CHAPITRE PREMIER Pall Mall Il était environ deux heures du matin

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CHAPITRE PREMIER Pall Mall Il était environ deux heures du matin
CHAPITRE PREMIER
Pall Mall
Il était environ deux heures du matin. Il avait plu. John Baird et le colonel Overton, qui sortaient du
Climax Club, s’arrêtèrent sur les marches du perron, agréablement saisis par la fraîcheur et la douceur de
l’air. Tout à coup, le colonel dit :
« Il m’est arrivé une chose assez désagréable alors que je passais dans Piccadilly, il y a un peu plus
d’une heure : j’étais arrêté au Cirrus par un embarras de voitures ; les théâtres venaient de fermer et il y
avait foule. Une femme se tenait près de moi, vêtue d’un manteau vert — elle était très jolie ; et très
jeune. Un homme est passé près de nous en nous bousculant, comme pressé de traverser la rue. Elle s’est
précipité derrière lui ; dès qu’elle l’eut atteint, elle l’a frappé dans le dos ; il est tombé. Elle a continué sa
course. Je l’ai vue se frayer un chemin à travers les voitures et disparaître sur le trottoir d’en face.
L’homme ne s’est pas relevé — elle l’avait poignardé en plein cœur ; elle l’avait tué sous mes yeux et je
n’avais rien compris à ce qui se passait. J’en ai eu des frissons Je devais rentrer chez moi, mais j’ai
préféré venir faire un tour ici ; j’avais comme peur de rester seul. La figure de cette femme me hante.
— Est-ce que la police l’a arrêtée ?
— Non. Personne ne s’est rendu compte de ce qui se passait jusqu’à ce qu’elle eût disparu. La foule
s’est alors amassée autour du cadavre comme un essaim d’abeilles.
— Qu’avez-vous fait ?
— Rien. Je me demande même si je dois faire quelque chose. Cette histoire ne me concerne pas ; il
est possible que cet homme ait mérité son sort. »
Baird regarda le colonel d’un air un peu surpris.
« J’ai connu des milieux où si une jeune femme tuait un homme, on supposait d’emblée que ce
n’était pas pour rien. »
Le colonel resta silencieux un long moment ; il semblait regarder le trottoir luisant, de l’autre côté de
la rue. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut avec des accents sinistres.
« Exactement ; j’ai connu les mêmes ; et voilà. Mais la figure de cette femme me hante. »
Baird regardait une automobile arrêtée contre le trottoir, presque en face d’eux, à une trentaine de
yards.
« Vous voyez cette auto ? Sa présence ici me rappelle un fait assez curieux, dans lequel figure aussi
une jeune femme. »
Le colonel ne dit rien, mais le regard qu’il lança à Baird était une interrogation. Baird continua :
« Cette auto était déjà là, lorsque je suis arrivé au club. » Il consulta sa montre. « Il est à présent deux
heures moins dix ; il était exactement une heure moins cinq quand je suis passé devant Saint James’s
Palace. L’auto était déjà là. Je me suis arrêté pour la regarder. Le chauffeur semblait endormi sur son
siège. C’est une fort belle voiture et, en dépit de la pauvre lumière, il m’a semblé que je l’avais déjà vue.
Il pleuvait très fort ; je me suis étonné de voir le chauffeur rester endormi sous ce torrent. Tout à coup,
une personne s’est levée à l’intérieur, a ouvert la portière du côté opposé, l’a refermée à toute volée et
s’est précipitée dans la ruelle qui, vous le savez, conduit au St James’s Theatre. C’était une très jeune
femme — cela m’a surpris. Je me trouvais là depuis un moment. Je n’avais pas pensé qu’il y avait
quelqu’un dans la voiture. En se levant, elle s’était arrêtée un instant pour me regarder ; il m’a semblé que
je lui faisais l’impression d’un spectre.
— Avez-vous vu son visage ?
— Oui. Je ne sais pas si je pourrais vous la décrire, mais je la reconnaîtrais sûrement si je la revoyais.
Elle m’a paru tout à fait jeune, presque une enfant.
— Celle que j’ai vue à Piccadilly Cirrus ne devait pas avoir plus de vingt ans. »
Pendant quelques secondes, les deux hommes ne dirent rien ; ils restaient debout, regardant l’auto
immobile. Tout à coup, Baird s écria :
« Eh bien ! que se passe-t-il ? Encore une femme ! »
Un taxi venant de St James’s Street s’était arrêté exactement au niveau de l’auto, toujours immobile
de l’autre côté de la chaussée. La portière du taxi s’ouvrit côté rue, une femme en descendit et se précipita
sur l’auto. Elle ouvrit la portière en face d’elle, monta sur le marchepied sans entrer dans la voiture et
sembla chercher quelque chose. Apparemment, elle le trouva. Les deux hommes la virent saisir un objet.
À ce moment-là, elle se retourna vers le Climax Club, comme si elle venait de s’apercevoir qu’on
l’observait. Cela parut la troubler. Elle sauta à terre, remonta dans son taxi et, avant que la portière fût
même refermée, le chauffeur repartit à toute vitesse vers Waterloo Place. Ce fut seulement lorsqu’il eut
disparu au tournant de St James’s Square, que les deux hommes cessèrent de l’observer. Baird se tourna
vers le colonel et, d’une voix plutôt émue :
« Tout cela est bien étrange ! Je me demande si c’est la même femme que j’ai vue tout à l’heure. Que
faisait-elle à l’intérieur de cette auto ? À en juger par la façon dont elle s’est sauvée quand elle nous a vus,
on a le droit de s’en inquiéter. »
Le colonel ne dit rien. Les deux hommes descendirent sur la chaussée et se dirigèrent vers l’auto
toujours immobile. Comme mus par la même impulsion, ils s’arrêtèrent pour la regarder. C’était une très
grande voiture. Pour autant qu’on pût en juger dans l’obscurité, elle était aménagée avec un luxe
extraordinaire qui, même pour l’époque, tenait de l’extravagance.
« Je suis sûr, dit John Baird, que ce n’est pas la première fois que je vois cette voiture. »
Le colonel n’observait pas tant la voiture que l’homme assis sur le siège du conducteur.
« Baird, demanda-t-il, que se passe-t-il ? Il me semble que cet homme ne va pas bien. Hé !
monsieur ! »
Ces mots s’adressaient à l’homme assis au volant. Il ne sembla pas les entendre.
« Il dort, dit Baird. Je vous ai dit qu’il dormait quand je l’ai vu. Il dort profondément.
— Trop profondément. Il y a quelque chose qui ne va pas.
— Que voulez-vous dire? Peut-être vient-il de faire une très longue course, et il est épuisé. J’ai
connu quelqu’un qui a gardé son chauffeur pendant deux jours et deux nuits sur le siège de sa voiture ; il
m’a raconté que quand cet homme s’était endormi, on ne pouvait plus le réveiller.
— Moi, je vous dis que cet homme n’est pas plus endormi que vous. Un homme ne peut pas dormir
dans la position où il se trouve. Dites, monsieur, êtes-vous malade ? » Et s’approchant de la voiture, le
colonel mit la main sur l’épaule du chauffeur. « Baird, il est mort !
— Mort ? dit Baird en écho. Comment peut-il être mort ? »
Le colonel Overton était ganté de chamois jaune clair ; à ce moment, il regarda d’un air curieux le
gant qui venait de toucher l’épaule du chauffeur.
« C’est du sang — encore mouillé. Il se passe ici quelque chose d’étrange. »
La voix de Baird était devenue stridente.
« Qu’est-ce que vous me racontez là ? Mais, mon cher ami, je vous dis que lorsque je suis passé là,
tout à l’heure, à une heure moins cinq, cet homme était exactement dans la même position ; il m’a semblé
indiscutable qu’il était endormi.
— Il dort d’un sommeil dont on ne se réveille pas ; ce que vous dites me prouve simplement qu’il y a
plus d’une heure qu’il est mort. Il est dans une mare de sang — il y a du sang partout autour de lui. Mon
pardessus a dû toucher le bord du siège. Regardez, là, une tache de sang. Ceci regarde la police ; nous
ferions bien de la prévenir sans tarder. Est-ce-que le portier n’est pas dans le hall ? » Il appela.
« Portier ! » Un important personnage portant la livrée du club s’approcha d’eux. « Depuis combien de
temps cette auto est-elle là ?
— J’ai pris mon service à minuit. J’avais du travail au bureau ; j’ai constaté qu’elle était là à une
heure moins le quart ; je l’ai encore remarquée à une heure et quart. À ce moment-là, j’ai vu une dame en
sortir et se diriger à pied vers le parc. Je crois qu’elle en a franchi le portail.
— Êtes-vous sûr que c’était une dame ?
— Oh ! une femme ou une dame. Elle avait un manteau d’automobiliste ; c’est tout ce que je sais. »
Le colonel se tourna vers Baird : « Il me semble que cette auto a reçu la visite de trois personnes du
sexe féminin — à moins que la même ne soit revenue trois fois. Est-ce que celle que vous avez remarquée
avait un manteau d’automobiliste ?
— Non. J’ai d’ailleurs remarqué qu’elle n’était pas habillée pour une course en auto. Elle avait une
petite jaquette et un chapeau à plume. Et la femme que nous avons vue sortir du taxi n’avait pas non plus
de manteau. Elle n’avait même pas de chapeau du tout, mais plutôt ce qui m’a semblé être un châle
comme en portent les femmes par-dessus leur robe de soirée.
— Ce que j’ai notamment remarqué lorsqu’elle est sortie du taxi, ajouta le colonel, c’est qu’elle avait
d’élégantes chaussures de soirée à talons dorés et des bas de soie jaune — elle en a montré fort long et le
réverbère l’éclairait en plein.
— Il y a quelque chose qui cloche à propos de cette auto ? demanda le portier. Si c’est là le
chauffeur, il me semble bien endormi ; il n’a pas bougé depuis que je l’ai vu la première fois, et nous
parlons cependant assez fort pour le réveiller.
— Il ne se réveillera plus ; il a été assassiné.
— Assassiné ! » En dépit de sa corpulence, le portier fit un petit bond en l’air. « Je vous demande
pardon, messieurs, mais comment savez-vous qu’il a été assassiné ?
— Je ne le sais pas — mais nous le saurons bientôt. Comme il n’y a pas de policeman par ici, vous
ferez bien de téléphoner tout de suite à Scotland Yard pour leur demander d’envoyer un agent au plus
tôt. »
John Baird avait fait le tour de la voiture. Il se baissa et ramassa quelque chose sur le pavé —
quelque chose qui sembla lui procurer plus de surprise que de plaisir.
Bon Dieu ! dit-il en lui-même, il m’avait bien semblé reconnaître cette voiture. Qu’est-ce que tout
cela peut signifier ?
Il jeta un regard sur le colonel ; tout à sa conversation avec le portier, il ne semblait plus lui prêter
attention. Mr. Baird glissa l’objet qu’il avait ramassé dans la poche de son pardessus. Soulevant son
chapeau, il s’épongea le front, alors que la nuit était fraîche.
Ce n’était pourtant pas elle, je le jurerais. Quelle était la personne à laquelle ces mots faisaient
allusion, rien ne l’indiquait. Le portier se dirigeait vers le club. « Où va-t-il ? demanda Baird.
— Il va téléphoner à Scotland Yard pour demander du secours.
— Du secours ? de Scotland Yard ? Que voulez-vous dire ? »
Le colonel Overton répondit solennellement :
« Baird, j’ai vu de mes yeux un homme se faire tuer par une femme à Piccadilly Cirrus. Et il semble
bien que ce pauvre diable a été lui aussi tué par une femme. Nous sommes entrés dans une atmosphère de
meurtre. »