Modi, le mégalo de l`eau
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Modi, le mégalo de l`eau
38. Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 tra n sversales.n nement e nv ir o Economie ......... 40 Signaux .......... 41 Modi, le mégalo de l’eau Infrastructures. Pour assurer son approvisionnement en eau, l’Inde s’apprête à relier des grands fleuves entre eux. Un projet pharaonique et controversé. ↙ Dessin de Vazquez paru dans El País, Madrid. —India Today New Delhi A u cœur de la plus célèbre des réserves de tigres d’Inde (le parc national de Panna), une ligne rouge, tracée de fraîche date à la peinture sur les grès millénaires du massif des Vindhya, symbolise l’emplacement du futur barrage de Dhaudan, sur le Ken, dans le Madhya Pradesh [au centre de l’Inde]. Il mesurera 77 mètres de hauteur pour 2 kilomètres de longueur. Ce sera le premier d’une série de 3 000 grands barrages et réservoirs que le gouvernement de Narendra Modi souhaite édifier dans le cadre d’un vaste programme dont le but est de relier entre eux 37 grands fleuves pour modifier leur débit naturel. L’objectif est de mettre un terme à la pénurie d’eau tout en se préparant aux besoins futurs du pays. Une entreprise audacieuse que certains disent “prétentieuse”. Présenté comme le plus vaste projet d’infrastructures au monde en matière d’irrigation, le programme Interconnexion des rivières [Interlinking of Rivers, ILR] porte sur 30 liaisons fluviales. Il est prévu de creuser 15 000 kilomètres de canaux destinés à transporter 170 kilomètres cubes d’eau – assez pour alimenter toute l’année une bonne centaine de mégapoles de la taille de Delhi ou de Bombay. L’Agence nationale de l’eau, chargée depuis 1982 de la conception des infrastructures – 14 pour les rivières de l’Himalaya et 16 pour la péninsule – dans le cadre du Plan national pour la mise en valeur des ressources en eau, dresse déjà la liste des “bienfaits” de ce projet. Populations déplacées. Le directeur général de l’Agence de l’eau, Masood Hussain, 56 ans, fort de plus de trente ans d’expérience dans les projets de mégabarrages, dont celui d’Indirasagar, sur le Narmada [au centre de l’Inde], estime que l’ILR est l’unique moyen réaliste de faire passer la surface de terres irriguées de 140 millions à 175 millions d’hectares à l’horizon 2050, date à laquelle le pays devrait compter 1,6 milliard d’habitants. Mais voilà, d’après les estimations du réseau SANDRP [South Asia Network on Dams, Rivers and People], qui étudie l’impact des barrages sur les rivières et les populations, ce projet entraînerait le déplacement d’environ 1,5 million de personnes du fait de la submersion d’au moins 2,7 millions d’hectares de terres, rendue nécessaire par la construction des infrastructures de stockage et du réseau de canaux. Voilà pour le coût humain. Mais, parmi les zones inondées, on trouve aussi 104 000 hectares de forêts, dont des sanctuaires de la vie sauvage. Le coût financier du programme sera par ailleurs astronomique. Alors qu’il était chiffré à 5 600 milliards de roupies [73 milliards d’euros] en 2002-2003, la ministre des Ressources en eau, Uma Bharti, a révélé à India Today que l’ILR allait en fait coûter “11 000 milliards de roupies [144 milliards d’euros] au cours actuel”. Ce qui comprend les coûts d’acquisition des terrains, d’indemnisation et de réalisation. Après avoir été négligé pendant dix ans sous les deux mandats de l’Alliance progressiste unie (UPA), le programme ILR trouve un second souffle sous l’Alliance démocratique nationale (NDA). Après un meeting électoral dans le Bihar [Etat du nord-est de l’Inde] en avril 2014, Modi a dévoilé son point de vue dans un tweet, un mois avant de quitter Gandhinagar [capitale du Gujarat, dont il était le ministre en chef] pour Delhi : “Le rêve d’Atal Vajpayee [ancien Premier ministre] de relier les fleuves est aussi le nôtre. Il peut accompagner les efforts de nos courageux agriculteurs.” Vingt-deux mois après la prise de fonctions de Modi, le chantier du premier projet, situé à Dhaudan, est prêt à débuter – un canal “Il n’existe aucune preuve scientifique justifiant le projet du gouvernement” Himanshu Takkar, PRÉSIDENT DU RÉSEAU SANDRP de liaison de 221 kilomètres qui détournera chaque année 1 074 milliards de mètres cubes du Ken vers la Betwâ. Il émane du projet d’interconnexion KenBetwâ, première des cinq “liaisons prioritaires”, un sentiment d’urgence palpable. Uma Bharti parle d’un “projet modèle” qui prévoit d’allouer un tiers de l’enveloppe prévue, soit 63,2 milliards de roupies [824 millions d’euros], à la gestion et à la restauration du milieu. Masood Hussain en énumère les avantages : “635 000 hectares de terres irriguées dans les districts de Chhatarpur, Tikamgarh et Panna, dans le Madhya Pradesh, et dans les districts de Mahoba, Jhansi et Banda, dans l’Uttar Pradesh, un accès à l’eau potable pour 1,3 million de personnes dans les deux Etats et 78 mégawatts de capacité de production de deux centrales hydroélectriques.” Cela semble trop beau pour être vrai. “Ça l’est”, tranche Himanshu Thakkar, président du réseau SANDRP, qui a passé la plus grande partie de sa vie à combattre les lobbys des constructeurs de grands barrages. En s’appuyant sur l’exemple du projet de liaison Ken-Betwâ, Thakkar met en doute la raison d’être même du programme ILR. “Il n’existe tout simplement aucune preuve scientifique justifiant le projet du gouvernement”, assure-t-il. Selon lui, la classification simpliste des bassins hydrographiques par l’Agence de l’eau en “bassins excédentaires” et “bassins déficitaires” se fonde sur “des données scientifiques sujettes à caution”. Pour ce spécialiste, la plupart des bilans hydrologiques réalisés par l’Agence de l’eau (sur 137 bassins et sous-bassins) ont été “délibérément faussés”, tandis que la plupart des études de faisabilité conduites depuis 1982 sont “périmées, la consommation dépassant TRANSVERSALES. Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 37 fleuves à connecter 500 km CHINE PAKISTAN na mu Ya Zones arides du Rajasthan Gh NÉPAL ag hra Son Ken Bet wâ Chamba l Gandak tre ou ap hm a r B e ng Ga Saba rmat i New Delhi BHOUTAN Liaison Ken-Betwâ BANGLADESH Calcutta Sundarbans ada Narm Mah ana di Tapi BIRMANIE Subarnarekha Godava ri Liaison Mahanadi-Godavari Bombay Krishn a Golfe d’ O m a n Golfe du Bengale Pennar Madras Kaveri Vaigai SOURCE : NATIONAL INSTITUTE OF HYDROLOGY SRI LANKA de loin, depuis, les ressources en eau disponibles dans la plupart des bassins”. “L’Agence de l’eau a délibérément omis d’étudier l’ensemble des possibilités en matière de gestion des ressources en eau avant de décréter que tel ou tel bassin était déficitaire ou excédentaire”, assure Himanshu Thakkar. En octobre, le barrage de Gangau, un vieil ouvrage situé à 2,5 kilomètres en aval du site prévu pour le barrage de Dhaudan, est presque à sec. Les habitants du village de Dhaudan, comme ceux de neuf autres villages de la réserve de Panna, retournent donc à leurs vieux puits contaminés. Le Ken, réduit à un filet d’eau depuis la mousson dérisoire de 2015, est trop éloigné. Et la situation est encore pire en aval du district de Panna. Idées préconçues. “Il y a davantage d’eau dans la Betwâ.” Mohan Lal Gautam, un des gardiens des temples de Khajurâho, situés à proximité, est visiblement surpris par le projet de détourner l’eau du Ken vers la Betwâ. Même à l’orée des denses forêts de tecks, les terres agricoles sont passablement desséchées. Shyamendra Singh, 52 ans, à la tête du Ken River Lodge, situé aux portes de la réserve de tigres, dresse le bilan de la sécheresse. Il explique que plusieurs dizaines de petits agriculteurs et ouvriers agricoles aux abois ont quitté la région en quête de travail. Le bassin versant du Ken a connu une forte alternance de crues et de sécheresses à la période des moussons. Les militants Projets de connexion concernant : les rivières himalayennes les rivières de la péninsule écologistes avancent d’ailleurs l’argument “de crues et de sécheresses concomitantes sur les bassins du Ken et de la Betwâ” pour contester les affirmations de l’Agence de l’eau selon lesquelles le Ken serait un bassin excédentaire. Masood Hussain soutient que ces critiques “s’appuient sur des inquiétudes et des idées préconçues dépourvues de fondement scientifique”. Assis à son vaste bureau dans les locaux généreusement dotés de l’Agence de l’eau, dans le sud de Delhi, il plaide avec force en faveur des grands barrages : “Le débat sur le développement est biaisé en Inde : les écologistes s’opposent aux projets pour servir des intérêts particuliers, et la presse les suit.” Certains chiffres viennent étayer son point de vue. Un rapport de 2015 de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) range l’Inde derrière le Mexique, la Chine et l’Afrique du Sud en termes de réserves d’eau par habitant (stockées dans des barrages de petite à grande taille). Le pays ayant une capacité de stockage annuelle de 250 milliards de mètres cubes, l’Indien moyen n’a accès qu’à 225 mètres cubes d’eau par an (issus de retenues d’eau). “Ce sont les nappes phréatiques qui font véritablement vivre l’Inde” Himanshu Takkar Un chiffre dérisoire si on le compare par exemple aux 6 130 mètres cubes de la Russie et même aux 1 111 mètres cubes de la Chine. Plus de 220 millions d’Indiens doivent se contenter du minimum vital, soit moins de 1 000 mètres cubes. Les défenseurs du programme ILR martèlent que c’est “la seule solution”. “Il va falloir porter la production de céréales vivrières de 265 millions de tonnes aujourd’hui à 450 millions [d’ici à 2050], ce qui est impossible sans nouvelles infrastructures comme l’ILR”, argumente Masood Hussain. Le gouvernement Modi ne serait-il pas en train de poursuivre une dangereuse chimère ? De fait, les infrastructures d’irrigation de taille moyenne à grande et les grands barrages ne couvrent que 16 millions d’hectares, soit un quart de la surface irriguée totale du pays. Thakkar rappelle un fait largement passé sous silence : plus de 60 % des besoins en irrigation actuels sont assurés par les nappes phréatiques et les petits ouvrages d’irrigation. Et ce n’est pas tout. Le rapport de novembre 2000 de la Commission mondiale des barrages a conclu que 10 à 12 % seulement de la production de céréales vivrières d’Inde étaient irrigués par les grands barrages. “Ce sont les nappes phréatiques qui font véritablement vivre l’Inde”, affirme Thakkar. On estime qu’elles sont 70 % plus productives que l’irrigation par canaux, et il convient donc d’assurer leur pérennité en protégeant les processus naturels de recharge. L’ancien ministre des Ressources en eau et farouche opposant à l’ILR feu Ramaswamy Iyer y voyait une forme de “mégalomanie technologique”, ajoutant qu’une rivière n’est pas un “assemblage de tuyaux que l’on peut découper, détourner et souder à notre guise”. Les détracteurs de l’ILR dénoncent des tripatouillages environnementaux à grande échelle – destruction de rivières naturelles et de la biodiversité aquatique et terrestre, salinisation des cours d’eau… Voix discordantes. Mais il y a pire. Mihir Shah, membre de la Commission de planification de 2009 à 2014, avertit que “le programme mettra sérieusement en péril le cycle même des moussons”. Les fleuves qui se jettent dans le golfe du Bengale assurent une température élevée à la surface de la mer, condition sine qua non de la formation de dépressions et donc de l’intensité des moussons. D’après lui, réduire le débit des rivières qui se jettent dans la mer pourrait avoir “des conséquences graves pour le niveau de précipitations dans le sous-continent”. Il est intéressant de noter que l’on trouve des voix discordantes au sein même du Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP). Le 4 décembre dernier, la ministre des Femmes, Maneka Gandhi, ancienne ministre de l’Environnement, a critiqué ouvertement les projets d’interconnexions fluviales à la télévision. Beaucoup d’Etats se sont opposés au programme ILR en remettant en question les 39 bilans hydrologiques de l’Agence de l’eau. L’Odisha [Etat côtier de l’est du pays] a rejeté une proposition portant sur un projet d’interconnexion ambitieux entre les fleuves Mahanadi et Godavari. Devant l’inquiétude suscitée par l’étendue de la zone qui serait submergée par le barrage de Manibhadra [sur le Mahanadi], le groupe d’experts étudie les autres options. Or, la liaison MahanadiGodavari est indispensable à la réalisation de huit autres liaisons fluviales en aval. Déterminée à faire avancer le projet, Uma Bharti promet d’achever les trois premières liaisons prioritaires d’ici à sept ans. Or le lancement du chantier de l’interconnexion Ken-Betwâ a déjà été ajourné deux fois, dont la dernière fois en mars 2016. Masood Hussain a déclaré que la nouvelle date ne serait fixée qu’après le feu vert du ministère des Ressources en eau. Sans compter que la liaison Ken-Betwâ, qui nécessite des interventions sur une réserve naturelle protégée, exige également l’imprimatur de la Cour suprême. En mars 2012, la directrice générale du Centre pour la science et l’environnement, Sunita Narain, avait mis en garde : “L’idée de relier des rivières entre elles séduit par son côté pharaonique. Mais cet aspect pharaonique détourne justement notre attention du vrai problème : comment garantir à tous l’accès à l’eau potable ?” Ce serait donc ça l’ILR, de la poudre aux yeux pour détourner notre attention ? —Asit Jolly Publié le 14 avril SUR NOTRE SITE courrierinternational.com “Le continent, qui est déjà le plus aride au monde proportionnellement à son nombre d’habitants, est aujourd’hui confronté à une sécheresse catastrophique”, écrit dans The Jordan Times Brahma Chellaney, professeur d’études stratégiques au Centre for Policy Research, un think tank indien indépendant. Une meilleure coopération des pays asiatiques, en particulier avec la Chine, est essentielle pour garantir l’accès à l’eau des populations, estime-t-il. Retrouvez son analyse sur notre site.