Carl Menger et le conflit des méthodes*
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Carl Menger et le conflit des méthodes*
Carl Menger et le conflit des méthodes* Robert Nadeau Département de Philosophie Université du Québec à Montréal Liminaire : sur la langue de Carl Menger Selon l’hagiographie officielle, Carl Menger est, dans l’histoire de la pensée économique, le fondateur de l’École Autrichienne. Quoi qu’il en soit de l’existence, réelle ou mythique, et de l’unité doctrinale, démontrée ou seulement présumée, de cette école de pensée, chose certaine, Menger est l’auteur de deux ouvrages marquants. Le premier, datant de 1871 (v. Menger 1871), est un véritable traité de théorie économique (que Menger avait d’abord projeté de compléter par des recherches supplémentaires pour le rendre plus systématique et complet) dont on a dit qu’il avait contribué, en convergence avec les recherches de Jevons, d’une part, et de Walras, d’autre part, à jeter les bases du paradigme néo-classique, dont la pierre d’assise est sans contredit la théorie de l’utilité marginale décroissante1. Le second, publié en 1883 (v. Menger 1883), est un essai sur la méthodologie des sciences sociales en général - et plus particulièrement, comme l’écrit Menger lui-même, d’épistémologie et de méthodologie économique - que Menger écrivit expressément pour clarifier les tenants et aboutissants des positions théoriques qu’il fut amené à prendre et à élaborer douze ans plus tôt. Plutôt qu’au contexte, c’est au texte que nous allons nous intéresser dans l’analyse qui suit. Le contexte historique est bien connu maintenant pour avoir fait l’objet d’études minutieuses et approfondies2. Certes, les textes eux-mêmes sont aujourd’hui beaucoup mieux connus qu’il y a seulement quinze ou vingt ans3. Néanmoins, il n’y a pas actuellement de consensus arrêté sur le sens et la portée des arguments développés par Menger aussi bien en théorie qu’en méthodologie économiques. L’épistémologie économique peut encore tirer grand profit de l’étude de la pensée de Menger. Il n’est pas rare, en effet, que dans le domaine de l’histoire des idées, l’examen du passé puisse donner lieu à une meilleure compréhension du présent. C’est avec ce postulat en tête que je m’efforcerai de réarticuler, même si trop rapidement et par trop schématiquement, la contribution de Menger à la méthodologie économique. * Ce texte est la version révisée de la communication présentée à l’atelier de travail sur Carl Menger qui eut lieu au CREUSET de l’université de Saint-Etienne le 4 février 2003 et qui avait pour titre « Carl Menger a-til gagné le Methodenstreit ? ». Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ainsi que le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture du soutien financier reçu. 1 William Jaffé a cependant fait voir, il y a plus d’un quart de siècle déjà, que la doctrine de ce trio d’économistes est fort hétérogène (v. Jaffé 1976). 2 V. en particulier les excellentes études de Raimondo Cubeddu, de Barry Smith, d’Erich Streissler et de Karen Vaughn. 3 Du reste, les archives complètes de Carl Menger sont maintenant accessibles à l’université Duke (Durham, North Carolina, USA). Pour une excellente présentation de la pensée de Menger, v. Béraud 2000. Pour une analyse archidétaillée aussi bien du contexte que des textes, on consultera les travaux de Max Alter et tout particulièrement son remarquable ouvrage de 1990 (v. Alter 1990). 1 À cet égard, plusieurs commentateurs ont attiré l’attention sur la difficulté d’accéder pour ainsi dire de plain-pied à la pensée de Menger, à cause de son style ou plus précisément de sa langue théorique (celle des Grundsätze ) et de sa langue philosophique (celle des Untersuchungen). La langue écrite de Menger créerait en quelque sorte un obstacle épistémologique à sa bonne compréhension. C’est entre autres la thèse herméneutique de Max Alter, sans doute l’un des plus fins connaisseurs de l’œuvre de Carl Menger et qui insiste beaucoup pour faire voir non seulement la singularité des conceptions de Menger comparativement à celles de Jevons et de Walras, mais du même coup l’irréductible différence entre le point de vue économique de Menger, d’un côté, et ceux de Wieser et de Böhm-Bawerk, de l’autre. Alter insiste en particulier pour dire qu’un effort épistémologique considérable est nécessaire pour comprendre correctement les avancées théoriques de Menger dans les Grundsätze. Suivant l’analyse extrêmement minutieuse et détaillée, voire pointilleuse, qu’il a faite de cet ouvrage (il a, par ailleurs, apporté une attention tout aussi méticuleuse au texte des Untersuchungen), Alter insiste pour mettre en relief deux conditions importantes pour être à même de saisir correctement les tenants et aboutissants de la démarche de Menger dans les Grundsätze . D’abord, il faut, avance Alter, accorder beaucoup de soin à dégager l’arrière-plan historico-intellectuel dans lequel baignait Menger, qu’il caractérise comme marqué au coin du romantisme allemand de type hégélien4. Alter affirme même que, nonobstant les différences profondes de la perspective de chacun, Marx et Menger partageaient exactement le même fonds de commerce en termes de culture théorico-philosophique. Ensuite, fait valoir Alter, il faut se rendre à l’évidence que les catégories épistémologiques dont Menger fait usage sont directement tirées de l’aristotélisme allemand qui dominait en grande partie le monde universitaire dans lequel Menger fut formé et, aussi bien, celui dans lequel il évoluait en particulier au moment de ses travaux de thèse, travaux qui donneront lieu à la rédaction des Grundsätze. À ce propos, Max Alter est le premier à avoir fait remarquer, très judicieusement il va sans dire, que le texte de la traduction anglaise (américaine) des Grundsätze, qui a servi à faire connaître la pensée de Menger beaucoup plus que le texte original ne l’a jamais fait, n’est pas un outil de travail fiable. Les Principles sont en fait, aux yeux d’Alter, un ouvrage très différent des Grundsätze . Alter insiste pour dire en particulier que la dimension proprement « aristotélicienne » du langage que Menger emploie dans son traité a été complètement biffée, voire éliminée par le traducteur, qui s’est même permis de corriger une erreur mathématique faite par Menger dans le texte allemand original (v. Alter 1990 : 18) sans en prévenir le lecteur. Le risque est donc grand de mésinterpréter les arguments épistémologiques que Menger avance en 1883 si on les prive du support que le traité de 1871 est susceptible de leur apporter5. Il devient évident que, pour interpréter adéquatement le discours de Menger, il faut non seulement passer par les Fourches Caudines du texte allemand original – un allemand scolaire châtié, certes, mais intellectuellement indigeste pour toute personne qui n’en a pas l’habitude – mais il faut également se débarrasser des lunettes fournies par la théorie économique du « mainstream », lunettes confectionnées avec l’optique walrassienne. Qui plus est, il est essentiel de se 4 « Menger’s language is that of nineteenth-century German Aristotelianism with strong roots in Romanticism » (Alter 1990 : 18). 5 Pour Alter, alors que « Menger’s language is that of nineteenth-century German Aristotelianism with strong roots in Romanticism » (Alter 1990 : 18), la tradution américaine des Grundsâtze est du « Walrassian English » (ibid. : 17). 2 replonger dans l’atmosphère philosophique de la Vienne de la deuxième moitié du dix-meuvième siècle de manière à en recouvrer le point de vue aristotélisant, mais aussi la manière de penser et de s’exprimer. Les Grundsätze correspondent à la thèse d’habilitation présentée par Menger à l’université de Vienne en vue d’y obtenir le statut de « Privatdozent », statut qu’il obtint sans peine, avant de se voir octroyer quelques années plus tard une chaire d’économie politique créée expressément pour lui à cette même université6. Les Untersuchungen constituent un ouvrage complètement différent du premier, plus encore par le style et la forme que par le contenu : il s’agit non pas d’une contribution spécifique à la théorie économique mais plutôt d’un plaidoyer en faveur du projet même de faire de l’économie une science théorique, un plaidoyer dont l’aspect pro domo peut d’autant moins passé inaperçu que l’idée est de justifier, si non faire accepter, la légitimité et le bien-fondé de la démarche suivie par Menger dans le traité de 1871. Mais, parce que Menger y vise à faire apercevoir les déficiences de la méthode « historiographique » des économistes allemands – qui, à vrai dire, étaient davantage des juristes, des historiens et des politologues que des économistes – les Untersuchungen constituent tout autant et même plus une critique négative de la méthode historiographique en matière de science économique qu’un exposé magistral, positif et systématique de philosophie des sciences sociales ou de méthodologie et d’épistémologie économiques. L’ouvrage de 1883 comporte donc ses propres difficultés d’interprétation qui sont en partie liées aux limites du genre – diatribe davantage que monographie. Terence Hutchison a, d’ailleurs, bien mis en lumière la difficulté considérable que représente l’entreprise de comprendre correctement les conceptions philosophiques élaborées par Menger dans ses Untersuchungen . Cependant, si Max Alter est d’avis qu’une analyse contextuelle correcte des thèses épistémologiques qu’élabore Menger dans les Untersuchungen est indispensable à la saisie du contenu spécifique des théories économiques articulées par lui dans les Grunsätze , Hutchison est d’un avis différent puisqu’il semble lire ces deux ouvrages de Menger comme constituant des contributions intellectuelles distinctes et n’appelant pas de mise en rapport immédiat7. À mon sens, c’est à Max Alter 6 Cette chaire fut par la suite occupée par Wieser en 1903, quand Menger décida inopinément de prendre une retraite anticipée – il vécut jusqu’en 1921. Une chaire équivalente fut octroyée à Böhm-Bawerk l’année suivante à la même université. Je suis tout à fait d’accord avec Alter pour dire que, de Menger à ses deux successeurs immédiats à Vienne, Böhm-Bawerk et Wieser, il y a une profonde rupture épistémologique et méthodologique : en particulier, les mathématiques font leur entrée dans les fondements théoriques de la discipline et permettent un traitement « objectiviste » d’une réalité psychologique pensée par Menger comme purement subjective, à savoir la valeur; qui plus est, l’essentialisme aristotélicien lié à l’approche causale (Alter préfère pour sa part parler ici d’approche « inductive ») est laissé pour compte (Alter 1990 : 8). De cette manière devient possible, à quelques détails techniques près, la convergence du système théorique des penseurs de l’École dite « Autrichienne » avec l’approche mise en œuvre par Walras devient possible, à quelques détails techniques près. Pour un examen approfondi de la distance théorique qui sépare Menger des deux économistes qu’on eut tôt fait de présenter comme ses deux « disciples », voir l’excellent épilogue du remarquable livre de Max Alter (Alter 1990 : « Epilogue », p. 221-231). L’histoire officielle tient ce trio pour la première génération de « l’École Autrichienne », alors qu’en fait Menger refusa initialement de voir en Wieser et Böhm-Bawerk des « disciples » : v. à ce sujet l’introduction de Hayek aux Gesammelte Abhandlungen de Wieser, édités par Hayek du reste en 1929, (Hayek 1929, p. xi); v. aussi Alter 1990, p. 138, n. 2. Alter soutient que la narration qui veut que Menger ait fondé une école de pensée est un « convenient myth », voire « an ex post facto rationalisation, which provides historians of economic thought with a point of origin for an allegedly unified system of thought » (Alter 1990 : 79). Cette thèse audacieuse emporte mon adhésion. 7 Hutchison écrit que le texte des Untersuchungen « is by no means easy to comment. There is a great deal that is obscure regarding Carl Menger's intellectual biography, the early influences that affected his work, his philosophical presuppositions and intellectual objectives. These obscurities are not serious for 3 qu’il faut ici donner raison : les idées théoriques de Menger en économie peuvent recevoir un éclairage profitable si elles sont appréciées à la lumière de ses arguments épistémologiques et méthodologiques. Réciproquement, la doctrine philosophique que Menger développe dans ses investigations épistémologico-méthodologiques, lorsque lue en liaison systématique avec l’exposé que Menger fait des principes fondamentaux de la théorie économique, fait mieux apercevoir ce qui caractérise en propre l’approche théorique de Menger en économie et montre sa fertilité réelle. Une dernière remarque me paraît s’imposer avant de m’aventurer plus avant dans l’étude de l’argumentaire méthodologique de Menger. Les Grundsätze peuvent et doivent effectivement être considérés comme jetant les fondements de l’économie envisagée comme théorie pure. Incidemment, btout anti-historiste qu’il fût, Menger n’en a pas moins dédié l’ouvrage à Wilhelm Roscher, penseur principal et leader intellectuel incontesté de l’École Historique Allemande et dont Gustav Schmoller, l’adversaire déclaré de Menger en matière de méthologie, reprendra le flambeau. Je me dois cependant de dire que, mis à part quelques remarques incidentes, Menger ne traite absolument pas de méthodologie dans les Grundsätze, jamais directement du moins. On n’y trouve donc aucun argument méthodologique supplémentaire. Ce n’est pas davantage sur des points de méthode que les Grundsätze peuvent apporter des arguments complémentaires à ceux des Untersuchungen : il est quand même tout à fait judicieux de considérer que, dans cet ouvrage paradigmatique, Menger a une pratique théorique qui se trouve à mettre en application la méthodologie qu’il exposera plus tard dans les Untersuchungen8. La doctrine épistémologique de Menger – certains de ses éléments les plus cruciaux en tout cas, comme son ‘essentialisme’, son ‘causalisme’ et son ‘subjectivisme’, points de doctrine qui, est-il espéré, trouveront un éclairage favorable en cours de route – est effectivement déjà à l’œuvre dans les Grundsätze9. C’est pour cette raison que la meilleure méthode que l’on puisse se donner pour comprendre la pensée de Menger aussi bien en théorie économique qu’en métholologie économique consiste à se servir de l’ouvrage de 1883 pour éclairer certains des arguments contenus dans l’ouvrage de 1871 – et, réciproquement, de lire l’essai de méthodologie de 1883 à la lumière du traité de 1871. Certes, c’est également à une telle « lecture synthétique » de la pensée de Menger que nous convie Max Alter et il faut lui en savoir gré. Cependant, pour le meilleur ou pour le pire, Alter n’en reste pas à cette lecture confrontationnelle : la synthèse de Max Alter est orientée par un parti pris, pour ne pas dire un biais, contextualiste. En effet, avant de procéder à une interprétation dialectique des ouvrages de 1871 et de 1883, Alter prend la peine de reconstituer au préalable le contexte intellectuel et philosophique global dans lequel Menger a été amené à acquérir sa formation universitaire, puis à entreprendre la recherche qui le mènera à la rédaction des the understanding of the Principles, but they make the interpretation of the P r o b l e m s [= Untersuchungen ] much more difficult » (Hutchison 1981, p. 199, n. 2). 8 Je partage à cet égard l’avis éclairé de Max Alter à l’effet que « thus it represents the closest approximation to a positive statement of his methodology by Menger himself » (Alter 1990 : 83). Reste, bien sûr, à l’interpréter correctement. À cet égard, je dirai plus loin en quoi je me sépare de Max Alter. 9 Le seul autre ouvrage de Menger en méthodologie économique est un pamphlet publié en 1884 sous le titre Die Irrthümer des Historismus in der deutschen Nationalökonomie, qui prend la forme de seize lettres adressées à un ami non identifié, reprend pour l’essentiel les arguments déjà articulés par Menger dans l’ouvrage de 1883. On n’y trouve pas d’avancées nouvelles, de concepts inédits, de réflexions novatrices : du point de vue de sa visée immédiate, il s’agit en quelque sorte d’une philippique prenant Gustav Schmoller à partie. 4 Grundsätze10. Ce contexte je l’ai relevé plus haut, est celui du romantisme et de l’idéalisme allemands, dominé par la figure magistrale et charismatique de Hegel et caractérisé également par une redécouverte de la pensée d’Aristote. Il n’est pas question de mettre en question le travail savamment documenté de Max Alter à ce chapitre. Il n’en reste pas moins que sa lecture « aristotélisante » de la méthodologie de Menger ne me paraît pas adéquate. C’est donc une tout autre interprétation que j’exposerai ici. Plutôt que de m’en remettre à une conjecture relative au contexte pour reconstruire l’argumentation méthodologique de Menger, il m’a paru plus simple, plus prudent et aussi plus juste de m’en remettre au sens littéral du texte lui-même, quitte à ce que, à propos du « conflit des méthodes », il y ait un conflit des interprétations. Plongeons-nous donc maintenant dans l’étude des textes. Sur la science économique et le problème de ses fondements Que Carl Menger ait voulu entreprendre avec son traité de 1871 ce qu'il appelle lui-même « une réforme fondamentale des fondements » de la science économique, cela est explicite dès la préface des Grundsätze : « Dans ce qui suit, j’ai cherché à réduire les phénomènes complexes de l’activité économique des hommes aux éléments les plus simples qui puissent encore être soumis à l’observation minutieuse. Puis j’ai cherché à appliquer à ces éléments la mesure convenant à leur nature propre. Enfin, prenant appui constamment sur cette mesure, j’ai cherché à examiner comment les phénomènes les plus complexes prennent forme, à partir de leurs éléments constitutifs, suivant des principes déterminés. Cette méthode de recherche, universellement acclamée dans les sciences naturelles, a conduit aux plus grands résultats, et pour cette raison elle peut être caractérisée sans crainte de se tromper comme la méthode que suit la science naturelle. Mais, en fait, cette méthode est commune à tous les domaines de la recherche empirique et, à proprement parler, elle devrait être plutôt désignée comme la méthode empirique. Cette distinction est importante parce que toute méthode d’étude tient son caractère spécifique de la nature du domaine de connaissance auquel elle s’applique. Il serait inappoprié, par conséquent, de tenter d’orienter notre science en suivant la démarche de la science naturelle »11. Qu'il ait entrepris cette tâche avec l'intention délibérée de reconnaître à ses prédécesseurs tout le mérite qui leur revient tout en ne s'abstenant jamais de critiquer leurs erreurs, cela aussi est manifeste d'entrée de jeu. Que cette entreprise ait amené, cependant, Carl Menger à délibérément creuser un fossé infranchissable entre l'économique (ou l'ensemble des sciences sociales) et la physique (ou l'ensemble des sciences de la nature), cela relève du mythe. Car la position qu'affiche Menger est de dire tout à la fois que : 1. l'économique comme science peut et doit faire place à la méthode d'investigation qui a fait ses preuves dans toutes les sciences naturelles; 10 V. la première des trois parties de son livre : Alter 1990, « Background », p. 23-77. 11 Pour des raisons de commodité, c’est au texte de la traduction américaine que je me référerai et que, occasionnellement, je citerai. V, ici Carl Menger, « Prefac» to Principles of Economics [First, General Part], Transl. and ed. by James Dingwall and Bert F. Hoselitz, Glencoe, Ill., The Free Press, p. 46-7. 5 2. cette méthode empirique générale ne doit pas être confondue avec l'application particulière qui en a été faite dans les sciences de la nature : ce n'est pas, par conséquent, la méthode des sciences de la nature qu'il faut utiliser en économique mais la méthode à l'aide de laquelle les sciences de la nature ont pu produire leurs admirables résultats12. La méthode que préconise Menger suit trois étapes : a) d'abord, elle consiste à décomposer un tout complexe en ses ultimes éléments; b) puis à trouver une méthode de mesure de ses éléments simples qui soit particulièrement appropriée à leur nature spécifique; et c) elle exige enfin qu'on cherche à comprendre comment, à partir de ces éléments les plus simples, des phénomènes plus complexes sont effectivement engendrés selon des principes ou des lois définis. Ce sont ces phénomènes complexes qui constituent les phénomènes économiques proprement dits ou les objets d'investigation propres de l'économie comme science, alors que les éléments simples sont dits constituer le niveau le plus fondamental où il soit encore possible d'observer quelque chose qui puisse rendre compte de ces phénomènes complexes de nature économique. C'est cette méthode de recherche qui peut permettre de trouver, en économie comme ailleurs, que les phénomènes obéissent à des lois strictes, lois qui, seules, peuvent nous fournir une compréhension et une explication véritables de ces phénomènes13. Ainsi donc, si c'est précisément cette méthode ici brièvement décrite que préconise Menger en économie, c'est parce qu'elle est considérée par lui comme étant universellement acceptée dans les sciences naturelles, et non pas, comme on aurait peut-être pu s'y attendre, parce qu'elle serait adéquate pour saisir ce qui fait la nature spécifique et irréductible des phénomènes économiques par comparaison avec les phénomènes de la nature. Par conséquent, si l'on insistait exclusivement sur ce qui fait la particuliarité (voire l'irréductibilité) de l'économie à la science physique, on se méprendrait sur la thèse de Menger. Mais l'on se tromperait tout autant si l'on se contentait d'affirmer que, suivant Menger, sciences sociales et sciences naturelles sont méthodologiquement assimilables les unes aux autres. En effet, dire que deux domaines de recherche sont épistémologiquement analogues parce que chacun applique à sa façon une même méthode, ce n'est pas dire qu'ils sont en tous points identiques. De même, dire que deux sortes de sciences se ressemblent entre elles précisément parce qu'elles procèdent en appliuant chacune à sa façon une même approche de la réalité, ce n'est pas dire qu'elles sont en tous points identiques. C'est, bien au contraire, prendre d'infinies précautions pour dire à la fois que ces disciplines scientifiques sont comparables sans être assimilables, et aussi qu'elles sont distinctes sans être de nature différente. Toute autre interprétation du texte de Menger lui ferait inutilement violence. Ce serait une erreur de perspective de ne pas voir que, quand Menger parle de méthode, il parle le plus souvent de “méthode d'investigation” ou, pour présenter les choses dans le langage épistémologique d'aujourd'hui, de contexte de découverte et non de contexte de justification . La méthode que décrit Menger a d’abord et avant tout pour tâche de permettre de découvrir, et non pas de mettre à l’épreuve des faits ou de « tester », les principes gouvernant le domaine de la réalité économique. À partir de là, présenter l'apriorisme comme une tentative pour justifier - et non pas découvrir - les lois économiques, c'est inévitablement être victime d'une illusion d'optique, et cela reste vrai peu importe que Menger ait 12 Cet argument (loc. cit., p. 47) est, à ne pas s'y tromper, exactement le même que celui qui sera avancé plus tard par Karl Popper dans Misère de l'historicisme contre ceux qu'il appellera les “antinaturalistes”. 13 « (...) phenomena of economic life, like those of nature, are ordered strictly in accordance with definite laws.» (loc. cit., p.48). 6 eu raison ou non d'envisager la méthodologie comme une voie à suivre pour déceler les lois fondamentales plutôt que comme une démarche à effectuer pour s'assurer que les lois conjecturées sont empiriquement fondées. Il ne sert à rien, en fait, de critiquer Menger comme s'il avait dû considérer les choses comme nous le faisons aujourd'hui et, après coup, de lui reprocher de ne pas aboutir aux mêmes conclusions que nous. Il ne faudra donc pas comprendre l'apriorisme de Menger, dont il sera question plus loin, comme signifiant que les lois découvertes par le travail du théoricien sont à ce point certaines qu'il n'est pas utile de chercher à voir dans le monde réel si elles s'appliquent exactement comme nous les concevons. Il faut juger pour elle-même, ce qui exige de la reconstituer correctement, la méthode que Menger prétend avoir suivie en théorie économique, en gardant en tête que, selon lui, les scientifiques qui œuvrent dans les disciplines qui ont manifestement fait leurs preuves s’entendent pour mettre à profit, sans jamais renoncer néanmoins à la spécificité de leurs disciplines respectives, une seule et même méthode de connaissance. Si les arguments de Menger sont valables et que Menger ne se trompe pas lorsqu'il nous dit quelle est la méthode qui peut permettre de découvrir les « principes explicatifs » de la science économique, alors ces arguments peuvent certainement être encore aujourd’hui d’une certaine utilité. C’est à ce titre avant tout qu’ils valent la peine d’être exminés et discutés. Menger pense avoir suivi une méthode d'investigation qui correspond à plusieurs égards – c’est ce qu’il s’agit de faire voir – à la seule méthode qui ait jamais pu donner quelque résultat théorique satisfaisant en science empirique, toutes disciplines confondues : je qualifierai plus loin cette méthode de « méthode hypothético-déductive », une appellation que Menger n’a pas lui-même utilisée autant que je sache. C'est cette méthode qui valut à Carl Menger d’être pratiquement ignoré des économistes de l’École Historique Allemande, dont l’étoile montante était Gustav Schmoller, et c’est pour défendre cette méthode et mieux la faire connaître que Menger se lança dans ce qui allait devenir le Methodenstreit. C’est à la redécouverte de ce « conflit des méthodes », mais exclusivement du point de vue de Carl Menger, que je m’appliquerai maintenant. Plus particulièrement, c'est à une réinterprétation des thèses épistémologiques et méthodologiques de Menger que je me propose de me livrer ici brièvement. J'aimerais, en effet, faire voir que l'on trouve dans l'ouvrage paru en 1883 la formulation de certaines thèses épistémologiques et méthodologiques importantes — et peut-être même la toute première formulation historique de ces thèses qui, par la suite, connaîtront un sort et un succès différents. On devrait apercevoir, en effet, que Carl Menger est probablement le premier à articuler et à défendre l'idée qu'une science sociale comme l'économique ne peut être fondée comme science théorique que si 1) elle refuse l'historisme14; 2) si elle renonce également au réalisme empiriste; et 3) si elle accepte ultimement l'apriorisme. 14 Dans la philosophie des sciences sociales du vingtième siècle, la critique de l’historicisme a reçu son coup d’envoi au milieu des années quarante avec la publication d’une série de trois articles par Karl Popper dans la revue Economica, alors dirigée par Hayek. Malachi Hacohen a bien mis en lumière ce que les arguments développés par Popper dans Poverty of Historicism doivent à Carl Menger. Incidemment, de manière générale, les commentateurs anglophones de Menger parlent à son sujet de la critique épistémologique radicale qu’il aurait faite de l’« Historicism » de l’École Allemande, qu’il s’agisse de la « vieille École » (Knies, Roscher, Hildebrand) ou de la « jeune » (Schmoller) (Alter 1990, passim ; par ex., p. 85). Cette manière de s’exprimer est, en fait, inappropriée. Le terme allemand, en l’occurrence, que l’on retrouve aussi bien sous la plume des penseurs allemands que sous celle de Menger, est « Historismus », qu’il conviendrait de rendre en français par « historisme » (et en anglais par « Historism ») au vu du fait que le terme anglais « Historicism » est présenté par Popper comme une création de son cru, un néologisme 7 Par précaution oratoire, je ne parlerai jamais de « l'apriorisme de l'École Autrichienne », car je ne suis pas sûr qu'une telle doctrine générale ait jamais existé. Chose certaine, l’apriorisme défendu par Menger n’est en rien assimilable à l’apriorisme qui sera la marque de commerce de Mises et de sa praxéologie. La thèse aprioriste se présente chez Menger comme une stratégie épistémologique destinée à assumer le succès de l'entreprise de l'économie théorique conçue comme science exacte . C'est cet apriorisme que j'aimerais précisément permettre de redécouvrir dans un univers contemporain où l'empirisme est à ce point dominant qu'on a peine à comprendre le sens, la portée et la valeur philosophiques d'une telle thèse. Car, loin que cette thèse serve d'aucune façon, chez Menger du moins, à immuniser la science théorique contre les assauts de l'expérience ou encore à justifier dogmatiquement un parti-pris libéraliste en matière de politique socio-économique, cette thèse est destinée par Menger à faire valoir les droits de la théorie pure dans un champ de connaissances qui, à l'époque où il se situait, ne lui en reconnaissait à peu près aucun. Le non-réalisme et l'apriorisme proposés par Carl Menger n'ont de sens que compris dans cette perspective. Il en va de même, comme on le verra, pour son anti-empirisme, et c'est également ce souci qui anime de part en part le combat que mène Menger contre les chercheurs de l'École Historique Allemande. Disons d'entrée de jeu que le combat que Menger commence en 1883 déborde largement le seul objectif de voir ses propres théories personnelles davantage reconnues. Car, comme le dit Schumpeter, Menger « correctly perceived that in Germany it was not so much his own theory, but rather all theory, that was rejected, and he took up the battle to establish the rightful place of theoretical analysis in social matters » (Schumpeter 1951 : 88). L'essentiel de la démarche épistémologique de Menger peut être subsumé sous trois têtes de chapitre distinctes, le tout formant une argumentation systématique. Dans un premier temps, Menger s'emploie à démarquer radicalement l'une de l'autre deux entreprises scientifiques différentes qui, même aujourd'hui, ne sont pas toujours suffisamment appréciées pour leur fertilité sui generis. Suivant Mnger, les prétentions scientifiques de l’histoire économique ne doivent jamais être confondues avec celles de la théorie économique. Cela dit, une autre distinction s'impose aussitôt : en recherche théorique, deux orientations nettement distinctes, voire même séparables sont possibles et également légitimes, l'une que l'on qualifiera d'empiriste parce qu'elle s'en tient à la description explicative des seules données observables et effectivement observées (statistiques), l'autre qui sera dite exacte parce qu'elle cherche à transcender l'expérience immédiate et à établir des lois de portée universelle. Cela étant dit, pour Menger, le projet d'une économie théorique pure ou exacte exige que les lois qu'il s'agit de découvrir soient « idéales », comme les théorèmes de la géométie Euclidienne, et donc qu’elles n’aient pas pour objectif de rendre compte de la réalité immédiatement observable, historique et singulière. C’est en ce sens que je qualifierai ces lois de non-réalistes, puisque seulement de la sorte pourront-elles porter la marque d'une validité a priori et la garantie d'une nécessité absolue, donc, utilisé par lui dans le but précis de différencier l’objet de sa critique propre de l’objet pris pour cible par Menger. Que Popper ait ou non raison de penser qu’il fut le premier à parler de « Historicism », il n’en reste pas moins que la doctrine qu’il critique n’est pas isomorphe à celle que critique Menger. Je signale, pour mémoire, que Hayek, pour sa part, a également élaboré une critique de cette doctrine (v. le chapitre VII de Scientisme et sciences sociales, où Hayek critique « l’historicisme scientiste »). Or, dans cette série de trois articles parus dans Economica en 1942-1943-1944 sous le titre « Scientism and the Study of Society », Hayek utilise le terme « historism ». Par contre, quand il incorpore ces quatre articles à son ouvrage The Counter-Revolution of Science (v. Hayek 1952), Hayek change de terme et parle plutôt de « historicism ». C’est évidemment cette deuxième version que suit Raymond Barre dans sa traduction parus sous le titre Scientisme et sciences sociales. 8 comme le cherche Menger. C'est cette argumentation en trois temps qu'il s'agit maintenant pour moi de reconstruire plus en détail. Histoire économique et économie pure Si l'idée est bien de ressaisir aujourd'hui et d'examiner les thèses épistémologiques principales défendues par Carl Menger, on doit absolument s'imposer en tout premier lieu de reprendre l'argument par lequel Menger ouvre un débat dont on aurait tort de croire qu'il est maintenant clos. La question se pose, en effet, de savoir s’il revient à l’économie d’étudier par le menu les seuls phénomènes économiques particuliers et concrets (les conjonctures historiques singulières, les institutions particulières, l’évolution socio- et juridico-économique des divers États dans ce qu’ils ont d’unique ou de comparable, etc.) , ou s’il lui revient plutôt de chercher à formuler le plus exactement possible les principes nomologiques universels et abstraits qui régissent l’existence socioéconomique des individu et permettent de comprendre et d’expliquer, et non pas seulement de décrire, leurs activités et leurs institutions. Lor, la toute première contribution de Menger à l'élaboration d'une méthodologie adéquate pour les sciences sociales en général, et pour l'économique en particulier, concerne l’analyse de la distinction fondamentale qu'il importe de faire entre deux perspectives de connaissance en science. Il faut différencier, suivant Menger, l'intérêt pour les phénomènes concrets et singuliers d'une certaine sorte (et peu importe, au demeurant, qu'il s'agisse de phénomènes physiques ou de phénomènes sociaux), et l'intérêt pour les « formes empiriques récurrentes apparaissant dans la variation des phénomènes concrets » (Menger 1883 : 35). Cette distinction paraît parfaitement sensée pour ce qui concerne les phénomènes sociaux, où l'on trouve, effectivement, par exemple dans l'économie, ce qu'il faut bien appeler des régularités typiques, comme par exemple la relation entre la chute du prix d'une certaine marchandise et la croissance de l'offre de cette même marchandise, ou encore la relation entre l'augmentation du prix d'un bien importé et l'augmentation du taux de change, ou enfin la relation entre l'abaissement des taux d'intérêt et l'accumulation des capitaux. Si de telles formes empiriques ne nous étaient pas connues, il serait impossible de comprendre les myriades de phénomènes sociaux concrets et particuliers que nous avons le loisir d'observer si nous nous en donnons la peine, car il nous serait tout simplement impossible de les classifier de manière à s'y retrouver. Qui plus est, sans l'identification de relations typiques entre événements sociaux eux-mêmes typiques, il nous serait radicalement impossible d'agrandir et d'approfondir notre connaissance du monde social réel, et, partant, il nous serait impossible aussi bien de chercher à prédire le cours futur de certains phénomènes que de chercher à contrôler l'incidence de certains facteurs sur notre existence sociale. Menger réclame donc, et nous réclamons également avec lui encore aujourd'hui, que soit reconnue non seulement la légitimité, mais encore la désirabilité d'un savoir social et économique général, d'un savoir qui, donc, va très nettement au-delà de l'étude du cas par cas, si bien documentée soit-elle. Pour Menger, comme pour Aristote dont il se réclame ouvertement, il ne saurait y avoir de science théorique de l'individuel, mais seulement une science théorique du général. Ici, l'individuel ne doit pas être confondu avec le singulier, que Menger oppose au collectif. L'individuel s'oppose au général très exactement comme l'occurrence particulière s'oppose au type. Un certain état, la France par exemple, 9 constitue une entité géo-politique individuelle; autres exemples possibles : l’UE constitue un système économique particulier et « individuel » au sens ici retenu par Menger, et l'OMC doit être reconnue comme une association individuelle d'états individuels. Ces exemples permettent, du reste, de voir qu’« individuel » ne veut pas dire ici « singulier », puisque certains des phénomènes mentionnés sont « collectifs ». Par contraste, il est possible d'identifier des phénomènes généraux non collectifs : les formes phénoménales prises par une sorte de marchandise, la valeur d'usage d'un bien, ou encore l'entrepreneurship constituent des phénomènes économiques à subsumer sous cette catégorie.. S'il ne peut y avoir de connaissance théorique d'un phénomène individuel à proprement parler (c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir une science théorique de la France ou une science théorique de l’Union Européenne), il peut néanmoins y avoir une connaissance scientifique de l'individuel. L'histoire, précisément, se donne pour objectif de connaître scientifiquement (c'est-à-dire avec des méthodes rigoureusement contrôlées) certains événements particuliers dans leur nature individuelle propre, et elle aspire également à faire voir quelles relations existent en fait entre événements, entre phénomènes ou entre institutions particuliers. L'objectif qui doit être assigné à une science théorique est tout autre cependant : dire qu'une telle science est concernée par ce qui est d'ordre général, c'est vouloir reconnaître qu'elle doit viser à mettre au jour les formes empiriques (ce que Menger appelle les types) inhérentes aux phénomènes et à en faire voir également les interrelations typiques (ce que Menger appelle les lois). Du point de vue où Menger se place ici, la toute première erreur capitale commise par l'École Historique Allemande est précisément de ne pas saisir la différence entre ces deux entreprises scientifiques radicalement distinctes, mais tout également légitimes l'une que l'autre. Il est parfaitement erroné d'attendre de l'histoire économique qu'elle puisse donner un jour accès à des connaissances analogues à celles qu'on peut attendre de l'économie théorique. Elle peut certainement permettre qu'on se représente un certain phénomène spatio-temporellement délimité, ou encore des séquences successives ou des séries simultanées de tels phénomènes, ne serait-ce que par la confecction d'une image mentale, d'un schème représentatif ou d'un modèle figurant le ou les phénomènes étudiés. Mais on peut et il faut exiger autre chose, voire bien davantage, d'une théorie au sens fort du terme, car une théorie doit donner accès à une compréhension véritable ou à une explication (Verständnis est le terme allemand qu'utilise Menger) du phénomène par l'identification de sa raison d'être : elle doit donc pouvoir rendre compte aussi bien du fait que ce phénomène existe que de la manière effective dont il existe (Menger 1883 : 43). L'entreprise théorique proprement dite doit, en conséquence, être distinguée de la pratique cognitive qui se restreint à la simple représentation des phénomènes concrets, que celle-ci se fasse par la description du développement des phénomènes individuels, ou encore qu'elle se fasse par le biais d'une compréhension plus théorique de ces mêmes phénomènes concrets. Car, si l'historien peut être vu comme celui qui se sert des sciences sociales comme de sciences auxiliaires pour être en mesure de comprendre les phénomènes particuliers, le théoricien, pour sa part, est celui qui développe la théorie pour elle-même et jusque dans ses principes explicatifs les plus fondamentaux. Il doit être clair maintenant, si ma lecture est juste, que le Methodenstreit oppose, d'un côté, les partisans de la connaissance concrète des événements, des faits, des phénomènes, des institutions individuels et particuliers (les « historistes ») à ceux qui, de l'autre côté, cherchent plutôt à acquérir la connaissance abstraite des mécanismes réguliers, généraux et universels qui sous-tendent ladite réalité concrète. Dans la conceptualité mengérienne, au régulier s'opposent l'accidentel, l'exceptionnel, l'occasionnel et l'a-nomique. Au général s'opposent le particulier, l'unique, l'individuel. À l'universel s'opposent le local, le ponctuel, le régional. 10 Lois empiriques et lois exactes Cette distinction entre deux sortes de tâches épistémiques en sciences sociales, à savoir celles qui relèvent de l’histoire d’un côté et celles qui ressortissent à la théorie sociale de l’autre, est d'une portée épistémologique considérable même aujourd'hui encore et elle rejoint tout à fait le combat mené par Karl Popper dans Misère de l'historicisme.15 Elle a également, dans le contexte polémique où s'est délibérément installé Menger, une tout autre fonction, ainsi qu’on le verra maintenant. Car elle sert à fonder une analyse méthodologique dont l'effet critique nous paraîtra beaucoup plus dévastateur. Menger peut maintenant s'employer, en effet, à couper l'herbe sous le pied à tous ceux qui, comme Gustav Schmoller, voudront prétendre que, dans son souci de généralisation, non seulement l'histoire économique peut servir à élaborer la théorie dont l'économie a besoin, mais encore qu'elle est la seule à permettre de le faire en toute légitimité méthodologique. Supposons un instant que, à la faveur de la première distinction, le partisan du point de vue de l'histoire économique se réclame lui aussi de la théorie en prétendant simplement qu'aux prétentions universalistes mais abstraites du théoricien à la Menger, on aura le loisir de substituer l'historien généraliste, c'est-à-dire celui qui, après avoir accumulé tous les faits pertinents, après les avoir catalogués, comparés et systématiquement reliés, se croira en mesure d'induire les seules lois générales véritables régissant l'univers socio-économique. Puisqu'une telle possibilité semble en principe exister, et surtout puisque l'on trouve dans les écrits de ceux qui se rattachent à l'École Historique Allemande de quoi nourrir de telles prétentions méthodologiques, il fallait bien que Menger envisageât cette éventualité et qu'il en tînt compte. Menger entend par « lois de la nature » les seules lois qui n'admettent absolument aucune exception possible. Et par « lois empiriques », celles qui, au contraire, souffrent de comporter des cas d'exception. Cette distinction peut paraître recouvrir la distinction plus moderne faite entre « régularités empiriques » (ou encore « lois phénoménologiques ») et « lois théoriques ». À l'époque où Menger se situe — mais ce me semble aussi vrai de la nôtre à vrai dire — nombreux sont ceux qui croient que les phénomènes sociaux ne sont pas gouvernés par des lois strictes, du fait, notamment, de l’incompatibilité métaphysique entre l’acceptation du déterminisme et la croyance en l’existence du librearbitre. Menger, pour sa part, ne voit pas de contradiction entre, d’une part, la recherche d’explications causales en sciences sociales – et en économie en particulier – et, d’autre part, la croyance en l’existence de la liberté humaine. Les causes économiques, pour Menger, sont des causes finales et non pas des causes efficientes, comme c’est le cas dans les sciences naturelles où le déterminisme paraît aller de soi. Les explications théoriques en science économique reposent donc sur la reconnaissane d’une causalité téléologique, celle de l’action des hommes pour satisfaire leurs besoins (Menger parle dans les Grundsätze de « Bedürfnissbefriedigung »)16. Quoi qu’il en soit, reconnaissons avec Menger que, peu importe l'issue 15 Sur les rapports entre la pensée de Menger et la philosophie des sciences sociales de Popper, v. l’extraordinaire ouvrage de Malachi Hacohen (Hacohen 2000). 16 Les Grundsätze se terminent par un chapitre portant sur la nature et l’origine de la monnaie dans lequel cette analyse causale est mise à profit. Menger y procède en particulier à la description schématique du développement de la monnaie, des zones urbaines et de l’État envisagés comme phénomènes sociaux génériques ou idéaltypiques. Il conclut que, pour rendre compte de ces réalités, il faut faire intervenir des facteurs « individuels-téléologiques » aussi bien que des facteurs « collectifs-téléologiques ». Menger ne s’exprime pas autrement dans les Untersuchungen : « Das heutige Geld- und Marktwesen, das heutige 11 de ce débat épistémologique, la conclusion qu'on pourra atteindre n'affectera jamais la thèse étayée plus haut concernant les domaines et les prétentions épistémologiques respectifs de l'histoire économique d'une part, et de l'économie théorique de l'autre. Car, même si l'on devait apprendre à se passer de lois exactes en sciences sociales, et même s'il fallait se contenter ici de lois moins universelles et moins absolues, il n'en resterait pas moins qu'en cherchant à formuler de telles lois empiriques, c'est de la théorie que nous ferions et non de l'histoire. Entre lois empiriques et lois exactes, il y a, suivant Menger, non pas une différence de principe, mais seulement une différence de degré (Mnger 1883 : p. 52). Et même la connaissance de lois empiriques, si imparfaite soit-elle, peut rendre possible la prédiction et le contrôle des phénomènes sociaux, bien que ces deux capacités seraient ici singulièrement limitées. De telles lois empiriques ressortissent néanmoins à la théorie et non à la connaissance historique, qui, en ellemême, n'offre aucune possibilité de prédiction d'événements sociaux futurs. Au mieux, celle-ci peut fournir le matériau sur la base duquel peuvent être déterminées les lois des phénomènes, car l'histoire peut, par exemple, permettre de découvrir les régularités selon lesquelles certains phénomènes économiques se développent. Mais, à toutes fins utiles, dans le domaine de la recherche théorique en sciences sociales, l'histoire est et doit rester, aux yeux de Menger, une discipline subsidiaire et auxiliaire. Il se pourrait bien, note Menger, que l'impossibilité de découvrir des lois strictes ou exactes en économie confère à cette discipline scientifique quelques traits caractéristiques. Quoi qu'il en soit de cette question, qui doit être débattue pour elle-même, jamais l'économie ne s'avérera-t-elle pour autant réductible à un savoir historique ou même à un savoir pratique. À titre de savoir théorique, l'économie, mais aussi bien toute science sociale, poursuit trois objectifs : a) elle doit chercher à comprendre le monde social réel (et, pour ce faire, elle doit parvenir à subsumer chaque cas particulier de type de phénomènes sous une catégorie générale exprimant en termes généraux ce qu'ont en commun les cas ainsi subsumés); b) elle doit permettre d'acquérir des connaissances concernant le monde réel qui vont au-delà de ce que l'expérience immédiate permet de saisir (et, dans ce but, elle doit permettre d'inférer des conclusions à partir des faits observés, conclusions qui concernent des faits qui ne se prêtent pas à l’observation immédiate); c) elle doit, enfin, permettre de contrôler le monde réel (cet objectif ne pouvant être atteint que s'il nous est loisible de dériver de nos connaissances théoriques des connaissances pratiques, c’est-àdire des modes d'intervention suivant lesquels, sous certaines conditions réalisables et contrôlables, il nous sera loisible de faire advenir volontairement une situation souhaitable ou d’éviter que ne se produise une situation indésirable, situations que seule une théorie en bonne et due forme permet d’anticiper parce qu’elle les explique et en rend compte causalement (cf. le chapitre 4 des Untersuchungen, p. 5465). D'aucuns pourraient croire, nous dit Menger, que la meilleure façon d'atteindre ce triple objectif serait de s'investir totalement dans une recherche d'orientation empirico-réaliste. Ainsi orienté, le chercheur scruterait les phénomènes de manière à identifier les types qu'ils exemplifient ainsi que les relations qu'ils entretiennent entre eux dans leur totalité et dans toute leur complexité. Il viserait de la sorte à atteindre la « réalité empirique complète », suivant l'expression utilisée par Menger. Il faut savoir gré à Menger d'avoir argumenté solidement pour nous permettre de penser qu'un tel projet est à proprement parler irréalisable. Non seulement doit-on dire qu'il n'existe pas de types absolument stricts Recht, der moderne Staat u.s.f. bieten eben so viele Beispiele von Institutionen, welche sich uns als Ergebnis der combinirten Wirksamkeit individual- und socialteleogischer Potenzen, oder, mit anderem Worten, ‘organischer’ und ‘positiver’ Faktoren darstellen » (Menger 1883 : 181; 1963/1985 : 157-8). 12 de phénomènes dans le monde empirique, mais encore faut-il reconnaître que les lois empiriques basées sur un nombre fini d'observations, que l'on observe des rapports de coexistence ou des rapports de succession entre phénomènes, n'ont, à strictement parler, aucune validité projective : dans le langage d'aujourd'hui, Menger aurait dit que de telles lois ne sont tout simplement pas inductivement fondables. Or, toute bonne théorie doit pouvoir « transcender l'expérience », affirme Menger (loc. cit., p. 57). L'orientation empirico-réaliste en recherche théorique ne peut donc permettre de connaître les types réels des phénomènes observés, car elles les supposent connus au contraire, et elle ne peut non plus rendre possible la formation des lois empiriques régissant universellement ces phénomènes typifiés. Si cette analyse vaut dans le cas des sciences sociales, c'est que, comme le remarque judicieusement Menger, elle vaut dans le cas de toutes les sciences, y compris les sciences de la nature. Puisque l'orientation empirico-réaliste de la recherche théorique ne peut livrer la marchandise, ou bien l'on déclare forfait, ou bien l'on emprunte une autre voie. Or, précisément, une tout autre orientation est possible en recherche théorique, à savoir l'orientation exacte. Menger entend par là la démarche qui mène à « la détermination de lois phénoménales strictes, de régularités dans la succession des phénomènes qui ne se présentent pas à nous comme absolues, mais de régularités qui, en vertu des modes de connaissance par lesquelles nous y accédons, recèlent en elles-mêmes la garantie de l'absolu » (loc. cit., p. 59). Ce sont de telles lois que Menger considère être les véritables lois de la nature, qu'il préfère de loin nommer plutôt « lois exactes ». Nous les pensons comme exactes parce que nous les concevons selon une procédure logique qui leur impose le sceau de la nécessité. Voyons exactement comment. La recherche théorique de telles lois exactes suit, selon Menger, deux principes épistémologiques dont elle présuppose la validité. Le premier de ces principes me paraît correspondre tout à fait au principe de causalité classique. Menger le formule de la manière suivante : « Quoi que ce soit que l'on ait observé dans le passé ne serait-ce qu'une seule fois, cela devrait toujours réapparaître à nouveau si exactement les mêmes conditions concrètes en venaient à prévaloir encore ». Cette règle ne me paraît pas affirmer autre chose que ceci : des phénomènes strictement typiques d'une espèce définie doivent toujours et, ne seraitce qu'en considération des lois de notre pensée, par nécessité, être suivis par des phénomènes strictement typiques d'un type tout aussi défini mais différent, les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets. Cette règle épistémologique fondamentale, qui vaut pour ce qui concerne la nature des phénomènes à l'étude, a également une portée méthodologique considérable si l'on prend conscience qu'elle vaut également pour ce qui concerne la mesure des mêmes phénomènes. Il n'est pas douteux que Menger considère cette règle comme une sorte de postulat de la raison pure théorique au sens de Kant. Qui plus est, Menger est d'avis qu'un tel principe ne peut jamais être contredit par l'expérience, voire qu'une exception à ce principe est inconcevable : car il ne saurait y avoir de connaissance économique basée sur l’expérience que dans la mesure où les phénomènes économiques sont pensables par nous comme tombant nécessairement sous le coup de cette règle épistémologique. Le deuxième de ces principes est un corollaire du premier et nous pourrions l’appeler « principe de pertinence ». Menger le formule de la manière suivante : « Une circonstance qui a été reconnue comme non pertinente ne serait-ce que dans un seul cas eu égard à la succession de certains phénomènes typiques se révélera toujours et nécessairement non pertinente sous exactement les mêmes conditions concrètes et eu égard au même résultat » (loc, cit., p. 60). Ce principe de connaissance affirme tout 13 simplement que, s'il est vrai que la présence d'un certain facteur ne trouble pas une relation de causalité ne serait-ce qu'au cours d'une seule observation, alors, sous exactement les mêmes conditions, ce même facteur restera toujours négligeable. On peut dire qu'en un sens nous avons ici la toute première formulation – négative plutôt que positive – de la logique à laquelle obéit la clause ceteris paribus, entre autres dans les raisonnements économiques : une explication causale ne tient que si tous les autres facteurs, et notamment les facteurs susceptibles éventuellement de perturber la relation causale, sont neutralisés ou s’ils sont tenus pour négligeables. L'argument de Menger a, encore ici, un ressort kantien puisqu’il s’agit pour Menger de formuler une condition de possibilité logique de la connaissance théorique exacte. Ces deux conditions, comme on va le voir maintenant, sont identifiées par Menger comme permettant à une approche théorique fonctionnant hypothético-déductivement de faire son travail, c’està-dire de découvrir sous quelles conditions empiriques précises les lois économiques exactes sont valides. Le travail du théoricien qui cherche l’exactitude nomologique n’en est pas un d’induction pour Menger mais bien de déduction. Il n’est pas douteux que, en prenant le parti de la théorie économique exacte aux dépens de l’investigation empirico-réaliste des historistes allemands, Menger rejette la méthode inductive comme ne permettant pas de découvrir les lois expliquant le fonctionnement de l’économie. La voie indiquée naguère par Francis Bacon, qui laissait supposer qu’une fois tous les faits particuliers classés et décrits, le savant pourrait en dériver logiquement les lois universelles de la nature, si elle était suivie pour fonder méthodologiquement l’économie, condamnerait cette discipline à ne jamais advenir comme une science théorique exacte. L’économie ne pourra être une science exacte, soutient Menger, que si cette discipline adopte pour elle-même la « méthode empirique » suivie par toutes les sciences de la nature qui ont connu du succès et qu’elle consent emprunter la voie royale de la recherche théorique. Il nous faut maintenant approfondir cette thèse. Apriorisme et méthode hypothético-déductive Une fois la dissociation faite entre ce que Menger considère être deux « orientations » légitimes, distinctes et indispensables de la recherche scientifique en économie et en sciences sociales, à savoir une orientation « empirico-réaliste », dont la méthode est historico-statistique, et une orientation « théorique », dont la méthode est purement analytique, hypothético-déductive et « exacte », le problème de réunifier ces deux tâches scientifiques reste entier. Böhm-Bawerk a, du reste, vite aperçu que Menger n’a pas résolu la question de savoir comment faire converger ces deux types de savoir indispensables au sein d’une seule et même discipline scientifique17. Il faut néanmoins savoir gré à Menger d’avoir fait apercevoir que chacune des deux orientations fondamentales de la recherche théorique poursuit à sa façon un seul et même but : chacune vise en effet, suivant Menger, à nous procurer une 17 Dans sa recension des Untersuchungen en 1884, Böhm-Bawerk (v. Böhm-Bawerk 1884) a effectivement mis en relief ce qui constitue le point faible par excellence de la méthodologie de Menger, à savoir le rapport qu’il convient d’établir entre la théorie exacte et la réalité empirique (v. aussi à ce propos Alter 1990 : 226). Plusieurs commentateurs se sont attaqués à ce problème : v. en particulier Alter 1990, Birner 1990 et Milford 1990 et 1992. 14 compréhension des phénomènes qui aille largement au-delà de l'expérience immédiate et qui rende éventuellement possible leur prévision. Cependant, même si chacune vise à nous faire saisir la nature générale des phénomènes d'une certaine sorte, les phénomènes économiques par exemple, et même si chacune a pour objectif ultime de permettre de comprendre la façon dont ces phénomènes se relient entre eux lorsqu'on les considère selon l'ordre de la simultanéité ou selon l’ordre de la succession18, il n'en reste pas moins qu'une différence essentielle entre ces approches doit être très fortement accentuée. L'examen de cette différence nous fournira l'occasion de voir comment s'articulent chez Menger en toute cohérence deux aspects d'une même thèse épistémologique qui furent subséquemment dissociées dans l'analyse méthodologique de la science économique. Ce qui fait l'originalité de Menger, en effet, c'est d'avoir soutenu que, loin que l'irréalisme des hypothèses cause quelque préjudice à l'entreprise théorique, il faut plutôt convenir que c'est à ce prix que celle-ci atteint à l'exactitude, et donc que la théorie peut prétendre accéder au royaume des vérités nécessaires. Ici se croisent quasi-inextricablement un argument anti-réaliste, fondé sur la reconnaissance du statut idéal des entités économiques, et un argument posant la validité a priori des lois exactes que l'économie théorique permet de découvrir, et qu'elle doit chercher à organiser en un système déductif exhaustif et cohérent. Reprenons le fil de l'argumentation de Menger. Pour lui, puisqu'il existe deux orientations de la recherche en économie théorique, on les trouvera toutes deux à l’œuvre, et le plus souvent sans qu'elles soient bien distinguées, dans la plupart des manuels, des traités ou des monographies. Quand un manuel abordera, par exemple, la théorie des prix, il fera place le plus souvent à des considérations mixtes, mais la nature spécifiquement formelle de cette théorie ne devra cependant pas nous abuser et passer inaperçue. On peut même ranger ces considérations sur une échelle graduée selon leur niveau de généralité : plus les données sur lesquelles se fonde l'analyse théorique sont proches de l'expérience et de l'observation effectives, plus la théorie est empirico-réaliste; à l'opposé, plus les données sont posées par voie de supposition hypothétique, par voie de construction imaginative ou par voie de modélisation abstraite, c'est-à-dire plus les variables envisagées sont typiques, plus la théorie est exacte (et, donc, moins elle est réaliste au sens empiriste du terme). Cette distinction faite, l'analyse de Menger ne s'arrête pas là. Menger s'emploie maintenant à dénoncer deux erreurs importantes qu'il faut à tout prix éviter, selon lui, concernant la façon dont il convient de concevoir les rapports entre les théories empirico-réalistes et les théories exactes. La première erreur serait de considérer que ces deux approches théoriques sont « complémentaires ». Si elles ne le sont absolument pas aux yeux de Menger, c'est que chaque perspective de recherche doit permettre de considérer la totalité des phénomènes d'un domaine particulier. En effet, que l'orientation soit empirico-réaliste ou qu'elle soit exacte, chacune doit viser à expliquer à sa manière tous les phénomènes d'une certaine sorte, tous les phénomènes économiques, par exemple. Il serait complètement erroné de penser que la recherche empirique peut permettre de découvrir les lois théoriques les plus générales de l'économie, lois qui pourraient par la suite être confirmées par référence aux lois encore plus générales de la nature humaine. Cette façon de voir, que Menger attribue à Auguste Comte, exhibe la même confusion 18 On ne peut s’empêcher de relever que ces deux modes dans lesquels les phénomènes sont susceptibles de se présenter à nous pour être catégorisés et pensés, à savoir, respectivement, le temps (principe de succession) et l’espace (principe de simultanéité), sont ceux que Kant identifie dans l’« Esthétique transcendantale », qui constitue la première partie de la Critique de la Raison Pure. 15 que celle dont fait montre suivant Menger, la méthode dite « de déduction inverse » mise au point par John Stuart Mill (loc. cit., p. 69). La deuxième erreur à éviter serait de considérer que le critère de vérité pour les lois empiriques et pour les lois exactes est le même, à savoir la plus ou moins grande conformité de la formule énoncée avec les données d'observation. C'est ici, me semble-t-il, que prend place un argument crucial de Menger auquel il faut apporter toute l'attention nécessaire. Menger est d'avis que l'opinion prédominante, mais totalement inadéquate, en méthodologie économique est la suivante : on croit généralement que les lois empiriques, précisément parce qu'elles sont « basées sur l'expérience », offrent la meilleur garantie qui soit, une garantie en tout cas supérieure à celle qui se trouve accordée aux résultats de la recherche exacte, qui sont erronément vus comme déduits d'axiomes posés a priori. Qui plus est, on croit généralement qu'en cas de contradiction entre une loi empirique et une loi exacte, il faut modifier et corriger la loi exacte par le biais de la loi empirique : dans cette perspective, la recherche exacte est vue comme subordonnée à la recherche empirique. Menger se fait très explicite et insistant sur le sujet : cette conception touche, selon lui, le point le plus sensible de l'orientation exacte en économie (loc. cit., p.69). En fait, à bien y regarder, elle implique la négation de la valeur propre de la recherche exacte. Le risque est, en effet, très grand de se méprendre complètement sur la nature de la recherche exacte et sur la relation que cette recherche fondamentale entretient avec la recherche empirique. Il est épistémologiquement illégitime, si l'on en croit Menger, d'appliquer à la recherche exacte ou théorique des contraintes que l’on a raison d’adopter uniquement en recherche empirique. Menger est le premier à reconnaître que, lorsqu'ils sont mesurées à l'aune du réalisme, les résultats théoriques de la recherche exacte doivent inévitablement apparaître comme insuffisants, voire comme non empiriques. Mais il ne saurait en être autrement, et pas davantage en économie qu'en toute autre science, puisque les lois dites exactes ne sont vraies que relativement à un corpus de suppositions qui, comme telles, ne sont jamais réalisées en pratique ou encore ne s'appliquent pas toujours exactement comme telles dans la réalité. Il doit donc être absolument clair que vouloir chercher à tester la théorie économique exacte à l'aide de la méthode empirique envisagée dans la totalité de ses exigences constitue rien de moins qu'une absurdité méthodologique. Cela équivaut, dit Menger, à vouloir corriger les principes de la géométrie par la mesure des objets physiques réels. Or les grandeurs auxquelles en appelle la géométrie, et Menger a raison d'y insister, sont en fait des idéalités et ne sont pas, comme telles, des grandeurs observables, et encore moins sont-elles des grandeurs réellement observées. De plus, eu égard aux idéalités géométriques, il convient de reconnaître que toute mesure concrète, par exemple en arpentage ou en astronomie, fait place à certaines inexactitudes liées aux estimations, aux extrapolations, aux approximations, aux simplifications et aux réductions qu'il est nécessaire d'opérer en pratique. Il est parfaitement juste, cependant, de considérer que les résultats de la recherche empirico-réaliste doivent être appréciés suivant leur degré de conformité plus ou moins grand avec les phénomènes observés. Mais cela veut dire justement qu' « une loi empirique n'a pas de garantie de validité a priori absolue, et cela en vertu même de ses présupposés méthodologiques propres » (loc. cit., p. 70). Alors qu'il n'y a aucune nécessité absolue des lois empiriques qui affirment l'existence de certaines régularités dans la succession et la coexistence de phénomènes donnés, c'est à cette validité a priori, nécessaire et absolue, que tente d'atteindre la recherche exacte. Et bien qu'il soit le premier à reconnaître qu'il serait extrêmement désirable que la science exacte s'accorde 16 en tous points avec la réalité empirique, tout comme il peut paraître désirable que la science empirique offre les mêmes avantages épistémologiques que la connaissance exacte, Menger pense néanmoins que cet idéal est condamné à rester à jamais inaccessible. Cette thèse de l'irréalisme et de l'apriorisme de l’économie théorique pure et exacte telle que défendue par Menger peut être avantageusement illustrée, comme il le fait, du reste, lui-même, par l'exemple de la théorie des prix. Dans ce cas, la loi exacte peut se formuler comme suit : L'accroissement de la demande pour une certaine catégorie de biens ou de marchandises offerts sur un marché donné peut, moyennant que certaines conditions se réalisent, entraîner une augmentation du prix de ces biens ou de ces marchandises, augmentation qui peut être déterminée en termes quantitatifs exacts selon que l'accroissement de la demande résulte de la croissance démographique ou encore de la croissance de l'intensité du besoin de ce bien ou de cette marchandise chez les agents économiques individuels19. Menger a identifié exactement les quatre suppositions qu'il suffit de faire selon lui pour dériver déductivement cette loi exacte : I. Tous les agents économiques ici considérés cherchent à protéger complètement leur intérêt économique; II. Dans la bataille des prix qui ont cours sur le marché, ces mêmes agents identifient correctement les buts qu'ils doivent viser et les moyens appropriés pour les atteindre; III. La situation économique, dans la mesure où elle exerce une influence sur la formation des prix, ne leur est pas inconnue; IV. Aucune force externe limitant leur degré de liberté de manœuvre économique dans leur recherche à satisfaire leur intérêt propre ne s'exerce sur eux. L'analyse faite par Menger de cette construction théorique exacte, dont le caractère hypothéticodéductif est patent, est tout à fait révélatrice. Je la résumerai en la schématisant en six arguments différents. 1. Il faut dire d'entrée de jeu que Menger soutient que, dans la plupart des cas et des situations économiques véritables ou réelles, ces suppositions ne tiennent effectivement pas. C'est dire que les prix réels ou observables s'écartent pratiquement toujours, et à un degré variable, de ce que Menger appelle les « prix économiques », c'est-à-dire ceux-là même que la théorie permet de concevoir et d’anticiper conditionnellement. 2 Quatre raisons précises permettent suivant Menger d'expliquer adéquatement que la situation économique théorique n'est que très rarement réalisée dans les faits. Cela est le cas d'abord et avant tout parce que, en pratique, les agents économiques n'agissent pas la plupart du temps en fonction de la protection complète de leurs intérêts économiques, ne serait-ce que par indifférence ou encore par altruisme. Deuxièmement, cela est le cas parce que ceux-ci ne conçoivent que vaguement, voire 19 Menger 1883 : 70-1. V. aussi Menger 1871 : 172 et s. 17 erronément, les moyens appropriés à arrêter pour atteindre les objectifs qu'ils se fixent, quand ce n'est pas tout simplement qu'ils omettent de se fixer consciemment de tels objectifs. Troisièmement, ce peut être le cas parce qu'ils sont mal ou incomplètement informés de la situation économique qui prévaut, et quatrièmement, enfin, la raison peut être que leur liberté économique est le plus souvent, et à des degrés divers, contrariée. 3. Puisque les prix véritables s'écartent le plus souvent des prix théoriques, il est alors parfaitement compréhensible que la loi des prix qui sous-tend la loi de l'offre et de la demande ne soit pas toujours exactement vérifiée, voire même qu'un accroissement de la demande puisse éventuellement ne donner lieu à aucune augmentation de prix, et qu’elle puisse même précéder une chute des prix. Ainsi, pour Menger, la loi théorique est exacte, mais elle n'est pas vraie au sens empirique du terme, dans la mesure où elle n'est pas historiquement confirmable : elle ne correspond pas à la réalité puisque le réel, dans toute sa complexité, ne s'y conforme pas, ce qui revient à dire que cette loi est exacte bien qu’elle ne cadre que très imparfaitement avec l'observation disponible. 4. Néanmoins, cette loi théorique exacte reste fondamentalement vraie, voire même absolument vraie, et d'une très grande importance en autant que l'économie comme science soit considérée. Qu'est-ce à dire ? Que le rapport logique entre l'ensemble ordonné des suppositions fondamentales explicitées plus haut et la loi de l'accroissement des prix en est un de pure déductibilité : cette loi de la théorie économique est « exacte » dans la mesure où elle est, pourrait-on dire, la conséquence logique des conditions supposées au départ. Cette loi théorique est, au plein sens du terme, un théorème. La théorie des prix n'affirme pas que les suppositions (axiomes) faites soient vraies au sens où elles seraient empiriquement observables. Cette théorie pose seulement en termes conditionnels, comme procède toute théorie exacte, que, si les conditions stipulées sont réalisées, la loi en question s'avère une conclusion nécessaire, c'est-à-dire vraie a priori. Mais alors, ne serait-on pas fondé de croire qu'une telle loi n'est qu'une tautologie, une vérité analytique ? Ce serait le cas, me semble-t-il, seulement si les suppositions de départ étaient elles-mêmes des propositions purement analytiques au sens logique du terme (des énoncés non synthétiques), ce qui, manifestement, n'est pas le cas. Ces suppositions forment l’ensemble complet (ex hypothesi) des conditions sous lesquelles la loi économique identifiée est vraie : voilà le sens véritable de la méthodologie de Menger en matière d’économie pure. Ainsi, l'idée que cette loi, en théorie économique, soit une vérité a priori, absolument vraie et nécessairement valide s'impose par elle-même. Et c'est bien là ce que pense Menger : les axiomes ne sont pas posés arbitrairement comme des vérités synthétiques a priori, mais le théorème dérivé n’en est pas moins valide a priori puisqu’il dérive déductivement de suppositions posées comme hypothèses à la base d’un raisonnement conditionnel. 5. Il convient alors de se représenter le rapport entre la théorie exacte et le donné empirique tout autrement que comme ce fut le cas plus haut. Cette relation en est une de similarité plus ou moins grande ou complète. Car, alors que la théorie construit une situation idéale, l'observation empirique fournit tout au plus les données dont l'organisation systématique constitue l'image imparfaite de cette situation idéalisée. Nous ne sommes pas très loin, en l'occurrence, de la logique de l'hypothèse nulle telle que Karl Popper la présente dans Misère de l'historicisme. Cette relation en est une de simulation, encore qu'il ne s'agisse nullement d'établir dans la théorie un modèle qui soit de plus en plus complet ou vraisemblable. Car, alors, l'objectif d'exactitude serait, à toutes fins utiles, perdu. Dire, comme Menger, que cette loi de la 18 théorie des prix est exacte, c'est affirmer qu'elle vaut pour toutes les époques, pour toutes les nations, sous toutes les latitudes où l'on trouve un commerce des marchandises, c'est-à-dire une économie d'échange entre agents individuels, que cette économie soit monétaire ou non. Cette loi théorique n'est pas irréfutable pour autant. Seulement, la méthode à suivre pour tenter de la prendre en défaut ne peut pas être la même que celle qu'il convient de suivre dans le cas de la confrontation des lois empiriques avec l'observation. Elle reste formellement réfutable, sinon empiriquement falsifiable. À ce titre, cette loi n’a pas de validité empirique a priori : elle n’est a priori valide que comme loi théorique. Il est, en effet, pensable qu'on parvienne à montrer que, en fait, telle quelle, cette loi ne découle pas logiquement des suppositions faites, auquel cas il ne s'agirait tout simplement pas d'une loi valide. L'argument suivant lequel ladite loi exacte dérive effectivement de l'ensemble des suppositions exposées rapidement plus haut reste à jamais ouvert à la discussion, si bien que l'intérêt scientifique de la théorie des prix en économie pure réside encore essentiellement dans le risque d'une réfutation possible. 6 L'objet propre de l'économie théorique pure est précisément constitué par la recherche de telles lois exactes qui sont telles parce qu'elles n'admettent absolument aucune exception. Il en va tout autrement en recherche théorique d'orientation empirico-réaliste, où il doit être admis au départ que, quelles que soient les régularités mises au jour, elles souffrent toujours de nombreuses exceptions. La recherche théorique d'orientation exacte vise à cerner ce que Menger appelle, en créant de toutes pièces un néologisme taillé sur mesure, « les lois de l'économicité » (« die Gesetze der Wirthschaftlichkeit »). Entre ces lois économiques exactes et des lois théoriques comme celles des sciences naturelles, Menger se dit d'avis que l'on ne doit faire aucune différence de statut méthodologique. Plus radicalement encore, Menger affirme que la méthode par laquelle on met ces diverses lois théoriques à l’épreuve, associées à des champs de recherche pourtant fort différents, est rigoureusement semblable dans toutes les disciplines théoriques. Conclusion : Menger peut-il crier victoire ? Quelques brèves conclusions paraissent maintenant s'imposer. La question se pose de savoir si Menger a gagné le Methodenstreit. À cette question, j’aimerais apporter une réponse nuancée. Une fois la dissociation faite entre ce que Menger considère être deux « orientations » légitimes, distinctes et indispensables de la recherche scientifique en économie et en sciences sociales, à savoir une orientation « empirico-réaliste », dont la méthode est historico-statistique, et une orientation « théorique », dont la méthode est purement analytique, hypothético-déductive et « exacte », le problème de réunifier ces deux tâches scientifiques reste entier. Böhm-Bawerk a, du reste, vite aperçu que Menger n’a pas résolu la question de savoir comment faire converger ces deux types de savoir indispensables au sein d’une seule et même discipline scientifique20. Menger nous a en quelque sorte 20 Dans sa recension des Untersuchungen en 1884, Böhm-Bawerk (v. Böhm-Bawerk 1884) a effectivement mis en relief ce qui constitue le point faible par excellence de la méthodologie de Menger, à savoir le rapport qu’il convient d’établir entre la théorie exacte et la réalité empirique (v. aussi à ce propos Alter 1990 : 226). Plusieurs commentateurs se sont attaqués à ce problème : v. en particulier Alter 1990, Birner 1990 et Milford 1990 et 1992. 19 davantage légué en héritage une problématique, un réseau de questions pertinentes et incontournables, qu’un système méthodologique achevé. Il faut néanmoins savoir gré à Menger d’avoir fait apercevoir que chacune des deux orientations fondamentales de la recherche théorique poursuit à sa façon un seul et même but : chacune vise en effet, suivant Menger, à nous procurer une compréhension des phénomènes qui aille largement au-delà de l'expérience immédiate et qui rende éventuellement possible leur prévision. Cependant, même si chacune vise à nous faire saisir la nature générale des phénomènes d'une certaine sorte, les phénomènes économiques par exemple, et même si chacune a pour objectif ultime de permettre de comprendre la façon dont ces phénomènes se relient entre eux lorsqu'on les considère selon l'ordre de la simultanéité ou selon l’ordre de la succession21, il n'en reste pas moins qu'une différence essentielle entre ces approches doit être très fortement accentuée. C’est à l'examen approfondi de cette différence épistémologique et méthodologique que Menger s’est avant tout intéressé. Ce qui fait l'originalité de Menger, c'est d'avoir soutenu que, loin que l'irréalisme des hypothèses cause quelque préjudice à l'entreprise théorique, il faut plutôt convenir que c'est à ce prix que celle-ci atteint à l'exactitude. Menger a eu raison de penser que, s’il est pertinent pour la physique théorique de penser en termes de « lois physiques nécessaires », il est tout aussi pertinent pour l’économiste de chercher à trouver quelles sont les « lois économiques nécessaires ». Ici se croisent quasi-inextricablement un argument anti-réaliste, fondé sur la reconnaissance du statut idéal des entités économiques, et un argument posant la validité a priori des lois exactes que l'économie théorique permet de découvrir, et qu'elle doit chercher à organiser en un système déductif exhaustif et cohérent. Je suis tout fait conscient que ma lecture de la doctrine épistémologique et méthodologique de Carl Menger est à contre-courant de celle qu’offre l’histoire établie des idées économiques. Suivant mon interprétation, l’anti-historisme, l’anti-empirisme et l’apriorisme affichés de Menger dans le conflit des méthodes qui l’opposa aux penseurs allemands de l’École Historique doivent être étudiés comme des arguments destinés à établir la légitimité scientifique de l’économie envisagée comme une discipline ayant pour tâche de valider une théorie formellement exacte. L'apriorisme sur lequel débouche Menger dans sa démarche philosophique exprime le caractère logico-épistémologique propre de l'exactitude formelle recherchée. En matière de théorie économique, Menger n’est donc pas un empiriste ni un réaliste. Menger justifie cette position en faisant valoir que l'économie théorique ne peut pas et ne doit pas pas avoir moins de validité qu'une science naturelle, dont les modèes paradigmatiques sont déjà bien établis, qu'il s’agisse de physiologie (Helmholtz), de chimie (Lavoisier) ou de physique (Newton)22. 21 On ne peut s’empêcher de relever que ces deux modes dans lesquels les phénomènes sont susceptibles de se présenter à nous pour être catégorisés et pensés, à savoir, respectivement, le temps (principe de succession) et l’espace (principe de simultanéité), sont ceux que Kant identifie dans l’« Esthétique transcendantale », qui constitue la première partie de la Critique de la Raison Pure. 22 Dans le passage clé où Menger s’autorise des réalisations scientifiques exemplaires de Newton, Lavoisier et Helholtz pour conforter son point de vue méthodologique concernant la nécessité de développer une théorie exacte en économie, Alter lit, très étrangement me semble-t-il, des « commentaires sur la pertinence de la vérification empirique de la théorie d’Einstein pour l’univers newtonien ». « In this passage », écrit Alter, « Menger unwittingly casts his own judgment. Unfortunately, his comments (…) seem to have been lost for posterity » (Alter 1990 : 108-9). Je 20 L'apriorisme de Menger n'a, par contre, rien à voir avec l'idée que les suppositions ou les axiomes fondamentaux de la théorie économique seraient nécessairement vrais parce qu'évidents par eux-mêmes ou parce qu’établis par voie d'introspection. L’anti-réalisme de Menger n'a rien à voir non plus avec l'idée que la théorie économique pourrait se satisfaire d'hypothèses ou de suppositions fausses. Par contre, l'anti-empirisme de Menger en matière de théorie économique a tout à voir avec l'impossibilité de recourir à l'induction pour fonder la théorie, une thèse que Popper contribuera plus que quiconque à rendre célèbre. Que Menger ait pu l’influencer à ce sujet est tout à fait plausible. Cela étant, l'argumentation de Menger a-t-elle eu pour effet de débouter l'histoire économique de ses prétentions à être la seule science économique légitime ? Schumpeter est d'avis, quant à lui, que le débat méthodologique en question n'eut aucun impact réel si ce n'est en Allemagne (cf. Schumpeter 1951, p. 88). Mais c'est, me semble-t-il, une façon de reconnaître que la querelle des méthodes eut précisément, pour l’essentiel, l'effet immédiat que Menger recherchait ouvertement : débouter les chercheurs allemands partisans de l’historisme en sciences sociales, et tout particulièrement en science économique, de leurs prétentions épistémologiques et méthodologiques. Pour ma part, bénéficiant d’un recul historique dont ne bénéficièrent évidemment pas ses contemporains, je ne doute pas le moins du monde que Menger ait, sur l’essentiel, gagné le Methodenstreit. m’accorde avec Alter pour dire que ce passage est fort significatif des vues de Menger. Mais l’interprétation qu’en donne Alter me paraît tout à fait déconnectée du texte et donc sans fondement. 21 BIBLIOGRAPHIE Alter, Max (1982), « Carl Menger and Homo Oeconomicus: Some Thoughts on Austrian Theory and Mettodology », Journal of Economic Issues, 16 (March) : 149-60. Alter, Max (1986), « Carl Menger, Mathematics, and the Foundations of Neo-Classical Value Theory », Quaderni di storia dell'economia politica, 4, 3 : 77-87. Alter, Max (1990), Carl Menger and the Origins of Austrian Economics, Boulder, Co.: Westview Press. Béraud, Alain (1992), Nouvelle Histoire de la Pensée Économique, vol. 2, Paris La Découverte, chap. XXII : « Les Autrichiens » : 294-356. Birner, Jack (1990), « A roundabout solution to a fundamental problem in Menger's methodology and beyond », in Carl Menger and his legacy in economics, Bruce J. Caldwell, ed., Durham, Duke University Press : 241-261. Böhm-Bawerk, Eugen von (1884), compte rendu des Untersuchungen de C. 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