De l`ablution publique à l`invention d`un rituel secret et familier

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De l`ablution publique à l`invention d`un rituel secret et familier
De l’ablution publique à
l’invention
d’un
rituel
secret et familier
Eugène Lomont, Jeune femme à sa toilette, 1898,
huile sur toile, 54 x 65 cm, Beauvais, Musée
départemental de l’Oise. © RMN Grand Palais /
Thierry Ollivier
« On a remarqué que de tous les animaux, les femmes, les
mouches et les chats sont ceux qui passent le plus de temps à
leur toilette », écrivait Charles Nodier dans ses Maximes et
Pensées. Toute misogyne qu’elle soit et d’un humour piquant,
elle ne semble pas moins vraie au regard de l’étonnante
exposition du Musée Marmottan « La toilette. Naissance de
l’intime ». Car vous ne trouverez pas ici d’hommes affairés à
leurs ablutions ; cependant ne nous y trompons pas, ce n’est
pas un parti-pris sexiste qui l’a emporté, mais bien la
réalité matérielle : la toilette masculine, d’un point de vue
pictural, reste encore à inventer.
Sous cet aspect plutôt trivial voire commun à première vue que
pourrait révéler la thématique de la toilette, il n’en est
rien : nous ressortons du musée, ravis de s’être immiscé au
sein de cette sphère privée. Car c’est là tout l’intérêt de
cette exposition : par son parcours chronologique et son
propos à la fois esthétique et sociologique, les commissaires
– Georges Vigarello et Nadeije Laneyrie-Dagen – parviennent à
montrer habilement, la singulière évolution d’un rituel
aujourd’hui si familier.
Fig. 1 – Pays-Bas du Sud, Le bain,
tenture de la vie seigneuriale, vers
1500, laine et soie, 285 x 285 cm,
Paris, musée de Cluny – Musée national
du Moyen Age. © RMN Grand Palais (musée
de Cluny – Musée national du Moyen Age)
/ Franck Raux
La première salle s’ouvre sur une tapisserie du musée de Cluny
: Le bain, tenture de la vie seigneuriale (Fig. 1), datée vers
1500. Il ne faut pas y chercher un témoignage de pratiques
hygiéniques, bien au contraire : la finalité désirée n’est pas
la réalité d’une gestuelle précise, mais plutôt la mise en
valeur d’un idéal féminin. L’érotisme d’ailleurs, est
perceptible : la baigneuse est bercée par les notes de
musique, parée de bijoux et de voiles transparents au milieu
d’une nature foisonnante. La toilette en public n’est pas
encore devenue ce moment de l’intime. Aussi, n’oublions pas de
citer cette très belle toile attribuée à l’Ecole de
Fontainebleau, Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la
duchesse de Villars au bain (Fig. 2), à même d’aiguiser la
curiosité du visiteur : cachées derrières de lourds rideaux,
ces deux femmes se baignent sous les yeux d’une nourrice
allaitante ; vêtues de chemises couleur chair et joliment
apprêtées, avec leurs corps qui se confondent dans la même eau
du bain, elles expriment pourtant une pudeur certaine qui ne
nous laisse pas indifférents.
La deuxième salle opère une rupture nette dans le temps et les
rituels de propreté : au XVIIème siècle, il n’est plus
question de se laver en public, ni même de se laver
d’ailleurs…avec de l’eau, porteuse à cette époque de
nombreuses maladies. On parle alors de « toilette sèche », on
se frotte la peau avec des chiffons, mais surtout, il n’est
plus temps de ritualiser la propreté de manière collective. Là
commence véritablement l’intimité de la toilette, où les
individus les plus pauvres chassent les parasites
religieusement – à l’instar de l’admirable tableau La Femme à
la puce (Fig. 4) de Georges de La Tour, et où les plus riches
s’ornent de leurs plus somptueuses parures, symboles d’une
beauté illusoire – telle cette Vanité ou Jeune Femme à sa
toilette de Nicolas Régnier (Fig. 3).
Fig. 2 – Anonyme (Ecole de
Fontainebleau),
Portrait
présumé
de
Gabrielle
d’Estrées et la duchesse de
Villars au bain, fin du
XVIème siècle, huile sur
toile, 63.5 x 84 cm,
Montpellier,
Musée
Languedocien, Collection de
la société Archéologique de
Montpellier.
Le parcours se prolonge par la découverte singulière de quatre
petits tableaux de François Boucher, mis en valeur par une
muséographie très réussie. Quatre œuvres fonctionnant par
paire, dont l’histoire ne manquera pas d’étonner tout en nous
instruisant sur leur fonction première ; car ces petites
toiles, sont en fait de grandes cachottières. Leur forme
ovale, tout d’abord, n’est pas due au hasard ; elle nous
suggère que nous entrons dans la sphère de l’intime, et même
au-delà, elle nous place dans la peau du voyeur : l’ovale
métaphoriserait alors, selon notre imagination, deux trous de
serrures ou deux paires d’yeux indiscrets. Puis, nous
découvrons le stratagème derrière les chastes apparences : les
deux portraits de femmes jouant avec un bambin pour l’une et
un petit chien pour l’autre, cachent lorsqu’on les soulève,
des scènes grivoises, où ces mêmes femmes s’affairent à leurs
besoins quotidiens dans des positions équivoques. Ces tableaux
libertins, réservés aux cabinets privés de ces messieurs au
XVIIIème siècle, ne se font toutefois pas remarquer uniquement
pour leur caractère licencieux : le modelé des chairs, la
beauté des parures et l’éclat des couleurs, font de cet
ensemble une des pièces maîtresses de l’exposition (Fig. 5 et
6).
Fig. 3 – Nicolas Régnier,
Vanité ou Jeune femme à sa
toilette, Circa, 1626, huile
sur toile, 130 x 105.5 cm,
Lyon, Musée des Beaux-Arts. ©
2014
DeAgostini
Picture
Library / Scala, Florence.
Fig. 4 – Georges de La Tour,
La femme à la puce, 1638,
huile sur toile, 121 x 89
cm, Nancy, Musée Lorrain. ©
RMN Grand Palais / Philippe
Bernard.
Fig. 5 – François Boucher,
L’enfant gâté, 1742 ? Ou
années 1760 ?, huile sur
toile, 52.5 x 41.5 cm,
Karlsruhe,
Staatliche
Kunsthalle Karlsruhe © akgimages
Fig. 6 – François Boucher,
L’Œil indiscret ou La Femme
qui pisse, 1742 ? Ou années
1760 ?, huile sur toile, 52.5
x
42
cm,
Collection
particulière © Christian
Baraja
Avec la salle suivante consacrée au XIXème siècle, une césure
esthétique s’installe progressivement. Nous sommes plongés
avec tendresse au cœur d’une intimité féminine où les corps
sont certes moins idéalisés, mais où ils gagnent assurément en
humanité, en simplicité ; une simplicité pourtant, qui ne perd
rien de sa sensualité. Les peintres, à l’instar d’Edouard
Manet et de sa Femme nue se coiffant – ou de Berthe Morisot
avec Devant la psyché (Fig. 7), marquent les courbes
sensuelles, les plis de la chair ; ils soulignent les dessous
des bras de traits rougeoyants pour figurer qu’à cet endroit,
la peau est plus détendue. Et dans cette peau imparfaite qui
pend subtilement, il y a la vie. Les mots de Nadeije LaneyrieDagen à ce propos sont touchants : « ces femmes sont
tendrement érotiques », explique-t-elle. En effet, ces
imperfections les humanisent avec douceur et bienveillance.
Les sujets grivois n’ont plus leur place au milieu de ces
toiles impressionnistes, où la finalité du dévoilement
corporel se fait plus délicate ; seuls les derniers instants
de la toilette sont esquissés. Mais il n’y a pas que ce
changement esthétique qui mérite d’être souligné : la clarté
chronologique du parcours imaginé par les commissaires
d’exposition, permet aisément de comprendre l’évolution des
rituels de propreté. Dès le XIXème siècle en effet, l’eau est
intégrée au quotidien, son usage devient plus accessible ; et
d’un sujet que l’on pensait somme toute ordinaire, émerge une
complexité captivante et insoupçonnée.
Fig. 7 – Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890,
huile sur toile, 55 x 46 cm © Fondation Pierre
Gianadda, Martigny.
Un peu en retrait, pris à la fois dans le flot de l’exposition
et dans l’intimité de son alcôve, se trouve une toile qui ne
manquera pas de nous interpeller. Prêtée par le Musée
départemental de l’Oise, la Jeune femme à sa toilette d’Eugène
Lomont se révèle inclassable : sa beauté mystérieuse et son
charme ténébreux, légitiment assurément l’accrochage
spécifique qui lui est réservé. Puis, avec Pierre Bonnard, la
toilette devient le moment privilégié où l’on peut s’extraire
de la foule et du bruit de la ville ; les corps changent à
mesure que les salles de bains gagnent en confort : si
l’artiste peint sa femme Marthe au tub en 1903, les corps
qu’il figure vers 1940, finissent par se mêler aux reflets de
l’eau dont les vertus ne sont plus simplement hygiéniques,
mais apaisantes pour le corps et l’esprit.
Au tournant du XXème siècle, les avant-gardes se questionnent
sur le corps féminin et les modalités de sa représentation.
Les enjeux dépassent la simple mimesis : c’est le temps de
l’exploration, de la déconstruction, où les artistes
s’évertuent à explorer toutes les facettes de ce cérémonial
privé de la propreté et de l’apprêt. La toilette sert ici de
prétexte alors que la forme prévaut sur l’objet – osons
l’expression, du désir : le spectateur a quitté son statut de
voyeur pour céder à la délicatesse humanisée de corps
tendrement familiers pour observer, enfin, la vitalité
extraordinaire des Femmes à la toilette de Fernand Léger (Fig.
8). Au fond, à l’épreuve de la Grande Guerre, succède l’envie
de retrouver la simplicité des gestes forgés par le quotidien.
Il semble dès lors que la toilette se prête de manière
évidente à cet exercice de réappropriation du corps, tant
psychologique que picturale.
Fig. 8 – Fernand Léger, Les femmes à la
toilette, 1920, huile sur toile, 92.3 x 73.3 cm,
Suisse, Collection Nahmad © Suisse, Collection
Nahmad / Raphaël BARITHEL ADAGP, Paris 2015.
Enfin, vient le temps de faire face à notre propre époque ; à
nos mœurs engoncées dans une quête perpétuelle de perfection
esthétique, où la publicité se fait l’écho de nos passions
nombrilistes et quasi prophylactiques. Devant ces
photographies de femmes-objets, on se surprend à repenser
affectueusement à celle peinte par de La Tour, chassant
religieusement ses puces à la lueur tamisée d’une bougie. Pour
autant, fidèle à sa volonté de dévoiler une évolution sensible
des usages liés au corps, le propos véhiculé par cette
dernière salle n’est pas figé ; tout ne tourne pas autour de
ces simulacres de la beauté. Et même si les artistes féminines
qui se sont emparées du sujet, ne semblent pas vouloir
s’émanciper du motif de la femme, les enjeux ici sont
sensiblement différents. Les femmes sont à présent
observatrices, parfois cruelles, se jouant ironiquement du
regard posé sur elles par les hommes – à l’image du mannequin
Karen Mulder photographiée par Bettina Rheims (Fig. 9). Ici,
le malaise est palpable, mais surtout, il est voulu : le
propos n’est pas érotique comme nous pourrions le penser à
première vue ; il est moqueur, effronté, rejetant les
individus masculins aux portes de la salle de bain. Elle est à
présent le sanctuaire des femmes dont elles seules connaissent
les secrets de beauté.
Fig.
9
–
Bettina Rheim,
Karen Mulder
portant
un
très
petit
soutien-gorge
Chanel, Paris,
1996, C-print,
120 x 120 cm ©
Bettina Reims
copyright
Studio Bettina
Rheims
Assurément,
cette
exposition
est
probante
tant
dans
l’originalité de son sujet que dans sa réalisation. La
muséographie est véritablement au service des œuvres parmi
lesquelles se trouvent de très beaux prêts : l’atmosphère y
est de circonstance, intime et feutrée, mais sans jamais
sombrer dans l’excès ; l’éclairage, très abouti, participe à
la mise en valeur des toiles et des quelques sculptures
exposées. Finalement, comme un écho à la toile Portrait
présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au
bain (Fig. 10), répond une photographie d’Alain Jacquet
intitulée Gaby d’Estrées : deux femmes dans leur bain qui
selon les commissaires d’exposition, seraient prêtes à se
jeter avidement sur cet intrus voyeur ; mais pourquoi ne
voudraient-elles pas plutôt, le laisser entrer au sein de
leurs rituels intimes ? Puisqu’après tout, à travers cette
captivante exposition, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Thaïs Bihour
Fig. 10 – Alain Jacquet, Gaby d’Entrées, 1965,
sérigraphie quatre couleurs sur toile, 119 x 172
cm, Courtesy Comité Alain Jacquet et Galerie GP
& N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet ADAGP,
Paris 2015.
« La toilette. Naissance de l’intime » – L’exposition se
tient jusqu’au 5 juillet 2015 au musée Marmottan-Monet, 2,
rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro « La Muette » (ligne 9)
/ RER « Boulainvilliers » (Ligne C). Ouvert du mardi au
dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h.
Tarifs : 11/6,50€. Plus d’informations sur www.marmottan.fr