas du travail ou que ma Tantie ne puisse pas venir. Alors elle était très triste et découragée. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Maman raconte que Tantie a dû aller à l’hôpital pendant tout l’été et aussi quand j’ai commencé la deuxième enfantine. Je voyais que Maman se faisait beaucoup de soucis pour Tantie même si elle ne me disait rien, mais j’écoutais toujours quand elle parlait au téléphone. Peut-être que c’était pour ça que j’étais bizarre à l’école et que Maman, ma maîtresse et l’assistante socio-éducative se faisaient du souci pour moi. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Après Maman raconte que Tantie est rentrée à la maison mais que son pied ne guérissait pas. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour avoir les papiers qui permettaient à Tantie de venir chez nous. Moi j’avais très peur de ne plus la revoir et j’avais très peur de demander si elle allait mourir. Alors je ne disais rien. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. 9 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Maman téléphonait très souvent pour savoir comment allait Tantie. Elle répondait que ça allait pour ne pas inquiéter maman, mais ce n’était pas vrai. Tata Akoko disait que la cicatrice de la peau qu’on lui avait greffé ne guérissait pas, qu’il fallait la faire soigner en Suisse. C’est une dame de Caritas qui a aidé maman pour les papiers. Ça a duré longtemps, 4 mois, jusqu’à ce que la chirurgienne de l’hôpital fasse l’attestation : c’est comme un carnet scolaire qui disait que le pied de Tantie allait très mal. Alors Tantie a téléphoné pour dire qu’elle arrivait vraiment. Je ne savais pas si je pouvais la croire cette fois, je lui ai dit « j’espère que tu ne me mens plus » ! Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Un jour, quand je suis revenu de l’école, Maman m’a dit que Tantie allait vraiment pouvoir venir bientôt ! L’assistante sociale lui avait téléphoné pour lui dire que toutes les permissions étaient arrivées. Il fallait attendre seulement trois semaines et puis ma Tantie serait arrivée ! J’étais heureux, léger come un papillon. Je suis sorti pour le dire à tous les gens que je rencontrais : Ma grand-mère va arriver ! Ma grand-mère va arriver ! Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Ma Tantie est arrivée le vendredi 22 février. Je suis aussi né un vendredi, c’est un jour important pour moi ! Maman raconte qu’elle n’avait pas assez d’argent pour acheter des billets de train pour nous tous. Elle a demandé à un ami de l’accompagner à l’aéroport en voiture, elle lui a payé l’essence. Moi j’ai dû aller à l’école, j’étais très excité, je disais à tout le monde que j’allais retrouver ma grand’mère : il y avait 2 ans que je ne l’avais pas vue ! Quand je suis arrivé à la maison on s’est serrés très fort dans les bras. Ma Tantie pleurait de joie, elle a beaucoup pleuré. Elle a dit que j’avais changé et grandi. Moi je voyais qu’elle avait de la peine à marcher, elle avait une blessure au pied et je la trouvais plus vieille. Elle m’a apporté du lait. Nous avons dormi ensemble toute la journée. J’ai pu rester avec elle tout le temps, tout le week-end. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Je lui ai demandé pourquoi elle m’avait abandonné à Accra, pourquoi elle m’avait dit qu’elle allait acheter des bonbons et puis elle n’était plus revenue, pourquoi elle ne m’avait rien expliqué ! Je ne sais pas si elle a compris combien ce mensonge et ce silence m’ont tourmenté et m’ont fait penser que c’était de ma faute ! Peut-être que oui parce qu’elle pleurait beaucoup. En même temps j’étais tellement heureux de la revoir que je ne voulais pas qu’elle pleure. Alors on n’en a plus parlé. Séance suivante: relecture et partage en éwé entre la mère et l’enfant. Une année après l’arrivée de Tantie, maman a expliqué à Tata Francine que papa est mon vrai papa ! Moi et Zachée, nous sommes tous les deux les enfants de maman et de papa. Comme maman, papa était aussi en danger au Togo. Alors, pour nous protéger, maman a dit que j’étais son bébé et que le nom de mon papa devait rester secret. Maintenant ce secret n’est plus nécessaire : je sais aujourd’hui que je suis le fils de mon père Kossi et de ma mère Rosemonde, et le frère aîné de Zachée! Tantie et mes parents ont compris que j’étais un petit garçon qui avait eu le cœur et l’esprit brisés et qu’il fallait beaucoup d’amour et beaucoup de temps pour enlever mes peurs. Ils ne savaient pas qu’il faut dire la vérité aussi aux enfants. Conclusion Les enfants de migrants sont les victimes d’une double maltraitance, celle qui est à l’origine de l’arrachement de leur contexte culturel et celle que nos modèles d’accueil assimilationnistes leur font subir. L’un des aspects de la maltraitance qui leur est infligée est le déni de l’importance de la langue maternelle : aujourd’hui, en l’absence de la bande son en langue maternelle qui s’est déroulée pendant et à la suite de nos séances, il est peut-être difficile d’en saisir la portée pour l’élaboration des souffrances des enfants victimes d’un monde d’adultes injuste et violent. Mais j’espère que cette absence soit suffisamment sonore pour que les mots de toutes les mères et de tous leurs enfants 10 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 puissent toujours se construire simultanément et avec l’aide des professionnels en langue maternelle et dans celle de l’exil. En leur nom, je vous remercie. 11 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Le conte en thérapie familiale systémique : une histoire qui ouvre à d'autres constructions Marie-Thérèse FERHAN et Gisèle ROSSET La thérapie familiale systémique: l'individu dans son système d'appartenance. Le thérapeute et ses croyances. Le système familial et ses croyances. La création du système thérapeutique: création de l'espace intermédiaire. Les résonnances du thérapeute et l'utilisation de soi, la place de l'émotion dans la création de la métaphore. Dans la famille des objets flottants: le conte. Vignette clinique L'approche systémique aborde l'individu dans le réseau relationnel qu'il tisse avec son environnement. L'individu existe dans des réseaux d'appartenance auxquels il s'affilie et qui se complexifient au fil du temps. Ces appartenances multiples façonnent une vision de la réalité. La rencontre thérapeutique est donc la rencontre de deux systèmes de pensée, de représentation du monde, celui de la famille qui consulte et celui du thérapeute. Michel Serres nous dit « Je suis la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu'à ma mort ..... car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe (19/11/09 Libération) ». L'identité se construit au carrefour de nos appartenances et tout au long de notre vie. La première de ces appartenances, imposée, est la famille, ou les familles dans lesquelles l'enfant grandit. Ces appartenances sont mouvantes entre loyautés, abandon voire trahisons, ceci, en fonction des circonstances et des besoins. C'est donc dans la complexité de ces réseaux d'appartenance que se fonde notre identité. Et si nous n'avons pas d'identité sans appartenances, nous n'avons pas d'identité sans mémoire, nous dit Y. Rey. La mémoire, c'est la construction des souvenirs à partir de ce qu'on garde, modifie et de ce qu'on oublie des expériences passées. 1 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Chacun a son propre filtre en fonction de sa sensibilité et de sa place. Là encore, cette règle valable pour l'individu ou la famille qui consultent, est la même pour les thérapeutes. Quelle identité pour les thérapeutes? Dans la pratique systémique, le thérapeute n'est pas un élément neutre dans le système thérapeutique. Le thérapeute constitue son principal instrument thérapeutique. La formation va lui apporter des connaissances sur les systèmes, les communications, la relation, les différents concepts utilisés ... Mais aussi par un lent travail de métamorphose qui va lui permettre de s'utiliser, il va devoir revisiter son histoire. Ce travail sera l'occasion d'expérimenter ce positionnement particulier qui permet de transformer ses souvenirs émotionnels implicites d'expériences passées en souvenirs explicites d'expériences émotionnelles. Ce changement permet d'avoir la liberté de comment agir plutôt que réagir. Y. Rey appelle cela « penser l'émotion », c'est à dire passer du choc de l'émotion des expériences vécues à l'élaboration du sentiment et de la pensée. C'est fort de cette connaissance sur lui-même que le thérapeute va savoir s'utiliser dans la relation thérapeutique, à la fois du point de vue cognitif et du point de vue émotionnel. « Ce n'est pas la théorie qui détermine la qualité des interventions mais la façon dont le praticien l'utilise et s'utilise» nous dit Y. Rey. Le système familial arrive avec son histoire construite et qui définit une façon de penser, de voir le monde. Cette histoire, non écrite, définit les places et les comportements de chacun. La demande de thérapie suppose une demande de changement de comportement. Ce comportement prend sens et place dans la construction narrative qui le définit. On pourrait dire qu'un système familial demandeur d'aide a trouvé sur son chemin des petits cailloux parfois très douloureux qu'il apporte en thérapie et qui donnent sens à son histoire. Le thérapeute, lui, va partir à la recherche de ces petites perles oubliées voire méconnues qui vont modifier le sens de l'histoire. Le système temporaire alors constitué famille/thérapeute va se donner comme objectif la recherche active de lectures alternatives de l'histoire familiale en recherchant les ressources utilisées jusque là pour traverser les crises antérieures. L'histoire familiale du départ va s'enrichir des apports de chacun suscités par les questions du thérapeute, questions orientées par sa représentation du monde. Ces apports, dans cet espace intermédiaire de co-création, vont permettre à la famille d'étoffer ou de transformer son histoire. En repassant par des mots, un espace de pensée est créé qui va ouvrir sur une mise à distance de ce qui posait problème. Cette relecture qui fait apparaître de nouvelles constructions narratives va donner une place différente au symptôme qui a initié la rencontre thérapeutique. La déconstruction-reconstruction de l'histoire va permettre d'imaginer un futur ouvert qui tiendra compte des besoins de chacun dans un processus de différenciation en dehors de la prédétermination 2 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 initiale. Pour donner une place aux petits cailloux douloureux dans l 'histoire de la famille, pour donner une place aux petites perles oubliées ou méconnues, les thérapeutes familiaux ont inventé des outils particuliers qu'Yveline REY et Philippe Caillé ont appelé les objets flottants, c'est-à-dire les balises de la rencontre thérapeutique comme les bouées sur la mer qui nous donnent des indications pour la navigation. Ceux-ci sont en avant tout des outils thérapeutiques qui s'inscrivent une communication et une éthique systémique. Ils proposent un cadre aussi bien pour la famille que pour l'intervenant avec ce que cela représente de contraintes et de sécurité. Ils sont: témoignage, trace et témoins d'une rencontre, ils s'inscrivent entre éveil et oubli et façonnent l'histoire de la rencontre narratif car ils invitent à raconter l 'histoire autrement par le jeu, la poésie, la métaphore et engagent à une conversation et ce sont des objets pour penser l'émotion dans un registre propre à l'approche systémique. Ils favorisent ainsi une déconstruction reconstruction de la réalité apportée par le ou les consultants et ouvrent à de nouvelles lectures, ces histoires qui nous façonnent. Parmi ces objets flottants, nous allons vous parler du conte systémique avec une vignette clinique. A la lecture du conte, les réactions émotionnelles sont importantes, y compris pour le thérapeute. C'est l'objectif du conte: proposer cette communication particulière en utilisant la métaphore, ce qui permet de poser les questions de manière non frontale en amplifiant les résonnances émotionnelles. C'est Luigi Onnis qui nous dit que c'est précisément par son caractère de point de rencontre, d'interface entre deux langages, c'est-à-dire le langage logique de la pensée rationnelle et le langage symbolique, analogique, de l'imagination et de l'affectivité que la métaphore tend à faire circuler entre thérapeute et patients des communications ouvertes aux affects et découvrent des parcours où se véhiculent de façon privilégiée des sentiments et des émotions à l'intérieur de la relation thérapeutique. Le pouvoir de la métaphore réside dans sa capacité à atteindre une composante affective de la personnalité qui ordinairement est trop bien défendue pour être atteignable. C'est cette composante que Bettelheim a décrit dans son livre sur les contes. C'est à dire cette part de la personne qui désire découvrir quelque chose de nouveau sans avoir à se protéger de possibles effets négatifs de cette découverte. En exprimant quelque chose qui se trouve « au-delà» de la compréhension logique immédiate, la métaphore remet en cause le dispositif logique de la pensée et permet de produire des ouvertures imprévues par la dimension imaginaire et émotive. Le conte systémique est la trace d'un parcours réalisé en commun. Il s'adresse spécifiquement aux membres de la famille. 3 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 C'est un message conçu sur mesure qui s'adresse directement à chacun et qui inclut les différents traumatismes vécus. Il redéfinit le drame familial en l'inscrivant dans un univers métaphorique et merveilleux. Il l'extrait du quotidien en requalifiant les relations d'une façon inattendue et le connote positivement en le replaçant dans un thème universel. Oui mais pour qu'il soit utile il faut que la famille puisse s'y reconnaitre. Il met donc en scène la permanence de certains rôles et de schémas interactionnels redondants auxquels le thérapeute a été sensible. Il sort des interventions classiques de la thérapie familiale, il favorise l'individuation en proposant une confrontation des représentations. Il transporte alors la famille dans un autre temps, un autre espace insérant le drame familial dans un cadre dans lequel peut s'amorcer une nouvelle recherche de sens. 4 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 5 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Il permet ainsi la construction commune de nouvelles visions de la réalité. L'effet du recadrage, dans cette provocation douce, permet de prendre en compte le mythe et de lui redonner du mouvement. Ainsi quand la famille est arrivée, nous avions plusieurs variantes d'une histoire commune qui faisaient part de vécus émotionnels individuels. Il y avait difficulté à comprendre la souffrance de l'autre par peur de mettre en péril le mythe d'unité familiale. L'éprouvé émotionnel qui faisait son œuvre en souterrain est réintroduit par le biais de la métaphore comme un élément incontournable. Le conte en faisant apparaitre les émotions liées à l'histoire traumatique ouvre un espace de pensée autour de ces émotions enfouies en les légitimant. Et puis principalement, le conte parle du temps. « Il était une fois» conune une formule magique universelle nous invite à un voyage dont chacun d'entre nous a fait l'expérience, Il était une fois, disaient Yveline Rey et Philippe Caillé, introduit un rythme, promet des phrases, des développements, des alternances, le temps est transformé en durée et la durée en évolution. Le conte dit ainsi que la vie est un mouvement, un processus et que ce sont les hommes qui par leurs actions et réactions la fige dans le malaise et (ou) le malheur. Il était une fois, nous apprend que le temps est la philosophie du changement. La fonction du conte systémique, de l'histoire est donc aussi importante que son _")I).CI1lI.C( c'est aussi pourquoi, dans le conte inventé pour les familles, il s'agit d'histoires inachevées. L 'histoire rapportée du fait de son inachèvement, ménage un lieu de création de quelque chose en commun, mais représente aussi le territoire où va se négocier la future séparation des protagonistes. En demandant à chacun des membres de la famille de terminer le conte, le thérapeute laisse la voie à diverses issues possibles, en stimulant la famille à les rechercher. Ainsi dans le conte inachevé le thérapeute renforce les compétences de la famille, il abandonne le rôle d'expert qui lui a été attribué lors de la demande de consultation. Comme il a abandonné le mythe de la neutralité, de l'extériorité, il perd la prétention à une connaissance objective de la réalité thérapeutique prise comme une vérité absolue, il doit aussi renoncer à la prétention de contrôler le processus thérapeutique et d'en prévoir les Issues. Le conte systémique est lm méta-message, espace de co-construction, objet flottant qui n'appartient ni au thérapeute, ni à la famille et où l'intervenant donne les règles du jeu et est à l'écoute de ses propres résonances. La rencontre thérapeutique est vue COnIDle la rencontre entre deux narrations, celle du système familial et celle du thérapeute entre lesquelles se produit un échange continu d'informations de façon à construire ensemble la réalité thérapeutique et à tisser une narration nouvelle et imprévisible. 6 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Cet espace de co-construction où l'esthétique et la pragmatique se doivent d'être complémentaires va en effet permettre la création de nouvelles significations à propos du problème et de son environnement, une nouvelle organisation du monde vécu. A chacun d'oser des positions relationnelles différentes qui pourront redistribuer les cartes du Jeu. Mais il arrive parfois qu'un membre de la famille ne puisse terminer le conte. Comme le dit Tahar Ben Jelloun dans « L'enfant de sable» : « A présent, cette histoire est en vous, elle va occuper vos jours et vos nuits. Elle creusera son lit dans votre corps et votre esprit, c'est une histoire qui vient de loin .... ». Bibliographie: Bibliographie: Le langage non verbal et métaphorique en thérapie. Luigi ONNIS Il était une fois .... .1a méthode narrative en systémique. Y REY et P.CAILLE Les objets flottants .Y REY et P.CAILLE 7 « Ces histoires qui nous façonnent : l’éveil du sens, entre mémoire et oubli » Congrès annuel de l’association Parole d’Enfants www.parole.be Paris, UNESCO, 24 et 25 novembre 2011 Le Livret de Vie Un outil thérapeutique systémique pour l’enfant victime de maltraitance intrafamiliale Mariame Traoré, psychologue FSP, spécialiste en psychothérapie Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Plan Naissance du Livret de Vie Un arrière-fond théorique Altération de la compétence narrative chez les enfants maltraités L’application thérapeutique du récit de soi Les objets flottants Le dessin chez l’enfant Le Livret de vie Définition et présentation du Livret de Vie Objectifs visés et indications thérapeutiques Références bibliographiques Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Naissance du Livret de Vie Mémoire de fin de formation à l’intervention et à la thérapie d’orientation systémique. Septembre 2009 Pratique clinique dans un centre thérapeutique pour les familles maltraitantes. Recherches concernant les fonctionnements psychologiques et les moyens de traitement des enfants victimisés au sein de leur famille. Le récit autobiographique accompagné de dessins (ou de photos) comme traitement de choix pour cette population. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Un arrière-fond théorique Altération de la compétence narrative chez les enfants maltraités Etude de 2005: Maltraitance Traumatisme défaut d’élaboration Altération de la narration Maltraitance Attachement désorganisé Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. ségrégation de la pensée 25.11.2011/MT Eléments constitutifs du trauma décrits par Freud et Ferenczi: La soudaineté de l’événement. La non-préparation du psychisme. Un phénomène qui suscite l’effroi plutôt que la peur ou l’angoisse. Qui met en échec la capacité de symbolisation du sujet. Qui est de l’ordre de l’irreprésentable. Qui provoque la sidération. Qui échappe au travail du deuil, du temps. Qui déborde les possibilités de métabolisation du Moi Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Pour Freud, le Traumatisme serait un événement qui accablerait les processus mentaux parce que ceux-ci ne pourraient, à cause de l’aspect soudain et/ou du caractère excessif de l’événement, s’y adapter ni le transformer. L’expérience traumatique relèverait de l’effroi et la violence de la confrontation avec le réel de la mort provoquerait un état de sidération du Moi. Lors de maltraitance intrafamiliale, la disqualification des besoins de l’enfant, les violences physiques, psychologiques et sexuelles peuvent constituer une expérience traumatique. L’acte maltraitant peut ainsi être considéré comme une effraction à l’intérieur de l’appareil psychique de l’enfant. Car, lorsqu’il est maltraité, l’enfant ne comprend pas ce qui lui arrive, en ce qu’il vit un événement qui excède ses capacités d’élaboration et se retrouve alors dans un état de sidération et d’effroi. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT L’événement catastrophique ne peut être mis en forme et la psyché ne peut remplir sa tâche habituelle qui est d’intégrer les éléments du monde extérieur. Cette sidération paralyse la pensée et entrave la symbolisation. La narration étant liée à la symbolisation, elle se voit également altérée. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Les séquelles du trauma chez l’enfant: Froideur affective, vécus d’insécurité et d’abandons, angoisses de mort, comportements capricieux, agressivité, troubles caractériels, perte d’envie de jouer, plaintes somatiques, syndrome de réviviscence traumatique, énurésie, encoprésie, blocage des apprentissages et blocage du langage. Selon Garland (1998), le dommage causé à la capacité à créer des symboles est une caractéristique et un aspect problématique de la pensée du traumatisé et par extension de l’enfant maltraité (Mélanie Klein parle « d’appauvrissement de la réalité intérieure »). Réf: Garland, C. 1998. (Trad. Loncelle, M-J. 2001) Comprendre le traumatisme. Larmor-Plage : Hublot. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Plusieurs auteurs ont montré que la majorité des enfants maltraités développent des comportements d’attachement de type désorganisé, selon la théorie de l’attachement de Ainsworth (1978). Selon Judith Solomon (1995, 1999) et ses collaborateurs, les enfants ayant des comportements d’attachement désorganisés ont tendance à cliver l’information et cette ségrégation de la pensée se reflèterait par une narration désorganisée. Ainsi, les enfants maltraités pourraient avoir une compétence narrative désorganisée. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT L’application thérapeutique du récit de soi Ricoeur définit la narration de sa vie comme une étape centrale de la constitution de soi, car en se racontant on se définit comme sujet parlant et agissant et l’on s’inscrit dans le temps. ⇒ En se racontant, le sujet joue un rôle central et contribue à la constitution de sa propre vie. ⇒ De là, naît une responsabilisation et le sentiment de posséder la capacité d’intervenir pour donner forme à sa vie et à ses relations. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Fonction des récits autobiographiques selon Caillé: Donne les moyens de déchiffrer le monde en s’y situant. Donne un sens à la vie, car le récit place dans le temps (donne un passé et permet la projection dans le futur). Le récit de soi peut permettre de se confronter aux difficultés et de les dépasser. Ainsi le Livret de vie permettra à l’enfant victimisé de réacquérir une représentation narrative de lui-même, un soi narratif (Gergen), avec tous les bénéfices que cela a pour son développement. Il pourra également se resubjectifier dans une histoire à venir. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Les objets flottants Il sont décrits par Caillé, comme différents exercices qui se créent dans une interaction entre le thérapeute et le patient et qui médiatisent de ce fait leur communication. Le Livret de vie est à considérer comme un objet flottant. Il permet d’inscrire des événements de vie dans un processus qui permet au temps de s’écouler et d’avancer. Le temps arrêté par le trauma, se remet en mouvement, car il réinscrit l’événement traumatique et le symptôme dans une histoire qui les englobe, qui souvent leur donne sens et qui les relie aux autres événements de vie du patient. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Ainsi, une fois l’événement traumatique réinscrit dans une histoire, l’enfant pourra se le réapproprier, car il agira sur lui et cessera de le subir. Il sera ainsi moins déterminé par le trauma. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Le dessin chez l’enfant L’enfant dessine son Livret de vie. Le dessin favorise l’élaboration de sentiments et des représentations psychique. Il facilite la parole. Il permet de garder une trace de lui-même à un moment donné de sa vie. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Le Livret de vie Définition et présentation du Livret de Vie Le Livret de vie se définit comme un outil thérapeutique permettant de soigner l’enfant au travers du récit et de l’illustration qu’il fait de sa propre vie. Il est un outil thérapeutique permettant à la victime de se constituer comme un sujet d’actes à venir au travers du regard rétrospectif qu’il pose sur sa vie. Ce retour vers le passé, qui permettra de penser le présent et le futur, est le mécanisme thérapeutique principal à l’œuvre dans la tâche du Livret de vie. Car après avoir été figé dans l’instant présent par le trauma, l’enfant, pourra revisiter son passé, parler de l’événement traumatisant et le dépasser pour finalement se projeter dans l’avenir. Il pourra à nouveau appréhender le passé, le présent et l’avenir. Il pourra réorganiser sa pensée. Un nouveau mouvement de vie insufflé par le récit se fera alors jour. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Dès l’émergence de la pensée symbolique (6 ans) Le Livret de vie est une représentation graphique (figurée et/ou abstraite) des événements marquants de la vie du patient. Il s’agit de plusieurs pages A4 (contenant chacune la représentation et le récit d’un événement) reliées entre elles et formant un livret. Le matériel est alors simple : quelques feuilles A4, des crayons et / ou des feutres de couleurs et un support de reliage (de simples agrafes peuvent suffire). Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Consigne: Nous allons ensemble faire un petit livret avec plusieurs souvenirs de ta vie. Toi, tu vas dessiner un souvenir et puis me le raconter et moi je vais écrire ce que tu me racontes. À la fin, nous allons faire un petit livret avec tous tes souvenirs dessinés et racontés, et ce livret sera ton livret de vie que tu pourras emporter avec toi. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Cette tâche s’exécute sur plusieurs séances de thérapie, dont le nombre dépendra de l’âge du patient (plus il sera âgé et plus il y aura d’événements) et de son souhait. C’est lui qui donnera le rythme, mais il est important que la trame chronologique des événements soit respectée et que le Livret de vie contienne au moins : Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Une représentation de la naissance, pour que l’enfant ait un ancrage temporel, que le récit de vie (tel un conte) démarre quelque part et pour que l’enfant s’approprie cette histoire qui est la sienne et dont il devient le héros. Une représentation dans la période pré- traumatique, pour signifier qu’il y a eu quelque chose avant l’événement traumatique, que la vie ne se résume pas au trauma. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.011.2011/MT Une représentation du trauma, pour que le traumatisme soit intégré à la vie du patient. Car il n’est ni plus ni moins qu’un événement faisant partie de sa vie, au même titre que les autres. N.B : lorsqu’il s’agit d’une répétition de mauvais traitements, l’enfant peut tout à fait faire un dessin symbolisant l’ensemble des abus, ou plusieurs dessins. L’important est qu’il y ait une représentation et une narration des maltraitances, afin de pouvoir passer à autre chose après. Une représentation dans la période post-traumatique, pour signifier symboliquement et concrètement que l’évolution de l’enfant n’est pas restée figée. Il y a un après-traumatisme. Une représentation d’une projection dans l’avenir. Pour donner un élan vers l’avenir et permettre à l’évolution de continuer à se faire. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT En fonction du projet thérapeutique, le thérapeute pourra orienter les thématiques représentées par l’enfant ou le laisser complètement libre. Plus l’enfant aura le choix, plus il pourra regagner le pouvoir perdu sur sa propre vie et à nouveau se vivre comme sujet de sa propre existence. Il peut également être suggéré à l’enfant de dessiner une alternative au trauma. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Comme l’a affirmé Anderson (1997) en parlant de l’effet thérapeutique de la narration de soi, il n’est pas essentiel que l’histoire dans le Livret de vie soit « la » vérité, c’est-à-dire qu’elle reflète le déroulement exact des différents événements. Car ce qui compte, c’est que l’histoire de soi ait une cohérence interne et externe et qu’elle soit congruente avec la réalité. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.011.2011/MT Le rôle du thérapeute Rôle de témoin de la vie du patient. Il aidera l’enfant à mettre des mots sur un vécu traumatique. Ainsi, selon la terminologie de Mugnier (1999), il devient un « passeur », un donneur de sens. Telle une enveloppe psychique, le thérapeute évitera que l’émotion paralyse le travail d’élaboration psychique, en contenant les éventuels débordements émotionnels et en soutenant l’activité de représentation et de mise en lien. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Le thérapeute transcrit le discours de l’enfant, ce qui participe à consolider son récit et à en laisser une trace. Et finalement, c’est le thérapeute qui lui demande de se projeter dans l’avenir. Ainsi, devant témoin, le patient se réinscrira dans le processus évolutif nécessaire à sa guérison. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Objectifs visés et indications thérapeutiques L’objectif principal du Livret de vie est de permettre à la victime de retrouver son identité au travers du récit qu’elle fera de sa vie. En parvenant à raconter une histoire cohérente et acceptable de lui-même, l’enfant victimisé retrouvera son identité perdue lors de la maltraitance. Comme l’a montré Caillé, le récit de Soi a une double fonction. Il est d’abord un support identitaire, car c’est en me racontant que j’apprends qui je suis, que je me donne consistance et cohérence, et que je donne sens à ma vie. Puis il a une fonction cognitive en ce qu’il est une trame pour déchiffrer le monde et pour interpréter les événements. Ainsi, « quand je suis capable de faire un récit de ma vie, je construis qui je suis » (Ricoeur, 1988). Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT La tâche du Livret de vie est un outil thérapeutique qui intervient dans le processus thérapeutique et non dans la crise. À la fin du processus, il serait idéal que l’enfant puisse restituer un bout du travail effectué à ses parents. Ainsi, à condition qu’un travail familial ait été fait et que l’enfant se sente suffisamment en confiance, cette restitution, permettra des échanges entre l’enfant et ses parents à propos des souvenirs racontés et inscrira le Livret de vie de l’enfant dans le grand livre de l’histoire familiale. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT L’enfant emportera son Livret de vie, comme le témoin du travail accompli et du dépassement de ses problèmes. Il y a là un lien avec les histoires de réussite de White et Epston, car comme ces histoires, le Livret de vie restera un élément de référence pour l’enfant en cas de nouvelle difficulté. L’un des buts de cette thérapie étant aussi que l’enfant puisse faire de sa vie un récit qui le soutienne. Cet outil s’adresse, comme nous l’avons vu, à des enfants victimes de maltraitances intrafamiliales diverses. Mais il peut également être utilisé avec des adolescents (les dessins pouvant être remplacés par des photographies), des familles (les dessins et les récits étant faits en commun) et avec des adultes ayant vécu des traumas de divers ordres. Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO. 25.11.2011/MT Bibliographie Angelino, I. (1997). L’enfant, la famille, la maltraitance. Paris: Dunod. Bruner, J. (2004) Life as narrative. Social Research, 71 (3), p. 691-710. Caillé, P., Rey, Y. (1994). Les objets flottants au-delà de la parole en thérapie systémique. Paris: ESF éditeur. Cirillo, S. & Di Blasio, P. (2005). La famille maltraitante. Paris: Editions Fabert. Garland, C. (1998). (Trad: Loncelle, M-J. 2001). Comprendre le traumatisme. Une approche psychanalytique. Larmor-Plage: Editions du Hublot. White, M., & Epston, E. (2003). Les moyens narratifs au service de la thérapie. Bruxelles : SATAS. (Edition originale, 1990). Ces histoires qui nous façonnent. L’éveil du sens, entre mémoire et oubli Conférence. Parole d’enfants. Paris UNESCO 25.11.2011/MT