vert e bleu
Transcription
vert e bleu
Scott McKay Pour un Québec vert et bleu Le virage vert, l’écon omie et la gou ver na nce Pour un Québec vert et bleu Scott McKay Pour un Québec vert et bleu Le virage vert, l’économie et la gouvernance Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en page : In Situ Maquette de couverture : Laurie Patry © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 4e trimestre 2013 ISBN : 978-2-7637-1806-4 PDF : 9782763718071 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. À mon fils Bastien, et à tous ceux qui auront à relever les défis de la transition écologique, dans l’espoir que nous aurons su leur éviter le pire. Table des matières Remerciements..................................................................XI Avant-propos.....................................................................1 Introduction......................................................................5 1 Écologie et économie sont-elles opposées ?.........................7 1.1 Économie et écologie 101 : les écoles de pensée....................9 1.2 Réglementation environnementale et innovation : l’hypothèse Porter ..................................................................16 1.3 Écologie industrielle ou quand les déchets de l’un deviennent la matière première de l’autre.............................21 1.4 Économie verte........................................................................29 1.5 Vers une stratégie de croissance verte...................................36 •• Stratégies en matière de réforme........................................40 •• Faciliter les ajustements du marché du travail...................43 •• Tenir compte des effets redistributifs.................................46 1.6 Du discours à l’action : les technologies vertes......................48 •• Définition des technologies propres...................................48 •• Potentiel d’exportation et retombées économiques...........51 •• Défis du déploiement des technologies propres.................52 1.7 Du discours à l’action : se libérer du pétrole...........................58 VIII Pour un Québec vert et bleu 1.8Écofiscalité...............................................................................66 •• Écoconditionnalité...............................................................70 •• Bonus-malus ou le bâton et la carotte.................................75 •• Double dividende ?...............................................................78 •• Gérer le caractère régressif sur les ménages.......................81 •• Protéger la compétitivité industrielle.................................83 •• Favoriser l’innovation..........................................................84 •• Assurer la transparence et la participation du public........85 1.9 Du discours à l’action : vous paierez à l’odomètre…...............87 •• …je vous rembourserai pour votre stationnement !...........89 Notes pour une allocution prononcée par Scott McKay .............. 92 2 Le Québec a-t-il une politique de développement durable ?.101 2.1 Ce qu’une politique de développement devrait vouloir dire et ce qu’elle ne veut pas dire...............................102 •• Protection et valorisation des écosystèmes........................103 •• Coût des impacts sociaux et des inégalités.........................106 •• Développement durable versus décroissance.....................107 2.2 La Loi sur le développement durable du Québec............. 111 •• Incohérence dès l’adoption..................................................112 •• Une première liste d’indicateurs de développement durable..................................................................................114 •• Les interventions du Commissaire au développement durable..................................................................................118 2.3 Comment faire mieux ? ..........................................................120 •• Gouvernance forte et transversale......................................120 •• Participation des parties prenantes aux orientations et stratégies..........................................................................122 •• Instruments économiques ou se donner les moyens de la mise en œuvre..............................................................123 •• Mesure de la performance...................................................124 Table des matières IX 2.4 De l’environnement au développement durable : moderniser nos institutions...................................................125 •• Réforme de la LQE : une véritable saga...............................127 •• Le point sur le BAPE et l’examen des impacts environnementaux...............................................................129 •• La modernisation du régime d’évaluation et d’examen des impacts..........................................................133 •• Assurer l’arrimage entre l’étude d’impact et les préoccupations du public.....................................................135 •• Flexibilité de la procédure : médiation................................139 •• Financer la participation......................................................140 •• Projets publics, politiques et programmes..........................141 •• Le droit à l’information, condition nécessaire au développement durable.......................................................144 3 Dans un Québec souverain ?...............................................149 3.1 Le Canada, « superpuissance pétrolière »...............................151 3.2 Le Québec vert sur la scène internationale............................156 •• Convention sur la diversité biologique...............................158 •• Convention sur les changements climatiques....................160 3.3 Quels outils pour la transition écologique ?...........................164 3.4 Intendance nationale des ressources et du territoire............167 Prise de position. Le retrait du Canada du Protocole de Kyoto....171 Épilogue............................................................................175 Notice biographique..........................................................179 Remerciements J e voudrais remercier Natalie Battershill pour sa précieuse collaboration tout au long du processus menant à la production du présent ouvrage. Merci aussi à Christine Savard, à Me Jean Baril et à mon collègue Alain Therrien pour leurs conseils fort appréciés. Merci à Elise Baylard pour ses commentaires artistiques lors de la réalisation de la maquette de couverture. Les redevances du présent ouvrage seront versées au Fonds Scott-McKay pour un Québec vert et bleu. Pour faire un don personnel : http ://www.fcommunautaire.com/nos_fonds/index. php ?type=Environnement_et_developpement_durable Avant-propos D ans l’est de Montréal, à l’ombre des cheminées des raffineries et de la cimenterie Canada Ciment, l’environnement naturel où j’ai été élevé s’est longtemps limité à un champ d’aubépines, parsemé de carcasses de voitures abandonnées. C’est peut-être ce qui m’a amené à m’intéresser aux enjeux environnementaux dans les villes et aussi au contrôle et à la réduction à la source des rejets industriels. La première image qui me vient à l’esprit lorsque je tente de retrouver la source de mon intérêt envers les questions de pollution et d’environnement, c’est celle d’un déversement de pétrole sur une plage, images de marée noire avec ses animaux englués et ses bénévoles s’efforçant de les récupérer et de les nettoyer. « C’est ça que je veux faire dans la vie ! », me dis-je innocemment. J’avais probablement 10 ou 12 ans… Difficile à dire quel déversement il s’agissait : il y a eu au moins un déversement majeur de pétrole en mer chaque année. Quoi qu’il en soit, une vocation venait d’émerger. Plusieurs années allaient passer avant que je n’aie à faire un choix définitif sur mon orientation de carrière. Adolescent plutôt rêveur et romantique, ce sont d’abord les chansons du groupe Beau Dommage qui m’aident à prendre conscience de mon statut d’enfant d’ouvrier évoluant dans un monde complètement artificialisé. La chanson Montréal exprime une complainte : C’est pas facile d’être amoureux à Montréal ; Le ciel est bas, la terre est grise, le fleuve est sale 2 Pour un Québec vert et bleu Dans Le pic-bois, un gars de la ville découvre la campagne et s’exclame : Laisse-moi pas r’venir en ville ; Picbois, j’veux pus m’en aller ! Puis, ce sont les poésies de Lucien Francoeur et de Raôul Duguay qui viennent bouleverser mon âme d’adolescent. Lucien Francoeur, pour son imagerie urbaine et rock’n’roll. Raôul, à cause de ses valeurs proches de la Terre, de ses balades planantes et de sa philosophie d’amour universel. Dans le cas de Raôul, je retirais une certaine fierté du sentiment de marginalité qu’il m’apportait. Je me retrouvais dans son image de marginal flyé. Ça m’a probablement aidé à assumer ma propre marginalité comme écologiste à une époque où se préoccuper de l’environnement nous amenait à se faire traiter d’« oiseaulogue ». Ça me sert encore aujourd’hui… Mes engagements en faveur de l’indépendance du Québec et de la protection de l’environnement se sont concrétisés dès l’adolescence. Ma première expérience électorale avec le PQ s’est déroulée à 15 ans, alors que je participais en 1976 comme bénévole à la campagne électorale du Dr Camille Laurin dans Bourget. Côté environnement, c’est la protection du parc de la Promenade Bellerive contre l’agrandissement du port de Montréal qui fut mon engagement le plus significatif. C’est d’ailleurs le dossier qui m’a amené en politique municipale et a fait de moi le plus jeune membre du Conseil municipal de Montréal. J’ai énormément apprécié mon expérience pendant ces deux mandats comme conseiller municipal du district d’Honoré-Beaugrand. Lorsque j’ai décidé de revenir à l’action politique dite « active », vers 2005, c’était dans un contexte où les préoccupations liées au réchauffement de la planète devenaient particulièrement criantes. Un vent d’espoir soufflait aussi à cette période, laissant entrevoir un virage vers une économie mondiale plus solidaire et plus verte. Je crois que je peux avancer sans trop risquer de me tromper que la tenue de la conférence de l’ONU sur les changements climatiques à Montréal en 2005 a représenté un moment fort de la mobilisation de l’opinion publique québécoise sur la question. Avant-propos 3 Pour un vieux militant écologiste comme moi (j’ai commencé à l’adolescence), retraité de la vie politique depuis la trentaine et fraîchement débarrassé d’un cancer, le climat politique de 2005 commençait alors à présenter un attrait irrésistible. Le monde s’intéressait – enfin ! – aux concepts dont j’avais fini par croire qu’ils disparaîtraient dans la poubelle de l’histoire. Par contre, les acteurs politiques ne semblaient pas en voie de changer. Lorsque Stéphane Dion devint le porte-étendard des valeurs écologistes, il y avait lieu de se questionner. Quoi, les libéraux fédéraux devenus écolos ? Il faut reconnaître que, à peu près au même moment, Jean Chrétien voulait décriminaliser la marijuana. My God ! Ils en avaient fumé du bon ! 1 Le temps me semblait donc propice à un retour à l’activisme politique. Je ne croyais jamais que je pourrais être aussi bien servi… Je dois avouer que, en commençant à m’engager au sein du Parti vert du Québec, j’avais surtout l’intention de bien m’amuser ; de mettre en valeur mes connaissances environnementales, ma vision d’une politique écologiste, mon expérience en politique active, certainement. À l’intérieur d’un parti politique voué à l’écologie, cela présentait une perspective franchement réjouissante. On peut dire que je me suis fait prendre à mon propre jeu ! Je me suis retrouvé à la tête du Parti vert du Québec. Penser globalement, agir localement, tel était mon leitmotiv. Maintenant, je me retrouvais à travailler à l’échelle nationale, avec des enjeux qui n’avaient rien de ceux d’une ville comme Montréal. La foresterie, la gestion des ressources naturelles non renouvelables, l’économie et la fiscalité verte, cela élargissait l’horizon de mon vécu d’ex-élu montréalais. Je voguais à travers ces nouvelles perspectives avec l’insouciance de celui qui n’a de contrainte que celle de traduire en politiques concrètes les objectifs les plus nobles de la politique écologiste. Sans contraintes objectives, certes, mais toujours avec le sens du réalisme que m’ont inculqué mes années en tant 1. Expression utilisée au Québec pour exprimer, avec humour, que les vapeurs de marijuana semblent avoir influencé tout le monde. 4 Pour un Québec vert et bleu qu’élu au service des citoyens qui m’ont accordé leur confiance. Sur toutes les tribunes qui m’ont été offertes, pendant les quelques années où j’ai eu à représenter une vision écologiste « libre », je me suis toujours fait un devoir de proposer des solutions équilibrées. J’ai la prétention de croire que mes interventions sont toujours demeurées empreintes de responsabilité, car je suis persuadé qu’une société verte n’est pas une utopie. Il ne faut donc pas, à mon sens, défendre des mesures dont la qualité première est la pureté ou la perfection, il faut surtout sélectionner celles qui ont le principal avantage d’être réalisables. C’est probablement une des raisons, outre ma temporaire popularité sur la scène nationale, pour lesquelles on m’a approché pour me joindre au Parti Québécois en 2008. C’est certainement en tout cas le principal motif pour lequel j’ai accepté et la raison pour laquelle je ne l’ai jamais regretté. Tel sera aussi le fil conducteur du présent ouvrage. Introduction N ous faisons présentement face au défi crucial de la survie de l’humanité. Nos sociétés ont évolué au cours du XXe siècle selon un mode de développement qui est simplement non viable à long terme et qui provoquera de graves crises environnementales. L’exploitation de ressources non renouvelables détruit l’avenir. Je ne veux pas, dans cet ouvrage, énumérer toutes les catastrophes écologiques qui nous menacent si nous persistons dans la voie du développement non durable et de son économie brune. Les bibliothèques, virtuelles ou réelles, sont remplies de documents qui font la démonstration éloquente que l’empreinte écologique de nos sociétés occidentales est telle qu’il faudrait au moins trois planètes pour étendre notre mode de vie à l’humanité entière. La planète se réchauffe, la biodiversité s’étiole, les pauvretés – matérielle et intellectuelle – règnent. Mon propos est plutôt de soulever une série de réflexions et de suggérer quelques principes qui peuvent guider les nécessaires changements. Le lecteur trouvera au fil des pages les éléments de politique que j’estime à la fois souhaitables et réalisables pour réussir le virage vers ce que j’appelle le Québec vert et bleu. Car il est maintenant temps pour le Québec d’entrer de plain-pied dans l’économie du XXIe siècle, l’économie verte. Nous disposons d’avantages indéniables sur ce chapitre. L’hydroélectricité représente une source d’énergie renouvelable à la base de ce virage. Nous pouvons aussi compter sur une richesse humaine exceptionnelle. Nos cégeps et nos universités, nos 6 Pour un Québec vert et bleu centres de recherche et nos entreprises sont aptes à se mobiliser pour accomplir une nouvelle révolution industrielle. Pour cela, nous verrons que l’enjeu environnemental des choix économiques doit être pris en considération dans les décisions. Par exemple, il est clair que le coût de notre inaction au regard des changements climatiques sera beaucoup plus élevé que le coût des mesures d’adaptation et de réduction d’émission de gaz à effet de serre. De même, le financement de l’électrification des transports, du développement des transports collectifs et des énergies vertes ne doit-il pas être considéré comme un investissement stratégique pour les générations futures ? Par ailleurs, l’expression « développement durable » se voit malheureusement utilisée à toutes les sauces, sans tenir compte de sa réelle signification. Le développement durable implique que les décisions politiques soient prises en fonction de leurs bénéfices économiques et sociaux, mais toujours dans le respect de l’environnement. Nous nous questionnerons sur sa mise en œuvre depuis l’adoption en 2006 de la Loi sur le développement durable. Comment passer de la parole aux actes et appliquer ce concept dans toutes les décisions gouvernementales ? Quant à l’option souverainiste, celle-ci se trouve en filigrane de chacune des lignes de ce bouquin. Est-ce qu’un Québec vert est possible au sein de la Confédération canadienne ? Plusieurs éléments de la transition écologique peuvent certainement se voir réaliser par une simple province. Reconnaissons-le d’emblée et évitons de nous chercher des raisons de ne pas agir. En même temps, je n’hésiterai pas à souligner la nécessité absolue de reconnaître les risques que les changements climatiques font courir à l’humanité, ce qui fait consensus au sein de la communauté scientifique. Si le Québec est freiné dans sa volonté d’agir par le gouvernement fédéral, ne devrions-nous pas participer activement aux accords internationaux et mener des actions en toute liberté, malgré l’opposition d’Ottawa ? Lecteurs et lectrices, considérons-nous compagnons de route sur le chemin d’un changement véritable, tangible, collectif. 1 Écologie et économie sont-elles opposées ? I l est de bon ton par les temps qui courent d’affirmer que l’écologie et l’économie ne sont pas contradictoires. C’est ce que j’entends sur différentes tribunes, incluant de multiples discours politiques et c’est très certainement une affirmation à laquelle je souscris sincèrement. Ce que je constate toutefois, c’est que ce mariage est loin d’être consommé. L’écologie s’oppose à un certain type de développement, cela m’apparaît indéniable. Cela implique de rejeter certains projets et d’en favoriser d’autres. Seules de solides politiques publiques peuvent nous mener dans cette voie, c’est tout l’objet de ce livre. Je m’efforcerai donc d’outiller au mieux le lecteur, le laissant juger par lui-même du degré de difficulté, voire de faisabilité, de cette titanesque entreprise. Car le Québec a certainement le potentiel de devenir une puissance mondiale dans le secteur de l’économie verte. En réduisant notre dépendance au pétrole et en encourageant les innovations technologiques, nous prendrons le leadership dans la transition vers l’économie du XXIe siècle. La protection de l’environnement ne s’oppose pas à la croissance économique. Au contraire, elle constitue la base d’une nouvelle révolution industrielle. La pollution et les rejets industriels constituent un gaspillage de ressources et sont associés à des pertes de productivité. En ce sens, l’économie verte participe au développement de procédés plus efficients. D’ailleurs, le Québec est en train de 8 Pour un Québec vert et bleu devenir une pépinière d’entreprises innovantes dans le domaine de l’environnement. Nous aborderons donc dans le présent chapitre différents aspects qui m’apparaissent fondamentaux afin de répondre franchement à cette question de la réconciliation entre l’écologie et l’économie. D’abord, nous effectuerons un rapide (et donc nécessairement superficiel) survol des différentes théories économiques qui tentent de résoudre cette quadrature du cercle. Comme toute science, l’économie est traversée par des intérêts. Il importe donc de comprendre les différents courants de pensée, de la droite jusqu’à la gauche, en passant par la critique de l’économisme, cette déplaisante habitude de toujours tout ramener à l’économie… Nous pourrons aborder par la suite un débat fondamental qui a cours auprès des législateurs du monde entier. La réglementation environnementale constitue-elle un frein à la prospérité des entreprises en général ? Ce qu’il est convenu d’appeler « l’hypothèse Porter » propose au contraire de considérer les contraintes environnementales comme des stimulants à l’innovation et à la compétitivité des entreprises. Nous verrons que, près de 30 ans après sa formulation, l’hypothèse formulée par Michael Porter, professeur à l’Université Harvard, continue d’alimenter les débats. Nous présenterons par la suite les caractéristiques de l’économie « verte », en opposition avec l’économie « brune ». En particulier, nous examinerons les propositions du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) en faveur de l’économie verte et verrons comment cela s’applique au contexte québécois. La transition de l’ensemble de l’activité économique de notre société vers ce qu’on appelle maintenant la « croissance verte » est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Si oui, à quelles conditions ? C’est ce que nous explorerons ensemble, notamment en identifiant les éléments de stratégie d’une croissance verte pour Écologie et économie sont-elles opposées ? 9 le Québec. Nous observerons les différents secteurs économiques dont la croissance dépend directement d’une politique résolument écologiste. Dans ces secteurs, dit des technologies vertes, nous pourrons saisir le potentiel de développement qu’ils représentent et mesurer le degré d’intérêt pour l’économie québécoise. Finalement, je présenterai les rudiments de ce qu’il convient maintenant d’appeler « l’écologie industrielle », soit les pratiques industrielles permettant de boucler des cycles énergétiques et de l’utilisation des matières, souvent par la synergie entre les entreprises. 1.1 Économie et écologie 101 : les écoles de pensée Comme un de mes professeurs d’économie se plaisait à le souligner, lorsqu’un économiste présente ses théories comme étant politiquement neutres, c’est généralement parce qu’il s’agit d’un penseur de droite. L’establishment a en effet la fâcheuse tendance à se présenter comme « la » façon de penser, alors que les autres visions sont contestataires, donc moins bonnes. Dans le domaine de l’économie de l’environnement, les mêmes schèmes s’appliquent. Rien de bien méchant, il s’agit simplement d’en être conscient. Ainsi, la théorie économique néoclassique, dont les thèses sont toujours défendues par les adeptes du néolibéralisme, a sa propre conception de la réconciliation de l’économie et de l’environnement. Celle-ci résulte de l’idée qu’une concurrence libre et parfaite permet au système économique d’établir les prix en fonction de l’équilibre entre l’offre et la demande de biens. Chaque consommateur bénéficiant d’un budget limité, chacun établit ses choix de consommation afin de maximiser sa satisfaction. Dans cette optique, si les consommateurs ne souhaitent pas de pollution, ils choisiront des biens et services provenant d’entreprises qui auront investi dans la dépollution. Chacun aura maximisé sa satisfaction avec les ressources dont il dispose. On se retrouvera alors dans une situation optimale « au sens de 10 Pour un Québec vert et bleu Pareto1 », dans la perspective où l’on ne pourra augmenter la satisfaction d’un membre de la société sans diminuer celle d’un autre. Les partisans de la théorie néoclassique reconnaissent d’emblée les failles de ce raisonnement. D’abord, la concurrence libre et parfaite se voit entravée par l’existence de monopoles et d’oligopoles et aussi par les méchants gouvernements ! On sait aussi que le prix des biens ne reflète pas toujours l’impact de leur production sur le coût de production d’autres biens. Le cas classique présenté dans les cours d’économie de l’environnement est celui d’une entreprise B utilisant l’eau d’une rivière et située en aval d’une autre entreprise A qui pollue l’eau de la rivière. L’entreprise A utilise l’eau sans devoir la dépolluer, alors que l’entreprise B doit le faire. L’entreprise B subit donc un effet externe négatif qui augmente son coût de production. Le consommateur paie alors un coût plus élevé pour le produit de l’entreprise qui dépollue, par rapport au coût plus bas de l’entreprise qui pollue ! La pollution de l’eau devient un coût externe au processus économique ou en d’autres termes, une « externalité négative » (Oui, il en existe des positives !). Cet exemple simpliste à l’extrême illustre tout de même le principe de base de la théorie néoclassique pour réconcilier l’économie et l’environnement : il s’agit d’intégrer le coût environnemental au coût de production des biens et services. On parle alors « d’internaliser » les externalités. L’internalisation des coûts environnementaux se veut le fondement de ce qu’on appelle le « principe pollueur-payeur », principe introduit officiellement par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 19722. 1. La notion d’optimum de Pareto (Vilafredo Pareto, économiste et sociologue italien) est un concept fondamental de l’économie où les ressources disponibles d’une économie sont utilisées de façon optimale et où il est impossible d’arbitrer en faveur d’un acteur économique sans en pénaliser un autre. L’optimum de Pareto se préoccupe également de savoir dans quelles conditions il est possible d’assurer le maximum de satisfaction aux individus qui composent la société. 2.OCDE, Le principe pollueur-payeur, Analyses et Recommandations de l’OCDE, 1992. [En ligne] http ://cms.unige.ch/isdd/IMG/pdf/PPP_analyses_et_recommandations_de_l_OCDE.pdf. Écologie et économie sont-elles opposées ? 11 L’application du principe pollueur-payeur demeure tout à fait d’actualité. Il permet à la fois de justifier la mise en place de politiques environnementales tout en permettant de financer des mesures de protection de l’environnement. Toutefois, les limites d’une telle approche sont apparues évidentes lorsque les problématiques environnementales ont été mieux comprises et se sont complexifiées. Tout d’abord, il se révèle difficile d’appliquer le principe pollueur-payeur dans le cadre de politiques de prévention. Au mieux, le pollueur compense financièrement les victimes connues après avoir commis des dommages environnementaux. En pratique, l’internalisation totale est rarement mise en œuvre, car, au mieux, le pollueur supporte le coût de l’indemnisation complète des dommages subis par toutes les victimes indemnisées. Dès lors, il ne supporte pas le coût du dommage des victimes non indemnisées et il ne paye que le coût d’indemnisation qui est souvent très inférieur au coût social du dommage3. Une autre contrainte évidente de l’approche néoclassique de l’environnement est la difficulté d’estimer adéquatement la valeur des services apportés par les écosystèmes et par la biodiversité et, donc, la valeur économique des dommages subis. Nous reviendrons plus loin sur cette question, mais soulignons ici que cette mesure lance un immense défi aux experts. De plus, la valeur économique n’est pas unique ou statique dans le temps. Chaque individu, chaque organisation sociale a sa propre échelle de valeurs et il est périlleux pour un économiste d’imposer la sienne. Aussi, au fil du temps, l’échelle de valeurs change, parfois radicalement. Alors qu’on percevait autrefois (et encore aujourd’hui) un marécage comme une nuisance odoriférante, voilà qu’on commence à le voir comme un oasis de biodiversité… De plus, se pose la question de l’équité intergénérationnelle. L’ensemble de ces variables illustre ce qu’on peut appeler « l’incommensurabilité des valeurs4 ». 3. Idem, p. 6. 4.J. Martínez-Alier, G. Munda et J. O’Neill « Weak comparability of values as a foundation for Ecological Economics », Ecological Economics, 26(3), 1998, p. 277286. 12 Pour un Québec vert et bleu En plus de ces contraintes, on constate que la réalité écologique s’accommode difficilement du cadre temporel de la science économique. Par exemple, les méthodes d’évaluation économiques, comme les analyses avantages-coût, dévalorisent le long terme. Ce fait s’observe par la question suivante : plutôt que de recevoir une somme, disons de 100 dollars, dans 10 ans, à combien seriez-vous prêts à diminuer ce montant afin de pouvoir l’empocher immédiatement ? C’est la méthode de la valeur actuelle qui permet aux analystes économiques de déterminer ce que vaut aujourd’hui un bien ou un service écologique à une période déterminée dans le futur. On le voit, la valeur économique projetée dans le futur diminue lorsqu’on la considère au présent. Pour le père de l’économie moderne John Maynard Keynes, « à long terme, nous sommes tous morts ». Difficile à réconcilier avec la pérennité des écosystèmes et l’équité intergénérationnelle ! Devant ces réalités, une autre école de pensée économique s’est rapidement développée, qui envisage de façon plus organique les réalités économiques. On parle alors d’économie écologique (ÉÉ) : L’ÉÉ s’est initialement constituée comme un courant de recherche à l’intersection des sciences sociales et des sciences de la vie, réunissant les déçus de ces disciplines autour d’un dénominateur commun : la prise au sérieux de la relation problématique entre systèmes économiques et naturels, et la recherche des conditions de leur « soutenabilité ». Du côté des économistes, l’intuition fondamentale était l’impossibilité de réduire la soutenabilité à la définition que lui en donne l’économie néoclassique, à savoir une « utilité non déclinante au cours du temps ». L’ÉÉ est de ce fait souvent présentée comme le pendant « hétérodoxe » de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles5. L’économie écologique regroupe une grande variété de méthodes qui ont toutes pour but de mieux réconcilier économie et environnement. Ses principaux champs d’intervention sont les analyses multicritères, les démarches participatives et les 5.Albert Merino-Saum et Philippe Roman, « Que peut-on apprendre de l’économie écologique ? », La Vie des idées, 3 avril 2012. ISSN : 2105-3030. [En ligne] [http ://www.laviedesidees.fr/Que-peut-on-apprendre-de-l.html]. Écologie et économie sont-elles opposées ? 13 indicateurs non monétaires. À ma connaissance, ces méthodes sont appliquées au Québec avec plus ou moins de succès ou de pertinence, notamment dans le cadre du régime d’évaluation et d’examen des impacts environnementaux. Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) représente certainement notre plus beau fleuron au chapitre de la participation du public et de la prise en considération de toutes les dimensions du développement, pas simplement la stricte valeur monétaire au sens de l’économie néoclassique. Dans mon esprit, le défi de réconciliation de l’économie avec l’écologie passe par une modernisation de la Loi sur la qualité de l’environnement (LQE) et de son régime de participation du public à l’évaluation des projets de développement. Rappelons que la LQE célébrait en 2012 son 40e anniversaire et qu’elle n’a pas fait l’objet d’une révision profonde depuis ce temps, malgré l’évolution sociale et les avancées en matière d’économie écologique. Nous y reviendrons au chapitre suivant, qui pose la question de savoir s’il y a une vraie politique de développement durable au Québec. Pour l’instant, j’aimerais souligner le fait qu’il n’est pas possible de tout ramener à une simple attribution de valeur économique ou financière. Concilier l’économie et l’environnement ne veut pas dire qu’il faille en inféoder l’une à l’autre. On doit résister à la tentation de fonder les décisions politiques sur une base froidement économique. De la même façon, je ne voudrais absolument pas que les décisions se prennent sur une base rigoureusement environnementale, sans tenir compte des impacts sur les communautés humaines. La façon de s’assurer d’un développement économique équilibré, d’un développement « soutenable » par rapport au type de développement actuel, un régime impossible à maintenir à long terme, c’est très certainement de faire participer la population à la prise de décision politique. L’information, les débats publics éclairés, la prise de décision au niveau le plus pertinent et le plus proche possible du citoyen (principe de subsidiarité), voilà selon moi la clé pour réconcilier l’économie et l’environnement. En ce sens, je souscris aux méthodes prônées par 14 Pour un Québec vert et bleu l’économie écologique qui refuse de soumettre les choix de société à la seule logique froide de la rationalité économique. D’ailleurs, on le constate à tous les jours dans les médias, les attentes de notre société au regard de l’économie débordent maintenant largement du cadre productiviste et même consumériste dans lequel nous baignons depuis plusieurs décennies. Alors que le début du siècle dernier a vu naître une classe moyenne dont le pouvoir d’achat s’est déployé de façon spectaculaire au cours des années de croissance de l’après-guerre, nous assistons maintenant à un double phénomène. La croissance économique stagne dans les pays dits développés, créant des tensions par rapport à nos désirs de consommation et à notre capacité à y répondre, alors qu’émergent de nouvelles propositions en faveur d’un développement économique empreint de valeurs éthiques ou morales. Ce serait là une illustration de la transformation sociale qui s’amorce devant la crise écologique, transformation résultant des pressions exercées par les mouvements sociaux écologistes, pacifistes, féministes et, plus récemment, altermondialistes. C’est en tout cas la thèse défendue par une universitaire québécoise, Corinne Gendron. Titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’UQAM, Mme Gendron a publié de remarquables ouvrages où elle critique l’approche néoclassique de l’environnement, mais n’adhère pas non plus pleinement à l’économie écologique. L’aspect totalement novateur, et selon moi absolument stimulant, de sa contribution au débat sur la transformation écologique de l’économie repose sur la compréhension des processus de transformation sociale6. Corinne Gendron critique ceux qui fondent leurs espoirs de réconciliation entre l’environnement et l’économie sur une fuite en avant techniciste, en démontrant les limites des solutions technologiques7. Mais elle fait aussi remarquer que l’option 6.Corinne Gendron, Le développement durable comme compromis. La modernisation écologique de l’économie à l’ère de la mondialisation, Presses de l’Université du Québec, 2006. 7.Corinne Gendron, Vous avez dit développement durable ? Chapitre 2.5. L’appel à une économie écologique, Presses internationales Polytechniques, 2007, p. 23-30. Écologie et économie sont-elles opposées ? 15 souvent retenue par les critiques des solutions technologiques, soit la décroissance, aurait d’importantes conséquences négatives sur le plan social. Comment alors entrevoir la nécessaire modernisation écologique de l’économie ? Pour comprendre comment réconcilier économie et environnement, Corinne Gendron met l’accent sur les processus de transformation sociale, sur la dynamique existant entre les acteurs sociaux qui participent au système économique. Son approche repose sur ce qu’elle décrit comme étant « les véritables mécanismes de transformation qui permettront une modernisation écologique du système économique grâce à laquelle les activités économiques cesseront de nuire à l’environnement8 ». Corinne Gendron suggère notamment que les années 2000 ont vu apparaître un nouveau type de mobilisation sociale relative à des revendications qu’elle appelle les « mouvements sociaux économiques ». Pour elle, les mouvements que représentent la finance responsable, les fonds éthiques, le commerce équitable ainsi que les codes de conduite et les certifications sont autant de tentatives pour revoir le système de régulation économique en fonction des revendications des mouvements sociaux nés de l’ère de la mondialisation. « Bien que certaines de ces pratiques soient encore marginales, d’autres se sont généralisées, et toutes traduisent une transformation radicale et en profondeur de l’imaginaire économique qui intègre désormais le moral et le politique alors qu’il était autrefois pensé comme un système utilitaire, rationnel, en dehors du social, apolitique et amoral9. » Il faut vraiment lire Corinne Gendron pour bien saisir sa pensée et je m’en voudrais de déformer ici ses propos par excès de simplification. Je vous suggérerai plutôt une recension de son principal ouvrage, article rédigé par le directeur de la publication de la revue Développement durable et territoires, Bertrand Zuindeau10. On y décrit avec rigueur sa démarche méthodolo 8. Idem, p. 30. 9. Idem, p. 42. 10.Bertrand Zuindeau, « Corinne Gendron, 2006. Le développement durable comme compromis. La modernisation écologique à l’ère de la mondialisation, Québec, 16 Pour un Québec vert et bleu gique visant à mieux comprendre le rôle des acteurs sociaux dans l’émergence et la transformation des institutions. Au terme de sa démarche, Corinne Gendron avance que : « Le compromis susceptible de se conclure entre l’élite économique et les écologistes prendra davantage la forme d’un consumérisme écologique que d’une simplicité volontaire, et que l’internalisation des coûts accompagnera plus qu’elle n’impulsera la modernisation écologique de l’économie11. » Par consumérisme écologique, on entend des modes de production et de consommation qui respectent davantage l’environnement, qui sont davantage éthiques. Pour Corinne Gendron, « … la modernisation écologique passera nécessairement, même si ce n’est qu’une première étape, par une réforme du système économique qui n’en bousculera pas la logique interne ; il s’agira toujours de consommer, de produire, et d’investir pour participer à une croissance aux prétentions redistributives, mais selon de nouvelles modalités et de nouveaux paramètres12 ». Ces nouvelles conditions, nous les aborderons plus loin, c’est ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie verte » ou, vu dans une perspective de planification économique, de « la croissance verte ». 1.2 Réglementation environnementale et innovation : l’hypothèse Porter La principale résistance à l’adoption et à l’application des lois et règlements environnementaux réside dans la perception qu’ils nuisent à l’économie. Imposer une réglementation environnementale trop sévère aurait un effet néfaste sur la compétitivité des entreprises. Cela tombe sous le sens, non ? Eh bien non ! Presses de l’Université du Québec. », Développement durable et territoires, Lectures, Publications de 2006, [En ligne le 18 septembre 2006] [http ://developpementdurable.revues.org /2957] (Consulté le 7 janvier 2013). 11.Corinne Gendron, op. cit., 2007, p. 73. 12. Idem, p. 73. Écologie et économie sont-elles opposées ? 17 Demandons-nous d’abord ce que c’est que la pollution. Toutes ces matières qui forment la pollution de l’eau, de l’air, du sol, ce sont des intrants au processus de production qui se trouvent inutilisés. Il s’agit de matières pour lesquelles l’entreprise émettrice a payé et qui ne lui rapportent rien. La pollution, c’est d’une certaine façon la marque d’une technologie défaillante, qui gaspille une partie de ses intrants de production. Ainsi donc, si une entreprise conçoit une technologie plus efficiente que ses concurrents, elle devrait à la fois économiser sur les intrants et émettre moins de pollution et d’autres déchets. De la même façon, une entreprise qui réussit à faire en sorte que ses résidus servent d’intrants pour une autre entreprise peut en faire une source de revenus. Dans les deux cas, une entreprise innovante qui pollue moins devient plus compétitive par rapport à ses concurrentes. La réglementation environnementale, dans la perspective où elle favorise les entreprises innovantes, devient donc un stimulant pour l’innovation et la compétitivité des entreprises. C’est, grossièrement exprimée, l’hypothèse qu’a élaborée l’économiste américain Michael Porter. Selon l’hypothèse de Michael Porter, le resserrement de la réglementation environnementale stimule l’innovation au sein des entreprises. Ainsi, loin de nuire au développement économique, une réglementation environnementale sévère serait plutôt bénéfique, en ce qu’elle oblige les entreprises à mettre au point des solutions innovantes. Cette théorie se révèle particulièrement attrayante pour l’écologiste que je suis, car elle fait de la réglementation environnementale un élément moteur d’une stratégie de développement économique et contribue donc à réconcilier l’économie et l’environnement. Au Québec, des chercheurs des HEC Montréal (École des hautes études commerciales),, s’intéressent de près à « l’hypothèse Porter ». L’équipe du professeur Paul Lanoie se trouve à la base d’un significatif cursus de recherche sur la question. Les premiers résultats de recherche ne permirent pas de confirmer qu’un resserrement des normes environnementales incite les 18 Pour un Québec vert et bleu entreprises du secteur manufacturier québécois à innover davantage. Les constatations initiales de Lanoie démontraient que des normes plus strictes amèneraient plutôt ces dernières à réduire leurs dépenses en R et D (recherche et développement), dépenses qui permettent de mesurer les efforts d’innovation. Contradiction ? En poursuivant l’étude, l’équipe de chercheurs des HEC Montréal a pu raffiner au fil des ans son examen de l’hypothèse Porter et tenter de résoudre cette apparente contradiction. Ils réussissent au fil du temps à cerner plus précisément les limites de l’hypothèse Porter. Notamment, ils mettent un gros bémol sur son caractère systématique. Par exemple, Ambec et Lanoie13 estiment ce qui suit : Notre recherche sur l’hypothèse de Porter conclut qu’il n’y a pas de « miracle global », c’est-à-dire que les innovations dues à des politiques environnementales plus exigeantes ne compensent pas systématiquement l’ensemble des coûts liés au respect de ces politiques. Force est cependant de constater que les occasions d’améliorer à la fois la performance environnementale et la performance économique des firmes sont nombreuses. Elles se présentent notamment sous la forme d’une réduction des coûts due à une meilleure efficacité au sens décrit par Porter (réduction des quantités d’intrants, réduction des coûts en énergie, etc.), mais aussi sous la forme d’occasions d’affaires accrues pouvant se traduire par des revenus plus élevés. Peaufinant encore davantage ces analyses relatives à l’hypothèse Porter, les chercheurs constatent notamment que l’incidence à court terme (dite « contemporaine ») sur l’innovation est négative mais que, à partir de la troisième année, elle devient positive14. 13. S. Ambec et P. Lanoie, L’innovation au service de l’environnement et de la performance économique, INRA Sciences sociales, 2008. [En ligne] [http ://www.inra.fr/sae2/publications/iss/pdf/iss07-6.pdf]. 14.P. Lanoie, M. Patry et R. Lajeunesse, « Environmental regulation and productivity : testing the Porter hypothesis », Journal of Productivity Analysis, 30 (2), 2008, p. 121-128. [En ligne] [http ://dx.doi.org/10.1007/s11123-008-0108-4]. Écologie et économie sont-elles opposées ? 19 Plus récemment, le professeur Lanoie et ses collègues ont effectué l’étude empirique la plus complète sur le sujet15. L’article diffusant les résultats de cette recherche a d’ailleurs valu à Paul Lanoie de remporter le prix de la recherche européenne « finance et développement durable ». La noble institution décrit ainsi cette recherche et en résume les résultats : Ils ont réalisé une analyse à partir d’une base de données très riche de l’OCDE, comprenant des observations sur quelque 4 200 usines dans sept pays. Aux données sélectionnées, ils ont appliqué une méthode économétrique permettant de tester le lien de causalité entre la sévérité perçue des réglementations environnementales, l’investissement dans la R et D environnementale et la performance économique. Les auteurs de l’article primé ont ainsi démontré qu’il existe un lien positif entre la sévérité de la réglementation et l’innovation, comme le stipule la première partie de l’hypothèse de Porter. Toutefois, cet effet ne se traduit pas par une meilleure performance financière des entreprises16. Oui, une réglementation environnementale plus sévère stimulera l’innovation. Plus elle sera sévère, plus elle donnera lieu à de l’innovation au sein des entreprises concernées. Par contre, si les effets de l’innovation se traduisent par une augmentation des revenus, l’augmentation des coûts et le jeu des liquidités (cash flow) font en sorte qu’on n’observe pas une amélioration de la performance financière proprement dite. Pour ainsi dire, on coupe la poire en deux ! Un des aspects concrets du débat entourant l’hypothèse Porter concerne les normes dites « de performance », versus les normes de rejet fixées à chaque source individuelle. Les normes de performance vont plutôt fixer une diminution globale de la pollution émise, en laissant les entreprises déterminer elles-mêmes la façon de l’atteindre. Par exemple, 15.P. Lanoie, J. Luchetti, N. Johnstone et S. Ambec, « Environmental Policy, Innovation and Performance : New Insights on the Porter Hypothesis », Journal of Economics & Management Strategy, volume 20, issue 3, 2011, p. 803-842, [En ligne] [http ://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1530-9134.2011.00301 .x/references]. 16. [En ligne] [http ://www.hec.ca/nouvelles/2012/nouv_201288_PaulLanoie.html]. 20 Pour un Québec vert et bleu aux États-Unis on parle de « bulle » conceptuelle dans laquelle on mesure et limite les émissions atmosphériques ou les effluents d’une ou de plusieurs installations industrielles d’une entreprise17. Cette politique, appelée « Emissions Trading », constitue l’ancêtre des bourses du carbone, car il s’agissait à l’époque d’une approche novatrice permettant aux entreprises d’échanger des émissions polluantes entre leurs différentes sources. Cette flexibilité est accordée en échange d’un gain environnemental, soit que l’ensemble des émissions soit plus bas que le total de ce que les normes auraient permis à ces sources prises individuellement. Il faut donc que les émissions de l’ensemble soient plus basses que celles du total de ses parties. L’entreprise participant à un tel programme décide lesquelles de ses sources d’émissions elle préfère diminuer davantage que le permet la norme, ce qui lui laisse une marge de manœuvre pour d’autres sources d’émissions plus difficiles ou plus coûteuses à contrôler. Cela stimule l’innovation technologique, car le programme amène les entreprises à chercher des méthodes pour réduire certains de leurs rejets en-deçà de ce que les normes prescrivent. Toutefois, comme il n’est pas démontré que l’innovation résultant de ces efforts permet aux entreprises d’augmenter leurs revenus, il serait erroné d’avancer que cela leur procure un avantage compétitif. Est-ce que le bénéfice de se conformer à la réglementation est plus important que le coût ? Malheureusement, les travaux du professeur Lanoie démontrent plutôt que, en général, la réglementation environnementale a un impact négatif sur la performance des entreprises. Comme quoi, en ce domaine comme dans la vie, on ne peut pas tout avoir ! Il demeure encore bien des zones grises par rapport à la validité de l’hypothèse Porter et du caractère bénéfique de la réglementation environnementale pour le développement économique. 17.USEPA, Terms Of Environment ; Glossary, Abbreviations And Acronyms. EPA Publications, 1992, 175-B-92-001, p. 5. Écologie et économie sont-elles opposées ? 21 Premièrement, il semble que l’hypothèse Porter pourrait se valider davantage dans le cas des PME. Rappelons-nous qu’au Québec la grande majorité des emplois se trouve dans ce genre d’entreprises. Deuxièmement, la tendance internationale à contrôler les émissions de gaz à effet de serre et l’augmentation prévisible du coût de l’énergie font en sorte que les entreprises qui innoveront dans ces domaines se trouveront dans une meilleure posture pour faire face aux nouvelles réalités mondiales. Le fait d’adopter une position de leader en matière de contrôle environnemental peut constituer un avantage stratégique pour l’industrie québécoise, à condition, bien sûr, de bien faire les choses ! 1.3 Écologie industrielle ou quand les déchets de l’un deviennent la matière première de l’autre Comme l’ont constaté le professeur Lanoie et son équipe au cours de leur examen de l’évolution des entreprises au regard de la réglementation environnementale, il y a de nombreuses occasions de réduction à la source de la pollution et de la consommation énergétique et, par conséquent, des coûts de production, qui s’offrent aux entreprises. Malgré une croyance répandue auprès des économistes de l’approche néoclassique, les entreprises ne maximisent pas toujours leurs profits. Pour toutes sortes de raisons mises en lumière et documentées au cours des dernières décennies18, des perspectives de réduction des coûts de production en réduisant la pollution, les déchets et la consommation d’énergie ne sont tout simplement pas réalisées. Il y a donc de multiples occasions d’économies pour les entreprises industrielles qui adoptent une approche systématique d’analyse de leurs procédés afin de les rendre plus performants, tant sur le plan environnemental qu’économique. 18. Voir la présentation du professeur Lanoie à l’Association des économistes québécois, diapositive no 16. [En ligne] [http ://economistesquebecois.com/files/ documents/6l/45/lanoie.pdf].