SAD FACE| HAPPY FACE
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SAD FACE| HAPPY FACE
SAD FACE| HAPPY FACE TROIS HISTOIRES SUR LA CONDITION HUMAINE Par Erwin Jans Dans une chambre d’hôtel parisienne, entourée d’objets ethnologiques et anthropologiques, une vieille femme aveugle, presque aussi vieille que le vingtième siècle, se souvient sans la moindre amertume ni tristesse d’une histoire pleine d’horreurs et d’une vie remplie de mensonges et de séparations. Un professeur en génétique ne parvient pas à surmonter la mort de son fils et de sa femme et se suicide, au moment même où sa création, le premier clone humain, met le feu aux banlieues en compagnie d’une bande de jeunes nihilistes et sème la mort et la destruction. Les membres d’une entreprise familiale spécialisée dans l’élevage de cerfs – dont les bois sont un aphrodisiaque pour les marchés chinois et coréen – sont douloureusement confrontés aux conséquences de la guerre civile yougoslave lorsqu’un photographe de guerre est contraint à exécuter leur fille. Voilà, de façon très résumée, les lignes narratives respectives de La Chambre d’Isabella, du Bazar du homard et de La Maison des cerfs, les trois pièces qui composent ensemble la trilogie Sad Face | Happy Face. Jan Lauwers semble détenir le monopole de ces histoires passablement surréalistes, voire même parfois absurdes, qui se déploient en fables modernes. Il s’agit de fables conscientes, des fables qui savent qu’elles sont racontées et qui par là même acquièrent une certaine forme d’humilité. Et c’est dans cette humilité qu’elles deviennent à nouveau très généreuses. Elles sont écrites sur les nerfs anxieux de notre époque. Lauwers est en train de créer une mythologie bien à lui, loin de tout réalisme : un univers dans lequel les catégories du temps et de l’espace perdent leur délimitation, où la culture populaire se mélange aux références littéraires, et où le récit se décompose en moments dramatiques, épiques et lyriques, un univers dans lequel des pensées profondes aboutissent à de banales disputes et vice versa, où les cris deviennent chants, et où les va-et-vient chaotiques sont chorégraphiés en mouvements poétiques. C’est ainsi qu’avec une insoutenable légèreté, Sad Face | Happy Face cherche son chemin à travers une forêt de malheurs, à travers les horreurs des guerres du vingtième siècle et d’aujourd’hui, et même à travers les cauchemars de demain. La Chambre d’Isabella se penche sur le passé ténébreux, Le Bazar du homard sur un avenir qui dérape, et La Maison des cerfs tente de se maintenir dans un présent bancal et fragile. Que dire de positif, en effet, lorsqu’on regarde autour de soi ? Ce regard sur le monde a toujours été pour Lauwers une obsession. C’est dans ce regard que le créateur de théâtre et le plasticien se rejoignent et, en même temps, veulent emprunter des chemins différents. Lorsqu’il travaillait sur la Snakesong Trilogy, il y a plus de dix ans, Lauwers posait explicitement la question : « Que peut-on encore faire de plus que simplement regarder sans tenter de comprendre, observer sans rire ni pleurer, lorsque le désir a disparu, et avec lui la nécessité ? » Les trois pièces de la Snakesong Trilogy étaient placées sous le signe d’un sombre et fatal cocktail de pouvoir, de désir et de voyeurisme. Le pessimisme de Lauwers était notamment inspiré par la conscience que l’existence de l’homme, depuis la nuit des temps, ne tourne qu’autour du sexe, de la violence et de la mort. Ce que nous appelons civilisation n’est qu’une fine couche de vernis et n’a rien changé de fondamental à l’instinct humain, à l’agressivité humaine, ni à l’angoisse humaine. À ce malaise dans la culture, Lauwers opposait à l’époque une attitude d’ « indifférence », d’ « observation sans rire ni pleurer ». Ce sont précisément ces deux émotions qui se retrouvent aujourd’hui au coeur de la trilogie Sad Face | Happy Face. Dix ans plus tard, le regard de Lauwers sur les gens s’est modifié. Il voit toujours leur chaos, leur impuissance, leur lutte désespérée avec le désir et la mort, mais dans des nuances moins sombres. Il regarde les gens avec moins de cynisme et plus de compassion, de façon moins ironique et plus empathique. Dans La Maison des cerfs, il les qualifie de « Small people with a big heart ». Jan Lauwers ne se tient plus en marge de l’existence comme un observateur voyeuriste, mais avec Sad Face | Happy Face, il s’aventure au beau milieu de la tempête émotionnelle qui a nom l’homme. Ce n’est pas étonnant que dans La Chambre d’Isabella, il monte lui-même sur les planches, parmi les comédiens, et qu’il chante et fasse de la musique avec eux. Il s’agit là sans aucun doute d’une forme d’exhibitionnisme théâtral. Lauwers aime bien explorer ces limites-là. Mais cela a peut-être aussi un rapport avec le sous-titre qu’il a donné à sa trilogie : trois histoires sur la condition humaine. La condition humaine n’est pas à proprement parler un sujet fréquemment abordé dans l’art moderne. Elle évoque une connotation mièvre, sentimentale, naïve, romantique. Elle est tout ce que l’art moderne, avec son décalage ironique, ne veut pas être. L’historien Eric Hobsbawm a dit que le vingtième siècle était celui des extrêmes. Au milieu des tous ces extrêmes, l’homme a atteint sa fin, et son humanité a été effacée comme un dessin dans le sable est effacé par les vagues. L’homme a connu sa fin parce que le vingtième siècle fut par excellence le siècle de « l’homme nouveau ». Heureusement, l’art moderne n’a pas cru, ou si peu, à cet homme nouveau. Mais il en a payé le prix. Dans l’art moderne, l’homme s’est fait déshabiller jusqu’à l’os, au propre comme au figuré. L’homme a été retourné comme une chaussette par l’art moderne. Ses facettes les plus sombres ont été mises en lumière. Sa solitude, son désespoir, son impuissance, sa folie, sa violence. Quelques années après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, au milieu du vingtième siècle, le poète Lucebert a écrit dans un poème que la beauté s’était brûlé le visage. L’art a sacrifié son avoir le plus précieux, la beauté, afin de montrer la part d’ombre de l’homme. Mais que faire des catastrophes du futur, maintenant que les médias nous confrontent quotidiennement à des visages brûlés, à l’inhumanité de l’homme, à l’impasse de la vie ? Sur quel pied l’art doit-il danser à présent ? « Si l’art veut vraiment être nouveau et inédit, il ne pourra le faire nulle part mieux que dans l’affirmation que la vie, contre toutes les apparences, est bonne à vivre, » écrit le philosophe Ger Groot : « C’est ainsi que l’art retrouve le sens dans le choc du beau. » Voilà des paroles inhabituelles lorsqu’il s’agit d’art moderne. L’affirmation que, contre toutes les apparences, il est bon de vivre, n’est présente nulle part de façon aussi forte et émouvante que dans le chant choral des acteurs. Il y a peu de spectacles qui communiquent aussi généreusement avec leur public que ceux de Needcompany. Le chant est le vecteur le plus intense de cette générosité. Dans le chant choral, la voix individuelle ne disparaît pas, mais elle recherche une possible relation avec les autres voix : « Je veux que le rituel du théâtre devienne quelque chose où des gens se réunissent pour chanter » déclare Lauwers. La troupe porte en elle le désir du groupe jusque dans son nom. C’est sa marque la plus profonde. Peut-être est-ce également là l’enjeu ultime de l’oeuvre théâtrale de Lauwers : chercher ce que cela signifie que d’être un groupe, une compagnie, une famille de proches. Ce n’est rien moins qu’un art. « We love each other and it’s a real art/To build the deer house so strong/That it doesn’t fall apart » chantent les acteurs en choeur à la fin de La Maison des cerfs. Chaque représentation est une nouvelle tentative de bâtir, avec le public, cette ‘maison des cerfs’. Lauwers raconte ses fables sur les défaillances humaines avec plus d’amour, plus de maturité, plus de sagesse peut-être, que par le passé. Les personnages de la pièce élèvent les cerfs pour leurs bois et les livrent aux chasseurs une fois par an. Les cerfs sont leur investissement lourd, leur commerce. Mais ils n’ont pas oublié pour autant une autre vérité, une vérité dans laquelle la condition humaine a trouvé son dernier refuge : « Les cerfs sont les gardiens de l’avenir. » LA CHAMBRE D’ISABELLA LAUGH AND BE GENTLE TO THE UNKOWN Par Erwin Jans La chambre d’Isabella renferme un secret. Elle est le lieu d’un mensonge. Elle est le lieu du mensonge qui domine la vie d’Isabella. Ce mensonge est une image. Une image exotique. L’image d’un prince du désert. Isabella est la fille d’un prince du désert qui a disparu lors d’une expédition. C’est ce que lui ont raconté ses parents adoptifs, Arthur et Anna. Ils vivent ensemble dans un phare, sur une île, où Arthur est gardien de phare. Tout comme l’île, le phare est un lieu intermédiaire : quelque part entre terre et mer, entre solide et liquide, entre intérieur et extérieur. Le phare est bâti sur la terre, mais son désir est la mer. Le désir d’Isabella, c’est le désert, le prince du désert, l’Afrique. C’est ainsi que commence le récit de la vie d’Isabella, qui est vieille et aveugle. Rapidement, pourtant, il s’avère que derrière l’histoire du prince du désert se cache une vérité terrible, indicible. Anna et Arthur sont incapables d’affronter leurs secrets et se réfugient dans l’alcool. Anna meurt, et Arthur se jette à la mer. La quête d’Isabella pour retrouver son père, le prince du désert, la mène non pas en Afrique, mais dans une chambre à Paris, remplie d’objets anthropologiques et ethnologiques. Lorsque Isabella passe sa vie en revue, elle est vieille et aveugle. Elle vit dans sa petite chambre à Paris, entourée de ces milliers d’objets exotiques de l’Egypte ancienne et d’Afrique noire. Ils appartenaient au père de Jan Lauwers, qui les a laissés, après sa mort, à sa femme et ses enfants. Ce sont des objets qui ont été arrachés à leur contexte culturel par un regard d’un autre temps – un regard colonial et exotisant. Ce sont des objets dans lesquels un monde – l’Afrique – s’est arrêté, pétrifié, mis de côté, muséifié et fétichisé. La vie d’Isabella s’étend presque sur l’entièreté du vingtième siècle : de la Première et la Seconde Guerre mondiale, Hiroshima, le colonialisme, en passant par le développement de l’art contemporain, avec Joyce, Picasso et Huelsenbeck, les voyages sur la lune, Ziggy Stardust de David Bowie, jusqu’à la famine en Afrique et au Vlaams Blok [un parti politique d’extrêmedroite] à Anvers. Alexander, l’amant d’Isabella, est fait prisonnier par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Il survit à la bombe atomique sur Hiroshima (« C’était comme si le soleil avait explosé et que ses cendres s’étaient répandues sur la terre »), mais après la guerre, il devient fou petit à petit : « J’aimais être auprès d’Isabella. Elle aimait réellement le monde et moi je le haïssais. Je haïssais le monde parce que plus rien ne tournait rond. On faisait n’importe quoi et je ne ressentais que de l’exaspération et Isabella était la seule qui pouvait me faire oublier. Sa passion pour la vie était d’une beauté pure, insupportable… La seule arme contre la dictature du mensonge. » « Face à l’extrême » : c’est le titre d’un livre du penseur français Tzvetan Todorov sur les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais en même temps, ce titre désigne la position de toute personne vivant de façon consciente au vingt-et-unième siècle. Chaque jour, nous nous retrouvons face à face avec l’extrême. Il nous regarde avec sa tête de méduse et nous semblons nous pétrifier : dans l’indifférence émotionnelle, dans l’apathie politique, dans l’isolement social, dans une surenchère de production et de consommation économiques. En même temps, nous sommes fascinés par les visions apocalyptiques et les scénarios de fin du monde écologique que les médias nous proposent quotidiennement. Pour le sociologue français Jean Baudrillard, nous avons déjà dépassé la réalité et l’histoire. Les choses ont déjà dépassé leur fin. Elles ne sont plus capables de finir. Elles s’enlisent dans une crise sans fin. En d’autres mots, notre temps se caractérise non pas par la fin de l’histoire, mais par l’impossibilité d’en finir avec l’histoire. Nous vivons au-delà de la fin. C’est là que réside l’apocalypse de notre temps : l’impossibilité de la fin. Ou plutôt : la vie au-delà de la fin. Que se passe-t-il donc au-delà de la fin ? Quels sont les événements qui se déroulent au-delà de la fin ? Baudrillard les qualifie de « phénomènes extrêmes ». Il s’en réfère à la racine latine, « ex-terminus » : au-delà de la fin. L’extase et l’exponentiation sont les caractéristiques de ces « phénomènes extrêmes ». L’extase du social : les masses (plus social que le social). L’extase du corps : la corpulence (plus obèse qu’obèse). L’extase de l’information : la simulation (plus vrai que vrai). L’extase du temps : le temps réel, l’instantané (plus présent que le présent). L’extase du réel : l’hyperréel (plus réel que le réel). L’extase du sexe : la pornographie (plus sexuel que le sexe). L’extase de la violence : la terreur (plus violent que la violence). Notre époque est l’époque de l’obscénité: toutes nos structures enflent et absorbent tout dans leur expansion. Chaque structure pénètre les autres, elles s’entresubmergent. Depuis longtemps, nous ne connaissons plus les limites entre le politique et l’économique, entre le privé et le public, entre l’intime et le pornographique. Les protagonistes de cette implosion sont les médias et le multimédia : par la surenchère d’information, nous avons perdu l’accès à la vraie information et aux vrais événements historiques. C’est ainsi que Donald Rumsfeld, le ministre américain de la défense, a pu déclarer, peu après la publication mondiale des photos des tortures : « I don’t read the newspapers anymore. » Alexander : « Lorsqu’ils sont venus nous annoncer la fin de la guerre, je savais que c’était un mensonge. C’en était un. Et le pire de ce mensonge, c’est que tout le monde l’a cru. » Existe-t-il un « théâtre extrême » ? Et si oui, qu’est-ce que cela signifierait ? « Plus théâtre que le théâtre », pour reprendre la formule de Baudrillard ? Un théâtre qui se positionne « face à l’extrême », le regard fixé sur la tête de méduse de l’insoutenable réalité, et conscient du risque de se pétrifier ? Un théâtre aux thèmes et intentions politiques et sociales explicites ? Un théâtre avec des sans-abri et des sans-papiers ? Un théâtre qui descend dans la rue et dans les quartiers ? Un théâtre au nom des valeurs démocratiques ? En bref : un théâtre qui « s’engage », un théâtre qui « intervient », qui interpelle directement son public? Isabella raconte l’histoire de sa vie, mais elle ne la raconte pas toute seule. Tous ceux qui ont compté pour elle la racontent avec elle, les nombreux morts de sa vie : Anna et Arthur, ses amants Alexander et Frank. Et ensemble, non seulement ils racontent l’histoire d’Isabella, mais ils la chantent également. Ce n’est pas la première fois qu’il y a de la musique live et que les comédiens chantent, dans un spectacle de Jan Lauwers, mais cela ne s’était jamais fait d’une façon aussi ouverte et invitante qu’ici. Contrairement aux autres cultures, la culture occidentale s’est éloignée du chant de groupe : chez nous, le chant de groupe n’existe plus que dans un cadre professionnel. Le chant fait toujours référence à une dimension rituelle. Par rapport à la parole, il est une autre forme d’échange d’énergie, et il crée une autre communication avec le public. Il relève de la fête et de la célébration. Dans les spectacles de Lauwers, le langage a toujours été un moyen de communication problématique, lié au pouvoir et au désir. Le langage était à la fois un manque et un excès : on parlait plusieurs langues, on traduisait d’une langue à l’autre, tout le monde parlait à la fois, criait, souvent… Le langage se heurtait toujours à ses propres limites. Cet aspect n’a pas tout à fait disparu, mais à travers le chant, le langage de La Chambre d’Isabella est transporté au delà de ces limites. Lauwers : « Chanter ensemble, c’est l’une des plus belles choses que l’on puisse faire. C’était un de mes rêves de porter cela sur la scène. Et curieusement, cela a fonctionné très rapidement. Nous avons opté pour une présence très fugace du chant et de la musique. La musique semble présente « par la bande », mais en fait, elle domine tout. Les émotions sont déterminées par ce que l’on entend. Je veux que tout le monde chante en direction du public en souriant autant que possible. Moi-même, je me trouve sur scène pour relativiser tout cela encore davantage. Je m’assieds tout simplement près d’eux, je chante un peu avec eux, je donne quelques explications au public. Aussi détendu que possible. Aucune sacralité. J’aimerais que le rituel du théâtre, ça devienne cela : des gens qui se rassemblent pour chanter. En écrivant le texte, j’ai pensé à la façon dont Marquez, dans Cent ans de solitude, essaye de transmettre des récits populaires à un public aussi large que possible, plutôt qu’à la complexité de Finnegans Wake de James Joyce. Aujourd’hui, lorsque je réfléchis à la communication avec le public, je pense plutôt à Marquez, alors qu’auparavant, mon modèle, c’était James Joyce.» « Regarder sans intervenir », voilà comment Lauwers décrivait son approche à l’époque du Voyeur (1994). « Pour moi, le voyeurisme actuel a deux faces : d’une part, il s’agit du fait de regarder ce que fait l’humanité, d’y participer – contraint et forcé – et d’adopter une position d’indifférence afin de survivre ; d’autre part, il y a le voyeurisme à caractère sexuel : c’est le sida, la maladie au confluent de la mort et de l’érotisme. Isabella n’est pas une voyeuse, et certainement pas en matière de sexualité. Avec ses soixante-quatorze amants, elle glorifie la sexualité : « Je suis convaincue que le sexe a un pouvoir de guérison. Ou à tout le moins, que cela donne de l’énergie. » A soixante-neuf ans, elle entame une histoire d’amour avec un jeune homme de seize ans. Avec Isabella, Lauwers extrait le sexe de la trame du voyeurisme et de la violence, de la maladie et de la mort, de la culpabilité et de la perversion, comme c’était le cas dans The Snakesong Trilogy ou dans le monologue de Salomé dans No Comment. Isabella est comme la Molly Bloom de James Joyce dans Ulysse, un texte que Jan Lauwers a adapté en monologue avec Viviane De Muynck : fondamentalement, ces deux femmes disent « Yes ». Est-ce un hasard si Isabella est aveugle ? Le regard – dans sa dimension voyeuriste (et donc masculine) – et la frustration/castration de ce regard constituent le coeur de la dialectique de l’oeuvre théâtrale de Lauwers. Il met en scène le point mort dans le regard masculin – un point dans lequel Le voyeur, Le pouvoir et Le désir (les trois titres de la Snakesong Trilogy) se retournent contre eux-mêmes et implosent. La femme, c’est l’enjeu, l’objet du regard, le désir et le pouvoir des hommes. C’est autour de son corps que se forme le regard masculin (esthétisant, voyeuriste, pornographique). Mais n’estelle pas en même temps le point aveugle dans le regard de l’homme, le point mort vers lequel revient tout regard, vers lequel il doit revenir lorsqu’il a démasqué son propre désir ? Et ce retour ne crée-t-il pas la possibilité d’un autre regard, très provisoire et très fragile ? Tout comme la construction bancale en verre qu’érige Carlotta Sagna dans Le désir, la troisième partie de The Snakesong Trilogy, après avoir joué un extrait de Salomé, de Wilde, dans lequel elle a fait décapiter l’homme dont le regard refusait de la désirer ? Mais contrairement à la buveuse de thé, à Salomé et à Ulrike dans No Comment, Isabella n’est pas une femme castratrice. « Elle avait connu 73 amants dans sa vie. Des expériences fabuleuses, chacune à sa façon. Et elle en parlait toujours avec respect et tendresse. » En 1993, Jan Lauwers déclarait : « Dans Need to know, le premier spectacle de Needcompany, on voit une femme qui pleure très fort, et on entend un lamento de Mozart. Aujourd’hui, je pourrais utiliser la même musique, mais on n’entend plus pleurer la femme. Les larmes se sont taries. La femme essaye encore de pleurer, mais ce sont des sanglots secs. Même si elle ressent un profond chagrin, elle n’est plus capable de pleurer. L’ennui, c’est que ce profond chagrin n’a pas disparu. » L’image de la femme incapable de pleurer vient de la première scène du Voyeur, la première partie de The Snakesong Trilogy. Isabella ne pleure pas, mais son profond chagrin à elle a disparu. Elle perd ses amants, mais elle ne ressent aucun vide, aucun chagrin, aucune rage : « Pas de grands états d’âme. Pas de coquetterie des émotions. » A travers les personnages féminins de son oeuvre, Lauwers éprouve sa philosophie de la vie. Dans ses portraits de femmes successifs, qui occupent une place de plus en plus importante dans ses spectacles, se dessine une profonde réflexion existentielle. Isabella signifie-t-elle un nouveau pas, une nouvelle idée, une nouvelle philosophie ? Chez elle, « l’indifférence » semble vaincue. Lauwers a baptisé cela « Budhanton », contraction de Bouddha et d’Antoine, de la contemplation et de la maîtrise passionnée. Comme le dit Isabella : « Le cercle paisible de Bouddha et l’intégrité d’Antoine, le général romain qui un jour, dans la déchéance totale et le froid glacial des Alpes, pouvait boire sa propre urine et faire l’amour un autre jour dans un lit de pourpre et d’or avec la plus belle femme du monde. Et qui n’avait jamais honte de ses actes. » C’est la voie de Lauwers pour échapper à la morale chrétienne de la culpabilité et de la pénitence, qui a perdu sa légitimité ultime après la mort de Dieu. Budhanton : mélange d’une religion sans dieu et d’une conscience préchrétienne. Isabella est aveugle : c’est la fin du regard. Mais elle participe à une expérience scientifique au cours de laquelle une caméra projette des images directement dans son cerveau. En fin de compte, elle se séparera également de ces images-là – les objets dans sa chambre – dans un éclair de compréhension ultime. Isabella : « Tiens, la photo de l’homme barbu. L’homme qui est né d’un mensonge : mon prince du désert. Il sera toujours là. Anna, Arthur, Alexander et Frank, par contre : partis. Pour toujours. Il est le seul qui existe encore, mon prince du désert. Même sans ma caméra, je le vois encore très nettement : Félix. F.E.L.I.X. Et ça veut dire « bonheur » dans une langue morte. Chimères et illusions. » C’est à partir de ce mensonge inlassablement répété que Lauwers construit ses spectacles : le mensonge de l’imagination comme réponse au mensonge de la réalité, comprenant en définitive que le bonheur ne peut s’écrire qu’avec les lettres d’une langue morte. LA MAISON DES CERFS BENEATH US THE WORLD ANS DARKNESS ABOVE WE ARE FULL OF LOVE Par Erwin Jans Watch out, the world is not behind you. Un graffiti. Tagué sur un mur, quelque part dans le monde. En guise d’avertissement. Il s’agit d’une phrase de la chanson Sunday Morning(1966) du Velvet Underground. Dans la scène d’ouverture de La Maison des cerfs, il y a une brève discussion entre Hans Petter, Maarten et Misha. La phrase exacte n’est-elle pas : Watch out, the world is behind you ? Oui, où se trouve le monde exactement ? La question n’est pas anodine pour qui fait du théâtre et qui voudrait dire des choses sur l’être avec les moyens du paraître. Où se trouve le monde, pour une compagnie de théâtre qui, comme l’énumère Benoît au début du spectacle, a voyagé en un an pendant 146 jours pour donner des représentations dans 16 pays différents? Où finit l’être et où commence le paraître, et inversement ? Qu’est-ce qui détermine cette limite ? Qui surveille, ou qu’est-ce qui surveille, ce passage ? Dans quelle mesure retrouve-t-on le monde dans le théâtre ? Pour ceux qui passent plus de la moitié de leur temps au théâtre, le théâtre devient une partie du monde. La vie commune de la compagnie, le fait de jouer ensemble et de voyager ensemble finissent par filtrer dans le spectacle. Pourtant, la question subsiste : jusqu’où le théâtre peut-il supporter l’irruption du monde ? Devant l’entrée d’un théâtre à Rio de Janeiro gisait un enfant mort. Benoît a filmé l’enfant mort, raconte-t-il, mais une femme l’a fait arrêter et lui a demandé de l’argent pour continuer à filmer. Pendant ce temps, Benoît et les autres comédiens se changent lentement et mettent des costumes de lutins ou d’elfes. Si le théâtre est un conte de fées, alors où est le monde ? Prenons le cas d’un photographe de guerre. Il photographie le monde. Il sait exactement où se trouve le monde : devant l’objectif de son appareil. Le monde devant l’objectif est le seul qui compte. « Si on met son imagination au pouvoir, on ne survit pas à une guerre. » Le photographe de guerre ne se perd pas dans un monde de rêve. Impitoyablement, il fige ce qu’il voit, ce qui arrive – aussi atroce que ce soit. « Mais en même temps, il ne veut pas accepter la réalité. Il espère que ses photos changeront quelque chose. Il espère que ses photos susciteront quelque chose. Rendront la réalité plus supportable. Voilà ce que fait un photographe. » Un créateur de théâtre n’est pas un photographe de guerre. Le monde n’est pas devant son objectif. Non, le créateur de théâtre est un lutin. Mais lui non plus, il ne veut pas accepter la réalité. Il espère que ses contes de fées susciteront quelque chose. Rendront quelque chose plus supportable. Quoi que ce quelque chose puisse être. « Les cerfs savent qu’ils vont mourir. Alors je dois leur masser le coeur, » dit Grace. Peut-être est-ce cela que veut le lutin. Peut-être que raconter un conte de fée, c’est en quelque sorte un massage du coeur ? Pour enlever la peur et retarder encore un peu la mort. « Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant, c’est ma guerre, » dit le photographe de guerre dans un journal de bord abandonné. Depuis le début des années quatre-vingt-dix du siècle dernier – les guerres yougoslaves, la première Guerre du Golfe – on parle d’un « retour » de la guerre. Il ne s’agit pas du retour de la réalité des opérations militaires (il y en a toujours eu), mais du retour de la guerre en tant que figure de notre univers symbolique. Un élément crucial de cette nouvelle configuration est la relation particulière entre la guerre et les médias (ou la médiatisation). Une relation symbiotique s’est développée entre ces deux-là : pas de guerre ou de conflit international sans télévision, et inversement, pas d’infos sans images de violence. Dans son journal de bord, le photographe de guerre décrit les photos qu’il a prises : « Photo SR 123-92 : 17h. La jeune femme gît sur une chèvre. Toutes deux le visage dans une flaque. Au moment où je prends la photo, la chèvre n’est pas encore morte. Trois soldats arrachent la femme de la chèvre. Elle tombe de tout son long dans la boue. Le vent relève sa jupe. Elle ne porte pas de sous-vêtements. Les lèvres de son sexe ont un aspect luisant et frais. On attache la chèvre à un camion par une corde. Elle bêle et regarde la femme d’un air stupide. Elle est ravissante et morte.Certains morts sont plus morts que d’autres. » L’abondance sur Internet de photos violentes et de films en provenance de zones de guerre a créé un war gaze. Un regard qui se perd dans les images de violence et de destruction. Il y a des parallèles frappants entre le fait de regarder de la pornographie et le fait de regarder des horreurs de guerre. Les corps féminins littéralement exhibés à l’oeil du regard voyeuriste masculin dans l’iconographie porno présentent une similitude frappante avec les corps de guerre déchiquetés, mutilés et éventrés qui sont proposés quotidiennement sur certains sites. Ici, le war gaze se confond avec le regard pornographique. La seule alternative à cette relation pornographique à la violence – un regard voyeuriste dont le seul désir est de consommer toujours plus d’une violence toujours plus extrême – est le regard du war witness, le regard du témoin qui s’intéresse à la misère humaine qu’entraîne la guerre et qui affirme l’humanité des victimes. Dans le for intérieur du photographe de guerre lui-même, un combat sans fin fait rage entre le pornographe et le témoin, entre le désir voyeuriste et la compassion authentique. Est-ce pour cette raison qu’il décrit ses photos dans son journal, qu’il leur donne une nouvelle forme par le biais du langage, à distance de la scène de violence ? « Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant, c’est ma guerre. » Le témoin ne tient plus le pornographe à distance. A un moment donné, il photographie une exécution de femmes et d’enfants en ex-Yougoslavie. Il pense encore qu’il ne participe pas à cette guerre. Il fait des interviews et prend des photos. Il observe et note. Il ne prend pas parti. Jusqu’à ce qu’on le force à participer. Il est sommé de faire un choix. L’une des deux aura la vie sauve : la mère ou l’enfant. On lui met un fusil entre les mains. Cette fois, lorsqu’il presse sur la détente, il ne fige pas une victime, il en fait une. C’est à lui de choisir. Il est obligé de choisir. Il tue la mère. C’est devenu sa guerre. Pour toujours. Le monde, c’est ce qui vient de l’extérieur et qui perturbe l’ordre existant. Ainsi, vers le début du spectacle, apparaît soudain Yumiko, une jeune fille. Les comédiens la trouvent dans les coulisses. Immédiatement, au sein du groupe, se met en marche tout le mécanisme des préjugés : tous les Orientaux se ressemblent, les Japonais sont peu poilus,…Mais aussi : est-ce une réfugiée, est-elle sans-papiers, que faisait-elle dans les vestiaires, comment se fait-il qu’elle connaisse les noms de tout le monde, peut-être a-t-elle volé quelque chose…? Tout de suite, la compagnie se divise en deux groupes, dont l’un veut fouiller le sac de Yumiko pour voir si elle n’a rien volé, et l’autre prend sa défense. Ce n’est qu’un des nombreux conflits qui divisent le groupe. Plus tard, à la fin du spectacle, Yumiko se fera encore repousser de sa chaise. On met du temps à devenir membre d’une communauté, aussi généreuse soit-elle. Mais il n’y a pas que Yumiko qui vient de l’extérieur, Tijen aussi fait entrer une part de monde. Elle vient de rentrer de Pristina en ruines, où elle est allée identifier le corps de son frère, un photographe de guerre. Elle a trouvé une valise pleine d’appareils photo et un journal de bord dans lequel sont décrites des photos de guerre. Le spectacle est une tentative d’élucider ce qui est arrivé au photographe de guerre. On le voit ramener la femme qu’il a tuée à sa famille à la maison des cerfs, où il se fait tuer à son tour par l’époux désespéré de la femme exécutée. Finalement, la petite fille qu’il avait sauvée se suicide elle aussi. Le récit se fraie un chemin à travers une forêt de catastrophes. La dernière partie de la pièce en tire, sous forme d’hypothèse, la conséquence ultime : imaginez qu’une bombe tombe sur la maison des cerfs et que tout le monde meure. Qu’arriverait-il dans ce cas ? Quelle histoire pourrait-on encore raconter ? « L’histoire a été soufflée. La guerre possède cette puissance. La guerre peut anéantir et produire des histoires. Procédons à une reconstitution. Imaginez que nous ayons la possibilité de reconstituer cette histoire, ou plutôt, la toile de fond de cette histoire. » L’histoire vient toujours après la catastrophe. Le récit est un cadeau du malheur, de la souffrance et de la mort. C’est dans l’adversité, dans la mort, que le récit trouve sa source inépuisable. Le récit s’abreuve de la possibilité de la souffrance et de la mort. Avec la catastrophe, les histoires se fragmentent. Les gens racontent des histoires pour écarter la catastrophe. La mort est la fin d’une histoire, mais en même temps, les histoires retardent la mort. Tant que nous racontons, nous ne mourons pas. L’espace d’un instant, l’histoire, le récit, peuvent suspendre le vol de la flèche du temps. Cet « espace d’un instant », dans lequel la mort est retardée et écartée, c’est ce qu’on appelle la littérature. « Les dieux envoient les malheurs aux mortels pour qu’ils les racontent ; mais les mortels mes racontent pour que ces malheurs jamais n’arrivent à leur fin, et que leur accomplissement soit dérobé dans le lointain des morts, là où ils cesseront enfin, eux qui ne veulent pas se taire. Le malheur innombrable, don bruyant des dieux, marque le point où commence le langage ; mais la limite de la mort ouvre devant le langage, ou plutôt en lui, un espace infini ; devant l’imminence de la mort, il se poursuit dans une hâte extrême, mais aussi il recommence, se raconte luimême, découvre le récit du récit et cet emboîtement qui pourrait bien ne s’achever jamais. Le langage, sur la ligne de la mort, se réfléchit : il y rencontre comme un miroir ; et pour arrêter cette mort qui va l’arrêter, il n’y a qu’un pouvoir : celui de faire naître en lui-même sa propre image dans un jeu de glaces qui, lui, n’a pas de limites. » écrit Michel Foucault. Les spectacles de Jan Lauwers ont toujours une forte conscience d’eux-mêmes. Ils se regardent dans un miroir, mais depuis quelques années avec moins de narcissisme et moins de cynisme. Les histoires se voient ellesmêmes et voient aussi leur propre finitude. Viviane n’a aucun recours contre le suicide de sa petite-fille : « Maintenant elle gît là sans visage. Ses yeux ne peuvent pas m’envoyer de regards de reproche. Je devrais être morte. Elle est devenue mon histoire. Il ne fallait pas. Maintenant je ne suis plus une histoire. Maintenant j’ai besoin d’une histoire. Pauvres gens qui ont besoin d’une histoire. » Le théâtre est né jadis sur une tombe, affirme l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré dans un essai sur le tragédien grec Eschyle. Toute représentation théâtrale porte encore les marques (devenues illisibles) de ce rituel funéraire. Kadaré voit dans l’architecture du théâtre grec (estrade, espace pour le choeur et espace pour le public) un vestige de la division en trois parties d’une cérémonie funéraire : la tombe, entourée d’un cercle de pleureuses, et d’un deuxième cercle des parents et amis du défunt. Ce qui est aujourd’hui la scène était jadis la tombe ouverte dans laquelle on déposait le mort. Le théâtre a toujours, dans une de ses strates les plus profondes, un lien avec la souffrance, le deuil et la relation avec la mort et les défunts. Le théâtre est le jeu du retour (im)possible des morts. Les « contes de fées » que Lauwers raconte à travers ses pièces parlent des morts qui ne sont jamais tout à fait morts et qui ne cessent de revenir. La scène est le lieu par excellence où errent les morts et où ils continuent de hanter les vivants. C’est pour cela que dans les spectacles de Lauwers, les morts ne se taisent pas. Les morts ne sont jamais tout à fait morts. La Chambre d’Isabella est dédié à Felix Lauwers, le père défunt de Jan Lauwers. Les nombreux objets ethnologiques originaires d’Afrique qui sont exposés sur la scène et qui appartenaient au défunt sont les doubles témoins du passé, de leur propre passé et de celui du père de Lauwers. Ils portent deux fois la mort en eux. La Maison des cerfs cultive le souvenir du frère mort de l’une des actrices – Tijen Lawton – qui a été tué en 2001 alors qu’il était journaliste en Yougoslavie. Au milieu de la scène se trouve une plate-forme légèrement surélevée. Elle fait office de table, autour de laquelle tout le monde est assis, mais également de socle pour la « sculpture d’amour » compliquée que forment les acteurs et actrices avec leurs corps. Mais la plate-forme surélevée est aussi la tombe dans laquelle gisent quatre cadavres à la fin de la pièce. Les lieux de la communauté, du désir et de la mort sont un seul et même lieu. Être ensemble, aimer et mourir : tout cela imbriqué dans un même noeud inextricable qui a nom l’existence. En 1937, Picasso a peint sa Weeping Woman. Le 26 avril de la même année, la petite ville de Guernica fut bombardée par des avions nazis et fascistes. Picasso immortalisa la détresse humaine causée par les horreurs de la guerre dans son tableau Guernica, qu’il peignit presque immédiatement après le bombardement. Ensuite, pendant des mois encore, Picasso peignit des variations sur l’un des personnages de Guernica : la femme en pleurs qui porte un enfant mort dans les bras, sur la gauche du tableau. Weeping Woman est le dernier tableau de cette série, et le plus abouti. Les traits de la femme en pleurs sont basés sur ceux de la compagne de Picasso, Dora Maar. Le chagrin universel a toujours un visage personnel. Ce n’est sans doute pas un hasard si Picasso a continué de travailler sur le thème de la mère en larmes avec l’enfant mort. La représentation de la pietà – une Marie endeuillée tenant dans ses bras son fils, le Christ mort – appartient en effet à l’iconographie canonisée de l’art pictural européen. L’art du chagrin sculpté. Avec La Maison des cerfs, Jan Lauwers poursuit cette tradition à sa façon. Dans la scène centrale de la pièce, une mère (Viviane) essaye d’habiller sa fille défunte (Inge). Son corps lui a été apporté par un photographe de guerre qui affirme avoir été forcé à l’exécuter. La scène de l’habillage est longue, trop longue. L’habillage échoue. Le corps de la jeune fille morte est trop rigide, et de surcroît congelé par le froid. Les vêtements ne sont pas à sa taille. Il y a trop de tristesse. La pietà n’aboutit pas. Le chagrin ne peut être sculpté. Existet-il une manière juste d’aborder le chagrin ? Existe-t-il une forme adéquate pour le chagrin et le deuil ? Ou le chagrin n’a-t-il pas de forme ? Est-ce une émotion qui laisse derrière elle tout formalisme ? Comme le visage de la femme en pleurs sur le tableau de Picasso. Le chagrin lui déchire le visage. Les courbes de sa figure ont disparu. Son visage est devenu un collage d’angles aigus. La douleur lui fait littéralement perdre la face. Un visage crispé par le chagrin n’est pas un beau visage. Ce n’est pas un visage. Il se soustrait aux catégories esthétiques du beau et du laid. Tout comme le visage en extase suprême : les visages en transe érotique ou mystique brisent eux aussi toutes les formes. C’est comme si les visages qui souffrent ne pouvaient plus se supporter eux-mêmes, comme s’ils ne pouvaient plus porter leur propre poids. Ils constituent un excès pour leurs propres os, leur propre peau et leurs propres muscles. Sur le tableau de Picasso, le visage semble avoir été touché de l’intérieur par une grenade, et il montre les fragments de son chagrin. Toute tragédie est familiale. Même les Grecs le savaient déjà. La mythologie grecque est une série télévisée de l’Antiquité. « Les bonnes histoires sont noires. Tragiques. Avec beaucoup d’incestes et de meurtres,» déclare Hans Petter. Les liens familiaux et les relations intimes ont toujours été le sujet des spectacles de Jan Lauwers. Son sujet d’étude préféré, ce sont les tensions au sein d’une communauté réduite. Sa Snakesong Trilogy (1994-1998) était placée sous le signe d’un sombre cocktail de pouvoir, de désir et de voyeurisme. Dix ans plus tard, avec les trois spectacles qui constituent ensemble la trilogie Sad Face | Happy Face, Jan Lauwers porte un regard nouveau sur les gens. Avec moins de cynisme et plus de compassion, moins d’ironie et plus d’empathie. Il y a également un lien avec la pensée de Lauwers au sujet du développement de l’art moderne. Il renvoie dos à dos Marcel Duchamp et Walt Disney. Tous deux sont des géants de la culture de l’image du vingtième siècle. Disney n’appartient pas, il est vrai, à l’histoire de l’art au sens strict, mais son impact – y compris sur d’autres artistes – est plus important que celui de Duchamp. Le geste fondamental de Duchamp, c’est la destruction, l’iconoclasme, le saccage de l’ordre établi, alors que le geste fondamental de Disney, c’est la création d’une nouvelle mythologie et d’une nouvelle iconographie. Le glissement de la Snakesong Trilogy vers Sad Face | Happy Face équivaut-il à un glissement de Duchamp vers Disney, de l’iconoclasme moderniste vers une mythologie postmoderniste, même morcelée et hybride ? Est-ce un hasard si le serpent a été remplacé par un cerf ? Le cerf est également l’emblème du site web de Needcompany. Tout comme le serpent évoque tout un éventail d’association « négatives », le cerf évoque un éventail tout aussi large d’associations « positives ». Tandis que le serpent est associé à la séduction, à la fourberie, à la froideur, à la sournoiserie – dans le récit biblique, le serpent est la cause de l’éviction de l’homme du paradis – le cerf représente la grâce, la beauté, la vulnérabilité, et même une certaine puissance mystique. Le serpent amène la discorde. La Maison des cerfs maintient un lien entre un groupe de personnes. Mais c’est un lien fragile. La gardienne des cerfs, la mère des cerfs, c’est Grace, la fille « de- meurée » de Viviane. Même si Grace a avec les gens une relation difficile et incontrôlée sur le plan émotionnel, elle jouit d’une communication directe avec les cerfs. Involontairement, elle est responsable de la mort d’un enfant. Mais malgré le fait que la mort et la dévastation projettent une ombre noire sur la maison des cerfs, celle-ci reste dans le désir de ses habitants un lieu mythique de sécurité. « We love each other and it’s a real art/To build the deer house so strong/That it doesn’t fall apart, » chantent-ils. Peut-être est-ce là le glissement le plus significatif dans l’oeuvre théâtrale de Lauwers : tandis que dans ses spectacles antérieurs, le groupe ou la communauté n’a pas de centre et finit par se morceler, dans Sad Face | Happy Face, le groupe semble se renforcer, justement dans la conscience de sa finitude. Car c’est autour du souvenir des morts que se forme le groupe. Anneke dit : « L’enterrement est le seul événement social dont le rituel est immuablement fixé et respecté dans toutes les cultures. Peut-être que le véritable sentiment qui domine lors d’un enterrement est le seul qui rassemble toutes les cultures : le chagrin. Pas le bonheur. » Est-ce le vide ou l’absence, bien plus que la plénitude ou la présence, qui soudent un groupe ? Comment éviter que ce vide ne dégénère en nihilisme et en cynismeÓ? Comment éviter que le vide se remplisse, par peur, d’un désir désespéré de sens et de cohésion (sous forme de nationalisme, d’ethnicité, d’intégrisme religieux, etc.) ? Combien de vide et de chagrin l’homme peut-il supporter ? La Maison des cerfs oscille entre conte de fées et tragédie, entre récit naïf et douleur indicible. Au fil des ans, Lauwers a atteint dans son écriture et dans ses mises en scène une « insoutenable légèreté»: la légèreté d’évoquer l’insoutenable. Il a créé, pour lui-même et pour ses comédiens, les moyens de capturer la pesanteur de l’existence dans l’éphémère d’un moment théâtral. Son écriture est un mélange remarquable de profondeur et de banalité, de petites besognes humaines dans une perspective mythique, d’anecdotisme (auto)biographique et de réflexion sur le jeu, de proximité émotionnelle et de distance intellectuelle, de conflits intimes et d’événements universels. Ses textes évoluent sur les nerfs de notre époque, tendus et crispés par le doute et l’incertitude. Notre existence est écartelée entre deux extrêmes : le désir utopique de tout contrôler et maîtriser, et la peur tacite qu’il soit définitivement trop tard pour cela, que nous soyons à nouveau livrés au sort qui prend aujourd’hui les formes de catastrophes écologiques, d’un terrorisme aveugle, de crises économiques, d’une technologie incontrôlable,… Hollywood alimente cette imagination apocalyptique. La modernité est la révolte de l’homme contre sa passivité initiale, contre sa soumission au sort. L’histoire de l’homme moderne est un projet émancipatoire et actif. Dans la modernité, la pensée tragique est activement vaincue : l’homme décide lui-même de son destin, il écrit lui-même son histoire. L’homme est le sujet de chaque phrase qu’il écrit – au sens grammatical et au sens existentiel. Le projet moderne est une utopie cinétique, affirme Peter Sloterdijk. Mais l’époque moderne s’est retrouvée ensevelie sous une couche « postmoderne »: « Peut-être l’époque postmoderne se caractérise-t-elle le mieux ainsi : elle transforme les fières phrases actives de l’époque moderne en phrases passives ou en tournures impersonnelles. Cela trahit un engagement non seulement grammatical, mais aussi ontologique – il s’agit ni plus ni moins de la possibilité d’inclure dans le sens contemporain de « l’être », à côté des actes, des productions et des conventions également la souffrance, les événements et les processus. L’époque moderne nous a gavés de théories de l’action – sur la souffrance, tout ce qu’elle avait à dire était qu’elle peut être « utilisée » comme moteur de l’action. Mais qu’est-ce que cela signifierait si dans les nombreuses ébauches culturelles de postmodernismes, s’annonçait à présent la nécessité de développer une conscience passionnée de la finitude humaine, une conscience de deuxième passivité, qui ne peut être formée qu’au verso du projet d’époque moderne ? Que signifie le monde mû par l’histoire à l’aune d’une deuxième passivité ? » Une conscience passionnée de la finitude humaine. On ne pourrait décrire l’oeuvre de Lauwers avec plus de justesse et de prégnance. La politique, c’est l’art du dicible. Le deuil, c’est la confrontation avec l’indicible de la souffrance. La politique, c’est la discussion et le dialogue. Le deuil, c’est un monologue sans fin, un dialogue avec les dieux qui ne répondent pas. Ce que la politique veut (faire) oublier, le deuil le ramène à la mémoire. Le deuil est une forme d’antipolitique, même s’il peut toujours être récupéré et mobilisé dans les grands monuments et les commémorations publiques. La polis grecque considérait le grand deuil comme un excès qu’il convenait de repousser, tant du lieu de sépulture officiel que de l’agora politique. Le deuil était soumis à des règles strictes afin d’éviter le désordre. Une ville remplie de citoyens en pleurs déstabiliserait l’ordre politique. Le deuil trouva un refuge dans le théâtre et dans la tragédie, qui en arbore à la fois la grandeur et les extrêmes. Si la politique est du genre masculin, le deuil est féminin. Les larmes comme les femmes étaient tenues à l’écart du débat politique. Sur la scène, cependant, ce qui était refoulé ailleurs émergeait dans le chagrin forcené et dévastateur de Médée, d’Antigone, de Clytemnestre, d’Électre, de Cassandre,… Ce qu’elles expriment est « excessif » et ne peut pas être saisi dans le discours politique du citoyen : « Les spectateurs de la tragédie grecque étaient, me semble-t-il, sollicités individuellement ou collectivement moins comme membres de la collectivité politique que comme appartenant à cette collectivité nullement politique qu’est le genre humain, ou pour lui donner son nom tragique, la «race des mortels ». (Nicole Loraux) Entre la parole qui veut tout exprimer et les pleurs qui sont muets, Lauwers a développé le chant. Le chant choral que Lauwers utilise maintenant depuis un certain nombre de spectacles est sans doute plus proche du choeur grec que du choeur brechtien. Il ne s’agit pas d’une prise de distance didactique, mais bien davantage de la communication d’une émotion collective. « We are small people with a big heart, » chantent-ils tous à la fin de la représentation. Ce grand coeur symbolise la réceptivité, réceptivité à l’autre. Mais il symbolise également la réceptivité à notre propre finitude. «Nous sommes des êtres métaphysiques pour autant que le tragique perce, dans la mesure où nous savons que notre être est un être qui se perd lui-même, qui ne trouve plus le chemin. Nous savons que notre état d’être est inévitablement un état de perte. L’êtreperdu est une dimension qui détermine plus profondément l’être-humain que nous ne pourrions initialement le penser,» écrit le philosophe William Desmond. Ou pour l’exprimer avec les paroles du Song of The Melting Man : « There I was and then I was gone/It could have been better/What went so wrong ? » Il n’existe pas de réponse à cette question. Nous ne pouvons que partager cette question tous ensemble, et essayer de construire la maison des cerfs aussi solide que possible. Voilà tout l’art.
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