Abbé Prévost, Manon Lescaut, I, 1731. "Quelque chose d`assez
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Abbé Prévost, Manon Lescaut, I, 1731. "Quelque chose d`assez
Abbé Prévost, Manon Lescaut, I, 1731. "Quelque chose d'assez touchant" L'abbé Prévost est un écrivain du siècle des Lumières, mais, à la différence d'un Montesquieu ou d'un Voltaire, il n'est pas un "philosophe" qui remet en question la monarchie absolue ou critique le fanatisme religieux. Dans son roman, L'histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, publié en 1731, il fait le récit d'une passion fatale, illustrant ainsi une vision tragique de l'amour, présenté comme une fatalité inexplicable, qui n'est pas accessible à la raison. Dans ce premier extrait, le narrateur est le marquis de Renoncour, un "homme de qualité", qui permet à l'auteur, l'abbé Prévost, d'introduire dans son récit les deux premiers portraits des héros du roman Manon Lescaut et le chevalier Des Grieux. Problématique : Nous nous demanderons comment l'abbé Prévost se sert du regard d'un narrateur, le marquis de Renoncour, pour nous montrer les deux facettes opposées de son héroïne, qui est à la fois une prostituée mise au ban de la société et une créature fascinante, extraordinairement séduisante. Axes d'étude : I. Un personnage pitoyable (le pathétique). II. Un personnage prodigieusement séduisant.. I. Un personnage pitoyable (le pathétique). 1. Des procédés théâtraux : le décor, un personnage secondaire L'hôtellerie : "à la porte d'une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver." "mauvaise hôtellerie" : Aucune description précise, mais un jugement global. On peut supposer un bâtiment laid, pauvre, qui ne peut intéresser que des voyageurs sans argent. Le narrateur est "un homme de qualité "(voir le titre : Mémoires et aventures d'un homme de qualité) : il est donc sensible au confort des auberges, à leur statut… Son jugement influence le lecteur, qui perçoit de la réprobation, voire de la méfiance. "deux chariots couverts." Il a donc fallu protéger un chargement ou des passagers… Les chevaux contribuent au malaise : encore attelés, "fumants de fatigue et de chaleur", ils suggèrent un voyage pénible. Les chevaux sont laissés à eux-mêmes, alors qu'ils devraient être étrillés, pansés, conduits dans une écurie… Le personnel est-il négligent, insuffisant dans cette "mauvaise hôtellerie" ? Ils contribuent en tout cas à un climat de malaise, une ambiance de souffrance. Le lecteur est donc placé devant un décor assez misérable, qui invite à formuler des hypothèses sur les voyageurs qui sont descendus dans cette auberge, en laissant à l'extérieur les preuves de leur arrivée. Ces mystérieux inconnus sont forcément pauvres, et ils ne voyagent pas pour leur plaisir… C'est dans ce cadre que se dessinera le portrait de Manon, quelques lignes plus bas. Un personnage secondaire : "les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion." "Horreur et compassion" semblent reformuler une expression qui rappelle les effets que doit produire la tragédie sur le spectateur, selon Aristote : "la terreur et la pitié" ; le mot "horreur", cependant, nous oriente vers le pathétique, et non vers le tragique ! Transition : Un "climat" est ainsi instauré, et l'on s'attend à découvrir un spectacle affligeant ; la pitié du lecteur va être également éveillée par un témoignage direct, celui d'un policier. 2. La présence de la police : "Enfin, un archer revêtu d'une bandoulière, et le mousquet sur l'épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre."Ce n'est rien, monsieur, me dit-il ; c'est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique." "Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m'en donner que de fort générales. "Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions." Les renseignements fournis par le policier montrent que Manon et ses compagnes sont dans une situation pitoyable. a) Des gardiens inquiétants : Une arme : mousquet sur l'épaule, bandoulière Noms qui les désignent : "archer", "gardes". Il s'agit plutôt de soldats que de policiers ! Disproportion des forces en présence pitié devant des femmes ainsi accablées. b) Une autorité implacable : "par ordre de M. le Lieutenant général de Police". "je conduis, avec mes compagnons". Toute une hiérarchie est évoquée : la société lutte contre un danger, par la déportation en Amérique. "jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique." Précision du langage militaire : lieu de départ, port, arrivée. Expression de la contrainte : "l'avons tirée", "nous les ferons embarquer". Aucune compassion pour des femmes – le lecteur est amené à plaindre des malheureuses ainsi traitées. c) Un mépris dépourvu de toute compassion : Désignation des prisonnières : "douzaine de filles de joie". terme global, collectif : une "douzaine", et une expression populaire pour désigner des prostituées. Elle n'a pas été arrêtée pour ses "bonnes actions" ! Litote – formule vaguement amusée qui traduit du mépris ; c'est au lecteur d'éprouver la compassion dont l'archer est incapable. 3. Un portrait pathétique. "quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié." Enfin un portrait, vue d'ensemble. "assez touchant" : litote ! La formule signifie "un spectacle très émouvant, bouleversant Portrait de groupe, tout d'abord : des prisonnières enchaînées – on sait que ce sont des prostituées. Mises au ban de la société a) parce que ce sont des prostituées ; b) parce que les chaînes leur imposent une privation de liberté totale. Manon : Dégradation morale (tristesse) et physique (la saleté de son linge). Manon inspire donc immédiatement de la pitié parce qu'elle est placée dans une situation qui réunit plusieurs souffrances, et qui semble sans issue : les chaînes qui l'emprisonnent ont non seulement une fonction évidente, en empêchant toute évasion, elles ont aussi une signification symbolique : Manon ne peut plus sortir de ce groupe de prostituées, de ces exclues qui doivent être déportées en Louisiane. Elle porte sur elle, par ses vêtements salis et la tristesse qui se lit sur son visage, les signes de son malheur. Transition : Mais l'héroïne se détache du groupe… et l'on a l'impression que tout ce qui a précédé était destiné à présenter au lecteur ce personnage. II. Manon est un personnage prodigieusement attirant 1. Manon est la cause cachée de tous les mouvements : d'y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaise hôtellerie d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes a) Le mouvement des habitants du "bourg" : Il s'agit d'un mouvement de masse, qui ne souffre pas d'exception ("tous") ; Ce mouvement est en outre précipité ("courir") et désordonné ("confusion") ; Enfin, la force qui attire les villageois est si puissante demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. J'aurais passé après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. "De quoi s'agit-il donc ? lui dis-je. - Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur !" La curiosité me fit descendre de mon cheval, que 5 je laissai à mon palefrenier ( ). J'entrai avec peine, en perçant la foule qu'elle efface le respect que des gens du peuple devraient manifester à l'égard d'un marquis (on ne prête pas "attention" à ses "demandes". L'effet produit sur le lecteur est d'autant plus saisissant que la cause de ce mouvement est pour l'instant inconnue ; l'explication viendra ensuite, progressivement (une "douzaine de filles", "quelquesunes de jolies", "une dont l'air et la figure…". Le pouvoir de Manon se manifeste donc avant même que son portrait ne soit fait, et ce pouvoir se manifeste par une attirance (une attraction ?) irrésistible. b) Le narrateur est lui-même affecté : L'apparition de la vieille femme est providentielle, et elle va modifier le comportement du narrateur qui aurait dû, en toute logique, passer son chemin… Cette vieille femme fait le geste de la prière, "en joignant les mains" ; on dirait qu'elle vient d'assister à un martyre, qui fait "horreur et compassion". Cette dimension religieuse va rester dans l'esprit du lecteur : Manon peut donc être considérée comme une victime – on a presque envie de dire comme une innocente (une sainte ?) martyrisée. L'effet produit sur le narrateur peut se lire d'une manière symbolique : il descend de cheval, se met au niveau de la foule – il abandonne donc ce qui manifeste son rang social (cf. les statues équestres !) et il marche vers Manon, poussé par la "curiosité" – qui est après tout un défaut… 2. Un personnage qui se détache de ses compagnes : Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Les rigueurs policières auraient dû transformer toutes ces filles en individus anonymes et interchangeables, ainsi que le montrent les chiffres qui obéissent à une symétrie ("douze", "six par six", "le milieu"). Pourtant, Manon se distingue de toutes ses compagnes ; tout son portrait va se placer sous le signe du PARADOXE. En effet, les contradictions sont nombreuses : Elle se trouve au milieu des prostituées, MAIS elle a l'allure d'une aristocrate. Elle est triste et ses habits sont sales, ce qui devrait la rendre laide, MAIS elle est belle, si bien qu'elle inspire "du respect et de la pitié", comme si elle était une aristocrate victime d'une erreur judiciaire ! Elle a même une réaction jugée "naturelle" : elle cherche à se cacher par "modestie", ce qui serait le comportement normal d'une jeune fille noble, soucieuse de ne pas être vue dans une telle situation. 3. Un personnage qui a su se faire aimer… "Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce ; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant". Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup d'œil, un homme qui a de la naissance et de l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva ; et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. a) Le policier est sous le charme de Manon. En effet, il la traite mieux que les autres détenues, en ne donnant qu'une justification : "'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes". En dépit de l'atténuation ("un peu"), le lecteur est surpris : comment peut-on juger de ce que "vaut" une prisonnière ? Le seul critère a sans doute été la beauté de Manon, son "air et sa figure" ! Ce traitement préférentiel est en tout cas une faute pour cet "archer" : Il n'a pas reçu d'ordre ; Il devrait, au nom de l'humanité, être aussi bienveillant envers toutes les prisonnières. b) L'inconnu (dont on ne sait pas encore qu'il s'agit du chevalier Des Grieux) est présenté comme un personnage exceptionnel ; son statut rejaillit alors sur Manon : si quelqu'un comme cet inconnu est ainbsi attaché à Manon, c'est qu'elle en vaut la peine ! Deux traits se détachent, dans le portrait du jeune homme : Il a "de la naissance et de l'éducation" ; ce qui n'était qu'une apparence chez Manon est ici une réalité, le lecteur le saura plus tard, mais il en est déjà averti par une subtile différence : le narrateur (un noble lui-même) est "porté naturellement à lui vouloir du bien", alors qu'il n'éprouvait pour Manon que du "respect et de la pitié". Sa souffrance est présentée de manière hyperbolique (ce qui est une façon indirecte de montrer l'intensité de son amour). La métaphore "enseveli" suggère même qu'il est mort – autrement dit que Manon n'est autre que sa raison de vivre. Conclusion : Portrait paradoxal, surprenant. Logiquement, Manon devrait être déconsidérée, vouée au même mépris que ses compagnes, mais elle se détache du groupe, et tous les autres personnages ne semblent exister qu'en fonction d'elle ! Ouverture : L'abbé Prévost est ici un écrivain qui annonce, avec un siècle d'avance, le goût des écrivains romantiques pour les héros hors du commun, parfois sortis du peuple, comme Jean Valjean, emportés par une passion irrésistible.
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Rencontre commentaire
« catin » comme la résumera Montesquieu, fit scandale et le roman fut censuré et condamné à être brûlé.
Malgré cela, les qualités humaines du roman et la passion du Chevalier séduisirent rapidement...