Untitled - Laboratoire Ex situ. Études littéraires et technologie
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LA FICTION, SUITES ET VARIATIONS LES AUTEURS Daniel ARANDA René AUDET Stéphane BENASSI Anne BESSON Marie BLAISE Mélanie CARRIER Jean-François CHASSAY Isabelle DAUNAIS Isabelle DOUCET Irène LANGLET Françoise LAVOCAT Matthieu LETOURNEUX Denis MELLIER Andrée MERCIER Sophie RABAU Marie-Laure RYAN Richard SAINT-GELAIS Nicolas XANTHOS Sous la direction de RENÉ AUDET ET RICHARD SAINT-GELAIS LA FICTION, SUITES ET VARIATIONS Éditions Nota bene Presses Universitaires de Rennes Les Éditions Nota bene remercient le Conseil des Arts du Canada et la SODEC pour leur soutien financier. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. © Éditions Nota bene et Presses Universitaires de Rennes, 2007 ISBN Nota bene : 978-2-89518-269-6 ISBN PUR : 978-2-7535-0484-4 CONTOURS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ Richard Saint-Gelais CRILCQ, Université Laval L’idée que des personnages, des lieux ou même des univers fictifs puissent franchir les limites de l’œuvre où nous les avons d’abord découverts a quelque chose d’irrésistible et d’un peu suspect à la fois. Il est tentant d’y voir un signe de la rémanence de la fiction, de sa capacité à transcender le texte qui l’a instaurée, comme si les personnages « vivaient d’une vie propre », indépendante du texte où ils ont « vu le jour ». Mais on peut aussi, inversement, y voir un pur coup d’écriture, ludique, respectueux ou monotone – quand ce n’est pas une stratégie, fort peu esthétique, visant à prolonger le succès d’un roman ou d’un film dans les « Nouvelles aventures » de x, y ou z. Cette ambivalence, cette disponibilité pour des usages hétérogènes, est pour beaucoup, je crois, dans la fascination intriguée que peut susciter le phénomène que j’ai choisi un jour d’appeler « transfictionnalité » et dont j’aimerais examiner ici, de manière forcément un peu schématique, les contours. La tâche n’est pas tout à fait aisée, dans la mesure où le caractère fédérateur de la notion – dont les prétentions se résument à rassembler des réflexions déjà bien engagées sur le personnage récurrent, sur les cycles et les séries, sur les univers partagés, etc. – en fait un forum théorique dont il convient de ne pas fixer les bornes de manière trop étroite – sans pour autant lui donner une extension telle qu’elle se dissolverait dans la notion plus générale de fiction. Je tenterai donc ici, non pas de déterminer dogmatiquement ce qui relève ou non de la transfictionnalité, mais de soulever un certain nombre de questions 6 La fiction, suites et variations qui surgissent dès lors qu’on s’interroge sur la nature, le statut et les limites de cette pratique. Je partirai d’une définition simple, mais dont on verra qu’elle pose des difficultés non négligeables : il y a transfictionnalité lorsque des éléments fictifs sont repris dans plus d’un texte (en donnant à « texte » une extension large, valant aussi bien pour la bande dessinée, le cinéma, la représentation théâtrale ou le jeu vidéo)1. Ces éléments fictifs sont plus souvent qu’autrement des personnages et on ne s’étonnera pas de la large place qui leur sera faite ici, soit dans l’examen de quelques figures privilégiées, soit dans des réflexions de portée générale comme celles que proposeront respectivement Daniel Aranda et Isabelle Daunais. Le premier, après avoir souligné l’importance du personnage comme « marqueur transfictionnel », examine les rapports, faits de proximité et d’écart, entre l’étude du personnage récurrent et l’examen de la transfictionnalité. Isabelle Daunais, pour sa part, propose ce qu’on pourrait appeler un essai de critique transfictionnelle, en refusant l’indifférenciation à laquelle mène aisément la théorie de la fiction ; s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles certains personnages sont plus mémorables que d’autres, elle aboutit à cette conclusion apparemment paradoxale que la transfictionnalité, dont on pourrait croire qu’elle accentue cette « mémorabilité », risque au contraire dans certains cas de la mettre en péril. La saillance du personnage dans les pratiques transfictionnelles ne doit cependant pas nous faire oublier des formes plus diffuses de circulation, celle par exemple des univers de référence ou, plus modestement, des données encyclopédiques ; Irène Langlet explore ce « continent noir » de la transfictionnalité dont la science-fiction, notamment, offre des exemples accomplis, non seulement d’un récit à 1. Il reste que le passage du stade imprimé au stade numérique entraîne, comme le montre Marie-Laure Ryan ici-même, des mutations importantes de la transfictionnalité, qui se trouve à la fois exaltée et en quelque sorte dépassée. Contours de la transfictionnalité 7 l’autre, mais aussi du récit à ses marges non narratives. Nicolas Xanthos, pour sa part, empruntera le « chemin de traverse » qu’est la récurrence des lieux ; il en vient ainsi à proposer une « poétique transfictionnelle » où ce n’est pas seulement la récurrence du lieu, mais aussi celle de son éloignement, de son altérité, qui comptent. Quels que soient les éléments concernés par la transfictionnalité, il doit y avoir identité ou, plus exactement, prétention à l’identité : une similitude, celle par exemple qu’on peut observer entre la Tinamer de Jacques Ferron et l’Alice de Lewis Carroll, ne suffit pas ici. On ne sous-estimera pas pour autant les problèmes assez redoutables posés par l’idée d’identité dans les mondes possibles2. Sans entrer ici dans un débat vif et complexe, je dirai seulement que le défi théorique consiste, d’une part, à formuler des critères acceptables (à partir de quel degré d’altération un personnage transfictionnel cesse-t-il d’être « le même » ?) et, d’autre part, à déterminer quelle notion, parmi la batterie proposée par les théoriciens de la fiction (immigrants, substituts, contreparties, etc.), rend le mieux compte du phénomène. On s’entendra toutefois pour reconnaître que la transfictionnalité travaille l’identité de l’intérieur, en proposant des entités qui ne sont ni tout à fait autres, ni tout à fait mêmes : nouvelle ambiguïté, que certains écrivains exploitent d’ailleurs allègrement. Les contributions d’Anne Besson sur Antoine Volodine et Will Self, de Mélanie Carrier sur l’œuvre du bédéiste Marc-Antoine Mathieu, d’Isabelle Doucet sur les suites oulipiennes au Voyage d’hiver de Perec, de Françoise Lavocat sur quelques étonnantes fictions des XVIe et XVIIe siècles et de Sophie Rabau sur d’étranges réincarnations d’Homère donnent une idée de la variété de ce phénomène, et en même temps de son resurgissement au long de l’histoire littéraire. L’établissement d’un lien transfictionnel demande, par ailleurs, la cohabitation au sein d’un même cadre diégétique. 2. Pour deux aperçus, voir Margolin (1996) ainsi que mon étude « La fiction à travers l’intertexte » (Saint-Gelais, 2001). 8 La fiction, suites et variations Lorsqu’il est rapporté, dans Madame Bovary, que la jeune Emma lit Paul et Virginie, il est net que les personnages de Bernardin de Saint-Pierre sont pour elle (comme ils le sont pour nous) des êtres imaginaires, avec qui aucun commerce n’est envisageable, puisqu’ils sont maintenus à l’intérieur des frontières d’un autre texte, d’où ils ne s’échappent nullement ; et la rêverie d’Emma (« elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle » – Flaubert, [1857] 1986 : 94) ne fait que souligner cette inaccessibilité3. Or c’est précisément ce verrou, cette frontière intangible et intimidante entre les textes, que fait sauter la transfictionnalité, que ce soit sous la forme du prolongement apocryphe (lorsque Peter Costello ([1981] 1992) raconte la vie de Leopold Bloom ou Jacques Laurent (1966) La fin de Lamiel) ou bien sous celles du croisement (lorsque Maxime Benoît-Jeannin (1991), par exemple, place Bouvard et Pécuchet sur le chemin de Berthe Bovary ou lorsque Jean-Louis Chiflet (1988) imagine une idylle entre Charles Bovary et M. de Rênal), du décentrement (Rosencrantz and Guildenstern Are Dead – Stoppard, 1967), de la version contrefictionnelle (Emma, oh ! Emma ! – Cellard, 1992) et quelques autres formules encore4. C’est dire le paradoxe qui, inévitablement, loge au cœur de la transfictionnalité. Qu’on parle de « retour de personnages », d’« univers partagés » ou d’« identité à travers les mondes possibles », c’est, chaque fois, l’idée de ligature, de rassemblement, voire de totalité supra-textuelle qui s’impose à l’esprit. Mais ces liens ne sont pensables – ou, plus exactement, ne sont transfictionnels – que s’ils composent avec une segmentation, une brisure. La transfictionnalité entraîne forcément une traversée, et donc à la fois une rupture et un contact, le second venant suturer, mais jamais parfaitement, ce que la première a séparé. Mais que faut-il traverser au 3. Il en va de même pour le passage de L’éducation sentimentale relevé et commenté par Isabelle Daunais, où Deslauriers invite Frédéric Moreau à se souvenir de Rastignac. 4. Je songe notamment aux variations « transmimétiques » et « transhistoriques » définies et analysées par Sophie Rabau. Contours de la transfictionnalité 9 juste ? Les frontières du livre ? Celles de l’œuvre d’un auteur ? Et comment, pour filer la métaphore, s’assurer que les éléments fictifs sont arrivés indemnes à bon port ? On retrouve ici la question de l’identité que j’ai évoquée tout à l’heure ; mais cette question présuppose elle-même, et c’est là-dessus que je voudrais me pencher, un « obstacle » – une frontière – par-delà lequel une revendication ou un simulacre d’identité puisse s’établir. Cet obstacle, quel est-il ? Trois réponses possibles surgissent immédiatement à l’esprit : l’indépendance matérielle des textes, celle des récits, l’intervention d’au moins un écrivain distinct de l’auteur original. Examinons-les successivement. Il semble aller de soi que la transfictionnalité ne puisse se déployer qu’à l’échelle de plus d’un texte. Certes, ses effets (qui tiennent toujours du court-circuit) sont d’autant plus saisissants que les personnages s’« émancipent » et resurgissent en un autre lieu, comme s’ils menaient une existence intercalaire, impalpable et mystérieuse. Mais la frontière décisive est-elle ici celle du livre ou celle du texte ? On sait (et Bruno Monfort (1995) le rappelle opportunément) que ces deux notions ne sont nullement coextensives : un texte peut s’étaler sur plusieurs livres (cas, par exemple, de la Recherche du temps perdu) ; réciproquement, un livre peut contenir plusieurs textes (cas du recueil, de l’anthologie, de la revue…). Cela ouvre la possibilité d’un lien transfictionnel entre les textes constitutifs d’un même ouvrage. La condition, ici, est bien entendu l’autonomie conférée à chacun de ces textes, autonomie dont le corollaire est une frontière intertextuelle (ici « interne ») que le retour de personnages, ou de toute autre donnée fictive, viendra franchir. Cette autonomie peut être assurée de plusieurs manières. La plus évidente est bien évidemment la diversité des auteurs ; on pourra alors parler de recueil à univers partagé, au sens où l’on entend généralement cette expression5. Mais ce n’est pas 5. Voir les entrées « Shared universe » et « Shared worlds » dans les ouvrages respectifs de Rogow (1991 : 310-311) et de Clute et Nicholls (dir.) (1995 : 1092-1093). 10 La fiction, suites et variations la seule. Imaginons un recueil à auteur unique, dont les premières nouvelles semblent diégétiquement autonomes, mais entre lesquelles les nouvelles subséquentes entreprennent de tisser des liens, procédant du coup à une annexion transfictionnelle rétrospective : c’est ce qui se produit, par exemple, dans les Récits de Médilhault d’Anne Legault et dans Last Orders de Brian W. Aldiss. On peut aller plus loin en imaginant le cas, paradoxal à première vue, d’un réseau transfictionnel établi à l’intérieur d’un roman. Cette apparente chimère existe : il s’agit du Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, roman consacré, on le sait, aux efforts d’un lecteur – le Lecteur – pour retrouver la suite du roman qu’il a amorcé et qui s’intitule aussi Si par une nuit d’hiver un voyageur. Au cours de ses pérégrinations, le pauvre Lecteur découvrira une série de débuts de roman, mais jamais la suite du premier qu’il a lu : chaque lecture le plonge dans une histoire nouvelle, sans lien avec les précédentes. Sans lien, vraiment ? C’est ici qu’une observation attentive détecte un phénomène curieux. Le deuxième début de roman, En s’éloignant de Malbork, comporte un M. Kauderer qui semble un propriétaire terrien, de même qu’une certaine Zwida Ozkart, une fille qui figure sur une photo que deux garçons se disputent ; or le troisième roman en abyme, Penché au bord de la côte escarpée, ramènera à la fois Kauderer, sous les traits cette fois d’un météorologue, et Zwida, sous ceux d’une jeune fille qui dessine. Sont-ce les mêmes ? Il y a un cabaret nommé « le Nouveau Titania » dans les quatrième et cinquième récits enchâssés, et d’ailleurs une usine de munitions Kauderer dans le quatrième ; la mystérieuse « Lorna Clifford » du sixième texte est peut-être la « Lorna » qui, dans le septième, est la maîtresse du narrateur, et ainsi de suite6. 6. On retrouve ici les questions ayant trait à l’identité transfictionnelle et à ses ambiguïtés parfois irrésolubles. Ces différents cas de figure, coexistence entre propriétés peu compatibles (Kauderer tantôt propriétaire, tantôt météorologue, tantôt manufacturier d’armements), d’une part, et absence d’indications permettant de trancher dans un sens ou dans l’autre (Lorna), d’autre part, peuvent être décrits à partir des notions de pseudo- Contours de la transfictionnalité 11 Si, donc, le roman de Calvino peut être considéré à lui seul comme un exemple (un brin provocant il est vrai) de transfictionnalité, c’est qu’il multiplie les signes de noncontinuité entre les romans enchâssés : indépendance des intrigues, rang secondaire des personnages réapparaissant, caractère généralement allusif des passages qui les mentionnent (de sorte qu’on se demande plus d’une fois s’il s’agit bien des mêmes personnages), sans compter l’altérité des auteurs imaginaires à qui ces romans sont attribués : Italo Calvino, Tadzio Bazakbal, Silas Flannery, etc. Tout cela, bien évidemment, est agencé par Italo Calvino – le vrai Calvino – qui s’amuse à déstabiliser encore un peu plus la notion de texte dans ce roman étourdissant. La transfictionnalité est un phénomène qui concerne non seulement (et par définition) la fiction, mais aussi, très largement, le récit et l’intrigue ; chacun à sa manière, Aranda et Audet le rappellent ici même. On pourrait cependant avancer qu’elle joue la première contre les seconds – ou, plus exactement, qu’elle s’appuie sur le postulat que le monde fictif « déborde » de l’intrigue qui s’y déroule7. Tout récit, toute trame narrative présuppose (par le jeu des inférences logiques, mais de bien d’autres manières encore) un ensemble potentiellement infini de données fictives dont certaines sont triviales (si on dit qu’un personnage « marchait à grands pas », c’est qu’il a des jambes), mais dont la plupart relèvent de ce que Lubomir Dolezel (1998) appelle le « domaine indéterminé de la fiction ». « Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau et d’un garçon de classe qui portait un pupitre ». Quelle heure était-il ? Comment se nommait le Proviseur ? Le garçon de classe a-t-il les cheveux roux ? Ces leerstellen, ces silences qu’aucun récit ne peut manquer de créer, comme en creux, dans les innombrables identité et de quasi-identité proposées par René Audet (2000 : 96-100). Celui-ci souligne cependant que la distinction entre pseudo-identité et quasi-identité est elle-même délicate. 7. Pour une formulation théorique de ce postulat, voir Chateau (1976). 12 La fiction, suites et variations interstices de la narration, d’autres récits (transfictionnels donc) pourront s’ingénier, non pas à les remplir (puisqu’ils créeront, forcément, leurs propres lacunes), mais à s’y engouffrer. Que se passe-t-il chez le pharmacien, tandis qu’Emma se reproche d’avoir épousé Charles ? Qui voudrait le « découvrir » pourra lire Madame Homais, de Sylvère Monod. Qu’advient-il de Berthe, une fois qu’elle est envoyée à la filature ? Là, nous avons l’embarras du choix, puisque le Mademoiselle Bovary de Raymond Jean (1991), La fille d’Emma de Claude-Henri Buffard (2001) et le Mademoiselle Bovary, encore, de Maxime Benoît-Jeannin (1991) nous en proposent des versions, qu’on imagine divergentes. Cette profusion le signale : c’est, comme on s’en doute bien, du côté du dénouement qu’opéreront la plupart des entreprises transfictionnelles – ce qui suggère que la frontière du récit n’est pas loin de se confondre, pour nous, avec sa fin, comme si une intrigue n’était pas béante à ses deux extrémités, et de toutes parts entre les deux ; comme si le désir d’en savoir plus sur les personnages revenait, inévitablement, à savoir ce qui leur arrive ensuite. La transfictionnalité a bien évidemment partie liée avec ce désir narratif, avec cette soif apparemment inextinguible de récit. On sait cependant, comme l’ont montré Stéphane Benassi (2000) et Anne Besson (2004), que cette pulsion de récit peut trouver à s’assouvir – et à renaître sans cesse – sous deux formes générales, l’une qui opère par approfondissement et étirement d’une intrigue unique et segmentée (« cycle » dans la terminologie de Besson, « feuilleton » dans celle de Benassi), l’autre, nommée « série » par les deux chercheurs, qui propose « la déclinaison (quasi infinie) d’un prototype de départ » (Benassi, 2000 : 49), chaque épisode présentant alors « une intrigue complète et sans lien chronologique réel avec les autres » (Besson, 2004 : 22). La convergence de ces deux modèles, élaborés pour penser respectivement les domaines télévisuel et textuel, suggère qu’il s’agit là de deux modalités fondamentales (qui certes peuvent se combiner), dont il est d’ailleurs aisé de montrer la parenté étroite avec les principes Contours de la transfictionnalité 13 syntagmatique (développer une séquence narrative) et paradigmatique (reproduire un schéma narratif déjà en place)8. D’autres distinctions peuvent être établies, par exemple celle que propose Gérard Genette (1982 : 222-225) entre suites et continuations, les premières procurant à un récit inachevé l’issue qui lui fait défaut, les secondes faisant sauter le verrou constitué par la clôture narrative, en relançant une action qui se donnait comme achevée. Cette distinction n’est pas que formelle, car elle engage le statut du récit ultérieur : ce n’est pas exactement la même chose que de s’offrir sous les traits de la suppléance et sous ceux de l’effraction. La seconde manœuvre apparaît comme particulièrement agressive ; l’effet de transgression d’une frontière (ici narrative) est d’autant plus net. Mais la suite, qui n’assure une continuité narrative qu’au prix d’une altérité auctorielle (c’est un autre écrivain qui termine, d’une prothèse, ce qu’un premier n’a pas mené à terme), pourra sembler frelatée. Ces considérations m’amènent directement à la question de l’auteur. Les quelques exemples de transfictionnalité « monoauctorielle » (ou, si on préfère, autographe) que j’ai mentionnés ici et là ont peut-être surpris ceux qui s’attendraient à ce que la notion soit restreinte aux cas de reprise d’une fiction par un nouvel auteur. C’est le cas d’Audet : […] on pourrait dire que la transfictionnalité commence là où s’arrête le règne de l’auteur, où se termine l’autorité de l’auteur. Le fait qu’un même écrivain reprenne sa propre matière, qu’il poursuive l’exploration d’un univers dont il est le créateur […] ne relève pas de la transfiction. […] Et cette autorité joue, peu importe la forme que cet auteur emprunte (2000). L’argument d’Audet est double, puisqu’il repose à la fois sur le critère d’une homogénéité (perçue) et sur celui de 8. Ce rapprochement entre les deux formes, d’une part, et les principes syntagmatique et paradigmatique, d’autre part, a aussi été établi par Jacques Dubois (2000 : 80). 14 La fiction, suites et variations l’autorité discursive de l’auteur original : pour qu’il y ait transfictionnalité, en somme, il devrait y avoir, d’une part, effet d’hétérogénéité (ce qu’on peut réinterpréter dans le sens de la fracture dont je parlais plus tôt) et, d’autre part, production d’énoncés « apocryphes », que le lecteur ne sera pas enclin à considérer comme constitutifs de l’univers fictif en question. Or, sur chacun de ces points – l’homogénéité et l’autorité –, on peut me semble-t-il défendre l’idée d’une transfictionnalité autographe. Prenons l’exemple des deux romans de Vladimir Nabokov que sont Pnin ([1957] 1989) et Pale Fire ([1962] 1989). Le premier est centré autour du personnage éponyme, un professeur de littérature russe dans une université américaine, le Waindell College. Le second met en scène un cadre fictif qu’on a toutes les raisons de croire distinct, jusqu’à ce qu’on découvre une allusion (fort brève) à Pnin, devenu (?) directeur du Département de russe du Wordsmith College (Nabokov, [1962] 1989 : 155). Pnin et Pale Fire ont beau être deux romans du même auteur, ce contact imprévu entre les deux a toutes les chances de susciter un bref effet de surprise, ce qui suppose que les deux univers fictifs (et pas seulement les deux textes) étaient jusque-là tenus pour distincts et autonomes. La notion d’autorité discursive est elle aussi d’un emploi délicat. S’agissant de fiction, on peut l’interpréter en termes pragmatiques, comme le pouvoir de produire des énoncés constitutifs au sujet d’un monde possible, et non des fictionnalisations à propos d’une fiction déjà constituée, pour reprendre la terminologie de John Woods (1971 : 4447). On établit ainsi un partage net, parce qu’à priori, entre les pratiques autographes, qui font autorité, et les entreprises allographes, auxquelles on pourra reconnaître divers mérites, y compris esthétiques, mais qui ne seront jamais acceptées comme des contributions à la « véritable » histoire. Or, pour être nette, cette frontière ne permet pas de résoudre aisément le problème posé par les ensembles fictionnels qui, bien qu’autographes, sont fissurés par des inconsistances, des contradictions, que celles-ci semblent Contours de la transfictionnalité 15 involontaires (comme chez Arthur Conan Doyle9 ou, plus récemment, chez Michel Tremblay10) ou délibérées (comme chez Georges Perec ou Robert Pinget, dont les romans mettent en scène des « Gaspard Winckler » et des « Mortin » ostensiblement divergents11). Accepter le principe de l’autorité discursive de l’auteur reviendrait à admettre que nous aurions alors affaire à des « mondes possibles impossibles » (Eco, [1990] 1992 : 226-230). C’est incontestablement le cas chez Pinget, peut-être aussi chez Perec ; mais une telle hypothèse me paraît contraire à l’intuition en ce qui concerne la série des Sherlock Holmes ou les Chroniques du Plateau Mont-Royal, que l’immense majorité des lecteurs considéreront comme des fictions réalistes (au sens large) et non comme quelque variété du Nouveau Roman. Bref : des facteurs internes peuvent faire vaciller – je dis bien vaciller et non abolir – l’autorité discursive de l’auteur, et du coup susciter des ensembles aussi problématiques, mais d’une autre façon, que les suites ou continuations allographes. Je propose en conséquence une conception large de la transfictionnalité, valant aussi bien pour les ensembles produits sous la gouverne d’un seul auteur que pour ceux où interviennent d’autres écrivains, parfois à l’insu de l’auteur original ou même contre son gré. Il ne s’agit pas pour autant, je le souligne, de neutraliser la différence entre ces divers cas de figure, en tenant l’identité de l’auteur pour indifférente. Bien au contraire : les suites et prolongements en tous genres ne seront manifestement pas reçus de la même manière selon qu’ils sont de la main de l’auteur ou non. Il s’agit donc de reconnaître que l’« auteur » fonctionne, ici comme ailleurs, comme un instrument interprétatif, généralement décisif lorsqu’il s’agit d’authentifier les énoncés transfictionnels. 9. Voir Monfort (1995 : 47). Les très nombreuses inconsistances du corpus holmésien ont donné lieu à un impressionnant ensemble de spéculations que j’ai analysées dans « La fiction hors-cadre » (SaintGelais, 2002). 10. Voir Lafon (1993 : 314-315). 11. On pourrait aussi mentionner le curieux couple romanesque formé par Un an et Je m’en vais de Jean Echenoz (1997 et 1999). 16 La fiction, suites et variations Mais l’accent sur l’auteur peut, à l’occasion, produire des effets étonnants. Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes, a aussi publié un certain nombre de romans historiques ainsi que quelques récits indépendants d’allure policière. Dans deux de ceux-ci, « The lost special » et « The man with the watches », il est question des spéculations – infructueuses – d’un personnage qui n’est jamais nommé et qui, à vrai dire, ne joue qu’un rôle adventice dans l’intrigue puisque ce n’est pas lui qui résout l’énigme. Rien n’indique qu’il s’agisse du même individu fictif d’une fois à l’autre. Pour Christopher Morley ([1934] 1981) et quelques autres, cependant, cet anonymat ne résiste pas à un examen le moindrement serré : ce « raisonneur amateur qui à l’époque avait acquis quelque célébrité » (Conan Doyle, [1908] 1977 : 118. Je traduis) pourrait bien être… Sherlock Holmes lui-même. Que devons-nous penser de cette annexion transfictionnelle par critique interposée ? La manœuvre est d’autant plus embarrassante que la démonstration de Morley est assez convaincante. Les traits – peu nombreux il est vrai – concordent. La chronologie pose de légers problèmes, mais il en faut bien davantage pour rebuter un holmésologue aguerri. Ce qui est médusant, c’est l’idée qu’un personnage puisse être présent, incognito, ailleurs que là où nous savons le trouver. Peut-être nous est-il arrivé de rencontrer Roquentin ou Anna Karénine sans nous en douter, sous les traits anonymes de quelque figurant romanesque, quidam ou passante au visage aperçu à la dérobée. Une telle supposition paraît déraisonnable en ce qu’elle conduit directement à une transfictionnalisation généralisée de l’imaginaire. C’est avec ce feu-là que jouent Morley et les autres holmésologues, non sans une prudence silencieuse qui consiste à circonscrire l’investigation à l’œuvre de Conan Doyle, même si ce n’est pas toujours le cas12. 12. Deux autres holmésologues chevronnés, W. S. Smith et Robert Bayer, ont en effet « repéré » Holmes dans une nouvelle de Robert Louis Stevenson, « The suicide club », ainsi que dans l’un des contes que Gilbert Keith Chesterton a consacrés aux enquêtes du père Brown. Voir respectivement Mellier (1999 : 162) et Gardner (dir.) (1987 : 197-198). Contours de la transfictionnalité 17 La figure de l’auteur ne sert pas qu’à délimiter les contours d’une zone transfictionnelle « autorisée ». Elle agit aussi, bien entendu, comme un principe évaluatif, un principe assez prégnant, apparemment, pour amener un Genette à abandonner, soudain, la perspective structurale qui est habituellement la sienne, lorsqu’il compare les deux secondes parties du Quichotte, celle de Alonso Fernández de Avellaneda et celle de Miguel de Cervantès lui-même : […] le pasticheur intimidé (quoique imprudent) croit devoir constamment tremper sa plume dans l’encrier de sa victime (il ne saurait sans doute la tremper ailleurs), et répéter ad nauseam sa manière et ses procédés. Don Quichotte d’abord guéri, puis rassotté par Sancho, allonge indéfiniment ici la liste de ses folies et de ses mésaventures. Cervantes au contraire, et Cervantes seul, pouvait donner à sa seconde partie la liberté transcendante que l’on sait (Genette, 1982 : 282-283. Je souligne)13. En fait, il faut voir qu’à ce jeu le continuateur allographe est toujours perdant, du moment que le lecteur en décide ainsi. Vise-t-il la conformité, on lui reprochera d’être un pâle épigone qui se contente de répéter sans originalité ; modifiet-il la donne, on l’accusera d’infidélité. Une péripétie parisienne d’il y a quelques années, « l’affaire Cosette », nous fournit des échantillons on ne peut plus explicites de la seconde manœuvre. Rappelons brièvement les faits : lorsque François Cérésa a fait paraître Cosette ou le temps des illusions, continuation des Misérables de Victor Hugo, les héritiers de ce dernier ont tenté d’y faire obstacle par une action en justice ; assez rapidement, diverses personnalités ont cru bon de faire entendre leur voix, généralement horrifiée. Ces propos de Natasha Polony donnent une assez bonne idée du ton général : 13. Genette parle quelques lignes plus loin de « ce privilège du génie qu’est une continuation imprévisible ». 18 La fiction, suites et variations Une œuvre littéraire – celle de Victor Hugo plus que tout autre – est ciselée, elle est une construction savante où chaque scène a valeur de symbole, où chaque mot est signifiant. C’est un monde, pas une marchandise. On arguera que le livre de François Cérésa ne porte en rien atteinte à celui de Victor Hugo, à jamais achevé. Mais annuler la mort de Javert, c’est gommer une scène qui est une des pierres d’angle de l’édifice et risquer, rétrospectivement, de faire s’effondrer la cathédrale (2001). On voit aisément dans quel genre de difficulté cette position s’enferre : pour affirmer que Cosette porte atteinte aux Misérables, pour dire qu’« annuler la mort de Javert, c’est gommer une scène qui est une des pierres d’angle de l’édifice », il faut supposer que la continuation modifie effectivement le monde fictif des Misérables, et donc que l’autorité discursive de Cérésa s’étendrait, rétrospectivement, jusqu’à l’œuvre de son prédécesseur. Bref : la dénonciation, ici, ne peut s’appuyer que sur la reconnaissance d’un pouvoir que du même coup on juge exorbitant. Mais c’est bien évidemment oublier que la « dénaturation » de l’intrigue originale ne s’accomplit jamais que dans l’espace virtuel, et éminemment fluctuant, de la lecture : aujourd’hui que Cosette est sans doute en passe d’être oublié, Javert réintègre son tombeau et l’intrigue initiale se reforme, sans cicatrice. C’est oublier, aussi, que les « atteintes » aux intentions de l’auteur n’en sont que sous un régime de lecture qui accorde, justement, un tel primat à l’écrivain qui « crée » un personnage ou un univers fictif. On sait pourtant que la fiction ne s’élabore ou ne se reçoit pas toujours selon ce régime. Le texte médiéval, on le sait, se passe de l’auteur, au sens où nous entendons ce terme et avec les implications que nous lui rattachons ; Marie Blaise explore les particularités d’une pratique de la transfictionnalité sans origine auctorielle fixe, dans un contexte où, à partir d’un fonds fictionnel commun, l’originalité de chaque récit consiste à opérer une « conjointure » particulière. Notre situation de « modernes » paraît bien différente. Mais les choses sont moins simples Contours de la transfictionnalité 19 puisque coexistent, plus ou moins pacifiquement, un régime auctoriel (où la signature de l’écrivain affecte l’authenticité reconnue aux intrigues dérivées, quand ce n’est pas, on l’a vu, leur recevabilité) et un régime non auctoriel, caractérisé par ce que j’appellerais l’émancipation transfictionnelle du personnage. Régis Messac, dès 1929, avait noté ce phénomène : […] le rôle de l’auteur, de tel auteur particulier, apparaît mince, fortuit, accidentel, sans valeur déterminante. […] Rocambole s’explique beaucoup mieux par les nécessités de la forme feuilletonesque que par la correspondance intime de Ponson du Terrail et la couleur des cheveux de ses diverses maîtresses. En un mot, il ne s’agit point ici d’un genre conçu et créé de façon réfléchie par un artiste ou un groupe d’artistes, mais d’un produit aveugle des forces sociales et du travail des idées sur ellesmêmes (1929 : 650). Nous rencontrons ici une autre frontière de la transfictionnalité – une frontière interne, plus ou moins stable, qui fait que les expansions de la fiction se trouvent aussi bien du côté de la paralittérature ou de la culture médiatique, où elles se sont particulièrement bien acclimatées (et qu’elles contribuent à définir14), que du côté de la littérature consacrée où, sous le nom d’hypertextualité depuis que Genette s’en est mêlé, elles apparaissent comme l’une des manières, sérieuses ou ludiques, par lesquelles « s’accomplit l’utopie borgésienne d’une littérature en transfusion perpétuelle » (Genette, 1982 : 559). Là non plus, il n’est pas question d’alléguer cette ubiquité pour prétendre à l’homogénéité du champ (trans)fictionnel en occultant de décisives différences. Irène Langlet, par exemple, propose fort judicieusement de distinguer « des “incomplétudes” stratégiquement 14. Voir la contribution de Matthieu Letourneux, qui montre bien le réseau étagé de liens qui s’établissent au sein des « récits de genre » : reprises transfictionnelles, univers génériques, stéréotypies aussi bien thématiques que structurelles. 20 La fiction, suites et variations ménagées pour pouvoir être exploitées (dans tous les sens du terme) ultérieurement, par opposition à des incomplétudes poétiquement aménagées » (2000). La réaction de certains à la continuation des Misérables tenait justement à la crainte d’un glissement de l’esthétique vers le stratégique. Encore que cet exemple montre surtout qu’une incomplétude par hypothèse « esthétique », celle du roman de Hugo, peut donner lieu à une continuation présumée « stratégique », ce qui montre bien le brouillage des frontières… Sans doute cependant les stratégies sont-elles plus aisément reconnaissables à partir d’une certaine systématicité. Les modèles du cycle, du feuilleton et de la série, dont Besson et Benassi montrent qu’ils travaillent, chacun à sa manière, à la fidélisation du lectorat ou du spectatorat à un ensemble fictionnel indéfiniment décliné, relèvent à l’évidence d’une logique sinon commerciale du moins très intéressée. Mais ces modèles eux-mêmes peuvent fort bien être retravaillés de l’intérieur, dans une perspective qui en tire des dispositifs polytextuels labiles, fluctuants, paradoxaux : la série des Julius Corentin Acquefacques dont traite Mélanie Carrier et celle des Voyages d’hiver qu’analyse Isabelle Doucet en sont des exemples éclatants. Benassi et Besson le montrent aussi dans leurs contributions respectives sur le spin-off et le crossover, en télévision, et sur les récits de Volodine et de Self, en fiction narrative. On comprend donc qu’il ne s’agit pas de maintenir des frontières disciplinaires étanches entre les études littéraires, cinématographiques ou médiatiques. Mais il ne s’agit pas davantage de tenir la transfictionnalité pour une notion œcuménique chargée de tout ramener à un principe abusivement homogène. Ce sont aussi bien des rapprochements inattendus que le relevé de précises différences, qu’on peut attendre de la réunion de travaux sur des écrivains incontestablement littéraires (comme Roger Caillois, Gaétan Soucy ou Antoine Volodine) et de l’exploration de la galaxie intermédiatique, de la culture numérique (Marie-Laure Ryan), du spin off (Stéphane Benassi), du récit de genre (Mathieu Letourneux), sans compter quelques inclassables comme Marcel Gotlib Contours de la transfictionnalité 21 (Jean-François Chassay) et le mouvement steampunk (Denis Mellier). Mais la principale hétérogénéité est peut-être celle qui sépare les usages (et les effets) de la transfictionnalité, laquelle contribue ici à l’exaltation d’un personnage omniprésent, là à sa problématisation : l’étude de Françoise Lavocat insiste sur la parenté que la transfictionnalité, de ce côté, entretient avec les pratiques métaleptiques, paradoxales et réflexives, et montre que ce caractère transgressif est loin d’avoir attendu la modernité. À l’autre bout du spectre historique, et aux confins de ce que nous considérons volontiers comme de la fiction, se pose la question épineuse entre toutes du mythe, qu’abordent ici, par l’intermédiaire de variations contemporaines, les études d’Andrée Mercier (sur le récit biblique du Déluge) et de Jean-François Chassay (sur la figure d’Isaac Newton comme parangon du savant)15. Certes, toutes sortes de raisons pourraient amener à distinguer la transfictionnalité et le mythe, dont l’économie paraît à priori nettement distincte. Mais le monde du mythe n’est peut-être pas si éloigné de la situation que la culture médiatique est en train de recréer autour de nous : atténuation, quand ce n’est pas abolition, de la figure de l’auteur, prolifération indéfinie des variantes16, hypostase de quelques grandes figures qu’on dira, justement, mythiques, d’Ulysse à Sherlock Holmes, d’Electre à Cat Woman en passant par Don Juan et Carmen. La question du personnage mémorable, c’est-à-dire de ce qui le rend tel, qu’aborde Isabelle Daunais, marque l’un des jalons de cette enquête, rendue difficile par la complexité des rapports entre fiction et mythe, qu’on aurait tort, comme le souligne Denis Mellier, d’amalgamer, ne serait-ce que sous la forme apparemment anodine de la mythification des héros de la culture médiatique. Si « [m]ythifier, dans la culture de masse, c’est justifier […] le retour fétichiste du même », en revanche 15. Ces deux études ont aussi en commun, avec celle de Sophie Rabau, de porter sur les variations à partir d’une figure « référentielle » ou dont la fictivité, du moins, n’est pas nette (Noé, Newton et Homère). La transfictionnalité trouve ici une autre de ses décidément nombreuses lisières. 16. Sur ce point, voir Pavel (1988 : 103) et Margolin (1996 : 127). 22 La fiction, suites et variations le réseau proliférant, ironique et autoréférentiel de fictions qui prolifèrent par exemple autour de Holmes offre l’exemple d’un « espace intertextuel complexe […] qui ne cesse d’inachever la mythification au moyen des glissements incessants de l’écriture » (1999 : 136 et 143). À l’issue de ce tour d’horizon schématique, à l’orée de cet ouvrage, c’est encore une fois le caractère hétérogène, changeant – en un mot, protéiforme, à l’instar des entités transfictionnelles elles-mêmes – du phénomène qu’on doit, je crois, retenir. Les études ici retenues prennent la mesure de cette diversité, en se donnant le pari de la rendre plus intelligible. La transfictionnalité relève de différents genres, de différents médias, peut-être surtout de différentes logiques (esthétiques et institutionnelles), qui se partagent (inégalement) un territoire que la division disciplinaire du travail contribue à balkaniser encore un peu plus. Aussi y a-t-il lieu de se réjouir de la réunion de perspectives d’horizons aussi divers, sur ce domaine bigarré et, on le verra, plein de surprises. Contours de la transfictionnalité 23 BIBLIOGRAPHIE AUDET, René (2000), « Frontières de la transfictionnalité ? », intervention lors du colloque Frontières de la fiction, [En ligne], [http:// www.fabula.org/forum/colloque99/250.htm] (21 mai 2001). AUDET, René (2000), Des textes à l’œuvre. La lecture du recueil de nouvelles, Québec, Nota bene. (Coll. « Études ».) BENASSI, Stéphane (2000), Séries et feuilletons T.V. 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Pierre MICHON, Abbés. PACTES LITTÉRAIRES Un lieu commun répandu parmi les médiévistes affirme que le concept d’intertextualité n’est pas efficient ou, du moins, pas sans amendements pour décrire la littérature médiévale. La réaction est tout autre lorsqu’il est question de transfictionnalité et cet effet de réception pourrait bien éclairer le concept sous un jour inattendu, celui de l’histoire littéraire. Dites transfictionnalité à un médiéviste et il vous répondra, en effet, qu’il ne connaît que ça et même que le principe de la transfictionnalité pourrait presque suffire à 30 La fiction, suites et variations définir la littérarité du texte médiéval. Ce curieux retournement – car enfin ne considère-t-on pas la transfictionnalité comme un cas particulier d’intertextualité ? – mérite attention. On peut comprendre la littérarité comme le résultat, historique, de la tension, génératrice de formes, entre les trois éléments qui forment le « nœud » du pacte littéraire : l’origine de l’œuvre qui n’est pas réductible à la question de l’auteur ; la question de sa valeur qui n’est, à strictement parler, ni celle de sa réception ni non plus celle du lecteur mais participe évidemment des deux ; et le principe de la genèse des formes, qui induit rhétorique, poétique et, éventuellement, la question des genres, mais les dépasse dans les conditions d’individuation de chaque texte, s’accomplissant ultimement dans ce qui le fait spécial 1. Chacun de ces éléments est en interaction avec les deux autres de manière toujours mouvante et virtuelle et, de ce point de vue, considérer uniquement l’un des trois constitue une abstraction. C’est pourquoi, même si, pour les besoins de ce bref article, on s’attardera surtout sur la question de l’autorité, ce sera toujours dans son rapport aux opérations de garantie de la valeur de l’œuvre et en tant que celle-ci participe directement de la genèse des formes. La tension établie par ces trois éléments à un moment de l’histoire, et réalisée dans le texte du point de vue formel, constitue les différents moments du « pacte littéraire ». Dans cette perspective, la transfictionnalité apparaît comme principe transcendant les notions de genre à deux moments particuliers de l’histoire qui placent, chacun à sa manière, l’auteur dans la position du mort : le Moyen Âge mais aussi le régime romantique dont, de ce point de vue, participe la « modernité ». Attribuer le fait à la fascination du romantisme pour le Moyen Âge n’explique pas la liaison 1. Pour un exposé sémantique de l’idée de « spécialité », voir Agamben (2005). En particulier et pour ce qui nous concerne : « L’espèce ne divise pas le genre ; elle l’expose » (2005 : 71). Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 31 manifeste qui s’établit entre ces « fictions d’autorité2 » mélancoliques et les phénomènes de transfictionnalité dans ces deux moments. Certes, les romantiques (et plus largement tout le XIXe siècle) imitent les formes médiévales mais, dans une large mesure, ils réinventent plus le Moyen Âge qu’ils ne le comprennent. Au-delà, donc, du seul rapport d’influence, ce sont les liens entre de telles conceptions de l’autorité et les phénomènes transfictionnels en tant que dynamique de productions de formes qui font l’objet du présent article. Il sera donc brièvement question ici des phénomènes de transfictionnalité au Moyen Âge – à travers, essentiellement, le principe de la translatio – et de leur rapport avec la conception médiévale de l’autorité avant d’aborder le domaine du roman dans l’exemple des aventures et métamorphoses du Graal. Les romantiques, on le sait, revendiquent largement3 (et dans le nom même qu’ils assument) leur admiration pour ce « roman » médiéval dont ils n’ignorent point qu’il est avant tout une langue4. L’idée d’une littérature infinie, absolue, sans distinction de genre, supposant la dissolution du sujet et conçue avant tout comme une langue, s’inscrit, dans une large mesure, en référence à lui. Or, si le phénomène de mode que représente le Moyen Âge s’estompe assez rapidement – Flaubert, par exemple, s’en moque avec délectation dans les pages consacrées à l’éducation d’Emma –, l’intérêt porté par les générations d’après 1857 aux phénomènes de la dissolution de l’auteur et aux 2. Pour une étude plus approfondie des figures de la mélancolie dans la constitution de l’autorité (à la fois, personne de l’auteur et garantie de l’œuvre), voir Blaise (2005). 3. Voir Blaise (2002). 4. Voir Novalis par exemple : « Le monde doit être romantisé. C’est ainsi que l’on retrouvera son sens originel. Romantiser n’est jamais qu’une potentialité qualitative. […] Lorsque je donne à l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, alors je les romantise – L’opération s’inverse pour le plus haut, l’inconnu, le mystique, l’infini – elle est logarithmisée par cette liaison – Elle reçoit une expression courante. Philosophie romantique. Lingua romana. Alternance d’élévation et d’abaissement » (2002 : 46). 32 La fiction, suites et variations poétiques du non finito ne se relâche pas5. À tel point que ces caractères sont devenus ceux d’une modernité fort réticente à admettre son ascendance romantique… Et, pourtant, l’un des textes emblématiques de la « modernité », celui-là même qui, selon James Joyce, a fait advenir la poésie au XXe siècle, constitue, en même temps, l’exemple de la genèse d’un poème construit sur le principe de la transfictionnalité et une mise en question radicale de la notion d’autorité. Construit avec plusieurs langues, puisant à tous les genres et à tous les âges de la culture (ou plutôt des cultures) personnages, styles, citations et figures, le poème constitue un véritable catalogue des phénomènes transfictionnels alors même qu’il ne devrait pas stricto sensu relever du régime de la fiction. C’est The Waste Land de T.S. Eliot, qui se présente, selon son auteur, comme une ultime version du cycle du Graal. LE ROMAN MÉDIÉVAL Au Moyen Âge6, l’auteur au sens moderne du terme n’existe tout simplement pas7. De même que n’existe pas, au sens propre, la différence entre une réalité soumise à des lois objectives et des fictions renvoyées à l’imaginaire. Il suffira sans doute de rappeler, pour que soit bien entendue cette différence, que les catégories de l’espace et du temps sont subjectives8 et inséparables l’une de l’autre9 ; que la « réalité » repose sur des effets de « semblances » où résonnent 5. Après tout, Flaubert écrit une hagiographie et, en 1871, Rimbaud cherche encore « une langue ». Quand à l’intérêt pour le Moyen Âge, il change simplement de mode d’expression, une simple référence à Huysmans ou, dans un autre registre, à Mallarmé (« les temps incubatoires ») peut en convaincre… 6. Le Moyen Âge a duré mille ans. Toute généralité à son propos est donc, fatalement, vouée à la contradiction. Le Moyen Âge dont il est question ici est, essentiellement, celui qui va de la moitié du XIe siècle à la moitié du XIIIe siècle. 7. La chose est à présent bien connue. Voir Dragonnetti (1980). 8. Voir Zumthor (1993). 9. Les horloges et le « temps des marchands » se répandent au XIVe siècle. Voir les travaux de Jacques Le Goff et, plus récemment, d’Hervé Martin (1996). Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 33 autant les « merveilles » que les « miracles », et qu’elle est, à chaque instant, inactualisée par rapport au royaume céleste, dans la perspective du « temps qui reste » avant la fin des temps10 ; enfin que le seul acte de langage créateur est celui d’un Dieu-Verbe dont le livre est l’univers. Aussi, il semble évident que les questions du statut ontologique du personnage ou du statut logique de l’énoncé de fiction doivent, nécessairement, être déplacées11. Dans le monde roman, il y a des trobadors et des trouvères, selon que l’on utilise tel parler. Le terme de roman désigne d’abord une langue, ou plutôt un ensemble de langues, vulgaires par opposition à la langue savante, le latin. Il désigne ensuite, dans des locutions telles que mettre en roman, le processus selon lequel s’opèrent cette « translation » et les formes qu’elle génère. Trobador ou trouvère ont pour fonction de mettre en forme une matière qui leur préexiste toujours. Ils ne créent pas, ils trouvent des formes et la manière de les lier : une conjointure, comme dit l’ancien français. Si la majeure partie des textes, jusqu’au XIIIe siècle au moins, est anonyme, le fait n’est pas uniquement dû aux déprédations du temps. Il existe bien quelques noms d’auteurs – pères de l’Église ou savants docteurs dans un premier temps –, mais leur « nom » n’est invoqué que pour introduire l’autorité, au sens de auctoritates, c’est-à-dire comme l’ensemble des citations que ce nom rassemble et sert à désigner. Dans le processus de translatio, la frontière entre discours savant et discours plaisant n’est jamais nette : que l’on pense à la poétique des troubadours… Dans le domaine francien, le roman n’établit pas non plus de frontière entre des domaines aujourd’hui aussi distincts (voire contradictoires) que la fiction et l’histoire : Capétiens et Plantagenêts s’inventent tous une origine troyenne… c’est le Roman de Brut (c’est-à-dire de Brutus) de Wace ou le Roman de Troie 10. Sur cette question et à partir de l’Épître aux Romains, voir Agamben (2000). 11. Il faudrait encore ajouter la particularité du statut de l’image et de son analyse. 34 La fiction, suites et variations attribué à Benoît de Sainte-Maure… Le pouvoir démonstratif de l’écriture agit directement sur le « réel » pour les troubadours-amants comme pour les rois en mal de légitimité. À de très rares, et souvent discutables, exceptions près, jusqu’au XIIIe siècle, les quelques noms d’auteurs de roman désignent plus un programme romanesque qu’une personne12. Chrétien de Troyes, par exemple, représente dans son nom la même alliance que Dante et Virgile : celle de l’Antiquité et du christianisme13. Et que dire d’un Païen de Mézières ?14 L’entreprise romanesque médiévale tient dans cette dynamique de conversion qui est celle de tout le Moyen Âge : conversion de l’Ancien Testament dans le Nouveau, conversion, à partir du XIIe siècle, des valeurs antiques dans les valeurs chrétiennes, etc. Les premiers textes en langues romanes sont des vies de saints, traductions édifiantes qui visent un public laïque susceptible d’être touché dans son âme et sa bourse. Mais l’entreprise de traduction des hagiographies est rapidement concurrencée par le désir de « convertir » aussi les grands cycles antiques. C’est ainsi que paraissent, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les quelques 12. Si l’auteur n’a droit de cité dans l’œuvre médiévale qu’en tant que lecteur, il n’en va pas de même, comme il en a été question plus haut à propos de Philippe de Flandres, du commanditaire. L’iconographie abonde d’exemples de commanditaires qui se sont fait peindre en orants aux pieds d’un saint personnage. Et lorsque ce n’est pas la personne du donateur que celui-ci fait représenter, son blason figure en bonne place dans la composition. Si donc quelque chose de comparable à la fonction moderne du nom propre d’auteur apparaît dans l’œuvre médiévale, c’est de ce côté qu’il faut la chercher. Le fait est d’autant plus intéressant que c’est dans la comparaison du nom d’auteur avec le nom propre que Foucault, Barthes, Lacan et aujourd’hui Agamben conçoivent la fonction d’autorité. 13. Il ne faut pas oublier que l’orthographe n’est pas fixe au Moyen Âge et que les jeux sur les homophonies sont particulièrement courants. Troie, bien plus qu’Athènes, Sparte ou Mycènes, a les faveurs du temps. 14. Comme l’a montré Jacqueline Cerquiglini-Toulet (2001), c’est seulement à partir du XIVe siècle que l’on trouve quelque indices d’une réflexion sur le renom « littéraire » au sens moderne avec, par exemple, le couronnement de Pétrarque, en 1341, sur le Capitole dans la pourpre du roi de Naples. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 35 œuvres que l’on désigne par l’expression romans d’Antiquité. L’Éneas, par exemple, traduit l’Énéide, le roman de Thébes, la Thébaïde de Stace… Chacune de ces « traductions » constitue en fait une véritable conversion du modèle antique en actualisant, en quelque sorte, la possibilité d’existence et le degré de vérité des légendes païennes et de l’histoire préchrétienne dans le monde courtois. Autant dire que la « mise en roman » suppose un remaniement total du texte d’origine tant du point de vue de la matière fictionnelle que du point de vue de la forme. Trouver une bele conjointure c’est, en quelque sorte, rendre possible dans une langue et une culture – qui se définit elle-même par cette entreprise de translatio – un univers fictionnel préalable à elle et sans cesse affirmé comme tel15. L’opération de transfictionnalité est autorisée (et il faudrait entendre ce mot dans toute la dualité de son sens) par le fait que chaque conteur se désigne comme lecteur, voire commentateur, d’une œuvre antérieure – non pas origine de l’œuvre qu’il met en forme mais récipiendaire de l’œuvre antérieure. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre la fiction d’autorité16 qui se développe avec le roman courtois, dans le but clairement assuré de continuer le processus de transfictionnalité qui garantissait jusqu’à lui la littérature médiévale. À peu près en même temps que les romans d’Antiquité apparaissent des textes dont il n’est plus possible d’identifier le référent. Pourtant, lorsque l’état du manuscrit le permet et qu’on dispose encore du prologue, le « conteur » y fait toujours explicitement référence à un « livre » qu’on lui aurait donné pour qu’il le « mette en roman ». C’est le cas du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Dans son prologue, Chrétien rend un hommage très particulier à son commanditaire, le comte Philippe d’Alsace, qui, dit-il, lui a donné le livre qu’il veut « rimer ». À peine dix ans plus tard, l’un des premiers 15. Voir Blaise (dir.) (2004). 16. Le terme a ici le sens particulier qu’il prend dans Terres gastes (Blaise, 2005). 36 La fiction, suites et variations continuateurs de Chrétien, Wolfram von Eschenbach, écrit lui aussi un prologue pour son Parzival. Il déclare avoir retrouvé le livre utilisé par Chrétien, qu’il attribue à un poète provençal, un certain Kyot, forme germanisée de Guiot. Et, accusant Chrétien d’avoir « menti » à propos de ce livre, Wolfram se charge d’en donner la translatio véritable, autrement dit de rétablir la vérité. Il raconte donc à son tour, mais tout autrement, l’histoire de Perceval17. Il va sans dire que ce texte originaire n’existe pas, Chrétien poursuivant simplement la « fiction d’autorité » qui garantit le roman médiéval d’un livre avant le livre et assure son « auteur » par sa position de lecteur, et Wolfram la reprenant à son compte. Cette sorte de « fond commun », toujours en expansion virtuelle, alimenté par les références à la littérature antique, aux Écritures et à la tradition des conteurs celtiques, constitue la matière (comme on dit la « matière de Bretagne »). Évidemment, une telle conception de l’œuvre induit une genèse particulière des formes. Deux grands « cycles » se partagent la majeure partie de la littérature médiévale, celui du Graal, le « cycle arthurien », et celui des Tristan. Ils finiront par se confondre dans les derniers romans en prose de la fin du Moyen Âge. Chaque « trouveur » s’empare de la matière à sa guise, commence où il veut, s’arrête où bon lui semble, gonfle un détail, ajoute des personnages ou en retranche, transforme ceux qui passent d’un roman à l’autre. La matière n’existe qu’à demeurer inactualisée en amont du texte, qui n’en est que l’un des possibles et est donc, dès que « lu » – c’està-dire réécrit –, reversé lui-même dans cette matière. Le texte n’appartient à personne et nul ne peut s’approprier les « écritures » sans mettre en danger tout l’équilibre. Ainsi dans la Divine comédie encore, ceux qui s’autorisent de leurs œuvres sont-ils punis18. Le caractère inachevé de la majeure partie des textes du Moyen Âge s’explique de la même 17. Il existe bien d’autres exemples de ce type de renvois d’un « conteur » à l’autre, impossibles à énumérer ici. 18. Voir Purgatoire chants X et XI. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 37 manière : dans cette conversion infinie, il ne peut y avoir de clôture du texte, pas de commencement ni de fin. C’est ainsi que les commencements apparaissent souvent comme l’incessant retour du même dans des procédés rhétoriques, comme celui de la reverdie, et que le Conte du Graal s’indétermine sur l’arrivée d’un messager à la cour d’Arthur. Les éléments de la fiction appartiennent à tous, c’est leur composition, leur conjointure, tant du point de vue formel que de celui de l’économie globale du récit, qui se donnent pour originaux. Mais en quoi peut-on alors parler d’univers fictifs distincts – condition nécessaire pour qu’existe, à proprement parler, la « transfictionnalité » ? Il existe bien un principe d’unité du texte médiéval, les différentes conjointures ne sont pas uniquement des déclinaisons linguistiques du même. L’effet de clôture s’accomplit dans la finalité démonstrative de chaque texte. C’est là ce que la pensée médiévale nomme le sen – en quoi consiste à la fois la spécialité et la spécificité de chaque texte. L’enseignement 19 confère son unité au texte – dans une certaine mesure cela signifie qu’il lui donne aussi sa vérité – bien plus que les personnages ou le récit. Conjoindre une matière pour en tirer un sen, telle pourrait donc être la formule de la littérature médiévale : chaque roman actualise une matière préexistante dans une conjonction particulière qui fait son individuation – sen, à la fois « direction » et « sens »20. En quelque sorte, chaque roman se présente comme la tentative d’ordonner significativement 19. Le mot est à entendre avec toute la complexité de son sens étymologique qui inclut un rapport spécial à l’image (l’enseigne). 20. Même un texte comme le Roman de la Rose (dont la seconde partie est écrite vers 1280 et la première probablement un demi-siècle plus tôt), qui utilise l’allégorie comme procédé de conjointure, ne constitue pas un espace clos : ne serait-ce que parce que d’abord « inachevé », il est repris par un autre auteur. Le sen initial de Guillaume de Lorris – que l’on ne connaît que par la mention qu’en fait Jean de Meun, son « continuateur » – est sans cesse débordé par l’abondance des questions et des savoirs que la seconde partie accumule sans jamais les réduire. Sans doute est-ce là l’une des raisons pour lesquelles il est l’objet, au début du XVe siècle, de ce que l’on a désigné comme la première « querelle littéraire » moderne. 38 La fiction, suites et variations l’espace culturel qu’il contribue à mettre en place et qu’il articule en tant que système de représentations. C’est cet espace culturel qui prend, au XIIe siècle, le nom de courtoisie. La distinction entre univers réel et univers possibles ne s’effectuant pas, c’est dans les déclinaisons du sen que l’on devrait chercher les phénomènes de transfictionnalité. Cette dynamique est à l’origine à la fois de la genèse de la forme romanesque (dans le Conte du Graal, par exemple) et de son tarissement dans les Continuations. Mais l’épreuve de l’accomplissement du sen dans la conjointure est le sujet même du Conte du Graal. LE CONTE La composition du texte de Chrétien met en cause les principes d’unité et de non-contradiction que l’on reconnaît généralement comme nécessaires dans l’élaboration des théories de la fiction fondées sur la pensée des mondes possibles. Outre son prologue, le Conte est formé de deux parties qui présentent un personnage différent. C’est au point qu’on a cru parfois à une erreur de copiste et que l’on continue souvent à ne s’intéresser, dans les commentaires, qu’à la première, même si l’on est revenu de cette erreur et que, bien certainement, aucune édition moderne tant soit peu sérieuse n’oserait séparer les deux parties. La première partie raconte les aventures d’un « Gallois », jeune nice qui « ne connaît pas les lois » et semble « plus fol que bestes en pasture ». La deuxième suit Gauvain, le neveu favori d’Arthur et le préféré des dames, parangon de courtoisie et de sagesse parmi tous les chevaliers de la cour. Manifestement, l’un est le contraire de l’autre. Mieux, ils semblent fonctionner dans des univers différents, vivre des aventures différentes, dans des lieux différents. Chacun des romans courtois du XIIe siècle – et cela est vrai aussi des premiers Tristan – se présentant comme une conversion de ce qui le précède, se constitue fatalement aussi comme une mise à l’épreuve des valeurs courtoises. Dans le Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 39 cas de l’œuvre de Chrétien, la mise à l’épreuve des chastoiements (des enseignements) forme la trame narrative des romans et chacun d’entre eux peut être lu selon ce modèle21. Dans le Conte, on l’a dit souvent, c’est l’ensemble des chastoiements qui est mis à l’épreuve, ce qui les tient ensemble, leur principe de liaison – ce qui les conjoint, c’est-à-dire le système courtois lui-même. C’est pourquoi le Conte n’est pas le récit de la quête du Graal (ni d’aucune quête d’ailleurs) mais représente l’épreuve de l’ordre, dans le récit, de la terre du Roi-Pêcheur et de sa fonction de roi22. Dès les premiers vers, il met en scène un royaume dévasté où l’échelle des valeurs a perdu sa fonction de lien : les pucelles ne trouvent plus de mari, les chevaliers se font tuer dans le dos, on n’écoute plus les prud’hommes… Depuis le roman d’Antiquité, une terre « gâtée » de cette manière, une terre gaste, actualise dans le roman la perte du lien éthique23. L’expression est passée en anglais et, presque huit cents ans plus tard, elle donne son titre au célèbre poème d’Eliot : The Waste Land. Telle est donc l’aventure de Gauvain et de Perceval, du bien appris et du gaffeur, du savoir et de l’ignorance que d’essayer de trouver une conjointure. C’est elle qui fait le lien entre les deux parties du roman mais aussi entre les épisodes, les personnages, les objets, les « merveilles », etc. L’aventure des terres gastes est l’épreuve de la reconstruction de l’ordre, imaginaire et symbolique. Ainsi s’explique une conjointure qui ne repose qu’en apparence sur la déliaison et la contradiction : la seconde partie du roman redit tout autrement la première. Comme l’écrit Chrétien, « Perceval redit tot el » en étant remplacé par Gauvain. Transfictionnalité ? À l’intérieur d’une même œuvre ? L’enseignement 21. Voir par exemple Pastré (1995). 22. Les termes de roi et de pêcheur ainsi liés représentent un oxymore : autant la chasse est une pratique seigneuriale, autant la pêche est un travail de serfs… 23. Gaste signifie « stérile » en premier lieu. Cette stérilité n’est jamais naturelle mais a pour origine une faute qui bouleverse la loi. Ainsi les Grecs dévastant Troie sans distinguer guerriers et vieillards, femmes ou enfants. Ou, au final du cycle arthurien, l’inceste d’Arthur et de Morgane. 40 La fiction, suites et variations de la littérature médiévale nous montre que l’absurdité de la proposition est inversement proportionnelle au degré de foi que nous avons en la conception, moderne, de la clôture du texte. Car dans le système ouvert que constitue la littérature médiévale, il y a bien translatio. Et les procédés de reconnaissance qu’elle suppose sont autrement complexes qu’ils ne le sont dans un genre romanesque reposant sur la vraisemblance, l’identification et donc sur un système causal et déterministe… Faut-il, alors, ne parler de transfictionnalité qu’à partir de tels systèmes ? Dans la littérature médiévale, il n’est pas rare, ainsi, qu’un personnage parmi les plus célèbres (mais pas nécessairement), Gauvain ou Lancelot (mais aussi Perceval lors de sa première occurrence), apparaisse anonymement dans le texte, mène un certain nombre d’aventures, en taisant son nom, et que la révélation de ce nom intervienne comme une sorte de dénouement, proche, d’une certaine manière, du fonctionnement de l’auctoritates, c’està-dire rassemble des aventures comme Aristote des propositions. La conjointure de Chrétien ne transgresse en rien la dynamique de la littérature médiévale : elle l’utilise24. Si, dans la littérature moderne, les phénomènes de transfictionnalité désignent, en les transgressant, les limites de la fiction, dans la littérature médiévale, fondée sur la translatio, ce sont les procédés de fixation – et en premier lieu celui de l’autorité – qui marquent les bornes de la littérature traditionnelle et ouvrent le champ de sa transformation. C’est à partir d’eux que la genèse des formes va évoluer pour aboutir à la littérature « moderne ». 24. Et elle n’est surtout pas « moderne ». L’attribution de ce qualificatif à des textes du Moyen Âge (comme d’ailleurs aux textes antiques et aussi à des textes plus récents, réputés « difficiles ») signifie essentiellement que celui qui l’emploie les désigne comme « lisibles » pour un lecteur conçu comme étant seulement capable d’apprécier l’écho de ses propres préoccupations. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 41 CONTINUATIONS Car, comme il a été dit plus haut, cette même dynamique de la translation est à l’origine de la fixation des formes. Le mouvement de transfictionnalité de la littérature médiévale (si donc on accepte toujours le mot) aboutit en effet à une globalisation des possibles et à une fixation des éléments qui marquent ses limites dès que la fonction auctoriale se définit et que le principe de conversion qui alimente la dynamique de la pensée médiévale se transforme en pensée du temps linéaire – lorsque, en quelque sorte, le temps qui reste se mue en temps à venir. Un seul exemple ici en convaincra, celui du Graal luimême. Dans le Conte, comme il a été dit plus haut, Perceval ne cherche pas le graal. Le conte du Graal n’est pas un roman de la quête du Graal. L’épisode du château et la rencontre du Roi-Pêcheur ne représentent qu’un épisode de la première partie du roman, une gaffe de plus de celui que le roman présente comme le nice. Entre Chrétien et les représentations d’Excalibur 25, le monde a changé plusieurs fois de sen… La représentation la plus partagée du Graal est, sans doute, celle d’un calice orné de pierres précieuses. Elle n’existe pas dans le texte de Chrétien, mais trouve son origine dans la christianisation de sa conjointure. Le Roman de l’histoire du graal, de Robert de Boron, puis la Queste du saint Graal, texte anonyme cistercien, la consacrent, parmi d’autres. Une certaine lecture chrétienne apparaît cependant déjà dans le texte de Chrétien, dans le personnage, fort ambigu, de l’ermite. Elle n’est, dans le Conte, qu’une lecture parmi d’autres et en tant que telle, bien entendu, une tentative parmi d’autres de renouer le sens. Comme les autres, elle échoue dans ce texte-là mais trouve dans les romans qui vont suivre l’immense écho qui se fait toujours entendre aujourd’hui. 25. Une référence à la dernière imagination du Graal, celle du Da Vinci Code, s’impose peut-être – ne serait-ce que pour dire que, du point de vue du cycle, elle relève plus de la supercherie (réussie) que d’une lecture et donc d’un sen… 42 La fiction, suites et variations Nul ne sait vraiment ce que le mot graal signifie lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le texte de Chrétien. Il ne reçoit aucune détermination absolue dans le Conte : il ne s’agit pas du Graal mais d’un graal. Il apparaît avec d’autres objets, un tailloir d’argent26 et la lance blanche qui saigne, comme un élément d’une série. Là encore, le lien fait défaut et Perceval, en posant ses questions, l’aurait rétabli (c’est en tout cas ce qu’on lui dira désormais) mais, ne connaissant pas les lois, il n’ose. Un seul élément de la description renvoie le graal de Chrétien du côté du merveilleux (et non pas, d’ailleurs, du miracle) : il est serti de pierres précieuses d’un tel éclat que pâlissent sur son passage toutes les lumières de la pièce. Encore faut-il remarquer que ce type d’objet27, souvent féerique, est loin d’être rare dans la matière de Bretagne… Les linguistes ont trouvé, parmi d’autres, une étymologie gauloise du mot qui renverrait à un plat à poisson. Cette lointaine signification trouve possiblement un écho dans le texte de Chrétien puisque l’on sert quelqu’un de ce graal pendant un repas. L’ermite raconte à Perceval que celui-là, que l’on sert au château du roi méhaigné, est le propre père du RoiPêcheur, son frère à lui, l’ermite, et celui de la mère de Perceval (dont les deux [roi et ermite] se trouvent donc être les oncles) et que dans ce graal se trouve la seule nourriture dont le vieil homme « soutient et fortifie sa vie » : une hostie. On le voit, l’ermite produit du lien… Mais il n’y a pas si loin entre l’interprétation des linguistes et certains aspects de la sienne si l’on se souvient que le symbole des premiers chrétiens était un poisson… Et peut-être tenons-nous là le secret de la transformation du graal en la relique des 26. Si la lance trouve une application presque directe dans la conjointure chrétienne (elle se confond avec le javelot romain des instruments de la passion), le tailloir, plus difficile à « traduire », disparaît opportunément. 27. Alliance d’un objet domestique, souvent humble, avec les métaux les plus nobles et les pierres les plus précieuses, comme un roi qui pêche mais dans un autre registre, la figure marque son appartenance à un autre monde par son hétérogénéité même. C’est là un autre exemple de la fonction du lien dans l’imaginaire médiéval. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 43 reliques : le calice dans lequel Joseph d’Arymathie recueillit le sang de Jésus sur la croix. Toutefois Wolfram, quelque dix ans après Chrétien, ne retient pas l’interprétation de l’ermite et renvoie les conditions de possibilité de l’ordre courtois à la question de la légitimité : dans son Parzifal, le Graal est une pierre où s’inscrit le nom des rois. Preuve que l’image du calice est encore loin d’être figée au début du XIIIe siècle. Mais le Graal, déjà, se détermine comme un objet merveilleux, lié à la valeur et à la perpétuation de l’ordre. C’est comme tel que Robert de Boron le présente, mais en déterminant les processus de légitimation de l’ordre dans le lien du céleste au terrestre, ouvrant la voie à l’idée d’une monarchie de droit divin. D’une part, il inscrit la chevalerie terrestre dans une tradition céleste qui remonte au Christ (et non plus à Énée), d’autre part, en concevant son roman en trois parties, l’histoire du Graal, celle de Merlin et celle de Perceval, de Boron globalise les deux versants de la tradition qui le précèdent puisqu’il emprunte à Wace le personnage de Merlin28. Le Graal est le plat de la dernière Cène, celui dans lequel Joseph recueille le sang du Christ – pas encore un calice, mais déjà la plus sacrée des reliques puisqu’elle représente matériellement dans le monde la consécration de la Nouvelle Alliance29 et la perpétuation du plus grand des mystères. La Quête du saint Graal, enfin, est centrée exclusivement sur l’objet miraculeux : son apparition, le jour de la Pentecôte, lance l’ensemble des chevaliers de la Table ronde à sa recherche. Le récit introduit un autre héros, celui de l’accomplissement de toute quête dans la promesse de la réalisation de l’ordre suprême, indiscutable, divin. C’est Galaad, le très pur, fils de Lancelot et de la fille du Roi-Pêcheur, chevalier à l’image du Christ, qui mène la quête à son terme et lie la Jérusalem terrestre à la Jérusalem céleste, la chevalerie terrestre à la chevalerie céleste. 28. Rappelons que ni Geoffroy de Monmouth ni Wace ne mentionnent graal ni Graal. 29. Figure suprême du lien dans la conjointure chrétienne… 44 La fiction, suites et variations Avec une remarquable logique, lecture après lecture, le Moyen Âge va, dans le cycle du Graal, poser la question de la légitimité de l’ordre. Chaque texte, en produisant ses figures du lien, c’est-à-dire en réarticulant objets, personnages et situations, constitue la démonstration d’un sen au sens le plus profond politique. La question du lien entre éthique et esthétique forme le vecteur de cette « histoire » littéraire qui revendique en même temps son caractère de vérité, c’est-à-dire, dans le système médiéval, son emprise sur le réel. Et cela n’est pas seulement vrai en aval du Conte. Chrétien, en effet, s’il invente le « graal », n’invente pas le monde arthurien : il s’inscrit dans ce qui constitue déjà une tradition romanesque, dont la finalité est d’emblée de garantir les conditions du monde courtois ou, plus exactement dans ce cas, féodal30. Et ce n’est guère un hasard, on le voit, si Plantagenêt et Capétiens vont ancrer leur ascendance dans la terre gaste par excellence, Troie. C’est déjà l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth qui marque, vers 1135, l’introduction de ce qu’on appelle la « matière de Bretagne » dans la littérature européenne. Le texte est en latin, il n’y est pas encore question du graal et le propos est plutôt de fournir à la dynastie des Plantagenêt, en la personne d’Arthur, une ascendance comparable à celle qu’offre Charlemagne, héros des chansons de geste, aux Capétiens. Mais les données de la légende arthurienne sont là et Le roman de Brut, c’est-à-dire la « traduction » que donne Wace de l’Historia vers 1155, introduit la Table ronde31. C’est à ce point que Chrétien donne, dans ses versions du monde arthurien, sa vision des conditions de possibilité et de légitimité du monde courtois. 30. Les deux termes ne sont certes pas réductibles l’un à l’autre mais, comme il a déjà été montré depuis longtemps (voir les travaux de Jacques Le Goff et, dans un autre registre, ceux de Georges Duby), ils sont en étroite interaction, la littérature médiévale produisant le système des représentations courtoises dont le monde féodal vise, en quelque sorte, la réalisation. 31. « Brut », c’est-à-dire Brutus, compagnon d’Énée. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 45 On voit par ces exemples que c’est toujours la question de la garantie de l’ordre qui assure le passage d’un roman à l’autre. Les différents lecteurs de Chrétien ont bien « transfictionnalisé » le sen de départ, celui déjà de Monmouth et de Wace. Mais les personnages, les différentes intrigues et même les objets s’adaptent à la vectorisation, qui du passage du roman en vers au roman en prose, totalise peu à peu tous les textes et tous les personnages en de vastes sommes (comme Le Morte d’Artu) où (contrepartie de la christianisation ou sa conséquence directe) le questionnement éthique sur le fondement des valeurs courtoises est remplacé progressivement par des visées idéologiques, et chaque élément déterminé par l’ensemble. À la fin du Moyen Âge, cette globalisation a figé tous les possibles. Et Don Quichotte marque en quelque sorte cette réification. Dans la constitution du nouveau pacte littéraire, la conception d’un monde référent, réel, soumis à des lois objectives, irrécusables, séparées du sujet, conduit au statut de la fiction tel qu’il est encore, parfois, envisagé aujourd’hui par les théoriciens, à partir des théories de la vraisemblance et de la mimesis. Cela jusqu’au romantisme, c’est-à-dire jusqu’au moment où ce pacte, qu’on pourrait qualifier de « classique », est remis en question, quand ceux qui se nomment eux-mêmes « romantiques », en référence aux « vieux romans » du Moyen Âge mais aussi au processus de « romantisation » médiéval, décident de mettre l’auteur à « la place du mort ». CONCLUSION : THE WASTE LAND Car si l’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société, comme l’écrivait Roland Barthes en 1968, [c’est] dans la mesure où, au sortir du Moyen Âge, […] elle a découvert le prestige de […] « la personne humaine ». Il est donc logique, continue-t-il, que, en matière de littérature, ce soit le positivisme […] qui ait accordé la plus grande importance à la « personne » de l’auteur (2002 : 40). 46 La fiction, suites et variations Et Barthes a sans aucun doute raison : l’humanisme invente l’auteur-personne, origine et horizon de définition des possibles du texte. On connaît la suite du raisonnement : « l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa confidence » (2002 : 41). Barthes date la mort de l’auteur de la « naissance du sujet de l’écriture » – « vide en dehors de l’énonciation même qui le définit » – c’est-à-dire, pour lui, de l’idée mallarméenne de l’impersonnalité, « que l’on ne saurait à aucun moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste » (2002 : 41). Mais il semble que, dans une certaine mesure, la critique ayant aujourd’hui assumé son « inconscient romantique » et Mallarmé apparaissant justement comme l’une des courroies de transmission des idées romantiques32, ce ne soit plus un secret pour personne : le romantisme pense déjà l’auteur à la place du mort. De Chateaubriand, écrivant « assis dans son cercueil » des mémoires d’outre-tombe, à l’Ismaël de Herman Melville, revenu à la vie dans un cercueil-bouée pour porter témoignage de la catastrophe d’Achab, jusqu’à Gustave Flaubert, se déclarant « mort plusieurs fois », ou à Stéphane Mallarmé, écrivant à ses amis qu’il est « parfaitement mort », la continuité est remarquable. Car, comme le Moyen Âge produisant ces fictions d’autorités que constituent les « trouveurs » de formes ou de livres, c’est bien tout le XIXe siècle qui produit des fictions d’autorités mélancoliques. Par elles, c’est là un élément majeur de la révolution romantique, l’auteur garantit son « autorité » dans la mise en scène d’une crise intérieure dont le Tournon de Mallarmé reste sans doute encore l’exemple le plus célèbre. 32. L’expression « d’inconscient romantique en jeu dans la modernité » est tirée de l’avant-propos de L’absolu littéraire (Nancy et LacoueLabarthe, 1978), l’un des premiers textes à défendre en France l’idée que la « modernité » se construit sur les principes romantiques qu’elle « refoule » comme tels. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 47 S’il ne reconnaît pas cet « inconscient romantique », Barthes toutefois l’analyse dans ses conséquences formelles. L’« éloignement de l’auteur », dit-il, transforme fondamentalement le texte moderne qui devient un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet […] l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles (2002 : 43). En conséquence, le « vrai lieu de l’écriture », « c’est la lecture » : [U]n texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, c’est le lecteur […] l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie (Barthes, 2002 : 45). On ne peut s’empêcher de retrouver, dans cet « homme sans contenu33 », un écho du troubadour médiéval qui « autorise » son propos de sa position fondamentale de lecteurtraducteur. Il est d’ailleurs un texte « moderne » qui dit, précisément, cela. Ce n’est ni un texte critique ni, à proprement parler, une « fiction » mais l’une des ultimes « traductions » du cycle du Graal : The Waste Land. T. S. Eliot place, lui aussi, au centre de son poème, la question des terres gastes, comme son titre, précisément, l’indique. Le poème utilise six 33. C’est le titre d’un livre de Agamben (1996). 48 La fiction, suites et variations langues, se construit sur des dizaines de citations, empruntées à tous les genres et à toutes les époques, plus ou moins identifiées par un réseau de notes donné par l’auteur luimême – qui place ainsi son lecteur, fatalement, en position de nice, toujours en deçà d’un savoir toujours en miettes, comme « un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil », dit le poème. Le lecteur, ce « vrai lieu de l’écriture », « cet homme sans contenu », tient, dans le poème d’Eliot, la place de Perceval dans le cycle du Graal. Du lecteur, de cet « homme sans contenu », Eliot fait donc le héros, quarante ans avant Barthes, de la question de l’autorité. La transfictionnalité se révèle alors, littéralement, comme principe d’une écriture poétique. Si, comme le dit Jean Baudrillard, le crime parfait de la fin du XXe siècle est d’avoir fait disparaître la réalité, il s’agit peut-être alors d’une sorte de meurtre rituel grâce auquel la transfictionnalité acquiert statut de fonction poétique, dans des modalités du pacte littéraire où l’auteur occupe la place du mort pour garantir la fonction d’autorité en termes de lecture. La transfictionnalité, disait Richard Saint-Gelais34, suppose à la fois la répétition et la rupture. Et René Audet distinguait le « raconter plus » du « raconter autrement » dans les reprises. Ne pourrait-on simplement rappeler, pour finir, la différence de nature qui existe entre un discours qui va de l’avant – oratio prosa – et un discours qui fait retour – versus – depuis au moins la rhétorique latine ? Le second est défini comme une tension entre les phénomènes de rupture et de répétition que suppose l’image du sillon – sens premier du mot versus. Cette tension définit… la poésie. Cela induit-il que la transfictionnalité intervienne, pour la modernité, comme une sorte de seuil, un lieu « catastrophique » de retournement de la fiction où elle s’abolirait en tant que prose ? C’est peut-être l’une des questions que la littérature médiévale et son devenir posent à la littérature « moderne ». 34. Lors du colloque sur la transfictionnalité, tenu à Québec, du 4 au 6 mai 2005. Translatio médiévale et transfictionnalités modernes 49 BIBLIOGRAPHIE AGAMBEN, Giorgio (1996), L’homme sans contenu, Paris, Circé. AGAMBEN, Giorgio (2000), Le temps qui reste, Paris, Payot & Rivages. (Coll. « Bibliothèque Rivages ».) AGAMBEN, Giorgio (2005), Profanations, Paris, Payot & Rivages. (Coll. « Bibliothèque Rivages ».) BARTHES, Roland (2002), « La mort de l’auteur », dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Seuil, p. 40-46. BLAISE, Marie (2002), « Le haut pays sans nom », Romantisme, « Paysages de la mélancolie », no 117, p. 77-98. BLAISE, Marie (dir.) 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ZUMTHOR, Paul (1993), La mesure du monde, Paris, Seuil. TRANSFICTIONNALITÉ EN RÉGIME NON NARRATIF Irène Langlet Université de Rennes 2 Une bonne introduction aux propos qui suivent fut trouvée par hasard par mon fils de 11 ans : après avoir passé des semaines à dessiner une carte exhaustive de la Terre du Milieu, il décréta un soir qu’il allait écrire un roman : puisqu’il savait tout de l’œuvre de JRR Tolkien, il n’avait plus d’autre choix que d’y inscrire une nouvelle histoire pour continuer d’en profiter. « Je sais déjà tout ce qu’il faut décrire », déclara-t-il, le reste du roman ne présentant apparemment pas de difficulté. Voilà une inversion intéressante de l’usage ordinaire de l’annexe non narrative à une fiction romanesque : au lieu que la carte serve, tout bêtement, à lire le roman, et qu’elle en soit un prolongement statique, englobant par définition toute l’histoire et impliquant un usage en quelque sorte externe, la carte ici a servi à prolonger dynamiquement la fiction, à articuler une figuration métafictionnelle et un projet transfictionnel. On s’en doute déjà à la lecture de telle préface fictive de Pierre Choderlos de Laclos ou d’Italo Svevo : cette combinaison d’attitudes interprétatives logiquement incompatibles (fiction/métafiction) nourrit le monde fictionnel, le plaisir lié à son usage, bref : l’activité fictionnante. Toutefois, il serait bien étonnant que ces expansions de la fiction par des préfaces, lexiques, cartes ou chronologies fictionnels se fassent sur le même mode que des continuations narratives, notamment parce que les premières se donnent généralement comme des synthèses englobant tout 52 La fiction, suites et variations l’univers fictif, et non les secondes (qui ne peuvent atteindre ce résultat que par ricochet, au moyen d’un récit singulier). Certes, la fiction narrative, on s’en doute, rôde dans toute notice de glossaire fictionnel, ou carte de contrée imaginaire : ce sont des matrices de production de récits. Mais si l’on a admis que l’exploitation fictionnelle de ces annexes non narratives supposait une combinaison de deux attitudes contradictoires (attitude externe ou interne à la fiction1), alors on sera évidemment attentif aux effets de retour du non narratif sur le narratif, même et peut-être tout particulièrement dans ces dispositifs non seulement autographes, mais encore internes aux ouvrages : nous pourrons ainsi examiner et exploiter la notion de transfictionnalité en laissant provisoirement en réserve la difficile question de la cohérence fictionnelle des continuations allographes. Sans entrer dans le détail de tous les types envisageables d’expansion non narrative de la fiction, commençons par un aperçu de leur considérable diversité et de l’intérêt que la science-fiction y présente. C’est la lecture qui organisera cette typologie, où trois grands blocs apparaissent assez vite. Dans le premier, les documents classés par ordre alphabétique : lexiques, glossaires, encyclopédies, annuaires, index, concordanciers, etc. L’intérêt du corpus de science-fiction réside ici dans sa propension, que certains ont dite constitutive2, à la fabrication de mots nouveaux : un glossaire y est désirable, et adopte un fonctionnement puissamment transfictionnel. Dans le détail de chaque notice, ces documents peuvent être de parfaits petits récits ; c’est le mode de classement qui leur donne une opérativité différente de la syntaxe narrative, en poussant la lecture vers un mode réticulaire. Une sous-typologie est nécessaire pour ce premier bloc : certains documents y gardent une perspective strictement interne à la fiction (par exemple le « Lexique de l’Imperium » dans Dune) et sont rédigés comme pour être lus par 1. Pour une définition fine de ces deux attitudes lecturales et de leurs enjeux, voir Saint-Gelais (2002 : 59). 2. Par exemple, voir Angenot (1978). Transfictionnalité en régime non narratif 53 des habitants du monde fictionnel ; d’autres en revanche nécessitent une perspective métafictionnelle : c’est le cas des index, mais cela peut se produire aussi dans les encyclopédies ou annuaires de personnages (dans ce cas, leurs « coordonnées » sont bien sûr les textes où ils apparaissent et non leurs dates de naissance et de mort, leur domicile et leurs hauts faits). Ils montrent qu’une posture par essence métafictionnelle et non narrative peut devenir un puissant générateur de récits transfictionnels – à sa manière, intensément combinatoire entre les deux postures interne et externe à la fiction, et redevable bien entendu à une accentuation particulière de la lecture en réseau qui caractérise tous les documents de ce premier bloc. Le deuxième bloc contient des documents dont la nature rend cette lecture en réseau obligatoire, car le texte n’y est qu’une composante dans une figure globale : ce sont les cartes, chronologies, statistiques ou généalogies. Constitutivement, ils sont donc hétérogènes au récit, même si la chronologie et (à titre plus complexe) la généalogie s’occupent, comme le texte narratif, d’une mise en figure du temps : leur mode de figuration non narratif n’en apparaît que mieux – surtout dans la science-fiction, qui est sans doute, en tant que littérature d’anticipation, un des seuls genres narratifs à élaborer en objet de la fiction et du récit le processus temporel lui-même. Dans le troisième bloc, la lecture ne quitte pas son déroulement linéaire : ce sont les discours didactiques ou rhétoriques, les exposés, les essais, voire les poèmes lyriques. Dans le cadre des univers imaginaires, ces expansions textuelles sont évidemment, comme le réseau de lecture d’un lexique ou d’une carte, très recherchées puisqu’elles viennent apparemment combler les lacunes de l’encyclopédie mentale du lecteur (on sait bien, d’ailleurs, qu’ils ne comblent rien du tout : le plaisir est dans cette accumulation). Mais du fait qu’elles engagent une énonciation extérieure à la narration (même si c’est un personnage de la fiction qui parle3), elles 3. C’est pourquoi je ne distingue pas entre extensions non narratives allographes ou autographes. 54 La fiction, suites et variations effectuent un retour analytique sur cette dernière : qu’il soit de l’ordre de la méditation confuse (par exemple les « Sagesses de Dune » qui émanent des extraits mis en exergue de chaque séquence narrative4), de la patiente reconstitution historique (exergues des chapitres de Fondation d’Isaac Asimov) ou du débat politique (« A few notes on the Culture » de Iain M. Banks5), ce retour analytique montre ce que font de et à la fiction les annexes non narratives en général, dans la science-fiction en particulier, et dans ce troisième type d’annexes tout particulièrement. Non seulement elles possèdent une « transfictionnalité intrinsèque » (leur narrativité potentielle : projection du narratif sur le non narratif), mais surtout et inversement leur type discursif est crucial dans la poursuite de l’expansion fictionnelle (effet de retour du non narratif sur le narratif). Explorons-en maintenant quelques exemples en détail. DES LEXIQUES Les glossaires qui terminent certains romans de sciencefiction illustrent cette fascinante propriété transfictionnelle bien mise en évidence par Richard Saint-Gelais dans « La fiction à travers l’intertexte » : les textes transfictionnels ne comblent jamais quoi que ce soit : certes, ils peuvent ajouter quantité d’éléments fictifs, mais ils n’épuisent pas les incomplétudes originales, sans compter qu’ils en suscitent de nouvelles (2002 : 64). Exemplaire à plus d’un titre, le « Lexique de l’Imperium » est un petit dictionnaire placé en appendice de Dune, de Frank Herbert ([1965] 1972). Il élabore un jeu inévitable, 4. J’emprunte ce beau résumé de leur fonctionnement à Klein dans sa préface au Cycle de Dune (2003). 5. Essai datant de 1994, diffusé en ligne et libre de droits, consultable sur de nombreux sites Web, par exemple à l’URL http://www.cs.bris.ac.uk/ ~stefan/culture.html. Voir plus loin pour l’analyse de ce texte et de son mode de diffusion. Transfictionnalité en régime non narratif 55 et très calculé, d’information superflue/lacunaire : même une très inoffensive « lampe à suspenseur » (douzième ligne du roman), à laquelle un lecteur de science-fiction accorderait tout au plus une fonction indicielle et qu’il n’éprouverait donc pas le besoin d’expliciter par une définition, a droit à la notice suivante : Suspenseur : application de l’effet de phase d’un générateur de champ Holtzman. Le suspenseur annule la gravité dans certaines limites relatives à la masse et à l’énergie consommées ([1965] 1972, t. 2 : 408). Encouragé par cette saturation stylistique où il reconnaît évidemment l’un des signaux génériques les plus nets de la science-fiction, le lecteur qui aura été jusqu’à cette notice poursuivra donc probablement jusqu’à « Holtzman (effet) : effet de répulsion négative d’un générateur de bouclier » ([1965] 1972, t. 2 : 398). S’il poursuit vers « Bouclier », il sera récompensé par une belle définition de dix lignes, laquelle à son tour renvoie à d’autres, etc. On voit quelle est l’opération de lecture recherchée par ce lexique : non pas répondre aux questions, mais les organiser en réseau tout en les jalonnant de départs possibles de récits (les inventions extraordinaires d’un certain Holtzman). D’ailleurs, pour celui qui chercherait « Dune » dans le lexique (car le roman n’utilise jamais ce terme ailleurs qu’en titre), le mot n’y est pas, mais on trouve son pluriel : « Dunes (hommes des) : désigne tous ceux qui travaillent dans le sable (chasseurs d’épice et autres), sur Arrakis » ([1965] 1972, t. 2 : 394). Je vous laisse imaginer ce qui apparaît à l’entrée « Épice »6, et j’arrête ici (à regret) la visite du labyrinthe lexicographique, pour en retenir deux choses. D’une part, que la lacune y est productive en termes de récit, à divers titres ; ce que l’on a coutume de désigner comme « blancs » ou « trous » du texte narratif y prennent bien plutôt une allure de « bosse » narrative. D’autre part, 6. Ce mot désigne, on s’en souvient, une substance qui est au cœur de l’intrigue, et qui accorde à ceux qui la consomment des pouvoirs spatiotemporels très convoités. 56 La fiction, suites et variations que la réticulation de la lecture génère toute une élaboration « parafictionnelle » (invention de machines, colonisations de systèmes solaires, sociétés futures) en marge du récit. Il existe bien sûr des romans de science-fiction sans lexique, qui doivent encoder dans la seule narration le déploiement de l’univers fictionnel. On peut aussi, bien entendu, lire Dune sans effectuer ce parcours encyclopédique en réseau : je ne souhaite à personne l’ennui sidéral qui se dégagerait de cette lecture. Ce qui fait évidemment retour sur la procédure narrative d’élaboration de la fiction, c’est le zigzag subjectif constitutif de la lecture de dictionnaire : le lexique active une forme de vigilance réticulaire de la lecture, personnelle à chaque lecteur (d’où son plaisir, individualisé), qui traquera dans le récit tout départ possible d’autres récits ramifiés – c’est pourquoi tout lexique se pose comme intrinsèquement transfictionnel : non seulement par déploiement des non-dits ou sur-dits calculés de ses notices, mais aussi parce qu’il rabat ces déploiements sur le roman lui-même, qui ne reste pas, en son for narratif, indemne de cette complémentation. DES CARTES Ce que le lexique fait avec une savoureuse lenteur, par recoupements patients entre un texte narratif, un texte non narratif et la fiction qui s’en nourrit selon deux procédures discursives combinées, la carte le fait plus automatiquement. On ne « lit » en effet une carte que par abus de langage, auquel nous pousse il est vrai le caractère hybride de cet objet : à la fois texte (toponymes, légende) et image (dessin, couleurs). Du coup, il n’y a pas d’autre lecture possible que réticulaire d’une carte ; la narrativité est d’emblée débordée par cet autre mode d’élaboration de la fiction, qui s’ajoute à l’interprétation classiquement narratologique des toponymes (coordonnées sémantiques du récit : temps + lieu d’une action). La carte redouble donc la « carte mentale » du lecteur, nécessairement dépendante de la conduite narrative du récit, comme en témoigne une extraordinaire page de Transfictionnalité en régime non narratif 57 « déductions galactographiques » d’un site consacré au cycle Fondation, d’Isaac Asimov7 : Cette page permet de mettre en évidence le raisonnement qui m’a permis, à l’aide des œuvres d’Isaac Asimov [toutes citées avec *], de placer la plupart des astres dont il fait mention, réels ou imaginaires. Il m’a bien sûr fallu négocier [sic] entre connaissance scientifique actuelle, imaginaire d’Asimov, et parfois même entre ses différentes oeuvres8. Cette entreprise transfictionnelle, comme la machine des frères Strougatski mise à l’honneur par l’article de SaintGelais cité plus haut, met en évidence ce qui d’habitude reste enfoui dans le silence hyperactif de l’activité fictionnante : ici l’étroite soumission de la galactographie aux narrations qui l’évoquent – et la combinaison des perspectives interne et externe à la fiction : nous en reparlerons. Si une carte accompagne le roman, les toponymes s’insèrent tout de suite dans une lecture en réseau qui projette son mode d’élaboration fictionnel (figuration d’un ou de plusieurs territoires) sur la narration9. Dans un très beau cycle de science-fiction québécoise, Tyranaël (Vonarburg, 1996-1997), non seulement une mais quatre cartes introduisent les volumes : le même territoire y est représenté, d’une part avec et sans la mer qui en découpe les bordures, d’autre part avec deux systèmes toponymiques, donc deux identités différentes, « Virginia » et « Tyranaël » (« avec » et « sans la mer »). Or cette narration d’univers parallèles emprunte la forme d’un véritable tourbillon énonciatif, dont les fils conducteurs sont donnés par les cartes, mode non narratif d’élaboration de la fiction. 7. Cycle imposant qui compte (à ce jour) sept volumes autographes, quatre allographes, sur une période allant de 1942 à 2001. 8. Site personnel de Jean-Claude Monot, URL (septembre 2005) : http://perso.wanadoo.fr/monot.jc/index.htm#/monot.jc/themes/fondat.htm. 9. Peut-être cela explique-t-il le si fréquent recours à la carte des romans de fantasy, qui privilégient des schémas narratifs de quête dans un territoire (mais il resterait à comprendre pourquoi la fantasy privilégie le schéma de quête). 58 La fiction, suites et variations DES CHRONOLOGIES Certaines annexes synthétisent la chronologie des romans : au lieu de clore sur lui-même le futur sciencefictionnel, ces tables ont fréquemment pour effet d’en déployer les possibles : soit parce que la série des millésimes (colonne de gauche sur les figures 1 et 2) lance une ligne de fuite vers un futur toujours plus lointain (par exemple, chez Olaf Stapledon dans Last and First Men, [1930] 1972), soit parce que les intitulés correspondants résument de façon nécessairement lacunaire, ou plutôt condensée, les événements considérés (encore une « bosse » narrative) – surtout s’il y a plusieurs colonnes à droite (événements, découvertes, arts, etc.), répartissant des types d’événements dont la corrélation reste à narrer : c’est le cas pour le tableau10 accompagnant l’« Histoire du futur » de Robert Heinlein (série de récits écrits de 1939 à 1950). Détail favorisant plus encore l’activité transfictionnelle guidée par le tableau : Heinlein n’a pas publié les nouvelles en suivant l’ordre de son tableau, générant par là-même des vides considérables dans la narration. Les « Échelles de temps » de Stapledon (voir annexe) sont un autre cas de figure intéressant : en ponctuant de façon de moins en moins précise, par emboîtement à progression géométrique, les chapitres de son histoire de l’humanité dans le futur, il invite presque le lecteur à une narration concurrente – surtout que le récit n’accorde aucune chance à la survie de l’humanité en question. Là encore, l’annexe non narrative formalise, en l’accentuant, ce que la narration développe : l’inférence d’une histoire fictive (forcément) du futur. La science-fiction est généreuse en dispositifs narratifs de toutes sortes pour figurer ces temporalités : par exemple, mettre en scène des personnages à la recherche d’une « très vieille légende »… dans laquelle le voyage spatial est chose courante depuis des millénaires (effet de démultiplication des futurs) : c’est le cas 10. On trouvera ce tableau par exemple dans Heinlein ([1950] 1979), mais on ne le trouvera pas dans l’édition la plus récente (voir plus loin). Transfictionnalité en régime non narratif 59 dans Des milliards de tapis de cheveux, d’A. Eschbach ([1995] 1999). Mais expliciter l’inférence temporelle peut vider complètement de sa raison d’être un univers sciencefictionnel, qui s’appuyait précisément sur des floutages temporels : ce serait le cas pour Eschbach11, c’est le cas pour les suites récemment données au cycle de Dune par le fils de Herbert12. Pour le coup, c’est un bon exemple (même s’il est décevant) des effets de retour du non narratif sur le narratif. Toutes choses étant égales par ailleurs, ces suites de Dune rappellent un peu l’émoi suscité par la suite donnée aux Misérables13 : telle contrainte textuelle n’autorise peutêtre pas une expansion transfictionnelle réussie14. Le noyau narratif d’extrapolation temporelle pourrait être l’une de ces contraintes indépassables pour la science-fiction, toute chronologie affichée non narrativement dénaturant l’œuvre. La plus récente réédition chez Folio-SF (2004) de l’Histoire du futur d’Heinlein fait ainsi le choix de ne pas publier son tableau chronologique. Mais les auteurs les plus malins contournent cette difficulté prévisible (expansion nécessaire mais décevante de la fiction du futur) par des stratégies plus subtiles, qui débouchent sur le dernier type de prolongement non narratif que j’examinerai ici : l’exposé didactique, l’essai et toutes les annexes discursives. Mais je reviens d’abord à un cas de figure du premier bloc, parce qu’il combine l’immersion dans l’expansion fictionnelle (perspective interne) et le surplomb critique que les annexes discursives exploitent stratégiquement (perspective externe). 11. Eschbach lui-même semble être tombé dans ce piège en publiant en 2001 un gros roman, Kwest, censé être une « prequel » des Milliards de tapis de cheveux – sévèrement accueilli par la critique spécialisée. Voir par exemple Della Chiesa (2002). 12. Voir la critique que j’en propose (Langlet, 2003). 13. Voir Cérésa (2001). 14. Une discussion théorique sur ce point est bien évidemment engagée par Saint-Gelais (2002 : 64-65). 60 La fiction, suites et variations DES CONCORDANCIERS Dans les index, ou concordanciers, les entités fictives d’un univers transfictionnel sont recensées par ordre alphabétique avec une brève description et un renvoi aux différents textes où ils apparaissent. La galactographie asimovienne dont il a déjà été question engage partiellement ce type d’entreprise15 ; il en existe une de l’univers de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith16 (35 nouvelles et un roman publiés de 1945 à 1966). Introduite par le même type de précautions méthodologiques que la galactographie, elle en dit déjà un peu sur l’absence de naïveté de ces compilateurs passionnés : Du point de vue de la critique littéraire, on peut estimer que toutes les histoires [du cycle] sont vraies au meilleur sens du terme ; le contraire ne nous conduit qu’à l’absurdité. Doit-on en conclure pour autant que Winston Churchill, Sherlock Holmes [sic !] et Georges Bernard Shaw sont des personnages de fiction ? Si le lecteur souhaite croire que Cordwainer Smith état un Seigneur de l’Instrumentalité venu à notre époque depuis le lointain futur et qu’il a rédigé de mémoire […] son propre passé, il ne m’appartient pas d’en discuter. […] Pour les cas où dates ou commentaires se contredisent, j’ai choisi ceux qui convenaient le mieux à mes théories. Vous êtes priés de m’imiter (Lewis, [2000] 2004 : 132-133). Ces préambules montrent bien qu’on est devant des textes de métafiction assumée, dont le scrupule analytique le dispute à l’ironie théorique face aux problèmes de la pluralité des mondes interprétés. Comme le lexique ou la carte, le concor15. Le même Monot propose d’ailleurs sur son site une chronologie du cycle assortie d’indications techniques, c’est-à-dire historiographiques, encore plus scrupuleuse que la cartographie. 16. De son vrai nom Paul Linebarger. Pour l’anecdote, l’un des inventeurs et théoriciens de la « Guerre psychologique », qui lui valut d’être conseiller militaire de John Kennedy. Ce en quoi il suivait les traces de son propre père, qui fut conseiller de Sun Yat Sen… Transfictionnalité en régime non narratif 61 dancier génère des départs possibles de récits, mais selon une procédure et sur un plan pragmatique différents. La mise en réseau de la lecture s’accompagne ici de facto d’une entreprise critique, puisque le monde fictif est raccroché aux textes narratifs qui lui donnent naissance. Les départs de fiction sont donc dépendants de ce fondement textuel constamment rappelé, et les expansions narratives potentielles se trouvent virtuellement prises dans un réseau de textes et non plus seulement d’entités fictives : le jeu transfictionnel est d’avance inter- ou transtextuel. On a là une combinaison intense des deux postures interprétatives de la lecture de fiction : celle qui, de l’intérieur, « parafictionnalise » en multipliant les récits virtuels inférés du récit réel et celle qui, de l’extérieur, « consid[ère] les entités fictives comme fictives, déterminées de part en part par le texte qui les instaure » (Saint-Gelais, 2002 : 59). Le résultat est une étrange lucidité textuelle, qui, loin de limiter le plaisir de l’expansion fictionnelle, semble lui accorder la volupté supplémentaire de deux contraintes productives combinées : contrainte sémiotique et contrainte poétique. L’exploration d’un exemple nécessiterait donc, on l’aura compris, non seulement le circuit labyrinthique testé plus haut dans le « Lexique de l’Imperium », mais aussi l’analyse narratologique et intertextuelle des textes auxquels renvoient les notices : tout départ de récit en est en effet la combinaison des résultats. Ainsi, au hasard, la notice « Lac asséché d’Irène la Damnée » engagerait une vingtaine d’entrées serrées (et évidemment le concordancier tout entier de façon plus lâche) et au moins une tétralogie de nouvelles17. On sent déjà, à cet exemple, à quel point la place (et peut-être la patience de mon lecteur) me manquerait ici ; je donne donc seulement la conclusion prévisible : que dans sa double exigence transfictionnelle et transtextuelle le 17. À savoir la trilogie de Casher O’Neill (« La planète aux gemmes », « La planète des tempêtes » et « La planète des sables ») et « Jusqu’à une mer sans soleil », tous rassemblés dans le tome II de l’édition française la plus récente : voir Smith (2004). 62 La fiction, suites et variations concordancier ne fait jamais que rendre plus net un processus qui est celui de toute opération d’expansion de la fiction, où aucune entité fictive ne se conçoit indépendamment du medium (ici, des textes) qui lui donne une existence. Que les usages de la fiction projettent stratégiquement ces entités ailleurs que dans leurs textes d’origine, c’est une évidence, mais une évidence qui engage les stratégies complexes de « bricolage mental » (Schaeffer, 1999 : 327) que la transfictionnalité met en évidence, et dont j’examine maintenant un dernier cas non narratif. DES ESSAIS Le premier volume18 du cycle de la Culture, space opera de Banks amorcé en 1987, se prolonge par des « appendices » : trois exposés issus d’un ouvrage d’histoire fictif (publié par un certain Parharengyisa Listach Ja’andeesih Pétrain dam Kotosklo en 2110) et un « Dramatis personæ »19. L’un des trois exposés est l’abrégé chronologique d’une guerre interstellaire, dont le rabattement sur l’épaisseur du récit pourrait, comme on l’a vu dans l’examen des annexes chronologiques, être décevant ; Banks s’en sort ainsi : « Cette guerre a été d’une portée et d’une durée limitées, et n’a jamais concerné plus de 0,2 % de la galaxie en termes de volume, et 0,1 % en termes de population stellaire » ([1987] 1993 : 628). Cette pirouette donne à la fois le ton et la stratégie de l’auteur : parfaitement conscient qu’un univers science-fictionnel génère une intense activité transfictionnelle, il en manipule les outils privilégiés que sont les annexes non narratives. Sa méthode est celle du débat historiographique : en truffant son exposé de considérations critiques, il se sert du levier métafictionnel pour ironiser d’avance sur les expansions qui seront données, y compris 18. Tous les volumes du cycle sont disponibles en anglais chez Orbit Books et en français chez Robert Laffont, collection « Ailleurs et demain », et au Livre de poche. 19. Pour l’analyse de ce dernier, voir l’étude que je propose dans « Le réalisme virtuose du personnage science-fictionnel » (Langlet, 2004). Transfictionnalité en régime non narratif 63 par lui-même !, à sa fiction. Les volumes suivants, d’ailleurs, rendent inutiles (au moins directement) 80 % des annexes du premier : aucun personnage en commun, un espace-temps sans aucun rapport20. La seule chose qui reste, c’est l’univers de la Culture qui sert de cadre aux récits ; or, c’est une utopie ouverte, du point de vue tant des espaces que des institutions ou des idéologies, c’est-à-dire une société délocalisée, hédoniste, anarchiste, éthique et cynique, qui met en place des opérations de régulation politique dans la galaxie (au besoin par la force) chaque fois qu’une situation lui est éthiquement insupportable. On voit donc comment interagissent les choix narratifs (dans les récits, tous passablement compliqués) et les choix non narratifs (dans les annexes, pleines de borgésiennes arguties). En ce sens, toute extension de type encyclopédique de cet univers est par nature un essai ; celui qui s’intitule « A few notes on the Culture » est le plus spectaculaire. Libre de droits sur Internet depuis 199421, on le trouve partout, dans des environnements très différents : sur des sites de science-fiction, mais aussi sur des pages personnelles, les archives du Guardian ou le blogue d’un photographe de mode22. Cela n’est pas sans importance : le texte a beau s’ouvrir sur cet incipit : « Commençons par le plus important : la Culture n’a pas d’existence réelle. Ce n’est qu’une fiction. Elle n’existe que dans mon esprit et dans 20. Cet abandon délibéré des pivots habituels de la transfictionnalité (personnages, familles, histoires) constitue la différence principale entre Banks et Herbert, par exemple, qui compose aussi ses annexes avec un luxe considérable de discussions de détail ; mais dans l’univers de Dune, qui reste structuré par les lignées de personnages, ces discussions ne font retour sur la narration que pour produire cet effet d’« intrigues de cour galactiques » inépuisable depuis 1965. 21. Les mentions légales le disent avec humour : « Commercial use only by permission. Other uses, distribution, reproduction, tearing to shreds etc. are freely encouraged provided the source is acknowledged. » [« Usages commerciaux strictement réservés. Les autres usages, distribution, reproduction, déchiquetage en confettis, etc. sont franchement encouragés, pour peu que la source soit mentionnée. »] 22. Plus de 800 réponses avec le titre complet sur Google (consultation le 14 avril 2005). 64 La fiction, suites et variations celui des gens qui l’ont rencontrée dans mes histoires » (Banks, [1994] 1996 : 25)23, il fait « exister » d’emblée son petit échafaudage fictionnel dans les pages Web d’une communauté de lecteurs hétéroclite parfaitement à l’image de la société qu’il décrit ! Ce n’est pas le moindre paradoxe de cet essai, qui développe 52 000 signes de considérations parfaitement posées, rédigées de telle sorte que leur statut reste indécidable, entre l’extrapolation transfictionnelle et le débat politique métafictionnel. Toutes les propositions de l’essai peuvent ainsi, d’un moment à l’autre, basculer d’un côté ou de l’autre, à la faveur notamment de rappels très calculés (c’est-à-dire pas tout le temps, et la plupart du temps ironiquement) de la posture métafictionnelle signalée en ouverture. L’un des derniers paragraphes le montre assez bien : Pour finir, un mot de la cosmologie complètement bidon étayant la « propulsion stellaire » si peu crédible mentionnée dans les récits de la Culture. Vous êtes peut-être capables d’avaler tout ce que je viens de raconter, y compris l’hypothèse d’une espèce humanoïde ne connaissant apparemment ni la cupidité, ni la paranoïa, ni la stupidité, ni le fanatisme, religieux ou non, mais vous n’avez pas encore tout vu. Attendez un peu de lire ça… (Banks, [1994] 1996 : 50)24. L’invitation à la lucidité, qui cible dans un premier temps les récits du romancier, se déplace ensuite vers les fondements bien-pensants du genre de l’utopie (qui ne relèvent pas de la fiction) ; et le texte se poursuit par un exposé d’astrophysique délirant. L’essai, consacré à une explicitation de l’univers fictionnel de la Culture, parvient donc à placer la fiction sous 23. Texte original : « Firstly, and most importantly : the Culture doesn’t really exist. It’s only a story. It only exists in my mind and the minds of the people who’ve read about it. » 24. Texte original : « Lastly, something of the totally fake cosmology that underpins the shakily credible stardrives mentioned in the Culture stories. Even if you can accept all the above, featuring a humanoid species that seems to exhibit no real greed, paranoia, stupidity, fanaticism or bigotry, wait till you read this… » Transfictionnalité en régime non narratif 65 la tutelle de la non-fiction, les histoires imaginaires sous celle des idées et la narration sous celle de ce discours non narratif. Mais d’une manière telle, c’est-à-dire avec un dispositif et un système idéologique tels, que les romans n’en seront pas pour autant des romans à thèse ! En témoigne le petit jeu de capture fictionnelle qui conclut le texte, signé « Iain M. Banks (Sun-Earther Iain El-Bonko Banks of North Queensferry) » – autrement dit, puisque cette déclinaison du nom suit les critères onomastiques de la Culture, par un monsieur de la Culture, qui nous donne aussi ses « Meilleurs vœux pour l’avenir » ! Reprise de volée de la fiction narrative sur le discours non narratif. C’est dans l’espoir d’avoir un peu éclairci les règles de cette intense transaction fictionnelle entre le narratif et le non narratif que je termine sur cette invitation au futur, où la fiction serait peut-être un peu moins le « bricolage cognitif » plus ou moins défini par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ? (1999), sans perdre pour autant son extraordinaire capacité à nous faire travailler plaisamment. 66 La fiction, suites et variations FIGURE 1 Olaf STAPLEDON, Les Derniers et les Premiers [Last and First Men, 1930], Denoël, « Présence du Futur », 1972. ÉCHELLE DE TEMPS (Il y a) 2000 ans 1500 — 1000 — 500 — « Aujourd’hui » A. D. 2000 500 — 1000 — 1500 — (Dans) 2000 ans 1. J ÉSUS CHRIST A. D. 500 Charlemagne A. D. 1000 Conquête normande, 1066. Découverte de l’Amérique, 1492 A. D. 1500 Newton GUERRE EUROPÉENNE, 1914 Guerre anglo-française Guerre russo-allemande Guerre euro-américaine Guerre sino-américaine Fondation du premier État mondial A. D. 2500 A. D. 3000 A. D. 3500 A. D. 4000 ÉCHELLE DE TEMPS 2. (100 fois l’échelle précédente. Sans aucun doute très inexacte) Il y a 200 000 ans 150 000 — 100 000 — 50 000 — « Aujourd’hui » A. D. 2000 Culture paléolithique solidement établie L’homme de « Heidelberg » Période glaciaire (la plus récente) Culture moustérienne L’homme du « Néanderthal » Fin du Paléolithique Néolithique Pyramides d’Egypte Jésus Christ EFFONDREMENT DU PREMIER ÉTAT MONDIAL 67 Transfictionnalité en régime non narratif 50000 — 100000 — 150000 — (Dans) 200000 ans Éclipse des Premiers Hommes Essor de la Patagonie Chute de la Patagonie Éclipse des Premiers Hommes Éclipse des Premiers Hommes […] ÉCHELLE DE TEMPS 4. (100 fois l’échelle précédente. Sans aucun doute extrêmement inexacte) Il y a 2 000 000 000 d’années 1 500 000 000 — 1 000 000 000 — 500 000 000 — « Aujourd’hui » A. D. 2000 500 000 000 — 1 000 000 000 — 1 500 000 000 — (Dans) 2 000 000 000 d’années Apparition de la « vie » sur Terre Premiers reptiles PREMIERS MAMMIFÈRES Deuxième Homme Les Grands Cerveaux Cinquième Homme Migration vers Vénus Période d’éclipse les Hommes Volants Migration vers Neptune Période d’éclipse Période de fluctuations Quinzième Homme Naissance du Dernier Homme Fin de l’Homme Univers Sens commun Les enfants de Mathusalem L’inadapté La Réserve Si ça arrivait... (Éclipse) (The stone pillow) Vertige spatial Les vertes collines de la Terre (Fire down below !) La logique de l’Empire (The sound of his wings) PÉRIODES PREMIÈRE CIVILISATION HUMAINE PÉRIODE D’EXPLOITATION IMPÉRIALISTE JUSQU’EN 2020 LES ANNÉES FOLLES LA « FAUSSE AURORE » La « Barrière » Mécanique parastatique Recherches symbiotiques Longévité Première tentative de voyage interstellaire Désintégrateurs Aliments de synthèse Contrôle des climats Stéréoptique commercialisée Les bactériophages L’unité de voyage et de combat Fusée transatlantique Fusées intercontinentales Première fusée lunaire FAITS TECHNOLOGIQUES Révolte en Petite Amérique Anschluss américanoaustralasien Réveil du fanatisme religieux La « Nouvelle Croisade » Rébellion et indépendance des colons vénusiens Dictature religieuse aux USA FAITS SOCIOLOGIQUES « La Grande Grève » Fondation de Luna City Accord légal sur l’espace Les sociétés lunaires Harriman REMARQUES Début de la consolidation du système solaire. Troubles civils. Fin de l’adolescence de l’humanité et début de la maturité. Rétablissement des libertés civiles. Relance de la recherche et reprise des voyages spatiaux. Luna City est reconstruite. Étude des relations sociales basée sur les règles de la sémantique. Censure. La Convention. Peu de recherche et de découvertes dans le domaine technologique durant cette période. Puritanisme extrême. La caste religieuse développe certains aspects du contrôle psychologique des masses et de la psychodynamique. Trois révolutions mettent fin à la courte période d’impérialisme instaurée par l’Antarctique, les États-Unis et Vénus. Les voyages interplanétaires cessent jusqu’en 2072. À cette période correspond un développement considérable de la technologie s’accompagnant d’une dégradation régulière des mœurs, de l’éducation et des institutions sociales aboutissant à une psychose des masses suivie de l’Interrègne. À l’Interrègne succède une période de reconstruction au cours de laquelle les lois financières de Voorhis redressent temporairement l’économie. Cette période s’achève par l’ouverture de nouvelles frontières et un retour au système économique du XIXe siècle. Figure 2 Robert HEINLEIN, L’homme qui vendit la Lune [The Man who sailed the Moon, 1950], Presses-Pocket n°5043, 1979. 2600 2125 2100 2025 2050 2075 2000 1975 TITRES Ligne de vie « Que la lumière soit ! » (Word edgewise) Les routes doivent rouler Il arrive que ça saute L’homme qui vendit la Lune Dalila et l’homme de l’espace Jockey de l’espace Requiem La longue veille Asseyez-vous, messieurs ! Les puits noirs de la Lune Qu’il est bon de revenir ! Nous promenons aussi les chiens Interruption --------------Voyages interplanétaires ---------------------------------- Voyages interplanétaires ANNÉES --------------------------------------------------------------------Les écrans à énergie solaire Douglas-Martin---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Les routes mécaniques----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Les fusées de transport----------------------------------------------- HISTOIRE DU FUTUR ------------------Usage limité de la télépathie ------------------------------------------ Transfictionnalité en régime non narratif 69 RÉFÉRENCES ANGENOT, Marc (1978), « Le paradigme absent », Poétique, no 33, p. 74-89. BANKS, Iain M. ([1987] 1993), Une forme de guerre [Consider Phlebas], traduit de l’anglais (Écosse) par Hélène Collon, Laffont. (Coll. « Ailleurs et demain ».) BANKS, Iain M. ([1994] 1996), Quelques notes sur la Culture [A few notes on the Culture], traduit de l’anglais (Écosse) par Hélène Collon, Galaxies, no 1, p. 25-52. CÉRÉSA, François (2001), Cosette ou le temps des illusions, Paris, Plon. DELLA CHIESA, Bruno (2002), « Compte-rendu du roman Kwest de A. Eschbach », Galaxies, no 26, p. 176-177. ESCHBACH, Andreas ([1995] 1999), Des milliards de tapis de cheveux [Die Haarleppich Knüpfer], traduit de l’allemand par Claire Duval, Nantes, L’Atalante. HEINLEIN, Robert ([1950] 1979), L’homme qui vendit la Lune [The Man who Sailed the Moon], Paris, Presses Pocket. HERBERT ([1965] 1972), Dune [Dune], traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Demuth, Laffont. (Coll. « Ailleurs et demain ».) KLEIN, Gérard (2003), préface au Cycle de dune, Laffont. (Coll. « Ailleurs et demain – La bibliothèque »). [En ligne], [http://www.quarantedeux.org/archives/klein/prefaces/dune.html]. 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SMITH, Cordwainer (2004), Les seigneurs de l’instrumentalité, 4 tomes. Paris, Gallimard. (Coll. « Folio SF ».) STAPLEDON, Olaf ([1930] 1972), Les premiers et les derniers [Last and First Men], Paris, Denoël. (Coll. « Présence du futur ».) VONARBURG, Élisabeth (1996-1997), Tyranaël, Beauport, Éditions Alire, 5 vol. LE RÉCIT DE GENRE COMME MATRICE TRANSFICTIONNELLE Matthieu Letourneux Université Paris X Si les phénomènes transfictionnels se rencontrent dans l’ensemble du champ de la fiction, témoignant par là même de la plasticité du concept, il n’en reste pas moins que certains domaines paraissent plus sensibles à ce type de pratiques. La culture populaire dans son ensemble est le terrain privilégié des expériences transmédiatiques et, au sein de celles-ci, le vaste champ du récit « de genre » (non celui des genres littéraires, mais des genres populaires, science-fiction, récit policier, récit d’aventures, etc.)1. À cela on peut donner un certain nombre d’explications techniques : l’édition populaire tend à privilégier la collection au détriment de l’auteur, invitant à créer des effets de continuité entre les œuvres (séries, cycles, etc.) ; la lecture sérielle, à son tour, tend à rechercher des similitudes par-delà la clôture de l’œuvre (même genre, même collection, même personnage…) ; enfin, sur le plan financier, auteurs et éditeurs ont intérêt à prolonger la durée de vie d’un personnage par-delà le livre unique pour capitaliser sur son nom (et les suites des films sont là pour en témoigner)2. Mais si les explications économiques et techniques sont faciles à trouver, elles ne suffisent 1. Nous empruntons le terme à la critique cinématographique, qui emploie couramment la notion de cinéma de genre ou de « film genre ». Voir par exemple Kaminsky (1974) et Grant (1986). 2. Anne Besson a en particulier mis en évidence de tels liens dans son ouvrage D’Asimov à Tolkien ; Cycles et séries dans la littérature de genre (2004). 72 La fiction, suites et variations pas. Il existe en réalité des liens beaucoup plus profonds entre les mécanismes du récit de genre et ceux de la transfictionnalité. On aurait tort cependant de proposer un peu hâtivement une superposition des pratiques propres à l’un et à l’autre. Certes, le récit de genre comme la transfictionnalité sont liés aux phénomènes de la transtextualité, mais ils n’interviennent pas au même niveau. La relation du texte au genre s’inscrit dans ce que Gérard Genette a appelé l’architextualité (1982) et, concrètement, dans un processus intertextuel complexe (reprise, à partir d’un corpus généralement déterminé intuitivement, non pas de traits issus d’une œuvre précise, mais d’éléments récurrents ressaisis avec variations). Si la transfictionnalité est également indissociable de mécanismes intertextuels (puisqu’il faut, pour qu’un auteur reprenne dans une œuvre les personnages, les lieux ou les événements d’une autre œuvre, qu’il ait lu cette autre œuvre et qu’il en inscrive la présence dans son nouvel ouvrage), la grille d’analyse qu’elle convoque se déplace de l’écriture vers le narré, comme en témoigne d’ailleurs la substitution de la notion de fiction à celle de texte. Les échanges qu’elle suppose entre les univers de fiction sont donc de même niveau : il ne s’agit pas d’évoquer un univers qui s’inspire d’autres univers ou un texte qui parle d’autres textes, mais une fiction qui prolonge une autre fiction, soit en imaginant des aspects que la première fiction n’aurait pas évoqués (prolepses, analepses ou ellipses), soit en choisissant de raconter autrement le récit premier (réécritures opérées avec des variantes plus ou moins grandes, jusqu’à contredire le texte premier)3. Autrement dit, l’œuvre seconde suppose une relative homogénéité entre les univers de fiction – cette homogénéité pouvant varier considérablement suivant les cas : ainsi dans les suites aux Trois mousquetaires 4, certains auteurs (comme Paul Féval fils) se contenteront de profiter des ellipses laissées par Alexandre Dumas entre ses récits 3. Voir Saint-Gelais (2002). 4. Voir Compère (2002) et Jacquelot (2004). Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 73 pour imaginer de nouvelles aventures (par exemple, une rencontre entre d’Artagnan et Cyrano5) ; d’autres choisiront de modifier certaines données, faisant parfois d’Aramis un personnage efféminé, parfois un être calculateur, presque diabolique ; et, selon les cas et les époques, Constance de Bonacieux mourra et ne mourra pas. Reste que tous ces récits désignent un univers commun, plus ou moins lâche, plus ou moins transposé, celui créé par Dumas. Le cas extrême de transposition correspondrait aux adaptations des mousquetaires dans un futur lointain que propose Steven Brust dans The Phoenix Guards (1991), qui suppose un système d’équivalences repérables. Dans ce dernier cas, on n’est plus que très vaguement dans une situation de transfictionnalité, dans la mesure où il n’y a pas d’univers de fiction unique, mais des effets d’échos, de reprises. En effet, les personnages ne sont pas les mêmes (tout au plus peuvent-ils être considérés comme des avatars textuels, avec leurs noms différents mais leurs caractères similaires), leurs univers de fiction sont hétérogènes, leurs actions elles-mêmes n’ont de relations que lointaines : dans ce cas, on se situe donc plutôt du côté de l’intertextualité. Ainsi, il semble que ce qui distingue foncièrement la transfictionnalité de l’intertextualité soit l’unité, totale ou partielle (même si elle est mineure), de l’univers de fiction. Le cas limite serait alors celui d’une transfictionnalité ne reposant que sur un détail minime, alors que le reste de l’univers de fiction (espace, temps, acteurs…) est différent – telle cette épée de d’Artagnan que récupère Bob Morane dans le récit du même nom, Henri Vernes jouant à dessein sur l’ambiguïté entre le personnage de fiction et son alter ego historique (car il est bien plus facile pour un personnage de fiction de retrouver un objet historique renvoyant à un référent réel qu’un objet fictif issu d’un autre univers de fiction)6. 5. Voir Féval et Lassez (1925 et 1926). 6. Voir Vernes (2004). Dans le cas de Bob Morane, de telles pratiques sont facilitées par le fait que les personnages de Vernes se définissent fréquemment eux-mêmes comme des personnages de fiction. 74 La fiction, suites et variations Le mécanisme transfictionnel diffère donc profondément de celui que met en place le récit de genre, qui ne postule nullement une unité des univers de fiction, même si le processus stéréotypique sur lequel il repose se traduit généralement par une série de similitudes entre ces univers. Deux westerns pourront se situer dans un même décor (par exemple, le Rio Grande), traverser les mêmes villes (par exemple, El Paso), avec un saloon similaire (d’autant plus qu’ils sont généralement dépourvus de nom), animé chaque fois par une entraîneuse au grand cœur (et l’on pourrait probablement trouver, dans la masse des westerns sériels, deux Miss Lili au grand cœur à El Paso, réalisant ainsi une homonymie des êtres de fiction) que rencontrera un héros au même costume et à la même habileté taciturne au colt ; il n’empêche que ces univers resteront désespérément hétérogènes, parce qu’aucun gage ne sera donné dans le texte d’un effet de continuité entre les univers mis en scène. Pire, il est probable que la répétition des noms de personnages désigne l’ignorance de l’auteur pour l’autre œuvre aux multiples homonymies : rien de tel en effet qu’une bourde de ce type pour dénoncer le caractère sériel de l’œuvre. Cette différence première rend délicate la confrontation de la logique du récit de genre à celle des œuvres transfictionnelles. Elle met pourtant en évidence dans un même mouvement la proximité des mécanismes. Cela explique que le risque de glissement d’un discours sur la transfictionnalité à un discours sur l’intertextualité est permanent, et l’on se retrouve bien vite à évoquer des effets intertextuels en croyant se situer sur le plan fictionnel. Si le risque de tels glissements se produit, c’est bien qu’il existe une tentation de passer d’un niveau à l’autre, tentation qui tient à la logique même des deux pratiques. La transfictionnalité permet de décrire le maintien d’un univers de fiction ou de certains de ses éléments sur plusieurs œuvres. Présentée ainsi, la définition est claire ; mais si on l’étudie de plus près, elle devient plus complexe. Pour qu’un univers de fiction se maintienne par-delà les limites d’une œuvre, il faut que des traits spécifiques à l’œuvre première Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 75 se retrouvent dans la seconde, traits qui ne se confondent ni avec les propriétés d’autres œuvres ni avec un être réel mis en scène dans l’œuvre. Le Paris des Mystères de Paris et celui de Rocambole ont le même référent, mais ils ne se confondent pas en un même être transfictionnel, parce que le référent est, dans les deux cas, extérieur aux œuvres : pardelà la fiction, c’est la ville de Paris qui est désignée. Autrement dit, pour qu’il y ait un effet de transfictionnalité, il faut que les éléments similaires soient des créations de fiction et que l’œuvre de référence soit identifiée par le lecteur. C’est ce qui explique que les marqueurs transfictionnels prennent le plus souvent la forme de noms propres (de personnages, de lieux), mais ceux-ci ne sont ni nécessaires ni suffisants. Ils ne sont pas suffisants, parce que la simple reprise d’un nom dans plusieurs œuvres sans insistance sur l’ipséité de la réalité à laquelle renvoie le nom ne produit qu’un effet d’homonymie (par exemple, quand on rencontre comme protagoniste Tintin dans les récits de Hergé et dans ceux de René-Marcel de Nizerolles7) ou tout au plus un effet de citation. Pour qu’il y ait transfictionnalité, il faut que la reprise du nom soit motivée par des éléments insistant sur la continuité ontologique de l’être désigné. La reprise du nom n’est pas non plus nécessaire parce qu’il est possible de reprendre un personnage sans le nommer explicitement (ou en lui donnant un autre nom), mais en le désignant par certains traits déterminants : Sherlock Holmes et Herlock Sholmes sont désignés comme une seule et même personne, et doivent être perçus de la sorte pour que le récit de Maurice Leblanc prenne tout son sens8 ; ailleurs, la pipe, la casquette et le fameux « Élémentaire mon cher Watson » permettront de reconnaître le personnage, lors même que la plupart de ces traits étaient absents de l’œuvre de Arthur Conan Doyle. Concrètement, cela signifie que l’effet de transfictionnalité a besoin, pour se produire, d’un processus de 7. Voir Nizerolles (1937-1938). 8. Arsène Lupin contre Herlock Sholmes (1917) et les autres récits de Leblanc faisant intervenir le personnage. 76 La fiction, suites et variations stéréotypie. De fait, le stéréotype marque la relation qui existe entre plusieurs textes, quel que soit le type de relation, intertextuelle, architextuelle… ou transfictionnelle. Pour qu’on ait l’impression d’une permanence de la fiction pardelà les dimensions du roman, il faut que l’œuvre seconde reprenne des éléments signifiants dont on puisse repérer l’unité : si l’univers de fiction n’existe pas indépendamment de l’information qu’en donne le texte, il faut que certains des éléments qui ont été fournis sur cet univers soient explicitement repris dans l’œuvre qui s’inscrit dans un mécanisme transfictionnel. De fait, il suffit dans une bande dessinée (par exemple, dans la première page du Monde perdu de Patrice Sanahujas – 1990) que l’ombre de Sherlock Holmes apparaisse dans le cadre pour que le personnage soit identifié, parce que le personnage se définit à partir d’un certain nombre d’attributs identifiables, véritables « clichés ». Or, ce phénomène de stéréotypie n’est pas fondamentalement différent de celui qui se produit dans les mécanismes architextuels et intertextuels qui déterminent l’appartenance d’une œuvre à un genre. En effet, dans le cas du récit de genre, la relation de l’œuvre à l’architexte est généralement assumée : pour preuve les témoignages d’écrivains spécialisés qui rapportent explicitement leurs livres au genre dans lequel ils s’illustrent ou qui se définissent comme des écrivains de genre. Écrire dans un genre, c’est reprendre un certain nombre de conventions qui déterminent ce genre, conventions qui peuvent intervenir dans les cinq niveaux de détermination générique définis par Jean-Marie Schaeffer (1989 : 81 sqq.) : le niveau sémantique, le niveau syntaxique, celui de l’énonciation, celui de la destination et celui de la fonction. Dans les récits de genre, les niveaux convoqués sont essentiellement thématiques, mais aussi structurels et, dans une moindre mesure, narratifs et stylistiques (dans une moindre mesure, parce que la logique transmédiatique du récit de genre laisse une faible latitude aux traits par trop liés à un seul média). Contrairement à ce qui se produit dans les genres littéraires (poésie, théâtre, roman…), l’unité du récit de genre se situe en grande partie dans le narré. Un certain Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 77 nombre de thèmes (la frontier, le grand amour…), d’événements (le crime, le coup de foudre…), de personnages (le cow-boy, l’extra-terrestre…), de lieux (le Pré-aux-Clercs, les Rocheuses, la jungle…), de temps (l’Ancien Régime, le futur…) et plus généralement toute une panoplie déterminée avec plus ou moins de précision (le colt, le vaisseau spatial, la machine à remonter le temps…), servent de marqueurs génériques qui permettent d’identifier immédiatement tel ou tel genre et d’en déduire un certain nombre de conventions, une vraisemblance, un pacte de lecture, etc. Ainsi, c’est toute une série d’univers de fiction similaires qui s’offrent à nos yeux dans les différents récits d’un même genre. Dans le récit de cape et d’épée, le Paris de Michel Zévaco, celui de Dumas et celui d’Amédée Achard se ressemblent énormément, non seulement parce que les héros s’engagent dans les mêmes lieux (la cour des miracles, le Pré-aux-Clercs, la tour de Nesle, etc.), mais aussi parce que les mêmes fonctions sont attribuées à ces lieux (comme la relation de la cour des miracles au crime ou celle du Pré-aux-Clercs au duel) – et la même chose pourrait être dite des objets et des êtres (fictifs ou « historiques ») qui peuplent cet univers : tout invite à rapprocher ces univers. Or, ce rapprochement ne tient pas au fait que les actions se déroulent dans une ville désignant chaque fois la même réalité géographique (Paris) et dans un même laps de temps (l’Ancien Régime du XVIIe siècle), et que les ouvrages se réfèrent aux mêmes figures historiques (Richelieu, par exemple), bref, qu’elles renvoient à un même univers référentiel, mais à ce que les règles internes à la fiction qui prévalent sont manifestement les mêmes : chez les auteurs de récits de cape et d’épée (et en particulier chez les plus populaires d’entre eux), les éléments qui composent l’univers de fiction renvoient moins à un espace-temps extérieur précis qu’à l’intertexte d’autres œuvres (avec une place centrale donnée aux romans de Dumas)9. Ce qui est vrai d’un genre à priori dépendant d’un univers référentiel extérieur à la fiction comme le récit de cape et d’épée l’est plus encore 9. Voir Letourneux (2003). 78 La fiction, suites et variations des œuvres qui s’émancipent largement des référents réalistes, comme la science-fiction et l’heroic fantasy, qui recourent massivement à ces effets d’intertextualité pour fonder leur univers de fiction. Si les récits de genre tendent à insister sur les similitudes qui existent entre les univers de fiction, cela tient à leur caractère romanesque, au sens où les Anglo-Saxons parlent de romance, de récits d’imagination. Les récits de genre opposent en effet au modèle réaliste des conventions intertextuelles. La vraisemblance tient moins à un modèle rationaliste ou probabiliste qu’à la concordance de l’œuvre avec l’architexte (ou du moins avec cet ensemble d’intertextes qui tient lieu d’architexte10). C’est cette logique intertextuelle de l’œuvre qui avait conduit Northrop Frye à considérer le romance comme la version profane des mythes : une même série d’événements est inlassablement narrée (le meurtre et son élucidation, les incertitudes de l’avenir, la rencontre avec l’autre, la reformation du couple originel, etc.), mais sans renvoyer à une vérité première11. La « vérité » des textes et la vraisemblance du monde représenté sont rapportées à un modèle intertextuel. La conviction du lecteur est emportée par la multiplication des échos qui se produisent dans le réseau des textes. Une telle insistance sur les intertextes dans la constitution des univers de fiction se rencontre de façon particulièrement frappante dans les genres qui insistent le plus sur le dépaysement, sur l’écart avec un modèle de réalisme référant à la réalité quotidienne : science-fiction et heroic fantasy au premier chef, ou encore, de façon moindre, western, roman d’aventures géographiques, cape et épée, littérature sentimentale… On peut penser également qu’elle affecte plus volontiers les œuvres de grande consommation, non pas tant parce qu’elles seraient plus vite écrites (donc plus stéréotypées), mais parce que, cherchant avant tout le délassement 10. Schaeffer a mis en évidence les problèmes posés par cette relation du texte à l’architexte (1986). 11. Voir Frye (1998). Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 79 du lecteur, elles insisteraient, en véritable littérature d’évasion, sur son dépaysement. Le plaisir du romance (récit romanesque et populaire) tient à cette valorisation de la fiction au détriment du référent réaliste. Valorisée, la fiction l’est à plus d’un titre, puisqu’elle offre un modèle de vie plus séduisant, précisément parce qu’il est davantage codifié, mais aussi parce que, bien souvent, le héros offre au lecteur un puissant modèle d’identification12. Dès lors, il est naturel que le lecteur cherche à prolonger le plaisir du récit, d’une part, en cherchant des émotions similaires dans des œuvres du même genre et, d’autre part, en continuant l’existence du personnage au-delà du livre, soit par les jeux et les rêveries pour l’enfant, soit par d’autres lectures avec le même personnage pour l’adulte. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que le steampunk, ce genre populaire qui se fonde explicitement sur des mécanismes transfictionnels, concentre ses emprunts sur l’époque victorienne et edwardienne, et plus particulièrement sur ce courant qui, de Conan Doyle à Rider Haggard, correspond à un renouveau littéraire du romance et du récit de genre dont Robert Louis Stevenson se fera le théoricien dans ses essais sur l’art de la fiction. Techniquement, dans tous les genres insistant sur le dépaysement, la perte de référent stable que représenterait un univers référentiel réaliste est comblée par un recours à des codes et à une panoplie de stéréotypes déterminés avec une certaine netteté. Ces univers de fiction (quand les auteurs ne cherchent pas à malmener les règles du genre) tirent moins leur cohérence d’un quelconque référent réaliste que des conventions établies par les œuvres antérieures. Certes, il ne s’agit pas là d’un même univers de fiction avec une série de variantes – unité qui serait la condition d’un phénomène transfictionnel – mais plutôt d’une série d’univers de fiction dont la proximité ne remet nullement en cause le caractère hétérogène : si l’amateur de récits de cape et d’épée s’attend, 12. C’est ce qui explique que Scholes ait choisi d’appeler romance le mode de fiction proposant un monde meilleur que la réalité. Voir Scholes (1986). 80 La fiction, suites et variations quand deux spadassins se rencontrent au Pré-aux-Clercs, à ce qu’ils se battent en duel parce que les conventions du genre le supposent, il sera dérouté s’il découvre que ces deux personnages sont Lagardère et Pardaillan, parce qu’il situait habituellement ces deux personnages dans des univers de fiction distincts. Reste qu’on peut se demander si cette unité des univers génériques ne tend pas à déterminer une imago mundi à partir de laquelle la relation du lecteur à l’œuvre s’opérerait, autrement dit, si les similitudes entre les univers ne renverraient pas en dernière instance à un seul univers référentiel dont les différents récits de genre constitueraient, pour reprendre les termes de Thomas Pavel (1988), le magnum opus. Ce référent désignerait moins une réalité extérieure (celles du XVIIe siècle, du sud-ouest des États-Unis ou de telle planète du système solaire) qu’un monde fictif en creux (au sens où il n’existerait que dans les discours proposés par les différents récits du genre) à partir duquel se détermineraient les œuvres. Quand un lecteur juge des motivations du personnage, de sa « psychologie » (qui supposent que le héros de cape et d’épée, généralement Gascon, prenne l’existence avec bonne humeur et épicurisme), quand il se demande ce qui va se produire selon une logique contraire à celle du réalisme (celle qui veut, par exemple, que les héros d’un western puissent se battre en duel sans que la loi ne s’y oppose jamais), quand il accepte des règles de la nature purement fictives (qui supposent, par exemple, qu’un héros de roman d’aventures – Tremal Naïk, Tarzan ou le gamin de Paris – puisse abattre un fauve avec un simple poignard) ou réduites à de simples mots (quand le lecteur accepte sans explication des principes comme l’hyperespace – en science-fiction – ou des sciences comme la nécromancie – en heroic fantasy), son jugement s’établit sur le plan de la fiction, même si ce sont des conventions intertextuelles qui le déterminent. Ce jugement suppose des lois naturelles qui portent sur un monde possible dont l’unité se détermine dans le genre. Et cette attitude du lecteur est le pendant des décisions que prendra l’auteur de récit de genre pour écrire son œuvre. Il y a une Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 81 « bonne » façon d’écrire dans le genre, qui consiste à en respecter au minimum le cahier des charges, que résume avec humour Frédéric Dard dans son autobiographie : Je bénéficie, je crois, de ma condition de prisonnier d’un genre, le roman d’action, le roman policier […]. Ayant promis de fournir une marchandise donnée – des portes qui s’ouvrent, des morts qui tombent des placards, des filles qu’on bascule sur un coin de table – je me suis efforcé de la livrer. J’ai accepté la règle du jeu, je l’ai suivie de mon mieux. Ces données qu’évoque l’écrivain tendent de fait à définir un monde relativement stable, celui que désignerait le genre. Une telle analyse ne peut manquer d’attirer certaines réserves. La première se rapporte évidemment à l’impression fausse que cette évocation d’un monde réglé donnerait d’une stabilité du genre. On sait qu’il n’en est rien, et qu’il existe autant de définitions du genre que de lecteurs et d’auteurs, dans la mesure où une relation à l’architexte correspond concrètement à la détermination plus ou moins vague d’un corpus arbitraire d’œuvres variant pour chacun. Dès lors, même si un terrain commun, celui des conventions, serait facile à trouver, il existerait autant d’univers génériques référents que de définitions du genre. En réalité, ce processus ne diffère pas fondamentalement de la logique transfictionnelle, dans la mesure où la mise en relation entre plusieurs œuvres par le lecteur n’est également possible que s’il existe un terrain commun entre lui et l’auteur, et dans ce cas encore, les conventions sur lesquelles se bâtira la communication ne seront qu’en partie les mêmes chez le locuteur et chez le récepteur. En fait, la série des ouvrages reposant sur un même univers de fiction fonctionne en elle-même comme un genre dès lors qu’on décolle du terrain de la fiction pour l’appréhender sur le plan du texte. Dans les deux cas en effet, la relation à l’œuvre met en jeu des mécanismes intertextuels qui déterminent la relation à la fiction. Simplement, dans un cas, une continuité de l’univers de fiction est soulignée par-delà la clôture des œuvres ; dans l’autre cas, des fictions 82 La fiction, suites et variations hétérogènes obéissent à une logique qui s’estime par un renvoi à un univers référent fictif. On le voit, les mécanismes diffèrent, mais leur proximité est suffisante pour expliquer que la tentation soit grande de franchir le pas entre la relative stabilité des univers de fiction génériques et l’unité des univers transfictionnels. S’il est aisé de multiplier les exemples de récits de genre à personnages récurrents ou à univers persistants, ou encore des jeux de croisements entre héros, de tels phénomènes ne permettent pas en eux-mêmes d’expliquer la tentation particulièrement forte de proposer des univers transfictionnels dans les récits de genre. En revanche, certains phénomènes de lecture et d’écriture sont plus significatifs. Le premier exemple est connu : c’est celui de la genèse de Harry Dickson de Jean Ray. Rappelons-en les principales étapes. En 1907 paraît en Allemagne le premier d’une série de fascicules populaires tentant de tirer parti de la vogue des Sherlock Holmes : Les dossiers secrets de Sherlock Holmes (dont le titre allemand est Detectiv Sherlock Holmes und seine weltberühmten Abenteuer). Il s’agit évidemment d’un plagiat, comme la littérature populaire en donnait souvent des exemples à l’époque, qui correspond à un prolongement transfictionnel de l’œuvre de Conan Doyle. Sous la pression des éditeurs de Doyle en Allemagne, l’éditeur est cependant contraint de changer le titre de son périodique, ainsi que du personnage, et de l’appeler Les dossiers secrets du roi des détectives : fin du phénomène transfictionnel. L’élément qui permettait de repérer une unité de l’univers de fiction, c’est-à-dire le nom du personnage, est supprimé, et il ne reste qu’un détective générique, aussi proche de Sherlock Holmes que le sont Nick Carter ou Ethel King, ces autres héros de fascicules – moins proche en réalité car, une fois que le nom de Holmes est supprimé, les aventures sont celles d’un détective de fascicules, fondées sur le sensationnalisme et l’action davantage que sur la résolution d’une énigme. En revanche, la couverture conserve la trace du modèle : le profil de rapace, le crâne osseux et le front légèrement dégarni, la pipe à la bouche rappellent immédiatement la figure de Holmes telle Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 83 qu’elle s’est déjà fixée dans l’imaginaire à l’époque ; mais ce rappel n’apparaît plus désormais que comme un effet de citation. D’un phénomène transfictionnel, on bascule à un phénomène d’intertextualité générique, soulignant combien, derrière le changement d’identité, c’est toujours le même détective qui agit. Puis, Ray doit, quelques décennies plus tard, traduire d’autres fascicules, sous le nom de Harry Dickson. Lassé des intrigues falotes des récits originaux, il choisit au bout de quelques numéros d’inventer de nouveaux récits en ne se fondant que sur les illustrations de couverture : nous sommes cette fois dans une logique d’adaptation transmédiatique, de novélisation réduite à sa plus simple expression. Mais Sherlock Holmes n’a pourtant pas disparu du texte : son monde reste présent dans celui de Harry Dickson. C’est bien son Londres que parcourt le « Sherlock Holmes américain », jusqu’aux pavés de Baker Street où, comme son modèle, il a choisi de s’établir ; et le détective, fumant la pipe, se déguisant comme Holmes est, comme Holmes, flanqué d’un acolyte. Reprise des stéréotypes dirat-on, voire clin d’œil appuyé au maître… Certes, sauf qu’ici, tout vient du fait que le détective en question a été Sherlock Holmes avant d’être Dickson, et que ces traits, il ne les doit qu’au souvenir qu’a laissé dans le texte sa nature passée de personnage transfictionnel. Si le passage du transfictionnel à la stéréotypie générique ne dépend dans ce cas que de la substitution d’un nom, c’est que ces constructions de langage que sont les univers transfictionnels mettent eux aussi en marche les mécanismes de la stéréotypie générique ; comme dans le récit de genre, l’impression de cohérence est fondée sur la reconnaissance d’un univers référentiel similaire, et cette cohérence ne dépend pas tant d’une réalité extérieure que de l’unité d’un imaginaire que permettent de construire les autres fictions du même genre. On objectera encore une fois que l’effet de transfictionnalité, pour se produire, a besoin que le lecteur reconnaisse l’unicité de l’univers de fiction, ce qui n’est pas le cas ici. Mais que dire alors des récits de genre dont la reprise des conventions génériques est si stéréotypée que tous, de 84 La fiction, suites et variations l’auteur au lecteur, tendent à privilégier l’idée d’une continuité entre les œuvres ? L’amateur des aventures de Tarzan en bandes dessinées qui lira les aventures de Tarou, d’Akim ou de Zembla, aura-t-il le sentiment de lire les aventures de personnages distincts13 ? Tous se déplacent de liane en liane, portent une tignasse noire, sont vêtus d’une peau de léopard, parlent un langage à la syntaxe approximative et se désignent sous le nom de « fils de la jungle » (avec quelques variantes – « seigneur de la jungle », « seigneur des singes »…). Une telle confusion est voulue, permettant évidemment de bénéficier du succès de l’œuvre originale sans s’acquitter des droits d’auteur en créant un simple effet de transfictionnalité ; et il est évident que le seul changement du nom permettrait de transformer un Tarou en Zembla et un Akim en Tarzan, d’autant que ni le trait ni le style des dessinateurs et des scénaristes s’étant relayés dans chacune de ces séries ne sont vraiment identifiables. Dans ce cas, on se retrouve confronté à un personnage archétypal dont l’unité persiste malgré les changements d’identité à force d’adaptations transmédiatiques. Tarzan a perdu l’identité que lui avait donnée Edgar Rice Burroughs (identité qui s’était déjà affaiblie au fil des romans) : il connaît de nombreuses naissances divergentes, de nombreuses incarnations (Tarzan n’a plus de visage à force d’avoir pris tous les visages), des destins contradictoires dans les œuvres d’une multitude d’auteurs. Ces changements qui, à force d’affaiblir l’identité du personnage et de la réduire à quelques traits fétichisés (le pagne en léopard, le cri, le décor de jungle, les amis-animaux…), le transforment en personnage-générique, ce qui se traduit par un glissement sémantique du nom propre vers le nom commun (« jouer les Tarzan », « un tarzan en herbe », etc.). Dès lors, la reprise du personnage de Tarzan produit un effet qui hésite entre l’effet de transfictionnalité et celui de généricité. Il suffit de reprendre la panoplie minimale du personnage 13. Leur indistinction a conduit Francis Lacassin (1971) à qualifier ces récits de « tarzanides », les personnages n’étant ni tout à fait Tarzan ni tout à fait un autre. Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 85 pour convoquer à la fois son histoire (celle de l’homme singe, élevé parmi les animaux, qui défend la forêt contre les agressions extérieures) et ses histoires (lesquelles constituent un genre, les tarzanides, qui déterminent un espace utopique, incarné par son protecteur, celui d’une forme nostalgique de récits, les romans d’aventures géographiques, que la figure de Tarzan porterait et rendrait possible par sa fixation mythologique). C’est donc bien un double processus transfictionnel et générique que produit le personnage, en renvoyant à la fois, sur le plan de la fiction, à la mémoire des aventures et des univers de fiction antérieurs et à celle du genre. C’est probablement parce que ces récits antérieurs sont trop nombreux pour être tous embrassés par les regards du lecteur et de l’auteur que l’effet transfictionnel tend à se convertir en impression de genre. Il y a ainsi toute une série de personnages de la « mythologie » populaire qui ont valeur de marqueurs génériques : Zorro, le roi Arthur, Arsène Lupin, Sandokan, Fantômas… Leur apparition dans une œuvre ne constitue pas la plupart du temps un ajout aux univers de fiction qui les ont vu naître précédemment, mais une reprise de ce qui, à force de répétitions et de variations, est devenu générique dans l’univers de fiction, et de ce qu’elle indique sur le genre référent : dans la littérature populaire ou enfantine, l’apparition du roi Arthur renvoie moins à la tradition du Graal qu’aux codes des récits historiques à cadre médiéval14 ; celle de Fantômas désigne l’univers des mystères urbains et cette frange de récits qu’il a générés autour de la figure du génie du crime ; quant à Zorro, il condense la tradition bien plus ancienne des récits de justiciers masqués et, comme Tarzan ou Sherlock Holmes, n’a besoin que de son costume pour être identifié. On rencontre en effet souvent des personnages réduits à un nom dans la culture populaire : quand un jeu vidéo reprend le personnage du roi Arthur en laissant de côté la quête du Graal ou la Table ronde (Arthur’s Quest), quand une série de dessins animés reprend les personnages de Salgari pour pro14. Voir Boulaire (2002). 86 La fiction, suites et variations poser des aventures exotiques qui ne conservent du récit original que les oppositions entre personnages, c’est bien à un univers de fiction générique, livré clés en main, qu’ils ont recours, en gommant tout passé fictionnel du personnage15. Dans tous les cas, la confusion entre ces différents univers de fiction tient à l’insistance des récits (pour des raisons diverses) sur leur caractère générique, et pourrait être lue comme une sorte de transfictionnalité générique : transfictionnalité qui tiendrait autant à la volonté des auteurs de ressaisir le genre par la médiation d’un personnage repris à un ensemble d’œuvres, qu’au mode de lecture continu que permettent des personnages devenus représentants du genre, ou des héros aux traits si proches d’une œuvre à l’autre que le changement de nom ne permet pas vraiment de dissocier les œuvres (on songe ici aux « petits » héros d’Arnould Galopin16 ou aux scouts de Jean de La Hire). Si les personnages paraissent se prolonger au-delà des changements de nom, c’est bien que l’unité générique s’opère aussi sur le plan de la fiction. Malgré l’écart fondamental qui sépare la question du genre et celle de la transfictionnalité, on peut expliquer les relations qui unissent ces deux notions. Les mécanismes de la lecture générique, parce qu’ils supposent une certaine continuité entre les expériences de lecture, ne produisent pas 15. Un autre exemple significatif se retrouverait au cinéma, avec la série des westerns (de Sergio Leone et d’autres) voyant Clint Eastwood reprendre inlassablement le même personnage de « l’homme sans nom », personnage qui reste le même malgré les changements d’identité (parfois bandit, parfois chasseur de primes, parfois tueur…), précisément parce que son principal trait signifiant est de ne pas avoir d’identité (il est « l’étranger », « le prêtre » ou encore, à plusieurs reprises, « Joe »). Il est évident que le refus de nommer le personnage permet de lui donner une densité d’archétype du genre : il devient le héros type des westerns spaghetti, le porte-drapeau d’une certaine conception du genre. 16. L’indistinction, voulue par l’auteur, entre le héros du Petit chasseur de la pampa, du Petit chasseur de fauves, du Petit explorateur et du Petit Buffalo est encore accrue par le mode de publication en fascicules, le choix de l’auteur de commencer une nouvelle série à peine la précédente achevée et le choix de l’illustrateur de toujours représenter héros et méchants sous les mêmes traits quelle que soit la série, ce qui conduit le lecteur à confondre unité de la collection et unité de la fiction. Le récit de genre comme matrice transfictionnelle 87 une hétérogénéité complète entre les mondes fictionnels. Les univers des œuvres de genre, parce qu’ils se font écho, se commentent, sont autant d’invitations, pour le lecteur, à rechercher un prolongement de la fiction dans d’autres œuvres – autrement dit, à glisser de la logique intertextuelle du genre à celle de la transfictionnalité. À l’inverse, certains univers et personnages transfictionnels, à force de réécritures, voient leur statut glisser vers une logique générique en affaiblissant paradoxalement le sentiment d’une unicité de la fiction. C’est probablement à l’intersection de ces deux logiques que se situent les derniers exemples que nous avons évoqués. 88 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE BESSON, Anne (2004), D’Asimov à Tolkien – cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS Éditions. BOULAIRE, Cécile (2002), Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, Rennes, Presses universitaires de Rennes. BRUST, Steven (1991), The Phoenix Guards, New York, Tor Books. 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Serge Daney, avec prudence, ouvrait une critique consacrée au Fenêtre sur cour de Hitchcock, en mettant en garde l’exégète contre les mises en abyme qui caractérisent le film, l’avertissant du risque extrême qu’il y avait pour « la grenouille cinéphile à se transformer en bœuf théoricien » (1988 : 73). Il serait certainement bon que le poéticien préoccupé d’analyse transtextuelle et de perspective fictionnaliste se prémunisse d’une telle précaution au seuil d’une réflexion visant une classe de texte qui semble, si exemplairement, illustrer ce que pourrait être un genre transfictionnel : le steampunk. Un corpus de récits qui reposerait, parallèlement à certains de ses motifs spécifiques – comme l’uchronie victorienne ou l’imaginaire de la machine –, sur ce qui peut vite apparaître comme une flagrante thématisation de la dérivation et de l’autoréférentialité des fictions. 92 La fiction, suites et variations Le steampunk est un territoire fictionnel trop tentant, si ouvertement méta et trans, si pleinement allusif et citationnel, érudit et ludique, moquant la théorie et la recyclant sous forme romanesque que, sans une prudence analogue à celle de Daney, les risques sont grands que la machine à vapeur ne se transforme en usine à gaz : déjà les sites Internet et les publications spécialisées déclinent, à partir des caractéristiques avérées du genre, de nombreuses sous-catégories infragénériques, dont la pertinence ne sera pas l’objet de cet article. Les aficionados comme les spécialistes d’un genre savent à quel point le plaisir casuiste et l’écueil des taxinomies légifèrent ; aussi, comment ils ne manquent pas de plomber par trop souvent l’analyse des formes esthétiques et des questions théoriques portées par un type de récits ou de fictions. Ma perspective, ici, n’est nullement celle d’un spécialiste du steampunk qui situerait sa réflexion exclusivement à l’intérieur du territoire spécifique du genre. Pas plus que j’entends me situer en sa périphérie, à l’articulation de genres voisins qui produisent, dans la fiction steampunk, par leur processus d’hybridation, de nouvelles dérivations ou des croisements inusités et dont il s’agirait de rendre compte (comme ceux du policier et du fantastique, de l’anticipation et de l’uchronie, du merveilleux et du néogothique, ou toute autre combinaison possible). Et, s’il ne s’agit pas d’évaluer les nuances pertinentes susceptibles de différencier le steampunk, des édisonades, des voyages extraordinaires, des aventures coloniales, des récits de gothic horror et de scientific romance, pas plus que de différencier le historical steampunk des victorian steampunk, western steampunk et medieval steampunk 1, c’est parce que l’on voudrait s’interroger ici sur trois séries de problèmes qu’illustre le cas de la fiction steampunk. Leur nature intéresse, me semble-t-il, l’émergence d’une réflexion théorique sur la transfictionnalité : 1. Pour des définitions de ces nuances et de ces types de textes, voir les FAQ du site suivant : http://www.geocities.com/SoHo/9094/ STEAM4.html Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 93 • que se produit-il quand une littérature thématise le processus de dérivation fictionnelle ? Et qu’elle en tire le principe de son écriture et la consistance spécifique de son univers imaginaire et fictionnel ? • qu’en est-il quand cette thématisation conduit à un imaginaire spécifique qui place en son sein des figures de la fiction même ? • qu’en est-il quand le processus de passage et de partage des motifs et des structures profondes de la transfictionnalité repose sur une circulation transmodale importante : celle que représentent pour la fiction steampunk les avatars produits dans les champs de la littérature, du cinéma, de la bande dessinée (auxquels une approche complète se devrait d’ajouter la forme spécifique du manga, le jeu de rôle ainsi que le jeu de console) ? D’UNE PLURALITÉ SIMPLE DES FICTIONS De façon fonctionnelle, on empruntera une définition que Fabrice Colin – ou son narrateur, ou l’éditeur de son narrateur, l’écrivain steampunk Hades Shufflin – donne du steampunk dans le roman Dreamamericana : Genre littéraire popularisé vers la fin du XXème siècle par des auteurs comme Tim Powers, K.W. Jeter et Hades Shufflin lui-même. Le steampunk allie un récit souvent feuilletonesque à une esthétique flamboyante héritée des utopies du XIXème siècle. Jules Verne est considéré comme son père fondateur (2003 : 102)2. 2. Dans la perspective de cette définition large, on citera également cette propédeutique que donne le premier tome, Aubes pourpres, de la série Le méridien de sang, de Antonio Parras et Erik Juszezak, qui explicite pour son lecteur l’univers de référence dans lequel s’inscrit, de fait, le récit – un univers, comme on le voit, autoréférentiel, conventionnel et partagé et, partant, non-problématique : « Le mot “uchronie” est un néologisme du XIXe siècle fondé sur “utopie” et “chronos”. Il s’agit donc d’utopies temporelles, de récits dans le temps “qui auraient pu être”. Ce mot est apparu pour la première fois en 1876 dans le titre d’un livre de Charles Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Le Steampunk est 94 La fiction, suites et variations Si le lecteur n’a pas lu les romans de Tim Powers, comme Les voies d’Anubis (1983), ou ceux de K.W. Jeter, dont le Morlock Nights fait figure de texte fondateur chez certains spécialistes du steampunk, il pourra en revanche après lecture de la première partie du livre de Colin – de fait, une franche métafiction constellée d’indices nabokoviens, de Ada à Feu pâle, d’un agent littéraire nommé Adam Von Librikov à une héroïne, Vivian Darkbloom, anagrammes et pseudonymes employés par l’auteur de Pnine lui-même, ou encore ce Grand Si, tout droit sorti du poème de John Shade, Pale Fire3 – voir en pratique, sous la plume de Shufflin, un exemple de littérature steampunk, ce roman rédigé par Hades Shufflin mais en collaboration psychique avec son exégète propulsé dans la fiction steampunk, Eric Kadesh, auteur d’une thèse sur son œuvre. Le 21e volume du cycle d’Antiterra, Dreamamericana, présente donc tous les traits caractéristiques du steampunk : uchronie, histoire autre, géographie politique et militaire recomposée par les formes de l’histoire revisitée, allégorie socio-technologique, anticipation rétrospective à partir des possibles technologiques de l’ère victorienne, principalement le déploiement des machines verniennes et des inventions d’Edison, intertextualités surabondantes, jeux de référentialités métafictionnelles où se un genre littéraire issu de l’uchronie qui regroupe les romans dont l’histoire se déroule dans un XIXe siècle alternatif : plus précisément au Royaume-Uni, à l’époque victorienne. Le mot “Steampunk” est une contraction des termes “cyberpunk” (mouvement autour d’un monde futuriste ultra-informatisé) et “steam” (vapeur, en anglais), un monde où la technologie se serait développée non pas autour de l’électricité, mais de la vapeur. L’intérêt majeur de ce genre consiste à pouvoir utiliser tous les personnages illustres de l’époque victorienne qu’ils soient réels ou fictifs (Sherlock Holmes et son fidèle Watson, Sigmund Freud, le Dr Jekyll et son alter Ego Mr Hyde, Jack l’éventreur, Dracula…) » (2003 : 3). 3. « Roman de l’angoisse et de la désillusion, Le Grand “Si” (référence au IF de l’Institut de préparation à l’Hadès) s’achève sur la mort de Napoléon III, le 15 avril 1863, d’une congestion pulmonaire. La princesse Eugénie, “garce vampire aux seins flétris”, accueille, cela va sans dire, la nouvelle avec un joli détachement » (Colin, 1983 : 56). Voir Nabokov (1991 : vers 501-510) et les notes de Kinbote qui s’y rapportent dans le commentaire (1991 : 176-177). Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 95 croisent et s’hybrident les fictions de la fin du XIXe siècle et leurs personnages, références décalées aux realias de la société victorienne, etc.4. Les fictions steampunk, celles du roman mais aussi celles de la bande dessinée ou du cinéma, sont donc celles où dirigeables et machines monumentales (celles de Nemo ou de Robur), guerres mondiales et coloniales, carrefours génériques du fantastique, du policier et de l’aventure, sur terre comme dans les sociétés sélénites – depuis les voyages inventés par Jules Verne, la lune étant désormais parfaitement accessible – voient donc des univers imaginaires, à l’origine littéraire, et hérités, pour la plupart, de la seconde moitié du XIXe siècle, se connecter entre eux – s’assembler ou se monter relèverait ici d’une métaphorique mécanique et cinématographique plus appropriée, comme on l’envisagera plus avant. Hybridation et assemblages ne sont pas les signes d’une fusion, d’une adaptation ou d’une simple reformulation mais bien d’un principe de composition qui donne à voir explicitement les pièces prélevées et assemblées. Le processus qui caractérise alors la fiction steampunk semble celui d’une uchronie, mais réalisée aux conditions d’une motivation transtextuelle prédominante : c’est à partir de cette double dimension, rétrospective et transtextuelle, que s’élaborent, dans le steampunk, de nouveaux mondes possibles dont l’originalité réside tout autant dans le jeu de la conventionnalité et du partage du procédé au sein d’une communauté d’auteurs que dans la singularité, chaque fois relancée, de la version ou de l’avatar. C’est dire si la généralité de notre caractérisation revient à exposer exemplairement la condition de possibilité de toute fiction conçue à partir d’un rapport de dérivation entre des textes. Ainsi, parangon absolu de ce qu’il conviendra plutôt d’envisager comme une sorte de polyfiction, et non comme une métafiction, La ligue des gentlemen extraordinaires du scénariste anglais Alan 4. On renverra pour une caractérisation détaillée des formes de l’uchronie, et à la position récente qu’y prennent les fictions du steampunk, à l’ouvrage de référence de Henriet (2004). 96 La fiction, suites et variations Moore : univers autoréférentiel où s’élabore un syncrétisme fictionnel étourdissant et archiérudit5 grâce auquel Allan Quatermain, le héros de Ridder Haggard, fait équipe avec Mina Harker (venue du Dracula de Stoker), Dorian Gray, l’Homme Invisible, Nemo, Mister Hyde et Tom Sawyer (en agent secret américain). Si l’on peut choisir d’écarter ici la caractérisation métafictionnelle pour de tels textes, c’est pour plusieurs raisons : • il n’y a pas de fonction de commentaire spécifiquement prise en charge par les avatars à propos des fictions d’origine6. Ce qui revient à dire que le jeu littéraire du steampunk représente la fiction – éventuellement dans des jeux de doublement – sans en interroger – nécessairement – le rapport référentiel sous un aspect critique ; • le monde fictionnel steampunk naturalise plus qu’il ne problématise la coprésence des univers originaires hétérogènes au nom de l’homogénéité nouvelle que construit l’uchronie. L’autoreprésentation des univers littéraires de fiction n’y est pas perçue comme une incongruité mais comme l’actualisation ponctuelle d’une combinatoire que réalise telle œuvre. Ainsi, l’événement critique d’une frontière traversée entre la fiction et l’actualité, exemplairement la forme de dramatisation privilégiée des métafictions, n’a plus lieu d’être dans un monde fictionnel où a cessé d’être pertinente une telle distinction ; • le terme de polyfiction n’entend donc pas obtenir ici une quelconque densité théorique particulière : il désigne tout simplement une forme de pluralité non problématique, de coexistence de plusieurs fictions qui 5. On se reportera aux diverses versions du guide Notes on League of Extraordinary Gentlemen de Jess Nevins sur le site http:// www.geocities.com/ratmmjess/league6.html. 6. Ce qui se vérifie, par exemple, chez Johan Heliot ou Connie Willis, et plus encore chez Fabrice Colin, où la partie métalittéraire de son steampunk relève d’une mise en scène spécifique en première partie et qui se voit totalement abandonnée en seconde lorsque nous lisons le roman steampunk de Hadès Shufflin. Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 97 offrent un syncrétisme fictionnel nouveau de leurs univers spécifiques dans le cadre d’une homogénéité nouvelle. Plusieurs fictions donc, dont l’hétérogénéité originaire, loin de se dissoudre, participe d’autant mieux à la richesse imaginaire du nouveau monde possible. À partir de ces premières caractérisations, une question, d’emblée, se pose : le steampunk introduit-il une différence notoire, par exemple, avec l’univers apocryphe de la fiction holmesienne ? Celui-ci, s’il ne suppose aucune alternative historique sophistiquée ni perspective uchronique, est bien abondamment hypertextuel : on sait qu’il procède par connexion des fictions d’époque entre elles et par fictionnalisation des realias victoriens. Un vaste territoire hypertextuel s’étend où les avatars transtextuels de Sherlock Holmes ne cessent de proliférer, et ce, depuis ce pastiche originel que l’on doit à Arthur Conan Doyle lui-même en 18967, aujourd’hui selon des modalités différentes : l’une cherche à produire la consistance maximale du monde fictionnel originaire, et cela, en comblant les blancs laissés dans la chronologie de la geste du détective (ce sont les holmésiens) ; l’autre (les sherlockiens), plus joueuse, ou borgésienne si l’on préfère, entend explorer toutes les hybridations fictionnelles possibles (et imaginables) selon les realias de l’univers de référence historique ou les intertextualités tissées en diachronies8. Y a-t-il une différence pertinente dans le fait que Holmes lutte contre Dracula, dans les romans de Fred Saberhagen par exemple, et que les personnages de Wilde, Stoker, Stevenson et Twain partagent une même fiction chez Moore ? On sait que s’engager dans le traitement de cette différence reviendrait à développer une fastidieuse analyse thématique où les 7. L’autopastiche de Conan Doyle s’intitule « The field bazaar ». Voir sur ce point Holmes (1980). 8. On renverra pour une analyse précise de ces questions à notre texte « L’aventure de la faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction » (Mellier, 1999). 98 La fiction, suites et variations propriétés des mondes et des personnages finiraient par les distinguer. L’on en reviendrait alors à des éléments de contexte bien connus : ceux, d’une part, d’un pas de deux toujours problématique des rationalités du fantastique et du policier d’un côté ; celui, de l’autre, d’une fiction dont les cadres épistémologiques sont, par la civilisation uchronique de la vapeur, puissamment alternatifs, chez Moore. Partant, ces cadres apparaissent comme infiniment plus autotéliques que ceux qui sont hérités des formes contrariées du réalisme littéraire tel qu’il se développe à partir des hypotextes de Saberhagen (Conan Doyle et Stoker). Et si l’on s’en tient à une lecture plus strictement fictionaliste, on sait aussi, grâce à une abondante casuistique produite par la théorie de la fiction, que ces situations évoquées prennent leur place dans une réflexion où, aussi virtuoses que soient les avatars qui rapportent les aventures de Jules Verne et de Louise Michel dans le roman de Johan Héliot, Seule la lune le sait (2000), ceux qui rapportent les rencontres de Jérôme K. Jerome et des personnages du roman de Connie Willis, Sans parler du chien, ou ceux aux côtés desquels Holmes mène l’enquête, Freud, Marx, Catulle Mendès, Sarah Bernhardt, tous ne sont que les cas déclinés, au fil des réécritures, de la question qui se pose lorsque Napoléon entre à Parme sous les yeux de Fabrice. Or, de cette situation, nous savons que la théorie de la fiction a tiré les conditions d’une question dont la portée est essentiellement ontologique. Elle revient à interroger la limite des univers de la fiction, comme une porosité problématique et critique, susceptible de mettre en jeu – du moins sur le plan textuel et imaginaire, ce qui, après tout, n’est déjà pas mal – cette frontière représentée dans la fiction ellemême, interrogée et troublée du fait de la coprésence des signes de l’actuel et du fictionnel. Cette coprésence, c’est le propre de la fiction que de parvenir précisément à la figurer et c’est elle qui constitue le propre des interrogations, jeux et arguments métafictionnels. Ou pour le dire avec un rappel salutaire de René Girard dans Critique dans un souterrain : « [S]’inquiéter d’une confusion entre réel et fiction, c’est toujours être dans la fiction » (1976 : 7). Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 99 L’actualité de cette question continue à déterminer les spectres opposés des lectures fictionnalistes, déterminant des lectures inclusives et extensives (comme la question du virtuel dans la caractérisation que Jean-Marie Schaeffer propose de la fiction9) ou exclusives, comme l’exigence de partage net que formule Dorrit Cohn dans Le propre de la fiction (2001). Or, c’est précisément parce que le steampunk ne prend pas frontalement à sa charge de telles réflexions, et qu’il n’apporte aucun cas de figure nouveau sur ce terrain, qu’il intéresse paradoxalement la théorie de la fiction et, particulièrement, la question de la transfictionnalité. Le steampunk et son principe de montage rompent, dans un premier temps, avec une tradition métafictionnelle qui présentait le conflit de la fiction et du réel sur le mode de l’anomalie, de l’incongruité ou de la difficulté formelle, ce que Gérard Genette (2004) a récemment proposé d’envisager sous le nom générique de métalepse et dont le principe suppose toujours, pour qu’il y ait transgression, la nuance d’au moins deux niveaux, celle d’un intérieur et d’un extérieur. Or, les coprésences fictionnelles dans le steampunk, par la construction d’une autoréférence autre fondée sur un syncrétisme maximal des fictions, font ouvertement l’économie de cette tension. De fait, pousser toujours plus avant le jeu allusif sophistiqué et strictement intertextuel des récits steampunk relève des seules conventions et compétences lectorales, et l’énergie romanesque, la loi feuilletonesque du rebondissement et de l’événement pourraient bien apparaître suffisantes à un type de lecteur (peut-être la majorité ?) qui serait incapable d’identifier les mondes originaires spécifiques, ou de façon simplement grossière, ceux de Verne, Wells ou Conan Doyle. Dès lors, la dimension réflexive et critique que comportent les figures culturellement et historiquement attachées à l’imaginaire et au discours de la métalepse – pour aller volontairement vite, de Sterne à Borges, de l’Arnolfini à 8 1/2 de Fellini – n’est absolument pas convoquée par l’évidence ou la non-reconnaissance du jeu 9. Voir Schaeffer (1999). 100 La fiction, suites et variations littéraire sur lequel repose le steampunk. Le steampunk suppose une forme de compossibilité radicale des mondes possibles et non une tension problématique entre les uns et les autres. Le jeu Holmes/Dracula suggère une telle tension en confrontant deux systèmes génériques dans un univers référentiel commun, comme c’est le cas dans les apocryphes qui confrontent les deux personnages. En revanche, Thomas Day dans L’instinct de l’équarisseur, vie et mort de Sherlock Holmes (2004) économise, par exemple, un tel dispositif dans la façon dont sont doublés les mondes : celui où Conan Doyle rapporte les aventures du détective et celui d’une terre parallèle où Holmes et Watson vivent leurs aventures. Ce doublement est une représentation assez littérale du jeu des mondes possibles et des relations de compatibilité médiatisées par l’écriture, ici celle de Conan Doyle. Ce doublement n’interroge pas dans le roman de Day, sur un plan métalittéraire, la tension d’un monde et de l’autre. En revanche, à partir de l’élaboration de cette coprésence des univers, celui de l’écriture et celui de l’aventure (c’est-à-dire de la fiction), ce doublement sert une relation de passage de l’un à l’autre, transition qui s’avère non problématique pour le lecteur et qui détermine la convention spécifique de ce monde. UN GENRE TRANSFICTIONNEL ? Dès lors, envisager le steampunk comme un genre tout entier fondé sur la question de la transfictionnalité peut avoir son intérêt : on peut le décrire comme une thématisation de l’argument transfictionnel, c’est-à-dire une possibilité de monde produit par la dérivation fictionnelle d’un ou de plusieurs autres mondes. Qu’elle se formule chez les lecteurs, les auteurs ou la critique, la perception générique, à mesure qu’elle détermine une série de thèmes ou de figures (la machine, le dirigeable, l’ordinateur, le complot politique), de personnages (Edison, Jules Verne, Sherlock Holmes) en partage chez un ensemble d’auteurs (écrivains, scénaristes de cinéma et de bandes dessinées), va fixer une système de référence s’explicitant toujours davantage dans le réseau que Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 101 produisent les fictions entre elles. Un tel réseau est d’abord explicite. Il permet le plaisir spécifique de la compétence générique, un plaisir de la connivence, de l’adéquation ou de la subversion. En ce sens, le processus de transfictionnalité au travail dans les fictions steampunk, et cela, en dépit de la précision de son érudition, ne repose pas sur une lecture métalittéraire sophistiquée s’explicitant dans la justesse de ses références. À la différence notable des métafictions postmodernes élaborées dans les années 1970, les transfictionnalités steampunk partent du constat d’une porosité non problématique des univers textuels et non textuels entre eux, là où les déconstructions métafictionnelles faisaient de l’interrogation de ces frontières l’un de leurs enjeux majeurs. Il y aurait là une niche fictionnelle spécifique qui singulariserait le steampunk dans le régime général du roman contemporain mais aussi dans une perspective diachronique de l’uchronie littéraire. Éric Henriet (2004), prolongeant sur ce point une analyse développée par Emmanuel Carrère dans Le détroit de Behring (1986), souligne de façon très pertinente la propension des uchronies à mettre en abyme leur principe, et ce, dès leur origine, par exemple, dans l’ouvrage de Louis Geoffroy, Napoléon apocryphe (1836). Si la stratégie de la version uchronique au monde se veut une interrogation possible des formes de l’histoire et, partant, une réévaluation des continuités supposées (idéologies, métarécits, rationalisations des historiographies, etc.) sur lesquelles repose notre présent, on comprend bien pourquoi il est alors nécessaire que le processus de production fictionnelle se laisse entrevoir. Cet index de l’écriture désigne une puissance de doute et de transgression suffisante à établir la relation conflictuelle de l’histoire et de son alternative, elle-même dès lors inscrite dans l’histoire par l’effet spéculaire. La mise en abyme en régime steampunk représente la concurrence du monde uchronique et des versions possibles des mondes où il prend son effet, d’où il est écrit : jusqu’à faire apparaître dans l’alternative uchronique la version du monde que nous tenons pour juste et qui est traitée dans cet univers comme 102 La fiction, suites et variations une version fallacieuse et donc une version uchronique, c’est-à-dire, littéralement, une fiction. Cette fictionnalisation de l’histoire est un processus critique qui rejoint les stratégies de renarrativisation propres au roman postmoderne et aux métafictions. En ce sens, les exemples les plus significatifs de jeux spéculaires que relève Henriet appartiennent Au maître du haut château de Philip K. Dick (1962) et à The Alteration de Kingsley Amis (1976), deux auteurs dont les relations avec les grands paradigmes métafictionistes des années 1970 ne sont pas difficiles à établir, et dont les deux romans se lisent aisément dans la perspective d’un commentaire critique que les versions uchroniques font peser sur les versions officielles de l’histoire. Cette modalité transfictionnelle ne révèle-t-elle pas alors que la structure profonde du steampunk n’est ni l’uchronie ni la problématisation du temps dans les histoires autres, mais bien la production d’un univers de fiction en constante extension et susceptible de thématiser et d’intégrer tout type de formes fictionnelles ? En s’abandonnant un instant à la métaphorique essentielle de l’imaginaire steampunk, on y verra volontiers comme une sorte de machine transformant les combustibles fictionnels divers en une énergie décuplée. On pourrait ici parler, dans l’écho des analystes du roman postmoderne qui qualifiaient le retour de l’intrigue au moyen des formes métagénériques, de « renarrativisation », d’une véritable refictionnalisation exercée du sein de la fiction elle-même. Celle-ci ignore les assemblages métanarratifs qui supposent précisément la reconnaissance d’une condition d’extériorité à l’univers de la fiction (celle d’un récit-cadre, d’une autorité mise en abyme, etc.) pour resserrer son propos sur l’assomption du romanesque lui-même. Le romanesque : cela précisément que la théorie du roman et sa modalité narratologique mais aussi la théorie de la fiction – et son interrogation ontologique et fondamentalement métalittéraire – ont si peu pris en charge. Le steampunk assume sa part feuilletonesque et mélodramatique comme ce socle d’événements et d’actions qui constitue le Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 103 terreau originaire de la fiction. Fiction, dès lors, rapportée à une acception commune : d’abord de la fable et de l’intrigue, des histoires et des aventures. Cette origine est représentée comme un authentique milieu, cela au sens quasi naturaliste du terme. En ce milieu, le faire propre de la fiction, le fait de la fiction – qui est de faire des mondes – est pleinement accessible, il est rendu ouvertement visible par l’assemblage steampunk en une forme qui élabore sa consistance à partir de fictions plurielles. Les assemblages fictionnels de personnages, les fictionnalisations de noms propres apparaissent comme des traits saillants. Ils sont les indices d’un usage original de l’imaginaire même de la littérature – se thématisant, se fictionnalisant, s’agissant dans le vertige uchronique des bifurcations possibles. Mais ils constituent aussi les marques d’une banalité même de la condition de fiction, une sorte de préalable essentiel à cette refictionnalisation dont le steampunk tire finalement son argument principal. FIGURES DE LA FICTION : POULIES ET DIRIGEABLES C’est en ce sens que la dimension transfictionnelle du steampunk peut s’envisager à partir d’un jeu figuratif qui semble particulièrement développé dans l’imaginaire en partage chez ses créateurs. Au fil des récits, l’univers de la mécanique et de la technologique produit des figures monumentales, excessives, débordantes d’une énergie impossible à canaliser finalement et dont l’argument des diégèses raconte très souvent l’enjeu de la maîtrise. Figures matricielles des péripéties, ces machines à voyager sous les mers ou dans les airs, ces masses qui se déplacent, île, château ou nouvel Eden technologique, sont à bien y regarder d’assez exemplaires figures de la fiction elle-même. Elles contribuent dans la représentation des mondes uchroniques victoriens à ciseler de véritables moments figuratifs où s’incarnent les modalités mêmes du processus transfictionnel : ainsi de ces villes en marche, château ambulant (titre du dernier dessin animé de Myazaki), monument technologique et insulaire, comme dans le Steamboy de Katsuhiro Otomo 104 La fiction, suites et variations (2004). En hypertrophiant les formes imaginaires de la technique, ces figures en hypostasient également la valeur fictionnelle. Ce jeu figuratif propre à signifier la fiction elle-même, on s’y est déjà livré au fil de ce propos, empruntant la métaphorique de la machine et de la transformation des énergies. La plupart des fictions steampunk présentent des objets proposant cette transaction figurative sur laquelle se joue leur mode particulier d’écriture : l’exemple essentiel et fondateur apparaît dans le premier grand roman steampunk, La machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling (1991). L’imaginaire informatique qui est au cœur de la dystopie cyberpunk, un courant de la science-fiction dont Gibson est l’auteur majeur depuis le début des années 1980 (Neuromancer paraît en 1984), permet, par la projection uchronique de l’ordinateur en machine victorienne, une circulation des fictions : elles ne prolifèrent désormais plus selon la métaphore des rhizomes et des niveaux de réalité mais selon celles, pré-cinématographiques, des leurres et des points de vue, des masques et des mises en scène, métaphores qui permettent les rebondissements de l’intrigue dans ce vaste roman10. Les cartes mécanographiées que poursuivent les personnages sont alors comme les figures de programmes fictionnels possibles que le roman actualisera ou non. Si ce jeu de la figure vaut comme signe de la transfictionnalité, présenté depuis la fiction même, il apparaît aussi nettement dans la façon dont il détermine des passages transmodaux entre les formes et les arts. L’analyse critique de la bande dessinée a mesuré ses modalités narratologiques et figuratives en grande partie dans la relation que son découpage, ses cadrages de cases et son utilisation de l’espace de la page entretenaient avec les formes de la syntaxe cinématographique : montage, variations scalaires, composition du 10. On se reportera par exemple à la première itération, « L’ange de Goliad » dans La machine à différences (Gibson et Sterling, 1991) dans laquelle la description du discours du général Sam Houston s’ouvre sur l’utilisation des artifices visuels que lui offre le kinotrope. Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 105 cadre, angle de prise de vue, etc. Si cette analyse n’est pas spécifique à la fiction graphique steampunk, ce qui l’est, en revanche, c’est que les mondes uchroniques du steampunk sont contemporains du développement des arts de l’image et des technologies modernes du voir, photographie et, surtout, cinéma. Ce qui pourrait constituer une modalité de lecture spécifique à tout univers diégétique situé à la charnière des XIXe et XXe siècles (que l’on songe, par exemple, à l’œuvre de Tardi), devient par le jeu de l’uchronie steampunk une véritable rétrolecture visuelle. La postérité formelle du cinématographe, à la fin du XXe siècle, y devient la focale perceptive de son univers originaire. Rattaché au concert victorien des machines, le cinématographe et ses avatars installent dans l’univers imaginaire steampunk une constante interrogation sur les pouvoirs trompeurs des images, sur l’illusion des optiques produites par la technologie : cela permet de réinscrire clairement la question du cinéma dans la continuité de l’optique fantastique, telle que Max Milner l’a étudiée (1982), mais cela conduit aussi, rétrospectivement, à construire l’univers steampunk à partir d’une interrogation critique sur les formes manipulatrices de l’information. Les univers alternatifs et antécédents du steampunk sont idéologisés à la lumière des pratiques contemporaines de l’image. En ce sens, le steampunk rejoint bien la vocation critique de la science-fiction et plus particulièrement du cyberpunk et de son analyse de la communication et de l’information11. Il y a donc bien une uchronie formelle qui suppose de percevoir la version née du passé à travers le prisme des possibilités formelles du présent, ce qui permet alors ce tissage des icônes du victorianisme, des signes paradoxaux des technologies steampunk et des présentations formelles contemporaines. Celles-ci dépendent alors du jeu transmodal, par exemple du cinéma et de la bande dessinée, comme l’illustre exemplairement la figure transfictionnelle du dirigeable. Volume qui surplombe l’étendue des villes, Londres et Paris, le dirigeable fournit l’alternance de la plongée et de la 11. Voir Gibson et Sterling (1991 : 16). 106 La fiction, suites et variations contre-plongée, il rythme les événements de l’ascension et de la chute, on le poursuit et on l’aborde – dans un imaginaire flibustier auquel Alan Moore et Kevin O’Neill dans La ligue des gentlemen extraordinaires, Parras et Juszezak, dans Le méridien des brumes, Corbeyran et Moreno dans Le régulateur ou encore Myazaki dans Le château dans le ciel, souscrivent pleinement. Le dirigeable se manifeste dans la pleine page, élargissant la profondeur de champ et imposant au roman graphique la vision panoramique du plan d’ensemble, les alternances focales où l’espace se dramatise dans l’effet de variation scalaire. Le monde steampunk semble affectionner tout particulièrement, comme pour contrer la massivité des rouages et des pistons, un imaginaire visuel de la corde et de la poulie : les héros se balancent au bout de filins et glissent d’un toit à l’autre, d’un monument à une machine, ils incarnent une apesanteur du corps toujours menacée par l’univers mécanique. Le dirigeable, comme le Nautilus de Verne d’ailleurs, dans l’essor de l’un et la plongée de l’autre, produisent des réseaux de métaphores critiques qui exposent, dans le romanesque qu’ils servent, le travail même de productions des mondes, la difficulté de leur constitution, la lutte menée pour leur autonomie. Si métafiction et métatextualité il y a dans le jeu steampunk, alors elles ont entièrement migré sur le plan figuratif. Machine spectaculaire, le dirigeable permet la construction de l’espace imaginaire tout autant que celui de la page ou du plan. Mais un des effets les plus puissants de cette circulation transmodale n’est-il pas de produire un sentiment vertigineux de rétrolecture qui fait alors percevoir dans le dirigeable de Robur, le Nautilus de Nemo, la maison à vapeur ou l’île à hélices des romans de Verne, au-delà des allégories de l’imaginaire et du positivisme, les figures massives et énigmatiques d’un processus de fabrication des mondes dont le romanesque vernien s’affirmerait comme l’origine imaginaire ? Les machines et inventions uchroniques inscrivent, par le privilège de ce processus figural, la prédominance des imaginaires visuels dans l’écriture steampunk. Les uchronies vic- Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 107 toriennes possèdent donc des sources transmodales et non exclusivement littéraires, quand bien même les mondes originaires sont au départ romanesques. Cette prédominance visuelle caractérise le steampunk comme une fiction synthétique, non seulement de fictions multiples mais aussi de formes fictionnelles diverses (illustration, cinéma, bandes dessinées, etc.)12. Mais cette dimension figurative et les inévitables topos qu’elle produit contribuent à faire constater au cœur des intrigues – et cela dans un univers à la fois infiniment ouvert dans ses hypertextes et parfaitement déterminé par ses hypotextes et sa contrainte uchronique – l’efficacité d’un imaginaire de la fiction : il faut entendre par là un degré variable de thématisation de la fiction qui, au sein même des diégèses, impose l’autonomie de la fiction comme condition de possibilité du monde que je lis, un monde où se réalisent l’expérience spécifique de cette lecture ainsi que le plaisir que je viens y chercher. Au-delà de l’effet propre de thématisation, le steampunk donne à lire une factualité propre de la fiction, il en propose un traitement figuratif qui le donne à voir. Dans la perspective d’une typologie des discours contemporains sur la (trans)fictionnalité, c’est là sa spécificité et son intérêt. Ce fait de la fiction, on peut bien l’attacher aux figures – aux métaphores critiques – du passage, du tissage ou de l’assemblage, mais il convient de voir qu’il opère, dans la description transfictionnelle, sur des unités de fiction ou des chaînes complexes, et non sur des images ou des textes en tant que tels. Maintenir le jeu des réécritures et des transmodalités dans la seule logique d’un fait de textualité reviendrait à s’en tenir à un mode d’analyse ouvertement – et peutêtre exclusivement – hérité des théories de l’intertextualité. Dès lors, la production steampunk n’aurait-elle pas un effet métacritique dont il serait bon de prendre conscience ? 12. Dans le jeu particulier de la littérature et du cinéma, cela se marquerait par l’analyse des formes de la description des univers, ou dans une perspective plus métafictionnelle chez Colin (Dreamamericana), lors de passages savoureux où Hades Shufflin débat avec Kubrick de l’adaptation d’un de ses romans, et plus généralement du cinéma (2003 : 116-117). 108 La fiction, suites et variations Il supposerait la promotion d’un paradigme où la dérivation fictionnelle et la dissémination figurative (y compris celles de ces figures décrites ici comme signes mêmes du fait de la fiction) viendraient à se substituer (dans la lecture que l’on en fait, dans les accents critiques que l’on y place) aux procédés hérités des poétiques conçues à partir du jeu des réécritures et des dérivations et texto-centrées sur lui, par imitation et transformation, pour reprendre la dynamique décrite par Genette dans Palimpsestes (1982). Car de façon troublante, les récits de la fiction steampunk n’imitent pas, pas plus qu’à strictement parler ils ne transforment : ils actualisent des possibles fictionnels contenus dans les fictions elles-mêmes, des noms propres ou des objets technologiques. Les néofictions (ou dérivations steampunk) peuvent être vues comme une série d’actualisations à partir d’une contextualisation partagée (l’uchronie victorienne) des éléments factuels, implicites ou virtuels contenus dans les primofictions de Verne, Wells, Stevenson, Conan Doyle. Ces primofictions, bien qu’originaires, se retrouvent de facto dans une position de secondarité qui signifie tout simplement que les mondes originaires, paradoxalement, viennent après ceux-là mêmes qui les présentent. Les innombrables détails et indices empruntés aux textes et aux contextes du second XIXe siècle, et à partir desquels s’écrivent les néofictions steampunk, ont finalement un rôle second. Ce n’est pas la pertinence de la réécriture (comprise comme relation de proximité, de décalage, de subversion) qui est en jeu, comme dans les imaginaires littéraires de la transtextualité, mais bien l’émergence d’un monde possible qui se fonde sur le fait d’être si ouvertement connecté avec d’autres, sans pour autant assumer le poids de son héritage : un monde qui réalise à chacune de ses performances un effet de système – qui pourrait revenir à définir la fiction steampunk comme déterminée par une somme croissante d’intertextualités – et un effet de sortie – attaché lui à la surenchère imaginaire ponctuellement réalisée. In/out, systole-diastole : ou comme le travail d’un piston. Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique 109 Mais on le sait, ce qui meut la machine, ses rouages et ses pistons, c’est la vapeur qui prend plus de volume que l’eau, produisant alors pression, énergie et mouvement. Plus de volume(s) ? La loi littéraire de l’imaginaire est bien à la lettre celle du monde physique : ce monde polyfictionnel steampunk réclame toujours plus de volumes (de livres, de textes, de fictions, de noms propres fictionalisés, de fictions de noms propres refictionalisés) afin d’occuper un espace supérieur à l’origine fictionnelle qu’il se choisit (l’ère victorienne, le Paris du IIIe empire). Cela afin d’alimenter, par l’énergie du déplacement et de la vaporisation des fictions, une machine nouvelle, toujours plus performante, qui voyage plus loin et dont les hyperboles technologiques constituent bien autant de figures du processus d’écriture même. Déplacement ou retour qui substituent à la réflexivité des doubles, ses inclusions et ses reflets, l’énergie et le romanesque d’une présence figurative affirmée. Cela fait comprendre pourquoi finalement l’univers du steampunk a significativement donné la préséance à l’imaginaire fictionnel de la machine sur celui, architextuel, de la bibliothèque et qu’il s’est donné pour figure tutélaire et originaire, à l’inverse de la génération des métafictionistes, non pas Jorge Luis Borges mais Jules Verne. 110 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE CARRÈRE, Emmanuel (1986), Le détroit de Behring. Introduction à l’uchronie, Paris, Éditions P.O.L. COHN, Dorrit (2001), Le propre de la fiction, Paris, Seuil. (Coll. « Poétique ».) COLIN, Fabrice (2003), Dreamamericana, Paris, J’ai lu. DANEY, Serge (1988), Ciné-Journal, vol. II : 1983-1986, Paris, Les Cahiers du cinéma. (Coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma ».) DAY, Thomas (2004), L’instinct de l’équarisseur, vie et mort de Sherlock Holmes, Paris, Gallimard. GENETTE, Gérard (1982), Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil. (Coll. « Poétique ».) 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SCHAEFFER, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction, Paris, Seuil. (Coll. « Poétique ».) SPIN-OFF ET CROSSOVER. LA TRANSFICTIONNALITÉ COMME FIGURE ESTHÉTIQUE DE LA FICTION TÉLÉVISUELLE Stéphane Benassi CIRCAV/GERICO – Université de Lille 3 Nous assistons depuis quelque temps, à la télévision, à l’émergence de fictions plurielles pouvant apparaître comme des compromis presque « parfaits » entre la série et le feuilleton. Bien que ces formes fictionnelles hybrides ne soient pas totalement nouvelles et remontent aux années 1960, elles tendent, depuis le début des années 1980 avec Hill Street Blues1 (NBC, 1981-1987), à se diversifier et à se complexifier, allant même jusqu’à bouleverser les codes classiques du récit audiovisuel. Toutes identiques et pourtant toutes différentes, sans commencement ni fin, suivant la temporalité téléspectatorielle, les fictions télévisuelles ne répondent plus clairement aux critères définitoires du récit proposés par les théoriciens de la littérature et du cinéma, à tel point que l’on peut se demander si l’on est encore en présence de récits ou si l’émergence de ces nouvelles formes fictionnelles, spécifiquement télévisuelles, ne va pas plutôt conduire à une nécessaire modification de la conception théorique du récit. Cette impression que donnent les fictions télévisuelles plurielles actuelles d’être des récits sans fin qui annonceraient peutêtre la fin du récit traditionnel est renforcée par un ensemble 1. Diffusée en français sous le titre Capitaine Furillo (Canal +, 1984). 112 La fiction, suites et variations de procédés transfictionnels qui tendent, eux aussi, à se diversifier et à se complexifier. Travaillant depuis un moment sur la délicate question d’une esthétique de la fiction télévisuelle, je suis parvenu à déterminer un certain nombre de notions – à la tête desquelles se trouveraient celles d’innovations, de continuité et de répétitions – susceptibles de constituer les paramètres définitoires d’une esthétique dont les fondements reposeraient sur les phénomènes de mise en série et de mise en feuilleton du récit fictionnel. Dans cette approche, les phénomènes de sérialisation et de feuilletonisation ne peuvent toutefois pas être considérés comme des processus relevant de la transfictionnalité, dans la mesure où ce sont précisément eux qui fixent les limites et les contours des œuvres fictionnelles plurielles. En revanche, si l’on considère, à la suite des coordinateurs de cet ouvrage, la transfictionnalité comme désignant les diverses pratiques qui permettent de donner à la fiction un prolongement au-delà des limites de l’œuvre, il est possible de relever, au sein de la fiction télévisuelle, certaines formes particulières de « migrations intramédiatiques » qui pourraient nous conduire à considérer la transfictionnalité comme l’une des figures esthétiques majeures de la fiction télévisuelle. Mon propos sera donc ici de chercher à montrer en quoi et comment les processus transfictionnels les plus courants que sont la spin-off et le crossover peuvent dépasser les objectifs commerciaux qui sont à leur origine, pour apparaître comme des éléments constitutifs d’une esthétique de la fiction télévisuelle. Mais commençons par le commencement, c’est-à-dire par définir ce que l’on entend par œuvre télévisuelle fictionnelle sérielle et œuvre télévisuelle fictionnelle feuilletonesque. Mon propos n’étant pas de revenir ici sur les phénomènes complexes de sérialisation et de feuilletonisation des fictions télévisuelles2, je me contenterai donc d’aborder sommairement ces deux notions, dans le but de cerner les 2. Voir à ce sujet Benassi (2000). Spin-off et crossover 113 contours des œuvres de fiction plurielle produites et diffusées par la télévision. Emboîtant le pas à Noël Nel (1990) qui fut sans doute l’un des premiers, en France, à mettre en évidence certaines caractéristiques sémiologiques du feuilleton et de la série, je considérerai la mise en feuilleton (feuilletonisation) comme étant l’étirement d’un récit fictionnel susceptible de subir des variations sémantiques (flexibilité des valeurs, évolution des caractères des personnages, voire des idéologies), temporelles (changements de rythmes, ellipses, étirement ou contraction du temps diégétique) et narratives (multiplication des possibles narratifs, rebondissements, suspense, etc.). Autrement dit, qu’elle joue sur l’attente du téléspectateur placé face à ces variations possibles. Cette attente de la fixation (temporaire) des possibles sémantiques, temporels et narratifs est contrebalancée par la stabilité (l’invariance) spatiale et discursive du récit. Le feuilleton télévisuel repose sur une temporalité historique et fonde son récit sur l’évolution généalogique. Il s’apparente donc à un long récit (parfois très long) découpé en fragments (les épisodes) dont la diffusion est chronologique. Quant à la mise en série (sérialisation), je la considérerai comme étant la déclinaison (quasi infinie) d’un prototype de départ qui donne pour fixes (invariables) un ou des schémas narratifs, ainsi qu’un certain nombre de paramètres sémantiques (axiologiques et idéologiques) et temporels (trames, temps diégétiques et rythmes narratifs semblables d’une occurrence à l’autre). La mise en série joue donc pour le téléspectateur un rôle consolatoire lié à l’itération d’un certain nombre de schémas récurrents connus, qu’il est généralement capable d’anticiper. Dans ce cas, ce sont les variations spatiales (multiplication des lieux et des milieux culturels ou sociaux possibles) et discursives (démultiplication de figures, thèmes, motifs) qui apportent la part d’imprévu du récit. Une série peut donc apparaître comme une somme d’occurrences (ou numéros) construites à partir du même prototype narratif et reposant sur la permanence d’un héros ou d’un groupe de héros. 114 La fiction, suites et variations Il apparaît donc que le processus de mise en feuilleton semble favoriser davantage les variations du récit fictionnel, tandis que le processus de mise en série serait plutôt majoritairement travaillé par la stratégie de l’invariance. D’autre part, la dialectique variation/invariance affecte les cinq paramètres que nous avons retenus (sémantique, spatial, temporel, narratif et discursif) de façon contraire selon que l’on se trouve dans le cas de la feuilletonisation ou dans celui de la sérialisation. En d’autres termes, il semblerait que ce qui distingue à première vue la série du feuilleton se situe dans la façon « opposée » dont s’applique dans chacun des cas la dialectique de l’altérité/identité. Il est certain que ces différentes remarques ne peuvent s’appliquer à l’ensemble des fictions plurielles de la télévision dans la mesure où ces définitions sont purement théoriques. Comme je l’ai déjà dit, la plupart des fictions actuelles, bien que suivant une logique générale feuilletonesque ou sérielle, ne respectent pas cette répartition invariants/ variations. En fait, il est possible de distinguer, à l’intérieur de chacune des catégories du feuilleton et de la série, des formes pures qui respectent plus ou moins les modèles théoriques que je viens d’évoquer et des formes dégradées dont les récits, feuilletonesques ou sériels, sont en quelque sorte contaminés par des phénomènes de mise en série ou de mise en feuilleton. Considérant le feuilleton et la série comme étant deux des trois formes naturelles 3 de la fiction télévisuelle (la troisième étant le téléfilm), je dirai que chacune d’elles peut donner naissance à deux des quatre genres principaux de la fiction télévisuelle : le feuilleton canonique et le feuilleton sérialisant pour la première et la série canonique et la série feuilletonante pour la seconde. J’ai choisi de regrouper sous l’appellation feuilleton canonique l’ensemble des productions fictionnelles de la télévision qui sont travaillées par le phénomène de la mise en feuilleton tel que je l’ai défini il y a quelques lignes. Le choix de ce terme générique est motivé par le fait que, d’un point 3. J’emprunte cette formule à Karl Viëtor (1986). Spin-off et crossover 115 de vue narratif, ces fictions semblent être les héritières directes des feuilletons littéraires et cinématographiques. D’une façon générale, il est possible de constater que le feuilleton canonique peut apparaître tantôt comme un long récit découpé en segments d’égale longueur4, tantôt comme un « véritable feuilleton » – au sens littéraire du terme – dont chaque fin d’épisode est ouverte sur l’expectative d’une révélation capitale pour la suite de l’histoire5. Ce genre fictionnel regroupe donc les œuvres dont les « textes » portent en eux l’idée de finitude et fondent le plaisir spectatoriel sur l’attente de cette fin annoncée dès les premiers instants du récit6. Alors que le feuilleton canonique construit précisément son récit sur l’attente d’une fin sans cesse retardée par des rebondissements, le feuilleton sérialisant multiplie pour sa part les intrigues secondaires ou micro-récits, sans véritablement laisser entrevoir de fin possible au macro-récit7. À la différence du feuilleton canonique que je considère comme étant une forme feuilletonesque homogène, le feuilleton sérialisant contient un certain degré de sérialité – essentiellement introduit par le « bouclage » d’un ou de plusieurs micro-récits en un épisode et par la récurrence de certaines situations d’un épisode à l’autre –, qui en fait une forme feuilletonesque hybride. Dans chaque épisode de ces fictions feuilletonesques coexistent en effet deux types de microrécits que j’ai nommés micro-récits feuilletonants et microrécits sérialisants, qui impliquent alternativement l’un ou l’autre (ou plusieurs) des nombreux personnages de la 4. Ce qui peut être le cas de certaines miniséries adaptées d’œuvres littéraires (Le comte de Monte Cristo, TF1, 1998). 5. Ce qui est le cas, par exemple, de certains feuilletons (mélo)dramatiques (Les yeux d’Hélène, TF1, 1997) ou policiers (State of Play, BBC, 2004 ; Festival, 2004). 6. De ce point de vue, 24 (Fox, 2001+) et Carnivàle (HBO, 2003+) sont des feuilletons canoniques. Titres français : 24 heures chrono (Canal +, 2002) et La caravane de l’étrange (Jimmy, 2004). 7. La saga (Dallas) et le soap opera (Les feux de l’amour) peuvent être considérés comme des sous-genres du feuilleton sérialisant. 116 La fiction, suites et variations communauté représentée8. Bien que la trame principale du feuilleton sérialisant soit de type feuilletonesque – puisqu’il s’agit de présenter au fil des épisodes la lente évolution de la vie personnelle ou professionnelle (et relationnelle) de chaque membre d’une communauté –, il apparaît en fait comme un feuilleton qui serait gouverné par une logique sérielle. Cet effet-série, provoqué par le développement de micro-récits sérialisants sur la durée d’un ou de plusieurs épisodes, est renforcé par le découpage saisonnier qui confère à l’ensemble des épisodes d’une saison une sorte de statut d’« occurrence gérante », s’inscrivant elle-même dans une logique sérielle de programmation répétée d’une année sur l’autre9. D’autre part, le feuilleton sérialisant est constitué d’épisodes qui suivent la temporalité téléspectatorielle en intégrant au récit fêtes religieuses et païennes (Noël, Saint-Valentin, Halloween, etc.), rythme des saisons et, parfois, actualité nationale ou internationale. En d’autres termes, il construit un univers fictionnel qui cherche à mimer l’univers réel, un univers sans limites, en constante évolution mais toujours recommencé, ouvert à tous les possibles et dans lequel seule la mort serait une fin (et encore10…). Comme je l’ai déjà précisé, les séries correspondent pour leur part en la déclinaison possiblement infinie de prototypes de départ, générant ainsi des univers fictionnels ouverts à tous les possibles, des œuvres sans début ni fin apparents. Cela est particulièrement vrai pour la série canonique11, dont 8. ER (NBC, 1994+ ; Urgences, France 2, 1996), NYPD Blue (ABC, 1993-2005 ; New York Police Blues, Jimmy, 1994), The Sopranos (HBO, 1999+ ; Les Soprano, Jimmy, 1999) ou The Shield (FX, 2002+ ; Jimmy, 2003 puis Canal +) sont des feuilletons sérialisants. 9. Babylon 5 (TNT, 1993-1999 ; Canal +, 1995) est un bon exemple de ce type de construction narrative, dans la mesure où chacune des cinq saisons de cette œuvre porte un titre, la constituant ainsi en unité narrative autonome. 10. Dead Like Me (Showtime, 2003-2004 ; Jimmy, 2004), par exemple, conte les aventures post-mortem de Georgia Lass, une adolescente accidentellement décédée. 11. Aussi désignée sous le nom de formula show dans le vocabulaire professionnel. Spin-off et crossover 117 l’archétype pourrait être symbolisé par la série Columbo (NBC, 1968+), et dont l’une des principales caractéristiques est que chaque occurrence est autonome, bouclée sur ellemême, fondée sur un modèle narratif unique composé de trois moments (une séquence initiale, une séquence actionnelle et une séquence finale) soumis à une tension nœud/ dénouement et se présente comme l’un des nombreux microrécits constitutifs d’un macro-récit en constante extension. Le héros de ce genre sériel a ceci de particulier qu’il ne subit aucune évolution au fil des numéros, donnant véritablement l’impression de traverser les pires péripéties sans jamais que celles-ci ne l’affectent, tant sa personnalité est forte. Son caractère est donné une fois pour toutes dans le pilote, il ne subira (pratiquement) plus aucune évolution, et toute allusion à sa vie privée reste secondaire. Dans le cas des séries canoniques à héros multiples, la définition et l’immuabilité des caractères s’opèrent de la même façon, les uniques modifications susceptibles d’intervenir étant la possible évolution des rapports inter-personnages héros ou la disparition de l’un d’eux (à la suite du départ du comédien, par exemple) et son remplacement par un personnage au caractère différent mais tout aussi figé (Charlie’s angels12, ABC, 1976-1981). La série feuilletonante, enfin, élabore généralement des intrigues qui mettent en scène un nombre important de personnages récurrents (parfois près de dix)13. Les fictions qui appartiennent à ce genre bénéficient elles aussi d’un découpage saisonnier et sont constituées d’occurrences qui, diffusées de façon hebdomadaire, suivent la temporalité téléspectatorielle. Cette logique scénaristique et programmationnelle introduit la notion d’écoulement du flux temporel au sein du macro-récit, ce qui confère à ce dernier une dimension feuilletonesque. Celle-ci est souvent renforcée 12. Drôles de dames (Antenne 2, 1978). Aujourd’hui, Law and Order (NBC, 1990+ ; New York District, France 3, 1994) ou Crime Scene Investigation (CBS, 2000+ ; Les experts, TF1, 2001) pourraient être considérées comme des séries canoniques à héros multiples. 13. Certaines sont d’ailleurs désignées par le terme de ensemble show dans le vocabulaire professionnel. 118 La fiction, suites et variations par la mise en place d’arcs narratifs qui sont développés sur plusieurs occurrences, voire sur une saison complète. Dans ce cas, ils consistent en l’introduction, lors du season premiere, d’une ou de plusieurs tensions assimilables aux nœuds du récit saisonnier, tensions qui ne seront résolues que lors du season finale qui, à son tour, est susceptible de s’achever par une autre tension (souvent un cliffhanger). Ce type de construction narrative favorise également l’évolution des relations inter-personnages souvent complexes et le dévoilement progressif de la vie privée de chacun d’eux. Toutefois, contrairement au feuilleton sérialisant qui, comme nous l’avons vu précédemment, élabore une logique générale feuilletonesque, la série feuilletonante, comme la série canonique, est gouvernée par une logique syntaxique sérielle, puisque chaque occurrence possède sa propre unité diégétique et repose elle aussi sur un modèle narratif unique. Cependant, le nombre important de personnages généralement présents dans les séries feuilletonantes offre aux scénaristes la possibilité de traiter plusieurs intrigues simultanément dans un même numéro tout en concevant une double narration où se mêlent les micro-récits qui se développent sur une seule occurrence et ceux qui courent sur plusieurs occurrences, plusieurs saisons, voire sur toute la durée de l’œuvre. Cela permet d’aboutir à une structure protéiforme14, qui n’est pas aussi figée que celle des séries canoniques, et donne une impression de non-répétition qui dynamise les occurrences15. Cela permet aussi de donner plus de liberté aux auteurs, dans la mesure où des intrigues 14. Certains parlent de structure modulaire (voir Winckler, 2002 et 2005) ou de série multipolaire (voir Beylot, 2005). Au début des années 1980, Hill Street Blues (NBC, 1981-1987) ou St Elsewehere (NBC, 19821988 ; Téva, 1999) furent les premières séries feuilletonantes à élaborer ce type de structure narrative. Homicide : Life on the Street (NBC, 19931999 ; Homicide, Série Club, 1998), Buffy the Vampire Slayer (WB, 19972003 ; Buffy contre les vampires, Série Club 1998) ou Everwood (WB, 2002+ ; Jimmy, 2004) sont des exemples plus récents de séries feuilletonantes. 15. Ainsi les professionnels utilisent-ils parfois le terme de plot-driven show pour désigner ce type de fictions plurielles. Spin-off et crossover 119 d’ordre privé, professionnel ou les deux à la fois, se côtoient dans des occurrences qui peuvent aussi bien développer une intrigue principale et plusieurs intrigues secondaires (vignettes) que des occurrences qui reposent uniquement sur deux ou trois intrigues principales. Enfin, il est à noter que dans le cas de la sitcom (sous-genre de la série feuilletonante)16, ce sont les intrigues d’ordre privé qui introduisent une dimension feuilletonesque dans la série17. Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que la plupart des récits qui composent les fictions plurielles ne sont pas des récits clos, comme le sont ceux de la majorité des romans et des films de cinéma, mais des récits qui ne semblent pas avoir de limites, des « œuvres ouvertes » en quelque sorte, pour reprendre l’expression d’Umberto Eco ([1962] 1979). Cela tient en particulier au fait que les mondes fictionnels de ces fictions plurielles sont élaborés à partir d’une formule18, d’une matrice consignée dans une bible et formalisée dans le pilote de chaque œuvre. Comme le remarque Jean-Pierre Esquenazi, « c’est à l’équipe de production que revient le privilège de déterminer ces formules, que les équipes de scénaristes ne font ensuite que développer. L’équipe de réalisation n’a plus, enfin, qu’à observer les règles déterminées dans la formule » (2002 : 296). Ces règles concernent, selon moi, les cinq paramètres (sémantique, spatial, temporel, narratif et discursif) affectés par la dialectique variation/ invariance lors des processus de mise en série ou en feuilleton des récits. Il me semble en effet que l’exploitation de toute formule consiste pour les scénaristes à faire varier les paramètres sémantiques, temporels et narratifs dans le cas d’un développement feuilletonesque et les paramètres spatiaux et discursifs dans le cas d’un développement sériel. La fonction première de la formule serait donc de définir, de qualifier et de fixer les invariants du récit, déterminant ainsi, 16. La série feuilletonante Friends (NBC, 1994-2004 ; France 2, 1997) est une sitcom. 17. Les professionnels utilisent d’ailleurs le terme de character-driven show pour désigner ce type de fictions plurielles. 18. Voir Esquenazi (2002). 120 La fiction, suites et variations d’une part, la forme syntaxique de la fiction plurielle et, d’autre part, ses principales caractéristiques diégétiques. D’un point de vue purement théorique, chaque formule, à condition qu’elle ne cesse jamais de faire recette (le nerf de la guerre), serait donc susceptible de générer un nombre illimité d’occurrences ou d’épisodes et, par conséquent, de donner naissance à des œuvres fictionnelles en constant développement. Toutefois, si certains titres parviennent à tenir l’antenne durant plusieurs années, voire plusieurs décennies19, il est bien évident que la longueur, ou plutôt la « longévité » des fictions plurielles de la télévision reste étroitement liée à l’audience qu’elles recueillent. C’est ainsi que malgré des formules de départ pourtant tout à fait novatrices et originales, certaines œuvres, faute d’une audience suffisante, ne sont pas développées au-delà d’une saison20, voire moins21. Comme on peut le constater, cette notion de formule ou de matrice occupe une place centrale dans le développement des fictions télévisuelles plurielles. C’est de la pertinence de la formule, c’est-à-dire de sa capacité à séduire un public puis à générer un nombre important de numéros sans le lasser, que va dépendre la vie de l’œuvre. Ainsi, dès lors qu’une formule fonctionne, rien n’interdit aux producteurs de la répéter à l’infini, du moins tant que les invariants demeurent et que les variations « possibles » dans le monde diégétique de l’œuvre ne s’épuisent pas. C’est ainsi que la série canonique Columbo (NBC, 1968+) repose sur la même formule depuis près de quarante ans. D’autre part, suivant jusqu’au bout cette logique quasi industrielle fondée sur la reproductibilité d’une matrice originelle (et parfois originale), rien n’empêche non plus les producteurs d’utiliser une formule à 19. C’est par exemple le cas du soap opera The Young and the Restless (Les feux de l’amour), présent sur l’antenne de CBS depuis 1973 (et sur celle de TF1 depuis 1989). 20. Ce fut par exemple le cas de Now and Again (CBS, 1999-2000 ; Un agent très secret, France 2, 2000). 21. Onze occurrences (une demi-saison) pour Cop Rock (ABC, 1990 ; Jimmy, 1991) et huit occurrences (dont le pilote) pour Profit (Fox, 1996 ; Jimmy, 1997) dont seulement la moitié fut diffusée aux États-Unis. Spin-off et crossover 121 succès pour élaborer une autre œuvre, une œuvre seconde, qui succède généralement à l’œuvre première mais qui peut aussi, parfois, se développer parallèlement à elle. Cela n’a rien de surprenant, surtout si l’on considère, à la suite de Daniel Dayan, que les programmes télévisuels forment « une tresse de textes individuels, pris dans un texte plus vaste qui est celui de la grille de programmation » (1992 : 154). Ce qu’il est intéressant d’observer en revanche, c’est que les conséquences textuelles seront différentes selon que l’œuvre seconde conservera dans sa formule un ou plusieurs des paramètres invariants ou variables constitutifs de la formule de l’œuvre première. Ainsi, la reprise dans une œuvre seconde de la formule d’une œuvre première dont on a modifié les invariants ne pourra générer qu’un « mimo-texte » qui prendra soit la forme d’une « transposition » (transformation sérieuse), soit celle d’une « forgerie » (imitation sérieuse)22. Par contre, le développement (parfois simultané) de deux œuvres issues de matrices comportant un ou plusieurs invariants communs et repérables en tant que tels par le téléspectateur, pourra donner naissance à un macro-texte dont la cohérence est généralement renforcée par deux figures transfictionnelles distinctes qui peuvent être complémentaires : la spin-off et le crossover. La spin-off est le terme qui, dans le vocabulaire professionnel, désigne une fiction plurielle « dérivée » d’une fiction plurielle antérieure et dont la formule reprend et développe, de façon ouverte et explicite, un ou plusieurs des paramètres constitutifs de la formule originelle. Le terme de crossover désigne quant à lui un processus transfictionnel qui consiste à faire se rencontrer deux univers fictionnels distincts appartenant à deux œuvres différentes dans une ou plusieurs occurrences de l’une (ou de chacune) de ces deux œuvres. La fonction première du crossover est 22. J’emprunte évidemment ces notions à Gérard Genette pour qui « la forgerie est l’imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant » (1982 : 111-112) et qui, pour « les transformations sérieuses » (Le Docteur Faust), « propose le terme neutre et extensif de transposition » (1982 : 43). 122 La fiction, suites et variations davantage de nature stratégique que narrative, puisque ce procédé est généralement destiné à attirer le public d’une fiction plurielle très populaire vers une fiction plurielle qui l’est moins ou que les producteurs s’apprêtent à mettre à l’antenne. Comme je l’ai précisé, les fictions appartenant à la catégorie des feuilletons canoniques ne sont pas susceptibles de générer des récits possiblement infinis, dans la mesure où la promesse de la fin de l’histoire est, en quelque sorte, l’argument sur lequel se fonde l’histoire. Autrement dit, lorsque les scénaristes commencent à écrire un feuilleton canonique, ils savent déjà, dans la plupart (et le meilleur) des cas, comment ils vont le terminer. Ils imaginent d’emblée un récit clos et élaborent un univers fictionnel qui l’est tout autant. Toutefois, il est possible qu’une œuvre appartenant à la catégorie du feuilleton canonique devienne la formule qui permettra de développer d’autres récits qui viendront étendre l’univers fictionnel de l’œuvre originelle. C’est par exemple le cas de 24 (Fox, 2001+) dont le principe narratif, exprimé dans le titre même, repose précisément sur la notion de finitude du récit : nous savons que le héros Jack Bauer n’a que vingtquatre heures (donc 24 épisodes, donc une saison) pour accomplir sa mission. De ce point de vue, chaque saison de 24 est susceptible d’apparaître comme une sorte d’occurrence géante, à laquelle succéderont d’autres occurrences fondées sur la même formule : un récit feuilletonesque clos de 24 épisodes dans lequel le héros, à la suite de nombreux obstacles surmontés et après moult revirements de situation, parvient à déjouer les plans de dangereux terroristes. Toutes les saisons qui succéderont à la première pourront donc être considérées comme en étant des suites, des extensions successives ou, pour reprendre l’expression de Eco23, des retakes de celle-ci. Si nous admettons qu’il ne peut y avoir transfictionnalité que lorsqu’il y a changement d’univers fictionnel, un tel proces23. Eco explique que dans le cas du retake, « on recycle les personnages d’une histoire à succès dans un autre récit, en racontant ce qui leur est arrivé à la fin de leur première aventure » (1994 : 15). Spin-off et crossover 123 sus ne pourra donc pas être considéré comme relevant de la transfictionnalité, dans la mesure où il n’y a là que prolongement d’un même univers fictionnel. En revanche, la série canonique qui, comme nous l’avons vu, regroupe des œuvres ouvertes et possiblement interminables, repose sur un type de formule permettant le développement de processus transfictionnels par conservation ou redéfinition de ses invariants narratifs ou temporels ou sémantiques. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1979, Madame Columbo 24 fit son apparition sur la chaîne NBC à la faveur d’un refus (temporaire) de Peter Falk de continuer d’incarner son personnage de policier hirsute et flegmatique au petit écran. Dans ce cas, c’est un invariant sémantique de la formule initiale (le personnage invisible de la femme du célèbre lieutenant) qui est repris et redéfini dans la formule dérivée. Bien que l’œuvre seconde soit ancrée dans un même univers diégétique que l’œuvre première, il y a pourtant ici changement d’univers fictionnel puisque les invariants de la formule initiale ne sont que partiellement repris. Aussi proposerais-je, pour désigner cette forme de spin-off, de parler de processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par extension. Un tel processus est également susceptible de toucher certaines séries feuilletonantes qui, à l’image des sitcoms, en font un grand usage. D’ailleurs, comme le remarque encore Martin Winckler, les personnages de comédie semblent mieux se prêter aux spin-offs que ceux de fictions dramatiques ou policières et l’auteur de citer en exemple Frasier « dont le personnage principal fréquentait assidûment le bar qui servait de lieu central à la sitcom Cheers » (2002 : 150). Plus récemment, c’est Joey, l’un des personnages de Friends (NBC, 1994-2004 ; France 2, 1997) interprété par Matt LeBlanc, qui donna son nom à une série dérivée25. Ici comme dans les exemples précédents, le processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par extension permet de 24. Kate Columbo (NBC, 1979 ; TF1 1981). 25. Joey (NBC, 2004+ ; TPS Star, 2005). 124 La fiction, suites et variations prolonger la fiction dans une œuvre seconde après l’arrêt de l’œuvre première. Toutefois, il n’en est pas toujours ainsi, et certaines spinoffs peuvent se développer non pas postérieurement mais parallèlement à l’œuvre initiale, ce qui semble surtout possible pour les feuilletons sérialisants dont les formules s’y prêtent davantage. Qu’on se souvienne par exemple de Knots Landing 26 (CBS, 1979), ramification de Dallas (CBS, 1978 ; TF1, 1981), qui mettait en scène l’une des branches de la famille Ewing (Gary et Valene) exilée dans une petite cité balnéaire de Californie, tandis que les conspirations et les trahisons continuaient d’aller bon train à Southfork. Pour désigner cette forme de spin-off, je proposerai donc le terme de processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification 27. Il est à noter que dans le cas de ces œuvres feuilletonesques sérialisantes qui élaborent en parallèle deux (ou plus de deux) univers fictionnels distincts appartenant à un même univers diégétique, il arrive (assez fréquemment) que certains micro-récits fassent se croiser les deux univers fictionnels en question. Ces crossovers ont une fonction de reconnaissance, dans la mesure où ils rappellent au téléspectateur que les deux œuvres sont diégétiquement liées et, au-delà, qu’elles émanent d’une même formule, donc d’un même projet auctorial. Je propose donc de les regrouper sous le terme de processus transfictionnel homodiégétique de reconnaissance28. De tels processus se rencontrent également dans certains groupes de séries canoniques à héros multiples issus d’une même formule. C’est par exemple le cas de Crime Scene Investigation (CBS, 2000+ ; Les experts, TF1, 2001) qui a connu récemment deux avatars successifs : CSI : Miami 26. Côte Ouest (TF1, 1988). 27. Processus également assez courant dans les soap operas. 28. Buffy the Vampire Slayer (WB, 1997-2003 ; Buffy contre les vampires, Série Club 1998) et sa spin-off Angel (WB, 1999-2004 ; TF1, 2002) constituent un exemple de processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification appliqué à la catégorie de la série feuilletonante. Spin-off et crossover 125 (CBS, 2002+ ; Les experts : Miami, TFI, 2003) et CSI : New York (CBS, 2004+ ; Les experts : New York, TF1, 2005+), tous deux basés sur des formules très peu différentes de la formule originelle et reposant davantage sur le principe de la transposition géographique que sur de véritables modifications des invariants (processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification). Ici, chacune des deux spin-offs de CSI a été inaugurée dans une occurrence de la série première dont la fonction était d’introduire le monde fictionnel de la série dérivée. C’est ainsi que dans l’occurrence de CSI intitulée « Cross-Juridictions » (saison 2, épisode 22), une partie de l’équipe de la police scientifique de Las Vegas enquêtant sur un crime dont le principal suspect s’était enfui en Floride fut amenée à travailler aux côtés des experts de Miami. De la même façon, les collaborateurs du lieutenant Horatio Caine (CSI : Miami) feront à leur tour connaissance des membres de la police scientifique de New York dans l’occurrence intitulée « MIA/NYC – Non Stop » (saison 2, épisode 23). Outre sa fonction de reconnaissance, le crossover agit également dans ce cas comme un teaser (pris au sens publicitaire du terme) en donnant au téléspectateur un avantgoût de l’œuvre à venir. Ainsi pourrions-nous dire que nous sommes dans ce cas en présence d’un processus transfictionnel homodiégétique introductif de reconnaissance. La série canonique à héros multiples Law & Order (NBC, 1990+ ; New York District, France 3, 1994) et ses dérivés nous offrent quant à eux un autre exemple de processus transfictionnel de reconnaissance. Reprenant certains des invariants narratifs et temporels de la formule concept « franchisée » de sa série initiale, Dick Wolf a donné naissance à deux spin-offs diffusées en France29 : Law & Order : Special Victims Unit (NBC, 1999+ ; New York unité spéciale, TF1, 2000) et Law & Order : Criminal Intent (NBC, 2001+ ; New York section criminelle, TF1, 2001). La première, plus feuilletonante que l’originale, met exclusivement en scène des 29. Law & Order : Trail by Jury, la troisième spin-off de Law & Order, n’a pas encore été diffusée en France. 126 La fiction, suites et variations enquêtes liées à des crimes sexuels. Quant à la seconde, elle reprend, en la réactualisant, la formule du roman policier à clés et se développe (sous la responsabilité du producteur Rene Balcer) autour de la figure centrale du personnage de l’inspecteur Robert Goren (Vincent D’Onofrio) (processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification)30. Comme dans le cas précédent, si les effets de reconnaissance sont ici aussi d’ordre discursif (déclinaisons du titre et de la séquence générique de Law & Order) et sémantiques (certains personnages de Law & Order apparaissent périodiquement dans Law & Order : Special Victims Unit et un crossover a uni les deux séries au cours de la saison 1999-2000), il est à noter qu’ils peuvent aussi dépasser le carde de l’univers diégétique homogène construit par les trois œuvres. C’est ainsi que par trois fois, l’univers diégétique de Law & Order va croiser celui d’Homicide : Life on the Street 31 (NBC, 1993-1999). Ces crossovers prendront la forme de trois histoires en deux parties, chacune de ces histoires commençant dans l’occurrence de Law & Order diffusée le mercredi soir et s’achevant dans l’occurrence d’Homicide diffusée le vendredi soir de la même semaine. L’effet de reconnaissance ne concerne donc plus seulement une formule, mais il s’étend à la chaîne qui diffuse les deux séries basées sur deux formules différentes (NBC) par une sorte d’opération de feuilletonisation interdiégétique. Je dirai alors que nous avons affaire dans ce cas à un processus transfictionnel interdiégétique de reconnaissance. Un autre exemple vient confirmer le poids de ce processus transfictionnel : après l’arrêt d’Homicide, le personnage de John Munch (Richard Blezer) intégrera l’équipe des policiers de Law & Order : Special Victims Unit (à la faveur d’un déménagement à New York). 30. La « galaxie » Star Trek (l’œuvre première donnera successivement naissance à Star Trek : The Next Generation, Star Trek : Deep Space Nine, Star Trek : Voyager et Star Trek : Enterprise) nous fournit un autre exemple, plus complexe, de l’utilisation du processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification. 31. Homicide (Série Club, 1998). Spin-off et crossover 127 Un dernier cas de figure (en tout cas me semble-t-il) correspond à ce que Pierre Beylot nomme « modulation générique » et qu’il définit comme étant un phénomène de « variations créées à partir d’une même formule générique qui peut elle-même résulter du croisement entre plusieurs genres » (2005 : 138). Ce phénomène, précise-t-il, se manifeste de façon exemplaire dans deux séries juridiques imaginées par le même scénariste et producteur David Kelley, The Practice (ABC, 1997+) et Ally Mc Beal (Fox, 1999+), lancées la même année sur deux networks différents. Bien que relevant du même genre, ces deux productions évoquent le quotidien d’un cabinet d’avocats dans un esprit complètement différent (2005 : 138). Ce qu’il est intéressant de constater ici, c’est que l’œuvre d’un téléaste peut non seulement se construire en s’appuyant, comme nous l’avons vu, sur des processus transfictionnels homodiégétiques et interdiégétiques, mais également sur des processus transfictionnels hétérodiégétiques. Bien que ses deux productions reposent clairement sur des formules différentes (The Practice est une série feuilletonante alors que Ally Mc Beal pencherait plutôt du côté du feuilleton sérialisant), certains points communs de nature essentiellement sémantique (la mise en scène du cabinet d’avocats), spatiale (la ville de Boston) et temporelle (elles sont tournées puis diffusées simultanément en suivant la temporalité téléspectatorielle), nous montrent que Kelley les considère toutefois comme étant complémentaires. Il nous en donne la preuve, s’enthousiasme Winckler, en proposant au spectateur une expérience inédite et, à ce jour [2002], unique : un crossover entre deux séries diffusées par des chaînes concurrentes. Le 27 avril 1997, une même affaire réunit les deux équipes d’avocats dans Ally Mc Beal sur la Fox à 21 h et se conclut dans The Practice à 22 h sur ABC. L’événement est exceptionnel, car il exige que le public passe d’une chaîne à l’autre (2002 : 225). 128 La fiction, suites et variations Ce que nous montre ce dernier exemple, c’est que, dans le champ de la fiction télévisuelle, la transfictionnalité peut également s’avérer être un puissant outil de l’affirmation d’une auctorialité. C’est pour cette raison que je désignerai ce type de crossover par le terme de processus transfictionnel hétérodiégétique de reconnaissance auctoriale. Pour conclure, je préciserai simplement qu’en plus des fonctions narratives, syntaxiques, discursives et bien sûr économiques de la transfictionnalité que nous venons de mettre en évidence pour les fictions plurielles qui s’élaborent au sein du média télévisuel, il en est une autre, plus subtile et plus complexe, dont l’étude nécessiterait sans doute une approche de type sociologique ou anthropologique : je veux parler de sa fonction ludique. Celle-ci est bien évidemment liée aux multiples effets de reconnaissance que je viens d’évoquer, mais elle trouve également une extension en dehors du média, notamment dans des fan fictions, ces créations de fans qui tendent de plus en plus à se développer et à se diversifier. Généralement mis en lignes sur la toile32, ces récits écrits alternatifs sont eux aussi développés à partir des formules originales de certaines œuvres et recourent souvent aux mêmes processus de création transfictionnels, pour donner naissance à des suites ou à des fins d’œuvres, à des saisons virtuelles alternatives, ou à des spin-offs ou des crossovers inédits (et parfois surprenants). Ces pratiques transfictionnelles transmédiatiques liées aux fictions plurielles de la télévision nous offrent ainsi des vastes perspectives de recherche qui pourraient, pourquoi pas, s’élaborer à partir de la « formule » que je viens de proposer dans les lignes qui précèdent. La suite au prochain épisode… 32. w w w. l e f l t . c o m / a n n u s e r i e s ; w w w. f r a n c o f a n f i c . c o m ; pagesperso.aol.fr/_ht_a/phixie101/indexa.htm. Spin-off et crossover 129 BIBLIOGRAPHIE BENASSI, Stéphane (2000), Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des genres fictionnels, Liège, Éditions du CEFAL. (Coll. « Grand écran petit écran ».) BEYLOT, Pierre (2005), Le récit audiovisuel, Paris, Armand Colin. (Coll. « Cinéma ».) DAYAN, Daniel (1992), « Les mystères de la réception », Le Débat, no 71 (septembre-octobre), p. 154. ECO, Umberto ([1962] 1979), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil. (Coll. « Points ».) ECO, Umberto (1994), « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et postmoderne », Réseaux, « Les théories de la réception », no 68. ESQUENAZI, Jean-Pierre (2002), « New-York District, un monument de sérialité », dans René GARDIES et Marie-Claude TARANGER (dir.), Télévision : questions de formes 2. Rhétoriques télévisuelles, Paris, l’Harmattan, p. 291-302. (Coll. « Champs visuels ».) GENETTE, Gérard (1982), Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil. (Coll. « Poétique ».) 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Comme l’ont montré les théoriciens des médias tels que Marshall MacLuhan (1996), Walter Ong (1982) et Jay David Bolter (1999), l’histoire de la communication langagière (pour ne pas dire l’histoire de l’écriture, puisque je voudrais commencer au stade oral) peut être divisée en cinq périodes, délimitées par des inventions technologiques révolutionnaires : 1. Le stade oral ; 2. Le stade de l’écriture manuscrite (chirographique, dit Ong) ; 3. Le stade de l’imprimerie, représenté par le livre ; 4. Le stade électronique, représenté par la radio et la télévision (le cinéma s’associe à ce stade, dit des médias de masse, bien qu’il ne repose pas sur une technologie électronique) ; 5. Le stade numérique, représenté par l’ordinateur. La transfictionnalité, telle que nous essayons de la cerner dans cet ouvrage, s’annonce au stade 2, prend naissance au stade 3, se prolonge au stade 4, développe une foison de nouvelles formes au stade 5, mais s’y trouve finalement dépassée par certaines propriétés particulières aux textes et aux mondes numériques. La réflexion qui suit retrace le fil de cette évolution. 132 La fiction, suites et variations LA TRANSFICTIONNALITÉ : TENTATIVE DE DÉFINITION Avant d’entamer ce voyage dans les médias, je voudrais proposer cinq conditions qui permettent de distinguer la transfictionnalité de pratiques littéraires connues depuis longtemps, telles que l’allusion intertextuelle, l’emprunt de thèmes à la tradition orale, l’influence, l’imitation des Anciens à l’âge classique, l’adaptation d’une histoire d’un médium à l’autre. Ces conditions, comme on le verra, diffèrent par leur degré de flexibilité : certaines sont obligatoires, d’autres renforcent le statut transfictionnel d’un texte sans nécessairement créer des exclusions ; d’où les opinions divergentes sur la transfictionnalité de certains phénomènes textuels. Mon but n’est pas d’enfermer la transfictionnalité dans des frontières rigides, mais d’en définir les manifestations canoniques, de manière à disposer d’un point de comparaison pour les cas douteux. 1. LA TRANSFICTIONNALITÉ REPOSE SUR UNE RELATION ENTRE DEUX TEXTES DISTINCTS. (J’APPELLERAI LE PREMIER TEXTE TRANSFICTIONNALISÉ ET LE SECOND, TRANSFICTIONNALISANT.) Cette condition, qui semble claire à première vue, nous renvoie au problème épineux de l’identité du texte. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette question, mais je voudrais suggérer qu’un texte doit être conçu comme un tout. Cela élimine les épisodes des romans-feuilletons, les continuations de romans laissés inachevés par la mort de l’auteur et, dans une certaine mesure, les divers tomes d’un vaste ensemble romanesque comme la Recherche de Marcel Proust. Par contre, cette définition considère La comédie humaine d’Honoré de Balzac comme un groupe de textes, dans la mesure où chaque roman constitue une unité qui se suffit à ellemême (même s’il y a unité, et donc texte, dans l’ensemble). Cette conception du texte accepte également certaines créations collectives. La transfictionnalité dans les médias 2. 133 CES DEUX TEXTES DOIVENT PROJETER DES MONDES DISTINCTS, MAIS APPARENTÉS L’UN À L’AUTRE. En insistant sur une relation située dans le monde projeté par les deux textes, relevant par conséquent du signifié plutôt que du signifiant, cette condition distingue la transfictionnalité d’autres pratiques hypertextuelles1 décrites par Gérard Genette dans Palimpsestes, telles que le pastiche stylistique et les jeux oulipiens (application d’une opération mécanique de transformation sur les mots d’un texte). Dans une réflexion au sujet de ce qu’il appelle « postmodern rewrites », ˇ distingue trois types de relations entre Lubomír Dolezel mondes fictionnels qui peuvent être considérées comme les modes fondamentaux de la transfictionnalité2 : • La transplantation d’un élément – personnage ou schéma d’intrigue – d’un monde fictionnel à l’autre. ˇ : le roman d’Ulrich Plenzdorf Les Exemple de Dolezel nouvelles souffrances du jeune W. (1973), qui transpose l’intrigue du Werther de Goethe dans la République démocratique allemande. (Le fait que Wiebeau, l’alter ego de Werther, meurt par accident au lieu de se suicider montre que les opérations transfictionnelles peuvent se combiner, mais l’une d’entre elles sera généralement dominante.) • La correction. Dans ce cas, les deux mondes se ressemblent en ce qui concerne les personnages, le milieu social, les lois naturelles ainsi que le contexte géographique et historique, mais on choisit une autre route dans l’éventail des possibilités. Cette opération pose la question suivante : que serait-il advenu d’untel si les circonstances avaient été différentes, s’il avait fait un autre choix dans un moment crucial de sa vie où plusieurs voies semblaient possibles ? Exemple 1. Je prends ici ce terme d’hypertexte dans le sens que lui donne Genette dans Palimpsestes (1982) – texte produit à partir d’un autre texte – et non dans le sens plus spécialisé que lui attribue la culture numérique. ˇ pour ces trois modes sont transposi2. Les termes anglais de Dolezel tion, displacement et expansion (1998 : 206-207). 134 La fiction, suites et variations discuté par Dolezel ˇ : Foe de J. M. Coetzee, une transfictionnalisation de Robinson Crusoë où le héros n’accomplit aucun des actes civilisateurs décrits dans le roman de Daniel Defoe, et où son histoire n’est pas son journal, mais une fabulation due à une certaine Susan Barton. Autre exemple, mentionné par Thomas Pavel : un drame du XVIIIe siècle, Ophélie de Nahum Tate, où l’héroïne, au lieu de se noyer, survit et épouse Edgar3. • L’expansion. Un texte agrandit l’univers fictionnel d’un autre texte, en racontant soit le passé, soit le futur de ce monde, ou en racontant l’histoire d’un personnage secondaire. Exemple de Dolezel ˇ : Wide Sargasso Sea de Jean Rhys, qui raconte la jeunesse de la première épouse de Mr. Rochester, personnage de Jane Eyre de Charlotte Brontë. Autre exemple : les Nouvelles aventures de Sherlock Holmes, par le fils d’Arthur Conan Doyle. Faut-il considérer comme transfictionnelle la pratique d’un auteur qui agrandit un monde fictionnel en écrivant une série de romans ou de nouvelles autour du même personnage – Maigret, Hercule Poirot – ou qui décide, après quelques années, d’écrire une suite à un roman au monde originellement conçu comme complet (Thérèse Desqueyroux et La fin de la nuit de François Mauriac) ? On dira dans ce cas qu’il s’agit non pas de deux mondes mais d’un seul monde, car 3. Comme nous l’indique le titre du roman de Guido Artom Napoléon est mort en Russie (1970), il existe également une forme de correction qui se rapporte à l’histoire et non à la fiction. Il s’agit du phénomène de l’histoire contrefactuelle, très populaire à l’âge postmoderne. L’histoire contrefactuelle se divise toutefois en deux types, l’un fictionnel et l’autre didactique. Dans le type didactique, illustré par une collection d’essais éditée par Niall Ferguson, des historiens examinent des scénarios historiques virtuels afin de mieux comprendre l’histoire actuelle, mais ils insistent sur le caractère non factuel de ces scénarios ; dans le type fictionnel, qu’on peut considérer comme une forme marginale de transfictionnalité, on demande au lecteur de faire semblant de croire que l’histoire s’est déroulée de la manière présentée dans le texte. Autrement dit, dans la version fictionnelle de l’histoire contrefactuelle, cette histoire est présentée comme actuelle. La transfictionnalité dans les médias 135 l’auteur est le maître de sa propre création. Pour distinguer ces exemples du phénomène de la suite apocryphe, qui constitue un exemple canonique de transfictionnalité (à moins qu’elle ne soit un faux), on posera une troisième condition. 3. LES AUTEURS DOIVENT ÊTRE DISTINCTS. De mes cinq conditions, c’est celle que je pose avec le plus d’hésitation. Elle me semble nécessaire à exclure de la transfictionnalité les suites dues au même auteur, les feuilletons, les cycles de nouvelles, et même les retours de personnages à la Balzac, décision qui n’entraînera probablement pas l’unanimité parmi les chercheurs. Mais le statut transfictionnel d’un retour de personnages dû à des auteurs différents sera certainement moins disputé que le cas de Balzac. Il me semble toutefois que cette condition peut être suspendue quand les mondes sont sémantiquement ou logiquement incompatibles, comme c’est le cas pour la transplantation ou la correction. On pourra considérer comme transfictionnelle la pratique d’un auteur qui récrirait l’un de ses romans, mais placerait l’intrigue dans un nouveau milieu, ou qui changerait le destin d’un de ses personnages. Les deux romans de Marguerite Duras, L’amant et L’amant de la Chine du Nord, me semblent illustrer cette possibilité d’une autotransfictionnalité. Ces trois conditions ne suffisent cependant pas encore à éliminer la situation d’un auteur qui adapterait un classique pour la jeunesse ou qui s’inspirerait d’un texte d’un autre auteur, agrandissant et corrigeant le monde du texte originel, comme le fait Alexandre Dumas dans Les trois mousquetaires par rapport aux apocryphes Mémoires de d’Artagnan par Courtilz de Sandras. La différence entre ces deux cas et le phénomène de la transfictionnalité réside dans une quatrième condition. 136 4. La fiction, suites et variations LE LECTEUR EST SUPPOSÉ FAMILIER AVEC LE TEXTE TRANSFICTIONNALISÉ. Cette familiarité est indispensable à l’exercice intertextuel d’un mécanisme cognitif que j’ai appelé ailleurs « le principe de la différence minimale » (Ryan, 1991). Ce principe nous dit que les espaces vides des mondes fictionnels – l’information laissée implicite par le texte – sont remplis par le lecteur sur la base de son expérience du monde qu’il tient pour actuel. Cela revient à dire que pour remplir les vides du texte, le lecteur importe des renseignements fournis par la réalité extratextuelle. Le modèle produit par cette réalité ne peut être invalidé que par le texte lui-même ; par exemple, si un poème mentionne un chevreuil bleu, l’imagination du lecteur construira un animal qui présente, à part la couleur, toutes les propriétés des chevreuils de nos forêts. Le lecteur ne basera pas l’interprétation du texte sur la base de modifications gratuites, par exemple un chevreuil à rayures de zèbre – ou s’il le fait, son interprétation sera généralement considérée comme non pertinente. Dans un texte transfictionnel, le principe de la différence minimale opère non seulement à partir du monde actuel, mais encore sur la base d’un monde fictionnel. Le lecteur d’une adaptation transfictionnelle de Don Quichotte imagine le héros semblable, dans la mesure où le texte le permet, au personnage de Miguel de Cervantès, qui est lui-même construit sauf contradiction sur le modèle d’un gentilhomme espagnol du XVIe siècle. En postulant que le monde du texte transfictionnalisé fonctionne comme monde de référence et par conséquent comme source d’emprunts pour le texte transfictionnalisant, ce modèle évite la fusion des deux mondes. Il permet donc de dire que les nouveaux personnages introduits dans les continuations de Don Quichotte ne font pas partie du monde du roman de Cervantès, observation qu’un modèle postulant que les deux textes décrivent le même monde ne pourrait justifier. Mais si la transfictionnalité repose sur un monde fictionnel préexistant et connu du lecteur, cette relation est purement implicite, car reconnaître ouvertement l’origine La transfictionnalité dans les médias 137 textuelle du monde qu’elle transforme bloquerait l’expérience que Jean-Marie Schaeffer appelle l’« immersion fictionnelle » (1999 : 179-197). Le Don Quichotte d’une suite apocryphe du roman de Cervantès sera présenté comme un être réel et non comme l’alter ego d’un personnage de roman. L’implication ontologique de cette présentation contraste avec le cas d’un roman postmoderne qui, au lieu d’intégrer pleinement les personnages immigrants dans un nouveau milieu, soulignerait le conflit ontologique entre l’élément migrateur et le monde qui l’accueille. Dans un roman de Carlos Fuentes, Terra Nostra, on voit par exemple le Pierre Ménard de Jorge Luis Borges jouant aux cartes avec les Buendía de Gabriel García Márquez, mais le texte ne permet pas au lecteur d’oublier le statut littéraire de ces personnages4. Pour distinguer la transfictionnalité de l’intertextualité, pratique à l’effet autoréflexif et anti-illusionniste, ainsi que de la parodie, pratique ironisante qui déprécie le texte d’origine, je poserai une dernière condition dont la satisfaction se prête à divers degrés. 5. LA TRANSFICTIONNALITÉ NE CHERCHE PAS À DÉCONSTRUIRE NI À DÉMYSTIFIER LE MONDE DU TEXTE TRANSFICTIONNALISÉ MAIS, AU CONTRAIRE, TENTE DE PRÉSERVER SON POUVOIR IMMERSIF. Selon cette condition, la transfictionnalité naît du désir de combler ce sentiment de vide qui s’empare de nous quand nous tournons la dernière page d’un livre, quand le mot fin s’inscrit sur un écran, et que nous réalisons qu’il est temps de prendre congé d’un lieu de jouissance pour l’imagination. Le lecteur, spectateur ou auditeur d’un texte transfictionnalisant peut se glisser dans un monde familier, au lieu de passer par une difficile période d’acclimatation à un monde étranger. Cette économie sur le plan de l’effort cognitif explique la vogue de la transfictionnalité dans la culture populaire. On objectera peut-être qu’il existe dans la culture considérée 4. Voir McHale (1987 : 17). 138 La fiction, suites et variations comme d’élite des formes de transplantation et de modification qui proposent une critique idéologique du texte d’origine5. Ces pratiques se situent à mi-chemin entre l’intertextualité et la transfictionnalité, mais elles se rattachent à cette dernière dans la mesure où le texte mise sur le désir du lecteur de retrouver certains personnages, une certaine intrigue ou un certain décor, et présente un monde qui semble coulé d’une seule fonte, au lieu de donner l’impression d’un assemblage d’éléments disparates. Pour mettre à l’épreuve ces conditions, soumettons-leur le phénomène de l’adaptation d’un texte dans un autre médium. Dans la transposition cinématographique d’un roman, cas le plus répandu d’adaptation, l’auteur est généralement différent, et le monde l’est nécessairement, puisqu’il est tributaire du médium. Mais si l’auteur recherche la fidélité, les deux mondes seront semblables dans la mesure où le médium le permet, ce qui transgresse la deuxième condition. Et il n’est généralement pas nécessaire de connaître un roman pour apprécier son adaptation filmique. Nos cinq conditions nous disent par conséquent que l’adaptation transmédiale n’est pas intrinsèquement transfictionnelle, mais elle peut le devenir si le monde fictionnel du texte adapté diffère du monde originel d’une manière qui ne peut pas être attribuée au médium, et si l’adaptation fait appel à la familiarité du lecteur avec le texte originel. Ces deux conditions sont remplies par Bride and Prejudice, une parodie des films dits de Bollywood (2005), qui transporte aux Indes l’intrigue du roman Pride and Prejudice de Jane Austen. LE STADE ORAL Dans la culture purement orale, le texte hérite la nature transitoire de la parole dans laquelle il s’incarne. En partie mémorisé, en partie improvisé, il évoque un monde familier 5. C’est notamment le cas de deux transfictionnalisations de Robinson Crusoë : Foe de J.M. Coetzee (voir Dolezel, ˇ 1998 : 217-222) et Suzanne et le Pacifique de Jean Giraudoux (voir Genette, 1982 : 299-303). La transfictionnalité dans les médias 139 de l’auditoire. Le poète, c’est-à-dire le barde, ne possède pas le texte, puisque le texte est évanescent, ni le monde que le texte évoque, puisque ce monde est fondé sur le mythe et la tradition. Le barde n’est pas l’auteur du texte mais le porteparole de l’instance sacrée, déité, ancêtre ou héros culturel, à qui l’on doit le don du récit à la communauté. Chaque performance et chaque barde présentent une image légèrement différente du monde narratif, mais si ce monde tolère la variation, il doit respecter certaines coordonnées de base. Ulysse ne peut être naïf, Achille ne peut être poltron et la guerre de Troie ne peut pas être gagnée par les Troyens. De même, un enfant à qui on raconte l’histoire du Petit Chaperon rouge ne permet pas qu’on change l’intrigue ou qu’on omette certains motifs pourtant inessentiels au développement de l’action, comme la couleur du capuchon de l’héroïne. Mais dans la mesure où les données du mythe sont respectées, les aventures d’Ulysse peuvent se dérouler dans un ordre plus ou moins libre et les détails des combats d’Achille peuvent varier d’une performance à l’autre. De même que le texte n’est pas un objet solide et permanent, le monde narratif est un domaine aux limites floues dont l’identité ne repose pas sur un texte définitif. Il s’ensuit que les mondes narratifs ne sont pas la création exclusive d’un texte donné et que de nombreux textes peuvent entraîner l’imagination dans le même monde et dans la même histoire. Peut-on, dans de telles conditions, parler de transfictionnalité6 ? Dans un sens oui, les cultures orales vivent dans la transfictionnalité, puisque leurs mondes imaginaires peuvent s’incarner dans de nombreux textes. Il s’agit là d’un phénomène si répandu qu’il passe pour naturel, ce qui le rend parfaitement invisible. Mais dans un autre sens, cet état endémique de la transfictionnalité rend le concept inopérant. Le terme de trans suggère une relation entre deux mondes et deux textes distincts et précisément délimités. Or comme 6. Il serait plus précis d’employer le terme de transnarrativité, car il n’est pas sûr que les définitions contemporaines de la fiction s’appliquent aux cultures orales et chirographiques, mais pour simplifier les choses, je m’en tiendrai au terme de transfictionnalité. 140 La fiction, suites et variations nous l’avons vu, les textes oraux sont trop éphémères et les mondes fictionnels hérités de la tradition sont trop flous pour parler d’une telle relation. À l’âge oral, le monde fictionnel est un territoire communautaire aux limites incertaines vers lequel tout barde et tout texte ont le droit d’entraîner l’imagination de l’auditoire. LE STADE DE L’ÉCRITURE L’invention de l’écriture manuscrite est une période de transition entre le stade oral et le stade de l’imprimerie. Comme le remarque Ong (1982), les cultures chirographiques opèrent encore largement sur le mode de l’oralité. Le texte écrit est un aide-mémoire pour la performance orale, et les mondes fictionnels continuent à être traités comme des lieux publics. Que l’on pense, par exemple, aux nombreuses versions médiévales de la matière de Bretagne ou au rayonnement hors de France de la Chanson de Roland. La difficulté de disséminer les textes fait d’autre part obstacle à notre quatrième condition, la familiarité du lecteur/auditeur avec les deux versions, mais cet obstacle n’est peut-être pas aussi formidable que nous l’imaginons à l’âge de l’Internet, car les cours communiquent, les troubadours voyagent et le public est lettré. L’écriture permet par contre d’attribuer le texte de manière permanente et précise à un auteur particulier, ainsi que le montre l’acte de signature qui conclut la Chanson de Roland : « Ci falt la geste que Turold declinet. » Grâce à ces attributions, les auteurs futurs ne puiseront plus directement dans l’anonymat de la tradition orale, mais prendront conscience de se relayer les uns les autres dans une vaste chaîne de reprises narratives. Comme le montre Marie Blaise dans le présent ouvrage, Wolfram von Eschenbach, en travaillant le thème de la quête du Graal, fait allusion au Perceval de Chrétien de Troyes. Mais il ne s’agit pas encore là d’une pleine forme de transfictionnalité, car Wolfram accuse Chrétien d’avoir falsifié l’histoire : si Wolfram corrige Chrétien, c’est au nom de la fidélité à une source plus ancienne, un poète provençal nommé Kyôt, qui aurait lui- La transfictionnalité dans les médias 141 même été inspiré par un manuscrit arabe. Mais l’intrigue se complique – et avec elle le diagnostic de transfictionnalité – par le fait que ces sources semblent avoir été inventées par Wolfram7. La notion de transfictionnalité implique toutefois une distinction entre texte fictionnel et texte référentiel qui manque encore au Moyen Âge ; cette distinction ne se développera qu’avec la diffusion du livre. La coupure la plus importante pour la notion de transfictionnalité n’est donc pas l’invention de l’écriture, mais l’invention de l’imprimerie. Entité immatérielle, le texte acquiert un corps matériel délimité par les couvertures du livre. La permanence de l’inscription lui donne de surcroît une identité graphique, et le nom de l’auteur sur la couverture du livre une identité humaine. Le statut d’objet tangible donne naissance à la notion d’œuvre et renforce la relation de possession entre l’auteur et le texte. L’une des conséquences sociologiques majeures de l’invention de l’imprimerie est en effet le développement de la notion de propriété intellectuelle et la création de lois sur les droits d’auteurs. Grâce à ces lois, l’auteur maintient sous son contrôle les innombrables copies du texte. Comme l’a montré Mark Rose (1993), la notion de propriété intellectuelle reflète une conception romantique de l’auteur qui favorisera, par contre-réaction, l’activité transfictionnelle. Le romantisme présente l’auteur comme un génie créateur qui tire de son intériorité une œuvre absolument originale dont le style et le contenu portent la marque indélébile d’une personnalité unique. On ne demande plus au texte d’entraîner le lecteur dans un monde familier, mais au contraire, de servir de passeport vers une terra incognita. Selon le dogme d’une critique radicalement textuelle – par ce terme je fais allusion à une tendance qui va de la nouvelle critique des années 1950 à la déconstruction –, le texte littéraire crée son propre monde, et si vous changez un mot, c’est le monde entier qui change. Il est donc désormais impossible à plusieurs textes de conduire vers le même monde. 7. Je suis reconnaissante à Marie Blaise pour ces détails. 142 La fiction, suites et variations En faisant du texte un objet tangible et délimité et en resserrant les liens entre le texte et l’auteur, l’âge de l’imprimerie produit les conditions nécessaires au développement de la transfictionnalité comme pratique littéraire délibérée. La transfictionnalité entretient une relation ambiguë avec la notion d’auteur : d’un côté, elle se réfère à un texte déterminé, signé par un auteur dont le nom donne au texte son identité, mais de l’autre, elle conteste la notion d’un contrôle exclusif de cet auteur sur le monde fictionnel. Elle tente de réconcilier l’idée que chaque texte mène à son propre monde, et constitue la seule voie d’accès à ce monde, avec l’expérience imaginative du lecteur, qui voit dans les mondes fictionnels des entités dotées d’une existence autonome. Alors que la critique radicalement textuelle affirme qu’il n’y a pas de hors-texte, que les propriétés des mondes fictionnels sont celles, et uniquement celles, que spécifie le texte, et que les personnages ne sont que des combinaisons de sèmes, l’imagination conçoit ces mondes et leurs habitants sur le modèle des êtres vivants, c’est-à-dire comme des entités ontologiquement complètes capables d’évoluer, et dont l’existence s’étend au-delà du cadre spatio-temporel défini par le texte. La transfictionnalité résout le conflit entre l’origine textuelle des mondes fictionnels et le désir de l’imagination de voir ces mondes s’émanciper du texte en postulant des relations d’identité partielle entre mondes fictionnels. Dans l’univers des mondes possibles, il y a des mondes qui se ressemblent. Le texte transfictionnel crée son propre monde, mais il le crée sur le modèle du monde d’un autre texte dont il présente une image modifiée. La transfictionnalité est plus qu’une adaptation ou qu’un retelling qui diffère de manière indéterminée d’une autre version, elle propose un monde qui diffère de manière précise et consciente du monde transfictionnalisé. Pour que cette différence soit saisissable, le monde transfictionnalisé doit être stable, or nul médium n’est plus capable que l’écriture de créer cette stabilité8. 8. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de transfictionnalité à partir de sources orales, comme le mythe et le conte ? Je n’irai pas jusque-là ; une fois que La transfictionnalité dans les médias 143 Selon cette description, la transfictionnalité s’installe pleinement et définitivement dans la littérature européenne avec les continuations et transpositions du Don Quichotte de Cervantès9, ou avec celles du roman de chevalerie Amadis de Gaule. Ces adaptations diffèrent fondamentalement, de par leur fonctionnement, de l’imitation des Anciens, telle que la pratique un auteur classique comme Jean Racine. Le Phèdre de Racine ne peut être considéré comme un texte transfictionnel pour au moins deux raisons : (1) l’intention de Racine n’est pas de modifier le monde de Phèdre de manière spécifique par rapport aux modèles antiques ; il proclame au contraire dans ses préfaces sa fidélité aux sources ; (2) il n’est pas nécessaire de connaître les sources de l’intrigue de Racine pour apprécier la tragédie. Une suite ou une transposition de Don Quichotte présuppose par contre un désir de revisiter le monde du roman de Cervantès, de suivre son héros dans de nouvelles aventures ou de le voir se réincarner dans un nouveau milieu. LE STADE NUMÉRIQUE Je sauterai par-dessus le stade électronique, car s’il connaît une intense activité d’expansion, de correction et de transposition de mondes fictionnels, les mécanismes de cette activité ne sont guère différents de ceux de l’écriture imprimée. Dans un cas comme dans l’autre, le texte est un objet fini, inscrit de manière permanente, qui ne peut être modifié que par un autre texte permanent et fini. Les séries télévisées et les sequels de films, qui constituent le phénomène l’âge de l’imprimerie met en marche la machine transfictionnelle, cette machine étend rapidement son opération à tous les mondes fictionnels, quelle que soit leur origine. Mais une transfictionnalisation du mythe ou de conte diffère des performances du stade oral par la volonté de changer les données et de rendre le destinataire conscient de ce changement. 9. La première de ces continuations, par Alonso Fernández de Avellaneda (1614), précède la rédaction par Cervantès de la deuxième partie du Quichotte et, d’après Howard Mancing (2004), aurait persuadé Cervantès d’écrire lui-même une continuation, qui selon mes critères n’est pas transfictionnelle. 144 La fiction, suites et variations hypertextuel le plus répandu dans ce type de culture, ne constituent d’ailleurs qu’une forme marginale de transfictionnalité, car ces expansions sont généralement dues au même groupe de production et conçues d’emblée comme des séries. (Les remakes de film me semblent par contre plus conformes aux conditions définies ci-dessus.) L’invention de l’ordinateur aura par contre une influence profonde, à la fois positive et négative, sur la pratique de la transfictionnalité. Avant de nous tourner vers les diverses formes de cette pratique, il sera utile d’examiner certaines des propriétés fondamentales du médium numérique. 1. À l’âge du numérique, le texte perd sa stabilité et devient volatile, un statut situé à mi-chemin entre la permanence de l’inscription du livre et l’évanescence de la performance orale. Cette volatilité tient à la nature électronique des unités informatiques, qui alternent entre une charge positive et une charge négative, permettant ainsi au texte d’être facilement changé dans la mémoire de l’ordinateur. 2. Le numérique, en tant que médium, joue un double rôle : médium de transmission, qui permet d’encoder et de combiner tous les autres médias, mais aussi médium d’expression, c’est-à-dire matériau qui présente ses propres possibilités artistiques. 3. La notion de texte et sa relation au monde fictionnel deviennent problématiques. À l’ère de l’imprimerie, il est facile de distinguer le texte, ensemble de signes inscrits sur un support matériel, du monde fictionnel, représentation mentale construite sur la base de ces signes. Dans les médias numériques, par contre, les signes visibles du texte, qui entraînent l’imagination à construire le monde fictionnel, sont eux-mêmes le produit d’un code exécuté par la machine, qui demeure invisible à l’utilisateur. Sur quel plan faut-il situer la notion de texte : sur le plan du code, sur le plan des signes produits par le code, ou bien le texte enjambe-t-il ces deux plans ? On pourrait dire que le code est le texte du point de vue de l’auteur et les signes perceptibles, le texte du point de vue du lecteur, La transfictionnalité dans les médias 145 mais cette manière de voir les choses représente une simplification, car dans la plupart des cas, le code n’est pas produit directement par l’auteur, mais par le logiciel dont il se sert pour composer le texte : par exemple, Storyspace, Flash ou Directeur. La question de la nature du texte devient cruciale dans le cas d’un code qui produit une variété de signes et de mondes, comme c’est le cas pour un jeu vidéo interactif ou un logiciel de génération d’histoires. Si le code est conçu comme texte, nous pouvons désormais avoir « un texte, plusieurs mondes », relation qui offre une autre voie à l’équation « un texte, un monde » caractéristique de la littérature livresque10 et « un monde, plusieurs textes » de la littérature orale. Mon premier exemple de transfictionnalité numérique se sert de l’ordinateur comme médium de transmission, mais n’affecte pas des types de textes proprement numériques. Les réseaux électroniques facilitent l’activité transfictionnelle en ouvrant un espace public en ligne où les amateurs aussi bien que les auteurs professionnels peuvent afficher leurs créations. Les séries de télévision populaires, les films et les romans culte (comme Harry Potter) donnent naissance à de nombreux sites Internet où les fans échangent entre eux des commentaires, communiquent avec les auteurs et producteurs en suggérant des possibilités d’intrigue pour des épisodes futurs, adressent des courriels aux personnages de la série et publient de la fan fiction – des histoires basées sur le monde fictionnel qui fait l’objet du culte. On trouve par exemple 93 000 textes de fan fiction inspirés par Harry Potter sur le site fanfiction.net – un nombre qui écrase les 140 transfictionnalisations et adaptations transmédiales de Don Quichotte découvertes par Mancing. La plupart de ces textes pratiquent l’expansion, mais le genre dit Slash fiction se spécialise dans la correction. Ce genre met en scène des personnages de séries télévisées, mais leur attribue des 10. Sauf pour le cas de plusieurs nouvelles ou romans du même auteur décrivant le même monde. 146 La fiction, suites et variations préférences sexuelles différentes. Il existe par exemple des versions de Xena : Warrior Princess qui décrivent une relation lesbienne entre Xena et son amie Gabrielle11. Sous l’apparence de correction, comme l’a montré Sara Gwenllian Jones (2002), le texte de Slash fiction propose souvent une interprétation du texte transfictionnalisé qui rend explicites des thèmes latents que les tabous culturels ne permettent pas à la série télévisée d’exprimer ouvertement. Si Internet peut mettre en relation des textes appartenant à des médias traditionnels, comme des séries télévisées et des narrations verbales, il peut aussi permettre une activité transfictionnelle entre des textes proprement numériques – je veux dire par là des textes interactifs qui ne peuvent exister sans le support de l’ordinateur. Un exemple de cette pratique est la constellation d’adaptations inspirées par un texte numérique datant de 1996, qui est devenu l’objet d’un véritable culte dans les milieux branchés. Je veux parler de My Boyfriend Came Home from the War, par l’artiste digitale russe Olia Lialina. Composé en langage HTML, le texte original raconte, par une série de fenêtres que le lecteur ouvre en cliquant avec la souris, les multiples scénarios qui peuvent se produire quand un soldat revient de la guerre et retrouve son amie. L’écran se divise en 16 fenêtres, et chacune d’elles contient une version différente de la réunion des amants, devenus dans la plupart de ces versions étrangers l’un à l’autre. Sur le même site Internet se trouvent une douzaine d’adaptations du texte de Lialina qui utilisent d’autres supports logiciels : par exemple, une version audiovisuelle qui donne voix aux personnages ; une version Flash qui introduit des effets d’animation ; et une version « blogue » qui invite le lecteur à intervenir dans la conversation entre les deux amants. Comme je le suggère plus haut, l’adaptation transmédiatique n’est pas en elle-même suffisante pour produire de la transfictionnalité, mais dans le cas de My Boyfriend Came Home from the War, les mondes sont suffisamment différents pour justifier l’étiquette. La plus trans11. Voir le site Internet http://starpoet.com/xenerotica/xenerotica.htm. La transfictionnalité dans les médias 147 fictionnelle de ces adaptations place les amants de Lialina dans le monde du jeu vidéo Wolfenstein, inspirant par cette juxtaposition ironique une réflexion sur la violence du jeu. Dans le cas des multiples versions du texte de Lialina, les auteurs se servent de logiciels extérieurs au texte transfictionnalisé. Mon exemple suivant présente au contraire le cas d’un texte numérique muni d’un dispositif interne qui facilite la production de textes transfictionnels. Il s’agit du phénomène de la caméra du jeu des Sims. Les Sims sont les héros d’un jeu de simulation par lequel le joueur crée une famille dans un milieu suburbain et contrôle partiellement la destinée de ces personnages. Le but implicite du jeu est d’assurer le bonheur des Sims en leur faisant grimper l’échelle sociale et acquérir de plus en plus de biens. Si le joueur ne veut pas partir de zéro dans cette entreprise, il peut adopter une famille créée par le système dont il hérite l’état de fortune aussi bien que le passé. Parmi les options offertes par le menu se trouve une caméra qui permet de prendre un instantané de l’écran et de préserver cette image dans un fichier. Les joueurs ont développé, de leur propre initiative, un usage narratif de la caméra que les auteurs n’avaient pas prévu. Ils se sont mis à créer des bandes dessinées, en prenant plusieurs instantanés du monde des Sims et en ajoutant un texte de leur propre invention. Ces créations, affichées par centaines sur Internet, racontent une histoire généralement différente de celle que le joueur actualise par le code. Le jeu n’est donc plus qu’un prétexte à fabriquer des images qui illustrent l’histoire que le joueur a l’intention de raconter. La combinaison d’images et de texte permet au joueur de créer des scénarios beaucoup plus dramatiques et d’une narrativité beaucoup plus développée que les séquences relativement plates d’événements produites par le jeu lui-même : il est par exemple possible de faire parler les personnages (alors que dans le jeu, ils ne s’expriment que par un charabia incompréhensible), de décrire leurs pensées, de leur attribuer des désirs et des plans d’actions variés et, surtout, de donner à l’intrigue la forme aristotélicienne d’une exposition suivie d’une crise et d’un dénouement. La relation 148 La fiction, suites et variations transfictionnelle entre ces divers textes représente le cas relativement rare d’une similarité du décor. Chaque illustration – et par conséquent chaque monde – est en effet construite à partir de matériaux en provenance du même catalogue. Celui-ci permet au joueur de choisir l’apparence physique des Sims, leurs habits, leurs maisons, leurs meubles et leurs biens. Il s’agit là d’une relation nouvelle qui ne correspond ni à la transplantation, ni à la correction, ni vraiment à l’expansion : des mondes différents, assemblés par l’utilisateur qui fait un choix parmi les éléments d’un même répertoire de base. Un autre exemple de dispositif interne – c’est-à-dire de code – conduisant à la création de versions différentes d’un même monde fictif est la fonction « Sauvegarder » qui permet de préserver l’état du monde d’un jeu vidéo et de reprendre l’action à partir de cette phase de développement. Cette fonction est particulièrement utile quand le joueur s’apprête à tenter une opération dangereuse où son avatar risque de laisser sa peau. En activant la fonction en question, le joueur évite de devoir recommencer la partie au début quand les choses tournent mal pour l’avatar. Le joueur crée de la sorte deux branches, l’une où l’avatar meurt et l’autre où il survit, qui entretiennent l’une par rapport à l’autre une relation de correction. C’est en effet le même personnage dans le même monde, mais qui vit un destin différent. Contrairement aux cas littéraires de correction, toutefois, la version où l’avatar meurt n’a pas d’intérêt intrinsèque, et le joueur n’y revient pas. Elle sert uniquement de terrain d’entraînement. Il en va tout autrement des jeux d’aventures qui permettent au joueur de créer son propre personnage à partir d’un menu et de spécifier les talents particuliers de ce personnage, comme c’est le cas dans la fantaisie médiévale Morrowind. Ici le joueur peut mener parallèlement plusieurs vies dans le monde fictionnel sous des incarnations diverses : tantôt elfe, tantôt chevalier, tantôt sorcier, gnome ou shaman. Chacun de ces rôles permet d’accomplir des actions différentes : par exemple, le chevalier excelle au maniement des armes, mais La transfictionnalité dans les médias 149 le gnome défait ses ennemis par la ruse et le sorcier, par la magie. En jouant sous des rôles différents, et en préservant ces diverses versions, le joueur peut vivre plusieurs destinées et appréhender le monde fictionnel de manière plus complète. La relation transfictionnelle entre ces versions repose sur un monde commun en ce qui concerne la géographie, mais on ne peut la décrire ni vraiment comme correction, ni vraiment comme expansion, et certainement pas comme transposition. Il serait plus exact de parler d’intersection, car le personnage créé dans chaque partie n’existe pas dans les autres versions. Si je choisis de jouer un elfe dans une partie, et un gnome dans une autre, cet elfe et ce gnome particuliers ne peuvent pas se rencontrer dans la même partie du jeu. Les personnages créés par le système se retrouvent par contre de version en version. Dans les exemples que je viens de décrire, l’utilisateur extrait du texte des mondes multiples en activant des ressources inhérentes au code. Dans une autre forme de transfictionnalité propre aux systèmes numériques, l’utilisateur agrandit le monde fictionnel en important de l’extérieur des fragments de code et en les intégrant au code qu’il possède. C’est ainsi que l’univers des Sims peut être enrichi par l’achat de modules qui créent de nouveaux territoires à visiter, tels que des lieux de vacances ou un campus de collège où on envoie les Sims adolescents. Ces modules différent du cas d’une nouvelle édition du jeu – comme Sims 2 par rapport à Sims 1 – dans la mesure où ils sont destinés à être intégrés à l’édition courante et non à la remplacer. Il s’agit là d’une opération commercialisée, puisqu’il faut acheter le module d’expansion. Toutefois, grâce au phénomène dit de « source ouverte », la modification des mondes numériques est à la portée de tout utilisateur capable d’écrire du code. On parle de source ouverte quand le code d’un logiciel est rendu publiquement accessible, ce qui permet à une vaste communauté de contribuer à son développement. L’exemple originel de source ouverte est le système d’exploitation Linux ; dans le domaine des jeux vidéo, l’exemple le plus connu est le shooter Doom. La disponibilité du code 150 La fiction, suites et variations permet aux joueurs de construire de nouveaux problèmes à résoudre, de nouveaux décors pour l’action et de nouvelles apparences pour les personnages12. Il existe par exemple un mod – comme on appelle ces créations dans le jargon des initiés – qui permet de transplanter les personnages de Star Wars dans l’univers suburbain des Sims. Grâce au phénomène des mods, la construction du monde fictionnel devient une entreprise collective et la différence entre producteur et consommateur s’estompe, comme le préconise la doctrine postmoderniste, mais de manière beaucoup plus littérale que dans les textes d’avant-garde célébrés par Roland Barthes ou dans l’hypertexte de fiction, où l’activité créatrice du soidisant « auteur-lecteur » se réduit à cliquer sur des boutons. Certains jeux favorisent la participation active des joueurs en intégrant des modules qui permettent de fabriquer de nouveaux objets ou d’inventer de nouveaux problèmes sans avoir besoin de connaître un langage de programmation. On revient dès lors aux cas de dispositifs internes discutés précédemment, à la différence près qu’au lieu de produire des textes distincts destinés à l’exportation, comme les bandes dessinées construites grâce à la caméra des Sims, ces modules permettent de changer le monde fictionnel pour ainsi dire de l’intérieur. Cette idée de mondes fictionnels qui se modifient sous l’action de l’utilisateur transcende la notion de transfictionnalité, puisque pour corriger ou agrandir le monde fictionnel, ou pour transporter ses habitants dans un nouveau décor, il n’est plus désormais nécessaire de le mettre en relation avec un autre texte, producteur d’un autre monde. De toutes les formes d’activité numérique, nulle n’illustre mieux cet audelà de la transfictionnalité que le cas des jeux vidéo en ligne, comme EverQuest et Ultima On-Line, jeux qui réunissent de nombreux joueurs « en temps réel » dans un même espace. Ces jeux diffèrent des jeux individuels par les propriétés suivantes : 12. Voir Salem et Zimmerman (2003 : chapitre 32) pour une discussion détaillée de ces pratiques. La transfictionnalité dans les médias 151 1. Le texte – c’est-à-dire le code – réside dans Internet, au lieu être inscrit sur un objet solide et délimité, tel qu’un cédérom. Quand les administrateurs du jeu veulent agrandir le monde fictionnel, par exemple en ajoutant de nouvelles régions à explorer ou de nouveaux problèmes pour les joueurs qui ont atteint le statut le plus avancé, ils peuvent le faire à l’insu de l’utilisateur en modifiant le code sur Internet. Le monde du jeu se transforme de la sorte sans que le joueur ait besoin d’acquérir des expansions, des mods, ou de nouvelles versions du jeu. Cette croissance continue du code est rendue financièrement possible par le fait que les joueurs paient une cotisation mensuelle pour accéder au monde du jeu ; 2. Les mondes des jeux en ligne diffèrent des mondes des jeux solitaires et de ceux des textes écrits par leur caractère persistant. Ce terme désigne le fait que le monde fictionnel du jeu continue d’exister et d’évoluer quand le joueur éteint l’ordinateur et retourne dans le monde actuel. Si le joueur laisse son avatar dans un lieu donné, il le retrouvera au même endroit quand il reprendra le jeu, mais les actions des autres joueurs auront changé l’état du monde d’une manière qui pourrait affecter le destin de l’avatar. Imaginons que l’avatar s’était joint à un groupe d’autres personnages pour traverser une forêt dangereuse. Dans le monde d’EverQuest, il est en effet nécessaire de former des alliances avec des joueurs possédant divers talents pour surmonter certains dangers. Un chevalier qui sait manier l’épée aura par exemple avantage à voyager avec un druide capable de guérir les blessures. Mais quand notre joueur retourne dans le monde d’EverQuest après une journée au bureau, les autres membres du groupe auront continué leur voyage, et son avatar se trouvera désormais seul et sans protection contre les bêtes féroces de la forêt. En tant que membre d’un monde persistant, le joueur ne dispose pas de la possibilité de faire marche arrière dans le temps et d’activer une autre version du monde, comme le permet la fonction « Sauvegarder » des 152 La fiction, suites et variations jeux individuels. Il vit en temps réel, le temps de l’expérience vécue. Le dynamisme interne des mondes en ligne marque à la fois le triomphe et le dépassement de la transfictionnalité. Le triomphe, puisque la transfictionnalité naît du désir de doter les mondes fictionnels d’une vie autonome. Mais le pouvoir des textes numériques de simuler le devenir de la vie frappe la notion de transfictionnalité d’obsolescence, puisque les systèmes numériques n’ont pas besoin d’êtres relayés par d’autres textes pour plonger leurs mondes dans une évolution constante. Avec les jeux en ligne, le développement continu des mondes fictionnels se passe désormais du « trans » de la transfictionnalité. Les textes protéens de la culture numérique peuvent ainsi respecter l’esprit du phénomène transfictionnel sans nécessairement en observer la lettre. La transfictionnalité dans les médias 153 BIBLIOGRAPHIE BOLTER, Jay David, et Richard GRUSIN (1999), Remediation : Understanding New Media, Cambridge, Mass, MIT Press. ˇ , Lubomír (1998), Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds, DOLEZEL Baltimore, Johns Hopkins University Press. FERGUSON, Niall (ed.) (1997), Virtual History : Alternatives and Counterfactuals, London, Picador. GENETTE, Gérard (1982), Palimpsestes. 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On peut plus précisément décrire la transfictionnalité comme une « métalepse d’énoncé horizontal2 », dont l’exemple canonique serait la rencontre par Don Quichotte, dans la deuxième partie du roman, de personnages issus du Don Quichotte de Alfonso Fernández Avellaneda3. Pour le dire en d’autres termes, 1. Voir Genette (1972 et 2004). 2. D’après l’expression de Sabine Schlickers : « un personnage échappé d’une autre œuvre littéraire filmique ou dramatique constitue par son entrée dans une autre œuvre une métalepse d’énoncé horizontale » (2005 : 159). 3. La seconde partie dite « apocryphe » d’Avellaneda (1614) est une opération transfictionnelle du premier type (une continuation) ; la seconde partie du Quichotte de Cervantès (1615), en intégrant des personnages de la suite d’Avellaneda, qui posent la question absurde de l’existence d’un « vrai » et d’un « faux » Don Quichotte, est éminemment transfictionnelle et métaleptique. 158 La fiction, suites et variations empruntés à Dorrit Cohn (2005) et Marie-Laure Ryan (2005), la transfictionnalité, en tant que métalepse, serait une opération qui tiendrait du paradoxe logique ; en réalisant la fusion de mondes possibles, elle serait inséparable d’une forme de réflexivité. Saint-Gelais n’exclut pas la première acception, puisqu’il cite l’exemple du personnage de Faust ; mais en insistant ailleurs sur « le malaise » que provoque chez le lecteur l’opération transfictionnelle, ce qui rappelle « l’effet de bizarrerie » (Saint-Gelais, 2000 : 65) généralement jugé consubstantiel de la métalepse (« ontologique » plutôt que « rhétorique4 »), il penche clairement vers la seconde. Il semble en effet plus intéressant de se limiter aux cas de transfictionnalité métaleptiques, paradoxaux, réflexifs – jugés un peu vite par Ryan étrangers au classicisme, et peutêtre même à l’âge baroque (2005 : 2003). En revanche, si l’on s’en tient à une acception large de la métalepse, on ne voit pas très bien ce que l’on pourrait ajouter au panorama de la « littérature au second degré » déjà brossé par Genette (1982) : le simple retour des personnages, à partir du Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle, est extrêmement courant et se réalise selon des modalités variées (suites, continuations5, adaptations). Je propose cependant de prendre en considération les deux modalités principales « du retour des personnages » en réfléchissant à leur articulation aux XVIe et XVIIe siècles, période où les héros de romans semblent justement avoir les plus grandes difficultés à tenir dans les limites d’une œuvre singulière. Quelle est la fonction (outre celle, d’ailleurs faussement évidente, de terminer une histoire) de la récurrence des personnages, que dit-elle du statut, des frontières, du périmètre d’un univers fictionnel entre la Renaissance et le classicisme ? J’examinerai d’abord deux exemples d’œuvres 4. Pour reprendre la distinction entre métalepse rhétorique et métalepse ontologique de Nelles (1997). 5. Selon Genette, la suite exploite le succès d’une œuvre, tandis que la continuation a pour objectif principal de l’achever (1982 : 222-223). Transfictionnalité, métafiction et métalepse 159 où le retour des personnages ne génère pas de métalepse (on pourrait parler de transfictionnalité « intraleptique ») : la dimension métafictionnelle, quoique ambiguë, allusive, n’en est cependant pas totalement absente, ce qui laisserait à penser que le retour des personnages est toujours opérateur de réflexivité, dans la mesure où il est porteur d’une interprétation. Je les confronterai ensuite à des œuvres où la transfictionnalité est métaleptique, en examinant quelles formes y prend le paradoxe. On se demandera si la différence entre les deux modes de la transfictionnalité, intraleptique et métaleptique, est de degré (la dimension réflexive y serait plus ou moins présente) ou de nature (la différence serait par exemple d’ordre logique). * * * Si le XVIe siècle et la première partie du XVIIe siècle voient la formation et le peuplement de vastes univers de fiction, à partir du milieu du XVIIe siècle, on s’attache davantage à les répertorier, à les évaluer, ou tout simplement à les visiter. La transfictionnalité est un des opérateurs privilégiés de ces deux processus. Les suites et les continuations contribuent en effet, à des degrés divers, à l’extension des domaines du roman de chevalerie, du roman picaresque et du roman pastoral à la fin de la Renaissance. Genette en a répertorié plusieurs6. Le doublement, voire le triplement des continuations, pour chacune des œuvres majeures de cette époque, suggère qu’aller au bout de l’aventure, clôturer l’œuvre, n’est peut-être pas leur seul objectif. Les continuations sont suscitées tantôt par une fin remarquablement ouverte, volontairement ou non (dans le cas de Lazarillo de Tormes, de Guzman d’Alfarache, du Buscon…), tantôt par un blocage des possibles narratifs comme dans la Diana de Montemayor ou dans l’Astrée. Dans 6. En ce qui concerne Lazarillo de Tormes et Guzman l’Alfarache, voir Genette (1981 : ch. xxxi et xxxviii) ; l’Astrée, voir Genette (1982 : ch. xxviii). Pour les suites de la Diana et de l’Astrée, voir Lavocat (1998 : 260-276 et 314-322). 160 La fiction, suites et variations ces deux romans, c’est la postulation de lois données comme intangibles qui gèle la situation. Dans le roman espagnol, la magie de Felicia, souveraine, transforme l’amour malheureux de Sireno en désamour définitif (à moins, comme dans la continuation, qu’elle ne s’annule elle-même). Chez Honoré d’Urfé, c’est le commandement d’Astrée qui joue ce rôle : Céladon déguisé en fille ne se découvrira jamais7, et la difficulté des continuateurs d’Urfé à surmonter cet obstacle, à marier les héros, est extrême8. La continuation reprend la partie, avec les mêmes règles du jeu, et s’ingénie à changer la donne. Le cas de la Diana enamorada de Gaspar Gil Polo (1564) est particulièrement révélateur de la sophistication structurelle de certaines de ces œuvres « secondes ». Le dessin du roman de Montemayor est repris et inversé par celui de Gil Polo. Dans l’œuvre « A » (Montemayor), Sireno, amoureux de Diana qui l’a oublié, se met en route avec ses compagnons, vers le palais de Felicia : celle-ci efface son amour pour Diana. Dans l’œuvre « B » (Gil Polo), c’est Diana, amoureuse de Sireno qui l’a oubliée, qui effectue le même périple ; Felicia, en B, devra donc défaire l’enchantement qui avait effacé Diana de la mémoire de Sireno en A. Cette disposition en miroir (on peut parler de symétrie inversée) intensifie les effets d’échos intertextuels. Elle dote les lieux traversés (par Sireno en A) et retraversés (par Diana en B) d’une valeur affective qui sollicite en permanence le souvenir du texte source par le lecteur. Cette mémoire gonfle également le personnage d’un passé et le dote d’une conscience douloureuse. Dans ce cas, la transfictionnalité contribue à la fabrication d’une dimension psychologique nouvelle du personnage ; celle-ci est certainement corrélative de l’autonomie fictive que lui confère le privilège de passer d’une œuvre à une autre. 7. Outre les diverses continuations d’Astrée, il existe un roman qui se situe dans le Forez vingt ans après. Dans la Bellaure triomphante de Du Broquart (1633), on croise en effet Astrée, Céladon et bien d’autres héros d’Urfé, vieillis. Le Forez est d’ailleurs ravagé par la guerre. 8. Voir Lavocat (1998 : 315). Transfictionnalité, métafiction et métalepse 161 La construction de la Diana enamorada n’est pas paradoxale. Cependant, un passage du roman opère bien une légère rupture du « seuil d’enchâssement », pour reprendre un élément de la définition de la métalepse9. Au livre II, les bergers rencontrent une bergère, Ysmenia, qui n’est pas seulement émigrée, comme eux, de la Diana de Montemayor, mais d’une histoire intercalée racontée dans la Diana. Or l’histoire de cette Ysmenia, telle qu’elle avait été racontée par Selvagia, en A, était bouclée : son mariage avec le berger Montano, au détriment de Selvagia, elle-même désormais heureusement mariée grâce à la magicienne, ne la prédisposait pas à un retour sur la scène. Celui-ci ne répond à aucun horizon d’attente. La réapparition d’Ysmenia en B est donc une surprise. Elle tient un peu du tour de force, d’autant plus que l’histoire se déroulait au Portugal, tandis que l’action de la Diana et de la Diana enamorada est située en Espagne. Cette difficulté donne à Gil Polo l’occasion de « dénuder le procédé » (Genette, 2004 : 23), ne serait-ce que fugacement. Ysmenia déclare en effet que c’est la réputation de Diana (œuvre ou personnage ?), dépassant les frontières (celles de l’œuvre, du récit ou de l’Espagne ?), qui l’a déterminée à quitter son pays pour la rencontrer. L’allusion à la fortune du roman de Montemayor est claire, sans être explicite. La continuation semble donc être inséparable d’un effet métafictionnel, fût-il diffus. Elle est ambivalente en ce qui concerne le statut de la fiction. L’œuvre source, transformée en univers de référence, est parfois allusivement désignée comme texte (comme dans l’exemple ci-dessus). Mais en effaçant les frontières entre les œuvres, les continuations de ce type les agrègent surtout dans un même univers, ce qui renforce l’illusion mimétique de la fiction, puisque les personnages, migrant d’une œuvre à l’autre, s’autonomisent. Dans le cas d’univers comme celui de la chevalerie ou de la pastorale, il est très probable que le désancrage des personnages des œuvres participe du gommage de la frontière entre fiction et monde réel. Ces univers génèrent ainsi 9. Voir Genette (2004 : 14). 162 La fiction, suites et variations précocement10 maintes pratiques d’identifications ludiques : on sait combien furent « joués » dans des situations sociales diverses, du XIIIe au XVIIIe siècles, Amadis et les chevaliers de la Table ronde, les bergers et bergères de pastorale, les héros de romans héroïques. Dans ce type d’univers, la transfictionnalité ne produit aucun effet de transgression. Elle est d’ailleurs comme appelée par les fins suspendues ou bloquées des romans. Le scandale produit par une continuation est plus perceptible lorsque l’œuvre première est dûment terminée, voire clôturée. C’est le cas d’un roman de la fin du XVIIe siècle, Mademoiselle de Jarnac, de Pierre Le Pesant de Bois-Guilbert, qui développe une suite des amours de la princesse de Clèves et du duc de Nemours. Certes, le retour des personnages dans la nouvelle historique française de cette époque est un pratique récurrente11. Le lecteur moderne, habitué à isoler le roman et l’héroïne de Mme de La Fayette dans une singularité irréductible, exagère peut-être la transgression que représente l’entreprise de Bois-Guilbert. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une étrange proposition. Au début du roman, le duc de Nemours tombe amoureux de Mademoiselle de Jarnac (tout commence par une affaire de portrait qui rappelle de près le roman de Mme de la Fayette). Sa nouvelle conquête hésite à s’attacher à lui, car elle « sça[it] de [ses] nouvelles », elle a « ouy parlé » de son histoire avec la princesse de Clèves et de la « facilité » avec laquelle il l’a oubliée. Ce savoir constitue, comme celui d’Ysmenia à l’égard de Diana, un indice de transfictionnalité sans être explicitement métafictionnel : Mlle de Jarnac peut avoir appris, par la rumeur, l’histoire du duc de Nemours sans que cela dénonce sa condition de personnage livresque. 10. On peut donner l’exemple du Roman du Hem de Sarrazin (fin XIIIe ou début du XIVe siècle), qui est la relation d’un tournoi avec festins, danses, intermèdes où paraissent des seigneurs et des grandes dames déguisés en héros de la Table ronde. 11. Voir Zonza (2007). Je remercie chaleureusement Christian Zonza de m’avoir communiqué son travail avant sa publication et d’avoir attiré mon attention sur Mademoiselle de Jarnac. Transfictionnalité, métafiction et métalepse 163 Sont alors livrées deux versions contradictoires de la vie de Mme de Clèves après la fin de ses amours avec Nemours. Le duc raconte qu’en passant par Sedan, il a vu la princesse retirée dans un couvent ; mais leur amour est éteint. Mlle de Jarnac lui oppose une variante plus rocambolesque – surenchère destructrice du personnage de la princesse de Clèves : Vostre galanterie avec la Princesse de Cleves, interrompit Mademoiselle de Jarnac, n’a pas esté aussi courte que vous voulez me persuader ; elle vous envoya demander une promesse de mariage, par un Gentil homme qu’elle vous despecha expres, & qui vous trouva à Strasbourg. Aprés avoir reçu cette asseurance de vostre fidelité, elle vous alla trouver à Vienne habillée en homme. Vous la receustes assez froidement, & pour vous en deffaire, vous luy fistes espouser le frere d’un des Electeurs de l’Empire, à qui après son mariage, on donna le nom de Prince de Cleves12. Voyez que je suis bien informée (Bois-Guilbert, 1685a : 24-25). Aucune des deux versions n’est clairement validée, mais l’arrivée à la cour de Mme de Clèves devrait lever le doute. Elle doit paraître à un bal. Ces circonstances font que le lecteur s’attend à une péripétie analogue à celles du roman de Mme de La Fayette. Mais la continuation, comme Monsieur de Nemours, est infidèle : on tend un piège au lecteur, comme à la princesse de Clèves. Mlle de Jarnac exige en effet une rupture publique. Mme de Clèves, qui a été attirée dans cette fête par les cajoleries trompeuses de son ancien amant, y paraît « avec de nouveaux charmes ». Mais elle est ostensiblement délaissée au profit de Mlle de Jarnac13 et disparaît définitivement du roman éponyme de sa rivale. La rivalité des deux héroïnes thématise remarquablement celle des deux romans. 12. La fonction de cette circonstance bizarre est claire : l’héroïne de Mme de la Fayette perdrait sa qualité transfictionnelle si elle portait un autre nom. 13. Voir Bois-Guilbert (1685a : 50-51). 164 La fiction, suites et variations Il sera cependant à nouveau question de la princesse de Clèves à la fin du troisième et dernier tome. Mlle de Jarnac, qui a elle-même oublié depuis longtemps le duc de Nemours (qui vient de mourir), décide de rentrer dans les ordres. Il est alors enfin question de la fin édifiante de la princesse de Clèves, que Mlle de Jarnac se détermine cette fois à imiter14. La retraite de Mlle de Jarnac coïncide avec la disparition des héros transfictionnels (par la mort et le cloître). Le sentiment de bizarrerie que provoque cette œuvre est double. Il tient d’abord à ce que la continuation est infidèle, voire délibérément scandaleuse. L’hypothèse de lecture dont elle procède ne se contente pas de prendre acte du soupçon d’inconstance qui pèse sur le duc de Nemours dans La princesse de Clèves. Elle fait fi de la conversion morale de l’héroïne, entache rétrospectivement de mauvaise foi sa retraite. Mais il tient peut-être aussi au caractère discrètement paradoxal de la construction : plus qu’une suite, il s’agit en quelque sorte d’une histoire externe intercalée dans La princesse de Clèves. La dernière phrase du roman de Mme de La Fayette, « A » (« et sa vie qui fut assez brève, laissa des exemples de vertu inimitables »15), n’est pas contredite, même si le roman et la vie de Mlle de Jarnac constituent, justement, une négation de ce caractère « inimitable » de la princesse de Clèves. Mais la dernière phrase de A n’est pas le point de départ de nouvelles aventures : son actualisation est plus habilement différée, comme si elle constituait une prolepse autorisant l’insertion de nouvelles péripéties, entre la dernière entrevue des héros et la mort édifiante de Mme de Clèves. B finit en effet par entériner la fin proposée par A, après l’avoir bafouée (par les aventures scabreuses prêtées à la princesse). Là où Gil Polo, très solidaire de l’œuvre source, avait choisi comme relation entre l’œuvre de référence et son 14. « Le duc de Nemours estoit mort quelques mois auparavant, & sa dernière maitresse s’estoit enfermée dans les Carmélites, où elle édifia tout le monde par sa piété. Mademoiselle de Jarnac resolut de suivre un si bel exemple » (1685b : 253). 15. La Princesse de Clèves ([1678] 1958 : 1254). Transfictionnalité, métafiction et métalepse 165 monde possible (la continuation) une symétrie inversée, Bois-Guilbert conçoit une sorte d’emboîtement. La relation est en outre discontinue : l’œuvre B se désolidarise d’abord avec éclat des données initiales de l’œuvre A, pour les valider in fine. Ces opérations (que la simple notion de continuation, on le voit, ne suffit pas à décrire), ne sont pas exemptes de toute portée métafictionnelle, ni même étrangères au paradoxe. Mais elles évitent le heurt de la métalepse, ce qui suggère que le retour des personnages, ici, a moins pour fonction de les désigner comme personnages que de les réinterpréter, en vue de les construire (Gil Polo) ou de les déconstruire (Bois-Guilbert). Dans le premier cas, l’intertextualité donne au personnage une sorte de profondeur de champ, qui l’enrichit ; dans le second, la répétition est dégradation. Je propose maintenant de confronter à ces résultats deux œuvres qui font des choix différents, c’est-à-dire où le retour des personnages passe explicitement par le franchissement de plusieurs seuils (des niveaux narratifs, des frontières de la fiction). La déplourable fin de Flamete (1536), traduction de Maurice Scève du court roman de Juan de Flores Breve tractado de Grimalte y Gradissa16 (fin du XVe siècle), et L’Escole d’amour ou les Héros docteurs de Jacques Alluis (1665)17 sont éloignés dans le temps. Ces textes diffèrent par leur tonalité (tragique pour la première, comique pour la seconde) et leur statut. La déplourable fin de Flamete, comme le souligne le titre de la traduction française, se donne comme une continuation de la Fiammetta de Boccace18. La seconde n’est une continuation que de façon indirecte, ludique et éminemment 16. La première édition du Breve tractado de Grimalte y Gradissa de Juan de Flores est parue sans date, la deuxième en 1514. J’ai consulté celle qu’en donne Matulka (1974). Je citerai, par commodité, la traduction française, ne donnant la version originale, en note, que pour les passages essentiels. 17. Je remercie vivement Véronique Duché de m’avoir indiqué le roman de Juan de Flores et Camille Esmein, celui de Jacques Alluis. 18. L’Elegia di Madonna Fiammeta de Boccace a été traduit en espagnol en 1496. 166 La fiction, suites et variations métaleptique, puisque les héros du roman découvrent à la fin qu’ils sont les enfants de personnages de roman. Les deux œuvres ont en commun de faire de la lecture un enjeu de la fiction. La première phrase de La déplourable fin de Flamete opère une métalepse d’auteur qui a attiré l’attention de la critique19. On n’a cependant pas, curieusement, aperçu l’articulation exceptionnelle de la transformation de l’auteur en narrateur-personnage, en elle-même assez banale au XVIe siècle20, avec une opération transfictionnelle : Brief traictez par Jehan de Flores pour lequel changea son nom en Grimalte, duquel l’invention est sus la Flamecte composée par Boccasse, & peult autant que ceulx que cecy liront par adventure n’auront veu sa renommee par escript, J’ay bien voulu icy declairer sommairement…21 Scève a cru bon, dans son « epistre proemial », de justifier sa traduction par le désir de satisfaire le lecteur, frustré par la non-conclusion de l’histoire boccacienne, et celui de raconter sa propre histoire d’amour, associée à celle de Jean de Flores-Grimalte22. L’effet de ce trouble travestissement de 19. Schlickers (2005) mentionne en effet cette œuvre sans signaler qu’il s’agit d’une continuation. 20. On peut citer deux romans espagnols, L’amant ressuscité de la mort d’amour de Théodose Valentinian (traduit par Nicolas Denisot), signalé par Duché (2008), et La belle andalouse de Francisco Delicado, 1528, évoqué par Schlickers (2005). On peut aussi mentionner, en Italie, Le prose tiberine del pastore Ergasto d’Antonio Piccioli da Ceneta (1598). Cette pastorale à clef associe métalepse d’auteur et transfictionnalité, puisque l’auteur se donne le pseudonyme d’Ergasto et présente ses propres aventures comme la continuation de celles du personnage qui porte ce nom dans l’Arcadia de Sannazaro (1504). 21. « Comiença un breve tractado compuesto por Johan de Flores ; el qual por la siguiente obra mudo su nombre en Grimalte. La invencion del qual es sobre la Fiometa, porque algunos delos que esto leyeren : porventura non habran visto su famosa scriptura ; me parecera bien declarar la en suma » (dans Matulka, [1937] 1974 : 334). 22. « je ne scay o lecteur benivoles, qui plustost m’a meu vous publier cette mienne assez lourde traslation de langaige espagnol en Françoys, ou le regret qu’avez de la non finie histoire de Flammette, qui vous tient en Transfictionnalité, métafiction et métalepse 167 la voix auctoriale est d’annuler la distance instaurée par la traduction ou de généraliser l’expérience du lecteur-amant que figure cette histoire23. Par cette opération transfictionnelle, la lecture comme motif romanesque est dramatisée de façon inédite. Lectrice éplorée de Boccace24, Gradisse demande à Grimalte, qui la courtise en vain, de retrouver l’héroïne du roman et de la consoler (à la fin de l’Elegia de Madama Fiammetta, celleci se désolait d’avoir été abandonnée par son amant Pamfilo25). Bien plus, Gradisse promet d’être le prix de cette épreuve inédite. Elle demande à son amant de lui rendre compte par écrit des étapes de sa quête. Le roman est donc constitué en partie par un récit à la première personne, mais aussi par les lettres échangées entre Gradisse et Grimalte, Pamphile et Flamette, Grimalte et Pamphile. Grimalte retrouve en effet Flamette et Pamphile, mais est impuissant à les réconcilier. Flamette en meurt et Gradisse rompt avec Grimalte, estimant que la fin de l’histoire de Flamette a abondamment prouvé la méchanceté des hommes. Grimalte rejoint alors Pamphile pour une vie sauvage d’anachorète (ayant fait vœu de silence), seulement troublée par les visites nocturnes du fantôme tourmenté de Flamette. Parmi les multiples questions que soulève cette œuvre se pose celle du statut des personnages transfictionnels. L’inquiétante étrangeté qui les nimbe est essentiellement figurée par une surcharge de signes indiquant le passage d’un voyage réel à un voyage symbolique. Certes, ces desir suspendu, pour vous consoler, ou ma mienne experimentee tourmente d’amours, que j’avois propose vous manifester pour vous apprendre ». 23. Il se montre en tout cas sensible à la confusion des niveaux narratifs ; il a ajouté en tête de chaque chapitre des chapeaux, où il distingue « Grimalte auteur » et « Grimalte acteur », sans à vrai dire que cela corresponde à un quelconque changement de focalisation dans la narration. 24. C’est évidemment Grimalte qui fait lire à Gradisse le livre qui causera sa perte. 25. Dans le roman de Boccace, Fiammetta narre son histoire à la première personne. Juan de Flores attribue à la fois le roman à Boccace (au début) et à sa narratrice fictive. 168 La fiction, suites et variations éléments sont familiers de la littérature médiévale ou contemporaine de Juan de Flores26 ; mais jamais, à ma connaissance, un tel périple vers on ne sait trop quelle contrée imaginaire n’a été entrepris pour rencontrer un personnage de roman. Au bout d’un an et un jour, le narrateur, après avoir fouillé le monde entier, s’être fait moquer de lui et n’avoir trouvé aucune femme qui ait voulu jouer le rôle de Flamette (« nulle se vouldroit faindre estre elle27 ») se retire dans un lieu désert et sauvage : il s’agit de se perdre soimême pour trouver une chose perdue28. Il rencontre enfin, à une croisée de chemins, une dame pompeusement ornée, à qui il raconte son histoire : elle déclare être celle qu’il cherche… et l’avoir pris lui-même pour Pamphile. L’espace dans lequel se rencontre le personnage de fiction (analogue à celui où se retirera finalement l’auteur en compagnie de Pamphile et du fantôme de Flamette) est à l’écart et aux confins du monde. Quoique dans une version âpre, c’est un lieu pastoral, ce qui est un indice de fictionnalité. Un autre en est le doute que le texte insinue subtilement sur l’identité de la femme rencontrée (n’importe qui pourrait feindre être Flamette…) et le motif de la réversibilité : le narrateur luimême est peut-être un personnage de fiction (puisque Flamette le prend d’abord pour Pamphile). L’identification entre Pamphile et Grimalte, comme celle entre Gradisse et Flamette (Flamette regrette à maintes reprises ne pas être restée chaste comme Gradisse ; Gradisse prévoit pour elle-même les malheurs de Flamette…), a pourtant un autre enjeu. Le narrateur ne cesse de clamer sa différence par rapport à l’amant infidèle de Flamette. Mais Gradisse, au contraire, les assimile, et c’est à ce titre qu’elle bannit son amant de sa vue. La pénitence commune de Grimalte et de Pamphile entérine son verdict. D’ailleurs, de quoi 26. On songe en particulier à la Comedia de Dante, au Pérégrin de Caviceo, au Songe de Poliphile de Colonna… 27. « quien se queria fingir ser ella » (Matulka, [1931] 1974 : 382). 28. « celle Flamette ne se pouvoit trouver, je concludz en moy mesmes, que comme moy perdu elle ne devoit estre moins esgaree » (chapitre VI, n. p.). Transfictionnalité, métafiction et métalepse 169 se punit Grimalte en faisant vœu de silence, si ce n’est d’avoir écrit la fin de l’histoire (« déplourable » !) de Pamphile et de Flamette ? La retraite finale dans des bois du bout du monde, en compagnie d’un être de fiction et du fantôme d’un autre, est aussi un refuge dans un monde totalement fantastique (les apparitions de Flamette sont terrifiantes). L’irréalité en quelque sorte au carré des personnages transfictionnels, qui avait été en partie gommée lors des péripéties du roman, est finalement réaffirmée, sur un mode pathétique et doloriste. La dimension éthique du dispositif est également importante, quoique les instances normatives soient dans ce roman plurielles et contradictoires : Grimalte joue le rôle d’arbitre entre Flamette et Pamphile, Gradisse juge l’ensemble des protagonistes et condamne les hommes, tandis que Dieu, au contraire, punit Flamette (elle est apparemment damnée). Si la tonalité du roman d’Alluis est tout autre, le retour des personnages y a également une portée métafictionnelle manifeste. Celle-ci passe aussi par la caractérisation du lieu de la jonction entre non pas deux (comme chez Gil Polo ou Bois-Guilbert) mais trois mondes : « A », le monde fictionnel hors de la fiction (les œuvres dont sont issus les personnages transfictionnels) ; « B », le monde fictionnel dans la fiction (celui où vivent les personnages transfictionnels) ; « C », le monde réel dans la fiction (celui des personnages de premier degré). L’enjeu de la lecture est encore une fois associé à un jugement. Deux amants qui se disputent, Alidor et Dorise, vont régler leur différend au pays des romans. Ils y trouvent des personnages qui les instruisent et prononcent un jugement à leur encontre, avant de les reconnaître, respectivement, comme le fils de Coriolan et la fille de Clélie. Le renversement est patent : ici, ce sont les personnages de second degré, et non l’inverse, qui jugent les personnages de premier degré. La sanction d’Alidor et Dorise est suspendue dès qu’ils sont reconnus comme des personnages de roman (ils étaient condamnés à ne plus se voir pour un temps déterminé). La fiction au second degré congédie, dégonfle, tout autre enjeu. 170 La fiction, suites et variations Ce texte léger évoque l’esprit du « Ballet des romans » (vers 1643)29, qui fait paraître au théâtre une série de personnages (Amadis, les chevaliers de la Table ronde, la Diane de Montemayor, Astrée et Céladon, le Buscón…) chantant un petit couplet de présentation qui résume leur ethos sur le mode plaisant. Son personnel est aussi en partie celui des Héros de romans de Boileau (1713) ; mais l’intention d’Alluis n’est pas satirique, et il ne s’est pas contenté des enfers, si traditionnellement accueillants aux personnages transfictionnels30. La « romantie31 » d’Alluis ressemble un peu à un parc Astérix, à un Disneyland de la production romanesque depuis les origines, vus par un Français de la fin du XVIIe siècle. Sorel ou Huet ne désavoueraient pas cette lecture. Dans le pays des romans, on distingue, outre la maison des héros du roman d’Héliodore, le quartier des vieux romans (pêlemêle, ceux du Moyen Âge et du XVIe siècle), le « quartier des bergers », qui est en fait le Forez32, largement privilégié, le canton mal famé des nouvelles, peuplés d’Italiens peu fréquentables, et enfin la ville, qui contient les palais des héros de La Calprenède, Gomberville et Scudéry. Les partis pris critiques sous-jacents de cette cartographie m’intéresseront moins33 que la représentation métafictionnelle de l’univers 29. « Le libraire du Pont-neuf, ou les romans » est imité vers 1646 par « La boutade des comédiens », qui fait défiler cette fois des héros de pièces de théâtre. Sur les ballets qui prennent pour objet la littérature, voir Lavocat (2005a). 30. Sur ce point, voir Rabau (2005 : 62-63). 31. Le terme est emprunté à l’auteur (probablement Colletet) d’une longue épître anonyme en vers burlesques, intitulée le « Ballet des romans » adressée à Scarron : elle narre sur le mode comique plusieurs représentations de ce ballet pendant le carnaval de 1643 (BNF côte YF829). Heinen (2004) signale également Le voyage merveilleux du prince Fan-Férédin dans la Romancie, de G. H. Bougeant (Paris Lemercier, 1735) qu’elle présente comme un récit de voyage humoristique associé à une histoire des romans. 32. L’auteur s’excuse, dans son avant-propos, d’avoir privilégié l’Astrée, alors que bien d’autres romans pastoraux auraient mérité une mention. Cela montre bien la valeur paradigmatique qu’avait acquise le Forez et le roman d’Urfé, aux yeux des lecteurs français. 33. Je renvoie sur cet aspect à l’ouvrage de Camille Esmein (2008). Transfictionnalité, métafiction et métalepse 171 de la fiction. Celle-ci est clairement placée sous le signe d’une féerie euphorisante et d’une esthétique de l’accumulation, de l’hyperbole et de la somptuosité. Comme le remarquent les héros (de premier degré), Dorise et Alidor, la fiction comme monde a beaucoup à voir avec l’Arcadie : à l’approche du pays des romans, l’air est plus doux, il emplit d’amour ceux qui le respirent. La nature y est généreuse à profusion. Pays de l’esprit et non du corps, on n’y mange guère34. Ce lieu utopique ignore les conflits35 (il n’y a pas de guerres, le pays n’est jamais attaqué et la ville n’est pas défendue) et le travail banni. L’irréalité y est sans surprise désignée comme le privilège de l’imaginaire36. En ce qui concerne sa localisation, Alluis a préféré le proche au lointain : le pays des romans se trouve près de Paris. Les héros de premier degré y vont à pied, les héros de second degré y ont émigré en bateau, à la suite de Théagène et de Chariclée, après la conclusion de leurs aventures. Le pays des romans jouxte donc le lieu supposé idéal de leur réception (Paris). Celle-ci est métaphorisée par les « visites » que reçoivent les différents cantons du pays des romans, et surtout par l’école d’amour fréquentée par les visiteurs-lecteurs. Y enseignent des « héros-docteurs » qui appartiennent exclusivement aux romans héroïques modernes quoique leur leçon, toute bourgeoise, n’ait rien d’héroïque ni de romanesque37. 34. « Ils s’allerent mettre à table d’abord, il est vray qu’ils n’y firent pas grande dépense, tant parce qu’il n’y avoit gueres de quoy faire bonne chere, qu’à cause que le plaisir qu’ils goutoient les empeschoit de manger, & leur ôtoit l’appetit » (Alluis, 1665 : 12). 35. Cela est contradictoire avec les caractéristiques du canton des nouvelles. Mais ce hiatus est solidaire du paradoxe général du pays des romans (son état de choses est à la fois celui des romans de l’univers dont il est issu [A], et celui d’un autre univers, postérieur et idyllique, de héros de roman à la retraite [B]). 36. « Ils donnerent ordre cependant ce temps là de faire batir deux palais pour leur nouveaux Habitans, ce qui fut d’abord fait, quoyque fort magnifiquement, à cause que tous les Palais qui sont dans la ville des Romans, sont presque aussitost fait qu’imaginez » (Alluis, 1665 : 155). 37. L’inconstance est blâmée, l’amour dans le mariage loué. Aux filles mal mariées, Almahide conseille d’attendre sagement la mort de leur époux (Alluis, 1665 : leçon xvi). 172 La fiction, suites et variations En raison de leur statut, ce lieu et ses habitants sont éminemment paradoxaux. Le régime de la temporalité y est fort peu clair. Les héros transfictionnels continuent ainsi à vieillir après la conclusion de leurs aventures ; mais ils ne semblent pas susceptibles de mourir. Astrée a 50 ans (l’année de parution de l’École d’amour se situe exactement 60 ans après celle du premier livre de l’Astrée). À ce compte-là, Théagène et Chariclée, « très vieux », devraient avoir à peu près 1 300 ans… Parallèlement, le temps s’immobilise, dans la mesure où il ne peut plus rien arriver aux héros de roman après la mort de leur auteur. Certains sont ainsi restés célibataires : ils attendent pour conclure leur idylle l’aide de personnes officieuses – des continuateurs38 ! Mais si ces personnages ne peuvent se marier sans que quelqu’un « y mette les mains », fasse « des allées et venues » – en un mot, écrive, d’autres font des enfants tout seuls. Alidor et Clarise rencontrent le fils d’Hylas et de Stelle39, la fille de Galatée et de Lindamor. Ils les écoutent raconter leurs aventures et apprennent leur mariage. Les personnages de l’Astrée ont donc littéralement engendré leur continuation… Alidor et Dorise sont eux-mêmes nés de l’union de personnages de la Clélie et de l’Illustre Bassa bien après la conclusion des aventures qui y sont racontées. C’est donc bien l’indécision entre l’exploitation ludique de l’autonomie du personnage et la révélation de sa dépendance d’être de papier40 qui constitue l’intérêt et la faille de cette fable métafictionnelle. La palinodie finale ne manque pas de panache : les héros de premier degré, qui sont en position de lecteurs (puisqu’ils visitent le pays des romans), 38. Certains, comme les continuateurs de La Calprenède, sont nommés (Alluis, 1665 : 20). 39. Celui-ci, du nom de « Petit Hilas », est en effet la copie conforme de son père. Alluis n’a pas eu l’intention de proposer une continuation en elle-même intéressante. C’est à un pastiche de l’Astrée qu’il se livre dans ce passage, comme il l’annonce dans son avant-propos. 40. On pourrait faire la même analyse du statut paradoxal du lieu : la ville se bâtit au fur et à mesure de l’arrivée des personnages, après la conclusion de leurs aventures. Pourtant, l’architecte principal en est Scudéry (Alluis, 1665 : 45) et le Forez est quant à lui transplanté à l’identique (Lignon et pont de la Bouteresse compris) dans le pays des romans. Transfictionnalité, métafiction et métalepse 173 deviennent des héros de second degré, métamorphose rendue possible par le fait que l’Escole d’amour est elle-même un roman… mais la métalepse ne résout pas l’aporie fondamentale du personnage transfictionnel. C’est sans doute une intuition du même ordre, concernant la nature même de la fiction, qui suscite la proposition paradoxale de la fin des Héros de romans de Nicolas Boileau ([1713] 1858). Les dieux, dans une sorte de théâtre aménagé dans les enfers, ayant fait défiler sous leurs yeux les principaux héros des romans héroïques du XVIIe siècle français, ont découvert leur imposture : les « vrais » héros – ceux de l’histoire – sont ailleurs. Ceux-ci ne sont que des bourgeois de Paris déguisés41, de « fades copies », « des fantômes chimériques », travestis d’un « certain oripeau et un faux clinquant de paroles, dont les ont habillés ceux qui ont écrit leur vie » (Boileau, [1713] 1858 : 218). Pluton ordonne de les dépouiller, de les fustiger et de les jeter au fond du Cocyte. Mais à quoi peut ressembler un personnage de roman déshabillé des mots qui le constituent ? Le rideau tombe sans que le spectateur, évidemment, assiste à l’impossible scène. La « dénudation du procédé », métaphorisée par celle des personnages, arrive à une aporie. * * * Ce survol rapide de quelques cas de transfictionnalité aux XVIe et XVIIe siècles amène à formuler deux ensembles de propositions. La première est que la transfictionnalité (au sens large, telle qu’elle se pratique dans les continuations) soumet le personnage à des manipulations qui, en le désancrant d’un texte particulier, le mettent au cœur de l’expérience de la fiction. En outre, la transfictionnalité contribue à constituer de larges univers fictionnels. De la Renaissance à l’âge classique, 41. Leurs « vrais noms » seraient, selon le Français qui les reconnaît aux enfers, « Mademoiselle Clélie », « Monsieur Brutus », « Monsieur Horatius Coclès », ce qui révèle la même aporie (comment s’appelle un personnage de roman dépouillé des attributs du roman, dont le nom ?). 174 La fiction, suites et variations on associe ces univers à des familles de personnages, essentiellement romanesques, et souvent à des lieux, comme dans le cas de la pastorale ou de la picaresque, associée à l’Espagne. Le roman d’Alluis illustre à merveille cette perspective critique et ludique sur le roman, interprété non comme un genre, mais comme un espace – comme le terme de romantie le suggère aussi. Le roman de Juan de Flores, un siècle et demi auparavant, cherche lui aussi, par d’autres moyens, symboliques et fantastiques, à figurer le lieu propre de la fiction. Celui-ci est presque superposable au séjour pastoral (sauvage ou amène). Enfin, le retour des personnages, même lorsqu’il paraît n’exploiter qu’avec opportunisme le succès d’une œuvre antérieure (comme le roman de Bois-Guilbert), est inséparable d’un parti pris de lecture : l’opération transfictionnelle est toujours un geste interprétatif. En second lieu, la transfictionnalité, dans sa dimension métafictionnelle, entraîne une interrogation sur la nature de la fiction, à la fois éthique (surtout dans le roman de Juan de Flores) et ontologique (jusque chez Boileau). La métalepse, qui n’est pas réservée à la modernité, est toujours l’indice d’une conscience élevée des différents niveaux du récit et des frontières de la fiction. Le roman de Juan de Flores les pose avec une acuité remarquable, dans une version tragique des rapports entre auteur, lecteur et personnage. La fictionnalité se représente d’autant plus comme un paradoxe que l’œuvre se revendique comme un monde clos et que l’on comprend que la séduction du personnage repose sur son illusoire autonomie. La transfictionnalité met ainsi à jour le paradoxe de la fiction : en déterritorialisant le personnage, elle conforte la tendance tenace du lecteur à le faire sortir du papier. Mais par le geste interprétatif qu’elle suppose, la transfictionnalité a une dimension métafictionnelle, qui s’inscrit parfois dans le texte par une métalepse ; les niveaux narratifs et les frontières de la fiction comme texte sont alors mis en évidence et le personnage est ramené à sa « condition verbale42 ». 42. Valéry, cité dans Hamon (1977 : 115). Transfictionnalité, métafiction et métalepse 175 Ainsi, la différence entre des univers transfictionnels intraleptiques et métaleptiques semble, à première vue, de degré. Dans les premiers, la métafiction reste implicite, ce qui ne produit pas de dispositifs ouvertement paradoxaux (Bois-Guilbert). Mais on pourrait aussi avancer que les continuations métaleptiques ont une nature spécifique, parce qu’elles incluent un monde de la fiction dans la fiction, qui est un monde possible contradictoire43 (Alluis), ou à tout le moins fantastique (Juan de Flores). Au XVIIe siècle, ce type de monde tombe inéluctablement dans l’orbite de la féerie, ou du burlesque satirique, qui allège ou annule les enjeux éthiques et ontologiques de la fiction. 43. Un monde possible contradictoire n’est pas un monde impossible. Pour cette discussion, voir notamment Pavel (1986 : 67), Ronen (1994 : ˇ (1998 : 158 sqq.). Compléments bibliographiques 31) et, surtout, Dolezel dans Lavocat (2005b). 176 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE ALLUIS, Jacques (1665), L’Escole d’amour ou les Héros docteurs, Grenoble, R. Phillippes. BOILEAU, Nicolas ([1713] 1858), Les héros de roman, dialogue à la manière de Lucien, dans Œuvres complètes, t. III, édition de A. Ch. Gidel, Paris, Garnier frères. BOIS-GUILBERT, Pierre le Pesant de (1685), Mademoiselle de Jarnac, Paris, C. Barbin. COHN, Dorrit (2005), « Métalepse et mise en abyme », dans John PIER et Jean-Marie SCHAEFFER (dir.), Métalepses, entorses au pacte de représentation, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, p. 121-130. DOLEZEL ˇ , Lubomír (1998), Heterocosmica. Fiction and Possible Worlds, Baltimore, Johns Hopkins University Press. DUCHÉ, Véronique (2008), « Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fais… ». Recherches sur les romans traduits de l’espagnol en France au XVIe siècle, Paris, Champion. 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TRANSFICTIONNALITÉ ET RÉFLEXIVITÉ CHEZ WILL SELF ET ANTOINE VOLODINE Anne Besson Université d’Artois (Arras) Les œuvres fictionnelles complètes du Français Antoine Volodine et de l’Anglais Will Self constituent deux cycles contemporains où se développe une hyper-conscience postmoderne des possibles transfictionnels ou des jeux qu’autorise la constitution d’un univers fictionnel, cyclique en l’occurrence. Self et Volodine, de manière très comparable, identifient, creusent et exploitent les paradoxes que suscite la pratique transfictionnelle au sein des théories de la fiction, les questionnements spécifiques qu’une œuvre se développant sur plusieurs textes discontinus est susceptible de poser et d’opposer aux évidences acquises de lecture. En s’attaquant aux procédés normalement garants de l’unité de l’univers fictionnel cyclique et de sa reconnaissance par le lecteur au-delà de la discontinuité matérielle, ces textes semblent chercher à savoir jusqu’où une fiction cyclique peut se faire lacunaire, afficher sa discontinuité et sa fictionnalité, tout en restant cycle, c’est-à-dire en préservant non seulement le repérage de son univers fictionnel comme unique et récurrent, mais encore l’ambition totalisante que supporte une telle construction. Les deux auteurs travaillent d’abord les possibles structurels du cycle, comme le soulignent leurs œuvres constamment réflexives, en particulier celle de Volodine, envahie par un métadiscours donné comme émanant du monde 180 La fiction, suites et variations fictionnel. Leurs ensembles narratifs peuvent dès lors être rapidement présentés sous l’angle des jeux de continuité et discontinuité. Cette première manifestation d’une double démarche, d’identification de ce qui fait tenir ensemble plusieurs textes en une fiction unique et de travail à ses limites, est à son tour reproduite dans le récit par un choix de thématiques privilégiées soulignant explicitement les points névralgiques de la construction transfictionnelle, frontières et identités : est-ce le même qui revient de l’autre côté, audelà de la discontinuité, et comment le savoir, comment définir la nature de ce qui revient ? * * * Bien sûr, de telles questions rappellent inévitablement des interrogations déjà anciennes au sujet de la littérature postmoderne et de ses fameux jeux réflexifs, l’exploration de la capacité de l’écrit à inscrire le flottement identitaire constituant par exemple déjà une vieille lune de la postmodernité. Mais, en un renouvellement qui intéresse directement notre propos, les effets de citation/corrosion de la littérature postmoderne touchent désormais le cycle, forme refuge de la totalisation, ou encore ne s’exercent plus sur l’intertexte, mais sur la transfiction, avec l’approfondissement des problématiques qu’entraîne un développement polytextuel. Ainsi, la question de savoir jusqu’où on peut exhiber la fabrication du personnage, l’interrogation sur ce qui le fait être, prend une autre dimension dans la convergence entre ductilité des identités et tensions de la fiction cyclique continue/ discontinue, c’est-à-dire quand elle s’applique désormais à l’ontologie troublante du personnage transfictionnel. Cet investissement de la forme cyclique par la fiction postmoderne nous intéresse également parce qu’elle se situe toujours, de façon symptomatique, à proximité immédiate des littératures de genre, fantastique et science-fiction en l’occurrence : comme si les prématurément « vieilles lunes » de la postmodernité avaient retrouvé une fécondité au contact de la fiction de grande consommation qui s’était imposée Le cycle objet du cycle 181 comme le grand refuge du cycle. C’est ce que la littérature de masse avait su préserver d’illusion totalisante, et notamment ses réussites dans la création de mondes se donnant comme denses, complets, autonomes, qui est récupéré et attaqué, l’entreprise de déconstruction ne pouvant avoir lieu que sur fond de résistance d’une conception plus euphorique des possibles fictionnels. Les œuvres de Self et Volodine, qui « recyclent » un grand nombre d’expériences antérieures, en produisent cependant une configuration assez nouvelle, qui s’avère particulièrement proche de nos interrogations théoriques ; il existe en effet déjà de nombreux cycles qui réfléchissent leur caractère transfictionnel, notamment en science-fiction par des remises en question du primat accordé à un monde actuel, mais ils n’interrogent en revanche pas directement leur propre statut de fictions textuelles. Les exemples qui, à l’inverse, affichent cette caractéristique en confrontant plusieurs variantes contradictoires (non compossibles) d’expansion d’un même univers littéraire de référence (les mademoiselles et madames Bovary), forment quant à eux des ensembles transfictionnels à auteurs multiples, où les variantes sont autant de propositions individuelles uniques qui entrent en concurrence plus qu’en contradiction – caractère à la fois collectif et anonyme de la production transfictionnelle qui fait d’ailleurs partie des propriétés réfléchies par nos deux auteurs, dans leur usage des hétéronymes. Enfin, les cas d’ailleurs rares de variantes transfictionnelles divergentes émanant d’un auteur unique, comme les trois « Aurélia Steiner » de Marguerite Duras (1979), donnent lieu à des ensembles dont le seul côté lacunaire est frappant, c’est-à-dire qui ne revendiquent pas simultanément un caractère totalisant et expansif, comme Self et Volodine ont compris qu’ils pouvaient se le permettre sans grand péril, en enfants gâtés légataires du riche héritage des possibles transfictionnels, qu’ils vont donc s’employer à dilapider sous nos yeux de lecteurs, ravis ou agacés par ce qui peut apparaître comme de la générosité ou bien comme du gâchis… 182 La fiction, suites et variations * * * Dans un premier temps, les deux cycles explorent leurs propres possibles structurels, ceux d’ensembles dont, par définition, les volumes discontinus partagent un même univers fictionnel, ces volumes ici étant le plus souvent euxmêmes discontinus, ensembles polytextuels divers et diversement unifiés. Self illustre toute la palette des formats textuels et des types de mise en continuité qu’ils permettent, avec à l’heure actuelle trois romans, une novella, deux novellettes au thème parallèle sur des métamorphoses sexuelles, « Dave » et « Carol », réunies sous le titre binaire de Cock and Bull ou Vice/Versa, et trois recueils de nouvelles1, souvent prépubliées en revue mais dont la mise en recueil souligne les liens parfois ténus mais multiples, à la fois envahissants et dissymétriques, qu’elles entretiennent entre elles. Ce même fonctionnement par détails récurrents, parfois infimes, comme certaines obsessions pour les taxis chypriotes ou les cartes postales de chatons, parfois s’agglutinant en nœuds de convergence, le tout couvrant l’œuvre d’un réseau de densité inégale, se retrouve, au-delà du volume unique qu’est encore le recueil, entre les formats courts et les romans. Nous ne prendrons qu’un exemple, celui du dernier roman, Ainsi vivent les morts (2001) : on y retrouve l’idée selon laquelle la mort n’est rien d’autre qu’un déménagement dans un autre quartier de Londres, qui avait été exposée dans « Le livre des morts de Londres-Nord », première nouvelle de Théorie quantitative de la démence (2000 : 1333), à laquelle fait écho une autre nouvelle du même recueil, « Attendre » (2000 : 259-312), par récurrence de personnages, et, par seule récurrence titulaire, ne recouvrant pas un contenu commun, le chapitre 10 du roman Mon idée du plaisir, « Le livre des morts de Londres Nord (reprise) » (1997a : 351-375). Enfin, l’oncologue Jane Bowen, qui tra- 1. Voir la bibliographie pour les références complètes des œuvres du corpus. Le cycle objet du cycle 183 verse rapidement Ainsi vivent les morts, le temps de dire que ce n’est pas sa spécialité, nous est en effet mieux connue comme psychiatre, et sa seule apparition suffit à lier le dernier roman au principal nœud de convergence de l’ensemble, le sous-cycle Simon Dikes-Zack Busner, deux personnages récurrents en entraînant bien d’autres à leur suite, un peintre et un psychiatre qui apparaissent en partie indépendamment, en mention ou en personne, dans plusieurs nouvelles, et surtout se trouvent réunis par les cross-over de la nouvelle « Inclusion® » (1994 : 199-249) et dans Les grands singes (1998a). Self souligne parfois une discontinuité davantage portée cependant par les thèmes que par la structure, par exemple quand il place deux nouvelles constituant un microcycle, « The rock of crack as big as the Ritz » et « The nonce prize », aux deux extrémités d’un même recueil, Tough, Tough Toys for Tough, Tough Boys (1998b). Il assure pourtant toujours une unité entre certaines nouvelles d’un recueil (mais pas toutes), certaines nouvelles, parfois les mêmes mais pas toujours, et d’autres nouvelles d’autres recueils, comme entre les nouvelles et les romans. La même profusion, dénuée pourtant de tout systématisme, dans le tissage de la continuité entre textes discontinus, définit également l’ensemble constitué par les romans de Volodine, mais ici le principal ciment transfictionnel résulte d’un geste auctorial fort, d’une volonté d’unification affichée. Nous utilisons par commodité le terme de roman pour des textes là encore très discontinus et de composition virtuose, depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985) et ses complexes enchâssements narratifs, à Bardo or not Bardo (2004) et ses sept parties ou nouvelles sans retour de personnages, en passant par les cas extrêmes des 49 « narrats », portant tous pour titre le nom d’un personnage différent, des Anges mineurs ([1999] 2001), ou d’un texte entièrement métafictionnel, Le post-exotisme en 10 leçons, leçon 11 (1998a), qui pour cette raison même constitue un des principaux nœuds de convergence de l’œuvre. De prime abord diverse, passée notamment directement de la collection de sciencefiction « Présence du futur » aux Éditions de Minuit, celle-ci 184 La fiction, suites et variations s’impose comme un tout cohérent, un ensemble transfictionnel désigné comme « post-exotisme » par le commentaire réflexif. Depuis le passage de Volodine au Seuil avec Des anges mineurs, ses quatrièmes de couverture indiquent ainsi toutes que son œuvre complète se rattache à ce qu’il décrit comme « un univers littéraire parallèle où onirisme et politique sont le moteur de toute fiction » : une sorte de monde post-apocalyptique, « notre cauchemar carcéral commun », mêlant mystique tibétaine inefficace et idéaux révolutionnaires dévoyés, et dont l’auteur aime à énumérer les grandes caractéristiques transversales ; c’est le cas dans l’avantpropos, signé par sept hétéronymes, de la réédition de ses quatre premiers romans, parus séparément chez Présence du futur, en un seul volume qu’il « rapatrie » ainsi, en en soulignant les liens, dans la cohérence globale de son grand cycle, en une autre manifestation frappante de volonté totalisante : Les premiers textes du post-exotisme… […] On y retrouvait la clandestinité violente, l’exclusion, les ghettos non accueillants ; […] l’enfermement dans l’obscur, le passage d’une identité à l’autre, le voyage, douloureux et pire que la mort. Nos personnages fuyaient, on les battait, on les interrogeait ; c’étaient des oiseaux, des femmes en armes, des évadés monstrueux, des conteurs ; ils transmettaient leurs cauchemars ; ils parlaient une langue onirique, non littéraire, la langue de notre cauchemar carcéral commun… (2003 : 9). Cette espèce de volontarisme unificateur s’énonce d’ailleurs explicitement dans les textes et paratextes, en une confrontation directe à l’exhibition parallèle du fragment et de la contradiction : dans ce même avant-propos de Volodine, l’ambition de « montr[er] à quel point, dans une aventure littéraire comme la nôtre, tout se tient » (2003 : 10), fait écho à ce qui se fait menace de confusion universelle chez Self, pour qui « tout, au fond, contient tout » (2000 : 253) – constats fiers ou affolés de la puissance d’expansion cyclique. Volodine confère cette tendance aux genres post- 185 Le cycle objet du cycle exotiques décrits dans ses 10 leçons, définissant par exemple « l’hommage » comme « une réincarnation dans un corps littéraire fraternel, la possibilité d’un nouveau voyage dans un nouveau livre » (1998a : 31) (soit une définition possible de la transfictionnalité), ou encore désignant la cohérence qui résiste à toute discontinuité dans « L’unité de sang » des « romances » : En dépit de la grande diversité des sujets abordés, et même si les personnages et les décors changent considérablement […], des liens de sang existent entre tous les ouvrages du genre […]. Quelque chose d’unificateur finit toujours par apparaître à un niveau de lecture ou à un autre (1998a : 37). Self intègre cette réflexion sur les structures polytextuelles de façon plus ouvertement parodique, tant sa démarche s’oppose à une caricature d’expansion cyclique mentionnée dans « The nonce prize » (1998b : 226), les « Sagas of the distant future » du monstrueux pédophile Grachnell, dont les 27 premiers volumes racontent les trois mille premières années de l’Empire arkonique et les volumes 27 à 40 les mille ans de montée en puissance de son rival l’Empire trimmien ! * * * Il y a bien identification des problématiques soulevées par les structures transfictionnelles, et volonté réflexive d’équilibrer discontinuité des fragments et unité de l’ensemble. Cet équilibre s’avère en outre s’appuyer sur un jeu sur les procédés permettant l’unification, aboutissant pour l’essentiel à une évaluation des rapports répétition/variation, du degré de différence qui peut accompagner les récurrences sans les rendre pour autant inopérantes. Nous avons rapidement introduit l’idée que la stabilité des ontologies des mondes et des identités fictionnelles constituait la principale thématique courant au long de ces ensembles et reflétant leurs problématiques structurelles : qu’est-ce que passer d’un livre à un autre, et d’un univers à un autre ? Qu’advient- 186 La fiction, suites et variations il dans ce processus des identités, celles des héros, des narrateurs et des auteurs ? Comment par exemple reconnaître le personnage comme identique à lui-même, alors que les fausses certitudes du nom propre ou de la deixis pronominale sont au cœur de plusieurs récits ? Ces questions sont directement traduites dans une nouvelle description par Volodine de son univers fictionnel, où elles sont devenues les grands thèmes du post-exotisme : notre littérature a manié des notions telles que le destin cyclique, la mort non-mort et la vie non-vie, la transmigration, la réincarnation, et elle a donné pour support à l’action une réalité faite de mondes multiples, illusoires et parallèles. Les écrivains postexotiques ont décrit […] la gamme des épreuves par quoi sont vaincus les gouffres du temps et de l’espace. Avec une grande aisance et depuis toujours, les personnages de leurs livres effectuent des allées et venues d’une âme à une autre, ils vagabondent d’un songe à un autre, ils glissent d’un univers à un autre. Sur de tels franchissements repose la fiction post-exotique (1998a : 75). Self, héroïnomane notoire, revendique quant à lui une démarche de transgression systématique, aux lisières de la folie clinique et des perceptions opiacées, aux frontières des sexes et même des espèces, hommes et singes. On comprend que la récurrence du personnage va servir de support à ces expérimentations sur le degré de similarité nécessaire à la reconnaissance des identités, dans une sorte de reflet pratique tendu à des constructions théoriques aussi diverses que celle de Saul Kripke sur le nom propre et sa désignation rigide (1980) ou celle de David Lewis et ses « contreparties » (1973). Richard Saint-Gelais a bien montré à quelles difficultés les confrontaient les pratiques transfictionnelles, à savoir « le problème […] des critères permettant de déterminer un degré suffisant de ressemblance » pour « distinguer les contreparties “recevables” des cas de simple homonymie », ou encore la façon dont le « principe trans- Le cycle objet du cycle 187 fictionnel de l’identité des instances fictives à travers des œuvres autonomes » pouvait se voir « contaminé par une part d’altérité qui n’échappe jamais tout à fait au lecteur, qui ne suffit généralement pas à parler d’un personnage distinct (ce qui restaurerait l’identité de chacun) mais travaille l’identité de l’intérieur » (2002 : 53 et 65). Or la continuité des entités fictives transfictionnelles, continuité onomastique, déictique et chronologique, se trouve explicitement interrogée, chez Self et Volodine, par des remises en cause internes cette fois à une œuvre unique, des autocontradictions : comment le personnage s’appelle, quel pronom personnel est susceptible de le désigner et comment s’articulent ses différents états successifs, ces questions se posent… et c’est là l’étonnant pour des cycles qui se définissent précisément par le retour de leurs personnages, l’identification de la récurrence étant à l’inverse particulièrement facilitée dans les cycles de genre et de grande diffusion, où la récurrence du nom s’accompagne de celle de plages de récits qui lui sont associées2. Mais la transfictionnalité ouvrant à un jeu sur les caractéristiques de la fiction, les cycles postmodernes retournent cette évidence et explorent les possibles du personnage récurrent, et d’abord ceux qu’autorise le rapport nom propre-propriétés, ou encore l’espace entre retour « congruent » ou « hétérogène », pour reprendre la typologie de Daniel Aranda (1997 : 107 sqq.). Volodine, virtuose de l’invention onomastique, réfléchit les possibles théoriques du nom propre récurrent, soit en « déjouant » l’habitude de lecture liée à la spécification unique par multiplication des cas d’homonymies, soit et symétriquement en attribuant plusieurs noms au même personnage, mettant en péril son identification. Dans une scène de Dondog, des prostituées identifiables par des robes de couleurs différentes « s’appellent toutes Nora Makhno. Toutes les quatre », et dans les sept nouvelles de Bardo or not Bardo, le ou les personnages principaux, chaque fois différents, 2. Voir Besson (2004 : 69-73). 188 La fiction, suites et variations partagent un seul patronyme, celui de Schlumm3. Ce même Schlumm apparaissait dans le roman précédent, Dondog, déjà sous plusieurs incarnations (« il y eut de nombreux autres Schlumm […]. Certains passèrent leur existence dans les camps, comme moi, d’autres errent perpétuellement dans le monde des ombres, comme moi » – 2002 : 114), et dans les écrits de Dondog : « Mes personnages s’appelaient toujours un peu de la même manière, tantôt Schlumm, tantôt Schruff, tantôt Schlupf ou Schlums, ou Schlump […] » (2002 : 270). On est passé au cas inverse, plusieurs noms pour un « même » personnage, les guillemets s’imposant désormais ; les nombreux exemples de quasi-homonymie, jouant sur la proximité et la confusion onosmatique (pour n’en prendre qu’un, dans Rituel du mépris : « L’oncle Nilblayer, ou Nillmaïer, ils étaient deux peut-être, mais j’en doute » – 1986b : 423), sont doublés par une pratique intense de la pseudonymie, chez des personnages post-exotiques qui, extraterrestre ou ex-agent de la Révolution mondiale, sont de toute façon pourchassés et acculés à des stratégies de brouillage identitaire largement commentées : dans ce qui est justement qualifié de Biographie comparée, les « différentes versions et interprétations de la personnalité de Jorian Murgrave » laissent apparaître un élément d’indéniable constante : Jorian Murgrave y est très rarement nommé en tant que tel ; la plupart des personnages rencontrés au fil des pages, bien qu’aisément identifiables, agissent sous des noms 3. « Kominform, alias Abram Schlumm ou Tarchal Schlumm, un égalitariste radical » ; « Schlumm, Ingo Schlumm. Il se peut que vous ayez déjà rencontré ce nom dans l’Organisation. J’ai des homonymes. Certains Schlumm se consacrent à la recherche théorique, d’autres sont rattachés à la branche Action. D’autres encore sont de pauvres types » ; « Schlumm également. Djonny Schlumm. Catégorie pauvre type » ; « l’écrivain et acteur Bogdan Schlumm » ; le moine-soldat Schlumm, pendant sa traversée du Bardo « se scindait en plusieurs Schlumm, en plusieurs personnalités dont aucune ne lui était familière » ; Jeremiah Schlumm « [u]n lama comme on a appris à les aimer, à force d’en rencontrer à tout bout de champ dans cette histoire » (Volodine, 2004 : 15, 86, 89, 105, 143, 161. Relevé non exhaustif). Le cycle objet du cycle 189 d’emprunt, quand ce n’est pas simplement sous un numéro codé ou une initiale peu loquace. Ici, l’on parle de Myriel Moïsche ; là, de Thü ; un peu plus loin, on lit des renseignements sur un certain Bloom, sur Borshoïed, sur Stevän, sur Gogley : toutes créatures dont les contours se confondent aisément avec ceux de Murgrave (1985 : 50). On constate que la variabilité du nom est posée comme nouvelle constante, ou encore que l’intervention métanarrative vient imposer une identification qui n’a pas d’autre support. La même remarque peut s’appuyer sur l’exemple de Vue sur l’ossuaire, « romance » qui confronte, lors d’un interrogatoire, une Maria Samarkande, qui nous dit qu’elle a « assumé d’autres identités, par exemple Verena Nordstrand, Lilith Schwack ou Leonor Ostiategui, ou Vassilissa Lukaszczyk ou Ellen Dawkes » (dont trois au moins sont des noms propres récurrents dans le cycle), « mais peu importe » (1998b : 21), et son tortionnaire et ancien amour, Jean Vlassenko, qui témoigne de cette même lassitude identitaire : Je ne nie pas m’être appelé Vlassenko, autrefois, longtemps avant ma mort et avant ma rééducation, mais depuis ma renaissance les Comités de vigilance m’ont baptisé autrement […]. Oh, après tout, si c’est sous ce nom que vous voulez me détruire une seconde fois, allez-y (1998b : 63-64). C’est Maria qui identifie pour nous Vlassenko, tout en le donnant comme impossible à reconnaître : Cet homme porte aujourd’hui un autre nom, sa personnalité a été déconstruite puis reconstruite, il travaille à nouveau pour les Comités de vigilance, et quand j’ai croisé son regard pour la première fois, il n’a manifesté aucun sentiment, comme si ma présence en face de lui ne réveillait aucun souvenir. Mais c’est lui, aucun doute n’est possible (1998b : 23). Volodine se livre bien ici, par l’intermédiaire du nom propre, à une interrogation systématique des supports de la continuité 190 La fiction, suites et variations ontologique ; ce qui fait la permanence ou la cohérence de la personnalité, ce n’est ici ni les idéaux, ni les sentiments, ni même la mémoire, et bien entendu pas le nom. L’unité intraet surtout transfictionnelle est ainsi maintenue par la réflexivité même et par elle seule. Volodine fait en effet de cette dilution des identités intégrée au récit un principe supplémentaire du texte post-exotique, comme dans Lisbonne dernière marge, où sur quelques pages il est question, à propos d’un roman dans le roman, du « thème de l’identité falsifiée et son corrélat, le thème du double », de « la grâce des faux noms », de « faussaires tout-puissants, seuls détenteurs des vérités essentielles », d’« un système morbide d’identités contradictoires et de masques se crachant les uns sur les autres » (1990 : 106 et 132). L’identité du narrateur oblige en particulier le lecteur à se livrer à des enquêtes incessantes autour de la référence des pronoms, tant la superposition des « je » se confondant avec différents « il » est un des procédés les plus systématiques chez Volodine. Il concerne en particulier la totalité des Anges mineurs, avec au moins une occurrence par narrat, et vient avec régularité mettre par avance en doute ce qu’on est sur le point de lire (l’incipit de Nuit blanche en Balkhirie : « Quelqu’un chuchotait et, à force d’écouter, je reconnus ma propre voix. Breughel appelle Molly, disais-je. Répondez » – 1997 : 11) ou remettre en cause tout embryon de scénario repéré, comme dans Le port intérieur : J’avais si souvent décrit ma confrontation avec Kotter que je ne savais plus si Kotter existait vraiment […] et si l’interrogatoire avait eu lieu à un moment donné ou s’il risquait encore de se produire, ou si Kotter existait seulement à l’intérieur de la tête malade de Breughel, c’est-à-dire de la mienne (1995 : 83). L’ébranlement initial cède toutefois devant la répétition du procédé, qui ne produit peut-être qu’alors l’effet explicitement recherché, une condamnation des conventions de lecture : pour un narrateur du Post-exostisme en 10 leçons, Le cycle objet du cycle 191 Je dis « je », « je crois » mais on aura compris qu’il s’agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne pas tenir compte du « je »… Pour un narrateur postexotique, de toute façon, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort (1998a : 19). Le rapprochement avec les jeux de Self sur ses personnages récurrents permet d’affiner notre repérage des limites de la discontinuité dont il est possible d’affecter les entités transfictionnelles : alors que Volodine dissociait retour du nom propre et retour de ses descriptions identifiantes, en imposant soit une cohérence métafictionnelle, soit un certain degré de continuité narrative (c’est la démarche de reconstitution biographique, dont la quasi-impossibilité est sans cesse soulignée, mais qui n’en est pas moins omniprésente, bien au contraire), Self à l’inverse accompagne bien le retour du nom propre par des plages de récit récurrent, décrivant chaque fois les personnages à l’aide des mêmes détails, vestimentaires notamment, et ce, afin de permettre leur identification dans des intrigues cette fois incompatibles, les « retours hétérogènes » de Aranda. Ainsi, dans la nouvelle « Chest » (Self, 1994 : 165-198), Simon-Arthur Dikes habite un monde où tous portent deux prénoms, une Angleterre surpolluée où la vie s’organise autour de la congestion pulmonaire, et notre héros y meurt à la fin d’un cancer du poumon : mais c’est pour mieux réapparaître, dans Les grands singes, parfaitement identifiable par des descriptions récurrentes et le retour d’un réseau familial et professionnel de noms propres, mais, différence notable, sous la forme d’un chimpanzé à l’identité sérieusement perturbée que va soigner, sur cette « planète des singes », Zack Busner, autre personnage dont les récurrences dessinent autant de destins partiellement convergents, le plus souvent parallèles. 192 La fiction, suites et variations La continuité onomastique n’est donc pas attaquée en même temps que la continuité chronologique, et Self concentre ses attaques sur cette dernière, sur la cohérence de l’identité dans le temps, dont la présentation non problématique serait une des clés du succès populaire des cycles dans les littératures de genre et de grande diffusion4. Elle est à l’inverse mise à mal notamment dans le cycle de deux nouvelles sur les frères Tembe et Danny, nouvelles données comme se succédant chronologiquement, mais postulant pourtant une inversion radicale des rôles des deux personnages dans l’intervalle qui les sépare : Danny le cerveau du trafic de drogue familial dans « The rock of crack », qui ne touche pas au produit et charge son frère camé de la commercialisation, est finalement tombé dans la drogue et devenu le revendeur de son frère désormais « clean », quand il se fait arrêter au début de « The nonce prize ». C’est enfin, embrassant les autres, la frontière entre vie et mort, c’est-à-dire cela même qui rend la continuité chronologique concevable, qui, sans cesse donnée comme extrêmement poreuse, finit par s’imposer comme le lieu même du récit dans les derniers romans respectifs de Self et Volodine, en un parallèle frappant de la trajectoire de ces deux auteurs : Ainsi vivent les morts, monologue de Lily Bloom à l’agonie puis récit de sa seconde vie, après sa mort et avant sa prochaine incarnation, dans une société des morts suffisamment bien organisée pour que sa cohabitation avec celle des vivants de Londres passe parfaitement inaperçue ; et Bardo or not Bardo, où chaque récit fait intervenir la récitation du Livre des morts tibétains qui doit guider le voyage de l’âme pendant les 49 jours dans l’espace intermédiaire entre mort et réincarnation maudite, espace générant des « pertes de personnalité », « sensation de dédoublement », « problèmes d’identité » (2004 : 84, 89-90), et dont la confusion contamine un monde des vivants qui s’en distingue extrêmement peu, « de l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes », on l’a dit. 4. Voir Besson (2004 : 207-211). Le cycle objet du cycle 193 On constate que l’indistinction dont on avait relevé des occurrences concernant les entités fictionnelles, affecte également l’ontologie des mondes ostensiblement fictifs que celles-ci traversent. C’est ainsi que selon le principe postexotique de « non-opposition des contraires », « l’auteur est un personnage, le rêve est réalité, le non-vivant est vivant, le silence est parole, etc. » (Volodine, 1998a : 39). La question métafictionnelle des rapports entre mondes actuel et fictionnel se voit à son tour intégrée au développement thématique des deux cycles : chez Self, en relèvent le régime habituel de l’hallucination, les fantasmes hyperréalistes que les personnages parviennent mal à distinguer de la réalité – c’est le thème central de Mon idée du plaisir sous le nom de mémoire eidétique, les mêmes images d’ultra-violence qui sont plus que des rêves touchant par exemple le narrateur de la nouvelle « The indian mutiny » (1994 : 19-31). Chez Volodine, les psychoses des narrateurs autorisent également les libertés métamorphiques de l’hallucination, tandis que l’emboîtement systématique de mondes de fiction dans la fiction, magiques ou littéraires, est encore prétexte à brouiller leurs frontières respectives : réalités superposées des révolutionnaires prolétariens et des sorciers oppositionnels dans Un navire de nulle part (1986a), travail de l’écrivain Iakoub Khadjbakiro dans Alto solo, qui « inclut de vastes portions oniriques de l’univers », « des comportements somnanbulaires, des modes nocturnes de pensée », dont « soudain [l]es mondes parallèles, exotiques, coïncidaient avec ce qui était enfoui dans l’inconscient du premier venu » (1991 : 32), ou encore description du bureau de la chamane Jessie Loo dans Dondog, qui constitue une bonne synthèse de l’univers post-exotique tout entier, « un lieu de réalité intermédiaire », « un sas qui communiquait d’un côté avec la réalité banale, datée et localisée, et de l’autre avec une réalité magique, où les notions d’espace, de passé, d’avenir, de vie et de mort perdraient une bonne partie de leur signification » (2002 : 174). Le flou de ces frontières spatiales et ontologiques rejoint naturellement, on le voit, le soulignement des incertitudes chronologiques précédemment noté : 194 La fiction, suites et variations Je recommençais à penser qu’aucune certitude n’étayait le monde qui nous entourait. L’existence de Sophie Gironde et la réalité de nos retrouvailles devaient être mises en doute. […], aussitôt m’interrogeant sur ce présent qu’il me semblait être en train de partager avec elle […]. J’aurais dû au moins pouvoir situer le présent par rapport à un passé, à un quelconque passé inscrit dans ma mémoire (Volodine, [1999] 2001 : 93). Ce savant travail de brouillages, dont on peut dire qu’il est littéralement usant, se révèle non seulement très productif sur le plan narratif, en suscitant enquêtes et contre-enquêtes, mais encore, dans son apport aux théories de la fiction, il indique, par expérimentation directe sur le lecteur, jusqu’à quel point on peut tirer sur la trame de la fiction sans la mettre totalement en pièces. Pour l’essentiel, ce sont deux abîmes symétriques où pourrait sombrer l’édifice transfictionnel qui sont pointés, et au bord desquels se tiennent ensemble Self et Volodine. Une fois de plus, il s’agit de menaces qui pèsent sur la structure, mais se traduisent ici dans la diégèse : d’une part, le danger d’une indistinction radicale, où tout se ressemble, se fond dans le même, cauchemar récurrent de Self dans « Inclusion® », qui décrit les effets de la drogue portant ce nom, censée rétablir le lien au monde des dépressifs profonds, mais qui engendre une telle puissance d’expansion de la personnalité que la nouvelle se clôt par « l’inclusion » de Zack Busner en Simon Dikes, nos deux personnages récurrents n’en faisant désormais plus qu’un ; dans « Grey Area » (1994 : 165-198), la même journée se répète sans fin et dans l’indifférence générale, dans « Dave too » (1998b : 69-82) tous les personnages croisés par le narrateur se révèlent porter ce même prénom, principe de contagion qu’on retrouve dans « A short history of the English novel » (1994 : 33-52) (tous les serveurs de Londres se transforment en une masse croissante et menaçante d’écrivains frustrés) ou dans « The end of a relationship » (1994 : 251-287) où la narratrice semble littéralement répandre un virus de la dispute conjugale. Le cycle objet du cycle 195 Face à cette menace d’indistinction radicale, le danger parallèle d’un émiettement non moins radical, où plutôt que tout se ressemble rien ne ressemble à rien, où toute cohérence menace d’échapper, s’illustre symétriquement, chez Volodine surtout. Les théoriciens du post-exotisme qui s’expriment dans les 10 leçons soulignent à plaisir le principe de non-contradiction, qui devient une sorte de devoir d’autocontradiction : la belle liste des porte-parole « Lutz Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Anita Negrini, Irina Kobayashi, Rita Hoo, Iakoub Khadjbakiro, Antoine Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel » est ainsi donnée d’emblée comme « incomplète » et contenant « des informations volontairement erronées » : Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi. La liste aux apparences objectives n’est qu’une manière sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il n’apprendra rien. Car l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire bénéfice (Volodine, 1998a : 11). Dans l’univers post-exotique, où l’identité falsifiée et l’incohérence deviennent les armes ultimes pour égarer les soupçons d’un État policier polymorphe, l’ennemi suprême, puisque celui à qui est confié en fin de compte l’enquête (et parfois explicitement, le caractère ardu de la tâche malignement revendiqué5), c’est bien entendu le lecteur. Nommément identifié comme l’ennemi, et effectivement malmené par les deux auteurs, le lecteur est ballotté dans des mondes 5. « Il en résulte une description filandreuse, étouffante, principalement déconcertante. Il va de soi que nous aurons nous-mêmes à en rétablir la cohérence. Ce discours-fleuve sur Jorian Murgrave et ses rêves, composé à la fois dans des déserts glacés et dans des faubourgs tropicaux, haché, déchiré, et finalement mutilé au cours d’un assassinat collectif et rituel, n’offre à la réflexion que de nouvelles interrogations et de nouvelles causes de répugnance » (Volodine, 1985 : 50). 196 La fiction, suites et variations de cauchemars qu’il est en outre chargé de construire luimême avant de les lier entre eux ! Mais c’est en fait précisément là qu’il trouve sa récompense, et nos deux auteurs fédèrent bien un public fidèle, voire maniaque : c’est sur le lecteur que repose tout l’édifice transfictionnel, mais seule la réflexivité met ce rôle en lumière. De même, les différents brouillages apparaissent pour finir comme autant d’épreuves de notre bonne volonté à tisser des liens, à partir des indices les plus ténus et au-delà de toutes les contradictions, de notre attention à la mémoire des textes et de notre désir de leur continuation. Les deux menaces qui hantent Self et Volodine, indistinction et émiettement, désignent aussi et surtout deux postures de lecture cyclique inadéquates, qui se trouvent conjurées par ces constants appels à une attention à la fois scrupuleuse et souple. Self et Volodine bataillent finalement avec, plutôt que contre, un usage de la transfictionnalité comme support d’illusion mimétique, qu’illustre une tradition des XIXe et XXe siècles incluant les grandes constructions réalistes et les différentes formes d’ensembles narratifs populaires, et à laquelle ils opposent une autre forme de toute-puissance de la fiction. Ils ouvrent des gouffres rageurs là où elle dissimulait soigneusement ses échafaudages, et ils montrent que ça tient. Mais ça tient sans doute précisément sur ces fondations, rasées en apparence mais seulement en surface, sur une compétence de lecture acquise : les cycles « postmodernes » de Self et Volodine ne seraient pas aussi « recevables », aussi lisibles, sans cette solidité-là, celle de la lecture transfictionnelle. Le cycle objet du cycle 197 BIBLIOGRAPHIE ARANDA, Daniel (1997), « Le retour des personnages dans les ensembles romanesques ». Thèse de doctorat, Paris, Université Paris IIISorbonne Nouvelle. BESSON, Anne (2004), D’Asimov à Tolkien – cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS Éditions. DURAS, Marguerite (1979), Le navire night, Paris, Mercure de France. KRIPKE, Saul (1980), Naming and Necessity, Cambridge, Harvard University Press. LEWIS, David (1973), Contrefactuals, Oxford, Blackwell. SAINT-GELAIS, Richard (2002), « La fiction à travers l’intertexte. Pour une théorie de la transfictionnalité », dans Alexandre GEFEN et René AUDET (dir.), Frontières de la fiction, Québec/Bordeaux, Éditions Nota bene/Presses universitaires de Bordeaux, p. 43-75. (Coll. « Fabula ».) SELF, Will (1991), Theory of Insanity, Together with Five Supporting Propositions, Londres, Bloomsbury. [nouvelles] SELF, Will (1993a), Cock and Bull, Londres, Bloomsbury. [deux novelettes] SELF, Will (1993b), My Idea of Fun, a Cautionary Tale, Londres, Bloomsbury. [roman] SELF, Will (1994), Grey Area and Other Stories, Londres, Bloomsbury. [nouvelles] SELF, Will (1995), Junk Mail, Londres, Bloomsbury. [recueil d’articles et d’essais] SELF, Will (1996a), Vice-versa, traduction de Marie-Claire Pasquier, Paris, L’Olivier. [deux novelettes] SELF, Will (1996b), The Sweet Smell of Psychosis, Londres, Bloomsbury. [novella] SELF, Will (1997a), Mon idée du plaisir, un conte moral, traduction de Francis Kerline, Paris, L’Olivier. 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(Coll. « Des heures durant ».) VOLODINE, Antoine (2004), Bardo or not Bardo, Paris, Seuil. (Coll. « Fiction & cie ».) HUGO VERNIER OU L’ART DE REVENIR. ÉTUDE D’UN CAS DE TRANSFICTIONNALITÉ OULIPIENNE Isabelle Doucet Université Laval Bien que sa postérité n’ait rien de comparable avec le destin critique de la Vie mode d’emploi, il semble qu’on ait qualifié de toutes sortes de façons « Le voyage d’hiver », l’un des derniers textes parus du vivant de Georges Perec : c’est une invitation à l’écriture (dixit Claudette OriolBoyer – 1985), c’est une « plaisanterie saugrenue », quelque chose qui ressemble à la « pirouette d’un Eco français » (selon David Bellos – 1993 : 681), c’est une « variation borgésienne sur la réversibilité du temps » (au dire de Bernard Magné – 1997 : 9). Mais si le « Voyage d’hiver » mérite une place particulière parmi les écrits de Perec, c’est probablement parce qu’il est le seul qui ait suscité un effort de continuation apparemment cohérent et contraignant de la part de ses compères oulipiens (si l’on excepte le lipogramme What a Man ! (1996)1). Cohérent et contraignant, dans quel sens et 1. La pratique d’écriture dont relèvent ces textes s’apparente davantage à la traduction ou à la réécriture qu’à la transfictionnalité. Dans tous les cas, le tissu fictionnel du texte de Perec demeure inchangé, de sorte que toutes les nouvelles racontent grosso modo la même histoire. Seule la contrainte d’écriture originale a été modifiée. What a man ! est un monovocalisme (un lipogramme dont sont bannies toutes les voyelles sauf une, le « a » en l’occurrence), que ses continuateurs ont simplement repris en changeant de voyelle : Caumon a écrit un monovocalisme en « e », Jouet un texte en « o ». Roubaud quant à lui s’est donné pour projet de traduire la nouvelle en d’autres mots tout en conservant la contrainte de 200 La fiction, suites et variations jusqu’à quel point ? Ce sont les interrogations qui ont présidé à cet arpentage du réseau de continuations transfictionnelles que constitue le « corpus hugovernien ». Mais avant toute chose, il est d’abord utile de tracer sommairement l’itinéraire de la figure d’Hugo Vernier dans les textes. « Le voyage d’hiver » de Perec (1979) est le récit d’une obsession : celle d’un professeur de littérature française, Vincent Degraël, qui consacre sa vie entière à retrouver la trace d’une plaquette de poésies extrêmement rare intitulée Le voyage d’hiver, ainsi qu’à reconstituer la figure de son auteur, Hugo Vernier, un illustre inconnu. La plaquette semble, à première vue, ne constituer qu’une curieuse anthologie de vers français de la fin du XIXe siècle. La date de parution du volume, 1864, convainc cependant Degraël que, si Le voyage d’hiver est bel et bien une compilation, il s’agit véritablement d’une « anthologie prémonitoire », citant les « vers de Mallarmé deux ans d’avance », ceux de Verlaine « dix ans avant ses “Ariettes oubliées” », reproduisant « du Gustave Kahn près d’un quart de siècle avant lui ! » (Perec, 1997 : 24). Il s’agit d’une découverte colossale, convenonsen : Cela voudrait dire que Lautréamont, Germain Nouveau, Rimbaud, Corbière et pas mal d’autres n’étaient que les copistes d’un poète génial et méconnu qui, dans une œuvre unique, avait su rassembler la substance même dont allaient se nourrir après lui trois ou quatre générations d’auteurs (1997 : 24). Faute de pouvoir des preuves solides et tangibles de l’existence de Vernier et, par conséquent, ne pouvant révéler le fruit de trente ans de recherches, Degraël meurt fou à l’hôpital psychiatrique de Verrières. Le récit de Perec a donné lieu, à ce jour, à 10 continuations d’auteurs différents : Jacques Roubaud (1997) est l’auteur du « Voyage d’hier », le premier texte de cette série Perec. L’« Hammage à Parac » de Laclos n’est pas une nouvelle mais un mot croisé « monovocalistique » en « a ». Hugo Vernier ou l’art de revenir 201 de continuations, qui raconte les péripéties de Denis Borrade, l’ami chez qui Degraël fit sa découverte. Installé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, Denis a pris sa retraite après plusieurs années d’enseignement au sein d’une prestigieuse université. Son fils, Dennis, semble suivre ses traces. C’est après avoir lu le manuscrit d’un roman inédit de son père, dont la trame s’inspire librement de son expérience de résistant persécuté par les nazis, que Dennis entreprend un périple qui le mènera à découvrir l’influence qu’a exercé le Voyage d’hiver sur le destin de sa famille. Hervé Le Tellier (1999) a rédigé le Voyage d’Hitler, qui relate les recherches d’un autre professeur de littérature, Wolfgang Gauger, qui tente de justifier la présence (fictive, faut-il le souligner) du Voyage d’hiver au sein de la « liste Bernhard » des 143 livres proscrits en France sous le IIIe Reich. « Hinterreise » de Jacques Jouet (1999) fait bifurquer la suite narrative, jusque-là entièrement centrée autour de la thématique du plagiat littéraire, sur une piste musicologique. Mikhaïl Gorliouk, qui enseigne la littérature à l’Université de Kaliningrad, soupçonne l’armée rouge d’avoir subtilisé la copie du Voyage d’hiver que conservait Hitler dans son bunker. Ses efforts pour retrouver les traces du livre disparu l’amènent en Allemagne où un chanteur le met au courant de l’existence d’un autre mystérieux recueil anticipatoire, l’œuvre d’un obscur musicien juif polonais, Hugo Peretz (alias « Ugo Wernier »), qui préfigurerait toutes les innovations de la musique allemande depuis Bach. Ian Monk (1999) amène également la série dans une direction inattendue : dans le Voyage d’Hoover, John Scale, un professeur de littérature à Londres, reçoit des documents secrets ayant appartenu à un oncle qui aurait, durant la Guerre froide, travaillé à un projet qui visait à récupérer les œuvres d’art dont se sont emparés les nazis d’abord, puis les communistes, après la Seconde Guerre mondiale. L’une de ces œuvres, signée des énigmatiques initiales W.H., s’intitulait Le conte d’hiver, et aurait été à la source de l’ensemble des pièces et sonnets de Shakespeare. Le Voyage d’Arvers de Jacques Bens (1999) reconstitue, quant à lui, les propos 202 La fiction, suites et variations bibliophiles d’Apollon Dumoulin et de Donatien Bourrassol, qui relatent, au fil de leur conversation, l’histoire du célèbre Sonnet de Félix Arvers, un poème qui, on le devine aisément, est moins original qu’il n’y paraît. Le texte se termine d’ailleurs sur une énigme : Arvers aurait-il pris pour modèle le sonnet d’un petit poète du dimanche, Hugues Auvernier, mort jeune et inconnu, ou celui de sœur Fidèle de la Résurrection, qui devait sa verve poétique à son amour contrarié pour Hugues Auvernier ? Un voyage divergent de Michelle Grangaud (2001) esquisse, pour sa part, l’hypothèse incroyable que les récits mythologiques de l’Antiquité grecque non seulement auraient relaté l’histoire de personnages historiques, mais qu’ils seraient l’œuvre d’un seul auteur, Eugophernies, pseudonyme du devin Tyrésias. Le voyage du ver de François Caradec (2001) relate les pérégrinations d’un ver fouisseur à travers (au sens propre du terme) tous les livres de la bibliothèque d’un châtelain, dont on ne connaît que les initiales : H.M. Il rencontre, à l’intérieur du Voyage d’hiver, une séduisante femelle ver qui l’informe qu’Hugo Vernier est en réalité Vernier Hugo, le frère jumeau de Victor, à qui il faudrait attribuer toutes les poésies hugoliennes. Dans Le voyage du vers, Reine Haugure (2001), en sa qualité de présidente de l’Association des amis d’Hugo Vernier, craint que l’engouement exégétique des spécialistes verniériens n’ait débordé des limites du convenable. Aussi dénonce-t-elle, dans une allocution aussi cynique que vigoureuse présentée au Premier colloque international des études verniériennes, les errements académiques des littéraires en mal de découvertes fracassantes en s’attaquant, entre autres, aux affirmations des Oulipiens. Le voyage des verres de Harry Mathews (2001), l’avant-dernier titre de la série, semble vouloir mettre un point final panoramique aux tribulations des chercheurs verniériens et, ce faisant, la dernière touche à l’énigme du Voyage d’hiver. Accoudé à l’un de ses bars préférés de Key West, Mathews se voit abordé par un inconnu qui affirme s’appeler Perès « Parsifal » Bartlstand III. De bar en bar, de verres de vin en verres de whisky, Parsifal révèle progressivement les dessous de ce Hugo Vernier ou l’art de revenir 203 qu’il convient d’appeler « l’affaire Vernier », qui n’est en fait qu’un coup monté, un véritable monument de fausse érudition, fomenté par Bartlstand lui-même avec l’aide son ami Denis Borrade, pour venger la mémoire de Parsifal Bartlstand I, à qui Perec aurait « volé » certains détails biographiques pour écrire la Vie mode d’emploi. UNE FIGURE À GÉOMÉTRIE VARIABLE Interrompons, pour le moment, cette démarche purement descriptive. J’aborderai ultérieurement le Voyage d’Ovide de Monk (2002), le onzième et dernier texte de la série, qui mérite un traitement particulier. La lecture des premiers textes suffit pour remarquer que la figure d’Hugo Vernier, qui semble le pilier de cette constellation narrative, s’avère pour le moins paradoxale. De simple nom propre dans le texte de Perec, Hugo Vernier se voit attribuer, au fil des nouvelles, une quantité d’attributs, d’actions et d’écrits qui, tout en complexifiant la figure, génèrent, non pas un personnage aux propriétés logiques stables et reconnaissables, mais bien une quantité de variantes à la fois complémentaires, contradictoires et concurrentes. Les problèmes qui affectent l’identité d’Hugo Vernier s’amorcent dès Le voyage d’hiver. Bellos, dans Perec, une vie dans les mots, parle du « Voyage d’hiver » comme d’un texte sur la négation de soi (1994 : 681). Il est d’ailleurs assez significatif que la nouvelle ne comporte que peu de détails à propos des protagonistes, ou de l’univers fictionnel en général. Le texte se révèle à l’image du Voyage d’hiver fictif, c’est-à-dire comme un concentré d’« influences affichées, [d’]hommages involontaires, [de] copies inconscientes », qui manifestent tout à la fois la « volonté de pastiche », le « goût des citations » et des « coïncidences heureuses » (Perec, 1997 : 22). Tout ce que le lecteur peut apprendre de Vernier, c’est qu’il est né à Vimy, le 3 septembre 1836, et qu’il a écrit des vers géniaux. De même, tout ce que Vincent Degraël peut apprendre de lui provient d’inférences à la validité douteuse ; ce sont les journaux intimes et la correspondance des poètes de la fin du 204 XIXe siècle La fiction, suites et variations qui le persuadent « qu’Hugo Vernier avait, de son temps, connu la célébrité qu’il méritait » (Perec, 1997 : 28). Degraël suppose que des « notes comme “reçu aujourd’hui une lettre d’Hugo”, ou “écrit une longue lettre à Hugo”, “lu V.H. toute la nuit” ou encore le célèbre “Hugo, seulement Hugo” de Valentin Havercamp, ne se [rapportaient] absolument pas à “Victor” Hugo mais à ce poète maudit dont l’œuvre brève avait apparemment incendié tous ceux qui l’avaient eu en main » (Perec, 1997 : 28). Et encore, ces découvertes ne sont peut-être que le fruit des extrapolations délirantes d’un chercheur monomaniaque. Rien ne prouve formellement que de telles notes puissent avoir eu quelqu’un d’autre que Victor Hugo pour référent. Notons aussi que, de Degraël, le lecteur n’apprend également que quelques détails biographiques relativement insignifiants : qu’il est professeur de français, qu’il passe la fin des vacances d’été chez son ami Denis Borrade, qu’il est mobilisé en 1939 et qu’il enseigne à Beauvais après son service militaire. Aussi bien dire que Degraël n’est qu’une personnification de l’obsession et qu’Hugo Vernier n’est qu’un fantôme d’écrivain. Il représente, somme toute, le rêve de tout fabulateur : une figure disponible sur laquelle projeter tous les fantasmes littéraires, un canevas qu’il est possible de modeler à l’envi. De poète oublié ayant jadis connu la gloire, Vernier devient, chez Roubaud, un petit écrivain naïf et infortuné qui jamais n’obtint la reconnaissance méritée. Chez Le Tellier, Vernier se voit attribuer des origines juives, puisqu’il serait le fils d’une certaine Sarah Judith Singer. Jouet forge, à partir de la figure de Vernier, le précurseur de Vernier lui-même, son homonyme, le musicien Ugo Wernier. Même histoire chez le Monk du Voyage d’Hoover, qui saborde le personnage d’Hugo Vernier pour le remplacer par un alter ego, W.H., le mystérieux écrivain juif. On peut ajouter dans la catégorie des variations sur une même figure les personnages d’Eugophernies et de Hugues Auvernier, qui ont en commun avec leur modèle le statut de « plagiaire par anticipation ». C’est apparemment le Voyage des verres de Mathews qui donne au lecteur la possibilité de résoudre les inconsistances Hugo Vernier ou l’art de revenir 205 et les contradictions de la figure plurielle d’Hugo Vernier. Mais paradoxalement en la faisant disparaître, en la dépouillant de sa fonction de personnage. Vernier, en fait, n’est plus personne, ou plutôt il devient une fiction portée à son comble : le personnage de fiction narrative devient le simulacre d’un personnage. Mais il y a plus : la figure extrêmement labile et malléable d’Hugo Vernier encourage l’élan d’érudition. Une érudition véritable dans le cas de Le Tellier, par exemple, qui insère le récit des aventures militaires de Denis Borrade à l’intérieur d’une intrigue à laquelle le lecteur peut prêter crédit puisque son arrière-fond historico-littéraire est validé au moyen de références scientifiques qui font autorité 2. Ce patient travail de recherche ne réussit pas à gommer la nature néanmoins factice de certains savoirs, comme dans Winter Journeys (Oulipo, 2001 : 55), recueil des traductions anglaises du « corpus hugovernien », où l’auteur prend soin d’attribuer la dernière page de la liste Bernhard qui s’y trouve reproduite à un fonds d’archives nommé « Gauger collection ». EXPLORER L’UNIVERS DE LA CONTRAINTE Le couple contrainte-fausse érudition, alliance dont plusieurs écrits de Perec sont le fruit, marque indéniablement le corpus hugovernien de la griffe de son inspirateur. Mais la reprise concertée d’un procédé notoirement perecquien, s’il constitue pour les Oulipiens une occasion de rendre hommage à l’une de leurs figures les plus chères, ne doit pas laisser ignorer ses effets proprement fictionnels ou, pour mieux dire, transfictionnels. Si la contrainte se présente comme un espace d’écriture à explorer, dans le corpus hugovernien, cette assertion perd une part de son sens métaphorique dans la mesure où la principale contrainte sur laquelle repose 2. Le Tellier va, entre autres, jusqu’à citer, en note de bas de page, un véritable ouvrage d’histoire littéraire : L’édition française sous l’occupation de Pascal Fouché (Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’Université de Paris 7, coll. « L’édition contemporaine », 1987), volume dont on peut croire qu’il ait tiré maints détails sur l’histoire de la censure littéraire sous le IIIe Reich. 206 La fiction, suites et variations l’édifice n’est pas formelle mais narrative – tous les textes, sans exception, adoptent grosso modo le même programme narratif : un individu X (en général, un chercheur universitaire) découvre un texte Y, dont l’auteur Z est un illustre inconnu. À partir de ce récit de base se créent des univers fictionnels qui s’ordonnent en couches successives et concentriques, un peu à la manière des pelures d’un oignon. Le texte de Perec comprend, par exemple, deux récits qui établissent autant de strates fictionnelles distinctes bien qu’interdépendantes : celle dans laquelle il est question de la vie et de l’œuvre d’Hugo Vernier et celle dans laquelle évolue le premier « chercheur verniérien », Vincent Degraël (les autres nouvelles créent chacune de nouveaux chercheurs verniériens parmi lesquels on peut compter les Borrade, père et fils, Wolfgang Gauger, Mikhaïl Gorliouk, John Scale, Apollon Dumoulin et Donatien Bourrassol, Reine Haugure…). À partir du deuxième texte de la suite, « Le voyage d’hier » de Roubaud, un troisième niveau de fiction s’établit, qui est strictement autoréférentiel dans la mesure où il intègre l’univers de l’écriture à la fiction, ce qui permet, entre autres, aux auteurs de se présenter eux-mêmes comme des spécialistes de l’œuvre de Vernier et de commenter à l’envi les affirmations ou propositions de leurs collègues oulipiens3. On pourrait même aller jusqu’à dire que cette nouvelle strate fictionnelle est susceptible de remettre en question le statut ontologique des textes que le lecteur tient entre ses mains. Tout se passe comme si chaque sphère fictionnelle agissait à la manière d’une cellule macrophage en digérant et en transformant la sphère qu’elle englobe. Ces dynamiques d’englobement et de transformation dirigent également les rapports qu’entretiennent entre elles les nouvelles du corpus. Cela peut se faire de deux manières. La plupart des nouvelles tentent, premièrement, d’insérer dans leur univers 3. C’est ce niveau autoréférentiel qui permet à Roubaud de faire le récit de sa rencontre avec Dennis Borrade Jr., par exemple, ou qui rend possible l’annonce de la sortie prochaine d’une édition critique du Voyage d’hiver de Vernier, élaborée conjointement avec le fils Borrade (Roubaud, 1997 : 74). Hugo Vernier ou l’art de revenir 207 fictionnel les textes qui les précèdent, parfois même en en changeant le statut générique. Lorsque Dennis Borrade Jr. se met à lire « Le voyage d’hiver » de Perec, il reconnaît tout ce qu’il y voit : le nom de son propre père, « la “propriété dans les environs du Havre”, la “villa” dont parlait la nouvelle, sans aucun doute […] celle qui avait appartenu autrefois à sa famille ». Cette découverte le convainc que « l’histoire qui était racontée n’était pas du tout une fiction, contrairement à ce que le ton de la nouvelle laissait croire » (Roubaud, 1997 : 36). Il s’agit d’ailleurs d’un genre de révélation assez fréquent chez les chercheurs « verniériens » : c’est en retrouvant la trace du Voyage d’hiver de Vernier dans sa version de la « liste Bernhard » que Wolfgang Gauger se persuade « en un instant de l’authenticité de la “nouvelle” de Perec » (Le Tellier, 1999 : 10). Il apparaît assez significatif que, dans le texte de Le Tellier, le mot nouvelle soit précautionneusement placé entre guillemets. Le Mikhaïl Gorliouk de « Hinterreise », en revanche, ne doute pas un seul instant de la véracité des faits que relatent les trois opuscules oulipiens qu’il vient de parcourir (qui sont, on le devine aisément, les récits de Perec, de Roubaud et de Le Tellier). Chez Jouet, le mot nouvelle, même mis entre guillemets, ne convient plus du tout : et pour cause, car Gorliouk, qui semble considérer ces documents comme des études historiques, cherche immédiatement à rejoindre cette « façon de communauté intellectuelle, celle des Vernier, des Borrade, des Degraël et autres Gauger » (Jouet, 1999 : 6). Bien entendu, le lecteur ne saurait être vraiment dupe du changement de statut ontologique des nouvelles du « corpus hugovernien » parce que ces récits ne comportent pas la fonction mimétique ou hyperréaliste des célèbres textes de fausse érudition d’un Jorge Luis Borges, par exemple. Il ne s’agit pas ici d’un trompe-l’œil littéraire mais bien plutôt d’une plaisanterie pince-sans-rire, dont le lecteur se fait délibérément complice. C’est, en fin de compte, de toute la problématique de la fausse érudition « à la sauce Perec » dont il est ici question ; effectivement, 208 La fiction, suites et variations l’important [aux yeux de Perec] n’est pas le surcroît de vérité ou de vraisemblance que sont supposés apporter de tels éléments d’érudition, mais leur aptitude à mettre en marche le processus de l’imagination. […]. Chez Perec, ce nouvel usage de l’érudition s’articule très étroitement à un autre trait distinctif de son écriture, à savoir l’usage de la contrainte. En fait, la couple contrainte-érudition apparaît comme à peu près indissociable. Il faut se souvenir ici de la notion oulipienne d’univers lié à une contrainte. On peut dire en effet que chaque contrainte de langage définit un univers spécifique : celui-ci repose sur le recensement exhaustif du lexique permettant d’écrire un texte qui obéit à cette contrainte. La nécessité de ce recensement met l’écrivain sur la voie d’une véritable exploration du langage, à la recherche de ses ressources les plus cachées (Benabou, 1990 : 46). Suivant cette logique, le recadrage rétrospectif des fictions hugoverniennes permet, entre autres, au corpus ainsi qu’à l’univers fictionnel qui le chapeaute de s’auto-alimenter et de s’autodétruire tout à la fois, comme si le recadrage avait pour fonction de faciliter l’exploration des limites de l’univers fictif né de la contrainte narrative. Le voyage des vers de Haugure s’avère l’exemple parfait de ce phénomène. Le récit cherche à rectifier l’information fictionnelle des nouvelles précédentes, de façon à la rendre caduque, ou du moins suspecte. Le lecteur pourra apprendre, entre autres, que la totalité des renseignements rapportés par Perec et Roubaud correspondraient à la réalité à propos de l’œuvre et de la vie d’Hugo Vernier et que c’est sur ces données que toute contribution aux études verniériennes devrait s’appuyer 4. Il 4. Haugure écrit : « […] la quasi-totalité des renseignements fournis par GP et JR correspondent à la réalité. Ce sont sur ces données que toute contribution ultérieure devrait s’appuyer » (2001 : 7). Bien entendu, la « réalité » dont elle parle se limite aux faits relatés à l’intérieur des fictions. Il s’agit vraisemblablement de la seule réalité à laquelle Haugure a accès puisqu’elle est elle-même un être de fiction (les spéculations sur l’identité de l’auteur qui se cache derrière ce pseudonyme vont bon train Hugo Vernier ou l’art de revenir 209 apprend également, toujours dans le texte de Haugure, que la référence schubertienne qu’évoque Jouet dans le Hinterreise n’est que le fruit d’une pure coïncidence et que, par conséquent, les contributions de Jouet et de Gorliouk méritent une place tout à fait secondaire dans le champ des études verniériennes. Haugure rejette également les affirmations de Caradec à propos des hypothétiques « jumeaux Hugo ». Mais si Haugure fait référence à chacun des véritables textes de la « constellation Vernier », elle évoque également ce que l’on pourrait appeler des « textes fantômes », dont le lecteur ne soupçonne même pas l’existence et qui, apparemment, feraient également partie du corpus verniérien. Ainsi, tout en fermant certaines avenues fictionnelles, Haugure révèle d’autres possibles. En effet, qui sait si la « constellation Vernier » ne s’adjoindra pas un jour un « Voyage d’avers », un « Voyage du vert », un « Voyage du verbe », un « Voyage d’Auvers » d’un « Voyage du vair » (dans lequel Vernier plagie les contes de Perreault) ou d’un « Voyage pervers » (où Vernier plagie Sacher Masoch et le marquis de Sade) (Haugure, 2001 : 6). Le voyage du vers n’est toutefois pas le seul texte du « corpus hugovernien » qui prétend mettre fin à la suite des nouvelles pour mieux la relancer. Ainsi ne se surprend-on pas que Marie, l’épouse de Harry Mathews (dans la vie comme dans la fiction), apprenne à son oulipien de mari qu’on a retrouvé un « Voyage d’hiver » en Égypte, qui entretiendrait de curieuses ressemblances avec l’œuvre de Raymond Roussel. Ces dispositifs réflexifs, qui visent à alimenter le corpus en créant des textes qui semblent émaner directement du monde fictionnel qu’il dépeint ou encore en truffant la fiction de « textes fantômes », se comparent aisément avec certaines stratégies autoréférentielles qu’utilise un Antoine Volodine, par exemple. Le post-exotisme en dix chez les fans de l’Oulipo – on mentionne souvent le nom de Roubaud –, mais à l’heure actuelle aucune hypothèse n’a été confirmée). Il faut en outre remarquer qu’elle prend soin d’écrire cette phrase en caractères gras, ce qui montre bien l’importance que recèle cette affirmation puisque cette prescription vise, si ce n’est à mettre le holà aux ambitions de futurs continuateurs, à tout le moins à influencer leurs récits. 210 La fiction, suites et variations leçons, leçon onze, entre autres, possède une annexe intitulée « Du même auteur, dans la même collection » qui énumère plus d’une centaine de titres, certains qui existent déjà dans le corpus volodinien, d’autres qui pourraient vraisemblablement s’y trouver un jour. Cette liste pourrait, de ce fait, figurer comme le programme littéraire du post-exotisme. Mais il y a plus, cette incessante remise en question de l’univers de la fiction a pour effet d’en repousser les seuils, comme si chaque nouvelle était le résultat d’une hypertrophie du monde fictionnel initial. Comme s’il fallait, à chaque texte, non pas se contenter de reprendre le fil d’une histoire déjà connue mais tester les limites de la contrainte fondatrice, jusqu’à ce que l’édifice échafaudé menace de s’écrouler. S’écrouler par excès de répétition ; en ce sens, il paraît tout à fait plausible qu’un lecteur puisse se lasser des péripéties du Voyage d’hiver et de son auteur tellement leurs histoires, ainsi que celles des chercheurs qui les poursuivent de leur ferveur exégétique, s’avèrent prévisibles du simple point de vue événementiel. La répétition, si elle peut être interprétée comme une plus-value de sens dans certains contextes de lecture (pensons seulement aux séries paralittéraires), peut, dans d’autres cas, devenir un obstacle à la signification. S’écrouler également par excès de transformation : à force de rectifier les faits et de les manipuler, à force de prêter à Hugo Vernier et à son livre des attributs concurrents ou même incompatibles, ces données fictives finissent par perdre leur fonction de piliers pour ne devenir que des schémas préétablis. Cela contribue à mettre au jour le véritable pivot de cette suite, c’est-à-dire la contrainte narrative. En découvrant cela, on en arrive à se demander si le fil transfictionnel qui lie le corpus hugovernien n’est pas, en fin de compte, extrêmement ténu. Un fil que le Voyage d’Ovide n’hésite pas à rompre carrément, puisque son point d’ancrage à l’ensemble, dont je viens de tracer sommairement les contours, ne semble pas transfictionnel mais plutôt intertextuel. Cela montre bien qu’au sein des ensembles transfictionnels, la fiction est loin de constituer le seul point de contact entre les textes, ou, pour Hugo Vernier ou l’art de revenir 211 dire autrement, qu’il n’est pas le seul élément fédérateur dont il faut tenir compte. Ce dernier « Voyage » raconte comment Hugues Lévêque, un jeune professeur d’italien, en retrouvant la trace d’un poème perdu d’Ovide, résout l’énigme jamais élucidée des véritables raisons qui ont poussé l’empereur Auguste à le bannir de Rome. La nouvelle respecte la contrainte narrative qui caractérise le corpus hugovernien (un universitaire fait la découverte d’un obscur document qui remet en question l’histoire littéraire occidentale telle qu’on la connaît) ainsi que sa contrainte lipogrammatique (le jeu sur les initiales H.V. : le traducteur du poème d’Ovide s’appelle Ugo Vermenegati, une figure aussi énigmatique que peut l’être celle d’Hugo Vernier). Contrairement aux textes de Bens et de Grangaud, qui font faussement figure d’électrons libres dans la « constellation Vernier » dans la mesure où ils révèlent explicitement leur alliance au corpus5, ce second texte de Monk ne fait aucune référence manifeste aux nouvelles qui le précèdent6. On peut penser que, parce que la nouvelle a été publiée chez Le Verger et non pas dans la Bibliothèque oulipienne comme les précédentes, elle peut revendiquer plus aisément son indépendance fictionnelle7. 5. De toute évidence, l’Apollon Dumoulin du Voyage d’Arvers est tout à fait au courant des recherches verniériennes en cours, aussi cite-t-il à l’intention de son comparse Bourrassol « une remarque de Jacques Jouet à propos d’un certain Gorliouk, et qui concerne Huÿsmans » (Bens, 1999 : 17). La narratrice d’Un voyage divergent, quant à elle, joint à la lettre qu’elle destine à son cousin Antoine une documentation que le lecteur connaît lui-même assez bien (il s’agit évidemment de l’ensemble des nouvelles qui précèdent Un voyage divergent). Elle insiste même sur le fait que le cousin partage avec « la jeune épouse de Hugo Vernier […] [son] propre nom, Huet » (Grangaud, 2001 : 16). 6. Deux indices pourraient receler les germes de liens fictionnels : la traduction des vers d’Ovide a été découverte dans la bibliothèque de l’Institut italien de Strasbourg parmi les classiques du XIXe siècle ; la fille du Dr Carlier, le fondateur de l’Institut, s’appelle, comme par hasard, Juliette Huet. Cela dit, la narration n’insiste pas sur ces détails ; elle se contente d’établir les faits, sans les commenter, comme si ces parentés fictionnelles avec le corpus hugovernien n’étaient que pures coïncidences. 7. Notons également que ce texte ne fait pas partie du recueil des traductions anglaises du corpus. Sa date de parution (2002) excuse évidemment cette absence, mais la distance fictionnelle qui sépare Le voyage 212 La fiction, suites et variations Un tel phénomène pose la question de la netteté de la frontière entre transfictionnalité et intertextualité, mais également, et avec autant d’acuité, celle du point de contact entre les deux phénomènes. Il se trouve que les théories de la fiction, de même que les théories de l’intertextualité, évoluent indépendamment et, par conséquent, ne fournissent que peu d’outils pour comprendre la manière dont s’opèrent les interactions entre la sphère fictionnelle des textes et leur sphère textuelle. Elles procurent encore moins de moyens pour comprendre à quel point ces interactions jouent un rôle dans la façon dont les textes d’un même ensemble se lient les uns aux autres. Dans tout ensemble fictionnel, et le corpus hugovernien s’avère exemplaire à cet égard, transfictionnalité et intertextualité entretiennent des rapports complexes. Elles s’influencent mutuellement de telle sorte que n’importe quelle allusion ou citation, n’importe quelle forme d’imitation ou de pastiche peut avoir des répercussions sur l’agencement de la « constellation » fictionnelle. Le voyage d’Ovide fait-il partie du corpus hugovernien même si son aspect transfictionnel n’est pas évident ? Doit-on considérer le critère fictionnel comme le seul valable dans l’étude des suites fictionnelles ? Il y a fort à parier que c’est en interrogeant les mécanismes et processus qui président à l’organisation des ensembles textuels que l’on pourra répondre à ces questions. Peut-être serait-il alors opportun de voir la transfictionnalité comme une dynamique organisatrice au sein des ensembles textuels plutôt que de chercher à reconnaître des relations qui seraient toujours déjà présentes au sein des textes. d’Ovide des autres « voyages » oulipiens pourrait également expliquer sa mise à l’écart du corpus verniérien, puisque, justement, ce texte n’a plus rien de « verniérien ». Hugo Vernier ou l’art de revenir 213 LE « CORPUS HUGOVERNIEN » (EN ORDRE DE PARUTION) PEREC, Georges (1997), « Le voyage d’hiver », dans Georges PEREC et Jacques ROUBAUD, Le voyage d’hiver/Le voyage d’hier, Nantes, Le Passeur/Cecofop, p. 17-30. ROUBAUD, Jacques (1997), « Le voyage d’hier », dans Georges PEREC et Jacques ROUBAUD, Le voyage d’hiver/Le voyage d’hier, Nantes, Le Passeur/Cecofop, p. 33-73. LE TELLIER, Hervé (1999), Le voyage d’Hitler, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 105. JOUET, Jacques (1999), Hinterreise et autres histoires retournées, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 108. MONK, Ian, (1999), Le voyage d’Hoover, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 110. BENS, Jacques (1999), Le voyage d’Arvers, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 112. GRANGAUD, Michelle (2001), Un voyage divergent, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 113. CARADEC, François (2001), Le voyage du ver, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 114. HAUGURE, Reine (2001), Le voyage du vers, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 117. MATHEWS, Harry (2001), Le voyage des verres, Paris, La Bibliothèque oulipienne, no 118. MONK, Ian (2002), Le voyage d’Ovide, Strasbourg, Le Verger éditeur. (Coll. « Écrivains en résidence ».) RÉFÉRENCES BELLOS, David (1993), Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Seuil. (Coll. « Biographie ».) BENABOU, Marcel (1990), « Vraie et fausse érudition chez Perec », dans Mireille RIBIÈRE (dir.), Parcours Perec, Lyon, Presses universitaires de Lyon, p. 41-47. MAGNÉ, Bernard (1997), « Voyages divers », dans Georges PEREC et Jacques ROUBAUD, Le voyage d’hiver/Le voyage d’hier, Nantes, Le Passeur/Cecofop, p. 9-13. 214 La fiction, suites et variations ORIOL-BOYER, Claudette (1985), « Le voyage d’hiver. (Lire/Écrire avec Perec) », Les Cahiers Georges Perec, no 1, p. 146-170. OULIPO (2001), Winter Journeys, Londres, Atlas Press. (Coll. « Atlas Anticlassics ».) PEREC, Georges (1996), What a Man ! suivi de « Belle espèce de mec ! » de Patrice CAUMON, « Oh l’ostrogoth ! » de Jacques JOUET, « Hammage à Parac » de Michel LACLOS et « What a Map ! » de Jacques ROUBAUD, Paris, Le Castor astral. « LA CITÉ » DE MARC-ANTOINE MATHIEU. PERMANENCE ET INCONSISTANCE D’UN UNIVERS DE FICTION Mélanie Carrier Université Laval POUR UNE ANALYSE BINOCULAIRE DE L’UNIVERS Comment décrire la Cité, fruit du travail et de l’imagination du bédéiste français Marc-Antoine Mathieu ? C’est, vu de l’extérieur, un monde qui s’incarne dans une série en cinq tomes, un roman graphique et deux concises plaquettes combinant le texte et l’image. Mais la Cité, c’est également, vu de l’intérieur, un secteur de l’univers au caractère urbain, bétonné et habité par une multitude de fonctionnaires, de technocrates et de scientifiques, des hommes, bien sûr. Mais cette description n’est pas si vraie : tout dépend des livres pris en considération. Il semble en effet que les domaines du livresque et du fictionnel, dans cet ensemble bédéistique chapeauté par la Cité, ne soient pas des zones de compréhension étanches. D’où l’importance d’une lecture de cet univers transfictionnel qui superpose et différencie les approches externes et internes, telles que les décrit par Thomas Pavel. Rappelons pour mémoire que le point de vue externe est celui qui est privilégié par le ségrégationnisme métaphysique, c’est-à-dire que la fiction sera jugée à l’aune de l’univers non fictionnel, exerçant ainsi une distorsion sur cet objet de l’imaginaire. A contrario, le point de vue interne évite de comparer les êtres et les propositions de fiction à leurs correspondants non fictionnels […], et 216 La fiction, suites et variations se donne pour tâche de représenter la fiction telle que ses usagers la conçoivent, une fois qu’ils entrent dans le jeu et perdent de vue le domaine non fictif (Pavel, 1988 : 25). Ce qui est patent, à la lecture des récits de la Cité, c’est que les usagers ne peuvent jamais perdre de vue le domaine non fictionnel. Deux raisons principales expliquent ce fait : premièrement, Mathieu crée un monde unique par l’intermédiaire d’une diversité inusitée de pratiques éditoriales, forçant le lecteur à ajuster constamment et consciemment sa conception d’un objet narratif qui change de forme ; deuxièmement, la juxtaposition des récits de la Cité met en relief l’instabilité des propriétés fondamentales de ce monde. Les analystes ont imputé cette tension entre le livresque et le fictionnel à la dimension métabédéistique de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves où les intersections entre la fiction et son incarnation matérielle sont nombreuses1. L’analyse réticulaire de la désormais célèbre série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves et des trois albums satellites que sont le roman graphique Mémoire morte et les deux plaquettes Le cœur des ombres et La mutation aura, nous le croyons, un contrecoup sur notre compréhension générale de l’œuvre. Si nous imputons le sens du travail narratif à l’œuvre dans la série à la nécessité d’une réflexion sur la matérialité bédéistique (Rasemont, 1999 ; Gerbier, 1999), il semble que le travail narratif combiné de la série et des albums satellites développe une glose plus large sur l’imaginaire et sur les mondes fictionnels. En d’autres mots, considérer la transfictionnalité des récits de la Cité, 1. Par exemple, dans l’album intitulé L’origine, le héros Julius Corentin Acquefacques tient dans ses mains une bande dessinée intitulée… L’origine. La première de couverture de la bande dessinée enchâssée dans le récit rappelle celle de la bande dessinée enchâssante (Mathieu, 1991a : p. 32). Étant donné ce type de spécularité narrative couramment proposée par Mathieu, Dany Rasemont avance que « la bande dessinée s’étire et finit par entrer dans notre monde, à moins que ce ne soit notre monde qui y entre. Et c’est bien là tout ce qui subsiste : l’incertitude » (1999 : 57). « La Cité » de Marc-Antoine Mathieu 217 c’est faire s’englober la dimension métabédéistique par celle de métafictionnalité. Parmi toutes les lectures qui permettraient de corroborer ce postulat, trois pistes seront ici explorées : respectivement, la piste physionomique, la piste cartographique et, enfin, la piste ontologique. ENSEMBLE À PHYSIONOMIE VARIABLE Devant les récits de la Cité, le lecteur est tenu de prendre constamment position sur l’identité des parties de l’ensemble étant donné leur physionomie variable. En effet, nous avons affirmé de manière quelque peu péremptoire que les deux plaquettes publiées dans la collection « Patte de mouche » participent de la Cité, alors que les critiques les considèrent comme des singletons, des fictions autonomes. Le principal obstacle à la reconnaissance de leur appartenance transfictionnelle ne serait toutefois pas, à notre avis, imputable à des causes diégétiques mais bien publicationnelles : contrairement à Mémoire morte qui partage avec la série Julius un format similaire (grand album cartonné), un même éditeur (Delcourt) et un même média (la bande dessinée), les « Patte de mouche » sont radicalement différents des albums de la série. Leur couverture est souple ; ils mesurent 10 centimètres de largeur par 15 de hauteur ; ils alternent le texte à gauche et une image non séquencée à droite ; ils font au plus 23 pages chacun ; enfin, ils sont édités à l’Association, soit une maison de l’avant-garde française en bande dessinée. Cette dimension paratextuelle entrave leur raccordement transfictionnel automatique avec l’ensemble. Et pourtant, malgré leur singularité physionomique qui suffit, semble-t-il, à les isoler, ils partagent avec la série et Mémoire morte le même univers fictionnel qu’est la Cité. L’album Mémoire morte se distingue à sa manière de la physionomie de l’ensemble transfictionnel en présentant un cas de pseudo-identité par rapport à la série. Selon René Audet, la pseudo-identité met en présence des éléments menant à la reconnaissance de l’identité transfictionnelle ainsi que des incompatibilités qui minent cette identité (1990 : 94). 218 La fiction, suites et variations Aussi, bien que représentant la même Cité qu’ailleurs dans l’œuvre, Mémoire morte propose une iconographie particulière de la ville. Dans la série et dans les plaquettes, la physionomie urbaine de la Cité incorpore beaucoup de détails : des volets aux fenêtres, une tuyauterie apparente, des grillages ornementaux, des corniches irrégulières, etc. Dans Mémoire morte, les lignes sont épurées, les accessoires sont limités et la symétrie des immeubles n’est brisée que par les panneaux publicitaires. La coprésence dans cet album du même et du différent, en l’occurrence la Cité qui arbore un look ad hoc, ne sera pas reçue comme un exercice de style, mais plutôt comme l’expression d’un questionnement sur la perception des mondes de fiction et dans les mondes de fiction. En effet, si le lecteur peut être dérouté par l’aspect insolite qu’a la Cité dans ce récit, il en va de même pour les personnages qui ont une perception brouillée de leur monde. Leur compréhension est systématiquement voilée dans ce récit par des filtres tels les écrans, les transmetteurs, les cartes géographiques, les panneaux publicitaires, les télescopes, etc. Il y a un effet de miroir entre ces artifices qui tamisent la réalité à l’intérieur de la fiction et ce récit qui propose une vision diffractée du monde fictionnel. Cette thèse n’est pas oiseuse, elle est même explicite dans cet album dont les derniers mots sont : « Sans langage, y a-t-il une réalité ? » (Mathieu, 2000 : 64). Autrement dit, le narrateur de Mémoire morte confirme la piste de lecture selon laquelle l’entendement des objets de fiction est tributaire des langages mis en œuvre pour les construire. Au sortir du récit, on comprendra que la pseudo-identité qui semblait à première vue s’y dessiner est plutôt un cas réfléchi de transfictionnalité. Aux dimensions stylistique et paratextuelle évoquées s’ajoute la question de l’onomastique qui se trouve catalysée par la série, considérée comme le pilier de l’ensemble transfictionnel. Dans les cinq tomes qui forment la série, la Cité est singulièrement incomplète : il s’agit d’une Cité avant la lettre ou, devrait-on dire, d’une Cité avant le « désignateur rigide » car jamais le monde n’y est nommé. Le nom propre serait un désignateur rigide car il aurait la propriété de dési- « La Cité » de Marc-Antoine Mathieu 219 gner le même objet à travers les mondes possibles (Kripke, 1982). Alors comment affirmer que ce monde est la Cité ? Afin de répondre de manière appropriée à cette question, il faudrait, avec Pierre Bayard, reconnaître que « la littérature est en manque de représentation par rapport à l’image » (2002 : 48). En d’autres mots, l’une des spécificités des médias iconiques, c’est de résumer en une image ce que le texte met plusieurs mots, plusieurs lignes à décrire. La Cité, bien qu’elle ne soit jamais nommée, couvre pourtant la grande majorité des cases de la série. Dès lors, la Cité n’est pas qu’un espace que le lecteur imagine derrière chaque événement de la diégèse, mais elle est là, constamment rappelée à nous à même la strate iconique. Aussi, pour contrer l’incertitude, le lecteur aura recours à un « jalon absolu », telle une représentation où la Cité est à la fois nommée et montrée, comme dans l’incipit de La mutation ; il sera ensuite en mesure d’importer cette connaissance dans la série. ENSEMBLE À GÉOGRAPHIE VARIABLE Déjà, à ce stade de notre lecture, résolument externe, la permanence de l’ensemble fictionnel est défiée par l’inconsistance physionomique des albums qui le composent. En concentrant notre regard sur le fonctionnement intrinsèque de la Cité, nous constatons que l’inconsistance de l’univers ne sera pas gommée. La compréhension que le lecteur se fait de la Cité se trouve modulée par les transformations de certaines propriétés de ce monde : parmi celles-ci, notons la corrélation variable qu’il y a entre l’organisation de l’espace et celle des niveaux d’existence. En premier lieu, les deux « Patte de mouche » présentent un même schéma narratif : le récit commence avec la présentation d’une zone élargie de la ville, puis il se resserre spatialement jusqu’à un lieu étroit et sans issue. Ce sera le dernier des sous-sols dans La mutation et l’impasse nommée Le Goulot de l’Oubli dans Le cœur des ombres. Ces récits qui progressent de manière concentrique vers une impasse spatiale aboutissent sur une fin narrative ouverte qui laisse 220 La fiction, suites et variations entrevoir un hors-lieu existentiel : c’est en accédant au dernier sous-sol du ministère des Affaires classées que Monsieur Albert mue et devient immortel ; c’est en plongeant dans Le Goulot de l’Oubli que les Citoyens peuvent littéralement se libérer de leurs ombres. En deuxième lieu, et contrairement aux deux récits précédents, la perspective narrative adoptée dans Mémoire morte tend à embrasser la totalité de l’espace occupé par la Cité, et ce, par le truchement de certains artifices technologiques comme le télescope astronomique. Si bien qu’un cartographe qui l’utilise peut voir si loin dans l’espace que « cela équivaut à voir la Cité telle qu’elle était il y a très longtemps » (Mathieu, 2000 : 26). Ce qui fait que les cartographes deviennent de facto des archéologues… Dans cet album, le narrateur est la Mémoire morte du titre ; ce mégaordinateur possède la faculté d’omniscience, car il perçoit en temps réel tout ce qui se dit et se fait dans la Cité. Mémoire morte est en quelque sorte le Magnum Opus de la Cité, soit le dépositaire de tous les états de choses possibles d’un monde. Ce pouvoir est cependant limité à l’album qui le contient et ne s’étend pas au reste de l’ensemble transfictionnel. Dans ce récit, il y a congruence entre la perception de la totalité de l’espace de la Cité par les scientifiques et la conception de la totalité du potentiel signifiant par la Mémoire morte. En troisième lieu, dans la série Julius, et seulement là, le lecteur est amené à considérer le fait que la Cité n’est qu’un sous-espace de l’univers. Les représentations de la Cité en tant que section de l’univers des mondes possibles interviennent dans chacun des cinq tomes, et ce, on l’imagine, de manière chaque fois différente. Cette stratégie narrative a deux principales conséquences : d’une part, d’univers total, la Cité devient, par son inclusion dans un espace plus vaste, un monde relatif, susceptible de voir sa suprématie ontologique menacée par l’univers qui la subsume ; d’autre part, si les représentations totalisatrices de la Cité se modifient constamment, l’impression qu’a le lecteur d’enfin saisir le fonctionnement du monde fictionnel grâce à cette posture surplombante est aussitôt mise à mal. « La Cité » de Marc-Antoine Mathieu 221 Comparons deux représentations totalisatrices de la Cité, celle du Rien et celle de l’Inframonde. Dans La qu…, Julius est expulsé de l’enceinte de la Cité car il a été choisi, à son insu, pour arpenter le Rien et accomplir une mission (Mathieu, 1991b : 21). Cette qu… le mène depuis le Rien jusqu’au sommet du Phare et, de là, il peut observer une maquette très réaliste de l’Univers, si réaliste, en fait, qu’elle dépeint Julius en train de gravir le Phare (Figure 1). Cette maquette présente la Cité comme un espace compact, fermé, sis en retrait de l’univers. Il est à noter que l’univers y est composé de quatre éléments : la Cité, le Rien, la Gare et le Phare. Cette représentation minimaliste est on ne peut plus distante de celle de l’album La 2, 333e dimension, où Julius est encore une fois, à son corps défendant, expulsé de l’enceinte de la Cité afin d’accomplir une mission. En fait, Julius est littéralement torpillé, tel un missile SCUD, dans l’Inframonde. Ce récit nous présente deux conceptions parallèles de cet espace, soit celle provenant de l’intérieur de la Cité, soutenue par les scientifiques (Figure 2) et celle de l’extérieur de la Cité, focalisée par Julius (Figure 3). Dans le premier cas, on constate que les scientifiques ont une capacité d’entendement limitée, c’est pourquoi ils ne peuvent schématiser leur conception des zones du rêve et de la réalité qu’au moyen de figures géométriques. On imagine qu’ils conçoivent, dans cet album du moins, que la Cité n’est qu’une réalité parmi les autres. Julius, en étant propulsé dans l’Inframonde, est le seul Citoyen en mesure de percevoir ces curieuses réalités parallèles. Le lecteur bédéphile, ou le lecteur tout simplement attentif aux remerciements de la page de garde, saisit la nature des planètes de manière encore plus englobante et juste que Julius, en reconnaissant dans celles-ci La mouche de Lewis Trondheim et La fièvre d’Urbicande de François Schuiten et Benoît Peeters. Comment est-il possible de concilier ces représentations incompatibles de la Cité à partir des perspectives surplombantes présentées dans chaque album de la série Julius ? Afin de répondre de manière appropriée à cette question, il importe de rappeler que chaque voyage extraterritorial de 222 La fiction, suites et variations Julius est motivé par les scientifiques qui cherchent constamment à cerner la nature du monde qu’ils habitent. Chacun des tomes de la série met en relation la compréhension partielle et interne des scientifiques et celle, surplombante et externe, de Julius : ces représentations totalisatrices du monde, au sein même de la fiction, constituent autant de théories autochtones de la fiction. ENSEMBLE À ONTOLOGIE VARIABLE Nous aimerions rentabiliser ici cette notion de théorie autochtone d’un univers de fiction, dont la paternité revient à Richard Saint-Gelais2. On parle de théorie autochtone car, à même la fiction, est déployé un appareil qui permette de saisir les mécanismes de la fiction. Tout d’abord, spécifions que le lecteur de la série Julius, même le plus distrait, aura remarqué à quel point la Cité se fait bande dessinée, en transparence avec son support. Ce procédé a été étudié avec justesse par Laurent Gerbier dans l’article « Les pièges de l’analogie » (1999). Ajoutons que la Cité, c’est aussi une fiction en transparence avec le régime que la lecture lui confère. Il appert que les caractéristiques attribuables à la fiction sont de facto transposées à la Cité : dans ce monde, on ne connaît pas son origine, on ne maîtrise pas sa destinée, on est imputable à sa réalité matérielle et livresque, etc. Par ailleurs, lorsque le lecteur est amené à activer sa conscience de la matérialité du monde fictif qu’il construit par son travail, il effectue une opération intellectuelle. Inversement, lorsque le personnage prend connaissance de sa matérialité propre, il s’agit, pour lui, d’une opération ontologique, d’une conscientisation de sa qualité d’être. Les nombreux chercheurs et scientifiques qui émaillent les récits de la Cité entretiennent une réflexion continue sur la nature de leur monde, réflexion qui n’est, à l’instar des représentations totalisatrices de la Cité, pas cumulative, mais chaque fois 2. Saint-Gelais nous a généreusement initiée à cette notion inédite lors de discussions dans le cadre de la rédaction de notre mémoire de maîtrise (2005). « La Cité » de Marc-Antoine Mathieu 223 recommencée. En effet, plusieurs types de données ne franchissent pas les cadres du récit : par exemple, le scientifique Igor Ouffe présente, dans L’origine, une thèse sur la genèse de son monde (c’est-à-dire le Créateur, ou l’auteur) qui semble oubliée lorsque d’autres chercheurs, dans La 2,333e dimension, s’entretiennent sur la nature bidimensionnelle du monde. De fait, la connaissance que Julius acquiert de son monde, lors d’une mission, n’est jamais exportée dans l’album suivant. C’est en toute logique que Julius, fort de ses voyages extraterritoriaux, n’est jamais tiraillé par des questions existentielles : il se comporte en effet comme un héros de bande dessinée, conscient de son statut. « J’attendais quelques instants et me demandai une dernière fois : Pourquoi moi ? Et tandis que je pensais que les véritables héros ne choisissent jamais de l’être, je forçai de toutes mes forces le système d’ouverture du sas » (Mathieu, 1991b : 45). DE L’IMPOSSIBLE MÉMOIRE TRANSFICTIONNELLE De la Cité, il n’existe pas de mémoire transfictionnelle. Les personnages tout comme les lecteurs en sont privés. Malgré le fort effet de réticulation dans l’œuvre de Mathieu, qui est institué par l’axe tuteur qu’est la Cité, le fort effet d’hétérogénéité engendré par la variabilité des conditions d’existence des Citoyens et par la labilité des conditions de perception du monde par les lecteurs prive d’une mémoire d’ensemble, qui ferait s’estomper les différences au profit d’une unité fictionnelle. Et ce manque est gage de liberté. En creux, tout ce dont il aura été question ici, c’est de l’importance des réglages de lecture face à cet objet composite. Paradoxalement, la multiplicité des représentations totalisatrices d’un univers fictionnel cautionnent l’impossibilité d’une totalisation, d’une complétude de la fiction. Où serait-ce la représentation des univers fictionnels qui est foncièrement incomplète ? Cette double incomplétude, de l’objet et de sa représentation, préserverait les fruits de l’imaginaire d’une quelconque finitude. Fort de cette seule certitude, Mathieu se frotte les mains, aiguise ses 224 La fiction, suites et variations crayons et, tel un architecte un peu fou, il retourne à sa table à dessin pour voir de quelle manière il pourrait, encore une fois, rebâtir la Cité pour y perdre ses lecteurs dans d’inédits dédales narratifs. « La Cité » de Marc-Antoine Mathieu 225 BIBLIOGRAPHIE AUDET, René (2000), Des textes à l’œuvre. La lecture du recueil de nouvelles, Québec, Éditions Nota bene. (Coll. « Études ».) BAYARD, Pierre (2002), « Il n’y a pas d’œuvre complète », dans Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, p. 45-57. (Coll. « Paradoxe ».) CARRIER, Mélanie (2005), « “La Cité” de Marc-Antoine Mathieu : lecture d’un artefact fictionnel ». Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval. GERBIER, Laurent (1999), « Les pièges de l’analogie », 9e Art, no 4 (janvier), p. 71-77. KRIPKE, Saul A. (1982), La logique des noms propres, Paris, Minuit. (Coll. « Propositions ».) 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SCHUITEN, François (dessin) et Benoît PEETERS (scénario) (1982), Les cités obscures, t. 2 : La fièvre d’Urbicande, Paris/Bruxelles, Casterman. TRONDHEIM, Lewis (1995), La mouche, Paris, Le Seuil. FIGURE 1 La Cité au cœur du Rien (Mathieu, 1991b : 43) FIGURE 2 L’univers focalisé par les scientifiques (Mathieu, 2004 : 26) FIGURE 3 L’univers focalisé par Julius (Mathieu, 2004 : 41) LES RETOURS DE SAINT-ALDOR. TRANSFICTIONNALITÉ ET POÉTIQUE CHEZ GAÉTAN SOUCY Nicolas Xanthos Université du Québec à Chicoutimi En l’espace de huit ans, Gaétan Soucy a publié quatre romans : L’immaculée conception1 (1994), L’acquittement 2 (1997), La petite fille qui aimait trop les allumettes3 (1999) et Music-hall ! 4 (2002). À priori, cette œuvre romanesque offre au moins une prise franche et manifeste pour une réflexion transfictionnelle. En effet, quand bien même ils ne sont pas des personnages principaux de l’intrigue de L’immaculée conception, Justine Vilbroquais et Rogatien Longd’Ailes sont mentionnés dans le roman5 et reviennent dans Music-hall !. Ce dernier roman fait de plus allusion à des 1. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule mention IC suivie du numéro de la page. 2. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule mention A suivie du numéro de la page. 3. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule mention PF suivie du numéro de la page. 4. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule mention MH suivie du numéro de la page. 5. En fait, le rôle de Rogatien semble être très important – mais non sur le plan diégétique. En effet, on a droit dans le roman à deux lettres que Raymond Costade, entrepreneur de pompes funèbres, envoie à Rogatien, à New York. Dans l’une d’elles, il invite son ami à terminer son roman « pour le 22 décembre » (IC : 300), jour de l’anniversaire de Justine. Or, le roman se finit sur ces lieu et date : « New York, le 22 décembre » (IC : 342) – laissant ainsi supposer que Rogatien n’est rien de moins que le narrateur du roman. Cette remarque prendra plus tard un sens particulier pour nous. 232 La fiction, suites et variations lettres envoyées par Rogatien à Justine dans L’immaculée conception6, ainsi qu’à un graffiti déjà lu là aussi7. Voici donc un cas parfait pour la réflexion sur le phénomène de la transfictionnalité. À nos risques et périls, nous avons toutefois décidé de bouder cette voie d’accès royale à la transfictionnalité chez Soucy et d’opter pour ce qu’il conviendrait d’appeler un chemin de traverse. Trois courtes citations vont nous permettre de donner une première idée de notre objet et de planter le décor. La première consiste en un télégramme qui apparaît dans L’immaculée conception : « Julie Tétreault mourante. Désire voir Sarah pour derniers adieux. Communiquer dispositions à prendre S.V.P. Signé : Sanatorium de SaintAldor » (IC : 268). La deuxième est l’en-tête d’une lettre qu’écrit un personnage de L’acquittement : « Comté de SaintAldor, 23 décembre 1946 » (A : 117). La troisième est une carte professionnelle qu’on remet au narrateur-personnage de La petite fille qui aimait trop les allumettes : « Maître Rosario DUBÉ/avocat, juge de paix et notaire/12, rue Principale, Saint-Aldor » (PF : 52). On l’aura compris : le village de Saint-Aldor revient dans ces trois romans, et c’est lui qui va faire l’objet de nos réflexions, ainsi consacrées à la transfictionnalité des lieux. À cet intérêt, deux raisons principales. D’une part, il s’agit de décentrer la réflexion transfictionnelle. Très souvent en effet, et comme spontanément, elle prend appui sur la notion de personnage, qui semble devenir sa mesure. Bien entendu, cette position centrale tient pour une part essentielle à ce que les pratiques transfictionnelles concernent en priorité le personnage. Mais il ne faut pas non plus négliger ce 6. On y trouve une allusion notamment dans une missive de Costade à Long-d’Ailes : « Quant aux lettres que tu lui as écrites, elle [Justine] m’a dit de te dire qu’elle les avait jetées dans un égout » (IC : 300). Et on lit dans Music-hall ! : « […] Rogatien de se mettre à lui adresser des lettres exaltées et délirantes. […] Justine lisait cela du bout des yeux. Elle en avait d’ailleurs jeté la majeure partie » (MH : 365). 7. « J’appartian à jamè à Justine Vilbroquais » (IC : 15, 124 ; MH : 365, 387). Les retours de Saint-Aldor 233 fait important que, sur le plan conceptuel, le personnage demeure la notion fondamentale qui nous permet l’appréhension et l’intellection des univers fictionnels. Les citations suivantes, où, bien qu’on parle de lieux romanesques, théâtraux, bédéistiques ou filmiques, le personnage demeure la mesure de la fiction, donneront une idée de cette place conceptuelle occupée par la notion de personnage. À propos du roman de Salim Bachi La kahéna, Mustapha Harzoune écrit : « Le personnage principal est une maison ». Parlant d’une pièce de Denise Bonal, Claude Desjardins écrit : « Dans Les pas perdus, le personnage principal est une gare, lieu de passage, de rencontres et de ruptures ». « “Red River Hotel” est une série dont le “personnage” principal est un vieil hôtel situé dans une grande métropole », voit-on aussi. Sur Shining, de Stanley Kubrick, on lit sous la plume de Vincent Ostria : « le personnage principal est un gigantesque hôtel situé dans le Colorado ». Ce sont bien entendu des énoncés métaphoriques qui cherchent à restituer l’idée d’une attention inhabituellement grande accordée aux lieux ; mais le fondement de ces métaphores est précisément l’importance qualitative du personnage – qu’elles ne font que confirmer. Vouloir poser la question de la transfictionnalité des lieux revêt dans ces conditions un intérêt stratégique : il s’agit de savoir si le concept de personnage doit devenir le paradigme de la réflexion transfictionnelle ou s’il faut au contraire opter pour une approche à géométrie variable, soucieuse des spécificités des diverses composantes du discours fictionnel qui peuvent faire les frais d’un déplacement transfictionnel. La deuxième raison qui nous conduit à vouloir interroger la transfictionnalité des lieux chez Soucy est liée à la pratique fictionnelle elle-même. Il s’agira de voir comment l’œuvre romanesque de Soucy intègre la transfictionnalité à sa propre économie, comment elle la rend productive et signifiante au sein de l’imaginaire spécifique qu’elle déploie. On verra comment la pratique transfictionnelle de Soucy s’inscrit dans sa poétique, comment elle se fait l’une des rêveries de cette œuvre sur ses formes et sur son origine. On le voit, 234 La fiction, suites et variations c’est ici suggérer une autre voie pour la réflexion transfictionnelle : saisir un usage particulier de la transfictionnalité, chez un auteur donné. La transfictionnalité, donc, comme pratique susceptible d’être intégrée à une poétique dont elle devient le signe (ou l’un des signes) et qui, tout à la fois, l’explore, la configure en fonction d’enjeux qui lui sont propres, en en proposant par le fait même une image, en la réfléchissant. C’est donc à faire voyager un peu la transfictionnalité qu’on va s’employer dans les pages à venir : d’une part en la sortant de ses lieux conceptuels de prédilection, d’autre part en observant comment les territoires souciens l’annexent pour leurs propres usages imaginaires. Il faut pour commencer dire un mot des différentes apparitions du village de Saint-Aldor – en tâchant, pour ne pas gâcher de futurs plaisirs de lecture, de ne pas trop dévoiler les diverses intrigues romanesques, qui toutes gravitent autour d’énigmes plus ou moins nombreuses et importantes. Dans L’immaculée conception, qui se déroule pour l’essentiel dans un quartier populaire de Montréal, le village est mentionné à trois reprises. Le roman narre entre autres l’histoire d’un employé de banque, Remouald Tremblay, qui a vécu un drame vingt ans avant le début du texte. Ce drame refoulé fait retour, et va conduire à sa mort tragique Remouald, écrasé par la culpabilité quand bien même il n’y était pour rien dans le forfait commis. Juste après le drame, alors qu’il avait 13 ans, Remouald a été envoyé au collège Saint-Aldor-de-laCrucifixion. De ce collège, qu’on retrouvera, on ne sait pour l’instant que ceci : il était situé dans la forêt, à un kilomètre du village (IC : 133-134). Clémentine Clément, une institutrice soupçonneuse qui occupe une place importante dans le roman, a elle aussi vécu à Saint-Aldor, avec sa mère et son fiancé, malheureusement décédé une semaine avant le mariage. Elle a fui le village, après la mort du jeune homme, se contentant d’envoyer de l’argent à sa mère (IC : 149). Elle a dû y revenir quelques années plus tard, à la suite d’une lettre du comptable du village qui lui annonçait que sa mère était malade et perdait la raison (IC : 150-152). À ces deux Les retours de Saint-Aldor 235 occasions, le village n’est à peu près pas décrit : on sait seulement qu’il comprend une boutique de fleuriste, un comptoir postal, un bureau de comptable et un bureau de notaire. La dernière allusion au village a lieu lorsque Remouald, sur ordre du gérant de la banque, doit amener au sanatorium de Saint-Aldor la fille de la nièce de ce dernier y voir sa mère mourante. Remouald s’y rend, avec son père et la fillette, en train. Le voyage dure « un nombre incalculable d’heures » (IC : 275). Il les mène à une gare, d’où ils ont encore un long trajet à faire à pied, en bordure d’une forêt dans laquelle ils vont finir par se perdre. Dans L’acquittement, Saint-Aldor est nettement plus présent, puisque c’est là que se déroule l’intrigue du roman. Organiste à Montréal, Louis Bapaume revient à Saint-Aldor, le 22 décembre 1946, vingt ans après y avoir enseigné comme professeur de musique au collège, pour chercher un acquittement auprès d’une femme dont il a été le professeur privé alors qu’elle était jeune fille. On retrouve un peu la même configuration spatiale que dans L’immaculée conception. Bapaume arrive en train à une gare située à quelque distance du village, distance qu’il va parcourir en traîneau à chiens, le long d’une forêt. Ce chemin qui mène à SaintAldor passe devant le collège de Saint-Aldor, dont on apprend qu’il est maintenant occupé par les frères de l’Instruction chrétienne, et que l’orphelinat qu’il abritait il y a vingt ans n’existe plus. Le chemin continue en contournant le mont Saint-Aldor, puis arrive au village. Dans ce village seront décrits, avec plus ou moins de détails selon les méandres de l’intrigue, le magasin général, la rue principale, l’église, la maison des von Croft (où Bapaume a été professeur de musique) située légèrement à l’écart du village, ainsi qu’une maison verte en face du magasin général, celle de la famille Soucy (A : 50-58). Bapaume bénéficie une fois d’une sorte de vue d’ensemble, alors que les habitants du village, torches à la main, sont rassemblés devant l’église, et le village est alors décrit comme « un caillot de braise au creux des montagnes » (A : 81). 236 La fiction, suites et variations Dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, SaintAldor occupe aussi une place enviable. L’intrigue, qui n’est pas située dans le temps, se déploie à la suite du décès du père de deux adolescents qui, bien que très riches, vivaient dans une vaste demeure à l’abandon. Le narrateurpersonnage, qui est l’un des deux adolescents, quitte pour la première fois le domaine familial pour aller chercher un cercueil au village situé de l’autre côté d’une pinède. Ce village, on l’aura deviné, c’est Saint-Aldor. Seront décrits ici, par un individu qui possède, du fait de son isolement, une vision du monde plutôt excentrique, le magasin général (dont le propriétaire vient de mourir lui aussi), l’église et l’hôtel de ville. À la lecture des trois romans, on ne peut donc manquer d’être frappé par le retour du village de Saint-Aldor. Le réflexe lectural sera-t-il dans ces conditions d’en rester à ce constat d’un simple retour des lieux ? Il nous semble plutôt que, tout différemment, comme mis sur la piste par ces répétitions, le lecteur va les considérer comme l’indice d’une connexion entre les intrigues romanesques : il va donc essayer de tisser des liens entre elles, cherchant leurs points de rencontre. Trouve-t-on dans le Saint-Aldor de L’acquittement des traces de ce qui s’est passé dans L’immaculée conception – ou dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, pourquoi pas ? Ce Saint-Aldor-ci se fait-il l’écho ou la mémoire de ces autres romans ? On se lance alors dans de savants calculs pour déterminer les dates des événements. Il semble ainsi que la mort de Remouald Tremblay dans la forêt près de Saint-Aldor ait lieu en 19288. Or, L’acquittement se déroule en 1946, et Bapaume revient à Saint-Aldor vingt ans 8. Sur la base des inférences suivantes : l’intrigue de Music-hall ! se déroule en 1929 (on l’apprend notamment par une date écrite par Rogatien : avril 1929 – MH : 376). On s’en souvient, Rogatien envoie plusieurs lettres à Justine – après l’avoir revue à la morgue, devant le corps de Vincent, son fils, qu’elle était venue identifier. La dernière missive est expédiée au printemps 1929. Vincent, le fils de Justine, est déjà mort au moment des événements de L’immaculée conception (IC : 299). Ces événements ont lieu au mois de décembre, jusqu’à la fête de l’Immaculée Conception. De là, on suppose qu’ils ont lieu en décembre 1928, et que c’est à cette date que Remouald est allé une dernière fois à Saint-Aldor. Les retours de Saint-Aldor 237 après son premier séjour qui n’a duré que quelques mois ; il était donc à Saint-Aldor en 1926. Visiblement, ici, les dates, hypothétiques, empêchent d’envisager une rencontre entre les personnages, et Remouald n’a pas passé par les lieux où Bapaume aurait pu laisser des traces. Par ailleurs, Bapaume était au collège où Remouald a passé trois années de sa vie, de 1908 à 1911 : a-t-il trouvé des empreintes de Remouald ? Pas un mot là-dessus. Y aurait-il alors un lien entre L’immaculée conception et La petite fille qui aimait trop les allumettes ? Rien – sinon cette petite coïncidence : Clémentine Clément va voir un notaire à Saint-Aldor pour régler les affaires de sa mère, et le narrateur-personnage de La petite fille qui aimait trop les allumettes se fait remettre une carte par un notaire. Aurait-on enfin, ici, un lien tangible, quoique ténu, entre les intrigues ? Que nenni, hélas : le notaire de La petite fille qui aimait trop les allumettes s’appelle Rosario Dubé (PF : 52) et, du notaire de L’immaculée conception, on ne connaît que le titre et l’initiale : « Me B… » (IC : 152). La petite fille qui aimait trop les allumettes et L’acquittement font tous deux référence à deux bâtiments de Saint-Aldor : l’église et le magasin général. Mais là aussi, le lecteur fait chou blanc : rien de fictionnel qui permette de lier l’un et l’autre textes. On éprouve la même déception en quittant la transfictionnalité et en se concentrant sur L’immaculée conception seulement. Remouald adolescent a passé trois ans au collège de Saint-Aldor, après le drame qui a eu lieu vingt ans auparavant ; or, Clémentine a quitté Saint-Aldor dix-huit ans avant le début du roman. C’est donc dire que Remouald et Clémentine se sont trouvés à Saint-Aldor en même temps pendant deux ans. Se sont-ils parlé, croisés, ou même simplement vus ? Là non plus, rien n’est évoqué dans le roman. À la question « Saint-Aldor est-il une mémoire romanesque fictive ? », la réponse est donc clairement non. Il est possible que, déçu par ce silence des lieux, le lecteur fasse son deuil de liens entre les romans, dont SaintAldor se ferait le support. Mais il est également possible qu’il ne puisse se faire à l’idée que ces lieux riment sans raison, et qu’il poursuive son investigation. Cette continuation 238 La fiction, suites et variations exige que l’on quitte le registre diégétique et factuel pour entrer dans des considérations plus axiologiques ou symboliques9. Sitôt qu’on observe les lieux dans cette perspective, un certain nombre de points communs surgissent entre les romans. Tout d’abord, Saint-Aldor n’est pas un lieu où l’on réside : c’est un lieu où l’on va, éventuellement où l’on retourne. C’est le but d’un déplacement, le terme d’un voyage, d’un exil. À Saint-Aldor, on est essentiellement ailleurs : lieu inconnu, territoire oublié, espace où l’on se perd. On notera du reste le nombre d’espaces sociaux, publics, et corrélativement le peu d’espaces privés, de maisons familiales, dans le Saint-Aldor qu’expérimentent Remouald Tremblay, Louis Bapaume ou Alice : orphelinat, magasin général, hôtel de ville, église, comptoir postal, bureau du notaire. Même la maison des von Croft était pour Bapaume non pas un domicile accueillant, mais le lieu d’exercice de son métier. La présence du sanatorium et du collège montre bien aussi que le village et ses environs sont les lieux où l’on met à l’écart, à tous points de vue, certains individus dont le corps social entend se protéger autant qu’il dit vouloir les sauver. De fait, Saint-Aldor n’est pas le lieu d’une intimité, mais celui d’une distance sociale et affective. Du reste, une distance infinie, réelle ou imaginaire, sépare Saint-Aldor du chez-soi des personnages qui y vont : il faut plusieurs heures de train, puis plusieurs heures de marche pour s’y rendre, dans L’immaculée conception ou L’acquittement – ou encore il faut franchir l’infranchissable barrière du domaine, dans La petite fille qui aimait trop les allumettes. Les montagnes qui entourent le village, les étendues de neige et de forêt qui le séparent de la gare, et donc d’un lien direct avec le reste du pays, sont autant de façons de marquer la mise à l’écart de 9. C’est-à-dire, en somme, que l’on considère les lieux comme partie intégrante du chronotope romanesque, tel que Bakhtine le conceptualise dans « Formes du temps et du chronotope dans le roman » (1978 : 235383). Bien que nos réflexions s’appuient sur celles de Bakhtine, précisons que, à la différence du théoricien russe, nous n’envisagerons pas l’espace dans ses liens avec un état de société, mais confinerons nos réflexions au domaine fictionnel pris en lui-même. Les retours de Saint-Aldor 239 Saint-Aldor. Altérité sociale, altérité spatiale, Saint-Aldor est aussi une altérité culturelle, si l’on peut dire : ceux qui y vont ou y retournent découvrent un univers qui leur est étranger, gouverné par des règles partiellement ou totalement inconnues. C’est aussi sous la contrainte que l’on s’y rend : contrainte imposée par autrui (pour Remouald, que son patron expédie autoritairement à Saint-Aldor), par les événements (pour Alice, qui doit trouver un cercueil pour son père décédé) ou que l’on s’impose à soi-même (pour Bapaume). C’est un espace qui ainsi se pense sur le mode dysphorique, et qui parfois aussi se vit sur le mode dysphorique, un lieu désorientant. Saint-Aldor s’inscrit donc dans une économie spatiale d’abord, sémantique ensuite, propre aux romans de Soucy. Économie spatiale, puisque l’espace romanesque se construit en fonction d’une opposition entre la familiarité et l’altérité étrangère10 – et que donc, en tant que tel, Saint-Aldor n’existe pas seul, mais en relation avec (et en fonction) d’autres lieux qui seront ceux de la familiarité (Montréal pour Remouald et Bapaume, le domaine familial pour Alice). Et cette configuration prend plusieurs formes, selon que prédomine la familiarité (L’immaculée conception, surtout à Montréal, un peu à Saint-Aldor), l’altérité (L’acquittement – exclusivement à Saint-Aldor) ou que les deux pôles 10. Comme nous le signalent indirectement Molino et Lafhail-Molino lorsqu’ils évoquent l’organisation de l’espace dans le roman, ce n’est pas là une originalité propre à l’univers soucien : « Sur un plan plus général, les lieux se distribuent entre un monde connu et un monde inconnu, entre le proche et le lointain. Il y a d’un côté la maison, le paysage familier, le terroir et de l’autre les pays éloignés, où l’on voyage, fait la guerre ou part en pèlerinage. Par ailleurs, le lointain conduit naturellement au surnaturel et à l’imaginaire » (2003 : 303-304). Toutefois, d’une part, cette bipartition de l’espace romanesque, poussée à l’extrême chez Soucy, devient un enjeu romanesque ; et d’autre part, ce rapport à l’ailleurs comme lieu de l’étrangeté et de l’exil n’a pas des résonances et des significations semblables dans la littérature du XXe siècle à celles qu’il peut avoir, par exemple, dans la littérature médiévale. À ce chapitre, il faudrait d’ailleurs se demander si cet usage actuel de l’espace ne trouve pas son expression paradigmatique dans Le château de Franz Kafka – que L’acquittement, notamment, rappelle souvent avec insistance. 240 La fiction, suites et variations s’équilibrent (La petite fille qui aimait trop les allumettes, entre le domaine et le village). Bien qu’il se déroule à New York, Music-hall ! s’intègre à cette économie spécifique, dans la mesure où le personnage principal, Xavier Mortanse, estime être un immigré hongrois arrivé il ne sait trop comment dans cette ville étrangère et n’aspirant qu’à retourner chez lui retrouver sa sœur. Économie sémantique, ensuite, puisque ce jeu entre identité et altérité est au principe du déploiement de l’univers de Soucy depuis sa mise en discours sous forme d’énigmes11 jusqu’aux modalités de construction des personnages, aux prises avec une irréductible altérité intérieure12. Nous reviendrons tout à l’heure sur le fonctionnement de la transfictionnalité dans la poétique de Soucy. Pour l’instant, il nous faut faire le bilan de la première partie de notre réflexion. Un constat principal s’impose à la suite de ce déplacement de la question transfictionnelle sur le terrain spatial : les interrogations soulevées par la transfictionnalité locative sont spécifiques à l’usage romanesque de l’espace. La progression de l’argument a été guidée par deux des caractéristiques essentielles de l’espace romanesque. Premièrement, l’espace comme théâtre des opérations, pris donc dans son lien avec l’action : et là, on a cherché, mais en vain, à voir d’éventuels recoupements entre les êtres ou les actions des divers mondes fictionnels. Deuxièmement, l’espace comme lieu de sens, comme marqueur de valorisations, comme support de l’organisation sémantique et axiologique des textes : et là, on a cherché et trouvé des manières communes de faire signifier l’espace dans les trois romans. 11. On sait, à la suite de Butor, Todorov ou Dubois, que le texte énigmatique n’est pas composé d’une histoire mais mêle deux histoires : une histoire première dans laquelle apparaissent les traces chiffrées d’une histoire seconde, autre. 12. Altérité liée à la mémoire : qu’il s’agisse de Remouald, aux prises avec un souvenir douloureux auquel il veut échapper ; de Bapaume, dont le passé mémoriel n’a pas de stabilité et change au gré du présent du personnage ; ou d’Alice, qui ne parvient pas à faire siens des souvenirs qui la concernent pourtant au premier chef et qu’elle considère comme hors d’elle. Les retours de Saint-Aldor 241 C’est donc dire aussi que l’espace romanesque se pense difficilement comme une entité autonome, à la différence du personnage : qu’un personnage fasse un retour transfictionnel, et l’on ne se demandera pas pour autant si tous les personnages et lieux présents ont des liens plus ou moins complexes avec les personnages et lieux des autres récits ; mais que l’espace revienne, et aussitôt l’on éprouve un besoin de lier de vastes pans fictionnels. Tout cela impliquerait, à titre d’hypothèse à explorer, que la transfictionnalité est indissociable d’une poétique – en d’autres mots que cela même qui fait retour (personnage, lieu ou autre) est élaboré et appréhendé en fonction de ses place(s), rôle(s), usage(s) au sein du discours fictionnel et du spectre ordinaire de ses interactions avec les autres composantes du discours fictionnel. Tout cela impliquerait aussi que la transfictionnalité est toujours transfictionnalité de – d’un objet dont les propriétés conditionnent nécessairement et la nature des opérations transfictionnelles et l’analyse. S’imposerait donc la conclusion que le personnage ne peut ni ne doit être la mesure de la transfictionnalité. À cela s’ajoutent naturellement les principes qui guident l’activité lecturale – et l’on remarquera à ce chapitre que la clôture et la cohérence du texte, que la transfictionnalité devait chasser par la porte13, sont revenues par la fenêtre : avec cette nuance qu’il s’agit ici de clôture et de cohérence de l’œuvre romanesque au complet. On ne doutera pas, à la lumière de quelques-uns des propos qui précèdent, que l’œuvre romanesque de Soucy intègre des phénomènes de transfictionnalité. Nous voudrions faire maintenant un pas de plus, et montrer comment la transfictionnalité est partie intégrante de la poétique soucienne : il s’agira donc pour nous de montrer comment la transfictionnalité devient une composante d’un art de faire de la fiction 13. La formule est trop forte, et rend mal justice à l’argument nuancé de Saint-Gelais, qui montre plutôt que la transfictionnalité problématise la question de la clôture du texte (entre autres). 242 La fiction, suites et variations romanesque et comment elle y devient le lieu des réflexions, ou des romans, de l’œuvre sur ses origines et son destin. Ce projet impose un bref détour dans Music-hall !. Au cœur de ce roman (MH : 144-147), on trouve un mimodrame musical intitulé « Le Mandarin rafistolé », que deux personnages vont voir au music-hall, précisément. En voici l’argument. Un jeune Mandarin vit seul avec sa mère veuve, dévouée à la mémoire de son défunt mari dont une statue occupe le centre de la scène. Chaque soir, pourtant, elle s’enferme mystérieusement dans son pagodon. Un matin, trois sorcières arrivent, qui entraînent le Mandarin dans le pagodon. Là, il découvre un tableau représentant sa mère jeune et un mari militaire occidental, avec un bandeau sur l’œil, qui tient dans ses bras un poupon. Les sorcières font comprendre au jeune homme que ce marin est son vrai père. Furieux qu’on attente ainsi à la mémoire de celui qu’il croit être son père et qu’on le traite de bâtard, il veut s’en prendre aux sorcières – mais, trop fortes, elles le mettent en charpie, tous membres épars. La mère éplorée reçoit plus tard un message d’un enchanteur qui lui affirme pouvoir rendre la vie à son fils – moyennant seulement la tête du jeune homme décédé et mutilé. Il ressuscite le Mandarin en le rafistolant, lui greffant un corps de tigre, des pattes de chien, des ailes de pélican et une queue de rat. Scandalisée, la veuve fait écrouer l’enchanteur, masqué, et exige de lui des comptes. Il enlève son masque et se révèle en vérité le marin occidental du tableau, l’authentique géniteur du Mandarin. De surprise, la veuve tombe raide morte. Le mandarin rafistolé, bâtard honteux, finit dans un cachot. Suivant Dällenbach (1977), on peut voir dans cette sombre histoire au moins une mise en abyme du code, ou métatextuelle, et une mise en abyme transcendantale, ou métaphore d’origine14. La mise en abyme du code, ou méta14. Nous disons « au moins », car ce mimodrame est aussi une mise en abyme de l’énoncé (le personnage principal du roman est lui aussi, à sa manière, un être « rafistolé » par un « magicien ») et une mise en abyme de l’énonciation (le narrateur décrit également divers types de réception du mimodrame qui sont autant de rapports à la culture et à la fiction). Les retours de Saint-Aldor 243 textuelle, consiste en ces énoncés réflexifs qui exhibent le récit pris dans sa dimension d’« organisation signifiante » (Dällenbach, 1977 : 123). L’image du Mandarin rafistolé se fait ici le miroir de l’organisation de Music-hall ! au premier chef, mais aussi, ensuite, de l’entier du corpus romanesque soucien. Le rafistolage mime une pratique romanesque qui procède d’un jeu savant avec l’hétérogénéité, avec la discordance, qui se marque sur plusieurs plans. Tout d’abord, et de manière souvent spectaculaire, par l’intermédiaire d’un usage assez débridé de l’intertextualité et de l’hypertextualité15 : le tissu textuel soucien est constitué de greffes multiples, d’emprunts constants à la littérature16, à la philosophie17, à la Bible18. Emprunts intermédiatiques, aussi, puisque les allusions filmiques sont nombreuses et configurantes19. Structurellement, on l’a dit, les romans de Soucy 15. Ces deux termes sont naturellement à prendre dans leur acception genettienne – voir Genette (1982). 16. Quelques exemples, parmi des dizaines et des dizaines d’autres. Pour les relations hypertextuelles, la plus explicite est sans doute Frankenstein par rapport à Music-hall ! ; sur le plan stylistique, les Mémoires du duc de Saint-Simon font office d’hypotexte de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Explicitement ou non, Charles Baudelaire est cité à plusieurs reprises : « Elle songea à un vers qu’elle avait lu dans la revue Le Rubicon des âmes seules : “Tu réclamais le Soir, il descend, le voici” » (IC : 314). 17. Des traces plus ou moins vastes de Spinoza, de Descartes ou encore de Wittgenstein se retrouvent dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, L’acquittement ou Music-hall ! 18. Essentiellement les Évangiles. Du reste, de L’immaculée conception au « Journal pour une résurrection de Vincent » qu’on lit dans Musichall ! (MH : 372-376. Nous soulignons), on ne peut manquer de repérer les bornes d’une vie célèbre… 19. À ce chapitre, Music-hall ! mérite une mention spéciale, lui qui devrait plutôt s’intituler Cinéma ! Le roman se présente en effet pour une part comme un ample hommage à l’époque hollywoodienne mythique du septième art – celle des années 1920 et 1930. Xavier Mortanse, le personnage principal, évoque Charlot tant dans sa description (chapeau rond à rebord étroit, veston croisé à fines rayures, nœud papillon) que dans ses nombreux actes burlesques. Griffith apparaît en personne dans un chapitre entier (MH : 97-106). Cagliari et Marie Piquefort rappellent clairement le docteur Caligari et Mary Pickford. Par moments, la représentation d’action elle-même s’inspire du cinéma, comme dans ce passage où Peggy attend que Xavier veuille bien se décider à lui dire ce qui ne va pas : « Un long 244 La fiction, suites et variations dépendent intimement de la forme de l’énigme, c’est-à-dire de la coprésence de deux histoires, une histoire manifeste et une histoire latente, qui fait progressivement retour et mine la première. Là aussi, donc, hétérogénéité. Hétérogénéité qui se lit encore dans un usage généralisé des figures d’analogie20 – et Paul Ricœur (1975) a bien insisté sur le jeu entre discordance et concordance dans la métaphore. Cette hétérogénéité textuelle renvoie au bout du compte à une représentation de la conscience, de la mémoire et de l’expérience humaines : la conscience n’est pas unitaire, les traces mémorielles de notre passé ont une vie qui nous échappe en même temps qu’elle nous constitue presque malgré nous, notre expérience du monde est faite de moments qui peinent à se réconcilier en un tout. Comme on l’a vu, l’organisation de l’espace romanesque, forçant la coprésence des lieux de la familiarité et des lieux étranges et étrangers, manifeste elle aussi cette hétérogénéité, cette discordance au principe de la poétique de Soucy. Et il en va de même pour la pratique transfictionnelle des lieux qu’on a décrite ici : Saint-Aldor vient toujours d’ailleurs, porte en lui la marque des autres romans, des autres fictions où il apparaît, à l’image des autres jeux intertextuels et hypertextuels. C’est une autre façon d’imposer à un roman un dehors en son sein, de répéter le rafistolage que les fictions souciennes mettent en scène et se veulent être. Mais, dans le même temps, cette pratique transfictionnelle se prête à d’autres investissements de sens, sitôt que l’on regarde le mimodrame comme une mise en abyme transcendantale ou métaphore d’origine21. Ce mimodrame en moment passa comme ça. Peggy assise à ses côtés, fesse contre fesse, les jambes croisées ; Peggy qui lui tourne le dos en contemplant le bout de ses ongles ; Peggy l’épaule appuyée contre un arbre derrière ; Peggy enfin, assise de nouveau, cette fois-ci à l’autre extrémité du banc, et poussant de grands soupirs vers le ciel » (MH : 130). 20. On dénombre ainsi approximativement 491 comparaisons et métaphores dans Music-hall ! et 404 dans L’immaculée conception. Nos remerciements à Sandra Brassard pour ce patient décompte. 21. On se souviendra que Dällenbach voit cette mise en abyme « révéler ce qui transcende […] le texte à l’intérieur de lui-même et […] Les retours de Saint-Aldor 245 effet met en scène une version – frankensteinienne – du rapport entre le créateur et l’œuvre, l’enchanteur étant ici le créateur et le Mandarin rafistolé, l’œuvre. Mais c’est d’une double paternité qu’il est question, puisque l’enchanteur est le père du Mandarin normalement constitué et le créateur du Mandarin rafistolé. Si l’on poursuit le parallèle avec la création littéraire, tout se passe en fait comme si ce mimodrame suggérait l’existence non pas d’une, mais bien de deux œuvres romanesques : une première, intègre, et une seconde, née du rafistolage qu’a nécessité le saccage de la première22. Et c’est bien cette impression qu’impose la lecture du corpus (il faut bien entendre l’étymologie du mot) soucien : les romans seraient autant de versions monstrueuses d’une œuvre première qui aurait éclaté, et dont on retrouve çà et là dans les romans, mêlées à toutes sortes d’autres matériaux textuels, les traces éparses et rafistolées. Des traces qui, surtout, se répètent de roman en roman : Saint-Aldor, des gens brûlés vifs, la figure virginale, l’acte créateur, la mort d’enfants, des configurations familiales identiques, des mémoires en morceaux, les voyeurs. À propos de voyeurisme, du reste, un personnage de L’immaculée conception évoque un épisode du passé de Remouald, où, alors qu’il était enfant, un jeune adulte l’observait en secret par la fenêtre de sa chambre, et pense de cette scène : « C’était une image élémentaire, antérieure à toute mémoire, comme celle de la crucifixion, dont il ne savait plus qui, Pascal peut-être, ou saint Anselme, réfléchir, au principe du récit, ce qui tout à la fois l’origine, le finalise, le fonde, l’unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité » (1977 : 131). 22. Pour fonder encore davantage cette homologie qu’on suggère entre le créateur et sa créature d’une part, et l’écrivain et son œuvre d’autre part, on rappellera ici ce qu’on avait dit dans la première note du présent texte : Rogatien Long-d’Ailes serait le narrateur de L’immaculée conception. Or, dans Music-hall !, il est le créateur de Xavier Mortanse. Le jeune homme devient ainsi, en tant que produit d’un rafistolage créateur, l’image du texte soucien. Comme un texte, du reste, Xavier « était bel et bien signé. […] Rog. L-d’Ailes, avril 1929 » (MH : 376). Notons enfin, dans un esprit baudelairien, que l’étrange patronyme de Rogatien le désigne aussi comme créateur, ou même poète : « Long-d’Ailes » semble en effet faire écho aux « ailes de géant » d’un certain albatros. 246 La fiction, suites et variations disait qu’elle continuait d’être présente à chaque instant de l’univers » (IC : 339). Il y a ainsi, transfictionnelles par nécessité, des images qui continuent à être présentes à chaque instant, ou presque, de l’univers romanesque de Soucy, qui manifestent par le fait même une élémentarité qui serait celle du texte premier saccagé et dont seuls demeurent des rafistolages. En d’autres mots, la transfictionnalité devient l’un des moyens par lesquels l’œuvre romanesque rêve son origine. Nous disons bien « rêve » : il ne s’agit aucunement de suggérer qu’il existe effectivement un texte originaire saccagé puis rafistolé ; tout différemment, cette conception du saccage et du rafistolage est le fantasme des origines que l’œuvre s’invente et que, par toutes sortes de stratégies au nombre desquelles on compte la pratique transfictionnelle dont on a dit un mot, elle énonce inlassablement, en marge des univers qu’elle met en scène, et par eux. Ce fantasme des origines est une conséquence de l’univers romanesque, non sa cause. On voulait ici suggérer l’idée que la transfictionnalité peut aussi se faire figure, voire imaginaire – en tout cas, moyen par lequel le roman énonce (ou se crée) un rapport à l’origine, une mémoire, une généalogie, une pensée de la littérature. De procédé poétique, elle devient signe d’une poïétique ; plus qu’une technique, elle devient un espace où la fiction rêve son invention. Et il ne faut pas croire là à une spécificité de l’œuvre soucienne : par sa configuration propre, toute pratique transfictionnelle est aussi, par principe, pensée de la transfictionnalité, manière de lui donner du sens. Il nous semble que la réflexion théorique a tout à gagner en prêtant également l’oreille à ces fables discrètes que les fictions disent dans et par leurs pratiques transfictionnelles. Les retours de Saint-Aldor 247 BIBLIOGRAPHIE ANONYME, « Red River Hotel, tome 1 : Nat et Lisa (1ère partie) », Glénat BD, [En ligne], [www.bandedessinee.fr/bd/ red_river_hotel_nat_et_lisa_1ere_partie.html], (20 juillet 2005). BAKHTINE, Mikhaïl (1978), « Formes du temps et du chronotope dans le roman », dans Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, p. 235-383. DÄLLENBACH, Lucien (1977), Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil. (Coll. « Poétique ».) DESJARDINS, Claude, [En ligne], [www.linfolet.com/articles/nordinfo/ 010908/art4/index.html], (20 juillet 2005). 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SOUCY, Gaétan (1998), La petite fille qui aimait trop les allumettes, Montréal, Boréal. SOUCY, Gaétan (2002), Music-hall !, Montréal, Boréal. MYTHES, FIGURES, PERSONNAGES PERSONNAGE RÉCURRENT ET TRANSFICTIONNALITÉ Daniel Aranda Université de Nantes En 1887, Cerfberr et Christophe donnent un Répertoire de la Comédie humaine de M. de Balzac. C’est à notre connaissance le premier ouvrage publié qui aborde la question des personnages récurrents dans l’œuvre romanesque d’un auteur. D’autres ouvrages et articles portant sur ce qu’on appelait alors le « retour des personnages » d’Honoré de Balzac s’ensuivront, dans les années 1950 notamment. Aujourd’hui en 2007, et depuis quelques années déjà, Richard Saint-Gelais propose le concept de transfictionnalité pour rendre compte de récits qui partagent des éléments fictionnels. Quel intérêt revêt un tel rapprochement ? Des points de contact existent entre ces deux notions ne serait-ce que parce que le retour des personnages semble relever de la transfictionnalité comprise comme « diverses pratiques ayant en commun de donner à la fiction (personnages, intrigues, univers fictifs) un prolongement au-delà des limites de l’œuvre » (Anonyme, 2005). Plusieurs critères temporels deviennent alors pertinents. Historiquement d’abord, il se pourrait que l’observation des personnages récurrents chez Balzac soit la première manifestation d’une approche critique de type transfictionnel. Gardons-nous cependant d’une perspective évolutionniste qui voudrait que le retour des personnages soit le lointain précurseur de…, ou que la transfictionnalité soit le lointain avatar de… Retenons encore cet écart temporel entre d’une part la tradition critique, tant française 252 La fiction, suites et variations qu’anglo-saxonne, de l’étude du retour des personnages dans la Comédie humaine (elle atteint sa meilleure productivité des années 1930 à 1960) et d’autre part la proposition immédiatement contemporaine de la notion de transfictionnalité. Cette distance chronologique se double enfin d’une opposition aspectuelle. L’étude des personnages récurrents d’un auteur semble avoir épuisé ses manifestations et ses possibilités, du moins avec les présupposés et les méthodes de la période que nous avons circonscrite ; à cette tradition achevée s’oppose en revanche un concept encore à explorer, celui de transfictionnalité, dont nous ignorons quelle sera la fortune critique. Cette relation temporelle justifie le type de comparaison que nous engageons. Nous relèverons les rapports existant entre ce que nous savons de la transfictionnalité (peu encore) et ce que nous pouvons savoir (davantage) du concept de retour de personnages. Cette dissymétrie porte en elle l’objectif de la comparaison : que peut nous apprendre le « retour des personnages » sur la « transfictionnalité » ? * * * Les visées du retour des personnages et de la transfictionnalité comme concepts sont identiques. Dans un cas comme dans l’autre on déduit une unité ou une unicité de contenu à partir d’entités fictionnelles issues d’histoires distinctes. Considérer le retour de personnages dans deux récits, c’est dessiner un espace que partagent des représentations fictives d’individus. La transfictionnalité retient ce même niveau de description. Elle suppose la mise en relation de deux ou plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle : constituent un ensemble transfictionnel, non pas les textes qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes (par exemple celui que je suis en train d’écrire), mais bien les textes où Holmes figure et agit comme personnage (Saint-Gelais, 1999). Personnage récurrent et transfictionnalité 253 Retour des personnages et transfiction se situent à hauteur des représentations que proposent les textes de fiction au lecteur. Mieux encore, transfictionnalité et retour des personnages définissent leur objet en observant un mécanisme similaire de dépassement ou de transgression. La transfictionnalité « part du principe de l’identité des instances fictives à travers des œuvres autonomes » ; ou encore « la clôture de la fiction ne se confond pas avec celle du texte » (Saint-Gelais, 2000). Ces définitions proposées par SaintGelais rejoignent la définition qu’en 1926 Ethel Preston donne du retour des personnages : « Dans la présente étude, on a considéré comme reparaissant tout personnage mentionné dans plus d’un roman » (1926 : 4). Elles ont en effet en commun de manifester une même démarche. Dans les deux cas sont posées des unités closes qui servent de point de référence : les « œuvres autonomes », le « texte », le « roman ». Dans un même mouvement est affirmée l’existence d’éléments qui lient ces unités en les transcendant : les « instances fictives », « la fiction », le « personnage ». Ainsi, la présence multiple d’une représentation fictionnelle dans plusieurs textes (transfiction) ou plusieurs romans (retour des personnages) donne une unité à ces divers textes ou romans ainsi qu’une indépendance relative à cette entité par rapport à ces mêmes textes ou romans. De ce point de vue seule l’envergure des espaces fictionnels considérés distingue retour des personnages et transfiction, l’extension du premier terme étant comprise dans celle du second. Historiquement, le retour des personnages s’en est tenu non seulement aux êtres humains fictifs, comme l’indique la formule générique, mais encore à des personnages relevant de récits élaborés par un seul et même individuauteur : Balzac avant tout, mais aussi François Mauriac1, plus tard Émile Zola2 ou Jules Verne3… On reconnaît dans cette 1. Voir Maucuer (1978). 2. Voir Aranda (2000). 3. Voir Aranda (2002). 254 La fiction, suites et variations restriction de champ une tradition classique d’hypostase de l’auteur considéré comme une essence unique, et dont la production ne saurait être associée à celle d’un autre auteur que par une activité de comparaison (étude des sources…), non de synthétisation. La transfictionnalité en revanche se donne un champ d’investigation plus large. Est dépassée maintenant la limite conceptuelle de l’individu dans ses manifestations du personnage unique ou de l’auteur unique, pour accueillir des identités et des homologies qui portent sur des entités fictionnelles ne se limitant pas à des individus fictifs et dont l’exploitation peut être assurée par plusieurs auteurs. Quel que soit son rapport historique et logique avec ce qu’on a appelé la littérature postmoderne, la transfictionnalité cherche de fait à intégrer dans sa réflexion les productions narratives qui se caractérisent par leur métissage culturel et donc fictionnel. De sorte que si le retour des personnages, procédé jusqu’ici indépendant et historiquement premier, se retrouve comme annexé à la théorie plus vaste de la transfictionnalité, celle-ci n’en tire pas grand profit. Son enjeu principal, le cœur de son projet portent de toute évidence sur les phénomènes de transfiction allographe, moins étudiés, plus complexes que les transfictions autographes. Officiellement, le personnage récurrent est un tout pour les observateurs du retour des personnages, et un élément pour ceux de la transfiction. À l’usage cependant, on observe qu’il représente plus que lui-même, qu’il entre dans une relation métonymique avec son environnement. Ainsi pour le retour des personnages : dans les faits, la réutilisation de protagonistes est indissociable d’autres réemplois et relève d’une pratique narrative massive qu’on peut appeler interdiégétique, mais tout aussi bien transfictionnelle. Tout ce qui dans un récit renvoie à la réalité extralinguistique, factuelle ou imaginaire, est susceptible de réapparaître, et réapparaît dans les faits : les lieux, les objets, les événements, les périodes, tout autant que les personnages. Même les deux nouvelles de Mme de Lafayette, fort peu suspectes de prolixité descriptive, témoignent d’une certaine variété dans les éléments réemployés. De La princesse de Montpensier à Personnage récurrent et transfictionnalité 255 La comtesse de Tende reviennent la ville de Paris (« Il s’en alla à Paris » – 1997a : 386 ; « La Lande, qu’elle avait laissé à Paris » – 1997b : 396) ; les guerres de religion (« on commença d’attaquer les huguenots en la personne d’un de leurs chefs » – 1997a : 386 ; « Elle apprit la fin du siège » – 1997a : 396) ; la reine mère (« Catherine de Médicis » – 1997a : 363 et 1997b : 388) et quelques autres créatures reparaissantes. Pour un romancier, la caractérisation d’un personnage tourne court si l’on ne crée pas l’environnement dans lequel il intervient, ce qui fait qu’il n’est guère possible de faire revenir un personnage sans reprendre aussi une partie de son contexte. Sans l’avoir jamais théorisé ni même indiqué, les observateurs du retour des personnages supposent une transfiction plus large que celle qu’ils ont isolée4. Mais le personnage récurrent ne rentre-t-il pas également dans une relation métonymique si l’on considère le sort qui lui est fait dans les analyses transfictionnelles ? Lorsque l’on ne raisonne pas de manière globale en termes de mondes fictionnels mais qu’on rentre dans les constituants de ces mondes, les personnages récurrents – et tout particulièrement les personnages humains – sont systématiquement réquisitionnés : Sherlock Holmes et le docteur Watson, Hamlet, Napoléon, Faust, Berthe Bovary, Hercule Poirot et quelques autres signalés dans la contribution de Saint-Gelais5. Le tout (ou presque) des composantes transfictionnelles semble reposer sur les seules épaules des personnages récurrents. Il faut en conclure que le personnel reparaissant n’est pas un 4. La métonymie se laisse lire dans cet extrait de l’avant-propos de Bouteron au Dictionnaire biographique des personnages de la Comédie humaine, ouvrage de Lotte : « Grâce à l’érudit docteur Fernand Lotte, nous possédons, dressé aujourd’hui avec toute l’exactitude possible, un état civil complet de ce monde fictif auquel Balzac a donné la vie et le mouvement et dont les personnages subsistent encore, alors que la plus grande partie des modèles sont morts ou oubliés » (1952 : XVIII). 5. Lorsque Saint-Gelais note que « la récurrence des personnages (ou plus généralement des mondes fictifs) peut amener des indéterminations » (2000), il suggère une relation métonymique très proche de celle de Bouteron à la note précédente : le monde transfictionnel est fondamentalement constitué de personnages. 256 La fiction, suites et variations composant interdiégétique comme les autres. Le statut de paradigme transfictionnel qui lui est implicitement accordé repose sur des spécificités qu’on peut rapidement mentionner. La première n’est pas liée au procédé du retour : parce qu’il est une « thématisation “spontanée” de la matière narrative » (Ducrot et Schaeffer, 1995 : 622) du récit, un objet d’identification et d’investissement privilégié pour le lecteur comme pour le romancier, le personnage (reparaissant ou pas) est l’entité fictionnelle prépondérante. La deuxième explication relève de l’histoire littéraire. L’étude du retour des personnages s’est effectuée, nous l’avons vu, dans les romans réalistes de Balzac, et non par exemple dans les nouvelles classiques de Mme de Lafayette. La particularité de Balzac sur ce point est que dans les récits réalistes il n’y a guère que les personnages qui sont factices. La sélection du personnage dans le champ transfictionnel s’explique archéologiquement par cette singularité. La facticité du personnage réaliste dans une trame factuelle a attiré l’attention sur lui et a déclenché l’étude du retour des personnages, non celle des lieux ou des événements. La troisième explication tient de la première et porte sur la malléabilité exceptionnelle du personnage humain eu égard aux autres entités fictionnelles. À la différence des sites, événements ou artefacts, dont l’inertie est très supérieure, le personnage a une faculté d’évolution qui explique son statut d’objet récurrent privilégié. Il peut se mouvoir dans l’espace et surtout évoluer dans le temps, physiquement, psychologiquement, socialement, ou encore ne pas se renouveler et conserver une physionomie psycho-rigide, le tout en gardant une même identité. L’emploi massif du personnage – en tant que représentation fictive d’un être humain notamment – comme élément transfictionnel est donc indiscutable. Les particularités de l’individu ne sont pas d’une nature spécifique eu égard aux autres entités fictionnelles, mais leur potentiel est plus ample, au point qu’un seuil qualitatif supplémentaire est atteint avec lui. Personnage récurrent et transfictionnalité 257 Cette hypothèse se vérifie si l’on considère le personnage récurrent en tant que marqueur transfictionnel6. Tout objet de fiction récurrent assure en effet auprès du lecteur une fonction d’indicateur de transfictionnalité. S’il existe de tels marqueurs en dehors de la fiction, en particulier dans les paratextes, il est également vrai que la présence d’entités fictionnelles communes à deux ou à plusieurs récits permet au lecteur de valider l’hypothèse qu’un même univers est partagé par ces récits. Le personnage récurrent est un de ces marqueurs : il est là pour penser, parler, agir comme les autres, mais cette activité masque la fonction secrète de mise en commun de deux ou de plusieurs histoires qui lui est dévolue. La façon dont les auteurs jouent de cette fonction de marquage donne à l’univers transfictionnel des physionomies diverses. D’abord, la netteté de ce marquage peut varier en fonction des objectifs des auteurs. À priori, ceux-ci ont intérêt à en faciliter la lisibilité auprès du lecteur, mais il peut en être autrement si tel auteur veut faire participer cette fonction simplement technique à son projet romanesque. Les potentialités du personnage apparaissent ici. Balzac, par exemple, fait varier la lisibilité des marqueurs/individus. Parfois, le narrateur qui introduit un personnage dans un roman indique que cette créature est déjà intervenue dans une autre histoire. Parfois, le lecteur est livré à lui-même et doit faire preuve de perspicacité pour constater qu’il s’agit d’un même personnage. Ainsi, Le médecin de campagne propose un comparse nommé Gondrin, ancien pontonnier dans l’armée napoléonienne et survivant du passage de la Berezina7. Ce même Gondrin est évoqué allusivement dans Adieu (« un seul d’entre eux vit encore, ou, pour être exact, souffre dans un village, ignoré ! » – Balzac, 1979, t. X : 988). La difficulté d’identification qu’entraîne l’absence de désignateur rigide, la faible efficience du marquage transfictionnel que produit 6. Cette expression est une adaptation des « marqueurs de fictionnalité » proposés par Cohn (2001 : 167-200). 7. Voir Balzac (1978, t. IX : 454-456). 258 La fiction, suites et variations cette difficulté, matérialisent l’oubli dans lequel est tombé le personnage et contribuent au thème très balzacien du héros anonyme ou oublié. De plus, lorsque l’univers transfictionnel résulte de prestations d’un même personnage élaborées par des auteurs distincts, la fonction de marqueur de ce personnage échappe aux auteurs pris individuellement. En rédigeant son Robinson Crusoé, Daniel Defoe ne se préoccupe pas de savoir si son héros sera repris par d’autres écrivains. Mais dès lors que Michel Tournier publie Vendredi ou les limbes du Pacifique, le Robinson de Defoë est immédiatement affecté d’une fonction de marqueur transfictionnel pour un lecteur qui découvre le roman de Defoë après avoir lu celui de Tournier. L’auteur premier est désarmé parce que sa création est devenue la composante d’un ensemble transfictionnel « multiauteurs », et que la fonction de marqueur transfictionnel est affectée automatiquement à tout objet de fiction dont le lecteur identifie les deuxième, troisième, etc., apparitions. Ensuite, le marquage de transfictionnalité s’accompagne d’un dimensionnement de l’univers transfictionnel ainsi créé. Le personnage récurrent fonctionne comme un sélecteur d’échelle spatio-temporelle. Les espaces et les temps n’ont pas d’identité fixe. Étant des unités continues, ils ne peuvent être circonscrits que relativement à telle échelle arbitrairement choisie. Il y a toujours univers partagé entre les diégèses de deux récits pour peu que l’on trouve une échelle de comparaison qui serve de dénominateur commun. L’espace-temps des Travailleurs de la mer est le même que celui des Misérables puisque Victor Hugo situe l’action de ces romans en Europe au XIXe siècle. Le retour de l’espace et du temps se disqualifie parce qu’il peut être induit de n’importe quelle comparaison d’histoires. Il n’est significatif que sur un plan local, c’est-à-dire essentiellement à l’échelle du personnage qui y évolue. Selon que le protagoniste récurrent est un être humain, un vampire ou un martien, ou encore un arbre, ou même un insecte dont la durée de vie n’excéderait pas quelques jours, l’envergure spatio-temporelle du monde interdiégétique est fixée d’emblée. Personnage récurrent et transfictionnalité 259 Notons enfin que la physionomie des univers transfictionnels est modelée par le nombre et l’importance des personnages récurrents. Nous considérons ici le rapport entre la fonction de marqueur de transfictionnalité d’un personnage et sa fonction classique d’acteur de récit individuel. Plus les personnages récurrents sont nombreux et déterminants, c’est-à-dire plus la coordination des histoires est massive, et moins il y a de place pour ce qui n’est pas reparaissant. Quantitativement et qualitativement, les entités fictionnelles reparaissantes unifient un monde transfictionnel dont elles forment simultanément le mobilier principal. Ainsi pour les séries populaires du début du XXe siècle (Les Pardaillan, Fantômas) qui présentent volume après volume le même personnel aux mêmes postes actanciels. En revanche, moins le retour est fourni, plus la fonction de marqueur transfictionnel surprend et devient incisive, car ce sont des histoires presque entièrement étrangères l’une à l’autre qui sont maintenant collationnées : tel personnage de Mauriac, Jean Péloueyre, est l’unique lien entre les récits Le baiser au lépreux et Le fleuve de feu et fait ainsi fusionner par sa seule présence deux univers diégétiques qu’on pouvait croire autonomes. Retour des personnages et transfictionnalité ont des points communs et des fonctions complémentaires qui permettent d’appréhender les productions fictionnelles polymorphes. Ces points de convergence et l’efficacité descriptive des notions qu’ils rassemblent ne doivent cependant pas masquer des différences de fond entre ces deux concepts, ainsi que des problèmes quant à l’évaluation de leur commune pertinence. Une opposition existe ainsi entre les choix épistémiques qui ont prévalu pour ces deux théories, et qui sont représentatifs de deux époques distinctes. Les critiques qui ont accordé leur attention à ces deux pratiques appartiennent en effet à des écoles dissemblables. La démarche de Saint-Gelais s’inscrit dans un mouvement désormais classique pour sortir du cercle d’une critique littéraire de type individualiste qui restreint son champ de vision à un seul auteur. Héritière en cela des théories 260 La fiction, suites et variations intertextuelles, elle propose avec la notion de monde transfictionnel un schéma qui mutualise cette poussière de productions individuelles. Des récits épars aboutissent grâce à la présence d’éléments ou de cadres récurrents à une « communauté fictionnelle ». Parallèlement, Saint-Gelais convoque dans un esprit interdisciplinaire toutes les approches théoriques qui peuvent être utiles à la définition de la transfictionnalité. Son intervention dans le colloque Frontières de la fiction pour proposer une « théorie de la transfictionnalité » manifeste en particulier sa volonté d’interroger cette forme de fiction du point de vue logique et philosophique. Il y a assurément un rapport d’homologie entre le repérage d’une fiction donnée comme tentaculaire et la multiplicité des approches sollicitées pour cerner cette notion. En revanche, et pour simplifier, les critiques littéraires qui ont étudié le « retour des personnages » ont œuvré dans un esprit positiviste. Pour eux, les protagonistes récurrents ne sont pas des entités dont le statut fictionnel fait problème. Ils sont simplement des « faits » qu’il faut établir, recenser, classer, comparer. Il n’est pas indifférent que pendant longtemps l’étude du retour des personnages se soit portée exclusivement sur l’œuvre de Balzac. Celle-ci relève d’une part d’une esthétique réaliste pour laquelle le personnage n’est jamais que la figuration d’un être humain dans un environnement qui est familier au lecteur, hors des registres fantastiques ou merveilleux dans lesquels la correspondance entre individu réel et personnage est plus problématique. D’autre part, pour cette école critique, La comédie humaine est un corpus providentiel : par son ampleur, le nombre de ses personnages, la complexité de son élaboration et de son édition, elle est un chaos que l’observateur patient et impartial va remettre en ordre – alphabétique, numérique ou chronologique. Parce que La comédie humaine est perçue comme un gisement de personnages enchevêtrés d’un récit à l’autre, l’objectif est de recenser et de décrire ces créatures récurrentes8 en remontant 8. Voir Lotte (1952). Personnage récurrent et transfictionnalité 261 s’il le faut le plus loin possible dans le temps de la création balzacienne9, de comparer leurs diverses prestations10. Significativement, la plupart des travaux de ce type ont abouti à des index, répertoires, catalogues et autres reconstitutions biographiques. Il reste que l’apport le plus intéressant de cette tradition critique aura été de mettre en relation non plus une œuvre avec un auteur (les rapports de cause à effet entre la vie et l’œuvre), non plus même une œuvre avec une autre du point de vue des filiations (sources, influences…) mais une œuvre avec une autre pour ce qui est du matériel fictionnel qu’elles partagent. Le recouvrement partiel des champs d’application de ces deux notions ne doit donc pas dissimuler l’absence de filiation théorique entre elles. La théorie du retour des personnages se développe à partir du terreau traditionnel des contenus de récit pour effectuer une percée limitée vers la considération synthétique de ces récits. Cette percée est motivée par l’admiration des critiques pour les facultés mimétiques de La comédie humaine, le retour des personnages étant considéré comme une technique réaliste. La transfictionnalité en revanche ne mesure pas la réussite d’une fiction à ses propriétés mimétiques ; elle produit un effort pour définir la transfiction en tant que fiction en lui appliquant les méthodes et les outils intertextuels. Ajoutons encore que retour des personnages et transfictionnalité posent conjointement un même problème, celui du principe additionnel qui les anime et semble limiter leur portée. En utilisant des éléments (les textes, les romans) pour aboutir à une réalisation synthétique (la transfiction, le personnage récurrent), nos deux concepts ressemblent à des jeux de construction : à les en croire toute réalisation totalisante repose sur ces unités élémentaires fournies par des auteurs. La théorie des personnages reparaissants comme la transfictionnalité s’appuient sur les bases historiques et culturelles qui ont produit ces mêmes monades textuelles dont elles veulent s’émanciper à des degrés divers. Ce qui est 9. Voir Pugh (1964). 10. Voir Lotte (1961). 262 La fiction, suites et variations vrai pour ces deux approches critiques l’est tout autant pour la démarche créatrice, par exemple celle d’un Balzac dont La comédie humaine est le produit d’un effort gigantesque, mais toujours individuel, pour créer à partir d’unités – toujours des romans et nouvelles autonomes – un vaste monde transfictionnel. C’est pourquoi une réserve peut être faite à l’égard d’une transfictionnalité et d’un retour des personnages ainsi définis : la clôture du texte comme celle du roman fait parfois problème. La recherche du temps perdu est-elle un roman long ou un cycle romanesque ? Pour ce qui est des textes, nous pensons à ces recueils qui ont partie liée avec la tradition orale et dont le texte est à géométrie variable. Les mille et une nuits en sont le plus célèbre exemple. Les efforts des érudits pour reconstituer la généalogie de ce texte sont précieux, mais manquent leur objectif s’ils aboutissent à une évaluation de ce que serait la bonne ou la moins bonne version. La structure ouverte des Mille et une nuits11 fait que ce recueil admet et même sollicite augmentations ou retranchements de récits en fonction des circonstances, des époques et des lieux. Tant que le récit-cadre sera celui de cette jeune femme qui ajourne indéfiniment sa mort en racontant des histoires, nous serons bien dans les Mille et une nuits. Mais ici la distinction binaire « un texte/ plusieurs textes » constitutive de la notion de transfictionnalité n’opère plus. Selon les éditions, Les mille et une nuits possèdent ou ne possèdent pas le personnage de Sindbad le marin, ou encore Sindbad est le personnage d’un récit qui appartient aux Mille et une nuits ou n’y appartient plus, qui relève maintenant d’une autre œuvre, Les aventures de Sindbad le marin12. S’il n’est plus possible d’établir les limites d’un texte, il n’est plus possible d’observer une fiction (la transfiction) qui franchirait ces limites. 11. « Les Mille et une nuits représentent en fait depuis le début, depuis leur forme primitive, un livre structurellement ouvert. Les histoires s’y enchaînent de manière à se confondre les une avec les autres et à former une sorte de continuum narratif » (Chraïbi, 2001). 12. Texte établi par René R. Khawam, Paris, Éditions Phébus, 1985. Personnage récurrent et transfictionnalité 263 Nous voudrions également apporter une réserve pour ce qui est de la définition de la transfictionnalité. Celle-ci a le mérite de s’appliquer au domaine des contenus fictionnels. À ce titre, elle rejoint la théorie du retour des personnages en enjambant une période – les années 1960 à 1980 – où dominaient les recherches textualistes d’obédience structuraliste, celles-là même qui s’intéressaient à l’organisation textuelle des contenus et non pas aux contenus, ceux-ci n’étant perçus que comme des phénomènes de surface. Pourtant, la transfictionnalité se réclame de la théorie intertextuelle en se définissant comme toute fiction qui excède un texte13. Ce faisant, elle s’organise sur un rapport entre deux concepts (la fiction, le texte), rapport qui semble problématique dans la mesure où ces concepts appartiennent à des niveaux de description différents. Tout se passe comme si la théorie de la transfictionnalité faisait une percée vers les représentations fictionnelles sans vouloir se détacher des thèses textualistes. Le résultat nous semble être un compromis théoriquement instable. De ce point de vue, le concept de retour des personnages est plus cohérent puisqu’il se fonde sur un rapport entre personnage et roman, deux notions qui relèvent du domaine des récits de fiction. Pour aller jusqu’au bout de ce qui nous semble être la logique transfictionnelle, nous serions tenté de nous inspirer du retour des personnages et de substituer la notion d’histoire à celle de texte. L’histoire, que Paul Ricœur définit à la suite d’Aristote comme l’agencement d’objets et d’incidents en un tout cohérent, propose comme le texte un espace dont le franchissement engendre des phénomènes transfictionnels. Mais l’histoire a cet avantage sur le texte de se placer sur le même terrain que la fiction, à savoir celui des contenus. Elle homogénéise l’outillage conceptuel de la théorie transfictionnelle sans réduire sa richesse (ou sa difficulté…) 13. Un flottement terminologique semble se manifester sur ce point dans Saint-Gelais (2000) dans la mesure où la limite est donnée le plus souvent comme celle du « texte », plus rarement comme celle de l’« œuvre ». Peut-être le mot œuvre permet-il surtout de désigner des récits qui ne sont pas nécessairement textuels. 264 La fiction, suites et variations puisque la clôture de l’histoire est aussi problématique que celle du texte. Elle permet en outre de comprendre pourquoi le personnage, qui fonde la théorie du retour des personnages, est à ce point exploité dans les phénomènes transfictionnels. Aux trois raisons données plus haut s’en ajoute une quatrième. À hauteur de texte, en effet, toutes les entités fictionnelles ont un même statut, qu’elles soient des personnages ou pas. Or il n’en est pas de même en ce qui concerne l’histoire. Qu’il soit ou non d’apparence anthropomorphe, le personnage se distingue d’autres représentations fictionnelles en ceci qu’il participe au développement de l’histoire. Que telle représentation fictionnelle ait ou pas une fonction narrative (ce qui n’exclut nullement des fonctions symboliques, thématiques ou autres) est ce qui en dernier lieu permet de décider s’il s’agit ou pas d’un personnage. De fait, transfictionnalité mais aussi retour des personnages ont un rapport ambigu avec l’histoire. Il nous semble en effet que les deux théories privilégient la dimension encyclopédique ou diégétique des récits au détriment de leur dimension intricale. En effet, puisqu’elles rendent compte de fictions narratives, ces deux notions sont situées entre histoire et diégèse. On sait que pour Gérard Genette, « l’univers diégétique […] est bien un univers plutôt qu’un enchaînement d’actions (histoire) : la diégèse n’est donc pas l’histoire, mais l’univers où elle advient » (1983 : 13). Cette distinction entre un contenant statique (diégèse) et un contenu dynamique (histoire) ne va pas de soi, mais si on l’admet, force est de reconnaître que la perception de phénomènes interfictionnels tels que le permettent le retour des personnages et la transfictionnalité favorise la diégèse au détriment de l’histoire. Nous entendons par là que sauf exception, la perception panoramique de différentes histoires appartenant à un même ensemble narratif n’aboutit pas à une histoire superlative, alors que celle des différentes diégèses aboutit bien plus aisément à une diégèse globale. Concrètement, les enquêtes de Maigret, les aventures d’Arsène Lupin, les tribulations des protagonistes récurrents de Balzac relèvent pour chaque cas d’un même « univers spatio- Personnage récurrent et transfictionnalité 265 temporel » (pour reprendre un équivalent de « diégèse » fourni également par Genette – 1982 : 342), mais ne façonnent nullement des histoires globales. En outre, non seulement la transfiction comme le retour des personnages soulignent l’impuissance de l’histoire à se hausser, comme peut le faire la diégèse, à la hauteur d’un ensemble narratif, mais encore elle peut dans certains cas malmener les histoires qui mutualisent des entités fictionnelles. Mettons encore Balzac à contribution. En raison du poids que lui confère la multiplicité de ses interventions, le personnage reparaissant balzacien considéré pour lui-même affaiblit l’intrigue de chaque récit14 et, plus systématiquement, tout lecteur ou critique qui reconstitue son parcours biographique démantèle chacune des histoires où il intervient. Ainsi pour l’année 1821 dans une notice biographique du personnage d’Horace Bianchon : 1821. À plusieurs reprises, remarque l’affection de son maître Desplein pour les porteurs d’eau et les Auvergnats : Ath., III, 390. Daniel d’Arthez lui présente Lucien Chardon de Rubempré, nouvelle recrue du Cénacle. Horace est à cette époque interne à l’Hôtel-Dieu : IP, V, 315. Envoyé par Desplein auprès d’un riche malade, se promène dans le jardin d’une maison abandonnée : la Grande Bretèche : AEF, III, 710-712… (Lotte, Citron et Meininger, 1981 : 1175)15 Cette coupe synchronique prend en charge des événements disparates puisque relevant d’histoires différentes à des 14. Bardèche note que dans Balzac, « la plupart des nouvelles postérieures à 1835 […] ne sont plus que des carrefours de personnages et [dans ces récits] l’intérêt de l’action elle-même n’est rien à côté du défilé des intérêts et des caractères. Un homme d’affaires, Un prince de la Bohème, les Comédiens sans le savoir, la Maison Nucingen, les Secrets de la princesse de Cadignan ne sont plus guère qu’un album de la Comédie humaine, d’où sortent à volonté biographies et silhouettes sous les mains du créateur. Là, le retour des personnages a bouleversé toute la technique, il a fait disparaître même l’unité d’action » (1943 : 362). 15. Les abréviations « Ath. », « IP » et « AEF » désignent respectivement La messe de l’athée, Illusions perdues et Autre étude de femme. 266 La fiction, suites et variations stades divers de leur développement. Le personnage y devient une totalité qu’il faut dégager de son éparpillement dans les multiples histoires où il est impliqué. Au lieu que l’histoire saisisse ensemble et agence des individus fictifs, c’est le personnage récurrent qui collationne maintenant des éclats d’intrigue. Rapporter une telle biographie transfictionnelle, c’est désintégrer les histoires et transformer un complexe de romans en chroniques ou en biographies, mais nullement en histoires : des actions se succèdent chronologiquement sans que leur cohérence puisse se faire jour. Il existe encore certaines formes de retour des personnages ou de transfiction qui ne peuvent se constituer qu’en mettant en cause l’histoire non seulement comme support d’une intrigue, mais encore comme narration d’un flux d’événements que la dimension temporelle met en ordre. Toute reconstitution chronologique est vouée à l’échec dès lors que sont collationnées des prestations d’un personnage incompatibles les unes avec les autres. Or ce cas de figure, relativement rare dans le cas d’une production autographe, est monnaie courante lorsque divers auteurs donnent chacun leur version de tel héros emblématique. Sans que soit niée la dimension temporelle des actions du protagoniste, leur perception synthétique à travers divers récits devient impossible. La transfictionnalité doit alors considérer chaque action comme une unité indépendante. Percevoir de manière globale l’ensemble des manifestations d’un personnage récurrent oblige à neutraliser la temporalité comme lien interdiégétique. Dans les faits, les histoires, impossibles à mutualiser, se figent pour se convertir en encyclopédies, c’est-à-dire en données diégétiques. Il y a sur ce point une remarquable continuité entre l’analyse des personnages reparaissants et la perception transfictionnelle. Le retour des personnages a régulièrement abouti à des catalogues où se trouvaient consignées les fiches signalétiques des créatures récurrentes16. De même, la métaphore obsédante d’une trans16. Voir par exemple Canfield (1934 : 15-31 et 198-214) et Lecour (1966). Personnage récurrent et transfictionnalité 267 fiction qui serait un « monde », un « univers », un « espace » plus ou moins vaste ou meublé dont on recenserait les propriétés et les composantes, traduit la même propension à écarter la dimension temporelle de ce cadre global. L’histoire semble donc poser un problème à la transfictionnalité comme au procédé des personnages récurrents. Tous deux produisent ce paradoxe d’accorder leur attention à des objets qui ont été créés pour former des histoires, et non des diégèses, et de les penser beaucoup plus facilement comme des éléments diégétiques que comme des éléments narratifs17. Ils favorisent de fait une perception diégétique des fictions au détriment d’une perception intricale. Et c’est bien la notion de fiction superlative qui pose ici problème, non celle de fiction en général. Les simulations fictionnelles ne portent pas seulement sur des récits factuels, il suffit d’observer des enfants imiter des activités ou des comportements d’adultes pour s’en convaincre. En revanche, la notion de transfiction ne semble pouvoir s’appliquer qu’à des ensembles de récits factuels simulés, quels que soient les supports médiatiques de ces récits. La situation serait donc la suivante : toute fiction superlative a besoin d’histoires pour exister, mais elle ne parvient à exister qu’en rejetant ce qui est constitutif de toute histoire : le schème organisateur, l’intrigue. La notion d’histoire ne semble pas d’un grand secours en revanche pour résoudre un problème que nous souhaiterions aborder pour finir, celui de l’identité de l’objet récurrent. Adoptant la position de Thomas Pavel, qui lui-même adapte au domaine fictionnel le postulat linguistique de Saul Kripke18, Saint-Gelais affirme que « la transfictionnalité, 17. Ces remarques rejoignent celles que Daunais formule sur le déficit de prise en compte de la dimension temporelle dans la définition de la fiction romanesque (2004). 18. « La manière dont les écrivains, les critiques et les lecteurs parlent des personnages et des objets de fiction suggère plutôt que les noms de ceux-ci sont employés exactement comme les noms propres habituels, à savoir comme des désignateurs rigides rattachés à des objets individuels indépendamment de leurs propriétés » (Pavel, 1988 : 51). 268 La fiction, suites et variations pour sa part, part du principe de l’identité des instances fictives à travers des œuvres autonomes – ce qui ne l’empêche pas, on le verra, de rendre cette identité quelque peu problématique à l’occasion » (2000)19. Il y a là un point de convergence remarquable entre la transfictionnalité et le retour des personnages, la dénomination même de cette dernière approche signifiant suffisamment quelle est sa position – jamais explicitée – sur la question. Mais cette position de principe partagée nous semble bien plus facilement défendable dans le cas du personnage récurrent que dans celui de la transfictionnalité. Sauf exception, un même auteur fournit des prestations de protagonistes qui relèvent d’un même projet. Même lorsque le narrateur balzacien n’indique pas explicitement au lecteur qu’il s’agit du même personnage, le lecteur en convient parce qu’il éprouve que ce personnage est le support d’une même entreprise narrative. C’est même encore le cas lorsque l’entreprise narrative est objectivement contradictoire. Pour continuer avec Balzac, un personnage comme Rastignac figure dans un roman réaliste avec Le père Goriot et dans un récit fantastique avec La peau de chagrin, ou encore est d’origine charentaise selon Le père Goriot ou gasconne à en croire La peau de chagrin. Mais l’auteur unique cautionne une saisie globale de ces prestations divergentes et donc l’unicité sinon l’unité du personnage de Rastignac. Pour ce qui est de la transfictionnalité en revanche, le postulat d’identité affirmé par Saint-Gelais semble à la fois indispensable et difficilement défendable jusqu’au bout. Il est indispensable car y renoncer ferait que tout ou presque relèverait de la transfiction, ce qui réduirait à rien les enseignements que peut nous fournir cette théorie. Mais il est difficilement défendable lorsque deux ou plusieurs auteurs produisent une figure divergente, cas qui relève encore de la transfictionnalité mais plus du retour de personnages. Tournier, par exemple, a créé un Robinson Crusoé hédoniste dans Vendredi ou les limbes du Pacifique pour infliger un 19. L’affirmation est précisée dans la suite du texte. Personnage récurrent et transfictionnalité 269 démenti au Robinson puritain de Defoe. Le lecteur ne saurait conclure que du point de vue fictionnel, les deux Robinson constituent un même personnage puisque l’un a été créé pour contredire l’autre. La même observation doit être faite pour un personnage qui serait ici un personnage fortement individualisé, là un simple type, ou encore une création baroque dans tel récit et un personnage de roman naturaliste dans tel autre. Le lecteur ne peut adopter une attitude d’immersion fictionnelle synthétique dès lors que se manifestent des signes ostensibles de divergence qui ne sont pas cautionnés par une même autorité, celle d’un auteur unique. Il faudrait selon nous distinguer l’identité intellectuelle d’un objet de fiction de son identité diégétique. On peut parler des Robinson de Defoe et de Tournier comme d’un même personnage en tant qu’archétype littéraire mais non comme d’un même personnage en tant qu’entité fictionnelle. Ou alors il faut s’entendre sur ce qu’est une entité fictionnelle : un lecteur qui suit des archétypes comme Robinson, Faust ou Don Juan dans leurs multiples avatars littéraires doit à chaque œuvre nouvelle recontextualiser le protagoniste en question. Il en résulte dans son esprit une image fantomatique de ce personnage, une image décontextualisée qui n’est peut-être pas un concept mais qui n’est pas non plus une fiction. Où trouver une autorité qui statuerait sur des prestations diverses, et proposées par divers auteurs, de personnages qui portent le même nom et partagent certaines propriétés et qualités ? Les cas d’auteurs qui autorisent ou pas des suites ou variations allographes existent mais sont l’exception, et ne garantissent pas en dernier ressort que le lecteur en prendra acte, par exemple si celui-ci considère que tel récit de Derleth puisant dans l’univers de Lovecraft est plus médiocre que les récits de Lovecraft. Quant aux auteurs seconds, leur volonté affichée de se placer sous la tutelle de l’auteur premier est sujette à caution, en particulier si celuici ne veut pas l’entériner ou même, comme c’est souvent le cas, n’est plus là pour en décider. Pour nous, la transfictionnalité allographe décrit un espace dans lequel la question de l’autorité narrative n’est plus décidée pour le lecteur, ce 270 La fiction, suites et variations qui fait que c’est le lecteur qui en décide à ses risques et périls. De la même façon qu’on réévalue aujourd’hui la part du lecteur dans l’élaboration des créations littéraires, il faut reconnaître l’autorité du lecteur dans un environnement fictionnel qui, notamment en ce qui concerne les productions de consommation, abonde en créations où le statut d’auteur devient indécidable ou passe au second plan aux yeux du consommateur. Cela est particulièrement vrai pour un lecteur de cycles et de séries : élaboration et décision quant au statut de personnage récurrent vont de pair, car en fonction du nombre, de l’ordre, de l’identité des prestations saisies, de l’intervalle temporel entre ces saisies, la physionomie du personnage récurrent sera très différente, de même que la décision du lecteur pour ce qui est de reconnaître un personnage reparaissant. À quoi s’ajoute que selon les qualifications culturelles du lecteur, le type de lecture qu’il pratique (de divertissement ou d’étude, de membre d’un fan club pour un des auteurs ou au contraire de dilettante…), la décision sera différente. Ainsi, François Cérésa a publié deux suites chronologiques aux Misérables de Victor Hugo. Cosette ou le temps des illusions (2001a) et Marius ou le fugitif (2001b) ont valu un procès à leur éditeur « pour atteinte au respect de l’œuvre ». Mais les verdicts des tribunaux – acquittement en première instance, condamnation en appel – ne m’empêcheront pas de décider s’il s’agit ou pas chez les deux auteurs d’une même Cosette ou d’un même Marius selon les critères précédemment évoqués. * * * Le procédé des personnages récurrents montre à quel point la transfictionnalité est le produit d’un contexte théorique et culturel particulier. D’un point de vue théorique, elle relève de la mouvance intertextuelle mais veut passer du niveau des énoncés à celui des représentations. À ce titre, elle s’appuie sur des données extrêmement volatiles, au point qu’il est possible d’affirmer qu’elle est à la merci du lecteur. D’un point de vue culturel, les ensembles transfictionnels Personnage récurrent et transfictionnalité 271 dessinés par les critiques et les auteurs – pensons à la littérature « postmoderne » – proposent une solution à la situation qui fait que chaque individu reçoit aujourd’hui de manière synoptique et insistante des produits fictionnels issus de cultures diverses, appartenant à des époques ou à des aires géographiques lointaines. À l’heure de la mondialisation culturelle, ces ensembles réalisent à une échelle encore modeste l’utopie d’une grande fiction à visée syncrétique qui lierait toutes les productions disséminées de par le monde, et ce, en évitant une situation de monopole fictionnel d’une civilisation par rapport aux autres. On décèlera simultanément dans cet effort un mouvement de nostalgie par rapport aux grands récits qui protégeaient dans une large mesure les membres des cultures archaïques de l’éparpillement et de la concurrence fictionnels. Les personnages ou autres objets de fiction récurrents arrêtent la prolifération des mondes fictionnels distincts chez un même auteur ou d’auteur à auteur. Ils conjurent la malédiction, homologue de celle de Babel, d’un éparpillement de fictions antagonistes que la mondialisation culturelle rend toujours plus manifeste. 272 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE ANONYME (2005), [texte de présentation du colloque international « La transfictionnalité »], colloque présenté en mai 2005, [En ligne], [www.crilcq.org/colloques/2005/transfictionnalite.asp], (février 2005). ARANDA, Daniel (2000), « Personnages récurrents, personnages familiaux dans les séries romanesques de Zola », Les Cahiers naturalistes, no 74, p. 61-73. ARANDA, Daniel (2002), « Jules Verne et ses personnages récurrents : de la coordination à l’isolement », Bulletin de la Société Jules Verne, no 142, p. 33-40. BALZAC, Honoré de (1978), La comédie humaine, t. IX, Paris, Gallimard. (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».) BALZAC, Honoré de (1979), La comédie humaine, t. X, Paris, Gallimard. (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».) 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Elle signale aussi la vitalité d’un motif que l’on peut reconnaître sans même avoir lu le texte biblique. Membre d’une équipe pluridisciplinaire de sémioticiens issus des études religieuses et littéraires, j’ai mené avec mes collègues une analyse de différentes mises en récit ou mises en discours du déluge1. Le corpus que nous avons constitué 1. Le groupe Aster a bénéficié d’une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et regroupe les personnes suivantes : Pierrette Daviau (Université Saint-Paul), Isabelle Dalcourt (Université Laval), Frances Fortier (Université du Québec à Rimouski), Anne Fortin (Université Laval), Andrée Mercier (Université Laval), Jacques Pierre (Université du Québec à Montréal), Maryse Poirier (Université Laval), Étienne Pouliot (Université Laval) et Jean-Yves Thériault (Université du Québec à Rimouski). 276 La fiction, suites et variations nous a permis de comparer les valeurs et le fonctionnement du motif du déluge dans un ensemble générique et historique varié (allant du texte de Genèse 6-9 à un essai de Gilles Deleuze (2001), en passant par un commentaire d’Augustin (1994 : 235-247), des romans contemporains dont un de Jean-Marie Gustave Le Clézio (1994), un conte de Jacques Ferron (1985), l’épopée de Gilgamesh (1979) et d’autres encore)2. Pour les besoins de cette réflexion sur la transfictionnalité, je retiendrai plus particulièrement deux brefs récits de fiction du déluge, en l’occurrence deux nouvelles : « Noé » de Roger Caillois, tiré du recueil Cases d’un échiquier paru en 1970 chez Gallimard3, et « L’arche de Noé », nouvelle éponyme d’un recueil de Jules Supervielle paru en 1938 également chez Gallimard ([1938] 1996 : 929). Ces deux textes se présentent explicitement comme des reprises du récit biblique du déluge, qu’ils revisitent chacun à leur façon, formant ainsi une communauté fictionnelle4. Aborder les nouvelles de Caillois et de Supervielle par l’intermédiaire de la transfictionnalité me conduira, en premier lieu, à comparer les lectures que chacune de ces nouvelles propose du récit biblique et à réfléchir à l’acte critique que constitue, dans chaque cas, le jeu de reprises et de transformations. Cette comparaison opérera d’abord à hauteur de récits, et non à hauteur de textes. Par « récit biblique », j’entendrai ainsi davantage un motif, une configura- 2. Notre travail nous a également permis de dégager un certain nombre de postures énonciatives privilégiées : principalement allégorique, parodique, rationnelle et éthique. Voir Groupe Aster (2005). 3. Le récit va des pages 285 à 299. 4. Comme le précise Saint-Gelais, la transfictionnalité « doit être distinguée de l’intertextualité, dont elle constitue un cas particulier opérant selon des mécanismes et une économie propres. L’intertextualité repose sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle : constituent un ensemble transfictionnel, non pas les textes qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes […], mais bien les textes où Holmes figure et agit comme personnage » (2002 : 45). De la Bible à la littérature 277 tion narrative à géométrie variable, plutôt que le texte de la Genèse engagé dans un rapport de filiation intertextuelle. Le travail de comparaison mènera tout de même, dans un deuxième temps, à l’examen du statut des textes concernés, en particulier celui du texte biblique. En effet, la transfictionnalité n’entraîne pas strictement, ici, un transfert d’éléments fictionnels ou l’expansion d’un univers fictif. Elle consiste en une opération de fictionnalisation d’un livre sacré et elle a à voir avec le travail du mythe. L’acte critique que propose chacun des récits engage précisément, nous le verrons, cette opération de fictionnalisation. LES FICTIONS DE CAILLOIS ET DE SUPERVIELLE Contrairement à d’autres textes, comme le roman Le déluge de Le Clézio ou La terre ferme de Christiane Frenette (1997), qui évoquent le déluge par un réseau assez lâche de figures (l’eau abondante, la fin d’un monde ou son renouveau, par exemple) inscrites dans une trame événementielle et un cadre temporel inédits, les nouvelles de Caillois et de Supervielle reprennent les éléments principaux du récit biblique : aussi bien ses personnages (Dieu, Noé et les animaux) que ses événements et leur succession (la construction de l’arche, l’arrivée des animaux, la pluie abondante d’une durée de 40 jours, etc.). Les deux nouvelles se limitent par ailleurs à la séquence temporelle du déluge proprement dit, sans beaucoup déborder des bornes initiale et finale du déluge. Pour reprendre la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes, elles proposent essentiellement une « continuation paraleptique » (1982 : 197-198), autrement dit elles comblent davantage les ellipses ou lacunes qui se trouvent à l’intérieur même du récit, plutôt qu’elles ne proposent une suite au déluge ou une exploration des événements qui l’auraient précédé. Avec les récits de Caillois et de Supervielle, ce sont par exemple les pensées de Noé ou encore les événements s’étant déroulés dans l’arche qui occupent le premier plan, et que le récit biblique laisse généralement dans l’indétermination. 278 La fiction, suites et variations Dans la nouvelle de Caillois5, ce sont les faits et gestes de Noé, ses préoccupations, les pensées qui l’habitent et le troublent, de même que ses réactions émotives, qui constituent la matière essentielle de la fiction. J’en cite, pour exemple, deux extraits : [L’arche] était achevé[e] depuis près de six semaines et il n’était tombé que des pluies banales, quelques averses violentes et brèves ou de ces précipitations fines et grises qui semblent interminables, mais qui s’arrêtent avant que beaucoup d’eau soit tombée. Noé était chaque fois déçu, non qu’il voulût pour tout de suite la destruction de l’humanité, mais il était impatient, comme tout ouvrier qui a terminé son ouvrage, de voir enfin servir cette construction énorme et massive pour laquelle il avait dépensé tant d’efforts et d’ingéniosité. Enfin, scrupuleux et modeste, il avait hâte d’être assuré qu’elle se comporterait dignement à l’heure de vérité. Après tout, il était novice dans le métier et le Seigneur avait pour règle de ne pas abuser du miracle (N : 287). Noé, pendant les longs mois qu’il avait mis à construire l’arche, avait souvent réfléchi sur cette discrétion du Seigneur. Certes, il le comprenait et avait fini par l’approuver sans arrière-pensée, mais quand il était las et qu’il semblait que le travail n’avançait pas, il lui arrivait d’estimer que Jéhovah eût pu choisir un phénomène atmosphérique plus commode, par exemple une brume délétère enveloppant la planète, et qui, une fois dissipée, n’aurait laissé vaillants que les survivants désignés. Les apparences eussent été sauves et beaucoup de complications épargnées. Puis Noé réfléchissait qu’il était sans doute indispensable de mériter son salut. Et, convaincu, il se remettait à la besogne (N : 288). Dans le récit de Caillois, bien plus que la transformation du monde, c’est celle de Noé qui est en jeu et qui prendra une 5. Dorénavant, les renvois à cette nouvelle seront signalés par la seule mention N suivie du numéro de la page. De la Bible à la littérature 279 forme pour le moins spectaculaire. En effet, celui qui, dans le récit biblique, se voit élu par Dieu et confier une mission de survivance parce qu’il est le dernier juste, adoptera dans la fiction de Caillois un comportement tout à fait scandaleux : au terme du déluge, Noé s’adonnera à l’ivresse, mais aussi à l’inceste et au blasphème, manifestation de sa révolte à l’endroit de Dieu. La révolte de Noé surgit, plus particulièrement, lorsque celui-ci assiste à la mort d’une mère tenant à bout de bras son nouveau-né pour qu’il échappe quelques instants encore à la noyade. Toutefois, quand de grands poissons voraces s’en prennent à la mère et à son jeune enfant et les dévorent, ce n’est pas le caractère poignant et cruel de la scène qui remue Noé, mais le fait de constater que les poissons, précisément, échapperont – et sans mérite aucun – au châtiment de Dieu. Dès lors, un « problème démesuré » (N : 295), plus démesuré encore que l’abondance des eaux, viendra troubler Noé : l’arbitraire de la survie des animaux aquatiques. Persuadé jusque-là qu’il est « indispensable de mériter son salut » (N : 288), et que s’il a été élu par Dieu, c’est parce qu’il était « le dernier Juste » (N : 286), Noé sera tout à coup confronté à une faveur insensée qui n’est due qu’au choix de l’eau pour réaliser la punition divine. Incapable de trouver une raison satisfaisante à ce qu’il considère alors comme une injustice et un crime, Noé transgressera délibérément les règles morales et religieuses. En ajoutant les pensées de Noé à la séquence événementielle du récit biblique et en conduisant Noé à la révolte, la fiction de Caillois réévalue le déluge, plus exactement le châtiment qu’il opère et la possibilité de renouveau qu’il devrait instituer. Sans proposer une véritable suite au récit biblique, cette fiction en modifie le cours puisqu’elle esquisse un monde d’après le déluge qui ne semble pas lavé de toute impiété et paraît même engagé dans un problème de sens apparemment insoluble qui compromet la relation de Noé à Dieu. On devine les multiples potentialités d’interprétation de la révolte de Noé, qu’il n’y a toutefois pas lieu de développer ici. Il importe surtout de souligner l’acte 280 La fiction, suites et variations critique que constitue cette révolte dans le corps même de la fiction, car cet acte critique, qu’il soit assumé ou non par un personnage, se trouve fréquemment en jeu dans les propositions transfictionnelles d’autres récits de déluge, comme si ces dernières visaient le plus souvent à donner un caractère problématique au récit biblique. « L’arche de Noé » de Supervielle6 partage effectivement la fonction critique du « Noé » de Caillois. Cette nouvelle opère toutefois sous un mode franchement burlesque qui contraste avec le ton beaucoup plus sérieux et la situation tragique du juste révolté, mais qui exacerbe tout autant le caractère problématique ou paradoxal du déluge7. Bien que la fiction déborde quelque peu les limites temporelles du déluge en imaginant certains faits annonciateurs de la pluie divine, ce sont principalement les événements vécus dans l’arche au moment du départ et pendant les quarante jours de dérive qui seront mis au premier plan. Tout comme la nouvelle de Caillois, celle-ci s’intéresse donc aux ellipses présentes à l’intérieur même du récit biblique, qui laisse dans l’ombre les conditions de vie dans l’arche. Plus encore que Noé, ce sont les animaux qui profiteront du déplacement de perspective, comme le montre l’extrait suivant : Les bêtes désignées pour figurer dans le vaisseau de Noé arrivaient deux à deux et parfois de très loin. Et les couples heureux d’avoir évité la grande mouillure se disaient en montant les degrés de l’Arche : « Et maintenant, vive l’Inconnu ! » Ça sentait assez fort là-haut le poil mouillé ; on était entassé sur le pont et c’était à qui se ferait le plus petit. On se demandait par quel prodige l’éléphant pouvait tenir dans ce coin où en temps ordinaire il y aurait eu à peine place pour un chien de TerreNeuve. Et de quelque côté qu’on se retournât, on 6. Dorénavant, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la seule mention AN suivie du numéro de la page. 7. Pour une lecture plus détaillée de ce récit, voir Fortier (2005). Je reprends ici plusieurs éléments de cette étude que l’on retrouve aux pages 59 à 73. De la Bible à la littérature 281 assistait à des scènes édifiantes : un crocodile berçait dans sa gueule affectueuse la tête d’un porcelet profondément endormi, le poil fauve et la laine blanche sympathisaient négligemment comme des amis d’enfance qui n’ont plus rien à se dire mais se réjouissent quand même du voisinage. Et s’il arrivait au lion de lécher l’agneau, nul n’y voyait une intention apéritive (AN : 14). Humour et anachronisme donnent à ce récit un ton léger qui ne se démentira pas jusqu’à la fin, alors même que l’on assiste à des scènes potentiellement cruelles. Tel est le cas, par exemple, des malheureux « non-partants », hommes ou bêtes, qui tenteront d’émouvoir Noé. Une famille d’acrobates « en maillots roses, décolorés par le mauvais temps » (AN : 14) essaiera bien par ses numéros d’adresse d’obtenir une place dans l’arche et manquera de peu d’y réussir, faisant même s’attendrir dangereusement les poutres du bateau « choisies pour leur inflexibilité » (AN : 15). Un père de 12 enfants « qui croyait encore à la justice » (AN : 18) aura pour toute réponse de Noé : « — Allons, il faut être raisonnable » (AN : 18). Un mégathérium, que « Noé n’avait pas hésité à […] tromper sur l’heure du départ » (AN : 16), apprendra qu’il ne peut pas figurer dans l’arche parce que son « destin est d’être antédiluvien » (AN : 16). Le dernier survivant, « géant de la tête aux pieds » (AN : 19), nageur remarquable et d’une confiance absolue dans la vie, ne sera pas davantage hébergé, mais il aura droit à une faveur divine : il sera transformé en couple de marsouins par le coup de baguette d’un ange. Ces appels à la justice ou à la bienveillance auront pour principal effet de mettre en question la valeur des survivants qui ont été désignés par Dieu. C’est ainsi qu’à la vue du géant maître nageur à l’indéfectible optimisme et à l’endurance hors du commun pourtant condamné à rester dans l’eau, certains passagers de l’arche douteront du choix porté sur la famille de Noé : 282 La fiction, suites et variations Après tout, commençait-on à murmurer dans l’Arche, pourquoi ne survivrait-il pas ? Il l’a bien mérité. Aucun membre de la famille Noé ne lui est comparable pour ses ressources physiques et intellectuelles. Cham ne sait même pas nager et quant à Japhet, la seule chose qui l’intéresse à bord, c’est de mettre les animaux par rang de taille sur le pont, ce qui vexe inutilement tout le monde, ou presque (AN : 20). La question du choix des élus sera aussi posée par les bêtes condamnées qui, surnageant auprès de l’arche, demanderont à voir le lion : — Parle, donne-nous des raisons, lui criait-on de toutes parts. Pourquoi vous et pas nous ? Le roi de tous les animaux qui se noyaient ou non, dit avec tristesse mais fermeté : « Quand il faut, il faut. — Il faut quoi ? Viens nous le dire dans l’eau si tu as un peu de courage. — Est-ce que je ne vaux pas mieux que le serpent qui est à bord, dit une colombe que la colère faisait ressembler à un tigre dans la force de l’âge. — Quand il faut, il faut », répéta le lion honteux de ne pas disposer d’un autre argument. La misère même de cette dialectique finit par décourager les questionneurs (AN : 19). La suite du récit ne fournira aucune réponse ni démenti à ce criant problème d’arbitraire et ne fera que l’accentuer en prêtant aux animaux restés à bord de l’arche un comportement mesquin et égoïste. Nous serons décidément bien loin des scènes édifiantes qui apparaissaient au début du récit. On le voit, les deux manifestations transfictionnelles étudiées ici développent et transforment des éléments différents du récit du déluge. Toutes deux cependant ont pour effet de signaler un problème de sens, plus précisément un problème d’arbitraire qu’elles laissent en fin de compte irrésolu : comment un châtiment universel peut-il épargner les poissons ? qui mérite vraiment d’être sauvé ? Nulle réponse ne sera donnée, Dieu restant d’ailleurs absent de chacun des récits. Simplement évoqué, il existe par les intentions et les actes De la Bible à la littérature 283 qu’on lui prête, mais ne figure pas directement dans la fiction et n’a pas droit au discours. Les deux récits se cristallisent ainsi autour de l’arbitraire du déluge et du point de vue de ceux qui le subissent et le vivent de l’intérieur. DE LA BIBLE À LA LITTÉRATURE Le travail mené jusqu’à maintenant a volontairement considéré le déluge biblique, non comme un texte, mais comme un motif ou une configuration narrative revisitée par les récits de Caillois et de Supervielle. Forme ouverte, le déluge n’a pas été défini au préalable, mais a plutôt été reconstruit en bonne partie à partir des fictions elles-mêmes et envisagé comme un référent culturel plutôt qu’une matrice textuelle, comme un récit mythique créé en quelque sorte par ses disséminations8. Il reste que ce référent est double, car si les fictions de Caillois et de Supervielle renvoient, d’une part, à un motif narratif, elles renvoient aussi, d’autre part, à un texte investi d’une valeur particulière : la Bible. C’est dire que contrairement à un ensemble transfictionnel construit autour de personnages romanesques, tels Emma Bovary ou Sherlock Holmes, qui appartenaient déjà à un univers de fiction, les récits de Caillois et de Supervielle proposent la fictionnalisation d’un livre sacré. Ce faisant, ils convoquent et interpellent une histoire tout autant que son statut et participent ainsi à la vie d’un mythe religieux. En m’appuyant sur les travaux de Northrop Frye, plus précisément sur le long article « Littérature et mythe » paru en 1971 dans la revue Poétique, je tenterai donc rapidement, au terme de cette réflexion, de poser le rapport qui unit mythe et transfictionnalité, dans les limites bien entendu de ces deux récits. 8. À une conception plus statique et rigide du mythe, considéré comme « origine pure », « contenant déjà virtuellement tout ce dont il enfantera », on peut en effet opposer une approche plus dynamique du phénomène, celle d’une « filiation inversée » où ce sont « toutes les œuvres dans la diversité de leur forme, de leur projet et de leur insertion socioculturelle », auxquelles un récit a pu donner naissance, qui engendrent le mythe. J’emprunte cette distinction à Bertrand (1983). 284 La fiction, suites et variations Comme le souligne Frye, [l]es mythes apparaissent […] comme des histoires douées d’une importance et d’un sérieux tout particuliers : on suppose que les événements qu’ils rapportent se sont produits réellement, ou, du moins, qu’ils rendent compte de quelque chose de crucial pour la communauté (1971 : 490). Dès lors qu’une société se transforme, l’adhésion au mythe se transforme aussi : il devient difficile de croire ce que raconte le mythe, d’autant plus qu’il se préoccupe généralement peu d’être crédible, lui dont les histoires, rappelle Frye, ne sont pas plausibles9. Les mythes sont alors « révisés, sélectionnés, expurgés ou réinterprétés pour s’adapter aux nouveaux besoins » (Frye, 1971 : 493). Frye distingue deux types de réactualisation des mythes, chacun recouvrant un mode d’adhésion particulier à ces récits, de même qu’un mode d’interprétation : il nomme le premier allégorique et le second, archétypal. L’interprétation allégorique nous éloigne de la transfictionnalité entendue comme « expansion d’un univers fictif ». Elle consiste, en effet, à rationaliser le mythe par le travail du commentaire et de la conceptualisation. Interpréter allégoriquement le mythe, c’est produire un discours et non une histoire, c’est mettre à distance l’histoire racontée pour revenir au sens ou à la vérité morale dont elle est l’illustration, c’est en somme remplacer le récit par un discours conceptualisant le mythe. Rationaliser le mythe, selon Frye, consiste de façon plus précise à en donner une interprétation plausible et non à rendre plausible son histoire. Par exemple, devant un récit qui annonce une radicale entreprise de purification et qui pourtant se clôt bel et bien sur un échec (Dieu, en effet, reconnaîtra que « le cœur de l’homme est porté au mal dès sa 9. Comme le précise Frye, « une mythologie, même dogmatique, met en scène des divinités qui ont tous les droits, et qui, étant si souvent assimilés avec les éléments naturels, se préoccupent peu d’être crédibles ou même moraux » (1971 : 496). De la Bible à la littérature 285 jeunesse10 » et que le déluge n’a rien changé à cet état), l’interprétation allégorique verra à dépasser cette singulière finale déceptive. Pourrait ainsi être proposé que le déluge instaure « un nouvel ordre d’existence11 » fondé non pas sur un homme désormais purifié, mais sur un rapport différent entre l’humain et son créateur. Comme Frye le précise, l’interprétation allégorique cherche à établir une vérité du mythe malgré son histoire, c’est-à-dire malgré les paradoxes et les incohérences du récit. L’interprétation archétypale nous ramène à la transfictionnalité, dans la mesure où elle consiste à réécrire l’histoire racontée ou à en inventer une nouvelle avec les mêmes personnages. Alors que les interprétations allégoriques tendent à négliger les éléments concrets de l’histoire, à s’en détacher pour en proposer une lecture abstraite, l’interprétation archétypale, selon Frye, considère avant tout le mythe comme une histoire. Elle opérerait un travail de reprise et de transfert de cette histoire, en cherchant à ce qu’elle soit « crédible pour l’imagination » (Frye, 1971 : 497). Ce faisant, elle inscrirait le mythe dans un cadre fictif. Si l’interprétation allégorique ouvre ainsi la porte à la constitution d’ensembles transfictionnels, c’est en modifiant le mode d’adhésion au mythe, qui ne se voit dès lors plus fondé sur sa vraisemblance empirique ou encore sur son autorité pragmatique, mais bien sur les ressources de la fiction. On peut justement constater que les récits de Caillois et de Supervielle inscrivent cette fictionnalisation au cœur même de l’acte critique qu’ils exercent à l’endroit du récit biblique du déluge, se servant de la fiction pour ébranler le statut du mythe et son mode d’adhésion. Supervielle, en adoptant un registre résolument burlesque où domine le merveilleux, offre une histoire où la fiction est tout autant exacerbée qu’assumée. Dans cet univers, tout 10. Gn 8,21. La Bible. Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Paris, Cerf, 1984. 11. Je reprends ici certains éléments de l’analyse de Jean-Yves Thériault (2005), tout en précisant que l’étude elle-même ne se donne pas pour objectif de résoudre les éventuels paradoxes du récit biblique. 286 La fiction, suites et variations échappe à la vérité empirique, au sérieux et à la quête d’un sens : les animaux parlent, les anges existent et Dieu peut provoquer un déluge pour détruire le monde sans que l’on sache exactement pourquoi. À l’arbitraire, qui nous l’avons vu marque ce déluge, s’adjoignent l’absurde de même que nombre détails venant amplifier le caractère spectaculaire ou encore théâtral du déluge : certains animaux ont été choisis pour « figurer » dans l’arche, on « assiste à des scènes édifiantes », les insectes quitteront l’arche sous les « acclamations de l’assistance ». Le déluge y est bel et bien un spectacle au sortir duquel rien n’aura changé12. La fiction accentue l’arbitraire du mythe en le mettant explicitement en scène. La fiction de Caillois, sous un mode plus sérieux, s’en prend elle aussi à l’arbitraire du déluge qu’elle inscrit dans l’intrigue même du récit. Noé, on s’en souvient, se révolte après avoir pris conscience qu’être l’élu de Dieu ne veut pas dire grand-chose devant la survie des poissons. La fiction ira toutefois encore plus loin dans le travail de révision du mythe. La toute fin de l’histoire, en effet, fait intervenir des « scribes pieux » qui, indique le récit, attribueront à Loth les turpitudes commises par Noé « pour éviter ce camouflet suprême que le seul Juste estimé par Dieu digne d’échapper au Déluge se soit délibérément voué, à la fois pour expier et pour protester, à l’ivresse, au vice et au blasphème » (N : 298). Cependant, « l’esprit des fables », peut-on lire, aura raison des scribes pieux. Car, pour reprendre les mots du récit, « l’esprit des fables est tenace : cet autre, ce Loth qu’ils chargeaient des horreurs dont ils cherchaient à exempter Noé, était comme son frère ou son double, le seul juste rescapé lui aussi d’un châtiment collectif, dont l’agent cette fois du moins était le feu, qui fait bouillir l’eau et la volatilise, et qui n’épargne personne » (N : 298-299). À leur insu, par l’effet de « l’esprit des fables », les scribes pieux auront imaginé un récit de châtiment sans faille. C’est dire que la fiction aura eu raison de l’arbitraire du déluge. 12. Pour plus de détails, je renvoie de nouveau à Fortier (2005). De la Bible à la littérature 287 Avant de conclure, quelques mots sur une autre migration transfictionnelle du déluge. Dans son roman L’île du jour d’avant, Umberto Eco met en scène un ecclésiastique du XVIIe siècle, le père Caspar, intéressé de près au récit du déluge, qui « [e]n homme d’Église, […] entendait démontrer que la Bible n’avait pas menti, mais en homme de science […] voulait harmoniser la dictée sacrée et les résultats des recherches de son temps » (1996 : 238). « Pour ce faire », précise le récit, il avait recueilli des fossiles, exploré les territoires d’Orient afin de retrouver quelque chose sur la cime du mont Ararat, et fait des calculs de haute précision sur ce que pouvaient être les dimensions d’une Arche qui pût contenir tant d’animaux (et notez bien, sept couples pour chacun) […] (1996 : 238). Un problème « physicus-hydrodynamicus » paraîtra toutefois insoluble au père Caspar, celui de la possibilité d’une immersion complète de la terre jusqu’à « quinze coudées audessus des plus hautes d’entre les plus hautes montagnes » (1996 : 239) pendant 150 jours, et ce, par l’effet d’une pluie d’une durée de 40 jours. Considérant la faible quantité d’eau produite par une pluie abondante, il a bien fallu, se dit le père Caspar, que Dieu ait disposé d’une autre source d’approvisionnement. Encore une fois, on le voit, cette migration transfictionnelle s’attaque au caractère problématique du déluge, qu’elle abordera, pour sa part, de façon tout à fait ironique, en recourant à des explications scientifiques farfelues pour donner raison à la « dictée sacrée ». Le plus grand miracle, s’exclamera le père Caspar convaincu d’avoir trouvé une solution naturelle et démontrable, est qu’il n’y a pas de miracle, sans se rendre compte qu’il exclut ainsi Dieu du déluge et met sa foi dans la raison ! Au terme de cette exploration d’une portion seulement d’un ensemble transfictionnel considérable, que retenir ? D’abord, qu’en revisitant l’histoire du déluge, les reprises transfictionnelles de Caillois, de Supervielle et d’Eco participent au vaste travail de sélection, de révision et de 288 La fiction, suites et variations réinterprétation d’un mythe. Ensuite, que ces reprises portent, plus particulièrement, un regard critique sur le mythe, en mettant au cœur de leur intrigue les problèmes qu’une telle histoire pose à la raison. Il semble, en effet, que la transfictionnalité, en s’intéressant au mythe en tant qu’histoire, doive faire face aux incongruités de cette histoire, ce que permet d’éviter un usage plus métaphorique du déluge, tel qu’on le trouve par exemple dans le roman Le déluge de Le Clézio ou La terre ferme de Frenette, qui ne retiennent du mythe que certaines figures sans en reprendre la trame narrative. La transfictionnalité s’intéresse donc au mythe en tant qu’histoire et si, tout comme les lectures allégoriques, elle interroge le sens du mythe, par la fictionnalisation qu’elle opère, elle modifie et interroge aussi le mode d’adhésion à cette histoire. En émancipant le mythe du fondement historique et de la vérité empirique, très souvent par le recours à l’ironie et à une dimension métaréflexive, les fictions du déluge n’évacuent pas le rapport à la croyance, elles le questionnent et en font le sujet même de leur histoire. De la Bible à la littérature 289 BIBLIOGRAPHIE ANONYME (1979), Le chant de Gilgamesh, récit sumérien traduit et adapté par Jean Marcel, illustré par Maureen Maxwell, Montréal, VLB. AUGUSTIN (1994), La cité de Dieu, traduction du latin de Louis Moreau revue par Jean-Claude Eslin, Paris, Seuil. BERTRAND, Denis (1983), « Les migrations de Carmen », Le Français dans le monde, no 181 (novembre-décembre), p. 103-108. 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Telle est, du moins, dans La fausse suivante de Marivaux, la thèse du valet Trivelin, quand son ami Frontin lui demande qui donc était Homère : « Je pense qu’il était de Québec, quelque part dans cette Égypte et qu’il vivait du temps du déluge » ([1724] 1999 : Acte 1, Scène 1). Toute lumineuse que fût cette réponse, il existait d’autres manières de satisfaire la curiosité de Frontin. On pouvait, par exemple, lui servir la formule qui revient comme un leitmotiv dans les manuels de littérature antique : « [O]n ne sait rien de cet auteur1. » Ou encore forger une réponse plus bigarrée. Ainsi : « Homère était aveugle, mais pas de naissance2, il est le fils de Télémaque3, joue de la lyre4, mais 1. Ainsi, entre autres exemples, Suzanne Saïd écrit-elle : « L’Antiquité tout entière a cru à l’existence d’Homère. Mais on ne sait rien de cet auteur […] » (1998 : 12). Comme elle le rappelle, cet aveu d’ignorance trouve ses sources dès l’antiquité où le discours sur Homère s’ouvre bien souvent par un aveu d’ignorance. Ainsi Héliodore, dans un passage didactique de son roman Les Éthiopiques, fait remarquer à l’un de ses personnages que « Homère porte selon les peuples, des noms différents, que chaque ville se prétend la patrie de ce savant poète » (Éthiopiques III, 14). De même, les biographiques légendaires que nous a laissées l’Antiquité tardive s’ouvrent sur des interrogations sans réponse sur les origines du poète. Voir Saïd (1998). 2. Hypothèse audacieuse lancée notamment par Gabriel Germain en 1958 et reprise en 1980 par Edouard Delebecque. Voir Germain (1958 : 84) et Delebecque (1980 : 19). 292 La fiction, suites et variations aussi du violon5 ; né à Ithaque6, il ne dédaigne pas de s’endormir aux abords du palais du Luxembourg7 et on l’a vu aussi, sur les décombres d’une université en ruines, en train de se livrer à des attouchements sexuels sur la personne de Gay, fille d’Hélène de Troie…8 » Rien n’est plus simple que d’esquisser ce portrait. Il suffit de mettre en œuvre ce que l’on pourrait nommer la transfictionnalité d’Homère, ou plutôt les deux transfictionnalités d’Homère. Car, de l’Antiquité à nos jours, la représentation du poète engage la transfictionnalité sur deux plans différents. D’abord, à un premier niveau, rien n’empêche de compléter l’univers fictionnel de l’Iliade et de l’Odyssée en y incluant Homère, dont on imaginera, par exemple, qu’il est le fils de Télémaque. L’univers fictionnel de l’œuvre est modifié par l’inclusion en son sein de l’auteur qui l’a représenté et on parlera, dans ce cas, de transfictionnalité transmimétique. À un deuxième niveau, la permanence de la figure d’Homère de l’Antiquité à nos jours a entraîné l’écriture successive, à travers les siècles, de plusieurs représentations fictionnelles, narratives ou picturales, prenant Homère pour personnage : s’il joue du violon au XVIIe siècle dans un tableau de Piero Francesco Mola, il devient chez Jorge Luis 3. Voir les vies légendaires d’Homère que nous a laissées l’Antiquité. On trouvera le texte de ces vies dans T. W. Allen (1912). Outre quatre vies anonymes numérotées de IV à VII, on trouve dans cet ensemble de vies antiques d’Homère dont les dates sont incertaines, une vie attribuée faussement à Hérodote (Vita Herodotea), le récit du combat d’Homère et d’Hésiode (Certamen), une vie de Plutarque, une brève vie en vers de Tzetzes et une vie extraite de la Souda. L’idée qu’Homère serait le fils de Télémaque se trouve dans le Certamen, 23 et 28 dans la Souda, 5. Voir Rabau (2001). 4. Voir par exemple Homère donne sa lyre à Houdar de La Motte (gravure accompagnant la traduction de l’Iliade par Houdar de La Motte, 1712). 5. Voir le tableau de Piero Francesco Mola (1612-1666), Homère jouant du violon. 6. Souda, 19 (Homère est né à Ithaque). 7. Jacques-Louis David (1794), Homère endormi, Paris, Musée du Louvre. (Homère est endormi devant le palais du Luxembourg.) 8. Voir Barker (1988). Transfictionnalité d’Homère 293 Borges9 un troglodyte aphasique ou, chez Howard Barker, un vieillard vicieux et désabusé. Cette double transfictionnalité n’a pas pour point de départ un protomonde aisément repérable, un univers fictif que l’on tenterait de modifier ou de compléter comme on compléterait l’univers fictif de Madame Bovary. À l’origine de cet Homère transfictionnel, c’est plutôt un point d’interrogation que l’on rencontre, un blanc dans l’encyclopédie qui décrit le monde actuel : de cet auteur, on ne sait rien. Dans le cas d’Homère, la transfictionnalité est donc moins un moyen de remettre en question l’identité d’un être fictif qu’une tentative sans cesse réitérée de constituer l’identité d’un être inconnu. Dès lors, la question qui se pose à la théorie de la transfictionnalité se trouve sensiblement modifiée : on ne se demandera pas si Homère garde la même identité d’une fiction primitive aux suivantes, mais plutôt si la transfictionnalité peut permettre de bâtir une identité, de donner une figure à un auteur inconnu. En d’autres termes, la transfictionnalité possède-t-elle le même pouvoir d’instauration que la fiction, permet-elle de créer et de construire un personnage au même titre que toute autre fiction ? PAYSAGE TRANSFICTIONNEL D’HOMÈRE OU COMMENT FIGURER L’INCONNU La transfictionnalité permet de compenser l’ignorance par la figuration, de représenter concrètement celui dont on ne sait rien. Dans le cas de la transfictionnalité transmimétique, l’univers fictif de l’Iliade ou de l’Odyssée est modifié de manière à ce qu’Homère en devienne un habitant et qu’on ait donc sur le poète des renseignements aussi riches que ceux que nous possédons sur ses héros. Cette modification procède soit par l’expansion de l’univers fictif de l’œuvre, soit par la construction d’une autre issue à cet univers. L’expansion dans le futur de l’univers fictif de l’Odyssée permet et de donner à Homère une généalogie et d’expliquer 9. Voir Borges ([1949] 1971). 294 La fiction, suites et variations pourquoi il entreprit d’écrire l’Odyssée, soudainement conçue comme une sorte de chronique familiale. On lit par exemple dans la Souda que Télémaque eut un fils qui n’était autre qu’Homère. Pour figurer l’origine du texte, on invente donc un futur à l’univers fictif que représente ce texte. Pour corser encore le jeu de l’expansion, on peut inventer un futur post-portem aux héros de cet univers fictif, figurer Achille ou Ulysse au royaume des morts où séjourne également Homère10. Il est alors aisé d’imaginer diverses relations entre Homère et ses héros et par là d’enrichir la description du poète. On apprend dans l’Histoire véritable de Lucien qu’Homère était un piètre orateur, puisque Ulysse doit lui servir d’avocat dans l’île des Bienheureux. Mais la figuration de l’auteur peut aussi passer par la création d’une autre version du monde fictionnel de l’œuvre. Dans son roman Homer’s Daughter (1955), Robert Graves réinvente le personnage de Nausicaa, qui devient une princesse sicilienne aux ambitions littéraires affirmées : son admiration pour l’Iliade d’Homère lui fait entreprendre la composition de l’Odyssée, sous le pseudonyme… d’Homère. Elle s’y représente sous les traits de Nausicaa – princesse phéacienne et non plus sicilienne. Graves invente donc une autre version de l’Odyssée – l’île des Phéaciens devient la Sicile et Nausicaa est plus préoccupée de gloire littéraire que de mariage. Cet autre univers devient le monde où prend naissance l’œuvre qui figurait l’univers fictif premier. Dans Naissance de l’Odyssée (1930), Jean Giono procède de manière analogue : inventant un autre univers à celui de l’Odyssée – Ulysse est un couard, mais un excellent conteur, qui invente des aventures qu’il n’a jamais vécues –, le romancier narre la genèse de l’Odyssée dont l’auteur n’est donc autre qu’Ulysse. Encore une fois, c’est dans l’autre monde qu’est figurée la genèse de l’œuvre, tandis que l’auteur prend les traits d’un personnage. Toutefois, Giono 10. Voir François Fénelon ([1712] 1994). Homère est figuré en compagnie d’Ulysse par Lucien (1958). Transfictionnalité d’Homère 295 perd en pouvoir d’identification ce qu’il gagne en pouvoir de figuration : nous savons certes qui est l’auteur de l’Odyssée, mais le nom « Homère » n’a plus de référent et la question « qui est Homère ? » est éludée plutôt que résolue. Il est en ce sens plus efficace de procéder comme les auteurs antiques de vies légendaires d’Homère et d’imaginer un univers différent de celui de l’Odyssée, où Homère pourra être inclus sans difficulté. Le pseudo-Hérodote forge ainsi l’univers dont se serait inspiré Homère pour écrire l’Odyssée : bien évidemment, cet univers où Homère naît à Ithaque, fréquente un certain Mentor et voyage à travers le monde n’est qu’une autre issue à l’Odyssée. Par quoi il est possible d’expliquer la genèse de l’Odyssée tout en figurant Homère : il écrivit pour rendre hommage à ses amis et représenter ce qu’il avait appris du monde. Ainsi, quand il s’agit d’Homère, la transfictionnalité n’a pas pour fonction première de compléter, d’enrichir ou de modifier l’univers fictionnel inventé par Homère mais bien de figurer le monde actuel où l’auteur dont on ignore tout est censé avoir écrit. En effet, nous sommes dans un cas où le monde actuel est incomplet non pas par nature mais de fait, tandis que l’univers fictionnel est incomplet par nature, mais est néanmoins mieux connu que le monde actuel. C’est pour cette raison que la transfictionnalité transmimétique autorise une représentation de l’auteur et donne sinon un savoir certain, du moins une image d’Homère. Dans le cas de la transfictionnalité transhistorique, un tel enrichissement ne semble pas s’opérer, pour deux raisons symétriquement opposées : la représentation d’Homère est trop continue ou au contraire trop discontinue. Elle est trop continue car, d’une représentation à l’autre, le discours sur Homère est répétitif car stéréotypé ; l’on ne dit du poète que ce que l’on a déjà dit de lui : il est aveugle, s’appelle Homère, a écrit l’Iliade et l’Odyssée, sans doute La Batrachomyomachie. À ces qualités fondamentales s’ajoutent quelques anecdotes figées empruntées aux vies antiques : Homère a parcouru les villes de la Grèce en chantant ses poèmes, a été 296 La fiction, suites et variations attaqué par les chiens, a demandé l’hospitalité11… Ces traits et anecdotes qui reviennent intacts d’une fiction à l’autre permettent la reconnaissance d’Homère quel que soit son aspect. Dans un cas au moins, Homère a même été reconnu à tort : le film de Fabio Carpi, intitulé en italien Nel paeso stranieri, raconte l’histoire d’un écrivain aveugle, René Kermader qui, sauf ses problèmes ophtalmologiques et sa qualité d’écrivain, n’a rien en commun avec Homère. Mais ces deux seules qualités, et sans doute un souci bien compréhensible d’augmenter le nombre des entrées, ont entraîné, dans la version française du film, une curieuse assimilation : Nel paeso stranieri est devenu en français Homère, la dernière Odyssée. L’histoire de René Kermader devient celle d’Homère qui, par un effet transmimétique, est également assimilée à celle d’Ulysse. Cette aventure cinématogréco-publicitaire illustre bien l’extrême pouvoir d’identification des traits figés d’Homère, mais alerte également sur l’écart qui sépare chaque fiction d’Homère de la suivante : René Kermader peut être Homère sans avoir presque rien à voir avec Homère. De fait, l’histoire des représentations d’Homère est discontinue, car chaque nouvelle fiction d’Homère semble ne tenir aucun compte de la précédente, ne la complète pas, ne la corrige pas : chaque invention d’Homère est seulement différente de la précédente. Il est par exemple pratiquement impossible d’établir un lien de parenté entre le sage poète de François Fénelon, le poète rieur de Marivaux12, le mendiant mélancolique et aveugle d’André Chénier, le troglodyte analphabète de Borges et le vieillard vicieux de Barker. 11. Voir « L’aveugle » de Chénier (1819) et les sujets de certaines représentations picturales d’Homère : Claude Michel dit Clodion (17381814), Homère mordu par les chiens ; Paul Jourdy, Homère parcourant les villes de Grèce et chantant ses poésies, 1834 ; Jacques-Louis David (1794), Homère récitant ses vers aux Grecs, Paris, Musée du Louvre ; Jules-Jean Antoine Lecomte de Noüy, Homère mendiant, 1881 ; LouisHector Leroux, Homère demandant l’hospitalité, 1855 ; Clément Bidot, Homère demandant l’hospitalité, 1855 ; Paul-Emmanuel Legrand, Homère chante ses poésies chez un armurier (Concours d’esquisse peinte), 1884. 12. Voir Marivaux ([1716] 1972). Transfictionnalité d’Homère 297 Toutefois, chaque nouvelle fiction d’Homère, prise en elle-même, est dotée d’un fort pouvoir de figuration, au sens où elle permet d’inclure Homère, auteur du passé, dans le présent de son lecteur, ou plus exactement dans une version fictive du présent où se lit Homère. De fait, à chaque nouvelle génération, dès qu’interviennent une nouvelle lecture et une nouvelle compréhension des épopées homériques, il s’invente parallèlement une nouvelle fiction d’Homère qui correspond à cette nouvelle interprétation. Homère est représenté dans un univers fictif construit à partir du monde où l’œuvre est lue. C’est en ce sens que l’on peut par exemple comprendre qu’en 1794 Jacques-Louis David représente Homère endormi près du palais du Luxembourg. C’est en ce sens surtout que la réinvention d’Homère est souvent l’occasion de figurer la rencontre du poète et d’un nouveau lecteur, relation inédite qui enrichit encore l’image fictive d’Homère. Au IIe siècle de notre ère, le héros de l’Histoire véritable fait ainsi dériver sa conversation avec Homère, qu’il rencontre sur l’île des Bienheureux, vers les interrogations érudites des savants d’Alexandrie, l’interrogeant sur le sens et l’authenticité de ses poèmes ou encore sur le lieu de sa naissance. Au début du XVIIIe siècle, Houdar de la Motte et Marivaux exposent au poète, qui les approuve évidemment, leur lecture pour le moins critique de l’Iliade. Dans ces deux cas, Homère est le double docile de ses lecteurs. Au XXe siècle, chez Borges comme chez Barker, alors qu’il fait à nouveau face à des lecteurs savants, il se soucie peu de leurs interrogations et, auteur étourdi ou désinvolte, semble plutôt oublieux d’une œuvre que d’autres que lui se soucient de conserver. La figuration qu’apportent les deux types de transfictionnalité est d’autant plus efficace que les deux niveaux se combinent ou se superposent, quand le personnage du lecteur est incarné par un personnage de l’Iliade ou de l’Odyssée. Thersite chez Lucien, Achille chez Fénelon, Hélène chez Barker, ont lu l’Iliade et l’Odyssée et livrent à Homère leur point de vue de lecteur forcément informé et modelé par le point de vue du siècle qui les figure. Le poète inconnu est 298 La fiction, suites et variations alors doublement figuré et présent à nos yeux en ce qu’il est simultanément inclus dans l’univers fictionnel qu’il a créé et dans une version fictive de l’univers de son lecteur. Mais le même individu peut-il appartenir à la fois à l’univers fictif de son œuvre et à une version fictive du monde où on le lit ? Plus généralement, si la transfictionnalité peut permettre de donner corps à Homère, permet-elle pour autant de le constituer en un être cohérent ? Il semble bien qu’Homère transfictionnel n’ait identité qu’éclatée et morcelée. HOMÈRE EN ÉCLATS Cette fragmentation s’observe d’abord sur le plan transmimétique, si on s’interroge sur le statut ontologique d’Homère quand il est figuré à partir de l’univers fictif de son œuvre. La question classique du rapport entre un être historique et sa contrepartie fictive13 se trouve en effet déplacée, voire dépassée. On ne se demande plus si un être fictif doit être assimilé à son homonyme historique, mais on doit plutôt envisager la possibilité d’un être tel qu’il appartienne à la fois à un monde fictif et au monde actuel : Homère transfictionnel n’a d’identité cohérente que si on peut concevoir un être défini par un ensemble de traits les uns historiques et les autres fictifs, un être en relation aussi bien avec des êtres historiques qu’avec des êtres fictifs. Homère transfictionnel est à la fois l’auteur de l’Odyssée, un texte disponible dans toutes les bibliothèques du monde actuel, et le fils de Télémaque, personnage d’une fiction. Pour garder une identité cohérente au personnage auquel nous sommes confrontés, il faut admettre qu’un même être puisse recevoir la somme des attributs historiques et fictifs qu’il a reçus, qu’Alexandre le Grand ou Napoléon, par exemple, puisse être aussi bien caractérisé par ses attributs historiques que 13. Voir notamment MacDonald ([1954] 1992) ; Goodman ([1974] 1992 : 134 sqq.) ; Searle (1982 : 109 sqq.) ; Genette (1991 : 36 sqq. et 58 ssq.) ainsi que la synthèse proposée par Montalbetti (2001 : 31-32 et 5571). Transfictionnalité d’Homère 299 par les attributs que lui ont prêtés un certain nombre de légendes. Homère transmimétique souffre donc d’une certaine incohérence ontologique qui se double, sur le plan historique, d’une fragmentation identitaire. Peut-on encore, en effet, considérer qu’un être possède une identité quand cette identité se constitue par l’invention successive de mondes fictifs hétérogènes et contradictoires ou incohérents ? Cette question met en jeu un autre trait de la figure fictive d’Homère : dans bien des cas, quand le poète est représenté dans une fiction, le sens figuré l’emporte sur le sens propre ; par antonomase, métonymie, allégorie, etc., la figure d’Homère tend à référer à un sens qui transcende la figure concrète et individuelle du poète et peut renvoyer soit à une idée abstraite – par exemple, l’idée de génie poétique –, soit à un objet (l’œuvre d’Homère), soit à un type (le type du poète ancien ou du grand poète, comme Arlequin renvoie au type du valet). Le théoricien de la transfictionnalité doit alors analyser le statut particulier des migrations d’une fiction à l’autre effectuées par les personnages porteurs d’un sens figuré ou englobant : peut-on, par exemple, parler d’une transfictionnalité d’Arlequin ; retrouve-t-on, d’une pièce de théâtre à l’autre, le même personnage nommé Arlequin, ou seulement un Arlequin, un valet nommé par antomase Arlequin ? Le dialogue fantaisiste entre Trivelin et Frontin que nous citions témoigne, sans la dépasser, de cette hésitation à faire d’Homère soit un individu déterminé et unique, soit un type englobant. Alors que Frontin l’interroge sur la querelle des Anciens et des Modernes, Trivelin commence par user de l’antonomase et emploie le nom d’Homère comme un nom commun : Trivelin. — Des anciens…, attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande ; c’est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu cela ? Frontin. — Non. Mais dans la suite du dialogue, il est bien question d’un individu déterminé : 300 La fiction, suites et variations Trivelin. — C’est dommage ; car c’était un homme qui parlait bien grec. Frontin. — Il n’était donc pas Français cet hommelà ? Trivelin. — Oh ! que non ; je pense qu’il était de Québec, quelque part dans cette Égypte, et qu’il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui de fort belles satires ; et mon maître l’aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène. Mais tout de suite, Frontin assimile cet individu anonyme à une race (les Homères, donc), comme si la désignation et la description de la figure individualisée équivalaient à la description d’un groupe englobant : « Frontin. — Je n’ai jamais entendu parler de cette race-là, mais voilà de vilains noms » (La fausse suivante, Acte 1, Scène A). Cette hésitation entre la référence individuelle et le type englobant n’a rien d’exceptionnel. Larry F. Norman a montré comment, dans un autre contexte, Vico met en doute l’existence individuelle d’Homère tout en conservant pourtant la figure concrète, voire individuelle du poète14. Vico pense que l’homme appelé Homère doit être considéré comme une représentation figurée de la collectivité grecque. Cependant, il parle de cette allégorie en des termes qui conviendraient parfaitement à un unique poète génial et non à une collectivité : C’est le génie de cet âge qui fit d’Homère un poète incomparable. […] Homère est assuré désormais des trois titres immortels qui lui ont été donnés, d’avoir été le fondateur de la civilisation grecque, le père de tous les autres poètes, et la source des diverses philosophies de la Grèce (cité dans Norman, 2005 : 103). Dans le cas d’Homère, l’utilisation figurée du nom propre n’est donc pas incompatible avec la représentation d’un personnage déterminé par un ensemble de traits concrets et 14. Voir Norman (2005 : 102-104). Transfictionnalité d’Homère 301 variables. Or la question de l’identité transfictionnelle transhistorique du poète se pose différemment selon que l’on se place du point de vue du sens figuré que reflète l’individu concret ou du point de vue du sens propre, du personnage concret pris en tant que tel et non pour ce qu’il représente. Si l’on se place du côté du sens figuré, les ruptures et changements que l’on observe d’un univers fictif à l’autre ne sont guère étonnants. L’idée de génie poétique change d’un siècle à l’autre, comme peut varier l’idée de la civilisation grecque. Il est donc naturel, du point de vue de la signification, que l’Homère mélancolique de Chénier devienne un Homère analphabète chez Borges. Mais si l’on se place du côté du personnage concret qui incarne ce sens, la transfictionnalité transhistorique construit bien une figure à l’identité problématique. Car ces portraits d’Homère ne sont pas seulement des fictions ad hoc dont la seule fonction serait d’imager un sens second, éminemment variable. Le nom d’Homère a d’abord permis de désigner un poète dont on ignore tout mais dont on ne remet pas en cause l’existence. Ensuite, dans bon nombre de fictions d’Homère, la représentation du poète est trop complexe pour qu’on puisse ramener l’ensemble de ses traits à un sens second déterminé. En somme, la figure fictive d’Homère est sans doute trop associée à un sens second pour ne pas être sujette à de fortes variations, mais elle est trop indépendante de ce sens pour qu’on se contente de rendre compte de ses métamorphoses par la simple hypothèse de la réévaluation d’une idée. On doit bien tenter d’appréhender un personnage de fiction constitué par la somme des caractéristiques qu’il reçoit dans des univers fictifs hétérogènes : le personnage nommé Homère, et non pas seulement le concept de génie poétique, est-il le même chez Chénier ou chez Borges ? La fonction de désignateur rigide du nom propre se trouve, dans ce cas, portée à un point limite : soit un individu dont je ne sais pratiquement rien sinon qu’il se nomme Homère, un individu dont l’existence se résume presque à un nom : si je rencontre la mention de ce nom dans une série de mondes fictifs hétérogènes et parfois contradictoires, puis-je admettre que l’accumulation 302 La fiction, suites et variations des traits attribués à cet individu dans des univers différents permet de lui construire une identité ? Certes le respect le plus élémentaire du principe de non-contradiction inciterait plutôt à poser qu’il n’existe pas un Homère doté d’une identité cohérente, et que des modèles tels que l’homonymie ou la notion d’air de famille forgée par Ludwig Wittgenstein15 permettraient mieux de rendre compte de la relation qu’entretiennent entre eux ces différents Homère(s). Tant sur le plan transmimétique que sur le plan transhistorique, Homère transfictionnel n’existerait donc pas comme personnage individué et unique. Toutefois, cette solution reste gênante précisément parce qu’elle contredit la raison d’être de la transfictionnalité homérique. Sur le plan du référent d’abord, la transfictionnalité d’Homère répond à une interrogation sur un individu dont on ne sait rien, mais dont l’existence individuelle n’est pas remise en question : c’est d’un seul et unique individu dont on parle à chaque nouvelle représentation d’Homère. Ensuite, cette transfictionnalité répond à un besoin à la fois culturel et herméneutique d’individualité. Certes, depuis l’Antiquité, et surtout depuis les thèses de l’abbé d’Aubignac et de F.A. Wolf, l’idée est revenue avec régularité qu’aucun individu nommé Homère n’a jamais existé. Mais tout aussi régulièrement des lecteurs ont lu l’Iliade et l’Odyssée comme des textes résultant de l’intention d’un auteur unique et déterminé. Cet auteur, nommé Homère, joue le rôle d’un principe régulateur de l’interprétation : toute représentation d’Homère a pour fonction de forger une figure individuelle garante d’un sens cohérent du texte et donc de la possibilité, pour l’interprète, de dégager ce sens. En d’autres termes, chaque représentation fictionnelle d’Homère reflète non seulement une idée de son texte – ainsi de l’Homère bouffon de Marivaux image d’une vision parodique de l’Iliade –, mais elle constitue également la condition de possibilité d’une interprétation de ce texte 15. Selon Wittgenstein, l’expérience de la reconnaissance repose sur des fondements flous où l’on emploie le signe = sans qu’il y ait égalité mathématique (1966 : 72). Transfictionnalité d’Homère 303 comme un tout cohérent émanant d’une intention unique. À cette nécessité strictement herméneutique s’ajoute manifestement le besoin, constant dans l’histoire, de construire une figure individualisée d’auteur pour les deux épopées fondatrices de la littérature occidentale. De fait, aucune tentative pour dissoudre la figure d’Homère n’a empêché que la figure auctoriale d’Homère continue à être représentée comme celle d’un individu : Vico personnifiant la figure qu’il vient de dissoudre en une collectivité est l’exemple le plus frappant de cette tendance qui explique sans doute en grande partie l’élaboration transfictionnelle de la figure d’Homère, quand bien même elle conduit paradoxalement à dissoudre la figure d’un unique poète en une multitude d’images peu compatibles entre elles ou à en faire un hybride de fiction et d’histoire. À moins qu’il n’existe un monde, sans doute fictif, où la figure transfictionnelle d’Homère fasse sens et ne soit plus traversée par les contradictions que l’on a dites. Peut-être alors, ne serait-ce que pour respecter le besoin d’individualité attaché à la personne ou au personnage du poète, peut-on se demander, au moins à titre heuristique, quel univers serait capable d’accueillir Homère transfictionnel. QUELLE FICTION POUR LA TRANSFICTIONNALITÉ D’HOMÈRE ? Quiconque se risquerait à imaginer ce monde se trouverait devant un cahier des charges pour le moins contraignant. Il faudrait en effet concevoir un monde tel que la différence que nous établissons intuitivement entre monde fictif et monde actuel ne soit plus pertinente – par exemple, un monde tel que l’idée d’un enfant né de l’union de Flaubert et de Madame Bovary n’y soit pas inconcevable. En outre, cet univers devrait permettre de substituer à l’idée de succession chronologique l’idée d’une coexistence du présent, du passé et, éventuellement, de l’avenir : Homère devrait pouvoir tout naturellement se trouver face à Marivaux dès lors que Marivaux a lu Homère. Enfin, ce monde admettrait la 304 La fiction, suites et variations coexistence de mondes possibles hétérogènes sans que soit posée la question de leur compossibilité. Comme il est peu probable qu’aucun gouvernement accepte de financer l’expédition qui permettrait d’inventer et d’explorer ce monde encore à découvrir, on se tournera pour plus d’efficacité vers les œuvres d’imagination, pour vérifier s’il n’a pas déjà été inventé, au deuxième sens du terme. Certes quelques tentatives répondent partiellement à notre quête. Les royaumes des morts et autres îles des Bienheureux sont généralement le lieu d’une coexistence des temps, voire, sans que cela soit toujours explicité, d’une certaine porosité entre la fiction et le monde actuel : non seulement Homère y discute, par exemple, avec Ésope16, mais, en outre, rien n’empêche que l’auteur de l’Odyssée s’y entretienne avec Achille ou y séjourne en compagnie d’Ulysse, à moins qu’il ne réponde aux questions de Lucien, à la fois auteur et personnage de l’Histoire véritable. Toutefois, même les royaumes des morts forgés au fil des siècles semblent soumis aux lois du principe de non-contradiction : Homère n’y est pas simultanément représenté comme un comique et comme l’auteur d’allégories, comme un mendiant mélancolique et comme un troglodyte analphabète ; quand il joue de la lyre, il ne joue pas du violon, etc. Un autre modèle de fiction littéraire et l’univers fictif qu’il présuppose pourraient autoriser, au moins en puissance, cette coexistence de traits apparemment incompatibles. Anne Besson définit la série par un retour répétitif associé à une discontinuité de l’intrigue où les « parties l’emportent sur le tout » (2004 : 22). Bien que cela ne soit pas toujours le cas, la série suppose donc généralement une succession de mondes fictifs où évolue le même héros, sans que soit nécessairement posée la question du rapport ou même de la compatibilité de ces mondes. Mutatis mutandis, l’univers fictif d’Homère transfictionnel correspond bien à cette définition de la série : il s’agit toujours d’Homère mais d’un Homère qui, d’un épisode de l’histoire littéraire à l’autre, prend de 16. Voir Fontenelle ([1683] 1971). Transfictionnalité d’Homère 305 nouveaux traits et habite de nouveaux univers sans grand rapport avec les précédents. Chaque nouvelle fiction d’Homère est en quelque sorte un nouvel épisode des aventures d’Homère. Mais si le modèle de la série satisfait la clause de la discontinuité, il n’est guère efficace pour rendre compte de la superposition des mondes fictionnels et actuels et de la coexistence des temps. Il existe cependant un univers qui pourrait bien répondre à nos trois conditions. Dans son récent roman Ilium, Dan Simmons a inventé un curieux univers où Thomas Hockenberry, scholiaste de son état, qui a vécu aux environ du XXIe siècle, se retrouve dans un futur éloigné au service des dieux de l’Olympe dont on comprend qu’ils ont établi leur résidence sur la planète Mars (sur le mont Olympos, bien sûr). Sa mission ? Partir en expédition à Troie, pendant le fameux siège, pour vérifier la concordance entre l’Iliade et les faits qui se déroulent sous ses yeux. Parallèlement à cette intrigue, nous suivons les voyages de deux « moravecs », entités robotiques fort cultivées, lecteurs de William Shakespeare et de Marcel Proust, et les pérégrinations d’un groupe de old style human, anciens terriens sans aucune culture, mémoire ni sens de l’histoire, qui en viennent à explorer ce qui fut notre terre, où ils rencontrent notamment – mais pas en Grèce – un nommé Odysseus. Pour notre propos, il importe surtout de noter que dans Ilium des histoires d’époques manifestement différentes semblent se dérouler simultanément, que l’histoire narrée dans l’Iliade (et donc déjà passée ?) est pourtant en train d’avoir lieu sous les yeux d’un lecteur d’Homère, qu’enfin Odysseus, présent au siège de Troie, peut pourtant également exister sans contradiction apparente dans une autre intrigue et dans un autre lieu. En somme, l’univers créé par Simmons accueillerait sans doute assez facilement notre Homère transfictionnel. Et si nous admettons que cet Homère transfictionnel joue le rôle d’un principe régulateur de notre lecture de l’Iliade et de l’Odyssée, il se pourrait bien que la science-fiction ait non seulement une fonction métalittéraire, comme l’ont souligné Irène Langlet (1997) et Richard Saint-Gelais (1998), mais aussi, si 306 La fiction, suites et variations l’on peut dire, une fonction métaherméneutique, qu’elle permette d’interroger, tout en les représentant, les conditions de production d’une figure d’auteur qui conditionne, régule et fonde notre lecture d’un texte : ce n’est peut-être que dans un univers de science-fiction que nous pouvons concevoir cet auteur dont on ne sait rien, mais dont on n’a jamais cessé de forger la figure, par l’intermédiaire de la transfiction. Il resterait bien sûr à s’interroger sur l’absence d’Homère dans un univers qui semble fait pour lui : de fait, Simmons ne dit rien d’Homère. À moins qu’Homère soit bien là, mais que nous ne le reconnaissions pas : qu’en est-il en effet du Moravec Orphée d’Io qui, à la fin du roman, se retrouve lui aussi en pleine guerre de Troie après avoir manifestement perdu la vue ? On pourrait encore imaginer qu’Homère ne figure dans ce roman parce qu’il en est l’auteur sous le pseudonyme de Simmons : qui après tout plus qu’Homère a intérêt, pour continuer d’exister, à concevoir un tel univers ? L’enquête reste à mener sur ce dernier point, mais il est une explication plus simple à l’absence d’Homère : il habite déjà un autre univers, celui-là même que supposent son invention et ses réinventions successives, cet univers étrange, inconcevable hors la fiction, mais dont la postulation implicite permet encore et toujours de figurer l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée. À la fin de son essai Heterocosmica, Lubomir Dolezel ˇ se demande à propos de la transfictionnalité comment des univers fictionnels incompatibles peuvent être compossibles (1998 : 199-278). On pourrait apporter un élément de réponse à cette interrogation en notant qu’il existe des êtres, ou en tout cas un être nommé Homère, qui n’ont d’existence que transfictionnelle et que, pour ces êtres au moins, il faut bien inventer ou concevoir des univers où coexistent différents univers fictionnels hétérogènes, où passé, présent et futur, mais aussi fiction et monde actuel se superposent. Si la transfictionnalité a le pouvoir de constituer et d’amener à l’existence un individu, elle suppose aussi l’invention d’un univers transfictionnel où l’existence de cet individu fait sens. Pour cette raison, parce qu’elle nous appelle à imaginer Transfictionnalité d’Homère 307 cette espèce d’univers transfictionnel inexistant mais pourtant concevable, peut-être la transfictionnalité invitet-elle, tout simplement, à la fiction. 308 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE ALLEN, T. W. (1912), Vitae, dans Homeri opera, T. W. Allen éditeur, T.V. Oxford. BARKER, Howard (1988), The Bite of the Night : an Education, Londres, Calder Publications. BESSON, Anne (2004), D’Asimov à Tolkien – cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS Éditions. BORGES, Jorge Luis ([1949] 1971), « El immortal », dans El Aleph, Madrid, Alianza Editorial. DELEBECQUE, Edouard (1980), Construction de l’Odyssée, Paris, Les Belles Lettres. DOLEZEL ˇ , Lubomir (1998), Heterocosmica. Fiction and Possible Worlds, Baltimore, Johns Hopkins University Press. 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Certains regretteront peut-être qu’on ne puisse en baliser précisément la définition pour le transformer en grille d’analyse derrière laquelle le chercheur pourrait calmement s’enfermer ; on peut préférer néanmoins considérer le concept de manière dynamique, plastique, adaptable et offrant ainsi la possibilité de provoquer de nouvelles lectures, originales, ou de repenser certaines perspectives théoriques ou lecturales. Pour paraphraser Philippe Lejeune (qui s’interrogeait alors sur la définition de l’autobiographie), il est sans doute vrai que définir un genre signifie fixer en premier lieu un centre et non des marges. En même temps, le lecteur attentif sait bien que ce sont les marges qui permettent bien souvent de (re)définir le centre, en ébranlant ce qu’on considérait jusque-là comme des évidences. La règle, 1. Cet article a été écrit dans le cadre du projet « Le scientifique, entre Histoire et fiction », subventionné par le CRSH 312 La fiction, suites et variations la loi, existe pour qu’on puisse la contourner. Sinon, elle n’aurait aucune utilité. Ces prolégomènes, on le devinera, annoncent que mon propos s’inscrira un peu en périphérie de la transfictionnalité – dans la mesure bien sûr où il est possible de considérer un centre et des marges en s’intéressant à un concept aussi récent et qui n’a rien à mon sens de réducteur. À tout le moins, précisons que la lecture suggérée dans ces pages ne concerne pas spécifiquement le prolongement d’une fiction au-delà des limites d’une œuvre, mais bien plutôt la fictionnalisation d’un personnage historique, et surtout celle d’un discours à son propos, largement reprise dans le discours social et dans diverses fictions. Un grand mythe de la science, pour tout dire, qu’il s’agira d’examiner à travers une lunette privilégiée. Le sujet : le physicien Isaac Newton. L’objet : une pomme. L’excuse : le bédéiste Marcel Gotlib et la Rubrique-à-brac. Pour expliquer ce choix, j’aimerais d’abord le situer à l’intérieur d’un cadre plus vaste qui concerne la fictionnalisation de certaines figures scientifiques. Ce projet porte en priorité (sans être exclusif) sur six grands noms de l’univers des sciences. Par ordre chronologique : Giordano Bruno (pour qui le mot « scientifique » doit être mis en guillemets puisque nous nous situons dans son cas avant la modernité), Galileo Galilei, Isaac Newton, Charles Darwin, Albert Einstein, Robert Oppenheimer. Pourquoi ces six noms plutôt que d’autres ? On pourrait souligner dans un premier temps des raisons pratiques, puisqu’ils apparaissent dans plusieurs fictions, ce qui rend l’analyse plus intéressante. Mais aussi – et ceci explique sans doute cela – parce qu’ils sont tous les six associés, plus encore qu’à une découverte, à un paradigme qui a révolutionné le rapport du sujet au monde : Bruno et Galilée par leurs réflexions astronomiques, Newton par la gravitation, Darwin par la théorie de l’évolution, Einstein par la révolution du continuum spatio-temporel, Oppenheimer par le nucléaire ; chacun d’entre eux a joué, parfois malgré lui, un rôle politique important par les répercussions de ses découvertes. L’attraction entre deux corps 313 L’objectif consiste à montrer en quoi ces figures, dans la fiction, sont au cœur de tensions sociales dont elles deviennent le symptôme, provoquant une crise qui déborde du caractère scientifique de leurs travaux pour toucher le religieux, l’éthique, le politique. Grâce à quoi on peut examiner, par ces figures, comment se présente le chercheur scientifique dans le monde postindustriel – car elles sont réactualisées dans les fictions des dernières décennies –, analyser le rôle qu’elles jouent dans l’imaginaire, sur les plans cognitif, épistémologique, social, et observer en quoi elles peuvent représenter un modèle épistémique interrogeant les frontières entre les « deux cultures » (selon la célèbre formule de Charles Percy Snow). Car rapprocher littérature et science en indiquant ce que la première dit de la seconde, en soulignant l’intérêt des sciences dans un corpus important de textes, aussi bien dans la sphère de grande production que dans la sphère de production restreinte, est une manière d’interroger l’évacuation fréquente des sciences de ce qu’on nomme « la culture ». Or, la littérature peut à tout le moins indiquer comment les sciences pensent, comment elles traduisent notre monde et comment elles infléchissent notre manière de le concevoir. Si ces travaux mettent l’accent en priorité sur l’analyse de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre, il s’agit aussi de voir comment ces scientifiques sont perçus dans l’imaginaire social, de manière plus générale, et comment certains mythes se développent et perdurent, traversent les décennies sinon les siècles. Ainsi, pour prendre un exemple, de manière étonnante, Einstein est très communément perçu comme le responsable de la bombe atomique, ce qui se révèle une absurdité sur le plan historique. Dans ce contexte, quel est l’intérêt des bandes dessinées de Gotlib ? Pour répondre à cette question, on doit d’abord en poser une autre : la transfictionnalité ne peut-elle s’appliquer qu’à des personnages ? Ne pourrait-elle se rapporter aussi à des lieux, voire à des objets ? Si on accepte cette hypothèse que je fais mienne, on comprendra les raisons pour lesquelles mon propos portera, par l’intermédiaire de la 314 La fiction, suites et variations Rubrique-à-brac de Gotlib, sur la transfictionnalité d’une pomme. Mais une pomme que le bédéiste resitue à l’intérieur d’une scène où Newton, acteur unique et silencieux, vit une sorte de moment épiphanique fondamental de l’histoire des sciences. Et pourtant, cette scène, connue de tous pour avoir été racontée de multiples façons, n’est qu’une pure fiction qui sera répétée à satiété dans la Rubrique-à-brac, dont le titre reste parmi les plus emblématiques du célèbre journal Pilote. D’une certaine manière, cette bande dessinée hebdomadaire fait suite aux Dingodossiers que Gotlib commença à dessiner en 1965, sur un scénario de René Goscinny, et qui visaient à traiter de tout et de n’importe quoi, un peu dans la filiation de la revue américaine Mad (c’est de cette revue fort populaire à l’époque que s’inspirèrent le scénariste et le dessinateur). Gotlib reprend cette idée pour la Rubrique-à-brac, qui commence au début de l’année 1968. Il est encouragé par Goscinny, qui n’a plus de temps à consacrer aux Dingodossiers. La série vivra de 1968 jusqu’au milieu de l’année 1972, c’est-à-dire pendant un peu plus de quatre ans2. Dans un premier temps, Gotlib voulait raconter des histoires ayant trait à l’enfance. Cet intérêt marqué explique l’importance de l’utilisation de contes, de légendes, la présence constante des animaux, des histoires d’enfance et des héros qui touchent les enfants (de Alice de Lewis Carroll à Superman). On notera aussi, et le phénomène va s’accentuer à mesure que les années passent, les clins d’œil à la bande dessinée et au cinéma (la culture populaire en images, si on veut), allant parfois jusqu’à un mélange de l’un et de l’autre. Pensons par exemple à cette rubrique sur Lucky Luke à la manière d’un western spaghetti (Gotlib, 1974 : 4-6), ou encore au landau qui dévale l’escalier dans Le cuirassé Potemkine et qu’on retrouve dans divers épisodes, sous toutes sortes de formes. On remarque, à partir de ces deux exemples qu’on pourrait multiplier à l’envi, que le principe de la transfictionnalité est 2. Pour la petite histoire de la Rubrique-à-brac, on peut consulter le livre d’entretiens accordés par Marcel Gotlib à Numa Sadoul (1974). L’attraction entre deux corps 315 constant chez Gotlib et déborde largement du personnage de Newton. De manière générale, Gotlib adore se servir de mythes littéraires et culturels pour les déjouer ou en rire. Par exemple, dans une rubrique intitulée « Inspiration » et consacrée à Beethoven, l’auteur s’amuse de tous les poncifs autour de cette figure hautement romantique3 (1973 : 12-13). Dans cette perspective, Newton est la référence absolue. D’une année à l’autre, la Rubrique-à-brac devient de plus en plus « agressive ». Abordant des questions d’actualité, Gotlib refuse de se limiter à des histoires simplement « amusantes », ce qui provoquera des tensions dans un journal qui s’adresse en priorité aux jeunes. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, en rappelant notamment que plusieurs collaborateurs réguliers de Pilote viennent à l’époque d’Hara-Kiri et vont y retourner (Cabu, Gébé, Reiser), et que cela se passe dans la mouvance de mai 1968 et de ses suites. Ce n’est pas le lieu ici de développer sur ce sujet, mais rappelons simplement qu’un jour de 1972, deux planches de la Rubrique-à-brac sont refusées par la direction et c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour Gotlib, qui quitte à ce moment Pilote. Il vient alors de fonder, avec Nikita Mandryka et Claire Bretécher, L’Écho des savanes, tourné vers un public voulu clairement différent des « jeunes publics » qui sont les premiers visés par des publications comme Pilote, Spirou, Tintin ou Pif gadget. Si Gotlib s’amuse encore à réutiliser des contes de fées, il s’agit cette fois d’en proposer des versions pornographiques. Le registre change. La présence de Newton, dans les cinq volumes publiés de La Rubrique-à-brac en 1973 et 1974, centrale au départ, se raréfie peu à peu. À ce sujet, les couvertures des albums sont significatives. Sur le premier d’entre eux, le physicien marche à l’avant-plan et ouvre les bras vers le lecteur, suivi 3. Au début, Beethoven marche vers le lecteur, d’un air ombrageux, sa veste et ses cheveux soulevés par le vent. Le texte indique pourtant : « Il n’y a pas un poil de vent. Ses cheveux et ses vêtements ne volent que pour accentuer le côté outrageusement romantique de ce dessin » (1973 : 12). 316 La fiction, suites et variations par une foule d’autres personnages. Il s’impose manifestement comme la vedette de la série. D’ailleurs, le titre et le nom de l’auteur apparaissent dans une tache blanche qui prend la forme de la célèbre pomme, pomme qui donne l’impression de tomber sur la tête de Newton. Sur la couverture du deuxième tome, on le voit encore, mais derrière Moïse, celui-ci étant lui-même projeté à l’avant-plan à cette occasion (titre et nom de l’auteur se retrouvent cette fois à l’intérieur d’une forme géométrique blanche tenue à bout de bras par Moïse et qui ressemble aux Tables de la Loi). Newton n’occupe pas une place plus importante qu’une douzaine d’autres personnages. Il disparaît des autres couvertures. Sur la quatrième, on n’a plus qu’un autoportrait de Gotlib lui-même, en gros plan, maquillé en Alex, figure centrale de Clockwork Orange, insistant ainsi sur l’importance que le dessinateur accorde à l’actualité culturelle dans les derniers temps. Soulignons, d’un point de vue statistique, que dans le premier tome, Newton est présent dans 12 histoires sur 45 et dans 10 histoires sur 40 dans le deuxième, ce qui totalise un peu plus de 25 % des histoires racontées et mises en images. Il ne revient toutefois qu’à huit reprises dans la centaine d’histoires qui composent les trois derniers tomes. Présence quantitative nettement plus faible, ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas qualitativement importante, j’y reviendrai un peu plus loin. Symboliquement, Newton apparaît dès le premier épisode de la Rubrique-à-brac, qui s’intitule « Le pélican ». Il en reçoit un en pleine poire alors qu’il se prélasse dans l’eau. Mais le premier tome indique autrement son importance, dès la brève introduction écrite par l’auteur : Il faut, dans tout recueil de bandes dessinées, un personnage central, un héros, un archétype, à qui tout lecteur d’âge moyen, sain de corps et d’esprit et ayant le droit de vote peut s’identifier comme un fou. Ici, cette figure de légende qui revient de loin en loin comme un leitmotiv obsédant, c’est Isaac Newton. Pourquoi Isaac Newton ? L’attraction entre deux corps 317 Pour une raison très simple : ce génial savant révolutionna la science de son époque, jetant les bases de son immortelle théorie sur la gravitation universelle, tenez-vous bien, RIEN QU’EN RECEVANT UNE POMME SUR LA TÊTE !… C’est bien là le gag le plus gigantesque qui soit, et à ce titre, son auteur méritait de passer à la postérité en tant que patron de la bande dessinée comique. Ce qui est fait, désormais ([1970] 1973 : 5). Voilà donc le fondement même de la Rubrique-à-brac, le récit originel qui l’organise. En l’occurrence, le gag peut se lire autrement, puisque cette histoire est elle-même une pure fiction, Newton n’ayant jamais vu une pomme tomber, encore moins reçu une pomme sur la tête, expérience qui aurait déclenché chez lui une inspiration subite. Rappelons l’anecdote : dans le verger de sa maison de Woolthorpe, un soir de pleine lune, Newton, voyant tomber une pomme, lève ensuite la tête et regardant la lune se demande pourquoi, elle, ne tombe pas. Et pourtant elle tombe, puisque sa trajectoire circulaire implique une chute continue vers le centre (à savoir la Terre). Voilà ce qu’il aurait peu à peu deviné, après avoir vu chuter une des pommes les plus célèbres de l’histoire de la culture humaine. L’anecdote est racontée par Newton lui-même et rapportée par William Stukeley, son premier biographe, qui l’entend en 1726, un an avant la mort du physicien, c’est-à-dire soixante ans après le moment où l’événement se serait déroulé. Personne n’en a entendu parler jusque-là, au grand étonnement de Stukeley, qui prend la peine de le spécifier, mais rapporte néanmoins les propos de Newton. Près de trois cents ans plus tard, cette fiction est encore souvent prise au sérieux. Les biographes s’entendent aujourd’hui4 pour dire qu’il s’agit d’une reconstruction à posteriori, de la part de 4. Il serait laborieux de raconter ici les raisons qui ont permis d’en venir à cette conclusion et là n’est pas le but de cet article. On pourra se rapporter à quelques biographies de Newton parues au cours des dernières 318 La fiction, suites et variations Newton, pour expliquer le principe de la chose à sa nièce Catherine Conduitt, un des rares êtres humains pour qui il avait de l’estime, et certainement la seule femme qu’il ne méprisait pas. Les liens entre le vieux misogyne mort vierge, à 82 ans, et sa jeune nièce qui savait profiter de la vie (disons-le ainsi pudiquement) mériteraient en soi une fiction et les caricaturistes de l’époque savaient s’en gausser avec allégresse. Il y aurait ainsi, encore une fois, une femme derrière la pomme. On ne dira jamais assez à quel point l’histoire se répète. Le grand physicien et mathématicien Newton, outre ses talents pour l’alchimie, en possédait donc également pour inventer des histoires. Une authentique fiction dans ce cas, non pas présentée comme telle dans un premier temps, mais comme une exemplification pédagogique à partir d’une anecdote qui se voulait authentique, et qui, encore de nos jours, près de trois cents ans après sa mort, circule dans le discours social. Voilà bien un cas singulier de transfictionnalité : le point de départ n’est pas un personnage né de la fiction, mais une fiction née de la réalité et réinsérée dans différentes productions imaginaires. Il s’agit d’un mythe si l’on veut, comme les sciences en produisent beaucoup. On a envie d’ajouter : et alors ? Que les historiens aient besoin de rétablir la vérité des faits, ce n’est que normal ; mais comme l’écrivent Sven Ortoli et Nicolas Witkowski dans leur ouvrage intitulé La baignoire d’Archimède. Petite mythologie de la science : La pensée rationnelle semble être par nature exclusive et rejeter tout ce qui n’en relève pas au rayon des religions et des mythes. Alors même que la vérité scientifique n’est pas toute la vérité sur le monde et que c’est justement le rôle des mythes de dire quelque chose qui ne pourrait être dit autrement (1996 : 50). décennies : Christianson (1984) ; Hall (1996) ; White (1997) et, surtout, le monumental travail de Westfall (1980) ou en version abrégée : Westfall (1994). L’attraction entre deux corps 319 Ou encore ceci : « Un mythe ne se juge pas, puisque son existence est la preuve même de son utilité » (1996 : 9). On ne signifie pas par là qu’il ne faut pas rétablir la vérité des faits et penser les sciences rationnellement, mais que cela ne suffit pas à rendre le mythe obsolète. Ainsi en est-il de la pomme de Newton, mythe bien profane conçu par le physicien pour les besoins d’une cause. L’anecdote était-elle déjà remise en question par les historiens au début des années 1970 ? Peu importe : l’important n’est pas de savoir si Gotlib travaille à partir d’un événement qu’il considère fiable d’un point de vue historique, mais ce qu’il en tire sur le plan imaginaire. Voyons voir, à partir de quelques exemples parmi la trentaine que nous propose Gotlib, comment il déplace cette fiction, l’hyperbolise, en propose des dérives et en donne, à partir de multiples modifications, des interprétations délirantes. On notera d’abord la propension de l’auteur à jouer avec un paradoxe qui utilise habilement un cliché de l’univers des sciences : le grand scientifique (comme le grand écrivain) est un dingue, parfois doux, parfois dangereux. Perdu dans un univers qui lui est propre, le savant, dans sa folie, et au regard des autres, frôle le génie. Le comique chez Gotlib tient à ce que le génie de Newton se manifeste au moment où il devient dingue. Disons-le autrement : la chute d’un corps sur sa tête5 qui permet l’éclair de génie, le met dans un état second, le plonge dans les vapes ou le rend carrément idiot. Dans tous les cas de figure, il est projeté en dehors de la réalité, en retrait du monde où se trouve le commun des mortels. Ainsi, au lieu de la pomme tombée de la branche, c’est l’arbre au complet, abattu par un castor, qu’il reçoit sur la tête et qui le transforme en surhomme de la physique ; un cobra, projeté par une mangouste, aura le même effet, quand ce n’est un paresseux qui glisse de son perchoir ou Tarzan ratant son coup en lançant des noix de coco à un enfant5. Car il faut préciser que, plus souvent qu’autrement, dans la Rubrique-à-brac, Newton ne voit pas tomber une pomme ou son équivalent, mais reçoit l’objet sur la tête. 320 La fiction, suites et variations loup ; un petit suisse produit étrangement le même effet, jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il s’agit plutôt d’un petit Suisse (« Un petit suisse qui vous tombe sur la tête, ça peut faire très mal. Surtout quand il s’appelle Hans Spatenberg, mesure 1m, 25 et habite Zurich6 ») ; en recevant une citrouille sur le crâne, il devient littéralement fou et se retrouve à l’asile. La chute d’un objet correspond aussi à une chute dans le labyrinthe du génie, de l’imagination délirante de l’être d’exception, dont la qualité remarquable se révèle ainsi par hasard. Dans ces derniers exemples, les variations se font à partir d’un délire relativement contrôlé, balisé : Newton est frappé par quelque chose à la tête et découvre la gravitation universelle. Mais quand les balises sautent, tout devient possible. Ainsi, Newton est une grande figure culturelle à laquelle on peut s’identifier. Il y a l’histoire du lapin qui, après avoir reçu une pomme sur la tête, devient fou et se prend pour Newton (et, n’en doutons pas, découvre ainsi la gravitation universelle). Dans d’autres cas, les aléas de l’Histoire font en sorte qu’un individu remplace Newton. Science et sciencefiction par exemple se conjuguent alors qu’un personnage venu du futur s’installe pour faire une sieste sous l’arbre où Newton voulait justement aller s’asseoir, recevant à la place de celui-ci la fameuse pomme, sans aucun résultat, sinon de perdre conscience et d’avoir mal à la tête. Cette variation sur le « paradoxe temporel » conduit aux conséquences qu’on peut facilement imaginer. Selon une logique causale douteuse, mais pratique pour l’histoire racontée, Newton n’ayant pu inventer la théorie de la gravitation, les voyages dans le temps ne peuvent se produire, d’où la question existentielle du personnage venu d’un avenir lointain qui se demande comment il peut alors se trouver en plein XVIIe siècle. Mais la scène mémorable de la chute de la pomme se détache de plus en plus du personnage de Newton, qui devient une fiction autonome. Cas troublant dans cette perspective, celui qui présente le portrait de l’artiste en jeune 6. Voir Gotlib ([1970] 1973 : 85). L’attraction entre deux corps 321 homme (par l’intermédiaire d’un autoportrait de Gotlib, en l’occurrence). Il vend des dessins pour payer sa bien maigre pitance et un jour, épuisé, affamé, il s’effondre contre un court poteau au sommet duquel il a installé une pomme pour bien la voir dans le but de la dessiner. Elle lui tombe sur la tête, provoquant chez le dessinateur un traumatisme. Plongé dans ce qu’on pourrait qualifier de « délire créateur », il « invente » Isaac Newton, personnage fétiche qui fera sa gloire. « La suite est connue. Isaac Newton a maintenant une célébrité mondiale. Pas un dictionnaire, pas une encyclopédie, pas un ouvrage mathématique ou scientifique qui ne le cite. Quelle fierté pour un créateur dont les cheveux ont blanchi, dont le front est buriné, et qui peut maintenant goûter la paix et la quiétude d’une vieillesse heureuse » (Gotlib, 1971 : 5). Ainsi, Newton n’est que pure fiction, révélé par la bande dessinée. Le coup de génie, consécutif à la chute de la pomme, on le doit à l’imagination débridée du dessinateur. Comme la Rubrique-à-brac a également une valeur éducative (ne serait-ce que de manière délirante), Newton, comme grande figure du savoir, devient une métonymie de la connaissance dans plusieurs rubriques. Symboliquement, dans une de celles-ci intitulée « Mesurez votre Q.I », il est de tous les tests, de celui sur l’abstraction imaginative (que représente cette silhouette ombragée au-dessus de laquelle tombe une forme indéterminée ?) à celui sur la déduction (quelle lettre complète la série commencée par I_S_A_A_C_N_E_W_T_O ?) en passant par celui sur le jugement impartial (insistons sur ce dernier mot) : « Parmi [11] personnages mondialement connus de la bande dessinée, dites celui que, sans conteste, vous jugez le plus attachant. » Entre Philémon, Idéfix, Joe Dalton et autres Hilarion Lefuneste, à la lettre H on retrouve Newton et, sans surprise, la réponse à la question est la suivante : « Ceux qui ont jugé que c’est le H sont vraiment des amis. Merci » ([1970] 1973 : 37). Enfin, soulignons un principe important : dans la Rubrique-à-brac – les premières rubriques le mentionnaient déjà –, l’auteur tenait à s’adresser directement à son lecteur. 322 La fiction, suites et variations Il devait se sentir membre à part entière de la famille, intégré à celle-ci. Et « la famille » ne concerne pas seulement la rubrique, mais bien le journal Pilote, dont on retrouve plusieurs des vedettes dessinées dans la Rubrique-à-brac. Or, Newton participe manifestement de la grande famille Pilote. La preuve en est que dans un récit en photos d’une réunion rédactionnelle, présentée dans les pages de garde du cinquième tome, il remplace Mandryka, absent. Dans une rubrique délirante sur Le petit Poucet (une des plus formidablement festives de la série), surgissent des vedettes du journal qui prennent la place des frères du petit Poucet : Fred, Goscinny, Gébé, Gotlib lui-même. Parmi eux, Newton, intégré ainsi de facto au cercle des « valeurs sûres » de Pilote. Enfin, l’identification de Newton à la famille de l’hebdomadaire va jusqu’à l’utiliser pour parodier les principales séries du journal, dans une des dernières rubriques parues, Isaactérix (Astérix), Lucky Isaac (Lucky Luke), Achille Newton (Achille Talon), Iznewton (le grand vizir Iznogoud) et d’autres personnages revivant, d’une manière propre à leur environnement, la fameuse scène. Comme on le constate, Gotlib avait à l’époque bien intégré certains des principes de la transfictionnalité. Soulignons enfin que Newton conclut la dernière Rubrique-à-brac, portant sur la tarte à la crème, comme il avait ouvert la première, apparaissant avec la coccinelle, autre personnage fétiche de la série. Clin d’œil ironique, dans la mesure où on peut avancer qu’il représentait, à sa manière, la tarte à la crème de la série, son emblème, le running gag par excellence de la Rubrique-à-brac. La science (par l’entremise d’un de ses plus impressionnants modèles), considérée comme symbole même du savoir, de la raison, du sérieux de la recherche, devient l’occasion de faire rire, à partir d’une théorie scientifique réelle, mais qui repose sur une anecdote fictive. Il y a là un renversement du statut de la science (et une inévitable ironie sur la figure très austère du chercheur que fut Newton) qui participe de l’humour de la série. La présence récurrente, par exemple, d’un Charlie Chaplin à la place de Newton n’aurait certes pas eu le même effet, puisqu’il s’agit d’une figure en soi comique. L’attraction entre deux corps 323 Posons tout de même l’hypothèse que Newton occupe peut-être ici une place plus sérieuse qu’on pourrait le croire. Dans une rubrique intitulée « Incorrigibles rêveurs ! », prenant prétexte d’une émission de télé où un homme dit sensé ridiculise les rêveurs, Gotlib se permet, sur un ton amusé, une défense de la science. À une suggestion avancée par l’animateur, lors d’un débat scientifique, « l’homme sensé » répond, d’un ton méprisant : « Alors là, mon cher, vous êtes en pleine science-fiction » (1971 : 26). Le malaise du pauvre animateur est palpable. On notera que « l’homme sensé » ressemble singulièrement à Valéry Giscard d’Estaing (on imagine mal que ce soit une qualité pour Gotlib à l’époque). À tout le moins, il a tous les stéréotypes du technocrate. À partir de là, Gotlib remonte dans le temps et c’est devant les hypothèses proposées tour à tour par Démocrite, Galilée, Pasteur et finalement Newton, que le même homme sensé s’interpose pour les démolir sans vraiment prendre la peine de les considérer sérieusement. On notera que l’auteur ne respecte pas l’ordre chronologique dans le cas de Newton, qui vient clore cette série de défaites des sciences. Comiquement, à la suite de son échec devant l’homme sensé, il abandonne la physique pour se reconvertir dans la bande dessinée dont il décide de devenir un « héros » (avec un succès inespéré sur lequel insiste Gotlib). On comprend bien dans ces pages que le bédéiste prend position pour les « doux rêveurs » scientifiques, qui font avancer les idées, au détriment des « gens sensés » que sont les technocrates qui bloquent ce qui sort des sentiers battus. On peut donc se plaire à penser que l’humour au dépend de Newton, mâtiné d’une indéniable sympathie tout le long des pages de la Rubrique-à-brac, dépasse le stade de la simple galéjade pour inscrire volontairement, au cœur de cette série sur « tout et rien », un individu particulièrement emblématique de la pensée, de la raison et du savoir en Occident. Dans le cadre des recherches dont les lignes directrices se trouvent énoncées au début de cet article, la transfictionnalité permet de porter un regard original, oblique en quelque sorte, sur certaines fictions scientifiques. Si Gotlib 324 La fiction, suites et variations utilise de manière frénétique mais, disons, légère, la « fiction Newton », il reste que son utilisation de la scène de la pomme est significative. Elle montre le potentiel imaginaire de certaines scènes inauthentiques inventées au cours de l’histoire des sciences. Comment la pomme de Newton at-elle été interprétée au fil des siècles, quels ont été ses différents modes de transmigration entre les biographies, les livres d’histoire des sciences, la fiction et le discours social en général ? Quel degré de vérité lui accordait-on ? Et, dans une perspective similaire, qu’a-t-on fait d’autres scènes apocryphes, comme celle, à la fin de son procès, où Galilée aurait déclaré : « Et pourtant, elle tourne » ? Il y a là un travail archéologique qui mérite d’être entrepris. Au-delà de la perpétuelle réinvention de cette scène, imaginaire et pourtant largement constitutive de la science moderne (après tout, la découverte de la gravitation universelle, ce n’est pas rien dans la compréhension que l’humanité se donne de l’univers), c’est l’évolution d’un certain fantasme de la science que la transfictionnalité peut mettre en jeu et au jour. Comment parle-t-on des sciences ? Sur quel ton ? Avec quelle rhétorique ? Quelle est la part d’idéologie dans la représentation de ces moments épiphaniques qui semblent traverser les frontières et les époques ? Voilà comment la transfictionnalité peut permettre d’interroger le discours porté sur les sciences. Un dernier mot enfin pour conclure sur cet objet transfictionnel qui, par-delà Newton, est peut-être ce qui symbolise le plus la Rubrique-à-brac : la pomme (ou ce qui en tient lieu). Considéré comme un des pères (sinon LE père) de l’intelligence artificielle, le mathématicien Alan Turing, qui avait grandement aidé, par ses travaux, le gouvernement britannique pendant la Deuxième Guerre mondiale, fut poussé au suicide en 1954 par le pouvoir anglais lorsqu’on découvrit qu’il était homosexuel, prouvant ainsi que la fière Albion n’avait pas appris grand-chose depuis le procès d’Oscar Wilde. Il se suicida en mordant dans une pomme empoisonnée. C’est cette même pomme, croquée par un des L’attraction entre deux corps 325 plus grands scientifiques du XXe siècle, et en son honneur, qui devint le symbole de la compagnie Apple. Comme la pomme de Blanche-Neige, comme celle de la Bible, comme celle de Newton, elle jouait un rôle dramatique. Si je mentionne cet objet bien banal en apparence qui circule entre conte pour enfants et politique, science et religion, c’est pour montrer à quel point la science (les sciences), est non seulement indissociable de l’ensemble de la vie culturelle, mais en est aussi un élément essentiel. Ce que Gotlib affirme aussi, à sa manière hautement ludique, en reprenant jusqu’à plus soif cette scène emblématique comme si chaque fois il s’agissait de la raconter à la manière de la genèse de notre monde. Comme le disait ironiquement, mais non sans àpropos, le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, « on remarquera qu’à l’heure de l’apéritif, tout un chacun suivant son milieu causera sport ou bagnole, ciné ou politique, peinture ou littérature – pas chimie ou math » (1984 : 89-90). Il serait peut-être temps d’élargir le choix des sujets de discussion. C’est une autre question, mais l’intérêt de la littérature, et de la culture en général, ne tient-il pas notamment à sa capacité d’élargir le spectre de nos questions ? 326 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE CHRISTIANSON, Gale E. (1984), In the Presence of the Creator : Isaac Newton and his Time, New York, Fress Press. GOTLIB, Marcel ([1970] 1973), Rubrique-à-brac, t. 1, Paris, Dargaud GOTLIB, Marcel (1971), Rubrique-à-brac, taume (sic) 2, Paris, Dargaud. GOTLIB, Marcel (1973), Rubrique-à-brac, t. 4, Paris, Dargaud. GOTLIB, Marcel (1974), Rubrique-à-brac, t. 5, Paris, Dargaud. HALL, A. Rupert (1996), Isaac Newton, Adventurer in Thought, Cambridge, Cambridge University Press. LÉVY-LEBLOND, Jean-Marc (1984), L’esprit de sel, Paris, Seuil. (Coll. « Points ».) ORTOLI, Sven, et Nicolas WITKOWSKI (1996), La baignoire d’Archimède. Petite mythologie de la science, Paris, Seuil. SADOUL, Numa (1974), Gotlib, Paris, Albin Michel. (Coll. « Graffiti ».) WESTFALL, Richard (1980), Never at Rest : a Biography of Isaac Newton, Cambridge, Cambridge University Press (en traduction française : WESTFALL, Richard [1994], Newton, Paris, Flammarion). WESTFALL, Richard (1994), The Life of Isaac Newton, Cambridge, Cambridge University Press. (Coll. « Canton ».) WHITE, Michael (1997), Isaac Newton : the Last Sorcerer, London, Fourth Estate. POURSUIVRE, REPRENDRE. ENJEUX NARRATIFS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ René Audet CRILCQ, Université Laval Mes livres ne se vendraient pas mieux dans les boulangeries. S’y vendraient néanmoins comme des petits pains. […] J’allais suggérer cette astuce commerciale à mon éditeur lorsqu’il m’est venu une bien meilleure idée pour écouler vraiment la marchandise. Écoutez ça : je vais lui proposer de substituer à la mention roman sur la couverture de mes livres celle de bon vieux roman, beaucoup plus attractive. On imagine déjà le fauteuil qui va avec. Les enfants sont au lit. Le chien est couché en rond sur son tapis. […] La lune est à sa fenêtre. Prenons un bon vieux roman. Éric CHEVILLARD, « Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes ». L’œuvre dont la reprise serait textuellement identique à son modèle, cas extrême s’il en est, semble pouvoir entraîner une transformation radicale de sa réception, de son interprétation. Deux cas – tout aussi rarissimes – sont envisageables : le changement d’enveloppe extérieure (le changement d’étiquette paratextuelle, comme le propose ici ludiquement Éric Chevillard) et la recontextualisation de l’œuvre, dont l’exemple canonique est le « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Jorge Luis Borges. Ces cas, s’ils subvertissent le 328 La fiction, suites et variations fonctionnement du système littéraire, sont en revanche révélateurs des tensions qui existent entre un texte et sa lecture, entre une idée et son incarnation textuelle. Par ailleurs, si la propriété de la fiction est une invention somme toute récente, de l’ordre de quelques siècles1, force est de constater que ce paramètre fait maintenant partie intégrante du panorama de la littérature et de la réflexion sur l’autorité. C’est à la rencontre de ces balises – conventions, tensions, lubies actuelles – que se situe la problématique de la transfictionnalité. Forme de négociation entre le même et le différent, elle se définit par une stratégie de mise en relation à hauteur fictionnelle (voir un personnage migrer d’un texte à un autre, récupérer l’univers de fiction d’un ouvrage antérieur), mais sans toutefois viser l’inimitable posture borgésienne de la copie littérale d’une œuvre, aussi contextuellement distante soit-elle. La transfictionnalité décrit donc très bien, rappelons-le, les phénomènes de sérialité, les continuations romanesques et autres sequels communs en paralittérature. Deux observations s’imposent toutefois. La première concerne le mode d’appréhension de la transfictionnalité. Il semble en effet que l’on a généralement tendance à évaluer les modalités de la transfictionnalité à l’intérieur des seules balises de la théorie de la fiction (par l’étude des variations sur cette nécessaire identité des mondes ou des personnages) ou sinon à s’éloigner significativement du texte, en se prêtant à des réflexions philosophiques, voire politiques (comme cette question de la propriété de la fiction, évaluée à partir de cas désarçonnants comme cette mise au pilori de François Cérésa, en 2001, pour avoir proposé une suite aux Misérables de Victor Hugo). Ces partis pris méthodologiques, qui négligent d’interroger les incarnations concrètes de la transfictionnalité dans le texte, ont pour conséquence évidente de placer toute réflexion sur un mode abstrait. 1. Il faut se rappeler que la littérature, avant le XVIIIe, voire le XIXe siècle, était d’abord et avant tout imitation (le statut d’auteur n’acquérant qu’à cette époque tout le poids juridique et symbolique qu’on lui associe aujourd’hui). Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 329 La seconde observation porte sur la parenté certaine entre l’extension transfictionnelle et diverses formes de pratiques liées à la reprise, à la transposition. Si la transfictionnalité couvre un large éventail de pratiques littéraires ou artistiques que l’on peut associer à l’idée d’une reprise, sa définition du seul point de vue fictionnel la spécifie néanmoins. Elle se situe ainsi à la frontière de la réécriture2, de la variante (à partir d’un mythe, par exemple, qu’il soit religieux, culturel ou littéraire) – ce que l’on désignera ici comme des processus de reprise. L’exercice de la reprise, à la croisée des pratiques littéraires, des processus d’écriture et des problématiques d’ordre esthétique, entre en contact, voire en intersection avec celui de la transfictionnalité. Il apparaît donc difficile (et même mal venu) de ne pas le prendre en compte, malgré le défi qu’il pose du point de vue de sa définition, de sa saisie et de son fonctionnement. La présente réflexion, prenant acte de ces deux observations, se propose d’interroger, de façon exploratoire, cette intersection mystérieuse entre transfictionnalité et reprise, à l’aide d’un paramètre qui, étonnamment, apparaît jusqu’ici écarté de la théorisation de ces processus, à savoir la narrativité des textes. Cette absence relève d’une question de méthodologie et de sa conséquence aberrante. L’essor des théories de la fiction, dans les dernières décennies, a conduit à la séparation nette des notions de fiction et de récit, qui sont autrement confondues en raison de leur coprésence dans la pratique dominante, celle du récit fictionnel (qui trouve son incarnation dans le roman, le cinéma de fiction, etc.). On en est ainsi venu à sérier des paramètres qui relèvent effectivement de deux domaines distincts, celui du discours et celui des mondes possibles. C’est dans cet esprit, cartésien mais détaché des caractéristiques formelles des objets, que la fiction est théorisée sans nécessairement prendre en compte le type de discours au sein duquel elle s’insère. L’aberration 2. La question de la réécriture ouvre un champ immense d’investigation en littérature ; voir, à titre d’exemple, l’article de Coste (2004) sur la réécriture, la littérarité et l’histoire littéraire. 330 La fiction, suites et variations tient donc au fait de l’absence d’un retour à des considérations portant sur la poétique des œuvres, qui pourtant interviennent significativement dans la mise en place d’une fiction et dans son développement. Ce que l’on en vient à taire par cette catégorisation, c’est l’intime relation qui semble pourtant exister entre l’invention d’un monde et la mise en place narrative d’événements. Les manifestations de cette coprésence sont légion (en littérature, dans d’autres pratiques artistiques) et attestent, par leur existence même, de cette accointance. La nature de ce lien reste encore insuffisamment étudiée, notre connaissance se limitant au constat qu’entre fictionnalité et narrativité, l’une appelle généralement l’autre3. Dans le cadre de cet article, je m’intéresserai au cas singulier de la transfictionnalité et de son rapport avec le discours narratif – au lien qui les unit, et qui les fait se déterminer l’un l’autre. En interrogeant l’apport de la narrativité dans la détermination des extensions transfictionnelles, je mènerai un travail d’approfondissement de cette question fondamentale de la relation fiction/récit par le truchement d’un déblayage des fonctionnements apparentés des processus de la transfictionnalité et de la reprise. QUAND FABULER, C’EST RACONTER L’incarnation de la fiction sous la forme narrative est à ce point un lieu commun, une expérience banale de notre quotidien langagier, qu’il est presque étrange de faire état de cette observation. Il y a pourtant là un fondement capital de notre capacité imaginative, qui trouve généralement à s’incarner dans une représentation d’actions, d’événements, de rapports entre individus logiques issus d’un monde fictionnel. Ce lien intime s’inscrit en filigrane de plusieurs propositions théoriques tant sur le récit que sur la fiction. Appelant de part et 3. Si les exemples de leur coprésence ne manquent pas, on a en revanche montré que leur relation est non nécessaire – faut-il le rappeler : le récit existe en effet en dehors de la fiction. C’est le domaine extrêmement vaste du récit factuel, de la narration naturelle, que je n’aborderai pas ici. Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 331 d’autre l’exemple des jeux de l’enfance, Jean-Marie Schaeffer (1999) et Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino (2003) abordent les fantaisies des bambins selon leur capacité à intégrer et à perpétuer des activités fictionnelles ludiques (1999 : 231-237) ou selon leur volonté de passer du simple simulacre à des jeux de fiction basés sur la représentation d’attitudes et d’actions (2003 : 44-47). À partir de cette cohabitation primitive de la représentation et de la modélisation fictionnelle, ils élaborent à leur façon une conception de l’imagination – ce que Henri Bergson appelait la « fonction fabulatrice » (Molino et Lafhail-Molino, 2003 : 47-48). Ces représentations fantasmatiques sont bien le niveau d’élaboration primitif duquel peuvent dériver les arts fictionnels. Fondées sur l’idée d’une mimèsis, les pratiques fictionnelles artistiques relèvent d’une représentation productrice de fiction : [s]i nous continuons de traduire mimèsis par imitation, il faut entendre tout le contraire du décalque d’un réel préexistant et parler d’imitation créatrice. Et si nous traduisons mimèsis par représentation, il ne faut pas entendre par ce mot quelque redoublement de présence, comme on pourrait encore l’attendre de la mimèsis platonicienne, mais la coupure qui ouvre l’espace de fiction. L’artisan de mots ne produit pas des choses, mais seulement des quasichoses, il invente du comme-si (Ricœur, [1983] 2001 : 93). De la fiction appelant une représentation narrative (comme le jeu enfantin décrit par Schaeffer) à l’imitation qui ouvre à la fiction (et qui produit un décrochage instaurant la littérarité, précise Paul Ricœur), la théorisation de la fiction et du récit illustre bien l’accointance manifeste de ces deux paramètres, accointance qui s’observe par ailleurs de façon commune dans les œuvres littéraires, cinématographiques, bédéistiques… Si élaborer une fiction emprunte généralement la forme du récit, serait-il abusif de transposer cette observation à la 332 La fiction, suites et variations problématique de la transfictionnalité ? Peut-on dire que produire une extension transfictionnelle, c’est engager le discours sous une forme narrative ? La principale voie d’incarnation de la fiction (et des suites transfictionnelles) reste à l’évidence le discours narratif, qui ne se réduit pas au simple rôle de support textuel. Cet énoncé est certainement banal, de ce point de vue : le rapport entre le récit et la fiction est assez commun et intuitif, comme nous le rappelions à l’instant. La manifestation de la fiction sous la forme d’un récit correspond parfaitement à notre expérience quotidienne du langage. En revanche, cet énoncé peut également sembler téméraire. Si l’on entend par là une restriction de la transfictionnalité à son effet perlocutoire, l’énoncé peut en effet paraître gênant. Considérer qu’une extension transfictionnelle engage nécessairement l’énonciation sous une forme spécifique, celle du récit, c’est faire abstraction du fait que la fiction n’est pas propre au domaine narratif. Schaeffer, dans son Pourquoi la fiction ? (1999), insiste suffisamment sur la singularité de la fiction pour qu’on évite cette ornière où nous entraîne le discours commun – et montre comment elle peut s’incarner dans des pratiques voisines mais discursivement distinctes. Dans le cas spécifique de la transfictionnalité, des exemples nous montrent que l’extension peut ne pas emprunter le mode narratif : c’est le cas notamment des artefacts science-fictionnels4, des dérivés transfictionnels étudiés ici même par Irène Langlet ou de la critique transfictionnelle (un texte de critique d’une œuvre de fiction qui propose des inférences sur le monde ou qui postule un passé ou un avenir au protagoniste5). Dire de la transfictionnalité 4. Les artefacts science-fictionnels sont des « documents », généralement non narratifs, qui s’adjoignent au récit science-fictionnel. « Un artefact science-fictionnel dessine, en creux, la figure d’un monde où le texte se logerait, où il aurait son lieu propre – et où il ne serait pas un texte de fiction. Le mécanisme de l’artefactualisation permet de “remplir” – en partie et donc illusoirement – ce monde, de préciser une part du cadre spatio-temporel imaginaire où ce que nous lisons est, là aussi, lu, discuté, commenté […] » (Saint-Gelais, 1999 : 335). 5. Sans recourir à cette formule précise, Dubois commente le même phénomène sous le nom de « critique-fiction ». Ainsi oppose-t-il à une Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 333 qu’elle s’incarne sous la forme de textes narratifs, c’est donc renvoyer au fait qu’il s’agit là d’une tendance forte – un usage et non une caractéristique de l’énonciation. Plus encore, soutenir cet énoncé, c’est faire preuve d’une certaine témérité en résumant en quelques mots la rencontre de contraintes éditoriales, génériques et discursives au sein d’usages assez diversifiés et peu enclins à l’uniformisation pour elle-même. À l’appui de cette accointance spontanée du fictionnel – du transfictionnel – et du narratif, on pourrait convoquer en premier lieu des critères éditoriaux et économiques, qui entrent en ligne de compte dans le choix d’augmenter un univers, de donner une autre vie à un personnage qui aura connu une visibilité ou un succès certain. On s’attend donc, de ce point de vue, à une continuation qui se fasse sur le même mode, qui emprunte le même type de discours. C’est le principe même à la base des séries, des cycles romanesques, et on observe également ce phénomène pour des ensembles de nouvelles à univers partagé6. Toutefois, on ne devrait pas restreindre aux seuls paramètres externes les raisons justifiant une extension transfictionnelle et, à fortiori, justifiant la forme narrative de celle-ci. Au-delà de l’intérêt commercial de la poursuite d’un univers fictionnel, qui incite à continuer la relation des péripéties d’un Sherlock Holmes ou d’une mademoiselle Bovary, il existe des paramètres internes qui viennent justifier la mise en forme narrative des extensions transfictionnelles. Les extensions données à un univers ne constituent-elles pas autant d’occasions de poursuivre l’élan narratif propre à une fiction donnée, l’élan qui donne lecture, à une critique respectueuse du texte, « une autre critique qui, mettant en œuvre la croyance active dont on parlait [celle qui se plaît à poursuivre sur la lancée imaginative des péripéties fictionnelles], se donne à tâche de faire fructifier le récit, de féconder l’imagination dont il est la trace vive » (2004 : 112). 6. L’observation pourrait être nuancée en signalant que ce n’est pas tant le genre qui est la modalité commune que le recours au discours narratif : ainsi plusieurs cycles combinent-ils des nouvelles et des romans sans que le lecteur sente une quelconque rupture entre les éléments de cet ensemble textuel. 334 La fiction, suites et variations vie aux personnages ? L’énoncé paraît certes discutable (et sentimental). On pourrait également joindre d’autres arguments du même ordre : la vivacité d’un personnage, l’effervescence d’un monde qui laisse souhaiter la poursuite de son développement… ces motifs, peu opératoires, interviennent peut-être dans le sentiment d’une nécessité de poursuivre une œuvre, mais restent bien intangibles7. Il n’en demeure pas moins que cette excroissance venue de l’intérieur caractérise une vaste majorité des cas de transfictionnalité. Si l’on met dans une catégorie à part les exercices logiques et fantaisistes des fans (qui discutent des trous chronologiques de l’histoire d’une civilisation fictive, qui infèrent des connaissances à partir de renseignements allusifs…), il est monnaie courante que les projets transfictionnels aient pour objectif de donner une ampleur plus grande à un monde – en y ajoutant des villes, des continents, des planètes ; en convoquant la fille, le voisin ou l’ancêtre du protagoniste initial. Néanmoins, on se retrouve toujours en régime narratif. Si le lecteur peut en venir à percevoir cette extension comme un document à l’appui d’une meilleure compréhension de l’univers, l’extension ne se construit pas pour autant comme un exercice de documentation8 – les fictions créent des lieux, des personnages, de même que des actions qui les mobilisent ; les fictions trouvent à s’incarner sous la forme d’un récit. De façon générale, c’est le sentiment d’incomplétude qui nous enjoint d’instaurer une continuité – c’est certainement là la pulsion fondatrice des séries9, qui juxtaposent les épisodes pour laisser vivre le personnage, pour laisser Sherlock Holmes enquêter encore une fois, afin de mieux comprendre les rouages de son esprit supérieur. C’est donc l’incomplé7. Intangibles, mais néanmoins sensibles : c’est là la proposition d’Isabelle Daunais, dans le texte joint à ce collectif, qui tente d’isoler le caractère d’étrangeté d’un personnage qui appelle une extension transfictionnelle. 8. Je présente ici le raisonnement de Saint-Gelais (2002 : 65-68) à l’envers, évoquant d’abord la lecture pour mieux revenir à la singularité du texte. 9. Voir Monfort (1995) et Groensteen (1999). Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 335 tude fondamentale de la fiction – et du temps de la fiction, distinct du temps de la réalité, nous précise Isabelle Daunais – qui appelle « le besoin de combler, de parfaire, d’ajouter, et donc de raconter (ou de fictionnaliser) toujours plus avant et plus longtemps » (Daunais, 2004 : 260). Puisqu’elle est toujours incomplète, toujours interrompue, la fiction requiert d’être augmentée. Ainsi donc, la fiction – et à plus forte raison : la manœuvre transfictionnelle – engage un mouvement d’ordre narratif. Étant donné l’évidence de cette incarnation narrative de la transfictionnalité, quel est l’intérêt d’une telle observation ? Je lui rattache une précaution et une utilité. Il importe d’abord de rappeler que la fiction ne s’étend pas de façon autonome et que cette extension n’est pas un but en soi. Il peut certes y avoir une curiosité à repousser les frontières d’un univers de fiction, à reconstituer le passé ou le futur d’un personnage ; mais par ce travail de description ou de prolongement historique d’une existence rapportée, c’est à une entreprise narrative que l’on se consacre. Le rappel de la relation intime entre la fiction et le récit, par ailleurs, nous conduit à mesurer à quel point l’étude des modalités de cette reprise engage une réflexion sur la dimension narrative des textes. Que l’extension fictionnelle mène un auteur à raconter davantage, il n’apparaît pas utile de contester cette proposition. Mais s’agit-il là d’une conséquence de la volonté de poursuivre un univers, ou ne serait-ce pas plutôt son objectif premier ? Dans cette perspective de la fonction précise de la narrativité en régime transfictionnel, il faut ici s’en remettre à la diversité des œuvres et des projets. Cette question, que nous rencontrerons de nouveau plus loin, ne discrédite pas pour autant le paramètre de la narrativité dans l’étude de la transfictionnalité ; au contraire, comme l’examen d’un cas excentrique l’illustrera dans les prochaines lignes, il fonde tout autant le processus de l’extension transfictionnelle que le paramètre même de la fiction. 336 La fiction, suites et variations RACONTER ENCORE, RACONTER AUTREMENT Afin de mettre à l’épreuve cette question de la narrativité au cœur de la problématique transfictionnelle, je propose, à l’appui, le cas du Vaillant petit tailleur d’Éric Chevillard, qui vient quelque peu perturber les balises du champ couvert par cette problématique. Il vient en effet complexifier notre réflexion, car aux modalités « conventionnelles » de la transfictionnalité, on doit joindre ainsi le cas de la reprise. Dans son Vaillant petit tailleur, paru chez Minuit en 2003, Chevillard reprend sur le mode ludique et sarcastique qu’on lui connaît le célèbre conte des frères Grimm. Sommes-nous, dans ce roman, en régime de transfictionnalité ? Oui et non. Dans cet exercice littéraire, Chevillard propose de raconter de nouveau l’histoire épique du vaillant petit tailleur qui, un jour, tue sept des mouches qui tournoient autour de sa tartine d’un seul coup de torchon. Fier, le tailleur brode sur sa ceinture la désormais célèbre formule « Sept d’un coup » et prend le large, où tous admirent sa bravoure. Mis à l’épreuve à plusieurs reprises, il se distinguera non par sa force mais par son ingéniosité, ce qui lui vaudra en fin de parcours de régner sur un royaume en bonne compagnie. Le travail de Chevillard consiste, en premier lieu, à reprendre l’histoire : à la raconter de nouveau, à donner vie au petit tailleur dans un nouveau texte. Il y a, à priori, identité fictionnelle entre les personnages et les mondes, de Grimm jusqu’à Chevillard – en autant qu’un ensemble de caractéristiques, et non une individualité forte confirmée par un nom, permette de sanctionner cette identité10. Le roman de Chevillard apporte un premier élément de nouveauté par les expansions internes de la fiction. Conservant la même trame narrative (du moins dans ses articulations principales), il fait croître le conte de l’intérieur en ajoutant moult détails. Ainsi, 10. Il y a la question corollaire, immense et épineuse, de la façon de déterminer l’identité d’un personnage. Ne se définirait-il pas, outre son nom, par un ensemble de caractéristiques, mais plus encore par un ensemble d’événements dans lesquels il se trouverait individué (par ses rôles, par ses actions) ? Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 337 la marchande de confitures, dont le produit attirera les sept futures défuntes mouches, ne fait pas que vendre son produit et disparaître simplement fâchée de la pingrerie du tailleur ; chez Chevillard, cette femme devant être imaginée « un peu replète aux cheveux déjà gris » (2003 : 33) subit un sort sinon plus triste, à tout le moins plus explicite : « Et la vieille marchande déconfite roule dans l’escalier, serrant son panier contre sa poitrine et sa tête entre ses cuisses […] » (2003 : 37). Si ce n’était que de ce passage, on pourrait prétendre à un simple exercice de raffinement de la représentation. Mais la description se poursuit : [la vieille marchande], emportée par l’élan, déboule dans la rue et prend la pente, à l’heure qu’il est dévale encore l’un ou l’autre versant de la Terre, frayant dans les campagnes inextricables des voies carrossables qui coupent toujours au plus court et laissent les ingénieurs des ponts et chaussées pantois et verts de rage, lesquels croyaient s’être donné du travail pour douze ans en dessinant dans l’azur de leur cabinet ces mêmes routes tout en courbes et méandres et telles que seuls auraient pu les emprunter sans se démettre quelque chose les fleuves et les couleuvres. C’est raté (2003 : 37-38). L’expansion fictionnelle devient ici digression, ce qui est une forme comme une autre de transfictionnalité11 – même si dans le cas présent la parenté ontologique avec le monde d’origine devient vraiment ténue. Cette digression témoigne donc explicitement du contrôle de l’auteur sur son histoire, sur son texte. C’est là un trait fondamental de l’entreprise de Chevillard. Une de ses manifestations, dès le début du roman, réside dans 11. C’est le principe à l’œuvre dans Rayuela, de Julio Cortázar, où la première trame narrative, lisible par le parcours des 56 premiers chapitres, se voit augmentée de nombreuses digressions dans le deuxième parcours de lecture, où de nombreux chapitres sont intercalés entre les 56 chapitres de la trame narrative de base. 338 La fiction, suites et variations l’intégration de loufoques tentatives d’avortement de l’histoire. Elles peuvent prendre l’apparence de scénarios, ce dont témoigne le conditionnel : La paysanne pourrait trébucher sur les pavés disjoints et laisser choir sa marchandise. Pourquoi ne s’engagerait-elle pas plutôt dans cette rue perpendiculaire beaucoup plus commerçante, beaucoup plus passante, je vous assure, et dont les riverains sont réputés pour être de gros mangeurs de confitures ? (2003 : 28) Ces inférences sur l’environnement urbain et la remise en question du scénario attendu font décrocher le texte du simple processus de la reprise en insérant des hypothèses transfictionnelles (à l’instar de la critique transfictionnelle qui lit entre les lignes pour tenter de donner une cohérence ou une vraisemblance plus importante au texte). En plus de ces avortements narratifs fabulés, le lecteur rencontre de réels assauts contre la trame narrative originelle, celle-ci étant conduite à un cul-de-sac par la transformation d’un élément de l’histoire. « Marmelade ! Bonne marmelade ! » Cette fois le petit tailleur entend, il se réjouit de ce qu’il entend, il a déjà de la marmelade plein les oreilles. Il ouvre grand sa fenêtre et se penche dans la rue, et tombe et se tue. Belle histoire, n’est-ce pas ? et comme la fin est triste ! Je suis assez fier d’avoir su mener à son terme cette entreprise un peu folle, je ne le cache pas. […] Je crois honnêtement m’en être plutôt bien tiré. Or l’autopsie du cadavre gisant sur la chaussée au milieu de son sang démontrera vite et sans contestation possible que nous sommes en réalité penchés sur le reflet de notre petit tailleur, accoté à la barre d’appui de sa fenêtre, souriant dans cette flaque d’eau noire : une fois par an, le bougnat lave son échoppe à grands seaux, il a fallu que ce soit aujour- Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 339 d’hui. Ce premier retournement de situation est pour moi un sombre revers (2003 : 29-30). Évidemment, le narrateur se rétracte – débouté par la fiction elle-même (« il a fallu que ce soit aujourd’hui ») et l’histoire se poursuit en conformité avec son modèle. L’écrivain manifeste ainsi une volonté de contrôler le fil du récit, ce qu’il exprime par sa modification du conte, mais reste victime du poids de l’histoire – l’autorité qu’a gagnée le récit au fil des décennies. C’est par l’esprit retors de la fiction que se manifeste ce duel entre l’original et celui qui tente de le récupérer (au sens le plus connoté du terme). Formes de digression, ces tentatives de court-circuitage de la fiction ouvrent une porte à un lourd discours encadrant qui vient commenter le conte repris par Chevillard. Les commentaires visent d’abord à engager une réflexion (aussi ironique soit-elle) à partir d’éléments du récit ; ainsi le narrateur se plaît-il à discuter de la valeur des mots brodés : On ne doute pas de la chose brodée. Vérité révélée, la chose brodée est indiscutable. Même la chose imprimée ne peut rivaliser avec la chose brodée. Les Évangiles eussent-elles seulement été brodées, on n’eût point connu la Réforme, l’hérésie ni le scepticisme (2003 : 71). Ce détour aura pour effet de venir expliquer la crainte du géant devant le petit tailleur, le colosse ayant porté attention aux mots présents sur son ceinturon. Le métadiscours se consacre toutefois principalement à un retour sur l’écriture – cette digression sur la broderie étant tout aussi bien l’occasion d’évoquer l’autre sens du mot broder : « un développement fantaisiste, une exagération, une extrapolation, l’amplification extravagante d’une imagination tournée à envisager tout de suite le meilleur ou le pire » (2003 : 72-73). Un tel travail de mise en évidence du discours permet une prise de position par rapport à l’histoire, ce qui a souvent pour conséquence de problématiser l’immersion fictionnelle, pour reprendre la terminologie de Schaeffer (1999). En commentant 340 La fiction, suites et variations la structure et les caractéristiques du récit, le narrateur en déclare le caractère fictionnel, plaçant par le fait même son propre niveau diégétique dans une posture ambiguë, à michemin entre l’extériorité de l’écrivain et la perméabilité des mondes : « Le récit a gagné en densité, en profondeur, il n’a rien perdu de sa vivacité, sans doute est-il même plus enlevé ainsi, sinon aussi enjoué que son malicieux héros, lequel en riant à belles dents rouvre grand sa porte et nous invite à entrer12 » (2003 : 35). Digressions de fait, ces passages commentés deviennent parfois même digressions désirées et avouées, comme le lecteur le subit au début du quatrième chapitre : Or il serait maladroit d’entrer dès l’ouverture de [ce chapitre] dans le vif du sujet et de raconter sans plus attendre le combat annoncé contre les deux géants. Laissons trépigner un peu notre lecteur à l’orée du bois. […] Son désir de connaître le fin mot de l’aventure toujours frustré ne cessera de croître, bientôt il en sera comme si sa vie même dépendait de l’issue d’un récit dont ce matin encore il ignorait les commencements. Tel est l’art de la narration, qui ménage les pauses et les diversions pour exciter artificieusement l’intérêt. J’ai appris la leçon chez les plus grands (2003 : 121). De fait, le narrateur s’emploie, sur six pages, à rapporter une anecdote qu’il aurait vécue dans le métro parisien, où il a défendu une jeune fille sans toutefois tenter de la séduire ensuite, pour finalement conclure : « Cela pour dire que le vaillant petit tailleur n’est pas le seul héros maigrelet que je connaisse » (2003 : 127). L’exposé de la technique du court12. Ironie et métalepse en moins, on retrouve le même procédé dans Cinéma de Tanguy Viel (1999), où le narrateur raconte l’histoire de son film fétiche et où il raconte les procédés cinématographiques, les astuces et les singularités qui produisent la richesse de cette œuvre. Le roman de Viel est dans les faits beaucoup plus près de la reprise à la Chevillard que de la simple novélisation (voir, dans une perspective un peu différente, l’analyse de Houppermans – 2004). Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 341 circuitage du fil narratif conduit, à l’évidence, à sa propre mise en application aux dépens du lecteur. La reprise opérée par Chevillard se fonde entièrement – le ton de ce dernier extrait le fait bien sentir – sur une mise à l’épreuve, une mise en valeur de l’autorité d’un texte. À la façon d’un Pierre Ménard, le narrateur-écrivain se proclame l’auteur du conte du vaillant petit tailleur, puisque son premier auteur s’est perdu dans la nuit des temps (les frères Grimm ne sont officiellement que les compilateurs des contes qu’ils ont fait connaître). Borgésien, l’écrivain mis en scène par Chevillard produit une œuvre originale13 en actualisant et en signant cette histoire14 – c’est d’ailleurs sa motivation première révélée dès la fin du préambule : je constate que, faute d’un texte fondateur, le vaillant petit tailleur n’a pas accédé au rang de figure mythique à l’instar d’Œdipe, de Don Juan, de Faust et de quelques autres qui ne montraient pourtant pas autant de dispositions que lui. C’est le texte fondateur de cette épopée appelée à se déployer comme un songe infini dans l’imaginaire individuel et collectif que, modestement, suspendant pour de longs mois, des années peut-être, le travail toujours en cours de mon œuvre acharnée, je me propose de donner au monde (2003 : 19). Le parallèle ici établi avec des figures comme Faust et Don Juan est extrêmement intéressant, car il introduit dans cette réflexion la question du mythe, capitale pour la problématique transfictionnelle (mais trop peu étudiée). Vouloir distinguer la transfictionnalité des processus qui lui sont voisins, c’est certainement ouvrir une boîte de Pandore en raison de la diversité des modalités ainsi convoquées : certaines très générales (l’intertextualité, l’hypertextualité telle que définie 13. Calvino souligne bien qu’« inventer en littérature, c’est redécouvrir des mots et des histoires laissés de côté par la mémoire collective et individuelle » (1971 : 680). 14. Il doutera néanmoins de son autorité en toute fin de parcours, devant les mouches qui tourbillonnent autour de lui. 342 La fiction, suites et variations par Gérard Genette dans Palimpsestes15, la variante mythique), d’autres plus spécifiques ou appliquées (l’adaptation et la novélisation, processus entrant sous l’étiquette de transécriture, selon la proposition de André Gaudreault et Thierry Groensteen – 1998). L’exercice reste à faire, sans nul doute, mais il requerrait une démonstration beaucoup plus détaillée que celle-ci. * * * Je conserve néanmoins l’aspect central de ces processus de réécriture, à savoir la possibilité d’une reprise, la reprise d’une matière fictionnelle définie plus ou moins précisément. Il y a clairement, dans ce travail proposé par Chevillard, une mise en évidence de la frontière existant entre la copie (ou la variante) et l’extension transfictionnelle. Pour tenter de modéliser cette frontière, je me base sur le fait que sont engagés dans ces processus les deux paramètres de la narrativité et de la fictionnalité. Les processus de réécriture semblent donc opérer une modulation sur l’un ou l’autre de ces paramètres, avec pour résultat deux types de modalités de reprise distincts. Ces deux modalités pourraient se résumer de la sorte : l’une visant à poursuivre, l’autre consistant à reprendre. Le geste de « poursuivre » viserait à raconter davantage, en continuant la modélisation fictionnelle mise en place dans le texte d’origine (en mettant en place un univers de fiction compatible ou identique au précédent) et en poursuivant le récit qui y était amorcé. Dans un contexte où 15. La perspective de Genette est distincte de celle que sous-tend la transfictionnalité : jamais ne propose-t-il d’étudier la relation d’identité entre deux textes du point de vue de la fiction. Néanmoins, il faut signaler qu’il s’approche du propos de cet article en considérant des transpositions diégétiques (dont le terme n’est pas le plus heureux) et des transpositions pragmatiques. Il reste que les propositions théoriques de Genette « focalisent » autrement les relations hypertextuelles : partant d’un texte second pour voir comment se manifeste le palimpseste d’un hypotexte, il procède à une lecture à rebours, alors que la perspective transfictionnelle incite plutôt à partir d’un texte premier pour voir comment se développe une constellation de textes dérivés. Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 343 l’univers fictionnel est le même, le développement narratif (bifurcation, prolongement, retour en arrière) incarne le facteur de différenciation. C’est bien là le principe général de la transfictionnalité, qui s’observe dans les sequels, les séries16 et les continuations romanesques communes. La reprise viserait plutôt à raconter encore, voire à raconter autrement. Fondée sur une trame narrative grossièrement similaire (mêmes actants, mêmes événements significatifs17), comme chez Chevillard, la reprise appelle un déplacement, une reconstruction de la modélisation fictionnelle, bien qu’à des degrés divers : une reconstruction assez légère, comme dans Le vaillant petit tailleur, ou très marquée, comme dans les actualisations de mythes classiques (pensons aux nombreuses réécritures contemporaines de Médée). Le maintien d’une même organisation narrative se combine ici, en un évitement subtil de la copie intégrale, avec la réinvention du cadre fictionnel dans lequel prennent place les péripéties. Pour le formuler autrement, au plus près des paramètres narratif et fictionnel, on pourrait dire que le geste de poursuivre – la transfictionnalité – contraint à trahir le récit originel (en racontant plus avant), mais permet de respecter la 16. Les séries posent un problème intéressant : si la modélisation fictionnelle est maintenue, ce n’est pas tant l’histoire qui est poursuivie que le geste de raconter. Il y a en effet dans la série la reprise d’un canevas narratif qui, conjugué à l’identité fictionnelle, insiste plus qu’une continuation romanesque sur le pôle du « même », le facteur de différenciation ne résidant qu’en l’évacuation de la singularité des événements (la concrétisation singulière du canevas par des événements A et B, plutôt que X et Y) et celle de certains individus logiques (par le changement de lieux, de personnages secondaires, mais tout en conservant le protagoniste et sa constellation immédiate). 17. La question de la reconnaissance surgit ici : quelle structure minimalement définie peut être reconnaissable (et qui ne soit pas assimilable aux interactions archétypales d’un Vladimir Propp ou aux rapports de force définis par la sémiotique greimassienne) ? Tout est question de degré, faut-il conclure : on reconnaît certes la situation du mari cocu, présente dans les fabliaux médiévaux par exemple, mais cette identité n’est pas la même que celle qui lie une histoire (prenons au hasard « Sans les couleurs », texte des Cosmicomics de Calvino) où l’on reconnaît la trame narrative fortement caractérisée d’Orphée qui tente d’extirper Eurydice des enfers. Reconnaissance, figures, archétypes : ces notions doivent, à l’évidence, être envisagées dans la relativité des caractérisations. 344 La fiction, suites et variations fiction ; inversement, le geste qui consiste à reprendre – la reprise, la réécriture, la variante – respecte le récit (du moins dans ses grandes articulations), alors qu’il est éventuellement amené à trahir la fiction (par une ambiguïté plus ou moins grande de l’identité des mondes fictionnels). Raconter davantage, raconter autrement : on constate bien à quel point le paramètre narratif s’inscrit profondément dans ces modalités de la reprise. Balisant le mouvement d’écriture, il vient déterminer de quelle façon un texte second s’ancrera à un texte premier, en fonction de quelles transformations celui-ci, en filigrane, transparaîtra dans celui-là. Il reste à s’interroger sur les fonctions assumées par ces processus de réécriture. Si reprendre commande de raconter autrement, de raconter dans un nouveau cadre, il faut s’attendre à ce que le propos en soit affecté – toute reprise intégrale d’un texte conduisant à une modification du sens, qu’il soit décontextualisé comme le Quichotte ou relu comme un bon vieux roman. Quels objectifs associer alors au geste de reprendre ? La motivation est certainement forte et explicite : relire, commenter, prendre position, à la lumière d’une nouvelle interprétation de l’histoire réécrite. Il y a certainement là une posture rhétorique, voire essayistique, qu’elle prenne la forme de remarques métafictionnelles ou qu’elle reste implicite. Le déplacement, à priori ontologique, est fondamentalement critique et sémantique. Si la transfictionnalité conduit pour sa part à raconter davantage, les objectifs de cette démarche sont moins clairs – à tout le moins, ils sont plus variés. On lui associe volontiers une fonction (méta-)critique, selon la façon empruntée par l’extension transfictionnelle pour refléter l’œuvre originelle. Donner suite à Madame Bovary en prenant la lorgnette de madame Homais, c’est vouloir changer une perspective pour saisir autrement la dynamique actantielle du roman. C’est également l’occasion de réfléchir à des enjeux littéraires fondamentaux : les notions d’autorité, d’œuvre, de texte, de monde fictionnel sont ici problématisées, de fait ou même dans le discours, comme l’illustre Chevillard. Corollairement, une fonction canonisante peut être associée à la Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité 345 transfictionnalité : poursuivre, c’est tout autant reconnaître la valeur de l’œuvre initiale ou de certaines de ses composantes (un personnage, un univers…). Il faut en revanche concéder qu’il y a un intérêt, de la part d’un continuateur, d’un « poursuiveur », de s’inscrire dans la lignée d’une grande œuvre : Cérésa ne fait pas que célébrer les Misérables, mais au-delà de la tourmente juridique causée par sa continuation, il profite de l’aura du grand écrivain – de fait, sa parenté avec le roman de Victor Hugo (et la cabale médiatique qui s’en suit) extirpe son roman de la masse des publications indénombrables. Néanmoins, la fonction la plus sensible (bien que très évanescente) reste bien celle du ludisme, du divertissement. Raconter davantage, c’est proposer de donner forme au plaisir d’imaginer, qui est une activité inhérente à la lecture. Poursuivre le geste de raconter, à l’intérieur d’un monde apprivoisé que l’on s’approprie soudain, c’est chercher à remplir les trous – faire face à l’incomplétude de la fiction et tenter, singulièrement, de la combattre. Objectif bien illusoire, mais qui permet spectaculairement de faire de la lecture une écriture. 346 La fiction, suites et variations BIBLIOGRAPHIE CALVINO, Italo (1971), « La combinatoire et le mythe dans l’art du récit », Esprit, no 4 (avril), p. 678-683. CHEVILLARD, Éric (2003), Le vaillant petit tailleur, Paris, Minuit. CHEVILLARD, Éric (2005), « Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes », dans Laurent ZIMMERMANN (dir.), L’aujourd’hui du roman, Paris, Éditions Cécile Defaut, p. 13-18. COSTE, Didier (2004), « Rewriting, literariness, literary history », Revue LISA (Littératures, histoire des Idées, images, Sociétés du monde Anglophone), « Ré-écritures (I) », vol. II, no 5, p. 9-25. 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CONDITION DU PERSONNAGE TRANSFICTIONNEL Isabelle Daunais Université McGill Au début de L’éducation sentimentale de Gustave Flaubert, le personnage de Deslauriers donne à son ami Frédéric Moreau, dont il envie la situation et les moyens, mais dont il connaît également la nature velléitaire, conseils et recommandations pour ce qui devra être sa conquête de Paris : — « Tu devrais prier ce vieux [le père Roque] de t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde-là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! » Frédéric se récriait. — « Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac, dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr ! » (1985 : 65) L’allusion à La comédie humaine, dans le roman de Flaubert, ne manque pas d’être étonnante. Elle l’est bien sûr « techniquement », ainsi que l’ont relevé les critiques les plus attentifs, puisqu’en 1840, époque à laquelle se situent les débuts de Frédéric Moreau, l’œuvre d’Honoré Balzac ne portait pas encore son titre général (qui ne sera utilisé qu’à partir de 1842). Deslauriers ne pouvait par conséquent la convoquer et encore moins exhorter son ami à se la 350 La fiction, suites et variations « rappeler ». Cet anachronisme demeure toutefois en luimême assez anodin, surtout dans un roman où la précision de la chronologie le cède par propos à une temporalité élastique et itérative, aux frontières presque toujours indéterminées. Ce qui frappe davantage, dans les encouragements de Deslauriers à l’endroit de Frédéric, c’est le fait que soit souligné le caractère littéraire de la manœuvre proposée. Séduire l’épouse d’un riche banquier afin d’accéder au milieu de la haute bourgeoisie est une action « classique » non parce que la réalité en fournirait tous les jours la preuve aux deux jeunes héros – comme chez Balzac, justement, où les exemples viennent toujours de la « réalité » –, mais parce que la littérature a mis en scène cette action, qu’elle est devenue, si l’on peut dire, un objet de fiction. Cette reconnaissance explicite de la fiction a pour effet de prévenir ici toute transfictionnalité : se souvenir de Rastignac « dans la Comédie humaine », ce n’est pas, ou ce n’est pas seulement situer avec plus de précision un personnage cité en exemple illustre, c’est également – et peut-être surtout – établir une barrière entre les mondes. On peut voir cette barrière comme relevant d’abord des personnages, qui l’instaureraient en quelque sorte pour eux-mêmes, c’està-dire pour leur propre conduite. Tous deux rêveurs, tous deux incapables de réussir, Deslauriers et Frédéric veilleraient à choisir leurs modèles en dehors de la réalité, là où ils sont assurés de ne jamais les rencontrer. La mention même du titre de La comédie humaine, qui atteste que Deslauriers connaît ses « classiques », serait en ce sens un appel conscient à l’éloignement. C’est en tant qu’il est lointain que Rastignac est convoqué ici, en tant qu’il relève déjà de l’illustration mémorable qu’il se présente à l’esprit didactique de Deslauriers. Parce qu’ils se « souviennent » de Rastignac, Frédéric et Deslauriers peuvent le tenir à distance, distance qui serait même si grande, si manifestement soulignée, que le héros de Balzac ne trouverait pas plus à s’inscrire dans la fiction d’arrivée qu’il ne serait encore inscrit dans sa fiction de départ ; son existence ne serait que référentielle, « classique » : comme tout un chacun, Frédéric et Deslauriers Condition du personnage transfictionnel 351 puisent dans ce que Christophe Pradeau appelle le « répertoire des figures » (2005) pour y trouver des métaphores à leur vie et des modèles à leurs actions. La fiction, en ce sens, ne servirait pas tant à remplacer la réalité ou à en tenir lieu qu’à l’éprouver ou à la mettre au défi de ses capacités : en convoquant l’exemple de Rastignac, Deslauriers ne confondrait pas le réel et la fiction mais établirait, si l’on peut dire, un programme, ou un barème : à charge, pour le réel, d’être digne des meilleures fictions, et pour les deux jeunes gens de se mesurer aux héros vertueux qui les font rêver. À moins, bien sûr, de voir dans l’appel explicite au caractère fictif de Rastignac une action tout inverse, c’est-à-dire un exemple de bovarysme : plutôt que d’instaurer une distance entre le monde de Rastignac et le leur, les deux jeunes héros, instruits par la seule littérature, ne parviendraient pas à établir la différence entre la réalité et la fiction. Ils annonceraient ainsi au départ même de leur aventure l’échec qui les attend ou, si l’on préfère, l’erreur dont ils ne se déprendront jamais : la vie ne se passe pas comme dans les livres et c’est pour s’y tromper d’entrée de jeu qu’ils resteraient toujours en marge de leurs rêves comme du monde qui est le leur. Ce bovarysme agirait toutefois là aussi comme une barrière : non plus pour séparer le monde idéal et inatteignable de Rastignac du monde réel qu’habitent les deux amis, mais pour se séparer eux-mêmes de ce monde. La barrière que constitue la convocation de La comédie humaine peut également être vue comme une manière pour l’auteur de lutter contre la présence « effective » de Rastignac dans le Paris de L’éducation sentimentale. Renvoyé à sa fiction et plus encore à son univers, le héros de Balzac ne peut en effet être dans le roman de Flaubert cette figure que les jeunes ambitieux que sont Lucien de Rubempré ou Raphaël de Valentin voient graviter autour d’eux comme un modèle de réussite ; il ne peut pas exister comme l’un des maîtres incontestables du Paris de la monarchie de Juillet et opérer en cela un nouveau « retour ». S’il nous est possible, dans nos conversations, de faire appel à nos souvenirs de Rastignac, d’Emma Bovary, de Don Quichotte ou de quelque 352 La fiction, suites et variations autre être de fiction, c’est que nous savons qu’aucun jeu de l’esprit, aucune illusion, aucune puissance d’évocation ne peut les faire s’incarner dans le réel et croiser notre route. L’auteur de fiction a ce loisir, et Flaubert, s’il avait voulu entremêler les mondes (comme il avait entrevu, dans un scénario de Madame Bovary, de faire survenir à la conscience du pharmacien Homais l’idée que son existence n’était qu’une illusion, qu’elle était « le fruit d’une imagination en délire, l’invention d’un petit paltoquet qu’[il aurait] vu naître et qui [l’aurait] inventé pour [lui] faire croire qu’[il] n’existe pas » – Flaubert, 1971 : 549), aurait pu faire de Rastignac un personnage du Paris de L’éducation sentimentale, ne seraitce qu’en lui donnant un rôle de figurant. Mais cette présence « réelle » (c’est-à-dire transfictionnelle) n’aurait pas été sans danger : celui de faire s’effondrer les deux fictions comme mondes crédibles, c’est-à-dire de renvoyer l’une et l’autre à leur propre fictionnalité, à leur propre caractère ludique ou illusoire. S’assurer que Rastignac ne puisse apparaître dans le Paris de L’éducation sentimentale, qu’il ne dépasse pas l’ordre de la référence ou de la citation, ce n’est pas seulement, pour Flaubert, « protéger » l’intégrité et le réalisme de son roman, c’est également préserver ceux de la fiction balzacienne, c’est-à-dire veiller à ce que chacun des deux mondes conserve son unité et sa logique propre et joue en cela son rôle de fiction. Tout ce qui permet à Rastignac d’exister et de valoir comme idéal – la force de l’individualité, la marche de l’histoire, l’intelligence active des institutions – est absent du monde de L’éducation sentimentale dont la cohérence repose à l’inverse sur l’illusion de l’histoire, l’absence de singularité, de perte et de gain, l’inanité de tout. En ce sens, le héros de Balzac ne peut advenir dans le monde de Flaubert qu’en tant qu’il est un être de fiction et le demeure. De la même façon que le Monsieur Teste de Paul Valéry ne pourrait exister dans la réalité plus de « quelques quarts d’heure », Rastignac ne pourrait tenir, dans L’éducation sentimentale, plus de quelques instants, qui seraient ou bien ceux de la contradiction du monde désenchanté mis en scène par Flaubert ou bien ceux de son propre effondrement. Condition du personnage transfictionnel 353 Frédéric et Rastignac ont beau être contemporains, habiter la « même » ville, partager les mêmes ambitions et imaginer, dans le but de les réaliser, de semblables stratégies, leur rencontre annulerait leurs mondes respectifs et, partant, la valeur même de leur fiction : le Paris de L’éducation sentimentale ne saurait accueillir les héros de Balzac sans les nier ou sans se nier lui-même. Rappeler l’origine fictionnelle de Rastignac, c’est donc, à la fois pour les personnages et pour le roman lui-même, une façon de se protéger de sa présence (et, en retour, le protéger de la fiction nouvelle). LA DISTANCE DE LA MÉMOIRE Il importe d’examiner plus avant le rôle de la mémoire dans la barrière qui sépare les deux fictions, mémoire d’autant plus frappante que Flaubert crée pour ses personnages un souvenir qu’il leur est, en tout réalisme, impossible d’avoir. La transfictionnalité est certes un acte de mémoire (le propre du personnage transfictionnel, comme du personnage intertextuel, est d’être un personnage conservé par la mémoire), mais elle en est aussi la suppression. Pour exister de façon transfictionnelle dans L’éducation sentimentale, c’est-à-dire, littéralement, pour traverser les fictions, Rastignac aurait à quitter la mémoire d’où il est convoqué pour habiter le même espace-temps que les autres personnages, de la même façon qu’il existe dans les différents romans de La comédie humaine, dont les intrigues sont en quelque sorte toujours ouvertes les unes en regard des autres. Le personnage transfictionnel, en cela, est l’objet d’une tension presque insurmontable, à tout le moins fortement paradoxale : c’est en tant qu’il est mémorable (lointain) qu’il est appelé à une seconde existence, mais cette existence suppose en même temps que toute distance soit supprimée. Comment le personnage transfictionnel surmonte-t-il ce paradoxe ou, plus exactement, comment ce paradoxe est-il un aspect de son être ? Sans doute, tout personnage ou tout objet de fiction peut-il migrer d’un monde à l’autre. Puisque dans la fiction tout est possible, toutes les coprésences, tous les 354 La fiction, suites et variations déplacements, toutes les « combinaisons » sont envisageables – et réalisables. Mais par-delà cette infinie possibilité technique (et théorique), peut-on envisager que certains facteurs favorisent le « mouvement » ? Des facteurs non pas extérieurs, comme la célébrité de tel ou tel récit ou la façon dont il nous a été transmis, mais propres aux mondes fictionnels eux-mêmes, c’est-à-dire aux êtres et aux catégories d’êtres qui les habitent. S’il nous est loisible d’aller puiser dans toutes les fictions, force est de constater que certains personnages voyagent mieux ou plus souvent que d’autres, que Madame Bovary, par exemple, ou Don Quichotte, ou Robinson Crusoé sont plus volontiers convoqués à de nouvelles occurrences d’eux-mêmes que ne le sont Salammbô, le narrateur proustien ou la princesse de Clèves. On peut certes voir dans cette préférence l’effet de la marque plus forte que ces personnages ont laissée, pour toutes sortes de raisons, sur notre imaginaire, les significations plus nombreuses dont à nos yeux ils sont investis ou simplement l’effet de leur renommée plus grande. Mais ces explications n’éludent pas la question, et d’une certaine manière la reconduisent, car si l’on peut concevoir que la gloire de ces personnages contribue à leurs nombreux « retours », au désir que nous avons de les faire revivre, on peut également proposer que sans leur capacité à se « déplacer », qui est aussi leur capacité à survivre à la fiction dont ils sont issus, à exister en dehors du cadre et des lieux qui sont les leurs, ces personnages n’habiteraient pas de façon aussi forte notre mémoire. Les raisons que nous avons de nous souvenir d’un personnage sont nombreuses. Elles varient selon le lecteur, bien entendu, mais elles relèvent aussi de critères plus ou moins objectifs, c’est-à-dire de valeurs partagées, qui nous font nous attacher à certains types ou profils de héros davantage qu’à d’autres. Pourrait-on proposer que le personnage transfictionnel répond à de tels critères, qui non seulement le rendent mémorable mais aussi invitent le lecteur à le doter d’une seconde vie ? Et quels seraient les traits ou les « qualités » du personnage à fort potentiel transfictionnel ? En Condition du personnage transfictionnel 355 guise d’hypothèse, et à titre purement exploratoire, j’aimerais proposer l’idée suivante : la transfictionnalité serait toujours plus ou moins la suite ou le prolongement d’une étrangeté première. Contrairement à Salammbô, au Marcel de la Recherche, à la princesse de Clèves, qui sont tous, au sein des fictions qui les ont vu naître, en accord avec leur milieu, qui y prennent place sans conflit préalable, Emma, Don Quichotte et Robinson sont ce que l’on pourrait appeler des êtres venus d’ailleurs. L’histoire même de ces personnages est celle d’individus « déplacés », au double sens du terme, qui habitent le monde où ils évoluent comme des étrangers ou comme des marginaux. Ces personnages agissent dans leur fiction d’origine comme s’ils venaient euxmêmes d’une autre fiction, comme si leur véritable histoire était ailleurs et que c’était par erreur qu’ils se trouvaient plongés dans le monde où il leur est demandé de vivre ou, plus exactement, comme si le monde où ils se trouvaient plongés et qu’il leur fallait affronter avait lui-même la qualité d’une fiction. Entre ces personnages et la « réalité » qu’ils découvrent dans l’étonnement, l’écart serait si grand qu’il se donnerait à lire lui-même comme la distance entre deux mondes. Il permettrait surtout à ces personnages de ne jamais appartenir entièrement au monde où se déroule leur histoire, d’être intrinsèquement ou originellement « mobiles », et par là mémorables. L’exemple qui vient à l’esprit pour ce type de qualité et de pouvoir est celui des personnages balzaciens, qui agissent presque toujours comme si leur histoire, entamée ailleurs ou déviée de son cours, se poursuivait au hasard de ce qui en était capté. Cet effet de continuité (ou de poursuite) tient en grande partie au passé hors scène que Balzac confère de façon marquée à ses personnages, qui presque tous, à l’image de Mme Vauquer dans Le père Goriot, ont eu « des malheurs » que l’on ne connaît pas ou jamais entièrement et qui renvoient sinon à un autre monde, du moins à une autre configuration du monde. Il tient aussi bien sûr au procédé du « retour des personnages », procédé qu’on a l’habitude de voir comme l’un des modes du réalisme de La comédie 356 La fiction, suites et variations humaine – qui se verrait grâce à lui renforcé comme monde, c’est-à-dire comme monde émulant le réel et sa continuité –, en oubliant que si le retour des personnages procure à l’univers balzacien une sorte de force surplombante, comme si chaque histoire en particulier était régie par une fiction plus grande à laquelle nous ne pouvons accéder qu’indirectement ou dont nous n’aurions que les échos partiels et diffractés, il a aussi pour effet de donner aux protagonistes une sorte d’« indépendance ontologique1 » en regard de la fiction déployée, comme s’ils la dépassaient ou la débordaient. L’attention presque exclusive que la critique a accordée à l’état civil des personnages de Balzac, la plupart du temps pour y voir une forme de lourdeur ou de raideur, nous a peut-être détournés de cette qualité qui est la leur de renvoyer non pas, ou non pas seulement, à une fiction univoque et « lisible », mais aussi à ce qu’on pourrait appeler une fiction occulte (ou « officieuse », pour employer un terme balzacien) dont le propre serait de s’offrir comme arrière-plan ou comme arrière-monde, de suggérer la secondarité de ce qui apparaît comme premier. LA SECONDARITÉ DU PERSONNAGE TRANSFICTIONNEL Cette double fictionnalité du personnage qui semble venu d’un autre récit, ou avoir en réserve un autre récit, trouve sans doute son expression la plus frappante chez cette catégorie de personnages qu’on appelle communément « secondaires » et dont la nature a été jusqu’à ce jour assez peu étudiée. Dans un article récent qu’elle lui consacre, Tiphaine Samoyault attire notre attention sur la dualité du personnage secondaire, qu’elle propose de voir comme un être en marge non pas seulement de l’intrigue, mais de la fiction elle-même, c’est-à-dire du monde créé par la fiction, où sa présence fugitive relèverait de l’accidentel ou du surcroît : 1. Pour utiliser l’expression de François Ricard (2003 : 74). Condition du personnage transfictionnel 357 Les romans comme nos vies sont peuplés de ces figures de passage […] qui sont les protagonistes d’autres récits ou d’autres existences que nous ignorons, que nous laissons passer. Il nous arrive même parfois de nous éprouver nous-mêmes comme personnages secondaires, dans une ville étrangère, en se trompant de train, en surprenant une conversation, en lisant une lettre qui ne nous est pas destinée : nous apparaissent soudain – et c’est une joie mêlée d’un peu d’inquiétude – tous les possibles ouverts par ce changement d’orientation, si celui-ci se révélait définitif (2005 : 43). En ce sens, ce serait, selon Samoyault, la différence entre le passager et le définitif qui distinguerait le personnage secondaire du protagoniste : L’indifférence [des personnages secondaires] – celle qu’on leur témoigne et celle qu’ils manifestent en ne s’impliquant pas – viendrait d’un sentiment d’appartenance à un univers plus grand, qui déborderait le cadre du monde fictionnel. Ils seraient les représentants d’un contre-champ immense, aux promesses innombrables. Leur apparition provisoire ne serait que le signe de leur disparition certaine, leur retour au lieu dont ils sont venus. Les protagonistes, eux, ne retournent pas. Totalement absorbés par la fiction où ils sont entrés, ils y vivent et meurent, sans pouvoir être récupérés (2005 : 48). Certes, les personnages secondaires sont rarement mémorables : dès lors que l’on se souvient d’eux, c’est qu’ils ne sont déjà plus tout à fait secondaires, qu’ils ont suffisamment intégré la fiction où ils figurent pour y être davantage que de « passage ». Les nombreux camarades de Frédéric, à cet égard, seraient moins des personnages secondaires de L’éducation sentimentale que des protagonistes. Correspondrait mieux à la définition du personnage secondaire la femme (ou les femmes, puisque Flaubert use ici d’un pluriel itératif) qui, aux relais de poste où s’arrête la diligence de Frédéric, lors de son retour de Nogent à Paris, se trouve invariablement 358 La fiction, suites et variations debout sur le seuil de la porte, regardant la voiture repartir en abritant de sa main une chandelle (Flaubert, 1985 : 155-156), et dont la fonction de simple figurante donne à lire un arrière-monde plus profond et plus mystérieux que ne le font les amis de Frédéric, déjà fortement saisis par l’intrigue en cours. Oubliés presque aussitôt qu’ils disparaissent, renvoyés « au lieu dont ils sont venus », les personnages secondaires et plus encore les figurants sembleraient, par définition, avoir peu de chance de migrer vers d’autres fictions, être exclus de ce qui serait l’une des conditions (ou du moins l’une des conditions favorables) de la transfictionnalité. Cependant, par la liberté qui est la leur de « retourner », ou par le fait qu’ils ne sont jamais entièrement là, par cet allègement dont ils sont nativement dotés et qui les dispense de toute charge dans l’histoire des protagonistes, ils nous permettent peut-être de mieux comprendre les principes qui régissent le passage, pour un personnage, d’une fiction à une autre. Car ces êtres qui semblent venir d’une autre fiction, ou, encore une fois, qui semblent tenir en réserve une autre fiction (comme si leur tour n’était pas encore arrivé d’avoir leur histoire et, par elle, de donner naissance à un monde) possèdent une qualité qui échappe aux protagonistes et qui est peut-être celle que nous cherchons à donner à ces derniers lorsque nous les faisons revivre dans d’autres fictions : celle d’avoir un avenir, c’est-à-dire un potentiel inentamé ou à peine entamé, lié au fait que ni leur histoire ni leur monde ne sont encore advenus. Cet avenir, bien sûr, ne doit pas être confondu avec ce qu’on peut appeler un avenir critique : ce sont au contraire les personnages mémorables, ceux dont la densité sémantique a trouvé à pleinement s’épanouir qui jouissent d’une telle fortune, fortune dont le prix est de les priver de toute virtualité ou d’y faire obstacle, car si l’on peut donner à Madame Bovary toutes les secondes vies imaginables, ces existences nouvelles ne peuvent entamer la densité du personnage tel que Flaubert l’a livré à notre souvenir. C’est autour de cet enjeu hautement paradoxal que se jouerait peutêtre la transfictionnalité, qui serait le moyen ou la tentative Condition du personnage transfictionnel 359 de resoumettre le personnage mémorable à sa virtualité perdue, de lui insuffler une seconde vie, de lui redonner toutes ses chances. Mais comment redonner à un personnage la virtualité qu’il a perdue (ou qu’il n’a jamais eue en tant que protagoniste) sans le « dénaturer », sans le faire autre que l’être « plein » pour lequel il est mémorable ? Ce n’est pas un hasard si les suites, romanesques ou autres, qui mettent en scène des héros plutôt que des personnages secondaires (par exemple, Cossette plutôt que Berthe Bovary ou Mme Homais2) créent chez les lecteurs davantage d’émoi ou simplement d’inquiétude que celles de personnages considérés moins centraux. La mémoire du lecteur est certes plus perturbée de devoir s’ajuster aux nouvelles aventures de Cossette, personnage fortement défini, qu’à celles de la fille d’Emma Bovary, dont il avait au départ peu à retenir. Même si le nouveau récit lui est proposé comme un jeu, c’est à une perte qu’il est confronté, car le protagoniste ne peut avoir de seconde vie que si la première s’efface ou s’allège, ne peut atteindre à la virtualité du personnage mobile, libre encore de son histoire, que s’il se vide du plein sémantique dont il était chargé, autrement dit que si cela même qui le rendait mémorable – l’impossibilité de tout retour et l’humaine condition qui accompagne une telle situation – s’évanouit. Les êtres de fiction qui habitent notre mémoire peuvent voyager autant que nous le souhaitons, mais les personnages qu’ils sont par ailleurs ne peuvent se soumettre aussi facilement à nos désirs. Les transposer, tout mémorables soientils, dans un autre monde, c’est mettre en péril leur identité, ce que le pharmacien Homais, dans l’éclair de lucidité que Flaubert lui avait prêté le temps d’un scénario, avait pressenti avec effroi, ou que le Phèdre et le Socrate de Valéry, dans le dialogue d’Eupalinos, résument en ces termes : « tout ce que nous venons de dire est aussi bien un jeu naturel du silence de ces enfers, que la fantaisie de quelque rhéteur de l’autre monde qui nous a pris pour marionnettes ! » (1960 : 147). 2. Voir Benoit-Jeannin (1991), Jean (1991) et Monod (1987). 360 La fiction, suites et variations L’effet de marionnette est ce que risque tout protagoniste lorsqu’il est dévoyé de sa fiction, lorsqu’il quitte le monde qui l’a rendu mémorable pour tenter l’aventure d’une nouvelle vie ou, plus exactement, lorsqu’on lui fait quitter le monde qui l’a rendu mémorable pour le soumettre à une nouvelle vie. Pour les personnages dont on pourrait proposer qu’ils représentent eux-mêmes l’idée d’un ailleurs (Don Quichotte, Robinson, Emma), cette nouvelle errance pourrait sembler plus naturelle et presque destinée, mais elle n’en demeure pas moins problématique, puisque c’est aussi l’« emprisonnement » de ces héros qui les a rendus mémorables, l’espèce de fin de parcours ou de non-recevoir qu’ils ont subie dans leur vie d’origine qui leur a conféré le sens et le prix que nous leur donnons (ce n’est peut-être pas un hasard si Robinson, à cet égard, est plus « libre », c’est-à-dire plus volontiers convoqué à de nouvelles vies que bien d’autres personnages mémorables : ayant survécu aux longues années passées sur son île, il est par excellence le personnage du retour). La transfictionnalité est en cela un jeu étonnant : elle dit notre attachement aux personnages qui nous ont marqués, mais en fait des êtres ouverts, prêts à tous les revirements ; elle se nourrit de leur étrangeté mais nous les rend familiers en suspendant la distance par laquelle ils sont venus jusqu’à nous ; elle suppose une vie accrue (on peut reconnaître ces personnages ailleurs que « chez eux », les suivre dans de nouvelles aventures, les doter de parole, les contenir dans un corps qui voyage) mais en est aussi la contestation, ou le doute, ou le vacillement. Condition du personnage transfictionnel 361 BIBLIOGRAPHIE BENOÎT-JEANNIN, Maxime (1991), Mademoiselle Bovary, Paris, Belfond. FLAUBERT, Gustave (1971), [scénario de Madame Bovary], dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Club de l’honnête homme, p. 549. FLAUBERT, Gustave (1985), L’éducation sentimentale, édition de Claudine Gothot-Mersh, Paris, Garnier-Flammarion. JEAN, Raymond (1991), Mademoiselle Bovary, Arles, Actes Sud. MONOD, Sylvère (1987), Madame Homais, Paris, Belfond. PRADEAU, Christophe (2005), « Le répertoire des figures », Études françaises, vol. 41, no 1 (hiver), p. 65-77. RICARD, François (2003), Le dernier après-midi d’Agnès. Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard. (Coll. « Arcades ».) SAMOYAULT, Tiphaine (2005), « Les trois lingères de Kafka. L’espace du personnage secondaire », Études françaises, vol. 41, no 1 (hiver), p. 43-54. VALÉRY, Paul (1960), « Eupalinos ou l’architecte », dans Œuvres, t. II, édition de Jean Hatier, Paris, Gallimard, p. 79-147. (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».) NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES Daniel ARANDA est agrégé de lettres et docteur en littérature générale et comparée. Maître de conférences (9e section) à l’Université de Nantes, il enseigne les techniques d’expression et de communication à l’I.U.T. de La Roche-sur-Yon. Sa recherche porte sur le personnage de récit. Ses réflexions sur les personnages récurrents ont été publiées dans diverses revues (Poétique, Cahiers naturalistes, Revue d’histoire littéraire de la France, etc.). Membre du Centre de recherche Éducation-Cultures (CREC), il s’interroge également sur l’« orphelin littéraire », soit la manière dont la littérature représente et utilise les personnages d’orphelins et d’enfants trouvés. René AUDET est professeur au Département des littératures de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en littérature contemporaine. Chercheur membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et membre du conseil de direction du Groupe de recherche Fabula, il travaille sur la poétique du recueil (Des textes à l’œuvre, Nota bene, 2000), sur la nouvelle et l’essai, et s’intéresse plus particulièrement à la dialectique entre narrativité et fictionnalité en littérature contemporaine. Il a publié en codirection Frontières de la fiction (Nota bene, 2002) et le volet littéraire du diptyque La narrativité contemporaine au Québec (Presses de l’Université Laval, 2004), ainsi que le dossier « Actualités du récit » (revue Protée, 2006). Stéphane BENASSI est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lille 3 (France). Il est membre du Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication (GERIICO) de la même université. Ses recherches actuelles portent principalement sur les fictions télévisuelles, l’esthétique populaire ainsi que sur l’évolution historique et transmédiatique des processus narratifs du récit 364 La fiction, suites et variations populaire à suite. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Séries et feuilletons T.V. Pour une typologie des fictions télévisuelles (Céfal, 2000) et il a codirigé avec Alphonse Cugier Le montage : état des lieux réel(s) et virtuel(s) (L’Harmattan, 2003). Anne BESSON, ancienne élève de l’ENS Fontenay, agrégée de lettres modernes, docteur en LGC, est maître de conférences à l’Université d’Artois (Arras). Elle est l’auteure de D’Asimov à Tolkien, cycles et séries en littérature de genre (CNRS Éditions, 2004) et d’articles sur les ensembles romanesques, la science-fiction et la fantasy. Elle assume par ailleurs des responsabilités associatives, notamment au sein de l’association Modernités médiévales. Marie BLAISE est maître de conférences et directrice de recherches en littératures comparées à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III. Elle est l’auteure de Terres gastes. Fictions d’autorité et mélancolie (Presses de l’Université Paul-Valéry, 2005), de plusieurs ouvrages collectifs et numéros de revue, dont Romantisme no 117, Paysages de la mélancolie (Sedes, 2001), « La conversion » dans La Manchette, no 3, UM3, 2004, Melancholia, UM3, 1999 et, actuellement sous presse, « Les écritures de l’histoire » dans Cartes blanches, no 3, juin 2007. Elle codirige actuellement, avec Pierre Citti, la réalisation d’une anthologie de textes d’écrivains sur les fictions d’histoire littéraire (publication prévue fin 2007) et dirige le programme de recherches « Histoire et théorie de la littérature » du Centre Romantiques et Dixneuviémistes (C.E.R.D.) de l’Université de Montpellier III. Elle est en outre l’auteure d’une cinquantaine d’articles, parus dans des revues universitaires, nationales et internationales, portant sur la mélancolie, la question de l’autorité et de ses représentations à travers les fictions auctoriales et l’histoire littéraire. Ses champs de recherche sont, essentiellement, le Moyen Âge et le XIXe siècle dans les rapports qu’ils entretiennent du point de vue de la genèse des formes, ainsi que les liens entre psychanalyse, littérature et esthétique, essentiellement autour de la question de la mélancolie. Mélanie CARRIER a complété une maîtrise en études littéraires à l’Université Laval, où elle travaille actuellement comme adjointe au coordonnateur du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Dans son mémoire, elle propose une analyse fondée sur la sémiotique et les théories de Notices biobibliographiques 365 la fiction du monde de la Cité dans une lecture comparée de huit albums de Marc-Antoine Mathieu. Ses recherches actuelles portent sur l’évolution de la bande dessinée québécoise. Jean-François CHASSAY est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal depuis 1991. Il a été codirecteur de la revue Spirale (1986-1992) et directeur de la revue Voix et Images (1999-2002). Chroniqueur littéraire pendant plusieurs années à la radio de Radio-Canada, auteur d’une centaine d’articles scientifiques, il a aussi publié une douzaine de livres : essais, anthologie, bibliographies, romans. Parmi les plus récents : Imaginer la science (un essai, Liber, 2003), Le scientifique, entre Histoire et fiction (une bibliographie commentée, La science se livre, 2005), Les taches solaires et Laisse (deux romans, Boréal, 2006 et 2007). Il a remporté en 2003 le grand prix d’excellence en recherche du réseau de l’Université du Québec. Isabelle DAUNAIS est professeure au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill, où elle dirige une équipe de recherche sur les « arts du roman » (XIXe-XXe siècle). Ses travaux portent sur le roman moderne et le personnage romanesque (Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Presses de l’Université de Montréal et Presses universitaires de Vincennes, 2002). Isabelle DOUCET poursuit des études de troisième cycle à l’Université Laval, en études littéraires. Sous la direction de monsieur Richard Saint-Gelais, elle a complété un mémoire de maîtrise sur l’innovation formelle en science-fiction contemporaine et rédige actuellement une thèse intitulée Les corps composés : complexités des formes polytextuelles en fiction narrative. Il s’agit d’une poétique des formes narratives polytextuelles dans la perspective des théories de la complexité. Irène LANGLET est maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Rennes 2 et membre du Groupe Phi au CELAM de cette université. Ses travaux portent sur l’essai littéraire (thèse en 1995, articles, journée d’études à la Bibliothèque nationale de France en 2006) et la science-fiction contemporaine (travaux les plus récents : co-organisation du Mois de la SF à l’École normale supérieure en mai 2006 ; La science-fiction. 366 La fiction, suites et variations Lecture et poétique d’un genre littéraire, Armand Colin, 2006). Professeure associée à l’Université Laval, elle est aussi membre correspondante du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Françoise LAVOCAT, agrégée de lettres et ancienne élève de l’École normale supérieure, est professeure de littérature comparée à l’Université Paris 7 Denis Diderot (www.diderotp7.jussieu.fr/clam). Elle est membre de l’Institut universitaire de France. Elle a notamment publié Arcadies malheureuses, aux origines du roman moderne (Champion, 1998) et La syrinx au Bûcher, Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque (Droz, 2005). Elle s’intéresse actuellement aux théories de la fiction et aux univers fictionnels aux XVIe et XVIIe siècles. Dans cette optique, elle a dirigé, seule ou en collaboration, Usages et théories de la fiction. Le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens, XVI-XVIIIe siècles (Presses universitaires de Rennes, 2004), La fabrique du personnage (Champion, 2007), Fictions du diable, démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil (Droz, 2007), La théorie des mondes possibles et l’analyse littéraire (à paraître). Matthieu LETOURNEUX est maître de conférences en littérature à l’Université Paris X. Ses travaux portent sur les cultures populaires et les cultures de jeunesse auxquelles il a consacré un grand nombre d’articles. Il a réalisé chez Robert Laffont (Bouquins) les éditions des œuvres d’Emilio Salgari et de Gustave Aimard, ainsi que le premier volume des Mystères du peuple d’Eugène Sue. Il a codirigé avec Pierre Brunel et Frédéric Mancier le Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui (Éditions du Rocher, 1999) et prépare avec Jean-Yves Mollier une étude consacrée à la maison d’édition Jules Tallandier. Denis MELLIER est professeur à l’Université de Poitiers où il enseigne la littérature comparée et le cinéma. Il dirige l’équipe Esthétiques comparées du laboratoire Forrell et est directeur de publication de la revue Otrante. Il a notamment publié L’écriture de l’excès (Champion, 1999), Textes fantômes, fantastique et autoréférence (Kimé, 2001), Les écrans meurtriers, essais sur les scènes spéculaires du thriller, (Céfal, 2002). Il a récemment dirigé le numéro de La Licorne intitulé « Métaphores d’époques, 1985-2000 », ainsi Notices biobibliographiques 367 que le numéro d’Otrante consacré à « Jules Verne et la veine fantastique » (Kimé, 2005). Andrée MERCIER est professeure au Département des littératures à l’Université Laval et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Elle fait également partie du groupe ASTER dédié à l’analyse sémiotique de textes religieux et littéraires. Ses travaux de recherche récents, qu’elle mène avec Frances Fortier de l’Université du Québec à Rimouski, portent sur la narrativité contemporaine et, plus particulièrement, sur les questions de vraisemblance et d’autorité narrative dans le roman. Sophie RABAU est maître de conférences à l’Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, membre du Centre sur les littératures antiques et modernes (Université de Paris 7) et du Groupe Fabula. Elle a notamment publié Fictions de présence. La narration orale dans le texte romanesque (Champion, 2000), L’intertextualité (GFFlammarion, 2003) et coédité avec Marc Escola La case blanche. Théorie littéraire et possible d’écriture (Presses universitaires de Reims, 2005). Ses travaux actuels portent sur le rapport entre la fiction et la philologie, notamment sur l’invention de l’auteur antique, sujets sur lesquels elle a écrit une dizaine d’articles. Marie-Laure RYAN est chercheuse indépendante d’origine de Genève, établie au Colorado. Ses champs d’intérêt sont la narratologie, la théorie de la fiction et la culture numérique. Elle est l’auteure de Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory (Indiana University Press, 1991), Narrative as Virtual Reality : Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media (Johns Hopkins, 2001) et Avatars of Story (University of Minnesota Press, 2006). Elle a aussi édité Narrative Across Media (University of Nebraska Press, 2004) et coédité Routledge Encyclopedia of Narrative Theory (Routledge, 2005). Certains de ses articles sont disponibles sur son site Internet : http://lamar.colostate.edu/~pwryan. Richard SAINT-GELAIS est professeur au Département des littératures de l’Université Laval. Il est spécialiste du nouveau roman, du roman policier et de la science-fiction. Ses travaux s’inscrivent dans le champ des théories de la fiction et de la lecture. Il a 368 La fiction, suites et variations notamment fait paraître Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture (Hurtubise HMH, 1994) et L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction (Nota bene, 1999). Il prépare actuellement un ouvrage sur le trompe-l’œil en littérature. Nicolas XANTHOS est professeur de littérature et de sémiotique au Département des arts et lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi. Ses recherches portent sur le dialogue romanesque, la narrativité et la littérature française contemporaine. Sur ces questions et sur d’autres questions sémiotiques, il a publié plusieurs articles notamment dans Littérature, Voix et Images, Australian Journal of French Studies, RSSI, Protée, dont il a codirigé en 2006, avec René Audet, le numéro double « Actualités du récit. Pratiques, théories, modèles », et dans Tangence, dont il a dirigé le récent numéro « Art et avatars de la conversation ». Il fera paraître chez Nota bene en 2007 un essai sur l’indice et le récit dans le roman policier. Il est l’actuel directeur de la revue Protée. Il est membre régulier du centre de recherches Figura et membre associé du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). TABLE DES MATIÈRES CONTOURS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ Richard Saint-Gelais 5 MATRICES DISCURSIVES « ET PERCEVAUS REDIT TOT EL ». TRANSLATIO MÉDIÉVALE ET TRANSFICTIONNALITÉS MODERNES Marie Blaise 29 TRANSFICTIONNALITÉ EN RÉGIME NON NARRATIF Irène Langlet 51 LE RÉCIT DE GENRE COMME MATRICE TRANSFICTIONNELLE Matthieu Letourneux 71 STEAMPUNK. TRANSFICTIONNALITÉ ET IMAGINAIRE GÉNÉRIQUE (LITTÉRATURE, BANDES DESSINÉES, CINÉMA) Denis Mellier SPIN-OFF ET CROSSOVER. LA TRANSFICTIONNALITÉ COMME FIGURE ESTHÉTIQUE DE LA FICTION TÉLÉVISUELLE 91 111 Stéphane Benassi LA TRANSFICTIONNALITÉ DANS LES MÉDIAS Marie-Laure Ryan 131 370 La fiction, suites et variations SPIRALES ET RÉFLEXIVITÉS TRANSFICTIONNALITÉ, MÉTAFICTION ET MÉTALEPSE AUX XVIE ET XVIIE SIÈCLES Françoise Lavocat 157 LE CYCLE OBJET DU CYCLE. TRANSFICTIONNALITÉ ET RÉFLEXIVITÉ CHEZ WILL SELF ET ANTOINE VOLODINE Anne Besson 179 HUGO VERNIER OU L’ART DE REVENIR. ÉTUDE D’UN CAS DE TRANSFICTIONNALITÉ OULIPIENNE Isabelle Doucet 199 « LA CITÉ » DE MARC-ANTOINE MATHIEU. PERMANENCE ET INCONSISTANCE D’UN UNIVERS DE FICTION Mélanie Carrier 215 LES RETOURS DE SAINT-ALDOR. TRANSFICTIONNALITÉ ET POÉTIQUE CHEZ GAÉTAN SOUCY Nicolas Xanthos 231 MYTHES, FIGURES, PERSONNAGES PERSONNAGE RÉCURRENT ET TRANSFICTIONNALITÉ Daniel Aranda 251 DE LA BIBLE À LA LITTÉRATURE. FICTIONNALISATION DE NOÉ CHEZ CAILLOIS ET SUPERVIELLE Andrée Mercier 275 TRANSFICTIONNALITÉ D’HOMÈRE Sophie Rabau 291 Table des matières 371 L’ATTRACTION ENTRE DEUX CORPS EST PROPORTIONNELLE AU PRODUIT DE LEURS MASSES ET INVERSEMENT PROPORTIONNELLE AU CARRÉ DE LEUR DISTANCE. L’INTERPRÉTATION DU PHÉNOMÈNE PAR MARCEL GOTLIB DANS LA RUBRIQUE-À-BRAC Jean-François Chassay 311 POURSUIVRE, REPRENDRE. ENJEUX NARRATIFS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ René Audet 327 CONDITION DU PERSONNAGE TRANSFICTIONNEL Isabelle Daunais 349 NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES 363 Révision : Isabelle Bouchard Copiste : Aude Tousignant Composition et infographie : Isabelle Tousignant Conception graphique : Antoine Tanguay et KX3 Communication Diffusion pour le Canada : Gallimard ltée 3700A, boulevard Saint-Laurent, Montréal (Qc), H2X 2V4 Téléphone : (514) 499-0072 Télécopieur : (514) 499-0851 Distribution : SOCADIS Diffusion pour la France et la Belgique : DNM (Distribution du Nouveau-Monde) 30, rue Gay-Lussac, 75005, Paris France site : http://www.librairieduquebec.fr Téléphone : (33.1) 43.54.49.02 Télécopieur : (33.1) 43.54.39.15 Éditions Nota bene 1230, boul. René-Lévesque Ouest Québec (Qc), G1S 1W2 mél : [email protected] site : http://www.notabene.ca ACHEVÉ D’IMPRIMER CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR INC. CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC) EN AOÛT 2007 POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS NOTA BENE Ce livre est imprimé sur du papier silva enviro blanc 100 % recyclé. Dépôt légal, 3e trimestre 2007 Bibliothèque nationale du Québec