Untitled - Laboratoire Ex situ. Études littéraires et technologie

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Untitled - Laboratoire Ex situ. Études littéraires et technologie
LA FICTION, SUITES ET VARIATIONS
LES AUTEURS
Daniel ARANDA
René AUDET
Stéphane BENASSI
Anne BESSON
Marie BLAISE
Mélanie CARRIER
Jean-François CHASSAY
Isabelle DAUNAIS
Isabelle DOUCET
Irène LANGLET
Françoise LAVOCAT
Matthieu LETOURNEUX
Denis MELLIER
Andrée MERCIER
Sophie RABAU
Marie-Laure RYAN
Richard SAINT-GELAIS
Nicolas XANTHOS
Sous la direction de
RENÉ AUDET ET RICHARD SAINT-GELAIS
LA FICTION,
SUITES ET VARIATIONS
Éditions Nota bene
Presses Universitaires
de Rennes
Les Éditions Nota bene remercient le Conseil des Arts du Canada
et la SODEC pour leur soutien financier.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)
pour nos activités d’édition.
© Éditions Nota bene et Presses Universitaires de Rennes, 2007
ISBN Nota bene : 978-2-89518-269-6
ISBN PUR : 978-2-7535-0484-4
CONTOURS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ
Richard Saint-Gelais
CRILCQ, Université Laval
L’idée que des personnages, des lieux ou même des univers fictifs puissent franchir les limites de l’œuvre où nous
les avons d’abord découverts a quelque chose d’irrésistible et
d’un peu suspect à la fois. Il est tentant d’y voir un signe de
la rémanence de la fiction, de sa capacité à transcender le
texte qui l’a instaurée, comme si les personnages « vivaient
d’une vie propre », indépendante du texte où ils ont « vu le
jour ». Mais on peut aussi, inversement, y voir un pur coup
d’écriture, ludique, respectueux ou monotone – quand ce
n’est pas une stratégie, fort peu esthétique, visant à prolonger
le succès d’un roman ou d’un film dans les « Nouvelles
aventures » de x, y ou z. Cette ambivalence, cette disponibilité pour des usages hétérogènes, est pour beaucoup, je
crois, dans la fascination intriguée que peut susciter le phénomène que j’ai choisi un jour d’appeler « transfictionnalité » et dont j’aimerais examiner ici, de manière forcément un peu schématique, les contours. La tâche n’est pas
tout à fait aisée, dans la mesure où le caractère fédérateur de
la notion – dont les prétentions se résument à rassembler des
réflexions déjà bien engagées sur le personnage récurrent,
sur les cycles et les séries, sur les univers partagés, etc. – en
fait un forum théorique dont il convient de ne pas fixer les
bornes de manière trop étroite – sans pour autant lui donner
une extension telle qu’elle se dissolverait dans la notion plus
générale de fiction. Je tenterai donc ici, non pas de déterminer dogmatiquement ce qui relève ou non de la transfictionnalité, mais de soulever un certain nombre de questions
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La fiction, suites et variations
qui surgissent dès lors qu’on s’interroge sur la nature, le
statut et les limites de cette pratique.
Je partirai d’une définition simple, mais dont on verra
qu’elle pose des difficultés non négligeables : il y a transfictionnalité lorsque des éléments fictifs sont repris dans plus
d’un texte (en donnant à « texte » une extension large, valant
aussi bien pour la bande dessinée, le cinéma, la représentation théâtrale ou le jeu vidéo)1. Ces éléments fictifs sont
plus souvent qu’autrement des personnages et on ne s’étonnera pas de la large place qui leur sera faite ici, soit dans
l’examen de quelques figures privilégiées, soit dans des
réflexions de portée générale comme celles que proposeront
respectivement Daniel Aranda et Isabelle Daunais. Le premier, après avoir souligné l’importance du personnage
comme « marqueur transfictionnel », examine les rapports,
faits de proximité et d’écart, entre l’étude du personnage
récurrent et l’examen de la transfictionnalité. Isabelle Daunais, pour sa part, propose ce qu’on pourrait appeler un essai
de critique transfictionnelle, en refusant l’indifférenciation à
laquelle mène aisément la théorie de la fiction ; s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles certains personnages
sont plus mémorables que d’autres, elle aboutit à cette
conclusion apparemment paradoxale que la transfictionnalité, dont on pourrait croire qu’elle accentue cette « mémorabilité », risque au contraire dans certains cas de la mettre
en péril.
La saillance du personnage dans les pratiques transfictionnelles ne doit cependant pas nous faire oublier des
formes plus diffuses de circulation, celle par exemple des
univers de référence ou, plus modestement, des données encyclopédiques ; Irène Langlet explore ce « continent noir »
de la transfictionnalité dont la science-fiction, notamment,
offre des exemples accomplis, non seulement d’un récit à
1. Il reste que le passage du stade imprimé au stade numérique
entraîne, comme le montre Marie-Laure Ryan ici-même, des mutations
importantes de la transfictionnalité, qui se trouve à la fois exaltée et en
quelque sorte dépassée.
Contours de la transfictionnalité
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l’autre, mais aussi du récit à ses marges non narratives.
Nicolas Xanthos, pour sa part, empruntera le « chemin de
traverse » qu’est la récurrence des lieux ; il en vient ainsi à
proposer une « poétique transfictionnelle » où ce n’est pas
seulement la récurrence du lieu, mais aussi celle de son
éloignement, de son altérité, qui comptent.
Quels que soient les éléments concernés par la transfictionnalité, il doit y avoir identité ou, plus exactement, prétention à l’identité : une similitude, celle par exemple qu’on
peut observer entre la Tinamer de Jacques Ferron et l’Alice
de Lewis Carroll, ne suffit pas ici. On ne sous-estimera pas
pour autant les problèmes assez redoutables posés par l’idée
d’identité dans les mondes possibles2. Sans entrer ici dans un
débat vif et complexe, je dirai seulement que le défi théorique consiste, d’une part, à formuler des critères acceptables
(à partir de quel degré d’altération un personnage transfictionnel cesse-t-il d’être « le même » ?) et, d’autre part, à
déterminer quelle notion, parmi la batterie proposée par les
théoriciens de la fiction (immigrants, substituts, contreparties, etc.), rend le mieux compte du phénomène. On s’entendra toutefois pour reconnaître que la transfictionnalité
travaille l’identité de l’intérieur, en proposant des entités qui
ne sont ni tout à fait autres, ni tout à fait mêmes : nouvelle
ambiguïté, que certains écrivains exploitent d’ailleurs
allègrement. Les contributions d’Anne Besson sur Antoine
Volodine et Will Self, de Mélanie Carrier sur l’œuvre du
bédéiste Marc-Antoine Mathieu, d’Isabelle Doucet sur les
suites oulipiennes au Voyage d’hiver de Perec, de Françoise
Lavocat sur quelques étonnantes fictions des XVIe et XVIIe siècles et de Sophie Rabau sur d’étranges réincarnations
d’Homère donnent une idée de la variété de ce phénomène,
et en même temps de son resurgissement au long de l’histoire
littéraire.
L’établissement d’un lien transfictionnel demande, par
ailleurs, la cohabitation au sein d’un même cadre diégétique.
2. Pour deux aperçus, voir Margolin (1996) ainsi que mon étude « La
fiction à travers l’intertexte » (Saint-Gelais, 2001).
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La fiction, suites et variations
Lorsqu’il est rapporté, dans Madame Bovary, que la jeune
Emma lit Paul et Virginie, il est net que les personnages de
Bernardin de Saint-Pierre sont pour elle (comme ils le sont
pour nous) des êtres imaginaires, avec qui aucun commerce
n’est envisageable, puisqu’ils sont maintenus à l’intérieur
des frontières d’un autre texte, d’où ils ne s’échappent
nullement ; et la rêverie d’Emma (« elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle » –
Flaubert, [1857] 1986 : 94) ne fait que souligner cette inaccessibilité3. Or c’est précisément ce verrou, cette frontière
intangible et intimidante entre les textes, que fait sauter la
transfictionnalité, que ce soit sous la forme du prolongement
apocryphe (lorsque Peter Costello ([1981] 1992) raconte la
vie de Leopold Bloom ou Jacques Laurent (1966) La fin de
Lamiel) ou bien sous celles du croisement (lorsque Maxime
Benoît-Jeannin (1991), par exemple, place Bouvard et Pécuchet sur le chemin de Berthe Bovary ou lorsque Jean-Louis
Chiflet (1988) imagine une idylle entre Charles Bovary et
M. de Rênal), du décentrement (Rosencrantz and Guildenstern Are Dead – Stoppard, 1967), de la version contrefictionnelle (Emma, oh ! Emma ! – Cellard, 1992) et
quelques autres formules encore4.
C’est dire le paradoxe qui, inévitablement, loge au cœur
de la transfictionnalité. Qu’on parle de « retour de personnages », d’« univers partagés » ou d’« identité à travers les
mondes possibles », c’est, chaque fois, l’idée de ligature, de
rassemblement, voire de totalité supra-textuelle qui s’impose
à l’esprit. Mais ces liens ne sont pensables – ou, plus exactement, ne sont transfictionnels – que s’ils composent avec
une segmentation, une brisure. La transfictionnalité entraîne
forcément une traversée, et donc à la fois une rupture et un
contact, le second venant suturer, mais jamais parfaitement,
ce que la première a séparé. Mais que faut-il traverser au
3. Il en va de même pour le passage de L’éducation sentimentale
relevé et commenté par Isabelle Daunais, où Deslauriers invite Frédéric
Moreau à se souvenir de Rastignac.
4. Je songe notamment aux variations « transmimétiques » et « transhistoriques » définies et analysées par Sophie Rabau.
Contours de la transfictionnalité
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juste ? Les frontières du livre ? Celles de l’œuvre d’un
auteur ? Et comment, pour filer la métaphore, s’assurer que
les éléments fictifs sont arrivés indemnes à bon port ? On
retrouve ici la question de l’identité que j’ai évoquée tout à
l’heure ; mais cette question présuppose elle-même, et c’est
là-dessus que je voudrais me pencher, un « obstacle » – une
frontière – par-delà lequel une revendication ou un simulacre
d’identité puisse s’établir. Cet obstacle, quel est-il ? Trois
réponses possibles surgissent immédiatement à l’esprit :
l’indépendance matérielle des textes, celle des récits, l’intervention d’au moins un écrivain distinct de l’auteur original.
Examinons-les successivement.
Il semble aller de soi que la transfictionnalité ne puisse
se déployer qu’à l’échelle de plus d’un texte. Certes, ses
effets (qui tiennent toujours du court-circuit) sont d’autant
plus saisissants que les personnages s’« émancipent » et
resurgissent en un autre lieu, comme s’ils menaient une existence intercalaire, impalpable et mystérieuse. Mais la frontière décisive est-elle ici celle du livre ou celle du texte ? On
sait (et Bruno Monfort (1995) le rappelle opportunément)
que ces deux notions ne sont nullement coextensives : un
texte peut s’étaler sur plusieurs livres (cas, par exemple, de la
Recherche du temps perdu) ; réciproquement, un livre peut
contenir plusieurs textes (cas du recueil, de l’anthologie, de
la revue…). Cela ouvre la possibilité d’un lien transfictionnel entre les textes constitutifs d’un même ouvrage. La
condition, ici, est bien entendu l’autonomie conférée à chacun de ces textes, autonomie dont le corollaire est une frontière intertextuelle (ici « interne ») que le retour de personnages, ou de toute autre donnée fictive, viendra franchir.
Cette autonomie peut être assurée de plusieurs manières. La
plus évidente est bien évidemment la diversité des auteurs ;
on pourra alors parler de recueil à univers partagé, au sens où
l’on entend généralement cette expression5. Mais ce n’est pas
5. Voir les entrées « Shared universe » et « Shared worlds » dans les
ouvrages respectifs de Rogow (1991 : 310-311) et de Clute et Nicholls
(dir.) (1995 : 1092-1093).
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La fiction, suites et variations
la seule. Imaginons un recueil à auteur unique, dont les
premières nouvelles semblent diégétiquement autonomes,
mais entre lesquelles les nouvelles subséquentes entreprennent de tisser des liens, procédant du coup à une annexion
transfictionnelle rétrospective : c’est ce qui se produit, par
exemple, dans les Récits de Médilhault d’Anne Legault et
dans Last Orders de Brian W. Aldiss.
On peut aller plus loin en imaginant le cas, paradoxal à
première vue, d’un réseau transfictionnel établi à l’intérieur
d’un roman. Cette apparente chimère existe : il s’agit du Si
par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, roman
consacré, on le sait, aux efforts d’un lecteur – le Lecteur –
pour retrouver la suite du roman qu’il a amorcé et qui
s’intitule aussi Si par une nuit d’hiver un voyageur. Au cours
de ses pérégrinations, le pauvre Lecteur découvrira une série
de débuts de roman, mais jamais la suite du premier qu’il a
lu : chaque lecture le plonge dans une histoire nouvelle, sans
lien avec les précédentes. Sans lien, vraiment ? C’est ici
qu’une observation attentive détecte un phénomène curieux.
Le deuxième début de roman, En s’éloignant de Malbork,
comporte un M. Kauderer qui semble un propriétaire terrien,
de même qu’une certaine Zwida Ozkart, une fille qui figure
sur une photo que deux garçons se disputent ; or le troisième
roman en abyme, Penché au bord de la côte escarpée, ramènera à la fois Kauderer, sous les traits cette fois d’un météorologue, et Zwida, sous ceux d’une jeune fille qui dessine.
Sont-ce les mêmes ? Il y a un cabaret nommé « le Nouveau
Titania » dans les quatrième et cinquième récits enchâssés, et
d’ailleurs une usine de munitions Kauderer dans le
quatrième ; la mystérieuse « Lorna Clifford » du sixième
texte est peut-être la « Lorna » qui, dans le septième, est la
maîtresse du narrateur, et ainsi de suite6.
6. On retrouve ici les questions ayant trait à l’identité transfictionnelle et à ses ambiguïtés parfois irrésolubles. Ces différents cas de figure,
coexistence entre propriétés peu compatibles (Kauderer tantôt propriétaire,
tantôt météorologue, tantôt manufacturier d’armements), d’une part, et
absence d’indications permettant de trancher dans un sens ou dans l’autre
(Lorna), d’autre part, peuvent être décrits à partir des notions de pseudo-
Contours de la transfictionnalité
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Si, donc, le roman de Calvino peut être considéré à lui
seul comme un exemple (un brin provocant il est vrai) de
transfictionnalité, c’est qu’il multiplie les signes de noncontinuité entre les romans enchâssés : indépendance des
intrigues, rang secondaire des personnages réapparaissant,
caractère généralement allusif des passages qui les
mentionnent (de sorte qu’on se demande plus d’une fois s’il
s’agit bien des mêmes personnages), sans compter l’altérité
des auteurs imaginaires à qui ces romans sont attribués :
Italo Calvino, Tadzio Bazakbal, Silas Flannery, etc. Tout
cela, bien évidemment, est agencé par Italo Calvino – le vrai
Calvino – qui s’amuse à déstabiliser encore un peu plus la
notion de texte dans ce roman étourdissant.
La transfictionnalité est un phénomène qui concerne non
seulement (et par définition) la fiction, mais aussi, très
largement, le récit et l’intrigue ; chacun à sa manière, Aranda
et Audet le rappellent ici même. On pourrait cependant
avancer qu’elle joue la première contre les seconds – ou, plus
exactement, qu’elle s’appuie sur le postulat que le monde
fictif « déborde » de l’intrigue qui s’y déroule7. Tout récit,
toute trame narrative présuppose (par le jeu des inférences
logiques, mais de bien d’autres manières encore) un ensemble potentiellement infini de données fictives dont certaines
sont triviales (si on dit qu’un personnage « marchait à grands
pas », c’est qu’il a des jambes), mais dont la plupart relèvent
de ce que Lubomir Dolezel (1998) appelle le « domaine indéterminé de la fiction ». « Nous étions à l’étude, quand le
Proviseur entra, suivi d’un nouveau et d’un garçon de classe
qui portait un pupitre ». Quelle heure était-il ? Comment se
nommait le Proviseur ? Le garçon de classe a-t-il les cheveux
roux ? Ces leerstellen, ces silences qu’aucun récit ne peut
manquer de créer, comme en creux, dans les innombrables
identité et de quasi-identité proposées par René Audet (2000 : 96-100).
Celui-ci souligne cependant que la distinction entre pseudo-identité et
quasi-identité est elle-même délicate.
7. Pour une formulation théorique de ce postulat, voir Chateau
(1976).
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La fiction, suites et variations
interstices de la narration, d’autres récits (transfictionnels
donc) pourront s’ingénier, non pas à les remplir (puisqu’ils
créeront, forcément, leurs propres lacunes), mais à s’y
engouffrer. Que se passe-t-il chez le pharmacien, tandis
qu’Emma se reproche d’avoir épousé Charles ? Qui voudrait
le « découvrir » pourra lire Madame Homais, de Sylvère
Monod. Qu’advient-il de Berthe, une fois qu’elle est envoyée
à la filature ? Là, nous avons l’embarras du choix, puisque le
Mademoiselle Bovary de Raymond Jean (1991), La fille
d’Emma de Claude-Henri Buffard (2001) et le Mademoiselle
Bovary, encore, de Maxime Benoît-Jeannin (1991) nous en
proposent des versions, qu’on imagine divergentes. Cette
profusion le signale : c’est, comme on s’en doute bien, du
côté du dénouement qu’opéreront la plupart des entreprises
transfictionnelles – ce qui suggère que la frontière du récit
n’est pas loin de se confondre, pour nous, avec sa fin, comme
si une intrigue n’était pas béante à ses deux extrémités, et de
toutes parts entre les deux ; comme si le désir d’en savoir
plus sur les personnages revenait, inévitablement, à savoir ce
qui leur arrive ensuite. La transfictionnalité a bien évidemment partie liée avec ce désir narratif, avec cette soif apparemment inextinguible de récit. On sait cependant, comme
l’ont montré Stéphane Benassi (2000) et Anne Besson
(2004), que cette pulsion de récit peut trouver à s’assouvir –
et à renaître sans cesse – sous deux formes générales, l’une
qui opère par approfondissement et étirement d’une intrigue
unique et segmentée (« cycle » dans la terminologie de Besson, « feuilleton » dans celle de Benassi), l’autre, nommée
« série » par les deux chercheurs, qui propose « la déclinaison (quasi infinie) d’un prototype de départ » (Benassi,
2000 : 49), chaque épisode présentant alors « une intrigue
complète et sans lien chronologique réel avec les autres »
(Besson, 2004 : 22). La convergence de ces deux modèles,
élaborés pour penser respectivement les domaines télévisuel
et textuel, suggère qu’il s’agit là de deux modalités
fondamentales (qui certes peuvent se combiner), dont il est
d’ailleurs aisé de montrer la parenté étroite avec les principes
Contours de la transfictionnalité
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syntagmatique (développer une séquence narrative) et paradigmatique (reproduire un schéma narratif déjà en place)8.
D’autres distinctions peuvent être établies, par exemple
celle que propose Gérard Genette (1982 : 222-225) entre
suites et continuations, les premières procurant à un récit
inachevé l’issue qui lui fait défaut, les secondes faisant sauter le verrou constitué par la clôture narrative, en relançant
une action qui se donnait comme achevée. Cette distinction
n’est pas que formelle, car elle engage le statut du récit ultérieur : ce n’est pas exactement la même chose que de s’offrir
sous les traits de la suppléance et sous ceux de l’effraction.
La seconde manœuvre apparaît comme particulièrement
agressive ; l’effet de transgression d’une frontière (ici narrative) est d’autant plus net. Mais la suite, qui n’assure une
continuité narrative qu’au prix d’une altérité auctorielle
(c’est un autre écrivain qui termine, d’une prothèse, ce qu’un
premier n’a pas mené à terme), pourra sembler frelatée.
Ces considérations m’amènent directement à la question
de l’auteur. Les quelques exemples de transfictionnalité
« monoauctorielle » (ou, si on préfère, autographe) que j’ai
mentionnés ici et là ont peut-être surpris ceux qui s’attendraient à ce que la notion soit restreinte aux cas de reprise
d’une fiction par un nouvel auteur. C’est le cas d’Audet :
[…] on pourrait dire que la transfictionnalité
commence là où s’arrête le règne de l’auteur, où se
termine l’autorité de l’auteur. Le fait qu’un même
écrivain reprenne sa propre matière, qu’il poursuive
l’exploration d’un univers dont il est le créateur […]
ne relève pas de la transfiction. […] Et cette autorité
joue, peu importe la forme que cet auteur emprunte
(2000).
L’argument d’Audet est double, puisqu’il repose à la fois
sur le critère d’une homogénéité (perçue) et sur celui de
8. Ce rapprochement entre les deux formes, d’une part, et les
principes syntagmatique et paradigmatique, d’autre part, a aussi été établi
par Jacques Dubois (2000 : 80).
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La fiction, suites et variations
l’autorité discursive de l’auteur original : pour qu’il y ait
transfictionnalité, en somme, il devrait y avoir, d’une part,
effet d’hétérogénéité (ce qu’on peut réinterpréter dans le sens
de la fracture dont je parlais plus tôt) et, d’autre part,
production d’énoncés « apocryphes », que le lecteur ne sera
pas enclin à considérer comme constitutifs de l’univers fictif
en question. Or, sur chacun de ces points – l’homogénéité et
l’autorité –, on peut me semble-t-il défendre l’idée d’une
transfictionnalité autographe.
Prenons l’exemple des deux romans de Vladimir Nabokov que sont Pnin ([1957] 1989) et Pale Fire ([1962] 1989).
Le premier est centré autour du personnage éponyme, un
professeur de littérature russe dans une université américaine, le Waindell College. Le second met en scène un cadre
fictif qu’on a toutes les raisons de croire distinct, jusqu’à ce
qu’on découvre une allusion (fort brève) à Pnin, devenu (?)
directeur du Département de russe du Wordsmith College
(Nabokov, [1962] 1989 : 155). Pnin et Pale Fire ont beau être
deux romans du même auteur, ce contact imprévu entre les
deux a toutes les chances de susciter un bref effet de surprise,
ce qui suppose que les deux univers fictifs (et pas seulement
les deux textes) étaient jusque-là tenus pour distincts et
autonomes.
La notion d’autorité discursive est elle aussi d’un emploi
délicat. S’agissant de fiction, on peut l’interpréter en termes
pragmatiques, comme le pouvoir de produire des énoncés
constitutifs au sujet d’un monde possible, et non des
fictionnalisations à propos d’une fiction déjà constituée,
pour reprendre la terminologie de John Woods (1971 : 4447). On établit ainsi un partage net, parce qu’à priori, entre
les pratiques autographes, qui font autorité, et les entreprises
allographes, auxquelles on pourra reconnaître divers mérites,
y compris esthétiques, mais qui ne seront jamais acceptées
comme des contributions à la « véritable » histoire.
Or, pour être nette, cette frontière ne permet pas de
résoudre aisément le problème posé par les ensembles
fictionnels qui, bien qu’autographes, sont fissurés par des
inconsistances, des contradictions, que celles-ci semblent
Contours de la transfictionnalité
15
involontaires (comme chez Arthur Conan Doyle9 ou, plus
récemment, chez Michel Tremblay10) ou délibérées (comme
chez Georges Perec ou Robert Pinget, dont les romans
mettent en scène des « Gaspard Winckler » et des « Mortin »
ostensiblement divergents11). Accepter le principe de l’autorité discursive de l’auteur reviendrait à admettre que nous
aurions alors affaire à des « mondes possibles impossibles »
(Eco, [1990] 1992 : 226-230). C’est incontestablement le cas
chez Pinget, peut-être aussi chez Perec ; mais une telle
hypothèse me paraît contraire à l’intuition en ce qui concerne
la série des Sherlock Holmes ou les Chroniques du Plateau
Mont-Royal, que l’immense majorité des lecteurs considéreront comme des fictions réalistes (au sens large) et non
comme quelque variété du Nouveau Roman. Bref : des facteurs internes peuvent faire vaciller – je dis bien vaciller et
non abolir – l’autorité discursive de l’auteur, et du coup susciter des ensembles aussi problématiques, mais d’une autre
façon, que les suites ou continuations allographes.
Je propose en conséquence une conception large de la
transfictionnalité, valant aussi bien pour les ensembles produits sous la gouverne d’un seul auteur que pour ceux où
interviennent d’autres écrivains, parfois à l’insu de l’auteur
original ou même contre son gré. Il ne s’agit pas pour autant,
je le souligne, de neutraliser la différence entre ces divers cas
de figure, en tenant l’identité de l’auteur pour indifférente.
Bien au contraire : les suites et prolongements en tous genres
ne seront manifestement pas reçus de la même manière selon
qu’ils sont de la main de l’auteur ou non. Il s’agit donc de
reconnaître que l’« auteur » fonctionne, ici comme ailleurs,
comme un instrument interprétatif, généralement décisif
lorsqu’il s’agit d’authentifier les énoncés transfictionnels.
9. Voir Monfort (1995 : 47). Les très nombreuses inconsistances du
corpus holmésien ont donné lieu à un impressionnant ensemble de
spéculations que j’ai analysées dans « La fiction hors-cadre » (SaintGelais, 2002).
10. Voir Lafon (1993 : 314-315).
11. On pourrait aussi mentionner le curieux couple romanesque formé
par Un an et Je m’en vais de Jean Echenoz (1997 et 1999).
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La fiction, suites et variations
Mais l’accent sur l’auteur peut, à l’occasion, produire
des effets étonnants. Conan Doyle, le créateur de Sherlock
Holmes, a aussi publié un certain nombre de romans historiques ainsi que quelques récits indépendants d’allure policière. Dans deux de ceux-ci, « The lost special » et « The
man with the watches », il est question des spéculations –
infructueuses – d’un personnage qui n’est jamais nommé et
qui, à vrai dire, ne joue qu’un rôle adventice dans l’intrigue
puisque ce n’est pas lui qui résout l’énigme. Rien n’indique
qu’il s’agisse du même individu fictif d’une fois à l’autre.
Pour Christopher Morley ([1934] 1981) et quelques autres,
cependant, cet anonymat ne résiste pas à un examen le moindrement serré : ce « raisonneur amateur qui à l’époque avait
acquis quelque célébrité » (Conan Doyle, [1908] 1977 : 118.
Je traduis) pourrait bien être… Sherlock Holmes lui-même.
Que devons-nous penser de cette annexion transfictionnelle
par critique interposée ? La manœuvre est d’autant plus
embarrassante que la démonstration de Morley est assez
convaincante. Les traits – peu nombreux il est vrai – concordent. La chronologie pose de légers problèmes, mais il en
faut bien davantage pour rebuter un holmésologue aguerri.
Ce qui est médusant, c’est l’idée qu’un personnage puisse
être présent, incognito, ailleurs que là où nous savons le
trouver. Peut-être nous est-il arrivé de rencontrer Roquentin
ou Anna Karénine sans nous en douter, sous les traits anonymes de quelque figurant romanesque, quidam ou passante
au visage aperçu à la dérobée. Une telle supposition paraît
déraisonnable en ce qu’elle conduit directement à une transfictionnalisation généralisée de l’imaginaire. C’est avec ce
feu-là que jouent Morley et les autres holmésologues, non
sans une prudence silencieuse qui consiste à circonscrire
l’investigation à l’œuvre de Conan Doyle, même si ce n’est
pas toujours le cas12.
12. Deux autres holmésologues chevronnés, W. S. Smith et Robert
Bayer, ont en effet « repéré » Holmes dans une nouvelle de Robert Louis
Stevenson, « The suicide club », ainsi que dans l’un des contes que Gilbert
Keith Chesterton a consacrés aux enquêtes du père Brown. Voir respectivement Mellier (1999 : 162) et Gardner (dir.) (1987 : 197-198).
Contours de la transfictionnalité
17
La figure de l’auteur ne sert pas qu’à délimiter les
contours d’une zone transfictionnelle « autorisée ». Elle agit
aussi, bien entendu, comme un principe évaluatif, un principe assez prégnant, apparemment, pour amener un Genette
à abandonner, soudain, la perspective structurale qui est
habituellement la sienne, lorsqu’il compare les deux
secondes parties du Quichotte, celle de Alonso Fernández de
Avellaneda et celle de Miguel de Cervantès lui-même :
[…] le pasticheur intimidé (quoique imprudent)
croit devoir constamment tremper sa plume dans
l’encrier de sa victime (il ne saurait sans doute la
tremper ailleurs), et répéter ad nauseam sa manière
et ses procédés. Don Quichotte d’abord guéri, puis
rassotté par Sancho, allonge indéfiniment ici la liste
de ses folies et de ses mésaventures. Cervantes au
contraire, et Cervantes seul, pouvait donner à sa
seconde partie la liberté transcendante que l’on sait
(Genette, 1982 : 282-283. Je souligne)13.
En fait, il faut voir qu’à ce jeu le continuateur allographe
est toujours perdant, du moment que le lecteur en décide
ainsi. Vise-t-il la conformité, on lui reprochera d’être un pâle
épigone qui se contente de répéter sans originalité ; modifiet-il la donne, on l’accusera d’infidélité. Une péripétie
parisienne d’il y a quelques années, « l’affaire Cosette »,
nous fournit des échantillons on ne peut plus explicites de la
seconde manœuvre. Rappelons brièvement les faits : lorsque
François Cérésa a fait paraître Cosette ou le temps des illusions, continuation des Misérables de Victor Hugo, les héritiers de ce dernier ont tenté d’y faire obstacle par une action
en justice ; assez rapidement, diverses personnalités ont cru
bon de faire entendre leur voix, généralement horrifiée. Ces
propos de Natasha Polony donnent une assez bonne idée du
ton général :
13. Genette parle quelques lignes plus loin de « ce privilège du génie
qu’est une continuation imprévisible ».
18
La fiction, suites et variations
Une œuvre littéraire – celle de Victor Hugo plus que
tout autre – est ciselée, elle est une construction
savante où chaque scène a valeur de symbole, où
chaque mot est signifiant. C’est un monde, pas une
marchandise. On arguera que le livre de François
Cérésa ne porte en rien atteinte à celui de Victor
Hugo, à jamais achevé. Mais annuler la mort de
Javert, c’est gommer une scène qui est une des
pierres d’angle de l’édifice et risquer, rétrospectivement, de faire s’effondrer la cathédrale (2001).
On voit aisément dans quel genre de difficulté cette
position s’enferre : pour affirmer que Cosette porte atteinte
aux Misérables, pour dire qu’« annuler la mort de Javert,
c’est gommer une scène qui est une des pierres d’angle de
l’édifice », il faut supposer que la continuation modifie
effectivement le monde fictif des Misérables, et donc que
l’autorité discursive de Cérésa s’étendrait, rétrospectivement,
jusqu’à l’œuvre de son prédécesseur. Bref : la dénonciation,
ici, ne peut s’appuyer que sur la reconnaissance d’un pouvoir
que du même coup on juge exorbitant. Mais c’est bien
évidemment oublier que la « dénaturation » de l’intrigue
originale ne s’accomplit jamais que dans l’espace virtuel, et
éminemment fluctuant, de la lecture : aujourd’hui que
Cosette est sans doute en passe d’être oublié, Javert réintègre
son tombeau et l’intrigue initiale se reforme, sans cicatrice.
C’est oublier, aussi, que les « atteintes » aux intentions
de l’auteur n’en sont que sous un régime de lecture qui
accorde, justement, un tel primat à l’écrivain qui « crée » un
personnage ou un univers fictif. On sait pourtant que la
fiction ne s’élabore ou ne se reçoit pas toujours selon ce
régime. Le texte médiéval, on le sait, se passe de l’auteur, au
sens où nous entendons ce terme et avec les implications que
nous lui rattachons ; Marie Blaise explore les particularités
d’une pratique de la transfictionnalité sans origine auctorielle fixe, dans un contexte où, à partir d’un fonds fictionnel
commun, l’originalité de chaque récit consiste à opérer une
« conjointure » particulière. Notre situation de « modernes »
paraît bien différente. Mais les choses sont moins simples
Contours de la transfictionnalité
19
puisque coexistent, plus ou moins pacifiquement, un régime
auctoriel (où la signature de l’écrivain affecte l’authenticité
reconnue aux intrigues dérivées, quand ce n’est pas, on l’a
vu, leur recevabilité) et un régime non auctoriel, caractérisé
par ce que j’appellerais l’émancipation transfictionnelle du
personnage. Régis Messac, dès 1929, avait noté ce
phénomène :
[…] le rôle de l’auteur, de tel auteur particulier,
apparaît mince, fortuit, accidentel, sans valeur
déterminante. […] Rocambole s’explique beaucoup
mieux par les nécessités de la forme feuilletonesque
que par la correspondance intime de Ponson du
Terrail et la couleur des cheveux de ses diverses
maîtresses. En un mot, il ne s’agit point ici d’un
genre conçu et créé de façon réfléchie par un artiste
ou un groupe d’artistes, mais d’un produit aveugle
des forces sociales et du travail des idées sur ellesmêmes (1929 : 650).
Nous rencontrons ici une autre frontière de la transfictionnalité – une frontière interne, plus ou moins stable, qui
fait que les expansions de la fiction se trouvent aussi bien du
côté de la paralittérature ou de la culture médiatique, où elles
se sont particulièrement bien acclimatées (et qu’elles
contribuent à définir14), que du côté de la littérature consacrée où, sous le nom d’hypertextualité depuis que Genette
s’en est mêlé, elles apparaissent comme l’une des manières,
sérieuses ou ludiques, par lesquelles « s’accomplit l’utopie
borgésienne d’une littérature en transfusion perpétuelle »
(Genette, 1982 : 559). Là non plus, il n’est pas question
d’alléguer cette ubiquité pour prétendre à l’homogénéité du
champ (trans)fictionnel en occultant de décisives différences. Irène Langlet, par exemple, propose fort judicieusement de distinguer « des “incomplétudes” stratégiquement
14. Voir la contribution de Matthieu Letourneux, qui montre bien le
réseau étagé de liens qui s’établissent au sein des « récits de genre » :
reprises transfictionnelles, univers génériques, stéréotypies aussi bien
thématiques que structurelles.
20
La fiction, suites et variations
ménagées pour pouvoir être exploitées (dans tous les sens du
terme) ultérieurement, par opposition à des incomplétudes
poétiquement aménagées » (2000). La réaction de certains à
la continuation des Misérables tenait justement à la crainte
d’un glissement de l’esthétique vers le stratégique. Encore
que cet exemple montre surtout qu’une incomplétude par
hypothèse « esthétique », celle du roman de Hugo, peut
donner lieu à une continuation présumée « stratégique », ce
qui montre bien le brouillage des frontières… Sans doute
cependant les stratégies sont-elles plus aisément reconnaissables à partir d’une certaine systématicité. Les modèles du
cycle, du feuilleton et de la série, dont Besson et Benassi
montrent qu’ils travaillent, chacun à sa manière, à la fidélisation du lectorat ou du spectatorat à un ensemble fictionnel
indéfiniment décliné, relèvent à l’évidence d’une logique
sinon commerciale du moins très intéressée. Mais ces
modèles eux-mêmes peuvent fort bien être retravaillés de
l’intérieur, dans une perspective qui en tire des dispositifs
polytextuels labiles, fluctuants, paradoxaux : la série des
Julius Corentin Acquefacques dont traite Mélanie Carrier et
celle des Voyages d’hiver qu’analyse Isabelle Doucet en sont
des exemples éclatants. Benassi et Besson le montrent aussi
dans leurs contributions respectives sur le spin-off et le
crossover, en télévision, et sur les récits de Volodine et de
Self, en fiction narrative.
On comprend donc qu’il ne s’agit pas de maintenir des
frontières disciplinaires étanches entre les études littéraires,
cinématographiques ou médiatiques. Mais il ne s’agit pas
davantage de tenir la transfictionnalité pour une notion œcuménique chargée de tout ramener à un principe abusivement
homogène. Ce sont aussi bien des rapprochements inattendus
que le relevé de précises différences, qu’on peut attendre de
la réunion de travaux sur des écrivains incontestablement
littéraires (comme Roger Caillois, Gaétan Soucy ou Antoine
Volodine) et de l’exploration de la galaxie intermédiatique,
de la culture numérique (Marie-Laure Ryan), du spin off
(Stéphane Benassi), du récit de genre (Mathieu Letourneux),
sans compter quelques inclassables comme Marcel Gotlib
Contours de la transfictionnalité
21
(Jean-François Chassay) et le mouvement steampunk (Denis
Mellier). Mais la principale hétérogénéité est peut-être celle
qui sépare les usages (et les effets) de la transfictionnalité,
laquelle contribue ici à l’exaltation d’un personnage omniprésent, là à sa problématisation : l’étude de Françoise
Lavocat insiste sur la parenté que la transfictionnalité, de ce
côté, entretient avec les pratiques métaleptiques, paradoxales
et réflexives, et montre que ce caractère transgressif est loin
d’avoir attendu la modernité.
À l’autre bout du spectre historique, et aux confins de ce
que nous considérons volontiers comme de la fiction, se pose
la question épineuse entre toutes du mythe, qu’abordent ici,
par l’intermédiaire de variations contemporaines, les études
d’Andrée Mercier (sur le récit biblique du Déluge) et de
Jean-François Chassay (sur la figure d’Isaac Newton comme
parangon du savant)15. Certes, toutes sortes de raisons
pourraient amener à distinguer la transfictionnalité et le
mythe, dont l’économie paraît à priori nettement distincte.
Mais le monde du mythe n’est peut-être pas si éloigné de la
situation que la culture médiatique est en train de recréer
autour de nous : atténuation, quand ce n’est pas abolition, de
la figure de l’auteur, prolifération indéfinie des variantes16,
hypostase de quelques grandes figures qu’on dira, justement,
mythiques, d’Ulysse à Sherlock Holmes, d’Electre à Cat
Woman en passant par Don Juan et Carmen. La question du
personnage mémorable, c’est-à-dire de ce qui le rend tel,
qu’aborde Isabelle Daunais, marque l’un des jalons de cette
enquête, rendue difficile par la complexité des rapports entre
fiction et mythe, qu’on aurait tort, comme le souligne Denis
Mellier, d’amalgamer, ne serait-ce que sous la forme
apparemment anodine de la mythification des héros de la
culture médiatique. Si « [m]ythifier, dans la culture de masse,
c’est justifier […] le retour fétichiste du même », en revanche
15. Ces deux études ont aussi en commun, avec celle de Sophie Rabau,
de porter sur les variations à partir d’une figure « référentielle » ou dont la
fictivité, du moins, n’est pas nette (Noé, Newton et Homère). La transfictionnalité trouve ici une autre de ses décidément nombreuses lisières.
16. Sur ce point, voir Pavel (1988 : 103) et Margolin (1996 : 127).
22
La fiction, suites et variations
le réseau proliférant, ironique et autoréférentiel de fictions
qui prolifèrent par exemple autour de Holmes offre l’exemple d’un « espace intertextuel complexe […] qui ne cesse
d’inachever la mythification au moyen des glissements
incessants de l’écriture » (1999 : 136 et 143).
À l’issue de ce tour d’horizon schématique, à l’orée de
cet ouvrage, c’est encore une fois le caractère hétérogène,
changeant – en un mot, protéiforme, à l’instar des entités
transfictionnelles elles-mêmes – du phénomène qu’on doit,
je crois, retenir. Les études ici retenues prennent la mesure de
cette diversité, en se donnant le pari de la rendre plus
intelligible. La transfictionnalité relève de différents genres,
de différents médias, peut-être surtout de différentes logiques
(esthétiques et institutionnelles), qui se partagent (inégalement) un territoire que la division disciplinaire du travail
contribue à balkaniser encore un peu plus. Aussi y a-t-il lieu
de se réjouir de la réunion de perspectives d’horizons aussi
divers, sur ce domaine bigarré et, on le verra, plein de
surprises.
Contours de la transfictionnalité
23
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MATRICES DISCURSIVES
« ET PERCEVAUS REDIT TOT EL ».
TRANSLATIO MÉDIÉVALE
ET TRANSFICTIONNALITÉS MODERNES
Marie Blaise
Université Paul-Valéry, Montpellier III
Pour Francis Dubost
Et Percevaus redit tot el.
Chrétien DE TROYES,
Le conte du Graal.
C’est le Moyen Âge, n’est-ce pas, des
haleines de chevaux dans l’hiver, des cris
codés au fond des bois, du gel bleu.
Pierre MICHON,
Abbés.
PACTES LITTÉRAIRES
Un lieu commun répandu parmi les médiévistes affirme
que le concept d’intertextualité n’est pas efficient ou, du
moins, pas sans amendements pour décrire la littérature
médiévale. La réaction est tout autre lorsqu’il est question de
transfictionnalité et cet effet de réception pourrait bien éclairer le concept sous un jour inattendu, celui de l’histoire littéraire. Dites transfictionnalité à un médiéviste et il vous
répondra, en effet, qu’il ne connaît que ça et même que le
principe de la transfictionnalité pourrait presque suffire à
30
La fiction, suites et variations
définir la littérarité du texte médiéval. Ce curieux retournement – car enfin ne considère-t-on pas la transfictionnalité
comme un cas particulier d’intertextualité ? – mérite
attention.
On peut comprendre la littérarité comme le résultat, historique, de la tension, génératrice de formes, entre les trois
éléments qui forment le « nœud » du pacte littéraire : l’origine de l’œuvre qui n’est pas réductible à la question de
l’auteur ; la question de sa valeur qui n’est, à strictement
parler, ni celle de sa réception ni non plus celle du lecteur
mais participe évidemment des deux ; et le principe de la
genèse des formes, qui induit rhétorique, poétique et, éventuellement, la question des genres, mais les dépasse dans les
conditions d’individuation de chaque texte, s’accomplissant
ultimement dans ce qui le fait spécial 1. Chacun de ces
éléments est en interaction avec les deux autres de manière
toujours mouvante et virtuelle et, de ce point de vue, considérer uniquement l’un des trois constitue une abstraction.
C’est pourquoi, même si, pour les besoins de ce bref article,
on s’attardera surtout sur la question de l’autorité, ce sera
toujours dans son rapport aux opérations de garantie de la
valeur de l’œuvre et en tant que celle-ci participe directement
de la genèse des formes. La tension établie par ces trois éléments à un moment de l’histoire, et réalisée dans le texte du
point de vue formel, constitue les différents moments du
« pacte littéraire ».
Dans cette perspective, la transfictionnalité apparaît
comme principe transcendant les notions de genre à deux
moments particuliers de l’histoire qui placent, chacun à sa
manière, l’auteur dans la position du mort : le Moyen Âge
mais aussi le régime romantique dont, de ce point de vue,
participe la « modernité ». Attribuer le fait à la fascination du
romantisme pour le Moyen Âge n’explique pas la liaison
1. Pour un exposé sémantique de l’idée de « spécialité », voir Agamben (2005). En particulier et pour ce qui nous concerne : « L’espèce ne
divise pas le genre ; elle l’expose » (2005 : 71).
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
31
manifeste qui s’établit entre ces « fictions d’autorité2 » mélancoliques et les phénomènes de transfictionnalité dans ces
deux moments. Certes, les romantiques (et plus largement
tout le XIXe siècle) imitent les formes médiévales mais, dans
une large mesure, ils réinventent plus le Moyen Âge qu’ils ne
le comprennent. Au-delà, donc, du seul rapport d’influence,
ce sont les liens entre de telles conceptions de l’autorité et les
phénomènes transfictionnels en tant que dynamique de
productions de formes qui font l’objet du présent article.
Il sera donc brièvement question ici des phénomènes de
transfictionnalité au Moyen Âge – à travers, essentiellement,
le principe de la translatio – et de leur rapport avec la
conception médiévale de l’autorité avant d’aborder le
domaine du roman dans l’exemple des aventures et métamorphoses du Graal. Les romantiques, on le sait, revendiquent largement3 (et dans le nom même qu’ils assument)
leur admiration pour ce « roman » médiéval dont ils n’ignorent point qu’il est avant tout une langue4. L’idée d’une littérature infinie, absolue, sans distinction de genre, supposant
la dissolution du sujet et conçue avant tout comme une
langue, s’inscrit, dans une large mesure, en référence à lui.
Or, si le phénomène de mode que représente le Moyen Âge
s’estompe assez rapidement – Flaubert, par exemple, s’en
moque avec délectation dans les pages consacrées à l’éducation d’Emma –, l’intérêt porté par les générations d’après
1857 aux phénomènes de la dissolution de l’auteur et aux
2. Pour une étude plus approfondie des figures de la mélancolie dans
la constitution de l’autorité (à la fois, personne de l’auteur et garantie de
l’œuvre), voir Blaise (2005).
3. Voir Blaise (2002).
4. Voir Novalis par exemple : « Le monde doit être romantisé. C’est
ainsi que l’on retrouvera son sens originel. Romantiser n’est jamais qu’une
potentialité qualitative. […] Lorsque je donne à l’ordinaire un sens élevé,
au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini
l’apparence de l’infini, alors je les romantise – L’opération s’inverse pour
le plus haut, l’inconnu, le mystique, l’infini – elle est logarithmisée par
cette liaison – Elle reçoit une expression courante. Philosophie
romantique. Lingua romana. Alternance d’élévation et d’abaissement »
(2002 : 46).
32
La fiction, suites et variations
poétiques du non finito ne se relâche pas5. À tel point que ces
caractères sont devenus ceux d’une modernité fort réticente
à admettre son ascendance romantique… Et, pourtant, l’un
des textes emblématiques de la « modernité », celui-là même
qui, selon James Joyce, a fait advenir la poésie au XXe siècle,
constitue, en même temps, l’exemple de la genèse d’un
poème construit sur le principe de la transfictionnalité et une
mise en question radicale de la notion d’autorité. Construit
avec plusieurs langues, puisant à tous les genres et à tous les
âges de la culture (ou plutôt des cultures) personnages,
styles, citations et figures, le poème constitue un véritable
catalogue des phénomènes transfictionnels alors même qu’il
ne devrait pas stricto sensu relever du régime de la fiction.
C’est The Waste Land de T.S. Eliot, qui se présente, selon son
auteur, comme une ultime version du cycle du Graal.
LE ROMAN MÉDIÉVAL
Au Moyen Âge6, l’auteur au sens moderne du terme
n’existe tout simplement pas7. De même que n’existe pas, au
sens propre, la différence entre une réalité soumise à des lois
objectives et des fictions renvoyées à l’imaginaire. Il suffira
sans doute de rappeler, pour que soit bien entendue cette
différence, que les catégories de l’espace et du temps sont
subjectives8 et inséparables l’une de l’autre9 ; que la « réalité » repose sur des effets de « semblances » où résonnent
5. Après tout, Flaubert écrit une hagiographie et, en 1871, Rimbaud
cherche encore « une langue ». Quand à l’intérêt pour le Moyen Âge, il
change simplement de mode d’expression, une simple référence à
Huysmans ou, dans un autre registre, à Mallarmé (« les temps incubatoires ») peut en convaincre…
6. Le Moyen Âge a duré mille ans. Toute généralité à son propos est
donc, fatalement, vouée à la contradiction. Le Moyen Âge dont il est
question ici est, essentiellement, celui qui va de la moitié du XIe siècle à la
moitié du XIIIe siècle.
7. La chose est à présent bien connue. Voir Dragonnetti (1980).
8. Voir Zumthor (1993).
9. Les horloges et le « temps des marchands » se répandent au
XIVe siècle. Voir les travaux de Jacques Le Goff et, plus récemment,
d’Hervé Martin (1996).
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
33
autant les « merveilles » que les « miracles », et qu’elle est,
à chaque instant, inactualisée par rapport au royaume céleste,
dans la perspective du « temps qui reste » avant la fin des
temps10 ; enfin que le seul acte de langage créateur est celui
d’un Dieu-Verbe dont le livre est l’univers. Aussi, il semble
évident que les questions du statut ontologique du personnage ou du statut logique de l’énoncé de fiction doivent,
nécessairement, être déplacées11.
Dans le monde roman, il y a des trobadors et des trouvères, selon que l’on utilise tel parler. Le terme de roman
désigne d’abord une langue, ou plutôt un ensemble de
langues, vulgaires par opposition à la langue savante, le latin.
Il désigne ensuite, dans des locutions telles que mettre en
roman, le processus selon lequel s’opèrent cette « translation » et les formes qu’elle génère. Trobador ou trouvère ont
pour fonction de mettre en forme une matière qui leur
préexiste toujours. Ils ne créent pas, ils trouvent des formes
et la manière de les lier : une conjointure, comme dit l’ancien
français.
Si la majeure partie des textes, jusqu’au XIIIe siècle au
moins, est anonyme, le fait n’est pas uniquement dû aux
déprédations du temps. Il existe bien quelques noms
d’auteurs – pères de l’Église ou savants docteurs dans un
premier temps –, mais leur « nom » n’est invoqué que pour
introduire l’autorité, au sens de auctoritates, c’est-à-dire
comme l’ensemble des citations que ce nom rassemble et sert
à désigner. Dans le processus de translatio, la frontière entre
discours savant et discours plaisant n’est jamais nette : que
l’on pense à la poétique des troubadours… Dans le domaine
francien, le roman n’établit pas non plus de frontière entre
des domaines aujourd’hui aussi distincts (voire contradictoires) que la fiction et l’histoire : Capétiens et Plantagenêts
s’inventent tous une origine troyenne… c’est le Roman de
Brut (c’est-à-dire de Brutus) de Wace ou le Roman de Troie
10. Sur cette question et à partir de l’Épître aux Romains, voir
Agamben (2000).
11. Il faudrait encore ajouter la particularité du statut de l’image et de
son analyse.
34
La fiction, suites et variations
attribué à Benoît de Sainte-Maure… Le pouvoir démonstratif
de l’écriture agit directement sur le « réel » pour les
troubadours-amants comme pour les rois en mal de
légitimité.
À de très rares, et souvent discutables, exceptions près,
jusqu’au XIIIe siècle, les quelques noms d’auteurs de roman
désignent plus un programme romanesque qu’une personne12. Chrétien de Troyes, par exemple, représente dans
son nom la même alliance que Dante et Virgile : celle de
l’Antiquité et du christianisme13. Et que dire d’un Païen de
Mézières ?14
L’entreprise romanesque médiévale tient dans cette
dynamique de conversion qui est celle de tout le Moyen
Âge : conversion de l’Ancien Testament dans le Nouveau,
conversion, à partir du XIIe siècle, des valeurs antiques dans
les valeurs chrétiennes, etc. Les premiers textes en langues
romanes sont des vies de saints, traductions édifiantes qui
visent un public laïque susceptible d’être touché dans son
âme et sa bourse. Mais l’entreprise de traduction des hagiographies est rapidement concurrencée par le désir de
« convertir » aussi les grands cycles antiques. C’est ainsi que
paraissent, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les quelques
12. Si l’auteur n’a droit de cité dans l’œuvre médiévale qu’en tant que
lecteur, il n’en va pas de même, comme il en a été question plus haut à
propos de Philippe de Flandres, du commanditaire. L’iconographie abonde
d’exemples de commanditaires qui se sont fait peindre en orants aux pieds
d’un saint personnage. Et lorsque ce n’est pas la personne du donateur que
celui-ci fait représenter, son blason figure en bonne place dans la composition. Si donc quelque chose de comparable à la fonction moderne du nom
propre d’auteur apparaît dans l’œuvre médiévale, c’est de ce côté qu’il faut
la chercher. Le fait est d’autant plus intéressant que c’est dans la comparaison du nom d’auteur avec le nom propre que Foucault, Barthes, Lacan
et aujourd’hui Agamben conçoivent la fonction d’autorité.
13. Il ne faut pas oublier que l’orthographe n’est pas fixe au Moyen
Âge et que les jeux sur les homophonies sont particulièrement courants.
Troie, bien plus qu’Athènes, Sparte ou Mycènes, a les faveurs du temps.
14. Comme l’a montré Jacqueline Cerquiglini-Toulet (2001), c’est
seulement à partir du XIVe siècle que l’on trouve quelque indices d’une
réflexion sur le renom « littéraire » au sens moderne avec, par exemple, le
couronnement de Pétrarque, en 1341, sur le Capitole dans la pourpre du roi
de Naples.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
35
œuvres que l’on désigne par l’expression romans d’Antiquité. L’Éneas, par exemple, traduit l’Énéide, le roman de
Thébes, la Thébaïde de Stace…
Chacune de ces « traductions » constitue en fait une
véritable conversion du modèle antique en actualisant, en
quelque sorte, la possibilité d’existence et le degré de vérité
des légendes païennes et de l’histoire préchrétienne dans le
monde courtois. Autant dire que la « mise en roman » suppose un remaniement total du texte d’origine tant du point de
vue de la matière fictionnelle que du point de vue de la
forme. Trouver une bele conjointure c’est, en quelque sorte,
rendre possible dans une langue et une culture – qui se définit elle-même par cette entreprise de translatio – un univers
fictionnel préalable à elle et sans cesse affirmé comme tel15.
L’opération de transfictionnalité est autorisée (et il faudrait
entendre ce mot dans toute la dualité de son sens) par le fait
que chaque conteur se désigne comme lecteur, voire commentateur, d’une œuvre antérieure – non pas origine de
l’œuvre qu’il met en forme mais récipiendaire de l’œuvre
antérieure. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre la
fiction d’autorité16 qui se développe avec le roman courtois,
dans le but clairement assuré de continuer le processus de
transfictionnalité qui garantissait jusqu’à lui la littérature
médiévale.
À peu près en même temps que les romans d’Antiquité
apparaissent des textes dont il n’est plus possible d’identifier
le référent. Pourtant, lorsque l’état du manuscrit le permet et
qu’on dispose encore du prologue, le « conteur » y fait toujours explicitement référence à un « livre » qu’on lui aurait
donné pour qu’il le « mette en roman ». C’est le cas du Conte
du Graal de Chrétien de Troyes. Dans son prologue, Chrétien
rend un hommage très particulier à son commanditaire, le
comte Philippe d’Alsace, qui, dit-il, lui a donné le livre qu’il
veut « rimer ». À peine dix ans plus tard, l’un des premiers
15. Voir Blaise (dir.) (2004).
16. Le terme a ici le sens particulier qu’il prend dans Terres gastes
(Blaise, 2005).
36
La fiction, suites et variations
continuateurs de Chrétien, Wolfram von Eschenbach, écrit
lui aussi un prologue pour son Parzival. Il déclare avoir
retrouvé le livre utilisé par Chrétien, qu’il attribue à un poète
provençal, un certain Kyot, forme germanisée de Guiot. Et,
accusant Chrétien d’avoir « menti » à propos de ce livre,
Wolfram se charge d’en donner la translatio véritable,
autrement dit de rétablir la vérité. Il raconte donc à son tour,
mais tout autrement, l’histoire de Perceval17. Il va sans dire
que ce texte originaire n’existe pas, Chrétien poursuivant
simplement la « fiction d’autorité » qui garantit le roman
médiéval d’un livre avant le livre et assure son « auteur » par
sa position de lecteur, et Wolfram la reprenant à son compte.
Cette sorte de « fond commun », toujours en expansion
virtuelle, alimenté par les références à la littérature antique,
aux Écritures et à la tradition des conteurs celtiques, constitue la matière (comme on dit la « matière de Bretagne »).
Évidemment, une telle conception de l’œuvre induit une
genèse particulière des formes. Deux grands « cycles » se
partagent la majeure partie de la littérature médiévale, celui
du Graal, le « cycle arthurien », et celui des Tristan. Ils
finiront par se confondre dans les derniers romans en prose
de la fin du Moyen Âge.
Chaque « trouveur » s’empare de la matière à sa guise,
commence où il veut, s’arrête où bon lui semble, gonfle un
détail, ajoute des personnages ou en retranche, transforme
ceux qui passent d’un roman à l’autre. La matière n’existe
qu’à demeurer inactualisée en amont du texte, qui n’en est
que l’un des possibles et est donc, dès que « lu » – c’està-dire réécrit –, reversé lui-même dans cette matière. Le texte
n’appartient à personne et nul ne peut s’approprier les
« écritures » sans mettre en danger tout l’équilibre. Ainsi
dans la Divine comédie encore, ceux qui s’autorisent de leurs
œuvres sont-ils punis18. Le caractère inachevé de la majeure
partie des textes du Moyen Âge s’explique de la même
17. Il existe bien d’autres exemples de ce type de renvois d’un
« conteur » à l’autre, impossibles à énumérer ici.
18. Voir Purgatoire chants X et XI.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
37
manière : dans cette conversion infinie, il ne peut y avoir de
clôture du texte, pas de commencement ni de fin. C’est ainsi
que les commencements apparaissent souvent comme l’incessant retour du même dans des procédés rhétoriques,
comme celui de la reverdie, et que le Conte du Graal s’indétermine sur l’arrivée d’un messager à la cour d’Arthur. Les
éléments de la fiction appartiennent à tous, c’est leur composition, leur conjointure, tant du point de vue formel que de
celui de l’économie globale du récit, qui se donnent pour
originaux. Mais en quoi peut-on alors parler d’univers fictifs
distincts – condition nécessaire pour qu’existe, à proprement
parler, la « transfictionnalité » ?
Il existe bien un principe d’unité du texte médiéval, les
différentes conjointures ne sont pas uniquement des déclinaisons linguistiques du même. L’effet de clôture s’accomplit
dans la finalité démonstrative de chaque texte. C’est là ce
que la pensée médiévale nomme le sen – en quoi consiste à
la fois la spécialité et la spécificité de chaque texte. L’enseignement 19 confère son unité au texte – dans une certaine
mesure cela signifie qu’il lui donne aussi sa vérité – bien
plus que les personnages ou le récit.
Conjoindre une matière pour en tirer un sen, telle pourrait donc être la formule de la littérature médiévale : chaque
roman actualise une matière préexistante dans une conjonction particulière qui fait son individuation – sen, à la fois
« direction » et « sens »20. En quelque sorte, chaque roman
se présente comme la tentative d’ordonner significativement
19. Le mot est à entendre avec toute la complexité de son sens étymologique qui inclut un rapport spécial à l’image (l’enseigne).
20. Même un texte comme le Roman de la Rose (dont la seconde partie
est écrite vers 1280 et la première probablement un demi-siècle plus tôt),
qui utilise l’allégorie comme procédé de conjointure, ne constitue pas un
espace clos : ne serait-ce que parce que d’abord « inachevé », il est repris
par un autre auteur. Le sen initial de Guillaume de Lorris – que l’on ne
connaît que par la mention qu’en fait Jean de Meun, son « continuateur » –
est sans cesse débordé par l’abondance des questions et des savoirs que la
seconde partie accumule sans jamais les réduire. Sans doute est-ce là l’une
des raisons pour lesquelles il est l’objet, au début du XVe siècle, de ce que
l’on a désigné comme la première « querelle littéraire » moderne.
38
La fiction, suites et variations
l’espace culturel qu’il contribue à mettre en place et qu’il
articule en tant que système de représentations. C’est cet
espace culturel qui prend, au XIIe siècle, le nom de courtoisie.
La distinction entre univers réel et univers possibles ne
s’effectuant pas, c’est dans les déclinaisons du sen que l’on
devrait chercher les phénomènes de transfictionnalité.
Cette dynamique est à l’origine à la fois de la genèse de
la forme romanesque (dans le Conte du Graal, par exemple)
et de son tarissement dans les Continuations. Mais l’épreuve
de l’accomplissement du sen dans la conjointure est le sujet
même du Conte du Graal.
LE CONTE
La composition du texte de Chrétien met en cause les
principes d’unité et de non-contradiction que l’on reconnaît
généralement comme nécessaires dans l’élaboration des
théories de la fiction fondées sur la pensée des mondes
possibles.
Outre son prologue, le Conte est formé de deux parties
qui présentent un personnage différent. C’est au point qu’on
a cru parfois à une erreur de copiste et que l’on continue souvent à ne s’intéresser, dans les commentaires, qu’à la
première, même si l’on est revenu de cette erreur et que, bien
certainement, aucune édition moderne tant soit peu sérieuse
n’oserait séparer les deux parties. La première partie raconte
les aventures d’un « Gallois », jeune nice qui « ne connaît
pas les lois » et semble « plus fol que bestes en pasture ». La
deuxième suit Gauvain, le neveu favori d’Arthur et le préféré
des dames, parangon de courtoisie et de sagesse parmi tous
les chevaliers de la cour. Manifestement, l’un est le contraire
de l’autre. Mieux, ils semblent fonctionner dans des univers
différents, vivre des aventures différentes, dans des lieux
différents.
Chacun des romans courtois du XIIe siècle – et cela est
vrai aussi des premiers Tristan – se présentant comme une
conversion de ce qui le précède, se constitue fatalement aussi
comme une mise à l’épreuve des valeurs courtoises. Dans le
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
39
cas de l’œuvre de Chrétien, la mise à l’épreuve des chastoiements (des enseignements) forme la trame narrative des
romans et chacun d’entre eux peut être lu selon ce modèle21.
Dans le Conte, on l’a dit souvent, c’est l’ensemble des chastoiements qui est mis à l’épreuve, ce qui les tient ensemble,
leur principe de liaison – ce qui les conjoint, c’est-à-dire le
système courtois lui-même. C’est pourquoi le Conte n’est
pas le récit de la quête du Graal (ni d’aucune quête d’ailleurs) mais représente l’épreuve de l’ordre, dans le récit, de
la terre du Roi-Pêcheur et de sa fonction de roi22. Dès les
premiers vers, il met en scène un royaume dévasté où
l’échelle des valeurs a perdu sa fonction de lien : les pucelles
ne trouvent plus de mari, les chevaliers se font tuer dans le
dos, on n’écoute plus les prud’hommes… Depuis le roman
d’Antiquité, une terre « gâtée » de cette manière, une terre
gaste, actualise dans le roman la perte du lien éthique23.
L’expression est passée en anglais et, presque huit cents ans
plus tard, elle donne son titre au célèbre poème d’Eliot : The
Waste Land.
Telle est donc l’aventure de Gauvain et de Perceval, du
bien appris et du gaffeur, du savoir et de l’ignorance que
d’essayer de trouver une conjointure. C’est elle qui fait le
lien entre les deux parties du roman mais aussi entre les épisodes, les personnages, les objets, les « merveilles », etc.
L’aventure des terres gastes est l’épreuve de la reconstruction
de l’ordre, imaginaire et symbolique. Ainsi s’explique une
conjointure qui ne repose qu’en apparence sur la déliaison et
la contradiction : la seconde partie du roman redit tout
autrement la première. Comme l’écrit Chrétien, « Perceval
redit tot el » en étant remplacé par Gauvain. Transfictionnalité ? À l’intérieur d’une même œuvre ? L’enseignement
21. Voir par exemple Pastré (1995).
22. Les termes de roi et de pêcheur ainsi liés représentent un oxymore :
autant la chasse est une pratique seigneuriale, autant la pêche est un travail
de serfs…
23. Gaste signifie « stérile » en premier lieu. Cette stérilité n’est
jamais naturelle mais a pour origine une faute qui bouleverse la loi. Ainsi
les Grecs dévastant Troie sans distinguer guerriers et vieillards, femmes ou
enfants. Ou, au final du cycle arthurien, l’inceste d’Arthur et de Morgane.
40
La fiction, suites et variations
de la littérature médiévale nous montre que l’absurdité de la
proposition est inversement proportionnelle au degré de foi
que nous avons en la conception, moderne, de la clôture du
texte. Car dans le système ouvert que constitue la littérature
médiévale, il y a bien translatio. Et les procédés de reconnaissance qu’elle suppose sont autrement complexes qu’ils ne le
sont dans un genre romanesque reposant sur la vraisemblance, l’identification et donc sur un système causal et
déterministe… Faut-il, alors, ne parler de transfictionnalité
qu’à partir de tels systèmes ? Dans la littérature médiévale, il
n’est pas rare, ainsi, qu’un personnage parmi les plus célèbres (mais pas nécessairement), Gauvain ou Lancelot (mais
aussi Perceval lors de sa première occurrence), apparaisse
anonymement dans le texte, mène un certain nombre d’aventures, en taisant son nom, et que la révélation de ce nom
intervienne comme une sorte de dénouement, proche, d’une
certaine manière, du fonctionnement de l’auctoritates, c’està-dire rassemble des aventures comme Aristote des
propositions.
La conjointure de Chrétien ne transgresse en rien la dynamique de la littérature médiévale : elle l’utilise24. Si, dans
la littérature moderne, les phénomènes de transfictionnalité
désignent, en les transgressant, les limites de la fiction, dans
la littérature médiévale, fondée sur la translatio, ce sont les
procédés de fixation – et en premier lieu celui de l’autorité –
qui marquent les bornes de la littérature traditionnelle et
ouvrent le champ de sa transformation. C’est à partir d’eux
que la genèse des formes va évoluer pour aboutir à la
littérature « moderne ».
24. Et elle n’est surtout pas « moderne ». L’attribution de ce qualificatif à des textes du Moyen Âge (comme d’ailleurs aux textes antiques et
aussi à des textes plus récents, réputés « difficiles ») signifie essentiellement que celui qui l’emploie les désigne comme « lisibles » pour un
lecteur conçu comme étant seulement capable d’apprécier l’écho de ses
propres préoccupations.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
41
CONTINUATIONS
Car, comme il a été dit plus haut, cette même dynamique
de la translation est à l’origine de la fixation des formes. Le
mouvement de transfictionnalité de la littérature médiévale
(si donc on accepte toujours le mot) aboutit en effet à une
globalisation des possibles et à une fixation des éléments qui
marquent ses limites dès que la fonction auctoriale se définit
et que le principe de conversion qui alimente la dynamique
de la pensée médiévale se transforme en pensée du temps
linéaire – lorsque, en quelque sorte, le temps qui reste se mue
en temps à venir.
Un seul exemple ici en convaincra, celui du Graal luimême. Dans le Conte, comme il a été dit plus haut, Perceval
ne cherche pas le graal. Le conte du Graal n’est pas un roman
de la quête du Graal. L’épisode du château et la rencontre du
Roi-Pêcheur ne représentent qu’un épisode de la première
partie du roman, une gaffe de plus de celui que le roman
présente comme le nice. Entre Chrétien et les représentations
d’Excalibur 25, le monde a changé plusieurs fois de sen…
La représentation la plus partagée du Graal est, sans
doute, celle d’un calice orné de pierres précieuses. Elle
n’existe pas dans le texte de Chrétien, mais trouve son origine dans la christianisation de sa conjointure. Le Roman de
l’histoire du graal, de Robert de Boron, puis la Queste du
saint Graal, texte anonyme cistercien, la consacrent, parmi
d’autres. Une certaine lecture chrétienne apparaît cependant
déjà dans le texte de Chrétien, dans le personnage, fort ambigu, de l’ermite. Elle n’est, dans le Conte, qu’une lecture
parmi d’autres et en tant que telle, bien entendu, une tentative parmi d’autres de renouer le sens. Comme les autres, elle
échoue dans ce texte-là mais trouve dans les romans qui vont
suivre l’immense écho qui se fait toujours entendre
aujourd’hui.
25. Une référence à la dernière imagination du Graal, celle du Da Vinci
Code, s’impose peut-être – ne serait-ce que pour dire que, du point de vue
du cycle, elle relève plus de la supercherie (réussie) que d’une lecture et
donc d’un sen…
42
La fiction, suites et variations
Nul ne sait vraiment ce que le mot graal signifie lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le texte de Chrétien.
Il ne reçoit aucune détermination absolue dans le Conte : il
ne s’agit pas du Graal mais d’un graal. Il apparaît avec d’autres objets, un tailloir d’argent26 et la lance blanche qui
saigne, comme un élément d’une série. Là encore, le lien fait
défaut et Perceval, en posant ses questions, l’aurait rétabli
(c’est en tout cas ce qu’on lui dira désormais) mais, ne
connaissant pas les lois, il n’ose. Un seul élément de la description renvoie le graal de Chrétien du côté du merveilleux
(et non pas, d’ailleurs, du miracle) : il est serti de pierres
précieuses d’un tel éclat que pâlissent sur son passage toutes
les lumières de la pièce. Encore faut-il remarquer que ce type
d’objet27, souvent féerique, est loin d’être rare dans la
matière de Bretagne…
Les linguistes ont trouvé, parmi d’autres, une étymologie
gauloise du mot qui renverrait à un plat à poisson. Cette lointaine signification trouve possiblement un écho dans le texte
de Chrétien puisque l’on sert quelqu’un de ce graal pendant
un repas. L’ermite raconte à Perceval que celui-là, que l’on
sert au château du roi méhaigné, est le propre père du RoiPêcheur, son frère à lui, l’ermite, et celui de la mère de
Perceval (dont les deux [roi et ermite] se trouvent donc être
les oncles) et que dans ce graal se trouve la seule nourriture
dont le vieil homme « soutient et fortifie sa vie » : une hostie. On le voit, l’ermite produit du lien… Mais il n’y a pas si
loin entre l’interprétation des linguistes et certains aspects de
la sienne si l’on se souvient que le symbole des premiers
chrétiens était un poisson… Et peut-être tenons-nous là le
secret de la transformation du graal en la relique des
26. Si la lance trouve une application presque directe dans la conjointure chrétienne (elle se confond avec le javelot romain des instruments de
la passion), le tailloir, plus difficile à « traduire », disparaît opportunément.
27. Alliance d’un objet domestique, souvent humble, avec les métaux
les plus nobles et les pierres les plus précieuses, comme un roi qui pêche
mais dans un autre registre, la figure marque son appartenance à un autre
monde par son hétérogénéité même. C’est là un autre exemple de la
fonction du lien dans l’imaginaire médiéval.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
43
reliques : le calice dans lequel Joseph d’Arymathie recueillit
le sang de Jésus sur la croix.
Toutefois Wolfram, quelque dix ans après Chrétien, ne
retient pas l’interprétation de l’ermite et renvoie les conditions de possibilité de l’ordre courtois à la question de la
légitimité : dans son Parzifal, le Graal est une pierre où s’inscrit le nom des rois. Preuve que l’image du calice est encore
loin d’être figée au début du XIIIe siècle. Mais le Graal, déjà,
se détermine comme un objet merveilleux, lié à la valeur et à
la perpétuation de l’ordre.
C’est comme tel que Robert de Boron le présente, mais en
déterminant les processus de légitimation de l’ordre dans le
lien du céleste au terrestre, ouvrant la voie à l’idée d’une
monarchie de droit divin. D’une part, il inscrit la chevalerie
terrestre dans une tradition céleste qui remonte au Christ (et
non plus à Énée), d’autre part, en concevant son roman en
trois parties, l’histoire du Graal, celle de Merlin et celle de
Perceval, de Boron globalise les deux versants de la tradition
qui le précèdent puisqu’il emprunte à Wace le personnage de
Merlin28. Le Graal est le plat de la dernière Cène, celui dans
lequel Joseph recueille le sang du Christ – pas encore un
calice, mais déjà la plus sacrée des reliques puisqu’elle représente matériellement dans le monde la consécration de la Nouvelle Alliance29 et la perpétuation du plus grand des mystères.
La Quête du saint Graal, enfin, est centrée exclusivement sur l’objet miraculeux : son apparition, le jour de la
Pentecôte, lance l’ensemble des chevaliers de la Table ronde
à sa recherche. Le récit introduit un autre héros, celui de
l’accomplissement de toute quête dans la promesse de la réalisation de l’ordre suprême, indiscutable, divin. C’est Galaad,
le très pur, fils de Lancelot et de la fille du Roi-Pêcheur, chevalier à l’image du Christ, qui mène la quête à son terme et
lie la Jérusalem terrestre à la Jérusalem céleste, la chevalerie
terrestre à la chevalerie céleste.
28. Rappelons que ni Geoffroy de Monmouth ni Wace ne mentionnent
graal ni Graal.
29. Figure suprême du lien dans la conjointure chrétienne…
44
La fiction, suites et variations
Avec une remarquable logique, lecture après lecture, le
Moyen Âge va, dans le cycle du Graal, poser la question de
la légitimité de l’ordre. Chaque texte, en produisant ses
figures du lien, c’est-à-dire en réarticulant objets, personnages et situations, constitue la démonstration d’un sen au
sens le plus profond politique. La question du lien entre
éthique et esthétique forme le vecteur de cette « histoire »
littéraire qui revendique en même temps son caractère de
vérité, c’est-à-dire, dans le système médiéval, son emprise
sur le réel. Et cela n’est pas seulement vrai en aval du Conte.
Chrétien, en effet, s’il invente le « graal », n’invente pas
le monde arthurien : il s’inscrit dans ce qui constitue déjà une
tradition romanesque, dont la finalité est d’emblée de
garantir les conditions du monde courtois ou, plus exactement dans ce cas, féodal30. Et ce n’est guère un hasard, on le
voit, si Plantagenêt et Capétiens vont ancrer leur ascendance
dans la terre gaste par excellence, Troie. C’est déjà l’Historia
Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth qui marque,
vers 1135, l’introduction de ce qu’on appelle la « matière de
Bretagne » dans la littérature européenne. Le texte est en
latin, il n’y est pas encore question du graal et le propos est
plutôt de fournir à la dynastie des Plantagenêt, en la personne
d’Arthur, une ascendance comparable à celle qu’offre Charlemagne, héros des chansons de geste, aux Capétiens. Mais
les données de la légende arthurienne sont là et Le roman de
Brut, c’est-à-dire la « traduction » que donne Wace de l’Historia vers 1155, introduit la Table ronde31. C’est à ce point
que Chrétien donne, dans ses versions du monde arthurien,
sa vision des conditions de possibilité et de légitimité du
monde courtois.
30. Les deux termes ne sont certes pas réductibles l’un à l’autre mais,
comme il a déjà été montré depuis longtemps (voir les travaux de Jacques
Le Goff et, dans un autre registre, ceux de Georges Duby), ils sont en
étroite interaction, la littérature médiévale produisant le système des représentations courtoises dont le monde féodal vise, en quelque sorte, la
réalisation.
31. « Brut », c’est-à-dire Brutus, compagnon d’Énée.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
45
On voit par ces exemples que c’est toujours la question
de la garantie de l’ordre qui assure le passage d’un roman à
l’autre. Les différents lecteurs de Chrétien ont bien « transfictionnalisé » le sen de départ, celui déjà de Monmouth et
de Wace. Mais les personnages, les différentes intrigues et
même les objets s’adaptent à la vectorisation, qui du passage
du roman en vers au roman en prose, totalise peu à peu tous
les textes et tous les personnages en de vastes sommes
(comme Le Morte d’Artu) où (contrepartie de la christianisation ou sa conséquence directe) le questionnement éthique
sur le fondement des valeurs courtoises est remplacé progressivement par des visées idéologiques, et chaque élément
déterminé par l’ensemble. À la fin du Moyen Âge, cette globalisation a figé tous les possibles. Et Don Quichotte marque
en quelque sorte cette réification. Dans la constitution du
nouveau pacte littéraire, la conception d’un monde référent,
réel, soumis à des lois objectives, irrécusables, séparées du
sujet, conduit au statut de la fiction tel qu’il est encore,
parfois, envisagé aujourd’hui par les théoriciens, à partir des
théories de la vraisemblance et de la mimesis. Cela jusqu’au
romantisme, c’est-à-dire jusqu’au moment où ce pacte,
qu’on pourrait qualifier de « classique », est remis en question, quand ceux qui se nomment eux-mêmes « romantiques », en référence aux « vieux romans » du Moyen Âge
mais aussi au processus de « romantisation » médiéval,
décident de mettre l’auteur à « la place du mort ».
CONCLUSION : THE WASTE LAND
Car si
l’auteur est un personnage moderne, produit sans
doute par notre société, comme l’écrivait Roland
Barthes en 1968, [c’est] dans la mesure où, au sortir
du Moyen Âge, […] elle a découvert le prestige de
[…] « la personne humaine ». Il est donc logique,
continue-t-il, que, en matière de littérature, ce soit le
positivisme […] qui ait accordé la plus grande importance à la « personne » de l’auteur (2002 : 40).
46
La fiction, suites et variations
Et Barthes a sans aucun doute raison : l’humanisme invente
l’auteur-personne, origine et horizon de définition des possibles du texte. On connaît la suite du raisonnement : « l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui
qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins
transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix
d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa confidence » (2002 : 41).
Barthes date la mort de l’auteur de la « naissance du
sujet de l’écriture » – « vide en dehors de l’énonciation
même qui le définit » – c’est-à-dire, pour lui, de l’idée mallarméenne de l’impersonnalité, « que l’on ne saurait à aucun
moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste » (2002 : 41). Mais il semble que, dans une
certaine mesure, la critique ayant aujourd’hui assumé son
« inconscient romantique » et Mallarmé apparaissant justement comme l’une des courroies de transmission des idées
romantiques32, ce ne soit plus un secret pour personne : le
romantisme pense déjà l’auteur à la place du mort. De Chateaubriand, écrivant « assis dans son cercueil » des mémoires
d’outre-tombe, à l’Ismaël de Herman Melville, revenu à la
vie dans un cercueil-bouée pour porter témoignage de la
catastrophe d’Achab, jusqu’à Gustave Flaubert, se déclarant
« mort plusieurs fois », ou à Stéphane Mallarmé, écrivant à
ses amis qu’il est « parfaitement mort », la continuité est
remarquable. Car, comme le Moyen Âge produisant ces fictions d’autorités que constituent les « trouveurs » de formes
ou de livres, c’est bien tout le XIXe siècle qui produit des
fictions d’autorités mélancoliques. Par elles, c’est là un élément majeur de la révolution romantique, l’auteur garantit
son « autorité » dans la mise en scène d’une crise intérieure
dont le Tournon de Mallarmé reste sans doute encore
l’exemple le plus célèbre.
32. L’expression « d’inconscient romantique en jeu dans la modernité » est tirée de l’avant-propos de L’absolu littéraire (Nancy et LacoueLabarthe, 1978), l’un des premiers textes à défendre en France l’idée que
la « modernité » se construit sur les principes romantiques qu’elle « refoule » comme tels.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
47
S’il ne reconnaît pas cet « inconscient romantique »,
Barthes toutefois l’analyse dans ses conséquences formelles.
L’« éloignement de l’auteur », dit-il, transforme fondamentalement le texte moderne qui devient
un espace à dimensions multiples, où se marient et
se contestent des écritures variées, dont aucune
n’est originelle : le texte est un tissu de citations,
issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet […] l’écrivain ne peut qu’imiter un
geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul
pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier
les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre
appui sur l’une d’elles (2002 : 43).
En conséquence, le « vrai lieu de l’écriture », « c’est la
lecture » :
[U]n texte est fait d’écritures multiples, issues de
plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les
autres en dialogue, en parodie, en contestation ;
mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble,
et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, c’est le lecteur […]
l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais
dans sa destination, mais cette destination ne peut
plus être personnelle : le lecteur est un homme sans
histoire, sans biographie, sans psychologie (Barthes,
2002 : 45).
On ne peut s’empêcher de retrouver, dans cet « homme sans
contenu33 », un écho du troubadour médiéval qui « autorise » son propos de sa position fondamentale de lecteurtraducteur.
Il est d’ailleurs un texte « moderne » qui dit, précisément, cela. Ce n’est ni un texte critique ni, à proprement
parler, une « fiction » mais l’une des ultimes « traductions »
du cycle du Graal : The Waste Land. T. S. Eliot place, lui
aussi, au centre de son poème, la question des terres gastes,
comme son titre, précisément, l’indique. Le poème utilise six
33. C’est le titre d’un livre de Agamben (1996).
48
La fiction, suites et variations
langues, se construit sur des dizaines de citations, empruntées à tous les genres et à toutes les époques, plus ou moins
identifiées par un réseau de notes donné par l’auteur luimême – qui place ainsi son lecteur, fatalement, en position de
nice, toujours en deçà d’un savoir toujours en miettes,
comme « un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le
soleil », dit le poème. Le lecteur, ce « vrai lieu de l’écriture »,
« cet homme sans contenu », tient, dans le poème d’Eliot, la
place de Perceval dans le cycle du Graal. Du lecteur, de cet
« homme sans contenu », Eliot fait donc le héros, quarante
ans avant Barthes, de la question de l’autorité. La transfictionnalité se révèle alors, littéralement, comme principe
d’une écriture poétique.
Si, comme le dit Jean Baudrillard, le crime parfait de la
fin du XXe siècle est d’avoir fait disparaître la réalité, il s’agit
peut-être alors d’une sorte de meurtre rituel grâce auquel la
transfictionnalité acquiert statut de fonction poétique, dans
des modalités du pacte littéraire où l’auteur occupe la place du
mort pour garantir la fonction d’autorité en termes de lecture.
La transfictionnalité, disait Richard Saint-Gelais34,
suppose à la fois la répétition et la rupture. Et René Audet
distinguait le « raconter plus » du « raconter autrement »
dans les reprises. Ne pourrait-on simplement rappeler, pour
finir, la différence de nature qui existe entre un discours qui
va de l’avant – oratio prosa – et un discours qui fait retour –
versus – depuis au moins la rhétorique latine ? Le second est
défini comme une tension entre les phénomènes de rupture
et de répétition que suppose l’image du sillon – sens premier
du mot versus. Cette tension définit… la poésie.
Cela induit-il que la transfictionnalité intervienne, pour
la modernité, comme une sorte de seuil, un lieu « catastrophique » de retournement de la fiction où elle s’abolirait en
tant que prose ? C’est peut-être l’une des questions que la
littérature médiévale et son devenir posent à la littérature
« moderne ».
34. Lors du colloque sur la transfictionnalité, tenu à Québec, du 4 au
6 mai 2005.
Translatio médiévale et transfictionnalités modernes
49
BIBLIOGRAPHIE
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TRANSFICTIONNALITÉ
EN RÉGIME NON NARRATIF
Irène Langlet
Université de Rennes 2
Une bonne introduction aux propos qui suivent fut trouvée par hasard par mon fils de 11 ans : après avoir passé des
semaines à dessiner une carte exhaustive de la Terre du
Milieu, il décréta un soir qu’il allait écrire un roman : puisqu’il savait tout de l’œuvre de JRR Tolkien, il n’avait plus
d’autre choix que d’y inscrire une nouvelle histoire pour
continuer d’en profiter. « Je sais déjà tout ce qu’il faut
décrire », déclara-t-il, le reste du roman ne présentant apparemment pas de difficulté.
Voilà une inversion intéressante de l’usage ordinaire de
l’annexe non narrative à une fiction romanesque : au lieu que
la carte serve, tout bêtement, à lire le roman, et qu’elle en soit
un prolongement statique, englobant par définition toute
l’histoire et impliquant un usage en quelque sorte externe, la
carte ici a servi à prolonger dynamiquement la fiction, à articuler une figuration métafictionnelle et un projet transfictionnel. On s’en doute déjà à la lecture de telle préface fictive
de Pierre Choderlos de Laclos ou d’Italo Svevo : cette
combinaison d’attitudes interprétatives logiquement incompatibles (fiction/métafiction) nourrit le monde fictionnel, le
plaisir lié à son usage, bref : l’activité fictionnante.
Toutefois, il serait bien étonnant que ces expansions de
la fiction par des préfaces, lexiques, cartes ou chronologies
fictionnels se fassent sur le même mode que des continuations narratives, notamment parce que les premières se
donnent généralement comme des synthèses englobant tout
52
La fiction, suites et variations
l’univers fictif, et non les secondes (qui ne peuvent atteindre
ce résultat que par ricochet, au moyen d’un récit singulier).
Certes, la fiction narrative, on s’en doute, rôde dans toute
notice de glossaire fictionnel, ou carte de contrée imaginaire : ce sont des matrices de production de récits. Mais si
l’on a admis que l’exploitation fictionnelle de ces annexes
non narratives supposait une combinaison de deux attitudes
contradictoires (attitude externe ou interne à la fiction1),
alors on sera évidemment attentif aux effets de retour du non
narratif sur le narratif, même et peut-être tout particulièrement dans ces dispositifs non seulement autographes, mais
encore internes aux ouvrages : nous pourrons ainsi examiner
et exploiter la notion de transfictionnalité en laissant provisoirement en réserve la difficile question de la cohérence
fictionnelle des continuations allographes.
Sans entrer dans le détail de tous les types envisageables
d’expansion non narrative de la fiction, commençons par un
aperçu de leur considérable diversité et de l’intérêt que la
science-fiction y présente. C’est la lecture qui organisera
cette typologie, où trois grands blocs apparaissent assez vite.
Dans le premier, les documents classés par ordre alphabétique : lexiques, glossaires, encyclopédies, annuaires, index,
concordanciers, etc. L’intérêt du corpus de science-fiction
réside ici dans sa propension, que certains ont dite constitutive2, à la fabrication de mots nouveaux : un glossaire y est
désirable, et adopte un fonctionnement puissamment transfictionnel. Dans le détail de chaque notice, ces documents
peuvent être de parfaits petits récits ; c’est le mode de classement qui leur donne une opérativité différente de la syntaxe
narrative, en poussant la lecture vers un mode réticulaire.
Une sous-typologie est nécessaire pour ce premier bloc :
certains documents y gardent une perspective strictement
interne à la fiction (par exemple le « Lexique de l’Imperium » dans Dune) et sont rédigés comme pour être lus par
1. Pour une définition fine de ces deux attitudes lecturales et de leurs
enjeux, voir Saint-Gelais (2002 : 59).
2. Par exemple, voir Angenot (1978).
Transfictionnalité en régime non narratif
53
des habitants du monde fictionnel ; d’autres en revanche
nécessitent une perspective métafictionnelle : c’est le cas des
index, mais cela peut se produire aussi dans les encyclopédies ou annuaires de personnages (dans ce cas, leurs « coordonnées » sont bien sûr les textes où ils apparaissent et non
leurs dates de naissance et de mort, leur domicile et leurs
hauts faits). Ils montrent qu’une posture par essence métafictionnelle et non narrative peut devenir un puissant générateur
de récits transfictionnels – à sa manière, intensément combinatoire entre les deux postures interne et externe à la fiction,
et redevable bien entendu à une accentuation particulière de
la lecture en réseau qui caractérise tous les documents de ce
premier bloc.
Le deuxième bloc contient des documents dont la nature
rend cette lecture en réseau obligatoire, car le texte n’y est
qu’une composante dans une figure globale : ce sont les cartes,
chronologies, statistiques ou généalogies. Constitutivement,
ils sont donc hétérogènes au récit, même si la chronologie et
(à titre plus complexe) la généalogie s’occupent, comme le
texte narratif, d’une mise en figure du temps : leur mode de
figuration non narratif n’en apparaît que mieux – surtout dans
la science-fiction, qui est sans doute, en tant que littérature
d’anticipation, un des seuls genres narratifs à élaborer en objet
de la fiction et du récit le processus temporel lui-même.
Dans le troisième bloc, la lecture ne quitte pas son déroulement linéaire : ce sont les discours didactiques ou rhétoriques, les exposés, les essais, voire les poèmes lyriques. Dans
le cadre des univers imaginaires, ces expansions textuelles
sont évidemment, comme le réseau de lecture d’un lexique
ou d’une carte, très recherchées puisqu’elles viennent apparemment combler les lacunes de l’encyclopédie mentale du
lecteur (on sait bien, d’ailleurs, qu’ils ne comblent rien du
tout : le plaisir est dans cette accumulation). Mais du fait
qu’elles engagent une énonciation extérieure à la narration
(même si c’est un personnage de la fiction qui parle3), elles
3. C’est pourquoi je ne distingue pas entre extensions non narratives
allographes ou autographes.
54
La fiction, suites et variations
effectuent un retour analytique sur cette dernière : qu’il soit
de l’ordre de la méditation confuse (par exemple les « Sagesses de Dune » qui émanent des extraits mis en exergue de
chaque séquence narrative4), de la patiente reconstitution
historique (exergues des chapitres de Fondation d’Isaac
Asimov) ou du débat politique (« A few notes on the
Culture » de Iain M. Banks5), ce retour analytique montre ce
que font de et à la fiction les annexes non narratives en
général, dans la science-fiction en particulier, et dans ce troisième type d’annexes tout particulièrement. Non seulement
elles possèdent une « transfictionnalité intrinsèque » (leur
narrativité potentielle : projection du narratif sur le non narratif), mais surtout et inversement leur type discursif est
crucial dans la poursuite de l’expansion fictionnelle (effet de
retour du non narratif sur le narratif). Explorons-en maintenant quelques exemples en détail.
DES LEXIQUES
Les glossaires qui terminent certains romans de sciencefiction illustrent cette fascinante propriété transfictionnelle
bien mise en évidence par Richard Saint-Gelais dans « La
fiction à travers l’intertexte » :
les textes transfictionnels ne comblent jamais quoi
que ce soit : certes, ils peuvent ajouter quantité
d’éléments fictifs, mais ils n’épuisent pas les incomplétudes originales, sans compter qu’ils en suscitent
de nouvelles (2002 : 64).
Exemplaire à plus d’un titre, le « Lexique de l’Imperium » est un petit dictionnaire placé en appendice de Dune,
de Frank Herbert ([1965] 1972). Il élabore un jeu inévitable,
4. J’emprunte ce beau résumé de leur fonctionnement à Klein dans sa
préface au Cycle de Dune (2003).
5. Essai datant de 1994, diffusé en ligne et libre de droits, consultable
sur de nombreux sites Web, par exemple à l’URL http://www.cs.bris.ac.uk/
~stefan/culture.html. Voir plus loin pour l’analyse de ce texte et de son
mode de diffusion.
Transfictionnalité en régime non narratif
55
et très calculé, d’information superflue/lacunaire : même une
très inoffensive « lampe à suspenseur » (douzième ligne du
roman), à laquelle un lecteur de science-fiction accorderait
tout au plus une fonction indicielle et qu’il n’éprouverait
donc pas le besoin d’expliciter par une définition, a droit à la
notice suivante :
Suspenseur : application de l’effet de phase d’un générateur de champ Holtzman. Le suspenseur annule
la gravité dans certaines limites relatives à la masse
et à l’énergie consommées ([1965] 1972, t. 2 : 408).
Encouragé par cette saturation stylistique où il reconnaît
évidemment l’un des signaux génériques les plus nets de la
science-fiction, le lecteur qui aura été jusqu’à cette notice
poursuivra donc probablement jusqu’à « Holtzman (effet) :
effet de répulsion négative d’un générateur de bouclier »
([1965] 1972, t. 2 : 398). S’il poursuit vers « Bouclier », il
sera récompensé par une belle définition de dix lignes,
laquelle à son tour renvoie à d’autres, etc. On voit quelle est
l’opération de lecture recherchée par ce lexique : non pas
répondre aux questions, mais les organiser en réseau tout en
les jalonnant de départs possibles de récits (les inventions
extraordinaires d’un certain Holtzman). D’ailleurs, pour
celui qui chercherait « Dune » dans le lexique (car le roman
n’utilise jamais ce terme ailleurs qu’en titre), le mot n’y est
pas, mais on trouve son pluriel : « Dunes (hommes des) :
désigne tous ceux qui travaillent dans le sable (chasseurs
d’épice et autres), sur Arrakis » ([1965] 1972, t. 2 : 394). Je
vous laisse imaginer ce qui apparaît à l’entrée « Épice »6, et
j’arrête ici (à regret) la visite du labyrinthe lexicographique,
pour en retenir deux choses.
D’une part, que la lacune y est productive en termes de
récit, à divers titres ; ce que l’on a coutume de désigner
comme « blancs » ou « trous » du texte narratif y prennent
bien plutôt une allure de « bosse » narrative. D’autre part,
6. Ce mot désigne, on s’en souvient, une substance qui est au cœur de
l’intrigue, et qui accorde à ceux qui la consomment des pouvoirs spatiotemporels très convoités.
56
La fiction, suites et variations
que la réticulation de la lecture génère toute une élaboration
« parafictionnelle » (invention de machines, colonisations de
systèmes solaires, sociétés futures) en marge du récit. Il
existe bien sûr des romans de science-fiction sans lexique,
qui doivent encoder dans la seule narration le déploiement de
l’univers fictionnel. On peut aussi, bien entendu, lire Dune
sans effectuer ce parcours encyclopédique en réseau : je ne
souhaite à personne l’ennui sidéral qui se dégagerait de cette
lecture.
Ce qui fait évidemment retour sur la procédure narrative
d’élaboration de la fiction, c’est le zigzag subjectif constitutif de la lecture de dictionnaire : le lexique active une forme
de vigilance réticulaire de la lecture, personnelle à chaque
lecteur (d’où son plaisir, individualisé), qui traquera dans le
récit tout départ possible d’autres récits ramifiés – c’est
pourquoi tout lexique se pose comme intrinsèquement transfictionnel : non seulement par déploiement des non-dits ou
sur-dits calculés de ses notices, mais aussi parce qu’il rabat
ces déploiements sur le roman lui-même, qui ne reste pas, en
son for narratif, indemne de cette complémentation.
DES CARTES
Ce que le lexique fait avec une savoureuse lenteur, par
recoupements patients entre un texte narratif, un texte non
narratif et la fiction qui s’en nourrit selon deux procédures
discursives combinées, la carte le fait plus automatiquement.
On ne « lit » en effet une carte que par abus de langage,
auquel nous pousse il est vrai le caractère hybride de cet
objet : à la fois texte (toponymes, légende) et image (dessin,
couleurs). Du coup, il n’y a pas d’autre lecture possible que
réticulaire d’une carte ; la narrativité est d’emblée débordée
par cet autre mode d’élaboration de la fiction, qui s’ajoute à
l’interprétation classiquement narratologique des toponymes
(coordonnées sémantiques du récit : temps + lieu d’une
action). La carte redouble donc la « carte mentale » du lecteur, nécessairement dépendante de la conduite narrative du
récit, comme en témoigne une extraordinaire page de
Transfictionnalité en régime non narratif
57
« déductions galactographiques » d’un site consacré au cycle
Fondation, d’Isaac Asimov7 :
Cette page permet de mettre en évidence le raisonnement qui m’a permis, à l’aide des œuvres d’Isaac
Asimov [toutes citées avec *], de placer la plupart
des astres dont il fait mention, réels ou imaginaires.
Il m’a bien sûr fallu négocier [sic] entre connaissance scientifique actuelle, imaginaire d’Asimov, et
parfois même entre ses différentes oeuvres8.
Cette entreprise transfictionnelle, comme la machine des
frères Strougatski mise à l’honneur par l’article de SaintGelais cité plus haut, met en évidence ce qui d’habitude reste
enfoui dans le silence hyperactif de l’activité fictionnante :
ici l’étroite soumission de la galactographie aux narrations
qui l’évoquent – et la combinaison des perspectives interne
et externe à la fiction : nous en reparlerons. Si une carte
accompagne le roman, les toponymes s’insèrent tout de suite
dans une lecture en réseau qui projette son mode d’élaboration fictionnel (figuration d’un ou de plusieurs territoires)
sur la narration9. Dans un très beau cycle de science-fiction
québécoise, Tyranaël (Vonarburg, 1996-1997), non seulement une mais quatre cartes introduisent les volumes : le
même territoire y est représenté, d’une part avec et sans la
mer qui en découpe les bordures, d’autre part avec deux systèmes toponymiques, donc deux identités différentes, « Virginia » et « Tyranaël » (« avec » et « sans la mer »). Or cette
narration d’univers parallèles emprunte la forme d’un véritable tourbillon énonciatif, dont les fils conducteurs sont
donnés par les cartes, mode non narratif d’élaboration de la
fiction.
7. Cycle imposant qui compte (à ce jour) sept volumes autographes,
quatre allographes, sur une période allant de 1942 à 2001.
8. Site personnel de Jean-Claude Monot, URL (septembre 2005) :
http://perso.wanadoo.fr/monot.jc/index.htm#/monot.jc/themes/fondat.htm.
9. Peut-être cela explique-t-il le si fréquent recours à la carte des
romans de fantasy, qui privilégient des schémas narratifs de quête dans un
territoire (mais il resterait à comprendre pourquoi la fantasy privilégie le
schéma de quête).
58
La fiction, suites et variations
DES CHRONOLOGIES
Certaines annexes synthétisent la chronologie des
romans : au lieu de clore sur lui-même le futur sciencefictionnel, ces tables ont fréquemment pour effet d’en
déployer les possibles : soit parce que la série des millésimes
(colonne de gauche sur les figures 1 et 2) lance une ligne de
fuite vers un futur toujours plus lointain (par exemple, chez
Olaf Stapledon dans Last and First Men, [1930] 1972), soit
parce que les intitulés correspondants résument de façon
nécessairement lacunaire, ou plutôt condensée, les événements considérés (encore une « bosse » narrative) – surtout
s’il y a plusieurs colonnes à droite (événements, découvertes,
arts, etc.), répartissant des types d’événements dont la corrélation reste à narrer : c’est le cas pour le tableau10 accompagnant l’« Histoire du futur » de Robert Heinlein (série de
récits écrits de 1939 à 1950). Détail favorisant plus encore
l’activité transfictionnelle guidée par le tableau : Heinlein
n’a pas publié les nouvelles en suivant l’ordre de son tableau,
générant par là-même des vides considérables dans la
narration. Les « Échelles de temps » de Stapledon (voir
annexe) sont un autre cas de figure intéressant : en ponctuant
de façon de moins en moins précise, par emboîtement à
progression géométrique, les chapitres de son histoire de
l’humanité dans le futur, il invite presque le lecteur à une
narration concurrente – surtout que le récit n’accorde aucune
chance à la survie de l’humanité en question.
Là encore, l’annexe non narrative formalise, en l’accentuant, ce que la narration développe : l’inférence d’une
histoire fictive (forcément) du futur. La science-fiction est
généreuse en dispositifs narratifs de toutes sortes pour
figurer ces temporalités : par exemple, mettre en scène des
personnages à la recherche d’une « très vieille légende »…
dans laquelle le voyage spatial est chose courante depuis des
millénaires (effet de démultiplication des futurs) : c’est le cas
10. On trouvera ce tableau par exemple dans Heinlein ([1950] 1979),
mais on ne le trouvera pas dans l’édition la plus récente (voir plus loin).
Transfictionnalité en régime non narratif
59
dans Des milliards de tapis de cheveux, d’A. Eschbach
([1995] 1999). Mais expliciter l’inférence temporelle peut
vider complètement de sa raison d’être un univers sciencefictionnel, qui s’appuyait précisément sur des floutages temporels : ce serait le cas pour Eschbach11, c’est le cas pour les
suites récemment données au cycle de Dune par le fils de
Herbert12. Pour le coup, c’est un bon exemple (même s’il est
décevant) des effets de retour du non narratif sur le narratif.
Toutes choses étant égales par ailleurs, ces suites de
Dune rappellent un peu l’émoi suscité par la suite donnée
aux Misérables13 : telle contrainte textuelle n’autorise peutêtre pas une expansion transfictionnelle réussie14. Le noyau
narratif d’extrapolation temporelle pourrait être l’une de ces
contraintes indépassables pour la science-fiction, toute
chronologie affichée non narrativement dénaturant l’œuvre.
La plus récente réédition chez Folio-SF (2004) de l’Histoire
du futur d’Heinlein fait ainsi le choix de ne pas publier son
tableau chronologique. Mais les auteurs les plus malins
contournent cette difficulté prévisible (expansion nécessaire
mais décevante de la fiction du futur) par des stratégies plus
subtiles, qui débouchent sur le dernier type de prolongement
non narratif que j’examinerai ici : l’exposé didactique, l’essai et toutes les annexes discursives. Mais je reviens d’abord
à un cas de figure du premier bloc, parce qu’il combine
l’immersion dans l’expansion fictionnelle (perspective
interne) et le surplomb critique que les annexes discursives
exploitent stratégiquement (perspective externe).
11. Eschbach lui-même semble être tombé dans ce piège en publiant en
2001 un gros roman, Kwest, censé être une « prequel » des Milliards de
tapis de cheveux – sévèrement accueilli par la critique spécialisée. Voir par
exemple Della Chiesa (2002).
12. Voir la critique que j’en propose (Langlet, 2003).
13. Voir Cérésa (2001).
14. Une discussion théorique sur ce point est bien évidemment
engagée par Saint-Gelais (2002 : 64-65).
60
La fiction, suites et variations
DES CONCORDANCIERS
Dans les index, ou concordanciers, les entités fictives
d’un univers transfictionnel sont recensées par ordre
alphabétique avec une brève description et un renvoi aux différents textes où ils apparaissent. La galactographie asimovienne dont il a déjà été question engage partiellement ce
type d’entreprise15 ; il en existe une de l’univers de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith16 (35 nouvelles et un roman
publiés de 1945 à 1966). Introduite par le même type de
précautions méthodologiques que la galactographie, elle en
dit déjà un peu sur l’absence de naïveté de ces compilateurs
passionnés :
Du point de vue de la critique littéraire, on peut estimer que toutes les histoires [du cycle] sont vraies au
meilleur sens du terme ; le contraire ne nous conduit
qu’à l’absurdité. Doit-on en conclure pour autant
que Winston Churchill, Sherlock Holmes [sic !] et
Georges Bernard Shaw sont des personnages de fiction ? Si le lecteur souhaite croire que Cordwainer
Smith état un Seigneur de l’Instrumentalité venu à
notre époque depuis le lointain futur et qu’il a rédigé
de mémoire […] son propre passé, il ne m’appartient
pas d’en discuter. […] Pour les cas où dates ou commentaires se contredisent, j’ai choisi ceux qui convenaient le mieux à mes théories. Vous êtes priés de
m’imiter (Lewis, [2000] 2004 : 132-133).
Ces préambules montrent bien qu’on est devant des textes de
métafiction assumée, dont le scrupule analytique le dispute à
l’ironie théorique face aux problèmes de la pluralité des
mondes interprétés. Comme le lexique ou la carte, le concor15. Le même Monot propose d’ailleurs sur son site une chronologie du
cycle assortie d’indications techniques, c’est-à-dire historiographiques,
encore plus scrupuleuse que la cartographie.
16. De son vrai nom Paul Linebarger. Pour l’anecdote, l’un des inventeurs et théoriciens de la « Guerre psychologique », qui lui valut d’être
conseiller militaire de John Kennedy. Ce en quoi il suivait les traces de son
propre père, qui fut conseiller de Sun Yat Sen…
Transfictionnalité en régime non narratif
61
dancier génère des départs possibles de récits, mais selon
une procédure et sur un plan pragmatique différents. La mise
en réseau de la lecture s’accompagne ici de facto d’une
entreprise critique, puisque le monde fictif est raccroché aux
textes narratifs qui lui donnent naissance. Les départs de
fiction sont donc dépendants de ce fondement textuel
constamment rappelé, et les expansions narratives potentielles se trouvent virtuellement prises dans un réseau de
textes et non plus seulement d’entités fictives : le jeu transfictionnel est d’avance inter- ou transtextuel. On a là une
combinaison intense des deux postures interprétatives de la
lecture de fiction : celle qui, de l’intérieur, « parafictionnalise » en multipliant les récits virtuels inférés du récit réel
et celle qui, de l’extérieur, « consid[ère] les entités fictives
comme fictives, déterminées de part en part par le texte qui
les instaure » (Saint-Gelais, 2002 : 59).
Le résultat est une étrange lucidité textuelle, qui, loin de
limiter le plaisir de l’expansion fictionnelle, semble lui accorder la volupté supplémentaire de deux contraintes productives combinées : contrainte sémiotique et contrainte
poétique. L’exploration d’un exemple nécessiterait donc, on
l’aura compris, non seulement le circuit labyrinthique testé
plus haut dans le « Lexique de l’Imperium », mais aussi
l’analyse narratologique et intertextuelle des textes auxquels
renvoient les notices : tout départ de récit en est en effet la
combinaison des résultats. Ainsi, au hasard, la notice « Lac
asséché d’Irène la Damnée » engagerait une vingtaine
d’entrées serrées (et évidemment le concordancier tout entier
de façon plus lâche) et au moins une tétralogie de nouvelles17. On sent déjà, à cet exemple, à quel point la place (et
peut-être la patience de mon lecteur) me manquerait ici ; je
donne donc seulement la conclusion prévisible : que dans sa
double exigence transfictionnelle et transtextuelle le
17. À savoir la trilogie de Casher O’Neill (« La planète aux gemmes »,
« La planète des tempêtes » et « La planète des sables ») et « Jusqu’à une
mer sans soleil », tous rassemblés dans le tome II de l’édition française la
plus récente : voir Smith (2004).
62
La fiction, suites et variations
concordancier ne fait jamais que rendre plus net un processus
qui est celui de toute opération d’expansion de la fiction, où
aucune entité fictive ne se conçoit indépendamment du
medium (ici, des textes) qui lui donne une existence. Que les
usages de la fiction projettent stratégiquement ces entités ailleurs que dans leurs textes d’origine, c’est une évidence,
mais une évidence qui engage les stratégies complexes de
« bricolage mental » (Schaeffer, 1999 : 327) que la transfictionnalité met en évidence, et dont j’examine maintenant un
dernier cas non narratif.
DES ESSAIS
Le premier volume18 du cycle de la Culture, space opera
de Banks amorcé en 1987, se prolonge par des « appendices » : trois exposés issus d’un ouvrage d’histoire fictif
(publié par un certain Parharengyisa Listach Ja’andeesih Pétrain dam Kotosklo en 2110) et un « Dramatis personæ »19.
L’un des trois exposés est l’abrégé chronologique d’une
guerre interstellaire, dont le rabattement sur l’épaisseur du
récit pourrait, comme on l’a vu dans l’examen des annexes
chronologiques, être décevant ; Banks s’en sort ainsi :
« Cette guerre a été d’une portée et d’une durée limitées, et
n’a jamais concerné plus de 0,2 % de la galaxie en termes de
volume, et 0,1 % en termes de population stellaire » ([1987]
1993 : 628). Cette pirouette donne à la fois le ton et la
stratégie de l’auteur : parfaitement conscient qu’un univers
science-fictionnel génère une intense activité transfictionnelle, il en manipule les outils privilégiés que sont les
annexes non narratives. Sa méthode est celle du débat historiographique : en truffant son exposé de considérations
critiques, il se sert du levier métafictionnel pour ironiser
d’avance sur les expansions qui seront données, y compris
18. Tous les volumes du cycle sont disponibles en anglais chez Orbit
Books et en français chez Robert Laffont, collection « Ailleurs et
demain », et au Livre de poche.
19. Pour l’analyse de ce dernier, voir l’étude que je propose dans « Le
réalisme virtuose du personnage science-fictionnel » (Langlet, 2004).
Transfictionnalité en régime non narratif
63
par lui-même !, à sa fiction. Les volumes suivants, d’ailleurs,
rendent inutiles (au moins directement) 80 % des annexes du
premier : aucun personnage en commun, un espace-temps
sans aucun rapport20. La seule chose qui reste, c’est l’univers
de la Culture qui sert de cadre aux récits ; or, c’est une utopie
ouverte, du point de vue tant des espaces que des institutions
ou des idéologies, c’est-à-dire une société délocalisée, hédoniste, anarchiste, éthique et cynique, qui met en place des
opérations de régulation politique dans la galaxie (au besoin
par la force) chaque fois qu’une situation lui est éthiquement
insupportable. On voit donc comment interagissent les choix
narratifs (dans les récits, tous passablement compliqués) et
les choix non narratifs (dans les annexes, pleines de borgésiennes arguties). En ce sens, toute extension de type encyclopédique de cet univers est par nature un essai ; celui qui
s’intitule « A few notes on the Culture » est le plus
spectaculaire.
Libre de droits sur Internet depuis 199421, on le trouve
partout, dans des environnements très différents : sur des
sites de science-fiction, mais aussi sur des pages personnelles, les archives du Guardian ou le blogue d’un photographe de mode22. Cela n’est pas sans importance : le texte a
beau s’ouvrir sur cet incipit : « Commençons par le plus
important : la Culture n’a pas d’existence réelle. Ce n’est
qu’une fiction. Elle n’existe que dans mon esprit et dans
20. Cet abandon délibéré des pivots habituels de la transfictionnalité
(personnages, familles, histoires) constitue la différence principale entre
Banks et Herbert, par exemple, qui compose aussi ses annexes avec un luxe
considérable de discussions de détail ; mais dans l’univers de Dune, qui
reste structuré par les lignées de personnages, ces discussions ne font
retour sur la narration que pour produire cet effet d’« intrigues de cour
galactiques » inépuisable depuis 1965.
21. Les mentions légales le disent avec humour : « Commercial use
only by permission. Other uses, distribution, reproduction, tearing to
shreds etc. are freely encouraged provided the source is acknowledged. »
[« Usages commerciaux strictement réservés. Les autres usages, distribution, reproduction, déchiquetage en confettis, etc. sont franchement
encouragés, pour peu que la source soit mentionnée. »]
22. Plus de 800 réponses avec le titre complet sur Google (consultation
le 14 avril 2005).
64
La fiction, suites et variations
celui des gens qui l’ont rencontrée dans mes histoires »
(Banks, [1994] 1996 : 25)23, il fait « exister » d’emblée son
petit échafaudage fictionnel dans les pages Web d’une
communauté de lecteurs hétéroclite parfaitement à l’image
de la société qu’il décrit ! Ce n’est pas le moindre paradoxe
de cet essai, qui développe 52 000 signes de considérations
parfaitement posées, rédigées de telle sorte que leur statut
reste indécidable, entre l’extrapolation transfictionnelle et le
débat politique métafictionnel. Toutes les propositions de
l’essai peuvent ainsi, d’un moment à l’autre, basculer d’un
côté ou de l’autre, à la faveur notamment de rappels très
calculés (c’est-à-dire pas tout le temps, et la plupart du temps
ironiquement) de la posture métafictionnelle signalée en ouverture. L’un des derniers paragraphes le montre assez bien :
Pour finir, un mot de la cosmologie complètement
bidon étayant la « propulsion stellaire » si peu
crédible mentionnée dans les récits de la Culture.
Vous êtes peut-être capables d’avaler tout ce que je
viens de raconter, y compris l’hypothèse d’une
espèce humanoïde ne connaissant apparemment ni
la cupidité, ni la paranoïa, ni la stupidité, ni le fanatisme, religieux ou non, mais vous n’avez pas encore
tout vu. Attendez un peu de lire ça… (Banks, [1994]
1996 : 50)24.
L’invitation à la lucidité, qui cible dans un premier temps les
récits du romancier, se déplace ensuite vers les fondements
bien-pensants du genre de l’utopie (qui ne relèvent pas de la
fiction) ; et le texte se poursuit par un exposé d’astrophysique délirant. L’essai, consacré à une explicitation de l’univers
fictionnel de la Culture, parvient donc à placer la fiction sous
23. Texte original : « Firstly, and most importantly : the Culture
doesn’t really exist. It’s only a story. It only exists in my mind and the
minds of the people who’ve read about it. »
24. Texte original : « Lastly, something of the totally fake cosmology
that underpins the shakily credible stardrives mentioned in the Culture
stories. Even if you can accept all the above, featuring a humanoid species
that seems to exhibit no real greed, paranoia, stupidity, fanaticism or
bigotry, wait till you read this… »
Transfictionnalité en régime non narratif
65
la tutelle de la non-fiction, les histoires imaginaires sous
celle des idées et la narration sous celle de ce discours non
narratif. Mais d’une manière telle, c’est-à-dire avec un dispositif et un système idéologique tels, que les romans n’en
seront pas pour autant des romans à thèse ! En témoigne le
petit jeu de capture fictionnelle qui conclut le texte, signé
« Iain M. Banks (Sun-Earther Iain El-Bonko Banks of North
Queensferry) » – autrement dit, puisque cette déclinaison du
nom suit les critères onomastiques de la Culture, par un
monsieur de la Culture, qui nous donne aussi ses « Meilleurs
vœux pour l’avenir » ! Reprise de volée de la fiction narrative sur le discours non narratif.
C’est dans l’espoir d’avoir un peu éclairci les règles de
cette intense transaction fictionnelle entre le narratif et le non
narratif que je termine sur cette invitation au futur, où la
fiction serait peut-être un peu moins le « bricolage cognitif »
plus ou moins défini par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ? (1999), sans perdre pour autant son extraordinaire capacité à nous faire travailler plaisamment.
66
La fiction, suites et variations
FIGURE 1
Olaf STAPLEDON, Les Derniers et les Premiers [Last and First Men,
1930], Denoël, « Présence du Futur », 1972.
ÉCHELLE DE TEMPS
(Il y a) 2000 ans
1500 —
1000 —
500 —
« Aujourd’hui »
A. D. 2000
500 —
1000 —
1500 —
(Dans) 2000 ans
1.
J ÉSUS CHRIST
A. D. 500
Charlemagne
A. D. 1000
Conquête normande, 1066.
Découverte de l’Amérique, 1492
A. D. 1500
Newton
GUERRE EUROPÉENNE, 1914
Guerre anglo-française
Guerre russo-allemande
Guerre euro-américaine
Guerre sino-américaine
Fondation du premier État mondial
A. D. 2500
A. D. 3000
A. D. 3500
A. D. 4000
ÉCHELLE DE TEMPS
2.
(100 fois l’échelle précédente. Sans aucun doute très inexacte)
Il y a 200 000 ans
150 000 —
100 000 —
50 000 —
« Aujourd’hui »
A. D. 2000
Culture paléolithique solidement établie
L’homme de « Heidelberg »
Période glaciaire (la plus récente)
Culture moustérienne
L’homme du « Néanderthal »
Fin du Paléolithique
Néolithique
Pyramides d’Egypte
Jésus Christ
EFFONDREMENT DU PREMIER ÉTAT MONDIAL
67
Transfictionnalité en régime non narratif
50000 —
100000 —
150000 —
(Dans) 200000 ans
Éclipse des Premiers Hommes
Essor de la Patagonie
Chute de la Patagonie
Éclipse des Premiers Hommes
Éclipse des Premiers Hommes
[…]
ÉCHELLE DE TEMPS
4.
(100 fois l’échelle précédente. Sans aucun doute extrêmement inexacte)
Il y a 2 000 000 000
d’années
1 500 000 000 —
1 000 000 000 —
500 000 000 —
« Aujourd’hui »
A. D. 2000
500 000 000 —
1 000 000 000 —
1 500 000 000 —
(Dans) 2 000 000
000 d’années
Apparition de la « vie » sur Terre
Premiers reptiles
PREMIERS MAMMIFÈRES
Deuxième Homme
Les Grands Cerveaux
Cinquième Homme
Migration vers Vénus
Période d’éclipse
les Hommes Volants
Migration vers Neptune
Période d’éclipse
Période de fluctuations
Quinzième Homme
Naissance du Dernier Homme
Fin de l’Homme
Univers
Sens commun
Les enfants de Mathusalem
L’inadapté
La Réserve
Si ça arrivait...
(Éclipse)
(The stone pillow)
Vertige spatial
Les vertes collines de la Terre
(Fire down below !)
La logique de l’Empire
(The sound of his wings)
PÉRIODES
PREMIÈRE
CIVILISATION
HUMAINE
PÉRIODE
D’EXPLOITATION
IMPÉRIALISTE
JUSQU’EN 2020
LES ANNÉES
FOLLES
LA « FAUSSE
AURORE »
La « Barrière »
Mécanique
parastatique
Recherches
symbiotiques
Longévité
Première tentative
de voyage
interstellaire
Désintégrateurs
Aliments de
synthèse
Contrôle des
climats
Stéréoptique
commercialisée
Les bactériophages
L’unité de voyage
et de combat
Fusée
transatlantique
Fusées
intercontinentales
Première fusée
lunaire
FAITS TECHNOLOGIQUES
Révolte en Petite
Amérique
Anschluss
américanoaustralasien
Réveil du
fanatisme religieux
La « Nouvelle
Croisade »
Rébellion et
indépendance des
colons vénusiens
Dictature religieuse
aux USA
FAITS
SOCIOLOGIQUES
« La Grande
Grève »
Fondation de
Luna City
Accord légal sur
l’espace
Les sociétés
lunaires
Harriman
REMARQUES
Début de la consolidation du système solaire. Troubles civils. Fin de
l’adolescence de l’humanité et début de la maturité.
Rétablissement des libertés civiles. Relance de la recherche et reprise des
voyages spatiaux. Luna City est reconstruite. Étude des relations sociales
basée sur les règles de la sémantique. Censure. La Convention.
Peu de recherche et de découvertes dans le domaine technologique durant
cette période. Puritanisme extrême. La caste religieuse développe certains
aspects du contrôle psychologique des masses et de la psychodynamique.
Trois révolutions mettent fin à la courte période d’impérialisme instaurée
par l’Antarctique, les États-Unis et Vénus. Les voyages interplanétaires
cessent jusqu’en 2072.
À cette période correspond un développement considérable de la
technologie s’accompagnant d’une dégradation régulière des mœurs, de
l’éducation et des institutions sociales aboutissant à une psychose des
masses suivie de l’Interrègne.
À l’Interrègne succède une période de reconstruction au cours de laquelle
les lois financières de Voorhis redressent temporairement l’économie. Cette
période s’achève par l’ouverture de nouvelles frontières et un retour au
système économique du XIXe siècle.
Figure 2
Robert HEINLEIN, L’homme qui vendit la Lune [The Man who sailed the Moon, 1950], Presses-Pocket n°5043, 1979.
2600
2125
2100
2025
2050
2075
2000
1975
TITRES
Ligne de vie
« Que la lumière soit ! »
(Word edgewise)
Les routes doivent rouler
Il arrive que ça saute
L’homme qui vendit la Lune
Dalila et l’homme de l’espace
Jockey de l’espace
Requiem
La longue veille
Asseyez-vous, messieurs !
Les puits noirs de la Lune
Qu’il est bon de revenir !
Nous promenons aussi les
chiens
Interruption
--------------Voyages interplanétaires ---------------------------------- Voyages interplanétaires
ANNÉES
--------------------------------------------------------------------Les écrans à énergie solaire Douglas-Martin---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Les routes mécaniques----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Les fusées de transport-----------------------------------------------
HISTOIRE DU FUTUR
------------------Usage limité de la télépathie ------------------------------------------
Transfictionnalité en régime non narratif
69
RÉFÉRENCES
ANGENOT, Marc (1978), « Le paradigme absent », Poétique, no 33, p. 74-89.
BANKS, Iain M. ([1987] 1993), Une forme de guerre [Consider Phlebas],
traduit de l’anglais (Écosse) par Hélène Collon, Laffont. (Coll.
« Ailleurs et demain ».)
BANKS, Iain M. ([1994] 1996), Quelques notes sur la Culture [A few notes
on the Culture], traduit de l’anglais (Écosse) par Hélène Collon,
Galaxies, no 1, p. 25-52.
CÉRÉSA, François (2001), Cosette ou le temps des illusions, Paris, Plon.
DELLA CHIESA, Bruno (2002), « Compte-rendu du roman Kwest de A.
Eschbach », Galaxies, no 26, p. 176-177.
ESCHBACH, Andreas ([1995] 1999), Des milliards de tapis de cheveux [Die
Haarleppich Knüpfer], traduit de l’allemand par Claire Duval,
Nantes, L’Atalante.
HEINLEIN, Robert ([1950] 1979), L’homme qui vendit la Lune [The Man
who Sailed the Moon], Paris, Presses Pocket.
HERBERT ([1965] 1972), Dune [Dune], traduit de l’anglais (États-Unis) par
Michel Demuth, Laffont. (Coll. « Ailleurs et demain ».)
KLEIN, Gérard (2003), préface au Cycle de dune, Laffont. (Coll. « Ailleurs
et demain – La bibliothèque »). [En ligne], [http://www.quarantedeux.org/archives/klein/prefaces/dune.html].
LANGLET, Irène (2003), « Compte-rendu du roman La guerre des machines
de B. Herbert et K. Anderso », Galaxies, no 30 (septembre), p. 162164.
LANGLET, Irène (2004), « Le réalisme vistuose du personnage sciencefictionnel ». Communication présentée au colloque « La fabrique du
personnage » en novembre 2004. Inédit. Actes à paraître chez
Champion.
LEWIS, Anthony S. ([2000] 2004), Concordance de Cordwainer Smith [A
Concordance to Cordwainer Smith], traduit de l’anglais (États-Unis)
par J.-P. Durastanti, dans Cordwainer SMITH, Les seigneurs de
l’instrumentalité, t. 4, Paris, Gallimard, p. 127-343.
SAINT-GELAIS, Richard (2002), « La fiction à travers l’intertexte. Pour une
théorie de la transfictionnalité », dans René AUDET et Alexandre
GEFEN, Frontières de la fiction, Québec/Bordeaux, Nota bene/Presses
universitaires de Bordeaux, p. 43-75.
70
La fiction, suites et variations
SCHAEFFER, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil. (Coll.
« Poétique ».)
SMITH, Cordwainer (2004), Les seigneurs de l’instrumentalité, 4 tomes.
Paris, Gallimard. (Coll. « Folio SF ».)
STAPLEDON, Olaf ([1930] 1972), Les premiers et les derniers [Last and
First Men], Paris, Denoël. (Coll. « Présence du futur ».)
VONARBURG, Élisabeth (1996-1997), Tyranaël, Beauport, Éditions Alire,
5 vol.
LE RÉCIT DE GENRE
COMME MATRICE TRANSFICTIONNELLE
Matthieu Letourneux
Université Paris X
Si les phénomènes transfictionnels se rencontrent dans
l’ensemble du champ de la fiction, témoignant par là même
de la plasticité du concept, il n’en reste pas moins que certains domaines paraissent plus sensibles à ce type de pratiques. La culture populaire dans son ensemble est le terrain
privilégié des expériences transmédiatiques et, au sein de
celles-ci, le vaste champ du récit « de genre » (non celui des
genres littéraires, mais des genres populaires, science-fiction,
récit policier, récit d’aventures, etc.)1. À cela on peut donner
un certain nombre d’explications techniques : l’édition populaire tend à privilégier la collection au détriment de l’auteur,
invitant à créer des effets de continuité entre les œuvres
(séries, cycles, etc.) ; la lecture sérielle, à son tour, tend à
rechercher des similitudes par-delà la clôture de l’œuvre
(même genre, même collection, même personnage…) ;
enfin, sur le plan financier, auteurs et éditeurs ont intérêt à
prolonger la durée de vie d’un personnage par-delà le livre
unique pour capitaliser sur son nom (et les suites des films
sont là pour en témoigner)2. Mais si les explications économiques et techniques sont faciles à trouver, elles ne suffisent
1. Nous empruntons le terme à la critique cinématographique, qui
emploie couramment la notion de cinéma de genre ou de « film genre ».
Voir par exemple Kaminsky (1974) et Grant (1986).
2. Anne Besson a en particulier mis en évidence de tels liens dans son
ouvrage D’Asimov à Tolkien ; Cycles et séries dans la littérature de genre
(2004).
72
La fiction, suites et variations
pas. Il existe en réalité des liens beaucoup plus profonds
entre les mécanismes du récit de genre et ceux de la
transfictionnalité.
On aurait tort cependant de proposer un peu hâtivement
une superposition des pratiques propres à l’un et à l’autre.
Certes, le récit de genre comme la transfictionnalité sont liés
aux phénomènes de la transtextualité, mais ils n’interviennent pas au même niveau. La relation du texte au genre s’inscrit dans ce que Gérard Genette a appelé l’architextualité
(1982) et, concrètement, dans un processus intertextuel
complexe (reprise, à partir d’un corpus généralement
déterminé intuitivement, non pas de traits issus d’une œuvre
précise, mais d’éléments récurrents ressaisis avec variations).
Si la transfictionnalité est également indissociable de
mécanismes intertextuels (puisqu’il faut, pour qu’un auteur
reprenne dans une œuvre les personnages, les lieux ou les
événements d’une autre œuvre, qu’il ait lu cette autre œuvre
et qu’il en inscrive la présence dans son nouvel ouvrage), la
grille d’analyse qu’elle convoque se déplace de l’écriture
vers le narré, comme en témoigne d’ailleurs la substitution
de la notion de fiction à celle de texte. Les échanges qu’elle
suppose entre les univers de fiction sont donc de même
niveau : il ne s’agit pas d’évoquer un univers qui s’inspire
d’autres univers ou un texte qui parle d’autres textes, mais
une fiction qui prolonge une autre fiction, soit en imaginant
des aspects que la première fiction n’aurait pas évoqués
(prolepses, analepses ou ellipses), soit en choisissant de
raconter autrement le récit premier (réécritures opérées avec
des variantes plus ou moins grandes, jusqu’à contredire le
texte premier)3. Autrement dit, l’œuvre seconde suppose une
relative homogénéité entre les univers de fiction – cette homogénéité pouvant varier considérablement suivant les cas :
ainsi dans les suites aux Trois mousquetaires 4, certains
auteurs (comme Paul Féval fils) se contenteront de profiter
des ellipses laissées par Alexandre Dumas entre ses récits
3. Voir Saint-Gelais (2002).
4. Voir Compère (2002) et Jacquelot (2004).
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
73
pour imaginer de nouvelles aventures (par exemple, une rencontre entre d’Artagnan et Cyrano5) ; d’autres choisiront de
modifier certaines données, faisant parfois d’Aramis un personnage efféminé, parfois un être calculateur, presque
diabolique ; et, selon les cas et les époques, Constance de
Bonacieux mourra et ne mourra pas. Reste que tous ces récits
désignent un univers commun, plus ou moins lâche, plus ou
moins transposé, celui créé par Dumas. Le cas extrême de
transposition correspondrait aux adaptations des mousquetaires dans un futur lointain que propose Steven Brust
dans The Phoenix Guards (1991), qui suppose un système
d’équivalences repérables. Dans ce dernier cas, on n’est plus
que très vaguement dans une situation de transfictionnalité,
dans la mesure où il n’y a pas d’univers de fiction unique,
mais des effets d’échos, de reprises. En effet, les personnages
ne sont pas les mêmes (tout au plus peuvent-ils être considérés comme des avatars textuels, avec leurs noms différents
mais leurs caractères similaires), leurs univers de fiction sont
hétérogènes, leurs actions elles-mêmes n’ont de relations que
lointaines : dans ce cas, on se situe donc plutôt du côté de
l’intertextualité. Ainsi, il semble que ce qui distingue foncièrement la transfictionnalité de l’intertextualité soit l’unité,
totale ou partielle (même si elle est mineure), de l’univers de
fiction. Le cas limite serait alors celui d’une transfictionnalité ne reposant que sur un détail minime, alors que le reste
de l’univers de fiction (espace, temps, acteurs…) est différent – telle cette épée de d’Artagnan que récupère Bob
Morane dans le récit du même nom, Henri Vernes jouant à
dessein sur l’ambiguïté entre le personnage de fiction et son
alter ego historique (car il est bien plus facile pour un personnage de fiction de retrouver un objet historique renvoyant
à un référent réel qu’un objet fictif issu d’un autre univers de
fiction)6.
5. Voir Féval et Lassez (1925 et 1926).
6. Voir Vernes (2004). Dans le cas de Bob Morane, de telles pratiques
sont facilitées par le fait que les personnages de Vernes se définissent fréquemment eux-mêmes comme des personnages de fiction.
74
La fiction, suites et variations
Le mécanisme transfictionnel diffère donc profondément de celui que met en place le récit de genre, qui ne postule nullement une unité des univers de fiction, même si le
processus stéréotypique sur lequel il repose se traduit
généralement par une série de similitudes entre ces univers.
Deux westerns pourront se situer dans un même décor (par
exemple, le Rio Grande), traverser les mêmes villes (par
exemple, El Paso), avec un saloon similaire (d’autant plus
qu’ils sont généralement dépourvus de nom), animé chaque
fois par une entraîneuse au grand cœur (et l’on pourrait
probablement trouver, dans la masse des westerns sériels,
deux Miss Lili au grand cœur à El Paso, réalisant ainsi une
homonymie des êtres de fiction) que rencontrera un héros au
même costume et à la même habileté taciturne au colt ; il
n’empêche que ces univers resteront désespérément hétérogènes, parce qu’aucun gage ne sera donné dans le texte d’un
effet de continuité entre les univers mis en scène. Pire, il est
probable que la répétition des noms de personnages désigne
l’ignorance de l’auteur pour l’autre œuvre aux multiples
homonymies : rien de tel en effet qu’une bourde de ce type
pour dénoncer le caractère sériel de l’œuvre.
Cette différence première rend délicate la confrontation
de la logique du récit de genre à celle des œuvres transfictionnelles. Elle met pourtant en évidence dans un même
mouvement la proximité des mécanismes. Cela explique que
le risque de glissement d’un discours sur la transfictionnalité
à un discours sur l’intertextualité est permanent, et l’on se
retrouve bien vite à évoquer des effets intertextuels en
croyant se situer sur le plan fictionnel. Si le risque de tels
glissements se produit, c’est bien qu’il existe une tentation de
passer d’un niveau à l’autre, tentation qui tient à la logique
même des deux pratiques.
La transfictionnalité permet de décrire le maintien d’un
univers de fiction ou de certains de ses éléments sur plusieurs
œuvres. Présentée ainsi, la définition est claire ; mais si on
l’étudie de plus près, elle devient plus complexe. Pour qu’un
univers de fiction se maintienne par-delà les limites d’une
œuvre, il faut que des traits spécifiques à l’œuvre première
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
75
se retrouvent dans la seconde, traits qui ne se confondent ni
avec les propriétés d’autres œuvres ni avec un être réel mis
en scène dans l’œuvre. Le Paris des Mystères de Paris et
celui de Rocambole ont le même référent, mais ils ne se
confondent pas en un même être transfictionnel, parce que le
référent est, dans les deux cas, extérieur aux œuvres : pardelà la fiction, c’est la ville de Paris qui est désignée. Autrement dit, pour qu’il y ait un effet de transfictionnalité, il faut
que les éléments similaires soient des créations de fiction et
que l’œuvre de référence soit identifiée par le lecteur. C’est
ce qui explique que les marqueurs transfictionnels prennent
le plus souvent la forme de noms propres (de personnages, de
lieux), mais ceux-ci ne sont ni nécessaires ni suffisants. Ils ne
sont pas suffisants, parce que la simple reprise d’un nom
dans plusieurs œuvres sans insistance sur l’ipséité de la
réalité à laquelle renvoie le nom ne produit qu’un effet
d’homonymie (par exemple, quand on rencontre comme protagoniste Tintin dans les récits de Hergé et dans ceux de
René-Marcel de Nizerolles7) ou tout au plus un effet de
citation. Pour qu’il y ait transfictionnalité, il faut que la
reprise du nom soit motivée par des éléments insistant sur la
continuité ontologique de l’être désigné. La reprise du nom
n’est pas non plus nécessaire parce qu’il est possible de
reprendre un personnage sans le nommer explicitement (ou
en lui donnant un autre nom), mais en le désignant par certains traits déterminants : Sherlock Holmes et Herlock
Sholmes sont désignés comme une seule et même personne,
et doivent être perçus de la sorte pour que le récit de Maurice
Leblanc prenne tout son sens8 ; ailleurs, la pipe, la casquette
et le fameux « Élémentaire mon cher Watson » permettront
de reconnaître le personnage, lors même que la plupart de ces
traits étaient absents de l’œuvre de Arthur Conan Doyle.
Concrètement, cela signifie que l’effet de transfictionnalité a besoin, pour se produire, d’un processus de
7. Voir Nizerolles (1937-1938).
8. Arsène Lupin contre Herlock Sholmes (1917) et les autres récits de
Leblanc faisant intervenir le personnage.
76
La fiction, suites et variations
stéréotypie. De fait, le stéréotype marque la relation qui
existe entre plusieurs textes, quel que soit le type de relation,
intertextuelle, architextuelle… ou transfictionnelle. Pour
qu’on ait l’impression d’une permanence de la fiction pardelà les dimensions du roman, il faut que l’œuvre seconde
reprenne des éléments signifiants dont on puisse repérer
l’unité : si l’univers de fiction n’existe pas indépendamment
de l’information qu’en donne le texte, il faut que certains des
éléments qui ont été fournis sur cet univers soient explicitement repris dans l’œuvre qui s’inscrit dans un mécanisme
transfictionnel. De fait, il suffit dans une bande dessinée (par
exemple, dans la première page du Monde perdu de Patrice
Sanahujas – 1990) que l’ombre de Sherlock Holmes apparaisse dans le cadre pour que le personnage soit identifié,
parce que le personnage se définit à partir d’un certain
nombre d’attributs identifiables, véritables « clichés ».
Or, ce phénomène de stéréotypie n’est pas fondamentalement différent de celui qui se produit dans les mécanismes
architextuels et intertextuels qui déterminent l’appartenance
d’une œuvre à un genre. En effet, dans le cas du récit de
genre, la relation de l’œuvre à l’architexte est généralement
assumée : pour preuve les témoignages d’écrivains spécialisés qui rapportent explicitement leurs livres au genre dans
lequel ils s’illustrent ou qui se définissent comme des écrivains de genre. Écrire dans un genre, c’est reprendre un
certain nombre de conventions qui déterminent ce genre,
conventions qui peuvent intervenir dans les cinq niveaux de
détermination générique définis par Jean-Marie Schaeffer
(1989 : 81 sqq.) : le niveau sémantique, le niveau syntaxique,
celui de l’énonciation, celui de la destination et celui de la
fonction. Dans les récits de genre, les niveaux convoqués
sont essentiellement thématiques, mais aussi structurels et,
dans une moindre mesure, narratifs et stylistiques (dans une
moindre mesure, parce que la logique transmédiatique du
récit de genre laisse une faible latitude aux traits par trop liés
à un seul média). Contrairement à ce qui se produit dans les
genres littéraires (poésie, théâtre, roman…), l’unité du récit
de genre se situe en grande partie dans le narré. Un certain
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
77
nombre de thèmes (la frontier, le grand amour…), d’événements (le crime, le coup de foudre…), de personnages (le
cow-boy, l’extra-terrestre…), de lieux (le Pré-aux-Clercs, les
Rocheuses, la jungle…), de temps (l’Ancien Régime, le
futur…) et plus généralement toute une panoplie déterminée
avec plus ou moins de précision (le colt, le vaisseau spatial,
la machine à remonter le temps…), servent de marqueurs
génériques qui permettent d’identifier immédiatement tel ou
tel genre et d’en déduire un certain nombre de conventions,
une vraisemblance, un pacte de lecture, etc. Ainsi, c’est toute
une série d’univers de fiction similaires qui s’offrent à nos
yeux dans les différents récits d’un même genre. Dans le
récit de cape et d’épée, le Paris de Michel Zévaco, celui de
Dumas et celui d’Amédée Achard se ressemblent énormément, non seulement parce que les héros s’engagent dans les
mêmes lieux (la cour des miracles, le Pré-aux-Clercs, la tour
de Nesle, etc.), mais aussi parce que les mêmes fonctions
sont attribuées à ces lieux (comme la relation de la cour des
miracles au crime ou celle du Pré-aux-Clercs au duel) – et la
même chose pourrait être dite des objets et des êtres (fictifs
ou « historiques ») qui peuplent cet univers : tout invite à
rapprocher ces univers. Or, ce rapprochement ne tient pas au
fait que les actions se déroulent dans une ville désignant
chaque fois la même réalité géographique (Paris) et dans un
même laps de temps (l’Ancien Régime du XVIIe siècle), et
que les ouvrages se réfèrent aux mêmes figures historiques
(Richelieu, par exemple), bref, qu’elles renvoient à un même
univers référentiel, mais à ce que les règles internes à la
fiction qui prévalent sont manifestement les mêmes : chez
les auteurs de récits de cape et d’épée (et en particulier chez
les plus populaires d’entre eux), les éléments qui composent
l’univers de fiction renvoient moins à un espace-temps extérieur précis qu’à l’intertexte d’autres œuvres (avec une place
centrale donnée aux romans de Dumas)9. Ce qui est vrai d’un
genre à priori dépendant d’un univers référentiel extérieur à
la fiction comme le récit de cape et d’épée l’est plus encore
9. Voir Letourneux (2003).
78
La fiction, suites et variations
des œuvres qui s’émancipent largement des référents réalistes, comme la science-fiction et l’heroic fantasy, qui
recourent massivement à ces effets d’intertextualité pour
fonder leur univers de fiction.
Si les récits de genre tendent à insister sur les similitudes
qui existent entre les univers de fiction, cela tient à leur
caractère romanesque, au sens où les Anglo-Saxons parlent
de romance, de récits d’imagination. Les récits de genre
opposent en effet au modèle réaliste des conventions intertextuelles. La vraisemblance tient moins à un modèle rationaliste ou probabiliste qu’à la concordance de l’œuvre avec
l’architexte (ou du moins avec cet ensemble d’intertextes qui
tient lieu d’architexte10). C’est cette logique intertextuelle de
l’œuvre qui avait conduit Northrop Frye à considérer le
romance comme la version profane des mythes : une même
série d’événements est inlassablement narrée (le meurtre et
son élucidation, les incertitudes de l’avenir, la rencontre avec
l’autre, la reformation du couple originel, etc.), mais sans
renvoyer à une vérité première11. La « vérité » des textes et la
vraisemblance du monde représenté sont rapportées à un
modèle intertextuel. La conviction du lecteur est emportée
par la multiplication des échos qui se produisent dans le
réseau des textes.
Une telle insistance sur les intertextes dans la constitution des univers de fiction se rencontre de façon particulièrement frappante dans les genres qui insistent le plus sur le
dépaysement, sur l’écart avec un modèle de réalisme référant
à la réalité quotidienne : science-fiction et heroic fantasy au
premier chef, ou encore, de façon moindre, western, roman
d’aventures géographiques, cape et épée, littérature sentimentale… On peut penser également qu’elle affecte plus
volontiers les œuvres de grande consommation, non pas tant
parce qu’elles seraient plus vite écrites (donc plus stéréotypées), mais parce que, cherchant avant tout le délassement
10. Schaeffer a mis en évidence les problèmes posés par cette relation
du texte à l’architexte (1986).
11. Voir Frye (1998).
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
79
du lecteur, elles insisteraient, en véritable littérature d’évasion, sur son dépaysement. Le plaisir du romance (récit romanesque et populaire) tient à cette valorisation de la fiction
au détriment du référent réaliste. Valorisée, la fiction l’est à
plus d’un titre, puisqu’elle offre un modèle de vie plus
séduisant, précisément parce qu’il est davantage codifié,
mais aussi parce que, bien souvent, le héros offre au lecteur
un puissant modèle d’identification12. Dès lors, il est naturel
que le lecteur cherche à prolonger le plaisir du récit, d’une
part, en cherchant des émotions similaires dans des œuvres
du même genre et, d’autre part, en continuant l’existence du
personnage au-delà du livre, soit par les jeux et les rêveries
pour l’enfant, soit par d’autres lectures avec le même personnage pour l’adulte. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce
que le steampunk, ce genre populaire qui se fonde explicitement sur des mécanismes transfictionnels, concentre ses
emprunts sur l’époque victorienne et edwardienne, et plus
particulièrement sur ce courant qui, de Conan Doyle à Rider
Haggard, correspond à un renouveau littéraire du romance et
du récit de genre dont Robert Louis Stevenson se fera le
théoricien dans ses essais sur l’art de la fiction.
Techniquement, dans tous les genres insistant sur le
dépaysement, la perte de référent stable que représenterait un
univers référentiel réaliste est comblée par un recours à des
codes et à une panoplie de stéréotypes déterminés avec une
certaine netteté. Ces univers de fiction (quand les auteurs ne
cherchent pas à malmener les règles du genre) tirent moins
leur cohérence d’un quelconque référent réaliste que des
conventions établies par les œuvres antérieures. Certes, il ne
s’agit pas là d’un même univers de fiction avec une série de
variantes – unité qui serait la condition d’un phénomène
transfictionnel – mais plutôt d’une série d’univers de fiction
dont la proximité ne remet nullement en cause le caractère
hétérogène : si l’amateur de récits de cape et d’épée s’attend,
12. C’est ce qui explique que Scholes ait choisi d’appeler romance le
mode de fiction proposant un monde meilleur que la réalité. Voir Scholes
(1986).
80
La fiction, suites et variations
quand deux spadassins se rencontrent au Pré-aux-Clercs, à ce
qu’ils se battent en duel parce que les conventions du genre
le supposent, il sera dérouté s’il découvre que ces deux
personnages sont Lagardère et Pardaillan, parce qu’il situait
habituellement ces deux personnages dans des univers de
fiction distincts.
Reste qu’on peut se demander si cette unité des univers
génériques ne tend pas à déterminer une imago mundi à
partir de laquelle la relation du lecteur à l’œuvre s’opérerait,
autrement dit, si les similitudes entre les univers ne renverraient pas en dernière instance à un seul univers référentiel
dont les différents récits de genre constitueraient, pour
reprendre les termes de Thomas Pavel (1988), le magnum
opus. Ce référent désignerait moins une réalité extérieure
(celles du XVIIe siècle, du sud-ouest des États-Unis ou de telle
planète du système solaire) qu’un monde fictif en creux (au
sens où il n’existerait que dans les discours proposés par les
différents récits du genre) à partir duquel se détermineraient
les œuvres. Quand un lecteur juge des motivations du personnage, de sa « psychologie » (qui supposent que le héros de
cape et d’épée, généralement Gascon, prenne l’existence
avec bonne humeur et épicurisme), quand il se demande ce
qui va se produire selon une logique contraire à celle du réalisme (celle qui veut, par exemple, que les héros d’un western
puissent se battre en duel sans que la loi ne s’y oppose
jamais), quand il accepte des règles de la nature purement
fictives (qui supposent, par exemple, qu’un héros de roman
d’aventures – Tremal Naïk, Tarzan ou le gamin de Paris –
puisse abattre un fauve avec un simple poignard) ou réduites
à de simples mots (quand le lecteur accepte sans explication
des principes comme l’hyperespace – en science-fiction – ou
des sciences comme la nécromancie – en heroic fantasy), son
jugement s’établit sur le plan de la fiction, même si ce sont
des conventions intertextuelles qui le déterminent. Ce jugement suppose des lois naturelles qui portent sur un monde
possible dont l’unité se détermine dans le genre. Et cette
attitude du lecteur est le pendant des décisions que prendra
l’auteur de récit de genre pour écrire son œuvre. Il y a une
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
81
« bonne » façon d’écrire dans le genre, qui consiste à en
respecter au minimum le cahier des charges, que résume
avec humour Frédéric Dard dans son autobiographie :
Je bénéficie, je crois, de ma condition de prisonnier
d’un genre, le roman d’action, le roman policier
[…]. Ayant promis de fournir une marchandise
donnée – des portes qui s’ouvrent, des morts qui
tombent des placards, des filles qu’on bascule sur
un coin de table – je me suis efforcé de la livrer. J’ai
accepté la règle du jeu, je l’ai suivie de mon mieux.
Ces données qu’évoque l’écrivain tendent de fait à définir un
monde relativement stable, celui que désignerait le genre.
Une telle analyse ne peut manquer d’attirer certaines
réserves. La première se rapporte évidemment à l’impression
fausse que cette évocation d’un monde réglé donnerait d’une
stabilité du genre. On sait qu’il n’en est rien, et qu’il existe
autant de définitions du genre que de lecteurs et d’auteurs,
dans la mesure où une relation à l’architexte correspond
concrètement à la détermination plus ou moins vague d’un
corpus arbitraire d’œuvres variant pour chacun. Dès lors,
même si un terrain commun, celui des conventions, serait
facile à trouver, il existerait autant d’univers génériques référents que de définitions du genre. En réalité, ce processus ne
diffère pas fondamentalement de la logique transfictionnelle,
dans la mesure où la mise en relation entre plusieurs œuvres
par le lecteur n’est également possible que s’il existe un terrain commun entre lui et l’auteur, et dans ce cas encore, les
conventions sur lesquelles se bâtira la communication ne
seront qu’en partie les mêmes chez le locuteur et chez le
récepteur. En fait, la série des ouvrages reposant sur un
même univers de fiction fonctionne en elle-même comme un
genre dès lors qu’on décolle du terrain de la fiction pour
l’appréhender sur le plan du texte. Dans les deux cas en effet,
la relation à l’œuvre met en jeu des mécanismes intertextuels
qui déterminent la relation à la fiction. Simplement, dans un
cas, une continuité de l’univers de fiction est soulignée
par-delà la clôture des œuvres ; dans l’autre cas, des fictions
82
La fiction, suites et variations
hétérogènes obéissent à une logique qui s’estime par un
renvoi à un univers référent fictif.
On le voit, les mécanismes diffèrent, mais leur proximité
est suffisante pour expliquer que la tentation soit grande de
franchir le pas entre la relative stabilité des univers de fiction
génériques et l’unité des univers transfictionnels. S’il est aisé
de multiplier les exemples de récits de genre à personnages
récurrents ou à univers persistants, ou encore des jeux de
croisements entre héros, de tels phénomènes ne permettent
pas en eux-mêmes d’expliquer la tentation particulièrement
forte de proposer des univers transfictionnels dans les récits
de genre. En revanche, certains phénomènes de lecture et
d’écriture sont plus significatifs. Le premier exemple est
connu : c’est celui de la genèse de Harry Dickson de Jean
Ray. Rappelons-en les principales étapes. En 1907 paraît en
Allemagne le premier d’une série de fascicules populaires
tentant de tirer parti de la vogue des Sherlock Holmes : Les
dossiers secrets de Sherlock Holmes (dont le titre allemand
est Detectiv Sherlock Holmes und seine weltberühmten
Abenteuer). Il s’agit évidemment d’un plagiat, comme la
littérature populaire en donnait souvent des exemples à
l’époque, qui correspond à un prolongement transfictionnel
de l’œuvre de Conan Doyle. Sous la pression des éditeurs de
Doyle en Allemagne, l’éditeur est cependant contraint de
changer le titre de son périodique, ainsi que du personnage,
et de l’appeler Les dossiers secrets du roi des détectives : fin
du phénomène transfictionnel. L’élément qui permettait de
repérer une unité de l’univers de fiction, c’est-à-dire le nom
du personnage, est supprimé, et il ne reste qu’un détective
générique, aussi proche de Sherlock Holmes que le sont Nick
Carter ou Ethel King, ces autres héros de fascicules – moins
proche en réalité car, une fois que le nom de Holmes est
supprimé, les aventures sont celles d’un détective de fascicules, fondées sur le sensationnalisme et l’action davantage
que sur la résolution d’une énigme. En revanche, la
couverture conserve la trace du modèle : le profil de rapace,
le crâne osseux et le front légèrement dégarni, la pipe à la
bouche rappellent immédiatement la figure de Holmes telle
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
83
qu’elle s’est déjà fixée dans l’imaginaire à l’époque ; mais
ce rappel n’apparaît plus désormais que comme un effet de
citation. D’un phénomène transfictionnel, on bascule à un
phénomène d’intertextualité générique, soulignant combien,
derrière le changement d’identité, c’est toujours le même
détective qui agit. Puis, Ray doit, quelques décennies plus
tard, traduire d’autres fascicules, sous le nom de Harry
Dickson. Lassé des intrigues falotes des récits originaux, il
choisit au bout de quelques numéros d’inventer de nouveaux
récits en ne se fondant que sur les illustrations de couverture : nous sommes cette fois dans une logique d’adaptation
transmédiatique, de novélisation réduite à sa plus simple
expression. Mais Sherlock Holmes n’a pourtant pas disparu
du texte : son monde reste présent dans celui de Harry
Dickson. C’est bien son Londres que parcourt le « Sherlock
Holmes américain », jusqu’aux pavés de Baker Street où,
comme son modèle, il a choisi de s’établir ; et le détective,
fumant la pipe, se déguisant comme Holmes est, comme
Holmes, flanqué d’un acolyte. Reprise des stéréotypes dirat-on, voire clin d’œil appuyé au maître… Certes, sauf qu’ici,
tout vient du fait que le détective en question a été Sherlock
Holmes avant d’être Dickson, et que ces traits, il ne les doit
qu’au souvenir qu’a laissé dans le texte sa nature passée de
personnage transfictionnel. Si le passage du transfictionnel à
la stéréotypie générique ne dépend dans ce cas que de la
substitution d’un nom, c’est que ces constructions de langage que sont les univers transfictionnels mettent eux aussi
en marche les mécanismes de la stéréotypie générique ;
comme dans le récit de genre, l’impression de cohérence est
fondée sur la reconnaissance d’un univers référentiel similaire, et cette cohérence ne dépend pas tant d’une réalité
extérieure que de l’unité d’un imaginaire que permettent de
construire les autres fictions du même genre.
On objectera encore une fois que l’effet de transfictionnalité, pour se produire, a besoin que le lecteur reconnaisse
l’unicité de l’univers de fiction, ce qui n’est pas le cas ici.
Mais que dire alors des récits de genre dont la reprise des
conventions génériques est si stéréotypée que tous, de
84
La fiction, suites et variations
l’auteur au lecteur, tendent à privilégier l’idée d’une continuité entre les œuvres ? L’amateur des aventures de Tarzan en
bandes dessinées qui lira les aventures de Tarou, d’Akim ou
de Zembla, aura-t-il le sentiment de lire les aventures de
personnages distincts13 ? Tous se déplacent de liane en liane,
portent une tignasse noire, sont vêtus d’une peau de léopard,
parlent un langage à la syntaxe approximative et se désignent
sous le nom de « fils de la jungle » (avec quelques variantes –
« seigneur de la jungle », « seigneur des singes »…). Une
telle confusion est voulue, permettant évidemment de bénéficier du succès de l’œuvre originale sans s’acquitter des
droits d’auteur en créant un simple effet de transfictionnalité ; et il est évident que le seul changement du nom permettrait de transformer un Tarou en Zembla et un Akim en
Tarzan, d’autant que ni le trait ni le style des dessinateurs et
des scénaristes s’étant relayés dans chacune de ces séries ne
sont vraiment identifiables. Dans ce cas, on se retrouve
confronté à un personnage archétypal dont l’unité persiste
malgré les changements d’identité à force d’adaptations
transmédiatiques. Tarzan a perdu l’identité que lui avait
donnée Edgar Rice Burroughs (identité qui s’était déjà affaiblie au fil des romans) : il connaît de nombreuses naissances
divergentes, de nombreuses incarnations (Tarzan n’a plus de
visage à force d’avoir pris tous les visages), des destins
contradictoires dans les œuvres d’une multitude d’auteurs.
Ces changements qui, à force d’affaiblir l’identité du personnage et de la réduire à quelques traits fétichisés (le pagne en
léopard, le cri, le décor de jungle, les amis-animaux…), le
transforment en personnage-générique, ce qui se traduit par
un glissement sémantique du nom propre vers le nom commun (« jouer les Tarzan », « un tarzan en herbe », etc.). Dès
lors, la reprise du personnage de Tarzan produit un effet qui
hésite entre l’effet de transfictionnalité et celui de généricité.
Il suffit de reprendre la panoplie minimale du personnage
13. Leur indistinction a conduit Francis Lacassin (1971) à qualifier ces
récits de « tarzanides », les personnages n’étant ni tout à fait Tarzan ni tout
à fait un autre.
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
85
pour convoquer à la fois son histoire (celle de l’homme
singe, élevé parmi les animaux, qui défend la forêt contre les
agressions extérieures) et ses histoires (lesquelles constituent
un genre, les tarzanides, qui déterminent un espace utopique,
incarné par son protecteur, celui d’une forme nostalgique de
récits, les romans d’aventures géographiques, que la figure
de Tarzan porterait et rendrait possible par sa fixation mythologique). C’est donc bien un double processus transfictionnel
et générique que produit le personnage, en renvoyant à la
fois, sur le plan de la fiction, à la mémoire des aventures et
des univers de fiction antérieurs et à celle du genre. C’est
probablement parce que ces récits antérieurs sont trop nombreux pour être tous embrassés par les regards du lecteur et
de l’auteur que l’effet transfictionnel tend à se convertir en
impression de genre.
Il y a ainsi toute une série de personnages de la « mythologie » populaire qui ont valeur de marqueurs génériques :
Zorro, le roi Arthur, Arsène Lupin, Sandokan, Fantômas…
Leur apparition dans une œuvre ne constitue pas la plupart
du temps un ajout aux univers de fiction qui les ont vu naître
précédemment, mais une reprise de ce qui, à force de
répétitions et de variations, est devenu générique dans l’univers de fiction, et de ce qu’elle indique sur le genre référent :
dans la littérature populaire ou enfantine, l’apparition du roi
Arthur renvoie moins à la tradition du Graal qu’aux codes
des récits historiques à cadre médiéval14 ; celle de Fantômas
désigne l’univers des mystères urbains et cette frange de
récits qu’il a générés autour de la figure du génie du crime ;
quant à Zorro, il condense la tradition bien plus ancienne des
récits de justiciers masqués et, comme Tarzan ou Sherlock
Holmes, n’a besoin que de son costume pour être identifié.
On rencontre en effet souvent des personnages réduits à un
nom dans la culture populaire : quand un jeu vidéo reprend
le personnage du roi Arthur en laissant de côté la quête du
Graal ou la Table ronde (Arthur’s Quest), quand une série de
dessins animés reprend les personnages de Salgari pour pro14. Voir Boulaire (2002).
86
La fiction, suites et variations
poser des aventures exotiques qui ne conservent du récit
original que les oppositions entre personnages, c’est bien à
un univers de fiction générique, livré clés en main, qu’ils ont
recours, en gommant tout passé fictionnel du personnage15.
Dans tous les cas, la confusion entre ces différents univers de
fiction tient à l’insistance des récits (pour des raisons
diverses) sur leur caractère générique, et pourrait être lue
comme une sorte de transfictionnalité générique : transfictionnalité qui tiendrait autant à la volonté des auteurs de
ressaisir le genre par la médiation d’un personnage repris à
un ensemble d’œuvres, qu’au mode de lecture continu que
permettent des personnages devenus représentants du genre,
ou des héros aux traits si proches d’une œuvre à l’autre que
le changement de nom ne permet pas vraiment de dissocier
les œuvres (on songe ici aux « petits » héros d’Arnould
Galopin16 ou aux scouts de Jean de La Hire). Si les personnages paraissent se prolonger au-delà des changements de
nom, c’est bien que l’unité générique s’opère aussi sur le
plan de la fiction.
Malgré l’écart fondamental qui sépare la question du
genre et celle de la transfictionnalité, on peut expliquer les
relations qui unissent ces deux notions. Les mécanismes de
la lecture générique, parce qu’ils supposent une certaine
continuité entre les expériences de lecture, ne produisent pas
15. Un autre exemple significatif se retrouverait au cinéma, avec la
série des westerns (de Sergio Leone et d’autres) voyant Clint Eastwood
reprendre inlassablement le même personnage de « l’homme sans nom »,
personnage qui reste le même malgré les changements d’identité (parfois
bandit, parfois chasseur de primes, parfois tueur…), précisément parce que
son principal trait signifiant est de ne pas avoir d’identité (il est
« l’étranger », « le prêtre » ou encore, à plusieurs reprises, « Joe »). Il est
évident que le refus de nommer le personnage permet de lui donner une
densité d’archétype du genre : il devient le héros type des westerns
spaghetti, le porte-drapeau d’une certaine conception du genre.
16. L’indistinction, voulue par l’auteur, entre le héros du Petit chasseur
de la pampa, du Petit chasseur de fauves, du Petit explorateur et du Petit
Buffalo est encore accrue par le mode de publication en fascicules, le choix
de l’auteur de commencer une nouvelle série à peine la précédente achevée
et le choix de l’illustrateur de toujours représenter héros et méchants sous
les mêmes traits quelle que soit la série, ce qui conduit le lecteur à
confondre unité de la collection et unité de la fiction.
Le récit de genre comme matrice transfictionnelle
87
une hétérogénéité complète entre les mondes fictionnels. Les
univers des œuvres de genre, parce qu’ils se font écho, se
commentent, sont autant d’invitations, pour le lecteur, à
rechercher un prolongement de la fiction dans d’autres
œuvres – autrement dit, à glisser de la logique intertextuelle
du genre à celle de la transfictionnalité. À l’inverse, certains
univers et personnages transfictionnels, à force de réécritures, voient leur statut glisser vers une logique générique en
affaiblissant paradoxalement le sentiment d’une unicité de la
fiction. C’est probablement à l’intersection de ces deux logiques que se situent les derniers exemples que nous avons
évoqués.
88
La fiction, suites et variations
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Londres regorgeait d’inventeurs.
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La machine à différences.
Tout livre concevable est un livre possible.
Jorge Luis BORGES,
La bibliothèque de Babel.
Un héritage sans testament.
Hannah ARENDT, Vies politiques.
Serge Daney, avec prudence, ouvrait une critique consacrée au Fenêtre sur cour de Hitchcock, en mettant en garde
l’exégète contre les mises en abyme qui caractérisent le film,
l’avertissant du risque extrême qu’il y avait pour « la grenouille cinéphile à se transformer en bœuf théoricien »
(1988 : 73). Il serait certainement bon que le poéticien préoccupé d’analyse transtextuelle et de perspective fictionnaliste
se prémunisse d’une telle précaution au seuil d’une réflexion
visant une classe de texte qui semble, si exemplairement,
illustrer ce que pourrait être un genre transfictionnel : le
steampunk. Un corpus de récits qui reposerait, parallèlement
à certains de ses motifs spécifiques – comme l’uchronie
victorienne ou l’imaginaire de la machine –, sur ce qui peut
vite apparaître comme une flagrante thématisation de la
dérivation et de l’autoréférentialité des fictions.
92
La fiction, suites et variations
Le steampunk est un territoire fictionnel trop tentant, si
ouvertement méta et trans, si pleinement allusif et citationnel,
érudit et ludique, moquant la théorie et la recyclant sous
forme romanesque que, sans une prudence analogue à celle
de Daney, les risques sont grands que la machine à vapeur ne
se transforme en usine à gaz : déjà les sites Internet et les
publications spécialisées déclinent, à partir des caractéristiques avérées du genre, de nombreuses sous-catégories infragénériques, dont la pertinence ne sera pas l’objet de cet
article. Les aficionados comme les spécialistes d’un genre
savent à quel point le plaisir casuiste et l’écueil des taxinomies légifèrent ; aussi, comment ils ne manquent pas de
plomber par trop souvent l’analyse des formes esthétiques et
des questions théoriques portées par un type de récits ou de
fictions. Ma perspective, ici, n’est nullement celle d’un spécialiste du steampunk qui situerait sa réflexion exclusivement
à l’intérieur du territoire spécifique du genre. Pas plus que
j’entends me situer en sa périphérie, à l’articulation de genres
voisins qui produisent, dans la fiction steampunk, par leur
processus d’hybridation, de nouvelles dérivations ou des
croisements inusités et dont il s’agirait de rendre compte
(comme ceux du policier et du fantastique, de l’anticipation
et de l’uchronie, du merveilleux et du néogothique, ou toute
autre combinaison possible). Et, s’il ne s’agit pas d’évaluer
les nuances pertinentes susceptibles de différencier le
steampunk, des édisonades, des voyages extraordinaires, des
aventures coloniales, des récits de gothic horror et de scientific romance, pas plus que de différencier le historical
steampunk des victorian steampunk, western steampunk et
medieval steampunk 1, c’est parce que l’on voudrait s’interroger ici sur trois séries de problèmes qu’illustre le cas de la fiction steampunk. Leur nature intéresse, me semble-t-il, l’émergence d’une réflexion théorique sur la transfictionnalité :
1. Pour des définitions de ces nuances et de ces types de textes, voir
les FAQ du site suivant : http://www.geocities.com/SoHo/9094/
STEAM4.html
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
93
• que se produit-il quand une littérature thématise le
processus de dérivation fictionnelle ? Et qu’elle en
tire le principe de son écriture et la consistance
spécifique de son univers imaginaire et fictionnel ?
• qu’en est-il quand cette thématisation conduit à un
imaginaire spécifique qui place en son sein des
figures de la fiction même ?
• qu’en est-il quand le processus de passage et de partage des motifs et des structures profondes de la transfictionnalité repose sur une circulation transmodale
importante : celle que représentent pour la fiction
steampunk les avatars produits dans les champs de la
littérature, du cinéma, de la bande dessinée (auxquels
une approche complète se devrait d’ajouter la forme
spécifique du manga, le jeu de rôle ainsi que le jeu de
console) ?
D’UNE PLURALITÉ SIMPLE DES FICTIONS
De façon fonctionnelle, on empruntera une définition
que Fabrice Colin – ou son narrateur, ou l’éditeur de son narrateur, l’écrivain steampunk Hades Shufflin – donne du
steampunk dans le roman Dreamamericana :
Genre littéraire popularisé vers la fin du XXème siècle
par des auteurs comme Tim Powers, K.W. Jeter et
Hades Shufflin lui-même. Le steampunk allie un récit
souvent feuilletonesque à une esthétique flamboyante héritée des utopies du XIXème siècle. Jules
Verne est considéré comme son père fondateur
(2003 : 102)2.
2. Dans la perspective de cette définition large, on citera également
cette propédeutique que donne le premier tome, Aubes pourpres, de la
série Le méridien de sang, de Antonio Parras et Erik Juszezak, qui explicite pour son lecteur l’univers de référence dans lequel s’inscrit, de fait, le
récit – un univers, comme on le voit, autoréférentiel, conventionnel et
partagé et, partant, non-problématique : « Le mot “uchronie” est un
néologisme du XIXe siècle fondé sur “utopie” et “chronos”. Il s’agit donc
d’utopies temporelles, de récits dans le temps “qui auraient pu être”. Ce
mot est apparu pour la première fois en 1876 dans le titre d’un livre de
Charles Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Le Steampunk est
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La fiction, suites et variations
Si le lecteur n’a pas lu les romans de Tim Powers, comme Les
voies d’Anubis (1983), ou ceux de K.W. Jeter, dont le
Morlock Nights fait figure de texte fondateur chez certains
spécialistes du steampunk, il pourra en revanche après
lecture de la première partie du livre de Colin – de fait, une
franche métafiction constellée d’indices nabokoviens, de
Ada à Feu pâle, d’un agent littéraire nommé Adam Von
Librikov à une héroïne, Vivian Darkbloom, anagrammes et
pseudonymes employés par l’auteur de Pnine lui-même, ou
encore ce Grand Si, tout droit sorti du poème de John Shade,
Pale Fire3 – voir en pratique, sous la plume de Shufflin, un
exemple de littérature steampunk, ce roman rédigé par Hades
Shufflin mais en collaboration psychique avec son exégète
propulsé dans la fiction steampunk, Eric Kadesh, auteur
d’une thèse sur son œuvre. Le 21e volume du cycle d’Antiterra, Dreamamericana, présente donc tous les traits caractéristiques du steampunk : uchronie, histoire autre, géographie
politique et militaire recomposée par les formes de l’histoire
revisitée, allégorie socio-technologique, anticipation
rétrospective à partir des possibles technologiques de l’ère
victorienne, principalement le déploiement des machines
verniennes et des inventions d’Edison, intertextualités
surabondantes, jeux de référentialités métafictionnelles où se
un genre littéraire issu de l’uchronie qui regroupe les romans dont
l’histoire se déroule dans un XIXe siècle alternatif : plus précisément au
Royaume-Uni, à l’époque victorienne. Le mot “Steampunk” est une
contraction des termes “cyberpunk” (mouvement autour d’un monde
futuriste ultra-informatisé) et “steam” (vapeur, en anglais), un monde où la
technologie se serait développée non pas autour de l’électricité, mais de la
vapeur. L’intérêt majeur de ce genre consiste à pouvoir utiliser tous les
personnages illustres de l’époque victorienne qu’ils soient réels ou fictifs
(Sherlock Holmes et son fidèle Watson, Sigmund Freud, le Dr Jekyll et son
alter Ego Mr Hyde, Jack l’éventreur, Dracula…) » (2003 : 3).
3. « Roman de l’angoisse et de la désillusion, Le Grand “Si”
(référence au IF de l’Institut de préparation à l’Hadès) s’achève sur la mort
de Napoléon III, le 15 avril 1863, d’une congestion pulmonaire. La
princesse Eugénie, “garce vampire aux seins flétris”, accueille, cela va
sans dire, la nouvelle avec un joli détachement » (Colin, 1983 : 56). Voir
Nabokov (1991 : vers 501-510) et les notes de Kinbote qui s’y rapportent
dans le commentaire (1991 : 176-177).
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
95
croisent et s’hybrident les fictions de la fin du XIXe siècle et
leurs personnages, références décalées aux realias de la
société victorienne, etc.4. Les fictions steampunk, celles du
roman mais aussi celles de la bande dessinée ou du cinéma,
sont donc celles où dirigeables et machines monumentales
(celles de Nemo ou de Robur), guerres mondiales et coloniales, carrefours génériques du fantastique, du policier et de
l’aventure, sur terre comme dans les sociétés sélénites –
depuis les voyages inventés par Jules Verne, la lune étant
désormais parfaitement accessible – voient donc des univers
imaginaires, à l’origine littéraire, et hérités, pour la plupart,
de la seconde moitié du XIXe siècle, se connecter entre eux –
s’assembler ou se monter relèverait ici d’une métaphorique
mécanique et cinématographique plus appropriée, comme on
l’envisagera plus avant.
Hybridation et assemblages ne sont pas les signes d’une
fusion, d’une adaptation ou d’une simple reformulation mais
bien d’un principe de composition qui donne à voir explicitement les pièces prélevées et assemblées. Le processus qui
caractérise alors la fiction steampunk semble celui d’une
uchronie, mais réalisée aux conditions d’une motivation
transtextuelle prédominante : c’est à partir de cette double
dimension, rétrospective et transtextuelle, que s’élaborent,
dans le steampunk, de nouveaux mondes possibles dont l’originalité réside tout autant dans le jeu de la conventionnalité
et du partage du procédé au sein d’une communauté
d’auteurs que dans la singularité, chaque fois relancée, de la
version ou de l’avatar. C’est dire si la généralité de notre
caractérisation revient à exposer exemplairement la condition de possibilité de toute fiction conçue à partir d’un rapport de dérivation entre des textes. Ainsi, parangon absolu de
ce qu’il conviendra plutôt d’envisager comme une sorte de
polyfiction, et non comme une métafiction, La ligue des
gentlemen extraordinaires du scénariste anglais Alan
4. On renverra pour une caractérisation détaillée des formes de
l’uchronie, et à la position récente qu’y prennent les fictions du
steampunk, à l’ouvrage de référence de Henriet (2004).
96
La fiction, suites et variations
Moore : univers autoréférentiel où s’élabore un syncrétisme
fictionnel étourdissant et archiérudit5 grâce auquel Allan
Quatermain, le héros de Ridder Haggard, fait équipe avec
Mina Harker (venue du Dracula de Stoker), Dorian Gray,
l’Homme Invisible, Nemo, Mister Hyde et Tom Sawyer (en
agent secret américain).
Si l’on peut choisir d’écarter ici la caractérisation métafictionnelle pour de tels textes, c’est pour plusieurs raisons :
• il n’y a pas de fonction de commentaire spécifiquement prise en charge par les avatars à propos des
fictions d’origine6. Ce qui revient à dire que le jeu
littéraire du steampunk représente la fiction – éventuellement dans des jeux de doublement – sans en
interroger – nécessairement – le rapport référentiel
sous un aspect critique ;
• le monde fictionnel steampunk naturalise plus qu’il ne
problématise la coprésence des univers originaires
hétérogènes au nom de l’homogénéité nouvelle que
construit l’uchronie. L’autoreprésentation des univers
littéraires de fiction n’y est pas perçue comme une
incongruité mais comme l’actualisation ponctuelle
d’une combinatoire que réalise telle œuvre. Ainsi,
l’événement critique d’une frontière traversée entre la
fiction et l’actualité, exemplairement la forme de
dramatisation privilégiée des métafictions, n’a plus
lieu d’être dans un monde fictionnel où a cessé d’être
pertinente une telle distinction ;
• le terme de polyfiction n’entend donc pas obtenir ici
une quelconque densité théorique particulière : il désigne tout simplement une forme de pluralité non problématique, de coexistence de plusieurs fictions qui
5. On se reportera aux diverses versions du guide Notes on League of
Extraordinary Gentlemen de Jess Nevins sur le site http://
www.geocities.com/ratmmjess/league6.html.
6. Ce qui se vérifie, par exemple, chez Johan Heliot ou Connie Willis,
et plus encore chez Fabrice Colin, où la partie métalittéraire de son
steampunk relève d’une mise en scène spécifique en première partie et qui
se voit totalement abandonnée en seconde lorsque nous lisons le roman
steampunk de Hadès Shufflin.
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
97
offrent un syncrétisme fictionnel nouveau de leurs
univers spécifiques dans le cadre d’une homogénéité
nouvelle. Plusieurs fictions donc, dont l’hétérogénéité
originaire, loin de se dissoudre, participe d’autant
mieux à la richesse imaginaire du nouveau monde
possible.
À partir de ces premières caractérisations, une question,
d’emblée, se pose : le steampunk introduit-il une différence
notoire, par exemple, avec l’univers apocryphe de la fiction
holmesienne ? Celui-ci, s’il ne suppose aucune alternative
historique sophistiquée ni perspective uchronique, est bien
abondamment hypertextuel : on sait qu’il procède par
connexion des fictions d’époque entre elles et par fictionnalisation des realias victoriens. Un vaste territoire hypertextuel s’étend où les avatars transtextuels de Sherlock Holmes
ne cessent de proliférer, et ce, depuis ce pastiche originel que
l’on doit à Arthur Conan Doyle lui-même en 18967, aujourd’hui selon des modalités différentes : l’une cherche à
produire la consistance maximale du monde fictionnel originaire, et cela, en comblant les blancs laissés dans la chronologie de la geste du détective (ce sont les holmésiens) ;
l’autre (les sherlockiens), plus joueuse, ou borgésienne si
l’on préfère, entend explorer toutes les hybridations fictionnelles possibles (et imaginables) selon les realias de l’univers de référence historique ou les intertextualités tissées en
diachronies8.
Y a-t-il une différence pertinente dans le fait que Holmes
lutte contre Dracula, dans les romans de Fred Saberhagen par
exemple, et que les personnages de Wilde, Stoker, Stevenson
et Twain partagent une même fiction chez Moore ? On sait
que s’engager dans le traitement de cette différence reviendrait à développer une fastidieuse analyse thématique où les
7. L’autopastiche de Conan Doyle s’intitule « The field bazaar ». Voir
sur ce point Holmes (1980).
8. On renverra pour une analyse précise de ces questions à notre texte
« L’aventure de la faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction »
(Mellier, 1999).
98
La fiction, suites et variations
propriétés des mondes et des personnages finiraient par les
distinguer. L’on en reviendrait alors à des éléments de
contexte bien connus : ceux, d’une part, d’un pas de deux
toujours problématique des rationalités du fantastique et du
policier d’un côté ; celui, de l’autre, d’une fiction dont les
cadres épistémologiques sont, par la civilisation uchronique
de la vapeur, puissamment alternatifs, chez Moore. Partant,
ces cadres apparaissent comme infiniment plus autotéliques
que ceux qui sont hérités des formes contrariées du réalisme
littéraire tel qu’il se développe à partir des hypotextes de
Saberhagen (Conan Doyle et Stoker). Et si l’on s’en tient à
une lecture plus strictement fictionaliste, on sait aussi, grâce
à une abondante casuistique produite par la théorie de la
fiction, que ces situations évoquées prennent leur place dans
une réflexion où, aussi virtuoses que soient les avatars qui
rapportent les aventures de Jules Verne et de Louise Michel
dans le roman de Johan Héliot, Seule la lune le sait (2000),
ceux qui rapportent les rencontres de Jérôme K. Jerome et
des personnages du roman de Connie Willis, Sans parler du
chien, ou ceux aux côtés desquels Holmes mène l’enquête,
Freud, Marx, Catulle Mendès, Sarah Bernhardt, tous ne sont
que les cas déclinés, au fil des réécritures, de la question qui
se pose lorsque Napoléon entre à Parme sous les yeux de
Fabrice. Or, de cette situation, nous savons que la théorie de
la fiction a tiré les conditions d’une question dont la portée
est essentiellement ontologique. Elle revient à interroger la
limite des univers de la fiction, comme une porosité problématique et critique, susceptible de mettre en jeu – du moins
sur le plan textuel et imaginaire, ce qui, après tout, n’est déjà
pas mal – cette frontière représentée dans la fiction ellemême, interrogée et troublée du fait de la coprésence des
signes de l’actuel et du fictionnel. Cette coprésence, c’est le
propre de la fiction que de parvenir précisément à la figurer
et c’est elle qui constitue le propre des interrogations, jeux et
arguments métafictionnels. Ou pour le dire avec un rappel
salutaire de René Girard dans Critique dans un souterrain :
« [S]’inquiéter d’une confusion entre réel et fiction, c’est
toujours être dans la fiction » (1976 : 7).
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
99
L’actualité de cette question continue à déterminer les
spectres opposés des lectures fictionnalistes, déterminant des
lectures inclusives et extensives (comme la question du
virtuel dans la caractérisation que Jean-Marie Schaeffer
propose de la fiction9) ou exclusives, comme l’exigence de
partage net que formule Dorrit Cohn dans Le propre de la
fiction (2001). Or, c’est précisément parce que le steampunk
ne prend pas frontalement à sa charge de telles réflexions, et
qu’il n’apporte aucun cas de figure nouveau sur ce terrain,
qu’il intéresse paradoxalement la théorie de la fiction et,
particulièrement, la question de la transfictionnalité.
Le steampunk et son principe de montage rompent, dans
un premier temps, avec une tradition métafictionnelle qui
présentait le conflit de la fiction et du réel sur le mode de
l’anomalie, de l’incongruité ou de la difficulté formelle, ce
que Gérard Genette (2004) a récemment proposé d’envisager
sous le nom générique de métalepse et dont le principe
suppose toujours, pour qu’il y ait transgression, la nuance
d’au moins deux niveaux, celle d’un intérieur et d’un extérieur. Or, les coprésences fictionnelles dans le steampunk,
par la construction d’une autoréférence autre fondée sur un
syncrétisme maximal des fictions, font ouvertement l’économie de cette tension. De fait, pousser toujours plus avant
le jeu allusif sophistiqué et strictement intertextuel des récits
steampunk relève des seules conventions et compétences
lectorales, et l’énergie romanesque, la loi feuilletonesque du
rebondissement et de l’événement pourraient bien apparaître
suffisantes à un type de lecteur (peut-être la majorité ?) qui
serait incapable d’identifier les mondes originaires spécifiques, ou de façon simplement grossière, ceux de Verne,
Wells ou Conan Doyle. Dès lors, la dimension réflexive et
critique que comportent les figures culturellement et historiquement attachées à l’imaginaire et au discours de la métalepse – pour aller volontairement vite, de Sterne à Borges, de
l’Arnolfini à 8 1/2 de Fellini – n’est absolument pas convoquée par l’évidence ou la non-reconnaissance du jeu
9. Voir Schaeffer (1999).
100
La fiction, suites et variations
littéraire sur lequel repose le steampunk. Le steampunk suppose une forme de compossibilité radicale des mondes possibles et non une tension problématique entre les uns et les
autres. Le jeu Holmes/Dracula suggère une telle tension en
confrontant deux systèmes génériques dans un univers
référentiel commun, comme c’est le cas dans les apocryphes
qui confrontent les deux personnages. En revanche, Thomas
Day dans L’instinct de l’équarisseur, vie et mort de Sherlock
Holmes (2004) économise, par exemple, un tel dispositif
dans la façon dont sont doublés les mondes : celui où Conan
Doyle rapporte les aventures du détective et celui d’une terre
parallèle où Holmes et Watson vivent leurs aventures. Ce
doublement est une représentation assez littérale du jeu des
mondes possibles et des relations de compatibilité médiatisées par l’écriture, ici celle de Conan Doyle. Ce doublement
n’interroge pas dans le roman de Day, sur un plan métalittéraire, la tension d’un monde et de l’autre. En revanche, à
partir de l’élaboration de cette coprésence des univers, celui
de l’écriture et celui de l’aventure (c’est-à-dire de la fiction),
ce doublement sert une relation de passage de l’un à l’autre,
transition qui s’avère non problématique pour le lecteur et
qui détermine la convention spécifique de ce monde.
UN GENRE TRANSFICTIONNEL ?
Dès lors, envisager le steampunk comme un genre tout
entier fondé sur la question de la transfictionnalité peut avoir
son intérêt : on peut le décrire comme une thématisation de
l’argument transfictionnel, c’est-à-dire une possibilité de
monde produit par la dérivation fictionnelle d’un ou de plusieurs autres mondes. Qu’elle se formule chez les lecteurs,
les auteurs ou la critique, la perception générique, à mesure
qu’elle détermine une série de thèmes ou de figures (la
machine, le dirigeable, l’ordinateur, le complot politique), de
personnages (Edison, Jules Verne, Sherlock Holmes) en
partage chez un ensemble d’auteurs (écrivains, scénaristes de
cinéma et de bandes dessinées), va fixer une système de référence s’explicitant toujours davantage dans le réseau que
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
101
produisent les fictions entre elles. Un tel réseau est d’abord
explicite. Il permet le plaisir spécifique de la compétence
générique, un plaisir de la connivence, de l’adéquation ou de
la subversion. En ce sens, le processus de transfictionnalité
au travail dans les fictions steampunk, et cela, en dépit de la
précision de son érudition, ne repose pas sur une lecture
métalittéraire sophistiquée s’explicitant dans la justesse de
ses références. À la différence notable des métafictions postmodernes élaborées dans les années 1970, les transfictionnalités steampunk partent du constat d’une porosité non
problématique des univers textuels et non textuels entre eux,
là où les déconstructions métafictionnelles faisaient de l’interrogation de ces frontières l’un de leurs enjeux majeurs. Il
y aurait là une niche fictionnelle spécifique qui singulariserait le steampunk dans le régime général du roman contemporain mais aussi dans une perspective diachronique de
l’uchronie littéraire.
Éric Henriet (2004), prolongeant sur ce point une analyse développée par Emmanuel Carrère dans Le détroit de
Behring (1986), souligne de façon très pertinente la propension des uchronies à mettre en abyme leur principe, et ce,
dès leur origine, par exemple, dans l’ouvrage de Louis Geoffroy, Napoléon apocryphe (1836). Si la stratégie de la version uchronique au monde se veut une interrogation possible
des formes de l’histoire et, partant, une réévaluation des
continuités supposées (idéologies, métarécits, rationalisations des historiographies, etc.) sur lesquelles repose notre
présent, on comprend bien pourquoi il est alors nécessaire
que le processus de production fictionnelle se laisse entrevoir. Cet index de l’écriture désigne une puissance de doute
et de transgression suffisante à établir la relation conflictuelle de l’histoire et de son alternative, elle-même dès lors
inscrite dans l’histoire par l’effet spéculaire. La mise en
abyme en régime steampunk représente la concurrence du
monde uchronique et des versions possibles des mondes où
il prend son effet, d’où il est écrit : jusqu’à faire apparaître
dans l’alternative uchronique la version du monde que nous
tenons pour juste et qui est traitée dans cet univers comme
102
La fiction, suites et variations
une version fallacieuse et donc une version uchronique,
c’est-à-dire, littéralement, une fiction.
Cette fictionnalisation de l’histoire est un processus
critique qui rejoint les stratégies de renarrativisation propres
au roman postmoderne et aux métafictions. En ce sens, les
exemples les plus significatifs de jeux spéculaires que relève
Henriet appartiennent Au maître du haut château de Philip K.
Dick (1962) et à The Alteration de Kingsley Amis (1976),
deux auteurs dont les relations avec les grands paradigmes
métafictionistes des années 1970 ne sont pas difficiles à
établir, et dont les deux romans se lisent aisément dans la
perspective d’un commentaire critique que les versions
uchroniques font peser sur les versions officielles de
l’histoire.
Cette modalité transfictionnelle ne révèle-t-elle pas alors
que la structure profonde du steampunk n’est ni l’uchronie ni
la problématisation du temps dans les histoires autres, mais
bien la production d’un univers de fiction en constante
extension et susceptible de thématiser et d’intégrer tout type
de formes fictionnelles ? En s’abandonnant un instant à la
métaphorique essentielle de l’imaginaire steampunk, on y
verra volontiers comme une sorte de machine transformant
les combustibles fictionnels divers en une énergie décuplée.
On pourrait ici parler, dans l’écho des analystes du roman
postmoderne qui qualifiaient le retour de l’intrigue au moyen
des formes métagénériques, de « renarrativisation », d’une
véritable refictionnalisation exercée du sein de la fiction
elle-même. Celle-ci ignore les assemblages métanarratifs qui
supposent précisément la reconnaissance d’une condition
d’extériorité à l’univers de la fiction (celle d’un récit-cadre,
d’une autorité mise en abyme, etc.) pour resserrer son propos
sur l’assomption du romanesque lui-même.
Le romanesque : cela précisément que la théorie du
roman et sa modalité narratologique mais aussi la théorie de
la fiction – et son interrogation ontologique et fondamentalement métalittéraire – ont si peu pris en charge. Le
steampunk assume sa part feuilletonesque et mélodramatique
comme ce socle d’événements et d’actions qui constitue le
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
103
terreau originaire de la fiction. Fiction, dès lors, rapportée à
une acception commune : d’abord de la fable et de l’intrigue,
des histoires et des aventures. Cette origine est représentée
comme un authentique milieu, cela au sens quasi naturaliste
du terme. En ce milieu, le faire propre de la fiction, le fait de
la fiction – qui est de faire des mondes – est pleinement
accessible, il est rendu ouvertement visible par l’assemblage
steampunk en une forme qui élabore sa consistance à partir
de fictions plurielles. Les assemblages fictionnels de personnages, les fictionnalisations de noms propres apparaissent
comme des traits saillants. Ils sont les indices d’un usage
original de l’imaginaire même de la littérature – se thématisant, se fictionnalisant, s’agissant dans le vertige uchronique
des bifurcations possibles. Mais ils constituent aussi les
marques d’une banalité même de la condition de fiction, une
sorte de préalable essentiel à cette refictionnalisation dont le
steampunk tire finalement son argument principal.
FIGURES DE LA FICTION : POULIES ET DIRIGEABLES
C’est en ce sens que la dimension transfictionnelle du
steampunk peut s’envisager à partir d’un jeu figuratif qui
semble particulièrement développé dans l’imaginaire en
partage chez ses créateurs. Au fil des récits, l’univers de la
mécanique et de la technologique produit des figures monumentales, excessives, débordantes d’une énergie impossible
à canaliser finalement et dont l’argument des diégèses
raconte très souvent l’enjeu de la maîtrise. Figures matricielles des péripéties, ces machines à voyager sous les mers
ou dans les airs, ces masses qui se déplacent, île, château ou
nouvel Eden technologique, sont à bien y regarder d’assez
exemplaires figures de la fiction elle-même. Elles contribuent dans la représentation des mondes uchroniques victoriens à ciseler de véritables moments figuratifs où s’incarnent les modalités mêmes du processus transfictionnel : ainsi
de ces villes en marche, château ambulant (titre du dernier
dessin animé de Myazaki), monument technologique et
insulaire, comme dans le Steamboy de Katsuhiro Otomo
104
La fiction, suites et variations
(2004). En hypertrophiant les formes imaginaires de la
technique, ces figures en hypostasient également la valeur
fictionnelle.
Ce jeu figuratif propre à signifier la fiction elle-même,
on s’y est déjà livré au fil de ce propos, empruntant la métaphorique de la machine et de la transformation des énergies.
La plupart des fictions steampunk présentent des objets
proposant cette transaction figurative sur laquelle se joue
leur mode particulier d’écriture : l’exemple essentiel et fondateur apparaît dans le premier grand roman steampunk, La
machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling
(1991). L’imaginaire informatique qui est au cœur de la
dystopie cyberpunk, un courant de la science-fiction dont
Gibson est l’auteur majeur depuis le début des années 1980
(Neuromancer paraît en 1984), permet, par la projection
uchronique de l’ordinateur en machine victorienne, une
circulation des fictions : elles ne prolifèrent désormais plus
selon la métaphore des rhizomes et des niveaux de réalité
mais selon celles, pré-cinématographiques, des leurres et des
points de vue, des masques et des mises en scène, métaphores qui permettent les rebondissements de l’intrigue dans
ce vaste roman10. Les cartes mécanographiées que poursuivent les personnages sont alors comme les figures de programmes fictionnels possibles que le roman actualisera ou
non.
Si ce jeu de la figure vaut comme signe de la transfictionnalité, présenté depuis la fiction même, il apparaît aussi
nettement dans la façon dont il détermine des passages
transmodaux entre les formes et les arts. L’analyse critique de
la bande dessinée a mesuré ses modalités narratologiques et
figuratives en grande partie dans la relation que son découpage, ses cadrages de cases et son utilisation de l’espace de
la page entretenaient avec les formes de la syntaxe cinématographique : montage, variations scalaires, composition du
10. On se reportera par exemple à la première itération, « L’ange de
Goliad » dans La machine à différences (Gibson et Sterling, 1991) dans
laquelle la description du discours du général Sam Houston s’ouvre sur
l’utilisation des artifices visuels que lui offre le kinotrope.
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
105
cadre, angle de prise de vue, etc. Si cette analyse n’est pas
spécifique à la fiction graphique steampunk, ce qui l’est, en
revanche, c’est que les mondes uchroniques du steampunk
sont contemporains du développement des arts de l’image et
des technologies modernes du voir, photographie et, surtout,
cinéma. Ce qui pourrait constituer une modalité de lecture
spécifique à tout univers diégétique situé à la charnière des
XIXe et XXe siècles (que l’on songe, par exemple, à l’œuvre de
Tardi), devient par le jeu de l’uchronie steampunk une véritable rétrolecture visuelle. La postérité formelle du cinématographe, à la fin du XXe siècle, y devient la focale perceptive
de son univers originaire. Rattaché au concert victorien des
machines, le cinématographe et ses avatars installent dans
l’univers imaginaire steampunk une constante interrogation
sur les pouvoirs trompeurs des images, sur l’illusion des
optiques produites par la technologie : cela permet de réinscrire clairement la question du cinéma dans la continuité de
l’optique fantastique, telle que Max Milner l’a étudiée
(1982), mais cela conduit aussi, rétrospectivement, à
construire l’univers steampunk à partir d’une interrogation
critique sur les formes manipulatrices de l’information. Les
univers alternatifs et antécédents du steampunk sont idéologisés à la lumière des pratiques contemporaines de l’image.
En ce sens, le steampunk rejoint bien la vocation critique de
la science-fiction et plus particulièrement du cyberpunk et de
son analyse de la communication et de l’information11. Il y a
donc bien une uchronie formelle qui suppose de percevoir la
version née du passé à travers le prisme des possibilités formelles du présent, ce qui permet alors ce tissage des icônes
du victorianisme, des signes paradoxaux des technologies
steampunk et des présentations formelles contemporaines.
Celles-ci dépendent alors du jeu transmodal, par exemple du
cinéma et de la bande dessinée, comme l’illustre exemplairement la figure transfictionnelle du dirigeable.
Volume qui surplombe l’étendue des villes, Londres et
Paris, le dirigeable fournit l’alternance de la plongée et de la
11. Voir Gibson et Sterling (1991 : 16).
106
La fiction, suites et variations
contre-plongée, il rythme les événements de l’ascension et
de la chute, on le poursuit et on l’aborde – dans un imaginaire flibustier auquel Alan Moore et Kevin O’Neill dans La
ligue des gentlemen extraordinaires, Parras et Juszezak, dans
Le méridien des brumes, Corbeyran et Moreno dans Le régulateur ou encore Myazaki dans Le château dans le ciel, souscrivent pleinement. Le dirigeable se manifeste dans la pleine
page, élargissant la profondeur de champ et imposant au
roman graphique la vision panoramique du plan d’ensemble,
les alternances focales où l’espace se dramatise dans l’effet
de variation scalaire. Le monde steampunk semble affectionner tout particulièrement, comme pour contrer la massivité
des rouages et des pistons, un imaginaire visuel de la corde
et de la poulie : les héros se balancent au bout de filins et
glissent d’un toit à l’autre, d’un monument à une machine, ils
incarnent une apesanteur du corps toujours menacée par
l’univers mécanique. Le dirigeable, comme le Nautilus de
Verne d’ailleurs, dans l’essor de l’un et la plongée de l’autre,
produisent des réseaux de métaphores critiques qui exposent,
dans le romanesque qu’ils servent, le travail même de productions des mondes, la difficulté de leur constitution, la
lutte menée pour leur autonomie. Si métafiction et métatextualité il y a dans le jeu steampunk, alors elles ont entièrement migré sur le plan figuratif.
Machine spectaculaire, le dirigeable permet la construction de l’espace imaginaire tout autant que celui de la page
ou du plan. Mais un des effets les plus puissants de cette
circulation transmodale n’est-il pas de produire un sentiment
vertigineux de rétrolecture qui fait alors percevoir dans le
dirigeable de Robur, le Nautilus de Nemo, la maison à vapeur
ou l’île à hélices des romans de Verne, au-delà des allégories
de l’imaginaire et du positivisme, les figures massives et
énigmatiques d’un processus de fabrication des mondes dont
le romanesque vernien s’affirmerait comme l’origine
imaginaire ?
Les machines et inventions uchroniques inscrivent, par le
privilège de ce processus figural, la prédominance des imaginaires visuels dans l’écriture steampunk. Les uchronies vic-
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
107
toriennes possèdent donc des sources transmodales et non
exclusivement littéraires, quand bien même les mondes
originaires sont au départ romanesques. Cette prédominance
visuelle caractérise le steampunk comme une fiction synthétique, non seulement de fictions multiples mais aussi de
formes fictionnelles diverses (illustration, cinéma, bandes
dessinées, etc.)12. Mais cette dimension figurative et les inévitables topos qu’elle produit contribuent à faire constater au
cœur des intrigues – et cela dans un univers à la fois infiniment ouvert dans ses hypertextes et parfaitement déterminé
par ses hypotextes et sa contrainte uchronique – l’efficacité
d’un imaginaire de la fiction : il faut entendre par là un degré
variable de thématisation de la fiction qui, au sein même des
diégèses, impose l’autonomie de la fiction comme condition
de possibilité du monde que je lis, un monde où se réalisent
l’expérience spécifique de cette lecture ainsi que le plaisir
que je viens y chercher.
Au-delà de l’effet propre de thématisation, le steampunk
donne à lire une factualité propre de la fiction, il en propose
un traitement figuratif qui le donne à voir. Dans la perspective d’une typologie des discours contemporains sur la
(trans)fictionnalité, c’est là sa spécificité et son intérêt. Ce
fait de la fiction, on peut bien l’attacher aux figures – aux
métaphores critiques – du passage, du tissage ou de
l’assemblage, mais il convient de voir qu’il opère, dans la
description transfictionnelle, sur des unités de fiction ou des
chaînes complexes, et non sur des images ou des textes en
tant que tels. Maintenir le jeu des réécritures et des transmodalités dans la seule logique d’un fait de textualité reviendrait à s’en tenir à un mode d’analyse ouvertement – et peutêtre exclusivement – hérité des théories de l’intertextualité.
Dès lors, la production steampunk n’aurait-elle pas un
effet métacritique dont il serait bon de prendre conscience ?
12. Dans le jeu particulier de la littérature et du cinéma, cela se
marquerait par l’analyse des formes de la description des univers, ou dans
une perspective plus métafictionnelle chez Colin (Dreamamericana), lors
de passages savoureux où Hades Shufflin débat avec Kubrick de l’adaptation d’un de ses romans, et plus généralement du cinéma (2003 : 116-117).
108
La fiction, suites et variations
Il supposerait la promotion d’un paradigme où la dérivation
fictionnelle et la dissémination figurative (y compris celles
de ces figures décrites ici comme signes mêmes du fait de la
fiction) viendraient à se substituer (dans la lecture que l’on
en fait, dans les accents critiques que l’on y place) aux procédés hérités des poétiques conçues à partir du jeu des
réécritures et des dérivations et texto-centrées sur lui, par
imitation et transformation, pour reprendre la dynamique
décrite par Genette dans Palimpsestes (1982). Car de façon
troublante, les récits de la fiction steampunk n’imitent pas,
pas plus qu’à strictement parler ils ne transforment : ils actualisent des possibles fictionnels contenus dans les fictions
elles-mêmes, des noms propres ou des objets technologiques.
Les néofictions (ou dérivations steampunk) peuvent être
vues comme une série d’actualisations à partir d’une contextualisation partagée (l’uchronie victorienne) des éléments
factuels, implicites ou virtuels contenus dans les primofictions de Verne, Wells, Stevenson, Conan Doyle. Ces primofictions, bien qu’originaires, se retrouvent de facto dans une
position de secondarité qui signifie tout simplement que les
mondes originaires, paradoxalement, viennent après ceux-là
mêmes qui les présentent. Les innombrables détails et
indices empruntés aux textes et aux contextes du second
XIXe siècle, et à partir desquels s’écrivent les néofictions
steampunk, ont finalement un rôle second. Ce n’est pas la
pertinence de la réécriture (comprise comme relation de
proximité, de décalage, de subversion) qui est en jeu, comme
dans les imaginaires littéraires de la transtextualité, mais bien
l’émergence d’un monde possible qui se fonde sur le fait
d’être si ouvertement connecté avec d’autres, sans pour autant assumer le poids de son héritage : un monde qui réalise
à chacune de ses performances un effet de système – qui
pourrait revenir à définir la fiction steampunk comme déterminée par une somme croissante d’intertextualités – et un
effet de sortie – attaché lui à la surenchère imaginaire ponctuellement réalisée. In/out, systole-diastole : ou comme le
travail d’un piston.
Steampunk. Transfictionnalité et imaginaire générique
109
Mais on le sait, ce qui meut la machine, ses rouages et
ses pistons, c’est la vapeur qui prend plus de volume que
l’eau, produisant alors pression, énergie et mouvement. Plus
de volume(s) ? La loi littéraire de l’imaginaire est bien à la
lettre celle du monde physique : ce monde polyfictionnel
steampunk réclame toujours plus de volumes (de livres, de
textes, de fictions, de noms propres fictionalisés, de fictions
de noms propres refictionalisés) afin d’occuper un espace
supérieur à l’origine fictionnelle qu’il se choisit (l’ère
victorienne, le Paris du IIIe empire). Cela afin d’alimenter,
par l’énergie du déplacement et de la vaporisation des fictions, une machine nouvelle, toujours plus performante, qui
voyage plus loin et dont les hyperboles technologiques
constituent bien autant de figures du processus d’écriture
même.
Déplacement ou retour qui substituent à la réflexivité des
doubles, ses inclusions et ses reflets, l’énergie et le romanesque d’une présence figurative affirmée. Cela fait comprendre pourquoi finalement l’univers du steampunk a significativement donné la préséance à l’imaginaire fictionnel de la
machine sur celui, architextuel, de la bibliothèque et qu’il
s’est donné pour figure tutélaire et originaire, à l’inverse de
la génération des métafictionistes, non pas Jorge Luis Borges
mais Jules Verne.
110
La fiction, suites et variations
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SPIN-OFF ET CROSSOVER.
LA TRANSFICTIONNALITÉ
COMME FIGURE ESTHÉTIQUE
DE LA FICTION TÉLÉVISUELLE
Stéphane Benassi
CIRCAV/GERICO – Université de Lille 3
Nous assistons depuis quelque temps, à la télévision, à
l’émergence de fictions plurielles pouvant apparaître comme
des compromis presque « parfaits » entre la série et le feuilleton. Bien que ces formes fictionnelles hybrides ne soient
pas totalement nouvelles et remontent aux années 1960, elles
tendent, depuis le début des années 1980 avec Hill Street
Blues1 (NBC, 1981-1987), à se diversifier et à se complexifier, allant même jusqu’à bouleverser les codes classiques du
récit audiovisuel. Toutes identiques et pourtant toutes différentes, sans commencement ni fin, suivant la temporalité
téléspectatorielle, les fictions télévisuelles ne répondent plus
clairement aux critères définitoires du récit proposés par les
théoriciens de la littérature et du cinéma, à tel point que l’on
peut se demander si l’on est encore en présence de récits ou
si l’émergence de ces nouvelles formes fictionnelles, spécifiquement télévisuelles, ne va pas plutôt conduire à une nécessaire modification de la conception théorique du récit. Cette
impression que donnent les fictions télévisuelles plurielles
actuelles d’être des récits sans fin qui annonceraient peutêtre la fin du récit traditionnel est renforcée par un ensemble
1. Diffusée en français sous le titre Capitaine Furillo (Canal +, 1984).
112
La fiction, suites et variations
de procédés transfictionnels qui tendent, eux aussi, à se
diversifier et à se complexifier.
Travaillant depuis un moment sur la délicate question
d’une esthétique de la fiction télévisuelle, je suis parvenu à
déterminer un certain nombre de notions – à la tête desquelles
se trouveraient celles d’innovations, de continuité et de
répétitions – susceptibles de constituer les paramètres définitoires d’une esthétique dont les fondements reposeraient sur
les phénomènes de mise en série et de mise en feuilleton du
récit fictionnel. Dans cette approche, les phénomènes de sérialisation et de feuilletonisation ne peuvent toutefois pas être
considérés comme des processus relevant de la transfictionnalité, dans la mesure où ce sont précisément eux qui fixent
les limites et les contours des œuvres fictionnelles plurielles.
En revanche, si l’on considère, à la suite des coordinateurs de cet ouvrage, la transfictionnalité comme désignant
les diverses pratiques qui permettent de donner à la fiction un
prolongement au-delà des limites de l’œuvre, il est possible
de relever, au sein de la fiction télévisuelle, certaines formes
particulières de « migrations intramédiatiques » qui pourraient nous conduire à considérer la transfictionnalité comme
l’une des figures esthétiques majeures de la fiction
télévisuelle.
Mon propos sera donc ici de chercher à montrer en quoi
et comment les processus transfictionnels les plus courants
que sont la spin-off et le crossover peuvent dépasser les objectifs commerciaux qui sont à leur origine, pour apparaître
comme des éléments constitutifs d’une esthétique de la fiction télévisuelle.
Mais commençons par le commencement, c’est-à-dire
par définir ce que l’on entend par œuvre télévisuelle fictionnelle sérielle et œuvre télévisuelle fictionnelle feuilletonesque.
Mon propos n’étant pas de revenir ici sur les phénomènes complexes de sérialisation et de feuilletonisation des
fictions télévisuelles2, je me contenterai donc d’aborder
sommairement ces deux notions, dans le but de cerner les
2. Voir à ce sujet Benassi (2000).
Spin-off et crossover
113
contours des œuvres de fiction plurielle produites et diffusées par la télévision.
Emboîtant le pas à Noël Nel (1990) qui fut sans doute
l’un des premiers, en France, à mettre en évidence certaines
caractéristiques sémiologiques du feuilleton et de la série, je
considérerai la mise en feuilleton (feuilletonisation) comme
étant l’étirement d’un récit fictionnel susceptible de subir des
variations sémantiques (flexibilité des valeurs, évolution des
caractères des personnages, voire des idéologies), temporelles (changements de rythmes, ellipses, étirement ou
contraction du temps diégétique) et narratives (multiplication des possibles narratifs, rebondissements, suspense, etc.).
Autrement dit, qu’elle joue sur l’attente du téléspectateur
placé face à ces variations possibles. Cette attente de la
fixation (temporaire) des possibles sémantiques, temporels
et narratifs est contrebalancée par la stabilité (l’invariance)
spatiale et discursive du récit. Le feuilleton télévisuel repose
sur une temporalité historique et fonde son récit sur l’évolution généalogique. Il s’apparente donc à un long récit (parfois très long) découpé en fragments (les épisodes) dont la
diffusion est chronologique.
Quant à la mise en série (sérialisation), je la considérerai
comme étant la déclinaison (quasi infinie) d’un prototype de
départ qui donne pour fixes (invariables) un ou des schémas
narratifs, ainsi qu’un certain nombre de paramètres sémantiques (axiologiques et idéologiques) et temporels (trames,
temps diégétiques et rythmes narratifs semblables d’une occurrence à l’autre). La mise en série joue donc pour le
téléspectateur un rôle consolatoire lié à l’itération d’un
certain nombre de schémas récurrents connus, qu’il est généralement capable d’anticiper. Dans ce cas, ce sont les variations spatiales (multiplication des lieux et des milieux culturels ou sociaux possibles) et discursives (démultiplication de
figures, thèmes, motifs) qui apportent la part d’imprévu du
récit. Une série peut donc apparaître comme une somme
d’occurrences (ou numéros) construites à partir du même
prototype narratif et reposant sur la permanence d’un héros
ou d’un groupe de héros.
114
La fiction, suites et variations
Il apparaît donc que le processus de mise en feuilleton
semble favoriser davantage les variations du récit fictionnel,
tandis que le processus de mise en série serait plutôt majoritairement travaillé par la stratégie de l’invariance. D’autre
part, la dialectique variation/invariance affecte les cinq paramètres que nous avons retenus (sémantique, spatial, temporel, narratif et discursif) de façon contraire selon que l’on
se trouve dans le cas de la feuilletonisation ou dans celui de
la sérialisation. En d’autres termes, il semblerait que ce qui
distingue à première vue la série du feuilleton se situe dans
la façon « opposée » dont s’applique dans chacun des cas la
dialectique de l’altérité/identité.
Il est certain que ces différentes remarques ne peuvent
s’appliquer à l’ensemble des fictions plurielles de la télévision dans la mesure où ces définitions sont purement théoriques. Comme je l’ai déjà dit, la plupart des fictions actuelles,
bien que suivant une logique générale feuilletonesque ou
sérielle, ne respectent pas cette répartition invariants/
variations. En fait, il est possible de distinguer, à l’intérieur
de chacune des catégories du feuilleton et de la série, des
formes pures qui respectent plus ou moins les modèles théoriques que je viens d’évoquer et des formes dégradées dont
les récits, feuilletonesques ou sériels, sont en quelque sorte
contaminés par des phénomènes de mise en série ou de mise
en feuilleton. Considérant le feuilleton et la série comme
étant deux des trois formes naturelles 3 de la fiction télévisuelle (la troisième étant le téléfilm), je dirai que chacune
d’elles peut donner naissance à deux des quatre genres principaux de la fiction télévisuelle : le feuilleton canonique et le
feuilleton sérialisant pour la première et la série canonique
et la série feuilletonante pour la seconde.
J’ai choisi de regrouper sous l’appellation feuilleton
canonique l’ensemble des productions fictionnelles de la
télévision qui sont travaillées par le phénomène de la mise en
feuilleton tel que je l’ai défini il y a quelques lignes. Le choix
de ce terme générique est motivé par le fait que, d’un point
3. J’emprunte cette formule à Karl Viëtor (1986).
Spin-off et crossover
115
de vue narratif, ces fictions semblent être les héritières
directes des feuilletons littéraires et cinématographiques.
D’une façon générale, il est possible de constater que le
feuilleton canonique peut apparaître tantôt comme un long
récit découpé en segments d’égale longueur4, tantôt comme
un « véritable feuilleton » – au sens littéraire du terme – dont
chaque fin d’épisode est ouverte sur l’expectative d’une
révélation capitale pour la suite de l’histoire5. Ce genre fictionnel regroupe donc les œuvres dont les « textes » portent
en eux l’idée de finitude et fondent le plaisir spectatoriel sur
l’attente de cette fin annoncée dès les premiers instants du
récit6.
Alors que le feuilleton canonique construit précisément
son récit sur l’attente d’une fin sans cesse retardée par des
rebondissements, le feuilleton sérialisant multiplie pour sa
part les intrigues secondaires ou micro-récits, sans véritablement laisser entrevoir de fin possible au macro-récit7. À la
différence du feuilleton canonique que je considère comme
étant une forme feuilletonesque homogène, le feuilleton
sérialisant contient un certain degré de sérialité – essentiellement introduit par le « bouclage » d’un ou de plusieurs
micro-récits en un épisode et par la récurrence de certaines
situations d’un épisode à l’autre –, qui en fait une forme feuilletonesque hybride. Dans chaque épisode de ces fictions
feuilletonesques coexistent en effet deux types de microrécits que j’ai nommés micro-récits feuilletonants et microrécits sérialisants, qui impliquent alternativement l’un ou
l’autre (ou plusieurs) des nombreux personnages de la
4. Ce qui peut être le cas de certaines miniséries adaptées d’œuvres
littéraires (Le comte de Monte Cristo, TF1, 1998).
5. Ce qui est le cas, par exemple, de certains feuilletons
(mélo)dramatiques (Les yeux d’Hélène, TF1, 1997) ou policiers (State of
Play, BBC, 2004 ; Festival, 2004).
6. De ce point de vue, 24 (Fox, 2001+) et Carnivàle (HBO, 2003+)
sont des feuilletons canoniques. Titres français : 24 heures chrono
(Canal +, 2002) et La caravane de l’étrange (Jimmy, 2004).
7. La saga (Dallas) et le soap opera (Les feux de l’amour) peuvent
être considérés comme des sous-genres du feuilleton sérialisant.
116
La fiction, suites et variations
communauté représentée8. Bien que la trame principale du
feuilleton sérialisant soit de type feuilletonesque – puisqu’il
s’agit de présenter au fil des épisodes la lente évolution de la
vie personnelle ou professionnelle (et relationnelle) de chaque membre d’une communauté –, il apparaît en fait comme
un feuilleton qui serait gouverné par une logique sérielle. Cet
effet-série, provoqué par le développement de micro-récits
sérialisants sur la durée d’un ou de plusieurs épisodes, est
renforcé par le découpage saisonnier qui confère à l’ensemble des épisodes d’une saison une sorte de statut d’« occurrence gérante », s’inscrivant elle-même dans une logique
sérielle de programmation répétée d’une année sur l’autre9.
D’autre part, le feuilleton sérialisant est constitué d’épisodes
qui suivent la temporalité téléspectatorielle en intégrant au
récit fêtes religieuses et païennes (Noël, Saint-Valentin,
Halloween, etc.), rythme des saisons et, parfois, actualité
nationale ou internationale. En d’autres termes, il construit
un univers fictionnel qui cherche à mimer l’univers réel, un
univers sans limites, en constante évolution mais toujours
recommencé, ouvert à tous les possibles et dans lequel seule
la mort serait une fin (et encore10…).
Comme je l’ai déjà précisé, les séries correspondent pour
leur part en la déclinaison possiblement infinie de prototypes
de départ, générant ainsi des univers fictionnels ouverts à
tous les possibles, des œuvres sans début ni fin apparents.
Cela est particulièrement vrai pour la série canonique11, dont
8. ER (NBC, 1994+ ; Urgences, France 2, 1996), NYPD Blue (ABC,
1993-2005 ; New York Police Blues, Jimmy, 1994), The Sopranos (HBO,
1999+ ; Les Soprano, Jimmy, 1999) ou The Shield (FX, 2002+ ; Jimmy,
2003 puis Canal +) sont des feuilletons sérialisants.
9. Babylon 5 (TNT, 1993-1999 ; Canal +, 1995) est un bon exemple
de ce type de construction narrative, dans la mesure où chacune des cinq
saisons de cette œuvre porte un titre, la constituant ainsi en unité narrative
autonome.
10. Dead Like Me (Showtime, 2003-2004 ; Jimmy, 2004), par exemple,
conte les aventures post-mortem de Georgia Lass, une adolescente accidentellement décédée.
11. Aussi désignée sous le nom de formula show dans le vocabulaire
professionnel.
Spin-off et crossover
117
l’archétype pourrait être symbolisé par la série Columbo
(NBC, 1968+), et dont l’une des principales caractéristiques
est que chaque occurrence est autonome, bouclée sur ellemême, fondée sur un modèle narratif unique composé de
trois moments (une séquence initiale, une séquence actionnelle et une séquence finale) soumis à une tension nœud/
dénouement et se présente comme l’un des nombreux microrécits constitutifs d’un macro-récit en constante extension.
Le héros de ce genre sériel a ceci de particulier qu’il ne subit
aucune évolution au fil des numéros, donnant véritablement
l’impression de traverser les pires péripéties sans jamais que
celles-ci ne l’affectent, tant sa personnalité est forte. Son
caractère est donné une fois pour toutes dans le pilote, il ne
subira (pratiquement) plus aucune évolution, et toute allusion à sa vie privée reste secondaire. Dans le cas des séries
canoniques à héros multiples, la définition et l’immuabilité
des caractères s’opèrent de la même façon, les uniques modifications susceptibles d’intervenir étant la possible évolution
des rapports inter-personnages héros ou la disparition de l’un
d’eux (à la suite du départ du comédien, par exemple) et son
remplacement par un personnage au caractère différent mais
tout aussi figé (Charlie’s angels12, ABC, 1976-1981).
La série feuilletonante, enfin, élabore généralement des
intrigues qui mettent en scène un nombre important de
personnages récurrents (parfois près de dix)13. Les fictions
qui appartiennent à ce genre bénéficient elles aussi d’un
découpage saisonnier et sont constituées d’occurrences qui,
diffusées de façon hebdomadaire, suivent la temporalité
téléspectatorielle. Cette logique scénaristique et programmationnelle introduit la notion d’écoulement du flux temporel
au sein du macro-récit, ce qui confère à ce dernier une
dimension feuilletonesque. Celle-ci est souvent renforcée
12. Drôles de dames (Antenne 2, 1978). Aujourd’hui, Law and Order
(NBC, 1990+ ; New York District, France 3, 1994) ou Crime Scene Investigation (CBS, 2000+ ; Les experts, TF1, 2001) pourraient être considérées
comme des séries canoniques à héros multiples.
13. Certaines sont d’ailleurs désignées par le terme de ensemble show
dans le vocabulaire professionnel.
118
La fiction, suites et variations
par la mise en place d’arcs narratifs qui sont développés sur
plusieurs occurrences, voire sur une saison complète. Dans
ce cas, ils consistent en l’introduction, lors du season premiere, d’une ou de plusieurs tensions assimilables aux nœuds
du récit saisonnier, tensions qui ne seront résolues que lors
du season finale qui, à son tour, est susceptible de s’achever
par une autre tension (souvent un cliffhanger). Ce type de
construction narrative favorise également l’évolution des
relations inter-personnages souvent complexes et le dévoilement progressif de la vie privée de chacun d’eux. Toutefois,
contrairement au feuilleton sérialisant qui, comme nous
l’avons vu précédemment, élabore une logique générale
feuilletonesque, la série feuilletonante, comme la série canonique, est gouvernée par une logique syntaxique sérielle,
puisque chaque occurrence possède sa propre unité diégétique et repose elle aussi sur un modèle narratif unique.
Cependant, le nombre important de personnages généralement présents dans les séries feuilletonantes offre aux
scénaristes la possibilité de traiter plusieurs intrigues simultanément dans un même numéro tout en concevant une
double narration où se mêlent les micro-récits qui se développent sur une seule occurrence et ceux qui courent sur
plusieurs occurrences, plusieurs saisons, voire sur toute la
durée de l’œuvre. Cela permet d’aboutir à une structure
protéiforme14, qui n’est pas aussi figée que celle des séries
canoniques, et donne une impression de non-répétition qui
dynamise les occurrences15. Cela permet aussi de donner
plus de liberté aux auteurs, dans la mesure où des intrigues
14. Certains parlent de structure modulaire (voir Winckler, 2002 et
2005) ou de série multipolaire (voir Beylot, 2005). Au début des années
1980, Hill Street Blues (NBC, 1981-1987) ou St Elsewehere (NBC, 19821988 ; Téva, 1999) furent les premières séries feuilletonantes à élaborer ce
type de structure narrative. Homicide : Life on the Street (NBC, 19931999 ; Homicide, Série Club, 1998), Buffy the Vampire Slayer (WB, 19972003 ; Buffy contre les vampires, Série Club 1998) ou Everwood (WB,
2002+ ; Jimmy, 2004) sont des exemples plus récents de séries
feuilletonantes.
15. Ainsi les professionnels utilisent-ils parfois le terme de plot-driven
show pour désigner ce type de fictions plurielles.
Spin-off et crossover
119
d’ordre privé, professionnel ou les deux à la fois, se côtoient
dans des occurrences qui peuvent aussi bien développer une
intrigue principale et plusieurs intrigues secondaires
(vignettes) que des occurrences qui reposent uniquement sur
deux ou trois intrigues principales. Enfin, il est à noter que
dans le cas de la sitcom (sous-genre de la série feuilletonante)16, ce sont les intrigues d’ordre privé qui introduisent
une dimension feuilletonesque dans la série17.
Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que la plupart
des récits qui composent les fictions plurielles ne sont pas
des récits clos, comme le sont ceux de la majorité des romans
et des films de cinéma, mais des récits qui ne semblent pas
avoir de limites, des « œuvres ouvertes » en quelque sorte,
pour reprendre l’expression d’Umberto Eco ([1962] 1979).
Cela tient en particulier au fait que les mondes fictionnels de
ces fictions plurielles sont élaborés à partir d’une formule18,
d’une matrice consignée dans une bible et formalisée dans le
pilote de chaque œuvre. Comme le remarque Jean-Pierre
Esquenazi, « c’est à l’équipe de production que revient le
privilège de déterminer ces formules, que les équipes de
scénaristes ne font ensuite que développer. L’équipe de réalisation n’a plus, enfin, qu’à observer les règles déterminées
dans la formule » (2002 : 296). Ces règles concernent, selon
moi, les cinq paramètres (sémantique, spatial, temporel, narratif et discursif) affectés par la dialectique variation/
invariance lors des processus de mise en série ou en feuilleton des récits. Il me semble en effet que l’exploitation de
toute formule consiste pour les scénaristes à faire varier les
paramètres sémantiques, temporels et narratifs dans le cas
d’un développement feuilletonesque et les paramètres spatiaux et discursifs dans le cas d’un développement sériel. La
fonction première de la formule serait donc de définir, de
qualifier et de fixer les invariants du récit, déterminant ainsi,
16. La série feuilletonante Friends (NBC, 1994-2004 ; France 2, 1997)
est une sitcom.
17. Les professionnels utilisent d’ailleurs le terme de character-driven
show pour désigner ce type de fictions plurielles.
18. Voir Esquenazi (2002).
120
La fiction, suites et variations
d’une part, la forme syntaxique de la fiction plurielle et,
d’autre part, ses principales caractéristiques diégétiques.
D’un point de vue purement théorique, chaque formule,
à condition qu’elle ne cesse jamais de faire recette (le nerf de
la guerre), serait donc susceptible de générer un nombre illimité d’occurrences ou d’épisodes et, par conséquent, de donner naissance à des œuvres fictionnelles en constant développement. Toutefois, si certains titres parviennent à tenir
l’antenne durant plusieurs années, voire plusieurs décennies19, il est bien évident que la longueur, ou plutôt la « longévité » des fictions plurielles de la télévision reste étroitement liée à l’audience qu’elles recueillent. C’est ainsi que
malgré des formules de départ pourtant tout à fait novatrices
et originales, certaines œuvres, faute d’une audience
suffisante, ne sont pas développées au-delà d’une saison20,
voire moins21.
Comme on peut le constater, cette notion de formule ou
de matrice occupe une place centrale dans le développement
des fictions télévisuelles plurielles. C’est de la pertinence de
la formule, c’est-à-dire de sa capacité à séduire un public
puis à générer un nombre important de numéros sans le lasser, que va dépendre la vie de l’œuvre. Ainsi, dès lors qu’une
formule fonctionne, rien n’interdit aux producteurs de la
répéter à l’infini, du moins tant que les invariants demeurent
et que les variations « possibles » dans le monde diégétique
de l’œuvre ne s’épuisent pas. C’est ainsi que la série canonique Columbo (NBC, 1968+) repose sur la même formule
depuis près de quarante ans. D’autre part, suivant jusqu’au
bout cette logique quasi industrielle fondée sur la reproductibilité d’une matrice originelle (et parfois originale), rien
n’empêche non plus les producteurs d’utiliser une formule à
19. C’est par exemple le cas du soap opera The Young and the Restless
(Les feux de l’amour), présent sur l’antenne de CBS depuis 1973 (et sur
celle de TF1 depuis 1989).
20. Ce fut par exemple le cas de Now and Again (CBS, 1999-2000 ; Un
agent très secret, France 2, 2000).
21. Onze occurrences (une demi-saison) pour Cop Rock (ABC, 1990 ;
Jimmy, 1991) et huit occurrences (dont le pilote) pour Profit (Fox, 1996 ;
Jimmy, 1997) dont seulement la moitié fut diffusée aux États-Unis.
Spin-off et crossover
121
succès pour élaborer une autre œuvre, une œuvre seconde,
qui succède généralement à l’œuvre première mais qui peut
aussi, parfois, se développer parallèlement à elle. Cela n’a
rien de surprenant, surtout si l’on considère, à la suite de
Daniel Dayan, que les programmes télévisuels forment « une
tresse de textes individuels, pris dans un texte plus vaste qui
est celui de la grille de programmation » (1992 : 154). Ce
qu’il est intéressant d’observer en revanche, c’est que les
conséquences textuelles seront différentes selon que l’œuvre
seconde conservera dans sa formule un ou plusieurs des
paramètres invariants ou variables constitutifs de la formule
de l’œuvre première. Ainsi, la reprise dans une œuvre
seconde de la formule d’une œuvre première dont on a modifié les invariants ne pourra générer qu’un « mimo-texte » qui
prendra soit la forme d’une « transposition » (transformation
sérieuse), soit celle d’une « forgerie » (imitation sérieuse)22.
Par contre, le développement (parfois simultané) de deux
œuvres issues de matrices comportant un ou plusieurs invariants communs et repérables en tant que tels par le téléspectateur, pourra donner naissance à un macro-texte dont la
cohérence est généralement renforcée par deux figures transfictionnelles distinctes qui peuvent être complémentaires : la
spin-off et le crossover.
La spin-off est le terme qui, dans le vocabulaire professionnel, désigne une fiction plurielle « dérivée » d’une
fiction plurielle antérieure et dont la formule reprend et
développe, de façon ouverte et explicite, un ou plusieurs des
paramètres constitutifs de la formule originelle.
Le terme de crossover désigne quant à lui un processus
transfictionnel qui consiste à faire se rencontrer deux univers
fictionnels distincts appartenant à deux œuvres différentes
dans une ou plusieurs occurrences de l’une (ou de chacune)
de ces deux œuvres. La fonction première du crossover est
22. J’emprunte évidemment ces notions à Gérard Genette pour qui « la
forgerie est l’imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est
la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant »
(1982 : 111-112) et qui, pour « les transformations sérieuses » (Le Docteur
Faust), « propose le terme neutre et extensif de transposition » (1982 : 43).
122
La fiction, suites et variations
davantage de nature stratégique que narrative, puisque ce
procédé est généralement destiné à attirer le public d’une fiction plurielle très populaire vers une fiction plurielle qui l’est
moins ou que les producteurs s’apprêtent à mettre à
l’antenne.
Comme je l’ai précisé, les fictions appartenant à la catégorie des feuilletons canoniques ne sont pas susceptibles de
générer des récits possiblement infinis, dans la mesure où la
promesse de la fin de l’histoire est, en quelque sorte, l’argument sur lequel se fonde l’histoire. Autrement dit, lorsque les
scénaristes commencent à écrire un feuilleton canonique, ils
savent déjà, dans la plupart (et le meilleur) des cas, comment
ils vont le terminer. Ils imaginent d’emblée un récit clos et
élaborent un univers fictionnel qui l’est tout autant. Toutefois, il est possible qu’une œuvre appartenant à la catégorie
du feuilleton canonique devienne la formule qui permettra de
développer d’autres récits qui viendront étendre l’univers
fictionnel de l’œuvre originelle. C’est par exemple le cas de
24 (Fox, 2001+) dont le principe narratif, exprimé dans le
titre même, repose précisément sur la notion de finitude du
récit : nous savons que le héros Jack Bauer n’a que vingtquatre heures (donc 24 épisodes, donc une saison) pour accomplir sa mission. De ce point de vue, chaque saison de 24
est susceptible d’apparaître comme une sorte d’occurrence
géante, à laquelle succéderont d’autres occurrences fondées
sur la même formule : un récit feuilletonesque clos de 24 épisodes dans lequel le héros, à la suite de nombreux obstacles
surmontés et après moult revirements de situation, parvient à
déjouer les plans de dangereux terroristes. Toutes les saisons
qui succéderont à la première pourront donc être considérées
comme en étant des suites, des extensions successives ou,
pour reprendre l’expression de Eco23, des retakes de celle-ci.
Si nous admettons qu’il ne peut y avoir transfictionnalité que
lorsqu’il y a changement d’univers fictionnel, un tel proces23. Eco explique que dans le cas du retake, « on recycle les personnages d’une histoire à succès dans un autre récit, en racontant ce qui leur
est arrivé à la fin de leur première aventure » (1994 : 15).
Spin-off et crossover
123
sus ne pourra donc pas être considéré comme relevant de la
transfictionnalité, dans la mesure où il n’y a là que prolongement d’un même univers fictionnel.
En revanche, la série canonique qui, comme nous
l’avons vu, regroupe des œuvres ouvertes et possiblement
interminables, repose sur un type de formule permettant le
développement de processus transfictionnels par conservation ou redéfinition de ses invariants narratifs ou temporels ou sémantiques. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1979,
Madame Columbo 24 fit son apparition sur la chaîne NBC à
la faveur d’un refus (temporaire) de Peter Falk de continuer
d’incarner son personnage de policier hirsute et flegmatique
au petit écran. Dans ce cas, c’est un invariant sémantique de
la formule initiale (le personnage invisible de la femme du
célèbre lieutenant) qui est repris et redéfini dans la formule
dérivée. Bien que l’œuvre seconde soit ancrée dans un même
univers diégétique que l’œuvre première, il y a pourtant ici
changement d’univers fictionnel puisque les invariants de la
formule initiale ne sont que partiellement repris. Aussi
proposerais-je, pour désigner cette forme de spin-off, de parler de processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par extension.
Un tel processus est également susceptible de toucher
certaines séries feuilletonantes qui, à l’image des sitcoms, en
font un grand usage. D’ailleurs, comme le remarque encore
Martin Winckler, les personnages de comédie semblent
mieux se prêter aux spin-offs que ceux de fictions dramatiques ou policières et l’auteur de citer en exemple Frasier
« dont le personnage principal fréquentait assidûment le bar
qui servait de lieu central à la sitcom Cheers » (2002 : 150).
Plus récemment, c’est Joey, l’un des personnages de Friends
(NBC, 1994-2004 ; France 2, 1997) interprété par Matt LeBlanc, qui donna son nom à une série dérivée25. Ici comme
dans les exemples précédents, le processus transfictionnel
homodiégétique d’autonomisation par extension permet de
24. Kate Columbo (NBC, 1979 ; TF1 1981).
25. Joey (NBC, 2004+ ; TPS Star, 2005).
124
La fiction, suites et variations
prolonger la fiction dans une œuvre seconde après l’arrêt de
l’œuvre première.
Toutefois, il n’en est pas toujours ainsi, et certaines spinoffs peuvent se développer non pas postérieurement mais
parallèlement à l’œuvre initiale, ce qui semble surtout possible pour les feuilletons sérialisants dont les formules s’y
prêtent davantage. Qu’on se souvienne par exemple de Knots
Landing 26 (CBS, 1979), ramification de Dallas (CBS, 1978 ;
TF1, 1981), qui mettait en scène l’une des branches de la
famille Ewing (Gary et Valene) exilée dans une petite cité
balnéaire de Californie, tandis que les conspirations et les
trahisons continuaient d’aller bon train à Southfork. Pour
désigner cette forme de spin-off, je proposerai donc le terme
de processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification 27. Il est à noter que dans le cas de ces
œuvres feuilletonesques sérialisantes qui élaborent en parallèle deux (ou plus de deux) univers fictionnels distincts
appartenant à un même univers diégétique, il arrive (assez
fréquemment) que certains micro-récits fassent se croiser les
deux univers fictionnels en question. Ces crossovers ont une
fonction de reconnaissance, dans la mesure où ils rappellent
au téléspectateur que les deux œuvres sont diégétiquement
liées et, au-delà, qu’elles émanent d’une même formule,
donc d’un même projet auctorial. Je propose donc de les
regrouper sous le terme de processus transfictionnel homodiégétique de reconnaissance28.
De tels processus se rencontrent également dans certains
groupes de séries canoniques à héros multiples issus d’une
même formule. C’est par exemple le cas de Crime Scene Investigation (CBS, 2000+ ; Les experts, TF1, 2001) qui a
connu récemment deux avatars successifs : CSI : Miami
26. Côte Ouest (TF1, 1988).
27. Processus également assez courant dans les soap operas.
28. Buffy the Vampire Slayer (WB, 1997-2003 ; Buffy contre les vampires, Série Club 1998) et sa spin-off Angel (WB, 1999-2004 ; TF1, 2002)
constituent un exemple de processus transfictionnel homodiégétique
d’autonomisation par ramification appliqué à la catégorie de la série
feuilletonante.
Spin-off et crossover
125
(CBS, 2002+ ; Les experts : Miami, TFI, 2003) et CSI : New
York (CBS, 2004+ ; Les experts : New York, TF1, 2005+), tous
deux basés sur des formules très peu différentes de la formule
originelle et reposant davantage sur le principe de la transposition géographique que sur de véritables modifications des
invariants (processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification). Ici, chacune des deux spin-offs
de CSI a été inaugurée dans une occurrence de la série première dont la fonction était d’introduire le monde fictionnel
de la série dérivée. C’est ainsi que dans l’occurrence de CSI
intitulée « Cross-Juridictions » (saison 2, épisode 22), une
partie de l’équipe de la police scientifique de Las Vegas enquêtant sur un crime dont le principal suspect s’était enfui en
Floride fut amenée à travailler aux côtés des experts de
Miami. De la même façon, les collaborateurs du lieutenant
Horatio Caine (CSI : Miami) feront à leur tour connaissance
des membres de la police scientifique de New York dans l’occurrence intitulée « MIA/NYC – Non Stop » (saison 2, épisode 23). Outre sa fonction de reconnaissance, le crossover
agit également dans ce cas comme un teaser (pris au sens
publicitaire du terme) en donnant au téléspectateur un avantgoût de l’œuvre à venir. Ainsi pourrions-nous dire que nous
sommes dans ce cas en présence d’un processus transfictionnel homodiégétique introductif de reconnaissance.
La série canonique à héros multiples Law & Order
(NBC, 1990+ ; New York District, France 3, 1994) et ses dérivés nous offrent quant à eux un autre exemple de processus
transfictionnel de reconnaissance. Reprenant certains des
invariants narratifs et temporels de la formule concept « franchisée » de sa série initiale, Dick Wolf a donné naissance à
deux spin-offs diffusées en France29 : Law & Order : Special
Victims Unit (NBC, 1999+ ; New York unité spéciale, TF1,
2000) et Law & Order : Criminal Intent (NBC, 2001+ ; New
York section criminelle, TF1, 2001). La première, plus feuilletonante que l’originale, met exclusivement en scène des
29. Law & Order : Trail by Jury, la troisième spin-off de Law & Order,
n’a pas encore été diffusée en France.
126
La fiction, suites et variations
enquêtes liées à des crimes sexuels. Quant à la seconde, elle
reprend, en la réactualisant, la formule du roman policier à
clés et se développe (sous la responsabilité du producteur
Rene Balcer) autour de la figure centrale du personnage de
l’inspecteur Robert Goren (Vincent D’Onofrio) (processus
transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par
ramification)30. Comme dans le cas précédent, si les effets de
reconnaissance sont ici aussi d’ordre discursif (déclinaisons
du titre et de la séquence générique de Law & Order) et
sémantiques (certains personnages de Law & Order apparaissent périodiquement dans Law & Order : Special Victims
Unit et un crossover a uni les deux séries au cours de la
saison 1999-2000), il est à noter qu’ils peuvent aussi dépasser le carde de l’univers diégétique homogène construit par
les trois œuvres. C’est ainsi que par trois fois, l’univers diégétique de Law & Order va croiser celui d’Homicide : Life
on the Street 31 (NBC, 1993-1999). Ces crossovers prendront
la forme de trois histoires en deux parties, chacune de ces
histoires commençant dans l’occurrence de Law & Order
diffusée le mercredi soir et s’achevant dans l’occurrence
d’Homicide diffusée le vendredi soir de la même semaine.
L’effet de reconnaissance ne concerne donc plus seulement
une formule, mais il s’étend à la chaîne qui diffuse les deux
séries basées sur deux formules différentes (NBC) par une
sorte d’opération de feuilletonisation interdiégétique. Je dirai
alors que nous avons affaire dans ce cas à un processus
transfictionnel interdiégétique de reconnaissance. Un autre
exemple vient confirmer le poids de ce processus transfictionnel : après l’arrêt d’Homicide, le personnage de John
Munch (Richard Blezer) intégrera l’équipe des policiers de
Law & Order : Special Victims Unit (à la faveur d’un déménagement à New York).
30. La « galaxie » Star Trek (l’œuvre première donnera successivement
naissance à Star Trek : The Next Generation, Star Trek : Deep Space Nine,
Star Trek : Voyager et Star Trek : Enterprise) nous fournit un autre exemple, plus complexe, de l’utilisation du processus transfictionnel homodiégétique d’autonomisation par ramification.
31. Homicide (Série Club, 1998).
Spin-off et crossover
127
Un dernier cas de figure (en tout cas me semble-t-il)
correspond à ce que Pierre Beylot nomme « modulation
générique » et qu’il définit comme étant un phénomène de
« variations créées à partir d’une même formule générique
qui peut elle-même résulter du croisement entre plusieurs
genres » (2005 : 138). Ce phénomène, précise-t-il,
se manifeste de façon exemplaire dans deux séries
juridiques imaginées par le même scénariste et producteur David Kelley, The Practice (ABC, 1997+) et
Ally Mc Beal (Fox, 1999+), lancées la même année
sur deux networks différents. Bien que relevant du
même genre, ces deux productions évoquent le quotidien d’un cabinet d’avocats dans un esprit complètement différent (2005 : 138).
Ce qu’il est intéressant de constater ici, c’est que l’œuvre
d’un téléaste peut non seulement se construire en s’appuyant, comme nous l’avons vu, sur des processus transfictionnels homodiégétiques et interdiégétiques, mais
également sur des processus transfictionnels hétérodiégétiques. Bien que ses deux productions reposent clairement
sur des formules différentes (The Practice est une série feuilletonante alors que Ally Mc Beal pencherait plutôt du côté du
feuilleton sérialisant), certains points communs de nature
essentiellement sémantique (la mise en scène du cabinet
d’avocats), spatiale (la ville de Boston) et temporelle (elles
sont tournées puis diffusées simultanément en suivant la
temporalité téléspectatorielle), nous montrent que Kelley les
considère toutefois comme étant complémentaires.
Il nous en donne la preuve, s’enthousiasme Winckler,
en proposant au spectateur une expérience inédite
et, à ce jour [2002], unique : un crossover entre deux
séries diffusées par des chaînes concurrentes. Le
27 avril 1997, une même affaire réunit les deux
équipes d’avocats dans Ally Mc Beal sur la Fox à 21
h et se conclut dans The Practice à 22 h sur ABC.
L’événement est exceptionnel, car il exige que le
public passe d’une chaîne à l’autre (2002 : 225).
128
La fiction, suites et variations
Ce que nous montre ce dernier exemple, c’est que, dans le
champ de la fiction télévisuelle, la transfictionnalité peut
également s’avérer être un puissant outil de l’affirmation
d’une auctorialité. C’est pour cette raison que je désignerai
ce type de crossover par le terme de processus transfictionnel hétérodiégétique de reconnaissance auctoriale.
Pour conclure, je préciserai simplement qu’en plus des
fonctions narratives, syntaxiques, discursives et bien sûr économiques de la transfictionnalité que nous venons de mettre
en évidence pour les fictions plurielles qui s’élaborent au
sein du média télévisuel, il en est une autre, plus subtile et
plus complexe, dont l’étude nécessiterait sans doute une
approche de type sociologique ou anthropologique : je veux
parler de sa fonction ludique. Celle-ci est bien évidemment
liée aux multiples effets de reconnaissance que je viens
d’évoquer, mais elle trouve également une extension en
dehors du média, notamment dans des fan fictions, ces créations de fans qui tendent de plus en plus à se développer et à
se diversifier. Généralement mis en lignes sur la toile32, ces
récits écrits alternatifs sont eux aussi développés à partir des
formules originales de certaines œuvres et recourent souvent
aux mêmes processus de création transfictionnels, pour
donner naissance à des suites ou à des fins d’œuvres, à des
saisons virtuelles alternatives, ou à des spin-offs ou des
crossovers inédits (et parfois surprenants). Ces pratiques
transfictionnelles transmédiatiques liées aux fictions plurielles de la télévision nous offrent ainsi des vastes perspectives de recherche qui pourraient, pourquoi pas, s’élaborer à
partir de la « formule » que je viens de proposer dans les
lignes qui précèdent.
La suite au prochain épisode…
32. w w w. l e f l t . c o m / a n n u s e r i e s ; w w w. f r a n c o f a n f i c . c o m ;
pagesperso.aol.fr/_ht_a/phixie101/indexa.htm.
Spin-off et crossover
129
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WINCKLER, Martin (2005), Les miroirs obscurs, Paris, Au diable vauvert.
LA TRANSFICTIONNALITÉ DANS LES MÉDIAS
Marie-Laure Ryan
Dans cet article, je me propose d’examiner le problème
de la relation entre le médium de production et de dissémination du texte et la notion de transfictionnalité. Comme
l’ont montré les théoriciens des médias tels que Marshall
MacLuhan (1996), Walter Ong (1982) et Jay David Bolter
(1999), l’histoire de la communication langagière (pour ne
pas dire l’histoire de l’écriture, puisque je voudrais commencer au stade oral) peut être divisée en cinq périodes, délimitées par des inventions technologiques révolutionnaires :
1. Le stade oral ;
2. Le stade de l’écriture manuscrite (chirographique, dit
Ong) ;
3. Le stade de l’imprimerie, représenté par le livre ;
4. Le stade électronique, représenté par la radio et la télévision (le cinéma s’associe à ce stade, dit des médias
de masse, bien qu’il ne repose pas sur une technologie
électronique) ;
5. Le stade numérique, représenté par l’ordinateur.
La transfictionnalité, telle que nous essayons de la cerner
dans cet ouvrage, s’annonce au stade 2, prend naissance au
stade 3, se prolonge au stade 4, développe une foison de nouvelles formes au stade 5, mais s’y trouve finalement dépassée par certaines propriétés particulières aux textes et aux
mondes numériques. La réflexion qui suit retrace le fil de
cette évolution.
132
La fiction, suites et variations
LA TRANSFICTIONNALITÉ : TENTATIVE DE DÉFINITION
Avant d’entamer ce voyage dans les médias, je voudrais
proposer cinq conditions qui permettent de distinguer la
transfictionnalité de pratiques littéraires connues depuis
longtemps, telles que l’allusion intertextuelle, l’emprunt de
thèmes à la tradition orale, l’influence, l’imitation des
Anciens à l’âge classique, l’adaptation d’une histoire d’un
médium à l’autre. Ces conditions, comme on le verra,
diffèrent par leur degré de flexibilité : certaines sont obligatoires, d’autres renforcent le statut transfictionnel d’un texte
sans nécessairement créer des exclusions ; d’où les opinions
divergentes sur la transfictionnalité de certains phénomènes
textuels. Mon but n’est pas d’enfermer la transfictionnalité
dans des frontières rigides, mais d’en définir les
manifestations canoniques, de manière à disposer d’un point
de comparaison pour les cas douteux.
1.
LA TRANSFICTIONNALITÉ REPOSE SUR UNE RELATION
ENTRE DEUX TEXTES DISTINCTS. (J’APPELLERAI LE PREMIER
TEXTE TRANSFICTIONNALISÉ ET LE SECOND,
TRANSFICTIONNALISANT.)
Cette condition, qui semble claire à première vue, nous
renvoie au problème épineux de l’identité du texte. Ce n’est
pas ici le lieu d’approfondir cette question, mais je voudrais
suggérer qu’un texte doit être conçu comme un tout. Cela
élimine les épisodes des romans-feuilletons, les continuations de romans laissés inachevés par la mort de l’auteur et,
dans une certaine mesure, les divers tomes d’un vaste ensemble romanesque comme la Recherche de Marcel Proust. Par
contre, cette définition considère La comédie humaine d’Honoré de Balzac comme un groupe de textes, dans la mesure
où chaque roman constitue une unité qui se suffit à ellemême (même s’il y a unité, et donc texte, dans l’ensemble).
Cette conception du texte accepte également certaines
créations collectives.
La transfictionnalité dans les médias
2.
133
CES DEUX TEXTES DOIVENT PROJETER DES MONDES DISTINCTS,
MAIS APPARENTÉS L’UN À L’AUTRE.
En insistant sur une relation située dans le monde projeté
par les deux textes, relevant par conséquent du signifié plutôt
que du signifiant, cette condition distingue la transfictionnalité d’autres pratiques hypertextuelles1 décrites par Gérard
Genette dans Palimpsestes, telles que le pastiche stylistique
et les jeux oulipiens (application d’une opération mécanique
de transformation sur les mots d’un texte). Dans une réflexion au sujet de ce qu’il appelle « postmodern rewrites »,
ˇ distingue trois types de relations entre
Lubomír Dolezel
mondes fictionnels qui peuvent être considérées comme les
modes fondamentaux de la transfictionnalité2 :
• La transplantation d’un élément – personnage ou
schéma d’intrigue – d’un monde fictionnel à l’autre.
ˇ : le roman d’Ulrich Plenzdorf Les
Exemple de Dolezel
nouvelles souffrances du jeune W. (1973), qui transpose l’intrigue du Werther de Goethe dans la République démocratique allemande. (Le fait que Wiebeau,
l’alter ego de Werther, meurt par accident au lieu de
se suicider montre que les opérations transfictionnelles peuvent se combiner, mais l’une d’entre elles
sera généralement dominante.)
• La correction. Dans ce cas, les deux mondes se
ressemblent en ce qui concerne les personnages, le
milieu social, les lois naturelles ainsi que le contexte
géographique et historique, mais on choisit une autre
route dans l’éventail des possibilités. Cette opération
pose la question suivante : que serait-il advenu d’untel
si les circonstances avaient été différentes, s’il avait
fait un autre choix dans un moment crucial de sa vie
où plusieurs voies semblaient possibles ? Exemple
1. Je prends ici ce terme d’hypertexte dans le sens que lui donne
Genette dans Palimpsestes (1982) – texte produit à partir d’un autre texte –
et non dans le sens plus spécialisé que lui attribue la culture numérique.
ˇ pour ces trois modes sont transposi2. Les termes anglais de Dolezel
tion, displacement et expansion (1998 : 206-207).
134
La fiction, suites et variations
discuté par Dolezel
ˇ : Foe de J. M. Coetzee, une transfictionnalisation de Robinson Crusoë où le héros
n’accomplit aucun des actes civilisateurs décrits dans
le roman de Daniel Defoe, et où son histoire n’est pas
son journal, mais une fabulation due à une certaine
Susan Barton. Autre exemple, mentionné par Thomas
Pavel : un drame du XVIIIe siècle, Ophélie de Nahum
Tate, où l’héroïne, au lieu de se noyer, survit et épouse
Edgar3.
• L’expansion. Un texte agrandit l’univers fictionnel
d’un autre texte, en racontant soit le passé, soit le futur
de ce monde, ou en racontant l’histoire d’un personnage secondaire. Exemple de Dolezel
ˇ : Wide Sargasso
Sea de Jean Rhys, qui raconte la jeunesse de la première épouse de Mr. Rochester, personnage de Jane
Eyre de Charlotte Brontë. Autre exemple : les Nouvelles aventures de Sherlock Holmes, par le fils
d’Arthur Conan Doyle.
Faut-il considérer comme transfictionnelle la pratique d’un
auteur qui agrandit un monde fictionnel en écrivant une série
de romans ou de nouvelles autour du même personnage –
Maigret, Hercule Poirot – ou qui décide, après quelques
années, d’écrire une suite à un roman au monde originellement conçu comme complet (Thérèse Desqueyroux et La fin
de la nuit de François Mauriac) ? On dira dans ce cas qu’il
s’agit non pas de deux mondes mais d’un seul monde, car
3. Comme nous l’indique le titre du roman de Guido Artom Napoléon
est mort en Russie (1970), il existe également une forme de correction qui
se rapporte à l’histoire et non à la fiction. Il s’agit du phénomène de
l’histoire contrefactuelle, très populaire à l’âge postmoderne. L’histoire
contrefactuelle se divise toutefois en deux types, l’un fictionnel et l’autre
didactique. Dans le type didactique, illustré par une collection d’essais
éditée par Niall Ferguson, des historiens examinent des scénarios historiques virtuels afin de mieux comprendre l’histoire actuelle, mais ils insistent sur le caractère non factuel de ces scénarios ; dans le type fictionnel,
qu’on peut considérer comme une forme marginale de transfictionnalité,
on demande au lecteur de faire semblant de croire que l’histoire s’est
déroulée de la manière présentée dans le texte. Autrement dit, dans la version fictionnelle de l’histoire contrefactuelle, cette histoire est présentée
comme actuelle.
La transfictionnalité dans les médias
135
l’auteur est le maître de sa propre création. Pour distinguer
ces exemples du phénomène de la suite apocryphe, qui
constitue un exemple canonique de transfictionnalité (à
moins qu’elle ne soit un faux), on posera une troisième
condition.
3.
LES AUTEURS DOIVENT ÊTRE DISTINCTS.
De mes cinq conditions, c’est celle que je pose avec le
plus d’hésitation. Elle me semble nécessaire à exclure de la
transfictionnalité les suites dues au même auteur, les feuilletons, les cycles de nouvelles, et même les retours de personnages à la Balzac, décision qui n’entraînera probablement
pas l’unanimité parmi les chercheurs. Mais le statut transfictionnel d’un retour de personnages dû à des auteurs différents
sera certainement moins disputé que le cas de Balzac. Il me
semble toutefois que cette condition peut être suspendue
quand les mondes sont sémantiquement ou logiquement
incompatibles, comme c’est le cas pour la transplantation ou
la correction. On pourra considérer comme transfictionnelle
la pratique d’un auteur qui récrirait l’un de ses romans, mais
placerait l’intrigue dans un nouveau milieu, ou qui changerait le destin d’un de ses personnages. Les deux romans de
Marguerite Duras, L’amant et L’amant de la Chine du Nord,
me semblent illustrer cette possibilité d’une autotransfictionnalité.
Ces trois conditions ne suffisent cependant pas encore à
éliminer la situation d’un auteur qui adapterait un classique
pour la jeunesse ou qui s’inspirerait d’un texte d’un autre
auteur, agrandissant et corrigeant le monde du texte originel,
comme le fait Alexandre Dumas dans Les trois mousquetaires par rapport aux apocryphes Mémoires de d’Artagnan
par Courtilz de Sandras. La différence entre ces deux cas et
le phénomène de la transfictionnalité réside dans une quatrième condition.
136
4.
La fiction, suites et variations
LE LECTEUR EST SUPPOSÉ FAMILIER
AVEC LE TEXTE TRANSFICTIONNALISÉ.
Cette familiarité est indispensable à l’exercice intertextuel d’un mécanisme cognitif que j’ai appelé ailleurs « le
principe de la différence minimale » (Ryan, 1991). Ce principe nous dit que les espaces vides des mondes fictionnels –
l’information laissée implicite par le texte – sont remplis par
le lecteur sur la base de son expérience du monde qu’il tient
pour actuel. Cela revient à dire que pour remplir les vides du
texte, le lecteur importe des renseignements fournis par la
réalité extratextuelle. Le modèle produit par cette réalité ne
peut être invalidé que par le texte lui-même ; par exemple, si
un poème mentionne un chevreuil bleu, l’imagination du
lecteur construira un animal qui présente, à part la couleur,
toutes les propriétés des chevreuils de nos forêts. Le lecteur
ne basera pas l’interprétation du texte sur la base de
modifications gratuites, par exemple un chevreuil à rayures
de zèbre – ou s’il le fait, son interprétation sera généralement
considérée comme non pertinente. Dans un texte transfictionnel, le principe de la différence minimale opère non
seulement à partir du monde actuel, mais encore sur la base
d’un monde fictionnel. Le lecteur d’une adaptation transfictionnelle de Don Quichotte imagine le héros semblable, dans
la mesure où le texte le permet, au personnage de Miguel de
Cervantès, qui est lui-même construit sauf contradiction sur
le modèle d’un gentilhomme espagnol du XVIe siècle. En
postulant que le monde du texte transfictionnalisé fonctionne
comme monde de référence et par conséquent comme source
d’emprunts pour le texte transfictionnalisant, ce modèle
évite la fusion des deux mondes. Il permet donc de dire que
les nouveaux personnages introduits dans les continuations
de Don Quichotte ne font pas partie du monde du roman de
Cervantès, observation qu’un modèle postulant que les deux
textes décrivent le même monde ne pourrait justifier.
Mais si la transfictionnalité repose sur un monde fictionnel préexistant et connu du lecteur, cette relation est purement implicite, car reconnaître ouvertement l’origine
La transfictionnalité dans les médias
137
textuelle du monde qu’elle transforme bloquerait l’expérience que Jean-Marie Schaeffer appelle l’« immersion
fictionnelle » (1999 : 179-197). Le Don Quichotte d’une
suite apocryphe du roman de Cervantès sera présenté comme
un être réel et non comme l’alter ego d’un personnage de
roman. L’implication ontologique de cette présentation
contraste avec le cas d’un roman postmoderne qui, au lieu
d’intégrer pleinement les personnages immigrants dans un
nouveau milieu, soulignerait le conflit ontologique entre
l’élément migrateur et le monde qui l’accueille. Dans un
roman de Carlos Fuentes, Terra Nostra, on voit par exemple
le Pierre Ménard de Jorge Luis Borges jouant aux cartes avec
les Buendía de Gabriel García Márquez, mais le texte ne
permet pas au lecteur d’oublier le statut littéraire de ces personnages4. Pour distinguer la transfictionnalité de l’intertextualité, pratique à l’effet autoréflexif et anti-illusionniste,
ainsi que de la parodie, pratique ironisante qui déprécie le
texte d’origine, je poserai une dernière condition dont la
satisfaction se prête à divers degrés.
5.
LA TRANSFICTIONNALITÉ NE CHERCHE PAS À DÉCONSTRUIRE
NI À DÉMYSTIFIER LE MONDE DU TEXTE TRANSFICTIONNALISÉ
MAIS, AU CONTRAIRE, TENTE DE PRÉSERVER SON POUVOIR
IMMERSIF.
Selon cette condition, la transfictionnalité naît du désir
de combler ce sentiment de vide qui s’empare de nous quand
nous tournons la dernière page d’un livre, quand le mot fin
s’inscrit sur un écran, et que nous réalisons qu’il est temps de
prendre congé d’un lieu de jouissance pour l’imagination. Le
lecteur, spectateur ou auditeur d’un texte transfictionnalisant
peut se glisser dans un monde familier, au lieu de passer par
une difficile période d’acclimatation à un monde étranger.
Cette économie sur le plan de l’effort cognitif explique la
vogue de la transfictionnalité dans la culture populaire. On
objectera peut-être qu’il existe dans la culture considérée
4. Voir McHale (1987 : 17).
138
La fiction, suites et variations
comme d’élite des formes de transplantation et de modification qui proposent une critique idéologique du texte d’origine5. Ces pratiques se situent à mi-chemin entre l’intertextualité et la transfictionnalité, mais elles se rattachent à cette
dernière dans la mesure où le texte mise sur le désir du
lecteur de retrouver certains personnages, une certaine
intrigue ou un certain décor, et présente un monde qui semble coulé d’une seule fonte, au lieu de donner l’impression
d’un assemblage d’éléments disparates.
Pour mettre à l’épreuve ces conditions, soumettons-leur
le phénomène de l’adaptation d’un texte dans un autre médium. Dans la transposition cinématographique d’un roman,
cas le plus répandu d’adaptation, l’auteur est généralement
différent, et le monde l’est nécessairement, puisqu’il est
tributaire du médium. Mais si l’auteur recherche la fidélité,
les deux mondes seront semblables dans la mesure où le
médium le permet, ce qui transgresse la deuxième condition.
Et il n’est généralement pas nécessaire de connaître un
roman pour apprécier son adaptation filmique. Nos cinq
conditions nous disent par conséquent que l’adaptation
transmédiale n’est pas intrinsèquement transfictionnelle,
mais elle peut le devenir si le monde fictionnel du texte
adapté diffère du monde originel d’une manière qui ne peut
pas être attribuée au médium, et si l’adaptation fait appel à la
familiarité du lecteur avec le texte originel. Ces deux conditions sont remplies par Bride and Prejudice, une parodie des
films dits de Bollywood (2005), qui transporte aux Indes
l’intrigue du roman Pride and Prejudice de Jane Austen.
LE STADE ORAL
Dans la culture purement orale, le texte hérite la nature
transitoire de la parole dans laquelle il s’incarne. En partie
mémorisé, en partie improvisé, il évoque un monde familier
5. C’est notamment le cas de deux transfictionnalisations de
Robinson Crusoë : Foe de J.M. Coetzee (voir Dolezel,
ˇ 1998 : 217-222) et
Suzanne et le Pacifique de Jean Giraudoux (voir Genette, 1982 : 299-303).
La transfictionnalité dans les médias
139
de l’auditoire. Le poète, c’est-à-dire le barde, ne possède pas
le texte, puisque le texte est évanescent, ni le monde que le
texte évoque, puisque ce monde est fondé sur le mythe et la
tradition. Le barde n’est pas l’auteur du texte mais le porteparole de l’instance sacrée, déité, ancêtre ou héros culturel, à
qui l’on doit le don du récit à la communauté. Chaque performance et chaque barde présentent une image légèrement
différente du monde narratif, mais si ce monde tolère la
variation, il doit respecter certaines coordonnées de base.
Ulysse ne peut être naïf, Achille ne peut être poltron et la
guerre de Troie ne peut pas être gagnée par les Troyens. De
même, un enfant à qui on raconte l’histoire du Petit Chaperon rouge ne permet pas qu’on change l’intrigue ou qu’on
omette certains motifs pourtant inessentiels au développement de l’action, comme la couleur du capuchon de
l’héroïne. Mais dans la mesure où les données du mythe sont
respectées, les aventures d’Ulysse peuvent se dérouler dans
un ordre plus ou moins libre et les détails des combats
d’Achille peuvent varier d’une performance à l’autre. De
même que le texte n’est pas un objet solide et permanent, le
monde narratif est un domaine aux limites floues dont
l’identité ne repose pas sur un texte définitif. Il s’ensuit que
les mondes narratifs ne sont pas la création exclusive d’un
texte donné et que de nombreux textes peuvent entraîner
l’imagination dans le même monde et dans la même histoire.
Peut-on, dans de telles conditions, parler de transfictionnalité6 ? Dans un sens oui, les cultures orales vivent dans la
transfictionnalité, puisque leurs mondes imaginaires peuvent
s’incarner dans de nombreux textes. Il s’agit là d’un
phénomène si répandu qu’il passe pour naturel, ce qui le rend
parfaitement invisible. Mais dans un autre sens, cet état
endémique de la transfictionnalité rend le concept inopérant.
Le terme de trans suggère une relation entre deux mondes et
deux textes distincts et précisément délimités. Or comme
6. Il serait plus précis d’employer le terme de transnarrativité, car il
n’est pas sûr que les définitions contemporaines de la fiction s’appliquent
aux cultures orales et chirographiques, mais pour simplifier les choses, je
m’en tiendrai au terme de transfictionnalité.
140
La fiction, suites et variations
nous l’avons vu, les textes oraux sont trop éphémères et les
mondes fictionnels hérités de la tradition sont trop flous pour
parler d’une telle relation. À l’âge oral, le monde fictionnel
est un territoire communautaire aux limites incertaines vers
lequel tout barde et tout texte ont le droit d’entraîner
l’imagination de l’auditoire.
LE STADE DE L’ÉCRITURE
L’invention de l’écriture manuscrite est une période de
transition entre le stade oral et le stade de l’imprimerie.
Comme le remarque Ong (1982), les cultures chirographiques opèrent encore largement sur le mode de l’oralité. Le
texte écrit est un aide-mémoire pour la performance orale, et
les mondes fictionnels continuent à être traités comme des
lieux publics. Que l’on pense, par exemple, aux nombreuses
versions médiévales de la matière de Bretagne ou au rayonnement hors de France de la Chanson de Roland. La difficulté de disséminer les textes fait d’autre part obstacle à
notre quatrième condition, la familiarité du lecteur/auditeur
avec les deux versions, mais cet obstacle n’est peut-être pas
aussi formidable que nous l’imaginons à l’âge de l’Internet,
car les cours communiquent, les troubadours voyagent et le
public est lettré. L’écriture permet par contre d’attribuer le
texte de manière permanente et précise à un auteur particulier, ainsi que le montre l’acte de signature qui conclut la
Chanson de Roland : « Ci falt la geste que Turold declinet. »
Grâce à ces attributions, les auteurs futurs ne puiseront plus
directement dans l’anonymat de la tradition orale, mais
prendront conscience de se relayer les uns les autres dans une
vaste chaîne de reprises narratives. Comme le montre Marie
Blaise dans le présent ouvrage, Wolfram von Eschenbach, en
travaillant le thème de la quête du Graal, fait allusion au
Perceval de Chrétien de Troyes. Mais il ne s’agit pas encore
là d’une pleine forme de transfictionnalité, car Wolfram accuse Chrétien d’avoir falsifié l’histoire : si Wolfram corrige
Chrétien, c’est au nom de la fidélité à une source plus
ancienne, un poète provençal nommé Kyôt, qui aurait lui-
La transfictionnalité dans les médias
141
même été inspiré par un manuscrit arabe. Mais l’intrigue se
complique – et avec elle le diagnostic de transfictionnalité –
par le fait que ces sources semblent avoir été inventées par
Wolfram7. La notion de transfictionnalité implique toutefois
une distinction entre texte fictionnel et texte référentiel qui
manque encore au Moyen Âge ; cette distinction ne se
développera qu’avec la diffusion du livre.
La coupure la plus importante pour la notion de transfictionnalité n’est donc pas l’invention de l’écriture, mais
l’invention de l’imprimerie. Entité immatérielle, le texte
acquiert un corps matériel délimité par les couvertures du
livre. La permanence de l’inscription lui donne de surcroît
une identité graphique, et le nom de l’auteur sur la couverture du livre une identité humaine. Le statut d’objet tangible
donne naissance à la notion d’œuvre et renforce la relation
de possession entre l’auteur et le texte. L’une des conséquences sociologiques majeures de l’invention de l’imprimerie est en effet le développement de la notion de propriété
intellectuelle et la création de lois sur les droits d’auteurs.
Grâce à ces lois, l’auteur maintient sous son contrôle les
innombrables copies du texte.
Comme l’a montré Mark Rose (1993), la notion de
propriété intellectuelle reflète une conception romantique de
l’auteur qui favorisera, par contre-réaction, l’activité transfictionnelle. Le romantisme présente l’auteur comme un
génie créateur qui tire de son intériorité une œuvre absolument originale dont le style et le contenu portent la marque
indélébile d’une personnalité unique. On ne demande plus au
texte d’entraîner le lecteur dans un monde familier, mais au
contraire, de servir de passeport vers une terra incognita.
Selon le dogme d’une critique radicalement textuelle – par ce
terme je fais allusion à une tendance qui va de la nouvelle
critique des années 1950 à la déconstruction –, le texte littéraire crée son propre monde, et si vous changez un mot, c’est
le monde entier qui change. Il est donc désormais impossible
à plusieurs textes de conduire vers le même monde.
7. Je suis reconnaissante à Marie Blaise pour ces détails.
142
La fiction, suites et variations
En faisant du texte un objet tangible et délimité et en
resserrant les liens entre le texte et l’auteur, l’âge de l’imprimerie produit les conditions nécessaires au développement
de la transfictionnalité comme pratique littéraire délibérée.
La transfictionnalité entretient une relation ambiguë avec la
notion d’auteur : d’un côté, elle se réfère à un texte déterminé, signé par un auteur dont le nom donne au texte son
identité, mais de l’autre, elle conteste la notion d’un contrôle
exclusif de cet auteur sur le monde fictionnel. Elle tente de
réconcilier l’idée que chaque texte mène à son propre monde,
et constitue la seule voie d’accès à ce monde, avec
l’expérience imaginative du lecteur, qui voit dans les mondes
fictionnels des entités dotées d’une existence autonome.
Alors que la critique radicalement textuelle affirme qu’il
n’y a pas de hors-texte, que les propriétés des mondes fictionnels sont celles, et uniquement celles, que spécifie le texte, et
que les personnages ne sont que des combinaisons de sèmes,
l’imagination conçoit ces mondes et leurs habitants sur le
modèle des êtres vivants, c’est-à-dire comme des entités
ontologiquement complètes capables d’évoluer, et dont
l’existence s’étend au-delà du cadre spatio-temporel défini par
le texte. La transfictionnalité résout le conflit entre l’origine
textuelle des mondes fictionnels et le désir de l’imagination de
voir ces mondes s’émanciper du texte en postulant des
relations d’identité partielle entre mondes fictionnels. Dans
l’univers des mondes possibles, il y a des mondes qui se
ressemblent. Le texte transfictionnel crée son propre monde,
mais il le crée sur le modèle du monde d’un autre texte dont il
présente une image modifiée. La transfictionnalité est plus
qu’une adaptation ou qu’un retelling qui diffère de manière
indéterminée d’une autre version, elle propose un monde qui
diffère de manière précise et consciente du monde
transfictionnalisé. Pour que cette différence soit saisissable, le
monde transfictionnalisé doit être stable, or nul médium n’est
plus capable que l’écriture de créer cette stabilité8.
8. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de transfictionnalité à partir de sources
orales, comme le mythe et le conte ? Je n’irai pas jusque-là ; une fois que
La transfictionnalité dans les médias
143
Selon cette description, la transfictionnalité s’installe
pleinement et définitivement dans la littérature européenne
avec les continuations et transpositions du Don Quichotte de
Cervantès9, ou avec celles du roman de chevalerie Amadis de
Gaule. Ces adaptations diffèrent fondamentalement, de par
leur fonctionnement, de l’imitation des Anciens, telle que la
pratique un auteur classique comme Jean Racine. Le Phèdre
de Racine ne peut être considéré comme un texte transfictionnel pour au moins deux raisons : (1) l’intention de
Racine n’est pas de modifier le monde de Phèdre de manière
spécifique par rapport aux modèles antiques ; il proclame au
contraire dans ses préfaces sa fidélité aux sources ; (2) il
n’est pas nécessaire de connaître les sources de l’intrigue de
Racine pour apprécier la tragédie. Une suite ou une transposition de Don Quichotte présuppose par contre un désir de
revisiter le monde du roman de Cervantès, de suivre son
héros dans de nouvelles aventures ou de le voir se réincarner
dans un nouveau milieu.
LE STADE NUMÉRIQUE
Je sauterai par-dessus le stade électronique, car s’il
connaît une intense activité d’expansion, de correction et de
transposition de mondes fictionnels, les mécanismes de cette
activité ne sont guère différents de ceux de l’écriture imprimée. Dans un cas comme dans l’autre, le texte est un objet
fini, inscrit de manière permanente, qui ne peut être modifié
que par un autre texte permanent et fini. Les séries télévisées
et les sequels de films, qui constituent le phénomène
l’âge de l’imprimerie met en marche la machine transfictionnelle, cette
machine étend rapidement son opération à tous les mondes fictionnels,
quelle que soit leur origine. Mais une transfictionnalisation du mythe ou
de conte diffère des performances du stade oral par la volonté de changer
les données et de rendre le destinataire conscient de ce changement.
9. La première de ces continuations, par Alonso Fernández de Avellaneda (1614), précède la rédaction par Cervantès de la deuxième partie du
Quichotte et, d’après Howard Mancing (2004), aurait persuadé Cervantès
d’écrire lui-même une continuation, qui selon mes critères n’est pas
transfictionnelle.
144
La fiction, suites et variations
hypertextuel le plus répandu dans ce type de culture, ne
constituent d’ailleurs qu’une forme marginale de transfictionnalité, car ces expansions sont généralement dues au
même groupe de production et conçues d’emblée comme des
séries. (Les remakes de film me semblent par contre plus
conformes aux conditions définies ci-dessus.)
L’invention de l’ordinateur aura par contre une influence
profonde, à la fois positive et négative, sur la pratique de la
transfictionnalité. Avant de nous tourner vers les diverses
formes de cette pratique, il sera utile d’examiner certaines
des propriétés fondamentales du médium numérique.
1. À l’âge du numérique, le texte perd sa stabilité et
devient volatile, un statut situé à mi-chemin entre la
permanence de l’inscription du livre et l’évanescence
de la performance orale. Cette volatilité tient à la
nature électronique des unités informatiques, qui
alternent entre une charge positive et une charge
négative, permettant ainsi au texte d’être facilement
changé dans la mémoire de l’ordinateur.
2. Le numérique, en tant que médium, joue un double
rôle : médium de transmission, qui permet d’encoder
et de combiner tous les autres médias, mais aussi
médium d’expression, c’est-à-dire matériau qui
présente ses propres possibilités artistiques.
3. La notion de texte et sa relation au monde fictionnel
deviennent problématiques. À l’ère de l’imprimerie, il
est facile de distinguer le texte, ensemble de signes
inscrits sur un support matériel, du monde fictionnel,
représentation mentale construite sur la base de ces
signes. Dans les médias numériques, par contre, les
signes visibles du texte, qui entraînent l’imagination à
construire le monde fictionnel, sont eux-mêmes le
produit d’un code exécuté par la machine, qui
demeure invisible à l’utilisateur. Sur quel plan faut-il
situer la notion de texte : sur le plan du code, sur le
plan des signes produits par le code, ou bien le texte
enjambe-t-il ces deux plans ? On pourrait dire que le
code est le texte du point de vue de l’auteur et les
signes perceptibles, le texte du point de vue du lecteur,
La transfictionnalité dans les médias
145
mais cette manière de voir les choses représente une
simplification, car dans la plupart des cas, le code
n’est pas produit directement par l’auteur, mais par le
logiciel dont il se sert pour composer le texte : par
exemple, Storyspace, Flash ou Directeur. La question
de la nature du texte devient cruciale dans le cas d’un
code qui produit une variété de signes et de mondes,
comme c’est le cas pour un jeu vidéo interactif ou un
logiciel de génération d’histoires. Si le code est conçu
comme texte, nous pouvons désormais avoir « un
texte, plusieurs mondes », relation qui offre une autre
voie à l’équation « un texte, un monde » caractéristique de la littérature livresque10 et « un monde,
plusieurs textes » de la littérature orale.
Mon premier exemple de transfictionnalité numérique se
sert de l’ordinateur comme médium de transmission, mais
n’affecte pas des types de textes proprement numériques. Les
réseaux électroniques facilitent l’activité transfictionnelle en
ouvrant un espace public en ligne où les amateurs aussi bien
que les auteurs professionnels peuvent afficher leurs
créations. Les séries de télévision populaires, les films et les
romans culte (comme Harry Potter) donnent naissance à de
nombreux sites Internet où les fans échangent entre eux des
commentaires, communiquent avec les auteurs et producteurs en suggérant des possibilités d’intrigue pour des épisodes futurs, adressent des courriels aux personnages de la
série et publient de la fan fiction – des histoires basées sur le
monde fictionnel qui fait l’objet du culte. On trouve par
exemple 93 000 textes de fan fiction inspirés par Harry
Potter sur le site fanfiction.net – un nombre qui écrase les
140 transfictionnalisations et adaptations transmédiales de
Don Quichotte découvertes par Mancing. La plupart de ces
textes pratiquent l’expansion, mais le genre dit Slash fiction
se spécialise dans la correction. Ce genre met en scène des
personnages de séries télévisées, mais leur attribue des
10. Sauf pour le cas de plusieurs nouvelles ou romans du même auteur
décrivant le même monde.
146
La fiction, suites et variations
préférences sexuelles différentes. Il existe par exemple des
versions de Xena : Warrior Princess qui décrivent une
relation lesbienne entre Xena et son amie Gabrielle11. Sous
l’apparence de correction, comme l’a montré Sara Gwenllian
Jones (2002), le texte de Slash fiction propose souvent une
interprétation du texte transfictionnalisé qui rend explicites
des thèmes latents que les tabous culturels ne permettent pas
à la série télévisée d’exprimer ouvertement.
Si Internet peut mettre en relation des textes appartenant
à des médias traditionnels, comme des séries télévisées et des
narrations verbales, il peut aussi permettre une activité
transfictionnelle entre des textes proprement numériques – je
veux dire par là des textes interactifs qui ne peuvent exister
sans le support de l’ordinateur. Un exemple de cette pratique
est la constellation d’adaptations inspirées par un texte
numérique datant de 1996, qui est devenu l’objet d’un véritable culte dans les milieux branchés. Je veux parler de My
Boyfriend Came Home from the War, par l’artiste digitale
russe Olia Lialina. Composé en langage HTML, le texte original raconte, par une série de fenêtres que le lecteur ouvre
en cliquant avec la souris, les multiples scénarios qui peuvent
se produire quand un soldat revient de la guerre et retrouve
son amie. L’écran se divise en 16 fenêtres, et chacune d’elles
contient une version différente de la réunion des amants,
devenus dans la plupart de ces versions étrangers l’un à
l’autre. Sur le même site Internet se trouvent une douzaine
d’adaptations du texte de Lialina qui utilisent d’autres
supports logiciels : par exemple, une version audiovisuelle
qui donne voix aux personnages ; une version Flash qui
introduit des effets d’animation ; et une version « blogue »
qui invite le lecteur à intervenir dans la conversation entre les
deux amants. Comme je le suggère plus haut, l’adaptation
transmédiatique n’est pas en elle-même suffisante pour produire de la transfictionnalité, mais dans le cas de My
Boyfriend Came Home from the War, les mondes sont suffisamment différents pour justifier l’étiquette. La plus trans11. Voir le site Internet http://starpoet.com/xenerotica/xenerotica.htm.
La transfictionnalité dans les médias
147
fictionnelle de ces adaptations place les amants de Lialina
dans le monde du jeu vidéo Wolfenstein, inspirant par cette
juxtaposition ironique une réflexion sur la violence du jeu.
Dans le cas des multiples versions du texte de Lialina,
les auteurs se servent de logiciels extérieurs au texte transfictionnalisé. Mon exemple suivant présente au contraire le cas
d’un texte numérique muni d’un dispositif interne qui
facilite la production de textes transfictionnels. Il s’agit du
phénomène de la caméra du jeu des Sims. Les Sims sont les
héros d’un jeu de simulation par lequel le joueur crée une
famille dans un milieu suburbain et contrôle partiellement la
destinée de ces personnages. Le but implicite du jeu est
d’assurer le bonheur des Sims en leur faisant grimper
l’échelle sociale et acquérir de plus en plus de biens. Si le
joueur ne veut pas partir de zéro dans cette entreprise, il peut
adopter une famille créée par le système dont il hérite l’état
de fortune aussi bien que le passé. Parmi les options offertes
par le menu se trouve une caméra qui permet de prendre un
instantané de l’écran et de préserver cette image dans un
fichier. Les joueurs ont développé, de leur propre initiative,
un usage narratif de la caméra que les auteurs n’avaient pas
prévu. Ils se sont mis à créer des bandes dessinées, en
prenant plusieurs instantanés du monde des Sims et en
ajoutant un texte de leur propre invention. Ces créations,
affichées par centaines sur Internet, racontent une histoire
généralement différente de celle que le joueur actualise par
le code. Le jeu n’est donc plus qu’un prétexte à fabriquer des
images qui illustrent l’histoire que le joueur a l’intention de
raconter. La combinaison d’images et de texte permet au
joueur de créer des scénarios beaucoup plus dramatiques et
d’une narrativité beaucoup plus développée que les
séquences relativement plates d’événements produites par le
jeu lui-même : il est par exemple possible de faire parler les
personnages (alors que dans le jeu, ils ne s’expriment que par
un charabia incompréhensible), de décrire leurs pensées, de
leur attribuer des désirs et des plans d’actions variés et,
surtout, de donner à l’intrigue la forme aristotélicienne d’une
exposition suivie d’une crise et d’un dénouement. La relation
148
La fiction, suites et variations
transfictionnelle entre ces divers textes représente le cas
relativement rare d’une similarité du décor. Chaque
illustration – et par conséquent chaque monde – est en effet
construite à partir de matériaux en provenance du même
catalogue. Celui-ci permet au joueur de choisir l’apparence
physique des Sims, leurs habits, leurs maisons, leurs meubles
et leurs biens. Il s’agit là d’une relation nouvelle qui ne
correspond ni à la transplantation, ni à la correction, ni
vraiment à l’expansion : des mondes différents, assemblés
par l’utilisateur qui fait un choix parmi les éléments d’un
même répertoire de base.
Un autre exemple de dispositif interne – c’est-à-dire de
code – conduisant à la création de versions différentes d’un
même monde fictif est la fonction « Sauvegarder » qui
permet de préserver l’état du monde d’un jeu vidéo et de
reprendre l’action à partir de cette phase de développement.
Cette fonction est particulièrement utile quand le joueur
s’apprête à tenter une opération dangereuse où son avatar
risque de laisser sa peau. En activant la fonction en question,
le joueur évite de devoir recommencer la partie au début
quand les choses tournent mal pour l’avatar. Le joueur crée
de la sorte deux branches, l’une où l’avatar meurt et l’autre
où il survit, qui entretiennent l’une par rapport à l’autre une
relation de correction. C’est en effet le même personnage
dans le même monde, mais qui vit un destin différent.
Contrairement aux cas littéraires de correction, toutefois, la
version où l’avatar meurt n’a pas d’intérêt intrinsèque, et le
joueur n’y revient pas. Elle sert uniquement de terrain
d’entraînement.
Il en va tout autrement des jeux d’aventures qui permettent au joueur de créer son propre personnage à partir d’un
menu et de spécifier les talents particuliers de ce personnage,
comme c’est le cas dans la fantaisie médiévale Morrowind.
Ici le joueur peut mener parallèlement plusieurs vies dans le
monde fictionnel sous des incarnations diverses : tantôt elfe,
tantôt chevalier, tantôt sorcier, gnome ou shaman. Chacun de
ces rôles permet d’accomplir des actions différentes : par
exemple, le chevalier excelle au maniement des armes, mais
La transfictionnalité dans les médias
149
le gnome défait ses ennemis par la ruse et le sorcier, par la
magie. En jouant sous des rôles différents, et en préservant
ces diverses versions, le joueur peut vivre plusieurs destinées
et appréhender le monde fictionnel de manière plus complète. La relation transfictionnelle entre ces versions repose
sur un monde commun en ce qui concerne la géographie,
mais on ne peut la décrire ni vraiment comme correction, ni
vraiment comme expansion, et certainement pas comme
transposition. Il serait plus exact de parler d’intersection, car
le personnage créé dans chaque partie n’existe pas dans les
autres versions. Si je choisis de jouer un elfe dans une partie,
et un gnome dans une autre, cet elfe et ce gnome particuliers
ne peuvent pas se rencontrer dans la même partie du jeu. Les
personnages créés par le système se retrouvent par contre de
version en version.
Dans les exemples que je viens de décrire, l’utilisateur
extrait du texte des mondes multiples en activant des ressources inhérentes au code. Dans une autre forme de
transfictionnalité propre aux systèmes numériques, l’utilisateur agrandit le monde fictionnel en important de l’extérieur
des fragments de code et en les intégrant au code qu’il
possède. C’est ainsi que l’univers des Sims peut être enrichi
par l’achat de modules qui créent de nouveaux territoires à
visiter, tels que des lieux de vacances ou un campus de collège où on envoie les Sims adolescents. Ces modules différent du cas d’une nouvelle édition du jeu – comme Sims 2
par rapport à Sims 1 – dans la mesure où ils sont destinés à
être intégrés à l’édition courante et non à la remplacer. Il
s’agit là d’une opération commercialisée, puisqu’il faut
acheter le module d’expansion. Toutefois, grâce au phénomène dit de « source ouverte », la modification des mondes
numériques est à la portée de tout utilisateur capable d’écrire
du code. On parle de source ouverte quand le code d’un
logiciel est rendu publiquement accessible, ce qui permet à
une vaste communauté de contribuer à son développement.
L’exemple originel de source ouverte est le système d’exploitation Linux ; dans le domaine des jeux vidéo, l’exemple le
plus connu est le shooter Doom. La disponibilité du code
150
La fiction, suites et variations
permet aux joueurs de construire de nouveaux problèmes à
résoudre, de nouveaux décors pour l’action et de nouvelles
apparences pour les personnages12. Il existe par exemple un
mod – comme on appelle ces créations dans le jargon des
initiés – qui permet de transplanter les personnages de Star
Wars dans l’univers suburbain des Sims. Grâce au phénomène des mods, la construction du monde fictionnel devient
une entreprise collective et la différence entre producteur et
consommateur s’estompe, comme le préconise la doctrine
postmoderniste, mais de manière beaucoup plus littérale que
dans les textes d’avant-garde célébrés par Roland Barthes ou
dans l’hypertexte de fiction, où l’activité créatrice du soidisant « auteur-lecteur » se réduit à cliquer sur des boutons.
Certains jeux favorisent la participation active des joueurs en
intégrant des modules qui permettent de fabriquer de
nouveaux objets ou d’inventer de nouveaux problèmes sans
avoir besoin de connaître un langage de programmation. On
revient dès lors aux cas de dispositifs internes discutés
précédemment, à la différence près qu’au lieu de produire
des textes distincts destinés à l’exportation, comme les
bandes dessinées construites grâce à la caméra des Sims, ces
modules permettent de changer le monde fictionnel pour
ainsi dire de l’intérieur.
Cette idée de mondes fictionnels qui se modifient sous
l’action de l’utilisateur transcende la notion de transfictionnalité, puisque pour corriger ou agrandir le monde fictionnel,
ou pour transporter ses habitants dans un nouveau décor, il
n’est plus désormais nécessaire de le mettre en relation avec
un autre texte, producteur d’un autre monde. De toutes les
formes d’activité numérique, nulle n’illustre mieux cet audelà de la transfictionnalité que le cas des jeux vidéo en
ligne, comme EverQuest et Ultima On-Line, jeux qui réunissent de nombreux joueurs « en temps réel » dans un même
espace. Ces jeux diffèrent des jeux individuels par les propriétés suivantes :
12. Voir Salem et Zimmerman (2003 : chapitre 32) pour une discussion
détaillée de ces pratiques.
La transfictionnalité dans les médias
151
1. Le texte – c’est-à-dire le code – réside dans Internet,
au lieu être inscrit sur un objet solide et délimité, tel
qu’un cédérom. Quand les administrateurs du jeu
veulent agrandir le monde fictionnel, par exemple en
ajoutant de nouvelles régions à explorer ou de
nouveaux problèmes pour les joueurs qui ont atteint le
statut le plus avancé, ils peuvent le faire à l’insu de
l’utilisateur en modifiant le code sur Internet. Le
monde du jeu se transforme de la sorte sans que le
joueur ait besoin d’acquérir des expansions, des mods,
ou de nouvelles versions du jeu. Cette croissance
continue du code est rendue financièrement possible
par le fait que les joueurs paient une cotisation mensuelle pour accéder au monde du jeu ;
2. Les mondes des jeux en ligne diffèrent des mondes
des jeux solitaires et de ceux des textes écrits par leur
caractère persistant. Ce terme désigne le fait que le
monde fictionnel du jeu continue d’exister et d’évoluer quand le joueur éteint l’ordinateur et retourne
dans le monde actuel. Si le joueur laisse son avatar
dans un lieu donné, il le retrouvera au même endroit
quand il reprendra le jeu, mais les actions des autres
joueurs auront changé l’état du monde d’une manière
qui pourrait affecter le destin de l’avatar. Imaginons
que l’avatar s’était joint à un groupe d’autres personnages pour traverser une forêt dangereuse. Dans le
monde d’EverQuest, il est en effet nécessaire de
former des alliances avec des joueurs possédant divers
talents pour surmonter certains dangers. Un chevalier
qui sait manier l’épée aura par exemple avantage à
voyager avec un druide capable de guérir les blessures. Mais quand notre joueur retourne dans le
monde d’EverQuest après une journée au bureau, les
autres membres du groupe auront continué leur
voyage, et son avatar se trouvera désormais seul et
sans protection contre les bêtes féroces de la forêt. En
tant que membre d’un monde persistant, le joueur ne
dispose pas de la possibilité de faire marche arrière
dans le temps et d’activer une autre version du monde,
comme le permet la fonction « Sauvegarder » des
152
La fiction, suites et variations
jeux individuels. Il vit en temps réel, le temps de
l’expérience vécue.
Le dynamisme interne des mondes en ligne marque à la
fois le triomphe et le dépassement de la transfictionnalité. Le
triomphe, puisque la transfictionnalité naît du désir de doter
les mondes fictionnels d’une vie autonome. Mais le pouvoir
des textes numériques de simuler le devenir de la vie frappe
la notion de transfictionnalité d’obsolescence, puisque les
systèmes numériques n’ont pas besoin d’êtres relayés par
d’autres textes pour plonger leurs mondes dans une évolution
constante. Avec les jeux en ligne, le développement continu
des mondes fictionnels se passe désormais du « trans » de la
transfictionnalité. Les textes protéens de la culture numérique peuvent ainsi respecter l’esprit du phénomène transfictionnel sans nécessairement en observer la lettre.
La transfictionnalité dans les médias
153
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SPIRALES ET RÉFLEXIVITÉS
TRANSFICTIONNALITÉ, MÉTAFICTION
ET MÉTALEPSE AUX XVIE ET XVIIE SIÈCLES
Françoise Lavocat
Université Paris 7–Denis Diderot
Institut Universitaire de France
La définition de la notion de transfictionnalité, telle que
l’a proposée récemment Richard Saint-Gelais, oscille entre
une acception large, selon laquelle, « cas particulier de l’intertextualité » (2001), elle engloberait tous les cas de retour
des personnages, et une interprétation plus étroite. Selon
celle-ci, elle serait plutôt une sous-division d’un certain type
de métalepse, définie par Gérard Genette à partir de Pierre
Fontanier comme une transgression, par l’auteur, le
narrateur, le narrataire ou le personnage, des frontières ou
des différents niveaux de la diégèse1. On peut plus précisément décrire la transfictionnalité comme une « métalepse
d’énoncé horizontal2 », dont l’exemple canonique serait la
rencontre par Don Quichotte, dans la deuxième partie du
roman, de personnages issus du Don Quichotte de Alfonso
Fernández Avellaneda3. Pour le dire en d’autres termes,
1. Voir Genette (1972 et 2004).
2. D’après l’expression de Sabine Schlickers : « un personnage
échappé d’une autre œuvre littéraire filmique ou dramatique constitue par
son entrée dans une autre œuvre une métalepse d’énoncé horizontale »
(2005 : 159).
3. La seconde partie dite « apocryphe » d’Avellaneda (1614) est une
opération transfictionnelle du premier type (une continuation) ; la seconde
partie du Quichotte de Cervantès (1615), en intégrant des personnages de
la suite d’Avellaneda, qui posent la question absurde de l’existence d’un
« vrai » et d’un « faux » Don Quichotte, est éminemment transfictionnelle
et métaleptique.
158
La fiction, suites et variations
empruntés à Dorrit Cohn (2005) et Marie-Laure Ryan
(2005), la transfictionnalité, en tant que métalepse, serait une
opération qui tiendrait du paradoxe logique ; en réalisant la
fusion de mondes possibles, elle serait inséparable d’une
forme de réflexivité.
Saint-Gelais n’exclut pas la première acception, puisqu’il cite l’exemple du personnage de Faust ; mais en insistant ailleurs sur « le malaise » que provoque chez le lecteur
l’opération transfictionnelle, ce qui rappelle « l’effet de
bizarrerie » (Saint-Gelais, 2000 : 65) généralement jugé
consubstantiel de la métalepse (« ontologique » plutôt que
« rhétorique4 »), il penche clairement vers la seconde.
Il semble en effet plus intéressant de se limiter aux cas de
transfictionnalité métaleptiques, paradoxaux, réflexifs –
jugés un peu vite par Ryan étrangers au classicisme, et peutêtre même à l’âge baroque (2005 : 2003). En revanche, si
l’on s’en tient à une acception large de la métalepse, on ne
voit pas très bien ce que l’on pourrait ajouter au panorama de
la « littérature au second degré » déjà brossé par Genette
(1982) : le simple retour des personnages, à partir du Moyen
Âge et jusqu’au XVIIIe siècle, est extrêmement courant et se
réalise selon des modalités variées (suites, continuations5,
adaptations).
Je propose cependant de prendre en considération les
deux modalités principales « du retour des personnages » en
réfléchissant à leur articulation aux XVIe et XVIIe siècles,
période où les héros de romans semblent justement avoir les
plus grandes difficultés à tenir dans les limites d’une œuvre
singulière. Quelle est la fonction (outre celle, d’ailleurs faussement évidente, de terminer une histoire) de la récurrence
des personnages, que dit-elle du statut, des frontières, du
périmètre d’un univers fictionnel entre la Renaissance et le
classicisme ? J’examinerai d’abord deux exemples d’œuvres
4. Pour reprendre la distinction entre métalepse rhétorique et
métalepse ontologique de Nelles (1997).
5. Selon Genette, la suite exploite le succès d’une œuvre, tandis que
la continuation a pour objectif principal de l’achever (1982 : 222-223).
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
159
où le retour des personnages ne génère pas de métalepse (on
pourrait parler de transfictionnalité « intraleptique ») : la
dimension métafictionnelle, quoique ambiguë, allusive, n’en
est cependant pas totalement absente, ce qui laisserait à
penser que le retour des personnages est toujours opérateur
de réflexivité, dans la mesure où il est porteur d’une interprétation. Je les confronterai ensuite à des œuvres où la transfictionnalité est métaleptique, en examinant quelles formes y
prend le paradoxe. On se demandera si la différence entre les
deux modes de la transfictionnalité, intraleptique et métaleptique, est de degré (la dimension réflexive y serait plus ou
moins présente) ou de nature (la différence serait par exemple d’ordre logique).
*
*
*
Si le XVIe siècle et la première partie du XVIIe siècle
voient la formation et le peuplement de vastes univers de fiction, à partir du milieu du XVIIe siècle, on s’attache davantage
à les répertorier, à les évaluer, ou tout simplement à les
visiter. La transfictionnalité est un des opérateurs privilégiés
de ces deux processus.
Les suites et les continuations contribuent en effet, à des
degrés divers, à l’extension des domaines du roman de chevalerie, du roman picaresque et du roman pastoral à la fin de
la Renaissance. Genette en a répertorié plusieurs6. Le doublement, voire le triplement des continuations, pour chacune
des œuvres majeures de cette époque, suggère qu’aller au
bout de l’aventure, clôturer l’œuvre, n’est peut-être pas leur
seul objectif. Les continuations sont suscitées tantôt par une
fin remarquablement ouverte, volontairement ou non (dans
le cas de Lazarillo de Tormes, de Guzman d’Alfarache, du
Buscon…), tantôt par un blocage des possibles narratifs
comme dans la Diana de Montemayor ou dans l’Astrée. Dans
6. En ce qui concerne Lazarillo de Tormes et Guzman l’Alfarache,
voir Genette (1981 : ch. xxxi et xxxviii) ; l’Astrée, voir Genette (1982 :
ch. xxviii). Pour les suites de la Diana et de l’Astrée, voir Lavocat (1998 :
260-276 et 314-322).
160
La fiction, suites et variations
ces deux romans, c’est la postulation de lois données comme
intangibles qui gèle la situation. Dans le roman espagnol, la
magie de Felicia, souveraine, transforme l’amour malheureux de Sireno en désamour définitif (à moins, comme dans
la continuation, qu’elle ne s’annule elle-même). Chez Honoré d’Urfé, c’est le commandement d’Astrée qui joue ce
rôle : Céladon déguisé en fille ne se découvrira jamais7, et la
difficulté des continuateurs d’Urfé à surmonter cet obstacle,
à marier les héros, est extrême8.
La continuation reprend la partie, avec les mêmes règles
du jeu, et s’ingénie à changer la donne. Le cas de la Diana
enamorada de Gaspar Gil Polo (1564) est particulièrement
révélateur de la sophistication structurelle de certaines de ces
œuvres « secondes ». Le dessin du roman de Montemayor est
repris et inversé par celui de Gil Polo. Dans l’œuvre « A »
(Montemayor), Sireno, amoureux de Diana qui l’a oublié, se
met en route avec ses compagnons, vers le palais de Felicia :
celle-ci efface son amour pour Diana. Dans l’œuvre « B »
(Gil Polo), c’est Diana, amoureuse de Sireno qui l’a oubliée,
qui effectue le même périple ; Felicia, en B, devra donc
défaire l’enchantement qui avait effacé Diana de la mémoire
de Sireno en A. Cette disposition en miroir (on peut parler de
symétrie inversée) intensifie les effets d’échos intertextuels.
Elle dote les lieux traversés (par Sireno en A) et retraversés
(par Diana en B) d’une valeur affective qui sollicite en
permanence le souvenir du texte source par le lecteur. Cette
mémoire gonfle également le personnage d’un passé et le
dote d’une conscience douloureuse. Dans ce cas, la transfictionnalité contribue à la fabrication d’une dimension psychologique nouvelle du personnage ; celle-ci est certainement
corrélative de l’autonomie fictive que lui confère le privilège
de passer d’une œuvre à une autre.
7. Outre les diverses continuations d’Astrée, il existe un roman qui se
situe dans le Forez vingt ans après. Dans la Bellaure triomphante de Du
Broquart (1633), on croise en effet Astrée, Céladon et bien d’autres héros
d’Urfé, vieillis. Le Forez est d’ailleurs ravagé par la guerre.
8. Voir Lavocat (1998 : 315).
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
161
La construction de la Diana enamorada n’est pas paradoxale. Cependant, un passage du roman opère bien une
légère rupture du « seuil d’enchâssement », pour reprendre
un élément de la définition de la métalepse9. Au livre II, les
bergers rencontrent une bergère, Ysmenia, qui n’est pas seulement émigrée, comme eux, de la Diana de Montemayor,
mais d’une histoire intercalée racontée dans la Diana. Or
l’histoire de cette Ysmenia, telle qu’elle avait été racontée
par Selvagia, en A, était bouclée : son mariage avec le berger
Montano, au détriment de Selvagia, elle-même désormais
heureusement mariée grâce à la magicienne, ne la prédisposait pas à un retour sur la scène. Celui-ci ne répond à aucun
horizon d’attente. La réapparition d’Ysmenia en B est donc
une surprise. Elle tient un peu du tour de force, d’autant plus
que l’histoire se déroulait au Portugal, tandis que l’action de
la Diana et de la Diana enamorada est située en Espagne.
Cette difficulté donne à Gil Polo l’occasion de « dénuder le
procédé » (Genette, 2004 : 23), ne serait-ce que fugacement.
Ysmenia déclare en effet que c’est la réputation de Diana
(œuvre ou personnage ?), dépassant les frontières (celles de
l’œuvre, du récit ou de l’Espagne ?), qui l’a déterminée à
quitter son pays pour la rencontrer. L’allusion à la fortune du
roman de Montemayor est claire, sans être explicite.
La continuation semble donc être inséparable d’un effet
métafictionnel, fût-il diffus. Elle est ambivalente en ce qui
concerne le statut de la fiction. L’œuvre source, transformée
en univers de référence, est parfois allusivement désignée
comme texte (comme dans l’exemple ci-dessus). Mais en
effaçant les frontières entre les œuvres, les continuations de
ce type les agrègent surtout dans un même univers, ce qui
renforce l’illusion mimétique de la fiction, puisque les
personnages, migrant d’une œuvre à l’autre, s’autonomisent.
Dans le cas d’univers comme celui de la chevalerie ou de la
pastorale, il est très probable que le désancrage des personnages des œuvres participe du gommage de la frontière entre
fiction et monde réel. Ces univers génèrent ainsi
9. Voir Genette (2004 : 14).
162
La fiction, suites et variations
précocement10 maintes pratiques d’identifications ludiques :
on sait combien furent « joués » dans des situations sociales
diverses, du XIIIe au XVIIIe siècles, Amadis et les chevaliers de
la Table ronde, les bergers et bergères de pastorale, les héros
de romans héroïques.
Dans ce type d’univers, la transfictionnalité ne produit
aucun effet de transgression. Elle est d’ailleurs comme appelée par les fins suspendues ou bloquées des romans. Le scandale produit par une continuation est plus perceptible lorsque
l’œuvre première est dûment terminée, voire clôturée. C’est
le cas d’un roman de la fin du XVIIe siècle, Mademoiselle de
Jarnac, de Pierre Le Pesant de Bois-Guilbert, qui développe
une suite des amours de la princesse de Clèves et du duc de
Nemours. Certes, le retour des personnages dans la nouvelle
historique française de cette époque est un pratique récurrente11. Le lecteur moderne, habitué à isoler le roman et
l’héroïne de Mme de La Fayette dans une singularité irréductible, exagère peut-être la transgression que représente
l’entreprise de Bois-Guilbert. Il n’en reste pas moins qu’il
s’agit d’une étrange proposition.
Au début du roman, le duc de Nemours tombe amoureux
de Mademoiselle de Jarnac (tout commence par une affaire
de portrait qui rappelle de près le roman de Mme de la
Fayette). Sa nouvelle conquête hésite à s’attacher à lui, car
elle « sça[it] de [ses] nouvelles », elle a « ouy parlé » de son
histoire avec la princesse de Clèves et de la « facilité » avec
laquelle il l’a oubliée. Ce savoir constitue, comme celui
d’Ysmenia à l’égard de Diana, un indice de transfictionnalité
sans être explicitement métafictionnel : Mlle de Jarnac peut
avoir appris, par la rumeur, l’histoire du duc de Nemours
sans que cela dénonce sa condition de personnage livresque.
10. On peut donner l’exemple du Roman du Hem de Sarrazin (fin XIIIe
ou début du XIVe siècle), qui est la relation d’un tournoi avec festins,
danses, intermèdes où paraissent des seigneurs et des grandes dames
déguisés en héros de la Table ronde.
11. Voir Zonza (2007). Je remercie chaleureusement Christian Zonza
de m’avoir communiqué son travail avant sa publication et d’avoir attiré
mon attention sur Mademoiselle de Jarnac.
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
163
Sont alors livrées deux versions contradictoires de la vie
de Mme de Clèves après la fin de ses amours avec Nemours.
Le duc raconte qu’en passant par Sedan, il a vu la princesse
retirée dans un couvent ; mais leur amour est éteint. Mlle de
Jarnac lui oppose une variante plus rocambolesque – surenchère destructrice du personnage de la princesse de Clèves :
Vostre galanterie avec la Princesse de Cleves,
interrompit Mademoiselle de Jarnac, n’a pas esté
aussi courte que vous voulez me persuader ; elle
vous envoya demander une promesse de mariage,
par un Gentil homme qu’elle vous despecha expres,
& qui vous trouva à Strasbourg. Aprés avoir reçu
cette asseurance de vostre fidelité, elle vous alla
trouver à Vienne habillée en homme. Vous la
receustes assez froidement, & pour vous en deffaire,
vous luy fistes espouser le frere d’un des Electeurs
de l’Empire, à qui après son mariage, on donna le
nom de Prince de Cleves12. Voyez que je suis bien
informée (Bois-Guilbert, 1685a : 24-25).
Aucune des deux versions n’est clairement validée, mais
l’arrivée à la cour de Mme de Clèves devrait lever le doute.
Elle doit paraître à un bal. Ces circonstances font que le
lecteur s’attend à une péripétie analogue à celles du roman de
Mme de La Fayette. Mais la continuation, comme Monsieur
de Nemours, est infidèle : on tend un piège au lecteur,
comme à la princesse de Clèves. Mlle de Jarnac exige en
effet une rupture publique. Mme de Clèves, qui a été attirée
dans cette fête par les cajoleries trompeuses de son ancien
amant, y paraît « avec de nouveaux charmes ». Mais elle est
ostensiblement délaissée au profit de Mlle de Jarnac13 et
disparaît définitivement du roman éponyme de sa rivale. La
rivalité des deux héroïnes thématise remarquablement celle
des deux romans.
12. La fonction de cette circonstance bizarre est claire : l’héroïne de
Mme de la Fayette perdrait sa qualité transfictionnelle si elle portait un
autre nom.
13. Voir Bois-Guilbert (1685a : 50-51).
164
La fiction, suites et variations
Il sera cependant à nouveau question de la princesse de
Clèves à la fin du troisième et dernier tome. Mlle de Jarnac,
qui a elle-même oublié depuis longtemps le duc de Nemours
(qui vient de mourir), décide de rentrer dans les ordres. Il est
alors enfin question de la fin édifiante de la princesse de
Clèves, que Mlle de Jarnac se détermine cette fois à imiter14.
La retraite de Mlle de Jarnac coïncide avec la disparition des
héros transfictionnels (par la mort et le cloître).
Le sentiment de bizarrerie que provoque cette œuvre est
double. Il tient d’abord à ce que la continuation est infidèle,
voire délibérément scandaleuse. L’hypothèse de lecture dont
elle procède ne se contente pas de prendre acte du soupçon
d’inconstance qui pèse sur le duc de Nemours dans La princesse de Clèves. Elle fait fi de la conversion morale de l’héroïne, entache rétrospectivement de mauvaise foi sa retraite.
Mais il tient peut-être aussi au caractère discrètement
paradoxal de la construction : plus qu’une suite, il s’agit en
quelque sorte d’une histoire externe intercalée dans La princesse de Clèves. La dernière phrase du roman de Mme de La
Fayette, « A » (« et sa vie qui fut assez brève, laissa des
exemples de vertu inimitables »15), n’est pas contredite,
même si le roman et la vie de Mlle de Jarnac constituent,
justement, une négation de ce caractère « inimitable » de la
princesse de Clèves. Mais la dernière phrase de A n’est pas
le point de départ de nouvelles aventures : son actualisation
est plus habilement différée, comme si elle constituait une
prolepse autorisant l’insertion de nouvelles péripéties, entre
la dernière entrevue des héros et la mort édifiante de Mme de
Clèves. B finit en effet par entériner la fin proposée par A,
après l’avoir bafouée (par les aventures scabreuses prêtées à
la princesse).
Là où Gil Polo, très solidaire de l’œuvre source, avait
choisi comme relation entre l’œuvre de référence et son
14. « Le duc de Nemours estoit mort quelques mois auparavant, & sa
dernière maitresse s’estoit enfermée dans les Carmélites, où elle édifia
tout le monde par sa piété. Mademoiselle de Jarnac resolut de suivre un si
bel exemple » (1685b : 253).
15. La Princesse de Clèves ([1678] 1958 : 1254).
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
165
monde possible (la continuation) une symétrie inversée,
Bois-Guilbert conçoit une sorte d’emboîtement. La relation
est en outre discontinue : l’œuvre B se désolidarise d’abord
avec éclat des données initiales de l’œuvre A, pour les valider in fine. Ces opérations (que la simple notion de continuation, on le voit, ne suffit pas à décrire), ne sont pas exemptes
de toute portée métafictionnelle, ni même étrangères au
paradoxe. Mais elles évitent le heurt de la métalepse, ce qui
suggère que le retour des personnages, ici, a moins pour
fonction de les désigner comme personnages que de les
réinterpréter, en vue de les construire (Gil Polo) ou de les
déconstruire (Bois-Guilbert). Dans le premier cas, l’intertextualité donne au personnage une sorte de profondeur de
champ, qui l’enrichit ; dans le second, la répétition est
dégradation.
Je propose maintenant de confronter à ces résultats deux
œuvres qui font des choix différents, c’est-à-dire où le retour
des personnages passe explicitement par le franchissement de
plusieurs seuils (des niveaux narratifs, des frontières de la
fiction). La déplourable fin de Flamete (1536), traduction de
Maurice Scève du court roman de Juan de Flores Breve tractado de Grimalte y Gradissa16 (fin du XVe siècle), et L’Escole
d’amour ou les Héros docteurs de Jacques Alluis (1665)17
sont éloignés dans le temps. Ces textes diffèrent par leur tonalité (tragique pour la première, comique pour la seconde) et
leur statut. La déplourable fin de Flamete, comme le souligne
le titre de la traduction française, se donne comme une continuation de la Fiammetta de Boccace18. La seconde n’est une
continuation que de façon indirecte, ludique et éminemment
16. La première édition du Breve tractado de Grimalte y Gradissa de
Juan de Flores est parue sans date, la deuxième en 1514. J’ai consulté celle
qu’en donne Matulka (1974). Je citerai, par commodité, la traduction
française, ne donnant la version originale, en note, que pour les passages
essentiels.
17. Je remercie vivement Véronique Duché de m’avoir indiqué le
roman de Juan de Flores et Camille Esmein, celui de Jacques Alluis.
18. L’Elegia di Madonna Fiammeta de Boccace a été traduit en espagnol en 1496.
166
La fiction, suites et variations
métaleptique, puisque les héros du roman découvrent à la fin
qu’ils sont les enfants de personnages de roman.
Les deux œuvres ont en commun de faire de la lecture un
enjeu de la fiction.
La première phrase de La déplourable fin de Flamete
opère une métalepse d’auteur qui a attiré l’attention de la
critique19. On n’a cependant pas, curieusement, aperçu
l’articulation exceptionnelle de la transformation de l’auteur
en narrateur-personnage, en elle-même assez banale au
XVIe siècle20, avec une opération transfictionnelle :
Brief traictez par Jehan de Flores pour lequel changea son nom en Grimalte, duquel l’invention est sus
la Flamecte composée par Boccasse, & peult autant
que ceulx que cecy liront par adventure n’auront veu
sa renommee par escript, J’ay bien voulu icy declairer sommairement…21
Scève a cru bon, dans son « epistre proemial », de justifier sa
traduction par le désir de satisfaire le lecteur, frustré par la
non-conclusion de l’histoire boccacienne, et celui de
raconter sa propre histoire d’amour, associée à celle de Jean
de Flores-Grimalte22. L’effet de ce trouble travestissement de
19. Schlickers (2005) mentionne en effet cette œuvre sans signaler
qu’il s’agit d’une continuation.
20. On peut citer deux romans espagnols, L’amant ressuscité de la
mort d’amour de Théodose Valentinian (traduit par Nicolas Denisot),
signalé par Duché (2008), et La belle andalouse de Francisco Delicado,
1528, évoqué par Schlickers (2005). On peut aussi mentionner, en Italie,
Le prose tiberine del pastore Ergasto d’Antonio Piccioli da Ceneta (1598).
Cette pastorale à clef associe métalepse d’auteur et transfictionnalité,
puisque l’auteur se donne le pseudonyme d’Ergasto et présente ses propres
aventures comme la continuation de celles du personnage qui porte ce nom
dans l’Arcadia de Sannazaro (1504).
21. « Comiença un breve tractado compuesto por Johan de Flores ; el
qual por la siguiente obra mudo su nombre en Grimalte. La invencion del
qual es sobre la Fiometa, porque algunos delos que esto leyeren :
porventura non habran visto su famosa scriptura ; me parecera bien
declarar la en suma » (dans Matulka, [1937] 1974 : 334).
22. « je ne scay o lecteur benivoles, qui plustost m’a meu vous publier
cette mienne assez lourde traslation de langaige espagnol en Françoys, ou
le regret qu’avez de la non finie histoire de Flammette, qui vous tient en
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
167
la voix auctoriale est d’annuler la distance instaurée par la
traduction ou de généraliser l’expérience du lecteur-amant
que figure cette histoire23.
Par cette opération transfictionnelle, la lecture comme
motif romanesque est dramatisée de façon inédite. Lectrice
éplorée de Boccace24, Gradisse demande à Grimalte, qui la
courtise en vain, de retrouver l’héroïne du roman et de la
consoler (à la fin de l’Elegia de Madama Fiammetta, celleci se désolait d’avoir été abandonnée par son amant
Pamfilo25). Bien plus, Gradisse promet d’être le prix de cette
épreuve inédite. Elle demande à son amant de lui rendre
compte par écrit des étapes de sa quête. Le roman est donc
constitué en partie par un récit à la première personne, mais
aussi par les lettres échangées entre Gradisse et Grimalte,
Pamphile et Flamette, Grimalte et Pamphile. Grimalte
retrouve en effet Flamette et Pamphile, mais est impuissant à
les réconcilier. Flamette en meurt et Gradisse rompt avec
Grimalte, estimant que la fin de l’histoire de Flamette a
abondamment prouvé la méchanceté des hommes. Grimalte
rejoint alors Pamphile pour une vie sauvage d’anachorète
(ayant fait vœu de silence), seulement troublée par les visites
nocturnes du fantôme tourmenté de Flamette.
Parmi les multiples questions que soulève cette œuvre se
pose celle du statut des personnages transfictionnels.
L’inquiétante étrangeté qui les nimbe est essentiellement
figurée par une surcharge de signes indiquant le passage
d’un voyage réel à un voyage symbolique. Certes, ces
desir suspendu, pour vous consoler, ou ma mienne experimentee
tourmente d’amours, que j’avois propose vous manifester pour vous
apprendre ».
23. Il se montre en tout cas sensible à la confusion des niveaux narratifs ; il a ajouté en tête de chaque chapitre des chapeaux, où il distingue
« Grimalte auteur » et « Grimalte acteur », sans à vrai dire que cela corresponde à un quelconque changement de focalisation dans la narration.
24. C’est évidemment Grimalte qui fait lire à Gradisse le livre qui causera sa perte.
25. Dans le roman de Boccace, Fiammetta narre son histoire à la première personne. Juan de Flores attribue à la fois le roman à Boccace (au
début) et à sa narratrice fictive.
168
La fiction, suites et variations
éléments sont familiers de la littérature médiévale ou
contemporaine de Juan de Flores26 ; mais jamais, à ma
connaissance, un tel périple vers on ne sait trop quelle
contrée imaginaire n’a été entrepris pour rencontrer un personnage de roman. Au bout d’un an et un jour, le narrateur,
après avoir fouillé le monde entier, s’être fait moquer de lui
et n’avoir trouvé aucune femme qui ait voulu jouer le rôle de
Flamette (« nulle se vouldroit faindre estre elle27 ») se retire
dans un lieu désert et sauvage : il s’agit de se perdre soimême pour trouver une chose perdue28. Il rencontre enfin, à
une croisée de chemins, une dame pompeusement ornée, à
qui il raconte son histoire : elle déclare être celle qu’il
cherche… et l’avoir pris lui-même pour Pamphile. L’espace
dans lequel se rencontre le personnage de fiction (analogue à
celui où se retirera finalement l’auteur en compagnie de
Pamphile et du fantôme de Flamette) est à l’écart et aux
confins du monde. Quoique dans une version âpre, c’est un
lieu pastoral, ce qui est un indice de fictionnalité. Un autre en
est le doute que le texte insinue subtilement sur l’identité de
la femme rencontrée (n’importe qui pourrait feindre être
Flamette…) et le motif de la réversibilité : le narrateur luimême est peut-être un personnage de fiction (puisque Flamette le prend d’abord pour Pamphile).
L’identification entre Pamphile et Grimalte, comme celle
entre Gradisse et Flamette (Flamette regrette à maintes
reprises ne pas être restée chaste comme Gradisse ; Gradisse
prévoit pour elle-même les malheurs de Flamette…), a pourtant un autre enjeu. Le narrateur ne cesse de clamer sa différence par rapport à l’amant infidèle de Flamette. Mais
Gradisse, au contraire, les assimile, et c’est à ce titre qu’elle
bannit son amant de sa vue. La pénitence commune de Grimalte et de Pamphile entérine son verdict. D’ailleurs, de quoi
26. On songe en particulier à la Comedia de Dante, au Pérégrin de
Caviceo, au Songe de Poliphile de Colonna…
27. « quien se queria fingir ser ella » (Matulka, [1931] 1974 : 382).
28. « celle Flamette ne se pouvoit trouver, je concludz en moy mesmes,
que comme moy perdu elle ne devoit estre moins esgaree » (chapitre VI,
n. p.).
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
169
se punit Grimalte en faisant vœu de silence, si ce n’est d’avoir
écrit la fin de l’histoire (« déplourable » !) de Pamphile et de
Flamette ? La retraite finale dans des bois du bout du monde,
en compagnie d’un être de fiction et du fantôme d’un autre,
est aussi un refuge dans un monde totalement fantastique (les
apparitions de Flamette sont terrifiantes). L’irréalité en
quelque sorte au carré des personnages transfictionnels, qui
avait été en partie gommée lors des péripéties du roman, est
finalement réaffirmée, sur un mode pathétique et doloriste.
La dimension éthique du dispositif est également importante,
quoique les instances normatives soient dans ce roman
plurielles et contradictoires : Grimalte joue le rôle d’arbitre
entre Flamette et Pamphile, Gradisse juge l’ensemble des
protagonistes et condamne les hommes, tandis que Dieu, au
contraire, punit Flamette (elle est apparemment damnée).
Si la tonalité du roman d’Alluis est tout autre, le retour
des personnages y a également une portée métafictionnelle
manifeste. Celle-ci passe aussi par la caractérisation du lieu
de la jonction entre non pas deux (comme chez Gil Polo ou
Bois-Guilbert) mais trois mondes : « A », le monde
fictionnel hors de la fiction (les œuvres dont sont issus les
personnages transfictionnels) ; « B », le monde fictionnel
dans la fiction (celui où vivent les personnages transfictionnels) ; « C », le monde réel dans la fiction (celui des
personnages de premier degré). L’enjeu de la lecture est
encore une fois associé à un jugement. Deux amants qui se
disputent, Alidor et Dorise, vont régler leur différend au pays
des romans. Ils y trouvent des personnages qui les instruisent
et prononcent un jugement à leur encontre, avant de les
reconnaître, respectivement, comme le fils de Coriolan et la
fille de Clélie. Le renversement est patent : ici, ce sont les
personnages de second degré, et non l’inverse, qui jugent les
personnages de premier degré. La sanction d’Alidor et
Dorise est suspendue dès qu’ils sont reconnus comme des
personnages de roman (ils étaient condamnés à ne plus se
voir pour un temps déterminé). La fiction au second degré
congédie, dégonfle, tout autre enjeu.
170
La fiction, suites et variations
Ce texte léger évoque l’esprit du « Ballet des romans »
(vers 1643)29, qui fait paraître au théâtre une série de personnages (Amadis, les chevaliers de la Table ronde, la Diane de
Montemayor, Astrée et Céladon, le Buscón…) chantant un
petit couplet de présentation qui résume leur ethos sur le
mode plaisant. Son personnel est aussi en partie celui des
Héros de romans de Boileau (1713) ; mais l’intention
d’Alluis n’est pas satirique, et il ne s’est pas contenté des
enfers, si traditionnellement accueillants aux personnages
transfictionnels30.
La « romantie31 » d’Alluis ressemble un peu à un parc
Astérix, à un Disneyland de la production romanesque
depuis les origines, vus par un Français de la fin du XVIIe siècle. Sorel ou Huet ne désavoueraient pas cette lecture. Dans
le pays des romans, on distingue, outre la maison des héros
du roman d’Héliodore, le quartier des vieux romans (pêlemêle, ceux du Moyen Âge et du XVIe siècle), le « quartier des
bergers », qui est en fait le Forez32, largement privilégié, le
canton mal famé des nouvelles, peuplés d’Italiens peu fréquentables, et enfin la ville, qui contient les palais des héros
de La Calprenède, Gomberville et Scudéry. Les partis pris
critiques sous-jacents de cette cartographie m’intéresseront
moins33 que la représentation métafictionnelle de l’univers
29. « Le libraire du Pont-neuf, ou les romans » est imité vers 1646 par
« La boutade des comédiens », qui fait défiler cette fois des héros de
pièces de théâtre. Sur les ballets qui prennent pour objet la littérature, voir
Lavocat (2005a).
30. Sur ce point, voir Rabau (2005 : 62-63).
31. Le terme est emprunté à l’auteur (probablement Colletet) d’une
longue épître anonyme en vers burlesques, intitulée le « Ballet des
romans » adressée à Scarron : elle narre sur le mode comique plusieurs
représentations de ce ballet pendant le carnaval de 1643 (BNF côte YF829). Heinen (2004) signale également Le voyage merveilleux du prince
Fan-Férédin dans la Romancie, de G. H. Bougeant (Paris Lemercier,
1735) qu’elle présente comme un récit de voyage humoristique associé à
une histoire des romans.
32. L’auteur s’excuse, dans son avant-propos, d’avoir privilégié
l’Astrée, alors que bien d’autres romans pastoraux auraient mérité une
mention. Cela montre bien la valeur paradigmatique qu’avait acquise le
Forez et le roman d’Urfé, aux yeux des lecteurs français.
33. Je renvoie sur cet aspect à l’ouvrage de Camille Esmein (2008).
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
171
de la fiction. Celle-ci est clairement placée sous le signe
d’une féerie euphorisante et d’une esthétique de l’accumulation, de l’hyperbole et de la somptuosité. Comme le remarquent les héros (de premier degré), Dorise et Alidor, la fiction comme monde a beaucoup à voir avec l’Arcadie : à
l’approche du pays des romans, l’air est plus doux, il emplit
d’amour ceux qui le respirent. La nature y est généreuse à
profusion. Pays de l’esprit et non du corps, on n’y mange
guère34. Ce lieu utopique ignore les conflits35 (il n’y a pas de
guerres, le pays n’est jamais attaqué et la ville n’est pas
défendue) et le travail banni. L’irréalité y est sans surprise
désignée comme le privilège de l’imaginaire36. En ce qui
concerne sa localisation, Alluis a préféré le proche au lointain : le pays des romans se trouve près de Paris. Les héros de
premier degré y vont à pied, les héros de second degré y ont
émigré en bateau, à la suite de Théagène et de Chariclée,
après la conclusion de leurs aventures. Le pays des romans
jouxte donc le lieu supposé idéal de leur réception (Paris).
Celle-ci est métaphorisée par les « visites » que reçoivent les
différents cantons du pays des romans, et surtout par l’école
d’amour fréquentée par les visiteurs-lecteurs. Y enseignent
des « héros-docteurs » qui appartiennent exclusivement aux
romans héroïques modernes quoique leur leçon, toute bourgeoise, n’ait rien d’héroïque ni de romanesque37.
34. « Ils s’allerent mettre à table d’abord, il est vray qu’ils n’y firent
pas grande dépense, tant parce qu’il n’y avoit gueres de quoy faire bonne
chere, qu’à cause que le plaisir qu’ils goutoient les empeschoit de manger,
& leur ôtoit l’appetit » (Alluis, 1665 : 12).
35. Cela est contradictoire avec les caractéristiques du canton des
nouvelles. Mais ce hiatus est solidaire du paradoxe général du pays des
romans (son état de choses est à la fois celui des romans de l’univers dont
il est issu [A], et celui d’un autre univers, postérieur et idyllique, de héros
de roman à la retraite [B]).
36. « Ils donnerent ordre cependant ce temps là de faire batir deux
palais pour leur nouveaux Habitans, ce qui fut d’abord fait, quoyque fort
magnifiquement, à cause que tous les Palais qui sont dans la ville des
Romans, sont presque aussitost fait qu’imaginez » (Alluis, 1665 : 155).
37. L’inconstance est blâmée, l’amour dans le mariage loué. Aux filles
mal mariées, Almahide conseille d’attendre sagement la mort de leur
époux (Alluis, 1665 : leçon xvi).
172
La fiction, suites et variations
En raison de leur statut, ce lieu et ses habitants sont éminemment paradoxaux. Le régime de la temporalité y est fort
peu clair. Les héros transfictionnels continuent ainsi à vieillir
après la conclusion de leurs aventures ; mais ils ne semblent
pas susceptibles de mourir. Astrée a 50 ans (l’année de
parution de l’École d’amour se situe exactement 60 ans après
celle du premier livre de l’Astrée). À ce compte-là, Théagène
et Chariclée, « très vieux », devraient avoir à peu près
1 300 ans… Parallèlement, le temps s’immobilise, dans la
mesure où il ne peut plus rien arriver aux héros de roman
après la mort de leur auteur. Certains sont ainsi restés célibataires : ils attendent pour conclure leur idylle l’aide de personnes officieuses – des continuateurs38 ! Mais si ces
personnages ne peuvent se marier sans que quelqu’un « y
mette les mains », fasse « des allées et venues » – en un mot,
écrive, d’autres font des enfants tout seuls. Alidor et Clarise
rencontrent le fils d’Hylas et de Stelle39, la fille de Galatée et
de Lindamor. Ils les écoutent raconter leurs aventures et apprennent leur mariage. Les personnages de l’Astrée ont donc
littéralement engendré leur continuation… Alidor et Dorise
sont eux-mêmes nés de l’union de personnages de la Clélie et
de l’Illustre Bassa bien après la conclusion des aventures qui
y sont racontées. C’est donc bien l’indécision entre l’exploitation ludique de l’autonomie du personnage et la révélation de
sa dépendance d’être de papier40 qui constitue l’intérêt et la
faille de cette fable métafictionnelle. La palinodie finale ne
manque pas de panache : les héros de premier degré, qui sont
en position de lecteurs (puisqu’ils visitent le pays des romans),
38. Certains, comme les continuateurs de La Calprenède, sont nommés
(Alluis, 1665 : 20).
39. Celui-ci, du nom de « Petit Hilas », est en effet la copie conforme
de son père. Alluis n’a pas eu l’intention de proposer une continuation en
elle-même intéressante. C’est à un pastiche de l’Astrée qu’il se livre dans
ce passage, comme il l’annonce dans son avant-propos.
40. On pourrait faire la même analyse du statut paradoxal du lieu : la
ville se bâtit au fur et à mesure de l’arrivée des personnages, après la
conclusion de leurs aventures. Pourtant, l’architecte principal en est Scudéry (Alluis, 1665 : 45) et le Forez est quant à lui transplanté à l’identique
(Lignon et pont de la Bouteresse compris) dans le pays des romans.
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
173
deviennent des héros de second degré, métamorphose rendue
possible par le fait que l’Escole d’amour est elle-même un
roman… mais la métalepse ne résout pas l’aporie fondamentale du personnage transfictionnel.
C’est sans doute une intuition du même ordre, concernant la nature même de la fiction, qui suscite la proposition
paradoxale de la fin des Héros de romans de Nicolas Boileau
([1713] 1858). Les dieux, dans une sorte de théâtre aménagé
dans les enfers, ayant fait défiler sous leurs yeux les principaux héros des romans héroïques du XVIIe siècle français, ont
découvert leur imposture : les « vrais » héros – ceux de l’histoire – sont ailleurs. Ceux-ci ne sont que des bourgeois de
Paris déguisés41, de « fades copies », « des fantômes chimériques », travestis d’un « certain oripeau et un faux clinquant
de paroles, dont les ont habillés ceux qui ont écrit leur vie »
(Boileau, [1713] 1858 : 218). Pluton ordonne de les dépouiller, de les fustiger et de les jeter au fond du Cocyte. Mais à
quoi peut ressembler un personnage de roman déshabillé des
mots qui le constituent ? Le rideau tombe sans que le spectateur, évidemment, assiste à l’impossible scène. La « dénudation du procédé », métaphorisée par celle des personnages,
arrive à une aporie.
*
*
*
Ce survol rapide de quelques cas de transfictionnalité
aux XVIe et XVIIe siècles amène à formuler deux ensembles de
propositions.
La première est que la transfictionnalité (au sens large,
telle qu’elle se pratique dans les continuations) soumet le
personnage à des manipulations qui, en le désancrant d’un
texte particulier, le mettent au cœur de l’expérience de la fiction. En outre, la transfictionnalité contribue à constituer de
larges univers fictionnels. De la Renaissance à l’âge classique,
41. Leurs « vrais noms » seraient, selon le Français qui les reconnaît
aux enfers, « Mademoiselle Clélie », « Monsieur Brutus », « Monsieur
Horatius Coclès », ce qui révèle la même aporie (comment s’appelle un
personnage de roman dépouillé des attributs du roman, dont le nom ?).
174
La fiction, suites et variations
on associe ces univers à des familles de personnages, essentiellement romanesques, et souvent à des lieux, comme dans le
cas de la pastorale ou de la picaresque, associée à l’Espagne.
Le roman d’Alluis illustre à merveille cette perspective critique et ludique sur le roman, interprété non comme un genre,
mais comme un espace – comme le terme de romantie le
suggère aussi. Le roman de Juan de Flores, un siècle et demi
auparavant, cherche lui aussi, par d’autres moyens, symboliques et fantastiques, à figurer le lieu propre de la fiction.
Celui-ci est presque superposable au séjour pastoral (sauvage
ou amène). Enfin, le retour des personnages, même lorsqu’il
paraît n’exploiter qu’avec opportunisme le succès d’une
œuvre antérieure (comme le roman de Bois-Guilbert), est
inséparable d’un parti pris de lecture : l’opération transfictionnelle est toujours un geste interprétatif.
En second lieu, la transfictionnalité, dans sa dimension
métafictionnelle, entraîne une interrogation sur la nature de
la fiction, à la fois éthique (surtout dans le roman de Juan de
Flores) et ontologique (jusque chez Boileau). La métalepse,
qui n’est pas réservée à la modernité, est toujours l’indice
d’une conscience élevée des différents niveaux du récit et des
frontières de la fiction. Le roman de Juan de Flores les pose
avec une acuité remarquable, dans une version tragique des
rapports entre auteur, lecteur et personnage. La fictionnalité
se représente d’autant plus comme un paradoxe que l’œuvre
se revendique comme un monde clos et que l’on comprend
que la séduction du personnage repose sur son illusoire
autonomie. La transfictionnalité met ainsi à jour le paradoxe
de la fiction : en déterritorialisant le personnage, elle conforte
la tendance tenace du lecteur à le faire sortir du papier. Mais
par le geste interprétatif qu’elle suppose, la transfictionnalité
a une dimension métafictionnelle, qui s’inscrit parfois dans
le texte par une métalepse ; les niveaux narratifs et les frontières de la fiction comme texte sont alors mis en évidence et
le personnage est ramené à sa « condition verbale42 ».
42. Valéry, cité dans Hamon (1977 : 115).
Transfictionnalité, métafiction et métalepse
175
Ainsi, la différence entre des univers transfictionnels
intraleptiques et métaleptiques semble, à première vue, de
degré. Dans les premiers, la métafiction reste implicite, ce
qui ne produit pas de dispositifs ouvertement paradoxaux
(Bois-Guilbert). Mais on pourrait aussi avancer que les
continuations métaleptiques ont une nature spécifique, parce
qu’elles incluent un monde de la fiction dans la fiction, qui
est un monde possible contradictoire43 (Alluis), ou à tout le
moins fantastique (Juan de Flores). Au XVIIe siècle, ce type
de monde tombe inéluctablement dans l’orbite de la féerie,
ou du burlesque satirique, qui allège ou annule les enjeux
éthiques et ontologiques de la fiction.
43. Un monde possible contradictoire n’est pas un monde impossible.
Pour cette discussion, voir notamment Pavel (1986 : 67), Ronen (1994 :
ˇ (1998 : 158 sqq.). Compléments bibliographiques
31) et, surtout, Dolezel
dans Lavocat (2005b).
176
La fiction, suites et variations
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LE CYCLE OBJET DU CYCLE.
TRANSFICTIONNALITÉ ET RÉFLEXIVITÉ
CHEZ WILL SELF ET ANTOINE VOLODINE
Anne Besson
Université d’Artois (Arras)
Les œuvres fictionnelles complètes du Français Antoine
Volodine et de l’Anglais Will Self constituent deux cycles
contemporains où se développe une hyper-conscience postmoderne des possibles transfictionnels ou des jeux qu’autorise la constitution d’un univers fictionnel, cyclique en
l’occurrence. Self et Volodine, de manière très comparable,
identifient, creusent et exploitent les paradoxes que suscite la
pratique transfictionnelle au sein des théories de la fiction,
les questionnements spécifiques qu’une œuvre se développant sur plusieurs textes discontinus est susceptible de poser
et d’opposer aux évidences acquises de lecture. En s’attaquant aux procédés normalement garants de l’unité de l’univers fictionnel cyclique et de sa reconnaissance par le lecteur
au-delà de la discontinuité matérielle, ces textes semblent
chercher à savoir jusqu’où une fiction cyclique peut se faire
lacunaire, afficher sa discontinuité et sa fictionnalité, tout en
restant cycle, c’est-à-dire en préservant non seulement le
repérage de son univers fictionnel comme unique et récurrent, mais encore l’ambition totalisante que supporte une
telle construction.
Les deux auteurs travaillent d’abord les possibles structurels du cycle, comme le soulignent leurs œuvres constamment réflexives, en particulier celle de Volodine, envahie par
un métadiscours donné comme émanant du monde
180
La fiction, suites et variations
fictionnel. Leurs ensembles narratifs peuvent dès lors être
rapidement présentés sous l’angle des jeux de continuité et
discontinuité. Cette première manifestation d’une double
démarche, d’identification de ce qui fait tenir ensemble
plusieurs textes en une fiction unique et de travail à ses
limites, est à son tour reproduite dans le récit par un choix de
thématiques privilégiées soulignant explicitement les points
névralgiques de la construction transfictionnelle, frontières
et identités : est-ce le même qui revient de l’autre côté, audelà de la discontinuité, et comment le savoir, comment définir la nature de ce qui revient ?
*
*
*
Bien sûr, de telles questions rappellent inévitablement
des interrogations déjà anciennes au sujet de la littérature
postmoderne et de ses fameux jeux réflexifs, l’exploration de
la capacité de l’écrit à inscrire le flottement identitaire constituant par exemple déjà une vieille lune de la postmodernité.
Mais, en un renouvellement qui intéresse directement notre
propos, les effets de citation/corrosion de la littérature
postmoderne touchent désormais le cycle, forme refuge de la
totalisation, ou encore ne s’exercent plus sur l’intertexte,
mais sur la transfiction, avec l’approfondissement des problématiques qu’entraîne un développement polytextuel.
Ainsi, la question de savoir jusqu’où on peut exhiber la fabrication du personnage, l’interrogation sur ce qui le fait être,
prend une autre dimension dans la convergence entre ductilité des identités et tensions de la fiction cyclique continue/
discontinue, c’est-à-dire quand elle s’applique désormais à
l’ontologie troublante du personnage transfictionnel.
Cet investissement de la forme cyclique par la fiction
postmoderne nous intéresse également parce qu’elle se situe
toujours, de façon symptomatique, à proximité immédiate
des littératures de genre, fantastique et science-fiction en
l’occurrence : comme si les prématurément « vieilles lunes »
de la postmodernité avaient retrouvé une fécondité au contact
de la fiction de grande consommation qui s’était imposée
Le cycle objet du cycle
181
comme le grand refuge du cycle. C’est ce que la littérature de
masse avait su préserver d’illusion totalisante, et notamment
ses réussites dans la création de mondes se donnant comme
denses, complets, autonomes, qui est récupéré et attaqué,
l’entreprise de déconstruction ne pouvant avoir lieu que sur
fond de résistance d’une conception plus euphorique des
possibles fictionnels.
Les œuvres de Self et Volodine, qui « recyclent » un
grand nombre d’expériences antérieures, en produisent
cependant une configuration assez nouvelle, qui s’avère
particulièrement proche de nos interrogations théoriques ; il
existe en effet déjà de nombreux cycles qui réfléchissent leur
caractère transfictionnel, notamment en science-fiction par
des remises en question du primat accordé à un monde
actuel, mais ils n’interrogent en revanche pas directement
leur propre statut de fictions textuelles. Les exemples qui, à
l’inverse, affichent cette caractéristique en confrontant plusieurs variantes contradictoires (non compossibles) d’expansion d’un même univers littéraire de référence (les mademoiselles et madames Bovary), forment quant à eux des
ensembles transfictionnels à auteurs multiples, où les
variantes sont autant de propositions individuelles uniques
qui entrent en concurrence plus qu’en contradiction – caractère à la fois collectif et anonyme de la production transfictionnelle qui fait d’ailleurs partie des propriétés réfléchies
par nos deux auteurs, dans leur usage des hétéronymes.
Enfin, les cas d’ailleurs rares de variantes transfictionnelles
divergentes émanant d’un auteur unique, comme les trois
« Aurélia Steiner » de Marguerite Duras (1979), donnent lieu
à des ensembles dont le seul côté lacunaire est frappant,
c’est-à-dire qui ne revendiquent pas simultanément un
caractère totalisant et expansif, comme Self et Volodine ont
compris qu’ils pouvaient se le permettre sans grand péril, en
enfants gâtés légataires du riche héritage des possibles
transfictionnels, qu’ils vont donc s’employer à dilapider sous
nos yeux de lecteurs, ravis ou agacés par ce qui peut apparaître comme de la générosité ou bien comme du gâchis…
182
La fiction, suites et variations
*
*
*
Dans un premier temps, les deux cycles explorent leurs
propres possibles structurels, ceux d’ensembles dont, par
définition, les volumes discontinus partagent un même univers fictionnel, ces volumes ici étant le plus souvent euxmêmes discontinus, ensembles polytextuels divers et diversement unifiés. Self illustre toute la palette des formats textuels
et des types de mise en continuité qu’ils permettent, avec à
l’heure actuelle trois romans, une novella, deux novellettes
au thème parallèle sur des métamorphoses sexuelles,
« Dave » et « Carol », réunies sous le titre binaire de Cock
and Bull ou Vice/Versa, et trois recueils de nouvelles1, souvent prépubliées en revue mais dont la mise en recueil
souligne les liens parfois ténus mais multiples, à la fois envahissants et dissymétriques, qu’elles entretiennent entre elles.
Ce même fonctionnement par détails récurrents, parfois infimes, comme certaines obsessions pour les taxis chypriotes
ou les cartes postales de chatons, parfois s’agglutinant en
nœuds de convergence, le tout couvrant l’œuvre d’un réseau
de densité inégale, se retrouve, au-delà du volume unique
qu’est encore le recueil, entre les formats courts et les romans. Nous ne prendrons qu’un exemple, celui du dernier
roman, Ainsi vivent les morts (2001) : on y retrouve l’idée
selon laquelle la mort n’est rien d’autre qu’un déménagement dans un autre quartier de Londres, qui avait été exposée
dans « Le livre des morts de Londres-Nord », première
nouvelle de Théorie quantitative de la démence (2000 : 1333), à laquelle fait écho une autre nouvelle du même recueil,
« Attendre » (2000 : 259-312), par récurrence de personnages, et, par seule récurrence titulaire, ne recouvrant pas un
contenu commun, le chapitre 10 du roman Mon idée du
plaisir, « Le livre des morts de Londres Nord (reprise) »
(1997a : 351-375). Enfin, l’oncologue Jane Bowen, qui tra-
1. Voir la bibliographie pour les références complètes des œuvres du
corpus.
Le cycle objet du cycle
183
verse rapidement Ainsi vivent les morts, le temps de dire que
ce n’est pas sa spécialité, nous est en effet mieux connue
comme psychiatre, et sa seule apparition suffit à lier le dernier roman au principal nœud de convergence de l’ensemble,
le sous-cycle Simon Dikes-Zack Busner, deux personnages
récurrents en entraînant bien d’autres à leur suite, un peintre
et un psychiatre qui apparaissent en partie indépendamment,
en mention ou en personne, dans plusieurs nouvelles, et
surtout se trouvent réunis par les cross-over de la nouvelle
« Inclusion® » (1994 : 199-249) et dans Les grands singes
(1998a). Self souligne parfois une discontinuité davantage
portée cependant par les thèmes que par la structure, par
exemple quand il place deux nouvelles constituant un microcycle, « The rock of crack as big as the Ritz » et « The nonce
prize », aux deux extrémités d’un même recueil, Tough,
Tough Toys for Tough, Tough Boys (1998b). Il assure pourtant
toujours une unité entre certaines nouvelles d’un recueil
(mais pas toutes), certaines nouvelles, parfois les mêmes
mais pas toujours, et d’autres nouvelles d’autres recueils,
comme entre les nouvelles et les romans.
La même profusion, dénuée pourtant de tout systématisme, dans le tissage de la continuité entre textes discontinus,
définit également l’ensemble constitué par les romans de
Volodine, mais ici le principal ciment transfictionnel résulte
d’un geste auctorial fort, d’une volonté d’unification affichée.
Nous utilisons par commodité le terme de roman pour des
textes là encore très discontinus et de composition virtuose,
depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985) et
ses complexes enchâssements narratifs, à Bardo or not Bardo
(2004) et ses sept parties ou nouvelles sans retour de personnages, en passant par les cas extrêmes des 49 « narrats »,
portant tous pour titre le nom d’un personnage différent, des
Anges mineurs ([1999] 2001), ou d’un texte entièrement métafictionnel, Le post-exotisme en 10 leçons, leçon 11 (1998a),
qui pour cette raison même constitue un des principaux
nœuds de convergence de l’œuvre. De prime abord diverse,
passée notamment directement de la collection de sciencefiction « Présence du futur » aux Éditions de Minuit, celle-ci
184
La fiction, suites et variations
s’impose comme un tout cohérent, un ensemble transfictionnel désigné comme « post-exotisme » par le commentaire
réflexif. Depuis le passage de Volodine au Seuil avec Des
anges mineurs, ses quatrièmes de couverture indiquent ainsi
toutes que son œuvre complète se rattache à ce qu’il décrit
comme « un univers littéraire parallèle où onirisme et politique sont le moteur de toute fiction » : une sorte de monde
post-apocalyptique, « notre cauchemar carcéral commun »,
mêlant mystique tibétaine inefficace et idéaux révolutionnaires dévoyés, et dont l’auteur aime à énumérer les grandes
caractéristiques transversales ; c’est le cas dans l’avantpropos, signé par sept hétéronymes, de la réédition de ses
quatre premiers romans, parus séparément chez Présence du
futur, en un seul volume qu’il « rapatrie » ainsi, en en soulignant les liens, dans la cohérence globale de son grand cycle,
en une autre manifestation frappante de volonté totalisante :
Les premiers textes du post-exotisme… […] On y
retrouvait la clandestinité violente, l’exclusion, les
ghettos non accueillants ; […] l’enfermement dans
l’obscur, le passage d’une identité à l’autre, le
voyage, douloureux et pire que la mort. Nos personnages fuyaient, on les battait, on les interrogeait ;
c’étaient des oiseaux, des femmes en armes, des
évadés monstrueux, des conteurs ; ils transmettaient
leurs cauchemars ; ils parlaient une langue onirique, non littéraire, la langue de notre cauchemar
carcéral commun… (2003 : 9).
Cette espèce de volontarisme unificateur s’énonce d’ailleurs
explicitement dans les textes et paratextes, en une confrontation directe à l’exhibition parallèle du fragment et de la
contradiction : dans ce même avant-propos de Volodine,
l’ambition de « montr[er] à quel point, dans une aventure
littéraire comme la nôtre, tout se tient » (2003 : 10), fait écho
à ce qui se fait menace de confusion universelle chez Self,
pour qui « tout, au fond, contient tout » (2000 : 253) –
constats fiers ou affolés de la puissance d’expansion cyclique. Volodine confère cette tendance aux genres post-
185
Le cycle objet du cycle
exotiques décrits dans ses 10 leçons, définissant par exemple
« l’hommage » comme « une réincarnation dans un corps
littéraire fraternel, la possibilité d’un nouveau voyage dans
un nouveau livre » (1998a : 31) (soit une définition possible
de la transfictionnalité), ou encore désignant la cohérence
qui résiste à toute discontinuité dans « L’unité de sang » des
« romances » :
En dépit de la grande diversité des sujets abordés, et
même si les personnages et les décors changent
considérablement […], des liens de sang existent
entre tous les ouvrages du genre […]. Quelque chose
d’unificateur finit toujours par apparaître à un
niveau de lecture ou à un autre (1998a : 37).
Self intègre cette réflexion sur les structures polytextuelles
de façon plus ouvertement parodique, tant sa démarche
s’oppose à une caricature d’expansion cyclique mentionnée
dans « The nonce prize » (1998b : 226), les « Sagas of the
distant future » du monstrueux pédophile Grachnell, dont les
27 premiers volumes racontent les trois mille premières années de l’Empire arkonique et les volumes 27 à 40 les mille
ans de montée en puissance de son rival l’Empire trimmien !
*
*
*
Il y a bien identification des problématiques soulevées
par les structures transfictionnelles, et volonté réflexive
d’équilibrer discontinuité des fragments et unité de l’ensemble. Cet équilibre s’avère en outre s’appuyer sur un jeu sur
les procédés permettant l’unification, aboutissant pour
l’essentiel à une évaluation des rapports répétition/variation,
du degré de différence qui peut accompagner les récurrences
sans les rendre pour autant inopérantes. Nous avons
rapidement introduit l’idée que la stabilité des ontologies des
mondes et des identités fictionnelles constituait la principale
thématique courant au long de ces ensembles et reflétant
leurs problématiques structurelles : qu’est-ce que passer
d’un livre à un autre, et d’un univers à un autre ? Qu’advient-
186
La fiction, suites et variations
il dans ce processus des identités, celles des héros, des narrateurs et des auteurs ? Comment par exemple reconnaître le
personnage comme identique à lui-même, alors que les
fausses certitudes du nom propre ou de la deixis pronominale
sont au cœur de plusieurs récits ?
Ces questions sont directement traduites dans une
nouvelle description par Volodine de son univers fictionnel,
où elles sont devenues les grands thèmes du post-exotisme :
notre littérature a manié des notions telles que le
destin cyclique, la mort non-mort et la vie non-vie, la
transmigration, la réincarnation, et elle a donné
pour support à l’action une réalité faite de mondes
multiples, illusoires et parallèles. Les écrivains
postexotiques ont décrit […] la gamme des épreuves
par quoi sont vaincus les gouffres du temps et de
l’espace. Avec une grande aisance et depuis toujours, les personnages de leurs livres effectuent des
allées et venues d’une âme à une autre, ils vagabondent d’un songe à un autre, ils glissent d’un univers
à un autre. Sur de tels franchissements repose la
fiction post-exotique (1998a : 75).
Self, héroïnomane notoire, revendique quant à lui une démarche de transgression systématique, aux lisières de la folie
clinique et des perceptions opiacées, aux frontières des sexes
et même des espèces, hommes et singes.
On comprend que la récurrence du personnage va servir
de support à ces expérimentations sur le degré de similarité
nécessaire à la reconnaissance des identités, dans une sorte
de reflet pratique tendu à des constructions théoriques aussi
diverses que celle de Saul Kripke sur le nom propre et sa
désignation rigide (1980) ou celle de David Lewis et ses
« contreparties » (1973). Richard Saint-Gelais a bien montré
à quelles difficultés les confrontaient les pratiques transfictionnelles, à savoir « le problème […] des critères permettant
de déterminer un degré suffisant de ressemblance » pour
« distinguer les contreparties “recevables” des cas de simple
homonymie », ou encore la façon dont le « principe trans-
Le cycle objet du cycle
187
fictionnel de l’identité des instances fictives à travers des
œuvres autonomes » pouvait se voir « contaminé par une
part d’altérité qui n’échappe jamais tout à fait au lecteur, qui
ne suffit généralement pas à parler d’un personnage distinct
(ce qui restaurerait l’identité de chacun) mais travaille
l’identité de l’intérieur » (2002 : 53 et 65).
Or la continuité des entités fictives transfictionnelles,
continuité onomastique, déictique et chronologique, se
trouve explicitement interrogée, chez Self et Volodine, par
des remises en cause internes cette fois à une œuvre unique,
des autocontradictions : comment le personnage s’appelle,
quel pronom personnel est susceptible de le désigner et comment s’articulent ses différents états successifs, ces questions
se posent… et c’est là l’étonnant pour des cycles qui se
définissent précisément par le retour de leurs personnages,
l’identification de la récurrence étant à l’inverse particulièrement facilitée dans les cycles de genre et de grande diffusion,
où la récurrence du nom s’accompagne de celle de plages de
récits qui lui sont associées2. Mais la transfictionnalité ouvrant à un jeu sur les caractéristiques de la fiction, les cycles
postmodernes retournent cette évidence et explorent les possibles du personnage récurrent, et d’abord ceux qu’autorise
le rapport nom propre-propriétés, ou encore l’espace entre
retour « congruent » ou « hétérogène », pour reprendre la
typologie de Daniel Aranda (1997 : 107 sqq.).
Volodine, virtuose de l’invention onomastique, réfléchit
les possibles théoriques du nom propre récurrent, soit en
« déjouant » l’habitude de lecture liée à la spécification unique par multiplication des cas d’homonymies, soit et symétriquement en attribuant plusieurs noms au même personnage, mettant en péril son identification. Dans une scène de
Dondog, des prostituées identifiables par des robes de couleurs différentes « s’appellent toutes Nora Makhno. Toutes
les quatre », et dans les sept nouvelles de Bardo or not Bardo,
le ou les personnages principaux, chaque fois différents,
2. Voir Besson (2004 : 69-73).
188
La fiction, suites et variations
partagent un seul patronyme, celui de Schlumm3. Ce même
Schlumm apparaissait dans le roman précédent, Dondog,
déjà sous plusieurs incarnations (« il y eut de nombreux
autres Schlumm […]. Certains passèrent leur existence dans
les camps, comme moi, d’autres errent perpétuellement dans
le monde des ombres, comme moi » – 2002 : 114), et dans
les écrits de Dondog : « Mes personnages s’appelaient toujours un peu de la même manière, tantôt Schlumm, tantôt
Schruff, tantôt Schlupf ou Schlums, ou Schlump […] »
(2002 : 270). On est passé au cas inverse, plusieurs noms
pour un « même » personnage, les guillemets s’imposant
désormais ; les nombreux exemples de quasi-homonymie,
jouant sur la proximité et la confusion onosmatique (pour
n’en prendre qu’un, dans Rituel du mépris : « L’oncle
Nilblayer, ou Nillmaïer, ils étaient deux peut-être, mais j’en
doute » – 1986b : 423), sont doublés par une pratique intense
de la pseudonymie, chez des personnages post-exotiques qui,
extraterrestre ou ex-agent de la Révolution mondiale, sont de
toute façon pourchassés et acculés à des stratégies de
brouillage identitaire largement commentées : dans ce qui est
justement qualifié de Biographie comparée, les « différentes
versions et interprétations de la personnalité de Jorian
Murgrave » laissent apparaître un
élément d’indéniable constante : Jorian Murgrave y
est très rarement nommé en tant que tel ; la plupart
des personnages rencontrés au fil des pages, bien
qu’aisément identifiables, agissent sous des noms
3. « Kominform, alias Abram Schlumm ou Tarchal Schlumm, un
égalitariste radical » ; « Schlumm, Ingo Schlumm. Il se peut que vous ayez
déjà rencontré ce nom dans l’Organisation. J’ai des homonymes. Certains
Schlumm se consacrent à la recherche théorique, d’autres sont rattachés à
la branche Action. D’autres encore sont de pauvres types » ; « Schlumm
également. Djonny Schlumm. Catégorie pauvre type » ; « l’écrivain et
acteur Bogdan Schlumm » ; le moine-soldat Schlumm, pendant sa traversée du Bardo « se scindait en plusieurs Schlumm, en plusieurs personnalités dont aucune ne lui était familière » ; Jeremiah Schlumm « [u]n
lama comme on a appris à les aimer, à force d’en rencontrer à tout bout de
champ dans cette histoire » (Volodine, 2004 : 15, 86, 89, 105, 143, 161.
Relevé non exhaustif).
Le cycle objet du cycle
189
d’emprunt, quand ce n’est pas simplement sous un
numéro codé ou une initiale peu loquace. Ici, l’on
parle de Myriel Moïsche ; là, de Thü ; un peu plus
loin, on lit des renseignements sur un certain Bloom,
sur Borshoïed, sur Stevän, sur Gogley : toutes créatures dont les contours se confondent aisément avec
ceux de Murgrave (1985 : 50).
On constate que la variabilité du nom est posée comme nouvelle constante, ou encore que l’intervention métanarrative
vient imposer une identification qui n’a pas d’autre support.
La même remarque peut s’appuyer sur l’exemple de Vue sur
l’ossuaire, « romance » qui confronte, lors d’un interrogatoire, une Maria Samarkande, qui nous dit qu’elle a « assumé
d’autres identités, par exemple Verena Nordstrand, Lilith
Schwack ou Leonor Ostiategui, ou Vassilissa Lukaszczyk ou
Ellen Dawkes » (dont trois au moins sont des noms propres
récurrents dans le cycle), « mais peu importe » (1998b : 21),
et son tortionnaire et ancien amour, Jean Vlassenko, qui
témoigne de cette même lassitude identitaire :
Je ne nie pas m’être appelé Vlassenko, autrefois,
longtemps avant ma mort et avant ma rééducation,
mais depuis ma renaissance les Comités de vigilance m’ont baptisé autrement […]. Oh, après tout,
si c’est sous ce nom que vous voulez me détruire une
seconde fois, allez-y (1998b : 63-64).
C’est Maria qui identifie pour nous Vlassenko, tout en le
donnant comme impossible à reconnaître :
Cet homme porte aujourd’hui un autre nom, sa personnalité a été déconstruite puis reconstruite, il travaille à nouveau pour les Comités de vigilance, et
quand j’ai croisé son regard pour la première fois, il
n’a manifesté aucun sentiment, comme si ma présence en face de lui ne réveillait aucun souvenir. Mais
c’est lui, aucun doute n’est possible (1998b : 23).
Volodine se livre bien ici, par l’intermédiaire du nom propre,
à une interrogation systématique des supports de la continuité
190
La fiction, suites et variations
ontologique ; ce qui fait la permanence ou la cohérence de la
personnalité, ce n’est ici ni les idéaux, ni les sentiments, ni
même la mémoire, et bien entendu pas le nom. L’unité intraet surtout transfictionnelle est ainsi maintenue par la
réflexivité même et par elle seule. Volodine fait en effet de
cette dilution des identités intégrée au récit un principe
supplémentaire du texte post-exotique, comme dans Lisbonne dernière marge, où sur quelques pages il est question,
à propos d’un roman dans le roman, du « thème de l’identité
falsifiée et son corrélat, le thème du double », de « la grâce
des faux noms », de « faussaires tout-puissants, seuls détenteurs des vérités essentielles », d’« un système morbide
d’identités contradictoires et de masques se crachant les uns
sur les autres » (1990 : 106 et 132).
L’identité du narrateur oblige en particulier le lecteur à se
livrer à des enquêtes incessantes autour de la référence des
pronoms, tant la superposition des « je » se confondant avec
différents « il » est un des procédés les plus systématiques
chez Volodine. Il concerne en particulier la totalité des Anges
mineurs, avec au moins une occurrence par narrat, et vient
avec régularité mettre par avance en doute ce qu’on est sur le
point de lire (l’incipit de Nuit blanche en Balkhirie :
« Quelqu’un chuchotait et, à force d’écouter, je reconnus ma
propre voix. Breughel appelle Molly, disais-je. Répondez » –
1997 : 11) ou remettre en cause tout embryon de scénario
repéré, comme dans Le port intérieur :
J’avais si souvent décrit ma confrontation avec Kotter que je ne savais plus si Kotter existait vraiment
[…] et si l’interrogatoire avait eu lieu à un moment
donné ou s’il risquait encore de se produire, ou si
Kotter existait seulement à l’intérieur de la tête
malade de Breughel, c’est-à-dire de la mienne
(1995 : 83).
L’ébranlement initial cède toutefois devant la répétition du
procédé, qui ne produit peut-être qu’alors l’effet explicitement recherché, une condamnation des conventions de
lecture : pour un narrateur du Post-exostisme en 10 leçons,
Le cycle objet du cycle
191
Je dis « je », « je crois » mais on aura compris qu’il
s’agit, là aussi, de pure convention. La première
personne du singulier sert à accompagner la voix
des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut
considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne
pas tenir compte du « je »… Pour un narrateur postexotique, de toute façon, il n’y a pas l’épaisseur
d’une feuille de papier à cigarette entre la première
personne et les autres, et guère de différence entre
vie et mort (1998a : 19).
Le rapprochement avec les jeux de Self sur ses personnages récurrents permet d’affiner notre repérage des limites
de la discontinuité dont il est possible d’affecter les entités
transfictionnelles : alors que Volodine dissociait retour du
nom propre et retour de ses descriptions identifiantes, en
imposant soit une cohérence métafictionnelle, soit un certain
degré de continuité narrative (c’est la démarche de reconstitution biographique, dont la quasi-impossibilité est sans
cesse soulignée, mais qui n’en est pas moins omniprésente,
bien au contraire), Self à l’inverse accompagne bien le retour
du nom propre par des plages de récit récurrent, décrivant
chaque fois les personnages à l’aide des mêmes détails,
vestimentaires notamment, et ce, afin de permettre leur identification dans des intrigues cette fois incompatibles, les
« retours hétérogènes » de Aranda. Ainsi, dans la nouvelle
« Chest » (Self, 1994 : 165-198), Simon-Arthur Dikes habite
un monde où tous portent deux prénoms, une Angleterre
surpolluée où la vie s’organise autour de la congestion
pulmonaire, et notre héros y meurt à la fin d’un cancer du
poumon : mais c’est pour mieux réapparaître, dans Les
grands singes, parfaitement identifiable par des descriptions
récurrentes et le retour d’un réseau familial et professionnel
de noms propres, mais, différence notable, sous la forme
d’un chimpanzé à l’identité sérieusement perturbée que va
soigner, sur cette « planète des singes », Zack Busner, autre
personnage dont les récurrences dessinent autant de destins
partiellement convergents, le plus souvent parallèles.
192
La fiction, suites et variations
La continuité onomastique n’est donc pas attaquée en
même temps que la continuité chronologique, et Self concentre ses attaques sur cette dernière, sur la cohérence de l’identité dans le temps, dont la présentation non problématique
serait une des clés du succès populaire des cycles dans les
littératures de genre et de grande diffusion4. Elle est à l’inverse mise à mal notamment dans le cycle de deux nouvelles
sur les frères Tembe et Danny, nouvelles données comme se
succédant chronologiquement, mais postulant pourtant une
inversion radicale des rôles des deux personnages dans
l’intervalle qui les sépare : Danny le cerveau du trafic de
drogue familial dans « The rock of crack », qui ne touche pas
au produit et charge son frère camé de la commercialisation,
est finalement tombé dans la drogue et devenu le revendeur
de son frère désormais « clean », quand il se fait arrêter au
début de « The nonce prize ».
C’est enfin, embrassant les autres, la frontière entre vie
et mort, c’est-à-dire cela même qui rend la continuité chronologique concevable, qui, sans cesse donnée comme extrêmement poreuse, finit par s’imposer comme le lieu même du
récit dans les derniers romans respectifs de Self et Volodine,
en un parallèle frappant de la trajectoire de ces deux auteurs :
Ainsi vivent les morts, monologue de Lily Bloom à l’agonie
puis récit de sa seconde vie, après sa mort et avant sa prochaine incarnation, dans une société des morts suffisamment
bien organisée pour que sa cohabitation avec celle des
vivants de Londres passe parfaitement inaperçue ; et Bardo
or not Bardo, où chaque récit fait intervenir la récitation du
Livre des morts tibétains qui doit guider le voyage de l’âme
pendant les 49 jours dans l’espace intermédiaire entre mort
et réincarnation maudite, espace générant des « pertes de
personnalité », « sensation de dédoublement », « problèmes
d’identité » (2004 : 84, 89-90), et dont la confusion contamine un monde des vivants qui s’en distingue extrêmement
peu, « de l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes », on
l’a dit.
4. Voir Besson (2004 : 207-211).
Le cycle objet du cycle
193
On constate que l’indistinction dont on avait relevé des
occurrences concernant les entités fictionnelles, affecte
également l’ontologie des mondes ostensiblement fictifs que
celles-ci traversent. C’est ainsi que selon le principe postexotique de « non-opposition des contraires », « l’auteur est
un personnage, le rêve est réalité, le non-vivant est vivant, le
silence est parole, etc. » (Volodine, 1998a : 39). La question
métafictionnelle des rapports entre mondes actuel et fictionnel se voit à son tour intégrée au développement thématique
des deux cycles : chez Self, en relèvent le régime habituel de
l’hallucination, les fantasmes hyperréalistes que les personnages parviennent mal à distinguer de la réalité – c’est le
thème central de Mon idée du plaisir sous le nom de mémoire
eidétique, les mêmes images d’ultra-violence qui sont plus
que des rêves touchant par exemple le narrateur de la nouvelle « The indian mutiny » (1994 : 19-31).
Chez Volodine, les psychoses des narrateurs autorisent
également les libertés métamorphiques de l’hallucination,
tandis que l’emboîtement systématique de mondes de fiction
dans la fiction, magiques ou littéraires, est encore prétexte à
brouiller leurs frontières respectives : réalités superposées
des révolutionnaires prolétariens et des sorciers oppositionnels dans Un navire de nulle part (1986a), travail de l’écrivain Iakoub Khadjbakiro dans Alto solo, qui « inclut de
vastes portions oniriques de l’univers », « des comportements
somnanbulaires, des modes nocturnes de pensée », dont
« soudain [l]es mondes parallèles, exotiques, coïncidaient
avec ce qui était enfoui dans l’inconscient du premier venu »
(1991 : 32), ou encore description du bureau de la chamane
Jessie Loo dans Dondog, qui constitue une bonne synthèse
de l’univers post-exotique tout entier, « un lieu de réalité
intermédiaire », « un sas qui communiquait d’un côté avec la
réalité banale, datée et localisée, et de l’autre avec une réalité
magique, où les notions d’espace, de passé, d’avenir, de vie
et de mort perdraient une bonne partie de leur signification »
(2002 : 174). Le flou de ces frontières spatiales et ontologiques rejoint naturellement, on le voit, le soulignement des
incertitudes chronologiques précédemment noté :
194
La fiction, suites et variations
Je recommençais à penser qu’aucune certitude
n’étayait le monde qui nous entourait. L’existence de
Sophie Gironde et la réalité de nos retrouvailles
devaient être mises en doute. […], aussitôt m’interrogeant sur ce présent qu’il me semblait être en train
de partager avec elle […]. J’aurais dû au moins
pouvoir situer le présent par rapport à un passé, à
un quelconque passé inscrit dans ma mémoire
(Volodine, [1999] 2001 : 93).
Ce savant travail de brouillages, dont on peut dire qu’il
est littéralement usant, se révèle non seulement très productif
sur le plan narratif, en suscitant enquêtes et contre-enquêtes,
mais encore, dans son apport aux théories de la fiction, il
indique, par expérimentation directe sur le lecteur, jusqu’à
quel point on peut tirer sur la trame de la fiction sans la
mettre totalement en pièces. Pour l’essentiel, ce sont deux
abîmes symétriques où pourrait sombrer l’édifice transfictionnel qui sont pointés, et au bord desquels se tiennent
ensemble Self et Volodine. Une fois de plus, il s’agit de
menaces qui pèsent sur la structure, mais se traduisent ici
dans la diégèse : d’une part, le danger d’une indistinction
radicale, où tout se ressemble, se fond dans le même, cauchemar récurrent de Self dans « Inclusion® », qui décrit les
effets de la drogue portant ce nom, censée rétablir le lien au
monde des dépressifs profonds, mais qui engendre une telle
puissance d’expansion de la personnalité que la nouvelle se
clôt par « l’inclusion » de Zack Busner en Simon Dikes, nos
deux personnages récurrents n’en faisant désormais plus
qu’un ; dans « Grey Area » (1994 : 165-198), la même journée se répète sans fin et dans l’indifférence générale, dans
« Dave too » (1998b : 69-82) tous les personnages croisés
par le narrateur se révèlent porter ce même prénom, principe
de contagion qu’on retrouve dans « A short history of the
English novel » (1994 : 33-52) (tous les serveurs de Londres
se transforment en une masse croissante et menaçante d’écrivains frustrés) ou dans « The end of a relationship » (1994 :
251-287) où la narratrice semble littéralement répandre un
virus de la dispute conjugale.
Le cycle objet du cycle
195
Face à cette menace d’indistinction radicale, le danger
parallèle d’un émiettement non moins radical, où plutôt que
tout se ressemble rien ne ressemble à rien, où toute cohérence menace d’échapper, s’illustre symétriquement, chez
Volodine surtout. Les théoriciens du post-exotisme qui s’expriment dans les 10 leçons soulignent à plaisir le principe de
non-contradiction, qui devient une sorte de devoir d’autocontradiction : la belle liste des porte-parole « Lutz
Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Anita Negrini,
Irina Kobayashi, Rita Hoo, Iakoub Khadjbakiro, Antoine
Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel » est ainsi donnée
d’emblée comme « incomplète » et contenant « des informations volontairement erronées » :
Elle respecte le principe post-exotique selon quoi
une part d’ombre toujours subsiste au moment des
explications ou des aveux, modifiant les aveux au
point de les rendre inutilisables par l’ennemi. La
liste aux apparences objectives n’est qu’une manière
sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il
n’apprendra rien. Car l’ennemi est toujours quelque
part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les
lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire
bénéfice (Volodine, 1998a : 11).
Dans l’univers post-exotique, où l’identité falsifiée et
l’incohérence deviennent les armes ultimes pour égarer les
soupçons d’un État policier polymorphe, l’ennemi suprême,
puisque celui à qui est confié en fin de compte l’enquête (et
parfois explicitement, le caractère ardu de la tâche malignement revendiqué5), c’est bien entendu le lecteur. Nommément identifié comme l’ennemi, et effectivement malmené
par les deux auteurs, le lecteur est ballotté dans des mondes
5. « Il en résulte une description filandreuse, étouffante, principalement déconcertante. Il va de soi que nous aurons nous-mêmes à en rétablir
la cohérence. Ce discours-fleuve sur Jorian Murgrave et ses rêves,
composé à la fois dans des déserts glacés et dans des faubourgs tropicaux,
haché, déchiré, et finalement mutilé au cours d’un assassinat collectif et
rituel, n’offre à la réflexion que de nouvelles interrogations et de nouvelles
causes de répugnance » (Volodine, 1985 : 50).
196
La fiction, suites et variations
de cauchemars qu’il est en outre chargé de construire luimême avant de les lier entre eux ! Mais c’est en fait précisément là qu’il trouve sa récompense, et nos deux auteurs
fédèrent bien un public fidèle, voire maniaque : c’est sur le
lecteur que repose tout l’édifice transfictionnel, mais seule la
réflexivité met ce rôle en lumière. De même, les différents
brouillages apparaissent pour finir comme autant d’épreuves
de notre bonne volonté à tisser des liens, à partir des indices
les plus ténus et au-delà de toutes les contradictions, de notre
attention à la mémoire des textes et de notre désir de leur
continuation. Les deux menaces qui hantent Self et Volodine,
indistinction et émiettement, désignent aussi et surtout deux
postures de lecture cyclique inadéquates, qui se trouvent
conjurées par ces constants appels à une attention à la fois
scrupuleuse et souple.
Self et Volodine bataillent finalement avec, plutôt que
contre, un usage de la transfictionnalité comme support
d’illusion mimétique, qu’illustre une tradition des XIXe et
XXe siècles incluant les grandes constructions réalistes et les
différentes formes d’ensembles narratifs populaires, et à
laquelle ils opposent une autre forme de toute-puissance de
la fiction. Ils ouvrent des gouffres rageurs là où elle dissimulait soigneusement ses échafaudages, et ils montrent que
ça tient. Mais ça tient sans doute précisément sur ces fondations, rasées en apparence mais seulement en surface, sur une
compétence de lecture acquise : les cycles « postmodernes »
de Self et Volodine ne seraient pas aussi « recevables », aussi
lisibles, sans cette solidité-là, celle de la lecture
transfictionnelle.
Le cycle objet du cycle
197
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« Fiction & cie ».)
HUGO VERNIER OU L’ART DE REVENIR.
ÉTUDE D’UN CAS
DE TRANSFICTIONNALITÉ OULIPIENNE
Isabelle Doucet
Université Laval
Bien que sa postérité n’ait rien de comparable avec le
destin critique de la Vie mode d’emploi, il semble qu’on ait
qualifié de toutes sortes de façons « Le voyage d’hiver »,
l’un des derniers textes parus du vivant de Georges Perec :
c’est une invitation à l’écriture (dixit Claudette OriolBoyer – 1985), c’est une « plaisanterie saugrenue », quelque
chose qui ressemble à la « pirouette d’un Eco français »
(selon David Bellos – 1993 : 681), c’est une « variation borgésienne sur la réversibilité du temps » (au dire de Bernard
Magné – 1997 : 9). Mais si le « Voyage d’hiver » mérite une
place particulière parmi les écrits de Perec, c’est probablement parce qu’il est le seul qui ait suscité un effort de continuation apparemment cohérent et contraignant de la part de
ses compères oulipiens (si l’on excepte le lipogramme What
a Man ! (1996)1). Cohérent et contraignant, dans quel sens et
1. La pratique d’écriture dont relèvent ces textes s’apparente
davantage à la traduction ou à la réécriture qu’à la transfictionnalité. Dans
tous les cas, le tissu fictionnel du texte de Perec demeure inchangé, de
sorte que toutes les nouvelles racontent grosso modo la même histoire.
Seule la contrainte d’écriture originale a été modifiée. What a man ! est un
monovocalisme (un lipogramme dont sont bannies toutes les voyelles sauf
une, le « a » en l’occurrence), que ses continuateurs ont simplement repris
en changeant de voyelle : Caumon a écrit un monovocalisme en « e »,
Jouet un texte en « o ». Roubaud quant à lui s’est donné pour projet de
traduire la nouvelle en d’autres mots tout en conservant la contrainte de
200
La fiction, suites et variations
jusqu’à quel point ? Ce sont les interrogations qui ont présidé
à cet arpentage du réseau de continuations transfictionnelles
que constitue le « corpus hugovernien ».
Mais avant toute chose, il est d’abord utile de tracer
sommairement l’itinéraire de la figure d’Hugo Vernier dans
les textes. « Le voyage d’hiver » de Perec (1979) est le récit
d’une obsession : celle d’un professeur de littérature française, Vincent Degraël, qui consacre sa vie entière à retrouver la trace d’une plaquette de poésies extrêmement rare
intitulée Le voyage d’hiver, ainsi qu’à reconstituer la figure
de son auteur, Hugo Vernier, un illustre inconnu. La plaquette
semble, à première vue, ne constituer qu’une curieuse anthologie de vers français de la fin du XIXe siècle. La date de
parution du volume, 1864, convainc cependant Degraël que,
si Le voyage d’hiver est bel et bien une compilation, il s’agit
véritablement d’une « anthologie prémonitoire », citant les
« vers de Mallarmé deux ans d’avance », ceux de Verlaine
« dix ans avant ses “Ariettes oubliées” », reproduisant « du
Gustave Kahn près d’un quart de siècle avant lui ! » (Perec,
1997 : 24). Il s’agit d’une découverte colossale, convenonsen :
Cela voudrait dire que Lautréamont, Germain Nouveau, Rimbaud, Corbière et pas mal d’autres
n’étaient que les copistes d’un poète génial et
méconnu qui, dans une œuvre unique, avait su rassembler la substance même dont allaient se nourrir
après lui trois ou quatre générations d’auteurs
(1997 : 24).
Faute de pouvoir des preuves solides et tangibles de l’existence de Vernier et, par conséquent, ne pouvant révéler le
fruit de trente ans de recherches, Degraël meurt fou à l’hôpital psychiatrique de Verrières.
Le récit de Perec a donné lieu, à ce jour, à 10 continuations d’auteurs différents : Jacques Roubaud (1997) est
l’auteur du « Voyage d’hier », le premier texte de cette série
Perec. L’« Hammage à Parac » de Laclos n’est pas une nouvelle mais un
mot croisé « monovocalistique » en « a ».
Hugo Vernier ou l’art de revenir
201
de continuations, qui raconte les péripéties de Denis
Borrade, l’ami chez qui Degraël fit sa découverte. Installé
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis,
Denis a pris sa retraite après plusieurs années d’enseignement au sein d’une prestigieuse université. Son fils, Dennis,
semble suivre ses traces. C’est après avoir lu le manuscrit
d’un roman inédit de son père, dont la trame s’inspire librement de son expérience de résistant persécuté par les nazis,
que Dennis entreprend un périple qui le mènera à découvrir
l’influence qu’a exercé le Voyage d’hiver sur le destin de sa
famille. Hervé Le Tellier (1999) a rédigé le Voyage d’Hitler,
qui relate les recherches d’un autre professeur de littérature,
Wolfgang Gauger, qui tente de justifier la présence (fictive,
faut-il le souligner) du Voyage d’hiver au sein de la « liste
Bernhard » des 143 livres proscrits en France sous le
IIIe Reich. « Hinterreise » de Jacques Jouet (1999) fait
bifurquer la suite narrative, jusque-là entièrement centrée
autour de la thématique du plagiat littéraire, sur une piste
musicologique. Mikhaïl Gorliouk, qui enseigne la littérature
à l’Université de Kaliningrad, soupçonne l’armée rouge
d’avoir subtilisé la copie du Voyage d’hiver que conservait
Hitler dans son bunker. Ses efforts pour retrouver les traces
du livre disparu l’amènent en Allemagne où un chanteur le
met au courant de l’existence d’un autre mystérieux recueil
anticipatoire, l’œuvre d’un obscur musicien juif polonais,
Hugo Peretz (alias « Ugo Wernier »), qui préfigurerait toutes
les innovations de la musique allemande depuis Bach. Ian
Monk (1999) amène également la série dans une direction
inattendue : dans le Voyage d’Hoover, John Scale, un
professeur de littérature à Londres, reçoit des documents
secrets ayant appartenu à un oncle qui aurait, durant la
Guerre froide, travaillé à un projet qui visait à récupérer les
œuvres d’art dont se sont emparés les nazis d’abord, puis les
communistes, après la Seconde Guerre mondiale. L’une de
ces œuvres, signée des énigmatiques initiales W.H., s’intitulait Le conte d’hiver, et aurait été à la source de l’ensemble
des pièces et sonnets de Shakespeare. Le Voyage d’Arvers de
Jacques Bens (1999) reconstitue, quant à lui, les propos
202
La fiction, suites et variations
bibliophiles d’Apollon Dumoulin et de Donatien Bourrassol,
qui relatent, au fil de leur conversation, l’histoire du célèbre
Sonnet de Félix Arvers, un poème qui, on le devine aisément,
est moins original qu’il n’y paraît. Le texte se termine d’ailleurs sur une énigme : Arvers aurait-il pris pour modèle le
sonnet d’un petit poète du dimanche, Hugues Auvernier,
mort jeune et inconnu, ou celui de sœur Fidèle de la Résurrection, qui devait sa verve poétique à son amour contrarié
pour Hugues Auvernier ? Un voyage divergent de Michelle
Grangaud (2001) esquisse, pour sa part, l’hypothèse
incroyable que les récits mythologiques de l’Antiquité
grecque non seulement auraient relaté l’histoire de personnages historiques, mais qu’ils seraient l’œuvre d’un seul
auteur, Eugophernies, pseudonyme du devin Tyrésias. Le
voyage du ver de François Caradec (2001) relate les pérégrinations d’un ver fouisseur à travers (au sens propre du
terme) tous les livres de la bibliothèque d’un châtelain, dont
on ne connaît que les initiales : H.M. Il rencontre, à l’intérieur du Voyage d’hiver, une séduisante femelle ver qui l’informe qu’Hugo Vernier est en réalité Vernier Hugo, le frère
jumeau de Victor, à qui il faudrait attribuer toutes les poésies
hugoliennes. Dans Le voyage du vers, Reine Haugure (2001),
en sa qualité de présidente de l’Association des amis d’Hugo
Vernier, craint que l’engouement exégétique des spécialistes
verniériens n’ait débordé des limites du convenable. Aussi
dénonce-t-elle, dans une allocution aussi cynique que
vigoureuse présentée au Premier colloque international des
études verniériennes, les errements académiques des
littéraires en mal de découvertes fracassantes en s’attaquant,
entre autres, aux affirmations des Oulipiens. Le voyage des
verres de Harry Mathews (2001), l’avant-dernier titre de la
série, semble vouloir mettre un point final panoramique aux
tribulations des chercheurs verniériens et, ce faisant, la dernière touche à l’énigme du Voyage d’hiver. Accoudé à l’un de
ses bars préférés de Key West, Mathews se voit abordé
par un inconnu qui affirme s’appeler Perès « Parsifal »
Bartlstand III. De bar en bar, de verres de vin en verres de
whisky, Parsifal révèle progressivement les dessous de ce
Hugo Vernier ou l’art de revenir
203
qu’il convient d’appeler « l’affaire Vernier », qui n’est en fait
qu’un coup monté, un véritable monument de fausse érudition, fomenté par Bartlstand lui-même avec l’aide son ami
Denis Borrade, pour venger la mémoire de Parsifal
Bartlstand I, à qui Perec aurait « volé » certains détails biographiques pour écrire la Vie mode d’emploi.
UNE FIGURE À GÉOMÉTRIE VARIABLE
Interrompons, pour le moment, cette démarche purement
descriptive. J’aborderai ultérieurement le Voyage d’Ovide de
Monk (2002), le onzième et dernier texte de la série, qui
mérite un traitement particulier. La lecture des premiers
textes suffit pour remarquer que la figure d’Hugo Vernier,
qui semble le pilier de cette constellation narrative, s’avère
pour le moins paradoxale. De simple nom propre dans le
texte de Perec, Hugo Vernier se voit attribuer, au fil des nouvelles, une quantité d’attributs, d’actions et d’écrits qui, tout
en complexifiant la figure, génèrent, non pas un personnage
aux propriétés logiques stables et reconnaissables, mais bien
une quantité de variantes à la fois complémentaires, contradictoires et concurrentes. Les problèmes qui affectent l’identité d’Hugo Vernier s’amorcent dès Le voyage d’hiver.
Bellos, dans Perec, une vie dans les mots, parle du « Voyage
d’hiver » comme d’un texte sur la négation de soi (1994 :
681). Il est d’ailleurs assez significatif que la nouvelle ne
comporte que peu de détails à propos des protagonistes, ou
de l’univers fictionnel en général. Le texte se révèle à
l’image du Voyage d’hiver fictif, c’est-à-dire comme un
concentré d’« influences affichées, [d’]hommages involontaires, [de] copies inconscientes », qui manifestent tout à la
fois la « volonté de pastiche », le « goût des citations » et des
« coïncidences heureuses » (Perec, 1997 : 22). Tout ce que le
lecteur peut apprendre de Vernier, c’est qu’il est né à Vimy,
le 3 septembre 1836, et qu’il a écrit des vers géniaux. De
même, tout ce que Vincent Degraël peut apprendre de lui
provient d’inférences à la validité douteuse ; ce sont les journaux intimes et la correspondance des poètes de la fin du
204
XIXe siècle
La fiction, suites et variations
qui le persuadent « qu’Hugo Vernier avait, de son
temps, connu la célébrité qu’il méritait » (Perec, 1997 : 28).
Degraël suppose que des « notes comme “reçu aujourd’hui
une lettre d’Hugo”, ou “écrit une longue lettre à Hugo”, “lu
V.H. toute la nuit” ou encore le célèbre “Hugo, seulement
Hugo” de Valentin Havercamp, ne se [rapportaient]
absolument pas à “Victor” Hugo mais à ce poète maudit dont
l’œuvre brève avait apparemment incendié tous ceux qui
l’avaient eu en main » (Perec, 1997 : 28). Et encore, ces
découvertes ne sont peut-être que le fruit des extrapolations
délirantes d’un chercheur monomaniaque. Rien ne prouve
formellement que de telles notes puissent avoir eu quelqu’un
d’autre que Victor Hugo pour référent. Notons aussi que, de
Degraël, le lecteur n’apprend également que quelques détails
biographiques relativement insignifiants : qu’il est
professeur de français, qu’il passe la fin des vacances d’été
chez son ami Denis Borrade, qu’il est mobilisé en 1939 et
qu’il enseigne à Beauvais après son service militaire.
Aussi bien dire que Degraël n’est qu’une personnification de l’obsession et qu’Hugo Vernier n’est qu’un fantôme
d’écrivain. Il représente, somme toute, le rêve de tout fabulateur : une figure disponible sur laquelle projeter tous les fantasmes littéraires, un canevas qu’il est possible de modeler à
l’envi. De poète oublié ayant jadis connu la gloire, Vernier
devient, chez Roubaud, un petit écrivain naïf et infortuné qui
jamais n’obtint la reconnaissance méritée. Chez Le Tellier,
Vernier se voit attribuer des origines juives, puisqu’il serait le
fils d’une certaine Sarah Judith Singer. Jouet forge, à partir
de la figure de Vernier, le précurseur de Vernier lui-même,
son homonyme, le musicien Ugo Wernier. Même histoire
chez le Monk du Voyage d’Hoover, qui saborde le personnage
d’Hugo Vernier pour le remplacer par un alter ego, W.H., le
mystérieux écrivain juif. On peut ajouter dans la catégorie
des variations sur une même figure les personnages
d’Eugophernies et de Hugues Auvernier, qui ont en commun
avec leur modèle le statut de « plagiaire par anticipation ».
C’est apparemment le Voyage des verres de Mathews qui
donne au lecteur la possibilité de résoudre les inconsistances
Hugo Vernier ou l’art de revenir
205
et les contradictions de la figure plurielle d’Hugo Vernier.
Mais paradoxalement en la faisant disparaître, en la dépouillant de sa fonction de personnage. Vernier, en fait, n’est plus
personne, ou plutôt il devient une fiction portée à son comble : le personnage de fiction narrative devient le simulacre
d’un personnage. Mais il y a plus : la figure extrêmement
labile et malléable d’Hugo Vernier encourage l’élan d’érudition. Une érudition véritable dans le cas de Le Tellier, par
exemple, qui insère le récit des aventures militaires de Denis
Borrade à l’intérieur d’une intrigue à laquelle le lecteur peut
prêter crédit puisque son arrière-fond historico-littéraire est
validé au moyen de références scientifiques qui font autorité 2. Ce patient travail de recherche ne réussit pas à gommer
la nature néanmoins factice de certains savoirs, comme dans
Winter Journeys (Oulipo, 2001 : 55), recueil des traductions
anglaises du « corpus hugovernien », où l’auteur prend soin
d’attribuer la dernière page de la liste Bernhard qui s’y
trouve reproduite à un fonds d’archives nommé « Gauger
collection ».
EXPLORER L’UNIVERS DE LA CONTRAINTE
Le couple contrainte-fausse érudition, alliance dont
plusieurs écrits de Perec sont le fruit, marque indéniablement
le corpus hugovernien de la griffe de son inspirateur. Mais la
reprise concertée d’un procédé notoirement perecquien, s’il
constitue pour les Oulipiens une occasion de rendre hommage à l’une de leurs figures les plus chères, ne doit pas laisser ignorer ses effets proprement fictionnels ou, pour mieux
dire, transfictionnels. Si la contrainte se présente comme un
espace d’écriture à explorer, dans le corpus hugovernien,
cette assertion perd une part de son sens métaphorique dans
la mesure où la principale contrainte sur laquelle repose
2. Le Tellier va, entre autres, jusqu’à citer, en note de bas de page, un
véritable ouvrage d’histoire littéraire : L’édition française sous l’occupation de Pascal Fouché (Bibliothèque de littérature française contemporaine
de l’Université de Paris 7, coll. « L’édition contemporaine », 1987),
volume dont on peut croire qu’il ait tiré maints détails sur l’histoire de la
censure littéraire sous le IIIe Reich.
206
La fiction, suites et variations
l’édifice n’est pas formelle mais narrative – tous les textes,
sans exception, adoptent grosso modo le même programme
narratif : un individu X (en général, un chercheur universitaire) découvre un texte Y, dont l’auteur Z est un illustre
inconnu. À partir de ce récit de base se créent des univers
fictionnels qui s’ordonnent en couches successives et
concentriques, un peu à la manière des pelures d’un oignon.
Le texte de Perec comprend, par exemple, deux récits qui établissent autant de strates fictionnelles distinctes bien
qu’interdépendantes : celle dans laquelle il est question de la
vie et de l’œuvre d’Hugo Vernier et celle dans laquelle évolue le premier « chercheur verniérien », Vincent Degraël (les
autres nouvelles créent chacune de nouveaux chercheurs
verniériens parmi lesquels on peut compter les Borrade, père
et fils, Wolfgang Gauger, Mikhaïl Gorliouk, John Scale,
Apollon Dumoulin et Donatien Bourrassol, Reine Haugure…). À partir du deuxième texte de la suite, « Le voyage
d’hier » de Roubaud, un troisième niveau de fiction s’établit,
qui est strictement autoréférentiel dans la mesure où il intègre l’univers de l’écriture à la fiction, ce qui permet, entre
autres, aux auteurs de se présenter eux-mêmes comme des
spécialistes de l’œuvre de Vernier et de commenter à l’envi
les affirmations ou propositions de leurs collègues oulipiens3.
On pourrait même aller jusqu’à dire que cette nouvelle strate
fictionnelle est susceptible de remettre en question le statut
ontologique des textes que le lecteur tient entre ses mains.
Tout se passe comme si chaque sphère fictionnelle agissait à
la manière d’une cellule macrophage en digérant et en transformant la sphère qu’elle englobe. Ces dynamiques d’englobement et de transformation dirigent également les rapports
qu’entretiennent entre elles les nouvelles du corpus.
Cela peut se faire de deux manières. La plupart des
nouvelles tentent, premièrement, d’insérer dans leur univers
3. C’est ce niveau autoréférentiel qui permet à Roubaud de faire le
récit de sa rencontre avec Dennis Borrade Jr., par exemple, ou qui rend
possible l’annonce de la sortie prochaine d’une édition critique du Voyage
d’hiver de Vernier, élaborée conjointement avec le fils Borrade (Roubaud,
1997 : 74).
Hugo Vernier ou l’art de revenir
207
fictionnel les textes qui les précèdent, parfois même en en
changeant le statut générique. Lorsque Dennis Borrade Jr. se
met à lire « Le voyage d’hiver » de Perec, il reconnaît tout ce
qu’il y voit : le nom de son propre père, « la “propriété dans
les environs du Havre”, la “villa” dont parlait la nouvelle,
sans aucun doute […] celle qui avait appartenu autrefois à sa
famille ». Cette découverte le convainc que « l’histoire qui
était racontée n’était pas du tout une fiction, contrairement à
ce que le ton de la nouvelle laissait croire » (Roubaud, 1997 :
36). Il s’agit d’ailleurs d’un genre de révélation assez fréquent chez les chercheurs « verniériens » : c’est en retrouvant la trace du Voyage d’hiver de Vernier dans sa version de
la « liste Bernhard » que Wolfgang Gauger se persuade « en
un instant de l’authenticité de la “nouvelle” de Perec »
(Le Tellier, 1999 : 10). Il apparaît assez significatif que, dans
le texte de Le Tellier, le mot nouvelle soit précautionneusement placé entre guillemets. Le Mikhaïl Gorliouk de
« Hinterreise », en revanche, ne doute pas un seul instant de
la véracité des faits que relatent les trois opuscules oulipiens
qu’il vient de parcourir (qui sont, on le devine aisément, les
récits de Perec, de Roubaud et de Le Tellier). Chez Jouet, le
mot nouvelle, même mis entre guillemets, ne convient plus
du tout : et pour cause, car Gorliouk, qui semble considérer
ces documents comme des études historiques, cherche
immédiatement à rejoindre cette « façon de communauté
intellectuelle, celle des Vernier, des Borrade, des Degraël et
autres Gauger » (Jouet, 1999 : 6).
Bien entendu, le lecteur ne saurait être vraiment dupe du
changement de statut ontologique des nouvelles du « corpus
hugovernien » parce que ces récits ne comportent pas la
fonction mimétique ou hyperréaliste des célèbres textes de
fausse érudition d’un Jorge Luis Borges, par exemple. Il ne
s’agit pas ici d’un trompe-l’œil littéraire mais bien plutôt
d’une plaisanterie pince-sans-rire, dont le lecteur se fait
délibérément complice. C’est, en fin de compte, de toute la
problématique de la fausse érudition « à la sauce Perec »
dont il est ici question ; effectivement,
208
La fiction, suites et variations
l’important [aux yeux de Perec] n’est pas le surcroît
de vérité ou de vraisemblance que sont supposés
apporter de tels éléments d’érudition, mais leur aptitude à mettre en marche le processus de
l’imagination. […]. Chez Perec, ce nouvel usage de
l’érudition s’articule très étroitement à un autre trait
distinctif de son écriture, à savoir l’usage de la
contrainte. En fait, la couple contrainte-érudition
apparaît comme à peu près indissociable. Il faut se
souvenir ici de la notion oulipienne d’univers lié à
une contrainte. On peut dire en effet que chaque
contrainte de langage définit un univers spécifique :
celui-ci repose sur le recensement exhaustif du
lexique permettant d’écrire un texte qui obéit à cette
contrainte. La nécessité de ce recensement met
l’écrivain sur la voie d’une véritable exploration du
langage, à la recherche de ses ressources les plus
cachées (Benabou, 1990 : 46).
Suivant cette logique, le recadrage rétrospectif des
fictions hugoverniennes permet, entre autres, au corpus ainsi
qu’à l’univers fictionnel qui le chapeaute de s’auto-alimenter
et de s’autodétruire tout à la fois, comme si le recadrage avait
pour fonction de faciliter l’exploration des limites de l’univers fictif né de la contrainte narrative. Le voyage des vers de
Haugure s’avère l’exemple parfait de ce phénomène. Le récit
cherche à rectifier l’information fictionnelle des nouvelles
précédentes, de façon à la rendre caduque, ou du moins
suspecte. Le lecteur pourra apprendre, entre autres, que la
totalité des renseignements rapportés par Perec et Roubaud
correspondraient à la réalité à propos de l’œuvre et de la vie
d’Hugo Vernier et que c’est sur ces données que toute
contribution aux études verniériennes devrait s’appuyer 4. Il
4. Haugure écrit : « […] la quasi-totalité des renseignements fournis
par GP et JR correspondent à la réalité. Ce sont sur ces données que toute
contribution ultérieure devrait s’appuyer » (2001 : 7). Bien entendu, la
« réalité » dont elle parle se limite aux faits relatés à l’intérieur des fictions. Il s’agit vraisemblablement de la seule réalité à laquelle Haugure a
accès puisqu’elle est elle-même un être de fiction (les spéculations sur
l’identité de l’auteur qui se cache derrière ce pseudonyme vont bon train
Hugo Vernier ou l’art de revenir
209
apprend également, toujours dans le texte de Haugure, que la
référence schubertienne qu’évoque Jouet dans le Hinterreise
n’est que le fruit d’une pure coïncidence et que, par conséquent, les contributions de Jouet et de Gorliouk méritent une
place tout à fait secondaire dans le champ des études
verniériennes. Haugure rejette également les affirmations de
Caradec à propos des hypothétiques « jumeaux Hugo ».
Mais si Haugure fait référence à chacun des véritables textes
de la « constellation Vernier », elle évoque également ce que
l’on pourrait appeler des « textes fantômes », dont le lecteur
ne soupçonne même pas l’existence et qui, apparemment,
feraient également partie du corpus verniérien. Ainsi, tout en
fermant certaines avenues fictionnelles, Haugure révèle
d’autres possibles. En effet, qui sait si la « constellation
Vernier » ne s’adjoindra pas un jour un « Voyage d’avers »,
un « Voyage du vert », un « Voyage du verbe », un « Voyage
d’Auvers » d’un « Voyage du vair » (dans lequel Vernier
plagie les contes de Perreault) ou d’un « Voyage pervers »
(où Vernier plagie Sacher Masoch et le marquis de Sade)
(Haugure, 2001 : 6). Le voyage du vers n’est toutefois pas le
seul texte du « corpus hugovernien » qui prétend mettre fin
à la suite des nouvelles pour mieux la relancer. Ainsi ne se
surprend-on pas que Marie, l’épouse de Harry Mathews
(dans la vie comme dans la fiction), apprenne à son oulipien
de mari qu’on a retrouvé un « Voyage d’hiver » en Égypte,
qui entretiendrait de curieuses ressemblances avec l’œuvre
de Raymond Roussel. Ces dispositifs réflexifs, qui visent à
alimenter le corpus en créant des textes qui semblent émaner
directement du monde fictionnel qu’il dépeint ou encore en
truffant la fiction de « textes fantômes », se comparent aisément avec certaines stratégies autoréférentielles qu’utilise un
Antoine Volodine, par exemple. Le post-exotisme en dix
chez les fans de l’Oulipo – on mentionne souvent le nom de Roubaud –,
mais à l’heure actuelle aucune hypothèse n’a été confirmée). Il faut en
outre remarquer qu’elle prend soin d’écrire cette phrase en caractères gras,
ce qui montre bien l’importance que recèle cette affirmation puisque cette
prescription vise, si ce n’est à mettre le holà aux ambitions de futurs continuateurs, à tout le moins à influencer leurs récits.
210
La fiction, suites et variations
leçons, leçon onze, entre autres, possède une annexe intitulée
« Du même auteur, dans la même collection » qui énumère
plus d’une centaine de titres, certains qui existent déjà dans
le corpus volodinien, d’autres qui pourraient vraisemblablement s’y trouver un jour. Cette liste pourrait, de ce fait, figurer comme le programme littéraire du post-exotisme. Mais il
y a plus, cette incessante remise en question de l’univers de
la fiction a pour effet d’en repousser les seuils, comme si
chaque nouvelle était le résultat d’une hypertrophie du
monde fictionnel initial. Comme s’il fallait, à chaque texte,
non pas se contenter de reprendre le fil d’une histoire déjà
connue mais tester les limites de la contrainte fondatrice,
jusqu’à ce que l’édifice échafaudé menace de s’écrouler.
S’écrouler par excès de répétition ; en ce sens, il paraît tout à
fait plausible qu’un lecteur puisse se lasser des péripéties du
Voyage d’hiver et de son auteur tellement leurs histoires,
ainsi que celles des chercheurs qui les poursuivent de leur
ferveur exégétique, s’avèrent prévisibles du simple point de
vue événementiel. La répétition, si elle peut être interprétée
comme une plus-value de sens dans certains contextes de
lecture (pensons seulement aux séries paralittéraires), peut,
dans d’autres cas, devenir un obstacle à la signification.
S’écrouler également par excès de transformation : à force de
rectifier les faits et de les manipuler, à force de prêter à Hugo
Vernier et à son livre des attributs concurrents ou même
incompatibles, ces données fictives finissent par perdre leur
fonction de piliers pour ne devenir que des schémas préétablis. Cela contribue à mettre au jour le véritable pivot de cette
suite, c’est-à-dire la contrainte narrative. En découvrant cela,
on en arrive à se demander si le fil transfictionnel qui lie le
corpus hugovernien n’est pas, en fin de compte, extrêmement ténu.
Un fil que le Voyage d’Ovide n’hésite pas à rompre
carrément, puisque son point d’ancrage à l’ensemble, dont je
viens de tracer sommairement les contours, ne semble pas
transfictionnel mais plutôt intertextuel. Cela montre bien
qu’au sein des ensembles transfictionnels, la fiction est loin
de constituer le seul point de contact entre les textes, ou, pour
Hugo Vernier ou l’art de revenir
211
dire autrement, qu’il n’est pas le seul élément fédérateur dont
il faut tenir compte. Ce dernier « Voyage » raconte comment
Hugues Lévêque, un jeune professeur d’italien, en retrouvant
la trace d’un poème perdu d’Ovide, résout l’énigme jamais
élucidée des véritables raisons qui ont poussé l’empereur
Auguste à le bannir de Rome. La nouvelle respecte la
contrainte narrative qui caractérise le corpus hugovernien
(un universitaire fait la découverte d’un obscur document qui
remet en question l’histoire littéraire occidentale telle qu’on
la connaît) ainsi que sa contrainte lipogrammatique (le jeu
sur les initiales H.V. : le traducteur du poème d’Ovide s’appelle Ugo Vermenegati, une figure aussi énigmatique que
peut l’être celle d’Hugo Vernier). Contrairement aux textes
de Bens et de Grangaud, qui font faussement figure d’électrons libres dans la « constellation Vernier » dans la mesure
où ils révèlent explicitement leur alliance au corpus5, ce
second texte de Monk ne fait aucune référence manifeste aux
nouvelles qui le précèdent6. On peut penser que, parce que la
nouvelle a été publiée chez Le Verger et non pas dans la
Bibliothèque oulipienne comme les précédentes, elle peut
revendiquer plus aisément son indépendance fictionnelle7.
5. De toute évidence, l’Apollon Dumoulin du Voyage d’Arvers est
tout à fait au courant des recherches verniériennes en cours, aussi cite-t-il
à l’intention de son comparse Bourrassol « une remarque de Jacques Jouet
à propos d’un certain Gorliouk, et qui concerne Huÿsmans » (Bens, 1999 :
17). La narratrice d’Un voyage divergent, quant à elle, joint à la lettre
qu’elle destine à son cousin Antoine une documentation que le lecteur
connaît lui-même assez bien (il s’agit évidemment de l’ensemble des
nouvelles qui précèdent Un voyage divergent). Elle insiste même sur le fait
que le cousin partage avec « la jeune épouse de Hugo Vernier […] [son]
propre nom, Huet » (Grangaud, 2001 : 16).
6. Deux indices pourraient receler les germes de liens fictionnels : la
traduction des vers d’Ovide a été découverte dans la bibliothèque de
l’Institut italien de Strasbourg parmi les classiques du XIXe siècle ; la fille
du Dr Carlier, le fondateur de l’Institut, s’appelle, comme par hasard,
Juliette Huet. Cela dit, la narration n’insiste pas sur ces détails ; elle se
contente d’établir les faits, sans les commenter, comme si ces parentés
fictionnelles avec le corpus hugovernien n’étaient que pures coïncidences.
7. Notons également que ce texte ne fait pas partie du recueil des
traductions anglaises du corpus. Sa date de parution (2002) excuse évidemment cette absence, mais la distance fictionnelle qui sépare Le voyage
212
La fiction, suites et variations
Un tel phénomène pose la question de la netteté de la
frontière entre transfictionnalité et intertextualité, mais également, et avec autant d’acuité, celle du point de contact
entre les deux phénomènes. Il se trouve que les théories de la
fiction, de même que les théories de l’intertextualité, évoluent indépendamment et, par conséquent, ne fournissent que
peu d’outils pour comprendre la manière dont s’opèrent les
interactions entre la sphère fictionnelle des textes et leur
sphère textuelle. Elles procurent encore moins de moyens
pour comprendre à quel point ces interactions jouent un rôle
dans la façon dont les textes d’un même ensemble se lient les
uns aux autres. Dans tout ensemble fictionnel, et le corpus
hugovernien s’avère exemplaire à cet égard, transfictionnalité et intertextualité entretiennent des rapports complexes.
Elles s’influencent mutuellement de telle sorte que n’importe
quelle allusion ou citation, n’importe quelle forme d’imitation ou de pastiche peut avoir des répercussions sur l’agencement de la « constellation » fictionnelle. Le voyage d’Ovide
fait-il partie du corpus hugovernien même si son aspect
transfictionnel n’est pas évident ? Doit-on considérer le critère fictionnel comme le seul valable dans l’étude des suites
fictionnelles ? Il y a fort à parier que c’est en interrogeant les
mécanismes et processus qui président à l’organisation des
ensembles textuels que l’on pourra répondre à ces questions.
Peut-être serait-il alors opportun de voir la transfictionnalité
comme une dynamique organisatrice au sein des ensembles
textuels plutôt que de chercher à reconnaître des relations qui
seraient toujours déjà présentes au sein des textes.
d’Ovide des autres « voyages » oulipiens pourrait également expliquer sa
mise à l’écart du corpus verniérien, puisque, justement, ce texte n’a plus
rien de « verniérien ».
Hugo Vernier ou l’art de revenir
213
LE « CORPUS HUGOVERNIEN »
(EN ORDRE DE PARUTION)
PEREC, Georges (1997), « Le voyage d’hiver », dans Georges PEREC et
Jacques ROUBAUD, Le voyage d’hiver/Le voyage d’hier, Nantes, Le
Passeur/Cecofop, p. 17-30.
ROUBAUD, Jacques (1997), « Le voyage d’hier », dans Georges PEREC et
Jacques ROUBAUD, Le voyage d’hiver/Le voyage d’hier, Nantes, Le
Passeur/Cecofop, p. 33-73.
LE TELLIER, Hervé (1999), Le voyage d’Hitler, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 105.
JOUET, Jacques (1999), Hinterreise et autres histoires retournées, Paris, La
Bibliothèque oulipienne, no 108.
MONK, Ian, (1999), Le voyage d’Hoover, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 110.
BENS, Jacques (1999), Le voyage d’Arvers, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 112.
GRANGAUD, Michelle (2001), Un voyage divergent, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 113.
CARADEC, François (2001), Le voyage du ver, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 114.
HAUGURE, Reine (2001), Le voyage du vers, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 117.
MATHEWS, Harry (2001), Le voyage des verres, Paris, La Bibliothèque
oulipienne, no 118.
MONK, Ian (2002), Le voyage d’Ovide, Strasbourg, Le Verger éditeur.
(Coll. « Écrivains en résidence ».)
RÉFÉRENCES
BELLOS, David (1993), Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Seuil.
(Coll. « Biographie ».)
BENABOU, Marcel (1990), « Vraie et fausse érudition chez Perec », dans
Mireille RIBIÈRE (dir.), Parcours Perec, Lyon, Presses universitaires
de Lyon, p. 41-47.
MAGNÉ, Bernard (1997), « Voyages divers », dans Georges PEREC et
Jacques ROUBAUD, Le voyage d’hiver/Le voyage d’hier, Nantes, Le
Passeur/Cecofop, p. 9-13.
214
La fiction, suites et variations
ORIOL-BOYER, Claudette (1985), « Le voyage d’hiver. (Lire/Écrire avec
Perec) », Les Cahiers Georges Perec, no 1, p. 146-170.
OULIPO (2001), Winter Journeys, Londres, Atlas Press. (Coll. « Atlas Anticlassics ».)
PEREC, Georges (1996), What a Man ! suivi de « Belle espèce de mec ! »
de Patrice CAUMON, « Oh l’ostrogoth ! » de Jacques JOUET, « Hammage à Parac » de Michel LACLOS et « What a Map ! » de Jacques
ROUBAUD, Paris, Le Castor astral.
« LA CITÉ » DE MARC-ANTOINE MATHIEU.
PERMANENCE ET INCONSISTANCE
D’UN UNIVERS DE FICTION
Mélanie Carrier
Université Laval
POUR UNE ANALYSE BINOCULAIRE DE L’UNIVERS
Comment décrire la Cité, fruit du travail et de l’imagination du bédéiste français Marc-Antoine Mathieu ? C’est,
vu de l’extérieur, un monde qui s’incarne dans une série en
cinq tomes, un roman graphique et deux concises plaquettes
combinant le texte et l’image. Mais la Cité, c’est également,
vu de l’intérieur, un secteur de l’univers au caractère urbain,
bétonné et habité par une multitude de fonctionnaires, de
technocrates et de scientifiques, des hommes, bien sûr. Mais
cette description n’est pas si vraie : tout dépend des livres
pris en considération. Il semble en effet que les domaines du
livresque et du fictionnel, dans cet ensemble bédéistique
chapeauté par la Cité, ne soient pas des zones de compréhension étanches. D’où l’importance d’une lecture de cet univers
transfictionnel qui superpose et différencie les approches
externes et internes, telles que les décrit par Thomas Pavel.
Rappelons pour mémoire que le point de vue externe est
celui qui est privilégié par le ségrégationnisme métaphysique, c’est-à-dire que la fiction sera jugée à l’aune de l’univers non fictionnel, exerçant ainsi une distorsion sur cet objet
de l’imaginaire. A contrario, le point de vue interne
évite de comparer les êtres et les propositions de fiction à leurs correspondants non fictionnels […], et
216
La fiction, suites et variations
se donne pour tâche de représenter la fiction telle
que ses usagers la conçoivent, une fois qu’ils entrent
dans le jeu et perdent de vue le domaine non fictif
(Pavel, 1988 : 25).
Ce qui est patent, à la lecture des récits de la Cité, c’est
que les usagers ne peuvent jamais perdre de vue le domaine
non fictionnel. Deux raisons principales expliquent ce fait :
premièrement, Mathieu crée un monde unique par l’intermédiaire d’une diversité inusitée de pratiques éditoriales,
forçant le lecteur à ajuster constamment et consciemment sa
conception d’un objet narratif qui change de forme ;
deuxièmement, la juxtaposition des récits de la Cité met en
relief l’instabilité des propriétés fondamentales de ce monde.
Les analystes ont imputé cette tension entre le livresque et le
fictionnel à la dimension métabédéistique de la série Julius
Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves où les intersections entre la fiction et son incarnation matérielle sont
nombreuses1.
L’analyse réticulaire de la désormais célèbre série Julius
Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves et des trois
albums satellites que sont le roman graphique Mémoire
morte et les deux plaquettes Le cœur des ombres et La mutation aura, nous le croyons, un contrecoup sur notre compréhension générale de l’œuvre. Si nous imputons le sens du
travail narratif à l’œuvre dans la série à la nécessité d’une
réflexion sur la matérialité bédéistique (Rasemont, 1999 ;
Gerbier, 1999), il semble que le travail narratif combiné de la
série et des albums satellites développe une glose plus large
sur l’imaginaire et sur les mondes fictionnels. En d’autres
mots, considérer la transfictionnalité des récits de la Cité,
1. Par exemple, dans l’album intitulé L’origine, le héros Julius Corentin Acquefacques tient dans ses mains une bande dessinée intitulée…
L’origine. La première de couverture de la bande dessinée enchâssée dans
le récit rappelle celle de la bande dessinée enchâssante (Mathieu, 1991a :
p. 32). Étant donné ce type de spécularité narrative couramment proposée
par Mathieu, Dany Rasemont avance que « la bande dessinée s’étire et
finit par entrer dans notre monde, à moins que ce ne soit notre monde qui
y entre. Et c’est bien là tout ce qui subsiste : l’incertitude » (1999 : 57).
« La Cité » de Marc-Antoine Mathieu
217
c’est faire s’englober la dimension métabédéistique par celle
de métafictionnalité. Parmi toutes les lectures qui permettraient de corroborer ce postulat, trois pistes seront ici explorées : respectivement, la piste physionomique, la piste cartographique et, enfin, la piste ontologique.
ENSEMBLE À PHYSIONOMIE VARIABLE
Devant les récits de la Cité, le lecteur est tenu de prendre
constamment position sur l’identité des parties de l’ensemble
étant donné leur physionomie variable. En effet, nous avons
affirmé de manière quelque peu péremptoire que les deux
plaquettes publiées dans la collection « Patte de mouche »
participent de la Cité, alors que les critiques les considèrent
comme des singletons, des fictions autonomes. Le principal
obstacle à la reconnaissance de leur appartenance transfictionnelle ne serait toutefois pas, à notre avis, imputable à des
causes diégétiques mais bien publicationnelles : contrairement à Mémoire morte qui partage avec la série Julius un
format similaire (grand album cartonné), un même éditeur
(Delcourt) et un même média (la bande dessinée), les « Patte
de mouche » sont radicalement différents des albums de la
série. Leur couverture est souple ; ils mesurent 10 centimètres de largeur par 15 de hauteur ; ils alternent le texte à
gauche et une image non séquencée à droite ; ils font au plus
23 pages chacun ; enfin, ils sont édités à l’Association, soit
une maison de l’avant-garde française en bande dessinée.
Cette dimension paratextuelle entrave leur raccordement
transfictionnel automatique avec l’ensemble. Et pourtant,
malgré leur singularité physionomique qui suffit, semble-t-il,
à les isoler, ils partagent avec la série et Mémoire morte le
même univers fictionnel qu’est la Cité.
L’album Mémoire morte se distingue à sa manière de la
physionomie de l’ensemble transfictionnel en présentant un
cas de pseudo-identité par rapport à la série. Selon René
Audet, la pseudo-identité met en présence des éléments menant à la reconnaissance de l’identité transfictionnelle ainsi
que des incompatibilités qui minent cette identité (1990 : 94).
218
La fiction, suites et variations
Aussi, bien que représentant la même Cité qu’ailleurs dans
l’œuvre, Mémoire morte propose une iconographie particulière de la ville. Dans la série et dans les plaquettes, la physionomie urbaine de la Cité incorpore beaucoup de détails :
des volets aux fenêtres, une tuyauterie apparente, des
grillages ornementaux, des corniches irrégulières, etc. Dans
Mémoire morte, les lignes sont épurées, les accessoires sont
limités et la symétrie des immeubles n’est brisée que par les
panneaux publicitaires. La coprésence dans cet album du
même et du différent, en l’occurrence la Cité qui arbore un
look ad hoc, ne sera pas reçue comme un exercice de style,
mais plutôt comme l’expression d’un questionnement sur la
perception des mondes de fiction et dans les mondes de
fiction. En effet, si le lecteur peut être dérouté par l’aspect
insolite qu’a la Cité dans ce récit, il en va de même pour les
personnages qui ont une perception brouillée de leur monde.
Leur compréhension est systématiquement voilée dans ce
récit par des filtres tels les écrans, les transmetteurs, les cartes
géographiques, les panneaux publicitaires, les télescopes,
etc. Il y a un effet de miroir entre ces artifices qui tamisent la
réalité à l’intérieur de la fiction et ce récit qui propose une
vision diffractée du monde fictionnel. Cette thèse n’est pas
oiseuse, elle est même explicite dans cet album dont les derniers mots sont : « Sans langage, y a-t-il une réalité ? »
(Mathieu, 2000 : 64). Autrement dit, le narrateur de Mémoire
morte confirme la piste de lecture selon laquelle l’entendement des objets de fiction est tributaire des langages mis
en œuvre pour les construire. Au sortir du récit, on comprendra que la pseudo-identité qui semblait à première vue s’y
dessiner est plutôt un cas réfléchi de transfictionnalité.
Aux dimensions stylistique et paratextuelle évoquées
s’ajoute la question de l’onomastique qui se trouve catalysée
par la série, considérée comme le pilier de l’ensemble transfictionnel. Dans les cinq tomes qui forment la série, la Cité
est singulièrement incomplète : il s’agit d’une Cité avant la
lettre ou, devrait-on dire, d’une Cité avant le « désignateur
rigide » car jamais le monde n’y est nommé. Le nom propre
serait un désignateur rigide car il aurait la propriété de dési-
« La Cité » de Marc-Antoine Mathieu
219
gner le même objet à travers les mondes possibles (Kripke,
1982). Alors comment affirmer que ce monde est la Cité ?
Afin de répondre de manière appropriée à cette question, il
faudrait, avec Pierre Bayard, reconnaître que « la littérature
est en manque de représentation par rapport à l’image »
(2002 : 48). En d’autres mots, l’une des spécificités des
médias iconiques, c’est de résumer en une image ce que le
texte met plusieurs mots, plusieurs lignes à décrire. La Cité,
bien qu’elle ne soit jamais nommée, couvre pourtant la
grande majorité des cases de la série. Dès lors, la Cité n’est
pas qu’un espace que le lecteur imagine derrière chaque événement de la diégèse, mais elle est là, constamment rappelée
à nous à même la strate iconique. Aussi, pour contrer l’incertitude, le lecteur aura recours à un « jalon absolu », telle une
représentation où la Cité est à la fois nommée et montrée,
comme dans l’incipit de La mutation ; il sera ensuite en
mesure d’importer cette connaissance dans la série.
ENSEMBLE À GÉOGRAPHIE VARIABLE
Déjà, à ce stade de notre lecture, résolument externe, la
permanence de l’ensemble fictionnel est défiée par l’inconsistance physionomique des albums qui le composent. En
concentrant notre regard sur le fonctionnement intrinsèque
de la Cité, nous constatons que l’inconsistance de l’univers
ne sera pas gommée. La compréhension que le lecteur se fait
de la Cité se trouve modulée par les transformations de
certaines propriétés de ce monde : parmi celles-ci, notons la
corrélation variable qu’il y a entre l’organisation de l’espace
et celle des niveaux d’existence.
En premier lieu, les deux « Patte de mouche » présentent
un même schéma narratif : le récit commence avec la présentation d’une zone élargie de la ville, puis il se resserre spatialement jusqu’à un lieu étroit et sans issue. Ce sera le dernier
des sous-sols dans La mutation et l’impasse nommée Le
Goulot de l’Oubli dans Le cœur des ombres. Ces récits qui
progressent de manière concentrique vers une impasse spatiale aboutissent sur une fin narrative ouverte qui laisse
220
La fiction, suites et variations
entrevoir un hors-lieu existentiel : c’est en accédant au
dernier sous-sol du ministère des Affaires classées que Monsieur Albert mue et devient immortel ; c’est en plongeant
dans Le Goulot de l’Oubli que les Citoyens peuvent littéralement se libérer de leurs ombres.
En deuxième lieu, et contrairement aux deux récits
précédents, la perspective narrative adoptée dans Mémoire
morte tend à embrasser la totalité de l’espace occupé par la
Cité, et ce, par le truchement de certains artifices technologiques comme le télescope astronomique. Si bien qu’un cartographe qui l’utilise peut voir si loin dans l’espace que « cela
équivaut à voir la Cité telle qu’elle était il y a très longtemps »
(Mathieu, 2000 : 26). Ce qui fait que les cartographes
deviennent de facto des archéologues… Dans cet album, le
narrateur est la Mémoire morte du titre ; ce mégaordinateur
possède la faculté d’omniscience, car il perçoit en temps réel
tout ce qui se dit et se fait dans la Cité. Mémoire morte est en
quelque sorte le Magnum Opus de la Cité, soit le dépositaire
de tous les états de choses possibles d’un monde. Ce pouvoir
est cependant limité à l’album qui le contient et ne s’étend
pas au reste de l’ensemble transfictionnel. Dans ce récit, il y
a congruence entre la perception de la totalité de l’espace de
la Cité par les scientifiques et la conception de la totalité du
potentiel signifiant par la Mémoire morte.
En troisième lieu, dans la série Julius, et seulement là, le
lecteur est amené à considérer le fait que la Cité n’est qu’un
sous-espace de l’univers. Les représentations de la Cité en
tant que section de l’univers des mondes possibles interviennent dans chacun des cinq tomes, et ce, on l’imagine, de
manière chaque fois différente. Cette stratégie narrative a
deux principales conséquences : d’une part, d’univers total,
la Cité devient, par son inclusion dans un espace plus vaste,
un monde relatif, susceptible de voir sa suprématie
ontologique menacée par l’univers qui la subsume ; d’autre
part, si les représentations totalisatrices de la Cité se modifient constamment, l’impression qu’a le lecteur d’enfin saisir
le fonctionnement du monde fictionnel grâce à cette posture
surplombante est aussitôt mise à mal.
« La Cité » de Marc-Antoine Mathieu
221
Comparons deux représentations totalisatrices de la Cité,
celle du Rien et celle de l’Inframonde. Dans La qu…, Julius
est expulsé de l’enceinte de la Cité car il a été choisi, à son
insu, pour arpenter le Rien et accomplir une mission
(Mathieu, 1991b : 21). Cette qu… le mène depuis le Rien
jusqu’au sommet du Phare et, de là, il peut observer une
maquette très réaliste de l’Univers, si réaliste, en fait, qu’elle
dépeint Julius en train de gravir le Phare (Figure 1). Cette
maquette présente la Cité comme un espace compact, fermé,
sis en retrait de l’univers. Il est à noter que l’univers y est
composé de quatre éléments : la Cité, le Rien, la Gare et le
Phare. Cette représentation minimaliste est on ne peut plus
distante de celle de l’album La 2, 333e dimension, où Julius
est encore une fois, à son corps défendant, expulsé de
l’enceinte de la Cité afin d’accomplir une mission. En fait,
Julius est littéralement torpillé, tel un missile SCUD, dans
l’Inframonde. Ce récit nous présente deux conceptions parallèles de cet espace, soit celle provenant de l’intérieur de la
Cité, soutenue par les scientifiques (Figure 2) et celle de
l’extérieur de la Cité, focalisée par Julius (Figure 3). Dans le
premier cas, on constate que les scientifiques ont une capacité d’entendement limitée, c’est pourquoi ils ne peuvent
schématiser leur conception des zones du rêve et de la réalité
qu’au moyen de figures géométriques. On imagine qu’ils
conçoivent, dans cet album du moins, que la Cité n’est
qu’une réalité parmi les autres. Julius, en étant propulsé dans
l’Inframonde, est le seul Citoyen en mesure de percevoir ces
curieuses réalités parallèles. Le lecteur bédéphile, ou le
lecteur tout simplement attentif aux remerciements de la
page de garde, saisit la nature des planètes de manière encore
plus englobante et juste que Julius, en reconnaissant dans
celles-ci La mouche de Lewis Trondheim et La fièvre
d’Urbicande de François Schuiten et Benoît Peeters.
Comment est-il possible de concilier ces représentations
incompatibles de la Cité à partir des perspectives surplombantes présentées dans chaque album de la série Julius ?
Afin de répondre de manière appropriée à cette question, il
importe de rappeler que chaque voyage extraterritorial de
222
La fiction, suites et variations
Julius est motivé par les scientifiques qui cherchent constamment à cerner la nature du monde qu’ils habitent. Chacun des
tomes de la série met en relation la compréhension partielle
et interne des scientifiques et celle, surplombante et externe,
de Julius : ces représentations totalisatrices du monde, au
sein même de la fiction, constituent autant de théories
autochtones de la fiction.
ENSEMBLE À ONTOLOGIE VARIABLE
Nous aimerions rentabiliser ici cette notion de théorie
autochtone d’un univers de fiction, dont la paternité revient
à Richard Saint-Gelais2. On parle de théorie autochtone car,
à même la fiction, est déployé un appareil qui permette de
saisir les mécanismes de la fiction. Tout d’abord, spécifions
que le lecteur de la série Julius, même le plus distrait, aura
remarqué à quel point la Cité se fait bande dessinée, en transparence avec son support. Ce procédé a été étudié avec
justesse par Laurent Gerbier dans l’article « Les pièges de
l’analogie » (1999). Ajoutons que la Cité, c’est aussi une
fiction en transparence avec le régime que la lecture lui
confère. Il appert que les caractéristiques attribuables à la
fiction sont de facto transposées à la Cité : dans ce monde,
on ne connaît pas son origine, on ne maîtrise pas sa destinée,
on est imputable à sa réalité matérielle et livresque, etc. Par
ailleurs, lorsque le lecteur est amené à activer sa conscience
de la matérialité du monde fictif qu’il construit par son
travail, il effectue une opération intellectuelle. Inversement,
lorsque le personnage prend connaissance de sa matérialité
propre, il s’agit, pour lui, d’une opération ontologique, d’une
conscientisation de sa qualité d’être. Les nombreux chercheurs et scientifiques qui émaillent les récits de la Cité
entretiennent une réflexion continue sur la nature de leur
monde, réflexion qui n’est, à l’instar des représentations
totalisatrices de la Cité, pas cumulative, mais chaque fois
2. Saint-Gelais nous a généreusement initiée à cette notion inédite
lors de discussions dans le cadre de la rédaction de notre mémoire de
maîtrise (2005).
« La Cité » de Marc-Antoine Mathieu
223
recommencée. En effet, plusieurs types de données ne
franchissent pas les cadres du récit : par exemple, le scientifique Igor Ouffe présente, dans L’origine, une thèse sur la
genèse de son monde (c’est-à-dire le Créateur, ou l’auteur)
qui semble oubliée lorsque d’autres chercheurs, dans La
2,333e dimension, s’entretiennent sur la nature bidimensionnelle du monde. De fait, la connaissance que Julius acquiert
de son monde, lors d’une mission, n’est jamais exportée dans
l’album suivant. C’est en toute logique que Julius, fort de ses
voyages extraterritoriaux, n’est jamais tiraillé par des questions existentielles : il se comporte en effet comme un héros
de bande dessinée, conscient de son statut. « J’attendais
quelques instants et me demandai une dernière fois : Pourquoi moi ? Et tandis que je pensais que les véritables héros
ne choisissent jamais de l’être, je forçai de toutes mes forces
le système d’ouverture du sas » (Mathieu, 1991b : 45).
DE L’IMPOSSIBLE MÉMOIRE TRANSFICTIONNELLE
De la Cité, il n’existe pas de mémoire transfictionnelle.
Les personnages tout comme les lecteurs en sont privés.
Malgré le fort effet de réticulation dans l’œuvre de Mathieu,
qui est institué par l’axe tuteur qu’est la Cité, le fort effet
d’hétérogénéité engendré par la variabilité des conditions
d’existence des Citoyens et par la labilité des conditions de
perception du monde par les lecteurs prive d’une mémoire
d’ensemble, qui ferait s’estomper les différences au profit
d’une unité fictionnelle. Et ce manque est gage de liberté.
En creux, tout ce dont il aura été question ici, c’est de
l’importance des réglages de lecture face à cet objet
composite. Paradoxalement, la multiplicité des représentations totalisatrices d’un univers fictionnel cautionnent
l’impossibilité d’une totalisation, d’une complétude de la
fiction. Où serait-ce la représentation des univers fictionnels
qui est foncièrement incomplète ? Cette double incomplétude, de l’objet et de sa représentation, préserverait les fruits
de l’imaginaire d’une quelconque finitude. Fort de cette
seule certitude, Mathieu se frotte les mains, aiguise ses
224
La fiction, suites et variations
crayons et, tel un architecte un peu fou, il retourne à sa table
à dessin pour voir de quelle manière il pourrait, encore une
fois, rebâtir la Cité pour y perdre ses lecteurs dans d’inédits
dédales narratifs.
« La Cité » de Marc-Antoine Mathieu
225
BIBLIOGRAPHIE
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BAYARD, Pierre (2002), « Il n’y a pas d’œuvre complète », dans Enquête
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FIGURE 1
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FIGURE 2
L’univers focalisé par les scientifiques (Mathieu, 2004 : 26)
FIGURE 3
L’univers focalisé par Julius (Mathieu, 2004 : 41)
LES RETOURS DE SAINT-ALDOR.
TRANSFICTIONNALITÉ ET POÉTIQUE
CHEZ GAÉTAN SOUCY
Nicolas Xanthos
Université du Québec à Chicoutimi
En l’espace de huit ans, Gaétan Soucy a publié quatre
romans : L’immaculée conception1 (1994), L’acquittement 2
(1997), La petite fille qui aimait trop les allumettes3 (1999)
et Music-hall ! 4 (2002). À priori, cette œuvre romanesque
offre au moins une prise franche et manifeste pour une
réflexion transfictionnelle. En effet, quand bien même ils ne
sont pas des personnages principaux de l’intrigue de L’immaculée conception, Justine Vilbroquais et Rogatien Longd’Ailes sont mentionnés dans le roman5 et reviennent dans
Music-hall !. Ce dernier roman fait de plus allusion à des
1. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule
mention IC suivie du numéro de la page.
2. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule
mention A suivie du numéro de la page.
3. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule
mention PF suivie du numéro de la page.
4. Dorénavant, les renvois à ce roman seront signalés par la seule
mention MH suivie du numéro de la page.
5. En fait, le rôle de Rogatien semble être très important – mais non
sur le plan diégétique. En effet, on a droit dans le roman à deux lettres que
Raymond Costade, entrepreneur de pompes funèbres, envoie à Rogatien, à
New York. Dans l’une d’elles, il invite son ami à terminer son roman
« pour le 22 décembre » (IC : 300), jour de l’anniversaire de Justine. Or, le
roman se finit sur ces lieu et date : « New York, le 22 décembre » (IC :
342) – laissant ainsi supposer que Rogatien n’est rien de moins que le narrateur du roman. Cette remarque prendra plus tard un sens particulier pour
nous.
232
La fiction, suites et variations
lettres envoyées par Rogatien à Justine dans L’immaculée
conception6, ainsi qu’à un graffiti déjà lu là aussi7. Voici
donc un cas parfait pour la réflexion sur le phénomène de la
transfictionnalité.
À nos risques et périls, nous avons toutefois décidé de
bouder cette voie d’accès royale à la transfictionnalité chez
Soucy et d’opter pour ce qu’il conviendrait d’appeler un chemin de traverse. Trois courtes citations vont nous permettre
de donner une première idée de notre objet et de planter le
décor. La première consiste en un télégramme qui apparaît
dans L’immaculée conception : « Julie Tétreault mourante.
Désire voir Sarah pour derniers adieux. Communiquer
dispositions à prendre S.V.P. Signé : Sanatorium de SaintAldor » (IC : 268). La deuxième est l’en-tête d’une lettre
qu’écrit un personnage de L’acquittement : « Comté de SaintAldor, 23 décembre 1946 » (A : 117). La troisième est une
carte professionnelle qu’on remet au narrateur-personnage
de La petite fille qui aimait trop les allumettes : « Maître
Rosario DUBÉ/avocat, juge de paix et notaire/12, rue Principale, Saint-Aldor » (PF : 52). On l’aura compris : le village
de Saint-Aldor revient dans ces trois romans, et c’est lui qui
va faire l’objet de nos réflexions, ainsi consacrées à la transfictionnalité des lieux.
À cet intérêt, deux raisons principales. D’une part, il
s’agit de décentrer la réflexion transfictionnelle. Très souvent en effet, et comme spontanément, elle prend appui sur
la notion de personnage, qui semble devenir sa mesure. Bien
entendu, cette position centrale tient pour une part essentielle
à ce que les pratiques transfictionnelles concernent en priorité le personnage. Mais il ne faut pas non plus négliger ce
6. On y trouve une allusion notamment dans une missive de Costade
à Long-d’Ailes : « Quant aux lettres que tu lui as écrites, elle [Justine] m’a
dit de te dire qu’elle les avait jetées dans un égout » (IC : 300). Et on lit
dans Music-hall ! : « […] Rogatien de se mettre à lui adresser des lettres
exaltées et délirantes. […] Justine lisait cela du bout des yeux. Elle en avait
d’ailleurs jeté la majeure partie » (MH : 365).
7. « J’appartian à jamè à Justine Vilbroquais » (IC : 15, 124 ; MH :
365, 387).
Les retours de Saint-Aldor
233
fait important que, sur le plan conceptuel, le personnage
demeure la notion fondamentale qui nous permet l’appréhension et l’intellection des univers fictionnels. Les citations
suivantes, où, bien qu’on parle de lieux romanesques, théâtraux, bédéistiques ou filmiques, le personnage demeure la
mesure de la fiction, donneront une idée de cette place
conceptuelle occupée par la notion de personnage. À propos
du roman de Salim Bachi La kahéna, Mustapha Harzoune
écrit : « Le personnage principal est une maison ». Parlant
d’une pièce de Denise Bonal, Claude Desjardins écrit :
« Dans Les pas perdus, le personnage principal est une gare,
lieu de passage, de rencontres et de ruptures ». « “Red River
Hotel” est une série dont le “personnage” principal est un
vieil hôtel situé dans une grande métropole », voit-on aussi.
Sur Shining, de Stanley Kubrick, on lit sous la plume de
Vincent Ostria : « le personnage principal est un gigantesque
hôtel situé dans le Colorado ». Ce sont bien entendu des
énoncés métaphoriques qui cherchent à restituer l’idée d’une
attention inhabituellement grande accordée aux lieux ; mais
le fondement de ces métaphores est précisément l’importance qualitative du personnage – qu’elles ne font que confirmer. Vouloir poser la question de la transfictionnalité des
lieux revêt dans ces conditions un intérêt stratégique : il
s’agit de savoir si le concept de personnage doit devenir le
paradigme de la réflexion transfictionnelle ou s’il faut au
contraire opter pour une approche à géométrie variable,
soucieuse des spécificités des diverses composantes du discours fictionnel qui peuvent faire les frais d’un déplacement
transfictionnel.
La deuxième raison qui nous conduit à vouloir interroger
la transfictionnalité des lieux chez Soucy est liée à la pratique fictionnelle elle-même. Il s’agira de voir comment l’œuvre romanesque de Soucy intègre la transfictionnalité à sa
propre économie, comment elle la rend productive et signifiante au sein de l’imaginaire spécifique qu’elle déploie. On
verra comment la pratique transfictionnelle de Soucy s’inscrit dans sa poétique, comment elle se fait l’une des rêveries
de cette œuvre sur ses formes et sur son origine. On le voit,
234
La fiction, suites et variations
c’est ici suggérer une autre voie pour la réflexion transfictionnelle : saisir un usage particulier de la transfictionnalité,
chez un auteur donné. La transfictionnalité, donc, comme
pratique susceptible d’être intégrée à une poétique dont elle
devient le signe (ou l’un des signes) et qui, tout à la fois,
l’explore, la configure en fonction d’enjeux qui lui sont
propres, en en proposant par le fait même une image, en la
réfléchissant.
C’est donc à faire voyager un peu la transfictionnalité
qu’on va s’employer dans les pages à venir : d’une part en la
sortant de ses lieux conceptuels de prédilection, d’autre part
en observant comment les territoires souciens l’annexent
pour leurs propres usages imaginaires.
Il faut pour commencer dire un mot des différentes apparitions du village de Saint-Aldor – en tâchant, pour ne pas
gâcher de futurs plaisirs de lecture, de ne pas trop dévoiler
les diverses intrigues romanesques, qui toutes gravitent
autour d’énigmes plus ou moins nombreuses et importantes.
Dans L’immaculée conception, qui se déroule pour l’essentiel
dans un quartier populaire de Montréal, le village est mentionné à trois reprises. Le roman narre entre autres l’histoire
d’un employé de banque, Remouald Tremblay, qui a vécu un
drame vingt ans avant le début du texte. Ce drame refoulé fait
retour, et va conduire à sa mort tragique Remouald, écrasé
par la culpabilité quand bien même il n’y était pour rien dans
le forfait commis. Juste après le drame, alors qu’il avait
13 ans, Remouald a été envoyé au collège Saint-Aldor-de-laCrucifixion. De ce collège, qu’on retrouvera, on ne sait pour
l’instant que ceci : il était situé dans la forêt, à un kilomètre
du village (IC : 133-134). Clémentine Clément, une institutrice soupçonneuse qui occupe une place importante dans le
roman, a elle aussi vécu à Saint-Aldor, avec sa mère et son
fiancé, malheureusement décédé une semaine avant le mariage. Elle a fui le village, après la mort du jeune homme, se
contentant d’envoyer de l’argent à sa mère (IC : 149). Elle a
dû y revenir quelques années plus tard, à la suite d’une lettre
du comptable du village qui lui annonçait que sa mère était
malade et perdait la raison (IC : 150-152). À ces deux
Les retours de Saint-Aldor
235
occasions, le village n’est à peu près pas décrit : on sait seulement qu’il comprend une boutique de fleuriste, un comptoir postal, un bureau de comptable et un bureau de notaire.
La dernière allusion au village a lieu lorsque Remouald, sur
ordre du gérant de la banque, doit amener au sanatorium de
Saint-Aldor la fille de la nièce de ce dernier y voir sa mère
mourante. Remouald s’y rend, avec son père et la fillette, en
train. Le voyage dure « un nombre incalculable d’heures »
(IC : 275). Il les mène à une gare, d’où ils ont encore un long
trajet à faire à pied, en bordure d’une forêt dans laquelle ils
vont finir par se perdre.
Dans L’acquittement, Saint-Aldor est nettement plus
présent, puisque c’est là que se déroule l’intrigue du roman.
Organiste à Montréal, Louis Bapaume revient à Saint-Aldor,
le 22 décembre 1946, vingt ans après y avoir enseigné
comme professeur de musique au collège, pour chercher un
acquittement auprès d’une femme dont il a été le professeur
privé alors qu’elle était jeune fille. On retrouve un peu la
même configuration spatiale que dans L’immaculée conception. Bapaume arrive en train à une gare située à quelque
distance du village, distance qu’il va parcourir en traîneau à
chiens, le long d’une forêt. Ce chemin qui mène à SaintAldor passe devant le collège de Saint-Aldor, dont on
apprend qu’il est maintenant occupé par les frères de l’Instruction chrétienne, et que l’orphelinat qu’il abritait il y a
vingt ans n’existe plus. Le chemin continue en contournant
le mont Saint-Aldor, puis arrive au village. Dans ce village
seront décrits, avec plus ou moins de détails selon les méandres de l’intrigue, le magasin général, la rue principale,
l’église, la maison des von Croft (où Bapaume a été professeur de musique) située légèrement à l’écart du village, ainsi
qu’une maison verte en face du magasin général, celle de la
famille Soucy (A : 50-58). Bapaume bénéficie une fois d’une
sorte de vue d’ensemble, alors que les habitants du village,
torches à la main, sont rassemblés devant l’église, et le
village est alors décrit comme « un caillot de braise au creux
des montagnes » (A : 81).
236
La fiction, suites et variations
Dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, SaintAldor occupe aussi une place enviable. L’intrigue, qui n’est
pas située dans le temps, se déploie à la suite du décès du
père de deux adolescents qui, bien que très riches, vivaient
dans une vaste demeure à l’abandon. Le narrateurpersonnage, qui est l’un des deux adolescents, quitte pour la
première fois le domaine familial pour aller chercher un cercueil au village situé de l’autre côté d’une pinède. Ce village,
on l’aura deviné, c’est Saint-Aldor. Seront décrits ici, par un
individu qui possède, du fait de son isolement, une vision du
monde plutôt excentrique, le magasin général (dont le propriétaire vient de mourir lui aussi), l’église et l’hôtel de ville.
À la lecture des trois romans, on ne peut donc manquer
d’être frappé par le retour du village de Saint-Aldor. Le
réflexe lectural sera-t-il dans ces conditions d’en rester à ce
constat d’un simple retour des lieux ? Il nous semble plutôt
que, tout différemment, comme mis sur la piste par ces
répétitions, le lecteur va les considérer comme l’indice d’une
connexion entre les intrigues romanesques : il va donc essayer de tisser des liens entre elles, cherchant leurs points de
rencontre. Trouve-t-on dans le Saint-Aldor de L’acquittement
des traces de ce qui s’est passé dans L’immaculée conception – ou dans La petite fille qui aimait trop les allumettes,
pourquoi pas ? Ce Saint-Aldor-ci se fait-il l’écho ou la
mémoire de ces autres romans ? On se lance alors dans de
savants calculs pour déterminer les dates des événements. Il
semble ainsi que la mort de Remouald Tremblay dans la forêt
près de Saint-Aldor ait lieu en 19288. Or, L’acquittement se
déroule en 1946, et Bapaume revient à Saint-Aldor vingt ans
8. Sur la base des inférences suivantes : l’intrigue de Music-hall ! se
déroule en 1929 (on l’apprend notamment par une date écrite par Rogatien : avril 1929 – MH : 376). On s’en souvient, Rogatien envoie plusieurs
lettres à Justine – après l’avoir revue à la morgue, devant le corps de
Vincent, son fils, qu’elle était venue identifier. La dernière missive est
expédiée au printemps 1929. Vincent, le fils de Justine, est déjà mort au
moment des événements de L’immaculée conception (IC : 299). Ces événements ont lieu au mois de décembre, jusqu’à la fête de l’Immaculée
Conception. De là, on suppose qu’ils ont lieu en décembre 1928, et que
c’est à cette date que Remouald est allé une dernière fois à Saint-Aldor.
Les retours de Saint-Aldor
237
après son premier séjour qui n’a duré que quelques mois ; il
était donc à Saint-Aldor en 1926. Visiblement, ici, les dates,
hypothétiques, empêchent d’envisager une rencontre entre
les personnages, et Remouald n’a pas passé par les lieux où
Bapaume aurait pu laisser des traces. Par ailleurs, Bapaume
était au collège où Remouald a passé trois années de sa vie,
de 1908 à 1911 : a-t-il trouvé des empreintes de Remouald ?
Pas un mot là-dessus. Y aurait-il alors un lien entre L’immaculée conception et La petite fille qui aimait trop les
allumettes ? Rien – sinon cette petite coïncidence : Clémentine Clément va voir un notaire à Saint-Aldor pour régler les
affaires de sa mère, et le narrateur-personnage de La petite
fille qui aimait trop les allumettes se fait remettre une carte
par un notaire. Aurait-on enfin, ici, un lien tangible, quoique
ténu, entre les intrigues ? Que nenni, hélas : le notaire de La
petite fille qui aimait trop les allumettes s’appelle Rosario
Dubé (PF : 52) et, du notaire de L’immaculée conception, on
ne connaît que le titre et l’initiale : « Me B… » (IC : 152). La
petite fille qui aimait trop les allumettes et L’acquittement
font tous deux référence à deux bâtiments de Saint-Aldor :
l’église et le magasin général. Mais là aussi, le lecteur fait
chou blanc : rien de fictionnel qui permette de lier l’un et
l’autre textes. On éprouve la même déception en quittant la
transfictionnalité et en se concentrant sur L’immaculée
conception seulement. Remouald adolescent a passé trois
ans au collège de Saint-Aldor, après le drame qui a eu lieu
vingt ans auparavant ; or, Clémentine a quitté Saint-Aldor
dix-huit ans avant le début du roman. C’est donc dire que
Remouald et Clémentine se sont trouvés à Saint-Aldor en
même temps pendant deux ans. Se sont-ils parlé, croisés, ou
même simplement vus ? Là non plus, rien n’est évoqué dans
le roman. À la question « Saint-Aldor est-il une mémoire
romanesque fictive ? », la réponse est donc clairement non.
Il est possible que, déçu par ce silence des lieux, le lecteur fasse son deuil de liens entre les romans, dont SaintAldor se ferait le support. Mais il est également possible
qu’il ne puisse se faire à l’idée que ces lieux riment sans raison, et qu’il poursuive son investigation. Cette continuation
238
La fiction, suites et variations
exige que l’on quitte le registre diégétique et factuel pour
entrer dans des considérations plus axiologiques ou symboliques9. Sitôt qu’on observe les lieux dans cette perspective,
un certain nombre de points communs surgissent entre les
romans. Tout d’abord, Saint-Aldor n’est pas un lieu où l’on
réside : c’est un lieu où l’on va, éventuellement où l’on
retourne. C’est le but d’un déplacement, le terme d’un
voyage, d’un exil. À Saint-Aldor, on est essentiellement ailleurs : lieu inconnu, territoire oublié, espace où l’on se perd.
On notera du reste le nombre d’espaces sociaux, publics, et
corrélativement le peu d’espaces privés, de maisons
familiales, dans le Saint-Aldor qu’expérimentent Remouald
Tremblay, Louis Bapaume ou Alice : orphelinat, magasin
général, hôtel de ville, église, comptoir postal, bureau du
notaire. Même la maison des von Croft était pour Bapaume
non pas un domicile accueillant, mais le lieu d’exercice de
son métier. La présence du sanatorium et du collège montre
bien aussi que le village et ses environs sont les lieux où l’on
met à l’écart, à tous points de vue, certains individus dont le
corps social entend se protéger autant qu’il dit vouloir les
sauver. De fait, Saint-Aldor n’est pas le lieu d’une intimité,
mais celui d’une distance sociale et affective. Du reste, une
distance infinie, réelle ou imaginaire, sépare Saint-Aldor du
chez-soi des personnages qui y vont : il faut plusieurs heures
de train, puis plusieurs heures de marche pour s’y rendre,
dans L’immaculée conception ou L’acquittement – ou encore
il faut franchir l’infranchissable barrière du domaine, dans
La petite fille qui aimait trop les allumettes. Les montagnes
qui entourent le village, les étendues de neige et de forêt qui
le séparent de la gare, et donc d’un lien direct avec le reste du
pays, sont autant de façons de marquer la mise à l’écart de
9. C’est-à-dire, en somme, que l’on considère les lieux comme partie
intégrante du chronotope romanesque, tel que Bakhtine le conceptualise
dans « Formes du temps et du chronotope dans le roman » (1978 : 235383). Bien que nos réflexions s’appuient sur celles de Bakhtine, précisons
que, à la différence du théoricien russe, nous n’envisagerons pas l’espace
dans ses liens avec un état de société, mais confinerons nos réflexions au
domaine fictionnel pris en lui-même.
Les retours de Saint-Aldor
239
Saint-Aldor. Altérité sociale, altérité spatiale, Saint-Aldor est
aussi une altérité culturelle, si l’on peut dire : ceux qui y vont
ou y retournent découvrent un univers qui leur est étranger,
gouverné par des règles partiellement ou totalement
inconnues. C’est aussi sous la contrainte que l’on s’y rend :
contrainte imposée par autrui (pour Remouald, que son
patron expédie autoritairement à Saint-Aldor), par les événements (pour Alice, qui doit trouver un cercueil pour son père
décédé) ou que l’on s’impose à soi-même (pour Bapaume).
C’est un espace qui ainsi se pense sur le mode dysphorique,
et qui parfois aussi se vit sur le mode dysphorique, un lieu
désorientant.
Saint-Aldor s’inscrit donc dans une économie spatiale
d’abord, sémantique ensuite, propre aux romans de Soucy.
Économie spatiale, puisque l’espace romanesque se construit
en fonction d’une opposition entre la familiarité et l’altérité
étrangère10 – et que donc, en tant que tel, Saint-Aldor
n’existe pas seul, mais en relation avec (et en fonction) d’autres lieux qui seront ceux de la familiarité (Montréal pour
Remouald et Bapaume, le domaine familial pour Alice). Et
cette configuration prend plusieurs formes, selon que prédomine la familiarité (L’immaculée conception, surtout à
Montréal, un peu à Saint-Aldor), l’altérité (L’acquittement –
exclusivement à Saint-Aldor) ou que les deux pôles
10. Comme nous le signalent indirectement Molino et Lafhail-Molino
lorsqu’ils évoquent l’organisation de l’espace dans le roman, ce n’est pas
là une originalité propre à l’univers soucien : « Sur un plan plus général,
les lieux se distribuent entre un monde connu et un monde inconnu, entre
le proche et le lointain. Il y a d’un côté la maison, le paysage familier, le
terroir et de l’autre les pays éloignés, où l’on voyage, fait la guerre ou part
en pèlerinage. Par ailleurs, le lointain conduit naturellement au surnaturel
et à l’imaginaire » (2003 : 303-304). Toutefois, d’une part, cette bipartition
de l’espace romanesque, poussée à l’extrême chez Soucy, devient un enjeu
romanesque ; et d’autre part, ce rapport à l’ailleurs comme lieu de l’étrangeté et de l’exil n’a pas des résonances et des significations semblables
dans la littérature du XXe siècle à celles qu’il peut avoir, par exemple, dans
la littérature médiévale. À ce chapitre, il faudrait d’ailleurs se demander si
cet usage actuel de l’espace ne trouve pas son expression paradigmatique
dans Le château de Franz Kafka – que L’acquittement, notamment, rappelle souvent avec insistance.
240
La fiction, suites et variations
s’équilibrent (La petite fille qui aimait trop les allumettes,
entre le domaine et le village). Bien qu’il se déroule à New
York, Music-hall ! s’intègre à cette économie spécifique,
dans la mesure où le personnage principal, Xavier Mortanse,
estime être un immigré hongrois arrivé il ne sait trop
comment dans cette ville étrangère et n’aspirant qu’à retourner chez lui retrouver sa sœur. Économie sémantique,
ensuite, puisque ce jeu entre identité et altérité est au principe
du déploiement de l’univers de Soucy depuis sa mise en
discours sous forme d’énigmes11 jusqu’aux modalités de
construction des personnages, aux prises avec une irréductible altérité intérieure12.
Nous reviendrons tout à l’heure sur le fonctionnement de
la transfictionnalité dans la poétique de Soucy. Pour l’instant,
il nous faut faire le bilan de la première partie de notre
réflexion. Un constat principal s’impose à la suite de ce
déplacement de la question transfictionnelle sur le terrain
spatial : les interrogations soulevées par la transfictionnalité
locative sont spécifiques à l’usage romanesque de l’espace.
La progression de l’argument a été guidée par deux des
caractéristiques essentielles de l’espace romanesque. Premièrement, l’espace comme théâtre des opérations, pris donc
dans son lien avec l’action : et là, on a cherché, mais en vain,
à voir d’éventuels recoupements entre les êtres ou les actions
des divers mondes fictionnels. Deuxièmement, l’espace
comme lieu de sens, comme marqueur de valorisations,
comme support de l’organisation sémantique et axiologique
des textes : et là, on a cherché et trouvé des manières
communes de faire signifier l’espace dans les trois romans.
11. On sait, à la suite de Butor, Todorov ou Dubois, que le texte énigmatique n’est pas composé d’une histoire mais mêle deux histoires : une
histoire première dans laquelle apparaissent les traces chiffrées d’une
histoire seconde, autre.
12. Altérité liée à la mémoire : qu’il s’agisse de Remouald, aux prises
avec un souvenir douloureux auquel il veut échapper ; de Bapaume, dont
le passé mémoriel n’a pas de stabilité et change au gré du présent du personnage ; ou d’Alice, qui ne parvient pas à faire siens des souvenirs qui la
concernent pourtant au premier chef et qu’elle considère comme hors
d’elle.
Les retours de Saint-Aldor
241
C’est donc dire aussi que l’espace romanesque se pense difficilement comme une entité autonome, à la différence du
personnage : qu’un personnage fasse un retour transfictionnel, et l’on ne se demandera pas pour autant si tous les personnages et lieux présents ont des liens plus ou moins
complexes avec les personnages et lieux des autres récits ;
mais que l’espace revienne, et aussitôt l’on éprouve un
besoin de lier de vastes pans fictionnels.
Tout cela impliquerait, à titre d’hypothèse à explorer,
que la transfictionnalité est indissociable d’une poétique – en
d’autres mots que cela même qui fait retour (personnage,
lieu ou autre) est élaboré et appréhendé en fonction de ses
place(s), rôle(s), usage(s) au sein du discours fictionnel et du
spectre ordinaire de ses interactions avec les autres
composantes du discours fictionnel. Tout cela impliquerait
aussi que la transfictionnalité est toujours transfictionnalité
de – d’un objet dont les propriétés conditionnent nécessairement et la nature des opérations transfictionnelles et l’analyse. S’imposerait donc la conclusion que le personnage ne
peut ni ne doit être la mesure de la transfictionnalité. À cela
s’ajoutent naturellement les principes qui guident l’activité
lecturale – et l’on remarquera à ce chapitre que la clôture et
la cohérence du texte, que la transfictionnalité devait chasser
par la porte13, sont revenues par la fenêtre : avec cette nuance
qu’il s’agit ici de clôture et de cohérence de l’œuvre romanesque au complet.
On ne doutera pas, à la lumière de quelques-uns des propos qui précèdent, que l’œuvre romanesque de Soucy intègre
des phénomènes de transfictionnalité. Nous voudrions faire
maintenant un pas de plus, et montrer comment la transfictionnalité est partie intégrante de la poétique soucienne : il
s’agira donc pour nous de montrer comment la transfictionnalité devient une composante d’un art de faire de la fiction
13. La formule est trop forte, et rend mal justice à l’argument nuancé
de Saint-Gelais, qui montre plutôt que la transfictionnalité problématise la
question de la clôture du texte (entre autres).
242
La fiction, suites et variations
romanesque et comment elle y devient le lieu des réflexions,
ou des romans, de l’œuvre sur ses origines et son destin.
Ce projet impose un bref détour dans Music-hall !. Au
cœur de ce roman (MH : 144-147), on trouve un mimodrame
musical intitulé « Le Mandarin rafistolé », que deux personnages vont voir au music-hall, précisément. En voici l’argument. Un jeune Mandarin vit seul avec sa mère veuve,
dévouée à la mémoire de son défunt mari dont une statue
occupe le centre de la scène. Chaque soir, pourtant, elle
s’enferme mystérieusement dans son pagodon. Un matin,
trois sorcières arrivent, qui entraînent le Mandarin dans le
pagodon. Là, il découvre un tableau représentant sa mère
jeune et un mari militaire occidental, avec un bandeau sur
l’œil, qui tient dans ses bras un poupon. Les sorcières font
comprendre au jeune homme que ce marin est son vrai père.
Furieux qu’on attente ainsi à la mémoire de celui qu’il croit
être son père et qu’on le traite de bâtard, il veut s’en prendre
aux sorcières – mais, trop fortes, elles le mettent en charpie,
tous membres épars. La mère éplorée reçoit plus tard un
message d’un enchanteur qui lui affirme pouvoir rendre la
vie à son fils – moyennant seulement la tête du jeune homme
décédé et mutilé. Il ressuscite le Mandarin en le rafistolant,
lui greffant un corps de tigre, des pattes de chien, des ailes de
pélican et une queue de rat. Scandalisée, la veuve fait écrouer
l’enchanteur, masqué, et exige de lui des comptes. Il enlève
son masque et se révèle en vérité le marin occidental du
tableau, l’authentique géniteur du Mandarin. De surprise, la
veuve tombe raide morte. Le mandarin rafistolé, bâtard honteux, finit dans un cachot.
Suivant Dällenbach (1977), on peut voir dans cette
sombre histoire au moins une mise en abyme du code, ou
métatextuelle, et une mise en abyme transcendantale, ou
métaphore d’origine14. La mise en abyme du code, ou méta14. Nous disons « au moins », car ce mimodrame est aussi une mise en
abyme de l’énoncé (le personnage principal du roman est lui aussi, à sa
manière, un être « rafistolé » par un « magicien ») et une mise en abyme
de l’énonciation (le narrateur décrit également divers types de réception du
mimodrame qui sont autant de rapports à la culture et à la fiction).
Les retours de Saint-Aldor
243
textuelle, consiste en ces énoncés réflexifs qui exhibent le
récit pris dans sa dimension d’« organisation signifiante »
(Dällenbach, 1977 : 123). L’image du Mandarin rafistolé se
fait ici le miroir de l’organisation de Music-hall ! au premier
chef, mais aussi, ensuite, de l’entier du corpus romanesque
soucien. Le rafistolage mime une pratique romanesque qui
procède d’un jeu savant avec l’hétérogénéité, avec la discordance, qui se marque sur plusieurs plans. Tout d’abord, et de
manière souvent spectaculaire, par l’intermédiaire d’un
usage assez débridé de l’intertextualité et de l’hypertextualité15 : le tissu textuel soucien est constitué de greffes
multiples, d’emprunts constants à la littérature16, à la philosophie17, à la Bible18. Emprunts intermédiatiques, aussi,
puisque les allusions filmiques sont nombreuses et configurantes19. Structurellement, on l’a dit, les romans de Soucy
15. Ces deux termes sont naturellement à prendre dans leur acception
genettienne – voir Genette (1982).
16. Quelques exemples, parmi des dizaines et des dizaines d’autres.
Pour les relations hypertextuelles, la plus explicite est sans doute Frankenstein par rapport à Music-hall ! ; sur le plan stylistique, les Mémoires
du duc de Saint-Simon font office d’hypotexte de La petite fille qui aimait
trop les allumettes. Explicitement ou non, Charles Baudelaire est cité à
plusieurs reprises : « Elle songea à un vers qu’elle avait lu dans la revue Le
Rubicon des âmes seules : “Tu réclamais le Soir, il descend, le voici” »
(IC : 314).
17. Des traces plus ou moins vastes de Spinoza, de Descartes ou
encore de Wittgenstein se retrouvent dans La petite fille qui aimait trop les
allumettes, L’acquittement ou Music-hall !
18. Essentiellement les Évangiles. Du reste, de L’immaculée conception au « Journal pour une résurrection de Vincent » qu’on lit dans Musichall ! (MH : 372-376. Nous soulignons), on ne peut manquer de repérer les
bornes d’une vie célèbre…
19. À ce chapitre, Music-hall ! mérite une mention spéciale, lui qui
devrait plutôt s’intituler Cinéma ! Le roman se présente en effet pour une
part comme un ample hommage à l’époque hollywoodienne mythique du
septième art – celle des années 1920 et 1930. Xavier Mortanse, le personnage principal, évoque Charlot tant dans sa description (chapeau rond à
rebord étroit, veston croisé à fines rayures, nœud papillon) que dans ses
nombreux actes burlesques. Griffith apparaît en personne dans un chapitre
entier (MH : 97-106). Cagliari et Marie Piquefort rappellent clairement le
docteur Caligari et Mary Pickford. Par moments, la représentation d’action
elle-même s’inspire du cinéma, comme dans ce passage où Peggy attend
que Xavier veuille bien se décider à lui dire ce qui ne va pas : « Un long
244
La fiction, suites et variations
dépendent intimement de la forme de l’énigme, c’est-à-dire
de la coprésence de deux histoires, une histoire manifeste et
une histoire latente, qui fait progressivement retour et mine
la première. Là aussi, donc, hétérogénéité. Hétérogénéité qui
se lit encore dans un usage généralisé des figures d’analogie20 – et Paul Ricœur (1975) a bien insisté sur le jeu entre
discordance et concordance dans la métaphore. Cette
hétérogénéité textuelle renvoie au bout du compte à une
représentation de la conscience, de la mémoire et de
l’expérience humaines : la conscience n’est pas unitaire, les
traces mémorielles de notre passé ont une vie qui nous
échappe en même temps qu’elle nous constitue presque
malgré nous, notre expérience du monde est faite de
moments qui peinent à se réconcilier en un tout.
Comme on l’a vu, l’organisation de l’espace romanesque, forçant la coprésence des lieux de la familiarité et des
lieux étranges et étrangers, manifeste elle aussi cette hétérogénéité, cette discordance au principe de la poétique de
Soucy. Et il en va de même pour la pratique transfictionnelle
des lieux qu’on a décrite ici : Saint-Aldor vient toujours
d’ailleurs, porte en lui la marque des autres romans, des
autres fictions où il apparaît, à l’image des autres jeux intertextuels et hypertextuels. C’est une autre façon d’imposer à
un roman un dehors en son sein, de répéter le rafistolage que
les fictions souciennes mettent en scène et se veulent être.
Mais, dans le même temps, cette pratique transfictionnelle se prête à d’autres investissements de sens, sitôt que
l’on regarde le mimodrame comme une mise en abyme
transcendantale ou métaphore d’origine21. Ce mimodrame en
moment passa comme ça. Peggy assise à ses côtés, fesse contre fesse, les
jambes croisées ; Peggy qui lui tourne le dos en contemplant le bout de ses
ongles ; Peggy l’épaule appuyée contre un arbre derrière ; Peggy enfin,
assise de nouveau, cette fois-ci à l’autre extrémité du banc, et poussant de
grands soupirs vers le ciel » (MH : 130).
20. On dénombre ainsi approximativement 491 comparaisons et métaphores dans Music-hall ! et 404 dans L’immaculée conception. Nos remerciements à Sandra Brassard pour ce patient décompte.
21. On se souviendra que Dällenbach voit cette mise en abyme « révéler ce qui transcende […] le texte à l’intérieur de lui-même et […]
Les retours de Saint-Aldor
245
effet met en scène une version – frankensteinienne – du
rapport entre le créateur et l’œuvre, l’enchanteur étant ici le
créateur et le Mandarin rafistolé, l’œuvre. Mais c’est d’une
double paternité qu’il est question, puisque l’enchanteur est
le père du Mandarin normalement constitué et le créateur du
Mandarin rafistolé. Si l’on poursuit le parallèle avec la
création littéraire, tout se passe en fait comme si ce mimodrame suggérait l’existence non pas d’une, mais bien de deux
œuvres romanesques : une première, intègre, et une seconde,
née du rafistolage qu’a nécessité le saccage de la première22.
Et c’est bien cette impression qu’impose la lecture du corpus
(il faut bien entendre l’étymologie du mot) soucien : les romans seraient autant de versions monstrueuses d’une œuvre
première qui aurait éclaté, et dont on retrouve çà et là dans
les romans, mêlées à toutes sortes d’autres matériaux textuels, les traces éparses et rafistolées. Des traces qui, surtout,
se répètent de roman en roman : Saint-Aldor, des gens brûlés
vifs, la figure virginale, l’acte créateur, la mort d’enfants, des
configurations familiales identiques, des mémoires en morceaux, les voyeurs. À propos de voyeurisme, du reste, un
personnage de L’immaculée conception évoque un épisode
du passé de Remouald, où, alors qu’il était enfant, un jeune
adulte l’observait en secret par la fenêtre de sa chambre, et
pense de cette scène : « C’était une image élémentaire,
antérieure à toute mémoire, comme celle de la crucifixion,
dont il ne savait plus qui, Pascal peut-être, ou saint Anselme,
réfléchir, au principe du récit, ce qui tout à la fois l’origine, le finalise, le
fonde, l’unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité » (1977 :
131).
22. Pour fonder encore davantage cette homologie qu’on suggère entre
le créateur et sa créature d’une part, et l’écrivain et son œuvre d’autre part,
on rappellera ici ce qu’on avait dit dans la première note du présent texte :
Rogatien Long-d’Ailes serait le narrateur de L’immaculée conception. Or,
dans Music-hall !, il est le créateur de Xavier Mortanse. Le jeune homme
devient ainsi, en tant que produit d’un rafistolage créateur, l’image du
texte soucien. Comme un texte, du reste, Xavier « était bel et bien signé.
[…] Rog. L-d’Ailes, avril 1929 » (MH : 376). Notons enfin, dans un esprit
baudelairien, que l’étrange patronyme de Rogatien le désigne aussi comme
créateur, ou même poète : « Long-d’Ailes » semble en effet faire écho aux
« ailes de géant » d’un certain albatros.
246
La fiction, suites et variations
disait qu’elle continuait d’être présente à chaque instant de
l’univers » (IC : 339). Il y a ainsi, transfictionnelles par
nécessité, des images qui continuent à être présentes à chaque instant, ou presque, de l’univers romanesque de Soucy,
qui manifestent par le fait même une élémentarité qui serait
celle du texte premier saccagé et dont seuls demeurent des
rafistolages. En d’autres mots, la transfictionnalité devient
l’un des moyens par lesquels l’œuvre romanesque rêve son
origine. Nous disons bien « rêve » : il ne s’agit aucunement
de suggérer qu’il existe effectivement un texte originaire
saccagé puis rafistolé ; tout différemment, cette conception
du saccage et du rafistolage est le fantasme des origines que
l’œuvre s’invente et que, par toutes sortes de stratégies au
nombre desquelles on compte la pratique transfictionnelle
dont on a dit un mot, elle énonce inlassablement, en marge
des univers qu’elle met en scène, et par eux. Ce fantasme des
origines est une conséquence de l’univers romanesque, non
sa cause.
On voulait ici suggérer l’idée que la transfictionnalité
peut aussi se faire figure, voire imaginaire – en tout cas,
moyen par lequel le roman énonce (ou se crée) un rapport à
l’origine, une mémoire, une généalogie, une pensée de la
littérature. De procédé poétique, elle devient signe d’une
poïétique ; plus qu’une technique, elle devient un espace où
la fiction rêve son invention. Et il ne faut pas croire là à une
spécificité de l’œuvre soucienne : par sa configuration propre, toute pratique transfictionnelle est aussi, par principe,
pensée de la transfictionnalité, manière de lui donner du
sens. Il nous semble que la réflexion théorique a tout à gagner
en prêtant également l’oreille à ces fables discrètes que les
fictions disent dans et par leurs pratiques transfictionnelles.
Les retours de Saint-Aldor
247
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MYTHES, FIGURES, PERSONNAGES
PERSONNAGE RÉCURRENT
ET TRANSFICTIONNALITÉ
Daniel Aranda
Université de Nantes
En 1887, Cerfberr et Christophe donnent un Répertoire
de la Comédie humaine de M. de Balzac. C’est à notre
connaissance le premier ouvrage publié qui aborde la question des personnages récurrents dans l’œuvre romanesque
d’un auteur. D’autres ouvrages et articles portant sur ce
qu’on appelait alors le « retour des personnages » d’Honoré
de Balzac s’ensuivront, dans les années 1950 notamment.
Aujourd’hui en 2007, et depuis quelques années déjà,
Richard Saint-Gelais propose le concept de transfictionnalité
pour rendre compte de récits qui partagent des éléments
fictionnels.
Quel intérêt revêt un tel rapprochement ? Des points de
contact existent entre ces deux notions ne serait-ce que parce
que le retour des personnages semble relever de la transfictionnalité comprise comme « diverses pratiques ayant en
commun de donner à la fiction (personnages, intrigues, univers fictifs) un prolongement au-delà des limites de l’œuvre » (Anonyme, 2005). Plusieurs critères temporels deviennent alors pertinents. Historiquement d’abord, il se pourrait
que l’observation des personnages récurrents chez Balzac
soit la première manifestation d’une approche critique de
type transfictionnel. Gardons-nous cependant d’une perspective évolutionniste qui voudrait que le retour des personnages
soit le lointain précurseur de…, ou que la transfictionnalité
soit le lointain avatar de… Retenons encore cet écart temporel entre d’une part la tradition critique, tant française
252
La fiction, suites et variations
qu’anglo-saxonne, de l’étude du retour des personnages dans
la Comédie humaine (elle atteint sa meilleure productivité
des années 1930 à 1960) et d’autre part la proposition immédiatement contemporaine de la notion de transfictionnalité.
Cette distance chronologique se double enfin d’une opposition aspectuelle. L’étude des personnages récurrents d’un
auteur semble avoir épuisé ses manifestations et ses possibilités, du moins avec les présupposés et les méthodes de la
période que nous avons circonscrite ; à cette tradition achevée s’oppose en revanche un concept encore à explorer, celui
de transfictionnalité, dont nous ignorons quelle sera la
fortune critique.
Cette relation temporelle justifie le type de comparaison
que nous engageons. Nous relèverons les rapports existant
entre ce que nous savons de la transfictionnalité (peu encore)
et ce que nous pouvons savoir (davantage) du concept de
retour de personnages. Cette dissymétrie porte en elle l’objectif de la comparaison : que peut nous apprendre le « retour
des personnages » sur la « transfictionnalité » ?
*
*
*
Les visées du retour des personnages et de la transfictionnalité comme concepts sont identiques. Dans un cas
comme dans l’autre on déduit une unité ou une unicité de
contenu à partir d’entités fictionnelles issues d’histoires
distinctes. Considérer le retour de personnages dans deux
récits, c’est dessiner un espace que partagent des représentations fictives d’individus. La transfictionnalité retient ce
même niveau de description. Elle
suppose la mise en relation de deux ou plusieurs
textes sur la base d’une communauté fictionnelle :
constituent un ensemble transfictionnel, non pas les
textes qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes (par exemple celui que je suis en train
d’écrire), mais bien les textes où Holmes figure et
agit comme personnage (Saint-Gelais, 1999).
Personnage récurrent et transfictionnalité
253
Retour des personnages et transfiction se situent à hauteur
des représentations que proposent les textes de fiction au
lecteur.
Mieux encore, transfictionnalité et retour des personnages définissent leur objet en observant un mécanisme
similaire de dépassement ou de transgression. La transfictionnalité « part du principe de l’identité des instances
fictives à travers des œuvres autonomes » ; ou encore « la
clôture de la fiction ne se confond pas avec celle du texte »
(Saint-Gelais, 2000). Ces définitions proposées par SaintGelais rejoignent la définition qu’en 1926 Ethel Preston
donne du retour des personnages : « Dans la présente étude,
on a considéré comme reparaissant tout personnage mentionné dans plus d’un roman » (1926 : 4). Elles ont en effet
en commun de manifester une même démarche. Dans les
deux cas sont posées des unités closes qui servent de point de
référence : les « œuvres autonomes », le « texte », le
« roman ». Dans un même mouvement est affirmée l’existence d’éléments qui lient ces unités en les transcendant : les
« instances fictives », « la fiction », le « personnage ». Ainsi,
la présence multiple d’une représentation fictionnelle dans
plusieurs textes (transfiction) ou plusieurs romans (retour
des personnages) donne une unité à ces divers textes ou
romans ainsi qu’une indépendance relative à cette entité par
rapport à ces mêmes textes ou romans.
De ce point de vue seule l’envergure des espaces fictionnels considérés distingue retour des personnages et transfiction, l’extension du premier terme étant comprise dans celle
du second. Historiquement, le retour des personnages s’en
est tenu non seulement aux êtres humains fictifs, comme l’indique la formule générique, mais encore à des personnages
relevant de récits élaborés par un seul et même individuauteur : Balzac avant tout, mais aussi François Mauriac1, plus
tard Émile Zola2 ou Jules Verne3… On reconnaît dans cette
1. Voir Maucuer (1978).
2. Voir Aranda (2000).
3. Voir Aranda (2002).
254
La fiction, suites et variations
restriction de champ une tradition classique d’hypostase de
l’auteur considéré comme une essence unique, et dont la
production ne saurait être associée à celle d’un autre auteur
que par une activité de comparaison (étude des sources…),
non de synthétisation. La transfictionnalité en revanche se
donne un champ d’investigation plus large. Est dépassée
maintenant la limite conceptuelle de l’individu dans ses
manifestations du personnage unique ou de l’auteur unique,
pour accueillir des identités et des homologies qui portent sur
des entités fictionnelles ne se limitant pas à des individus
fictifs et dont l’exploitation peut être assurée par plusieurs
auteurs. Quel que soit son rapport historique et logique avec
ce qu’on a appelé la littérature postmoderne, la transfictionnalité cherche de fait à intégrer dans sa réflexion les productions narratives qui se caractérisent par leur métissage
culturel et donc fictionnel. De sorte que si le retour des personnages, procédé jusqu’ici indépendant et historiquement
premier, se retrouve comme annexé à la théorie plus vaste de
la transfictionnalité, celle-ci n’en tire pas grand profit. Son
enjeu principal, le cœur de son projet portent de toute évidence sur les phénomènes de transfiction allographe, moins
étudiés, plus complexes que les transfictions autographes.
Officiellement, le personnage récurrent est un tout pour
les observateurs du retour des personnages, et un élément
pour ceux de la transfiction. À l’usage cependant, on observe
qu’il représente plus que lui-même, qu’il entre dans une relation métonymique avec son environnement. Ainsi pour le
retour des personnages : dans les faits, la réutilisation de protagonistes est indissociable d’autres réemplois et relève
d’une pratique narrative massive qu’on peut appeler interdiégétique, mais tout aussi bien transfictionnelle. Tout ce qui
dans un récit renvoie à la réalité extralinguistique, factuelle
ou imaginaire, est susceptible de réapparaître, et réapparaît
dans les faits : les lieux, les objets, les événements, les
périodes, tout autant que les personnages. Même les deux
nouvelles de Mme de Lafayette, fort peu suspectes de
prolixité descriptive, témoignent d’une certaine variété dans
les éléments réemployés. De La princesse de Montpensier à
Personnage récurrent et transfictionnalité
255
La comtesse de Tende reviennent la ville de Paris (« Il s’en
alla à Paris » – 1997a : 386 ; « La Lande, qu’elle avait laissé
à Paris » – 1997b : 396) ; les guerres de religion (« on commença d’attaquer les huguenots en la personne d’un de leurs
chefs » – 1997a : 386 ; « Elle apprit la fin du siège » –
1997a : 396) ; la reine mère (« Catherine de Médicis » –
1997a : 363 et 1997b : 388) et quelques autres créatures
reparaissantes. Pour un romancier, la caractérisation d’un
personnage tourne court si l’on ne crée pas l’environnement
dans lequel il intervient, ce qui fait qu’il n’est guère possible
de faire revenir un personnage sans reprendre aussi une partie de son contexte. Sans l’avoir jamais théorisé ni même indiqué, les observateurs du retour des personnages supposent
une transfiction plus large que celle qu’ils ont isolée4.
Mais le personnage récurrent ne rentre-t-il pas également
dans une relation métonymique si l’on considère le sort qui
lui est fait dans les analyses transfictionnelles ? Lorsque l’on
ne raisonne pas de manière globale en termes de mondes
fictionnels mais qu’on rentre dans les constituants de ces
mondes, les personnages récurrents – et tout particulièrement
les personnages humains – sont systématiquement réquisitionnés : Sherlock Holmes et le docteur Watson, Hamlet,
Napoléon, Faust, Berthe Bovary, Hercule Poirot et quelques
autres signalés dans la contribution de Saint-Gelais5. Le tout
(ou presque) des composantes transfictionnelles semble reposer sur les seules épaules des personnages récurrents. Il
faut en conclure que le personnel reparaissant n’est pas un
4. La métonymie se laisse lire dans cet extrait de l’avant-propos de
Bouteron au Dictionnaire biographique des personnages de la Comédie
humaine, ouvrage de Lotte : « Grâce à l’érudit docteur Fernand Lotte, nous
possédons, dressé aujourd’hui avec toute l’exactitude possible, un état civil
complet de ce monde fictif auquel Balzac a donné la vie et le mouvement
et dont les personnages subsistent encore, alors que la plus grande partie
des modèles sont morts ou oubliés » (1952 : XVIII).
5. Lorsque Saint-Gelais note que « la récurrence des personnages (ou
plus généralement des mondes fictifs) peut amener des indéterminations »
(2000), il suggère une relation métonymique très proche de celle de
Bouteron à la note précédente : le monde transfictionnel est fondamentalement constitué de personnages.
256
La fiction, suites et variations
composant interdiégétique comme les autres. Le statut de
paradigme transfictionnel qui lui est implicitement accordé
repose sur des spécificités qu’on peut rapidement
mentionner.
La première n’est pas liée au procédé du retour : parce
qu’il est une « thématisation “spontanée” de la matière
narrative » (Ducrot et Schaeffer, 1995 : 622) du récit, un
objet d’identification et d’investissement privilégié pour le
lecteur comme pour le romancier, le personnage (reparaissant ou pas) est l’entité fictionnelle prépondérante. La
deuxième explication relève de l’histoire littéraire. L’étude
du retour des personnages s’est effectuée, nous l’avons vu,
dans les romans réalistes de Balzac, et non par exemple dans
les nouvelles classiques de Mme de Lafayette. La
particularité de Balzac sur ce point est que dans les récits
réalistes il n’y a guère que les personnages qui sont factices.
La sélection du personnage dans le champ transfictionnel
s’explique archéologiquement par cette singularité. La
facticité du personnage réaliste dans une trame factuelle a
attiré l’attention sur lui et a déclenché l’étude du retour des
personnages, non celle des lieux ou des événements. La
troisième explication tient de la première et porte sur la
malléabilité exceptionnelle du personnage humain eu égard
aux autres entités fictionnelles. À la différence des sites,
événements ou artefacts, dont l’inertie est très supérieure, le
personnage a une faculté d’évolution qui explique son statut
d’objet récurrent privilégié. Il peut se mouvoir dans l’espace
et surtout évoluer dans le temps, physiquement, psychologiquement, socialement, ou encore ne pas se renouveler et
conserver une physionomie psycho-rigide, le tout en gardant
une même identité. L’emploi massif du personnage – en tant
que représentation fictive d’un être humain notamment –
comme élément transfictionnel est donc indiscutable. Les
particularités de l’individu ne sont pas d’une nature spécifique eu égard aux autres entités fictionnelles, mais leur potentiel est plus ample, au point qu’un seuil qualitatif supplémentaire est atteint avec lui.
Personnage récurrent et transfictionnalité
257
Cette hypothèse se vérifie si l’on considère le personnage récurrent en tant que marqueur transfictionnel6. Tout
objet de fiction récurrent assure en effet auprès du lecteur
une fonction d’indicateur de transfictionnalité. S’il existe de
tels marqueurs en dehors de la fiction, en particulier dans les
paratextes, il est également vrai que la présence d’entités
fictionnelles communes à deux ou à plusieurs récits permet
au lecteur de valider l’hypothèse qu’un même univers est
partagé par ces récits. Le personnage récurrent est un de ces
marqueurs : il est là pour penser, parler, agir comme les
autres, mais cette activité masque la fonction secrète de mise
en commun de deux ou de plusieurs histoires qui lui est
dévolue. La façon dont les auteurs jouent de cette fonction de
marquage donne à l’univers transfictionnel des physionomies diverses.
D’abord, la netteté de ce marquage peut varier en fonction des objectifs des auteurs. À priori, ceux-ci ont intérêt à
en faciliter la lisibilité auprès du lecteur, mais il peut en être
autrement si tel auteur veut faire participer cette fonction
simplement technique à son projet romanesque. Les potentialités du personnage apparaissent ici. Balzac, par exemple,
fait varier la lisibilité des marqueurs/individus. Parfois, le
narrateur qui introduit un personnage dans un roman indique
que cette créature est déjà intervenue dans une autre histoire.
Parfois, le lecteur est livré à lui-même et doit faire preuve de
perspicacité pour constater qu’il s’agit d’un même personnage. Ainsi, Le médecin de campagne propose un comparse
nommé Gondrin, ancien pontonnier dans l’armée napoléonienne et survivant du passage de la Berezina7. Ce même
Gondrin est évoqué allusivement dans Adieu (« un seul
d’entre eux vit encore, ou, pour être exact, souffre dans un
village, ignoré ! » – Balzac, 1979, t. X : 988). La difficulté
d’identification qu’entraîne l’absence de désignateur rigide,
la faible efficience du marquage transfictionnel que produit
6. Cette expression est une adaptation des « marqueurs de fictionnalité » proposés par Cohn (2001 : 167-200).
7. Voir Balzac (1978, t. IX : 454-456).
258
La fiction, suites et variations
cette difficulté, matérialisent l’oubli dans lequel est tombé le
personnage et contribuent au thème très balzacien du héros
anonyme ou oublié.
De plus, lorsque l’univers transfictionnel résulte de
prestations d’un même personnage élaborées par des auteurs
distincts, la fonction de marqueur de ce personnage échappe
aux auteurs pris individuellement. En rédigeant son Robinson Crusoé, Daniel Defoe ne se préoccupe pas de savoir si
son héros sera repris par d’autres écrivains. Mais dès lors que
Michel Tournier publie Vendredi ou les limbes du Pacifique,
le Robinson de Defoë est immédiatement affecté d’une
fonction de marqueur transfictionnel pour un lecteur qui
découvre le roman de Defoë après avoir lu celui de Tournier.
L’auteur premier est désarmé parce que sa création est devenue la composante d’un ensemble transfictionnel « multiauteurs », et que la fonction de marqueur transfictionnel est
affectée automatiquement à tout objet de fiction dont le
lecteur identifie les deuxième, troisième, etc., apparitions.
Ensuite, le marquage de transfictionnalité s’accompagne
d’un dimensionnement de l’univers transfictionnel ainsi
créé. Le personnage récurrent fonctionne comme un sélecteur d’échelle spatio-temporelle. Les espaces et les temps
n’ont pas d’identité fixe. Étant des unités continues, ils ne
peuvent être circonscrits que relativement à telle échelle
arbitrairement choisie. Il y a toujours univers partagé entre
les diégèses de deux récits pour peu que l’on trouve une
échelle de comparaison qui serve de dénominateur commun.
L’espace-temps des Travailleurs de la mer est le même que
celui des Misérables puisque Victor Hugo situe l’action de
ces romans en Europe au XIXe siècle. Le retour de l’espace et
du temps se disqualifie parce qu’il peut être induit de n’importe quelle comparaison d’histoires. Il n’est significatif que
sur un plan local, c’est-à-dire essentiellement à l’échelle du
personnage qui y évolue. Selon que le protagoniste récurrent
est un être humain, un vampire ou un martien, ou encore un
arbre, ou même un insecte dont la durée de vie n’excéderait
pas quelques jours, l’envergure spatio-temporelle du monde
interdiégétique est fixée d’emblée.
Personnage récurrent et transfictionnalité
259
Notons enfin que la physionomie des univers transfictionnels est modelée par le nombre et l’importance des
personnages récurrents. Nous considérons ici le rapport
entre la fonction de marqueur de transfictionnalité d’un
personnage et sa fonction classique d’acteur de récit
individuel. Plus les personnages récurrents sont nombreux et
déterminants, c’est-à-dire plus la coordination des histoires
est massive, et moins il y a de place pour ce qui n’est pas
reparaissant. Quantitativement et qualitativement, les entités
fictionnelles reparaissantes unifient un monde transfictionnel dont elles forment simultanément le mobilier principal.
Ainsi pour les séries populaires du début du XXe siècle (Les
Pardaillan, Fantômas) qui présentent volume après volume
le même personnel aux mêmes postes actanciels. En
revanche, moins le retour est fourni, plus la fonction de
marqueur transfictionnel surprend et devient incisive, car ce
sont des histoires presque entièrement étrangères l’une à
l’autre qui sont maintenant collationnées : tel personnage de
Mauriac, Jean Péloueyre, est l’unique lien entre les récits Le
baiser au lépreux et Le fleuve de feu et fait ainsi fusionner
par sa seule présence deux univers diégétiques qu’on pouvait
croire autonomes.
Retour des personnages et transfictionnalité ont des
points communs et des fonctions complémentaires qui permettent d’appréhender les productions fictionnelles polymorphes. Ces points de convergence et l’efficacité descriptive des notions qu’ils rassemblent ne doivent cependant pas
masquer des différences de fond entre ces deux concepts,
ainsi que des problèmes quant à l’évaluation de leur
commune pertinence. Une opposition existe ainsi entre les
choix épistémiques qui ont prévalu pour ces deux théories, et
qui sont représentatifs de deux époques distinctes. Les critiques qui ont accordé leur attention à ces deux pratiques
appartiennent en effet à des écoles dissemblables.
La démarche de Saint-Gelais s’inscrit dans un mouvement désormais classique pour sortir du cercle d’une critique
littéraire de type individualiste qui restreint son champ de
vision à un seul auteur. Héritière en cela des théories
260
La fiction, suites et variations
intertextuelles, elle propose avec la notion de monde
transfictionnel un schéma qui mutualise cette poussière de
productions individuelles. Des récits épars aboutissent grâce
à la présence d’éléments ou de cadres récurrents à une
« communauté fictionnelle ». Parallèlement, Saint-Gelais
convoque dans un esprit interdisciplinaire toutes les approches théoriques qui peuvent être utiles à la définition de la
transfictionnalité. Son intervention dans le colloque
Frontières de la fiction pour proposer une « théorie de la
transfictionnalité » manifeste en particulier sa volonté
d’interroger cette forme de fiction du point de vue logique et
philosophique. Il y a assurément un rapport d’homologie
entre le repérage d’une fiction donnée comme tentaculaire et
la multiplicité des approches sollicitées pour cerner cette
notion.
En revanche, et pour simplifier, les critiques littéraires
qui ont étudié le « retour des personnages » ont œuvré dans
un esprit positiviste. Pour eux, les protagonistes récurrents ne
sont pas des entités dont le statut fictionnel fait problème. Ils
sont simplement des « faits » qu’il faut établir, recenser, classer, comparer. Il n’est pas indifférent que pendant longtemps
l’étude du retour des personnages se soit portée exclusivement sur l’œuvre de Balzac. Celle-ci relève d’une part d’une
esthétique réaliste pour laquelle le personnage n’est jamais
que la figuration d’un être humain dans un environnement
qui est familier au lecteur, hors des registres fantastiques ou
merveilleux dans lesquels la correspondance entre individu
réel et personnage est plus problématique. D’autre part, pour
cette école critique, La comédie humaine est un corpus providentiel : par son ampleur, le nombre de ses personnages, la
complexité de son élaboration et de son édition, elle est un
chaos que l’observateur patient et impartial va remettre en
ordre – alphabétique, numérique ou chronologique. Parce
que La comédie humaine est perçue comme un gisement de
personnages enchevêtrés d’un récit à l’autre, l’objectif est de
recenser et de décrire ces créatures récurrentes8 en remontant
8. Voir Lotte (1952).
Personnage récurrent et transfictionnalité
261
s’il le faut le plus loin possible dans le temps de la création
balzacienne9, de comparer leurs diverses prestations10.
Significativement, la plupart des travaux de ce type ont
abouti à des index, répertoires, catalogues et autres reconstitutions biographiques. Il reste que l’apport le plus intéressant
de cette tradition critique aura été de mettre en relation non
plus une œuvre avec un auteur (les rapports de cause à effet
entre la vie et l’œuvre), non plus même une œuvre avec une
autre du point de vue des filiations (sources, influences…)
mais une œuvre avec une autre pour ce qui est du matériel
fictionnel qu’elles partagent. Le recouvrement partiel des
champs d’application de ces deux notions ne doit donc pas
dissimuler l’absence de filiation théorique entre elles. La
théorie du retour des personnages se développe à partir du
terreau traditionnel des contenus de récit pour effectuer une
percée limitée vers la considération synthétique de ces récits.
Cette percée est motivée par l’admiration des critiques pour
les facultés mimétiques de La comédie humaine, le retour
des personnages étant considéré comme une technique réaliste. La transfictionnalité en revanche ne mesure pas la réussite d’une fiction à ses propriétés mimétiques ; elle produit
un effort pour définir la transfiction en tant que fiction en lui
appliquant les méthodes et les outils intertextuels.
Ajoutons encore que retour des personnages et transfictionnalité posent conjointement un même problème, celui du
principe additionnel qui les anime et semble limiter leur
portée. En utilisant des éléments (les textes, les romans) pour
aboutir à une réalisation synthétique (la transfiction, le personnage récurrent), nos deux concepts ressemblent à des
jeux de construction : à les en croire toute réalisation totalisante repose sur ces unités élémentaires fournies par des
auteurs. La théorie des personnages reparaissants comme la
transfictionnalité s’appuient sur les bases historiques et
culturelles qui ont produit ces mêmes monades textuelles
dont elles veulent s’émanciper à des degrés divers. Ce qui est
9. Voir Pugh (1964).
10. Voir Lotte (1961).
262
La fiction, suites et variations
vrai pour ces deux approches critiques l’est tout autant pour
la démarche créatrice, par exemple celle d’un Balzac dont La
comédie humaine est le produit d’un effort gigantesque, mais
toujours individuel, pour créer à partir d’unités – toujours des
romans et nouvelles autonomes – un vaste monde
transfictionnel. C’est pourquoi une réserve peut être faite à
l’égard d’une transfictionnalité et d’un retour des personnages ainsi définis : la clôture du texte comme celle du
roman fait parfois problème. La recherche du temps perdu
est-elle un roman long ou un cycle romanesque ? Pour ce qui
est des textes, nous pensons à ces recueils qui ont partie liée
avec la tradition orale et dont le texte est à géométrie
variable. Les mille et une nuits en sont le plus célèbre exemple. Les efforts des érudits pour reconstituer la généalogie de
ce texte sont précieux, mais manquent leur objectif s’ils
aboutissent à une évaluation de ce que serait la bonne ou la
moins bonne version. La structure ouverte des Mille et une
nuits11 fait que ce recueil admet et même sollicite augmentations ou retranchements de récits en fonction des circonstances, des époques et des lieux. Tant que le récit-cadre
sera celui de cette jeune femme qui ajourne indéfiniment sa
mort en racontant des histoires, nous serons bien dans les
Mille et une nuits. Mais ici la distinction binaire « un texte/
plusieurs textes » constitutive de la notion de transfictionnalité n’opère plus. Selon les éditions, Les mille et une nuits
possèdent ou ne possèdent pas le personnage de Sindbad le
marin, ou encore Sindbad est le personnage d’un récit qui
appartient aux Mille et une nuits ou n’y appartient plus, qui
relève maintenant d’une autre œuvre, Les aventures de
Sindbad le marin12. S’il n’est plus possible d’établir les
limites d’un texte, il n’est plus possible d’observer une
fiction (la transfiction) qui franchirait ces limites.
11. « Les Mille et une nuits représentent en fait depuis le début, depuis
leur forme primitive, un livre structurellement ouvert. Les histoires s’y
enchaînent de manière à se confondre les une avec les autres et à former
une sorte de continuum narratif » (Chraïbi, 2001).
12. Texte établi par René R. Khawam, Paris, Éditions Phébus, 1985.
Personnage récurrent et transfictionnalité
263
Nous voudrions également apporter une réserve pour ce
qui est de la définition de la transfictionnalité. Celle-ci a le
mérite de s’appliquer au domaine des contenus fictionnels.
À ce titre, elle rejoint la théorie du retour des personnages en
enjambant une période – les années 1960 à 1980 – où
dominaient les recherches textualistes d’obédience structuraliste, celles-là même qui s’intéressaient à l’organisation textuelle des contenus et non pas aux contenus, ceux-ci n’étant
perçus que comme des phénomènes de surface. Pourtant, la
transfictionnalité se réclame de la théorie intertextuelle en se
définissant comme toute fiction qui excède un texte13. Ce
faisant, elle s’organise sur un rapport entre deux concepts (la
fiction, le texte), rapport qui semble problématique dans la
mesure où ces concepts appartiennent à des niveaux de
description différents. Tout se passe comme si la théorie de
la transfictionnalité faisait une percée vers les représentations fictionnelles sans vouloir se détacher des thèses
textualistes. Le résultat nous semble être un compromis
théoriquement instable. De ce point de vue, le concept de
retour des personnages est plus cohérent puisqu’il se fonde
sur un rapport entre personnage et roman, deux notions qui
relèvent du domaine des récits de fiction.
Pour aller jusqu’au bout de ce qui nous semble être la
logique transfictionnelle, nous serions tenté de nous inspirer
du retour des personnages et de substituer la notion d’histoire à celle de texte. L’histoire, que Paul Ricœur définit à la
suite d’Aristote comme l’agencement d’objets et d’incidents
en un tout cohérent, propose comme le texte un espace dont
le franchissement engendre des phénomènes transfictionnels. Mais l’histoire a cet avantage sur le texte de se placer
sur le même terrain que la fiction, à savoir celui des contenus. Elle homogénéise l’outillage conceptuel de la théorie
transfictionnelle sans réduire sa richesse (ou sa difficulté…)
13. Un flottement terminologique semble se manifester sur ce point
dans Saint-Gelais (2000) dans la mesure où la limite est donnée le plus
souvent comme celle du « texte », plus rarement comme celle de
l’« œuvre ». Peut-être le mot œuvre permet-il surtout de désigner des récits
qui ne sont pas nécessairement textuels.
264
La fiction, suites et variations
puisque la clôture de l’histoire est aussi problématique que
celle du texte. Elle permet en outre de comprendre pourquoi
le personnage, qui fonde la théorie du retour des personnages, est à ce point exploité dans les phénomènes transfictionnels. Aux trois raisons données plus haut s’en ajoute une
quatrième. À hauteur de texte, en effet, toutes les entités
fictionnelles ont un même statut, qu’elles soient des personnages ou pas. Or il n’en est pas de même en ce qui concerne
l’histoire. Qu’il soit ou non d’apparence anthropomorphe, le
personnage se distingue d’autres représentations fictionnelles en ceci qu’il participe au développement de l’histoire.
Que telle représentation fictionnelle ait ou pas une fonction
narrative (ce qui n’exclut nullement des fonctions symboliques, thématiques ou autres) est ce qui en dernier lieu permet
de décider s’il s’agit ou pas d’un personnage.
De fait, transfictionnalité mais aussi retour des personnages ont un rapport ambigu avec l’histoire. Il nous semble
en effet que les deux théories privilégient la dimension
encyclopédique ou diégétique des récits au détriment de leur
dimension intricale. En effet, puisqu’elles rendent compte de
fictions narratives, ces deux notions sont situées entre histoire et diégèse. On sait que pour Gérard Genette, « l’univers
diégétique […] est bien un univers plutôt qu’un enchaînement d’actions (histoire) : la diégèse n’est donc pas l’histoire, mais l’univers où elle advient » (1983 : 13). Cette
distinction entre un contenant statique (diégèse) et un
contenu dynamique (histoire) ne va pas de soi, mais si on
l’admet, force est de reconnaître que la perception de phénomènes interfictionnels tels que le permettent le retour des
personnages et la transfictionnalité favorise la diégèse au
détriment de l’histoire. Nous entendons par là que sauf
exception, la perception panoramique de différentes histoires
appartenant à un même ensemble narratif n’aboutit pas à une
histoire superlative, alors que celle des différentes diégèses
aboutit bien plus aisément à une diégèse globale. Concrètement, les enquêtes de Maigret, les aventures d’Arsène
Lupin, les tribulations des protagonistes récurrents de Balzac
relèvent pour chaque cas d’un même « univers spatio-
Personnage récurrent et transfictionnalité
265
temporel » (pour reprendre un équivalent de « diégèse »
fourni également par Genette – 1982 : 342), mais ne façonnent nullement des histoires globales. En outre, non seulement la transfiction comme le retour des personnages
soulignent l’impuissance de l’histoire à se hausser, comme
peut le faire la diégèse, à la hauteur d’un ensemble narratif,
mais encore elle peut dans certains cas malmener les histoires qui mutualisent des entités fictionnelles. Mettons
encore Balzac à contribution. En raison du poids que lui
confère la multiplicité de ses interventions, le personnage
reparaissant balzacien considéré pour lui-même affaiblit
l’intrigue de chaque récit14 et, plus systématiquement, tout
lecteur ou critique qui reconstitue son parcours biographique
démantèle chacune des histoires où il intervient. Ainsi pour
l’année 1821 dans une notice biographique du personnage
d’Horace Bianchon :
1821. À plusieurs reprises, remarque l’affection de
son maître Desplein pour les porteurs d’eau et les
Auvergnats : Ath., III, 390. Daniel d’Arthez lui présente Lucien Chardon de Rubempré, nouvelle recrue
du Cénacle. Horace est à cette époque interne à
l’Hôtel-Dieu : IP, V, 315. Envoyé par Desplein
auprès d’un riche malade, se promène dans le jardin
d’une maison abandonnée : la Grande Bretèche :
AEF, III, 710-712… (Lotte, Citron et Meininger,
1981 : 1175)15
Cette coupe synchronique prend en charge des événements
disparates puisque relevant d’histoires différentes à des
14. Bardèche note que dans Balzac, « la plupart des nouvelles
postérieures à 1835 […] ne sont plus que des carrefours de personnages et
[dans ces récits] l’intérêt de l’action elle-même n’est rien à côté du défilé
des intérêts et des caractères. Un homme d’affaires, Un prince de la
Bohème, les Comédiens sans le savoir, la Maison Nucingen, les Secrets de
la princesse de Cadignan ne sont plus guère qu’un album de la Comédie
humaine, d’où sortent à volonté biographies et silhouettes sous les mains
du créateur. Là, le retour des personnages a bouleversé toute la technique,
il a fait disparaître même l’unité d’action » (1943 : 362).
15. Les abréviations « Ath. », « IP » et « AEF » désignent respectivement La messe de l’athée, Illusions perdues et Autre étude de femme.
266
La fiction, suites et variations
stades divers de leur développement. Le personnage y devient une totalité qu’il faut dégager de son éparpillement
dans les multiples histoires où il est impliqué. Au lieu que
l’histoire saisisse ensemble et agence des individus fictifs,
c’est le personnage récurrent qui collationne maintenant des
éclats d’intrigue. Rapporter une telle biographie transfictionnelle, c’est désintégrer les histoires et transformer un
complexe de romans en chroniques ou en biographies, mais
nullement en histoires : des actions se succèdent chronologiquement sans que leur cohérence puisse se faire jour.
Il existe encore certaines formes de retour des personnages ou de transfiction qui ne peuvent se constituer qu’en
mettant en cause l’histoire non seulement comme support
d’une intrigue, mais encore comme narration d’un flux
d’événements que la dimension temporelle met en ordre.
Toute reconstitution chronologique est vouée à l’échec dès
lors que sont collationnées des prestations d’un personnage
incompatibles les unes avec les autres. Or ce cas de figure,
relativement rare dans le cas d’une production autographe,
est monnaie courante lorsque divers auteurs donnent chacun
leur version de tel héros emblématique. Sans que soit niée la
dimension temporelle des actions du protagoniste, leur perception synthétique à travers divers récits devient impossible.
La transfictionnalité doit alors considérer chaque action
comme une unité indépendante. Percevoir de manière globale l’ensemble des manifestations d’un personnage récurrent oblige à neutraliser la temporalité comme lien
interdiégétique. Dans les faits, les histoires, impossibles à
mutualiser, se figent pour se convertir en encyclopédies,
c’est-à-dire en données diégétiques. Il y a sur ce point une
remarquable continuité entre l’analyse des personnages
reparaissants et la perception transfictionnelle. Le retour des
personnages a régulièrement abouti à des catalogues où se
trouvaient consignées les fiches signalétiques des créatures
récurrentes16. De même, la métaphore obsédante d’une trans16. Voir par exemple Canfield (1934 : 15-31 et 198-214) et Lecour
(1966).
Personnage récurrent et transfictionnalité
267
fiction qui serait un « monde », un « univers », un « espace »
plus ou moins vaste ou meublé dont on recenserait les
propriétés et les composantes, traduit la même propension à
écarter la dimension temporelle de ce cadre global. L’histoire
semble donc poser un problème à la transfictionnalité
comme au procédé des personnages récurrents. Tous deux
produisent ce paradoxe d’accorder leur attention à des objets
qui ont été créés pour former des histoires, et non des
diégèses, et de les penser beaucoup plus facilement comme
des éléments diégétiques que comme des éléments
narratifs17. Ils favorisent de fait une perception diégétique
des fictions au détriment d’une perception intricale. Et c’est
bien la notion de fiction superlative qui pose ici problème,
non celle de fiction en général. Les simulations fictionnelles
ne portent pas seulement sur des récits factuels, il suffit
d’observer des enfants imiter des activités ou des comportements d’adultes pour s’en convaincre. En revanche, la notion
de transfiction ne semble pouvoir s’appliquer qu’à des
ensembles de récits factuels simulés, quels que soient les
supports médiatiques de ces récits. La situation serait donc la
suivante : toute fiction superlative a besoin d’histoires pour
exister, mais elle ne parvient à exister qu’en rejetant ce qui
est constitutif de toute histoire : le schème organisateur,
l’intrigue.
La notion d’histoire ne semble pas d’un grand secours en
revanche pour résoudre un problème que nous souhaiterions
aborder pour finir, celui de l’identité de l’objet récurrent.
Adoptant la position de Thomas Pavel, qui lui-même adapte
au domaine fictionnel le postulat linguistique de Saul
Kripke18, Saint-Gelais affirme que « la transfictionnalité,
17. Ces remarques rejoignent celles que Daunais formule sur le déficit
de prise en compte de la dimension temporelle dans la définition de la
fiction romanesque (2004).
18. « La manière dont les écrivains, les critiques et les lecteurs parlent
des personnages et des objets de fiction suggère plutôt que les noms de
ceux-ci sont employés exactement comme les noms propres habituels, à
savoir comme des désignateurs rigides rattachés à des objets individuels
indépendamment de leurs propriétés » (Pavel, 1988 : 51).
268
La fiction, suites et variations
pour sa part, part du principe de l’identité des instances fictives à travers des œuvres autonomes – ce qui ne l’empêche
pas, on le verra, de rendre cette identité quelque peu problématique à l’occasion » (2000)19. Il y a là un point de
convergence remarquable entre la transfictionnalité et le
retour des personnages, la dénomination même de cette
dernière approche signifiant suffisamment quelle est sa
position – jamais explicitée – sur la question. Mais cette
position de principe partagée nous semble bien plus
facilement défendable dans le cas du personnage récurrent
que dans celui de la transfictionnalité. Sauf exception, un
même auteur fournit des prestations de protagonistes qui
relèvent d’un même projet. Même lorsque le narrateur
balzacien n’indique pas explicitement au lecteur qu’il s’agit
du même personnage, le lecteur en convient parce qu’il
éprouve que ce personnage est le support d’une même
entreprise narrative. C’est même encore le cas lorsque
l’entreprise narrative est objectivement contradictoire. Pour
continuer avec Balzac, un personnage comme Rastignac
figure dans un roman réaliste avec Le père Goriot et dans un
récit fantastique avec La peau de chagrin, ou encore est
d’origine charentaise selon Le père Goriot ou gasconne à en
croire La peau de chagrin. Mais l’auteur unique cautionne
une saisie globale de ces prestations divergentes et donc
l’unicité sinon l’unité du personnage de Rastignac.
Pour ce qui est de la transfictionnalité en revanche, le
postulat d’identité affirmé par Saint-Gelais semble à la fois
indispensable et difficilement défendable jusqu’au bout. Il
est indispensable car y renoncer ferait que tout ou presque
relèverait de la transfiction, ce qui réduirait à rien les enseignements que peut nous fournir cette théorie. Mais il est
difficilement défendable lorsque deux ou plusieurs auteurs
produisent une figure divergente, cas qui relève encore de la
transfictionnalité mais plus du retour de personnages.
Tournier, par exemple, a créé un Robinson Crusoé hédoniste
dans Vendredi ou les limbes du Pacifique pour infliger un
19. L’affirmation est précisée dans la suite du texte.
Personnage récurrent et transfictionnalité
269
démenti au Robinson puritain de Defoe. Le lecteur ne saurait
conclure que du point de vue fictionnel, les deux Robinson
constituent un même personnage puisque l’un a été créé pour
contredire l’autre. La même observation doit être faite pour
un personnage qui serait ici un personnage fortement individualisé, là un simple type, ou encore une création baroque
dans tel récit et un personnage de roman naturaliste dans tel
autre. Le lecteur ne peut adopter une attitude d’immersion
fictionnelle synthétique dès lors que se manifestent des
signes ostensibles de divergence qui ne sont pas cautionnés
par une même autorité, celle d’un auteur unique. Il faudrait
selon nous distinguer l’identité intellectuelle d’un objet de
fiction de son identité diégétique. On peut parler des Robinson de Defoe et de Tournier comme d’un même personnage
en tant qu’archétype littéraire mais non comme d’un même
personnage en tant qu’entité fictionnelle. Ou alors il faut
s’entendre sur ce qu’est une entité fictionnelle : un lecteur
qui suit des archétypes comme Robinson, Faust ou Don Juan
dans leurs multiples avatars littéraires doit à chaque œuvre
nouvelle recontextualiser le protagoniste en question. Il en
résulte dans son esprit une image fantomatique de ce
personnage, une image décontextualisée qui n’est peut-être
pas un concept mais qui n’est pas non plus une fiction.
Où trouver une autorité qui statuerait sur des prestations
diverses, et proposées par divers auteurs, de personnages qui
portent le même nom et partagent certaines propriétés et
qualités ? Les cas d’auteurs qui autorisent ou pas des suites
ou variations allographes existent mais sont l’exception, et
ne garantissent pas en dernier ressort que le lecteur en
prendra acte, par exemple si celui-ci considère que tel récit
de Derleth puisant dans l’univers de Lovecraft est plus
médiocre que les récits de Lovecraft. Quant aux auteurs
seconds, leur volonté affichée de se placer sous la tutelle de
l’auteur premier est sujette à caution, en particulier si celuici ne veut pas l’entériner ou même, comme c’est souvent le
cas, n’est plus là pour en décider. Pour nous, la transfictionnalité allographe décrit un espace dans lequel la question
de l’autorité narrative n’est plus décidée pour le lecteur, ce
270
La fiction, suites et variations
qui fait que c’est le lecteur qui en décide à ses risques et
périls. De la même façon qu’on réévalue aujourd’hui la part
du lecteur dans l’élaboration des créations littéraires, il faut
reconnaître l’autorité du lecteur dans un environnement
fictionnel qui, notamment en ce qui concerne les productions
de consommation, abonde en créations où le statut d’auteur
devient indécidable ou passe au second plan aux yeux du
consommateur. Cela est particulièrement vrai pour un lecteur
de cycles et de séries : élaboration et décision quant au statut
de personnage récurrent vont de pair, car en fonction du
nombre, de l’ordre, de l’identité des prestations saisies, de
l’intervalle temporel entre ces saisies, la physionomie du
personnage récurrent sera très différente, de même que la
décision du lecteur pour ce qui est de reconnaître un personnage reparaissant. À quoi s’ajoute que selon les qualifications culturelles du lecteur, le type de lecture qu’il pratique
(de divertissement ou d’étude, de membre d’un fan club pour
un des auteurs ou au contraire de dilettante…), la décision
sera différente. Ainsi, François Cérésa a publié deux suites
chronologiques aux Misérables de Victor Hugo. Cosette ou le
temps des illusions (2001a) et Marius ou le fugitif (2001b)
ont valu un procès à leur éditeur « pour atteinte au respect de
l’œuvre ». Mais les verdicts des tribunaux – acquittement en
première instance, condamnation en appel – ne m’empêcheront pas de décider s’il s’agit ou pas chez les deux auteurs
d’une même Cosette ou d’un même Marius selon les critères
précédemment évoqués.
*
*
*
Le procédé des personnages récurrents montre à quel
point la transfictionnalité est le produit d’un contexte
théorique et culturel particulier. D’un point de vue théorique,
elle relève de la mouvance intertextuelle mais veut passer du
niveau des énoncés à celui des représentations. À ce titre, elle
s’appuie sur des données extrêmement volatiles, au point
qu’il est possible d’affirmer qu’elle est à la merci du lecteur.
D’un point de vue culturel, les ensembles transfictionnels
Personnage récurrent et transfictionnalité
271
dessinés par les critiques et les auteurs – pensons à la littérature « postmoderne » – proposent une solution à la situation
qui fait que chaque individu reçoit aujourd’hui de manière
synoptique et insistante des produits fictionnels issus de
cultures diverses, appartenant à des époques ou à des aires
géographiques lointaines. À l’heure de la mondialisation
culturelle, ces ensembles réalisent à une échelle encore
modeste l’utopie d’une grande fiction à visée syncrétique
qui lierait toutes les productions disséminées de par le
monde, et ce, en évitant une situation de monopole fictionnel
d’une civilisation par rapport aux autres. On décèlera
simultanément dans cet effort un mouvement de nostalgie
par rapport aux grands récits qui protégeaient dans une large
mesure les membres des cultures archaïques de l’éparpillement et de la concurrence fictionnels. Les personnages ou
autres objets de fiction récurrents arrêtent la prolifération
des mondes fictionnels distincts chez un même auteur ou
d’auteur à auteur. Ils conjurent la malédiction, homologue de
celle de Babel, d’un éparpillement de fictions antagonistes
que la mondialisation culturelle rend toujours plus
manifeste.
272
La fiction, suites et variations
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DE LA BIBLE À LA LITTÉRATURE.
FICTIONNALISATION DE NOÉ
CHEZ CAILLOIS ET SUPERVIELLE
Andrée Mercier
CRILCQ, Université Laval
Le déluge biblique et ses principales figures, dont celles
de Noé, de l’arche remplie d’animaux et de la crue formidable des eaux, ont donné lieu à un ensemble impressionnant de
reprises et de représentations. Cette profusion tient autant au
poids historique de la religion et de l’imaginaire chrétiens
qu’au surgissement d’inondations spectaculaires à différentes
époques, rappelant à l’humain sa faiblesse devant les catastrophes naturelles ou les conséquences qu’il encourt à modifier
son environnement. Cette profusion signale par ailleurs la
dimension mythique du déluge qui, faut-il le préciser, n’origine pas strictement du monde chrétien et en dépasse largement les frontières. Elle signale aussi la vitalité d’un motif
que l’on peut reconnaître sans même avoir lu le texte biblique.
Membre d’une équipe pluridisciplinaire de sémioticiens
issus des études religieuses et littéraires, j’ai mené avec mes
collègues une analyse de différentes mises en récit ou mises
en discours du déluge1. Le corpus que nous avons constitué
1. Le groupe Aster a bénéficié d’une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et regroupe les personnes suivantes :
Pierrette Daviau (Université Saint-Paul), Isabelle Dalcourt (Université Laval), Frances Fortier (Université du Québec à Rimouski), Anne Fortin (Université Laval), Andrée Mercier (Université Laval), Jacques Pierre (Université du Québec à Montréal), Maryse Poirier (Université Laval), Étienne
Pouliot (Université Laval) et Jean-Yves Thériault (Université du Québec à
Rimouski).
276
La fiction, suites et variations
nous a permis de comparer les valeurs et le fonctionnement
du motif du déluge dans un ensemble générique et historique
varié (allant du texte de Genèse 6-9 à un essai de Gilles
Deleuze (2001), en passant par un commentaire d’Augustin
(1994 : 235-247), des romans contemporains dont un de
Jean-Marie Gustave Le Clézio (1994), un conte de Jacques
Ferron (1985), l’épopée de Gilgamesh (1979) et d’autres
encore)2. Pour les besoins de cette réflexion sur la
transfictionnalité, je retiendrai plus particulièrement deux
brefs récits de fiction du déluge, en l’occurrence deux
nouvelles : « Noé » de Roger Caillois, tiré du recueil Cases
d’un échiquier paru en 1970 chez Gallimard3, et « L’arche de
Noé », nouvelle éponyme d’un recueil de Jules Supervielle
paru en 1938 également chez Gallimard ([1938] 1996 : 929). Ces deux textes se présentent explicitement comme des
reprises du récit biblique du déluge, qu’ils revisitent chacun
à leur façon, formant ainsi une communauté fictionnelle4.
Aborder les nouvelles de Caillois et de Supervielle par
l’intermédiaire de la transfictionnalité me conduira, en premier lieu, à comparer les lectures que chacune de ces nouvelles propose du récit biblique et à réfléchir à l’acte critique
que constitue, dans chaque cas, le jeu de reprises et de
transformations. Cette comparaison opérera d’abord à hauteur de récits, et non à hauteur de textes. Par « récit biblique », j’entendrai ainsi davantage un motif, une configura-
2. Notre travail nous a également permis de dégager un certain
nombre de postures énonciatives privilégiées : principalement allégorique,
parodique, rationnelle et éthique. Voir Groupe Aster (2005).
3. Le récit va des pages 285 à 299.
4. Comme le précise Saint-Gelais, la transfictionnalité « doit être
distinguée de l’intertextualité, dont elle constitue un cas particulier opérant
selon des mécanismes et une économie propres. L’intertextualité repose
sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie
ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux
ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle :
constituent un ensemble transfictionnel, non pas les textes qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes […], mais bien les textes où
Holmes figure et agit comme personnage » (2002 : 45).
De la Bible à la littérature
277
tion narrative à géométrie variable, plutôt que le texte de la
Genèse engagé dans un rapport de filiation intertextuelle. Le
travail de comparaison mènera tout de même, dans un
deuxième temps, à l’examen du statut des textes concernés,
en particulier celui du texte biblique. En effet, la transfictionnalité n’entraîne pas strictement, ici, un transfert d’éléments fictionnels ou l’expansion d’un univers fictif. Elle
consiste en une opération de fictionnalisation d’un livre
sacré et elle a à voir avec le travail du mythe. L’acte critique
que propose chacun des récits engage précisément, nous le
verrons, cette opération de fictionnalisation.
LES FICTIONS DE CAILLOIS ET DE SUPERVIELLE
Contrairement à d’autres textes, comme le roman Le
déluge de Le Clézio ou La terre ferme de Christiane Frenette
(1997), qui évoquent le déluge par un réseau assez lâche de
figures (l’eau abondante, la fin d’un monde ou son renouveau, par exemple) inscrites dans une trame événementielle
et un cadre temporel inédits, les nouvelles de Caillois et de
Supervielle reprennent les éléments principaux du récit
biblique : aussi bien ses personnages (Dieu, Noé et les animaux) que ses événements et leur succession (la construction
de l’arche, l’arrivée des animaux, la pluie abondante d’une
durée de 40 jours, etc.). Les deux nouvelles se limitent par
ailleurs à la séquence temporelle du déluge proprement dit,
sans beaucoup déborder des bornes initiale et finale du
déluge. Pour reprendre la terminologie de Gérard Genette
dans Palimpsestes, elles proposent essentiellement une
« continuation paraleptique » (1982 : 197-198), autrement
dit elles comblent davantage les ellipses ou lacunes qui se
trouvent à l’intérieur même du récit, plutôt qu’elles ne proposent une suite au déluge ou une exploration des événements
qui l’auraient précédé. Avec les récits de Caillois et de Supervielle, ce sont par exemple les pensées de Noé ou encore les
événements s’étant déroulés dans l’arche qui occupent le
premier plan, et que le récit biblique laisse généralement
dans l’indétermination.
278
La fiction, suites et variations
Dans la nouvelle de Caillois5, ce sont les faits et gestes
de Noé, ses préoccupations, les pensées qui l’habitent et le
troublent, de même que ses réactions émotives, qui constituent la matière essentielle de la fiction. J’en cite, pour
exemple, deux extraits :
[L’arche] était achevé[e] depuis près de six semaines
et il n’était tombé que des pluies banales, quelques
averses violentes et brèves ou de ces précipitations
fines et grises qui semblent interminables, mais qui
s’arrêtent avant que beaucoup d’eau soit tombée.
Noé était chaque fois déçu, non qu’il voulût pour
tout de suite la destruction de l’humanité, mais il
était impatient, comme tout ouvrier qui a terminé
son ouvrage, de voir enfin servir cette construction
énorme et massive pour laquelle il avait dépensé
tant d’efforts et d’ingéniosité. Enfin, scrupuleux et
modeste, il avait hâte d’être assuré qu’elle se comporterait dignement à l’heure de vérité. Après tout, il
était novice dans le métier et le Seigneur avait pour
règle de ne pas abuser du miracle (N : 287).
Noé, pendant les longs mois qu’il avait mis à
construire l’arche, avait souvent réfléchi sur cette
discrétion du Seigneur. Certes, il le comprenait et
avait fini par l’approuver sans arrière-pensée, mais
quand il était las et qu’il semblait que le travail
n’avançait pas, il lui arrivait d’estimer que Jéhovah
eût pu choisir un phénomène atmosphérique plus
commode, par exemple une brume délétère enveloppant la planète, et qui, une fois dissipée, n’aurait
laissé vaillants que les survivants désignés. Les apparences eussent été sauves et beaucoup de complications épargnées. Puis Noé réfléchissait qu’il était
sans doute indispensable de mériter son salut. Et,
convaincu, il se remettait à la besogne (N : 288).
Dans le récit de Caillois, bien plus que la transformation du
monde, c’est celle de Noé qui est en jeu et qui prendra une
5. Dorénavant, les renvois à cette nouvelle seront signalés par la seule
mention N suivie du numéro de la page.
De la Bible à la littérature
279
forme pour le moins spectaculaire. En effet, celui qui, dans
le récit biblique, se voit élu par Dieu et confier une mission
de survivance parce qu’il est le dernier juste, adoptera dans
la fiction de Caillois un comportement tout à fait scandaleux : au terme du déluge, Noé s’adonnera à l’ivresse, mais
aussi à l’inceste et au blasphème, manifestation de sa révolte
à l’endroit de Dieu.
La révolte de Noé surgit, plus particulièrement, lorsque
celui-ci assiste à la mort d’une mère tenant à bout de bras son
nouveau-né pour qu’il échappe quelques instants encore à la
noyade. Toutefois, quand de grands poissons voraces s’en
prennent à la mère et à son jeune enfant et les dévorent, ce
n’est pas le caractère poignant et cruel de la scène qui remue
Noé, mais le fait de constater que les poissons, précisément,
échapperont – et sans mérite aucun – au châtiment de Dieu.
Dès lors, un « problème démesuré » (N : 295), plus démesuré
encore que l’abondance des eaux, viendra troubler Noé :
l’arbitraire de la survie des animaux aquatiques. Persuadé
jusque-là qu’il est « indispensable de mériter son salut » (N :
288), et que s’il a été élu par Dieu, c’est parce qu’il était « le
dernier Juste » (N : 286), Noé sera tout à coup confronté à
une faveur insensée qui n’est due qu’au choix de l’eau pour
réaliser la punition divine. Incapable de trouver une raison
satisfaisante à ce qu’il considère alors comme une injustice
et un crime, Noé transgressera délibérément les règles
morales et religieuses.
En ajoutant les pensées de Noé à la séquence événementielle du récit biblique et en conduisant Noé à la révolte,
la fiction de Caillois réévalue le déluge, plus exactement le
châtiment qu’il opère et la possibilité de renouveau qu’il
devrait instituer. Sans proposer une véritable suite au récit
biblique, cette fiction en modifie le cours puisqu’elle
esquisse un monde d’après le déluge qui ne semble pas lavé
de toute impiété et paraît même engagé dans un problème de
sens apparemment insoluble qui compromet la relation de
Noé à Dieu. On devine les multiples potentialités d’interprétation de la révolte de Noé, qu’il n’y a toutefois pas lieu
de développer ici. Il importe surtout de souligner l’acte
280
La fiction, suites et variations
critique que constitue cette révolte dans le corps même de la
fiction, car cet acte critique, qu’il soit assumé ou non par un
personnage, se trouve fréquemment en jeu dans les propositions transfictionnelles d’autres récits de déluge, comme si
ces dernières visaient le plus souvent à donner un caractère
problématique au récit biblique.
« L’arche de Noé » de Supervielle6 partage effectivement
la fonction critique du « Noé » de Caillois. Cette nouvelle
opère toutefois sous un mode franchement burlesque qui
contraste avec le ton beaucoup plus sérieux et la situation tragique du juste révolté, mais qui exacerbe tout autant le
caractère problématique ou paradoxal du déluge7. Bien que
la fiction déborde quelque peu les limites temporelles du
déluge en imaginant certains faits annonciateurs de la pluie
divine, ce sont principalement les événements vécus dans
l’arche au moment du départ et pendant les quarante jours de
dérive qui seront mis au premier plan. Tout comme la nouvelle de Caillois, celle-ci s’intéresse donc aux ellipses présentes à l’intérieur même du récit biblique, qui laisse dans
l’ombre les conditions de vie dans l’arche. Plus encore que
Noé, ce sont les animaux qui profiteront du déplacement de
perspective, comme le montre l’extrait suivant :
Les bêtes désignées pour figurer dans le vaisseau de
Noé arrivaient deux à deux et parfois de très loin. Et
les couples heureux d’avoir évité la grande mouillure se disaient en montant les degrés de l’Arche :
« Et maintenant, vive l’Inconnu ! »
Ça sentait assez fort là-haut le poil mouillé ; on était
entassé sur le pont et c’était à qui se ferait le plus
petit. On se demandait par quel prodige l’éléphant
pouvait tenir dans ce coin où en temps ordinaire il y
aurait eu à peine place pour un chien de TerreNeuve. Et de quelque côté qu’on se retournât, on
6. Dorénavant, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la seule
mention AN suivie du numéro de la page.
7. Pour une lecture plus détaillée de ce récit, voir Fortier (2005). Je
reprends ici plusieurs éléments de cette étude que l’on retrouve aux pages
59 à 73.
De la Bible à la littérature
281
assistait à des scènes édifiantes : un crocodile berçait dans sa gueule affectueuse la tête d’un porcelet
profondément endormi, le poil fauve et la laine blanche sympathisaient négligemment comme des amis
d’enfance qui n’ont plus rien à se dire mais se
réjouissent quand même du voisinage. Et s’il arrivait au lion de lécher l’agneau, nul n’y voyait une
intention apéritive (AN : 14).
Humour et anachronisme donnent à ce récit un ton léger qui
ne se démentira pas jusqu’à la fin, alors même que l’on
assiste à des scènes potentiellement cruelles. Tel est le cas,
par exemple, des malheureux « non-partants », hommes ou
bêtes, qui tenteront d’émouvoir Noé. Une famille d’acrobates « en maillots roses, décolorés par le mauvais temps »
(AN : 14) essaiera bien par ses numéros d’adresse d’obtenir
une place dans l’arche et manquera de peu d’y réussir, faisant même s’attendrir dangereusement les poutres du bateau
« choisies pour leur inflexibilité » (AN : 15). Un père de
12 enfants « qui croyait encore à la justice » (AN : 18) aura
pour toute réponse de Noé : « — Allons, il faut être raisonnable » (AN : 18). Un mégathérium, que « Noé n’avait pas
hésité à […] tromper sur l’heure du départ » (AN : 16),
apprendra qu’il ne peut pas figurer dans l’arche parce que
son « destin est d’être antédiluvien » (AN : 16). Le dernier
survivant, « géant de la tête aux pieds » (AN : 19), nageur
remarquable et d’une confiance absolue dans la vie, ne sera
pas davantage hébergé, mais il aura droit à une faveur
divine : il sera transformé en couple de marsouins par le
coup de baguette d’un ange.
Ces appels à la justice ou à la bienveillance auront pour
principal effet de mettre en question la valeur des survivants
qui ont été désignés par Dieu. C’est ainsi qu’à la vue du
géant maître nageur à l’indéfectible optimisme et à l’endurance hors du commun pourtant condamné à rester dans
l’eau, certains passagers de l’arche douteront du choix porté
sur la famille de Noé :
282
La fiction, suites et variations
Après tout, commençait-on à murmurer dans l’Arche, pourquoi ne survivrait-il pas ? Il l’a bien mérité.
Aucun membre de la famille Noé ne lui est comparable pour ses ressources physiques et intellectuelles.
Cham ne sait même pas nager et quant à Japhet, la
seule chose qui l’intéresse à bord, c’est de mettre les
animaux par rang de taille sur le pont, ce qui vexe
inutilement tout le monde, ou presque (AN : 20).
La question du choix des élus sera aussi posée par les bêtes
condamnées qui, surnageant auprès de l’arche, demanderont
à voir le lion :
— Parle, donne-nous des raisons, lui criait-on de
toutes parts. Pourquoi vous et pas nous ?
Le roi de tous les animaux qui se noyaient ou non, dit
avec tristesse mais fermeté : « Quand il faut, il faut.
— Il faut quoi ? Viens nous le dire dans l’eau si tu as
un peu de courage.
— Est-ce que je ne vaux pas mieux que le serpent qui
est à bord, dit une colombe que la colère faisait
ressembler à un tigre dans la force de l’âge.
— Quand il faut, il faut », répéta le lion honteux de
ne pas disposer d’un autre argument.
La misère même de cette dialectique finit par décourager les questionneurs (AN : 19).
La suite du récit ne fournira aucune réponse ni démenti à ce
criant problème d’arbitraire et ne fera que l’accentuer en prêtant aux animaux restés à bord de l’arche un comportement
mesquin et égoïste. Nous serons décidément bien loin des
scènes édifiantes qui apparaissaient au début du récit.
On le voit, les deux manifestations transfictionnelles étudiées ici développent et transforment des éléments différents
du récit du déluge. Toutes deux cependant ont pour effet de
signaler un problème de sens, plus précisément un problème
d’arbitraire qu’elles laissent en fin de compte irrésolu : comment un châtiment universel peut-il épargner les poissons ?
qui mérite vraiment d’être sauvé ? Nulle réponse ne sera
donnée, Dieu restant d’ailleurs absent de chacun des récits.
Simplement évoqué, il existe par les intentions et les actes
De la Bible à la littérature
283
qu’on lui prête, mais ne figure pas directement dans la
fiction et n’a pas droit au discours. Les deux récits se cristallisent ainsi autour de l’arbitraire du déluge et du point de vue
de ceux qui le subissent et le vivent de l’intérieur.
DE LA BIBLE À LA LITTÉRATURE
Le travail mené jusqu’à maintenant a volontairement
considéré le déluge biblique, non comme un texte, mais
comme un motif ou une configuration narrative revisitée par
les récits de Caillois et de Supervielle. Forme ouverte, le
déluge n’a pas été défini au préalable, mais a plutôt été
reconstruit en bonne partie à partir des fictions elles-mêmes
et envisagé comme un référent culturel plutôt qu’une matrice
textuelle, comme un récit mythique créé en quelque sorte par
ses disséminations8. Il reste que ce référent est double, car si
les fictions de Caillois et de Supervielle renvoient, d’une
part, à un motif narratif, elles renvoient aussi, d’autre part, à
un texte investi d’une valeur particulière : la Bible. C’est dire
que contrairement à un ensemble transfictionnel construit
autour de personnages romanesques, tels Emma Bovary ou
Sherlock Holmes, qui appartenaient déjà à un univers de
fiction, les récits de Caillois et de Supervielle proposent la
fictionnalisation d’un livre sacré. Ce faisant, ils convoquent
et interpellent une histoire tout autant que son statut et participent ainsi à la vie d’un mythe religieux. En m’appuyant sur
les travaux de Northrop Frye, plus précisément sur le long
article « Littérature et mythe » paru en 1971 dans la revue
Poétique, je tenterai donc rapidement, au terme de cette
réflexion, de poser le rapport qui unit mythe et transfictionnalité, dans les limites bien entendu de ces deux récits.
8. À une conception plus statique et rigide du mythe, considéré
comme « origine pure », « contenant déjà virtuellement tout ce dont il
enfantera », on peut en effet opposer une approche plus dynamique du
phénomène, celle d’une « filiation inversée » où ce sont « toutes les
œuvres dans la diversité de leur forme, de leur projet et de leur insertion
socioculturelle », auxquelles un récit a pu donner naissance, qui engendrent le mythe. J’emprunte cette distinction à Bertrand (1983).
284
La fiction, suites et variations
Comme le souligne Frye,
[l]es mythes apparaissent […] comme des histoires
douées d’une importance et d’un sérieux tout particuliers : on suppose que les événements qu’ils rapportent se sont produits réellement, ou, du moins,
qu’ils rendent compte de quelque chose de crucial
pour la communauté (1971 : 490).
Dès lors qu’une société se transforme, l’adhésion au mythe
se transforme aussi : il devient difficile de croire ce que raconte le mythe, d’autant plus qu’il se préoccupe généralement peu d’être crédible, lui dont les histoires, rappelle Frye,
ne sont pas plausibles9. Les mythes sont alors « révisés,
sélectionnés, expurgés ou réinterprétés pour s’adapter aux
nouveaux besoins » (Frye, 1971 : 493). Frye distingue deux
types de réactualisation des mythes, chacun recouvrant un
mode d’adhésion particulier à ces récits, de même qu’un
mode d’interprétation : il nomme le premier allégorique et le
second, archétypal.
L’interprétation allégorique nous éloigne de la transfictionnalité entendue comme « expansion d’un univers fictif ».
Elle consiste, en effet, à rationaliser le mythe par le travail du
commentaire et de la conceptualisation. Interpréter allégoriquement le mythe, c’est produire un discours et non une histoire, c’est mettre à distance l’histoire racontée pour revenir
au sens ou à la vérité morale dont elle est l’illustration, c’est
en somme remplacer le récit par un discours conceptualisant
le mythe. Rationaliser le mythe, selon Frye, consiste de façon
plus précise à en donner une interprétation plausible et non à
rendre plausible son histoire. Par exemple, devant un récit
qui annonce une radicale entreprise de purification et qui
pourtant se clôt bel et bien sur un échec (Dieu, en effet,
reconnaîtra que « le cœur de l’homme est porté au mal dès sa
9. Comme le précise Frye, « une mythologie, même dogmatique, met
en scène des divinités qui ont tous les droits, et qui, étant si souvent
assimilés avec les éléments naturels, se préoccupent peu d’être crédibles
ou même moraux » (1971 : 496).
De la Bible à la littérature
285
jeunesse10 » et que le déluge n’a rien changé à cet état),
l’interprétation allégorique verra à dépasser cette singulière
finale déceptive. Pourrait ainsi être proposé que le déluge
instaure « un nouvel ordre d’existence11 » fondé non pas sur
un homme désormais purifié, mais sur un rapport différent
entre l’humain et son créateur. Comme Frye le précise,
l’interprétation allégorique cherche à établir une vérité du
mythe malgré son histoire, c’est-à-dire malgré les paradoxes
et les incohérences du récit.
L’interprétation archétypale nous ramène à la transfictionnalité, dans la mesure où elle consiste à réécrire l’histoire
racontée ou à en inventer une nouvelle avec les mêmes
personnages. Alors que les interprétations allégoriques
tendent à négliger les éléments concrets de l’histoire, à s’en
détacher pour en proposer une lecture abstraite, l’interprétation archétypale, selon Frye, considère avant tout le mythe
comme une histoire. Elle opérerait un travail de reprise et de
transfert de cette histoire, en cherchant à ce qu’elle soit
« crédible pour l’imagination » (Frye, 1971 : 497). Ce faisant, elle inscrirait le mythe dans un cadre fictif. Si l’interprétation allégorique ouvre ainsi la porte à la constitution
d’ensembles transfictionnels, c’est en modifiant le mode
d’adhésion au mythe, qui ne se voit dès lors plus fondé sur sa
vraisemblance empirique ou encore sur son autorité
pragmatique, mais bien sur les ressources de la fiction. On
peut justement constater que les récits de Caillois et de
Supervielle inscrivent cette fictionnalisation au cœur même
de l’acte critique qu’ils exercent à l’endroit du récit biblique
du déluge, se servant de la fiction pour ébranler le statut du
mythe et son mode d’adhésion.
Supervielle, en adoptant un registre résolument burlesque où domine le merveilleux, offre une histoire où la fiction
est tout autant exacerbée qu’assumée. Dans cet univers, tout
10. Gn 8,21. La Bible. Traduction œcuménique de la Bible (TOB),
Paris, Cerf, 1984.
11. Je reprends ici certains éléments de l’analyse de Jean-Yves Thériault (2005), tout en précisant que l’étude elle-même ne se donne pas pour
objectif de résoudre les éventuels paradoxes du récit biblique.
286
La fiction, suites et variations
échappe à la vérité empirique, au sérieux et à la quête d’un
sens : les animaux parlent, les anges existent et Dieu peut
provoquer un déluge pour détruire le monde sans que l’on
sache exactement pourquoi. À l’arbitraire, qui nous l’avons
vu marque ce déluge, s’adjoignent l’absurde de même que
nombre détails venant amplifier le caractère spectaculaire ou
encore théâtral du déluge : certains animaux ont été choisis
pour « figurer » dans l’arche, on « assiste à des scènes édifiantes », les insectes quitteront l’arche sous les « acclamations de l’assistance ». Le déluge y est bel et bien un spectacle au sortir duquel rien n’aura changé12. La fiction accentue
l’arbitraire du mythe en le mettant explicitement en scène.
La fiction de Caillois, sous un mode plus sérieux, s’en
prend elle aussi à l’arbitraire du déluge qu’elle inscrit dans
l’intrigue même du récit. Noé, on s’en souvient, se révolte
après avoir pris conscience qu’être l’élu de Dieu ne veut pas
dire grand-chose devant la survie des poissons. La fiction ira
toutefois encore plus loin dans le travail de révision du
mythe. La toute fin de l’histoire, en effet, fait intervenir des
« scribes pieux » qui, indique le récit, attribueront à Loth les
turpitudes commises par Noé « pour éviter ce camouflet
suprême que le seul Juste estimé par Dieu digne d’échapper
au Déluge se soit délibérément voué, à la fois pour expier et
pour protester, à l’ivresse, au vice et au blasphème » (N :
298). Cependant, « l’esprit des fables », peut-on lire, aura
raison des scribes pieux. Car, pour reprendre les mots du
récit, « l’esprit des fables est tenace : cet autre, ce Loth qu’ils
chargeaient des horreurs dont ils cherchaient à exempter
Noé, était comme son frère ou son double, le seul juste
rescapé lui aussi d’un châtiment collectif, dont l’agent cette
fois du moins était le feu, qui fait bouillir l’eau et la volatilise, et qui n’épargne personne » (N : 298-299). À leur insu,
par l’effet de « l’esprit des fables », les scribes pieux auront
imaginé un récit de châtiment sans faille. C’est dire que la
fiction aura eu raison de l’arbitraire du déluge.
12. Pour plus de détails, je renvoie de nouveau à Fortier (2005).
De la Bible à la littérature
287
Avant de conclure, quelques mots sur une autre migration transfictionnelle du déluge. Dans son roman L’île du
jour d’avant, Umberto Eco met en scène un ecclésiastique
du XVIIe siècle, le père Caspar, intéressé de près au récit du
déluge, qui « [e]n homme d’Église, […] entendait démontrer
que la Bible n’avait pas menti, mais en homme de science
[…] voulait harmoniser la dictée sacrée et les résultats des
recherches de son temps » (1996 : 238). « Pour ce faire »,
précise le récit,
il avait recueilli des fossiles, exploré les territoires
d’Orient afin de retrouver quelque chose sur la cime
du mont Ararat, et fait des calculs de haute précision
sur ce que pouvaient être les dimensions d’une Arche
qui pût contenir tant d’animaux (et notez bien, sept
couples pour chacun) […] (1996 : 238).
Un problème « physicus-hydrodynamicus » paraîtra toutefois insoluble au père Caspar, celui de la possibilité d’une
immersion complète de la terre jusqu’à « quinze coudées audessus des plus hautes d’entre les plus hautes montagnes »
(1996 : 239) pendant 150 jours, et ce, par l’effet d’une pluie
d’une durée de 40 jours. Considérant la faible quantité d’eau
produite par une pluie abondante, il a bien fallu, se dit le père
Caspar, que Dieu ait disposé d’une autre source d’approvisionnement. Encore une fois, on le voit, cette migration
transfictionnelle s’attaque au caractère problématique du
déluge, qu’elle abordera, pour sa part, de façon tout à fait
ironique, en recourant à des explications scientifiques farfelues pour donner raison à la « dictée sacrée ». Le plus grand
miracle, s’exclamera le père Caspar convaincu d’avoir trouvé
une solution naturelle et démontrable, est qu’il n’y a pas de
miracle, sans se rendre compte qu’il exclut ainsi Dieu du
déluge et met sa foi dans la raison !
Au terme de cette exploration d’une portion seulement
d’un ensemble transfictionnel considérable, que retenir ?
D’abord, qu’en revisitant l’histoire du déluge, les reprises
transfictionnelles de Caillois, de Supervielle et d’Eco
participent au vaste travail de sélection, de révision et de
288
La fiction, suites et variations
réinterprétation d’un mythe. Ensuite, que ces reprises portent, plus particulièrement, un regard critique sur le mythe,
en mettant au cœur de leur intrigue les problèmes qu’une
telle histoire pose à la raison. Il semble, en effet, que la transfictionnalité, en s’intéressant au mythe en tant qu’histoire,
doive faire face aux incongruités de cette histoire, ce que
permet d’éviter un usage plus métaphorique du déluge, tel
qu’on le trouve par exemple dans le roman Le déluge de Le
Clézio ou La terre ferme de Frenette, qui ne retiennent du
mythe que certaines figures sans en reprendre la trame narrative. La transfictionnalité s’intéresse donc au mythe en tant
qu’histoire et si, tout comme les lectures allégoriques, elle
interroge le sens du mythe, par la fictionnalisation qu’elle
opère, elle modifie et interroge aussi le mode d’adhésion à
cette histoire. En émancipant le mythe du fondement historique et de la vérité empirique, très souvent par le recours à
l’ironie et à une dimension métaréflexive, les fictions du
déluge n’évacuent pas le rapport à la croyance, elles le
questionnent et en font le sujet même de leur histoire.
De la Bible à la littérature
289
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TRANSFICTIONNALITÉ D’HOMÈRE
Sophie Rabau
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
On dit qu’Homère était aveugle. On ajoute moins souvent qu’il était aussi québécois. Telle est, du moins, dans La
fausse suivante de Marivaux, la thèse du valet Trivelin, quand
son ami Frontin lui demande qui donc était Homère : « Je
pense qu’il était de Québec, quelque part dans cette Égypte
et qu’il vivait du temps du déluge » ([1724] 1999 : Acte 1,
Scène 1). Toute lumineuse que fût cette réponse, il existait
d’autres manières de satisfaire la curiosité de Frontin. On
pouvait, par exemple, lui servir la formule qui revient comme
un leitmotiv dans les manuels de littérature antique : « [O]n
ne sait rien de cet auteur1. » Ou encore forger une réponse
plus bigarrée. Ainsi : « Homère était aveugle, mais pas de
naissance2, il est le fils de Télémaque3, joue de la lyre4, mais
1. Ainsi, entre autres exemples, Suzanne Saïd écrit-elle : « L’Antiquité tout entière a cru à l’existence d’Homère. Mais on ne sait rien de cet
auteur […] » (1998 : 12). Comme elle le rappelle, cet aveu d’ignorance
trouve ses sources dès l’antiquité où le discours sur Homère s’ouvre bien
souvent par un aveu d’ignorance. Ainsi Héliodore, dans un passage didactique de son roman Les Éthiopiques, fait remarquer à l’un de ses personnages que « Homère porte selon les peuples, des noms différents, que
chaque ville se prétend la patrie de ce savant poète » (Éthiopiques III, 14).
De même, les biographiques légendaires que nous a laissées l’Antiquité
tardive s’ouvrent sur des interrogations sans réponse sur les origines du
poète. Voir Saïd (1998).
2. Hypothèse audacieuse lancée notamment par Gabriel Germain en
1958 et reprise en 1980 par Edouard Delebecque. Voir Germain (1958 :
84) et Delebecque (1980 : 19).
292
La fiction, suites et variations
aussi du violon5 ; né à Ithaque6, il ne dédaigne pas de
s’endormir aux abords du palais du Luxembourg7 et on l’a vu
aussi, sur les décombres d’une université en ruines, en train
de se livrer à des attouchements sexuels sur la personne de
Gay, fille d’Hélène de Troie…8 »
Rien n’est plus simple que d’esquisser ce portrait. Il
suffit de mettre en œuvre ce que l’on pourrait nommer la
transfictionnalité d’Homère, ou plutôt les deux transfictionnalités d’Homère. Car, de l’Antiquité à nos jours, la représentation du poète engage la transfictionnalité sur deux plans
différents. D’abord, à un premier niveau, rien n’empêche de
compléter l’univers fictionnel de l’Iliade et de l’Odyssée en
y incluant Homère, dont on imaginera, par exemple, qu’il est
le fils de Télémaque. L’univers fictionnel de l’œuvre est
modifié par l’inclusion en son sein de l’auteur qui l’a représenté et on parlera, dans ce cas, de transfictionnalité transmimétique. À un deuxième niveau, la permanence de la figure
d’Homère de l’Antiquité à nos jours a entraîné l’écriture
successive, à travers les siècles, de plusieurs représentations
fictionnelles, narratives ou picturales, prenant Homère pour
personnage : s’il joue du violon au XVIIe siècle dans un
tableau de Piero Francesco Mola, il devient chez Jorge Luis
3. Voir les vies légendaires d’Homère que nous a laissées l’Antiquité.
On trouvera le texte de ces vies dans T. W. Allen (1912). Outre quatre vies
anonymes numérotées de IV à VII, on trouve dans cet ensemble de vies
antiques d’Homère dont les dates sont incertaines, une vie attribuée faussement à Hérodote (Vita Herodotea), le récit du combat d’Homère et d’Hésiode (Certamen), une vie de Plutarque, une brève vie en vers de Tzetzes
et une vie extraite de la Souda. L’idée qu’Homère serait le fils de Télémaque se trouve dans le Certamen, 23 et 28 dans la Souda, 5. Voir Rabau
(2001).
4. Voir par exemple Homère donne sa lyre à Houdar de La Motte
(gravure accompagnant la traduction de l’Iliade par Houdar de La Motte,
1712).
5. Voir le tableau de Piero Francesco Mola (1612-1666), Homère
jouant du violon.
6. Souda, 19 (Homère est né à Ithaque).
7. Jacques-Louis David (1794), Homère endormi, Paris, Musée du
Louvre. (Homère est endormi devant le palais du Luxembourg.)
8. Voir Barker (1988).
Transfictionnalité d’Homère
293
Borges9 un troglodyte aphasique ou, chez Howard Barker, un
vieillard vicieux et désabusé.
Cette double transfictionnalité n’a pas pour point de
départ un protomonde aisément repérable, un univers fictif
que l’on tenterait de modifier ou de compléter comme on
compléterait l’univers fictif de Madame Bovary. À l’origine
de cet Homère transfictionnel, c’est plutôt un point d’interrogation que l’on rencontre, un blanc dans l’encyclopédie qui
décrit le monde actuel : de cet auteur, on ne sait rien.
Dans le cas d’Homère, la transfictionnalité est donc
moins un moyen de remettre en question l’identité d’un être
fictif qu’une tentative sans cesse réitérée de constituer
l’identité d’un être inconnu. Dès lors, la question qui se pose
à la théorie de la transfictionnalité se trouve sensiblement
modifiée : on ne se demandera pas si Homère garde la même
identité d’une fiction primitive aux suivantes, mais plutôt si
la transfictionnalité peut permettre de bâtir une identité, de
donner une figure à un auteur inconnu. En d’autres termes,
la transfictionnalité possède-t-elle le même pouvoir d’instauration que la fiction, permet-elle de créer et de construire un
personnage au même titre que toute autre fiction ?
PAYSAGE TRANSFICTIONNEL D’HOMÈRE
OU COMMENT FIGURER L’INCONNU
La transfictionnalité permet de compenser l’ignorance
par la figuration, de représenter concrètement celui dont on
ne sait rien. Dans le cas de la transfictionnalité transmimétique, l’univers fictif de l’Iliade ou de l’Odyssée est modifié
de manière à ce qu’Homère en devienne un habitant et qu’on
ait donc sur le poète des renseignements aussi riches que
ceux que nous possédons sur ses héros. Cette modification
procède soit par l’expansion de l’univers fictif de l’œuvre,
soit par la construction d’une autre issue à cet univers.
L’expansion dans le futur de l’univers fictif de l’Odyssée
permet et de donner à Homère une généalogie et d’expliquer
9. Voir Borges ([1949] 1971).
294
La fiction, suites et variations
pourquoi il entreprit d’écrire l’Odyssée, soudainement
conçue comme une sorte de chronique familiale. On lit par
exemple dans la Souda que Télémaque eut un fils qui n’était
autre qu’Homère. Pour figurer l’origine du texte, on invente
donc un futur à l’univers fictif que représente ce texte. Pour
corser encore le jeu de l’expansion, on peut inventer un futur
post-portem aux héros de cet univers fictif, figurer Achille
ou Ulysse au royaume des morts où séjourne également
Homère10. Il est alors aisé d’imaginer diverses relations entre
Homère et ses héros et par là d’enrichir la description du
poète. On apprend dans l’Histoire véritable de Lucien
qu’Homère était un piètre orateur, puisque Ulysse doit lui
servir d’avocat dans l’île des Bienheureux.
Mais la figuration de l’auteur peut aussi passer par la
création d’une autre version du monde fictionnel de l’œuvre.
Dans son roman Homer’s Daughter (1955), Robert Graves
réinvente le personnage de Nausicaa, qui devient une princesse sicilienne aux ambitions littéraires affirmées : son
admiration pour l’Iliade d’Homère lui fait entreprendre la
composition de l’Odyssée, sous le pseudonyme… d’Homère.
Elle s’y représente sous les traits de Nausicaa – princesse
phéacienne et non plus sicilienne. Graves invente donc une
autre version de l’Odyssée – l’île des Phéaciens devient la
Sicile et Nausicaa est plus préoccupée de gloire littéraire que
de mariage. Cet autre univers devient le monde où prend
naissance l’œuvre qui figurait l’univers fictif premier. Dans
Naissance de l’Odyssée (1930), Jean Giono procède de
manière analogue : inventant un autre univers à celui de
l’Odyssée – Ulysse est un couard, mais un excellent conteur,
qui invente des aventures qu’il n’a jamais vécues –, le
romancier narre la genèse de l’Odyssée dont l’auteur n’est
donc autre qu’Ulysse. Encore une fois, c’est dans l’autre
monde qu’est figurée la genèse de l’œuvre, tandis que
l’auteur prend les traits d’un personnage. Toutefois, Giono
10. Voir François Fénelon ([1712] 1994). Homère est figuré en compagnie d’Ulysse par Lucien (1958).
Transfictionnalité d’Homère
295
perd en pouvoir d’identification ce qu’il gagne en pouvoir de
figuration : nous savons certes qui est l’auteur de l’Odyssée,
mais le nom « Homère » n’a plus de référent et la question
« qui est Homère ? » est éludée plutôt que résolue. Il est en
ce sens plus efficace de procéder comme les auteurs antiques
de vies légendaires d’Homère et d’imaginer un univers
différent de celui de l’Odyssée, où Homère pourra être inclus
sans difficulté. Le pseudo-Hérodote forge ainsi l’univers
dont se serait inspiré Homère pour écrire l’Odyssée : bien
évidemment, cet univers où Homère naît à Ithaque, fréquente
un certain Mentor et voyage à travers le monde n’est qu’une
autre issue à l’Odyssée. Par quoi il est possible d’expliquer la
genèse de l’Odyssée tout en figurant Homère : il écrivit pour
rendre hommage à ses amis et représenter ce qu’il avait
appris du monde.
Ainsi, quand il s’agit d’Homère, la transfictionnalité n’a
pas pour fonction première de compléter, d’enrichir ou de
modifier l’univers fictionnel inventé par Homère mais bien
de figurer le monde actuel où l’auteur dont on ignore tout est
censé avoir écrit. En effet, nous sommes dans un cas où le
monde actuel est incomplet non pas par nature mais de fait,
tandis que l’univers fictionnel est incomplet par nature, mais
est néanmoins mieux connu que le monde actuel. C’est pour
cette raison que la transfictionnalité transmimétique autorise
une représentation de l’auteur et donne sinon un savoir
certain, du moins une image d’Homère.
Dans le cas de la transfictionnalité transhistorique, un tel
enrichissement ne semble pas s’opérer, pour deux raisons
symétriquement opposées : la représentation d’Homère est
trop continue ou au contraire trop discontinue. Elle est trop
continue car, d’une représentation à l’autre, le discours sur
Homère est répétitif car stéréotypé ; l’on ne dit du poète que
ce que l’on a déjà dit de lui : il est aveugle, s’appelle Homère,
a écrit l’Iliade et l’Odyssée, sans doute La Batrachomyomachie. À ces qualités fondamentales s’ajoutent quelques anecdotes figées empruntées aux vies antiques : Homère a parcouru les villes de la Grèce en chantant ses poèmes, a été
296
La fiction, suites et variations
attaqué par les chiens, a demandé l’hospitalité11… Ces traits
et anecdotes qui reviennent intacts d’une fiction à l’autre permettent la reconnaissance d’Homère quel que soit son aspect.
Dans un cas au moins, Homère a même été reconnu à tort :
le film de Fabio Carpi, intitulé en italien Nel paeso stranieri,
raconte l’histoire d’un écrivain aveugle, René Kermader qui,
sauf ses problèmes ophtalmologiques et sa qualité d’écrivain,
n’a rien en commun avec Homère. Mais ces deux seules
qualités, et sans doute un souci bien compréhensible d’augmenter le nombre des entrées, ont entraîné, dans la version
française du film, une curieuse assimilation : Nel paeso
stranieri est devenu en français Homère, la dernière Odyssée. L’histoire de René Kermader devient celle d’Homère
qui, par un effet transmimétique, est également assimilée à
celle d’Ulysse. Cette aventure cinématogréco-publicitaire
illustre bien l’extrême pouvoir d’identification des traits
figés d’Homère, mais alerte également sur l’écart qui sépare
chaque fiction d’Homère de la suivante : René Kermader
peut être Homère sans avoir presque rien à voir avec Homère.
De fait, l’histoire des représentations d’Homère est discontinue, car chaque nouvelle fiction d’Homère semble ne
tenir aucun compte de la précédente, ne la complète pas, ne
la corrige pas : chaque invention d’Homère est seulement
différente de la précédente. Il est par exemple pratiquement
impossible d’établir un lien de parenté entre le sage poète de
François Fénelon, le poète rieur de Marivaux12, le mendiant
mélancolique et aveugle d’André Chénier, le troglodyte
analphabète de Borges et le vieillard vicieux de Barker.
11. Voir « L’aveugle » de Chénier (1819) et les sujets de certaines
représentations picturales d’Homère : Claude Michel dit Clodion (17381814), Homère mordu par les chiens ; Paul Jourdy, Homère parcourant les
villes de Grèce et chantant ses poésies, 1834 ; Jacques-Louis David
(1794), Homère récitant ses vers aux Grecs, Paris, Musée du Louvre ;
Jules-Jean Antoine Lecomte de Noüy, Homère mendiant, 1881 ; LouisHector Leroux, Homère demandant l’hospitalité, 1855 ; Clément Bidot,
Homère demandant l’hospitalité, 1855 ; Paul-Emmanuel Legrand, Homère
chante ses poésies chez un armurier (Concours d’esquisse peinte), 1884.
12. Voir Marivaux ([1716] 1972).
Transfictionnalité d’Homère
297
Toutefois, chaque nouvelle fiction d’Homère, prise en
elle-même, est dotée d’un fort pouvoir de figuration, au sens
où elle permet d’inclure Homère, auteur du passé, dans le
présent de son lecteur, ou plus exactement dans une version
fictive du présent où se lit Homère. De fait, à chaque nouvelle génération, dès qu’interviennent une nouvelle lecture et
une nouvelle compréhension des épopées homériques, il
s’invente parallèlement une nouvelle fiction d’Homère qui
correspond à cette nouvelle interprétation. Homère est
représenté dans un univers fictif construit à partir du monde
où l’œuvre est lue. C’est en ce sens que l’on peut par exemple comprendre qu’en 1794 Jacques-Louis David représente
Homère endormi près du palais du Luxembourg. C’est en ce
sens surtout que la réinvention d’Homère est souvent
l’occasion de figurer la rencontre du poète et d’un nouveau
lecteur, relation inédite qui enrichit encore l’image fictive
d’Homère. Au IIe siècle de notre ère, le héros de l’Histoire
véritable fait ainsi dériver sa conversation avec Homère,
qu’il rencontre sur l’île des Bienheureux, vers les interrogations érudites des savants d’Alexandrie, l’interrogeant sur le
sens et l’authenticité de ses poèmes ou encore sur le lieu de
sa naissance. Au début du XVIIIe siècle, Houdar de la Motte
et Marivaux exposent au poète, qui les approuve évidemment, leur lecture pour le moins critique de l’Iliade. Dans ces
deux cas, Homère est le double docile de ses lecteurs. Au
XXe siècle, chez Borges comme chez Barker, alors qu’il fait
à nouveau face à des lecteurs savants, il se soucie peu de
leurs interrogations et, auteur étourdi ou désinvolte, semble
plutôt oublieux d’une œuvre que d’autres que lui se soucient
de conserver.
La figuration qu’apportent les deux types de transfictionnalité est d’autant plus efficace que les deux niveaux se
combinent ou se superposent, quand le personnage du lecteur est incarné par un personnage de l’Iliade ou de l’Odyssée. Thersite chez Lucien, Achille chez Fénelon, Hélène chez
Barker, ont lu l’Iliade et l’Odyssée et livrent à Homère leur
point de vue de lecteur forcément informé et modelé par le
point de vue du siècle qui les figure. Le poète inconnu est
298
La fiction, suites et variations
alors doublement figuré et présent à nos yeux en ce qu’il est
simultanément inclus dans l’univers fictionnel qu’il a créé et
dans une version fictive de l’univers de son lecteur.
Mais le même individu peut-il appartenir à la fois à
l’univers fictif de son œuvre et à une version fictive du
monde où on le lit ? Plus généralement, si la transfictionnalité peut permettre de donner corps à Homère, permet-elle
pour autant de le constituer en un être cohérent ? Il semble
bien qu’Homère transfictionnel n’ait identité qu’éclatée et
morcelée.
HOMÈRE EN ÉCLATS
Cette fragmentation s’observe d’abord sur le plan
transmimétique, si on s’interroge sur le statut ontologique
d’Homère quand il est figuré à partir de l’univers fictif de
son œuvre. La question classique du rapport entre un être
historique et sa contrepartie fictive13 se trouve en effet déplacée, voire dépassée. On ne se demande plus si un être fictif
doit être assimilé à son homonyme historique, mais on doit
plutôt envisager la possibilité d’un être tel qu’il appartienne
à la fois à un monde fictif et au monde actuel : Homère
transfictionnel n’a d’identité cohérente que si on peut concevoir un être défini par un ensemble de traits les uns historiques et les autres fictifs, un être en relation aussi bien avec
des êtres historiques qu’avec des êtres fictifs. Homère transfictionnel est à la fois l’auteur de l’Odyssée, un texte disponible dans toutes les bibliothèques du monde actuel, et le fils
de Télémaque, personnage d’une fiction. Pour garder une
identité cohérente au personnage auquel nous sommes
confrontés, il faut admettre qu’un même être puisse recevoir
la somme des attributs historiques et fictifs qu’il a reçus,
qu’Alexandre le Grand ou Napoléon, par exemple, puisse
être aussi bien caractérisé par ses attributs historiques que
13. Voir notamment MacDonald ([1954] 1992) ; Goodman ([1974]
1992 : 134 sqq.) ; Searle (1982 : 109 sqq.) ; Genette (1991 : 36 sqq. et 58
ssq.) ainsi que la synthèse proposée par Montalbetti (2001 : 31-32 et 5571).
Transfictionnalité d’Homère
299
par les attributs que lui ont prêtés un certain nombre de
légendes. Homère transmimétique souffre donc d’une certaine incohérence ontologique qui se double, sur le plan historique, d’une fragmentation identitaire.
Peut-on encore, en effet, considérer qu’un être possède
une identité quand cette identité se constitue par l’invention
successive de mondes fictifs hétérogènes et contradictoires
ou incohérents ? Cette question met en jeu un autre trait de
la figure fictive d’Homère : dans bien des cas, quand le poète
est représenté dans une fiction, le sens figuré l’emporte sur
le sens propre ; par antonomase, métonymie, allégorie, etc.,
la figure d’Homère tend à référer à un sens qui transcende la
figure concrète et individuelle du poète et peut renvoyer soit
à une idée abstraite – par exemple, l’idée de génie poétique –, soit à un objet (l’œuvre d’Homère), soit à un type (le
type du poète ancien ou du grand poète, comme Arlequin
renvoie au type du valet). Le théoricien de la transfictionnalité doit alors analyser le statut particulier des migrations
d’une fiction à l’autre effectuées par les personnages porteurs d’un sens figuré ou englobant : peut-on, par exemple,
parler d’une transfictionnalité d’Arlequin ; retrouve-t-on,
d’une pièce de théâtre à l’autre, le même personnage nommé
Arlequin, ou seulement un Arlequin, un valet nommé par
antomase Arlequin ? Le dialogue fantaisiste entre Trivelin et
Frontin que nous citions témoigne, sans la dépasser, de cette
hésitation à faire d’Homère soit un individu déterminé et
unique, soit un type englobant. Alors que Frontin l’interroge
sur la querelle des Anciens et des Modernes, Trivelin
commence par user de l’antonomase et emploie le nom
d’Homère comme un nom commun :
Trivelin. — Des anciens…, attends, il y en a un dont
je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande ;
c’est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu
cela ?
Frontin. — Non.
Mais dans la suite du dialogue, il est bien question d’un
individu déterminé :
300
La fiction, suites et variations
Trivelin. — C’est dommage ; car c’était un homme
qui parlait bien grec.
Frontin. — Il n’était donc pas Français cet hommelà ?
Trivelin. — Oh ! que non ; je pense qu’il était de
Québec, quelque part dans cette Égypte, et qu’il
vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui
de fort belles satires ; et mon maître l’aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps,
comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène.
Mais tout de suite, Frontin assimile cet individu anonyme à une race (les Homères, donc), comme si la désignation et la description de la figure individualisée équivalaient
à la description d’un groupe englobant : « Frontin. — Je n’ai
jamais entendu parler de cette race-là, mais voilà de vilains
noms » (La fausse suivante, Acte 1, Scène A).
Cette hésitation entre la référence individuelle et le type
englobant n’a rien d’exceptionnel. Larry F. Norman a montré
comment, dans un autre contexte, Vico met en doute
l’existence individuelle d’Homère tout en conservant
pourtant la figure concrète, voire individuelle du poète14.
Vico pense que l’homme appelé Homère doit être considéré
comme une représentation figurée de la collectivité grecque.
Cependant, il parle de cette allégorie en des termes qui
conviendraient parfaitement à un unique poète génial et non
à une collectivité :
C’est le génie de cet âge qui fit d’Homère un poète
incomparable. […] Homère est assuré désormais des
trois titres immortels qui lui ont été donnés, d’avoir
été le fondateur de la civilisation grecque, le père de
tous les autres poètes, et la source des diverses philosophies de la Grèce (cité dans Norman, 2005 : 103).
Dans le cas d’Homère, l’utilisation figurée du nom propre n’est donc pas incompatible avec la représentation d’un
personnage déterminé par un ensemble de traits concrets et
14. Voir Norman (2005 : 102-104).
Transfictionnalité d’Homère
301
variables. Or la question de l’identité transfictionnelle transhistorique du poète se pose différemment selon que l’on se
place du point de vue du sens figuré que reflète l’individu
concret ou du point de vue du sens propre, du personnage
concret pris en tant que tel et non pour ce qu’il représente. Si
l’on se place du côté du sens figuré, les ruptures et changements que l’on observe d’un univers fictif à l’autre ne sont
guère étonnants. L’idée de génie poétique change d’un siècle
à l’autre, comme peut varier l’idée de la civilisation grecque.
Il est donc naturel, du point de vue de la signification, que
l’Homère mélancolique de Chénier devienne un Homère
analphabète chez Borges. Mais si l’on se place du côté du
personnage concret qui incarne ce sens, la transfictionnalité
transhistorique construit bien une figure à l’identité problématique. Car ces portraits d’Homère ne sont pas seulement
des fictions ad hoc dont la seule fonction serait d’imager un
sens second, éminemment variable. Le nom d’Homère a
d’abord permis de désigner un poète dont on ignore tout
mais dont on ne remet pas en cause l’existence. Ensuite, dans
bon nombre de fictions d’Homère, la représentation du poète
est trop complexe pour qu’on puisse ramener l’ensemble de
ses traits à un sens second déterminé. En somme, la figure
fictive d’Homère est sans doute trop associée à un sens
second pour ne pas être sujette à de fortes variations, mais
elle est trop indépendante de ce sens pour qu’on se contente
de rendre compte de ses métamorphoses par la simple hypothèse de la réévaluation d’une idée. On doit bien tenter d’appréhender un personnage de fiction constitué par la somme
des caractéristiques qu’il reçoit dans des univers fictifs hétérogènes : le personnage nommé Homère, et non pas seulement le concept de génie poétique, est-il le même chez
Chénier ou chez Borges ? La fonction de désignateur rigide
du nom propre se trouve, dans ce cas, portée à un point
limite : soit un individu dont je ne sais pratiquement rien
sinon qu’il se nomme Homère, un individu dont l’existence
se résume presque à un nom : si je rencontre la mention de
ce nom dans une série de mondes fictifs hétérogènes et
parfois contradictoires, puis-je admettre que l’accumulation
302
La fiction, suites et variations
des traits attribués à cet individu dans des univers différents
permet de lui construire une identité ? Certes le respect le
plus élémentaire du principe de non-contradiction inciterait
plutôt à poser qu’il n’existe pas un Homère doté d’une identité cohérente, et que des modèles tels que l’homonymie ou
la notion d’air de famille forgée par Ludwig Wittgenstein15
permettraient mieux de rendre compte de la relation
qu’entretiennent entre eux ces différents Homère(s).
Tant sur le plan transmimétique que sur le plan transhistorique, Homère transfictionnel n’existerait donc pas comme
personnage individué et unique. Toutefois, cette solution
reste gênante précisément parce qu’elle contredit la raison
d’être de la transfictionnalité homérique. Sur le plan du
référent d’abord, la transfictionnalité d’Homère répond à une
interrogation sur un individu dont on ne sait rien, mais dont
l’existence individuelle n’est pas remise en question : c’est
d’un seul et unique individu dont on parle à chaque nouvelle
représentation d’Homère. Ensuite, cette transfictionnalité
répond à un besoin à la fois culturel et herméneutique d’individualité. Certes, depuis l’Antiquité, et surtout depuis les
thèses de l’abbé d’Aubignac et de F.A. Wolf, l’idée est revenue avec régularité qu’aucun individu nommé Homère n’a
jamais existé. Mais tout aussi régulièrement des lecteurs ont
lu l’Iliade et l’Odyssée comme des textes résultant de l’intention d’un auteur unique et déterminé. Cet auteur, nommé
Homère, joue le rôle d’un principe régulateur de l’interprétation : toute représentation d’Homère a pour fonction de
forger une figure individuelle garante d’un sens cohérent du
texte et donc de la possibilité, pour l’interprète, de dégager
ce sens. En d’autres termes, chaque représentation fictionnelle d’Homère reflète non seulement une idée de son texte –
ainsi de l’Homère bouffon de Marivaux image d’une vision
parodique de l’Iliade –, mais elle constitue également la
condition de possibilité d’une interprétation de ce texte
15. Selon Wittgenstein, l’expérience de la reconnaissance repose sur
des fondements flous où l’on emploie le signe = sans qu’il y ait égalité
mathématique (1966 : 72).
Transfictionnalité d’Homère
303
comme un tout cohérent émanant d’une intention unique. À
cette nécessité strictement herméneutique s’ajoute manifestement le besoin, constant dans l’histoire, de construire une
figure individualisée d’auteur pour les deux épopées fondatrices de la littérature occidentale. De fait, aucune tentative
pour dissoudre la figure d’Homère n’a empêché que la figure auctoriale d’Homère continue à être représentée comme
celle d’un individu : Vico personnifiant la figure qu’il vient
de dissoudre en une collectivité est l’exemple le plus frappant de cette tendance qui explique sans doute en grande
partie l’élaboration transfictionnelle de la figure d’Homère,
quand bien même elle conduit paradoxalement à dissoudre la
figure d’un unique poète en une multitude d’images peu
compatibles entre elles ou à en faire un hybride de fiction et
d’histoire.
À moins qu’il n’existe un monde, sans doute fictif, où la
figure transfictionnelle d’Homère fasse sens et ne soit plus
traversée par les contradictions que l’on a dites. Peut-être
alors, ne serait-ce que pour respecter le besoin d’individualité attaché à la personne ou au personnage du poète, peut-on
se demander, au moins à titre heuristique, quel univers serait
capable d’accueillir Homère transfictionnel.
QUELLE FICTION
POUR LA TRANSFICTIONNALITÉ D’HOMÈRE ?
Quiconque se risquerait à imaginer ce monde se trouverait devant un cahier des charges pour le moins contraignant. Il faudrait en effet concevoir un monde tel que la
différence que nous établissons intuitivement entre monde
fictif et monde actuel ne soit plus pertinente – par exemple,
un monde tel que l’idée d’un enfant né de l’union de Flaubert
et de Madame Bovary n’y soit pas inconcevable. En outre,
cet univers devrait permettre de substituer à l’idée de succession chronologique l’idée d’une coexistence du présent, du
passé et, éventuellement, de l’avenir : Homère devrait pouvoir tout naturellement se trouver face à Marivaux dès lors
que Marivaux a lu Homère. Enfin, ce monde admettrait la
304
La fiction, suites et variations
coexistence de mondes possibles hétérogènes sans que soit
posée la question de leur compossibilité.
Comme il est peu probable qu’aucun gouvernement
accepte de financer l’expédition qui permettrait d’inventer et
d’explorer ce monde encore à découvrir, on se tournera pour
plus d’efficacité vers les œuvres d’imagination, pour vérifier
s’il n’a pas déjà été inventé, au deuxième sens du terme.
Certes quelques tentatives répondent partiellement à notre
quête. Les royaumes des morts et autres îles des Bienheureux
sont généralement le lieu d’une coexistence des temps, voire,
sans que cela soit toujours explicité, d’une certaine porosité
entre la fiction et le monde actuel : non seulement Homère y
discute, par exemple, avec Ésope16, mais, en outre, rien n’empêche que l’auteur de l’Odyssée s’y entretienne avec Achille
ou y séjourne en compagnie d’Ulysse, à moins qu’il ne réponde aux questions de Lucien, à la fois auteur et personnage
de l’Histoire véritable. Toutefois, même les royaumes des
morts forgés au fil des siècles semblent soumis aux lois du
principe de non-contradiction : Homère n’y est pas simultanément représenté comme un comique et comme l’auteur
d’allégories, comme un mendiant mélancolique et comme un
troglodyte analphabète ; quand il joue de la lyre, il ne joue
pas du violon, etc.
Un autre modèle de fiction littéraire et l’univers fictif
qu’il présuppose pourraient autoriser, au moins en puissance,
cette coexistence de traits apparemment incompatibles. Anne
Besson définit la série par un retour répétitif associé à une
discontinuité de l’intrigue où les « parties l’emportent sur le
tout » (2004 : 22). Bien que cela ne soit pas toujours le cas,
la série suppose donc généralement une succession de
mondes fictifs où évolue le même héros, sans que soit nécessairement posée la question du rapport ou même de la compatibilité de ces mondes. Mutatis mutandis, l’univers fictif
d’Homère transfictionnel correspond bien à cette définition
de la série : il s’agit toujours d’Homère mais d’un Homère
qui, d’un épisode de l’histoire littéraire à l’autre, prend de
16. Voir Fontenelle ([1683] 1971).
Transfictionnalité d’Homère
305
nouveaux traits et habite de nouveaux univers sans grand
rapport avec les précédents. Chaque nouvelle fiction d’Homère est en quelque sorte un nouvel épisode des aventures
d’Homère. Mais si le modèle de la série satisfait la clause de
la discontinuité, il n’est guère efficace pour rendre compte
de la superposition des mondes fictionnels et actuels et de la
coexistence des temps.
Il existe cependant un univers qui pourrait bien répondre
à nos trois conditions. Dans son récent roman Ilium, Dan
Simmons a inventé un curieux univers où Thomas Hockenberry, scholiaste de son état, qui a vécu aux environ du
XXIe siècle, se retrouve dans un futur éloigné au service des
dieux de l’Olympe dont on comprend qu’ils ont établi leur
résidence sur la planète Mars (sur le mont Olympos, bien
sûr). Sa mission ? Partir en expédition à Troie, pendant le
fameux siège, pour vérifier la concordance entre l’Iliade et
les faits qui se déroulent sous ses yeux. Parallèlement à cette
intrigue, nous suivons les voyages de deux « moravecs »,
entités robotiques fort cultivées, lecteurs de William Shakespeare et de Marcel Proust, et les pérégrinations d’un
groupe de old style human, anciens terriens sans aucune
culture, mémoire ni sens de l’histoire, qui en viennent à explorer ce qui fut notre terre, où ils rencontrent notamment –
mais pas en Grèce – un nommé Odysseus. Pour notre propos,
il importe surtout de noter que dans Ilium des histoires
d’époques manifestement différentes semblent se dérouler
simultanément, que l’histoire narrée dans l’Iliade (et donc
déjà passée ?) est pourtant en train d’avoir lieu sous les yeux
d’un lecteur d’Homère, qu’enfin Odysseus, présent au siège
de Troie, peut pourtant également exister sans contradiction
apparente dans une autre intrigue et dans un autre lieu. En
somme, l’univers créé par Simmons accueillerait sans doute
assez facilement notre Homère transfictionnel. Et si nous
admettons que cet Homère transfictionnel joue le rôle d’un
principe régulateur de notre lecture de l’Iliade et de l’Odyssée, il se pourrait bien que la science-fiction ait non seulement une fonction métalittéraire, comme l’ont souligné Irène
Langlet (1997) et Richard Saint-Gelais (1998), mais aussi, si
306
La fiction, suites et variations
l’on peut dire, une fonction métaherméneutique, qu’elle permette d’interroger, tout en les représentant, les conditions de
production d’une figure d’auteur qui conditionne, régule et
fonde notre lecture d’un texte : ce n’est peut-être que dans un
univers de science-fiction que nous pouvons concevoir cet
auteur dont on ne sait rien, mais dont on n’a jamais cessé de
forger la figure, par l’intermédiaire de la transfiction. Il
resterait bien sûr à s’interroger sur l’absence d’Homère dans
un univers qui semble fait pour lui : de fait, Simmons ne dit
rien d’Homère. À moins qu’Homère soit bien là, mais que
nous ne le reconnaissions pas : qu’en est-il en effet du Moravec Orphée d’Io qui, à la fin du roman, se retrouve lui aussi
en pleine guerre de Troie après avoir manifestement perdu la
vue ? On pourrait encore imaginer qu’Homère ne figure dans
ce roman parce qu’il en est l’auteur sous le pseudonyme de
Simmons : qui après tout plus qu’Homère a intérêt, pour
continuer d’exister, à concevoir un tel univers ? L’enquête
reste à mener sur ce dernier point, mais il est une explication
plus simple à l’absence d’Homère : il habite déjà un autre
univers, celui-là même que supposent son invention et ses
réinventions successives, cet univers étrange, inconcevable
hors la fiction, mais dont la postulation implicite permet
encore et toujours de figurer l’auteur de l’Iliade et de
l’Odyssée.
À la fin de son essai Heterocosmica, Lubomir Dolezel
ˇ se
demande à propos de la transfictionnalité comment des
univers fictionnels incompatibles peuvent être compossibles
(1998 : 199-278). On pourrait apporter un élément de
réponse à cette interrogation en notant qu’il existe des êtres,
ou en tout cas un être nommé Homère, qui n’ont d’existence
que transfictionnelle et que, pour ces êtres au moins, il faut
bien inventer ou concevoir des univers où coexistent
différents univers fictionnels hétérogènes, où passé, présent
et futur, mais aussi fiction et monde actuel se superposent. Si
la transfictionnalité a le pouvoir de constituer et d’amener à
l’existence un individu, elle suppose aussi l’invention d’un
univers transfictionnel où l’existence de cet individu fait
sens. Pour cette raison, parce qu’elle nous appelle à imaginer
Transfictionnalité d’Homère
307
cette espèce d’univers transfictionnel inexistant mais
pourtant concevable, peut-être la transfictionnalité invitet-elle, tout simplement, à la fiction.
308
La fiction, suites et variations
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L’ATTRACTION ENTRE DEUX CORPS
EST PROPORTIONNELLE AU PRODUIT
DE LEURS MASSES ET INVERSEMENT
PROPORTIONNELLE AU CARRÉ
DE LEUR DISTANCE. L’INTERPRÉTATION
DU PHÉNOMÈNE PAR MARCEL GOTLIB
DANS LA RUBRIQUE-À-BRAC 1
Jean-François Chassay
Université du Québec à Montréal
Le concept de transfictionnalité, dans l’acception
actuelle qui s’en dégage, n’est sans doute pas d’une clarté
diaphane, mais il faudrait être bien mauvais joueur pour s’en
plaindre. Certains regretteront peut-être qu’on ne puisse en
baliser précisément la définition pour le transformer en grille
d’analyse derrière laquelle le chercheur pourrait calmement
s’enfermer ; on peut préférer néanmoins considérer le
concept de manière dynamique, plastique, adaptable et
offrant ainsi la possibilité de provoquer de nouvelles lectures,
originales, ou de repenser certaines perspectives théoriques
ou lecturales. Pour paraphraser Philippe Lejeune (qui
s’interrogeait alors sur la définition de l’autobiographie), il
est sans doute vrai que définir un genre signifie fixer en
premier lieu un centre et non des marges. En même temps, le
lecteur attentif sait bien que ce sont les marges qui permettent bien souvent de (re)définir le centre, en ébranlant ce
qu’on considérait jusque-là comme des évidences. La règle,
1. Cet article a été écrit dans le cadre du projet « Le scientifique,
entre Histoire et fiction », subventionné par le CRSH
312
La fiction, suites et variations
la loi, existe pour qu’on puisse la contourner. Sinon, elle
n’aurait aucune utilité.
Ces prolégomènes, on le devinera, annoncent que mon
propos s’inscrira un peu en périphérie de la transfictionnalité – dans la mesure bien sûr où il est possible de considérer un centre et des marges en s’intéressant à un concept
aussi récent et qui n’a rien à mon sens de réducteur. À tout le
moins, précisons que la lecture suggérée dans ces pages ne
concerne pas spécifiquement le prolongement d’une fiction
au-delà des limites d’une œuvre, mais bien plutôt la fictionnalisation d’un personnage historique, et surtout celle d’un
discours à son propos, largement reprise dans le discours social et dans diverses fictions. Un grand mythe de la science,
pour tout dire, qu’il s’agira d’examiner à travers une lunette
privilégiée. Le sujet : le physicien Isaac Newton. L’objet :
une pomme. L’excuse : le bédéiste Marcel Gotlib et la
Rubrique-à-brac.
Pour expliquer ce choix, j’aimerais d’abord le situer à
l’intérieur d’un cadre plus vaste qui concerne la fictionnalisation de certaines figures scientifiques. Ce projet porte en
priorité (sans être exclusif) sur six grands noms de l’univers
des sciences. Par ordre chronologique : Giordano Bruno
(pour qui le mot « scientifique » doit être mis en guillemets
puisque nous nous situons dans son cas avant la modernité),
Galileo Galilei, Isaac Newton, Charles Darwin, Albert
Einstein, Robert Oppenheimer. Pourquoi ces six noms plutôt
que d’autres ? On pourrait souligner dans un premier temps
des raisons pratiques, puisqu’ils apparaissent dans plusieurs
fictions, ce qui rend l’analyse plus intéressante. Mais aussi –
et ceci explique sans doute cela – parce qu’ils sont tous les
six associés, plus encore qu’à une découverte, à un paradigme qui a révolutionné le rapport du sujet au monde :
Bruno et Galilée par leurs réflexions astronomiques, Newton
par la gravitation, Darwin par la théorie de l’évolution,
Einstein par la révolution du continuum spatio-temporel,
Oppenheimer par le nucléaire ; chacun d’entre eux a joué,
parfois malgré lui, un rôle politique important par les répercussions de ses découvertes.
L’attraction entre deux corps
313
L’objectif consiste à montrer en quoi ces figures, dans la
fiction, sont au cœur de tensions sociales dont elles deviennent le symptôme, provoquant une crise qui déborde du
caractère scientifique de leurs travaux pour toucher le religieux, l’éthique, le politique. Grâce à quoi on peut examiner,
par ces figures, comment se présente le chercheur scientifique dans le monde postindustriel – car elles sont réactualisées dans les fictions des dernières décennies –, analyser le
rôle qu’elles jouent dans l’imaginaire, sur les plans cognitif,
épistémologique, social, et observer en quoi elles peuvent
représenter un modèle épistémique interrogeant les frontières
entre les « deux cultures » (selon la célèbre formule de
Charles Percy Snow). Car rapprocher littérature et science en
indiquant ce que la première dit de la seconde, en soulignant
l’intérêt des sciences dans un corpus important de textes,
aussi bien dans la sphère de grande production que dans la
sphère de production restreinte, est une manière d’interroger
l’évacuation fréquente des sciences de ce qu’on nomme « la
culture ». Or, la littérature peut à tout le moins indiquer comment les sciences pensent, comment elles traduisent notre
monde et comment elles infléchissent notre manière de le
concevoir.
Si ces travaux mettent l’accent en priorité sur l’analyse
de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre, il s’agit aussi
de voir comment ces scientifiques sont perçus dans l’imaginaire social, de manière plus générale, et comment certains
mythes se développent et perdurent, traversent les décennies
sinon les siècles. Ainsi, pour prendre un exemple, de manière
étonnante, Einstein est très communément perçu comme le
responsable de la bombe atomique, ce qui se révèle une
absurdité sur le plan historique.
Dans ce contexte, quel est l’intérêt des bandes dessinées
de Gotlib ? Pour répondre à cette question, on doit d’abord
en poser une autre : la transfictionnalité ne peut-elle s’appliquer qu’à des personnages ? Ne pourrait-elle se rapporter
aussi à des lieux, voire à des objets ? Si on accepte cette
hypothèse que je fais mienne, on comprendra les raisons
pour lesquelles mon propos portera, par l’intermédiaire de la
314
La fiction, suites et variations
Rubrique-à-brac de Gotlib, sur la transfictionnalité d’une
pomme. Mais une pomme que le bédéiste resitue à l’intérieur
d’une scène où Newton, acteur unique et silencieux, vit une
sorte de moment épiphanique fondamental de l’histoire des
sciences. Et pourtant, cette scène, connue de tous pour avoir
été racontée de multiples façons, n’est qu’une pure fiction
qui sera répétée à satiété dans la Rubrique-à-brac, dont le
titre reste parmi les plus emblématiques du célèbre journal
Pilote.
D’une certaine manière, cette bande dessinée hebdomadaire fait suite aux Dingodossiers que Gotlib commença à
dessiner en 1965, sur un scénario de René Goscinny, et qui
visaient à traiter de tout et de n’importe quoi, un peu dans la
filiation de la revue américaine Mad (c’est de cette revue fort
populaire à l’époque que s’inspirèrent le scénariste et le dessinateur). Gotlib reprend cette idée pour la Rubrique-à-brac,
qui commence au début de l’année 1968. Il est encouragé par
Goscinny, qui n’a plus de temps à consacrer aux Dingodossiers. La série vivra de 1968 jusqu’au milieu de l’année
1972, c’est-à-dire pendant un peu plus de quatre ans2. Dans
un premier temps, Gotlib voulait raconter des histoires ayant
trait à l’enfance. Cet intérêt marqué explique l’importance de
l’utilisation de contes, de légendes, la présence constante des
animaux, des histoires d’enfance et des héros qui touchent
les enfants (de Alice de Lewis Carroll à Superman). On
notera aussi, et le phénomène va s’accentuer à mesure que
les années passent, les clins d’œil à la bande dessinée et au
cinéma (la culture populaire en images, si on veut), allant
parfois jusqu’à un mélange de l’un et de l’autre. Pensons par
exemple à cette rubrique sur Lucky Luke à la manière d’un
western spaghetti (Gotlib, 1974 : 4-6), ou encore au landau
qui dévale l’escalier dans Le cuirassé Potemkine et qu’on
retrouve dans divers épisodes, sous toutes sortes de formes.
On remarque, à partir de ces deux exemples qu’on pourrait
multiplier à l’envi, que le principe de la transfictionnalité est
2. Pour la petite histoire de la Rubrique-à-brac, on peut consulter le
livre d’entretiens accordés par Marcel Gotlib à Numa Sadoul (1974).
L’attraction entre deux corps
315
constant chez Gotlib et déborde largement du personnage de
Newton.
De manière générale, Gotlib adore se servir de mythes
littéraires et culturels pour les déjouer ou en rire. Par exemple, dans une rubrique intitulée « Inspiration » et consacrée à
Beethoven, l’auteur s’amuse de tous les poncifs autour de
cette figure hautement romantique3 (1973 : 12-13). Dans
cette perspective, Newton est la référence absolue.
D’une année à l’autre, la Rubrique-à-brac devient de
plus en plus « agressive ». Abordant des questions d’actualité, Gotlib refuse de se limiter à des histoires simplement
« amusantes », ce qui provoquera des tensions dans un journal qui s’adresse en priorité aux jeunes. Il y aurait beaucoup
à dire sur le sujet, en rappelant notamment que plusieurs
collaborateurs réguliers de Pilote viennent à l’époque
d’Hara-Kiri et vont y retourner (Cabu, Gébé, Reiser), et que
cela se passe dans la mouvance de mai 1968 et de ses suites.
Ce n’est pas le lieu ici de développer sur ce sujet, mais rappelons simplement qu’un jour de 1972, deux planches de la
Rubrique-à-brac sont refusées par la direction et c’est la
goutte d’eau qui fait déborder le vase pour Gotlib, qui quitte
à ce moment Pilote. Il vient alors de fonder, avec Nikita
Mandryka et Claire Bretécher, L’Écho des savanes, tourné
vers un public voulu clairement différent des « jeunes
publics » qui sont les premiers visés par des publications
comme Pilote, Spirou, Tintin ou Pif gadget. Si Gotlib s’amuse
encore à réutiliser des contes de fées, il s’agit cette fois d’en
proposer des versions pornographiques. Le registre change.
La présence de Newton, dans les cinq volumes publiés
de La Rubrique-à-brac en 1973 et 1974, centrale au départ,
se raréfie peu à peu. À ce sujet, les couvertures des albums
sont significatives. Sur le premier d’entre eux, le physicien
marche à l’avant-plan et ouvre les bras vers le lecteur, suivi
3. Au début, Beethoven marche vers le lecteur, d’un air ombrageux,
sa veste et ses cheveux soulevés par le vent. Le texte indique pourtant : « Il
n’y a pas un poil de vent. Ses cheveux et ses vêtements ne volent que pour
accentuer le côté outrageusement romantique de ce dessin » (1973 : 12).
316
La fiction, suites et variations
par une foule d’autres personnages. Il s’impose manifestement comme la vedette de la série. D’ailleurs, le titre et le
nom de l’auteur apparaissent dans une tache blanche qui
prend la forme de la célèbre pomme, pomme qui donne l’impression de tomber sur la tête de Newton. Sur la couverture
du deuxième tome, on le voit encore, mais derrière Moïse,
celui-ci étant lui-même projeté à l’avant-plan à cette
occasion (titre et nom de l’auteur se retrouvent cette fois à
l’intérieur d’une forme géométrique blanche tenue à bout de
bras par Moïse et qui ressemble aux Tables de la Loi).
Newton n’occupe pas une place plus importante qu’une
douzaine d’autres personnages. Il disparaît des autres couvertures. Sur la quatrième, on n’a plus qu’un autoportrait de
Gotlib lui-même, en gros plan, maquillé en Alex, figure
centrale de Clockwork Orange, insistant ainsi sur l’importance que le dessinateur accorde à l’actualité culturelle dans
les derniers temps.
Soulignons, d’un point de vue statistique, que dans le
premier tome, Newton est présent dans 12 histoires sur 45 et
dans 10 histoires sur 40 dans le deuxième, ce qui totalise un
peu plus de 25 % des histoires racontées et mises en images.
Il ne revient toutefois qu’à huit reprises dans la centaine
d’histoires qui composent les trois derniers tomes. Présence
quantitative nettement plus faible, ce qui ne signifie pas
qu’elle n’est pas qualitativement importante, j’y reviendrai
un peu plus loin.
Symboliquement, Newton apparaît dès le premier épisode de la Rubrique-à-brac, qui s’intitule « Le pélican ». Il
en reçoit un en pleine poire alors qu’il se prélasse dans l’eau.
Mais le premier tome indique autrement son importance, dès
la brève introduction écrite par l’auteur :
Il faut, dans tout recueil de bandes dessinées, un personnage central, un héros, un archétype, à qui tout
lecteur d’âge moyen, sain de corps et d’esprit et
ayant le droit de vote peut s’identifier comme un fou.
Ici, cette figure de légende qui revient de loin en loin
comme un leitmotiv obsédant, c’est Isaac Newton.
Pourquoi Isaac Newton ?
L’attraction entre deux corps
317
Pour une raison très simple : ce génial savant révolutionna la science de son époque, jetant les bases
de son immortelle théorie sur la gravitation universelle, tenez-vous bien, RIEN QU’EN RECEVANT
UNE POMME SUR LA TÊTE !… C’est bien là le
gag le plus gigantesque qui soit, et à ce titre, son
auteur méritait de passer à la postérité en tant que
patron de la bande dessinée comique. Ce qui est fait,
désormais ([1970] 1973 : 5).
Voilà donc le fondement même de la Rubrique-à-brac, le
récit originel qui l’organise. En l’occurrence, le gag peut se
lire autrement, puisque cette histoire est elle-même une pure
fiction, Newton n’ayant jamais vu une pomme tomber,
encore moins reçu une pomme sur la tête, expérience qui
aurait déclenché chez lui une inspiration subite. Rappelons
l’anecdote : dans le verger de sa maison de Woolthorpe, un
soir de pleine lune, Newton, voyant tomber une pomme, lève
ensuite la tête et regardant la lune se demande pourquoi, elle,
ne tombe pas. Et pourtant elle tombe, puisque sa trajectoire
circulaire implique une chute continue vers le centre (à
savoir la Terre). Voilà ce qu’il aurait peu à peu deviné, après
avoir vu chuter une des pommes les plus célèbres de l’histoire de la culture humaine.
L’anecdote est racontée par Newton lui-même et rapportée par William Stukeley, son premier biographe, qui l’entend
en 1726, un an avant la mort du physicien, c’est-à-dire
soixante ans après le moment où l’événement se serait déroulé. Personne n’en a entendu parler jusque-là, au grand
étonnement de Stukeley, qui prend la peine de le spécifier,
mais rapporte néanmoins les propos de Newton. Près de trois
cents ans plus tard, cette fiction est encore souvent prise au
sérieux.
Les biographes s’entendent aujourd’hui4 pour dire qu’il
s’agit d’une reconstruction à posteriori, de la part de
4. Il serait laborieux de raconter ici les raisons qui ont permis d’en
venir à cette conclusion et là n’est pas le but de cet article. On pourra se
rapporter à quelques biographies de Newton parues au cours des dernières
318
La fiction, suites et variations
Newton, pour expliquer le principe de la chose à sa nièce
Catherine Conduitt, un des rares êtres humains pour qui il
avait de l’estime, et certainement la seule femme qu’il ne
méprisait pas. Les liens entre le vieux misogyne mort vierge,
à 82 ans, et sa jeune nièce qui savait profiter de la vie
(disons-le ainsi pudiquement) mériteraient en soi une fiction
et les caricaturistes de l’époque savaient s’en gausser avec
allégresse. Il y aurait ainsi, encore une fois, une femme derrière la pomme. On ne dira jamais assez à quel point
l’histoire se répète.
Le grand physicien et mathématicien Newton, outre ses
talents pour l’alchimie, en possédait donc également pour
inventer des histoires. Une authentique fiction dans ce cas,
non pas présentée comme telle dans un premier temps, mais
comme une exemplification pédagogique à partir d’une anecdote qui se voulait authentique, et qui, encore de nos jours,
près de trois cents ans après sa mort, circule dans le discours
social. Voilà bien un cas singulier de transfictionnalité : le
point de départ n’est pas un personnage né de la fiction, mais
une fiction née de la réalité et réinsérée dans différentes
productions imaginaires.
Il s’agit d’un mythe si l’on veut, comme les sciences en
produisent beaucoup. On a envie d’ajouter : et alors ? Que
les historiens aient besoin de rétablir la vérité des faits, ce
n’est que normal ; mais comme l’écrivent Sven Ortoli et
Nicolas Witkowski dans leur ouvrage intitulé La baignoire
d’Archimède. Petite mythologie de la science :
La pensée rationnelle semble être par nature exclusive et rejeter tout ce qui n’en relève pas au rayon
des religions et des mythes. Alors même que la vérité
scientifique n’est pas toute la vérité sur le monde et
que c’est justement le rôle des mythes de dire quelque chose qui ne pourrait être dit autrement (1996 :
50).
décennies : Christianson (1984) ; Hall (1996) ; White (1997) et, surtout, le
monumental travail de Westfall (1980) ou en version abrégée : Westfall
(1994).
L’attraction entre deux corps
319
Ou encore ceci : « Un mythe ne se juge pas, puisque son
existence est la preuve même de son utilité » (1996 : 9). On
ne signifie pas par là qu’il ne faut pas rétablir la vérité des
faits et penser les sciences rationnellement, mais que cela ne
suffit pas à rendre le mythe obsolète. Ainsi en est-il de la
pomme de Newton, mythe bien profane conçu par le physicien pour les besoins d’une cause.
L’anecdote était-elle déjà remise en question par les
historiens au début des années 1970 ? Peu importe : l’important n’est pas de savoir si Gotlib travaille à partir d’un événement qu’il considère fiable d’un point de vue historique,
mais ce qu’il en tire sur le plan imaginaire. Voyons voir, à
partir de quelques exemples parmi la trentaine que nous
propose Gotlib, comment il déplace cette fiction, l’hyperbolise, en propose des dérives et en donne, à partir de multiples modifications, des interprétations délirantes.
On notera d’abord la propension de l’auteur à jouer avec
un paradoxe qui utilise habilement un cliché de l’univers des
sciences : le grand scientifique (comme le grand écrivain)
est un dingue, parfois doux, parfois dangereux. Perdu dans
un univers qui lui est propre, le savant, dans sa folie, et au
regard des autres, frôle le génie. Le comique chez Gotlib
tient à ce que le génie de Newton se manifeste au moment où
il devient dingue. Disons-le autrement : la chute d’un corps
sur sa tête5 qui permet l’éclair de génie, le met dans un état
second, le plonge dans les vapes ou le rend carrément idiot.
Dans tous les cas de figure, il est projeté en dehors de la
réalité, en retrait du monde où se trouve le commun des
mortels. Ainsi, au lieu de la pomme tombée de la branche,
c’est l’arbre au complet, abattu par un castor, qu’il reçoit sur
la tête et qui le transforme en surhomme de la physique ; un
cobra, projeté par une mangouste, aura le même effet, quand
ce n’est un paresseux qui glisse de son perchoir ou Tarzan
ratant son coup en lançant des noix de coco à un enfant5. Car il faut préciser que, plus souvent qu’autrement, dans la
Rubrique-à-brac, Newton ne voit pas tomber une pomme ou son équivalent, mais reçoit l’objet sur la tête.
320
La fiction, suites et variations
loup ; un petit suisse produit étrangement le même effet,
jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il s’agit plutôt d’un petit
Suisse (« Un petit suisse qui vous tombe sur la tête, ça peut
faire très mal. Surtout quand il s’appelle Hans Spatenberg,
mesure 1m, 25 et habite Zurich6 ») ; en recevant une
citrouille sur le crâne, il devient littéralement fou et se
retrouve à l’asile. La chute d’un objet correspond aussi à une
chute dans le labyrinthe du génie, de l’imagination délirante
de l’être d’exception, dont la qualité remarquable se révèle
ainsi par hasard.
Dans ces derniers exemples, les variations se font à partir
d’un délire relativement contrôlé, balisé : Newton est frappé
par quelque chose à la tête et découvre la gravitation universelle. Mais quand les balises sautent, tout devient possible.
Ainsi, Newton est une grande figure culturelle à laquelle on
peut s’identifier. Il y a l’histoire du lapin qui, après avoir reçu
une pomme sur la tête, devient fou et se prend pour Newton
(et, n’en doutons pas, découvre ainsi la gravitation
universelle). Dans d’autres cas, les aléas de l’Histoire font en
sorte qu’un individu remplace Newton. Science et sciencefiction par exemple se conjuguent alors qu’un personnage
venu du futur s’installe pour faire une sieste sous l’arbre où
Newton voulait justement aller s’asseoir, recevant à la place
de celui-ci la fameuse pomme, sans aucun résultat, sinon de
perdre conscience et d’avoir mal à la tête. Cette variation sur
le « paradoxe temporel » conduit aux conséquences qu’on
peut facilement imaginer. Selon une logique causale douteuse, mais pratique pour l’histoire racontée, Newton n’ayant
pu inventer la théorie de la gravitation, les voyages dans le
temps ne peuvent se produire, d’où la question existentielle
du personnage venu d’un avenir lointain qui se demande
comment il peut alors se trouver en plein XVIIe siècle.
Mais la scène mémorable de la chute de la pomme se
détache de plus en plus du personnage de Newton, qui
devient une fiction autonome. Cas troublant dans cette perspective, celui qui présente le portrait de l’artiste en jeune
6. Voir Gotlib ([1970] 1973 : 85).
L’attraction entre deux corps
321
homme (par l’intermédiaire d’un autoportrait de Gotlib, en
l’occurrence). Il vend des dessins pour payer sa bien maigre
pitance et un jour, épuisé, affamé, il s’effondre contre un
court poteau au sommet duquel il a installé une pomme pour
bien la voir dans le but de la dessiner. Elle lui tombe sur la
tête, provoquant chez le dessinateur un traumatisme. Plongé
dans ce qu’on pourrait qualifier de « délire créateur », il
« invente » Isaac Newton, personnage fétiche qui fera sa
gloire. « La suite est connue. Isaac Newton a maintenant une
célébrité mondiale. Pas un dictionnaire, pas une encyclopédie, pas un ouvrage mathématique ou scientifique qui ne
le cite. Quelle fierté pour un créateur dont les cheveux ont
blanchi, dont le front est buriné, et qui peut maintenant goûter la paix et la quiétude d’une vieillesse heureuse » (Gotlib,
1971 : 5). Ainsi, Newton n’est que pure fiction, révélé par la
bande dessinée. Le coup de génie, consécutif à la chute de la
pomme, on le doit à l’imagination débridée du dessinateur.
Comme la Rubrique-à-brac a également une valeur éducative (ne serait-ce que de manière délirante), Newton,
comme grande figure du savoir, devient une métonymie de la
connaissance dans plusieurs rubriques. Symboliquement,
dans une de celles-ci intitulée « Mesurez votre Q.I », il est de
tous les tests, de celui sur l’abstraction imaginative (que
représente cette silhouette ombragée au-dessus de laquelle
tombe une forme indéterminée ?) à celui sur la déduction
(quelle lettre complète la série commencée par
I_S_A_A_C_N_E_W_T_O ?) en passant par celui sur le jugement impartial (insistons sur ce dernier mot) : « Parmi
[11] personnages mondialement connus de la bande dessinée, dites celui que, sans conteste, vous jugez le plus attachant. » Entre Philémon, Idéfix, Joe Dalton et autres
Hilarion Lefuneste, à la lettre H on retrouve Newton et, sans
surprise, la réponse à la question est la suivante : « Ceux qui
ont jugé que c’est le H sont vraiment des amis. Merci »
([1970] 1973 : 37).
Enfin, soulignons un principe important : dans la
Rubrique-à-brac – les premières rubriques le mentionnaient
déjà –, l’auteur tenait à s’adresser directement à son lecteur.
322
La fiction, suites et variations
Il devait se sentir membre à part entière de la famille, intégré
à celle-ci. Et « la famille » ne concerne pas seulement la
rubrique, mais bien le journal Pilote, dont on retrouve
plusieurs des vedettes dessinées dans la Rubrique-à-brac. Or,
Newton participe manifestement de la grande famille Pilote.
La preuve en est que dans un récit en photos d’une réunion
rédactionnelle, présentée dans les pages de garde du
cinquième tome, il remplace Mandryka, absent. Dans une
rubrique délirante sur Le petit Poucet (une des plus formidablement festives de la série), surgissent des vedettes du
journal qui prennent la place des frères du petit Poucet : Fred,
Goscinny, Gébé, Gotlib lui-même. Parmi eux, Newton, intégré ainsi de facto au cercle des « valeurs sûres » de Pilote.
Enfin, l’identification de Newton à la famille de l’hebdomadaire va jusqu’à l’utiliser pour parodier les principales
séries du journal, dans une des dernières rubriques parues,
Isaactérix (Astérix), Lucky Isaac (Lucky Luke), Achille
Newton (Achille Talon), Iznewton (le grand vizir Iznogoud)
et d’autres personnages revivant, d’une manière propre à leur
environnement, la fameuse scène. Comme on le constate,
Gotlib avait à l’époque bien intégré certains des principes de
la transfictionnalité. Soulignons enfin que Newton conclut la
dernière Rubrique-à-brac, portant sur la tarte à la crème,
comme il avait ouvert la première, apparaissant avec la coccinelle, autre personnage fétiche de la série. Clin d’œil ironique, dans la mesure où on peut avancer qu’il représentait, à
sa manière, la tarte à la crème de la série, son emblème, le
running gag par excellence de la Rubrique-à-brac.
La science (par l’entremise d’un de ses plus impressionnants modèles), considérée comme symbole même du savoir,
de la raison, du sérieux de la recherche, devient l’occasion de
faire rire, à partir d’une théorie scientifique réelle, mais qui
repose sur une anecdote fictive. Il y a là un renversement du
statut de la science (et une inévitable ironie sur la figure très
austère du chercheur que fut Newton) qui participe de l’humour de la série. La présence récurrente, par exemple, d’un
Charlie Chaplin à la place de Newton n’aurait certes pas eu
le même effet, puisqu’il s’agit d’une figure en soi comique.
L’attraction entre deux corps
323
Posons tout de même l’hypothèse que Newton occupe
peut-être ici une place plus sérieuse qu’on pourrait le croire.
Dans une rubrique intitulée « Incorrigibles rêveurs ! », prenant prétexte d’une émission de télé où un homme dit sensé
ridiculise les rêveurs, Gotlib se permet, sur un ton amusé,
une défense de la science. À une suggestion avancée par
l’animateur, lors d’un débat scientifique, « l’homme sensé »
répond, d’un ton méprisant : « Alors là, mon cher, vous êtes
en pleine science-fiction » (1971 : 26). Le malaise du pauvre
animateur est palpable. On notera que « l’homme sensé »
ressemble singulièrement à Valéry Giscard d’Estaing (on
imagine mal que ce soit une qualité pour Gotlib à l’époque).
À tout le moins, il a tous les stéréotypes du technocrate. À
partir de là, Gotlib remonte dans le temps et c’est devant les
hypothèses proposées tour à tour par Démocrite, Galilée,
Pasteur et finalement Newton, que le même homme sensé
s’interpose pour les démolir sans vraiment prendre la peine
de les considérer sérieusement. On notera que l’auteur ne
respecte pas l’ordre chronologique dans le cas de Newton,
qui vient clore cette série de défaites des sciences. Comiquement, à la suite de son échec devant l’homme sensé, il
abandonne la physique pour se reconvertir dans la bande
dessinée dont il décide de devenir un « héros » (avec un
succès inespéré sur lequel insiste Gotlib).
On comprend bien dans ces pages que le bédéiste prend
position pour les « doux rêveurs » scientifiques, qui font
avancer les idées, au détriment des « gens sensés » que sont
les technocrates qui bloquent ce qui sort des sentiers battus.
On peut donc se plaire à penser que l’humour au dépend de
Newton, mâtiné d’une indéniable sympathie tout le long des
pages de la Rubrique-à-brac, dépasse le stade de la simple
galéjade pour inscrire volontairement, au cœur de cette série
sur « tout et rien », un individu particulièrement emblématique de la pensée, de la raison et du savoir en Occident.
Dans le cadre des recherches dont les lignes directrices
se trouvent énoncées au début de cet article, la transfictionnalité permet de porter un regard original, oblique en
quelque sorte, sur certaines fictions scientifiques. Si Gotlib
324
La fiction, suites et variations
utilise de manière frénétique mais, disons, légère, la « fiction
Newton », il reste que son utilisation de la scène de la
pomme est significative. Elle montre le potentiel imaginaire
de certaines scènes inauthentiques inventées au cours de
l’histoire des sciences. Comment la pomme de Newton at-elle été interprétée au fil des siècles, quels ont été ses
différents modes de transmigration entre les biographies, les
livres d’histoire des sciences, la fiction et le discours social
en général ? Quel degré de vérité lui accordait-on ? Et, dans
une perspective similaire, qu’a-t-on fait d’autres scènes apocryphes, comme celle, à la fin de son procès, où Galilée
aurait déclaré : « Et pourtant, elle tourne » ? Il y a là un
travail archéologique qui mérite d’être entrepris.
Au-delà de la perpétuelle réinvention de cette scène,
imaginaire et pourtant largement constitutive de la science
moderne (après tout, la découverte de la gravitation universelle, ce n’est pas rien dans la compréhension que l’humanité se donne de l’univers), c’est l’évolution d’un certain
fantasme de la science que la transfictionnalité peut mettre
en jeu et au jour. Comment parle-t-on des sciences ? Sur quel
ton ? Avec quelle rhétorique ? Quelle est la part d’idéologie
dans la représentation de ces moments épiphaniques qui
semblent traverser les frontières et les époques ? Voilà
comment la transfictionnalité peut permettre d’interroger le
discours porté sur les sciences.
Un dernier mot enfin pour conclure sur cet objet transfictionnel qui, par-delà Newton, est peut-être ce qui symbolise le plus la Rubrique-à-brac : la pomme (ou ce qui en tient
lieu).
Considéré comme un des pères (sinon LE père) de
l’intelligence artificielle, le mathématicien Alan Turing, qui
avait grandement aidé, par ses travaux, le gouvernement
britannique pendant la Deuxième Guerre mondiale, fut
poussé au suicide en 1954 par le pouvoir anglais lorsqu’on
découvrit qu’il était homosexuel, prouvant ainsi que la fière
Albion n’avait pas appris grand-chose depuis le procès
d’Oscar Wilde. Il se suicida en mordant dans une pomme
empoisonnée. C’est cette même pomme, croquée par un des
L’attraction entre deux corps
325
plus grands scientifiques du XXe siècle, et en son honneur,
qui devint le symbole de la compagnie Apple. Comme la
pomme de Blanche-Neige, comme celle de la Bible, comme
celle de Newton, elle jouait un rôle dramatique. Si je mentionne cet objet bien banal en apparence qui circule entre
conte pour enfants et politique, science et religion, c’est pour
montrer à quel point la science (les sciences), est non
seulement indissociable de l’ensemble de la vie culturelle,
mais en est aussi un élément essentiel. Ce que Gotlib affirme
aussi, à sa manière hautement ludique, en reprenant jusqu’à
plus soif cette scène emblématique comme si chaque fois il
s’agissait de la raconter à la manière de la genèse de notre
monde. Comme le disait ironiquement, mais non sans àpropos, le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, « on remarquera qu’à l’heure de l’apéritif, tout un chacun suivant son
milieu causera sport ou bagnole, ciné ou politique, peinture
ou littérature – pas chimie ou math » (1984 : 89-90). Il serait
peut-être temps d’élargir le choix des sujets de discussion.
C’est une autre question, mais l’intérêt de la littérature, et de
la culture en général, ne tient-il pas notamment à sa capacité
d’élargir le spectre de nos questions ?
326
La fiction, suites et variations
BIBLIOGRAPHIE
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Newton and his Time, New York, Fress Press.
GOTLIB, Marcel ([1970] 1973), Rubrique-à-brac, t. 1, Paris, Dargaud
GOTLIB, Marcel (1971), Rubrique-à-brac, taume (sic) 2, Paris, Dargaud.
GOTLIB, Marcel (1973), Rubrique-à-brac, t. 4, Paris, Dargaud.
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HALL, A. Rupert (1996), Isaac Newton, Adventurer in Thought,
Cambridge, Cambridge University Press.
LÉVY-LEBLOND, Jean-Marc (1984), L’esprit de sel, Paris, Seuil. (Coll.
« Points ».)
ORTOLI, Sven, et Nicolas WITKOWSKI (1996), La baignoire d’Archimède.
Petite mythologie de la science, Paris, Seuil.
SADOUL, Numa (1974), Gotlib, Paris, Albin Michel. (Coll. « Graffiti ».)
WESTFALL, Richard (1980), Never at Rest : a Biography of Isaac Newton,
Cambridge, Cambridge University Press (en traduction française :
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WESTFALL, Richard (1994), The Life of Isaac Newton, Cambridge,
Cambridge University Press. (Coll. « Canton ».)
WHITE, Michael (1997), Isaac Newton : the Last Sorcerer, London, Fourth
Estate.
POURSUIVRE, REPRENDRE.
ENJEUX NARRATIFS
DE LA TRANSFICTIONNALITÉ
René Audet
CRILCQ, Université Laval
Mes livres ne se vendraient pas mieux dans
les boulangeries. S’y vendraient néanmoins
comme des petits pains. […] J’allais suggérer cette astuce commerciale à mon éditeur
lorsqu’il m’est venu une bien meilleure idée
pour écouler vraiment la marchandise.
Écoutez ça : je vais lui proposer de substituer à la mention roman sur la couverture de
mes livres celle de bon vieux roman, beaucoup plus attractive. On imagine déjà le fauteuil qui va avec. Les enfants sont au lit. Le
chien est couché en rond sur son tapis. […]
La lune est à sa fenêtre. Prenons un bon
vieux roman.
Éric CHEVILLARD,
« Portrait craché du romancier en
administrateur des affaires courantes ».
L’œuvre dont la reprise serait textuellement identique à
son modèle, cas extrême s’il en est, semble pouvoir entraîner
une transformation radicale de sa réception, de son interprétation. Deux cas – tout aussi rarissimes – sont envisageables :
le changement d’enveloppe extérieure (le changement d’étiquette paratextuelle, comme le propose ici ludiquement Éric
Chevillard) et la recontextualisation de l’œuvre, dont l’exemple canonique est le « Pierre Ménard, auteur du Quichotte »
de Jorge Luis Borges. Ces cas, s’ils subvertissent le
328
La fiction, suites et variations
fonctionnement du système littéraire, sont en revanche révélateurs des tensions qui existent entre un texte et sa lecture,
entre une idée et son incarnation textuelle. Par ailleurs, si la
propriété de la fiction est une invention somme toute récente,
de l’ordre de quelques siècles1, force est de constater que ce
paramètre fait maintenant partie intégrante du panorama de
la littérature et de la réflexion sur l’autorité. C’est à la
rencontre de ces balises – conventions, tensions, lubies
actuelles – que se situe la problématique de la transfictionnalité. Forme de négociation entre le même et le différent, elle
se définit par une stratégie de mise en relation à hauteur
fictionnelle (voir un personnage migrer d’un texte à un autre,
récupérer l’univers de fiction d’un ouvrage antérieur), mais
sans toutefois viser l’inimitable posture borgésienne de la
copie littérale d’une œuvre, aussi contextuellement distante
soit-elle. La transfictionnalité décrit donc très bien,
rappelons-le, les phénomènes de sérialité, les continuations
romanesques et autres sequels communs en paralittérature.
Deux observations s’imposent toutefois. La première
concerne le mode d’appréhension de la transfictionnalité. Il
semble en effet que l’on a généralement tendance à évaluer
les modalités de la transfictionnalité à l’intérieur des seules
balises de la théorie de la fiction (par l’étude des variations
sur cette nécessaire identité des mondes ou des personnages)
ou sinon à s’éloigner significativement du texte, en se prêtant
à des réflexions philosophiques, voire politiques (comme
cette question de la propriété de la fiction, évaluée à partir de
cas désarçonnants comme cette mise au pilori de François
Cérésa, en 2001, pour avoir proposé une suite aux Misérables
de Victor Hugo). Ces partis pris méthodologiques, qui négligent d’interroger les incarnations concrètes de la transfictionnalité dans le texte, ont pour conséquence évidente de
placer toute réflexion sur un mode abstrait.
1. Il faut se rappeler que la littérature, avant le XVIIIe, voire le XIXe
siècle, était d’abord et avant tout imitation (le statut d’auteur n’acquérant
qu’à cette époque tout le poids juridique et symbolique qu’on lui associe
aujourd’hui).
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
329
La seconde observation porte sur la parenté certaine
entre l’extension transfictionnelle et diverses formes de pratiques liées à la reprise, à la transposition. Si la transfictionnalité couvre un large éventail de pratiques littéraires ou
artistiques que l’on peut associer à l’idée d’une reprise, sa
définition du seul point de vue fictionnel la spécifie néanmoins. Elle se situe ainsi à la frontière de la réécriture2, de la
variante (à partir d’un mythe, par exemple, qu’il soit religieux, culturel ou littéraire) – ce que l’on désignera ici
comme des processus de reprise. L’exercice de la reprise, à la
croisée des pratiques littéraires, des processus d’écriture et
des problématiques d’ordre esthétique, entre en contact,
voire en intersection avec celui de la transfictionnalité. Il
apparaît donc difficile (et même mal venu) de ne pas le prendre en compte, malgré le défi qu’il pose du point de vue de
sa définition, de sa saisie et de son fonctionnement.
La présente réflexion, prenant acte de ces deux observations, se propose d’interroger, de façon exploratoire, cette
intersection mystérieuse entre transfictionnalité et reprise, à
l’aide d’un paramètre qui, étonnamment, apparaît jusqu’ici
écarté de la théorisation de ces processus, à savoir la narrativité des textes. Cette absence relève d’une question de
méthodologie et de sa conséquence aberrante. L’essor des
théories de la fiction, dans les dernières décennies, a conduit
à la séparation nette des notions de fiction et de récit, qui
sont autrement confondues en raison de leur coprésence dans
la pratique dominante, celle du récit fictionnel (qui trouve
son incarnation dans le roman, le cinéma de fiction, etc.). On
en est ainsi venu à sérier des paramètres qui relèvent
effectivement de deux domaines distincts, celui du discours
et celui des mondes possibles. C’est dans cet esprit, cartésien
mais détaché des caractéristiques formelles des objets, que la
fiction est théorisée sans nécessairement prendre en compte
le type de discours au sein duquel elle s’insère. L’aberration
2. La question de la réécriture ouvre un champ immense d’investigation en littérature ; voir, à titre d’exemple, l’article de Coste (2004) sur
la réécriture, la littérarité et l’histoire littéraire.
330
La fiction, suites et variations
tient donc au fait de l’absence d’un retour à des considérations portant sur la poétique des œuvres, qui pourtant interviennent significativement dans la mise en place d’une
fiction et dans son développement.
Ce que l’on en vient à taire par cette catégorisation, c’est
l’intime relation qui semble pourtant exister entre l’invention
d’un monde et la mise en place narrative d’événements. Les
manifestations de cette coprésence sont légion (en littérature,
dans d’autres pratiques artistiques) et attestent, par leur existence même, de cette accointance. La nature de ce lien reste
encore insuffisamment étudiée, notre connaissance se limitant au constat qu’entre fictionnalité et narrativité, l’une
appelle généralement l’autre3. Dans le cadre de cet article, je
m’intéresserai au cas singulier de la transfictionnalité et de
son rapport avec le discours narratif – au lien qui les unit, et
qui les fait se déterminer l’un l’autre. En interrogeant l’apport de la narrativité dans la détermination des extensions
transfictionnelles, je mènerai un travail d’approfondissement
de cette question fondamentale de la relation fiction/récit par
le truchement d’un déblayage des fonctionnements apparentés des processus de la transfictionnalité et de la reprise.
QUAND FABULER, C’EST RACONTER
L’incarnation de la fiction sous la forme narrative est à ce
point un lieu commun, une expérience banale de notre quotidien langagier, qu’il est presque étrange de faire état de cette
observation. Il y a pourtant là un fondement capital de notre
capacité imaginative, qui trouve généralement à s’incarner
dans une représentation d’actions, d’événements, de rapports
entre individus logiques issus d’un monde fictionnel. Ce lien
intime s’inscrit en filigrane de plusieurs propositions théoriques tant sur le récit que sur la fiction. Appelant de part et
3. Si les exemples de leur coprésence ne manquent pas, on a en
revanche montré que leur relation est non nécessaire – faut-il le rappeler :
le récit existe en effet en dehors de la fiction. C’est le domaine extrêmement vaste du récit factuel, de la narration naturelle, que je n’aborderai pas
ici.
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
331
d’autre l’exemple des jeux de l’enfance, Jean-Marie
Schaeffer (1999) et Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino
(2003) abordent les fantaisies des bambins selon leur
capacité à intégrer et à perpétuer des activités fictionnelles
ludiques (1999 : 231-237) ou selon leur volonté de passer du
simple simulacre à des jeux de fiction basés sur la représentation d’attitudes et d’actions (2003 : 44-47). À partir de
cette cohabitation primitive de la représentation et de la
modélisation fictionnelle, ils élaborent à leur façon une
conception de l’imagination – ce que Henri Bergson appelait
la « fonction fabulatrice » (Molino et Lafhail-Molino, 2003 :
47-48). Ces représentations fantasmatiques sont bien le
niveau d’élaboration primitif duquel peuvent dériver les arts
fictionnels. Fondées sur l’idée d’une mimèsis, les pratiques
fictionnelles artistiques relèvent d’une représentation productrice de fiction :
[s]i nous continuons de traduire mimèsis par imitation, il faut entendre tout le contraire du décalque
d’un réel préexistant et parler d’imitation créatrice.
Et si nous traduisons mimèsis par représentation, il
ne faut pas entendre par ce mot quelque redoublement de présence, comme on pourrait encore l’attendre de la mimèsis platonicienne, mais la coupure qui
ouvre l’espace de fiction. L’artisan de mots ne produit pas des choses, mais seulement des quasichoses, il invente du comme-si (Ricœur, [1983]
2001 : 93).
De la fiction appelant une représentation narrative (comme
le jeu enfantin décrit par Schaeffer) à l’imitation qui ouvre à
la fiction (et qui produit un décrochage instaurant la littérarité, précise Paul Ricœur), la théorisation de la fiction et du
récit illustre bien l’accointance manifeste de ces deux paramètres, accointance qui s’observe par ailleurs de façon
commune dans les œuvres littéraires, cinématographiques,
bédéistiques…
Si élaborer une fiction emprunte généralement la forme
du récit, serait-il abusif de transposer cette observation à la
332
La fiction, suites et variations
problématique de la transfictionnalité ? Peut-on dire que
produire une extension transfictionnelle, c’est engager le discours sous une forme narrative ? La principale voie d’incarnation de la fiction (et des suites transfictionnelles) reste à
l’évidence le discours narratif, qui ne se réduit pas au simple
rôle de support textuel. Cet énoncé est certainement banal, de
ce point de vue : le rapport entre le récit et la fiction est assez
commun et intuitif, comme nous le rappelions à l’instant. La
manifestation de la fiction sous la forme d’un récit correspond parfaitement à notre expérience quotidienne du langage. En revanche, cet énoncé peut également sembler
téméraire. Si l’on entend par là une restriction de la transfictionnalité à son effet perlocutoire, l’énoncé peut en effet
paraître gênant. Considérer qu’une extension transfictionnelle engage nécessairement l’énonciation sous une forme
spécifique, celle du récit, c’est faire abstraction du fait que la
fiction n’est pas propre au domaine narratif. Schaeffer, dans
son Pourquoi la fiction ? (1999), insiste suffisamment sur la
singularité de la fiction pour qu’on évite cette ornière où
nous entraîne le discours commun – et montre comment elle
peut s’incarner dans des pratiques voisines mais discursivement distinctes. Dans le cas spécifique de la transfictionnalité, des exemples nous montrent que l’extension peut ne
pas emprunter le mode narratif : c’est le cas notamment des
artefacts science-fictionnels4, des dérivés transfictionnels
étudiés ici même par Irène Langlet ou de la critique transfictionnelle (un texte de critique d’une œuvre de fiction qui
propose des inférences sur le monde ou qui postule un passé
ou un avenir au protagoniste5). Dire de la transfictionnalité
4. Les artefacts science-fictionnels sont des « documents », généralement non narratifs, qui s’adjoignent au récit science-fictionnel. « Un
artefact science-fictionnel dessine, en creux, la figure d’un monde où le
texte se logerait, où il aurait son lieu propre – et où il ne serait pas un texte
de fiction. Le mécanisme de l’artefactualisation permet de “remplir” – en
partie et donc illusoirement – ce monde, de préciser une part du cadre
spatio-temporel imaginaire où ce que nous lisons est, là aussi, lu, discuté,
commenté […] » (Saint-Gelais, 1999 : 335).
5. Sans recourir à cette formule précise, Dubois commente le même
phénomène sous le nom de « critique-fiction ». Ainsi oppose-t-il à une
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
333
qu’elle s’incarne sous la forme de textes narratifs, c’est donc
renvoyer au fait qu’il s’agit là d’une tendance forte – un
usage et non une caractéristique de l’énonciation. Plus encore, soutenir cet énoncé, c’est faire preuve d’une certaine
témérité en résumant en quelques mots la rencontre de
contraintes éditoriales, génériques et discursives au sein
d’usages assez diversifiés et peu enclins à l’uniformisation
pour elle-même.
À l’appui de cette accointance spontanée du fictionnel –
du transfictionnel – et du narratif, on pourrait convoquer en
premier lieu des critères éditoriaux et économiques, qui
entrent en ligne de compte dans le choix d’augmenter un univers, de donner une autre vie à un personnage qui aura connu
une visibilité ou un succès certain. On s’attend donc, de ce
point de vue, à une continuation qui se fasse sur le même
mode, qui emprunte le même type de discours. C’est le principe même à la base des séries, des cycles romanesques, et
on observe également ce phénomène pour des ensembles de
nouvelles à univers partagé6. Toutefois, on ne devrait pas
restreindre aux seuls paramètres externes les raisons justifiant une extension transfictionnelle et, à fortiori, justifiant
la forme narrative de celle-ci. Au-delà de l’intérêt commercial de la poursuite d’un univers fictionnel, qui incite à
continuer la relation des péripéties d’un Sherlock Holmes ou
d’une mademoiselle Bovary, il existe des paramètres internes
qui viennent justifier la mise en forme narrative des extensions transfictionnelles. Les extensions données à un univers
ne constituent-elles pas autant d’occasions de poursuivre
l’élan narratif propre à une fiction donnée, l’élan qui donne
lecture, à une critique respectueuse du texte, « une autre critique qui,
mettant en œuvre la croyance active dont on parlait [celle qui se plaît à
poursuivre sur la lancée imaginative des péripéties fictionnelles], se donne
à tâche de faire fructifier le récit, de féconder l’imagination dont il est la
trace vive » (2004 : 112).
6. L’observation pourrait être nuancée en signalant que ce n’est pas
tant le genre qui est la modalité commune que le recours au discours
narratif : ainsi plusieurs cycles combinent-ils des nouvelles et des romans
sans que le lecteur sente une quelconque rupture entre les éléments de cet
ensemble textuel.
334
La fiction, suites et variations
vie aux personnages ? L’énoncé paraît certes discutable (et
sentimental). On pourrait également joindre d’autres arguments du même ordre : la vivacité d’un personnage, l’effervescence d’un monde qui laisse souhaiter la poursuite de son
développement… ces motifs, peu opératoires, interviennent
peut-être dans le sentiment d’une nécessité de poursuivre une
œuvre, mais restent bien intangibles7. Il n’en demeure pas
moins que cette excroissance venue de l’intérieur caractérise
une vaste majorité des cas de transfictionnalité. Si l’on met
dans une catégorie à part les exercices logiques et fantaisistes
des fans (qui discutent des trous chronologiques de l’histoire
d’une civilisation fictive, qui infèrent des connaissances à
partir de renseignements allusifs…), il est monnaie courante
que les projets transfictionnels aient pour objectif de donner
une ampleur plus grande à un monde – en y ajoutant des
villes, des continents, des planètes ; en convoquant la fille, le
voisin ou l’ancêtre du protagoniste initial. Néanmoins, on se
retrouve toujours en régime narratif. Si le lecteur peut en
venir à percevoir cette extension comme un document à
l’appui d’une meilleure compréhension de l’univers, l’extension ne se construit pas pour autant comme un exercice de
documentation8 – les fictions créent des lieux, des
personnages, de même que des actions qui les mobilisent ;
les fictions trouvent à s’incarner sous la forme d’un récit.
De façon générale, c’est le sentiment d’incomplétude qui
nous enjoint d’instaurer une continuité – c’est certainement
là la pulsion fondatrice des séries9, qui juxtaposent les épisodes pour laisser vivre le personnage, pour laisser Sherlock
Holmes enquêter encore une fois, afin de mieux comprendre
les rouages de son esprit supérieur. C’est donc l’incomplé7. Intangibles, mais néanmoins sensibles : c’est là la proposition
d’Isabelle Daunais, dans le texte joint à ce collectif, qui tente d’isoler le
caractère d’étrangeté d’un personnage qui appelle une extension
transfictionnelle.
8. Je présente ici le raisonnement de Saint-Gelais (2002 : 65-68) à
l’envers, évoquant d’abord la lecture pour mieux revenir à la singularité du
texte.
9. Voir Monfort (1995) et Groensteen (1999).
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
335
tude fondamentale de la fiction – et du temps de la fiction,
distinct du temps de la réalité, nous précise Isabelle
Daunais – qui appelle « le besoin de combler, de parfaire,
d’ajouter, et donc de raconter (ou de fictionnaliser) toujours
plus avant et plus longtemps » (Daunais, 2004 : 260).
Puisqu’elle est toujours incomplète, toujours interrompue, la
fiction requiert d’être augmentée. Ainsi donc, la fiction – et
à plus forte raison : la manœuvre transfictionnelle – engage
un mouvement d’ordre narratif.
Étant donné l’évidence de cette incarnation narrative de
la transfictionnalité, quel est l’intérêt d’une telle observation ? Je lui rattache une précaution et une utilité. Il importe
d’abord de rappeler que la fiction ne s’étend pas de façon
autonome et que cette extension n’est pas un but en soi. Il
peut certes y avoir une curiosité à repousser les frontières
d’un univers de fiction, à reconstituer le passé ou le futur
d’un personnage ; mais par ce travail de description ou de
prolongement historique d’une existence rapportée, c’est à
une entreprise narrative que l’on se consacre. Le rappel de la
relation intime entre la fiction et le récit, par ailleurs, nous
conduit à mesurer à quel point l’étude des modalités de cette
reprise engage une réflexion sur la dimension narrative des
textes. Que l’extension fictionnelle mène un auteur à
raconter davantage, il n’apparaît pas utile de contester cette
proposition. Mais s’agit-il là d’une conséquence de la
volonté de poursuivre un univers, ou ne serait-ce pas plutôt
son objectif premier ? Dans cette perspective de la fonction
précise de la narrativité en régime transfictionnel, il faut ici
s’en remettre à la diversité des œuvres et des projets. Cette
question, que nous rencontrerons de nouveau plus loin, ne
discrédite pas pour autant le paramètre de la narrativité dans
l’étude de la transfictionnalité ; au contraire, comme l’examen d’un cas excentrique l’illustrera dans les prochaines
lignes, il fonde tout autant le processus de l’extension transfictionnelle que le paramètre même de la fiction.
336
La fiction, suites et variations
RACONTER ENCORE, RACONTER AUTREMENT
Afin de mettre à l’épreuve cette question de la narrativité
au cœur de la problématique transfictionnelle, je propose, à
l’appui, le cas du Vaillant petit tailleur d’Éric Chevillard, qui
vient quelque peu perturber les balises du champ couvert par
cette problématique. Il vient en effet complexifier notre
réflexion, car aux modalités « conventionnelles » de la transfictionnalité, on doit joindre ainsi le cas de la reprise. Dans
son Vaillant petit tailleur, paru chez Minuit en 2003,
Chevillard reprend sur le mode ludique et sarcastique qu’on
lui connaît le célèbre conte des frères Grimm. Sommes-nous,
dans ce roman, en régime de transfictionnalité ? Oui et non.
Dans cet exercice littéraire, Chevillard propose de raconter
de nouveau l’histoire épique du vaillant petit tailleur qui, un
jour, tue sept des mouches qui tournoient autour de sa tartine
d’un seul coup de torchon. Fier, le tailleur brode sur sa ceinture la désormais célèbre formule « Sept d’un coup » et
prend le large, où tous admirent sa bravoure. Mis à l’épreuve
à plusieurs reprises, il se distinguera non par sa force mais
par son ingéniosité, ce qui lui vaudra en fin de parcours de
régner sur un royaume en bonne compagnie.
Le travail de Chevillard consiste, en premier lieu, à
reprendre l’histoire : à la raconter de nouveau, à donner vie
au petit tailleur dans un nouveau texte. Il y a, à priori, identité
fictionnelle entre les personnages et les mondes, de Grimm
jusqu’à Chevillard – en autant qu’un ensemble de caractéristiques, et non une individualité forte confirmée par un
nom, permette de sanctionner cette identité10. Le roman de
Chevillard apporte un premier élément de nouveauté par les
expansions internes de la fiction. Conservant la même trame
narrative (du moins dans ses articulations principales), il fait
croître le conte de l’intérieur en ajoutant moult détails. Ainsi,
10. Il y a la question corollaire, immense et épineuse, de la façon de
déterminer l’identité d’un personnage. Ne se définirait-il pas, outre son
nom, par un ensemble de caractéristiques, mais plus encore par un ensemble d’événements dans lesquels il se trouverait individué (par ses rôles, par
ses actions) ?
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
337
la marchande de confitures, dont le produit attirera les sept
futures défuntes mouches, ne fait pas que vendre son produit
et disparaître simplement fâchée de la pingrerie du tailleur ;
chez Chevillard, cette femme devant être imaginée « un peu
replète aux cheveux déjà gris » (2003 : 33) subit un sort
sinon plus triste, à tout le moins plus explicite : « Et la vieille
marchande déconfite roule dans l’escalier, serrant son panier
contre sa poitrine et sa tête entre ses cuisses […] » (2003 :
37). Si ce n’était que de ce passage, on pourrait prétendre à
un simple exercice de raffinement de la représentation. Mais
la description se poursuit :
[la vieille marchande], emportée par l’élan, déboule
dans la rue et prend la pente, à l’heure qu’il est
dévale encore l’un ou l’autre versant de la Terre,
frayant dans les campagnes inextricables des voies
carrossables qui coupent toujours au plus court et
laissent les ingénieurs des ponts et chaussées pantois et verts de rage, lesquels croyaient s’être donné
du travail pour douze ans en dessinant dans l’azur
de leur cabinet ces mêmes routes tout en courbes et
méandres et telles que seuls auraient pu les emprunter sans se démettre quelque chose les fleuves et les
couleuvres.
C’est raté (2003 : 37-38).
L’expansion fictionnelle devient ici digression, ce qui est une
forme comme une autre de transfictionnalité11 – même si
dans le cas présent la parenté ontologique avec le monde
d’origine devient vraiment ténue.
Cette digression témoigne donc explicitement du
contrôle de l’auteur sur son histoire, sur son texte. C’est là un
trait fondamental de l’entreprise de Chevillard. Une de ses
manifestations, dès le début du roman, réside dans
11. C’est le principe à l’œuvre dans Rayuela, de Julio Cortázar, où la
première trame narrative, lisible par le parcours des 56 premiers chapitres,
se voit augmentée de nombreuses digressions dans le deuxième parcours
de lecture, où de nombreux chapitres sont intercalés entre les 56 chapitres
de la trame narrative de base.
338
La fiction, suites et variations
l’intégration de loufoques tentatives d’avortement de l’histoire. Elles peuvent prendre l’apparence de scénarios, ce dont
témoigne le conditionnel :
La paysanne pourrait trébucher sur les pavés
disjoints et laisser choir sa marchandise. Pourquoi
ne s’engagerait-elle pas plutôt dans cette rue perpendiculaire beaucoup plus commerçante, beaucoup
plus passante, je vous assure, et dont les riverains
sont réputés pour être de gros mangeurs de
confitures ? (2003 : 28)
Ces inférences sur l’environnement urbain et la remise en
question du scénario attendu font décrocher le texte du
simple processus de la reprise en insérant des hypothèses
transfictionnelles (à l’instar de la critique transfictionnelle
qui lit entre les lignes pour tenter de donner une cohérence
ou une vraisemblance plus importante au texte). En plus de
ces avortements narratifs fabulés, le lecteur rencontre de
réels assauts contre la trame narrative originelle, celle-ci
étant conduite à un cul-de-sac par la transformation d’un
élément de l’histoire.
« Marmelade ! Bonne marmelade ! »
Cette fois le petit tailleur entend, il se réjouit de ce
qu’il entend, il a déjà de la marmelade plein les
oreilles. Il ouvre grand sa fenêtre et se penche dans
la rue, et tombe et se tue.
Belle histoire, n’est-ce pas ? et comme la fin est
triste !
Je suis assez fier d’avoir su mener à son terme cette
entreprise un peu folle, je ne le cache pas. […] Je
crois honnêtement m’en être plutôt bien tiré.
Or l’autopsie du cadavre gisant sur la chaussée au
milieu de son sang démontrera vite et sans contestation possible que nous sommes en réalité penchés
sur le reflet de notre petit tailleur, accoté à la barre
d’appui de sa fenêtre, souriant dans cette flaque
d’eau noire : une fois par an, le bougnat lave son
échoppe à grands seaux, il a fallu que ce soit aujour-
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
339
d’hui. Ce premier retournement de situation est pour
moi un sombre revers (2003 : 29-30).
Évidemment, le narrateur se rétracte – débouté par la fiction
elle-même (« il a fallu que ce soit aujourd’hui ») et l’histoire
se poursuit en conformité avec son modèle. L’écrivain manifeste ainsi une volonté de contrôler le fil du récit, ce qu’il
exprime par sa modification du conte, mais reste victime du
poids de l’histoire – l’autorité qu’a gagnée le récit au fil des
décennies. C’est par l’esprit retors de la fiction que se manifeste ce duel entre l’original et celui qui tente de le récupérer
(au sens le plus connoté du terme).
Formes de digression, ces tentatives de court-circuitage
de la fiction ouvrent une porte à un lourd discours encadrant
qui vient commenter le conte repris par Chevillard. Les
commentaires visent d’abord à engager une réflexion (aussi
ironique soit-elle) à partir d’éléments du récit ; ainsi le narrateur se plaît-il à discuter de la valeur des mots brodés :
On ne doute pas de la chose brodée. Vérité révélée,
la chose brodée est indiscutable. Même la chose
imprimée ne peut rivaliser avec la chose brodée. Les
Évangiles eussent-elles seulement été brodées, on
n’eût point connu la Réforme, l’hérésie ni le
scepticisme (2003 : 71).
Ce détour aura pour effet de venir expliquer la crainte du
géant devant le petit tailleur, le colosse ayant porté attention
aux mots présents sur son ceinturon. Le métadiscours se
consacre toutefois principalement à un retour sur l’écriture –
cette digression sur la broderie étant tout aussi bien l’occasion d’évoquer l’autre sens du mot broder : « un développement fantaisiste, une exagération, une extrapolation, l’amplification extravagante d’une imagination tournée à envisager
tout de suite le meilleur ou le pire » (2003 : 72-73). Un tel
travail de mise en évidence du discours permet une prise de
position par rapport à l’histoire, ce qui a souvent pour conséquence de problématiser l’immersion fictionnelle, pour reprendre la terminologie de Schaeffer (1999). En commentant
340
La fiction, suites et variations
la structure et les caractéristiques du récit, le narrateur en
déclare le caractère fictionnel, plaçant par le fait même son
propre niveau diégétique dans une posture ambiguë, à michemin entre l’extériorité de l’écrivain et la perméabilité des
mondes : « Le récit a gagné en densité, en profondeur, il n’a
rien perdu de sa vivacité, sans doute est-il même plus enlevé
ainsi, sinon aussi enjoué que son malicieux héros, lequel en
riant à belles dents rouvre grand sa porte et nous invite à
entrer12 » (2003 : 35). Digressions de fait, ces passages
commentés deviennent parfois même digressions désirées et
avouées, comme le lecteur le subit au début du quatrième
chapitre :
Or il serait maladroit d’entrer dès l’ouverture de [ce
chapitre] dans le vif du sujet et de raconter sans plus
attendre le combat annoncé contre les deux géants.
Laissons trépigner un peu notre lecteur à l’orée du
bois. […] Son désir de connaître le fin mot de
l’aventure toujours frustré ne cessera de croître,
bientôt il en sera comme si sa vie même dépendait de
l’issue d’un récit dont ce matin encore il ignorait les
commencements.
Tel est l’art de la narration, qui ménage les pauses et
les diversions pour exciter artificieusement l’intérêt.
J’ai appris la leçon chez les plus grands (2003 :
121).
De fait, le narrateur s’emploie, sur six pages, à rapporter une
anecdote qu’il aurait vécue dans le métro parisien, où il a
défendu une jeune fille sans toutefois tenter de la séduire
ensuite, pour finalement conclure : « Cela pour dire que le
vaillant petit tailleur n’est pas le seul héros maigrelet que je
connaisse » (2003 : 127). L’exposé de la technique du court12. Ironie et métalepse en moins, on retrouve le même procédé dans
Cinéma de Tanguy Viel (1999), où le narrateur raconte l’histoire de son
film fétiche et où il raconte les procédés cinématographiques, les astuces
et les singularités qui produisent la richesse de cette œuvre. Le roman de
Viel est dans les faits beaucoup plus près de la reprise à la Chevillard que
de la simple novélisation (voir, dans une perspective un peu différente,
l’analyse de Houppermans – 2004).
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
341
circuitage du fil narratif conduit, à l’évidence, à sa propre
mise en application aux dépens du lecteur.
La reprise opérée par Chevillard se fonde entièrement –
le ton de ce dernier extrait le fait bien sentir – sur une mise à
l’épreuve, une mise en valeur de l’autorité d’un texte. À la
façon d’un Pierre Ménard, le narrateur-écrivain se proclame
l’auteur du conte du vaillant petit tailleur, puisque son premier auteur s’est perdu dans la nuit des temps (les frères
Grimm ne sont officiellement que les compilateurs des
contes qu’ils ont fait connaître). Borgésien, l’écrivain mis en
scène par Chevillard produit une œuvre originale13 en
actualisant et en signant cette histoire14 – c’est d’ailleurs sa
motivation première révélée dès la fin du préambule :
je constate que, faute d’un texte fondateur, le vaillant petit tailleur n’a pas accédé au rang de figure
mythique à l’instar d’Œdipe, de Don Juan, de Faust
et de quelques autres qui ne montraient pourtant pas
autant de dispositions que lui.
C’est le texte fondateur de cette épopée appelée à se
déployer comme un songe infini dans l’imaginaire
individuel et collectif que, modestement, suspendant
pour de longs mois, des années peut-être, le travail
toujours en cours de mon œuvre acharnée, je me
propose de donner au monde (2003 : 19).
Le parallèle ici établi avec des figures comme Faust et Don
Juan est extrêmement intéressant, car il introduit dans cette
réflexion la question du mythe, capitale pour la problématique transfictionnelle (mais trop peu étudiée). Vouloir distinguer la transfictionnalité des processus qui lui sont voisins,
c’est certainement ouvrir une boîte de Pandore en raison de
la diversité des modalités ainsi convoquées : certaines très
générales (l’intertextualité, l’hypertextualité telle que définie
13. Calvino souligne bien qu’« inventer en littérature, c’est redécouvrir des mots et des histoires laissés de côté par la mémoire collective et
individuelle » (1971 : 680).
14. Il doutera néanmoins de son autorité en toute fin de parcours,
devant les mouches qui tourbillonnent autour de lui.
342
La fiction, suites et variations
par Gérard Genette dans Palimpsestes15, la variante mythique), d’autres plus spécifiques ou appliquées (l’adaptation et
la novélisation, processus entrant sous l’étiquette de
transécriture, selon la proposition de André Gaudreault et
Thierry Groensteen – 1998). L’exercice reste à faire, sans nul
doute, mais il requerrait une démonstration beaucoup plus
détaillée que celle-ci.
*
*
*
Je conserve néanmoins l’aspect central de ces processus
de réécriture, à savoir la possibilité d’une reprise, la reprise
d’une matière fictionnelle définie plus ou moins précisément. Il y a clairement, dans ce travail proposé par Chevillard, une mise en évidence de la frontière existant entre la
copie (ou la variante) et l’extension transfictionnelle. Pour
tenter de modéliser cette frontière, je me base sur le fait que
sont engagés dans ces processus les deux paramètres de la
narrativité et de la fictionnalité. Les processus de réécriture
semblent donc opérer une modulation sur l’un ou l’autre de
ces paramètres, avec pour résultat deux types de modalités de
reprise distincts. Ces deux modalités pourraient se résumer
de la sorte : l’une visant à poursuivre, l’autre consistant à
reprendre. Le geste de « poursuivre » viserait à raconter
davantage, en continuant la modélisation fictionnelle mise en
place dans le texte d’origine (en mettant en place un univers
de fiction compatible ou identique au précédent) et en
poursuivant le récit qui y était amorcé. Dans un contexte où
15. La perspective de Genette est distincte de celle que sous-tend la
transfictionnalité : jamais ne propose-t-il d’étudier la relation d’identité
entre deux textes du point de vue de la fiction. Néanmoins, il faut signaler
qu’il s’approche du propos de cet article en considérant des transpositions
diégétiques (dont le terme n’est pas le plus heureux) et des transpositions
pragmatiques. Il reste que les propositions théoriques de Genette « focalisent » autrement les relations hypertextuelles : partant d’un texte second
pour voir comment se manifeste le palimpseste d’un hypotexte, il procède
à une lecture à rebours, alors que la perspective transfictionnelle incite
plutôt à partir d’un texte premier pour voir comment se développe une
constellation de textes dérivés.
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
343
l’univers fictionnel est le même, le développement narratif
(bifurcation, prolongement, retour en arrière) incarne le facteur de différenciation. C’est bien là le principe général de la
transfictionnalité, qui s’observe dans les sequels, les séries16
et les continuations romanesques communes. La reprise
viserait plutôt à raconter encore, voire à raconter autrement.
Fondée sur une trame narrative grossièrement similaire
(mêmes actants, mêmes événements significatifs17), comme
chez Chevillard, la reprise appelle un déplacement, une
reconstruction de la modélisation fictionnelle, bien qu’à des
degrés divers : une reconstruction assez légère, comme dans
Le vaillant petit tailleur, ou très marquée, comme dans les
actualisations de mythes classiques (pensons aux nombreuses réécritures contemporaines de Médée). Le maintien
d’une même organisation narrative se combine ici, en un
évitement subtil de la copie intégrale, avec la réinvention du
cadre fictionnel dans lequel prennent place les péripéties.
Pour le formuler autrement, au plus près des paramètres
narratif et fictionnel, on pourrait dire que le geste de poursuivre – la transfictionnalité – contraint à trahir le récit originel (en racontant plus avant), mais permet de respecter la
16. Les séries posent un problème intéressant : si la modélisation fictionnelle est maintenue, ce n’est pas tant l’histoire qui est poursuivie que
le geste de raconter. Il y a en effet dans la série la reprise d’un canevas
narratif qui, conjugué à l’identité fictionnelle, insiste plus qu’une continuation romanesque sur le pôle du « même », le facteur de différenciation
ne résidant qu’en l’évacuation de la singularité des événements (la concrétisation singulière du canevas par des événements A et B, plutôt que X et
Y) et celle de certains individus logiques (par le changement de lieux, de
personnages secondaires, mais tout en conservant le protagoniste et sa
constellation immédiate).
17. La question de la reconnaissance surgit ici : quelle structure minimalement définie peut être reconnaissable (et qui ne soit pas assimilable
aux interactions archétypales d’un Vladimir Propp ou aux rapports de
force définis par la sémiotique greimassienne) ? Tout est question de
degré, faut-il conclure : on reconnaît certes la situation du mari cocu,
présente dans les fabliaux médiévaux par exemple, mais cette identité n’est
pas la même que celle qui lie une histoire (prenons au hasard « Sans les
couleurs », texte des Cosmicomics de Calvino) où l’on reconnaît la trame
narrative fortement caractérisée d’Orphée qui tente d’extirper Eurydice
des enfers. Reconnaissance, figures, archétypes : ces notions doivent, à
l’évidence, être envisagées dans la relativité des caractérisations.
344
La fiction, suites et variations
fiction ; inversement, le geste qui consiste à reprendre – la
reprise, la réécriture, la variante – respecte le récit (du moins
dans ses grandes articulations), alors qu’il est éventuellement
amené à trahir la fiction (par une ambiguïté plus ou moins
grande de l’identité des mondes fictionnels).
Raconter davantage, raconter autrement : on constate
bien à quel point le paramètre narratif s’inscrit profondément
dans ces modalités de la reprise. Balisant le mouvement
d’écriture, il vient déterminer de quelle façon un texte
second s’ancrera à un texte premier, en fonction de quelles
transformations celui-ci, en filigrane, transparaîtra dans
celui-là. Il reste à s’interroger sur les fonctions assumées par
ces processus de réécriture. Si reprendre commande de
raconter autrement, de raconter dans un nouveau cadre, il
faut s’attendre à ce que le propos en soit affecté – toute
reprise intégrale d’un texte conduisant à une modification du
sens, qu’il soit décontextualisé comme le Quichotte ou relu
comme un bon vieux roman. Quels objectifs associer alors au
geste de reprendre ? La motivation est certainement forte et
explicite : relire, commenter, prendre position, à la lumière
d’une nouvelle interprétation de l’histoire réécrite. Il y a
certainement là une posture rhétorique, voire essayistique,
qu’elle prenne la forme de remarques métafictionnelles ou
qu’elle reste implicite. Le déplacement, à priori ontologique,
est fondamentalement critique et sémantique.
Si la transfictionnalité conduit pour sa part à raconter
davantage, les objectifs de cette démarche sont moins clairs –
à tout le moins, ils sont plus variés. On lui associe volontiers
une fonction (méta-)critique, selon la façon empruntée par
l’extension transfictionnelle pour refléter l’œuvre originelle.
Donner suite à Madame Bovary en prenant la lorgnette de
madame Homais, c’est vouloir changer une perspective pour
saisir autrement la dynamique actantielle du roman. C’est
également l’occasion de réfléchir à des enjeux littéraires
fondamentaux : les notions d’autorité, d’œuvre, de texte, de
monde fictionnel sont ici problématisées, de fait ou même
dans le discours, comme l’illustre Chevillard. Corollairement, une fonction canonisante peut être associée à la
Poursuivre, reprendre. Enjeux narratifs de la transfictionnalité
345
transfictionnalité : poursuivre, c’est tout autant reconnaître
la valeur de l’œuvre initiale ou de certaines de ses composantes (un personnage, un univers…). Il faut en revanche
concéder qu’il y a un intérêt, de la part d’un continuateur,
d’un « poursuiveur », de s’inscrire dans la lignée d’une
grande œuvre : Cérésa ne fait pas que célébrer les Misérables, mais au-delà de la tourmente juridique causée par sa
continuation, il profite de l’aura du grand écrivain – de fait,
sa parenté avec le roman de Victor Hugo (et la cabale médiatique qui s’en suit) extirpe son roman de la masse des publications indénombrables.
Néanmoins, la fonction la plus sensible (bien que très
évanescente) reste bien celle du ludisme, du divertissement.
Raconter davantage, c’est proposer de donner forme au
plaisir d’imaginer, qui est une activité inhérente à la lecture.
Poursuivre le geste de raconter, à l’intérieur d’un monde
apprivoisé que l’on s’approprie soudain, c’est chercher à
remplir les trous – faire face à l’incomplétude de la fiction et
tenter, singulièrement, de la combattre. Objectif bien illusoire, mais qui permet spectaculairement de faire de la
lecture une écriture.
346
La fiction, suites et variations
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« Poétique ».)
CONDITION
DU PERSONNAGE TRANSFICTIONNEL
Isabelle Daunais
Université McGill
Au début de L’éducation sentimentale de Gustave Flaubert, le personnage de Deslauriers donne à son ami Frédéric
Moreau, dont il envie la situation et les moyens, mais dont il
connaît également la nature velléitaire, conseils et recommandations pour ce qui devra être sa conquête de Paris :
— « Tu devrais prier ce vieux [le père Roque] de
t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile
comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu
as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il
faut que tu ailles dans ce monde-là ! Tu m’y mèneras
plus tard. Un homme à millions, pense donc !
Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi.
Deviens son amant ! »
Frédéric se récriait.
— « Mais je te dis là des choses classiques, il me
semble ? Rappelle-toi Rastignac, dans la Comédie
humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr ! » (1985 : 65)
L’allusion à La comédie humaine, dans le roman de
Flaubert, ne manque pas d’être étonnante. Elle l’est bien sûr
« techniquement », ainsi que l’ont relevé les critiques les
plus attentifs, puisqu’en 1840, époque à laquelle se situent
les débuts de Frédéric Moreau, l’œuvre d’Honoré Balzac ne
portait pas encore son titre général (qui ne sera utilisé qu’à
partir de 1842). Deslauriers ne pouvait par conséquent la
convoquer et encore moins exhorter son ami à se la
350
La fiction, suites et variations
« rappeler ». Cet anachronisme demeure toutefois en luimême assez anodin, surtout dans un roman où la précision de
la chronologie le cède par propos à une temporalité élastique
et itérative, aux frontières presque toujours indéterminées.
Ce qui frappe davantage, dans les encouragements de Deslauriers à l’endroit de Frédéric, c’est le fait que soit souligné
le caractère littéraire de la manœuvre proposée. Séduire
l’épouse d’un riche banquier afin d’accéder au milieu de la
haute bourgeoisie est une action « classique » non parce que
la réalité en fournirait tous les jours la preuve aux deux
jeunes héros – comme chez Balzac, justement, où les exemples viennent toujours de la « réalité » –, mais parce que la
littérature a mis en scène cette action, qu’elle est devenue, si
l’on peut dire, un objet de fiction.
Cette reconnaissance explicite de la fiction a pour effet
de prévenir ici toute transfictionnalité : se souvenir de
Rastignac « dans la Comédie humaine », ce n’est pas, ou ce
n’est pas seulement situer avec plus de précision un personnage cité en exemple illustre, c’est également – et peut-être
surtout – établir une barrière entre les mondes. On peut voir
cette barrière comme relevant d’abord des personnages, qui
l’instaureraient en quelque sorte pour eux-mêmes, c’està-dire pour leur propre conduite. Tous deux rêveurs, tous
deux incapables de réussir, Deslauriers et Frédéric veilleraient à choisir leurs modèles en dehors de la réalité, là où ils
sont assurés de ne jamais les rencontrer. La mention même
du titre de La comédie humaine, qui atteste que Deslauriers
connaît ses « classiques », serait en ce sens un appel
conscient à l’éloignement. C’est en tant qu’il est lointain que
Rastignac est convoqué ici, en tant qu’il relève déjà de l’illustration mémorable qu’il se présente à l’esprit didactique
de Deslauriers. Parce qu’ils se « souviennent » de Rastignac,
Frédéric et Deslauriers peuvent le tenir à distance, distance
qui serait même si grande, si manifestement soulignée, que
le héros de Balzac ne trouverait pas plus à s’inscrire dans la
fiction d’arrivée qu’il ne serait encore inscrit dans sa fiction
de départ ; son existence ne serait que référentielle, « classique » : comme tout un chacun, Frédéric et Deslauriers
Condition du personnage transfictionnel
351
puisent dans ce que Christophe Pradeau appelle le « répertoire des figures » (2005) pour y trouver des métaphores à
leur vie et des modèles à leurs actions. La fiction, en ce sens,
ne servirait pas tant à remplacer la réalité ou à en tenir lieu
qu’à l’éprouver ou à la mettre au défi de ses capacités : en
convoquant l’exemple de Rastignac, Deslauriers ne confondrait pas le réel et la fiction mais établirait, si l’on peut dire,
un programme, ou un barème : à charge, pour le réel, d’être
digne des meilleures fictions, et pour les deux jeunes gens de
se mesurer aux héros vertueux qui les font rêver. À moins,
bien sûr, de voir dans l’appel explicite au caractère fictif de
Rastignac une action tout inverse, c’est-à-dire un exemple de
bovarysme : plutôt que d’instaurer une distance entre le
monde de Rastignac et le leur, les deux jeunes héros, instruits
par la seule littérature, ne parviendraient pas à établir la
différence entre la réalité et la fiction. Ils annonceraient ainsi
au départ même de leur aventure l’échec qui les attend ou, si
l’on préfère, l’erreur dont ils ne se déprendront jamais : la vie
ne se passe pas comme dans les livres et c’est pour s’y tromper d’entrée de jeu qu’ils resteraient toujours en marge de
leurs rêves comme du monde qui est le leur. Ce bovarysme
agirait toutefois là aussi comme une barrière : non plus pour
séparer le monde idéal et inatteignable de Rastignac du
monde réel qu’habitent les deux amis, mais pour se séparer
eux-mêmes de ce monde.
La barrière que constitue la convocation de La comédie
humaine peut également être vue comme une manière pour
l’auteur de lutter contre la présence « effective » de Rastignac dans le Paris de L’éducation sentimentale. Renvoyé à sa
fiction et plus encore à son univers, le héros de Balzac ne
peut en effet être dans le roman de Flaubert cette figure que
les jeunes ambitieux que sont Lucien de Rubempré ou
Raphaël de Valentin voient graviter autour d’eux comme un
modèle de réussite ; il ne peut pas exister comme l’un des
maîtres incontestables du Paris de la monarchie de Juillet et
opérer en cela un nouveau « retour ». S’il nous est possible,
dans nos conversations, de faire appel à nos souvenirs de
Rastignac, d’Emma Bovary, de Don Quichotte ou de quelque
352
La fiction, suites et variations
autre être de fiction, c’est que nous savons qu’aucun jeu de
l’esprit, aucune illusion, aucune puissance d’évocation ne
peut les faire s’incarner dans le réel et croiser notre route.
L’auteur de fiction a ce loisir, et Flaubert, s’il avait voulu
entremêler les mondes (comme il avait entrevu, dans un scénario de Madame Bovary, de faire survenir à la conscience
du pharmacien Homais l’idée que son existence n’était
qu’une illusion, qu’elle était « le fruit d’une imagination en
délire, l’invention d’un petit paltoquet qu’[il aurait] vu naître
et qui [l’aurait] inventé pour [lui] faire croire qu’[il] n’existe
pas » – Flaubert, 1971 : 549), aurait pu faire de Rastignac un
personnage du Paris de L’éducation sentimentale, ne seraitce qu’en lui donnant un rôle de figurant. Mais cette présence
« réelle » (c’est-à-dire transfictionnelle) n’aurait pas été sans
danger : celui de faire s’effondrer les deux fictions comme
mondes crédibles, c’est-à-dire de renvoyer l’une et l’autre à
leur propre fictionnalité, à leur propre caractère ludique ou
illusoire. S’assurer que Rastignac ne puisse apparaître dans
le Paris de L’éducation sentimentale, qu’il ne dépasse pas
l’ordre de la référence ou de la citation, ce n’est pas seulement, pour Flaubert, « protéger » l’intégrité et le réalisme de
son roman, c’est également préserver ceux de la fiction balzacienne, c’est-à-dire veiller à ce que chacun des deux
mondes conserve son unité et sa logique propre et joue en
cela son rôle de fiction. Tout ce qui permet à Rastignac
d’exister et de valoir comme idéal – la force de l’individualité, la marche de l’histoire, l’intelligence active des institutions – est absent du monde de L’éducation sentimentale dont
la cohérence repose à l’inverse sur l’illusion de l’histoire,
l’absence de singularité, de perte et de gain, l’inanité de tout.
En ce sens, le héros de Balzac ne peut advenir dans le monde
de Flaubert qu’en tant qu’il est un être de fiction et le
demeure. De la même façon que le Monsieur Teste de Paul
Valéry ne pourrait exister dans la réalité plus de « quelques
quarts d’heure », Rastignac ne pourrait tenir, dans L’éducation sentimentale, plus de quelques instants, qui seraient ou
bien ceux de la contradiction du monde désenchanté mis en
scène par Flaubert ou bien ceux de son propre effondrement.
Condition du personnage transfictionnel
353
Frédéric et Rastignac ont beau être contemporains, habiter la
« même » ville, partager les mêmes ambitions et imaginer,
dans le but de les réaliser, de semblables stratégies, leur
rencontre annulerait leurs mondes respectifs et, partant, la
valeur même de leur fiction : le Paris de L’éducation sentimentale ne saurait accueillir les héros de Balzac sans les nier
ou sans se nier lui-même. Rappeler l’origine fictionnelle de
Rastignac, c’est donc, à la fois pour les personnages et pour
le roman lui-même, une façon de se protéger de sa présence
(et, en retour, le protéger de la fiction nouvelle).
LA DISTANCE DE LA MÉMOIRE
Il importe d’examiner plus avant le rôle de la mémoire
dans la barrière qui sépare les deux fictions, mémoire d’autant plus frappante que Flaubert crée pour ses personnages
un souvenir qu’il leur est, en tout réalisme, impossible
d’avoir. La transfictionnalité est certes un acte de mémoire
(le propre du personnage transfictionnel, comme du personnage intertextuel, est d’être un personnage conservé par la
mémoire), mais elle en est aussi la suppression. Pour exister
de façon transfictionnelle dans L’éducation sentimentale,
c’est-à-dire, littéralement, pour traverser les fictions, Rastignac aurait à quitter la mémoire d’où il est convoqué pour
habiter le même espace-temps que les autres personnages, de
la même façon qu’il existe dans les différents romans de La
comédie humaine, dont les intrigues sont en quelque sorte
toujours ouvertes les unes en regard des autres. Le personnage transfictionnel, en cela, est l’objet d’une tension presque insurmontable, à tout le moins fortement paradoxale :
c’est en tant qu’il est mémorable (lointain) qu’il est appelé à
une seconde existence, mais cette existence suppose en
même temps que toute distance soit supprimée.
Comment le personnage transfictionnel surmonte-t-il ce
paradoxe ou, plus exactement, comment ce paradoxe est-il un
aspect de son être ? Sans doute, tout personnage ou tout objet
de fiction peut-il migrer d’un monde à l’autre. Puisque dans
la fiction tout est possible, toutes les coprésences, tous les
354
La fiction, suites et variations
déplacements, toutes les « combinaisons » sont envisageables – et réalisables. Mais par-delà cette infinie possibilité
technique (et théorique), peut-on envisager que certains facteurs favorisent le « mouvement » ? Des facteurs non pas
extérieurs, comme la célébrité de tel ou tel récit ou la façon
dont il nous a été transmis, mais propres aux mondes fictionnels eux-mêmes, c’est-à-dire aux êtres et aux catégories
d’êtres qui les habitent.
S’il nous est loisible d’aller puiser dans toutes les fictions, force est de constater que certains personnages
voyagent mieux ou plus souvent que d’autres, que Madame
Bovary, par exemple, ou Don Quichotte, ou Robinson Crusoé
sont plus volontiers convoqués à de nouvelles occurrences
d’eux-mêmes que ne le sont Salammbô, le narrateur proustien ou la princesse de Clèves. On peut certes voir dans cette
préférence l’effet de la marque plus forte que ces personnages ont laissée, pour toutes sortes de raisons, sur notre
imaginaire, les significations plus nombreuses dont à nos
yeux ils sont investis ou simplement l’effet de leur renommée
plus grande. Mais ces explications n’éludent pas la question,
et d’une certaine manière la reconduisent, car si l’on peut
concevoir que la gloire de ces personnages contribue à leurs
nombreux « retours », au désir que nous avons de les faire
revivre, on peut également proposer que sans leur capacité à
se « déplacer », qui est aussi leur capacité à survivre à la
fiction dont ils sont issus, à exister en dehors du cadre et des
lieux qui sont les leurs, ces personnages n’habiteraient pas de
façon aussi forte notre mémoire.
Les raisons que nous avons de nous souvenir d’un personnage sont nombreuses. Elles varient selon le lecteur, bien
entendu, mais elles relèvent aussi de critères plus ou moins
objectifs, c’est-à-dire de valeurs partagées, qui nous font
nous attacher à certains types ou profils de héros davantage
qu’à d’autres. Pourrait-on proposer que le personnage transfictionnel répond à de tels critères, qui non seulement le
rendent mémorable mais aussi invitent le lecteur à le doter
d’une seconde vie ? Et quels seraient les traits ou les « qualités » du personnage à fort potentiel transfictionnel ? En
Condition du personnage transfictionnel
355
guise d’hypothèse, et à titre purement exploratoire, j’aimerais proposer l’idée suivante : la transfictionnalité serait
toujours plus ou moins la suite ou le prolongement d’une
étrangeté première. Contrairement à Salammbô, au Marcel
de la Recherche, à la princesse de Clèves, qui sont tous, au
sein des fictions qui les ont vu naître, en accord avec leur
milieu, qui y prennent place sans conflit préalable, Emma,
Don Quichotte et Robinson sont ce que l’on pourrait appeler
des êtres venus d’ailleurs. L’histoire même de ces personnages est celle d’individus « déplacés », au double sens du
terme, qui habitent le monde où ils évoluent comme des
étrangers ou comme des marginaux. Ces personnages agissent dans leur fiction d’origine comme s’ils venaient euxmêmes d’une autre fiction, comme si leur véritable histoire
était ailleurs et que c’était par erreur qu’ils se trouvaient
plongés dans le monde où il leur est demandé de vivre ou,
plus exactement, comme si le monde où ils se trouvaient
plongés et qu’il leur fallait affronter avait lui-même la qualité
d’une fiction. Entre ces personnages et la « réalité » qu’ils
découvrent dans l’étonnement, l’écart serait si grand qu’il se
donnerait à lire lui-même comme la distance entre deux
mondes. Il permettrait surtout à ces personnages de ne
jamais appartenir entièrement au monde où se déroule leur
histoire, d’être intrinsèquement ou originellement « mobiles », et par là mémorables.
L’exemple qui vient à l’esprit pour ce type de qualité et
de pouvoir est celui des personnages balzaciens, qui agissent
presque toujours comme si leur histoire, entamée ailleurs ou
déviée de son cours, se poursuivait au hasard de ce qui en
était capté. Cet effet de continuité (ou de poursuite) tient en
grande partie au passé hors scène que Balzac confère de
façon marquée à ses personnages, qui presque tous, à
l’image de Mme Vauquer dans Le père Goriot, ont eu « des
malheurs » que l’on ne connaît pas ou jamais entièrement et
qui renvoient sinon à un autre monde, du moins à une autre
configuration du monde. Il tient aussi bien sûr au procédé du
« retour des personnages », procédé qu’on a l’habitude de
voir comme l’un des modes du réalisme de La comédie
356
La fiction, suites et variations
humaine – qui se verrait grâce à lui renforcé comme monde,
c’est-à-dire comme monde émulant le réel et sa continuité –,
en oubliant que si le retour des personnages procure à
l’univers balzacien une sorte de force surplombante, comme
si chaque histoire en particulier était régie par une fiction
plus grande à laquelle nous ne pouvons accéder qu’indirectement ou dont nous n’aurions que les échos partiels et
diffractés, il a aussi pour effet de donner aux protagonistes
une sorte d’« indépendance ontologique1 » en regard de la
fiction déployée, comme s’ils la dépassaient ou la débordaient. L’attention presque exclusive que la critique a accordée à l’état civil des personnages de Balzac, la plupart du
temps pour y voir une forme de lourdeur ou de raideur, nous
a peut-être détournés de cette qualité qui est la leur de
renvoyer non pas, ou non pas seulement, à une fiction univoque et « lisible », mais aussi à ce qu’on pourrait appeler
une fiction occulte (ou « officieuse », pour employer un
terme balzacien) dont le propre serait de s’offrir comme
arrière-plan ou comme arrière-monde, de suggérer la
secondarité de ce qui apparaît comme premier.
LA SECONDARITÉ DU PERSONNAGE TRANSFICTIONNEL
Cette double fictionnalité du personnage qui semble
venu d’un autre récit, ou avoir en réserve un autre récit,
trouve sans doute son expression la plus frappante chez cette
catégorie de personnages qu’on appelle communément
« secondaires » et dont la nature a été jusqu’à ce jour assez
peu étudiée. Dans un article récent qu’elle lui consacre,
Tiphaine Samoyault attire notre attention sur la dualité du
personnage secondaire, qu’elle propose de voir comme un
être en marge non pas seulement de l’intrigue, mais de la
fiction elle-même, c’est-à-dire du monde créé par la fiction,
où sa présence fugitive relèverait de l’accidentel ou du
surcroît :
1. Pour utiliser l’expression de François Ricard (2003 : 74).
Condition du personnage transfictionnel
357
Les romans comme nos vies sont peuplés de ces
figures de passage […] qui sont les protagonistes
d’autres récits ou d’autres existences que nous ignorons, que nous laissons passer. Il nous arrive même
parfois de nous éprouver nous-mêmes comme personnages secondaires, dans une ville étrangère, en
se trompant de train, en surprenant une conversation, en lisant une lettre qui ne nous est pas destinée : nous apparaissent soudain – et c’est une joie
mêlée d’un peu d’inquiétude – tous les possibles
ouverts par ce changement d’orientation, si celui-ci
se révélait définitif (2005 : 43).
En ce sens, ce serait, selon Samoyault, la différence entre
le passager et le définitif qui distinguerait le personnage
secondaire du protagoniste :
L’indifférence [des personnages secondaires] – celle
qu’on leur témoigne et celle qu’ils manifestent en ne
s’impliquant pas – viendrait d’un sentiment d’appartenance à un univers plus grand, qui déborderait
le cadre du monde fictionnel. Ils seraient les
représentants d’un contre-champ immense, aux
promesses innombrables. Leur apparition provisoire
ne serait que le signe de leur disparition certaine,
leur retour au lieu dont ils sont venus. Les protagonistes, eux, ne retournent pas. Totalement absorbés
par la fiction où ils sont entrés, ils y vivent et
meurent, sans pouvoir être récupérés (2005 : 48).
Certes, les personnages secondaires sont rarement mémorables : dès lors que l’on se souvient d’eux, c’est qu’ils ne
sont déjà plus tout à fait secondaires, qu’ils ont suffisamment
intégré la fiction où ils figurent pour y être davantage que de
« passage ». Les nombreux camarades de Frédéric, à cet
égard, seraient moins des personnages secondaires de L’éducation sentimentale que des protagonistes. Correspondrait
mieux à la définition du personnage secondaire la femme (ou
les femmes, puisque Flaubert use ici d’un pluriel itératif) qui,
aux relais de poste où s’arrête la diligence de Frédéric, lors
de son retour de Nogent à Paris, se trouve invariablement
358
La fiction, suites et variations
debout sur le seuil de la porte, regardant la voiture repartir en
abritant de sa main une chandelle (Flaubert, 1985 : 155-156),
et dont la fonction de simple figurante donne à lire un
arrière-monde plus profond et plus mystérieux que ne le font
les amis de Frédéric, déjà fortement saisis par l’intrigue en
cours. Oubliés presque aussitôt qu’ils disparaissent, renvoyés
« au lieu dont ils sont venus », les personnages secondaires
et plus encore les figurants sembleraient, par définition,
avoir peu de chance de migrer vers d’autres fictions, être
exclus de ce qui serait l’une des conditions (ou du moins
l’une des conditions favorables) de la transfictionnalité.
Cependant, par la liberté qui est la leur de « retourner », ou
par le fait qu’ils ne sont jamais entièrement là, par cet
allègement dont ils sont nativement dotés et qui les dispense
de toute charge dans l’histoire des protagonistes, ils nous
permettent peut-être de mieux comprendre les principes qui
régissent le passage, pour un personnage, d’une fiction à une
autre. Car ces êtres qui semblent venir d’une autre fiction,
ou, encore une fois, qui semblent tenir en réserve une autre
fiction (comme si leur tour n’était pas encore arrivé d’avoir
leur histoire et, par elle, de donner naissance à un monde)
possèdent une qualité qui échappe aux protagonistes et qui
est peut-être celle que nous cherchons à donner à ces derniers
lorsque nous les faisons revivre dans d’autres fictions : celle
d’avoir un avenir, c’est-à-dire un potentiel inentamé ou à
peine entamé, lié au fait que ni leur histoire ni leur monde ne
sont encore advenus.
Cet avenir, bien sûr, ne doit pas être confondu avec ce
qu’on peut appeler un avenir critique : ce sont au contraire
les personnages mémorables, ceux dont la densité sémantique a trouvé à pleinement s’épanouir qui jouissent d’une
telle fortune, fortune dont le prix est de les priver de toute
virtualité ou d’y faire obstacle, car si l’on peut donner à
Madame Bovary toutes les secondes vies imaginables, ces
existences nouvelles ne peuvent entamer la densité du personnage tel que Flaubert l’a livré à notre souvenir. C’est
autour de cet enjeu hautement paradoxal que se jouerait peutêtre la transfictionnalité, qui serait le moyen ou la tentative
Condition du personnage transfictionnel
359
de resoumettre le personnage mémorable à sa virtualité perdue, de lui insuffler une seconde vie, de lui redonner toutes
ses chances.
Mais comment redonner à un personnage la virtualité
qu’il a perdue (ou qu’il n’a jamais eue en tant que protagoniste) sans le « dénaturer », sans le faire autre que l’être
« plein » pour lequel il est mémorable ? Ce n’est pas un
hasard si les suites, romanesques ou autres, qui mettent en
scène des héros plutôt que des personnages secondaires (par
exemple, Cossette plutôt que Berthe Bovary ou Mme Homais2) créent chez les lecteurs davantage d’émoi ou simplement d’inquiétude que celles de personnages considérés
moins centraux. La mémoire du lecteur est certes plus
perturbée de devoir s’ajuster aux nouvelles aventures de
Cossette, personnage fortement défini, qu’à celles de la fille
d’Emma Bovary, dont il avait au départ peu à retenir. Même
si le nouveau récit lui est proposé comme un jeu, c’est à une
perte qu’il est confronté, car le protagoniste ne peut avoir de
seconde vie que si la première s’efface ou s’allège, ne peut
atteindre à la virtualité du personnage mobile, libre encore
de son histoire, que s’il se vide du plein sémantique dont il
était chargé, autrement dit que si cela même qui le rendait
mémorable – l’impossibilité de tout retour et l’humaine
condition qui accompagne une telle situation – s’évanouit.
Les êtres de fiction qui habitent notre mémoire peuvent
voyager autant que nous le souhaitons, mais les personnages
qu’ils sont par ailleurs ne peuvent se soumettre aussi facilement à nos désirs. Les transposer, tout mémorables soientils, dans un autre monde, c’est mettre en péril leur identité,
ce que le pharmacien Homais, dans l’éclair de lucidité que
Flaubert lui avait prêté le temps d’un scénario, avait pressenti
avec effroi, ou que le Phèdre et le Socrate de Valéry, dans le
dialogue d’Eupalinos, résument en ces termes : « tout ce que
nous venons de dire est aussi bien un jeu naturel du silence
de ces enfers, que la fantaisie de quelque rhéteur de l’autre
monde qui nous a pris pour marionnettes ! » (1960 : 147).
2. Voir Benoit-Jeannin (1991), Jean (1991) et Monod (1987).
360
La fiction, suites et variations
L’effet de marionnette est ce que risque tout protagoniste
lorsqu’il est dévoyé de sa fiction, lorsqu’il quitte le monde
qui l’a rendu mémorable pour tenter l’aventure d’une
nouvelle vie ou, plus exactement, lorsqu’on lui fait quitter le
monde qui l’a rendu mémorable pour le soumettre à une
nouvelle vie.
Pour les personnages dont on pourrait proposer qu’ils
représentent eux-mêmes l’idée d’un ailleurs (Don Quichotte,
Robinson, Emma), cette nouvelle errance pourrait sembler
plus naturelle et presque destinée, mais elle n’en demeure
pas moins problématique, puisque c’est aussi l’« emprisonnement » de ces héros qui les a rendus mémorables, l’espèce
de fin de parcours ou de non-recevoir qu’ils ont subie dans
leur vie d’origine qui leur a conféré le sens et le prix que
nous leur donnons (ce n’est peut-être pas un hasard si Robinson, à cet égard, est plus « libre », c’est-à-dire plus volontiers
convoqué à de nouvelles vies que bien d’autres personnages
mémorables : ayant survécu aux longues années passées sur
son île, il est par excellence le personnage du retour). La
transfictionnalité est en cela un jeu étonnant : elle dit notre
attachement aux personnages qui nous ont marqués, mais en
fait des êtres ouverts, prêts à tous les revirements ; elle se
nourrit de leur étrangeté mais nous les rend familiers en suspendant la distance par laquelle ils sont venus jusqu’à nous ;
elle suppose une vie accrue (on peut reconnaître ces personnages ailleurs que « chez eux », les suivre dans de nouvelles
aventures, les doter de parole, les contenir dans un corps qui
voyage) mais en est aussi la contestation, ou le doute, ou le
vacillement.
Condition du personnage transfictionnel
361
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NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES
Daniel ARANDA est agrégé de lettres et docteur en littérature
générale et comparée. Maître de conférences (9e section) à l’Université de Nantes, il enseigne les techniques d’expression et de
communication à l’I.U.T. de La Roche-sur-Yon. Sa recherche porte
sur le personnage de récit. Ses réflexions sur les personnages
récurrents ont été publiées dans diverses revues (Poétique, Cahiers
naturalistes, Revue d’histoire littéraire de la France, etc.). Membre
du Centre de recherche Éducation-Cultures (CREC), il s’interroge
également sur l’« orphelin littéraire », soit la manière dont la
littérature représente et utilise les personnages d’orphelins et
d’enfants trouvés.
René AUDET est professeur au Département des littératures de
l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada
en littérature contemporaine. Chercheur membre du Centre de
recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et membre du conseil de direction du Groupe de
recherche Fabula, il travaille sur la poétique du recueil (Des textes
à l’œuvre, Nota bene, 2000), sur la nouvelle et l’essai, et s’intéresse
plus particulièrement à la dialectique entre narrativité et fictionnalité en littérature contemporaine. Il a publié en codirection Frontières de la fiction (Nota bene, 2002) et le volet littéraire du diptyque La narrativité contemporaine au Québec (Presses de
l’Université Laval, 2004), ainsi que le dossier « Actualités du
récit » (revue Protée, 2006).
Stéphane BENASSI est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lille 3 (France). Il
est membre du Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire
en information et communication (GERIICO) de la même université. Ses recherches actuelles portent principalement sur les fictions télévisuelles, l’esthétique populaire ainsi que sur l’évolution
historique et transmédiatique des processus narratifs du récit
364
La fiction, suites et variations
populaire à suite. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Séries
et feuilletons T.V. Pour une typologie des fictions télévisuelles
(Céfal, 2000) et il a codirigé avec Alphonse Cugier Le montage :
état des lieux réel(s) et virtuel(s) (L’Harmattan, 2003).
Anne BESSON, ancienne élève de l’ENS Fontenay, agrégée de lettres modernes, docteur en LGC, est maître de conférences à l’Université d’Artois (Arras). Elle est l’auteure de D’Asimov à Tolkien,
cycles et séries en littérature de genre (CNRS Éditions, 2004) et
d’articles sur les ensembles romanesques, la science-fiction et la
fantasy. Elle assume par ailleurs des responsabilités associatives,
notamment au sein de l’association Modernités médiévales.
Marie BLAISE est maître de conférences et directrice de recherches
en littératures comparées à l’Université Paul-Valéry, Montpellier
III. Elle est l’auteure de Terres gastes. Fictions d’autorité et mélancolie (Presses de l’Université Paul-Valéry, 2005), de plusieurs
ouvrages collectifs et numéros de revue, dont Romantisme no 117,
Paysages de la mélancolie (Sedes, 2001), « La conversion » dans
La Manchette, no 3, UM3, 2004, Melancholia, UM3, 1999 et,
actuellement sous presse, « Les écritures de l’histoire » dans
Cartes blanches, no 3, juin 2007. Elle codirige actuellement, avec
Pierre Citti, la réalisation d’une anthologie de textes d’écrivains sur
les fictions d’histoire littéraire (publication prévue fin 2007) et
dirige le programme de recherches « Histoire et théorie de la littérature » du Centre Romantiques et Dixneuviémistes (C.E.R.D.) de
l’Université de Montpellier III. Elle est en outre l’auteure d’une
cinquantaine d’articles, parus dans des revues universitaires, nationales et
internationales, portant sur la mélancolie, la question de l’autorité et de ses
représentations à travers les fictions auctoriales et l’histoire littéraire. Ses
champs de recherche sont, essentiellement, le Moyen Âge et le
XIXe siècle dans les rapports qu’ils entretiennent du point de vue de
la genèse des formes, ainsi que les liens entre psychanalyse,
littérature et esthétique, essentiellement autour de la question de la
mélancolie.
Mélanie CARRIER a complété une maîtrise en études littéraires à
l’Université Laval, où elle travaille actuellement comme adjointe
au coordonnateur du Centre de recherche interuniversitaire sur la
littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Dans son mémoire,
elle propose une analyse fondée sur la sémiotique et les théories de
Notices biobibliographiques
365
la fiction du monde de la Cité dans une lecture comparée de huit
albums de Marc-Antoine Mathieu. Ses recherches actuelles portent
sur l’évolution de la bande dessinée québécoise.
Jean-François CHASSAY est professeur au Département d’études
littéraires de l’Université du Québec à Montréal depuis 1991. Il a
été codirecteur de la revue Spirale (1986-1992) et directeur de la
revue Voix et Images (1999-2002). Chroniqueur littéraire pendant
plusieurs années à la radio de Radio-Canada, auteur d’une centaine
d’articles scientifiques, il a aussi publié une douzaine de livres :
essais, anthologie, bibliographies, romans. Parmi les plus récents :
Imaginer la science (un essai, Liber, 2003), Le scientifique, entre
Histoire et fiction (une bibliographie commentée, La science se
livre, 2005), Les taches solaires et Laisse (deux romans, Boréal,
2006 et 2007). Il a remporté en 2003 le grand prix d’excellence en
recherche du réseau de l’Université du Québec.
Isabelle DAUNAIS est professeure au Département de langue et
littérature françaises de l’Université McGill, où elle dirige une
équipe de recherche sur les « arts du roman » (XIXe-XXe siècle). Ses
travaux portent sur le roman moderne et le personnage romanesque
(Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Presses
de l’Université de Montréal et Presses universitaires de Vincennes,
2002).
Isabelle DOUCET poursuit des études de troisième cycle à l’Université Laval, en études littéraires. Sous la direction de monsieur
Richard Saint-Gelais, elle a complété un mémoire de maîtrise sur
l’innovation formelle en science-fiction contemporaine et rédige
actuellement une thèse intitulée Les corps composés : complexités
des formes polytextuelles en fiction narrative. Il s’agit d’une poétique des formes narratives polytextuelles dans la perspective des
théories de la complexité.
Irène LANGLET est maître de conférences HDR en littérature
comparée à l’Université Rennes 2 et membre du Groupe Phi au
CELAM de cette université. Ses travaux portent sur l’essai littéraire (thèse en 1995, articles, journée d’études à la Bibliothèque
nationale de France en 2006) et la science-fiction contemporaine
(travaux les plus récents : co-organisation du Mois de la SF à
l’École normale supérieure en mai 2006 ; La science-fiction.
366
La fiction, suites et variations
Lecture et poétique d’un genre littéraire, Armand Colin, 2006).
Professeure associée à l’Université Laval, elle est aussi membre
correspondante du Centre de recherche interuniversitaire sur la
littérature et la culture québécoises (CRILCQ).
Françoise LAVOCAT, agrégée de lettres et ancienne élève de l’École
normale supérieure, est professeure de littérature comparée à l’Université Paris 7 Denis Diderot (www.diderotp7.jussieu.fr/clam). Elle
est membre de l’Institut universitaire de France. Elle a notamment
publié Arcadies malheureuses, aux origines du roman moderne
(Champion, 1998) et La syrinx au Bûcher, Pan et les satyres à la
Renaissance et à l’âge baroque (Droz, 2005). Elle s’intéresse
actuellement aux théories de la fiction et aux univers fictionnels
aux XVIe et XVIIe siècles. Dans cette optique, elle a dirigé, seule ou
en collaboration, Usages et théories de la fiction. Le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens, XVI-XVIIIe siècles (Presses
universitaires de Rennes, 2004), La fabrique du personnage
(Champion, 2007), Fictions du diable, démonologie et littérature
de saint Augustin à Léo Taxil (Droz, 2007), La théorie des mondes
possibles et l’analyse littéraire (à paraître).
Matthieu LETOURNEUX est maître de conférences en littérature à
l’Université Paris X. Ses travaux portent sur les cultures populaires
et les cultures de jeunesse auxquelles il a consacré un grand
nombre d’articles. Il a réalisé chez Robert Laffont (Bouquins) les
éditions des œuvres d’Emilio Salgari et de Gustave Aimard, ainsi
que le premier volume des Mystères du peuple d’Eugène Sue. Il a
codirigé avec Pierre Brunel et Frédéric Mancier le Dictionnaire des
mythes d’aujourd’hui (Éditions du Rocher, 1999) et prépare avec
Jean-Yves Mollier une étude consacrée à la maison d’édition Jules
Tallandier.
Denis MELLIER est professeur à l’Université de Poitiers où il enseigne la littérature comparée et le cinéma. Il dirige l’équipe Esthétiques comparées du laboratoire Forrell et est directeur de publication de la revue Otrante. Il a notamment publié L’écriture de l’excès
(Champion, 1999), Textes fantômes, fantastique et autoréférence
(Kimé, 2001), Les écrans meurtriers, essais sur les scènes spéculaires du thriller, (Céfal, 2002). Il a récemment dirigé le numéro de
La Licorne intitulé « Métaphores d’époques, 1985-2000 », ainsi
Notices biobibliographiques
367
que le numéro d’Otrante consacré à « Jules Verne et la veine
fantastique » (Kimé, 2005).
Andrée MERCIER est professeure au Département des littératures à
l’Université Laval et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Elle
fait également partie du groupe ASTER dédié à l’analyse sémiotique de textes religieux et littéraires. Ses travaux de recherche
récents, qu’elle mène avec Frances Fortier de l’Université du
Québec à Rimouski, portent sur la narrativité contemporaine et,
plus particulièrement, sur les questions de vraisemblance et d’autorité narrative dans le roman.
Sophie RABAU est maître de conférences à l’Université de Paris 3 –
Sorbonne Nouvelle, membre du Centre sur les littératures antiques
et modernes (Université de Paris 7) et du Groupe Fabula. Elle a
notamment publié Fictions de présence. La narration orale dans le
texte romanesque (Champion, 2000), L’intertextualité (GFFlammarion, 2003) et coédité avec Marc Escola La case blanche.
Théorie littéraire et possible d’écriture (Presses universitaires de
Reims, 2005). Ses travaux actuels portent sur le rapport entre la
fiction et la philologie, notamment sur l’invention de l’auteur
antique, sujets sur lesquels elle a écrit une dizaine d’articles.
Marie-Laure RYAN est chercheuse indépendante d’origine de
Genève, établie au Colorado. Ses champs d’intérêt sont la narratologie, la théorie de la fiction et la culture numérique. Elle est
l’auteure de Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative
Theory (Indiana University Press, 1991), Narrative as Virtual Reality : Immersion and Interactivity in Literature and Electronic
Media (Johns Hopkins, 2001) et Avatars of Story (University of
Minnesota Press, 2006). Elle a aussi édité Narrative Across Media
(University of Nebraska Press, 2004) et coédité Routledge Encyclopedia of Narrative Theory (Routledge, 2005). Certains de ses
articles
sont
disponibles
sur
son
site
Internet :
http://lamar.colostate.edu/~pwryan.
Richard SAINT-GELAIS est professeur au Département des littératures de l’Université Laval. Il est spécialiste du nouveau roman, du
roman policier et de la science-fiction. Ses travaux s’inscrivent
dans le champ des théories de la fiction et de la lecture. Il a
368
La fiction, suites et variations
notamment fait paraître Châteaux de pages. La fiction au risque de
sa lecture (Hurtubise HMH, 1994) et L’empire du pseudo.
Modernités de la science-fiction (Nota bene, 1999). Il prépare actuellement un ouvrage sur le trompe-l’œil en littérature.
Nicolas XANTHOS est professeur de littérature et de sémiotique au
Département des arts et lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi. Ses recherches portent sur le dialogue romanesque, la
narrativité et la littérature française contemporaine. Sur ces questions et sur d’autres questions sémiotiques, il a publié plusieurs
articles notamment dans Littérature, Voix et Images, Australian
Journal of French Studies, RSSI, Protée, dont il a codirigé en 2006,
avec René Audet, le numéro double « Actualités du récit. Pratiques,
théories, modèles », et dans Tangence, dont il a dirigé le récent
numéro « Art et avatars de la conversation ». Il fera paraître chez
Nota bene en 2007 un essai sur l’indice et le récit dans le roman
policier. Il est l’actuel directeur de la revue Protée. Il est membre
régulier du centre de recherches Figura et membre associé du
Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture
québécoises (CRILCQ).
TABLE DES MATIÈRES
CONTOURS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ
Richard Saint-Gelais
5
MATRICES DISCURSIVES
« ET PERCEVAUS REDIT TOT EL ».
TRANSLATIO MÉDIÉVALE
ET TRANSFICTIONNALITÉS MODERNES
Marie Blaise
29
TRANSFICTIONNALITÉ
EN RÉGIME NON NARRATIF
Irène Langlet
51
LE RÉCIT DE GENRE
COMME MATRICE TRANSFICTIONNELLE
Matthieu Letourneux
71
STEAMPUNK. TRANSFICTIONNALITÉ
ET IMAGINAIRE GÉNÉRIQUE
(LITTÉRATURE, BANDES DESSINÉES, CINÉMA)
Denis Mellier
SPIN-OFF ET CROSSOVER.
LA TRANSFICTIONNALITÉ COMME FIGURE ESTHÉTIQUE
DE LA FICTION TÉLÉVISUELLE
91
111
Stéphane Benassi
LA TRANSFICTIONNALITÉ DANS LES MÉDIAS
Marie-Laure Ryan
131
370
La fiction, suites et variations
SPIRALES ET RÉFLEXIVITÉS
TRANSFICTIONNALITÉ, MÉTAFICTION
ET MÉTALEPSE AUX XVIE ET XVIIE SIÈCLES
Françoise Lavocat
157
LE CYCLE OBJET DU CYCLE.
TRANSFICTIONNALITÉ ET RÉFLEXIVITÉ
CHEZ WILL SELF ET ANTOINE VOLODINE
Anne Besson
179
HUGO VERNIER OU L’ART DE REVENIR.
ÉTUDE D’UN CAS
DE TRANSFICTIONNALITÉ OULIPIENNE
Isabelle Doucet
199
« LA CITÉ » DE MARC-ANTOINE MATHIEU.
PERMANENCE ET INCONSISTANCE
D’UN UNIVERS DE FICTION
Mélanie Carrier
215
LES RETOURS DE SAINT-ALDOR.
TRANSFICTIONNALITÉ ET POÉTIQUE
CHEZ GAÉTAN SOUCY
Nicolas Xanthos
231
MYTHES, FIGURES, PERSONNAGES
PERSONNAGE RÉCURRENT
ET TRANSFICTIONNALITÉ
Daniel Aranda
251
DE LA BIBLE À LA LITTÉRATURE.
FICTIONNALISATION DE NOÉ
CHEZ CAILLOIS ET SUPERVIELLE
Andrée Mercier
275
TRANSFICTIONNALITÉ D’HOMÈRE
Sophie Rabau
291
Table des matières
371
L’ATTRACTION ENTRE DEUX CORPS EST
PROPORTIONNELLE AU PRODUIT DE LEURS MASSES
ET INVERSEMENT PROPORTIONNELLE AU CARRÉ
DE LEUR DISTANCE. L’INTERPRÉTATION
DU PHÉNOMÈNE PAR MARCEL GOTLIB
DANS LA RUBRIQUE-À-BRAC
Jean-François Chassay
311
POURSUIVRE, REPRENDRE.
ENJEUX NARRATIFS DE LA TRANSFICTIONNALITÉ
René Audet
327
CONDITION DU PERSONNAGE TRANSFICTIONNEL
Isabelle Daunais
349
NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES
363
Révision : Isabelle Bouchard
Copiste : Aude Tousignant
Composition et infographie : Isabelle Tousignant
Conception graphique : Antoine Tanguay et KX3 Communication
Diffusion pour le Canada : Gallimard ltée
3700A, boulevard Saint-Laurent, Montréal (Qc), H2X 2V4
Téléphone : (514) 499-0072 Télécopieur : (514) 499-0851
Distribution : SOCADIS
Diffusion pour la France et la Belgique :
DNM (Distribution du Nouveau-Monde)
30, rue Gay-Lussac, 75005, Paris
France
site : http://www.librairieduquebec.fr
Téléphone : (33.1) 43.54.49.02 Télécopieur : (33.1) 43.54.39.15
Éditions Nota bene
1230, boul. René-Lévesque Ouest
Québec (Qc), G1S 1W2
mél : [email protected]
site : http://www.notabene.ca
ACHEVÉ D’IMPRIMER
CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR INC.
CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC)
EN AOÛT 2007
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS NOTA BENE
Ce livre est imprimé sur du papier silva enviro blanc 100 % recyclé.
Dépôt légal, 3e trimestre 2007
Bibliothèque nationale du Québec