Les clandestins
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Les clandestins
Les clandestins : naufrage au cœur de l’horreur humaine © The Jokers / Le Pacte Le cinéma sud-coréen jouit ces dernières années d’un coup de projecteur, lui valant aujourd’hui d’être connu et reconnu à travers le monde. Tenant le pari d’être à la fois exigeant et ambitieux tout en restant populaire, à l’instar du dernier film de Shim Sung-Bo : Les Clandestins. Les Clandestins, candidat à l’oscar du meilleur film en Corée du Sud, est le premier long-métrage de Shim-Sung Bo en tant que réalisateur. Son travail de scénariste avec Bong Joon Ho pour le film Memories of Murder était déjà un succès. Nous retrouvons ici le duo gagnant, qui confirme avec ce film une œuvre saisissante. Celui-ci raconte l’histoire d’un capitaine, Mr Kang, infortuné mais épris de passion pour son bateau : le Junjin, qu’il refuse d’abandonner. Pour le sauver lui et ses hommes, il acceptera alors de basculer dans l’illégalité en transportant des clandestins lors d’un voyage qui vire au chaos. Le récit, inspiré de faits réels, est avant tout un drame social à la croisée des genres : entre thriller et film d’horreur, basculant parfois dans la comédie grâce à la palette de personnages tous plus déments les uns que les autres. Pourtant, c’est bien une tragédie qui se joue dès les premières minutes de film, au travers d’un paysage déjà assombri et d’un capitaine au visage fermé, qui ne nous laissera jamais l’occasion de le voir sourire. Se refermant tout au long de l’histoire dans l’agressivité et la fureur. Se transformant petit à petit en une créature monstrueuse capable des pires atrocités pour sauver son bien le plus précieux. Interprété par le brillant Kim Yun-Sesk, adepte des rôles de méchant, celui-ci réussi avec brio à susciter chez le spectateur autant de haine que d’empathie dans ce rôle de capitaine abandonné. © The Jokers / Le Pacte Ce banal transport de clandestin bascule dans le cauchemar lorsqu’on découvre la vingtaine d’hommes et de femmes enfermés dans la cale, sans vie. Se montre alors à nous un nouveau visage de l’horreur humaine quand vient le moment pour l’équipage de se débarrasser des corps à coups de haches. Tournant essentiel du film, qui revelèra alors les vrais personnalités et la véritable nature de chaque membre de l’équipage pour qui, jusque là, un sentiment de sollicitude régnait. Shim-Sung Bo, réussit très bien ce retournement de situation apportant au film un nouvel élan essentiel. L’enfermement dans une sorte de huit à clos à ciel ouvert sur un pont nous permet de vivre tous les évènements comme si nous y étions : le débarquement des clandestins pendant la nuit de tempête, le contrôle de la police sur la bateau, l’histoire d’amour entre un marin et une clandestine. Histoire d’amour qui aura d’ailleurs une place importante tout au long de l’histoire, déclenchant jalousies et animosités qui feront perdre la tête et bien plus à certains membres de l’équipage. La romance s’entrelaçant avec l’horreur apporte un contraste qui vient intensifier les émotions. Là est bien la force de Shim Sung Bo : jongler entre les genres avec adresse et apporter une dynamique qui ne s’essouffle jamais. Peu de surprise quand à la chute de l’histoire : alors que sombre au loin le capitaine et son bateau, les deux amoureux s’enfuient à la nage. Une fin vendue très vite au cours du film, où l’on comprend un peu naïvement que l’amour triomphera de toute la méchanceté du monde. Mais c’est sans compter sur le brillant réalisateur sud coréen qui ne laissera pas le film s’achever sur un commun happy end et qui réservera un dernier rebondissement. Les Clandestins est un savant mélange de genre, qui ne nous laisse pas une minute de répit, nous plongeant progressivement dans une horreur de plus en plus effrayante. Faisant basculer chaque personnage dans leurs travers les plus sombres, amenant même les plus innocents à devenir des bêtes. Nous dévoilant les plus noirs facettes de l’être humain et son instinct d’animal, nous laissant dubitatif quand à ce que notre voisin de fauteuil serait capable de faire dans une situation pareille. « SEA FOG : Les Clandestins », de Sung Bo Shim, sortie au cinéma le 1er avril 2015. Comment Schitz ? sortir de cette Comme la famille Schitz pourrait être n’importe quelle famille, la scénographie représente n’importe quel endroit : est-ce un appartement ? Un chantier ? Une salle de mariage ou de conférence ? Tout cela à la fois : c’est une place publique pour des émotions atroces distillées en dialogue, danse ou chanson façon cabaret glouton. La famille, ce sont deux obèses qui ne savent pas quoi faire de la fille qu’ils ont créée à leur image. Ils la cèderont à celui qui voudra bien d’elle. Le texte d’Hanoch Levin décrit une situation plus que cynique, sombre et dérangeante. La fille est d’abord tâtée, pesée et comparée au cours de la viande de bœuf, bien plus coûteuse. Dépitée dans sa solitude, elle n’est pourtant pas dénuée de rêves, pas même triste de cette situation. Elle a confiance en la vie : un jour son prince viendra et l’enlèvera à ses parents qui, décidément, ne sont pas décidés à crever aussi vite qu’elle le souhaite. Un jour, enfin, le premier venu arrive. Un maigre officier réserviste qui séduit la fille, en lui disant qu’il n’attend d’elle qu’une femme qui sache tricoter. Après ces deux minutes de séduction intense, le masque tombe : il ne l’a séduite que pour profiter de la fortune du père. Mais ce n’est pas grave : tout le monde s’en fiche, tant qu’elle se marie et qu’elle se fait ensemencer ; personne ne s’en offusquera. Le mariage est négocié comme un tas de fripes, à la troisième personne, ouvertement, devant la fille. « Le gendre veut l’entreprise et l’argent du père ». La fille est d’accord, prête à tout pour fuir le foyer familial et pour le dupliquer dans un nouvel appartement trois pièces que son mari a négocié dans la dot. D’ailleurs, le futur époux dit « oui » le jour du mariage, seulement quand Papa a signé le chèque de 200 000 lires. On n’a aucune empathie pour les personnages. La fille est toute aussi monstrueuse que son mari. On se délecte du passage de la séduction où elle roule des pelles à son homme, lui demandant entre chacune s’il peut reconnaître ce qu’elle a mangé la veille. De son propre aveu, c’est la possibilité de manger du saucisson qui tient le père en vie. Il se voit « marié à une imposture », puisque la femme qu’il a épousée n’est plus la même que lorsqu’ils avaient vingt ans. Pourquoi ces gens passeraient leur temps à s’empiffrer s’ils étaient heureux ? Au milieu de cette vie que l’on imagine sans cesse répétée, l’angoisse prend le pas sur le rire qui, jusque-là, rassurait le spectateur. Tout cela est effrayant. Levin est un virulent critique de la société Israélienne qu’il a vue grandir. Cette pièce « politique », écrite en 1975, n’a pas pris une ride quant à sa force de dénonciation d’une société fascinée par la consommation, notamment des produits d’Outre-Atlantique : « Je vais à Los Angeles, tout est merveilleux là-bas, ne serait-ce parce que tout est américain », dira la mère. Levin dénonce aussi le militarisme forcené de l’état. La jeune fille fait un enfant surtout dans le but qu’il parte à la guerre (une guerre qui, au cours de la pièce, éclatera deux fois à l’heure du repas). Le mari, après après avoir fait fortune en creusant des tranchées pouvant être utilisées comme tombe à la fin de la guerre, finit par mourir. Son beau père dont il attendait la mort ardemment hérite de ses affaires. Ironie du sort, cet événement plonge cette tragi-comédie au sommet de l’horreur : cette femme à la « vie peu reluisante » s’est fait prendre son homme par la patrie qu’il exploitait pour s’enrichir. La mise en scène de David Strosberg et le jeu des acteurs, souvent face au public, semblent d’abord brouillons et imprécis dans l’utilisation de l’espace. Le texte est déclamé et non incarné. Mais que pourrions-nous attendre d’esthétique de la part de ces monstres qui ne se rendent même pas compte que leurs plus grandes victimes, ce sont eux-mêmes ? Bruno Vanden Broecke et Jean-Baptiste Szezot, respectivement père et beau-fils, font preuve d’une distanciation glaçante propre au jeu flamand. Ils nous disent quelle est la réalité brute et froide dénoncée par Hanoch Levin. Si d’abord les membres de cette famille prêtent à rire, avec ces corps devenus des fardeaux, on sombre vite dans le drame de vies ratées, utilisées pour un destin auquel la vie du peuple n’a que peu d’incidence : les guerres. Schitz, dans son agonie qui ne vient jamais, semble nous dire : c’est donc ça la vie ? « Schitz » d’Hanoch Levin. Mise en scène de David Strosberg, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com. Grandes grasses filles et blagues Dans Les Grandes Filles, Edith, Claire, Judith et Geneviève commencent par se présenter, un peu comme dans Amélie Poulain de Jean-Pierre Genet. Chacune confesse ses petits travers et comment elle se voit. Le public passe avec elles un an de leur vie, de mois en mois. Au fil de l’année, elles se raconteront un peu plus et auront même droit à leur moment de gloire fugace – sous la forme d’un monologue –, où l’on se rendra compte que leurs vies ont été, à chacune, plus compliquées que la première impression faite à celui qui les observe pour la première fois. Dès le mois de janvier, la bonne année souhaitée, le quatuor cherche à tromper l’ennui comme la bande de veuves délaissées qu’elles sont. Dans la veine de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, elles sont amies mais sont chacune d’une confession différente : juive, musulmane, catholique et témoin de Jéhovah. La dernière est jouée par une Edith Scob particulièrement à côté de ses pompes : on n’en aurait pas moins attendu de la fidèle d’une secte. Claire Nadeau, la catholique, est lesbienne mais pratiquante et Geneviève Fontanel raconte comment, durant son adolescence, elle a été victime du racisme à son arrivée en France depuis le Maghreb. Ensemble, elles rigolent de tout et tentent – gentiment – de bousculer les codes de la société arrêtée dans laquelle elles ont grandi, en faisant preuve d’autodérision sur leurs croyances respectives. De cette tendre idée, Stéphane Guérin n’arrive pas à construire une pièce. Il n’y a pas d’histoire, seulement du temps qui passe, même pas une suite de sketchs. Les mois se suivent, indiqués sur un écran du décor, et se ressemblent. Les enchaînements sont abrupts et il semble que la seule motivation du dramaturge soit de faire se succéder les bons mots. Le leitmotiv ? Faire dire des grossièretés à de vieilles dames pour plonger la salle dans l’hilarité générale. Mais avouons-le, quand on a moins de 60 ans, on se sent gêné de cet humour à la Bigard : lorsque l’une demande à l’autre si elle a lu « Marcel Prout », ou lorsque quelques mois plus tard Edith est prise d’incontinence dans un cimetière alors que Judith lui propose un post-it pour boucher son orifice. Malgré quelques phrases cinglantes dont Guérin a le secret, la grande partie du texte est vulgaire. Sans doute la mise en scène linéaire de Jean-Paul Muel y est aussi pour beaucoup. Il est difficile de se dire que l’auteur est celui de Kalachnikov, qui avait tant enchanté dans une mise en scène de Pierre Notte au Théâtre du Rond-Point en 2013. Pour son entrée dans le privé, on a l’impression que Guérin fait du théâtre de digestion. Il a bradé son talent et vendu son âme à une bande de vieilles dames aux cheveux teints en orange ; malheureusement pour nous, c’est celles de la salle qui ont fait la meilleure offre. « Les Grandes Filles » de Stéphane Guérin. Mise en scène de Jean-Paul Muel, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaité, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur theatremontparnasse.com. Dear White People : des noirs dans un monde de blanc © Happiness Distribution Grinçant, railleur, cynique, la nouvelle et toute première réalisation de Justin Simien, interpelle tant sur la forme que dans le fond. Une comédie américaine satirique qui ne manque pas de surprendre, décriant les relations entre noirs et blancs sur un campus d’université. Des films autour du racisme aux Etats-Unis, il y en a eu et il y en aura encore. Dear White People s’attache à suivre la marche tout en restant de l’autre côté de la rampe, demeurant ainsi un véritable ovni dans le paysage cinématographique. Justin Simien nous emmène dans les coulisses des plus prestigieuses universités américaines, au cœur des rapports blancs-noirs où se mêlent questions d’appartenances et de dominations. Le début du film nous projette directement sur le campus de l’université de Winchester où se côtoient différents clans, aux personnalités ou couleurs bien distinctes : le groupe des afroaméricains, la bande des intellos à lunettes, celle des fils à papa ou encore des bimbos en plastique. On suit le quotidien de quatre jeunes noirs, lâchés dans le milieu hostile d’une université majoritairement blanche dans laquelle il faut choisir entre lutter ou rejoindre le troupeau. Quatre personnages et autant de perceptions et de manières de s’intégrer ou non, à une communauté au teint plus pâle. De la charmante mais agaçante Sam, désinvolte et rebelle qui n’a de cesse de moquer ouvertement les blancs à travers son émission de radio ; de l’affriolante et extravertie Coco, qui n’a de noire que sa couleur de peau et qui se rêve en star du net ; en passant par Tony l’athlète et élève modèle, aux ambitions de futur président de l’université. Dès la présentation des personnages, l’overdose de clichés nous submerge, venant rajouter à ces personnages d’autres encore plus caricaturaux que les premiers : le vice-président noir aigri de la place qu’il occupe au sein de l’université devancé par un blanc moins méritant ou encore le brut et insolant élève américain, fils du directeur de l’école. Mais très vite, on sent derrière cette accumulation l’envie d’aller plus loin qu’une simple comédie stéréotypée bas de gamme. C’est une vraie réflexion qui s’installe à travers cette surenchère toujours plus excessive de ces personnages en quête d’identité et de reconnaissance. Qui sommes-nous et quelle est notre place ? © Happiness Distribution Les noirs veulent devenir blancs et les blancs se déguisent en noirs : paradoxe et questionnement sur la race à l’ère post-Obama. Et puis le rythme du film finit par nous emporter avec des scènes drôles et des dialogues incisifs qui ne manquent pas de faire rire la salle aux éclats. Même si on regrette le côté parfois excluant pour la communauté « blanche » qui passera surement à côté de quelques bonnes vannes ou jeux de mots bien trouvés propre à la culture afro- américaine. Il y a quelque chose d’audacieux et d’arrogant à la fois dans la réalisation de Simien, en jouant la satire sur un sujet polémique et encore très controversé aux USA, il prend tout le monde à contre-pied et déstabilise totalement son spectateur. On ne sait plus quoi penser des personnages ; les moquer, les aimer ou bien les haïr. Prendre parti pour les blancs ou bien les noirs. Tout s’entremêle si brillamment que nous perdons la tête à chercher un sens, peut être inexistant. On se moque, on s’attache, on cogite mais surtout on se marre face à des situations cocasses et des répliques tordantes : « le nombre d’amis noirs désormais requis pour ne pas apparaître raciste vient de passer à deux. Et désolé, cela n’inclut pas Tyrone, votre dealer de shit… » Rajouter à cela une véritable esthétique des couleurs et des décors à la hauteur de l’affiche du film : brillante et haute en contrastes ; des acteurs talentueux et le prix du jury spécial au festival de Sundance 2014 et le tour est joué. Un message transmis et des spectateurs conquis, un bon début pour un premier long métrage. « Dear White People », de Justin Simien, sortie au cinéma le 24 mars 2015. "Les guêpes de l'été", OVNI textuel déroutant au RondPoint Copyright : Giovanni Cittadini Cesi Après l’expérience du Nouveau Ciné Club et Shakespeare is dead get over it !, le collectif « ildi, eldi » débarque non pas d’un, mais avec un nouvel OVNI – Sibérien, cette fois – Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, d’Ivan Viripaev. L’action se déroule dans une salle de repos d’un palais des sports quelconque. Derrière la scène, dans les coulisses communes. Sur un téléviseur installé au-dessus de la porte, on voit le concours de danse qui se déroule dans l’enceinte, on entend la musique sourde. Donald est là et attend, Sarah et Robert arrivent transpirants : ils viennent de sortir de scène. Mariés depuis 10 ans, ils sont en pleine dispute. Robert veut savoir : « qui était chez nous lundi dernier alors que je n’y étais pas ? ». Sarah est catégorique : « c’était Markus, ton frère ». Markus confirme, mais Donald, soutenu au téléphone par sa femme et la voisine, est catégorique : Markus a passé ce dernier lundi chez lui. Qui a tort et qui a raison ? Cette question qui d’abord nous fait rire, les personnages vont s’y tenir jusqu’à plonger dans le drame psychologique. A travers cette partie de poker menteur, il peut se passer n’importe quoi ; des héros au bord du gouffre s’avouent tout et on en revient toujours au même point : « qui était là lundi ? ». Donald raconte qu’il a mangé le doigt de sa femme, qu’il a refusé de coucher avec elle le soir de sa nuit de noce car ils n’avaient pas de préservatif. Sarah explique qu’elle a un amant depuis trois ans, mais Robert subit sans déroger à la question principale. Copyright : Giovanni Cittadini Cesi La discorde est parfois entrecoupée d’instants poéticonihilistes sur la perception du monde et du sentiment envers le divin qui nous habite. Quand ils s’affirment, les personnages parlent dans un micro ; quand ils sont immobiles, la lumière s’éteint. D’un drame téléphoné, on passe aux questions personnelles de chacun sur la vie – sans que cela n’aille très loin. Chez Viripaev, l’amour justifie tout et le monde est absurde depuis le temps où les humains pensent pouvoir choisir par eux-mêmes, ce qu’il y a de mieux pour eux. Pour représenter cela, pas de recherche esthétique. On est dans un ultra réalisme déglingué où, parfois, des actions absurdes nous surprennent – pourquoi Robert monte-t-il un lit de camp ? L’abus des postures de danseurs donne un aspect encore plus dingue : dans un monde qui s’écroule, eux, restent droit. Et si tout cela, c’était à cause de la pluie qui tombe depuis trois jours ? Oui, c’est ça ! Alors il n’y a plus qu’à se dire qu’on s’aime et qu’on est heureux d’être là, à pouvoir ensemble, manger des gaufres. « Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre » d’Ivan Viripaev. Mise en scène, jeu et scénographie de Sophie Cattani, Antoine Oppenheim, Michael Pas, jusqu’au 18 avril 2015 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue FranklinRoosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredurondpoint.fr. Primo Levi, à la vie dans la mort Copyright : Philippe Lacombe 20 ans après la création du spectacle, Gérard Cherqui et Eric Cénat incarnent encore Primo Levi, chimiste, écrivain, survivant d’Auschwitz et Ferdinando Camon, journaliste italien. Les conversations des deux hommes qui ont eu lieu entre 1982 et 1986 à divers endroits de Turin, sont adaptées à la scène sous la forme d’une interview à bâtons rompus. Assis sur des chaises, face au public, la mise en scène épurée de Dominique Lurcel concentre notre attention sur les propos et les émotions des personnages. De quoi parlent-ils ? 40 ans après l’holocauste, Primo Levi revient sur sa capture dans le Val d’Aoste, sur son arrivée tardive dans les camps sans doute à l’origine de son salut, sur les souvenirs récurrents dans lesdits camps et la distance qu’il prend sur ses traumatismes. Ferdinando Camon l’interroge sur le consentement massif du peuple allemand à l’époque du nazisme, au fait qu’il n’y ait pas eu de forte résistance dans le pays. Mais Levi a pardonné et refuse tout amalgame. Dans ces confrontations régulières avec les Allemands, bien après la guerre, il est en paix, s’abstenant de tout jugement car il est le témoin et non pas le juge. Les hommes échangent aussi sur la croyance ; Primo Levi n’a jamais eu la foi : « il y a eu Auschwitz, il ne peut donc pas il y a voir de Dieu », précise-t-il. Le récit est précis et fluide, il se fait sur un ton détendu. Primo Levi pourrait parler de la vie, comme de la pluie et du beau temps. Il a le sourire, une sorte d’apaisement vis-à-vis de son vécu. L’ironie et un cynisme bienveillant complètent son caractère. Ferdinando Camon est davantage passionné ; il interroge à la façon d’un journaliste incisif et incarne la vox populi par rapport à l’expérience concentrationnaire, semblant plus marqué par les horreurs que par l’homme qui les a vécues. Ce dernier lui fait la réflexion : « ce devrait être à moi d’être véhément ». Mais, dans son jeu, Gérard Cherqui fait ressortir une telle sérénité du personnage qu’il incarne que, si Primo Levi parlait comme cela à notre époque, on le penserait sorti d’un ashram. Ses manières de Gandhi, son choix de la paix et l’humour fin nous concentrent sur les faits, sur la vie et non pas sur les seuls sentiments qu’elle nous procure. Ce jeu naturel, simple et fort pour dire la gravité du monde. Un spectacle qui sert pleinement la volonté du survivant qui, selon Fernando Camon, « ne criait pas, car il voulait faire crier ». « Primo Levi et Ferdinando Camon : Conversations ou Le Voyage d’Ulysse » de Primo Levi et Ferdinando Camon, mise en scène de Dominique Lurcel, les lundis et mardis au Théâtre Essaïon. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur essaion-theatre.com. D'un Labiche, Marthaler fait un vaudeville flottant Copyright : Simon Hallström A l’origine, Eugène Labiche écrit « La Poudre aux yeux ». L’histoire de deux familles vaguement nanties ayant chacune un enfant à marier : Frederic et Emmeline. Ils se fréquentent déjà, mais parce que le vaudeville gonfle artificiellement des situations simples dans le but de provoquer le rire, ici, les familles bientôt réunies veulent d’abord se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas en exagérant fallacieusement leurs CV. Ce qui donne lieu à des situations inextricables mais drôles, magistralement utilisées par Christoph Marthaler pour créer une mise en scène d’un burlesque extrême. Il y a les codes vestimentaires bourgeois. Costumes pour messieurs et robes pour mesdames. Le vieil intérieur cossu qui constitue la scénographie est l’appartement qui servira aux deux familles : quel intérêt de les différencier ? Il y aura la même vaisselle, les mêmes massacres aux murs en compagnie des portraits pesants de membres de la famille aujourd’hui inconnus. Les bibelots dans un coin et un serviteur dans l’autre : tout est en place, rien ne doit bouger. Ce cadre immobile est avant tout symbole d’ennui et de torpeur. Après un bref prologue, Marthaler fait débuter le drame à la scène 2. Si, déclamé normalement, le dialogue entre monsieur et madame Malingear ne doit pas prendre plus de cinq minutes, c’est désormais un long quart d’heure qui s’écoule. « C’est moi… Bonjour ma femme », dit mécaniquement monsieur. Quelques minutes passent avant que madame réponde : « Tiens… Tu étais sorti ?… D’où viens-tu ?… ». Ce dialogue imitant la diction informatique nous plonge dans un monde où l’on étend artificiellement les actions simples pour tenter de trouver une justification à son existence. A côté de nous, pendant le spectacle, une spectatrice sort un livre de son sac, elle espère peut-être que l’action prenne le rythme que nous attendrions d’un Labiche. Comme un certain nombre de spectateurs, elle finira par quitter la salle : Marthaler laisse, entretient toute cette lenteur et en fait ressortir un schéma social pesant, lourd de petites choses. Copyright : Simon Hallstrom Alors où est la modernité ? De partout, évidemment. A commencer par le mélange des langues : français, allemand et anglais nous plongent dans une sorte de tour de Babel familiale où les parents ne sont pas fichus de comprendre leur propre fille. Du moderne dans la suite de gags, aussi. Le serviteur qui vient poser un hérisson empaillé sur la table reviendra tellement souvent poser de nouveaux animaux, qu’il finira par créer un zoo miniature dans l’appartement. L’ambiance est étrange, en tension. Le spectateur est à l’affut de la surprise suivante. Parfois, il ne se passe rien pendant plusieurs minutes puis, une mouette traverse la scène au bras du domestique ou les amants se retrouvent les fesses par terre après que leurs chaises se sont brisées. Le metteur en scène insiste beaucoup sur ce qui ne se dit pas. Les personnages ont donc un comportement absurde. Ils sont névrosés et plein de tocs, des gestes démultipliés du domestique au jeune premier, bossu et qui frétille comme un dauphin lorsque le père lui accorde la main de sa fille Emmeline. Pendant cinq minutes, on regarde ronfler – ou péter – le maître de maison. Les actions s’étendent et c’est ce qui les rend drôles. Les dialogues deviennent des prétextes au travail de Christoph Marthaler, comme c’est souvent le cas chez les metteurs en scène de langue allemande (Thomas Ostermeier ou Frank Castorf). C’est par cette magie et ses artifices qu’un Labiche en deux actes dure 2h20. C’est donc amusé que l’on assiste à cette histoire sans intérêt d’une bande de bourgeois occupée à d’absurdes actions pour tromper l’ennui. D’ailleurs, ils en sont conscients puisque, à la fin de la pièce, ils rangent le contenu de l’appartement dans des cartons, comme pour déménager. A la fois grivois et répétitif, c’est finalement un moment très surprenant. « Das Weisse vom Ei (Une île flottante) » d’Eugène Labiche, Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs. Mise en scène deChristophe Marthaler, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu/. Au Banquet d’Auteuil, Besset joue à « qui aura la plus folle ? » Photo Lot En mai 1670, à Auteuil, c’est l’événement dans la maison de campagne de Molière. Chapelle, son vieil ami l’écoute encore une fois se lamenter sur les humiliations que lui fait subir Armande, son infidèle de femme… Mais ce matin-là, il se passe quelque chose de différent. Les angoisses de Molière ne sont pas seulement motivées par sa mésaventure maritale, car on apprend vite que Michel Baron est de retour après trois ans d’absence et qu’il a passé la nuit dans le lit du maître. Molière est donc pris entre les deux feux d’une tempête sentimentale, jurant sur sa femme et s’inquiétant que Baron ne parte de nouveau en quête d’une gloire qu’il ne pourrait pas lui donner ou pire encore : dans les bras d’un autre homme. Avec « Le Banquet d’Auteuil », l’auteur ne suppose pas, il dépeint Molière comme étant homosexuel – ce qu’aucun élément historique n’étaye sérieusement. Jouissant de sa liberté d’artiste, Jean-Marie Besset dessine ainsi un pédéraste anxieux, fou amoureux de son jeune prodige. Michel Baron est un peu pétasse, à la fois muse et sirène, à la fois source d’inspiration et de destruction. Et parce qu’un homme seul dans ses angoisses ne suffit pas à faire une pièce, Chapelle a pris la liberté d’inviter quelques amis illustres (parmi lesquels Lully et Dassoucy), à dîner afin de deviser de façon plus ou moins discrète sur leurs mœurs coupables, avant de décider de mourir en groupe en se jetant dans la Seine. En monument d’érudition, Besset donne ainsi son interprétation des mœurs du Grand Siècle où tous les hommes de talent seraient des suiveurs – sexuels plus que littéraires – de Théophile de Viau. Sur scène, dans un premier temps, on assiste à l’arrivée d’une bande de folles où chaque vieux pervers est accompagné de son mignon. Ils portent des noms illustres mais pourraient tout aussi bien être des inconnus libidineux. Ils semblent clairement là pour baiser tout ce qui bouge. Pour bien insister sur le plaisir d’être entre hommes, on les voit sombrer dans une misogynie omniprésente par le dialogue (« nos femmes, ces monstres », obsédées « par le désir de plaire »…), qui achève de placer ces légendes dans le rang des hommes comme les autres. Heureusement que le spectre de Cyrano de Bergerac vient apporter un peu de poésie. Photo Lot Cette pièce est-elle un manifeste ? Très peu probable : les situations sont si grotesques et les répliques parfois si scabreuses, qu’il ne fait nul doute que nous sommes dans la farce ; et de ce point de vue, c’est très réussi. On pense notamment au disciple de Dassoucy qui confesse avoir été non seulement formé mais aussi « déformé » par son maître, devant une salle hilare. On relève cependant de beaux moments de finesse, notamment dans le caractère de Molière que toute cette comédie excède : il voudrait juste être seul et tranquille avec Baron. JeanBaptiste Marcenac qui tient le rôle titre est brillant de sensibilité et incarne avec talent, une personnalité austère et meurtrie, amoureux et jaloux que d’autres que lui puissent désirer Baron. La distribution est juste et bien dirigée. Soulignons cependant les prestations d’Hervé Lassince incarnant un Chapelle nihiliste aux faux-airs de vieille tante alcoolique et Alain Marcel, un Cyrano de Bergerac à la prestance de Dalida non dénuée d’une touchante finesse. Mais la véritable révélation de cette pièce, c’est le talent de metteur en scène de Régis de Martrin-Donos qui fait ressortir toute la drôlerie du « Banquet » en ménageant de belles images poétiques aux moments clés du drame, soutenu par des lumières élégantes allant du clair obscur à l’ambiance spectrale d’un film de Tim Burton. Chaque scène est composée comme un tableau dynamique et la dizaine d’hommes ne paraît jamais de trop – exceptée pendant la scène d’arrivée, où ils semblent placés en rang d’oignions. Alors, ne voyons pas le « Banquet » comme un drame d’une grande finesse, mais plutôt comme un moment burlesque bien mené où, pour une fois, ce sont les hommes que l’on dénude ! Aussi, et c’est l’élément le plus important, les personnages sacrifiés sur l’autel de la folie nous parlent à tous : « Le Banquet d’Auteuil » est, en somme, une forme de caricature, et on sait à quel point, de nos jours, il est important qu’elle continue à exister. « Le Banquet d’Auteuil » de Jean-Marie Besset, mise en scène de Régis de Martin-Donos, jusqu’au 25 avril 2015 au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur theatre14.fr. Godot : L'attente naïve d'une vie meilleure Copyright : Tristan Jeanne-Valès Même si la liberté laissée aux metteurs en scène quand ils touchent à Beckett est restreinte – on est obligé d’appliquer les nombreuses didascalies –, Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra adoptent un parti-pris important à souligner dans cette création : Vladimir et Estragon sont joués par Michel Bohiri et Fargass Assandé, deux acteurs ivoiriens virtuoses. Ainsi, l’attente au milieu de nulle part de ces deux vagabonds, prend des airs de mauvais traitements infligés à des étrangers en transit par des locaux peu humanistes. Cet aspect social prend particulièrement corps lors de la rencontre avec Pozzo (Marcel Bozonnet), esclavagiste blanc maltraitant Lucky (Jean Lambert-Wild), son humain de compagnie. Les deux vagabonds cherchent – et ce depuis 1952 – à passer le temps. Pour cela, ils se questionnent, oublient, pensent à se pendre histoire de s’occuper. Le mythe de « l’heure africaine » rend pour le public l’attente moins insupportable : on se dit que Godot a finalement juste du retard, comme la nuit tant attendue dans la pièce et qui finit toujours par arriver. Copyright : Tristan Jeanne-Valès Dans le jeu de Vladimir et Estragon, il y a un aspect de conte oral. Les répliques phares sonnent comme des adages ivoiriens, « Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ». Ils sont drôles et touchants de sincérité naïve et amnésique ; leur union de plus de 60 ans – et probablement autant de temps à attendre Godot – nous semble évidente. Pozzo, dans sa solitude aveugle – avant même de le devenir complètement dans l’acte II – est un sociopathe heureux de rencontrer des gens avec qui il pourra parler tout seul. Dans ce rôle, Bozonnet est captivant et le duo avec son knouk (Jean Lambert-wild) fonctionne très bien. Par la lecture qui en est faite ici, on entend un fatalisme sombre incarné par des héros désabusés. Le bitume et la désolation qui entourent le chemin de campagne où ils attendent est qualifié « d’endroit délicieux ». Le désespoir ne les a pas complètement gagné mais ils n’essayent pas de s’extraire de la poétique d’auto-déchéance dans laquelle ils sont embringués – Vladimir est battu chaque soir à l’endroit où il dort, mais il continue de s’y rendre. Chaque jour se répète et les héros attendent qu’un événement extérieur à leur vie les sorte de ce cycle infernal ; à la fin de la pièce, Estragon ne dit-il pas qu’ils seront « sauvés » lorsque Godot arrivera ? Et pourquoi cette situation ne serait-elle pas une faille spatio-temporelle à la Edge of Tomorrow ? Ils sont l’expression d’humains au bout du rouleau qui attendent que quelque chose d’extérieur les sauve, au lieu de réfléchir à comment se sauver eux-mêmes. Ils sont des dépressifs qui attendent que les autres les fassent rire, au lieu de réfléchir à ce qui les déprime. « En attendant Godot » de Samuel Beckett, création de Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie, route du Champs de Manoeuvre, 75012 Paris. Durée : 2h05. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaquarium.net Dans la peau de Peter Handke Copyright : Michel Corbou Laurent Stocker, prêté pour l’occasion par la ComédieFrançaise, incarne dans la nouvelle mise en scène d’Alain Françon, le héros vivant d’une histoire de fantômes. Moi (c’est comme cela qu’il s’appelle), tente de reconstituer son passé familial. D’abord en arrière-plan ; puis, peu à peu, la frontière s’étiole jusqu’à la scène finale où Moi échange directement avec son oncle sur l’histoire telle qu’elle est vécue, et sur la façon dont elle est retenue. La « tempête » du titre, c’est la zizanie puis la guerre. Ce sont les différents points de vue sur la perte du pays natal et de la langue propre à l’identité d’un peuple, ignorée puis interdite par l’envahisseur – le slovène. En 1936, la famille de Moi vit l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée allemande. Il y a les garçons (les oncles de Moi), qui seront d’abord engagés de force avant que deux d’entre eux ne meurent au front, Benjamin et Valentin. Le plus âgé, Gregor, rejoindra sa sœur dans la résistance, niché dans les forêts surplombant la Carinthie (actuel sud de l’Autriche). Les grands-parents se retrouvent seuls : leur dernière fille, mère de Moi, est partie avec son bébé dans ses bagages à la recherche de l’officier allemand qui l’a mise enceinte en 1942. On pense à tous les peuples dispersés par une géopolitique qui a choisi, au mieux, de les ignorer et au pire de les pourchasser comme les Kurdes ou les Arméniens. L’histoire de Handke, largement autobiographique, met en avant une notion chère à l’auteur : l’importance de la multiplicité des points de vue dans la construction de la vérité historique. C’est lui qui avait fustigé les critiques à son encontre lorsqu’il était apparu à l’enterrement de Slobodan Milošević en 2006, arguant que « Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité » ; sous-entendant par l’ironie que l’on avait pas laissé à une autre vérité la possibilité d’émerger. Cette confrontation entre un jeune et ses ancêtres – autrement plus profonde qu’une chanson des Enfoirés – donne lieu à ce qui s’apparente à du théâtre historique, où histoire vécue et histoire analysée sont exposées. A plusieurs reprises, les aïeuls clament pour justifier leurs actes honorables et courageux : « l’Histoire nous donnera raison ». Il y a une confiance solide en la mémoire à venir que ne partage pas Moi. Aussi, il est très intéressant pour nous, public français, de découvrir comment cette famille vit l’armistice du 8 mai 1945 et comment l’allégresse et la paix sont presque aussitôt sapées par la Guerre Froide qui débute. (c) Michel Corbou Quelques touches d’ironie viennent alléger ce texte linéaire qui semble allongé de façon artificielle, notamment au début et à la fin. On entre dans le vif du sujet après une longue présentation de la famille et de ses habitudes – en beaucoup de mots pour dire peu de choses. Pénétrer aussi profondément dans leur intimité pour ensuite avoir une approche reculée de l’histoire, est-ce vraiment nécessaire pour le spectateur ? L’intellectualisation de ce qui pourrait être un banquet de famille, est-elle vraiment intéressante ? On pourrait aisément se passer des longues litanies sur les différentes variétés de pommes ou bien les menus complets avant que la famille ne passe à table. Et cela sans commenter le caractère discutable de la traduction (on pense à Gregor qui emploie l’expression erronée « au jour d’aujourd’hui », ou à cette phrase d’une qualité littéraire douteuse : « les hommes meurent et les tshirts perdent leurs couleurs »). Les acteurs relèvent le niveau. Laurent Stocker est bouleversant de justesse. On pense aussi à Dominique Reymond, qui prend ici les traits d’une jeune mère joviale et confiante. Dominique Valadié est étonnante et le couple de grands-parents, joués par Nada Strancar et Wladimir Yordanoff, est particulièrement touchant. Comme l’auteur le désirait, Alain Françon met en scène la pièce de façon concrète et réaliste. Installés sur une scénographie en pente – qui nous rappelle étrangement celle réalisée pour Les Gens d’Edward Bond –, les personnages évoluent sur une steppe aride, sans que jamais la mise en espace ne nous surprenne. Tout le soin a du être apporté à la direction des acteurs, tellement Françon se fait ici le chantre d’un classicisme inassumé, signant ainsi une mise en scène terne, peu compréhensible quand on incarne un homme si important dans l’histoire du théâtre. C’est donc mitigé que l’on sort des trois heures vingt que durent la représentation. Une idée intéressante, un point de vue novateur et de grands comédiens, dans un texte malheureusement long et gonflé, où l’ennui prend corps à de nombreuses reprises. Hadrien Volle hadrien (a) arkult.fr « Toujours la tempête » de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, jusqu’au 2 avril 2015 au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 3h20 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu "Andromaque" inégale au TNB Copyright : M. Zoladz Prenant la guerre de Troie comme un exemple général de toutes les guerres, Frédéric Constant a monté Andromaque de Racine comme le troisième volet d’une tétralogie thématique étirée sur plusieurs années. Après deux créations contemporaines, le metteur en scène s’empare d’une tragédie classique Française, premier succès de Racine en son temps. Créé à Bourges en janvier 2014, le spectacle termine la saison au Théâtre National de Bretagne (à Rennes), avant de reprendre l’année prochaine. Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, qui lui, aime Andromaque ; mais cette dernière chérit encore son mari Hector tué pendant la guerre de Troie. Chez Racine, cette intrigue évidente à résumer sert de prétexte au développement des sentiments qui constituent la palette émotionnelle de l’âme humaine. Pour rafraîchir la mémoire du spectateur, Constant fait précéder le drame d’un prologue splendide. Comme un clairobscur à la De La Tour, des conteurs placés à cours narrent distinctement des passages de l’Illiade et l’Eneide, éclairant leurs visages à la bougie. Côté jardin, dans la pénombre totale, quatre acteurs sont pris dans une chorégraphie lancinante rythmée de bruits sourds, symboles peut-être, des épreuves passées de ces héros mythiques. Puis, le drame débute. Au fil de l’histoire, quelques acteurs se distingueront plus que les autres dans cette distribution inégale. Le metteur en scène lui-même, jouant le rôle de Pyrrhus, ainsi qu’Hermione (Catherine Pietri) sont ceux qui s’émancipent le mieux des alexandrins pour parler aussi humainement qu’en prose. Oreste (Franck Manzoni) et Andromaque (Anne Sée) sont aussi justes, mais ils manquent parfois de vécu, notamment dans les monologues de conclusion, étirant artificiellement la pièce. Lorsqu’ils échangent entre eux, ils ont néanmoins toute notre attention. Malheureusement, on n’est pas certain que le reste de la distribution comprenne bien ce qu’il raconte : les jeunes sont scolaires et les plus âgés manquent de nuance. On pense notamment à Cléone (Cyrille Gaudin), confidente d’Hermione qui, lorsqu’elle parle, prend l’apparence d’une gargouille gothique : arquée vers l’avant, hurlant de façon linéaire – avec une diction allant volontiers vers une Marie-Anne Chazel façon Le Père Noël est une Ordure – et dont les yeux écarquillés menacent de sortir des orbites à chaque réplique. Copyright : M. Zoladz La mise en scène semble étouffée dans une scénographie étriquée, absente à plusieurs reprises – les acteurs passent parfois de longs moments en avant-scène avec le rideau comme seul décor ; mais pourquoi ? Cette intrigue qui se déroule, à l’origine, dans une salle du palais de Pyrrhus, se passe ici dans ce qui ressemble à un salon bourgeois : fauteuil en velours, grandes baies, bar à whisky, rien ne manque. Si fortement identifiée, marquée, elle en devient monolithique. Les costumes prolongent ce défaut. Oreste est habillé en Tunique bleue de la bande-dessinée éponyme. On est plus dans la Guerre de Sécession que dans l’entre-deux-guerres revendiqué par le metteur en scène. Tout cela donne un sentiment confus. Cependant, il faut souligner quelques bonnes idées, notamment dans l’utilisation de la vidéo : mais on aurait aimé en voir plus. Comme ce suicide de Céphise fuyant le palais pour se jeter du balcon intérieur d’un bâtiment en ruine sous les yeux d’Andromaque restée sur scène. On ne sort pas conquis par ce spectacle, mais pas ennuyé non plus : quelques beaux passages nous font néanmoins ressentir toute la force du texte racinien dont Constant arrive à en souligner, à plusieurs reprises, toute la modernité. Hadrien Volle hadrien (a) arkult.fr « Andromaque », de Racine, mise en scène de Fréderic Constant, jusqu’au samedi 7 mars 2015 au Théâtre National de Bretagne, 1 rue Saint-Hélier (35000, Rennes). Durée : 3h (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.t-n-b.fr De l’ablution publique à l’invention d’un rituel secret et familier Eugène Lomont, Jeune femme à sa toilette, 1898, huile sur toile, 54 x 65 cm, Beauvais, Musée départemental de l’Oise. © RMN Grand Palais / Thierry Ollivier « On a remarqué que de tous les animaux, les femmes, les mouches et les chats sont ceux qui passent le plus de temps à leur toilette », écrivait Charles Nodier dans ses Maximes et Pensées. Toute misogyne qu’elle soit et d’un humour piquant, elle ne semble pas moins vraie au regard de l’étonnante exposition du Musée Marmottan « La toilette. Naissance de l’intime ». Car vous ne trouverez pas ici d’hommes affairés à leurs ablutions ; cependant ne nous y trompons pas, ce n’est pas un parti-pris sexiste qui l’a emporté, mais bien la réalité matérielle : la toilette masculine, d’un point de vue pictural, reste encore à inventer. Sous cet aspect plutôt trivial voire commun à première vue que pourrait révéler la thématique de la toilette, il n’en est rien : nous ressortons du musée, ravis de s’être immiscé au sein de cette sphère privée. Car c’est là tout l’intérêt de cette exposition : par son parcours chronologique et son propos à la fois esthétique et sociologique, les commissaires – Georges Vigarello et Nadeije Laneyrie-Dagen – parviennent à montrer habilement, la singulière évolution d’un rituel aujourd’hui si familier. Fig. 1 – Pays-Bas du Sud, Le bain, tenture de la vie seigneuriale, vers 1500, laine et soie, 285 x 285 cm, Paris, musée de Cluny – Musée national du Moyen Age. © RMN Grand Palais (musée de Cluny – Musée national du Moyen Age) / Franck Raux La première salle s’ouvre sur une tapisserie du musée de Cluny : Le bain, tenture de la vie seigneuriale (Fig. 1), datée vers 1500. Il ne faut pas y chercher un témoignage de pratiques hygiéniques, bien au contraire : la finalité désirée n’est pas la réalité d’une gestuelle précise, mais plutôt la mise en valeur d’un idéal féminin. L’érotisme d’ailleurs, est perceptible : la baigneuse est bercée par les notes de musique, parée de bijoux et de voiles transparents au milieu d’une nature foisonnante. La toilette en public n’est pas encore devenue ce moment de l’intime. Aussi, n’oublions pas de citer cette très belle toile attribuée à l’Ecole de Fontainebleau, Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain (Fig. 2), à même d’aiguiser la curiosité du visiteur : cachées derrières de lourds rideaux, ces deux femmes se baignent sous les yeux d’une nourrice allaitante ; vêtues de chemises couleur chair et joliment apprêtées, avec leurs corps qui se confondent dans la même eau du bain, elles expriment pourtant une pudeur certaine qui ne nous laisse pas indifférents. La deuxième salle opère une rupture nette dans le temps et les rituels de propreté : au XVIIème siècle, il n’est plus question de se laver en public, ni même de se laver d’ailleurs…avec de l’eau, porteuse à cette époque de nombreuses maladies. On parle alors de « toilette sèche », on se frotte la peau avec des chiffons, mais surtout, il n’est plus temps de ritualiser la propreté de manière collective. Là commence véritablement l’intimité de la toilette, où les individus les plus pauvres chassent les parasites religieusement – à l’instar de l’admirable tableau La Femme à la puce (Fig. 4) de Georges de La Tour, et où les plus riches s’ornent de leurs plus somptueuses parures, symboles d’une beauté illusoire – telle cette Vanité ou Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier (Fig. 3). Fig. 2 – Anonyme (Ecole de Fontainebleau), Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain, fin du XVIème siècle, huile sur toile, 63.5 x 84 cm, Montpellier, Musée Languedocien, Collection de la société Archéologique de Montpellier. Le parcours se prolonge par la découverte singulière de quatre petits tableaux de François Boucher, mis en valeur par une muséographie très réussie. Quatre œuvres fonctionnant par paire, dont l’histoire ne manquera pas d’étonner tout en nous instruisant sur leur fonction première ; car ces petites toiles, sont en fait de grandes cachottières. Leur forme ovale, tout d’abord, n’est pas due au hasard ; elle nous suggère que nous entrons dans la sphère de l’intime, et même au-delà, elle nous place dans la peau du voyeur : l’ovale métaphoriserait alors, selon notre imagination, deux trous de serrures ou deux paires d’yeux indiscrets. Puis, nous découvrons le stratagème derrière les chastes apparences : les deux portraits de femmes jouant avec un bambin pour l’une et un petit chien pour l’autre, cachent lorsqu’on les soulève, des scènes grivoises, où ces mêmes femmes s’affairent à leurs besoins quotidiens dans des positions équivoques. Ces tableaux libertins, réservés aux cabinets privés de ces messieurs au XVIIIème siècle, ne se font toutefois pas remarquer uniquement pour leur caractère licencieux : le modelé des chairs, la beauté des parures et l’éclat des couleurs, font de cet ensemble une des pièces maîtresses de l’exposition (Fig. 5 et 6). Fig. 3 – Nicolas Régnier, Vanité ou Jeune femme à sa toilette, Circa, 1626, huile sur toile, 130 x 105.5 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts. © 2014 DeAgostini Picture Library / Scala, Florence. Fig. 4 – Georges de La Tour, La femme à la puce, 1638, huile sur toile, 121 x 89 cm, Nancy, Musée Lorrain. © RMN Grand Palais / Philippe Bernard. Fig. 5 – François Boucher, L’enfant gâté, 1742 ? Ou années 1760 ?, huile sur toile, 52.5 x 41.5 cm, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe © akgimages Fig. 6 – François Boucher, L’Œil indiscret ou La Femme qui pisse, 1742 ? Ou années 1760 ?, huile sur toile, 52.5 x 42 cm, Collection particulière © Christian Baraja Avec la salle suivante consacrée au XIXème siècle, une césure esthétique s’installe progressivement. Nous sommes plongés avec tendresse au cœur d’une intimité féminine où les corps sont certes moins idéalisés, mais où ils gagnent assurément en humanité, en simplicité ; une simplicité pourtant, qui ne perd rien de sa sensualité. Les peintres, à l’instar d’Edouard Manet et de sa Femme nue se coiffant – ou de Berthe Morisot avec Devant la psyché (Fig. 7), marquent les courbes sensuelles, les plis de la chair ; ils soulignent les dessous des bras de traits rougeoyants pour figurer qu’à cet endroit, la peau est plus détendue. Et dans cette peau imparfaite qui pend subtilement, il y a la vie. Les mots de Nadeije LaneyrieDagen à ce propos sont touchants : « ces femmes sont tendrement érotiques », explique-t-elle. En effet, ces imperfections les humanisent avec douceur et bienveillance. Les sujets grivois n’ont plus leur place au milieu de ces toiles impressionnistes, où la finalité du dévoilement corporel se fait plus délicate ; seuls les derniers instants de la toilette sont esquissés. Mais il n’y a pas que ce changement esthétique qui mérite d’être souligné : la clarté chronologique du parcours imaginé par les commissaires d’exposition, permet aisément de comprendre l’évolution des rituels de propreté. Dès le XIXème siècle en effet, l’eau est intégrée au quotidien, son usage devient plus accessible ; et d’un sujet que l’on pensait somme toute ordinaire, émerge une complexité captivante et insoupçonnée. Fig. 7 – Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890, huile sur toile, 55 x 46 cm © Fondation Pierre Gianadda, Martigny. Un peu en retrait, pris à la fois dans le flot de l’exposition et dans l’intimité de son alcôve, se trouve une toile qui ne manquera pas de nous interpeller. Prêtée par le Musée départemental de l’Oise, la Jeune femme à sa toilette d’Eugène Lomont se révèle inclassable : sa beauté mystérieuse et son charme ténébreux, légitiment assurément l’accrochage spécifique qui lui est réservé. Puis, avec Pierre Bonnard, la toilette devient le moment privilégié où l’on peut s’extraire de la foule et du bruit de la ville ; les corps changent à mesure que les salles de bains gagnent en confort : si l’artiste peint sa femme Marthe au tub en 1903, les corps qu’il figure vers 1940, finissent par se mêler aux reflets de l’eau dont les vertus ne sont plus simplement hygiéniques, mais apaisantes pour le corps et l’esprit. Au tournant du XXème siècle, les avant-gardes se questionnent sur le corps féminin et les modalités de sa représentation. Les enjeux dépassent la simple mimesis : c’est le temps de l’exploration, de la déconstruction, où les artistes s’évertuent à explorer toutes les facettes de ce cérémonial privé de la propreté et de l’apprêt. La toilette sert ici de prétexte alors que la forme prévaut sur l’objet – osons l’expression, du désir : le spectateur a quitté son statut de voyeur pour céder à la délicatesse humanisée de corps tendrement familiers pour observer, enfin, la vitalité extraordinaire des Femmes à la toilette de Fernand Léger (Fig. 8). Au fond, à l’épreuve de la Grande Guerre, succède l’envie de retrouver la simplicité des gestes forgés par le quotidien. Il semble dès lors que la toilette se prête de manière évidente à cet exercice de réappropriation du corps, tant psychologique que picturale. Fig. 8 – Fernand Léger, Les femmes à la toilette, 1920, huile sur toile, 92.3 x 73.3 cm, Suisse, Collection Nahmad © Suisse, Collection Nahmad / Raphaël BARITHEL ADAGP, Paris 2015. Enfin, vient le temps de faire face à notre propre époque ; à nos mœurs engoncées dans une quête perpétuelle de perfection esthétique, où la publicité se fait l’écho de nos passions nombrilistes et quasi prophylactiques. Devant ces photographies de femmes-objets, on se surprend à repenser affectueusement à celle peinte par de La Tour, chassant religieusement ses puces à la lueur tamisée d’une bougie. Pour autant, fidèle à sa volonté de dévoiler une évolution sensible des usages liés au corps, le propos véhiculé par cette dernière salle n’est pas figé ; tout ne tourne pas autour de ces simulacres de la beauté. Et même si les artistes féminines qui se sont emparées du sujet, ne semblent pas vouloir s’émanciper du motif de la femme, les enjeux ici sont sensiblement différents. Les femmes sont à présent observatrices, parfois cruelles, se jouant ironiquement du regard posé sur elles par les hommes – à l’image du mannequin Karen Mulder photographiée par Bettina Rheims (Fig. 9). Ici, le malaise est palpable, mais surtout, il est voulu : le propos n’est pas érotique comme nous pourrions le penser à première vue ; il est moqueur, effronté, rejetant les individus masculins aux portes de la salle de bain. Elle est à présent le sanctuaire des femmes dont elles seules connaissent les secrets de beauté. Fig. 9 – Bettina Rheim, Karen Mulder portant un très petit soutien-gorge Chanel, Paris, 1996, C-print, 120 x 120 cm © Bettina Reims copyright Studio Bettina Rheims Assurément, cette exposition est probante tant dans l’originalité de son sujet que dans sa réalisation. La muséographie est véritablement au service des œuvres parmi lesquelles se trouvent de très beaux prêts : l’atmosphère y est de circonstance, intime et feutrée, mais sans jamais sombrer dans l’excès ; l’éclairage, très abouti, participe à la mise en valeur des toiles et des quelques sculptures exposées. Finalement, comme un écho à la toile Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain (Fig. 10), répond une photographie d’Alain Jacquet intitulée Gaby d’Estrées : deux femmes dans leur bain qui selon les commissaires d’exposition, seraient prêtes à se jeter avidement sur cet intrus voyeur ; mais pourquoi ne voudraient-elles pas plutôt, le laisser entrer au sein de leurs rituels intimes ? Puisqu’après tout, à travers cette captivante exposition, c’est bien de cela qu’il s’agit. Thaïs Bihour Fig. 10 – Alain Jacquet, Gaby d’Entrées, 1965, sérigraphie quatre couleurs sur toile, 119 x 172 cm, Courtesy Comité Alain Jacquet et Galerie GP & N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet ADAGP, Paris 2015. « La toilette. Naissance de l’intime » – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 au musée Marmottan-Monet, 2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro « La Muette » (ligne 9) / RER « Boulainvilliers » (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h. Tarifs : 11/6,50€. Plus d’informations sur www.marmottan.fr "La Bête dans la jungle" : Duras K.O. face à Durex Copyright : E. Carecchio Célie Pauthe ne se contente pas de monter La Bête dans la jungle, nouvelle d’Henry James adaptée par Marguerite Duras. Elle est suivie de La Maladie de la mort, roman original de cette dernière, souvent adapté au théâtre ces dernières années. La metteur en scène construit ainsi un spectacle où les textes sont les deux versants d’une histoire d’amour qui n’aura pas lieu. La scénographie et la lumière sont particulièrement réussies. Dans les deux histoires, elles accompagnent l’action comme un prolongement aux textes, marquant le temps qui défile lentement. Dans la première partie, l’espace est un château Anglais au début du XXe siècle. Le spectateur ne voit que des murs nus et une décoration minimaliste. Rien de ce qui n’est pas essentiel n’est montré : à plusieurs reprises, Catherine et John regardent un portrait de Van Dyck accroché dans un coin que le spectateur ne peut pas voir. Pour la seconde partie, les profonds volumes s’assombrissent et un lit est poussé à l’avant-scène. Mélodie Richard viendra s’y offrir à un couple fantomatique, décomposé, qui n’a pas réussi à exister dans la première histoire. Dans celle-ci, Catherine et John se retrouvent après s’être rencontrés dix ans plus tôt. La première fois, il lui avait confié qu’il était persuadé d’être promis à un incroyable destin. John est certain qu’il lui arrivera, au cours de sa vie, un événement particulièrement important et qui le transformera à jamais. De fait, il attendra que quelque chose se passe jusqu’au crépuscule de son existence, sans imaginer une seule fois que cela puisse être sa rencontre avec Catherine. Cette histoire plonge le spectateur dans une frustration totale, assistant ainsi à un gâchis inconscient des personnages, propre à Henry James. Le public d’aujourd’hui que nous sommes, habitué aux loves stories hollywoodiennes, a envie tout au long du déroulement de leur hurler de s’embrasser. La frustration n’en est que plus grande. Dans le jeu d’acteur, cela se traduit par une confrontation entre la brillante Valérie Dréville et John Arnold. Les premières années, pleines d’espoirs, laissent peu à peu Catherine sombrer dans une mort résignée de n’avoir jamais été aimée d’amour par celui qui est devenu son meilleur ami. Ce dernier étant aveuglé par le fantasme d’une vie à venir qui ne sera jamais la sienne. Au fil de la Bête dans la jungle, le décor évolue d’un objet ou d’un meuble. Ces changements, qui se déroulent dans une quasi pénombre, sont particulièrement réussis. Agissant comme un voile apaisant qui nimbe le spectateur, accompagnés d’une musique sourde, des personnages vêtus de noir prennent le temps de placer chaque élément. Tous ont de l’importance. Ce ballet semble travaillé et précis comme des cérémonies du thé. La dernière transition, qui nous conduit à la Maladie de la mort, est particulièrement splendide. Copyright : E. Carecchio Dans la deuxième situation, John Arnold est l’homme du roman de Duras, payant une femme pour qu’elle vienne chaque soir afin d’essayer de l’aimer. Valérie Dréville partage le texte et agit comme un fantôme aigri de l’histoire précédente. Le troisième personnage, joué par une Mélodie Richard ingénue, existe surtout par son corps nu. Ce trio constitue un huisclos où le langage cru masque un manque d’amour de cet homme pris par « la maladie de la mort ». Le jeu prostitué-client imaginé par Duras devient, dans la mise en scène de Pauthe, une sorte d’Orgie de Pasolini où le couple imagine de nouveaux jeux sexuels sans jamais se toucher. Les personnages vivent leur sexualité sans contact, tendant à créer une punition cruelle pour l’homme à cause de sa vie précédente, où il a laissé Catherine mourir sans accepter l’amour qu’il aurait pu avoir pour elle. Malheureusement, cette deuxième partie est – disons le – d’un ennui mortel. Peut-être le texte est-il en cause. A l’heure de la pornographie à outrance, les mots de Duras sonnent édulcorés face à ceux de Durex. Aussi, on imagine quelle serait la réception de ce texte s’il avait été écrit par un homme ; probablement serait-il décrié. A la fois soporifique et vulgaire, on s’interroge sur la pertinence de l’avoir fait succéder à celui de James. Les idées visuelles de mises en scène sont bien plus intéressantes que l’enchaînement, et si la première partie est réussie, il faut fuir la seconde. Hadrien Volle hadrien (a) arkult.fr « La Bête dans la jungle » d’Henry James, adaptation de Marguerite Duras, mise en scène de Célie Pauthe, jusqu’au 22 mars 2015 au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte Brun (75020, Paris), du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/
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