Séminaire Carl SCHMITT

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Séminaire Carl SCHMITT
Séminaire Carl SCHMITT
Première séance (28.11.2012) : La Notion de politique.
L. Held & N. Ajari
La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les
mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe
d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive.
Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre
du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions : le bien et le
mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc. […] Le sens de cette distinction de l’ami et
de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de
dissociation ; elle peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l’application
de toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou autres. L’ennemi politique ne
sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre esthétique, il
ne jouera pas forcément le rôle d’un concurrent au niveau de l’économie, il pourra même, à
l’occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu’il est
l’autre, l’étranger, et il suffit pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en
un sens particulièrement fort, cet autre, étranger, et tel qu’à la limite des conflits avec lui
soient possibles qui ne sauraient être résolus par un ensemble de normes générales établies à
l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial. […] Au niveau de la
réalité psychologique, il advient facilement que l’ennemi soit traité comme s’il était mauvais
ou laid, pour la raison que toute discrimination, toute délimitation de groupes utilise à l’appui
toutes les autres oppositions exploitables ; et la discrimination politique, qui est la plus nette
et la plus forte de toutes, use naturellement de ce procédé plus que toutes les autres.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, trad. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, pp. 6465.
L’équation : politique =politique de parti devient possible dès lors que s’affaiblit la
notion d’une unité politique (l’État) qui englobe tout, en ne laissant qu’une importance
relative aux partis formés autour de sa politique intérieure et à leurs conflits ; dès lors que, par
conséquent, les antagonismes internes deviennent plus forts que l’orientation commune de
politique extérieure qui s’oppose à un autre État. Quand, au sein d’un État, les conflits entre
partis finissent par occuper tout le champ des antagonismes politiques, on a atteint le degré
extrême de la série de politique intérieure, c’est-à-dire qu’au lieu de la configuration de
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politique extérieure, c’est le regroupement en amis et ennemis à l’intérieur de l’État qui
détermine le conflit armé.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p. 70.
L’État, unité politique et centre de décision, détient et concentre un pouvoir énorme : il
a la possibilité de faire la guerre et donc de disposer ouvertement de la vie d’êtres humains.
Car le jus belli implique qu’il en soit disposé ainsi ; il représente cette double possibilité, celle
d’exiger de ses nationaux qu’ils soient prêts à mourir et à donner la mort, celle de tuer des
êtres humains qui se trouvent dans le camp ennemi. Mais la tâche d’un État normal est avant
tout de réaliser une pacification complète à l’intérieur des limites de l’État et de son territoire,
à faire régner « la tranquillité, la sécurité et l’ordre » et à créer de cette façon la situation
normale, qui est la condition nécessaire pour que les normes du droit soient reconnues, étant
donné que toute norme présuppose une situation normale et qu’il n’est pas de norme qui
puisse faire autorité dans une situation totalement anormale par rapport à elle.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p. 86.
Il n’est pas de finalité rationnelle, pas de norme si juste soit-elle, pas de programme, si
exemplaire soit-il, pas d’idéal social, si beau soit-il, pas de légitimité ni de légalité qui
puissent justifier le fait que des êtres humains se tuent les uns les autres en leur nom. Car, si à
l’origine de cet anéantissement physique de vies humaines il n’y a pas la nécessité vitale de
maintenir sa propre forme d’existence face à une négation tout aussi vitale de cette forme, rien
d’autre ne saurait le justifier. S’il existe réellement des ennemis au sens existentiel du terme
tel qu’on l’entend ici, il est logique, mais d’une logique exclusivement politique, de se
défendre contre eux, si nécessaire, par l’emploi de la force physique et de lutter avec eux.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p. 91.
Qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du
politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple
faible.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p. 95.
Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux
expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule spécifique
de l’impérialisme économique. On peut appliquer à ce cas, avec la modification qui s’impose,
un mot de Proudhon : « Qui dit humanité veut tromper. » Étant donné qu’un nom aussi
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sublime entraîne certaines conséquences pour celui qui le porte, le fait de s’attribuer ce nom
d’humanité, de l’invoquer et de le monopoliser, ne saurait que manifester une prétention
effrayante à faire refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et
hors l’humanité et partant à pousser la guerre jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p. 97.
Sans nier radicalement l’État, le libéralisme n’a pas su élaborer une théorie positive de
l’État ou une réforme de l’État qui lui soit propre, il s’est borné à vouloir imposer des
obligations éthiques à la politique et à la soumettre à l’économie ; il a créé une doctrine de la
séparation et de l’équilibre des pouvoirs, c’est-à-dire un système de freins et de contrôles de
l’État, que l’on ne saurait qualifier de théorie de l’État ou de principe politique constructif.
Il s’ensuit la constatation curieuse et sans doute inquiétante pour beaucoup que toutes
les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c’est-à-dire un être
dangereux et dynamique, parfaitement problématique. Il est facile de vérifier cela pour tout
penseur spécifiquement politique. Si différents qu’ils soient de caractère, de rang et
d’importance historique, ces penseurs se rejoignent dans leur conception problématique de la
nature humaine dans la mesure où leur pensée se révèle être spécifiquement politique. Il suffit
de nommer ici Machiavel, Hobbes, Bossuet, Fichte (dès qu’il oublie son idéalisme
humanitaire), de Maistre, Donoso Cortés, H. Taine ; et aussi Hegel qui, dans ce domaine
également, montre à l’occasion deux visages différents.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, pp. 104-105.
Un impérialisme fondé sur l’économie tendra tout naturellement à amener une situation
mondiale qui ne mette pas d’entraves au libre jeu de ces instruments de sa puissance
économique que sont le blocage du crédit, l’embargo sur les matières premières, la
dégradation de la monnaie étrangère etc., et qui lui permette de s’en tenir à ceux-ci. Il
nommera violence extra-économique toute tentative d’un peuple ou de quelque autre groupe
humain cherchant à se soustraire aux effets de ces méthodes pacifiques. […] Enfin, il dispose
aussi de moyens techniques propres à tuer de mort violente, d’armes modernes d’une grande
perfection technique, et s’il a fait appel aux ressources du capital et de l’intelligence pour
conférer à celles-ci une capacité inouïe, c’est bien dans l’intention de s’en servir
effectivement si nécessaire. Au demeurant, l’usage de moyens de cette espèce donne lieu à
l’élaboration d’un vocabulaire nouveau, d’essence pacifique où la guerre ne paraît plus et où
il n’est question que d’exécutions, de sanctions, d’expéditions punitives, de pacifications, de
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sauvegarde des traités, de police internationale et de mesures destinées à garantir la paix.
L’adversaire ne porte plus le nom d’ennemi, mais en revanche, il sera mis hors la loi et hors
l’humanité pour avoir rompu et perturbé la paix, et une guerre menée aux fins de conserver ou
d’étendre des positions de force économiques aura à faire appel à une propagande qui la
transformera en croisade ou en dernière guerre de l’humanité. La polarité éthique-économie
exige qu’il en soit ainsi. Cette polarité révèle d’ailleurs une cohérence systématique et une
logique interne étonnants, mais il n’est pas jusqu’à ce système prétendu apolitique et même
antipolitique en apparence qui ne serve les configurations d’hostilité existantes ou qui ne
provoque de nouveaux regroupements en amis et ennemis, car lui non plus ne saurait
échapper à la logique du politique.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, pp. 125-127.
Tous les concepts de notre univers intellectuel, y compris le concept d’esprit, sont
pluralistes de nature et n’ont de sens que par rapport à l’univers politique concret tel qu’il
existe. Chaque nation possède son propre concept de nation et trouve en elle-même, et non
chez les autres, les traits constitutifs de la nationalité, et de même chaque civilisation et
chaque époque de la civilisation ont leur propre concept de civilisation. Les notions
essentielles qui font notre sphère intellectuelle sont toutes existentielles et non normatives.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p.138.
Nous connaissons jusqu’à la loi secrète de ce vocabulaire et nous savons qu’aujourd’hui
c’est toujours au nom de la paix qu’est menée la guerre la plus effroyable, que l’oppression la
plus terrible s’exerce au nom de la liberté et l’inhumanité la plus atroce au nom de l’humanité.
Nous tenons enfin une explication de l’état d’âme de cette génération pour qui l’âge de la
technicité n’était rien d’autre que la mort de l’esprit ou qu’une mécanique sans âme. Nous
reconnaissons le pluralisme de la vie de l’esprit et nous savons que le secteur dominant de
notre existence spirituelle ne peut pas être un domaine neutre et que c’est une erreur de
résoudre un problème politique en posant en antithèses le mécanique et l’organique, la mort et
la vie. Une vie qui n’a plus que la mort en face d’elle n’est plus la vie, elle est pure
impuissance et détresse. Celui qui ne se connaît d’autre ennemi que la mort, et qui ne voit
dans cet ennemi qu’une mécanique tournant à vide, est plus proche de la mort que de la vie, et
l’antithèse facile qui oppose l’organique au technique est en elle-même d’un mécanisme
primitif. Un regroupement qui ne veut voir qu’esprit et vie d’un côté, que mort et mécanique
de l’autre, ne signifie rien si ce n’est le renoncement à la lutte, et ne représente guère que des
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regrets romantiques. Car la vie n’affronte par la mort, ni l’esprit le néant de l’esprit. L’esprit
lutte contre l’esprit et la vie contre la vie, et c’est de la vertu d’un savoir intègre que naît
l’ordre des choses humaines. Ab integro nascitur ordo.
SCHMITT Carl, La Notion de politique, p.151.
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