L`ILE des OURS - National Snow and Ice Data Center

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L`ILE des OURS - National Snow and Ice Data Center
Extrait du ,,Bulletin de la Société Géophysique de Varsovie"
Fasc. Ni 7 - 8, 1933.
NOTICE P R É L I M I N A I R E
sur
t: .-7
19
NATIONALE POLONAISE
D E L ' A N N ~ EP O L A I R E 1932-1933
L'ILE des OURS
par le
Dr, Ing. JEAN LUGEON
DIRECTEUR DE L'INSTITUT
NATIONAL MÉTÉOROLOGIQUE DE POLOGNE
WARSZAWA - 1933
Extrait du ,,Bulletin d e la Société Géophysique d e Varsovie"
Fasc. Ai 7 - 8, 1933.
NOTICE P R É L I M I N A I R E
sur
NATIONALE POLONAISE
D E L ' A N N E E P O L A I R E 1932-1933
L'ILE des OURS
par le
Dr. Ing. JEAN LUGEON
DIRECTEUR DE L'INSTITUT NATIONAL MÉTÉOROLOGIQUE DE POLOGNE
WARSZAWA
-
-
1933
Notice préliminaire sur
L'EXPEDITION NATIONALE POLONAISE
de
I' ANNÉE POLAIRE 1932 - 1933
a
L'ILE des OURS
par le
Dr. lng. J E A N L U G E O N
Directeur de l'Institut National Météorologique de Pologne
Introduction.
Il ne me semble pas nécessaire de rappeler en détail ce
qu'est l'Année Polaire 1932-1933. Assez de périodiques scientifiques, de journaux illustrés, de quotidiens ont renseigné le grand
public. Quant au monde savant il connaît le but précis de cette
entreprise tant en Pologne, qu'à l'étranger.
C'est en 1929, lors de la réunion de la Conférence des Directeurs d'Instituts Météorologiques du monde et des membres de
l'Organisation Météorologique Internationale, à Copenhague, que
fut créée une Commission Internationale de l'Année Polaire 19321933 dans le but de répéter l'expérience faite un demi-siècle auparavant, par plusieurs états.
Cette Commission Internationale, présidée brillamment par le
Dr. L a C o u r, Directeur de l'Institut Météorologique Royal du
Danemark, s'adressa à tous les Institiits Météorologiques du monde pour obtenir leur collaboration à la grande entreprise. Il fut
recommandé de créer dans chaque pays un Comité National, qui
aurait à s'occuper du programme des travaux sur le continent et
à préparer les expéditions dans les régions polaires.
Répondant favorablement à l'appel de l'Organisation Météorologique Internationale, le Directeur de l'Institut National M6téorologique de Pologne qui était alors le Prof. Stephan H 1 a s e k,
s'adressa au Ministre de l'Agriculture, auquel était subordonné 1'Ins
titut, pour obtenir l'autorisation de créer une Commission Nationale Polonaise de l'Année Polaire. Le Ministre agréa et diverses
notabilités scientifiques du pays, de Varsovie, Cracovie, Léopol,
et PoznaA, furent invitées à apporter leur concours à l'entreprise.
Fig. 1 .
Emplacement des principales stations d e l'Année Polaire 1932-1933.
d'après les renseignements d e la Commision Internationale de l'Année
Polaire à la date du 1 janvier 1933.
Cette invitation fut acceptée par la plupart des spécialistes
sollicités et au moment du départ de l'expédition polonaise pour
l'île des Ours, en 1932, la Commission Nationale Polonaise de l'Année Polaire était composée des personnes suivantes:
MM. Prof. Dr. C. B i a 1 o b r z e s k il Professeur de Physique théorique à l'université de Varsovie,
Prof. A. B. D O b r O w O 1 s k il ancien Directeur de l'Institut
National Météorologique de Pologne, Explorateur polaire,
Prof. Dr. Ing. J. G r O S z k O w s k i, Directeur de l'Institut
Radiotechnique, Professeur à 1'Ecole Polytechnique
de Varsovie,
Prof, S. H 1 a s e k, ancien Directeur de l'Institut National Météorologique de Pologne et des Observatoires de Pawlowstk et Tiflis,
Prof. S. K a 1i n O w s k i, Directeur de 1'Obscivatoire Magnétique de Swider, Professeur de Physique à 1'Ecole
Polytechnique de Varsovie,
Dr. Ing. Jean L u g e O n, Directeur de l'Institut National Météorologique de Pologne, Fondé de pouvoirs de la Cornmission, Chef de l'expédition,
Prof. Dr. W. S m O s a r s k i, Professeur de Météorologie
à l'université de Poznan.
Cette Commission me confia au printemps 1931 la responsabilité 'de mener à bien l'entreprise projetée dans une de ses séances de l'année précédente, soit d'organiser une station polonaise d'observations dans les régions polaires, conformément au programme de la Commission Internationale.
Choix de la Station Polonaise.
Au mois de mai 1931, je me rendis à Copenhague, à l 8 ~ & e r n b l é e
Générale de l'Union Radio-Scientifique Internationale, et j'en profitais pour faire visite à M. le Président L a C O u r. Après avoir
longuement examiné les possibilités de la collaboration de la Pologne, M. L a C o u r me conseilla de proposer à la Commission
Polonaise l'établissement d'une station à l'île des Ours.
Pour plusieurs raisons importantes, cette solution était assurément la meilleure. En effet, l'île des Ours (Bjorno~a,en norvégien) est un des points de l'Océan Arctique les mieux situés pour
l'observation des phénomènes météorologiques et géophysiques.
C'est là, que le Gouvernement Norvégien avait projeté d'installer
une s t a t i o ~Je magnétisme terrestre, mais il ne put le faire, les
crédits n'ayant pas été votés par les Chambres. L'île se trouve, de
plus, au nord et près du centre de la ligne de plus grande fréquence des aurores polaires; l'observation attentive de ces phénomènes
et de ceux du magnétisme est donc de toute première importance,
dans le réseau des stations temporaires de l'Année Polaire. En
outre, au point de vue aérologique et synoptique, Bjornoya est ôgalement sur la trajectoire des plus profondes dépressions barométriques de l'hémisphère nord.
Par sa situation maritime, isolée à quelques centaines de milles des continents, elle revêt aussi un intérêt considérable quant aux
perturbations radioélectriques, dont l'enregistrement complétera
les études de magnétisme.
En latitude, la station polonaise est une des plus hautes de
l'Année Polaire 1932/1933, ce qui présente un avantage indiscutable pour l'analyse de certains phénomènes crépusculaires, en liaison avec le sondage radioélectrique d e la haute atmosphère et le
repérage des centres de perturbations électromagnétiques du côté
américain et européen, de la calotte polaire, Tout compte fait, l'île
des Ours est donc une des stations importantes de l'Année
Polaire.
Au point de vue pécuniaire, le projet de l'île des Ours était
un des plus économiques et avait par conséquent le plus de chances de réussir. En effet, les Norvégiens y entretiennent un poste
transmetteur de T.S.F., qui nous servira et nous épargnera cette
installation coûteuse et indispensable; puis d'accès n'en est pas
difficile ni le voyage trop long, environ 2500 km de Varsovie,
à vol d'oiseau, Enfin, ce qui n'était pas à dédaigner et nous permit
d'économiser, aussi, un important capital d'investissements, c'est
la question de l'habitation. Grâce à l'extrême obligeance de mon
collègue et ami, M. le Dr. H e s s e 1 b e r g, Directeur du service
mété~r'ologi~ue
norvégien, nous pûmes être assurés qu'une maison
en parfait état serait mise gratuitement à notre entière disposition,
même avec les moyens de chauffage. Dans ces conditions, il ne fallait plus que nous assurer la collaboration de bons cybservateurs,
de les pourvoir de vivres, d'habits, etc. et de trouver les appareils
pour suivre les résolutions internationales.
A un autre point de vue, encore, tout subjectif, j'inclinai pour
la solution de M. L a C o u r, car les relations personnelles entre
les savants météorologistes e t géophysiciens norvégiens et la direction de l'Institut Météorologique Polonais sont des plus cordiales. Celà, ajouté aux relations amicales qu'entretiennent la Pologne et la Norvège, rendit le projet de l'expédition à l'île des
Ours sympathique à plusieurs Ministres, auxquels je dus le soumettre.
Démarches internationales et préparatifs.
En septembre 1931, M. le Président L a C o u r annonça
à la Commission Internationale de Magnétisme Terrestre et d'E-
lectricité Atmosphérique, qui siégeait à Innsbruck,
la réussite de
notre entente et la participation probable de la Pologne. La Commission Internationale de l'Année Polaire qui siégea quelques jours
plus tard enregistra ce fait avec satisfaction et, à Locarno, où je
me rendis également sur invitation de la part du Comité Météorologique International, le projet polonais fut ratifié. J e dus donner là
quelques informations complémentaires et le Comité chargea le
Secrétariat de l'organisation Météorologique Inernationale à De
Bilt, en Holllande, d'inviter par voie diplomatique la Pologne à
prendre part à l'entreprise mondiale, en établissant la station de
Bjornoya.
J e ne saurais assez, en mon nom et en celui de la Commission
Polonaise, remercier le Dr. H e s s e 1 b e r g, pour l'aide qu'il nous
apporta dans la réussite de notre mission. C'est lui qui entreprit
toutes les démarches nécessaires à Oslo, auprès de divers ministères et nous fit accorder l'autorisation de séjourner sur sol norvégien, dans un but scientifique. Le service métdorologique que
dirige brillamment ce savant de réputation mondiale, étend ses ramifications sur tout le bassin polaire européen, de la côte orientale du Groenland, à Jan Mayen, Bjorno~a,Spitzberg, Cap Nord,
etc., où il entretient des postes de T.S.F.
Notre demeure, à Bjornoya, actuellement propriété de 1'Etat
norvégien, fut remise en état par le dit service météorologique.
M. le Dr. T h r a n e, Chef de la filiale météorologique de M. H e s s e 1b e r g à Tromso, se chargea des démarches
à entreprendre pour nous dans le nord de la Norvège. Cet excellent homme, d'une affabilité et d'un calme tout nordique, fit l'impossible pour nous être agréable, et sans compter son temps, il assurera jusqu'à la fin de l'expédition des liaisons par T.S.F. entre
l'île et le continent. Ainsi, nos observateurs ne sont pas trop isolés, quoiqu'aujourd'hui entourés de toutes parts par la banquise.
La deuxième Année Polaire à laquelle participent plus d'une
vingtaine d'Etats, qui ont envoyé des expéditions dans les régions
arctiques et antarctiques, commença le 1 août 1932, pour se terminer le 31 aoUt 1933. Toutefois, je tiens à préciser que les dates du
début et de la fin de la période d'observations intensifiées ne sauraient être respectées par toutes les expéditions. Dans beaucoup
de régions polaires on est tributaire de l'état des glaces et la navigation maritime ne permet de s'approcher de certaines stations
du Groenland qu'en juillet ou au début d'août. Dans les régions
tropicales ou équatoriales d'autres difficultés interviennent et c'est
la raison pour laquelle on n'a pas pu s'en tenir partout aux dates
fixées.
C'est au mois d'avril 1932, soit quatre mois seulement avant
le début de l'Année Polaire, que je dus me décider à inviter à Varsovie M. le Dr. L a C O u r, Président de la Commission Internationale, afin qu'il puisse prendre personnellement contact avec les
autorités et faire valoir l'importance de la participation de la Pologne. Cet éminent savant accepta et en compagnie de M. le Prof.
B i a 1 O b r z e s k i nous fûmes reçus en audience par M. le Colonel B e c k, Ministre des Affaires Etrangères. Après un long entretien, le Ministre donna son consentement pour la participation
de la Pologne et dota l'expédition d'une subvention de la part du
Ministère des Affaires Etrangères.
M. le Ministre de l'Instruction et des Cultes, M. le Vice-Ministre des Affaires Militaires, le Fonds national pour la culture, auprès de la Présidence du Conseil des Ministres, accordèrent également des subventions. Enfin, M. le Ministre des Communications
m'autorisa à prélever une certaine somme sur le budget de mon Institut qui devait aider à payer les frais de déplacement en Scandinavie. Quelques personnes privées comprenant l'importance de la
mission offrirent des cadeaux utiles.
La Commission Internationale de l'Année Polaire qui fut dotée par la Fondation R O c k e f e 1 1 e r prêta, pour la station
magnétique de Bjornoya, deux jeux complets de variomètres L a
C O u r pour l'enregistrement des trois composantes principales du
magnétisme terrestre. Les autres instruments furent mis à la disposition de l'expédition par l'Institut Météorologique et par le Ministère des Affaires Militaires, lequel prêts également quelques vêtements, des fourrures, des couvertures, une splendide pharmacie
militaire contenant 75 ~ r o d u i t s ,des ustensiles divers, le matériel
téléphonique, etc.
Les vivres, les habits polaires spéciaux, bottes, laupars, les
armes à feu, skis, batterie de cuisine, lampes, projecteurs, réchauds,
~ o ê l e ,lessiveuse, tables, lits, outils d'atelier, etc. sont acquis aux
meilleures conditions en partie à Varsovie, à Copenhague et à Tromso.
Voici un résumé de la liste des appareils emportés:
MAGNETISME TERRESTRE
Deiix enregistreurs L a C O u r comprenant:
2 jeux de variomètres magnétiques pour les composantes D, H. Z
1 enregistreur à 15 mm par heure
1 enregistreur à 180 mm par heure
1 pavillon non magnétique pour les d6terminations absol~ies
1 bobine d e Helmholts - Gaugain
1 pendule et 1 relais pour les marques d e temps
1 table d e bois et deux plaques d e marbre pour le montage des variomètres
1 théodolite universel complet avec inducteur pour les 3 composantes D,H,Z
de Askania
1 chronographe à bande morse d e Favarger pour les dCterminations des
oscillations
SERVICE HORAIRE
2 chronomètres d e marine d e Nardin avec contacts électriques
1 horloge murale avec contacteur électrique
1 appareil récepteur T. S. F. pour toutes longueurs d'onde. Diverses tables
d e calculs astronomiques
RADIOMETEOROLOGIE
2 atmoradiographes complets avec cinémographe mécanique d e Richard et
fréquencemètre à constante 'de temps, antennes, pylônes, batteries
d'accumulateurs pour toutes tensions, groupe électrogène avec moteur
à essence de 2 HP et dynamo.
1 boîte 'de contrôle et d'étalonnamge pour les lampes
1 ondemètre d e précision
tables crépusculaires pour Bj6rnoya.
METEOROLOGIE GENERALE
3 abris météorologiques complets comprenant:
thermomètre sec et mouillé
hygromètre
thermographe grand modèle
thermomètres à maximum et minimum
1 psychromètre d'Assman grand modèle
1 girouette à plan anémométrique d e Wild
1 anémographe électrique d e Papillon
1 anémomètre d e Robinson à compteur
1 herse néphoscopique de Besson
2 jeux d e pluviomètres à protection de Nipher-Hellman
1 balise d'enneigement
1 table pour la neige et une balance
1 microscope pour le givre
2 baromètres à mercure d e précision
1 barographe Richard grand modèle
1 solarigraphe Gorczy~iski-Molld e Richard
1 pyrhéliographe
1 actinomètre à compensation
2 atlas d e nuages; tables d e réduction
AURORES POLAIRES
1 table d'observations avec boite lumineuse et cartes célestes
1 spectroscope
1 appareil photographique avec objectif à grande ouverture 1 : 1,5
1 théodolite avec lunette coudée et boussole
jalons pour la plate-forme d'observations
1 atlas international
rine, phénacétine, antipyrine, pyramidon. Piqûres, caféine, morphine. Poudres antirhume et produits .désinfectants contre l'angine et les refroidissements, eouttes pour
le coeur, contre les maux .d'estomac, gouttes d e Hoffman, tablettes purgatives, tablettes d e Vichy. Produits ,dormitifs, gouttes ,de Véronal, valfirianne, brome, bromure
d'iode, Pour le soin ,des yeux, gouttes .de zinc, aci,de borique, camomille, xeroforme.
Pro'duits contre les engelures et contre les accidents dus au gel, camphres divers,
pâte Lassari, vaselines, Gouttes contre l'inflammation des gencives, contre les maux
de ,dents, calmants ,divers, proNduits pour la bouche, nitrate ,d'argent. Produits chimiques divers, ammoniaque, eau de Javelle, aci,des, etc.
L'inventaire du matériel transporté à Bjornoya comprend plus
de 10.000 rubriques différentes. Le tout a été empaqueté dans 140
caisses et 120 sacs pesant 21 tonnes, y compris 7 tonnes de coke
acheté à Tromso, au départ. A la fin de septembre 1932, j'ai fait
encore envoyer à Bjornoya, par un cotre occasionnel, quelques objets supplémentaires, de la lingerie et 200 kilogrammes de
victuailles fraîches. Le poids tota,l des vivres est ainsi d'environ
3 tonnes, soit une tonne par personne pour 13 mois. En comptant
avec quelques avaries, on arrive au chiffre de 2 kilogrammes de
nourriture par personne et par jour, ce qui est plus que suffisant.
Les candidats.
Avant de résumer brièvement le récit du voyage et de l'organisation de la station de Bjornoya, j'aimerais rappeler l'heureux
choix que la Commission Nationale Polonaise de l'Année Polaire
a pu faire, dans la masse des candidats de toutes sortes qui s'étaient présentés.
Nous avions d'abord pensé n'engager que deux personnes, eu
égard aux crédit,s forcément modestes que nous allions obtenir du
gouvernement. Nous pensions restreindre notre programme strictement au magnétisme terrestre. Toutefois, nous cédames aux conseils du président de la Commission Internationale lorsqu'il vint
nous rendre visit,e à Varsovie. Il nous engagea vivement à imiter
les expéditions danoises sur les côtes orientale et occidentale du
Groenland, en fixant à trois, au minimum, le nombre des participants hivernant et en dédoublant ce chiffre, si possible, pendant
la période d e construction de la station. Cet avis m'avait d'ailleurs
aussi été communiqué antérieurement par M , H e s s e 1b e r 8, qui
nous signifia que nous ne pourrions pas compter sur l'aide des radiotélégraphistes norvégiens séjournant à Bjornoya, à cause de
leurs occupations astreignantes et de la surveillance continuelle du
réseau radio-maritime de l'Océan Glacial. A part ces trois Norvé-
Biens, aucune autre personne n'habite l'île en hiver, si ce n'est
par exception, cette année, la femme d'un des radiotélégraphistes,
avec son enfant âgé d'un an.
Lorsque la presse eut connaissance de la réussite du financiement de l'expédition, j'eus, en deux semaines, à m'occuper de plus
de 200 candidatures, parmi lesquelles quelques vieillards et beaucoup de jeunes filles. Mais comme cette expédition, à l'image d'une
autre à la Terre de François-Joseph, ne pouvait pas se terminer
par un mariage et moins encore par un baptème, nous dûmes décliner la gracieuse collaboration du sexe faible ... ce qui ne fut d'ailleurs pas du tout facile.
Il nous fallait trois gaillards robustes, en pleine santé, pouvant supporter les rigueurs d'un mauvais climat et capables de faire journellement un rude travail. Ces collaborateurs, au début, devaient se livrer à une besogne herculéenne: le déchargement et le
transport de 21 tonnes de marchandises, la construction de maisons, l'aménagement d'une demeure, le chauffage d'une dizaine de
poêles, etc. 11 fallut donc trouver des gens ayant un sens pratique,
connaissant parfaitement les nombreux travaux ménagers qu'exige leur entretien, sachant au besoin prodiguer des soins médicaux,
possédant le métier de charpentier, ,de mécanicien de précision, de
monteur électricien, de batelier, puis ayant des connaissances
scientifiques suffisantes pour le montage et la surveillance de nombreux appareils emportés, ainsi que le sens de l'observateur qui
ne laisse passer aucun phénoméne de la nature, sans le noter ou le
photographier. Pardessus tout, il fallait des gens au caractère doux,
ayant reçu toute l'éducation nécessaire pour éviter des frottements qui arrivent si souvent dans ces expéditions polaires. On
n'expose pas trois hommes, à la légère, pendant plus d'une année,
sur un rocher désert, battu sans trève par l'Océan Glacial, où les
ténèbres polaires maintiennent 3 mois l'obscurité et où le soleil
estival est presque constamment caché par un mélancolique
brouillard.
Jan Mayen, où se trouve l'expédition autrichienne, et Bjornoya sont sous ce rapport les postes les plus désagréables à habiter dans le réseau des stations de l'Année Polaire. En nous conformant aux nombreux échanges de vue que nous eûmes avec les
autres organisateurs d'expéditions analogues, nous ne voulions engager que des jeunes gens parfaitement sélectionnés.
Aussi, des quelques 200 candidats masculins et féminins
je n'en retins qu'un, c'est M. Czeslaw C e n t k i e w i c z
de Varsovie. Ingénieur diplômé de 1'Ecole Supérieure d'Electricité
de Liège, fils d'un ingénieur qui rendit d'éminents services à la Pologne, il remplit parfaitement tous les désidérata pour une expédition polaire de longue hallleine. C'est un homme à l'abord très
sympathique, de haute stature, blond, comptant 27 printemps, ancien champion polonais de la course de vitesse à pied, ancien chef
d'un groupe d'éclaireurs (boy-scout); il partit à la guerre à l'âge
de 16 ans et en rentra avec des mentions honorifiques. Ayant organisé bien des campements et possédant à fond les connaissances
du fourrier, de l'infirmier de campagne, du médecin d'ambulance,
même, il fut tout désigné pour prendre la tâche compliquée de
l'approvisionnement, de l'habillement et des mille questions en
rapport avec l'entretien des appareils, du chauffage, de I'éclairage,
etc. C'est lui qui me remplaça à mon dkpart de Bjornoya, acceptant la responsabilité de mener à bien la tâche quotidienne de la
mission polonaise. Au point de vue scientifique, il lui fut alloué la
surveillance des appareils de sa spécialité, l'électricité, et une partie du magnétisme terrestre.
Le choix du deuxième observateur fut porté sur M. Wîadysiaw L y s a k O w s k i de Lwow. Ancien élève de l'Institut Géophysique et Météorologique de l'université de cette ville et météorologiste d'aérodrome du Ministère des Communications, il possède une instruction générale étendue et connait sa vocation à
fond. C'est un spécialiste très capable dans les domaines de la météorologie générale et surtout du magnétisme terrestre. 11 fit Pendant deux ans un levé magnétique détaillé dans les Carpates Orientales et séjourna dans des observatoires bien connus. M. L y s a k O w s k i , âgé de 26 ans, est d'une constitution physique exceptionnelle. Comme ses autres camarades il est très sportif, excellent
montagnard, connait tous les métiers pratiques; il est aussi bon
cordonnier que mécanicien de précision ou mathématicien; il est
versé à la philosophie et a une mémoire musicale extraordinaire.
C'est un homme au commerce charmant, avec lequel il fait bon
bavarder de problèmes scientifiques. En outre, il n'a qu'une ambition: servir la science. Dotée d'un si bon observateur, qui voit toujours le premier les phénomènes optiques de l'atmosphère, qui invente sur place cent petits trucs pour faciliter des réglages ou
pour arriver à brûler l'abominable charbon de l'île, la mission polonaise ne pouvait que faire du bon travail.
Pour compléter le triumvirat, je fis appel à un jeune étudiant
de Cracovie, que la Commission accepta également. C'est M. Stanislaw S i e d 1 e c k il comptant 20 années, fils du professeur bien conriu
de l'université de cette ville. Etudiant en physique, il fit un stage
à l'observatoire Aérologique de l'Institut National Météorologique
à Jablonna, afin d'acquérir toutes les connaissances nécessaires
pour devenir un bon observateur météorologiste. Doté d'une intelligence remarquable, possédant plusieurs langues, S i e d 1 e c k i
comme les deux autres est d'une force musculaire que des athlètes
pourraient lui envier. Alpiniste distingué, ignorant absolument la
notion du danger, il fut désigné comme délégué polonais au concours international pour l'ascension du Mont Blanc, en 1932. C'est
dire sa belle constitution, qui s'associe d'ailleurs à un caractère
extrêmement doux et à une rare finesse d'éducation. D'instruction
à la foi,s classique et scientifique, S i e d 1 e c k i est un causeur
délicieux, souvent plein de malice, qui sait toujours faire rire au
bon moment. Comme benjamin de l'expédition, il aurait dû être
choyé par ses camarades. Mais il s'en défendait. Il est si modeste
et bon garçon qu'il voulut toujours prendre à sa charge les corvées et parmi celles-ci, la popote. Avec un aussi bon connaisseur
de l'art culinaire, nous sommes au moins sûrs que les ,,soeurs du
scorbut" ne frapperont pas nos compatriotes.
Alors que L y s a k O w s k i fut désigné pour s'occuper
principalement du magnétisme terrestre, je priai S i e d 1 e c k i
d'assurer le service des observations météorologiques, des aurores
polaires et de la radiation solaire.
Le sort voulut ainsi que ces trois compagnons représentant
bien l'esprit national, comme Varsovien, Cracovien et Lwowien,
devinssent incontinent d'excellents amis. Leurs caractères et leur
éducation foncièrement différents, leur admirable maîtrise d'euxmêmes, leur tact, leur enthousiasme et leur grand désintéressement
pour la noble cause de la science de leur patrie, leur pureté morale aussi, ont prouvé que le choix n'eut pu être mei~lleur.Pendant
les six semaines que j'ai séjourné sur l'île des Ours, il ne me fut
presque jamais nécessaire de donner un ordre, le travail se faisait
tout seul et chacun, sa tâche finie, courait aider son camarade.
Période d'organisation.
Sur la demande du Président de la Commission Internationale
qui nous prêtait les magnétographes La Cour, je priai L y s a k O ws k i et C e n t k i e w i c z de se rendre préalablement à Copenhague. C'est aux frais du Fonds R O c k e f e 11 e r que ces collaborateurs séjournent, en jiiin, deux semaines à l'observatoire Ma-
gnétique de Rude Skov, près de Copenhague, où M. le Dr. L a
C o u r et son personnel les instruisirent. Monsieur et Madame
L a C o u r prodiguèrent des soins familiaux à nos gens, qui revinrent du Danemark parfaitement au courant du mécanisme compliqué des enregistreurs La Cour. C e n t k i e w i c z , aidé par
un aimable compatriote, M. l'ingénieur S t r z e s z e w s k i , fit à
Copenhague une série d'emplettes indispensables pour l'hivernage
dans les régions polaires. Une quarantaine de caisses furent construites à Copenhague, où nous devions les embarquer, au passage,
sur le ,,Poloniau. Le Dr. L a C O u r , ainsi que son personnel
scientifique et technique, qui ont une grande pratique dans l'organisation des expéditions danoises au Groenland, donnèrent bon
nombre de judicieux conseils à E y s a k O w s k i et à C e n t k i ew i c z . Ceux-ci prirent contact aussi avec d'autres savants, venus d'un peu tous les coins du monde s'instruire à l'Institut Météorologique Danois.
Voulant à tout prix que les installations et les travaux d'hivernage à Bjornoya fussent menés rapidement, pour avoir le moins
de retard possible sur les dates prévues par la Commission Internationale et conformément, d'ailleurs, aux conseils reçus, je Pensais engager deux hommes à Tromso, lesquels seraient restés sur
l'île le temps nécessaire pour nous aider. Mais, tout compte fait,
cette solution dut être rejetée et c'est ainsi qu'au dernier moment
nous décidâmes, les membres de l'expédition et moi-même, d'inviter M. l'Ingénieur G u r t z m a n , Adjoint de la Section de
Radiométéorologie de l'Institut Météorologique, à participer à ces
travaux. C'était acquérir une aide des plus précieuses, dans la
personne d'un spécialiste, ayant travaillé pendant plusieurs mois
à l'organisation de l'expédition et ayant construit quelques-uns des
appareils destinés à Tromso et Bjornoya.
Pendant la seconde moitié de juin et jusqu'au 12 juillet, nous
travaillâmes d'arrache-pied à Jablonna, pour la confection de 85
caisses, dont une grande partie furent blindées intérieurement et
soudées, pour éviter toute avarie due à l'infiltration éventuelle de
l'eau de mer. Les victuailles achetées à Varsovie furent transportées à Jablonna et on établit des listes détaillées du contenu de
chaque caisse, C'est à Jablonna, aussi, que la douane contrôla notre
matériel et grâce à l'extrême amabilité de M. le Ministre des Communications, nous pûmes bénéficier gratuitement de deux wagons
de chemins de fer de 20 tonnes pour transporter le tout jusqu'à
Gdynia. L y s a k O w s k i escorta le convoi et prit toutes les dispositions pour que l'embarquement sur le ,,Polonia" se fit délica-
tement. Il faut ici remercier la Compagnie Gdynia-Amérique
et
son éminent directeur général M. A. L e s z c z y n s k i, qui nous facilita le déplacement maritime de nos colis jusqu'au port de Narvik, où le ,,Polonia" effectuait une croisière de plaisance à travers les fjords norvégiens. En profitant de ce paquebot nous réalisions une économie sur les frais de transport des caisses.
Quelques jours avant le départ, M. le Prof. A. B. D o b r Ow O 1 s k i , nous réunit à une charmante fête de famille, où il
rappela sa cblèbre croisière dans l'antarctique, à bord du ,,Belgica",
Le départ et le voyage.
Le 14 juillet, au soir, nous quittons Varsovie et le 16 au matin
l'expédition est bénie dans l'observatoire Maritime de l'Institut
National Météorologique à Gdynia. Divers représentants des
Ministères qui nous subventionnèrent, ainsi que l'administration du
port apportent leurs voeux et une belle plaque de bronze portant
l'aigle polonais et les mots ,,Polska Ekspedycja Polarna, 1932/1933r.",
offerte par l'Institut Météorologique, est remise sacramentellement entre les mains des membres de la mission par un curé de
Gdynia.
Nous chargeons encore sur le navire une vingtaine de caisses
contenant les appareils magnétiques, prêtés par la division maritime de l'Institut Météorologique, ainsi que des chronographes et
divers autres objets. A 14 heures, au son de la musique militaire,
le ,,Polonia", majesteusement décoré, quitte le bassin du Maréchal P i l s u d s k i .
Le 17 juillet, nous mouillons à quai, à Copenhague. Une pluie
torrentielle ne nous empêche pas de faire un repas très gai en compagnie des amis polonais qui nous aidèrent. Nous rendons visite à
M. L a Co u r , qui donne encore quelques conseils. Les agiles
marins du ,,Polonia" chargent une quarantaine de caisses contenant les appareils de la Commission Internationale et une grande
quantité de vivres, de vêtements polaires, etc.
Puis se succèdent Stavanger, le Sogne Fjord, Balmholm, le
glacier du Svartisen, que nous visitons avec les touristes du ,,Polonia". A bord, un banquet tout intime est offert par le Commandant S t a n k i e w i c z. M. le Premier Ministre S 1 a w e k y
prend la parole en termes élevés. Le soir de ce même jour, tous les
passagers se réunissent dans la grande salle centrale pour enten-
dre une conférence sur l'Année Polaire e t l'organisation de l'expédition. Chacun des membres résume sa spécialité e t M. le Prof.
B i a i O b r z e s k il dans un discours d'une admirable envolée, expose aux quelques 700 personnes présentes, le rôle scientifique des
travaux que nous allons entreprendre.
Enfin Narvik arrive. C'est la séparation d'avec la mère patrie.
Non sans amertume les futurs hivernants, L y s a k O w s k i,
C e n t k i e w i c z e t S i e d l e c k i saluent au soleil de minuit,
1 étendard glorieux, qui trois fois est hissé en notre honneur au
mât de poupe, au moment où le grand 15.000 tonnes en partance
se fond dans la brume du fjord.
Mais l'émotion est de courte durée; nos camarades sont jeunes
et ils savent qu'ils reviendront dans 13 mois au pays, ayant rempli
une tâche honorable. Au moment où j'écris ces lignes - c'est janvier 1933 - un radiogramme de Bjornoya m'annonce que la plus
parfaite entente subsiste dans la ténébreuse nuit polaire.
Grâce à l'extrême amabilité des autorités norvégiennes, les
formalités de douane sont très rapidement réglées à Narvik e t le
soir du même jour nous pouvons réembarquer nos 140 caisses sur
un petit navire côtier postal norvégien. Trois jours plus tard l'expédition au complet se trouve à Tromso.
Cette petite ville de 10.000 habitants est la plus septentrionale d'Europe, et le commerce y est florissant. Les docteurs T h r a n e , Directeur de l'observatoire Météorologique e t Ha r a n g , Di,recteur de l'observatoire Géophysique nous reçoivent avec cordialité. J e dois dire que nous étions déjà de bonnes connaissances.
Deux ans auparavant, je fus invité par la Société Géophysique de
Norvège à présenter le résultat de mes investigations en radiométéorologie, à l'inauguration de l'observatoire Géophysique dont
la construction venait d'être achevée, grâce à la générosité de
R O c k e f e 11 e r. Ces liens d'amitié, scellés par la science, nous
furent bien précieux. M. T h r a n e avait tout préparé pour nous
faciliter le travail.
L'atmoradiographe de Tromso.
Sur l'invitation du Professeur Dr. L. V e g a r d , Président
de la Commission Géophysique de Norvège, à Oslo, le célèbre spécialiste des aurores polaires, auquel la géophysique est redevable
d'un de plus beaux chapitres de la haute atmosphère, je pus faire
installer à l'observatoire Géophysique un des mes ,,atmoradiogra-
phes" pour enregistrer les parasites atmosphériques. C'était là,
d'ailleurs, la réalisation du projet ,,minimum", que j'avais présenté deux ans auparavant à la Commission Polonaise de l'Année Polaire '), J e dois avouer que je suis particulièrement heureux d'avoir
pu mener à bien cette installation avec l'aide dévouée de mes collaborateurs, sur ce sol illustre, où des Car1 S t o r m e r e t des
B j e r ik n e s ont bâti parmi les plus glorieux édifices de la science contemporaine.
Le montage de l'atmoradiographe demanda cinq jours, car il
nous fallut rénover une maisonnette aimablement mise à notre disposition au bout du parc de l'Observatoire par le Directeur H a r a n g . En effet, de rapides essais démontrèrent qu'il n'était pas
possible de loger nos appareils à l'intérieur du bâtiment central,
à cause des perturbations qu'y engendrent divers petits moteurs
e t autres appareils. Nous construisîmes donc une charpente, des
portes, des parois e t fixâmes au mieux les diverses parties de cet
appareil compliqué sur des tables ad hoc. L'ensemble est alimenté
par le courant alternatif du secteur urbain de Tromso, à 220 volts,
e t un radiateur électrique entretient une température suffisante
dans le local. Des lignes diverses furent tirées jusqu'au distributeur
horaire pour les marques de contrôle et l'antenne, fixée à deux
mâts téléscopiques de 17 m, prêtés par les autorités militaires polonaises, fut tendue en un jour. Le 30 juillet, l'atmoradiographe
fonctionnait. Le Dr. T O n s b e r g , adjoint à M. le Directeur H ar a n g, s'est chargé aimablement de contrôler régulièrement l'appareil, alors que le mécanicien M. J a c O b s e n , change journel-'
lement les diagrammes aux environs de midi.
L'étude attentive des diagrammes de l'atmoradiographe de
Tromso, en parallèle avec les autres éléments observés dans cette
importante station, doit conduire à des résultats du plus haut intérêt, soit pour rechercher les causes électromagnétiques des troubles enregistrés, soit pour repérer à grande distance les centres
perturbateurs de l'atmosphère '),
Dans le même ordre d'idées, la comparaison des diagrammes
de Tromso e t de Bjornoya, à l'intérieur du cercle polaire, avec
') J e a n L u g e O n. - Remarques sur la participation de la Pologne
à l'Année Polaire 1932/33. Biuletyn Tow. Geofizykow w Warszawie. Fasc. 1 ,
Varsovie, 1931.
J e a n L u g e O n. - Rok polarny 1932 - 1933 i wspolpraca Polski. Prze.
glqd Geograficzny, Warszawa 1930.
') J e a n L u g e o n . - Le sondage par les parasites atmosphériques
Biuletyn Tow. Gofizykow w Warzawie. Fasc. 1 , Varsovie 1931.
ceux de Pologne à Jablonna et à Gdynia, ainsi qu'en Suisse, aux
Rochers-de-Naye, infirmera ou affirmera par l'expérience, les hypothèses à la base du sondage vertical, par le passage des anneaux crépusculaires.
Dans le nord, la durée du crépuscule est beaucoup plus longue à l'entrée e t à la sortie de la nuit polaire que dans les basses
latitudes. Pendant le jour polaire les anneaux cr6pusculaires disparaissent. Il doit donc en résulter des images concomitantes sur
les diagrammes. Ainsi l'absence d'anneau crépusculaire se traduira
par un diagramme théoriquement rectiligne, si le foyer de perturbations est à l'intérieur du cercle polaire. Toutes choses égales,
d'ailleurs, le même cas se présentera quand les rayons tangentent
a minuit i r a i au-dessus des couches de l'ionosphère, pendant la
nuit polaire.
J'avais démontré celà à l'Assemblée de l'Union Géodésique et
Géophysique Internationale à Stockholm, en 1930, qui prit à ce sujet une résolution invitant les Etats à poursuivre ces travaux, principalement pendant l'Année Polaire').
De Tromso à Bjornoya.
Pendant notre séjour à Tromso, chacun eut ses journées bien
remplies. Il fut nécessaire d'acheter encore une quantité de
vivres, pour être sûr que rien ne manquerait à nos camarades. A
cette occasion, les charmants fonctionnaires du service météorologique ne manquèrent pas de nous prodiguer leurs judicieux conseils. Grâce à M. le Directeur T h r a n e, nous pûmes louer en
commun avec son Institut un petit brise-glace de Hammerfest, pour
la traversée de l'Océan Arctique. Ce bateau baptisé Sverre ne
jaugeait que 60 tonneaux, avec un moteur à charbon de 40 HP et
') Résolution XII1 adoptée par l'Assemblée Générale d e I'Union Géodésique et Géophysique Internationale: La Section (Association Internationale d e
Météorologie) ayant pris connaissance des idées d e M. L u g e O n sur le ,,Sondage
par les atmosphériques" et considérant leur intérêt au point d e vue d e la meteorologie dynamique, émet le voeu que des recherches analogues soient poursuivies
dans différents pays. Elle attire l'attention d e l'Union Radio - Scientifique sur cette
question et signale à la Commission d e s atmosphériques d e cet organisme l'intérêt
qu'il aurait, au point d e vue météorologique, à organiser un réseau international
d'enregistrements d e parasites atmosphériques spécialement pendant l'Année Polaire et d'assurer la centralisation et la diffusion d e ces documents. Stockholm,
aoUt 1930.
6 hommes d'équipage. M. T h r a n e avait attendu notre arrivée
pour envoyer le ravitaillement d'hiver à Bjornoya, ce qui eut l'avantage de diminuer le coût du fret.
C'est le 31 juillet que nous pûmes embarquer sur le Sverre,
toutes les formalités adminktratives ayant été remplies,
Le chargement fut étudié attentivement de manière à ce
qu'en cas de grosse mer à l'est de l'île, nous puissions débarquer
sur le rivage occidental avec le strict nécessaire pour assurer
notre existence sur terre ferme, en attendant une accalmie. Car tout
déchargement des caisses, ailleurs qu'à Tunheim, était exclu.
Nous appareillons le 2 août au soir, après avoir empilé 7 tonnes de sacs de coke sur le pont. Ce combustible était indispensable, pour en faire un mélange avec le charbon presqUe incombustible de l'île.
Le Sverre, filant 6 noeuds e t battant pavillon norvégien, sortit du fjord de Tromso dans la matinée suivante.
A bord, nous nous lions d'amitié avec le capitaine, un solide
gaillard, des lus sympathiques. Julius J O h n s e n de Indlandet,
c'est son nom, se depensa beaucoup pour nous être agréable, Son
steward reçut des ordres précis e t la popote nous surprit par son
excellente qualité. Sauf notre benjamin S i e d l e c k i , qui préféra la position couchée, malgré une mer plate, nous faisions honneur
aux mets e t pendant trois jours ce fut un repos mérité pour tous.
Le petit brise-glace qui nous porte a toute une histoire. Du
haut de son nid de corbeau, J O h n s e n a fouillé 'pendant des semaines l'horizon à la recherche d ' A m u n d s e n e t G u i l b e a u x. C'est lui, aussi, qui fit la vigie dans les glaces de la banquise en voulant découvrir le glaçon de l'expédition Nobile. Notre
capitaine porte la médaille de la reconnaissance française. Il va
chaque année à la chasse à l'ours blanc e t au phoque dans les parages du Spitzberg, du côté de la Terre de François-Joseph et de
la Mer Blanche. On a une telle impression de confiance, en parlant
à cet intrépide navigateur polaire, qu'on oserait se confier à lui
dans la plus difficile mission e n ces régions peu hospitalières.
Pendant deux jours nous ne vîmes que la mer e t le ciel, tout
en étant escortés de pétrels e t de mouettes nombreuses. Nous ne
croisons à grande distance qu'un cargo russe, descendant probablement du Spitzberg.
Après avoir fait le point à plusieurs reprises pour déterminer
la position géographique - la TSF manquait à bord - le timonier
me montre l'horizon.
1.e c o t r e ncirvccien ..Sverreq qiii ir:insporia I'espc~iitioii d e
Tromîii Ii I'ile d e ï Oiirî. en aoiii 1932.
1.e hroiiil1;ird enveli~l,p.inl le.; rbciis d e I'ile
cles Oiirs (chie orieiilnle).
l'eiitei eiiib;irc:iti»ris cle pi.clieiii\
(le B ~ i r e i i i / . s'abrilnnl d;iriî I ; i
T ~ i i i l i e i n(J<jiirnii,
~
;t).
tli, 1;i
ha:c
Iler
tle
- Là-bas, - dit-il - cachée dans ce banc de strato-cumulus,
élevé d'à peine un degré, c'est l'île des Ours!
Plusieurs heures se passent e t soudain le brouillard se déchire en laissant a'pparaître un gigantesque rocher noir, plongeant
verticalement dans l'Océan. L'impression est féérique.
Ici, la mer charrie un cadavre d'ours blanc, dont s e gavent une
myriade d'oiseaux, Un peu plus loin, un immense iceberg étincelant
sous le soleil de minuit, se détache du bleu pâle de la mer. Devant
nous, la masse toujours plus imposante de cette citadelle de pierre
toute crénelée, s'enfonce dans une cape de brumes, tantôt d'un
rouge feu, tantôt d'un gris d'acier. Puis le sommet du Mont de
la Misère émerge d'un ruisseau d'or, que déforme sans cesse la
brise légère qui fait onduler la mer. Enfin, le jeu éphémère des couleurs disparait avec le brouillard e t les contours de l'île se précisent.
Pendant cette scène grandiose, on n'entendait que les cris lugubres des oiseaux marins, que notre arrivée semblait indisposer.
Vers le sud de l'île, nous distinguons tout à coup un large ruban blanc, c'est la vague de fond qui vient s'écraser en écumani
contre les rochers. Nous longeons alors Bjornoya prudemment pendant deux heures, ne filant que 3 noeuds, pour éviter toute collision funeste.
Nous passons près d'une anse où le capitaine nous montre,
écrasé contre un massif de pierres éboulées, la coque renversée
du yacht du baron de R O t s c h i 1 dl qui bien avant la guerre
avait chaviré là, e n voulant chasser l'ours blanc.
Puis des paquets de brouillard épais réapparaissent e t la
montagne fume, comme un volcan en pleine éruption. Nous Sommes sur la rive orientale de l'île, le vent souffle heureusement du
sud-ouest et il sera possible d'approcher des récifs cette nuit encore, avec la chaloupe; la mer est peu agitée.
On distingue enfin la plaine de Bjornoya e t à deux heures du
matin - en plein jour - nous lançons l'ancre dans l'anse de Tunheim, après quelques coups de sonde. Avant de descendre la chaloupe, le capitaine nous incite à de grandes précautions dans la
manoeuvre du débarquement. Il nous adjoint un homme du bord
et après quelques coups de rames nous voici grimpant le long de
la falaise avec nos valises. L'ascension est facilitée p a r une sorte
d'échelle en bois, suspendue aux piliers métalliques d'un grand silo du charbonnage abandonné, que la compagnie de Bjornoya
A. S. avait fait construire pendant la guerre pour le chargement
de ses navires.
'
Nous trouvons à 1 kilomètre de là deux jolies maisons de
bois, bien conservées, à côté d'un dédale d'anciennes baraques.
Nous frappons à la porte et M. F r i t z O i e n , le chef radiotélégraphiste norvégien qui n'est pas encore couché, malgré l'heurs
tardive, nous accbeille avec joie. Nous sommes profondément impressionnés par les visages blafards des 5 habitants de Bjornoya.
Leur histoire est courte. Arrivés en mai, pour relayer l'équipe qui
hiverna de 1931 à 1932, ils n'ont pour ainsi dire jamais vu le soleil; la tempête ou le brouillard ne quittent pas ces parages sauvages. Mais malgré la tristesse qui règne sur ce rocher isolé, nous
sentons qu'il y a là un foyer hospitalier; l'avenir sera gai, à côté de
ces charmants Norvégiens.
Voici quelques mots sur Bjornoya.
Cette île, située à peu près à mi-chemin entre le Cap Nord
et l'Archipel du Spitzberg par 74" 20,5' à 74" 31,3' de latitude nord
et 18" 46' à 19" 17' de longitude est de Greenwich, est à la limite
des eaux de la Mer de Barentz et de la Mer du Groenland. Sa superficie est de 178 km2. C'est un rocher, qui géologiquement forme
jalon le long de la chaîne Calédonienne reliant la Scandinavie au
Groenland, en passant par le Spitzberg. Sa topographie en est
simple; au sud elle est formée d'un massif montagneux, atteignant
536 m d'altitude et au nord d'une grande plaine recouverte de roches éclatées.
Cette plaine est émaillée de plus de 700 lacs d'eau douce
dont quelques-uns sont assez étendus et atteignent jusqu'à 43 m
de profondeur. Ceux qui ont un émissaire vers la pleine mer sont
poissonneux. On peut y pêcher des sortes des saumons pesant plusieurs kilogrammes. J e dois dire que nous n'avons jamais trouvé
le temps de nous livrer à ce sport et c'est à l'amabilité d'un pêcheur occasionnel que nous devons d'avoir pu goûter à la chair
-1élicate d'une de ces bêtes.
Le littoral est partout abrupt, mais par place la falaise s'élève sur une sorte de plage rocheuse, large de quelques dizaines
de mètres, qui descend avec peu de pente dans la mer.
La géologie de Bjornoya est compliquée. Cette île appartient
principalement à l'âge du carbonifère avec trois étages bien distincts et une faune assez abondante. On rencontre ainsi la série du
carnian, du trias et dans le dévonien supérieur des conglomérats
e t des sables de diverses textures. Dans le sud., les formations de
Hecla Hoek prédominent e t elles sont principalement représentées
par des dolomites jaunes e t vieilles, ainsi que par des quartzites
vertes e t rouges. Le système cambrien semble être l'apanage de
ces formations.
Une carte géologique très détaillée du service géologique
norvégien a été levée par MM. G u n n a r H O r n e t A n d e r s K.
O r w i n '). Un nombrz important de notices scientifiques concernent cette île qui a été visitée par des savants bien connus, notamnient N o r d e n s k j o l d , D ü n e r , A n d e r s s o n , H o l t e d a h l ,
H o e k, etc.
Les glaciers ont dû quitter l'île depuis bien des siècles, car
leurs traces d'érosion paraissent fort anciennes,
On a exploité à Bjornoya un maigre filon de galène argentifère. Mais la mine a é t é abandonnée il y a quelques années. La
seule richesse apparente était urie vaste couche de charbon. Une
société créée en Norvège en avait acquis la concession exclusive
pendant la guerre. Le charbon fut extrait de 1916 à 1925. Mais
l'exploitation a dû aussi être définitivement abandonnée, le combustible étant d'une qualité trop médiocre pour lutter contre la
concurrence. 11 n'a que 7000 calories e t plus de 1 9 % de cendres.
Toutes les installations restées sur place sont aujourd'hui dans le
plus piteux état, en ruine complète.
La visite des baraques d'où l'on a dû fuir d'un jour à l'autre,
laisse une impresion d'horreur. De la viande en décomposition, des
chaussures déchirées, des vêtements en désordre, des lampes
rouillées, des batteries de cuisine cassées, etc, jonchent les planchers. Deux locomotives ruisselantes de rouille, sans cesse battues
par la tempête, dans un hangar aux cloisons brisées, n'apparaîtront
bientôt plus que comme une masse informe. Seul un moteur Diesel e t le groupe klectrogène d'un puissant poste transmetteur
T.S.F. à étincelle musicale a pu être conservé à peu près intact. C'est d'ailleurs de cette station, située à un d.emi kilomètre
de notre maison, que nous recevrons le courant électrique pour
charger nos accumulateurs. J e n'insiste pas, on trouve à Bjornoya,
comme dans une sorte de Pompéi du nord, un peu tout ce dont une
') Gunnar Horn and Anders K. Orvin. - G.-oiogy of Bear Iîland - Skriftel
c m Svalbard og Ishavet - Norge; Svalbard 02 Ishavs - Undersokelser, Oslo, 1928.
Farvaniizbe,krivelse over K ) i t e n a v Biornoya, id. Oslo, 1929
RolI Kjaci.
-
1.e
Moiin[
Miser!
1.11
de
Tiirilieini.
1.e l \ l c ) ~ ~ n. tM ~ s e r \ v u ci11
SIICI.
centaine d'hommes avaient besoin pour vivre pendant quelques
années.
Bjornoya, quoique dans les flots du Gulf Stream est également fort peu hospitalière au point de vue climatique. On peut
dire qu'il y souffle sans interruption un vent désagréable par son
humidité e t par les masses considérables de brouillard qu'il apporte.
La température moyenne annuelle est de - 3 8 " avec un minimum
11,2" en février e t un maximum mensuel de
4,2"
mensuel de
en juillet. Les aurores polaires sont souvent cachées par la forte
nébulosité, Et c'est là un fait fort regrettable pour l'observation
de ces phénomènes, car l'île se trouve précisément a u nord de leur
ligne de plus grande fréquence.
Le service météorologique
norvégien entretient à Bjornoya
la station de T.S.F. (indicatif
840 m et 640 m; 1 kw)
LJB, 1.
qui sert aussi au besoïn de la
marine e t comme phare radiogoniométrique. Les abris météorologiques sont à quelques
dizaines d.e mètres
de la
maison e t
la permanence
est composée de deux radiotélégraphistes
et
d'un
steward. A part les baraques
de Tunheim, on trouve sur l'île
encore trois petites bicoques
d'anciens trappeurs, en ruine,
ainsi que les restes de l'exploitation de galène.
Comme animal domestique il
Limita da la b m q u i u .
y a un chien e t un vieux cheval,
- .-Ynnmur
Noyenne
.- - - - - - -Msi,mum
datant de l'époque du charbon~ i g 3.
.
nage, qui faute d'herbage se
nourrit de poissons e t d'ordures Extrait de c, J . H. s
,
i nénagèreS. D'herbivore, il s'est d e r e t R O l f K i a e r: F a r v a n n s b t skrivelse over Kysten a v Bjornoya, fasc. 9
transformé en carnivore, e t ce Oslo 1929, Norges Svalbard og Ishav, -nouveau régime l'a rendu colla- Undersnkelser, a v e c I'autorisatiûn d e la
Direction.
sa], mais farouche.
Quant à la végétation, elle est pratiquement absente à Bjornoya. On n'y rencontre que quelques lichens e t des mousses en bordure des lacs. A part le vieux cheval aucun herbivore ne saurait
+
-
-
,
donc longtemps végéter sur cette île. Dans la saison estivale nous
avons vu cinq renards, près de notre quartier. En hiver, par contre, ou du moins à l'arrivée du printemps, les ours blancs transportés par la banquise sont fréquents. On en a tué 27 au cours des
années précédentes, selon le dire de M. F r i t z O i e n .
Ainsi que le montre le schéma (fig. 3), l'île n'est pas bloquée chaque année dans les glaces de la banquise. Toutefois, les
glaçons flottants rendent presque chaque printemps l'abordage
très dangereux. La direction du vent joue là, plus qu'ailleurs, un
rôle important. Sitôt que le vent tend à souffler dans la direction
du rivage où le pilote veut aborder, il faut précipitamment s'éloigner des rochers pour éviter l'échouement qui se termine à coup
sûr par la perte de l'embarcation.
De la fin juin à août, nombreux sont les pêcheurs qui naviguent dans les eaux de la mer de Barentz, très poissonneuse.
Quand la tempête est trop forte ils viennent souvent chercher abri
derrière les falaises; nous avons aperçu unajour plus d'une vingtaine de ces petites barques ancrées dans la baie de Tunheim, attendant que le vent tombe de 9 à 4 Beaufort, pour retourner en pleine
mer, Lorsque le vent dépasse 6 mètres à la seconde, il est pratiquement impossible d'aborder T'île avec un esquif. Nous avons observé sur le littoral nord-est, par des vents de 40 mètres à la seconde, des paquets d'eau projetés par les vagues à plus de 50
mètres de hauteur. Le bruit de la tempête dépasse à Bjornoya tout
ce que l'on peut observer sur les côtes européennes.
Les coordonnées géographiques de la station polonaise sont:
j. = 74O 28' 57", rp = 19" 13' 33" Est Greenwich. L'altitude du
baromètre est 29 m.
Le déchargement e t l'installation d e la Station Polonaise.
J e r q r e n d s le récit de l'expédition.
Le 5 août, après quelques heures de sommeil, le travail de
déchargement du Sverre est entrepris. Nous sommes aidés par les
marins. Les caisses des appareils avaient été placées à fond de
cale ainsi que les nombreux colis contenant les sacs de farine, les
conserves, la viande, etc. Au niveau du pont se trouvaient les
lits, les ustensiles de ménage de première nécessité et les petites
caisses de vivres achetés à Tromso. Ainsi, s'il était survenu une
tempête nous aurions sorti sans trop de difficultés ce strict né-
Le clirii-<enleiil cles c;iisse< d e 1 exl->ccliiion
\iir i i i i wncon Decniiville. :III liaiil di1 silo.
cessaire de l'autre côté de l'île en le transportant à dos d'homme
jusqu'à notre demeure.
Mais fort heureusement la houle était
faible et la petite brise ne gêna pas les manutentions. Une à une
les caisses, les bidons, les tonneaux, les sacs, le bois de chauffage,
les poutres, les pylônes de la T.S.F. furent descendus sur la chaloupe
qui faisait le va-et-vient entre le navire et la falaise. Grâce à un
cabestan de fortune fixé sur un premier palier, à une quinzaine
de mètres au-dessus de la mer, nous pûmes facilement tirer les
caisses hors de la chaloupe et les empiler, en lieu sûr, sur une
plateforme. Par bonheur, à la passerelle du silo, lancée à une
vingtaine de mètres au-dessus de cette plateforme rocheuse, se
trouvait fixé un treuil. Après en avoir dérouillé les engrenages et
éprouvé la solidité de son câble d'acier, d'ailleurs tout effilé, nous
nous mîmes à la besogne titanesque d'élever les 21 tonnes de marchandises, au niveau de la plaine de Bjornoya. Les marins, déjà exténués du premier travail d e déchargement, ne purent plus nous
venir en aide. Et c'est ainsi que, pendant 5 jours, nous nous relayâmes pour développer en force musculaire plus de un demimillion de kilogrammè tres.
Mais ce n'était pas tout. De la passerelle du silo il fallut
transporter cet arsenal à Tunheim. LA, encore, la chance nous sourit, car il nous fut possible de remettre en état un reste de wagon
Decauville, qui finit par bien vouloir rouler sur les rails qu'avait
abandonné la société de charbonnage. Le wagon pesait à lui seul
au moins deux tonnes. Du temps où la vie florissait sur l'île il était remorqué par une locomotive, que nous remplaçâmes par nos
bras et nos épaules. Nous hissâmes méthodiquement notre volumineux bagage sur le charriot et après une cinquantaine de voyages
jusqulau hangar qui se trouve à un kilomètre du rivage, les caisses
étaient rangées à l'abri des intempéries.
Ces efforts nous épuisaient tellement, peut-être parce que
j'étais un peu trop exigeant en voulant éviter toute avarie à notre
précieuse fortune, que plus d'une fois les forces nous abandonnèrent. Quand on mène toute l'année une vie de rond-de-cuir, on
ne s'incarne évidemment pas portefaix d'un jour à l'autre. Aussi
ce travail de 'brute n'alla pas sans quelques (petits bobos; S i e dl e c k i se fit un trou d'un centimètre dans la main droite, se coupant une grosse veine, G u r t z m a n se força les tendons du bas
ventre, je me rompais un muscle de la main gauche, etc.
Dès les premiers jours, le bon C e n t k i e w i c z eut force
travail à nous panser ou à nous masser. Mais en forgeant on devient forgeron et l'air pur de Bjornoya n'envenima pas les plaies,
tant e t si bien qu'après avoir épuisé e n dix jours la moitié des
bandes de gaze de la pharmacie militaire, les cinq membres de la
mission polonaise étaient entraînés aux plus grossiers travaux,
sans trop s'estropier.
Avant de vaquer à la besogne plus féminine d'aménager l'intérieur de notre habitation, je fis d'abord contrôler tous les vivres
susceptibles de se détériorer. Ce travail demanda trois jours e t il
occupa C e n t ' k i e w i c z e t S i e d 1 e c k i. Excepté une trentaine de kilogrammes de bacon, emballés à notre insu dans une caisse
hermétiquement fermée e t quelques boites de conserves de viande
en décomposition, tout arriva en bon état.
Pendant ce temps-là je commençai le montage des appareils
avec G u r t z m a n et E y s a k O w s k i. En deux jours la T.S.F.
fonctionnait. C'était nécessaire pour contrôler au plus tôt la marche de nos chronomètres de marine e t pour obtenir au besoin des
nouvelles sur ondes courtes, car la radio norvégienne n'était pas
équipée pour celà.
Le 9 août, déjà, l'atmoradiographe pouvait être greffé sur
une antenne provisoire. Il importait de hâter l'installation de manière à ce qu'au retour par Tromso, ie puisse comparer l'allure
des d.iagrammes avec ceux de l'appareil que nous avions installé
à l'observatoire Géophysique e t être ainsi e n mesure de donner
des ordres supplémentaires pour le réglage très délicat du seuil
de sensibilité de ces appareils. Ce fut un plaisir de monter l'antenne, après l'expérience acquise à Tromso. Malgré le vent tempêtueux, qui ne tarda pas à souffler, pour ne plus nous quitter
jusqu'à mon départ, le 14 septembre, les mâts résistèrent.
J.e 10 août, nous mettons en marche le groupe électrogène
pour charger les nombreuses batteries d'accumulateurs. Le moteur
démarra sans peine, mais il fut plus simple d'embrancher nos batteries stir le groupe de la station norvégienne. J'avais d'ailleurs
correspondu à c e sujet avec M. le Dr. T h r a n e , qui m'autorisa
à prélever quelques kilowatts de la radiostation, à la condition que
ce ne fut pas pour s'éclairer. A cette fin, nous avions 400 litres de
pétrole, ce qui suffisait pour l'hivernage e t même pour chauffer
de l'eau, en cas exceptionnel.
La société Bjornoya A. S. avait dû recourir à une installation
fort coûteuse, pour que son poste à étincelle musicale puisse se
faire entendre faiblement au nord du continent européen. Les ingénieurs durent tendre en étoile autour de l'antenne, plus de 80 kilomètres de fil de cuivre de 5 millimètres de diamètre. Certains
brins rampent jusqu'à l'extrémité nord de I'ile, à 8 kilomètres.
Cette prise de terre sert aujourd'hui au poste à lampes de 1 kilowatt qui a remlplacé l'étincelle de Marconi, mais elle n'a pas é t é
sans nous causer de vives inquiétudes.
Quoiqu'accordé sur 11.000 m e t bien filtré, l'atmoradiographe
qui y était connecté fut fortement influencé par les transmissions
du poste norvégien, situé à 100 m de distance. Cette induction diminua, dès l'instant où l'appareil fut enclanché sur l'antenne définitive, dont l'axe est orientée perpendiculairement à celle
du transmetteur.
Mais pour supprimer toute influence, nous dûmes construire
une prise de terre distincte, par 200 mètres de fil double e t isolé,
tendu jusqu'à la mer.
Pendant que deux de mes collaborateurs achevaient le transport des principales caisses d'appareils vers la maison d'habitation
nous tendions diverses lignes électriques extérieures en nous mettant ainsi en relation avec le poste norvégien.
Le déchargement terminé, nous nous réunîmes, polonais, norvégiens e t marins du Sverre pour une modeste fête, dans la deineure de M. F r i t z O i e n. Ce fut très cordial, quelques discours de circonstance prononcés dans quatre langues différentes
nous rapprochèrent les uns des autres. E t je ne saurais assez me
réjouir, e n pensant à ces heureux instants, combien le sort favorisait la mission polonaise: elle avait découvert à Bjornoya les plus
charmants hôtes qu'on puisse imaginer. Le nom très populaire dl:
F r i t z O i e n appelle tous les navigateurs de l'Océan Glacial
au respect. Cet homme foncièrement bon e t d'une hospitalité
presque légendaire accueille sur l'île tout marin ou tout trappeur,
à quelle nation qu'il appartienne. E t la voix de son radio a sauvé
plus d'une vie humaine, soit dans les parages de la Mer de Barentz,
qoit sur la côte orientale du Groenland ou à J a n Mayen, où cet
excellent opérateur a hiverné bien des fois.
Le 10 août, au soir, le drapeau polonais est hissé sur notre
maison, alors que celui de la Norvège flottait en notre honneur depuis quelques jours au pylône de nos amis. Nous accom~pagnonsle
capitaine J o h n s e n e t ses 6 hommes vers le rivage e t bientôt
le bruissement des chaînes se fait entendre: l'ancre est levée, la
Irêle embarcation s'éloigne des rochers, puis elle se fond lentement dans l'épaisse brume qui recouvre la mer. Une ou deux fois
le nid de corbeau réapparait à travers ce voile jaunâtre, puis
le Sverre a disparu: nous sommes bien séparés, cette fois-ci, du
continent.
Sans trève nous travai,llons e t le lendemain le temlps abominable nous donne un avant-goût de c e que va être le séjour de
Bjornoya.
Dans un instant de lassitude je vais changer mes idées vers
la mer, e t quelle n'est pas ma stupéfaction de découvrir, à un endroit inaccoutumé, une masse noirâtre émergeant des vagues. C'était la tête d'un immense cétacé, une baleine probablement, qui
plongea subitement pour réapparaître 300 m plus loin. J e suis le
littoral, la bête replonge, puis 4 minutes plus tard remonte à la
surface, de nouveau à quelques 300 m de là. Elle reste
une minute à la surface, disparait 4 minutes, refait un même parcours sous l'eau e t ainsi de suite. Pendant une heure je suivis sur
5 kilomètres ce singulier visiteur qui longeait le rivage, à la distance d'une cinquantaine de mètres, toujours au même rythme.
Jusqu'à ce jour nous n'avions pour ainsi dire pas connu le
sommeil depuis notre arrivée, e t les heures des repas n'étaient
réelées que p a r l'épuisement complet de nos forces. 11 fallait dorenavant a e t t r e un peu de discipline dans notre existence. Mais
mes collaborateurs d'une endurance exceptionnelle, n'admettaient
pas un moment de répit. Ce n'est qu'après 4 semaines, que nous
nous accordâmes chacun quelques heures pour une petite promenade sur le Mount Misery, cette sévère montagne qui nous cachait
l'horizon sud.
Opérations répugnantes.
Déjà l'emplacement de tous les appareils avait été désigné.
à faire le choix d'une des anciennes baraques, pour les
magnétographes L a C o u r . Ce ne fut pas chose aisée. Presque
toutes les parois des baraques du village de Tunheim étaient défoncées ou dans un tel état de ruine que la réfection en eut demandé des semaines. De grosses masses d e ferraille indéplaçables
nous empêchaient d'occuper la seule maison susceptible d'être remise en état sans trop d'efforts. De sorte, qu'en fin de compte, j'optai pour l'ancien garde-manger du charbonnage, une sorte de grange, dont le sol était jonché de cadavres de vaches, dévorées partiellement par un ours blanc qui avait crevé sur place, après que
la porte se fut fermée par un violent coup de vent. Du moins, c'est
Il restait
l'hypothèse qu'on pouvait faire à la contemplation de cette abominable masse difforme, dont s'exhalait une odeur plus qu'asphyxiante. C'était tellement répugnant, que nous nous consultâmes Ionguement avant de prendre la décision de débarrasser le plancher
de cette charogne. Mais il nous fallait cette bicoque. Elle était
d'ailleurs bien conservée, quelques petits trous seulement,
dans la toiture, et des fentes faciles à fermer dans les parois
doubles, remplies intérieurement de charbon. Au point de
vue isothermique on n'eut pu trouver mieux et le thermographe nous
prouva, quelques semaines plus tard, que la température diurne
ne variait pas de 2/10 de degré dans la chambre centrale.
J'ordonnai donc le nettoyage et c'est là que j'appris encore
mieux à connaître l'esprit débrouillard et la volonté de L y s ak O w s k i et S i e d l e c k i, qui se vouèrent à un travail qu'on
n'aurait pas donné à un bagnard ou à un déporté en Sibérie. Armés de masques contre les gaz improvisés à cet effet, ces dévoués
observateurs piochèrent dans l'amas de viande en putréfaction et
à l'aide d'un cric glissèrent les lourds cadavres sur un brancard.
Une à une ces masses difformes étaient transportées au loin ce qui
demanda deux jours de travail. La puanteur n'ayant pas disparu,
nous décidâmes d'incinérer le plancher imbibé de sang.
On brûla une grande masse de paille de bois. Mais rien
n'y fit. C'est alors que t y s a k O w s k il toujours plein d'idées,
coula à chaud iin mélange de paraffine et de epétrole sur les plan-
ches. Puis, armé de son masque, il brûla le bois jusqu'à un centimètre de profondeur. Ce travail infecte valut à nos collègues l'admiration des Norvégiens qui les félicitérent sur leur vaillance
à l'endroit de la science.
Bref, après une semaine de ce rude travail, on pouvait respirer sans masque dans le pavillon de magnétisme terrestre. Nous
modifiâmes quelque peu l'intérieur en bloquant la porte d'entrée,
faisant passer les observateurs par un couloir latéral. Une troisième paroi fut construite e t tous les interstices soigneusement
obturés.
t y s a k o w s k i , aidé de C e n t k i e w i c z , se mit au
montage des magnétographes. On trouva une table pour les enregistreurs e t le banc des variomètres prêté par la Commission Internationale fut solidement vissé au plancher. J e fixai préalablement l'azimut à l'aide de la carte, pour que les axes coïncident sensiblement avec le méridien. Cette ligne n'a d'ailleurs pas pu être
déterminée exactement avant mon départ, car le soleil fit totalement défaut e t la polaire se cachait chaque fois qu'on commençait
!es visées.
Les autres installations.
Nous éprouvâmes des difficultés pour le service chronographique e t les marques de temps. En effet, les lignes électriques tendues entre notre maison d'habitation e t le pavillon magnétique.
pour l'alimentation des lampes des enregistreurs, quoique parfaitement isolées e t montées sur porcelaine, donnaient lieu à de grosses pertes de courant ou même à des court-circuits. J ' e n découvris
vite la cause. L'air humide de la mer se condensait sur les supports en y déposant une pellicule salée qui rendait conducteur les
meilleurs isolateurs. Des courants de plusieurs dizaines de milliampères sous 6 volts de tension, seulement, passaient ainsi d'un fil
à l'autre, en produisant une sorte d'électrolyse. Quand la température tombait à quelques degrés sous zéro, cet effet s'atténuait. Néanmoins, nous dûmes prendre des précautions spéciales pour éviter que ces pertes de courant ne se traduisent par des parasites
industriels dans l'atmoradiographe.
Egalement, les lignes sous 110 volts, tendues entre notre maison et celle du radiotélégraphiste pour la charge de nos batteries,
nous causèrent beaucoup d'ennuis. Il fallut nettoyer chaque jour
." d a n ï
L e i ..airnr>rndiogrnplie
Ide\ ;ibris poiir les iiislriirnerils niïll;oroloCiqties, l z i < i r o ~ i e l l ecle Wild e l le pliivionieli-e.
Izi
salle d e s app;treils. ii 13jiirnii\;i.
teille arn;ignc;Iiqiie p r f l e e p a r In Coriiniision I n l e r n a t i o n n l e d e I ' A n n ï e P o l a i r e
1.a
p o u r les mesiires absoliles d e n i a ~ n é l i < n i e
t e r r e s i r e ii Rjiirrii;\:i.
b r i e p i i r l i e cles e r i r e Q i s t r e ~ i r . -d i i i i s
l e solari:riiphe.
I;i
s a l l e d e s a p p c i r e i l ii H i < i r n i , \ ; i :
II b a i i d e nicirse. l e z c h r o n o m é t r e s d e
l e clirono:r:iphe
m a r i n e , l e d i s i r i h ~ i l e i i rI l o r a i r e . l e F r c q i i e n c e n i è i r e
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ccii1si;rnle d e l e n i p \
I'nnémométre
..PnIiillon".
- -- -
-
:
-m
.- 1
les entrées isolantes, pour écarter le bruit de la dynamo dans le
récepteur T.S.F., au moment de la charge.
Le montage des magnétographes L a C o u r fut beaucoup
plus long que prévu. Quoique ces appareils soient arrivés en bon
y s a k O w s k i pour en régler exa.:teétat, il fallut 3 semaines à
nient l'optique.
Pendant ce temps-là, les autres sont occupés à l'organisation
de la station météorologique, à la mise en place des 3 abris, un travail assez dur aussi, puisqu'il nous obligea à déplacer plusieurs
tonnes de pierres pour pouvoir fixer assez profondément les pieds
de ces maisonnettes. La girouette de W i 1 d fut vissée sans peine
sur un poteau qui supportait la ligne à haute tension du charbonnage. L'anémomètre de P a p i 1 1 O ri est monté sur la toiture d'un
ancien transformateur électrique à 12 m du sol, e t relié à l'enredistreur par de gros fils montés sur des isolateurs de 5000 volts.
Tous les appareils enregistreurs, le solarigra,phe, le p ~ r h é l i o graphe, le P a p i 11 O n , le chronographe inscripteur, l'atmoradiographe, le distributeur horaire, les horloges, les chronomètres de
marine, l'ondemètre, le récepteur T.S.F., etc. sont installés dans
iine grande chambre de notre demeure. Des tableaux de distribution électrique fixés aux murs facilitent la charge des batteries de
diverses tensions et le servi-e chronographique.
Nous établissons, enfin, la plate-forme pour l'observation des
aurores polaires, qui consiste en un cerclz plane de 10 m de rayon,
sur la circonférence duquel sont dressés tous les 30" un pieu de
quelques mètres de hauteur. Au centre de cette circonférence, dont
un diamètre jalonné est orienté nord-sud, noils construisons un pilier en bois avec une platine, pour y installer la boîte à étoiles lumineuses qui sert au tracé visuel des aurores. Plusieurs emplacements sont nivelés pour l'installation du théodolite e t de l'appareil
photographique spécial. La herse néphoscopique de B e s s O n, qui
peut servir au besoin pour déterminer l'azimut de certaines ailiores, est installée non loin de la plate-forme, à quelques
mètres
.
.
de la balise nivométrique e t du pluviomètre à cônz protecteur de
Nipher.
Pour déterminer la hauteur des aurores, je m'étais entendu
préalablement avec M. le Directeur H a r a n g , qui nous remit
une instruction spéciale à cet effet. L'altitude sera calculée par le
triangle photogrammétrique formé par les deux stations de Tromso ot de Rjornoya. Il est clair que la base de ce triangle est beaiicoup trop grande pour permettre l'évaluation des aurores au zénith. C'est pour celà que mon éminent collègue décida que notre
h
collaboration n'intéresserait que les aurores apparaissant dans la
partie méridionale du ciel de Bjornoya.
Il fut convenu, chaque fois qu'une aurore remarquable serait
visible dans le nord de Tromso, que le Directeur H a r a n g nous
le ferait immédiatement savoir par T.S.F., en nous donnant des
ordres précis pour la photographie du phénomène. En principe,
nous devions tirer une plaque toutes les deux minutes, pendant une
à deux heures.
Le 30 août, après un inlassable labeur, je constate avec satisfaction que toutes les installations sont terminées. 11 suffira encore
de quelques jours à E y s a k O w s k i pour achever le fignolage
Fig 5.
des magnétographes. L'enregistreur à marche normale donne de
bons diagrammes, celui à marche rapide fonctionnera normalement
vers le 5 septembre. La tente pour les mesures absolues est mon-
1,;i
plate-iurme poiir l'oh\ei\.;itioii clc,, riiiroreq polaire.. la st;iliciii
mi.téorol«giqiie, la maison d'habitation 3 Bi(irniiya.
Vile gcncrole d e Ir1 station polon:iise cle I'ilc des Oiirs; d e ciiiiclit,
à droite: la tente pour les niesureî absolues d e nia<ni.tisme t e r r e s t r e ,
la privillon maffnétiqiie. un d e s m a t s d e l'antenne. la plate-forme polir
l'observation des citirores, la station mi.ti.orolo~iqiie. la d e m e u r e d e
I'expc:dition, I'ancieri tr;insformateur 6lectriqiie siir lecliieI eqt fixi. le
moiilinet Robinson d e l'anCrncme\re ..Pnpillati".
tée e n un matin à 100 m du pavillon magnétique e t les premières
mesures sont faites dans la seconde semaine de septembre. Nous
organisons un splendide atelier de mécanique au deuxième étage
de la maison, ainsi qu'un non moins luxueux laboratoire de photographie avec éclairage électrique, à son côté.
Le 31 août, je convoque mes collaborateurs à une conférence
qui dure 5 heures, où nous fixons en grand détail le programme
d'hivernage e t l'horaire de travail quotidien. J e dois dire que je
suis un peu effrayé de la tàche considérable que ces braves jeunes
gens auront à remplir. Quand il faut assurer sa propre existence,
se chauffer, faire la cuisine, nettoyer journellement les appareils
que la poussière de l'abominable charbon de l'île ne ménage pas,
faire fondre la glace, chasser la neige pour gagner la station météorologique e t les pavillons de magnétisme, couper son bois, chercher son charbon à 1 kilomètre par la nuit noire e t la tempête,
charger les accumulateurs, entretenir les lampes à pétrole, graisser
ses chaussures, réparer ses habits qui s'usent prodigieusement vite,
enfin observer toutes les 3 heures, noter les phénomènes, photographier les aurores, développer les diagrammes photographiques,
calculer, lutter sans cesse contre cent imprévus, il ne reste rien
pour flâner.
J'élimine donc de l'horaire tout ce qui n'est pas absolument
indispensable et une partie importante des calculs e t de la mise au
clair des observations, dans les registres définitifs, devra se faire
au retour, Tout compte fait, il reste à chacun huit heures de sommeil par jour avec une demi-journée de liberté par semaine.
Voici un bref résumé du travail journalier:
1 h T-M-G
Observations météorologiques e t aurores polaires
4 h
id.
7 h
id.
Contrôle de tous les appareils enregistreurs e t chan9.30 h
gement des diagrammes
11.55 h
Signaux horaires par TSF e t contrôle des horloges
e t chronographes
13 h
Observations météorologiques e t aurores polaires
16 h
id.
19 h
id.
22 h
id.
23.55 h
Deuxième contrôle horaire, selon la saison.
L'organisation des travaux comprend 7 services bien distincts
les uns des autres, réglés par des ordres précis. Ce sont: 1) service horaire e t chronographique; 2) accumulateurs; 3) observations
météorologiques complètes; 4) observations et photographie des
nuages; 5) aurores polaires; 6) atmoradiographes et
connexes; 7) magnétisme terrestre, enregistreurs e t mesures absolues.
Isolés du monde.
Parmi les nombreuses anecdotes que je pourrais raconter, je
me contenterai d'un incident qui aurait pu contrarier mon retour
en Pologne.
Le 19 août, vers 18 heures, au moment où je contrôlais la
marche de l'atmoradiographe, j'entends dans le récepteur un bruit
de mitrailleuse, suivi de claquements, poussant la plume enregistreuse vers le haut du diagramme. Ce ne pouvaient assurément pas
ètre des parasites naturels, En effet, une demi-heure plus tard,
M. F r i t z O i e n frappe à la porte e t me demande délicatement
de lui ,,prêter G u r t z m a n " pour ausculter le transmetteur TSF,
qui ne voulait plus donner signe de vie. Nous nous exécutons à la
minute et après deux heures d'examen, on constate que la dynamo
à haute tension était à la masse. II était inutile de songer à la réparer, faute de tour e t d'un appareillage compliqué pour le bobinage. On met sans siiccès tout e n oeuvre pour obtenir les 1000 volts
indispensables à l'anode de la lampe transmettrice. Tromso nous
appelle à plusieurs reprises; nous restons muets. Il n'y avait dès lors
qu'à surveiller l'horizon et renvoyer la machine en Europe, par le
premier bateau de pêcheur alertable. Par un hasard providentiel,
je vois vers deux heures du matin, une frêle embarcation longer le
littoral, Immédiatement le drapeau norvégien est hissé au plus haut
mât e t pendant un quart d'heure nous le montons e t descendons
pour faire comprendre au navigateur qu'il devait nous secourir. Il
ne répond pas. J e cours alors vers le rivage en brandissant le drapeau polonais, puis je tire à pltisieurs reprises avec ma carabine,
dans les rochers, espérant que l'écho portera au pilote le bruit de
la détonation, par-dessus celui de vagues. L'océan est agité, mais
il ne souffle par l'ouest que deux Beaufort; un abordage pourra
donc être possible. Enfin, le pilote répond à nos signes. Il fait demitour, s'approche de la falaise, suit la direction que je lui indique
avec le drapeau et une heure plus tard deux hommes sortent d'une
chaloupe au rocher du silo. Les Norvégiens s e chargent du reste
e t la dynamo est envoyée le lendemain à Tromso, escortée par le
frère d' O i e n.
Sans cesse des navires nous appellent par TSF et Tromso pose plusieurs questions. Mais il est impossible de répondre.
Trois jours plus tard nous entendons un signal d'alarme de
Ingoy, quand subitement j'aperçois à l'horizon le panache de fumée d'un petit trois-mâts anglais. Le navire fait halte, appelle à
Flusieurs reprises avec sa sirène. Nous nous concertons, puis deux
des miens e t le chef radiotélégraphiste gagnent le navire avec la
petite chaloupe de l'île. Ils en reviennent quelques heures plus
tard, racontant que le capitaine avait reçu à plusieurs reprises les
appels des postes côtiers norvégiens, priant tous les navires munis
de la T.S.F. de s'enquérir du sort des habitants de Bjornoya. Tôt
après que nos hommes eurent raconté la panne du transmetteur
T.S.F., le capitaine anglais passait plusieurs radiotéléphones à tous
les bâtiments voguant dans les mers de Barentz e t du Groenland,
les priant de rassurer Tromso que rien de grave ne s'était passé.
Néanmoins nous n'avons maintenant plus aucun moyen de communication avec le monde.
Deux semaines se passent et le second de l'île revient à bord
d'un cotre, apportant une dynamo. En quelques minutes nous retrouvions la communication avec le continent.
Des signaux nocturnes.
Au début de septembre, sentant que ma présence sur l'île
n'était plus nécessaire, puisque les installations étaient terminées
et que je poiivais confier les observations aux trois hivernants, je
résolus de m'en aller. Ce ne fut pas chose aisée. Pendant plusieurs
jours nous lançâmes par T. S. F. des appels à tous (C.Q.) e t les réponses étaient fort laconiques. Après trois jours un navire anglais
stationnant près de la Terre de François-Joseph nous dit qu'il ne
pourrait probablement pas aborder, car la tempête est trop forte.
J'avais toujours le regard fixé sur l'horizon et rien n'apparaissait.
Le 6 septembre au matin, le vent tomba e t le ciel s'éclaircit.
.J'avertis mes camarades que je leur reserverais probablement une
surprise pour le soir, mais que ce ne serait pas la venue d'un navire.
J'avais calculé que les rayons solaires devaient se trouver assez
haut, dans le zénith, vers 22 h 30, temps local, pour que la première aurore polaire estivale fut visible.
Mais chacun avait oublié ma promesse le soir, quand je sortis
contempler le ciel. Après
minutes d'attente, ma prévision
se réalisait; je fus ébloui par une superbe aurore qui se développa
rapidement e n gagnant de proche en proche une grande partie du
firmament.
J'entre en trombe dans la salle des appareils appeler mes camarades. Ils ne veulent pas croire ce que j'ai vu. Mais quelques secondes plus tard leur enthousiasme est presque du délire. Le théodolite est braqué contre le ciel, on essaye de dessiner la succession
des phases de l'aurore qui naquit au sud pour mourir au nord. Le
jeu des formes e t des couleurs dura plus d'une demi-heure. Puis
vers 23 h, temps local, la lumière verdâtre qui domine fuit e n se
fondant aux voiles luminescents de l'horizon sefptentrional,
Nous nous tenons dès lors pour avertis, que I'aurore ne quittera plus Bjornoya jusqu'au mois de mars. Toutes les dispositions
sont prises pour les repérages e t la photographie de ces flammes
multicolores, aux mille formes délicates, qui naissent comme par
enchantement dans la voûte éthérée, pour disparaître quelques secondes ou aussi quelques heures plus tard.
Le lendemain, je retourne à la radiostation. Aucune nouvelle;
M. F r i t z O i e n me dit qu'il ne faut pas désespérer; peut-être
que des pêcheurs se trouvent du côté occidental de l'île. Car le vent
souffle avec rage, jusqu'à 40 m à la seconde, dans notre direction.
Tout abordage à Tunheim est donc absolument exclu.
Un matin, je me décide à affronter la colère d'Eole e t après
bien des heures d'une marche pénible, j'arrive sur I'autre rive; mais
rien en vue non plus. J'avais mis tous mes espoirs dans un changement de la direction du vent. S'il tournait du NE au SW, nous aurions eu certainement beaucoup plus d e chance d'avoir la visite
d'un pêcheur, car il y en a encore quelques-uns à cette époque de
l'année, dans les lointains parages de la mer de Barentz.
J e capte des radiométéogrammes du Groenland, du Spitzberg,
de Norvège, pour tracer quelques isobares. Mais la carte est décevante; la situation barométrique ne changera pas.
Enfin, u n soir, je me décide à frêter un bateau à Troms6 pour
me rapatrier, avec mon collaborateur Gu r t z m a n. Au moment
précis où M. F r i t z O i e n pèse sur le manipulateur de la T.S.F.,
je crois voir par la fenêtre à l'horizon de l'Océan Glacial, un point
lumineux. Personne, toutefois, ne confirme mon impression. On m'assure que j'ai la vue fatiguée. Néanmoins, je prie M. O i e n de ne pas
passer le texte de la dépêche, e t pendant une heure je fais des
signaux lumineux à l'aide d'un projecteur à vapeur de pétrole.
Le point lumineux grandit, mes camarades enfin l'aperçoivent; ils
sont étonnés de ma vue. Mais le vent souffle en tempête, pire que
1.e.; i n e m b r e s <le I'experliii,~ii tle\.:irit In pI.iclue
c«nirncm«r;tli\.e scellt.e cI;in; ILI falaise d e I'ile
d e s 0iii.s. p r t s [le Tiiiiheini [ s e p l e n i b r e 1932).
L.;i
pl;iqiie c»niiiibnior:iiive e n b r o n z e ;iiix
:irmes d e 1;) R6piibliqiie Polon;iise qui d o i l
r c i p p e l e r I n mi.moire d e
première expc(lition ii:ttioiinle ,>olonriise d a n s le.: rcgionk
poliiire,
L e s m e m b r e s d e 1'expt:diiion ii b o r d dii t'olun i a ; d e d a u c h e ii d r o i t e : S i e d l e c k i , C?iitliien'icz, l . ~ i ~ e o n~, . ~ s : ~ l ~ o w Gurl/n1:11i.
ski,
jamais, et après 5 heures d'attente le bateau est en face de Tunheim; il ne pourra pas aborder e t notre déception est grande e n
le voyant descendre à pleines voiles vers la Norvège. J e me demande anxieusement si mes signaux ont é t é enregistrés par les marins; si oui, il y a des chances qu'ils reviennent plus tard demander
ce que nous voulons.
Un autre soir, par un vent plus violent, encore, dépassant 150
kilomètres à l'heure, je revois dans les ténèbres un minuscule point
lumineux, à peu près à la même place, au nord-est. J e savais pertinemment qu'il était inutile de chercher à appeler le bateau, tout
abordage étant absolument impossible. L'océan furieux projetait
contre les récifs des paquets d'eau à la hauteur d'une cathédrale.
Mais je voulais avoir la conscience tranquille et, de grâce, les navigateurs devaient comprendre mon désir de gagner l'Europe.
J e ranime le projecteur e t de minute en minute, je lance par
delà la tempête des jets de lumière, dans la direction du point rouge. Pendant 4 heures je lutte avec un tel vent que je tombe d'épuisement; je m'étais interdit de déranger mes camarades, dont deux
dormaient, e t les autres faisaient une partie de bridge à la radiostation avec nos amis norvégiens.
Le navire approcha, comme la première fois, puis disparut
de nouveau vers le sud, sans répondre à mes signaux.
Le surlendemain, toutefois, je devais apprendre que mes efforts n'avaient .pas é t é vains. A 9 heures du matin, le vent fraîchit
e t tombe même à deux Beaufort, la première fois depuis une quinzaine de jours. Subitement L y s a k O w s k i aperçoit un petit
cotre qui semblait bien, d'ailleurs, faire cap sur Tunheim. Mais
pour en être sûr, nous faisons des signaux avec les drapeaux e t je
tire une dizaine de balles de carabine dans la falaise.
Une heure plus tard, le capitaine e t le timonier sont à Tunheim. Ils ont effectivement vu nos signaux, mais la mer avait empêché, jusqu'à ce jour, le mouillage sur toute la circonférence de
l'île, D'ailleurs, disent-ils, que nous voulez-vous? Nous ne sommes
pas prêts pour rentrer en Norvège. J e leur demande ce que signifie ce langage en les priant avec insistance de me prendre à bord.
11s répondent sur un ton équivoque qu'ils n'en voient pas la nécessité, jugeant qu'aucun danger ne m'attend, si je reste sur l'île. Cette plaisanterie me surprend e t le marchandage commence.
J1expose de mon mieux à ces deux gaillards, dont l'un était
sympathique, que je devais quitter l'île coûte que coûte. Ils sont
finalement d'accord, à la condition que je leur paye le prix du poisson qu'ils n'ont pas encore pêché, à cause de la tempête. Quand
-
j'entends la somme, il s'agit de plusieurs milliers de couronnes,
j abandonne la discussion, car à ce prix-là j'avais avantage à faire
venir un petit ,,fangshipl' de Hammerfest ou de Tromso, celà m'auait même coûté moins cher.
Bref, j'arrive à convaincre ces braves gens. Après un
repas bien arrosé ils étaient disposés de prendre notre bagage à bord. La partie était dès lors gagnée. Car ie connaissais
siiffisamment ces excellents navigateurs, pour savoir qu'une fois
nos valises entre leurs mains, ils viendraient certainement nous reprendre.
Combien de rup pl es de marins pourraient envier l'honnèteté
!égendaire des Norvégiens du bassin polaire!
Après avoir pris congé de notre futur pilote qui regagna sa
petite barque, nous continuâmes pour nos amis les prjparatifs de
l'hivernage.
Une heure plus tard nous vîmes au large le cotre - une coquille de 11 mètres de iong, jaugeant 20 tonneaux, avec un moteur
à pétrole d'une dizaine de chevaux - sérieusement balancé;
Cornmî quoi, une
la tempête avait repris de plus belle.
fois de plus, la chance nous avait souri.
Le féérique départ de l'île des Ours.
Le 14 septembre au matin, la sonnerie du téléphone militaire, que nous avions installé entre la radiostation e t notre demeure, retentit.
Les marins sont là, s'exclame M. F r i t z O i e n.
Mais où? lui répondis-je. Ils n'ont certainement pas pu aborder i Tunheim par cette effroyable tempête?
Non, ils sont à Sorhavna, au sud de l'île et deux hommes
sont venus nous avertir.
Nous empaquetons le reste de nos effets et après Lin touchant au revoir à nos amis norvégiens, au chien e t au cheval, nous
quittons la demeure hospitalière, où tant de souvenirs nous attachent pour la vie. M. F r i t z O i e n , le steward e t nos trois
amis nous escortent. Le vent glacial ralentit la marche et la neige
noiis aveugle sans cesse. Après une heure, L y s a k O w s k i nous
abandonne pour retourner au poste assurer le service des observations.
I,a marche devient de plus en plus pénible sur les éboulis.
Mais au milieu de I'ile, comme par enchantement, le vent tombe;
le ciel se découvre e t dans le crépuscule nous voyons apparaître
la pleine lune qui projette dans le lointain océan un large ruban
phosphorescent que réfléchissent encore quelques stratus. Le
spectacle devient émotionnant. Au f u r e t à mesure que le grand
disque, couleur de soufre, s'élève, nous devinons de nouvelles
vallées, dont les versants sombres se détachent à peine sur le fond
noir de l'occident.
Nous avançons lentement par delà les monts, déjà partiellement recouverts de neige fraîche, et la pensée se perd dans un
rêve de mystères. S i e d 1 e c k i, aux vingt printemps, peut-être
plus sensible que nous au charme féérique de cette nuit polaire,
interrompt notre méditation.
- Monsieur le directeur, dit-il, nous ne sommes pas sur la
terre ici, nous voyageons sur la lune.
Le jeune homme avait presque dit vrai. Tout, autour de nous,
ressemblait à un paysage lunaire ou a cette image symbolique de
F 1 a m m a r i O n représentant les derniers squelettes humains sur
la terre refroidie. J e voyais comme mon ami, le disque d'argent
dans le miroir d'un puissant télescope: d'immenses ombilics,
des lacs gelés, donnant l'étrange image de cratères entourés d o plaines d'un vert cadavérique. Les formes bizarres des parois du Mount Misery, ombrées par place, phosphorescentes ailleurs, sous la projection intense des rayons lunaires, tranchaient
nettement avec l'immensité de l'océan.
Rien de la nature, en Norvège, dans les Alpes ou même au
Sahara, ne pouvait communiquer une pareille impression de solitude. C'était bien là le désert polaire, où la superstition gagne
l'esprit le plus sceptique.
La muse m'a quitté depuis trop longtemps et je suis incapable d'en dire davantage sur le coeur de l'île des Ours. LB, dans
un spasme tout spirituel, il faudrait descendre dans son tombeaii
de pierre ...
Après une courte halte, la caravane gagne les dernières collines déjà recouvertes de glace; la radiation nocturne est intense
e t le givre se fixe sur les maigres lichens accrochés ici e t là aux
rochers. Enfin, nous arrivons au terme de notre route. Nous dominons verticalement, d'une cinquantaine de mètres, une vaste cr;que en fer à cheval, entourée de hautes falaises noires crénelées. Cette fois-ci, je m'égare dans un des chapitres de 1'Ile Mystérieuse de J u 1 e s Ve r n e. Rien de plus ressemblant, tandis qu'au
fond de la crique, à un demi mille marin du littoral, se balançait
dans l'obscurité. la patite lumière fixée au mât de notre Nautilus.
- Mais comment gagner l'embarcation? demandais-je à M.
F r i t z Oien.
- Il y a là une corde, il faut vous y cramponner e t varapper dans la falaise jusqu'à ce que vous trouviez la petite plage
de sable, dit-il.
Tôt dit, tôt fait, nous mettons à l'épreuve nos vertus d'alpinistes e t après cette singulière descente nous sommes au bord de la
mer.
La chaloupe nous attend. Le coeur chagriné, nous recommandons solennellement la vie de nos camarades au Destin. La séparation est pénible, mais nous sommes des hommes e t il ne s'agit
pas de perdre le courage. Les yeux rougis, nous nous embarquons
et à cent brasses d u littoral, je lance entre les rochers un vigoureux
,,Vive la Pologne, Vive la Norvége" à quoi répondent C e n t k i ew i c z e t S i e d l e c k i. Puis dans le lointain, l'écho nous
apporte le bruit de trois coups de feu, le suprême salut de nos amis.
Aussitôt que nous avons enjambé le bastingage du petit cotre,
je contemple le ciel. La lune qui miroitait e n un long faisceau,
juste dans l'axe de la crique, avait changé de couleur. Elle était
rouge feu e t son bord supérieur couronné par un mince croissant d'un jaune étincelant. Ayant oublié mes dates, je croyais être
la dupe de quelqu'illusion d'optique due peut-être à la fatigue de
la course sur les rochers. Mais non, c'était tout simplement l'éclipse
de lune du 14 septembre, qui fit tant parler d'elle dans les milieux
scientifiques. Son aspect était assurément beaucoup plus grandiose
dans le cercle polaire qu'en Europe, surtout à la fin de cette mémorable journée.
Une heure plus tard, comme pour célébrer la réussite de notre mission, toute la voûte éthérée se change en un feu d'artifice
gigantesque. L'aurore polaire, éclairée à plus de 100 kilomètres
d'altitude par les rayons rasants du soleil, jetait par instant une
vive lumière embrasée dans la crique. Ces gerbes e t ces panaches
luminescents qui semblaient tomber du zénith, frôlaient de toutes parts la crête dentelée des récifs. J e crus un instant que le feu
du ciel allait incendier notre frêle embarcation, qui se balançait
silencieusement autour de son ancre. Tantôt d'immenses volutes
d'un vert phosphorescent, tantôt de larges franges violettes se détachaient en tourbillonnant du brasier central. J e voyais, vêtus de
tulle blanc, les fantômes mystérieux des Niebelungen, dont la divine comédie se jouait au-dessus de nos têtes. Tout celà se
passait dans un silence lugubre, sur l'eau noire du golfe e t la Nature, dans cette suprême communion, avait conquis tout notre être.
Mais, hélas, nous ne tardimes pas à sortir de ce spectacle
inouï; le jeu fabuleux disparut brusquement derrière un épais rideau de nuages noirs e t menaçants qui couraient pour envelopper
l'île. Le vent sauta au sud. Il était grand temps de lever l'ancre e t
de gagner la pleine mer, sans quoi nous eussions irrémédiablement
été écrasés contre les récifs.
La tempête se leva e t je me perdis dans un rêve de tortures.
J e ne pus, cette fois-ci résister au mal de mer, quoique je n'aie
jamais connu ce malaise dans mes campagnes e n Méditerranée
e t dans la mer du Nord. Mon camarade, lui aussi, hurlait de douleur sur le plancher de la cahute. Vingt fois je suis projeté hors
d'une espèce de couchette e n forme de cercueil étroit. Notre brick
dansait dans tous les sens la gigue de la mort e t six fois de suite
les lames pénétrèrent dans la cheminée en bloquant le moteur. Le
pont intraversable, n'était qu'un fleuve d'écume. La situation devient angoissante. Les amarres du foc sautent, le mât se fend; le
bastingage de proue est arraché e t la tourelle du pilote vole en
éclats; trois lourds tonneaux de pétrole partent à la mer. Mais les
quatre hommes de l'équipage, dressés par les tempêtes, ne perdent
pas la tête e t nous filons 10 noeuds avec la brigantine. Puis le vent
tourne; nous venons de traverser une des plus grosses dépressions
estivales, ainsi que le prouva la carte météorologique de Tromso.
J e dois avouer que c'était là, la meilleure école pour les météorologistes de bureau que nous étions. Et après 48 heures, tout malaise disparut; nous sommes faits à la plus dure des navigations.
Enfin, voici les premiers feux du Cap Nord, rouge à gauche,
vert à droite, qui marquent l'entrée d'un fjord. Le capitaine nous
promet l'eau calme dans 4 heures. Il a prévu juste et quand nous
entrons dans les îles du fjord de Tromso, nous en sommes déjà à
regretter la mer déchaînée, tellement nous avons pris goût aux sensations spéciales que communique le danger ...
J e ne conterai pas le poétique voyage que nous fîmes depuis
là. C'était le paradis après l'enfer e t je murmurais, je ne sais trop
pourquoi, les strophes du ,,Lacu de L a m a r t i n e, dans le calme
paysage nocturne du fjord. A l'aurore, nous approchons du but, et
sous un ciel rose nous contemplons l'automne qui a déjà gagné la
campagne. Les sommets sont poudrés de neige fraîche e t les mélèzes dorés ruisselent des versants vers l'onde plate e t verdâtre
de la mer.
Quand nous mettons pied sur terre ferme, à 6 heures du matin, tout semble étrange, dans Tromso endormi.
Après ces six semaines où le vent et la tempète bourdonnaient sans cesse à nos oreilles, nous ne pouvions plus comprendre
le silence. Et que sera-ce, pour nos trois hivernants, après treize
mois d'exil?
Oslo.
J e suis au terme de mon récit.
A Tromso, nous sommes obligés d'attendre le courrier postal
côtier qui nous aménera à Narvik, la station ferroviaire la plus septentrionale d'Europe. Nous en profitons pour contrôler l'atmoradiographe e t y apporter quelques petites modifications. Les diagrammes e n sont d'ailleurs excellents et permettront déjà d'utiles comparaisons avec ceux d.es autres appareils du réseau que j'ai installés.
J e fais quelques emplettes indispensables pour nos camarades, qu'un des derniers pêcheurs de la Mer de Barentz essayera de
déposer avant l'hiver à Bjornoya.
Les Directeurs Dr. T h r a n e e t H a r a n g nous reçoivent
avec cette coquette hospitalité, dont seuls les nordiques e t les
slaves ont le secret. A cette charmante réception prennent part
quelques hauts magistrats.
Puis l'ingénieur G u r t z m a n rentre directement sur Varsovie, après avoir vu les installaiions du Prof. N O r i n d e r à Uppsala, tandis que je m'arrête une demi journée à Stockholm où je
rends visite à mes excellents collègues de l'Institut Météorologique et Hydrographique, Prof, B r u n O R O 1 f , S 1 e t t e n m a r k
et A n g s t r o m .
A mon arrivée à Oslo, je vais présenter mes civilités à M.
W 1 a d y s l. a w N e u m a n , Ministre Plénipotentiaire de Pologne
en Norvège, qui m'offre l'hospitalité avec la meilleure grâce du
monde.
Le 27 septembre, à 11 h. du matin, j'ai le grand honneur
d'être reçu en audience par S a Majesté le Roi de Norvège, H a a Ic O n VII, qui s'intéresse beaucoup aux travaux de l'Année Polaire. Le Roi m'entretient longuement des pêcheurs e t du rôle important de la météorologie norvégienne dans la protection maritime des
côtes.
Le Roi avait manifesté sa sympathie à notre cause, en nous
envoyant un radiotélégramme à Bjornoya, à l'occasion des voeux
que nous lui avions transmis pour son jubilé.
J e quitte le Château Royal, pour me rendre chez mon ami,
le Directeur Dr. H e s s e 1b e r g , qui avait tant fait pour la réussite de notre expédition. J e lui adresse les chaleureux remerciements de la Commission Nationale de l'Année Polaire et un cordial
salut de la Météorologie Polonaise.
J'ai aussi la bonne fortune d'être invité à la table des grands
maîtres de la science contemporaine, les éminents spécialistes de
l'aurore polaire; le mathématicien C a r 1 S t o r m e r qui me donna de judicieux conseils pour le calcul de mes tables crépusculaires e t me conduisit à l'observatoire où je pus me recueillir devant ses célèbres maquettes, le torroïde et les spirales d'électrons
solaires; le physicien L. V e g a r d qui m'entretient pendant toute une journée de ses merveilleuses recherches spectrales qui l'ont
conduit à mesurer la température des aurores, moins 32" dans l'ionosphère, vers 100 kilomètres d'altitude.
L'illustre Prof. V. B j e r k n e s me montre les dernières
épreuves de l'oeuvre immortelle qu'il vient d'achever avec son fils,
le charmant Prof. S O 1 b e r g et M. B e r g e r O n. 1-e Prof. R O ss e 1 a n d me rappelle notre rencontre à la réunion de 1'Ozonz
chez le Prof. C h a r 1 e s F a b r y à la Sorbonne, en 1929. Enfin,
l'éminent géologue e t explorateur polaire, Prof. H O e 1 , me présente son bel Institut Cartographique e t me fait gracieusement çadeau de nombreuses publications fort utiles pour notre expédition.
A Varsovie, je fais un rapport verbal de l'Expédition à mon
Ministre.
Quelques semaines plus tard, j'ai le grand honneur d'être reçu en audience au Château, p a r M. le Président de la Républiqiie,
Prof. Dr. I g n a c y M o s c i c k i .
Remerciements.
Au nom de la Commission Nationale de l'Année Polaire
1932/1933, ainsi qu'en ma qualité de directeur de l'Institut National Météorologique de Pologne, j'adresse mes remerciements et
l'expression de ma reconnaissance aux Gouvernements, aux hom-
mes d'Etat e t aux nombreuses personnes qui nous ont aidé dans
la réussite de la première expédition nationale polonaise dans les
régions polaires. J e cite:
En P o l o g n e :
M. le Président de la République Polonaise, Prof. Dr.
1. M O S c i c k i, M. le Colonel B e c k, Ministre des Affaires Etrangères, M. J. J q d r z e j e w i c z , Ministre de l'Instruction Publique e t des Cultes, M. l'Ingénieur K u h n, Ministre des Communications, M. S. M i c h a 1 s k i, Directeur du Fonds National de la Culture, auprès de la Présidence du Conseil des Ministres, M. le Général Dr. S 1 a w O j - S k 1 a d k O w s k i, Vice-Ministre des Affaires Militaires, e t divers officiers supérieurs du même Ministère.
En N o r v è g e :
M. le Dr. H e s s e 1b e r g, Directeur de Det Norske Meteorologiske Institutt, M. le Dr, T h r a n el Chef de Vaervarslingen for
Nord Norge à Tromso, M. le Dr. H a r a n g, Chef de Nordlysobservatoriet à Tromso.
Au D a n e m a r k :
M. le Dr. L a C o u r, Directeur de Det Danske Meteorologiske Institut, Président de la Commission Internationale de l'Année Polaire 1932/1933.
MM. l e s D i p l o m a t e s :
M. W 1 a d y s 1 a w N e u m a n, Ministre plénipotentiaire de
la République Polonaise auprès de S. M. le Roi de Norvège à Oslo,
M. M i c h e 1 S O k O 1 n i c k i, Ministre plénipotentiaire de la République Polonaise auprès de S. M. le Roi du Danemark, à Copenhague, M. D i t l e f f, Envoyé extraordinaire e t Ministre plénipotentiaire de S. M. le Roi de Norvège, à Varsovie.
I n s t i t u t i o n s , f i r m e s e t personnes privées:
Divers établissements militaires, sapeurs, télétechnique, sanitaire, Monopole du tabac, Institut Radiotechnique, Bibliothèque de
l'université e t Bibliothèque Krasinski, Firme de chocolat W e d e 1 à Varsovie, Maison de Sports K e r a à Varsovie, Maison de
Musique R u d z k i à Varsovie, Fabrique de Soie artificielle à Tomaszirw, Commission de propagande du sucre, Polskie Radjo, Ligne Gdynia-Amérique
e t le commandant du ,,Poloniah, Capitaine
au longs cours S t a n k i e w i c z, le personnel des diverses sections
de l'Institut National Météorologique à Varsovie, Jablonna e t Gdynia, M. W. S t r z e s z e w s k i à Copenhague, M. le Dr. T o n sb e r g e t le mécanicien J a c O b s e n à Tromso, le personnel de
la Radiostation de Bjornoya, M. J u 1 i u s J O h n s e n, Capitaine du
Sverre à Tromso, M. F r i t z O i e n, son frère Eva1.d et sa femme
Marguerite, le steward S v e r r e A n d r e s e n, Mademoiselle
B r u u n d e N e e r g a r dl Secrétaire de M. le Président de la
Commission Internationale de l'Année Polaire à Copenhague. Que
ceux que j'ai oubliés involontairement veulent bien trouver ici, aussi,
l'expression de ma reconnaissance sincère.
Remarque
concernant la publication des résultats scientifiques.
Au moment d e mettre cet article sous presse, la Commission Internationale
d e l'Année polaire n'a pas encore pris 'des décisions diiinitives pour la publication
des résultats ,de l'expédition. Conformément aux r ~ s o l u t i o n s actuelles, tout le
matériel est à l'entière .disposition des savants qui pourraient en tirer profit, Au
retour d e l'expédition les observations, ,diagrammes, calculs, photographies, etc.
seront dépouillés immédiatement e t la Commission polonaise se conformera aux
résolutions que prendra la Commission Internationale. J e n'ai pumblié jusqu'ici qu'une
note aux Comptes Rendus de l'Académie d e s Sciences à Paris: L'éclipse d e Soleil
d u 31 août 1932 et le sondage par les parasites atmosphériques, C .R. t. 195, p. 817
nov. 1932 pour prendre date. Sur la demande d e diverses Sociétés d'intérèt
public, j'ai fait des conférences sur l'expé,dition, illustrées d e s proiections lumineuses,
entre autre, à Varsovie: Société Géophysique, Société d e s Méjdecins Militaires,
Société des Ingénieurs Polonais, Société Géographique d e Pologne, Société des
Médecins Polonais; a 9 a r i s, Société Météorologique d e France; à L a u s a n n e,
Société Vaudoise d e s Sciences Naturelles. Faute d e temps, i'ai d û décliner d'autres
invitations à l'étranger et en Pologne.