YAMA/YIMA - Avestan Digital Archive

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YAMA/YIMA - Avestan Digital Archive
The character named « Twin » is unique in being the only figure
in human mythology to be incontestably common to India and Iran
(Sanskrit Yamá, Avestan Yima). Although their story is in both cases set
during the earliest period of humanity, each represents a different type of
original hero, the variation bordering on inversion. Yama is the first man
and the first deceased person who became king of the abode of souls,
whilst Yima sets himself the task of assuring and safeguarding, as far as
possible, the immortality of beings living on earth.
The conference, held on the 9th and 10th of June, 2011 at the Collège de
France and organised by the Chair of Langues et religions indoiraniennes, aimed at envisaging the character in all its diversity, from
India to Persia by way of Central Asia and Nouristan, from the Rigveda
to the Book of Kings by way of the Avesta.
S. AZARNOUCHE,
G. FUSSMAN,
A.M.
C. REDARD
QUAGLIOTTI
S. AZARNOUCHE,
C. REDARD
G.S.FUSSMAN,
AZARNOUCHE,
A.M. QUAGLIOTTI
C. REDARD
Le personnage qui a pour nom « Jumeau » présente la particularité
exceptionnelle d’être la seule figure de la mythologie humaine incontestablement commune à l’Inde et à l’Iran (sanskrit Yamá, avestique Yima).
Mais si leur histoire se situe pareillement aux premiers temps de l’humanité, chacun représente un type différent de héros des origines, de telle
sorte que la variation confine à l’inversion. Yama est le premier homme et
le premier mort devenu roi du séjour des âmes, tandis que Yima se donne
pour tâche d’assurer et de sauvegarder autant que possible l’immortalité
des êtres vivant sur la terre.
Le séminaire organisé les 9 et 10 juin 2011 au Collège de France par la
chaire de Langues et religions indo-iraniennes avait pour but d’envisager
le personnage dans toute sa diversité, de l’Inde à la Perse en passant par
l’Asie Centrale et le Nouristan, du Rigveda au Livre des rois en passant
par l’Avesta.
YAMA/YIMA
SUR LA
MYTHIQUE
VARIATIONS
INDO-IRANIENNES
SUR
LA GESTEINDO-IRANIENNES
MYTHIQUE/Variations
on GESTE
the
Indo-Iranian
Myth of Yama/yima
The early
iconography
ofVARIATIONS
Avalokiteśvara/L’iconographie
ancienne
d’Avalokiteśvara
VARIATIONS
INDO-IRANIENNES
SUR LA GESTE MYTHIQUE/Variations
on the Indo-Iranian
Myth of Yama/yima
The
early iconography
of Avalokiteśvara/L’iconographie
ancienne
d’Avalokiteśvara
fasc.
fasc. 81
80
Publications
Publications
l’I.C.I.
de l’I.C.I.
Publications
de de
l’I.C.I.
Publications
Publications
de
de l’I.C.I.
l’I.C.I.
fasc.
8181 fasc. 80
fasc.
COLLÈGE DE FRANCE
2012
2012
2012
2012
PUBLICATIONS DE L’INSTITUT DE CIVILISATION INDIENNE
Diffusion De Boccard
COLLÈGE DEPARIS
FRANCE
fascicule 81
PUBLICATIONS DE L’INSTITUT DE CIVILISATION INDIENNE
Diffusion De Boccard
PARIS
fascicule 81
YAMA/YIMA
YAMA/YIMA
VARIATIONS
INDO-IRANIENNES
SUR LA GESTE MYTHIQUE
VARIATIONS INDO-IRANIENNES
SUR LA GESTE
* MYTHIQUE
* Indo-Iranian
Variations on the
Myth of Yama/Yima
Variations on the Indo-Iranian Myth
of AZARNOUCHE
Yama/yima et Céline REDARD
Ouvrage édité par Samra
Ouvrage édité par Samra AZARNOUCHE et Céline REDARD
TABLE DES MATIÈRES
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Table des planches. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jean Kellens. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Miguel A
Ì ngel Andrés-Toledo. Yamaśeda and Astiguhādayama . . . . . . .
Samra Azarnouche. Le séjour de Jam en enfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alberto Cantera. Yima, son vara- et la daēnā mazdéenne . . . . . . . . . . . . .
Gérard Fussman. Qu’y a-t-il dans un nom : Imrā au Nouristan . . . . . . . .
Frantz Grenet. Yima en Bactriane et en Sogdiane : nouveaux documents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Charles Malamoud. Yama, Yamı̄ et les diverses manières de former une
paire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Antonio Panaino. The Triadic Symbolism of Yima’s vara- and Related
Structures and Patterns. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Georges-Jean Pinault. Sur l’hymne védique dialogué de Yama et Yamı̄
(RV X.10) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Éric Pirart. Les enfants que sa sœur lui donna . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Céline Redard. L’oiseau Karšiptar (V 2.42) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Audrey Tzatourian. Notion d’espace dans le Vı̄dēvdād . . . . . . . . . . . . . . .
Summary . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Index général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Index verborum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Index locorum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Planches hors-textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
9
11
17
29
45
67
83
95
111
139
179
193
207
219
225
229
235
241
Yima, son vara- et la daēnā mazdéenne
Alberto Cantera
(Université de Salamanque)
L’histoire et les conséquences du refus de Yima à la proposition faite
par Ahura Mazdā dans le deuxième fragard du Vı̄dēvdād (V2) sont bien
connues. Pourtant, le contenu réel de la proposition rejetée (celle de
devenir mùrùtō bùrùtaca daēnaiiāi) et les raisons du rejet sont encore
disputés. L’interprétation la plus fréquente est que Yima n’a pas accepté
la fonction sacerdotale (mémoriser et porter la religion mazdéenne), et
qu’à son tour Ahura Mazdā lui a proposé d’accepter la fonction de roi.
Cette explication est fondée sur la compréhension de daēnā comme
« religion », mais l’interprétation de ce mot a été profondément bouleversée pendant ces dernières années, notamment dans plusieurs travaux
de J. Kellens (1994a ; 1994b, 1995, 1990). À la lumière de ceux-ci, une
révision de l’interprétation du refus de Yima s’imposait. Elle a été
entreprise par J. Kellens lui-même et plus récemment par A. Panaino.
Selon le premier, la daēnā refusée par Yima représente « les techniques
rituelles ... qui assurent à chacun de ceux qui les reproduisent l’immortalité posthume de son uruuan et de sa daēnā » (Kellens 1997-1998, 760).
Selon Panaino (2012, sous presse), Yima aurait rejeté l’union avec sa
propre daēnā après la mort. Aucune de ces deux interprétations n’a
essayé d’établir un lien entre le refus de Yima et les conséquences de cet
acte : une immortalité limitée dans le temps, instaurée sur la terre et, à sa
suite, la construction du vara-. Cependant, l’histoire du V2 est parfaitement cohérente. Yima se refuse (par incapacité) à utiliser une technique
rituelle qui assure l’immortalité après la mort dans le monde des dieux. Il
est donc à la recherche de l’endroit qui accueillera les créatures pour
lesquelles il a obtenu l’immortalité : d’abord, la terre et, après l’échec, le
vara-. La comparaison avec le récit védique du valá- va nous permettre de
comprendre le lien étroit qui existe entre l’incapacité de Yima à être le
porteur de la daēnā et son rôle de constructeur du vara-.
L’expression m r tō b r taca daēnaiiāi
Comprendre ce que Yima a refusé présente plusieurs difficultés. Les
deux problèmes fondamentaux sont les suivants :
46 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
1. L’analyse de mùrùtō bùrùtaca est problématique, puisque les deux
mots coordonnés ne semblent pas avoir la même forme grammaticale.
2. L’interprétation de la daēnā est un problème paradigmatique de
l’herméneutique avestique.
Comme Panaino (2012, sous presse) a examiné les différentes solutions apportées pour le premier problème, je me limiterai ici à quelques
observations qui me paraissent révélatrices. Selon les solutions traditionnelles, les mots mùrùtō bùrùtaca dérivent respectivement des racines mar
« mémoriser, réciter à voix basse » et bar « porter » avec différentes
interprétations grammaticales :
1. deux infinitifs (locatifs d’un thème en -i) (Bartholomae 1904, 958,
1173) : « sois prêt à mémoriser et porter la daēnā » (ou en allemand
[Wolff] : « Stelle dich bereit ... meine Religion zu bewahren und
zuhegen ») ;
2. un participe déponent et un nomen agentis (Darmesteter 1892, 20) :
« comme étudiant et porteur de ma loi » ;
3. deux noms d’agent (Benveniste 1948, 24sq.) : « gardeur (en
mémoire) et propagateur de la religion ».
Panaino a rompu l’uniformité étymologique des interprétations antérieures en rejetant les racines mar- « mémoriser » et bar- « porter ». Il
propose trois alternatives :
1. Deux participes passés mortuus oblatusque daēnae ‘‘mort et donné
en offrande à la daēnā’’. Selon cette analyse, une correction de
bùrùtaca en bùrùtasca serait nécessaire.
2. Dans la deuxième interprétation, il compare bùrùtaca avec le
skt. bhartar- « époux » malgré deux difficultés : le degré zéro et le
fait qu’une forme semblable pour « époux » n’est pas attestée en
iranien. Ajoutons que, selon cette interprétation, la coordination
des deux termes serait bizarre : « il n’a pas accepté d’être mort et
époux pour la daēnā ». Cette analyse avait déjà été proposée par
Kellens (1997-1998, 760 note 39).
3. Troisièmement, il considère que le premier terme serait une corruption de marùtō « mortel, homme » et il associe cela avec l’interprétation de bùrùta comme « époux ».
Bien que les nouvelles analyses de Panaino soient très séduisantes, il
est préférable, à mon avis, de conserver l’interprétation basée sur les
racines mar « mémoriser, réciter à voix basse » et bar « porter », principalement pour deux raisons :
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
47
1. Les deux racines sont attestées en avestique avec la daēnā. D’une
part, on parle au Y22.3 de marùθrùm daēnaiiå « la récitation à voix
basse de la daēnā » opposé à gāθāna˛m sraoθrùm « la récitation à
voix haute ». La même association se retrouve également dans le
Yašt à Cistā, où un prêtre fait un sacrifice à cette divinité en désirant
« mémoire / récitation à voix basse pour la daēnā » (Yt16.17
marùmnùm daēnaiiāi) et « force pour le corps ». D’autre part, précisément à la fin du même fragard du Vı̄dēvdād, on demande qui a
répandu la daēnā dans le vara- de Yima et on utilise alors le verbe
vı̄-bar-.
2. Dans la tradition zoroastrienne, la connexion de ces deux verbes
avec la daēnā prend une grande importance : dēn ōšmurdār et dēn
burdār sont, dans la littérature pehlevie, deux concepts centraux de
la religiosité mazdéenne.
En outre, la comparaison du V2.3 visaµvha mē yima srı̄ra vı̄uuaµvhana
mùrùtō bùrùtaca daēnaiiāi avec V2.4 āax mē visaµvha gaēθana˛m θrātāca
harùtāca aiβiiāxštaca invite à interpréter mùrùtō bùrùtaca comme deux
noms d’agent. Le degré zéro mùrù-tar- / bùrù-tar- qui apparaît aussi en
pehlevi (ōšmurdār, burdār) ne peut être remis en question par des raisonnements théoriques. L’unanimité de la lecture mùrùtō au lieu du mùrùta
attendu est gênante, mais on trouve la même faute au Yt1.8 : nauuadasa
yax ahmi dātō où dātō apparaît pour dāta. Yima aurait donc refusé d’être
« le gardeur en mémoire et le porteur de la daēnā » et accepté d’être « le
protecteur, le préservateur et le gardien des créatures ».
En ce qui concerne le second problème, l’interprétation du terme
daēnā dans ce passage devient encore plus ardue. L’interprétation traditionnelle comme « religion » doit être abandonnée et par conséquent la
nature du refus de Yima est nécessairement différente. Âme féminine
vagabonde, la daēnā est la vision de l’au-delà obtenue à travers le sacrifice. Après la mort, cette âme s’unit avec l’âme masculine dans une union
sexuelle. Cette conception de daēnā est à la base de la comparaison de
l’av. bùrùtaca avec le skt. bhr̄tar- « époux » par Kellens et Panaino. Ainsi
l’auteur italien voit dans le refus de Yima le rejet du mariage avec sa
propre daēnā après sa mort. C’est le refus de la mort comme l’unio
mystica avec la propre destinée. Avec ce refus, il accepte de propager la vie
et d’étendre ainsi le monde osseux.
Notre conception de la daēnā ayant définitivement changée, l’interprétation traditionnelle de ce passage ne peut donc rester la même. Or, si
Panaino a mis l’accent sur l’union avec la daēnā après la mort, je le mets
sur l’union de la daēnā avec l’uruuan du sacrifiant pendant la liturgie
longue. J’estime que le sacrifice est la clé interprétative du mythe de Yima
dans le V2 : le refus d’une fonction dans le rituel, en rapport avec la
daēnā, est à la base de l’échec de l’essai de l’immortalité de Yima. L’union
48 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
rituelle avec la daēnā permet d’apporter aux hommes la vision de l’audelà et leur assurer l’arrivée au monde des dieux après la mort avec
l’assistance de leur propre daēnā. Le refus (par incapacité) d’être porteur
de la daēnā a pour conséquence que l’immortalité obtenue par l’activité
rituelle de Yima ne soit pas définitive, mais reste utopique, déplacée, hors
du monde des dieux.
Le contexte sacrificiel du V2
Comme le Yama védique, le Yima avestique est étroitement lié au
sacrifice. Sa naissance est en effet la récompense pour le premier pressurage du haoma que son père Vı̄uuaµvhana réalisa pour la première fois
(Y9.4). De plus, il a célébré lui-même plusieurs sacrifices : à Anāhitā
(Yt5.25-26), à Druuāspā (Yt9.8-10) et à As̄ˇi (Yt17.28-31).
Le contexte du V2 aussi est sacrificiel. Le début est un frašna entre
Yima et Ahura Mazdā raconté dans un frašna entre Zaraθuštra et Ahura
Mazdā. Le verbe ā-pùrùsa- au moyen employé au V2.1-2 est le verbe qui
décrit un frašna, v. Y12.5-6 :1
aθā aθā cōix ahurō mazdå zarauštrùm aδaxšaiiaētā 1 vı̄spaēšū
fùrašnaēšū vı̄spaēšū han̄jamanaēšū
mazdåscā
yāiš
ap r saēt m
zaraθuštrascā
aθā aθā cōix zaraθuštrō daēuuāiš
sarùm viiāmruuı̄tā vı̄spaēšū fùrašnaēšū vı̄spaēšū han̄jamanaēšū yāiš
apùrùsaētùm mazdåscā zaraθuštrascā aθā azùm cı̄x yō
mazdaiiasnō zaraθuštriš daēuuāiš
sarùm
vı̄mruiiē
yaθā
anāiš
viiāmruuı̄tā yù aš.auuā zaraθuštrō
C’est ainsi qu’Ahura Mazdā a
enseigné à Zaraθuštra (à le dire)
dans tous les entretiens et tous les
rendez-vous où (Ahura) Mazdā et
Zaraθuštra se sont entretenus (et
rencontrés)
et c’est ainsi que Zaraθuštra a,
d’une part, (fait le choix de rendre
le sacrifice au Maître attentif et)
d’autre part, renié l’alliance avec
les démons dans tous les entretiens
et tous les rendez-vous où (Ahura)
Mazdā et Zaraθuštra se sont entretenus (et rencontrés). Moi aussi,
qui veux rendre le sacrifice à
(Ahura) Mazdā comme le fit
Zaraθuštra, je renie l’alliance avec
les démons exactement comme
Zaraθuštra l’a fait pour soutenir
l’Agencement. (Kellens 2007, 136)
Le frašna est à la fois un moment et un genre liturgique : c’est un
entretien entre le sacrifiant et la divinité qui s’exprime dans l’échange de
1. Insler (1962) essaie de mettre le verbe daxšaiia- en rapport avec l’autre verbe présent
au V2.1-2 (daēsaiia-), mais ce rapport est fort peu probable.
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
49
questions et réponses pendant le sacrifice. Dans les cérémonies d’intercalation, l’entretien est reproduit parmi les textes vieil-avestiques. Chaque sacrifice d’intercalation inclut un frašna entre Zaraθustra et Ahura
Mazdā qui n’est rendu possible que par le sacrifice même. C’est la raison
pour laquelle le zaotar reproduit les paroles de Zaraθuštra (Y12.5-6)
dans les entretiens avec Ahura Mazdā au moment de la consécration du
collège sacerdotal : les entretiens de Zaraθuštra donnent le modèle pour
les entretiens futurs pendant chaque sacrifice. Donc, si la rencontre entre
Yima et Zaraθuštra est un frašna, cet entretien a eu lieu très vraisemblablement pendant la célébration d’un sacrifice dans lequel Yima est le
sacrifiant.
En effet, la récompense obtenue par Yima dans cet entretien (c’est-àdire qu’il n’y ait ni vent froid, ni chaud, ni maladie, ni mort dans
son xšaθra-, v. V2.5) est identique à celle qu’il a obtenue à travers
les sacrifices à d’autres dieux comme As̄ˇi (Yt17.29-30) et Druuāspā
(Yt9.9-10) :
dazdi.mē vaµuhi sùuuište druuāspe
tax āiiaptùm yaθa azùm fšaoni
va˛θβa auua.barāni auui mazdå
dāmabiiō yaθa azùm amùrùxtı̄m
auua.barāni auui mazdå dāmabiiō
uta azùm apa.barāni uua šuδùmca
taršnùmca haca mazdå dāmabiiō
uta azùm apa.barāni uua zaouruua˛mca mùrùθiiūmca haca mazdå
dāmabiiō uta azùm apa.barāni
+
uua garùmùmca vātùm aotùmca
haca mazdå dāmabiiō hazaµrùm
aiβi.gāmana˛m
Donne-moi, ô divine et très puissante Druuāspa, cette faveur que je
puisse apporter aux créatures de
Mazdā graisse et troupeaux, que je
puisse apporter aux créatures de
Mazdā l’immortalité,
que je puisse emporter loin des
créatures de Mazdā la faim et la
soif ; que je puisse emporter loin
des créatures de Mazdā la
vieillesse et la mort ; que je puisse
emporter loin des créatures de
Mazdā le vent chaud et le vent
froid, mille ans durant.
L’immortalité des créatures sur la terre pendant une durée de mille ans
constitue donc la récompense (āiiapta) pour un sacrifice dont le destinataire est Druuāspā au Yt9, As̄ˇi au Yt17 et Ahura Mazdā au V2. Au-delà
de ces mille années, la fin de l’immortalité peut être considérée comme un
échec sacrificiel. Le but du sacrifice est d’apporter l’aurore tous les jours
et le printemps tous les ans. Un hiver de 30 ans peut donc être perçu
comme un échec sacrificiel.
Par ailleurs, la formulation de la proposition d’Ahura Mazdā est faite
dans la langue technique du sacrifice. Le verbe vis- appartient au vocabulaire technique sacrificiel et signifie « se mettre en disposition d’assumer un rôle dans le sacrifice ». Cette signification est évidente dans
l’investiture sacerdotale au Vr3.1. Le rôle assumé par le prêtre dans le
50 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
sacrifice est exprimé avec le nom d’agent, comme on le voit au Y14.1 (et
dans Vr5.1) :
vı̄sāi vù amùs̄ˇā spùn̄tā staotā zaotā
zbātā yaštā framarùtā aibijarùtā
yūšmākùm yasnāica vahmāica yax
amùš.ana˛m spùn̄tana˛m...
J’accepte, ô Immortels bienfaisants, d’être celui qui vous loue,
qui vous fait la libation, qui vous
invite, qui vous sacrifie, qui vous
fait la récitation sourde, qui vous
fait le chant de bienvenue, afin que
vous, les Immortels bienfaisants,
vous receviez le sacrifice, le chant
d’adoration... (Kellens 2007, 142)
La réponse négative de Yima (nōix dātō nōix cištō 2) est aussi formulée
dans des termes qui appartiennent au vocabulaire technique du rituel.
Comme l’a montré Narten (1975), le verbe ciš- est un terme rituel, et il a
une présence significative dans le Frauuarāne avec cinahmı̄ (Y12.1) et
avec le dérivé nominal ahura.xkaēša- « la doctrine sur Ahura ». En outre,
la combinaison du verbe dā avec le verbe ciš- est fréquente dans le Yasna
Haptaµhāiti (Kellens 1984).
Ainsi, la proposition d’Ahura Mazdā et le refus auquel il se heurte se
situent dans un contexte rituel et ils y sont décrits par un vocabulaire
rituel. Sacrifiant indo-iranien par excellence, c’est lors d’un sacrifice à
Ahura Mazdā que Yima refuse la proposition qui lui est faite : assumer
une fonction rituelle au regard de la daēnā.
La daēnā mazdéenne et les noces de l’aurore
La daēnā est le personnage principal de ce que Kellens appelle le
« dispositif des âmes » (2007). Parmi les éléments constitutifs de
l’homme, trois sont immortels selon l’anthropologie mazdéenne : la
frauuaš.i, l’uruuan et la daēnā. La première et la troisième sont des
capacités intellectuelles qu’on atteint à travers le sacrifice. La frauuaš.i est
le choix rituel qu’on fait pendant le frauuarāne. Ce choix correct procure
une frauuaš.i « élection » qui met le sacrifiant en connexion directe avec
tous les sacrifiants antérieurs qui ont fait le même choix, et en opposition
avec tous les autres qui font, ont fait ou feront un autre choix. En lui
2. La lecture cištō doit être préférée à cistō, non seulement à cause des rapports avec la
combinaison de dā et ciš dans le Yasna Haptaµhāiti (Kellens 1984), mais aussi pour des
raisons de critique textuelle. Les manuscrits liturgiques iraniens ont tous cištō, alors que les
indiens (liturgiques et exégétiques) préfèrent la lecture cistō. Pourtant, le manuscrit G34,
qui bien que très tardif est le plus fidèle représentant de L4, a la lecture cištō. De plus, la
forme cista-, dérivée de cit, ne fait pas sens ici. Av. cista- (pouru.cistā « visible pour
beaucoup ») comme védique citta-, signifie « visible ».
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
51
donnant la capacité de célébrer le sacrifice approprié, l’élection est la
condition de son succès. La daēnā, quant à elle, est le but du sacrifice.
L’union entre la daēnā et l’uruuan du sacrifiant est le point culminant du
sacrifice, le Y53 (Kellens and Pirart 1988-1991, 3.266sq. ; Kellens 1995,
38sq.). Grâce à cette union, le sacrifiant atteint pendant le sacrifice la
« vision » (daēnā) de dieu et de l’au-delà, et en même temps, il obtient la
capacité de garder celle-ci comme une information utile pour le moment
de la mort et de la transmettre à la communauté qui a organisé le sacrifice.
La rencontre de la daēnā avec l’uruuan du sacrifiant n’est pas décrite, si
l’on fait exception du Y53 qui n’est pas un récit explicite. En revanche, la
rencontre de la daēnā avec l’uruuan du défunt est racontée plusieurs fois
en détail (HN2, V19.30ss). Ici, elle est une apparition aurorale qui arrive
de l’est (dans V19 3), à l’aube du troisième jour après la mort. Elle vient à
la rencontre de l’uruuan du défunt comme une belle jeune fille, représentée avec des traits érotiques qui rappellent la description de l’aurore
védique. Les rapprochements possibles entre l’aurore et la daēnā ont été
remarqués et développés par Kellens dans plusieurs articles (1994b ;
1995 49sq). Il a relevé trois traits principaux, communs entre la daēnā et
l’aurore védique :
Ê l’aurore et la dāenā sont toutes deux des montreuses de chemin ;
Ê leur lien avec la racine cit- ;
Ê leurs traits érotiques.
La conclusion de Kellens (1994b) est que « la daēnā serait, en dernière
analyse, une aurore intériorisée et étendant son action au domaine
eschatologique en inaugurant les lumières infinies de l’après-mort ». Ou
comme il l’écrira un an plus tard, « la dayanâ [daēnā] est la transposition
de l’aurore dans le domaine de l’eschatologie » (Kellens 1995, 53). Évidemment, daēnā n’est pas identique à ušah, l’aurore, et reste une figure
distincte de celle-ci. C’est une figure aurorale qui a hérité certains traits
de l’aurore indo-européenne, tout comme Aphrodite, qui n’est pas Eos,
l’Aurore, mais partage avec elle de nombreux traits et plusieurs récits 4.
Le rôle eschatologique de la daēnā, partagé avec l’aurore védique, la
met en rapport avec le *Yama indo-iranien comme roi des morts. Selon
Kellens (1994b), la daēnā en tant qu’aurore intériorisée se substitue à
Yima dans son rôle de psychopompe. Un an plus tard, il modifiait
légèrement son avis et envisageait une distribution indo-iranienne des
rôles : *Yama serait le seigneur du royaume des morts, l’aurore la psychopompe. On peut se demander si cette concurrence des deux figures
dans le rôle eschatologique peut être mise en rapport avec le refus de
Yima dans V2 et si oui, de quelle manière.
3. Mais du sud dans le HN.
4. Sur les connexions entre Aphrodite et l’aurore indo-européenne v. Boedecker (1974,
15sq.), Dunkel (1988-1990), Steets (1993, 123sq.) et Janda (20, 154sq.).
52 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
Les traits érotiques de l’aurore font partie intégrante d’un mythe
indo-européen et indo-iranien concernant l’aurore : le mariage incestueux entre l’aurore, fille du ciel diurne (diués dhugh2tēr) et le soleil ou le
ˆ Ce mythe est une allégorie
ciel diurne (Steets, 1993 ; Janda, 2000, 141sq.).
solaire qui présente l’aurore comme une belle fille qui veut se marier avec
le soleil diurne. Après l’union (le lever du soleil), elle disparaît et doit être
cherchée pour une nouvelle union qui aura lieu le lendemain matin.
D’abord elle est substituée par un sosie qui est, de son côté, une allégorie
de la lumière du soir après le coucher du soleil. Dans le R̄g-Veda, ce
mythe a survécu dans trois figures : Sūryā, la fille du soleil (sūrya), Us̄as
« l’aurore » et Saran̄yū 5. Cette union est un événement cosmogonique
qui se répète chaque jour après la nuit et, surtout, chaque année après
l’hiver.
Allégorie de l’arrivée du nouveau jour et d’un nouvel été, les noces de
l’aurore avec son père, le soleil ou le ciel diurne, sont l’un des motifs les
plus caractéristiques de l’Us̄as védique et de l’aurore indo-européenne.
Donc, on peut supposer que l’un des motifs principaux du récit de la
daēnā, c’est-à-dire son union sexuelle avec l’uruuan du sacrifiant et du
défunt, puisse être mis en rapport avec ce mythe de l’aurore indoiranienne et indo-européenne.
Steets (1993, 27sq.) a recueilli treize motifs que l’on trouve dans le
mythe du mariage de l’aurore :
1) La fiancée est une figure solaire, fille du soleil ou du ciel diurne.
2) Elle a des traits chevalins.
3) Elle est décrite comme une vierge préparée pour le mariage.
4) Il y a un concours pour la marier.
5) On célèbre un grand mariage.
6) La fiancée est enlevée.
7) Il y a souvent un sosie de la fiancée.
8) La fiancée est associée aux jumeaux divins (les Aśvins, les Dioscures, etc.).
9) La libération de la fiancée.
10) Une belle-mère cruelle.
11) Sa chasteté est mise en doute, mais la fiancée en ressort innocente.
12) Il existe un lien entre la fiancée et la mer céleste.
13) En ce qui concerne le fiancé, sa condition de mortel ou d’immortel
est ambiguë.
Aucune tradition ne montre l’ensemble de ces motifs, mais quand le
mythe apparaît, on en trouve un certain nombre, généralement la moitié.
C’est la situation que l’on rencontre dans l’Avesta. Le mythe de la daēnā
montre au moins six de ces traits :
5. Cette dernière est la mère du Yama védique et c’est par elle que s’établit le lien de ce
dernier avec l’aurore et avec le récit de ses noces (Bloomfield 1893).
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
53
1) Le Yt17.16 dit explicitement qu’Ahura Mazdā est son père et
Spùn̄ta A
Ú rmaiti sa mère (Kellens 1995, 43), c’est-à-dire, le ciel
diurne et la terre (Skjaervo, 2002).
2) Dans le Yt2.12, la « vision » est présentée comme une « eau avec
une forme de cheval » (daēna˛m ...aspō.kùhrpa˛m āpùm). Ce trait est
aussi partagé par l’Us̄as védique (Renou 1955, 3.6).
3) La description du HN2 et du V19 présente la daēnā comme une
kaniian- « fille nubile ».
5) Le mariage de la « vision » est célébré dans la Vahištōišti Gāθā.
6) L’enlèvement de la fiancée apparaît au Yt13.99-100.
13) L’époux de la « vision » est l’âme du sacrifiant, qui est en même
temps vivante et morte, et l’âme du défunt, qui est la partie vivante
d’un mort.
Un des motifs centraux de ce mythe est l’enlèvement de la fiancée, l’aurore. Dans le R̄ig-Veda, l’enlèvement d’Us̄as n’est mentionné
explicitement qu’au RV6.60.2 (Renou 1955, 2. 7 ; Janda 2000,
189) 6 :
tê yodhis̄t̄am abhígê indra
nūnám apáh̄ svàr us̄áso agna ūl̄hêh̄ /
díśah̄ svàr us̄ása indra
citrê apó gê agne yuvase niyútvān //
Ihr beide, Indra, Agni, kämpfet
(auch) jetzt für die Rinder, für
die Gewässer, für die Sonne, die
entführten Us̄as’ ! Die Weltpole,
die Sonne, die buntfarbigen Us̄as’,
o Indra, die Gewässer, die Rinder
hälst du fest, o Agni, der Lenker
der Niyutgespanne. (Geldner
1951, 2.161)
Si le motif de l’enlèvement de la nouvelle mariée, Us̄as, ne joue pas un
rôle très significatif dans le R̄g-Veda, c’est parce que le motif de l’enlèvement de l’aurore a été complètement assumé par le mythe du valá- et
l’enlèvement des vaches de l’aurore.
Cependant, le rapport entre l’enlèvement et le mariage apparaît clairement dans l’hymne védique RV10.85, l’hymne nuptial par excellence.
La fille du soleil, Sūryā, qui partage un grand nombre des traits de
l’aurore indo-européenne et dont le mariage avec Soma est l’archétype de
tous les mariages, est ligotée avec les chaînes de Varun̄a, à l’instar de
Perséphone enchaînée par Hadès (RV10.85.24) :
6. Steets (1993, 146) reste sceptique sur l’interprétation de véd. ūl̄hêh̄ comme
« ravies ».
54 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
prá tvā muñcāmi várun̄asya pêśād
yéna tvābadhnāt savitê suśévah̄ /
ètásyayónau sukètásya loké
‘ris̄t̄ām̄ tvā sahá pátyā dadhāmi //
Ich löse dich von des Varun̄a Fessel, mit der dich der freundliche
Savitr̄ gebunden hat. In die Wiege
des Gesetzes, in die Welt der
Guttat versetzte ich dich unverletzt mit deinem Gatten. (Geldner
1951, 3.271)
Ce passage de la libération de Sūryā rappelle la seule mention qu’on
trouve dans l’Avesta de la daēnā comme « ligotée » (hitā) 7 (Yt13.99100) :
kauuōiš vı̄štāspahe as̄ˇaonō frauua- Nous sacrifions à l’élection rituelle
š.ı̄m
yazamaide
taxmahe du Kauui Vı̄štāspa, qui soutient
tanu.ma˛θrahe darši.draoš āhūi- l’Ordre, l’agressif qui incarne la
riiehe yō druca pauruua˛nca aš.āi formule, le fils d’Ahura à la pique
rauuō yaēša yō druca pauruua˛nca hardie, qui a cherché de l’espace
aš.āi rauuō vı̄uuaēδa yō bāzušca libre pour l’Ordre au moyen d’un
upastaca vı̄sata aµ́hå daēnaiiå yax bâton et de pierres, qui a trouvé de
ahurōiš zaraθuštrōiš
l’espace libre pour l’Ordre au
moyen d’un bâton et de pierres,
qui a accepté d’être le bras et le
soutien de cette vision, la fille
d’Ahura et la fille de Zaraθuštra.
yō hı̄m stāta˛m hita˛m haitı̄m Qui l’a tirée des chaînes, elle qui,
uzuuažax haca hinūiβiiō nı̄.hı̄m ligotée, se tenait debout, et l’a fait
s’asseoir au centre...
dasta maiδiiōišāδùm...
Comme Sūryā dans le chant nuptial védique et comme l’aurore indoeuropéenne, la daēnā est ligotée et son libérateur est justement Kauui
Vı̄štāspa, un des protagonistes de la « zone daēnā » du chant nuptial
vieil-avestique (Y53.2).
Bien que profondément bouleversé, il semble donc que le mythe des
noces de l’aurore, fille du ciel diurne, a laissé quelques traces dans
l’Avesta. La belle fille avec des traits auroraux s’unit sexuellement avec
l’uruuan du sacrifiant dans chaque sacrifice et avec l’uruuan du défunt
après la mort, exactement comme l’aurore s’unit chaque jour avec le
soleil ou le ciel diurne.
L’époux n’est donc pas celui que l’on attend, à savoir Ahura Mazdā, le
père de la daēnā. En effet, dans l’Avesta, c’est l’uruuan du sacrifiant et
l’uruuan du défunt qui jouent ce rôle. Peut-on expliquer cette variation ?
Y a-t-il un indice qui permettrait d’identifier les uruuan respectifs avec
Ahura Mazdā ? Le jeu de miroirs sacrificiels rend possible, en effet,
l’identification de l’uruuan du sacrifiant (et par conséquent, l’uruuan du
7. Le verbe utilisé peut être à la base du nom de Hadès, le ligoteur.
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
55
défunt) avec Ahura Mazdā et, de ce fait, l’uruuan joue le rôle du père et de
l’époux de la daēnā. Ahura Mazdā a montré l’Ahuna Vairiia à Zaraθuštra
au début des temps. Ainsi, Zaraθuštra a appris la technique sacrificielle
qui lui permet de réaliser le même sacrifice qu’Ahura Mazdā et dans
lequel il tient le rôle d’Ahura Mazdā. Dans le sacrifice quotidien, le
zaotar joue le rôle de Zaraθuštra et par conséquent il endosse aussi celui
d’Ahura Mazdā. Dans ce rôle d’Ahura Mazdā / Zaraθuštra, il devient
pendant la liturgie, le père et l’époux de la daēnā. Il se marie avec elle.
Celle-ci, en tant qu’épouse, accompagne le zaotar, qui peut ainsi l’apporter (bar-) aux hommes comme le mari conduit la fiancée dans sa maison.
Dès lors, non seulement la daēnā cesse d’être invisible, mais elle est vue
par beaucoup d’hommes. Elle devient Cistā « visible » ainsi que Pouru.cistā « visible pour beaucoup de gens », nom de la fille de Zaraθuštra,
protagoniste des noces du Y53.
La structure de ce jeu des miroirs peut être représentée ainsi :
Yima, dont la frauuaš.i n’était pas présente dans le sacrifice cosmogonique et qui ne connaît pas l’Ahuna Vairiia, ne peut assumer comme
zaotar le rôle d’Ahura Mazdā dans le sacrifice qu’il célèbre. Il est donc
incapable d’épouser la daēnā et de l’apporter aux hommes. Il n’a pas été
crée, ni instruit (V2.3 nōix dātō noix cištō) parce qu’il ne connaît pas
l’Ahuna Vairiia, ni le sacrifice à la manière de Zaraθuštra. L’union avec la
daēnā, la vision aurorale qui montre le chemin de l’au-delà, garantit dans
le sacrifice de Zaraθuštra une vision de l’au-delà qui peut être mémorisée
et apportée pour les hommes afin de leur assurer le succès eschatologique
après la mort. Mais cette union n’a pas lieu dans le sacrifice de Yima, car
ce dernier ne connaît pas la technique sacrificielle, l’Ahuna Vairiia, qui lui
permettrait de jouer le rôle d’Ahura Mazdā et de s’unir avec la daēnā
pendant le sacrifice en tant que son père et son époux.
Le mythe du Vala védique et le vara de Yima
Hauschild (1959, 25 n. 40) avait déjà reconnu dans l’avestique varal’équivalent étymologique du védique valá-, l’enclos dans lequel sont
enlevées les vaches de l’aurore par les Pan̄i. Cet enclos fut fendu par
56 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
Indra, revigoré lui-même par les chants des Aṅgiras et par le feu,
c’est-à-dire par un sacrifice auroral. La libération des vaches est un récit
cosmogonique, parallèle au récit de la mort du dragon vr̄tra, qui entraîne
la libération du soleil et des eaux. Dans le R̄g-Veda, l’enlèvement quotidien et annuel de l’aurore a été substitué par le récit cosmogonique du
Vala, mais les connexions entre les deux restent évidentes 8. La libération
des vaches équivaut à la libération de l’aurore. Après l’ouverture du Vala,
Us̄as se montre avec les traits érotiques que nous avons déjà mentionnés 9
et l’union sexuelle avec le ciel diurne a lieu. Les deux motifs sont, en effet,
entrelacés dans plusieurs hymnes et les acteurs principaux du mythe du
Vala sont liés au récit de l’union incestueuse de l’Aurore : Agni est le
propitiateur de l’union incestueuse de dyāus̄ avec us̄as (RV1.71.5) et les
Aṅgiras sont nées de cette union (RV1.71.8, RV3.31 et 10.61).
L’aurore n’est pas seulement l’objet passif de la libération. Elle est
souvent décrite dans le RV comme celle qui ouvre (RV1.92.4) ou découvre l’obscurité (RV7.75.1) ou celle qui ouvre les portes de la grotte
(RV1.113.4, 4.51.2,7.79.4) 10. Le verbe utilisé est vi-var- pour « ouvrir »
et apa-var- pour « découvrir ». La même racine est à la base de la
formation du mot valá- « enclos » et constitue vraisemblablement sa
raison d’être : valá- est l’enclos qu’« ouvre » (vi-var-) l’aurore qui y est
enfermée.
On se demande donc si l’apparition du vara- au V2 et l’attribution de
sa construction à Yima ne seraient pas eux aussi une conséquence, au
moins indirecte, des traits auroraux de la daēnā, du mythe de son
enlèvement, de sa libération et surtout de l’incapacité de Yima de jouer le
rôle sacrificiel d’Ahura Mazdā et d’épouser la daēnā. Ce n’est vraisemblablement pas accidentel si le personnage qui refuse d’être le porteur de
la vision aurorale est lui-même le constructeur du vara, l’équivalent
étymologique de l’enclos des vaches de l’aurore dans le R̄g-Veda.
Pourtant l’équivalence fonctionnelle entre le valá- et le vara-, ne peut
être établie exclusivement par le lien étymologique. D’autres éléments
communs doivent être recherchés. En partageant des caractéristiques du
royaume des morts, le vara- de Yima est un motif dérivé de la représentation du paradis (Lincoln 1980 ; 1981, 234sq. ; 1982, 3sq. ; Kellens 1993,
31). Aussi, comme l’a déjà montré Kuiper (1964-1965), le valá- védique
est, du point de vue mythologique, l’équivalent de la « maison d’argile »
(hármya-), soit du monde des morts. C’est ici que les poètes védiques ont
situé « le soleil qui est caché dans la pierre » (le svàr yád ásman). L’enclos
des vaches de l’aurore, la prison nocturne du soleil et de l’aurore et le
8. À mon avis, Steets (1993, 146sq.) exagère l’indépendance du mythe du Vala par
rapport à la libération de l’aurore, fille du soleil.
9. Une reconstruction similaire est proposé par Witzel (25, 35).
10. Les passages ont été recueillis par Janda (2000, 185sq.). Puisqu’elle est elle-même
l’artifice de sa libération, elle peut apparaître décrite comme indratamā (RV7.79.3)
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
57
monde des morts correspondent tous au même endroit de la géographie
mythologique védique.
Varun̄a présente la même dualité. Selon l’interprétation convaincante
de Janda (2000, 111), il serait le dieu de l’enclos (< *uel-un-o-). Dans cette
fonction, il est le dieu des morts, et là encore, le soleilˆ est enfermé pendant
la nuit dans sa maison, (Kuiper 1964-1965, 111). Il est le dieu du manteau
de la nuit, allégorie du linceul. Le R̄g-Veda montre Us̄as, en effet, sous le
pouvoir de Varun̄a (Janda 2000, 187) (RV8.41.3) :
sá ks̄ápah̄ pári sasvaje
ny ùsró māyáyā dadhe
sá víśvam pári darśatáh̄ /
tásya vénı̄r ánu vratám
us̄ás tisró avardhayan
nábhantām anyaké same //
Die Nächte hat er umschlungen ;
durch seine Zauberkraft hat er die
Morgenröten eingesetzt ; er ist
rings um die Welt sichtbar. Nach
seinem Geboten haben seine liebenden die drei Morgenröten
großgezogen. All die anderen
Schwächlinge sollen entzweigehen ! (Geldner 1951, 2.354)
Les vaches (RV8.41.5-6) et les eaux (RV8.41.7-8) se trouvent simultanément dans l’enclos de Varun̄a. C’est lui qui donne l’inspiration poétique aux poètes-sacrifiants, tout comme le ciel diurne qui donne sa
lumière (RV8.41.5). Le lien est le même que celui entre la lumière
aurorale et la vision poétique qu’on trouve dans la daēnā. Cet enclos
céleste du soleil/aurore (valá-), des eaux (vr̄tra-) et des morts (harmya-)
est une seule et même place dans la géographie mythologie védique.
Donc la désignation iranienne du vara- de Yima, motif dérivé de la
maison des morts, est bien justifiée du point de vue indo-iranien. Non
seulement elle semble confirmer l’équivalence étymologique, mais elle
permet établir l’existence d’un enclos indo-iranien pour les morts, le
soleil et les eaux.
La présence du *Yama indo-iranien dans cet enclos est également
confirmée par l’approche comparative. Dans l’Avesta, il en est le constructeur, tandis que le RV le situe fréquemment dans cet enclos. Son
royaume est dans l’enclos du ciel (avarodhana- 11 divás) où les eaux sont
enfermées (RV9.113.8) 12 :
11. Kuiper (1964-1965, 122) rejette l’interprétation par « enclos » et préfère « descente ».
12. La comparaison avec RV1.105.11 est formelle :
Die wohlgeflügelten (Adler) sitzen hier mitten in verschlossen Ort (arodhana-) im
Himmel. Die wehren den Wolf vom Weg ab, der über die jugendfrischen Wasser hinübergeht. (Witzel and Gotō 2007)
Ce passage se trouve dans l’hymne 1.105 qui semble faire référence à l’histoire de Trita
racontée dans le Mahābhārata (Witzel et Gotō 2007, 645). Il passe une nuit dans le puits où
il a été jeté par ses frères et il est ensuite libéré grâce à un sacrifice mental du soma. Il y a des
58 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
yátra rêjā vaivasvató yátrā
varódhanam̄
diváh̄
yátrāmūr
yahvátı̄r êpas tátra mêm amè́tam̄
kèdhı̄´ndrāyendo párisrava //
Wo Vivasvat’ Sohn (Yama) König
ist, wo der verschlossene Ort des
Himmels ist, wo jene jüngsten
Gewässer sind, dort mache mich
unsterblich... (Geldner 1951,
3.120)
Par ailleurs, selon le RV10.14.7, le monde de Yama est le monde de
Varun̄a 13 :
préhi préhi pathíbhih̄ pūrvyébhir
yátrā nah̄ pîrve pitárah̄ pareyúh̄ /
ubhê rêjānā svadháyā mádantā
yamám paśyāsi várun̄am̄ ca devám //
Geh hin, geh hinauf den früheren
Wegen, auf denen unsere Vorväter
verzogen sind. Beide Könige, die
sich an der Göterspeise ergötzen,
den Yama und den Gott Varun̄a
sollst du schauen. (Geldner 1951,
3.143)
Il semble donc que le lien entre le vara- et le valá- ne soit pas seulement
étymologique. Tous deux désignent l’enclos où les morts (ou quelques
créatures immortelles n’ayant jamais expérimenté la mort) sont enfermés
et tous deux sont associés à la figure de Yama/Yima. Il est en outre très
vraisemblable qu’ils désignent le même endroit de la géographie mythique indo-iranienne.
La tradition mazdéenne a conçu le vara- comme une construction
souterraine qui est placée dans l’E
Ú rān-wēz (Mēnōg ı̄ Xrad 62.15) ou sous
la montagne C
Û amagān (?) (Bundahišn 29.14). Les textes attestent aussi
de l’image d’une construction sur le sommet de la Harā Bùrùzaiti où,
selon le Bundahišn (32.14), se trouve la demeure de Yima. Skjærvø
indices démontrant que cette histoire pourrait être une allégorie du soleil caché pendant la
nuit. Le scénario est le ciel nocturne et on décrit le mouvement des étoiles pendant la nuit
(Witzel 1984, 214). L’appel au secours de Trita a été écouté par le protagoniste du mythe du
Vala, Br̄haspati (RV1.105.17) :
Trita, in die Grube hinabgesetzt,
ruft die Götter an zur Hilfe.
Das hat Br̄haspati erhört,
indem er aus der Enge Weite macht. (Witzel and Gotō 2007)
On aperçoit un chevauchement constant entre les récits de l’enclos des morts et les enclos
de l’aurore et les eaux.
13. Pour l’étroit rapport entre Yama et Varun̄a dans le monde védique v. Merh (1996, 79
sq.). Il y a toutefois un détail qui pourrait mettre le Varun̄a védique en rapport avec le Yima
avestique. Parmi les actions cosmogoniques attribuées à Varun̄a dans le RV (la séparation
des deux mondes, le soutien du ciel, etc.), figure celle d’agrandir la terre (RV4.42.4 et
7.86.1). Selon le RV4.42.4, il l’aurait fait à trois reprises ou bien il aurait rendu la terre trois
fois plus grande (RV4.42.4d utá tridhêtu prathayad ví bhîma). L’action attribuée à Varun̄a
est comparable aux trois élargissements de la terre accomplis par Yima, grâce auxquels la
terre est devenue trois fois plus grande qu’auparavant.
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
59
(Skjærvø, 2008) voit ici une connexion entre l’histoire de Yima et le war
(« lac ») que le Bundahišn (10.5-6) mentionne sur le Hukairiia, un
sommet de la Harā Bùrùzaiti.
Les interprètes modernes sont eux aussi allés dans les deux directions,
même si la plupart considère le vara- comme une construction souterraine. Christensen (1917, 2.56) explique ceci par le fait qu’il y a eu un
entrecroisement avec l’idée du pays des morts que la croyance populaire
place sous la terre. Il en voit la confirmation déjà dans le V2 où la
mention des lumières stiδāta est interprétée comme « lumières artificielles » (V2.40) et prouverait que le vara- est un endroit où le jour n’entre
pas. Les arguments ne sont pourtant pas définitifs : le soleil est mentionné parmi les astres qu’on voit dans le vara- et l’interprétation de
stiδāta- n’est pas la seule possible 14. Beaucoup d’autres auteurs ont
adopté l’interprétation souterraine, mais les arguments sont toujours
restés les mêmes : la tradition pehlevie, parfois le passage sur les lumières
du V2 et l’identification avec le valá- védique (Lommel 1927, 2sq. ;
Lincoln 1980 ; 1981, 234 ; Kellens 1984, 273 n. 14 ; 1995, 48).
L’Avesta ne donne pourtant aucune indication fiable sur le fait que le
vara- soit sous terre, mais le situe plutôt dans le ciel nocturne. Dans
plusieurs passages avestiques, Yima se tient sur la Harā Bùrùzaiti, au
début du ciel (Y12.25) (Panaino 1995, 206). C’est là qu’il célèbre tous ses
sacrifices (Yt10.88) 15. De plus, si Yima est le cinuuat- du cinuuatō pùrùtu(Kellens 1988), la localisation de ce pont offre un nouvel indice du lien
privilégié entre Yima et la Harā Bùrùzaiti. Le Pont de l’Empileur se situe
en effet sur cette montagne. Une extrémité du pont est posée sur l’un de
ses sommets, C
Û agād ı̄ Dāiti, (Tafazzoli 1990), et l’autre sur la Harā
Bùrùzaiti elle-même (v. le commentaire pehlevi du V19.30), vraisemblablement sur le sommet Hukairiia.
Bien que l’Avesta ne fournisse aucune indication directe qui permettrait de situer le vara- de Yima dans la Harā Bùrùzaiti, il existe quelques
allusions qui pourraient être comprises dans ce sens. Selon la description
du V2, le vara- de Yima semble être situé dans l’espace intermédiaire.
Dans le vara-, on voit les lumières soumises aux lois de l’existence
(stiδāta), c’est-à-dire les lumières que l’on peut apercevoir depuis la terre
(les étoiles, la lune, le soleil), mais aussi les lumières soumises à leurs
propres lois (xvaδāta), les lumières du monde des dieux. Sur l’interprétation de ces dernières, il n’y a aucun doute : il s’agit des lumières qui sont
au-delà des étoiles, de la lune et du soleil (V2.35, Yt12.35), c’est-à-dire
14. J’y vois une désignation des lumières soumises aux lois de l’existence, c’est-à-dire les
astres qu’on voit depuis la terre. Les lumières xvaδāta sont les lumières infinies du monde
des dieux et les stiδāta les lumières du monde des hommes, comme le confirme la glose du
V2.40 : vı̄spa anaγra raocå usca usraocaiieiti vı̄spa stiδāta raocå aora āraocaiieiti an̄tarāx.
15. De la même façon que le Yama védique a trouvé les chemins dans les hautes
montagnes (RV 10.14.1).
60 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
plus haut que les lumières visibles depuis la terre. Elles ne sont pas
visibles depuis le monde des vivants. Le vara de Yima doit en conséquence être placé plus haut que le monde des hommes. Le sommet
Hukairiia de la Harā Bùrùzaiti, qui relie la terre au ciel, semble être une
localisation possible.
Il y a, en effet, un détail du la description du vara- qui permettrait de
l’identifier avec la maison de Haoma sur la Harā Bùrùzaiti 16. Le vara- a
une porte et des fenêtres lumineuses, qui brillent avec leur propre lumière,
de l’intérieur (xvāraoxšna- an̄tarù.naēmāx, V2.30, 38). La maison de
Haoma dans le Hukairiia est elle aussi décrite comme étant lumineuse,
brillant de sa propre lumière de l’intérieur et ornée d’étoiles à l’extérieur
(Y57.21) 17. La description du vara- et de la maison du haoma comme des
espaces où l’intérieur est lumineux et dans lesquels on voit les astres et les
lumières infinies nous rappelle la description que Kuiper donne du
monde védique de Yama et Varun̄a (1964-1965, 123) : « according to the
Rigveda Yama’s and Varun̄a’s world contains the eternal light and is
luminous » 18.
La situation du vara- sur la Harā Bùrùzaiti nous permettrait à nouveau
de le connecter avec le valá- védique et surtout avec le dieu de l’enclos,
Varun̄a. C’est le dieu des enfers qui habite dans la grande montagne
(girí-, párvata-, ádri-, mot également utilisé pour désigner le vala-) qui est
l’axe du monde avec lequel il supporte le ciel (Kuiper 1964-1965, 108).
16. Ceci rappelle les noces de Sūryā avec Soma dans l’enclos (RV10.85).
17. Witzel pense d’abord à une construction souterraine brillante à l’intérieur et la
compare avec Frau Holle des frères Grimm et d’autres mythes similaires (Witzel 2005,
18 n. 76). Quelques pages plus tard, il se demande si le vara- de Yima est souterrain ou non
(Witzel 2005, 40).
18. Par ailleurs, les portes et les fenêtres du vara- qui brillent dans sa partie intérieure
peuvent être mises en rapport avec la « porte du ciel » du RV et de la tradition indoeuropéenne. Dans le RV, la même porte est décrite comme les « deux battants du ciel »
(dvêrau divás) (RV1.48.15) et les « deux battants de l’obscurité » (dvêrau támasas)
(RV3.5.1 ; 4.51.2). C’est la description d’une porte qui conduit de la lumière à l’obscurité et
de l’obscurité à la lumière. Elle pourrait être la porte du vala- : la lumière est enfermée
dedans et, dehors, c’est l’obscurité. Si l’on entre, c’est la porte de l’obscurité qui mène à la
lumière, et si l’on sort, c’est la porte de la lumière qui mène à l’obscurité. La porte du varaest lumineuse de l’intérieur, car, comme dans le vala-, la lumière est enfermée dedans.
L’image de la déesse de l’aurore qui ouvre les portes du ciel appartient à la mythologie
indo-européenne de l’aurore. Boedecker (1974, 77) compare à l’image védique Aphrodite
qui ferme les portes brillantes de son temple pour recevoir son amant. Dans les dainas
lettones, l’aurore, saules meita, ouvre les portes du ciel pour le dieu qui parcourt les cieux
dans son char (Steets 1993, 127). Witzel ( 1984, 223ss.) a identifié les portes du ciel avec les
deux branches de la Voie Lactée. La correspondance terrestre serait la confluence de la
Sarasvatı̄ et de la Yamunā. Faisant grand cas du rapport étymologique entre le nom du
fleuve Yamunā et Yama (1984, n. 76), il pense que Yamunā serait la « jumelle du Sarasvatı̄ », mais il existe d’autres possibilités pour relier ce fleuve à Yama. Le lien dérivationnel
entre Yama et Yamunā est similaire à celui de valá-/vara- et Várun̄a. Si Yamunā est l’un des
battants de la porte du valá-, c’est parce que le Yama védique a lui aussi séjourné dans le
valá-, comme nous l’avons vu.
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
61
C’est la maison de Varun̄a d’où sort l’aurore chaque matin et dans
laquelle habite aussi Yama (RV10.114.10) (Kuiper 1964-1965, 109). La
Harā Bùrùzaiti serait son pendant iranien.
Dans plusieurs travaux, Kuiper a montré que, pendant la nuit, le
monde souterrain de Varun̄a, étant renversé, les lieux souterrains deviennent alors célestes dans le ciel nocturne (Kuiper 1964-1965, 114sq.). Il en
va de même pour le monde de Yama. Le monde des pitarah̄ se trouve
dans le ciel, justement au-dessus de la Grande Ourse (RV10.82.2) et le
paradis des dieux et le monde de Yama sont voisins (PS8.19.5-6) (Witzel
1984, n. 38), mais la tradition, surtout épique, place aussi le royaume de
Yama dans le monde souterrain. Le mouvement pendulaire du monde de
Varun̄a et Yama entre le monde souterrain et le ciel nocturne peut être à
l’origine des diverses emplacements du vara- de Yima dans la tradition
mazdéenne : au-dessous de l’E
Ú rānwēz ou sur la Harā Bùrùzaiti. Il semble
que le monde des morts indo-iranien (et l’enclos du soleil) est soumis à un
mouvement pendulaire : souterrain pendant le jour et céleste pendant la
nuit 19. La disparition du soleil et l’apparition du ciel nocturne pendant la
nuit sont associées à la mort ; la présence du soleil est, par contre,
associée à la vie et la lumière aurorale qui apparaît après la nuit à
l’immortalité après la mort. Ainsi lorsque le soleil est dans le ciel pendant
le jour, le monde des morts doit être sous la terre.
Le vara- avestique et le valá- védique remontent à la désignation iir.
*vará- d’un enclos céleste où l’aurore est séquestrée et qui est, en même
temps, l’enclos de Yama ou la place des morts. Dans le récit védique de
l’enlèvement des vaches de l’aurore, le terme valá- s’est spécialisé dans la
désignation de l’enclos des vaches. Cependant, dans l’Avesta, elle est
restée la désignation de l’enclos de Yima. Bien que le R̄g-Veda ne place
pas directement Yama dans le valá-, plusieurs indications permettent de
considérer cet enclos multifonctionnel comme sa place privilégiée et
confirment ainsi que le rapport de *Yama avec le *Vara était déjà
indo-iranien.
Chaque jour, l’aurore est libérée de cet enclos nocturne. Elle sort pour
s’unir avec le soleil, faire revenir la vie dans le monde matériel et, aussi,
pour montrer aux morts le chemin de l’immortalité. *Yama est, selon le
R̄g-Veda, le roi de l’enclos étant le royaume des morts et, selon l’Avesta,
son constructeur. Puisque la daēnā, en tant que l’aurore intériorisée, joue
dans l’Avesta le rôle de l’aurore enlevée qui, une fois libérée, se révèle aux
hommes dans toute sa splendeur, on comprend parfaitement du point de
vue du récit mythologique indo-iranien que le Yima avestique refuse
19. L’explication astronomique exacte de ce mouvement est encore discutée. Kuiper,
comme Hertel (1924) avant lui, l’assimile au mouvement de la voûte céleste nocturne qui
monte chaque jour du monde souterrain vers le ciel nocturne. Witzel (1984) identifie
d’abord ce mouvement à celui de la Voie Lactée et, quelques années plus tard, avec celui de
la Grande Ourse (1995).
62 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
d’être le porteur de la daēnā : il n’est pas son libérateur, mais au contraire
il est le constructeur de l’enclos où elle est enfermée, le bâtisseur de sa
prison.
Les trois essais d’immortalité : Yima, Zaraθuštra et Astuuat . r ta
˜
L’association habituelle dans plusieurs cultures entre le soleil-jour et la
vie, d’une part, et la nuit et la mort, d’autre part, a produit la vision d’un
monde des morts pendulaire : pendant la nuit, l’enclos, où les morts et le
soleil sont enfermés, est dans le ciel nocturne et, pendant le jour, il est
souterrain. L’alternance du jour et de la nuit a également modelé la
conception de la vie après la mort, y compris la conception cyclique
(comme le punarmr̄tyu védique). Céleste la nuit et souterrain le jour, le
royaume des morts constamment caché du soleil, ne pouvait apporter la
solution définitive au problème de la transcendance. Se répétant chaque
jour après la nuit, le lever du soleil a servi de modèle pour une libération
faisant de l’aurore le flambeau de l’immortalité : les morts doivent suivre
la lumière aurorale et le chemin du soleil pour ne pas rester sous terre.
Ainsi le mythe des noces de l’aurore et de la libération du soleil s’est
chargé d’une composante eschatologique qui s’ajoute à la composante
cosmogonique.
La question de la transcendance ne se limite pas à la continuité ou non
de la vie après la mort (qui est vraisemblablement hors de question), mais
concerne essentiellement la durée de cette vie, la localisation qui détermine sa qualité et ses conditions.
Selon l’Avesta, imprégné par la doctrine des millénaires, la quête de
l’immortalité parfaite a été conçue comme un processus en trois étapes,
comme l’a déjà noté Kellens (1997-1998, 759sq.). Après l’attaque d’Aµra
Mainiiu, trois événements historiques vont conduire les hommes à cette
immortalité : les avènements successifs de Yima, de Zaraθuštra et
d’Astuuax.ùrùta. V2 nous raconte exhaustivement le premier. Yima a
atteint une immortalité en dehors du paradis, donc limitée et imparfaite.
La libération des morts de l’enclos n’est possible qu’à travers l’union avec
la vision aurorale, la daēnā, qui est obtenue dans le sacrifice. A l’instar de
l’union entre l’aurore et le soleil ou le ciel diurne, l’union sexuelle de la
daēnā avec l’uruuan du sacrifiant, garantit le succès eschatologique pour
le sacrifiant et la communauté sacrificielle. Pourtant, l’union sexuelle
avec la daēnā n’est possible qu’à travers le sacrifice fait à Mazdā de la
même façon que Zaraθuštra l’avait accompli. C’est pour cela que la
« vision » est māzdaiiasniš zaraθuštriš. La particularité du sacrifice fait à
la manière de Zaraθuštra est l’Ahuna Vairiia qu’Ahura Mazdā a enseigné
à la frauuaš.i de Zaraθuštra pendant le sacrifice cosmogonique et qui
permet au sacrifiant (Zaraθuštra) de s’identifier avec Ahura Mazdā
alberto cantera « yima, son VARA et la DAĒNĀ mazdéenne »
63
comme zaotar du sacrifice et aussi comme époux de la « vision aurorale », la daēnā.
Cette union donne au sacrifiant la capacité de faire un entretien avec la
divinité, de se rappeler de la « vision », de la mémoriser sous forme de
mots (mar-) et de pouvoir l’apporter (bar-) aux hommes. Mémoriser la
daēnā par des mots et l’apporter aux hommes est le but du sacrifice ; c’est
la technique sacrificielle qui garantit le succès eschatologique à la communauté sacrificielle.
Puisque Yima n’a pas la capacité d’épouser la daēnā, l’immortalité
qu’il obtient pour les créatures est utopique et doit rester en dehors du
paradis. Les deux tentatives successives qu’il fait pour trouver une place
appropriée échouent : la terre ne pouvait pas supporter une croissance
illimitée et le vara-, enclos céleste la nuit et souterrain le jour, n’a pas les
conditions requises pour contenir une immortalité parfaite. Elle est
durable, mais non parfaite (notamment parce qu’elle est limitée à ceux
qui sont choisis par Yima). Le domaine de l’immortalité de Yima est
l’enclos indo-iranien des morts qui est en même temps la prison de
l’aurore et, par la suite, celui de la daēnā. Loin d’être le porteur de la
daēnā aux hommes, Yima a été le constructeur de sa prison. La tâche de
la libération incombera à Zaraθuštra et à Vı̄štāspa.
Bien que Yima soit capable d’instaurer l’immortalité, celle-ci reste
utopique et limitée à quelques-uns, car il n’a su trouver pour elle le lieu
approprié, c’est-à-dire le monde des dieux. C’est Zaraθuštra qui à travers
l’union avec la vision aurorale obtenue pendant le sacrifice à Mazdā a
trouvé pour les hommes le lieu convenable à une immortalité non restrictive. Par cette nouvelle technique sacrificielle, il est devenu possible de
montrer aux hommes le chemin vers le monde des dieux. Pourtant, même
l’immortalité atteinte par Zaraθuštra, l’immortalité post mortem dans le
monde des dieux, n’est pas une immortalité parfaite et définitive. Elle
doit coexister avec la mort et les ténèbres. L’immortalité parfaite ne sera
atteinte qu’à la fin des temps, à la fin des 12000 ans, avec Astuuax.ùrùta.
Ce sera l’immortalité sine morte dans le monde des dieux, quand le
monde des hommes deviendra le monde des dieux et qu’il n’y aura plus
de distinction entre les deux. L’histoire de la libération de la mort est
imaginée en trois étapes : l’immortalité sine paradiso de Yima, limitée
aux habitants du vara-, l’immortalité post mortem in paradiso de
Zaraθuštra et l’immortalité sine morte in paradiso d’Astuuax.ùrùta. Le
passage de la première à la deuxième est le résultat de la libération de la
figure aurorale de la daēnā par un sacrifice contenant l’Ahuna Vairiia et
de l’accès au monde des dieux que l’on a ainsi gagné.
Alberto Cantera
64 yama/yima : variations indo-iraniennes sur la geste mythique
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