Les clandestins

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Les clandestins
Les clandestins : naufrage au
cœur de l’horreur humaine
© The Jokers / Le Pacte
Le cinéma sud-coréen jouit ces dernières années d’un coup de
projecteur, lui valant aujourd’hui d’être connu et reconnu à
travers le monde. Tenant le pari d’être à la fois exigeant et
ambitieux tout en restant populaire, à l’instar du dernier
film de Shim Sung-Bo : Les Clandestins.
Les Clandestins, candidat à l’oscar du meilleur film en Corée
du Sud, est le premier long-métrage de Shim-Sung Bo en tant
que réalisateur. Son travail de scénariste avec Bong Joon Ho
pour le film Memories of Murder était déjà un succès. Nous
retrouvons ici le duo gagnant, qui confirme avec ce film une
œuvre saisissante. Celui-ci raconte l’histoire d’un capitaine,
Mr Kang, infortuné mais épris de passion pour son bateau : le
Junjin, qu’il refuse d’abandonner. Pour le sauver lui et ses
hommes, il acceptera alors de basculer dans l’illégalité en
transportant des clandestins lors d’un voyage qui vire au
chaos. Le récit, inspiré de faits réels, est avant tout un
drame social à la croisée des genres : entre thriller et film
d’horreur, basculant parfois dans la comédie grâce à la
palette de personnages tous plus déments les uns que les
autres.
Pourtant, c’est bien une tragédie qui se joue dès les
premières minutes de film, au travers d’un paysage déjà
assombri et d’un capitaine au visage fermé, qui ne nous
laissera jamais l’occasion de le voir sourire. Se refermant
tout au long de l’histoire dans l’agressivité et la fureur. Se
transformant petit à petit en une créature monstrueuse capable
des pires atrocités pour sauver son bien le plus précieux.
Interprété par le brillant Kim Yun-Sesk, adepte des rôles de
méchant, celui-ci réussi avec brio à susciter chez le
spectateur autant de haine que d’empathie dans ce rôle
de capitaine abandonné.
© The Jokers / Le Pacte
Ce banal transport de clandestin bascule dans le cauchemar
lorsqu’on découvre la vingtaine d’hommes et de femmes enfermés
dans la cale, sans vie. Se montre alors à nous un nouveau
visage de l’horreur humaine quand vient le moment pour
l’équipage de se débarrasser des corps à coups de haches.
Tournant essentiel du film, qui revelèra alors les vrais
personnalités et la véritable nature de chaque membre de
l’équipage pour qui, jusque là, un sentiment de sollicitude
régnait. Shim-Sung Bo, réussit très bien ce retournement de
situation apportant au film un nouvel élan essentiel.
L’enfermement dans une sorte de huit à clos à ciel ouvert sur
un pont nous permet de vivre tous les évènements comme si nous
y étions : le débarquement des clandestins pendant la nuit de
tempête, le contrôle de la police sur la bateau, l’histoire
d’amour entre un marin et une clandestine. Histoire d’amour
qui aura d’ailleurs une place importante tout au long de
l’histoire, déclenchant jalousies et animosités qui feront
perdre la tête et bien plus à certains membres de l’équipage.
La romance s’entrelaçant avec l’horreur apporte un contraste
qui vient intensifier les émotions. Là est bien la force de
Shim Sung Bo : jongler entre les genres avec adresse et
apporter une dynamique qui ne s’essouffle jamais.
Peu de surprise quand à la chute de l’histoire : alors que
sombre au loin le capitaine et son bateau, les deux amoureux
s’enfuient à la nage. Une fin vendue très vite au cours du
film, où l’on comprend un peu naïvement que l’amour triomphera
de toute la méchanceté du monde. Mais c’est sans compter sur
le brillant réalisateur sud coréen qui ne laissera pas le film
s’achever sur un commun happy end et qui réservera un dernier
rebondissement. Les Clandestins est un savant mélange de
genre, qui ne nous laisse pas une minute de répit, nous
plongeant progressivement dans une horreur de plus en plus
effrayante. Faisant basculer chaque personnage dans leurs
travers les plus sombres, amenant même les plus innocents à
devenir des bêtes. Nous dévoilant les plus noirs facettes de
l’être humain et son instinct d’animal, nous laissant
dubitatif quand à ce que notre voisin de fauteuil serait
capable de faire dans une situation pareille.
« SEA FOG : Les Clandestins », de Sung Bo Shim, sortie au
cinéma le 1er avril 2015.
Comment
Schitz ?
sortir
de
cette
Comme la famille Schitz pourrait être n’importe quelle
famille, la scénographie représente n’importe quel endroit :
est-ce un appartement ? Un chantier ? Une salle de mariage ou
de conférence ? Tout cela à la fois : c’est une place publique
pour des émotions atroces distillées en dialogue, danse ou
chanson façon cabaret glouton.
La famille, ce sont deux obèses qui ne savent pas quoi faire
de la fille qu’ils ont créée à leur image. Ils la cèderont à
celui qui voudra bien d’elle. Le texte d’Hanoch Levin décrit
une situation plus que cynique, sombre et dérangeante. La
fille est d’abord tâtée, pesée et comparée au cours de la
viande de bœuf, bien plus coûteuse. Dépitée dans sa solitude,
elle n’est pourtant pas dénuée de rêves, pas même triste de
cette situation. Elle a confiance en la vie : un jour son
prince viendra et l’enlèvera à ses parents qui, décidément, ne
sont pas décidés à crever aussi vite qu’elle le souhaite.
Un jour, enfin, le premier venu arrive. Un maigre officier
réserviste qui séduit la fille, en lui disant qu’il n’attend
d’elle qu’une femme qui sache tricoter. Après ces deux minutes
de séduction intense, le masque tombe : il ne l’a séduite que
pour profiter de la fortune du père. Mais ce n’est pas grave :
tout le monde s’en fiche, tant qu’elle se marie et qu’elle se
fait ensemencer ; personne ne s’en offusquera.
Le mariage est négocié comme un tas de fripes, à la troisième
personne, ouvertement, devant la fille. « Le gendre veut
l’entreprise et l’argent du père ». La fille est d’accord,
prête à tout pour fuir le foyer familial et pour le dupliquer
dans un nouvel appartement trois pièces que son mari a négocié
dans la dot. D’ailleurs, le futur époux dit « oui » le jour du
mariage, seulement quand Papa a signé le chèque de 200 000
lires.
On n’a aucune empathie pour les personnages. La fille est
toute aussi monstrueuse que son mari. On se délecte du passage
de la séduction où elle roule des pelles à son homme, lui
demandant entre chacune s’il peut reconnaître ce qu’elle a
mangé la veille. De son propre aveu, c’est la possibilité de
manger du saucisson qui tient le père en vie. Il se voit
« marié à une imposture », puisque la femme qu’il a épousée
n’est plus la même que lorsqu’ils avaient vingt ans. Pourquoi
ces gens passeraient leur temps à s’empiffrer s’ils étaient
heureux ? Au milieu de cette vie que l’on imagine sans cesse
répétée, l’angoisse prend le pas sur le rire qui, jusque-là,
rassurait le spectateur.
Tout cela est effrayant. Levin est un virulent critique de la
société Israélienne qu’il a vue grandir. Cette pièce
« politique », écrite en 1975, n’a pas pris une ride quant à
sa force de dénonciation d’une société fascinée par la
consommation, notamment des produits d’Outre-Atlantique : « Je
vais à Los Angeles, tout est merveilleux là-bas, ne serait-ce
parce que tout est américain », dira la mère. Levin dénonce
aussi le militarisme forcené de l’état. La jeune fille fait un
enfant surtout dans le but qu’il parte à la guerre (une guerre
qui, au cours de la pièce, éclatera deux fois à l’heure du
repas). Le mari, après après avoir fait fortune en creusant
des tranchées pouvant être utilisées comme tombe à la fin de
la guerre, finit par mourir. Son beau père dont il attendait
la mort ardemment hérite de ses affaires. Ironie du sort, cet
événement plonge cette tragi-comédie au sommet de l’horreur :
cette femme à la « vie peu reluisante » s’est fait prendre son
homme par la patrie qu’il exploitait pour s’enrichir.
La mise en scène de David Strosberg et le jeu des acteurs,
souvent face au public, semblent d’abord brouillons et
imprécis dans l’utilisation de l’espace. Le texte est déclamé
et non incarné. Mais que pourrions-nous attendre d’esthétique
de la part de ces monstres qui ne se rendent même pas compte
que leurs plus grandes victimes, ce sont eux-mêmes ? Bruno
Vanden Broecke et Jean-Baptiste Szezot, respectivement père et
beau-fils, font preuve d’une distanciation glaçante propre au
jeu flamand. Ils nous disent quelle est la réalité brute et
froide dénoncée par Hanoch Levin. Si d’abord les membres de
cette famille prêtent à rire, avec ces corps devenus des
fardeaux, on sombre vite dans le drame de vies ratées,
utilisées pour un destin auquel la vie du peuple n’a que peu
d’incidence : les guerres.
Schitz, dans son agonie qui ne vient jamais, semble nous
dire : c’est donc ça la vie ?
« Schitz » d’Hanoch Levin. Mise en scène de David Strosberg,
actuellement au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la
Roquette, 75011 Paris, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus
d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com.
Grandes
grasses
filles
et
blagues
Dans Les Grandes Filles, Edith, Claire, Judith et Geneviève
commencent par se présenter, un peu comme dans Amélie Poulain
de Jean-Pierre Genet. Chacune confesse ses petits travers et
comment elle se voit. Le public passe avec elles un an de leur
vie, de mois en mois. Au fil de l’année, elles se raconteront
un peu plus et auront même droit à leur moment de gloire
fugace – sous la forme d’un monologue –, où l’on se rendra
compte que leurs vies ont été, à chacune, plus compliquées que
la première impression faite à celui qui les observe pour la
première fois.
Dès le mois de janvier, la bonne année souhaitée, le quatuor
cherche à tromper l’ennui comme la bande de veuves délaissées
qu’elles sont. Dans la veine de Qu’est-ce qu’on a fait au bon
Dieu ?, elles sont amies mais sont chacune d’une confession
différente : juive, musulmane, catholique et témoin de
Jéhovah. La dernière est jouée par une Edith Scob
particulièrement à côté de ses pompes : on n’en aurait pas
moins attendu de la fidèle d’une secte. Claire Nadeau, la
catholique, est lesbienne mais pratiquante et Geneviève
Fontanel raconte comment, durant son adolescence, elle a été
victime du racisme à son arrivée en France depuis le Maghreb.
Ensemble, elles rigolent de tout et tentent – gentiment – de
bousculer les codes de la société arrêtée dans laquelle elles
ont grandi, en faisant preuve d’autodérision sur leurs
croyances respectives.
De cette tendre idée, Stéphane Guérin n’arrive pas à
construire une pièce. Il n’y a pas d’histoire, seulement du
temps qui passe, même pas une suite de sketchs. Les mois se
suivent, indiqués sur un écran du décor, et se ressemblent.
Les enchaînements sont abrupts et il semble que la seule
motivation du dramaturge soit de faire se succéder les bons
mots. Le leitmotiv ? Faire dire des grossièretés à de vieilles
dames pour plonger la salle dans l’hilarité générale. Mais
avouons-le, quand on a moins de 60 ans, on se sent gêné de cet
humour à la Bigard : lorsque l’une demande à l’autre si elle a
lu « Marcel Prout », ou lorsque quelques mois plus tard Edith
est prise d’incontinence dans un cimetière alors que Judith
lui propose un post-it pour boucher son orifice.
Malgré quelques phrases cinglantes dont Guérin a le secret, la
grande partie du texte est vulgaire. Sans doute la mise en
scène linéaire de Jean-Paul Muel y est aussi pour beaucoup. Il
est difficile de se dire que l’auteur est celui de
Kalachnikov, qui avait tant enchanté dans une mise en scène de
Pierre Notte au Théâtre du Rond-Point en 2013. Pour son entrée
dans le privé, on a l’impression que Guérin fait du théâtre de
digestion. Il a bradé son talent et vendu son âme à une bande
de vieilles dames aux cheveux teints en orange ;
malheureusement pour nous, c’est celles de la salle qui ont
fait la meilleure offre.
« Les Grandes Filles » de Stéphane Guérin. Mise en scène de
Jean-Paul Muel, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue
de la Gaité, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations
et réservations sur theatremontparnasse.com.
Dear White People : des noirs
dans un monde de blanc
© Happiness Distribution
Grinçant, railleur, cynique, la nouvelle et toute première réalisation
de Justin Simien, interpelle tant sur la forme que dans le fond. Une
comédie américaine satirique qui ne manque pas de surprendre, décriant
les relations entre noirs et blancs sur un campus d’université.
Des films autour du racisme aux Etats-Unis, il y en a eu et il y en
aura encore. Dear White People s’attache à suivre la marche tout en
restant de l’autre côté de la rampe, demeurant ainsi un véritable ovni
dans le paysage cinématographique. Justin Simien nous emmène dans les
coulisses des plus prestigieuses universités américaines, au cœur des
rapports blancs-noirs où se mêlent questions d’appartenances et de
dominations.
Le début du film nous projette directement sur le campus de
l’université de Winchester où se côtoient différents clans, aux
personnalités ou couleurs bien distinctes : le groupe des afroaméricains, la bande des intellos à lunettes, celle des fils à papa ou
encore des bimbos en plastique. On suit le quotidien de quatre jeunes
noirs, lâchés dans le milieu hostile d’une université majoritairement
blanche dans laquelle il faut choisir entre lutter ou rejoindre le
troupeau. Quatre personnages et autant de perceptions et de manières
de s’intégrer ou non, à une communauté au teint plus pâle. De la
charmante mais agaçante Sam, désinvolte et rebelle qui n’a de cesse de
moquer ouvertement les blancs à travers son émission de radio ; de
l’affriolante et extravertie Coco, qui n’a de noire que sa couleur de
peau et qui se rêve en star du net ; en passant par Tony l’athlète et
élève modèle, aux ambitions de futur président de l’université.
Dès la présentation des personnages, l’overdose de clichés nous
submerge, venant rajouter à ces personnages d’autres encore plus
caricaturaux que les premiers : le vice-président noir aigri de la
place qu’il occupe au sein de l’université devancé par un blanc moins
méritant ou encore le brut et insolant élève américain, fils du
directeur de l’école. Mais très vite, on sent derrière cette
accumulation l’envie d’aller plus loin qu’une simple comédie
stéréotypée bas de gamme. C’est une vraie réflexion qui s’installe à
travers cette surenchère toujours plus excessive de ces personnages en
quête d’identité et de reconnaissance. Qui sommes-nous et quelle est
notre place ?
© Happiness Distribution
Les noirs veulent devenir blancs et les blancs se déguisent en noirs :
paradoxe et questionnement sur la race à l’ère post-Obama. Et puis le
rythme du film finit par nous emporter avec des scènes drôles et des
dialogues incisifs qui ne manquent pas de faire rire la salle aux
éclats. Même si on regrette le côté parfois excluant pour la
communauté « blanche » qui passera surement à côté de quelques bonnes
vannes ou jeux de mots bien trouvés propre à la culture afro-
américaine.
Il y a quelque chose d’audacieux et d’arrogant à la fois dans la
réalisation de Simien, en jouant la satire sur un sujet polémique et
encore très controversé aux USA, il prend tout le monde à contre-pied
et déstabilise totalement son spectateur. On ne sait plus quoi penser
des personnages ; les moquer, les aimer ou bien les haïr. Prendre
parti pour les blancs ou bien les noirs. Tout s’entremêle si
brillamment que nous perdons la tête à chercher un sens, peut être
inexistant. On se moque, on s’attache, on cogite mais surtout on se
marre face à des situations cocasses et des répliques tordantes : « le
nombre d’amis noirs désormais requis pour ne pas apparaître raciste
vient de passer à deux. Et désolé, cela n’inclut pas Tyrone, votre
dealer de shit… » Rajouter à cela une véritable esthétique des
couleurs et des décors à la hauteur de l’affiche du film : brillante
et haute en contrastes ; des acteurs talentueux et le prix du jury
spécial au festival de Sundance 2014 et le tour est joué. Un message
transmis et des spectateurs conquis, un bon début pour un premier long
métrage.
« Dear White People », de Justin Simien, sortie au cinéma le
24 mars 2015.
"Les guêpes de l'été", OVNI
textuel déroutant au RondPoint
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Après l’expérience du Nouveau Ciné Club et Shakespeare is dead
get over it !, le collectif « ildi, eldi » débarque non pas
d’un, mais avec un nouvel OVNI – Sibérien, cette fois – Les
guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, d’Ivan
Viripaev.
L’action se déroule dans une salle de repos d’un palais des
sports quelconque. Derrière la scène, dans les coulisses
communes. Sur un téléviseur installé au-dessus de la porte, on
voit le concours de danse qui se déroule dans l’enceinte, on
entend la musique sourde. Donald est là et attend, Sarah et
Robert arrivent transpirants : ils viennent de sortir de
scène.
Mariés depuis 10 ans, ils sont en pleine dispute. Robert veut
savoir : « qui était chez nous lundi dernier alors que je n’y
étais pas ? ». Sarah est catégorique : « c’était Markus, ton
frère ». Markus confirme, mais Donald, soutenu au téléphone
par sa femme et la voisine, est catégorique : Markus a passé
ce dernier lundi chez lui. Qui a tort et qui a raison ? Cette
question qui d’abord nous fait rire, les personnages vont s’y
tenir jusqu’à plonger dans le drame psychologique. A travers
cette partie de poker menteur, il peut se passer n’importe
quoi ; des héros au bord du gouffre s’avouent tout et on en
revient toujours au même point : « qui était là lundi ? ».
Donald raconte qu’il a mangé le doigt de sa femme, qu’il a
refusé de coucher avec elle le soir de sa nuit de noce car ils
n’avaient pas de préservatif. Sarah explique qu’elle a un
amant depuis trois ans, mais Robert subit sans déroger à la
question principale.
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
La discorde est parfois entrecoupée d’instants poéticonihilistes sur la perception du monde et du sentiment envers
le divin qui nous habite. Quand ils s’affirment, les
personnages parlent dans un micro ; quand ils sont immobiles,
la lumière s’éteint. D’un drame téléphoné, on passe aux
questions personnelles de chacun sur la vie – sans que cela
n’aille très loin. Chez Viripaev, l’amour justifie tout et le
monde est absurde depuis le temps où les humains pensent
pouvoir choisir par eux-mêmes, ce qu’il y a de mieux pour eux.
Pour représenter cela, pas de recherche esthétique. On est
dans un ultra réalisme déglingué où, parfois, des actions
absurdes nous surprennent – pourquoi Robert monte-t-il un lit
de camp ? L’abus des postures de danseurs donne un aspect
encore plus dingue : dans un monde qui s’écroule, eux, restent
droit.
Et si tout cela, c’était à cause de la pluie qui tombe depuis
trois jours ? Oui, c’est ça ! Alors il n’y a plus qu’à se dire
qu’on s’aime et qu’on est heureux d’être là, à pouvoir
ensemble, manger des gaufres.
« Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre »
d’Ivan Viripaev. Mise en scène, jeu et scénographie de Sophie
Cattani, Antoine Oppenheim, Michael Pas, jusqu’au 18
avril 2015 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue FranklinRoosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et
réservations sur www.theatredurondpoint.fr.
Primo Levi, à la vie dans la
mort
Copyright : Philippe Lacombe
20 ans après la création du spectacle, Gérard Cherqui et Eric
Cénat incarnent encore Primo Levi, chimiste, écrivain,
survivant d’Auschwitz et Ferdinando Camon, journaliste
italien. Les conversations des deux hommes qui ont eu lieu
entre 1982 et 1986 à divers endroits de Turin, sont adaptées à
la scène sous la forme d’une interview à bâtons rompus. Assis
sur des chaises, face au public, la mise en scène épurée de
Dominique Lurcel concentre notre attention sur les propos et
les émotions des personnages.
De quoi parlent-ils ? 40 ans après l’holocauste, Primo Levi
revient sur sa capture dans le Val d’Aoste, sur son arrivée
tardive dans les camps sans doute à l’origine de son salut,
sur les souvenirs récurrents dans lesdits camps et la distance
qu’il prend sur ses traumatismes. Ferdinando Camon l’interroge
sur le consentement massif du peuple allemand à l’époque du
nazisme, au fait qu’il n’y ait pas eu de forte résistance dans
le pays. Mais Levi a pardonné et refuse tout amalgame. Dans
ces confrontations régulières avec les Allemands, bien après
la guerre, il est en paix, s’abstenant de tout jugement car il
est le témoin et non pas le juge. Les hommes échangent aussi
sur la croyance ; Primo Levi n’a jamais eu la foi : « il y a
eu Auschwitz, il ne peut donc pas il y a voir de Dieu »,
précise-t-il.
Le récit est précis et fluide, il se fait sur un ton détendu.
Primo Levi pourrait parler de la vie, comme de la pluie et du
beau temps. Il a le sourire, une sorte d’apaisement vis-à-vis
de son vécu. L’ironie et un cynisme bienveillant complètent
son caractère. Ferdinando Camon est davantage passionné ; il
interroge à la façon d’un journaliste incisif et incarne la
vox populi par rapport à l’expérience concentrationnaire,
semblant plus marqué par les horreurs que par l’homme qui les
a vécues. Ce dernier lui fait la réflexion : « ce devrait être
à moi d’être véhément ».
Mais, dans son jeu, Gérard Cherqui fait ressortir une telle
sérénité du personnage qu’il incarne que, si Primo Levi
parlait comme cela à notre époque, on le penserait sorti d’un
ashram. Ses manières de Gandhi, son choix de la paix et
l’humour fin nous concentrent sur les faits, sur la vie et non
pas sur les seuls sentiments qu’elle nous procure. Ce jeu
naturel, simple et fort pour dire la gravité du monde. Un
spectacle qui sert pleinement la volonté du survivant qui,
selon Fernando Camon, « ne criait pas, car il voulait faire
crier ».
« Primo Levi et Ferdinando Camon : Conversations ou Le Voyage
d’Ulysse » de Primo Levi et Ferdinando Camon, mise en scène
de Dominique Lurcel, les lundis et mardis au Théâtre Essaïon.
Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur
essaion-theatre.com.
D'un Labiche, Marthaler fait
un vaudeville flottant
Copyright : Simon Hallström
A l’origine, Eugène Labiche écrit « La Poudre aux yeux ».
L’histoire de deux familles vaguement nanties ayant chacune un
enfant à marier : Frederic et Emmeline. Ils se fréquentent
déjà, mais parce que le vaudeville gonfle artificiellement des
situations simples dans le but de provoquer le rire, ici, les
familles bientôt réunies veulent d’abord se faire passer pour
ce qu’elles ne sont pas en exagérant fallacieusement leurs CV.
Ce qui donne lieu à des situations inextricables mais drôles,
magistralement utilisées par Christoph Marthaler pour créer
une mise en scène d’un burlesque extrême.
Il y a les codes vestimentaires bourgeois. Costumes pour
messieurs et robes pour mesdames. Le vieil intérieur cossu qui
constitue la scénographie est l’appartement qui servira aux
deux familles : quel intérêt de les différencier ? Il y aura
la même vaisselle, les mêmes massacres aux murs en compagnie
des portraits pesants de membres de la famille aujourd’hui
inconnus. Les bibelots dans un coin et un serviteur dans
l’autre : tout est en place, rien ne doit bouger.
Ce cadre immobile est avant tout symbole d’ennui et de
torpeur. Après un bref prologue, Marthaler fait débuter le
drame à la scène 2. Si, déclamé normalement, le dialogue entre
monsieur et madame Malingear ne doit pas prendre plus de cinq
minutes, c’est désormais un long quart d’heure qui s’écoule.
« C’est moi… Bonjour ma femme », dit mécaniquement monsieur.
Quelques minutes passent avant que madame réponde : « Tiens…
Tu étais sorti ?… D’où viens-tu ?… ». Ce dialogue imitant la
diction informatique nous plonge dans un monde où l’on étend
artificiellement les actions simples pour tenter de trouver
une justification à son existence. A côté de nous, pendant le
spectacle, une spectatrice sort un livre de son sac, elle
espère peut-être que l’action prenne le rythme que nous
attendrions d’un Labiche. Comme un certain nombre de
spectateurs, elle finira par quitter la salle : Marthaler
laisse, entretient toute cette lenteur et en fait ressortir un
schéma social pesant, lourd de petites choses.
Copyright
: Simon Hallstrom
Alors où est la modernité ? De partout, évidemment. A
commencer par le mélange des langues : français, allemand et
anglais nous plongent dans une sorte de tour de Babel
familiale où les parents ne sont pas fichus de comprendre leur
propre fille. Du moderne dans la suite de gags, aussi. Le
serviteur qui vient poser un hérisson empaillé sur la table
reviendra tellement souvent poser de nouveaux animaux, qu’il
finira par créer un zoo miniature dans l’appartement.
L’ambiance est étrange, en tension. Le spectateur est à
l’affut de la surprise suivante. Parfois, il ne se passe rien
pendant plusieurs minutes puis, une mouette traverse la scène
au bras du domestique ou les amants se retrouvent les fesses
par terre après que leurs chaises se sont brisées. Le metteur
en scène insiste beaucoup sur ce qui ne se dit pas. Les
personnages ont donc un comportement absurde. Ils sont
névrosés et plein de tocs, des gestes démultipliés du
domestique au jeune premier, bossu et qui frétille comme un
dauphin lorsque le père lui accorde la main de sa fille
Emmeline. Pendant cinq minutes, on regarde ronfler – ou péter
– le maître de maison. Les actions s’étendent et c’est ce qui
les rend drôles. Les dialogues deviennent des prétextes au
travail de Christoph Marthaler, comme c’est souvent le cas
chez les metteurs en scène de langue allemande (Thomas
Ostermeier ou Frank Castorf). C’est par cette magie et ses
artifices qu’un Labiche en deux actes dure 2h20.
C’est donc amusé que l’on assiste à cette histoire sans
intérêt d’une bande de bourgeois occupée à d’absurdes actions
pour tromper l’ennui. D’ailleurs, ils en sont conscients
puisque, à la fin de la pièce, ils rangent le contenu de
l’appartement dans des cartons, comme pour déménager. A la
fois grivois et répétitif, c’est finalement un moment très
surprenant.
« Das Weisse vom Ei (Une île flottante) » d’Eugène Labiche,
Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les
acteurs. Mise en scène deChristophe Marthaler, jusqu’au 29
mars 2015 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006
Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur
www.theatre-odeon.eu/.
Au Banquet d’Auteuil, Besset
joue à « qui aura la plus
folle ? »
Photo Lot
En mai 1670, à Auteuil, c’est l’événement dans la maison de
campagne de Molière. Chapelle, son vieil ami l’écoute encore
une fois se lamenter sur les humiliations que lui fait subir
Armande, son infidèle de femme… Mais ce matin-là, il se passe
quelque chose de différent. Les angoisses de Molière ne sont
pas seulement motivées par sa mésaventure maritale, car on
apprend vite que Michel Baron est de retour après trois ans
d’absence et qu’il a passé la nuit dans le lit du maître.
Molière est donc pris entre les deux feux d’une tempête
sentimentale, jurant sur sa femme et s’inquiétant que Baron ne
parte de nouveau en quête d’une gloire qu’il ne pourrait pas
lui donner ou pire encore : dans les bras d’un autre homme.
Avec « Le Banquet d’Auteuil », l’auteur ne suppose pas, il
dépeint Molière comme étant homosexuel – ce qu’aucun élément
historique n’étaye sérieusement. Jouissant de sa liberté
d’artiste, Jean-Marie Besset dessine ainsi un pédéraste
anxieux, fou amoureux de son jeune prodige. Michel Baron est
un peu pétasse, à la fois muse et sirène, à la fois source
d’inspiration et de destruction. Et parce qu’un homme seul
dans ses angoisses ne suffit pas à faire une pièce, Chapelle a
pris la liberté d’inviter quelques amis illustres (parmi
lesquels Lully et Dassoucy), à dîner afin de deviser de façon
plus ou moins discrète sur leurs mœurs coupables, avant de
décider de mourir en groupe en se jetant dans la Seine. En
monument d’érudition, Besset donne ainsi son interprétation
des mœurs du Grand Siècle où tous les hommes de talent
seraient des suiveurs – sexuels plus que littéraires – de
Théophile de Viau.
Sur scène, dans un premier temps, on assiste à l’arrivée d’une
bande de folles où chaque vieux pervers est accompagné de son
mignon. Ils portent des noms illustres mais pourraient tout
aussi bien être des inconnus libidineux. Ils semblent
clairement là pour baiser tout ce qui bouge. Pour bien
insister sur le plaisir d’être entre hommes, on les voit
sombrer dans une misogynie omniprésente par le dialogue (« nos
femmes, ces monstres », obsédées « par le désir de plaire »…),
qui achève de placer ces légendes dans le rang des hommes
comme les autres. Heureusement que le spectre de Cyrano de
Bergerac vient apporter un peu de poésie.
Photo Lot
Cette pièce est-elle un manifeste ? Très peu probable : les
situations sont si grotesques et les répliques parfois si
scabreuses, qu’il ne fait nul doute que nous sommes dans la
farce ; et de ce point de vue, c’est très réussi. On pense
notamment au disciple de Dassoucy qui confesse avoir été non
seulement formé mais aussi « déformé » par son maître, devant
une salle hilare.
On relève cependant de beaux moments de finesse, notamment
dans le caractère de Molière que toute cette comédie excède :
il voudrait juste être seul et tranquille avec Baron. JeanBaptiste Marcenac qui tient le rôle titre est brillant de
sensibilité et incarne avec talent, une personnalité austère
et meurtrie, amoureux et jaloux que d’autres que lui puissent
désirer Baron. La distribution est juste et bien dirigée.
Soulignons cependant les prestations d’Hervé Lassince
incarnant un Chapelle nihiliste aux faux-airs de vieille tante
alcoolique et Alain Marcel, un Cyrano de Bergerac à la
prestance de Dalida non dénuée d’une touchante finesse.
Mais la véritable révélation de cette pièce, c’est le talent
de metteur en scène de Régis de Martrin-Donos qui fait
ressortir toute la drôlerie du « Banquet » en ménageant de
belles images poétiques aux moments clés du drame, soutenu par
des lumières élégantes allant du clair obscur à l’ambiance
spectrale d’un film de Tim Burton. Chaque scène est composée
comme un tableau dynamique et la dizaine d’hommes ne paraît
jamais de trop – exceptée pendant la scène d’arrivée, où ils
semblent placés en rang d’oignions.
Alors, ne voyons pas le « Banquet » comme un drame d’une
grande finesse, mais plutôt comme un moment burlesque bien
mené où, pour une fois, ce sont les hommes que l’on dénude !
Aussi, et c’est l’élément le plus important, les personnages
sacrifiés sur l’autel de la folie nous parlent à tous : « Le
Banquet d’Auteuil » est, en somme, une forme de caricature, et
on sait à quel point, de nos jours, il est important qu’elle
continue à exister.
« Le Banquet d’Auteuil » de Jean-Marie Besset, mise en scène
de Régis de Martin-Donos, jusqu’au 25 avril 2015 au Théâtre
14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris. Durée : 1h50. Plus
d’informations et réservations sur theatre14.fr.
Godot : L'attente naïve d'une
vie meilleure
Copyright : Tristan Jeanne-Valès
Même si la liberté laissée aux metteurs en scène quand ils
touchent à Beckett est restreinte – on est obligé d’appliquer
les nombreuses didascalies –, Jean Lambert-Wild, Marcel
Bozonnet et Lorenzo Malaguerra adoptent un parti-pris
important à souligner dans cette création : Vladimir et
Estragon sont joués par Michel Bohiri et Fargass Assandé, deux
acteurs ivoiriens virtuoses. Ainsi, l’attente au milieu de
nulle part de ces deux vagabonds, prend des airs de mauvais
traitements infligés à des étrangers en transit par des locaux
peu humanistes. Cet aspect social prend particulièrement corps
lors de la rencontre avec Pozzo (Marcel Bozonnet),
esclavagiste blanc maltraitant Lucky (Jean Lambert-Wild), son
humain de compagnie.
Les deux vagabonds cherchent – et ce depuis 1952 – à passer le
temps. Pour cela, ils se questionnent, oublient, pensent à se
pendre histoire de s’occuper. Le mythe de « l’heure
africaine » rend pour le public l’attente moins
insupportable : on se dit que Godot a finalement juste du
retard, comme la nuit tant attendue dans la pièce et qui finit
toujours par arriver.
Copyright : Tristan Jeanne-Valès
Dans le jeu de Vladimir et Estragon, il y a un aspect de conte
oral. Les répliques phares sonnent comme des adages ivoiriens,
« Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors
que c’est son pied le coupable ». Ils sont drôles et touchants
de sincérité naïve et amnésique ; leur union de plus de 60 ans
– et probablement autant de temps à attendre Godot – nous
semble évidente. Pozzo, dans sa solitude aveugle – avant même
de le devenir complètement dans l’acte II – est un sociopathe
heureux de rencontrer des gens avec qui il pourra parler tout
seul. Dans ce rôle, Bozonnet est captivant et le duo avec son
knouk (Jean Lambert-wild) fonctionne très bien.
Par la lecture qui en est faite ici, on entend un fatalisme
sombre incarné par des héros désabusés. Le bitume et la
désolation qui entourent le chemin de campagne où ils
attendent est qualifié « d’endroit délicieux ». Le désespoir
ne les a pas complètement gagné mais ils n’essayent pas de
s’extraire de la poétique d’auto-déchéance dans laquelle ils
sont embringués – Vladimir est battu chaque soir à l’endroit
où il dort, mais il continue de s’y rendre. Chaque jour se
répète et les héros attendent qu’un événement extérieur à leur
vie les sorte de ce cycle infernal ; à la fin de la pièce,
Estragon ne dit-il pas qu’ils seront « sauvés » lorsque Godot
arrivera ? Et pourquoi cette situation ne serait-elle pas une
faille spatio-temporelle à la Edge of Tomorrow ? Ils sont
l’expression d’humains au bout du rouleau qui attendent que
quelque chose d’extérieur les sauve, au lieu de réfléchir à
comment se sauver eux-mêmes. Ils sont des dépressifs qui
attendent que les autres les fassent rire, au lieu de
réfléchir à ce qui les déprime.
« En attendant Godot » de Samuel Beckett, création de Jean
Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra, jusqu’au
29 mars 2015 au Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie, route
du Champs de Manoeuvre, 75012 Paris. Durée : 2h05. Plus
d’informations et réservations sur www.theatredelaquarium.net
Dans la peau de Peter Handke
Copyright : Michel Corbou
Laurent Stocker, prêté pour l’occasion par la ComédieFrançaise, incarne dans la nouvelle mise en scène d’Alain
Françon, le héros vivant d’une histoire de fantômes. Moi
(c’est comme cela qu’il s’appelle), tente de reconstituer son
passé familial. D’abord en arrière-plan ; puis, peu à peu, la
frontière s’étiole jusqu’à la scène finale où Moi échange
directement avec son oncle sur l’histoire telle qu’elle est
vécue, et sur la façon dont elle est retenue.
La « tempête » du titre, c’est la zizanie puis la guerre. Ce
sont les différents points de vue sur la perte du pays natal
et de la langue propre à l’identité d’un peuple, ignorée puis
interdite par l’envahisseur – le slovène. En 1936, la famille
de Moi vit l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée
allemande. Il y a les garçons (les oncles de Moi), qui seront
d’abord engagés de force avant que deux d’entre eux ne meurent
au front, Benjamin et Valentin. Le plus âgé, Gregor, rejoindra
sa sœur dans la résistance, niché dans les forêts surplombant
la Carinthie (actuel sud de l’Autriche). Les grands-parents se
retrouvent seuls : leur dernière fille, mère de Moi, est
partie avec son bébé dans ses bagages à la recherche de
l’officier allemand qui l’a mise enceinte en 1942. On pense à
tous les peuples dispersés par une géopolitique qui a choisi,
au mieux, de les ignorer et au pire de les pourchasser comme
les Kurdes ou les Arméniens.
L’histoire de Handke, largement autobiographique, met en avant
une notion chère à l’auteur : l’importance de la multiplicité
des points de vue dans la construction de la vérité
historique. C’est lui qui avait fustigé les critiques à son
encontre lorsqu’il était apparu à l’enterrement de Slobodan
Milošević en 2006, arguant que « Le monde, le soi-disant
monde, sait tout sur Milošević. Le soi-disant monde connaît la
vérité » ; sous-entendant par l’ironie que l’on avait pas
laissé à une autre vérité la possibilité d’émerger.
Cette confrontation entre un jeune et ses ancêtres – autrement
plus profonde qu’une chanson des Enfoirés – donne lieu à ce
qui s’apparente à du théâtre historique, où histoire vécue et
histoire analysée sont exposées. A plusieurs reprises, les
aïeuls clament pour justifier leurs actes honorables et
courageux : « l’Histoire nous donnera raison ». Il y a une
confiance solide en la mémoire à venir que ne partage pas Moi.
Aussi, il est très intéressant pour nous, public français, de
découvrir comment cette famille vit l’armistice du 8 mai 1945
et comment l’allégresse et la paix sont presque aussitôt
sapées par la Guerre Froide qui débute.
(c) Michel Corbou
Quelques touches d’ironie viennent alléger ce texte linéaire
qui semble allongé de façon artificielle, notamment au début
et à la fin. On entre dans le vif du sujet après une longue
présentation de la famille et de ses habitudes – en beaucoup
de mots pour dire peu de choses. Pénétrer aussi profondément
dans leur intimité pour ensuite avoir une approche reculée de
l’histoire, est-ce vraiment nécessaire pour le spectateur ?
L’intellectualisation de ce qui pourrait être un banquet de
famille, est-elle vraiment intéressante ? On pourrait aisément
se passer des longues litanies sur les différentes variétés de
pommes ou bien les menus complets avant que la famille ne
passe à table. Et cela sans commenter le caractère discutable
de la traduction (on pense à Gregor qui emploie l’expression
erronée « au jour d’aujourd’hui », ou à cette phrase d’une
qualité littéraire douteuse : « les hommes meurent et les tshirts perdent leurs couleurs »).
Les acteurs relèvent le niveau. Laurent Stocker est
bouleversant de justesse. On pense aussi à Dominique Reymond,
qui prend ici les traits d’une jeune mère joviale et
confiante. Dominique Valadié est étonnante et le couple de
grands-parents, joués par Nada Strancar et Wladimir Yordanoff,
est particulièrement touchant.
Comme l’auteur le désirait, Alain Françon met en scène la
pièce de façon concrète et réaliste. Installés sur une
scénographie en pente – qui nous rappelle étrangement celle
réalisée pour Les Gens d’Edward Bond –, les personnages
évoluent sur une steppe aride, sans que jamais la mise en
espace ne nous surprenne. Tout le soin a du être apporté à la
direction des acteurs, tellement Françon se fait ici le
chantre d’un classicisme inassumé, signant ainsi une mise en
scène terne, peu compréhensible quand on incarne un homme si
important dans l’histoire du théâtre.
C’est donc mitigé que l’on sort des trois heures vingt que
durent la représentation. Une idée intéressante, un point de
vue novateur et de grands comédiens, dans un texte
malheureusement long et gonflé, où l’ennui prend corps à de
nombreuses reprises.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« Toujours la tempête » de Peter Handke, mise en scène
d’Alain Françon, jusqu’au 2 avril 2015 au Théâtre de l’Odéon
(Ateliers Berthier), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée
: 3h20 (avec entracte). Plus d’informations et réservations
sur www.theatre-odeon.eu
"Andromaque" inégale au TNB
Copyright : M. Zoladz
Prenant la guerre de Troie comme un exemple général de toutes
les guerres, Frédéric Constant a monté Andromaque de Racine
comme le troisième volet d’une tétralogie thématique étirée
sur plusieurs années. Après deux créations contemporaines, le
metteur en scène s’empare d’une tragédie classique Française,
premier succès de Racine en son temps. Créé à Bourges en
janvier 2014, le spectacle termine la saison au Théâtre
National de Bretagne (à Rennes), avant de reprendre l’année
prochaine.
Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, qui lui, aime
Andromaque ; mais cette dernière chérit encore son mari Hector
tué pendant la guerre de Troie. Chez Racine, cette intrigue
évidente à résumer sert de prétexte au développement des
sentiments qui constituent la palette émotionnelle de l’âme
humaine.
Pour rafraîchir la mémoire du spectateur, Constant fait
précéder le drame d’un prologue splendide. Comme un clairobscur à la De La Tour, des conteurs placés à cours narrent
distinctement des passages de l’Illiade et l’Eneide, éclairant
leurs visages à la bougie. Côté jardin, dans la pénombre
totale, quatre acteurs sont pris dans une chorégraphie
lancinante rythmée de bruits sourds, symboles peut-être, des
épreuves passées de ces héros mythiques.
Puis, le drame débute. Au fil de l’histoire, quelques acteurs
se distingueront plus que les autres dans cette distribution
inégale. Le metteur en scène lui-même, jouant le rôle de
Pyrrhus, ainsi qu’Hermione (Catherine Pietri) sont ceux qui
s’émancipent le mieux des alexandrins pour parler aussi
humainement qu’en prose. Oreste (Franck Manzoni) et Andromaque
(Anne Sée) sont aussi justes, mais ils manquent parfois de
vécu, notamment dans les monologues de conclusion, étirant
artificiellement la pièce. Lorsqu’ils échangent entre eux, ils
ont néanmoins toute notre attention. Malheureusement, on n’est
pas certain que le reste de la distribution comprenne bien ce
qu’il raconte : les jeunes sont scolaires et les plus âgés
manquent de nuance. On pense notamment à Cléone (Cyrille
Gaudin), confidente d’Hermione qui, lorsqu’elle parle, prend
l’apparence d’une gargouille gothique : arquée vers l’avant,
hurlant de façon linéaire – avec une diction allant volontiers
vers une Marie-Anne Chazel façon Le Père Noël est une Ordure –
et dont les yeux écarquillés menacent de sortir des orbites à
chaque réplique.
Copyright : M. Zoladz
La mise en scène semble étouffée dans une scénographie
étriquée, absente à plusieurs reprises – les acteurs passent
parfois de longs moments en avant-scène avec le rideau comme
seul décor ; mais pourquoi ? Cette intrigue qui se déroule, à
l’origine, dans une salle du palais de Pyrrhus, se passe ici
dans ce qui ressemble à un salon bourgeois : fauteuil en
velours, grandes baies, bar à whisky, rien ne manque. Si
fortement identifiée, marquée, elle en devient monolithique.
Les costumes prolongent ce défaut. Oreste est habillé en
Tunique bleue de la bande-dessinée éponyme. On est plus dans
la Guerre de Sécession que dans l’entre-deux-guerres
revendiqué par le metteur en scène. Tout cela donne un
sentiment confus.
Cependant, il faut souligner quelques bonnes idées, notamment
dans l’utilisation de la vidéo : mais on aurait aimé en voir
plus. Comme ce suicide de Céphise fuyant le palais pour se
jeter du balcon intérieur d’un bâtiment en ruine sous les yeux
d’Andromaque restée sur scène.
On ne sort pas conquis par ce spectacle, mais pas ennuyé non
plus : quelques beaux passages nous font néanmoins ressentir
toute la force du texte racinien dont Constant arrive à en
souligner, à plusieurs reprises, toute la modernité.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« Andromaque », de Racine, mise en scène de Fréderic
Constant, jusqu’au samedi 7 mars 2015 au Théâtre National de
Bretagne, 1 rue Saint-Hélier (35000, Rennes). Durée : 3h
(entracte compris). Plus d’informations et réservations
sur www.t-n-b.fr
De l’ablution publique à
l’invention
d’un
rituel
secret et familier
Eugène Lomont, Jeune femme à sa toilette, 1898,
huile sur toile, 54 x 65 cm, Beauvais, Musée
départemental de l’Oise. © RMN Grand Palais /
Thierry Ollivier
« On a remarqué que de tous les animaux, les femmes, les
mouches et les chats sont ceux qui passent le plus de temps à
leur toilette », écrivait Charles Nodier dans ses Maximes et
Pensées. Toute misogyne qu’elle soit et d’un humour piquant,
elle ne semble pas moins vraie au regard de l’étonnante
exposition du Musée Marmottan « La toilette. Naissance de
l’intime ». Car vous ne trouverez pas ici d’hommes affairés à
leurs ablutions ; cependant ne nous y trompons pas, ce n’est
pas un parti-pris sexiste qui l’a emporté, mais bien la
réalité matérielle : la toilette masculine, d’un point de vue
pictural, reste encore à inventer.
Sous cet aspect plutôt trivial voire commun à première vue que
pourrait révéler la thématique de la toilette, il n’en est
rien : nous ressortons du musée, ravis de s’être immiscé au
sein de cette sphère privée. Car c’est là tout l’intérêt de
cette exposition : par son parcours chronologique et son
propos à la fois esthétique et sociologique, les commissaires
– Georges Vigarello et Nadeije Laneyrie-Dagen – parviennent à
montrer habilement, la singulière évolution d’un rituel
aujourd’hui si familier.
Fig. 1 – Pays-Bas du Sud, Le bain,
tenture de la vie seigneuriale, vers
1500, laine et soie, 285 x 285 cm,
Paris, musée de Cluny – Musée national
du Moyen Age. © RMN Grand Palais (musée
de Cluny – Musée national du Moyen Age)
/ Franck Raux
La première salle s’ouvre sur une tapisserie du musée de Cluny
: Le bain, tenture de la vie seigneuriale (Fig. 1), datée vers
1500. Il ne faut pas y chercher un témoignage de pratiques
hygiéniques, bien au contraire : la finalité désirée n’est pas
la réalité d’une gestuelle précise, mais plutôt la mise en
valeur d’un idéal féminin. L’érotisme d’ailleurs, est
perceptible : la baigneuse est bercée par les notes de
musique, parée de bijoux et de voiles transparents au milieu
d’une nature foisonnante. La toilette en public n’est pas
encore devenue ce moment de l’intime. Aussi, n’oublions pas de
citer cette très belle toile attribuée à l’Ecole de
Fontainebleau, Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la
duchesse de Villars au bain (Fig. 2), à même d’aiguiser la
curiosité du visiteur : cachées derrières de lourds rideaux,
ces deux femmes se baignent sous les yeux d’une nourrice
allaitante ; vêtues de chemises couleur chair et joliment
apprêtées, avec leurs corps qui se confondent dans la même eau
du bain, elles expriment pourtant une pudeur certaine qui ne
nous laisse pas indifférents.
La deuxième salle opère une rupture nette dans le temps et les
rituels de propreté : au XVIIème siècle, il n’est plus
question de se laver en public, ni même de se laver
d’ailleurs…avec de l’eau, porteuse à cette époque de
nombreuses maladies. On parle alors de « toilette sèche », on
se frotte la peau avec des chiffons, mais surtout, il n’est
plus temps de ritualiser la propreté de manière collective. Là
commence véritablement l’intimité de la toilette, où les
individus les plus pauvres chassent les parasites
religieusement – à l’instar de l’admirable tableau La Femme à
la puce (Fig. 4) de Georges de La Tour, et où les plus riches
s’ornent de leurs plus somptueuses parures, symboles d’une
beauté illusoire – telle cette Vanité ou Jeune Femme à sa
toilette de Nicolas Régnier (Fig. 3).
Fig. 2 – Anonyme (Ecole de
Fontainebleau),
Portrait
présumé
de
Gabrielle
d’Estrées et la duchesse de
Villars au bain, fin du
XVIème siècle, huile sur
toile, 63.5 x 84 cm,
Montpellier,
Musée
Languedocien, Collection de
la société Archéologique de
Montpellier.
Le parcours se prolonge par la découverte singulière de quatre
petits tableaux de François Boucher, mis en valeur par une
muséographie très réussie. Quatre œuvres fonctionnant par
paire, dont l’histoire ne manquera pas d’étonner tout en nous
instruisant sur leur fonction première ; car ces petites
toiles, sont en fait de grandes cachottières. Leur forme
ovale, tout d’abord, n’est pas due au hasard ; elle nous
suggère que nous entrons dans la sphère de l’intime, et même
au-delà, elle nous place dans la peau du voyeur : l’ovale
métaphoriserait alors, selon notre imagination, deux trous de
serrures ou deux paires d’yeux indiscrets. Puis, nous
découvrons le stratagème derrière les chastes apparences : les
deux portraits de femmes jouant avec un bambin pour l’une et
un petit chien pour l’autre, cachent lorsqu’on les soulève,
des scènes grivoises, où ces mêmes femmes s’affairent à leurs
besoins quotidiens dans des positions équivoques. Ces tableaux
libertins, réservés aux cabinets privés de ces messieurs au
XVIIIème siècle, ne se font toutefois pas remarquer uniquement
pour leur caractère licencieux : le modelé des chairs, la
beauté des parures et l’éclat des couleurs, font de cet
ensemble une des pièces maîtresses de l’exposition (Fig. 5 et
6).
Fig. 3 – Nicolas Régnier,
Vanité ou Jeune femme à sa
toilette, Circa, 1626, huile
sur toile, 130 x 105.5 cm,
Lyon, Musée des Beaux-Arts. ©
2014
DeAgostini
Picture
Library / Scala, Florence.
Fig. 4 – Georges de La Tour,
La femme à la puce, 1638,
huile sur toile, 121 x 89
cm, Nancy, Musée Lorrain. ©
RMN Grand Palais / Philippe
Bernard.
Fig. 5 – François Boucher,
L’enfant gâté, 1742 ? Ou
années 1760 ?, huile sur
toile, 52.5 x 41.5 cm,
Karlsruhe,
Staatliche
Kunsthalle Karlsruhe © akgimages
Fig. 6 – François Boucher,
L’Œil indiscret ou La Femme
qui pisse, 1742 ? Ou années
1760 ?, huile sur toile, 52.5
x
42
cm,
Collection
particulière © Christian
Baraja
Avec la salle suivante consacrée au XIXème siècle, une césure
esthétique s’installe progressivement. Nous sommes plongés
avec tendresse au cœur d’une intimité féminine où les corps
sont certes moins idéalisés, mais où ils gagnent assurément en
humanité, en simplicité ; une simplicité pourtant, qui ne perd
rien de sa sensualité. Les peintres, à l’instar d’Edouard
Manet et de sa Femme nue se coiffant – ou de Berthe Morisot
avec Devant la psyché (Fig. 7), marquent les courbes
sensuelles, les plis de la chair ; ils soulignent les dessous
des bras de traits rougeoyants pour figurer qu’à cet endroit,
la peau est plus détendue. Et dans cette peau imparfaite qui
pend subtilement, il y a la vie. Les mots de Nadeije LaneyrieDagen à ce propos sont touchants : « ces femmes sont
tendrement érotiques », explique-t-elle. En effet, ces
imperfections les humanisent avec douceur et bienveillance.
Les sujets grivois n’ont plus leur place au milieu de ces
toiles impressionnistes, où la finalité du dévoilement
corporel se fait plus délicate ; seuls les derniers instants
de la toilette sont esquissés. Mais il n’y a pas que ce
changement esthétique qui mérite d’être souligné : la clarté
chronologique du parcours imaginé par les commissaires
d’exposition, permet aisément de comprendre l’évolution des
rituels de propreté. Dès le XIXème siècle en effet, l’eau est
intégrée au quotidien, son usage devient plus accessible ; et
d’un sujet que l’on pensait somme toute ordinaire, émerge une
complexité captivante et insoupçonnée.
Fig. 7 – Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890,
huile sur toile, 55 x 46 cm © Fondation Pierre
Gianadda, Martigny.
Un peu en retrait, pris à la fois dans le flot de l’exposition
et dans l’intimité de son alcôve, se trouve une toile qui ne
manquera pas de nous interpeller. Prêtée par le Musée
départemental de l’Oise, la Jeune femme à sa toilette d’Eugène
Lomont se révèle inclassable : sa beauté mystérieuse et son
charme ténébreux, légitiment assurément l’accrochage
spécifique qui lui est réservé. Puis, avec Pierre Bonnard, la
toilette devient le moment privilégié où l’on peut s’extraire
de la foule et du bruit de la ville ; les corps changent à
mesure que les salles de bains gagnent en confort : si
l’artiste peint sa femme Marthe au tub en 1903, les corps
qu’il figure vers 1940, finissent par se mêler aux reflets de
l’eau dont les vertus ne sont plus simplement hygiéniques,
mais apaisantes pour le corps et l’esprit.
Au tournant du XXème siècle, les avant-gardes se questionnent
sur le corps féminin et les modalités de sa représentation.
Les enjeux dépassent la simple mimesis : c’est le temps de
l’exploration, de la déconstruction, où les artistes
s’évertuent à explorer toutes les facettes de ce cérémonial
privé de la propreté et de l’apprêt. La toilette sert ici de
prétexte alors que la forme prévaut sur l’objet – osons
l’expression, du désir : le spectateur a quitté son statut de
voyeur pour céder à la délicatesse humanisée de corps
tendrement familiers pour observer, enfin, la vitalité
extraordinaire des Femmes à la toilette de Fernand Léger (Fig.
8). Au fond, à l’épreuve de la Grande Guerre, succède l’envie
de retrouver la simplicité des gestes forgés par le quotidien.
Il semble dès lors que la toilette se prête de manière
évidente à cet exercice de réappropriation du corps, tant
psychologique que picturale.
Fig. 8 – Fernand Léger, Les femmes à la
toilette, 1920, huile sur toile, 92.3 x 73.3 cm,
Suisse, Collection Nahmad © Suisse, Collection
Nahmad / Raphaël BARITHEL ADAGP, Paris 2015.
Enfin, vient le temps de faire face à notre propre époque ; à
nos mœurs engoncées dans une quête perpétuelle de perfection
esthétique, où la publicité se fait l’écho de nos passions
nombrilistes et quasi prophylactiques. Devant ces
photographies de femmes-objets, on se surprend à repenser
affectueusement à celle peinte par de La Tour, chassant
religieusement ses puces à la lueur tamisée d’une bougie. Pour
autant, fidèle à sa volonté de dévoiler une évolution sensible
des usages liés au corps, le propos véhiculé par cette
dernière salle n’est pas figé ; tout ne tourne pas autour de
ces simulacres de la beauté. Et même si les artistes féminines
qui se sont emparées du sujet, ne semblent pas vouloir
s’émanciper du motif de la femme, les enjeux ici sont
sensiblement différents. Les femmes sont à présent
observatrices, parfois cruelles, se jouant ironiquement du
regard posé sur elles par les hommes – à l’image du mannequin
Karen Mulder photographiée par Bettina Rheims (Fig. 9). Ici,
le malaise est palpable, mais surtout, il est voulu : le
propos n’est pas érotique comme nous pourrions le penser à
première vue ; il est moqueur, effronté, rejetant les
individus masculins aux portes de la salle de bain. Elle est à
présent le sanctuaire des femmes dont elles seules connaissent
les secrets de beauté.
Fig.
9
–
Bettina Rheim,
Karen Mulder
portant
un
très
petit
soutien-gorge
Chanel, Paris,
1996, C-print,
120 x 120 cm ©
Bettina Reims
copyright
Studio Bettina
Rheims
Assurément,
cette
exposition
est
probante
tant
dans
l’originalité de son sujet que dans sa réalisation. La
muséographie est véritablement au service des œuvres parmi
lesquelles se trouvent de très beaux prêts : l’atmosphère y
est de circonstance, intime et feutrée, mais sans jamais
sombrer dans l’excès ; l’éclairage, très abouti, participe à
la mise en valeur des toiles et des quelques sculptures
exposées. Finalement, comme un écho à la toile Portrait
présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au
bain (Fig. 10), répond une photographie d’Alain Jacquet
intitulée Gaby d’Estrées : deux femmes dans leur bain qui
selon les commissaires d’exposition, seraient prêtes à se
jeter avidement sur cet intrus voyeur ; mais pourquoi ne
voudraient-elles pas plutôt, le laisser entrer au sein de
leurs rituels intimes ? Puisqu’après tout, à travers cette
captivante exposition, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Thaïs Bihour
Fig. 10 – Alain Jacquet, Gaby d’Entrées, 1965,
sérigraphie quatre couleurs sur toile, 119 x 172
cm, Courtesy Comité Alain Jacquet et Galerie GP
& N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet ADAGP,
Paris 2015.
« La toilette. Naissance de l’intime » – L’exposition se
tient jusqu’au 5 juillet 2015 au musée Marmottan-Monet, 2,
rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro « La Muette » (ligne 9)
/ RER « Boulainvilliers » (Ligne C). Ouvert du mardi au
dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h.
Tarifs : 11/6,50€. Plus d’informations sur www.marmottan.fr
"La Bête dans la jungle" :
Duras K.O. face à Durex
Copyright : E. Carecchio
Célie Pauthe ne se contente pas de monter La Bête dans la
jungle, nouvelle d’Henry James adaptée par Marguerite Duras.
Elle est suivie de La Maladie de la mort, roman original de
cette dernière, souvent adapté au théâtre ces dernières
années. La metteur en scène construit ainsi un spectacle où
les textes sont les deux versants d’une histoire d’amour qui
n’aura pas lieu.
La scénographie et la lumière sont particulièrement réussies.
Dans les deux histoires, elles accompagnent l’action comme un
prolongement aux textes, marquant le temps qui défile
lentement. Dans la première partie, l’espace est un château
Anglais au début du XXe siècle. Le spectateur ne voit que des
murs nus et une décoration minimaliste. Rien de ce qui n’est
pas essentiel n’est montré : à plusieurs reprises, Catherine
et John regardent un portrait de Van Dyck accroché dans un
coin que le spectateur ne peut pas voir. Pour la seconde
partie, les profonds volumes s’assombrissent et un lit est
poussé à l’avant-scène. Mélodie Richard viendra s’y offrir à
un couple fantomatique, décomposé, qui n’a pas réussi à
exister dans la première histoire.
Dans celle-ci, Catherine et John se retrouvent après s’être
rencontrés dix ans plus tôt. La première fois, il lui avait
confié qu’il était persuadé d’être promis à un incroyable
destin. John est certain qu’il lui arrivera, au cours de sa
vie, un événement particulièrement important et qui le
transformera à jamais. De fait, il attendra que quelque chose
se passe jusqu’au crépuscule de son existence, sans imaginer
une seule fois que cela puisse être sa rencontre avec
Catherine. Cette histoire plonge le spectateur dans une
frustration totale, assistant ainsi à un gâchis inconscient
des personnages, propre à Henry James. Le public d’aujourd’hui
que nous sommes, habitué aux loves stories hollywoodiennes, a
envie tout au long du déroulement de leur hurler de
s’embrasser. La frustration n’en est que plus grande.
Dans le jeu d’acteur, cela se traduit par une confrontation
entre la brillante Valérie Dréville et John Arnold. Les
premières années, pleines d’espoirs, laissent peu à peu
Catherine sombrer dans une mort résignée de n’avoir jamais été
aimée d’amour par celui qui est devenu son meilleur ami. Ce
dernier étant aveuglé par le fantasme d’une vie à venir qui ne
sera jamais la sienne.
Au fil de la Bête dans la jungle, le décor évolue d’un objet
ou d’un meuble. Ces changements, qui se déroulent dans une
quasi pénombre, sont particulièrement réussis. Agissant comme
un voile apaisant qui nimbe le spectateur, accompagnés d’une
musique sourde, des personnages vêtus de noir prennent le
temps de placer chaque élément. Tous ont de l’importance. Ce
ballet semble travaillé et précis comme des cérémonies du thé.
La dernière transition, qui nous conduit à la Maladie de la
mort, est particulièrement splendide.
Copyright : E. Carecchio
Dans la deuxième situation, John Arnold est l’homme du roman
de Duras, payant une femme pour qu’elle vienne chaque soir
afin d’essayer de l’aimer. Valérie Dréville partage le texte
et agit comme un fantôme aigri de l’histoire précédente. Le
troisième personnage, joué par une Mélodie Richard ingénue,
existe surtout par son corps nu. Ce trio constitue un huisclos où le langage cru masque un manque d’amour de cet homme
pris par « la maladie de la mort ».
Le jeu prostitué-client imaginé par Duras devient, dans la
mise en scène de Pauthe, une sorte d’Orgie de Pasolini où le
couple imagine de nouveaux jeux sexuels sans jamais se
toucher. Les personnages vivent leur sexualité sans contact,
tendant à créer une punition cruelle pour l’homme à cause de
sa vie précédente, où il a laissé Catherine mourir sans
accepter l’amour qu’il aurait pu avoir pour elle.
Malheureusement, cette deuxième partie est – disons le – d’un
ennui mortel. Peut-être le texte est-il en cause. A l’heure de
la pornographie à outrance, les mots de Duras sonnent
édulcorés face à ceux de Durex. Aussi, on imagine quelle
serait la réception de ce texte s’il avait été écrit par un
homme ; probablement serait-il décrié. A la fois soporifique
et vulgaire, on s’interroge sur la pertinence de l’avoir fait
succéder à celui de James. Les idées visuelles de mises en
scène sont bien plus intéressantes que l’enchaînement, et si
la première partie est réussie, il faut fuir la seconde.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« La Bête dans la jungle » d’Henry James, adaptation de
Marguerite Duras, mise en scène de Célie Pauthe, jusqu’au 22
mars 2015 au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte Brun (75020,
Paris), du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le
dimanche à 15h30. Durée : 2h20. Plus d’informations et
réservations sur www.colline.fr/