vert e bleu

Transcription

vert e bleu
Scott McKay
Pour un Québec
vert et bleu
Le virage vert,
l’écon
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Pour un Québec vert et bleu
Scott McKay
Pour un Québec
vert et bleu
Le virage vert, l’économie
et la gouvernance
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil
des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur
programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Mise en page : In Situ
Maquette de couverture : Laurie Patry
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 4e trimestre 2013
ISBN : 978-2-7637-1806-4
PDF : 9782763718071
Les Presses de l’Université Laval
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Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par
quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des
Presses de l’Université Laval.
À mon fils Bastien, et à tous ceux qui auront
à relever les défis de la transition écologique,
dans l’espoir que nous aurons su leur éviter le pire.
Table des matières
Remerciements..................................................................XI
Avant-propos.....................................................................1
Introduction......................................................................5
1
Écologie et économie sont-elles opposées ?.........................7
1.1 Économie et écologie 101 : les écoles de pensée....................9
1.2 Réglementation environnementale et innovation :
l’hypothèse Porter ..................................................................16
1.3 Écologie industrielle ou quand les déchets de l’un
deviennent la matière première de l’autre.............................21
1.4 Économie verte........................................................................29
1.5 Vers une stratégie de croissance verte...................................36
•• Stratégies en matière de réforme........................................40
•• Faciliter les ajustements du marché du travail...................43
•• Tenir compte des effets redistributifs.................................46
1.6 Du discours à l’action : les technologies vertes......................48
•• Définition des technologies propres...................................48
•• Potentiel d’exportation et retombées économiques...........51
•• Défis du déploiement des technologies propres.................52
1.7 Du discours à l’action : se libérer du pétrole...........................58
VIII
Pour un Québec vert et bleu
1.8Écofiscalité...............................................................................66
•• Écoconditionnalité...............................................................70
•• Bonus-malus ou le bâton et la carotte.................................75
•• Double dividende ?...............................................................78
•• Gérer le caractère régressif sur les ménages.......................81
•• Protéger la compétitivité industrielle.................................83
•• Favoriser l’innovation..........................................................84
•• Assurer la transparence et la participation du public........85
1.9 Du discours à l’action : vous paierez à l’odomètre…...............87
•• …je vous rembourserai pour votre stationnement !...........89
Notes pour une allocution prononcée par Scott McKay .............. 92
2
Le Québec a-t-il une politique de développement durable ?.101
2.1 Ce qu’une politique de développement devrait
vouloir dire et ce qu’elle ne veut pas dire...............................102
•• Protection et valorisation des écosystèmes........................103
•• Coût des impacts sociaux et des inégalités.........................106
•• Développement durable versus décroissance.....................107
2.2 La Loi sur le développement durable du Québec............. 111
•• Incohérence dès l’adoption..................................................112
•• Une première liste d’indicateurs de développement
durable..................................................................................114
•• Les interventions du Commissaire au développement
durable..................................................................................118
2.3 Comment faire mieux ? ..........................................................120
•• Gouvernance forte et transversale......................................120
•• Participation des parties prenantes aux orientations
et stratégies..........................................................................122
•• Instruments économiques ou se donner les moyens
de la mise en œuvre..............................................................123
•• Mesure de la performance...................................................124
Table des matières
IX
2.4 De l’environnement au développement durable :
moderniser nos institutions...................................................125
•• Réforme de la LQE : une véritable saga...............................127
•• Le point sur le BAPE et l’examen des impacts
environnementaux...............................................................129
•• La modernisation du régime d’évaluation et
d’examen des impacts..........................................................133
•• Assurer l’arrimage entre l’étude d’impact et les
préoccupations du public.....................................................135
•• Flexibilité de la procédure : médiation................................139
•• Financer la participation......................................................140
•• Projets publics, politiques et programmes..........................141
•• Le droit à l’information, condition nécessaire au
développement durable.......................................................144
3
Dans un Québec souverain ?...............................................149
3.1 Le Canada, « superpuissance pétrolière »...............................151
3.2 Le Québec vert sur la scène internationale............................156
•• Convention sur la diversité biologique...............................158
•• Convention sur les changements climatiques....................160
3.3 Quels outils pour la transition écologique ?...........................164
3.4 Intendance nationale des ressources et du territoire............167
Prise de position. Le retrait du Canada du Protocole de Kyoto....171
Épilogue............................................................................175
Notice biographique..........................................................179
Remerciements
J
e voudrais remercier Natalie Battershill pour sa précieuse
collaboration tout au long du processus menant à la production du présent ouvrage. Merci aussi à Christine Savard, à Me
Jean Baril et à mon collègue Alain Therrien pour leurs conseils
fort appréciés. Merci à Elise Baylard pour ses commentaires
artistiques lors de la réalisation de la maquette de couverture.
Les redevances du présent ouvrage seront versées au Fonds
Scott-McKay pour un Québec vert et bleu.
Pour faire un don personnel :
http ://www.fcommunautaire.com/nos_fonds/index.
php ?type=Environnement_et_developpement_durable
Avant-propos
D
ans l’est de Montréal, à l’ombre des cheminées des raffineries et de la cimenterie Canada Ciment, l’environnement
naturel où j’ai été élevé s’est longtemps limité à un champ
d’aubépines, parsemé de carcasses de voitures abandonnées.
C’est peut-être ce qui m’a amené à m’intéresser aux enjeux
environnementaux dans les villes et aussi au contrôle et à la
réduction à la source des rejets industriels.
La première image qui me vient à l’esprit lorsque je tente
de retrouver la source de mon intérêt envers les questions de
pollution et d’environnement, c’est celle d’un déversement de
pétrole sur une plage, images de marée noire avec ses animaux
englués et ses bénévoles s’efforçant de les récupérer et de les
nettoyer. « C’est ça que je veux faire dans la vie ! », me dis-je
innocemment. J’avais probablement 10 ou 12 ans… Difficile à
dire quel déversement il s’agissait : il y a eu au moins un déversement majeur de pétrole en mer chaque année. Quoi qu’il en
soit, une vocation venait d’émerger.
Plusieurs années allaient passer avant que je n’aie à faire un
choix définitif sur mon orientation de carrière. Adolescent
plutôt rêveur et romantique, ce sont d’abord les chansons du
groupe Beau Dommage qui m’aident à prendre conscience de
mon statut d’enfant d’ouvrier évoluant dans un monde complètement artificialisé. La chanson Montréal exprime une
complainte :
C’est pas facile d’être amoureux à Montréal ;
Le ciel est bas, la terre est grise, le fleuve est sale
2
Pour un Québec vert et bleu
Dans Le pic-bois, un gars de la ville découvre la campagne et
s’exclame :
Laisse-moi pas r’venir en ville ;
Picbois, j’veux pus m’en aller !
Puis, ce sont les poésies de Lucien Francoeur et de Raôul
Duguay qui viennent bouleverser mon âme d’adolescent. Lucien
Francoeur, pour son imagerie urbaine et rock’n’roll. Raôul, à
cause de ses valeurs proches de la Terre, de ses balades planantes
et de sa philosophie d’amour universel. Dans le cas de Raôul, je
retirais une certaine fierté du sentiment de marginalité qu’il
m’apportait. Je me retrouvais dans son image de marginal flyé.
Ça m’a probablement aidé à assumer ma propre marginalité
comme écologiste à une époque où se préoccuper de l’environnement nous amenait à se faire traiter d’« oiseaulogue ». Ça me
sert encore aujourd’hui…
Mes engagements en faveur de l’indépendance du Québec
et de la protection de l’environnement se sont concrétisés dès
l’adolescence. Ma première expérience électorale avec le PQ s’est
déroulée à 15 ans, alors que je participais en 1976 comme bénévole à la campagne électorale du Dr Camille Laurin dans Bourget.
Côté environnement, c’est la protection du parc de la Promenade
Bellerive contre l’agrandissement du port de Montréal qui fut
mon engagement le plus significatif. C’est d’ailleurs le dossier
qui m’a amené en politique municipale et a fait de moi le plus
jeune membre du Conseil municipal de Montréal. J’ai énormément apprécié mon expérience pendant ces deux mandats
comme conseiller municipal du district d’Honoré-Beaugrand.
Lorsque j’ai décidé de revenir à l’action politique dite
« active », vers 2005, c’était dans un contexte où les préoccupations liées au réchauffement de la planète devenaient
particulièrement criantes. Un vent d’espoir soufflait aussi à cette
période, laissant entrevoir un virage vers une économie
mondiale plus solidaire et plus verte. Je crois que je peux avancer
sans trop risquer de me tromper que la tenue de la conférence
de l’ONU sur les changements climatiques à Montréal en 2005
a représenté un moment fort de la mobilisation de l’opinion
publique québécoise sur la question.
Avant-propos
3
Pour un vieux militant écologiste comme moi (j’ai commencé
à l’adolescence), retraité de la vie politique depuis la trentaine
et fraîchement débarrassé d’un cancer, le climat politique de
2005 commençait alors à présenter un attrait irrésistible. Le
monde s’intéressait – enfin ! – aux concepts dont j’avais fini par
croire qu’ils disparaîtraient dans la poubelle de l’histoire.
Par contre, les acteurs politiques ne semblaient pas en voie
de changer. Lorsque Stéphane Dion devint le porte-étendard
des valeurs écologistes, il y avait lieu de se questionner. Quoi,
les libéraux fédéraux devenus écolos ? Il faut reconnaître que, à
peu près au même moment, Jean Chrétien voulait décriminaliser la marijuana. My God ! Ils en avaient fumé du bon ! 1
Le temps me semblait donc propice à un retour à l’activisme
politique. Je ne croyais jamais que je pourrais être aussi bien
servi… Je dois avouer que, en commençant à m’engager au sein
du Parti vert du Québec, j’avais surtout l’intention de bien
m’amuser ; de mettre en valeur mes connaissances environnementales, ma vision d’une politique écologiste, mon expérience
en politique active, certainement. À l’intérieur d’un parti politique voué à l’écologie, cela présentait une perspective
franchement réjouissante. On peut dire que je me suis fait
prendre à mon propre jeu ! Je me suis retrouvé à la tête du Parti
vert du Québec.
Penser globalement, agir localement, tel était mon leitmotiv. Maintenant, je me retrouvais à travailler à l’échelle
nationale, avec des enjeux qui n’avaient rien de ceux d’une ville
comme Montréal. La foresterie, la gestion des ressources naturelles non renouvelables, l’économie et la fiscalité verte, cela
élargissait l’horizon de mon vécu d’ex-élu montréalais.
Je voguais à travers ces nouvelles perspectives avec l’insouciance de celui qui n’a de contrainte que celle de traduire en
politiques concrètes les objectifs les plus nobles de la politique
écologiste. Sans contraintes objectives, certes, mais toujours
avec le sens du réalisme que m’ont inculqué mes années en tant
1.
Expression utilisée au Québec pour exprimer, avec humour, que les vapeurs de marijuana semblent avoir influencé tout le monde.
4
Pour un Québec vert et bleu
qu’élu au service des citoyens qui m’ont accordé leur confiance.
Sur toutes les tribunes qui m’ont été offertes, pendant les quelques années où j’ai eu à représenter une vision écologiste « libre »,
je me suis toujours fait un devoir de proposer des solutions
équilibrées.
J’ai la prétention de croire que mes interventions sont
toujours demeurées empreintes de responsabilité, car je suis
persuadé qu’une société verte n’est pas une utopie. Il ne faut
donc pas, à mon sens, défendre des mesures dont la qualité
première est la pureté ou la perfection, il faut surtout sélectionner celles qui ont le principal avantage d’être réalisables.
C’est probablement une des raisons, outre ma temporaire
popularité sur la scène nationale, pour lesquelles on m’a
approché pour me joindre au Parti Québécois en 2008. C’est
certainement en tout cas le principal motif pour lequel j’ai
accepté et la raison pour laquelle je ne l’ai jamais regretté. Tel
sera aussi le fil conducteur du présent ouvrage.
Introduction
N
ous faisons présentement face au défi crucial de la survie
de l’humanité. Nos sociétés ont évolué au cours du XXe
siècle selon un mode de développement qui est simplement non
viable à long terme et qui provoquera de graves crises environnementales. L’exploitation de ressources non renouvelables
détruit l’avenir.
Je ne veux pas, dans cet ouvrage, énumérer toutes les catastrophes écologiques qui nous menacent si nous persistons dans
la voie du développement non durable et de son économie brune.
Les bibliothèques, virtuelles ou réelles, sont remplies de documents qui font la démonstration éloquente que l’empreinte
écologique de nos sociétés occidentales est telle qu’il faudrait
au moins trois planètes pour étendre notre mode de vie à l’humanité entière. La planète se réchauffe, la biodiversité s’étiole,
les pauvretés – matérielle et intellectuelle – règnent.
Mon propos est plutôt de soulever une série de réflexions
et de suggérer quelques principes qui peuvent guider les nécessaires changements. Le lecteur trouvera au fil des pages les
éléments de politique que j’estime à la fois souhaitables et réalisables pour réussir le virage vers ce que j’appelle le Québec vert
et bleu.
Car il est maintenant temps pour le Québec d’entrer de
plain-pied dans l’économie du XXIe siècle, l’économie verte. Nous
disposons d’avantages indéniables sur ce chapitre. L’hydroélectricité représente une source d’énergie renouvelable à la base
de ce virage. Nous pouvons aussi compter sur une richesse
humaine exceptionnelle. Nos cégeps et nos universités, nos
6
Pour un Québec vert et bleu
centres de recherche et nos entreprises sont aptes à se mobiliser
pour accomplir une nouvelle révolution industrielle.
Pour cela, nous verrons que l’enjeu environnemental des
choix économiques doit être pris en considération dans les
décisions. Par exemple, il est clair que le coût de notre inaction
au regard des changements climatiques sera beaucoup plus élevé
que le coût des mesures d’adaptation et de réduction d’émission
de gaz à effet de serre. De même, le financement de l’électrification des transports, du développement des transports
collectifs et des énergies vertes ne doit-il pas être considéré
comme un investissement stratégique pour les générations
futures ?
Par ailleurs, l’expression « développement durable » se voit
malheureusement utilisée à toutes les sauces, sans tenir compte
de sa réelle signification. Le développement durable implique
que les décisions politiques soient prises en fonction de leurs
bénéfices économiques et sociaux, mais toujours dans le respect
de l’environnement. Nous nous questionnerons sur sa mise en
œuvre depuis l’adoption en 2006 de la Loi sur le développement
durable. Comment passer de la parole aux actes et appliquer ce
concept dans toutes les décisions gouvernementales ?
Quant à l’option souverainiste, celle-ci se trouve en filigrane
de chacune des lignes de ce bouquin. Est-ce qu’un Québec vert
est possible au sein de la Confédération canadienne ? Plusieurs
éléments de la transition écologique peuvent certainement se
voir réaliser par une simple province. Reconnaissons-le d’emblée
et évitons de nous chercher des raisons de ne pas agir. En même
temps, je n’hésiterai pas à souligner la nécessité absolue de
reconnaître les risques que les changements climatiques font
courir à l’humanité, ce qui fait consensus au sein de la communauté scientifique. Si le Québec est freiné dans sa volonté d’agir
par le gouvernement fédéral, ne devrions-nous pas participer
activement aux accords internationaux et mener des actions en
toute liberté, malgré l’opposition d’Ottawa ?
Lecteurs et lectrices, considérons-nous compagnons de
route sur le chemin d’un changement véritable, tangible,
collectif.
1
Écologie et économie
sont-elles opposées ?
I
l est de bon ton par les temps qui courent d’affirmer que l’écologie et l’économie ne sont pas contradictoires. C’est ce que
j’entends sur différentes tribunes, incluant de multiples discours
politiques et c’est très certainement une affirmation à laquelle
je souscris sincèrement. Ce que je constate toutefois, c’est que
ce mariage est loin d’être consommé.
L’écologie s’oppose à un certain type de développement, cela
m’apparaît indéniable. Cela implique de rejeter certains projets
et d’en favoriser d’autres. Seules de solides politiques publiques
peuvent nous mener dans cette voie, c’est tout l’objet de ce livre.
Je m’efforcerai donc d’outiller au mieux le lecteur, le laissant
juger par lui-même du degré de difficulté, voire de faisabilité,
de cette titanesque entreprise.
Car le Québec a certainement le potentiel de devenir une
puissance mondiale dans le secteur de l’économie verte. En
réduisant notre dépendance au pétrole et en encourageant les
innovations technologiques, nous prendrons le leadership dans
la transition vers l’économie du XXIe siècle. La protection de
l’environnement ne s’oppose pas à la croissance économique.
Au contraire, elle constitue la base d’une nouvelle révolution
industrielle.
La pollution et les rejets industriels constituent un
gaspillage de ressources et sont associés à des pertes de productivité. En ce sens, l’économie verte participe au développement
de procédés plus efficients. D’ailleurs, le Québec est en train de
8
Pour un Québec vert et bleu
devenir une pépinière d’entreprises innovantes dans le domaine
de l’environnement.
Nous aborderons donc dans le présent chapitre différents
aspects qui m’apparaissent fondamentaux afin de répondre
franchement à cette question de la réconciliation entre l’écologie
et l’économie.
D’abord, nous effectuerons un rapide (et donc nécessairement superficiel) survol des différentes théories économiques
qui tentent de résoudre cette quadrature du cercle. Comme toute
science, l’économie est traversée par des intérêts. Il importe
donc de comprendre les différents courants de pensée, de la
droite jusqu’à la gauche, en passant par la critique de l’économisme, cette déplaisante habitude de toujours tout ramener à
l’économie…
Nous pourrons aborder par la suite un débat fondamental
qui a cours auprès des législateurs du monde entier. La réglementation environnementale constitue-elle un frein à la
prospérité des entreprises en général ? Ce qu’il est convenu
d’appeler « l’hypothèse Porter » propose au contraire de considérer les contraintes environnementales comme des stimulants
à l’innovation et à la compétitivité des entreprises. Nous verrons
que, près de 30 ans après sa formulation, l’hypothèse formulée
par Michael Porter, professeur à l’Université Harvard, continue
d’alimenter les débats.
Nous présenterons par la suite les caractéristiques de l’économie « verte », en opposition avec l’économie « brune ». En
particulier, nous examinerons les propositions du Programme
des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) en faveur de
l’économie verte et verrons comment cela s’applique au contexte
québécois.
La transition de l’ensemble de l’activité économique de notre
société vers ce qu’on appelle maintenant la « croissance verte »
est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Si oui, à quelles conditions ? C’est ce que nous explorerons ensemble, notamment en
identifiant les éléments de stratégie d’une croissance verte pour
Écologie et économie sont-elles opposées ?
9
le Québec. Nous observerons les différents secteurs économiques dont la croissance dépend directement d’une politique
résolument écologiste. Dans ces secteurs, dit des technologies
vertes, nous pourrons saisir le potentiel de développement qu’ils
représentent et mesurer le degré d’intérêt pour l’économie
québécoise.
Finalement, je présenterai les rudiments de ce qu’il convient
maintenant d’appeler « l’écologie industrielle », soit les pratiques
industrielles permettant de boucler des cycles énergétiques et
de l’utilisation des matières, souvent par la synergie entre les
entreprises.
1.1 Économie et écologie 101 : les écoles de pensée
Comme un de mes professeurs d’économie se plaisait à le
souligner, lorsqu’un économiste présente ses théories comme
étant politiquement neutres, c’est généralement parce qu’il s’agit
d’un penseur de droite. L’establishment a en effet la fâcheuse
tendance à se présenter comme « la » façon de penser, alors que
les autres visions sont contestataires, donc moins bonnes. Dans
le domaine de l’économie de l’environnement, les mêmes
schèmes s’appliquent. Rien de bien méchant, il s’agit simplement d’en être conscient.
Ainsi, la théorie économique néoclassique, dont les thèses
sont toujours défendues par les adeptes du néolibéralisme, a sa
propre conception de la réconciliation de l’économie et de l’environnement. Celle-ci résulte de l’idée qu’une concurrence libre
et parfaite permet au système économique d’établir les prix en
fonction de l’équilibre entre l’offre et la demande de biens.
Chaque consommateur bénéficiant d’un budget limité, chacun
établit ses choix de consommation afin de maximiser sa satisfaction. Dans cette optique, si les consommateurs ne souhaitent
pas de pollution, ils choisiront des biens et services provenant
d’entreprises qui auront investi dans la dépollution. Chacun
aura maximisé sa satisfaction avec les ressources dont il dispose.
On se retrouvera alors dans une situation optimale « au sens de
10
Pour un Québec vert et bleu
Pareto1 », dans la perspective où l’on ne pourra augmenter la
satisfaction d’un membre de la société sans diminuer celle d’un
autre.
Les partisans de la théorie néoclassique reconnaissent
d’emblée les failles de ce raisonnement. D’abord, la concurrence
libre et parfaite se voit entravée par l’existence de monopoles
et d’oligopoles et aussi par les méchants gouvernements ! On
sait aussi que le prix des biens ne reflète pas toujours l’impact
de leur production sur le coût de production d’autres biens.
Le cas classique présenté dans les cours d’économie de
l’environnement est celui d’une entreprise B utilisant l’eau d’une
rivière et située en aval d’une autre entreprise A qui pollue l’eau
de la rivière. L’entreprise A utilise l’eau sans devoir la dépolluer,
alors que l’entreprise B doit le faire. L’entreprise B subit donc
un effet externe négatif qui augmente son coût de production.
Le consommateur paie alors un coût plus élevé pour le produit
de l’entreprise qui dépollue, par rapport au coût plus bas de
l’entreprise qui pollue ! La pollution de l’eau devient un coût
externe au processus économique ou en d’autres termes, une
« externalité négative » (Oui, il en existe des positives !).
Cet exemple simpliste à l’extrême illustre tout de même le
principe de base de la théorie néoclassique pour réconcilier
l’économie et l’environnement : il s’agit d’intégrer le coût environnemental au coût de production des biens et services. On
parle alors « d’internaliser » les externalités. L’internalisation
des coûts environnementaux se veut le fondement de ce qu’on
appelle le « principe pollueur-payeur », principe introduit officiellement par l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) en 19722.
1.
La notion d’optimum de Pareto (Vilafredo Pareto, économiste et sociologue italien)
est un concept fondamental de l’économie où les ressources disponibles d’une économie sont utilisées de façon optimale et où il est impossible d’arbitrer en faveur
d’un acteur économique sans en pénaliser un autre. L’optimum de Pareto se préoccupe également de savoir dans quelles conditions il est possible d’assurer le
maximum de satisfaction aux individus qui composent la société.
2.OCDE, Le principe pollueur-payeur, Analyses et Recommandations de l’OCDE, 1992.
[En ligne] http ://cms.unige.ch/isdd/IMG/pdf/PPP_analyses_et_recommandations_de_l_OCDE.pdf.
Écologie et économie sont-elles opposées ?
11
L’application du principe pollueur-payeur demeure tout à
fait d’actualité. Il permet à la fois de justifier la mise en place de
politiques environnementales tout en permettant de financer
des mesures de protection de l’environnement.
Toutefois, les limites d’une telle approche sont apparues
évidentes lorsque les problématiques environnementales ont
été mieux comprises et se sont complexifiées.
Tout d’abord, il se révèle difficile d’appliquer le principe
pollueur-payeur dans le cadre de politiques de prévention. Au
mieux, le pollueur compense financièrement les victimes
connues après avoir commis des dommages environnementaux.
En pratique, l’internalisation totale est rarement mise en œuvre,
car, au mieux, le pollueur supporte le coût de l’indemnisation
complète des dommages subis par toutes les victimes indemnisées. Dès lors, il ne supporte pas le coût du dommage des victimes
non indemnisées et il ne paye que le coût d’indemnisation qui est
souvent très inférieur au coût social du dommage3.
Une autre contrainte évidente de l’approche néoclassique
de l’environnement est la difficulté d’estimer adéquatement la
valeur des services apportés par les écosystèmes et par la biodiversité et, donc, la valeur économique des dommages subis.
Nous reviendrons plus loin sur cette question, mais soulignons
ici que cette mesure lance un immense défi aux experts.
De plus, la valeur économique n’est pas unique ou
statique dans le temps. Chaque individu, chaque organisation
sociale a sa propre échelle de valeurs et il est périlleux pour un
économiste d’imposer la sienne. Aussi, au fil du temps, l’échelle
de valeurs change, parfois radicalement. Alors qu’on percevait
autrefois (et encore aujourd’hui) un marécage comme une
nuisance odoriférante, voilà qu’on commence à le voir comme
un oasis de biodiversité… De plus, se pose la question de l’équité
intergénérationnelle. L’ensemble de ces variables illustre ce
qu’on peut appeler « l’incommensurabilité des valeurs4 ».
3.
Idem, p. 6.
4.J. Martínez-Alier, G. Munda et J. O’Neill « Weak comparability of values as
a foundation for Ecological Economics », Ecological Economics, 26(3), 1998, p. 277286.
12
Pour un Québec vert et bleu
En plus de ces contraintes, on constate que la réalité écologique s’accommode difficilement du cadre temporel de la science
économique. Par exemple, les méthodes d’évaluation économiques, comme les analyses avantages-coût, dévalorisent le long
terme. Ce fait s’observe par la question suivante : plutôt que de
recevoir une somme, disons de 100 dollars, dans 10 ans, à
combien seriez-vous prêts à diminuer ce montant afin de
pouvoir l’empocher immédiatement ? C’est la méthode de la
valeur actuelle qui permet aux analystes économiques de déterminer ce que vaut aujourd’hui un bien ou un service écologique
à une période déterminée dans le futur. On le voit, la valeur
économique projetée dans le futur diminue lorsqu’on la considère au présent. Pour le père de l’économie moderne John
Maynard Keynes, « à long terme, nous sommes tous morts ».
Difficile à réconcilier avec la pérennité des écosystèmes et
l’équité intergénérationnelle !
Devant ces réalités, une autre école de pensée économique
s’est rapidement développée, qui envisage de façon plus organique les réalités économiques. On parle alors d’économie
écologique (ÉÉ) :
L’ÉÉ s’est initialement constituée comme un courant de recherche
à l’intersection des sciences sociales et des sciences de la vie,
réunissant les déçus de ces disciplines autour d’un dénominateur
commun : la prise au sérieux de la relation problématique entre
systèmes économiques et naturels, et la recherche des conditions
de leur « soutenabilité ». Du côté des économistes, l’intuition
fondamentale était l’impossibilité de réduire la soutenabilité à la
définition que lui en donne l’économie néoclassique, à savoir une
« utilité non déclinante au cours du temps ». L’ÉÉ est de ce fait
souvent présentée comme le pendant « hétérodoxe » de l’économie
de l’environnement et des ressources naturelles5.
L’économie écologique regroupe une grande variété de
méthodes qui ont toutes pour but de mieux réconcilier économie
et environnement. Ses principaux champs d’intervention sont
les analyses multicritères, les démarches participatives et les
5.Albert Merino-Saum et Philippe Roman, « Que peut-on apprendre de l’économie écologique ? », La Vie des idées, 3 avril 2012. ISSN : 2105-3030. [En ligne]
[http ://www.laviedesidees.fr/Que-peut-on-apprendre-de-l.html].
Écologie et économie sont-elles opposées ?
13
indicateurs non monétaires. À ma connaissance, ces méthodes
sont appliquées au Québec avec plus ou moins de succès ou de
pertinence, notamment dans le cadre du régime d’évaluation
et d’examen des impacts environnementaux. Le Bureau
d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) représente
certainement notre plus beau fleuron au chapitre de la participation du public et de la prise en considération de toutes les
dimensions du développement, pas simplement la stricte valeur
monétaire au sens de l’économie néoclassique.
Dans mon esprit, le défi de réconciliation de l’économie avec
l’écologie passe par une modernisation de la Loi sur la qualité
de l’environnement (LQE) et de son régime de participation du
public à l’évaluation des projets de développement. Rappelons
que la LQE célébrait en 2012 son 40e anniversaire et qu’elle n’a
pas fait l’objet d’une révision profonde depuis ce temps, malgré
l’évolution sociale et les avancées en matière d’économie écologique.
Nous y reviendrons au chapitre suivant, qui pose la question
de savoir s’il y a une vraie politique de développement durable
au Québec. Pour l’instant, j’aimerais souligner le fait qu’il n’est
pas possible de tout ramener à une simple attribution de valeur
économique ou financière. Concilier l’économie et l’environnement ne veut pas dire qu’il faille en inféoder l’une à l’autre. On
doit résister à la tentation de fonder les décisions politiques sur
une base froidement économique. De la même façon, je ne
voudrais absolument pas que les décisions se prennent sur une
base rigoureusement environnementale, sans tenir compte des
impacts sur les communautés humaines.
La façon de s’assurer d’un développement économique
équilibré, d’un développement « soutenable » par rapport au
type de développement actuel, un régime impossible à maintenir
à long terme, c’est très certainement de faire participer la population à la prise de décision politique. L’information, les débats
publics éclairés, la prise de décision au niveau le plus pertinent
et le plus proche possible du citoyen (principe de subsidiarité),
voilà selon moi la clé pour réconcilier l’économie et l’environnement. En ce sens, je souscris aux méthodes prônées par
14
Pour un Québec vert et bleu
l’économie écologique qui refuse de soumettre les choix de
société à la seule logique froide de la rationalité économique.
D’ailleurs, on le constate à tous les jours dans les médias,
les attentes de notre société au regard de l’économie débordent
maintenant largement du cadre productiviste et même consumériste dans lequel nous baignons depuis plusieurs décennies.
Alors que le début du siècle dernier a vu naître une classe
moyenne dont le pouvoir d’achat s’est déployé de façon spectaculaire au cours des années de croissance de l’après-guerre, nous
assistons maintenant à un double phénomène. La croissance
économique stagne dans les pays dits développés, créant des
tensions par rapport à nos désirs de consommation et à notre
capacité à y répondre, alors qu’émergent de nouvelles propositions en faveur d’un développement économique empreint de
valeurs éthiques ou morales. Ce serait là une illustration de la
transformation sociale qui s’amorce devant la crise écologique,
transformation résultant des pressions exercées par les mouvements sociaux écologistes, pacifistes, féministes et, plus
récemment, altermondialistes.
C’est en tout cas la thèse défendue par une universitaire
québécoise, Corinne Gendron. Titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’UQAM, Mme
Gendron a publié de remarquables ouvrages où elle critique
l’approche néoclassique de l’environnement, mais n’adhère pas
non plus pleinement à l’économie écologique. L’aspect totalement novateur, et selon moi absolument stimulant, de sa
contribution au débat sur la transformation écologique de
l’économie repose sur la compréhension des processus de transformation sociale6.
Corinne Gendron critique ceux qui fondent leurs espoirs de
réconciliation entre l’environnement et l’économie sur une fuite
en avant techniciste, en démontrant les limites des solutions
technologiques7. Mais elle fait aussi remarquer que l’option
6.Corinne Gendron, Le développement durable comme compromis. La modernisation
écologique de l’économie à l’ère de la mondialisation, Presses de l’Université du Québec,
2006.
7.Corinne Gendron, Vous avez dit développement durable ? Chapitre 2.5. L’appel à une
économie écologique, Presses internationales Polytechniques, 2007, p. 23-30.
Écologie et économie sont-elles opposées ?
15
souvent retenue par les critiques des solutions technologiques,
soit la décroissance, aurait d’importantes conséquences négatives sur le plan social. Comment alors entrevoir la nécessaire
modernisation écologique de l’économie ?
Pour comprendre comment réconcilier économie et environnement, Corinne Gendron met l’accent sur les processus de
transformation sociale, sur la dynamique existant entre les
acteurs sociaux qui participent au système économique. Son
approche repose sur ce qu’elle décrit comme étant « les véritables
mécanismes de transformation qui permettront une modernisation écologique du système économique grâce à laquelle les
activités économiques cesseront de nuire à l’environnement8 ».
Corinne Gendron suggère notamment que les années 2000
ont vu apparaître un nouveau type de mobilisation sociale
relative à des revendications qu’elle appelle les « mouvements
sociaux économiques ». Pour elle, les mouvements que représentent la finance responsable, les fonds éthiques, le commerce
équitable ainsi que les codes de conduite et les certifications
sont autant de tentatives pour revoir le système de régulation
économique en fonction des revendications des mouvements
sociaux nés de l’ère de la mondialisation. « Bien que certaines
de ces pratiques soient encore marginales, d’autres se sont
généralisées, et toutes traduisent une transformation radicale
et en profondeur de l’imaginaire économique qui intègre désormais le moral et le politique alors qu’il était autrefois pensé
comme un système utilitaire, rationnel, en dehors du social,
apolitique et amoral9. »
Il faut vraiment lire Corinne Gendron pour bien saisir sa
pensée et je m’en voudrais de déformer ici ses propos par excès
de simplification. Je vous suggérerai plutôt une recension de
son principal ouvrage, article rédigé par le directeur de la publication de la revue Développement durable et territoires, Bertrand
Zuindeau10. On y décrit avec rigueur sa démarche méthodolo 8. Idem, p. 30.
 9. Idem, p. 42.
10.Bertrand Zuindeau, « Corinne Gendron, 2006. Le développement durable comme
compromis. La modernisation écologique à l’ère de la mondialisation, Québec,
16
Pour un Québec vert et bleu
gique visant à mieux comprendre le rôle des acteurs sociaux
dans l’émergence et la transformation des institutions.
Au terme de sa démarche, Corinne Gendron avance que :
« Le compromis susceptible de se conclure entre l’élite économique et les écologistes prendra davantage la forme d’un
consumérisme écologique que d’une simplicité volontaire, et
que l’internalisation des coûts accompagnera plus qu’elle n’impulsera la modernisation écologique de l’économie11. » Par
consumérisme écologique, on entend des modes de production
et de consommation qui respectent davantage l’environnement,
qui sont davantage éthiques.
Pour Corinne Gendron, « … la modernisation écologique
passera nécessairement, même si ce n’est qu’une première étape,
par une réforme du système économique qui n’en bousculera
pas la logique interne ; il s’agira toujours de consommer, de
produire, et d’investir pour participer à une croissance aux
prétentions redistributives, mais selon de nouvelles modalités
et de nouveaux paramètres12 ». Ces nouvelles conditions, nous
les aborderons plus loin, c’est ce qu’il est convenu d’appeler
« l’économie verte » ou, vu dans une perspective de planification
économique, de « la croissance verte ».
1.2 Réglementation environnementale et innovation : l’hypothèse
Porter
La principale résistance à l’adoption et à l’application des
lois et règlements environnementaux réside dans la perception
qu’ils nuisent à l’économie. Imposer une réglementation environnementale trop sévère aurait un effet néfaste sur la
compétitivité des entreprises. Cela tombe sous le sens, non ?
Eh bien non !
Presses de l’Université du Québec. », Développement durable et territoires, Lectures,
Publications de 2006, [En ligne le 18 septembre 2006] [http ://developpementdurable.revues.org /2957] (Consulté le 7 janvier 2013).
11.Corinne Gendron, op. cit., 2007, p. 73.
12. Idem, p. 73.
Écologie et économie sont-elles opposées ?
17
Demandons-nous d’abord ce que c’est que la pollution.
Toutes ces matières qui forment la pollution de l’eau, de l’air,
du sol, ce sont des intrants au processus de production qui se
trouvent inutilisés. Il s’agit de matières pour lesquelles l’entreprise émettrice a payé et qui ne lui rapportent rien. La pollution,
c’est d’une certaine façon la marque d’une technologie
défaillante, qui gaspille une partie de ses intrants de production.
Ainsi donc, si une entreprise conçoit une technologie plus efficiente que ses concurrents, elle devrait à la fois économiser sur
les intrants et émettre moins de pollution et d’autres déchets.
De la même façon, une entreprise qui réussit à faire en sorte
que ses résidus servent d’intrants pour une autre entreprise
peut en faire une source de revenus. Dans les deux cas, une
entreprise innovante qui pollue moins devient plus compétitive
par rapport à ses concurrentes. La réglementation environnementale, dans la perspective où elle favorise les entreprises
innovantes, devient donc un stimulant pour l’innovation et la
compétitivité des entreprises. C’est, grossièrement exprimée,
l’hypothèse qu’a élaborée l’économiste américain Michael Porter.
Selon l’hypothèse de Michael Porter, le resserrement de la
réglementation environnementale stimule l’innovation au sein
des entreprises. Ainsi, loin de nuire au développement économique, une réglementation environnementale sévère serait
plutôt bénéfique, en ce qu’elle oblige les entreprises à mettre au
point des solutions innovantes.
Cette théorie se révèle particulièrement attrayante pour
l’écologiste que je suis, car elle fait de la réglementation environnementale un élément moteur d’une stratégie de
développement économique et contribue donc à réconcilier
l’économie et l’environnement.
Au Québec, des chercheurs des HEC Montréal (École des
hautes études commerciales),, s’intéressent de près à « l’hypothèse Porter ». L’équipe du professeur Paul Lanoie se trouve à la
base d’un significatif cursus de recherche sur la question. Les
premiers résultats de recherche ne permirent pas de confirmer
qu’un resserrement des normes environnementales incite les
18
Pour un Québec vert et bleu
entreprises du secteur manufacturier québécois à innover
davantage. Les constatations initiales de Lanoie démontraient
que des normes plus strictes amèneraient plutôt ces dernières
à réduire leurs dépenses en R et D (recherche et développement),
dépenses qui permettent de mesurer les efforts d’innovation.
Contradiction ?
En poursuivant l’étude, l’équipe de chercheurs des HEC
Montréal a pu raffiner au fil des ans son examen de l’hypothèse
Porter et tenter de résoudre cette apparente contradiction. Ils
réussissent au fil du temps à cerner plus précisément les limites
de l’hypothèse Porter. Notamment, ils mettent un gros bémol
sur son caractère systématique. Par exemple, Ambec et Lanoie13
estiment ce qui suit :
Notre recherche sur l’hypothèse de Porter conclut qu’il n’y a pas
de « miracle global », c’est-à-dire que les innovations dues à des
politiques environnementales plus exigeantes ne compensent pas
systématiquement l’ensemble des coûts liés au respect de ces
politiques. Force est cependant de constater que les occasions
d’améliorer à la fois la performance environnementale et la
performance économique des firmes sont nombreuses. Elles se
présentent notamment sous la forme d’une réduction des coûts
due à une meilleure efficacité au sens décrit par Porter (réduction
des quantités d’intrants, réduction des coûts en énergie, etc.),
mais aussi sous la forme d’occasions d’affaires accrues pouvant
se traduire par des revenus plus élevés.
Peaufinant encore davantage ces analyses relatives à l’hypothèse Porter, les chercheurs constatent notamment que
l’incidence à court terme (dite « contemporaine ») sur l’innovation est négative mais que, à partir de la troisième année, elle
devient positive14.
13.
S. Ambec et P. Lanoie, L’innovation au service de l’environnement et de la performance
économique, INRA Sciences sociales, 2008.
[En ligne] [http ://www.inra.fr/sae2/publications/iss/pdf/iss07-6.pdf].
14.P. Lanoie, M. Patry et R. Lajeunesse, « Environmental regulation and productivity : testing the Porter hypothesis », Journal of Productivity Analysis, 30 (2), 2008,
p. 121-128.
[En ligne] [http ://dx.doi.org/10.1007/s11123-008-0108-4].
Écologie et économie sont-elles opposées ?
19
Plus récemment, le professeur Lanoie et ses collègues ont
effectué l’étude empirique la plus complète sur le sujet15. L’article
diffusant les résultats de cette recherche a d’ailleurs valu à Paul
Lanoie de remporter le prix de la recherche européenne « finance
et développement durable ». La noble institution décrit ainsi
cette recherche et en résume les résultats :
Ils ont réalisé une analyse à partir d’une base de données très
riche de l’OCDE, comprenant des observations sur quelque
4 200 usines dans sept pays. Aux données sélectionnées, ils ont
appliqué une méthode économétrique permettant de tester le
lien de causalité entre la sévérité perçue des réglementations
environnementales, l’investissement dans la R et D environnementale et la performance économique. Les auteurs de l’article
primé ont ainsi démontré qu’il existe un lien positif entre la
sévérité de la réglementation et l’innovation, comme le stipule la
première partie de l’hypothèse de Porter. Toutefois, cet effet ne
se traduit pas par une meilleure performance financière des
entreprises16.
Oui, une réglementation environnementale plus sévère
stimulera l’innovation. Plus elle sera sévère, plus elle donnera
lieu à de l’innovation au sein des entreprises concernées. Par
contre, si les effets de l’innovation se traduisent par une
augmentation des revenus, l’augmentation des coûts et le jeu
des liquidités (cash flow) font en sorte qu’on n’observe pas une
amélioration de la performance financière proprement dite.
Pour ainsi dire, on coupe la poire en deux !
Un des aspects concrets du débat entourant l’hypothèse
Porter concerne les normes dites « de performance », versus les
normes de rejet fixées à chaque source individuelle.
Les normes de performance vont plutôt fixer une diminution globale de la pollution émise, en laissant les entreprises
déterminer elles-mêmes la façon de l’atteindre. Par exemple,
15.P. Lanoie, J. Luchetti, N. Johnstone et S. Ambec, « Environmental Policy,
Innovation and Performance : New Insights on the Porter Hypothesis », Journal
of Economics & Management Strategy, volume 20, issue 3, 2011, p. 803-842,
[En ligne] [http ://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1530-9134.2011.00301
.x/references].
16. [En ligne] [http ://www.hec.ca/nouvelles/2012/nouv_201288_PaulLanoie.html].
20
Pour un Québec vert et bleu
aux États-Unis on parle de « bulle » conceptuelle dans laquelle
on mesure et limite les émissions atmosphériques ou les
effluents d’une ou de plusieurs installations industrielles d’une
entreprise17. Cette politique, appelée « Emissions Trading »,
constitue l’ancêtre des bourses du carbone, car il s’agissait à
l’époque d’une approche novatrice permettant aux entreprises
d’échanger des émissions polluantes entre leurs différentes
sources. Cette flexibilité est accordée en échange d’un gain
environnemental, soit que l’ensemble des émissions soit plus
bas que le total de ce que les normes auraient permis à ces
sources prises individuellement. Il faut donc que les émissions
de l’ensemble soient plus basses que celles du total de ses parties.
L’entreprise participant à un tel programme décide
lesquelles de ses sources d’émissions elle préfère diminuer
davantage que le permet la norme, ce qui lui laisse une marge
de manœuvre pour d’autres sources d’émissions plus difficiles
ou plus coûteuses à contrôler. Cela stimule l’innovation technologique, car le programme amène les entreprises à chercher
des méthodes pour réduire certains de leurs rejets en-deçà de
ce que les normes prescrivent.
Toutefois, comme il n’est pas démontré que l’innovation
résultant de ces efforts permet aux entreprises d’augmenter
leurs revenus, il serait erroné d’avancer que cela leur procure
un avantage compétitif. Est-ce que le bénéfice de se conformer
à la réglementation est plus important que le coût ? Malheureusement, les travaux du professeur Lanoie démontrent plutôt
que, en général, la réglementation environnementale a un
impact négatif sur la performance des entreprises. Comme quoi,
en ce domaine comme dans la vie, on ne peut pas tout avoir !
Il demeure encore bien des zones grises par rapport à la
validité de l’hypothèse Porter et du caractère bénéfique de la
réglementation environnementale pour le développement
économique.
17.USEPA, Terms Of Environment ; Glossary, Abbreviations And Acronyms. EPA Publications, 1992, 175-B-92-001, p. 5.
Écologie et économie sont-elles opposées ?
21
Premièrement, il semble que l’hypothèse Porter pourrait se
valider davantage dans le cas des PME. Rappelons-nous qu’au
Québec la grande majorité des emplois se trouve dans ce genre
d’entreprises. Deuxièmement, la tendance internationale à
contrôler les émissions de gaz à effet de serre et l’augmentation
prévisible du coût de l’énergie font en sorte que les entreprises
qui innoveront dans ces domaines se trouveront dans une
meilleure posture pour faire face aux nouvelles réalités
mondiales.
Le fait d’adopter une position de leader en matière de
contrôle environnemental peut constituer un avantage stratégique pour l’industrie québécoise, à condition, bien sûr, de bien
faire les choses !
1.3 Écologie industrielle ou quand les déchets de l’un deviennent la
matière première de l’autre
Comme l’ont constaté le professeur Lanoie et son équipe
au cours de leur examen de l’évolution des entreprises au regard
de la réglementation environnementale, il y a de nombreuses
occasions de réduction à la source de la pollution et de la
consommation énergétique et, par conséquent, des coûts de
production, qui s’offrent aux entreprises. Malgré une croyance
répandue auprès des économistes de l’approche néoclassique,
les entreprises ne maximisent pas toujours leurs profits. Pour
toutes sortes de raisons mises en lumière et documentées au
cours des dernières décennies18, des perspectives de réduction
des coûts de production en réduisant la pollution, les déchets
et la consommation d’énergie ne sont tout simplement pas
réalisées.
Il y a donc de multiples occasions d’économies pour les
entreprises industrielles qui adoptent une approche systématique d’analyse de leurs procédés afin de les rendre plus
performants, tant sur le plan environnemental qu’économique.
18.
Voir la présentation du professeur Lanoie à l’Association des économistes québécois, diapositive no 16. [En ligne] [http ://economistesquebecois.com/files/
documents/6l/45/lanoie.pdf].