Une société moderne et institutionnalisée : un regard freitagien sur
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Une société moderne et institutionnalisée : un regard freitagien sur
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Une société moderne et institutionnalisée : un regard freitagien sur le Canada français Bertrand Lavoie La pertinence et la nécessité de l’approche systématique en sociologie peuvent être démontrées par l’analyse d’une société particulière qui illustre l’influence et les intuitions d’une théorie contemporaine et générale de la société. Nous aimerions présenter ce type de démarche, avec une analyse du Canada français inspirée de la sociologie générale de Michel Freitag. Nous tenterons de défendre l’hypothèse que le Canada français (1867-1945) peut être compris comme étant une société moderne et institutionnalisée, en effectuant un va-et-vient entre la théorie générale de Freitag et les écrits historiographiques et sociographiques québécois. Ce travail nous permettra au final de poser la question de l’héritage que le Canada français peut représenter pour le Québec contemporain. «Le contexte sociopolitique actuel crée un besoin de connaissance à la fois systématique et critique de la société, qui tarde à être comblé depuis la disparition du marxisme en sciences sociales et sur la scène politique. Freitag a tenté de répondre à ce besoin.» Jean-François Fillion Sociologie dialectique La sociologie de Michel Freitag (1935-2009) peut nous être utile pour comprendre le Canada français comme société moderne. En s’appuyant sur certains concepts provenant de la sociologie freitagienne, il est possible d’aborder la grande période historique de la modernité à l’aune du mode de reproduction «politico-institutionnel». La sociologie de ce penseur québécois peut aussi nous enseigner que le Canada français est également une «société institutionnalisée». Ce caractère peut s’observer par une analyse sociologique de la place de l’institution religieuse dans la reproduction sociétale du Canada français. En clair, nous tenterons de démontrer la pertinence d’un regard sur une société que l’on disait «traditionnelle» et repliée sur elle-même mais qui nous apparaît dès lors «moderne» et «institutionnalisée». ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 2 Nous enrichirons cette réflexion par des commentaires sur «l’héritage du Canada français» pour le Québec contemporain en démontrant en quoi cette analyse du Canada français peut être un tremplin pour mieux comprendre la société québécoise actuelle. En ce sens, il est important de saisir que nous ne prétendrons pas rendre compte de manière exhaustive de l’ensemble des concepts freitagiens ou même d’effectuer une lecture globale et complète du Canada français, mais qu’il s’agit ici plutôt de comprendre ces deux caractères «moderne» et «institutionnalisée» de cette société à l’aide de certains aspects de la sociologie freitagienne. Le caractère moderne du Canada français Pour démontrer le caractère moderne du Canada français, nous devrons tout d’abord présenter quelques commentaires concernant l’historiographie et la sociographie touchant au Canada français comme objet d’analyse, ce qui nous permettra par la suite de comprendre les grandes lignes de la théorie freitagienne touchant à la société «moderne» et ainsi de mieux dégager les caractéristiques historiques et politiques québécoises qui nous permettront de dire, avec Daniel Dagenais, que le Canada français vit en fait une «modernité bloquée». Le Canada français comme objet d’analyse L’analyse du Canada français se confronte, en tout premier lieu, à un problème de périodisation important. Le Canada français renvoie surtout à un objet d’analyse historiographique et non pas à une période historique définie de manière claire et précise. Dans son acception même, le Canada français est davantage une construction, faisant référence à son caractère ethnique ou linguistique (les francophones du Canada), qu’une réalité empirique, comme peut l’être par exemple le Canada de la Confédération, qui lui renvoie à un événement historique précis. Cette situation fait en sorte que l’analyse de cette société doit ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 3 donc a priori trancher sur la nature même de la périodisation historique. Certains auteurs le font commencer aussi tôt que la mise en place de l’Acte constitutionnel de 1791 et d’autres le font terminer aussi tard que la fin des années 1960, avec les états généraux sur le Canada français. Nous devons donc trancher. Nous nous baserons, dans le cadre de cette réflexion, sur la périodisation défendue par Gilles Gagné (Gagné, dans Gagné (dir.), 2006 : 75), soit une société qui prend racine avec la Confédération (1867) et s’affaiblit avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1945). Cette périodisation «idéaltypique» s’inspire directement de notre analyse de cette société en terme «moderne» et «institutionnalisée»; ainsi, c’est par la nature même de notre réflexion sur le Canada français que nous démontrerons la pertinence d’une telle périodisation. Aussi, l’analyse de cet objet historiographique doit tenir compte d’un fait important, soit que la nature du Canada français a été largement défini par l’historiographie et surtout par la sociographie mises en œuvre au moment de la Révolution tranquille. Effectivement, selon Gilles Gagné, «ce sont les sciences sociales qui ont baptisé, il y a une cinquantaine d’années, le Canada français traditionnel, et elles l’ont fait à un moment où la signification de tous les enjeux allait être traduite dans les termes d’une polarisation idéologique opposant une doctrine de l’immobilisme ("la voix des tombeaux") à une valorisation globale du changement ("il faut que ça change").» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 68) Nous comprenons ainsi que cette période historique a été largement définie et enrichie de manière notable par ce que nous pouvons nommer comme étant le «Paradigme de la Révolution tranquille», soit la volonté de mobiliser au niveau théorique une vision historique de la société québécoise d’avant 1960 comme étant «rurale, conservatrice, immobile et ultracatholique» : bref, une «grande noirceur». Nous devrons donc tenir compte de cette volonté de définition et surtout de soulever le fait rendu aujourd’hui évident de la fragilité de ce paradigme de pensée.1 C’est en 1 Nous pouvons grossièrement retracer trois ensembles de critiques du paradigme de la Révolution tranquille. Un premier que l’on peut nommer «néolibéral», qui tend à remettre en question le rôle de l’État au cours des années 1960, avec Gilles Paquet, notamment dans Oublier la Révolution tranquille, Montréal, Liber, 1999. Deuxièmement, il y a la critique sur le rôle du catholicisme dans la Révolution tranquille, plus présent que ne le disait le «paradigme», faite notamment par Micheal Gauvreau dans Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides, 2008 et par Martin Meunier entres autres dans Sortir de la grande noirceur : l’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Québec, Septentrion, 2002. Finalement, il y a la critique du couple tradition/modernité qui remet en question le fait que le Québec entre enfin dans la ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 4 nous inscrivant dans la critique de ce paradigme sous l’angle privilégié de la relation tradition/modernité que nous prenons part au débat historiographique sur la question du Canada français. Nous espérons ainsi démontrer la pertinence de la sociologie freitagienne pour l’analyse du Québec comme société globale. La modernité selon les concepts freitagiens La sociologie dialectique fondée par Michel Freitag nous offre une pensée systématique de la pratique sociale et une analyse des trois modes de reproduction formels présents dans l’histoire de l’humanité. C’est avec l’ouvrage Dialectique et société (1986) présenté en deux tomes, Introduction à une théorie générale du Symbolique et Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction formels de la société que Freitag met en scène une théorie générale de la société. Nous nous attarderons de manière brève au concept de «mode de reproduction politico-institutionnel» développé dans le tome 2 pour mieux comprendre ce qu’il entend par société «moderne». D’emblée, nous pouvons dire que Freitag aborde le développement historique des sociétés avec le concept de «mode de reproduction», qui «concerne le type de logique globale du maintien de soi d’une structure sociétale dans l’existence.» (Filion, 2006 : 166) Il est également éclairant de mentionner que «Freitag admet que l’ensemble de la pratique humaine ne peut s’effectuer que sous trois modes particularisés de reproduction : culturelsymbolique, politico-institutionnel et décisionnel-opérationnel.» (Filion, 2006 : 166 et 167, nous soulignons) En gros, alors que les sociétés primitives sont régulées par le premier mode et que les sociétés traditionnelles et modernes sont régulées par le deuxième, la société contemporaine peut quant à elle se comprendre avec ce troisième mode de reproduction sociétal. Nous nous attarderons brièvement qu’aux éléments les plus pertinents pour notre réflexion provenant du deuxième mode de reproduction. modernité avec la Révolution tranquille, celle-là plus répandue et plus précoce, avec des Gilles Gagné, Daniel Dagenais et Jacques Beauchemin notamment. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 5 Ce qui caractérise le mode de reproduction politico-institutionnel de manière fondamentale en comparaison avec le mode culturel-symbolique, c’est la création d’une distance, d’une séparation plus radicale (entre le «vécu» et la «représentation» de ce vécu) dans la pratique sociale rendue possible par le processus d’institutionnalisation. Comme le mentionne Freitag, «on sera alors effectivement en présence, dans la société, de deux niveaux de pratiques sociales, de deux sphères hiérarchisées d’action sociale, celle des pratiques d’institutionnalisation (ou du «pouvoir» en général), et celle des pratiques de base qui lui sont soumises.» (Freitag, 1986, tome 2 : 167, Freitag souligne) Il s’installe ainsi dans la société une distinction très nette entre une «infrastructure», qui correspond aux dimensions culturelles et symboliques de la pratique sociale et «superstructure», qui renvoie à la sphère politico-juridique de la pratique institutionnelle et du pouvoir. Ce qui nous semble significatif à retenir de cette dualisation, c’est que Freitag conçoit ces deux niveaux comme étant interdépendants, c’est-à-dire que «l’un ne va pas sans l’autre.» (Filion, 2006 : 227) Plus précisément, nous pouvons aussi dire que «les activités propres au niveau infrastructurel ne sont pas moins sociales et donc significativement médiatisées, que celles du niveau politico-institutionnel qui les régissent; et ces dernières ne sont pas moins "effectives", "pratiques" et "concrètes" […] que toutes celles dont elles prennent la forme pour objet.» (Freitag, 1986, tome 2 : 212) Cette autonomisation institutionnelle va permettre la construction dans les sociétés historiques d’une volonté politique universaliste, d’une référence nationale basée sur l’État. Avec des normes et des règles désormais institutionnalisées (les lois) va se mettre en place une conception de la société et de l’individu fondamentalement différente de celle présente dans la société primitive, davantage «englobante» et «commune». Selon Freitag, ce mode de reproduction se divise en deux degrés, auxquels correspondent dans un premier temps la société traditionnelle (politicoinstitutionnel de premier degré) et la société moderne (politico-institutionel de deuxième degré). La particularité de la pensée de Michel Freitag est qu’il conçoit ces deux types de société comme faisant partie d’un même mode de reproduction. Tentons de voir sommairement ces deux types de société. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 6 La société traditionnelle est largement marquée par cette distinction (distance entre infrastructure et superstructure) dans la pratique humaine rendue possible par le processus d’institutionnalisation. Or, ce qui caractérise ce type de société, c’est que «le mode de constitution et d’exercice de la domination n’est pas, lui, institutionnalisé formellement, et que le pouvoir y apparaît encore comme une expression directe de la transcendance extérieure plutôt que comme un exercice effectif autonome d’une pratique proprement politique.» (Ibib. : 242) Cette situation particulière de la société traditionnelle qui légitime son processus d’institutionnalisation par la transcendance extérieure divine fait en sorte qu’il y existe une certaine tension entre ces instances du pouvoir et la référence transcendantale. (Freitag, 2002 : 194) Cependant, il n’en reste pas moins que le processus institutionnel y est bien présent et que «le passage des sociétés primitives aux sociétés traditionnelles comporte aussi une mutation de l’identité individuelle des membres ordinaires de la société : tous, par la médiation de la dépendance commune vis-à-vis du pouvoir qui centralise ou polarise la reconnaissance des droits de chacun, deviennent aux yeux du pouvoir et les uns pour les autres des sujets de droits.» (Ibid. : 196 et 197, Freitag souligne) Il s’agit ainsi d’une capacité d’institutionnalisation qui trouve sa légitimité dans la référence transcendante divine, ce qui fait dire à Jean-François Filion que «les luttes politiques, donc l’historicité, y sont extrêmement réduites, puisque le pouvoir incarne une transcendance religieuse à laquelle adhère généralement l’ensemble des sujets de la société.» (Filion, 2006 : 245) C’est d’ailleurs exactement cela qui sera renversé par la société moderne. La société moderne peut se comprendre par la volonté de mettre en place une légitimité propre à la pratique humaine justifiant la capacité d’institutionnaliser les rapports sociaux, justifiant, donc, le pouvoir législatif. Ce désir de légitimer par la pratique humaine l’institutionnalisation prendra des formes politiques bien particulières, notamment à travers ce que l’on a nommé les révolutions modernes. Ce pouvoir législatif légitimé désormais par le peuple rompt avec la conception du pouvoir dans la société traditionnelle, où celui-ci était compris en termes essentiellement exécutif et juridique incarnés sous la figure du ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 7 Roi. D’ailleurs, nous pouvons ajouter aussi de manière plus substantielle que «la société moderne a accompli une rupture ontologique avec toutes les conceptions existantes jusque-là en produisant consciemment l’institution ultime de la société, l’État.» (Ibid. : 241) C’est en se fondant sur une idéologie de légitimation «encore plus abstraite et universalisable que la religion, la raison» (Ibid. : 240), qu’est possible la construction au niveau politique des identités nationales basées sur une culture nationale institutionnalisée par l’État. Ce que rend surtout possible ce recours à un pouvoir législatif, c’est ce que Freitag nomme l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation, soit «la conscience du fait que la reproduction sociétale s’appuie sur la reconnaissance transcendantale de l’égalité universelle de tout citoyen» qui permet ainsi la production d’une historicité (faire l’histoire) fondée sur une praxis garantie par la Raison et l’État moderne.2 Au final, nous constatons que malgré les ressemblances entre la société traditionnelle et la société moderne pensées sous le mode de reproduction politico-institutionnel (séparation entre la pratique institutionnelle et la pratique sociale), il est clair que nous relevons ainsi des différences majeures entre ces deux types de société. Voyons maintenant de quelles manières s’est installée historiquement la modernité au Canada français. La mise en place historique de la modernité du Canada français Après avoir brièvement, nous en convenons, présenté les principaux concepts freitagiens concernant la société moderne, penchons-nous sur les événements historiques et politiques qui ont conduit à la mise en place de la modernité du Canada français. Après avoir passée aux mains de l’Empire britannique suite à la Conquête de 1760, la société française du Canada est désormais baptisée «Bas-Canada» avec l’Acte constitutionnel de 1791 qui accorde aux deux sociétés anglophone (Haut-Canada) et francophone (Bas-Canada) un 2 Praxis renvoie à l’action sociale qui est médiatisée à travers la capacité institutionnelle de reproduction de la société. Nous reviendrons plus longuement sur l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation dans la deuxième partie de notre texte sur la société institutionnelle que représente le Canada français. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 8 pouvoir «législatif» tronqué qui conserve le pouvoir exécutif sous légitimité aristocratique. Plus simplement, il existe bien des députés élus dans une chambre des représentants, mais ils n’ont qu’un pouvoir de suggérer et de proposer des lois. Le pouvoir exécutif reste nommé par l’aristocratie et la noblesse qui représentent, de manière transcendante, la légitimité divine du Roi d’Angleterre. Il y a donc deux idéologies de légitimation du pouvoir qui se côtoie dans la même société, ce qui sera littéralement insoutenable. En conséquence, cette situation conduit à des «Rébellions» de la part du pouvoir législatif soutenu par le peuple au cours des années 1830 tant dans le Haut-Canada que dans le Bas-Canada. La particularité des Rébellions au Bas-Canada a été de combinée cette volonté de renverser la légitimité traditionnelle de l’aristocratie qui contrôlait le pouvoir exécutif à une sensibilité accrue pour des considérations «nationales» pour le peuple francophone du Canada, le tout alimenté des idées révolutionnaires républicaines provenant à la fois de l’Europe et des États-Unis. Il s’agit en fait d’un contexte favorable à une révolution de type moderne, tel que décrit par Freitag, à quelques écarts prêts.3 Or, l’échec de ces Rébellions de 1837-1838 au Bas-Canada peut être compris comme étant la Révolution canadienne manquée. Comme le mentionne Daniel Dagenais, «avec les Rébellions échoue la tentative de construction d’une identité canadienne, qui ne soit ni canadienne-française, ni canadienne-anglaise, ni, faut-il ajouter, amérindienne, mais qui transcende ces particularismes dans un commun sentiment démocratique, républicain et antimonarchique.» (Dagenais, dans Société, 1999 : 49) L’échec de la modernité de type révolutionnaire conduira au Canada à une nécessité politique, économique et identitaire de rassembler ces particularismes en une entité qui permettra à celles-ci de se conserver, à défaut de se fondre en une identité nationale moderne telle que nous l’avons vu plus tôt avec Freitag : de là naît l’idée d’une fédération canadienne représentée d’abord par l’Acte d’Union de 1840 et ensuite et surtout par l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique de 1867, connue ironiquement sous le nom de «Confédération»; acception qui tend à valoriser l’échec de la construction d’une identité nationale moderne! 3 Notamment le fait que c’est l’octroi d’un pouvoir législatif par le Roi qui a débouché sur le contexte révolutionnaire et non pas le peuple qui renverse le Roi pour obtenir le pouvoir législatif. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 9 Nous pensons que la Confédération souligne la réserve canadiennefrançaise4 et donne ainsi naissance au Canada français. Celle-ci est surtout connue pour son importante répartition des pouvoirs entre le gouvernement central et les gouvernements provinciaux. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un Acte constitutionnel approuvé par l’Empire britannique, malgré la capacité désormais législative, exécutive et judiciaire de ce gouvernement canadien : il s’agit donc d’une modernité de type monarchie constitutionnelle. Comme le souligne PaulAndré Linteau, ce sont les articles 91 et 92 qui soulignent la séparation des pouvoirs (Linteau, 1989 : 282); ainsi, les institutions de régulation sociétale «globales», soit le commerce, la défense et les affaires étrangères, sont octroyées à l’État central, alors que les institutions de régulation sociétale «internes», soit l’Éducation, les Affaires religieuses, le Droit et la Santé, sont sous la responsabilité des États provinciaux. Le Canada français sera ainsi une société dont les principales institutions de régulation sociétale (internes) sont vouées à maintenir et à conserver une identité particulariste (canadienne-française). Bref, selon Daniel Dagenais, «l’enfermement identitaire "nationalitaire" est […] le produit le plus pur de l’histoire canadienne!» (Dagenais, dans Société, 1999 : 56) Il s’installe ainsi dans ce contexte une frontière ethnique avec l’Autre que représente la société anglocanadienne; frontière, nous le soulignons, qui est due à l’échec de la construction d’une identité nationale canadienne qui a accompagné l’échec des Rébellions et qui est soulignée de manière institutionnelle par la Confédération. Un sentiment de rejet a été exprimé face à cette situation, notamment par le premier Premier ministre du Québec en 1867, Pierre-Joseph-Olivier Chaveau : «Voyez : la table est mise et pour un seul repas, Sur une nappe affreuse et par le sang rougie, Les ogres du commerce ont les deux Canadas.» (Dumont, 1996 : 239) Nous sommes donc en présence d’une modernité mise en place de l’extérieur et qui est bloquée. 4 Cette thèse nous vient notamment de Fernand Dumont dans Genèse de la société québécoise (1993), Montréal, Boréal, 1996, p. 128. La réserve marque le fait que des dispositions constitutionnelles de l’AANB permettent à l’identité canadiennefrançaise de se maintenir dans l’ensemble canadien (droits religieux et linguistiques notamment), mais de manière encadrée et restreinte, d’où l’idée de la réserve canadienne-française. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 10 Une modernité bloquée Pour mieux comprendre cette modernité du Canada français, nous allons d’abord l’aborder sous l’angle de l’identité moderne selon la sociologie freitagienne et voir ensuite en quoi, avec Dagenais, il s’agit effectivement d’un blocage moderne. Pour Michel Freitag, l’identité moderne est surtout marquée par une bipolarisation entre un moment public et un moment privé. De manière plus précise, nous pouvons dire que «le politique implique un déplacement du sujet, sa bipolarisation entre le sujet individuel et le sujet collectif, par opposition au rapport d’inclusion mutuelle que réalise la société mythique» (Freitag, 1986, tome 2 : 179). Il se construit donc une personne privée, «dont l’identité reste déterminée par des affinités et des affiliations particularistes (familiales, religieuses, personnelles)» qui est distincte du sujet de la société civile qui représente le «sujet du droit commun universel5» (Freitag, 1986, tome 2 : 201). C’est ainsi par cette «synthèse identitaire unique» qu’est rendue possible l’identité collective nationale, politique et étatique. (Ibid. : 204) Ce qui caractérise en premier lieu le Canada français à l’aune de cet éclairage freitagien, c’est le fait rendu évident par Dagenais que la compréhension de «la nature de la société canadienne-française implique de mobiliser dans l’analyse le fait qu’elle est née moderne.» (Dagnenais, dans Société, 1999 : 39) Il s’agit d’une modernité oui, mais d’une modernité bloquée, parce qu’il y a un blocage au niveau du moment public de l’identité moderne. Pour Dagenais, «le versant public, c’est le moment où le propriétaire s’apparaît à lui-même comme individu libre ayant en face de lui d’autres individus pareillement libres avec lesquels il entre en rapport sur cette base afin d’édifier un monde commun.» (Ibid. : 45) Or, avec la Confédération qui institutionnalise la réserve canadiennefrançaise et la frontière ethnique, ce versant public est bloqué pour les Canadiens français qui se voient «imposer» de l’extérieur une modernité à laquelle ils n’ont accès qu’en partie (institutions de régulation internes). Autrement dit, «après que 5 En fait, Freitag conçoit trois statuts qui correspondent à trois sphères distinctes de la reconnaissance, soit le citoyen, le sujet de la société civile et la personne privée. Pour la clarté de notre propos, nous insisterons, comme le fait Dagenais, sur la bipolarisation des deux derniers statuts. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 11 la Conquête eut enlevé aux Canadiens la gouverne dans l’édification de la société civile, l’écrasement des Rébellions les convainquit, si l’on peut dire, que la société globale n’était pas faite pour eux : d’où le rabattement sur la sociabilité familiale.» (Ibid. : 40) Ces considérations historiques font en sorte que «la position du révolté est difficilement atteignable car elle apparaît comme la position d’une race dominée, position qui a été effectivement intériorisée» (Ibid. : 52), d’où le blocage du moment public de la modernité. Ce blocage combiné à la réserve canadiennefrançaise laissera le champ libre pour une institution qui marquera de manière indélébile le Canada français, tout en soulignant son caractère institutionnel : l’Église catholique. Une société institutionnalisée Le regard que nous venons de porter sur le caractère moderne du Canada français doit inévitablement se compléter par une analyse de la place qu’y a occupée l’Église catholique. Suivant l’influence de la sociologie freitagienne, nous aborderons cette Église par la notion d’institution que Freitag a développée notamment dans le tome 2 de Dialectique et société. Après avoir saisi l’essentiel de ces apports théoriques, nous nous pencherons sur la mise en place historique de l’institution religieuse au Canada français pour démontrer son rôle majeur dans la régulation sociétale de cette société et saisir enfin que nous sommes en présence d’une logique sociétale où l’État est lui aussi bloqué. L’institution chez Freitag L’institution représente, avec le pouvoir, le cœur du mode de reproduction politico-institutionnel. L’institution naît du besoin sociétal de résoudre une contradiction (présence simultanée de fondements sociétaux qui sont opposés) qui empêche le cours normal des choses. Pour être plus précis, nous pouvons dire que «la contradiction survient lors d’une rupture de la réciprocité entre le système ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 12 symbolique et les pratiques sociales» (Filion, 2006 : 212) et nécessite ainsi un dépassement, un détour, pour résoudre cette contradiction. C’est par ce détour institutionnel (Freitag, 1986, tome 2 : 210) que s’installe, comme nous l’avons vu plus haut, une distance entre les pratiques institutionnelles et les pratiques sociales. Dès lors, nous pouvons dire que «le rapport (institutionnalisé) de domination comporte ainsi l’objectivation de la société par elle-même : à travers la distance entre la "loi" et les "pratiques", entre les dominants et les dominés, c’est la structure même des pratiques qui se trouve objectivée en tant que système de règles.» (Ibid. : 175) Avec cette distance est rendue possible, dans la société institutionnelle, la double identité de l’individu dont nous parlions plus tôt. Effectivement, Freitag mentionne que c’est «l’extériorisation du moment politique [qui] confère à l’individu une intériorité en tant que personne6» (Ibid. : 179). Cette domination institutionnelle se manifeste dans la régulation sociétale par une idéologie de légitimation, que ce soit par une référence transcendante divine dans la société traditionnelle ou par la référence transcendantale à la Raison universelle dans la société moderne. Ce qu’il est surtout significatif de relever dans ce regard freitagien sur la notion d’institution, c’est ce qu’il nomme l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation. Ce processus n’est concevable que dans une société moderne, car, comme le mentionne Jean-François Filion, c’est la présence ou non de l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation, soit «l’horizon autoréflexif de la reproduction politico-institutionnelle, qui sert de critère pour distinguer une société aliénée à une source divine du droit, d’une société aliénée à une source humaine du droit (raison, intérêts)» (Filion, 2006 : 242). En guise de complément, nous pouvons ajouter que cette capacité d’institutionnalisation n’est pensable que par le concept de pouvoir, qui est central dans le mode de reproduction politico-institutionnel. Freitag est clair : «J’utiliserai le terme de pouvoir pour désigner d’une manière générale la capacité d’institutionnalisation, 6 C’est d’ailleurs par cette intériorité qu’est possible dans la société institutionnalisée la liberté politique de l’individu. Comme le dit Jean-François Filion, c’est la domination politique qui rend libre! ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 13 c’est-à-dire la capacité de "production" (au sens de "pro-ducere") ou d’objectivation sociale des régulations régissant la reproduction sociétale.» (Freitag, 1986, tome 2 : 217) Avec cette capacité institutionnelle, la société moderne peut «faire l’histoire» à travers une historicité qui lui vient de la légitimité transcendantale institutionnalisée par le recours à la Raison universelle. S’installe donc une régulation sociétale fortement régulée par la praxis institutionnelle, où les êtres humains prennent conscience qu’ils peuvent faire leur histoire euxmêmes. Or, c’est exactement cela qui sera difficilement réalisable dans la société du Canada français, étant donné que la principale instance de régulation sociétale ne sera pas l’État, mais bien l’Église. Tentons de voir maintenant comment la société institutionnelle du Canada français a été rendue possible. La mise en place de la société institutionnalisée Le Canada français peut être compris comme étant une société institutionnalisée que la confédération a profondément transformée. L’Acte constitutionnel de 1867 confirme l’Église comme principale instance de régulation sociétale pour le Canada français. Comme le souligne Paul-André Linteau, «la Confédération met […] en place une structure étatique qui favorise l’influence de l’Église» (Linteau, 1989 : 260) en lui laissant le champ libre d’exercer sa capacité institutionnelle dans des domaines de compétence provinciale, soit l’éducation, la santé publique, la propriété et le droit civil. D’ailleurs, il est éclairant de mentionner que l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique consacre et protège les droits des communautés confessionnels comme principales détentrices des pouvoirs de compétence dans le domaine de l’éducation. (Ferretti, 1999 : 78) La Confédération confirme, nous le rappelons, l’exclusivité des institutions de régulation internes à la Province de Québec. Or, c’est avec Daniel Dagenais que nous pouvons dire qu’en plus de vivre une certaine forme de rejet dans l’impossibilité de participer au moment public de la modernité, les Canadiens français voient ces institutions de régulation internes qui leur sont octroyées leur échapper également, passant sous le contrôle de l’Église catholique, dirigée à partir ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 14 de Rome. Il s’agit donc d’une triple aliénation extérieure7 : «les grandes décisions politiques se prennent à Ottawa, l’économie dépend des anglophones, et la religion relève de Rome» (Lahaise, 2000 : 26). Ce contexte débouchera sur un cocktail d’autant plus explosif qu’il sera combiné à un «renouveau» dans l’Église catholique : l’ultramontanisme. Pour Lucia Ferretti, les causes politiques que nous venons de mentionner engendrent un «terreau fertile» pour un véritable réveil religieux à l’intérieur de l’Église catholique du Canada. Elle les mentionne d’ailleurs de manière très claire dans sa Brève histoire de l’Église catholique au Québec : «Le choc qu’ont produit les rébellions, la brutalité de la répression et l’imposition d’une Union inique pour le Bas-Canada et dévastatrice au moins potentiellement pour les Canadiens français; la désarticulation de plus en plus évidente des liens ruraux traditionnels rongés par un marasme agricole prolongé et la mobilité à laquelle il contraint les individus et familles; les difficultés attendant ceux qui déjà gagnent Montréal, Canadiens français pauvres et Irlandais ayant quitté leur pays sans pouvoir échapper à la faim ni à la maladie, ainsi que le mépris des classes plus favorisées qu’essuient les uns comme les autres : autant de facteurs qui éveillent les aspirations canadiennesfrançaises à durer et les désirs populaires d’intégration et de reconnaissances sociales.» (Ferretti, 1999 : 59) Cette situation sera ainsi fertile pour l’ultramontanisme qui anime l’Église catholique au Canada. Pour être bref, nous pouvons dire que cette idéologie, qui signifie au-delà des montagnes (ultramontaine : au-delà des Alpes françaises dans le contexte français), confirme que l’autorité du Pape peut traverser les montagnes pour influencer et même dicter les conduites dans les communautés catholiques du monde. Plus directement, nous pouvons dire que «prise de distance envers les pouvoirs civils, elle veut être une reconquête de l’indépendance de l’Église, une exaltation de l’autorité du pape comme arbitre des grands conflits sociaux.» 7 Plus précisément, il s’agit ici d’une aliénation externe, parce que les pratiques institutionnelles sont régulées à l’extérieur des pratiques sociales du Canada français : Ottawa, les Anglais et Rome. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 15 (Dumont, 1996 : 228) L’ultramontanisme se confirme de manière officielle avec le pontificat de Pie IX (1846-1878), qui condamnera de manière hostile toute forme d’idées modernes dans son fameux Syllabus errorum de 1864. Il s’agit là d’une influence plus que notable pour l’Église catholique du Canada et nous pouvons ajouter qu’«il n’en faut sans doute pas plus pour stimuler, au Québec, les plus ardents ennemis des libéraux dont, au premier chef, Ignace Bourget, évêque de Montréal de 1840 à 1876.» (Linteau, 1989 : 265) Pour Bourget et les tenants de l’ultramontanisme, c’est l’État qui est dans l’Église et non l’Église dans l’État. L’emprise de cette idéologie sur l’Église catholique combinée aux causes politiques que nous avons vues plus tôt fait en sorte que l’institution religieuse au Canada français représente la principale instance de régulation sociétale. Tentons d’y voir plus près. L’institution religieuse du Canada français Il s’est produit une véritable transformation dans les mœurs religieuses au Canada français entre 1840 et 1870. À titre d’exemple, nous pouvons noter que «le rapport prêtre/fidèle passe de 1 pour 1185, en 1840, à 1 pour 658, en 1870», ce qui fait en sorte que «le clergé est désormais en mesure d’encadrer fermement les populations.» (Ferretti, 1999 : 65) Cette transformation confirme l’Église dans son rôle de régulateur social et sociétal : nous pouvons donc parler, en ce qui concerne le Canada français, d’une Église-Nation (Rousseau, dans Gagné (dir.), 2006 : 25) au lieu d’un État-Nation. Il s’agit plus précisément de comprendre le rôle de l’Église comme étant «une véritable administration de la société civile, une sorte d’Étatprovidence sans le titre» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 72), qui n’est possible que par son unité institutionnelle. Cette expression est de Gilles Gagné, qui explique que l’institution religieuse de par sa nature catholique hautement institutionnalisée s’approprie la capacité institutionnelle de la régulation sociétale et devient ainsi le principal lieu de structuration du quotidien de cette minorité que représentent les Canadiens français. (Gagné, dans Gagné (dir.), 2006 : 75) ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 16 Mais, ce qui est le plus pertinent à souligner concernant la place de cette régulation sociétale, c’est que l’institution religieuse a effectivement joué un rôle «moderne» d’organisation de la société civile (éducation, santé, droit), mais que ce dernier n’était pas, selon Daniel Dagenais, «typiquement moderne, dans la mesure où il aura fallu que les Canadiens français abandonnent d’eux-mêmes, si l’on peut dire, l’édification "officielle" de cette société pour faire la place au rôle institutionnel joué par l’Église.» (Dagenais, dans Société, 1999 : 48) Nous comprenons ainsi que l’institution religieuse manifeste une institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation, mais que l’on peut dire aussi et surtout, en termes freitagiens, qu’il s’agit d’une « difficile » institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation, étant donné le caractère moderne bloqué de cette société. Cette difficulté s’explique par le fait qu’il y a deux systèmes d’institutionnalisation qui se font face au Canada français, définis de manière opposés et cependant «légaux» dans la Confédération, soit un système religieux sans légitimité typiquement «moderne» qui contrôle les seules institutions de régulations internes que le Canada français possède et un système étatique provincial qui voit ses principales institutions de régulation globale (économie, politique) bloquées par les considérations politiques et historiques qui ont mené à la fondation du Canada. Cette difficulté conduit Gagné à mentionner que «la conquête par l’Église de la capacité d’institutionnaliser les rapports sociaux rejetait hors du peuple et de l’idéal démocratique le principe de légitimité du pouvoir.» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 73) Donc, en étant pratiquement et exclusivement concentré sur la régulation sociétale des institutions internes, le Canada français négligeait du même coup le mode global d’intégration de la société nécessaire au bon fonctionnement de la capacité institutionnelle d’une société moderne. (Ibid. : 69) Il s’agit ainsi, nous y revenons, à un blocage pour le Canada français, qui non seulement vit une modernité bloquée, mais qui voit également son État bloqué par cette situation particulière et distincte. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 17 L’État bloqué Le Canada français est une société où l’État est bloqué, inaccessible. L’«Habitant canadien-français», en plus de voir son moment public découlant de l’identité moderne bloquée, ne peut pas accéder à la société civile en tant qu’Individu émancipé, étant donné que les institutions de régulation globale lui sont refusées. Ce que nous pouvons mettre en évidence à ce stade de notre réflexion, c’est qu’il y a un paradoxe au Canada français; paradoxe qui semble être au cœur de cette modernité et de cet État bloqués. Effectivement, nous pouvons relever le fait suivant, soit que le pouvoir législatif octroyé à l’État du Québec (étatique, territoriale et politique) lors de la Confédération ne correspond pas à l’identité canadienne-française sous la forme d’une réserve (religieux, linguistique et culturel) qui elle dépasse les limites territoriales de la Province de Québec, mais que les deux sont en même temps consacrés officiellement dans cet Acte constitutionnel de 1867. Nous avons donc deux légitimités institutionnelles qui se font face sans se parler et comme la Confédération confirme l’exclusivité des institutions de régulation internes aux provinces (qui sont dominées par l’Église comme nous l’avons vu), le résultat pour les Canadiens français est dévastateur : l’État leur est interdit et sans lui, c’est toute l’émancipation moderne universaliste qui leur est également interdite et par là, la possibilité de manière libre et consciente d’autoréguler leur propre société. En l’absence d’une identité nationale étatique se construit une identité nationale basée sur la religion, la langue et les mœurs, bref, une identité nationale davantage culturelle que politique. En d’autres mots, «c’est une définition culturelle que l’Église a proposée de la nation, une définition sans référence à des frontières politiques ou à un État», donc une identité nationale «axée non sur la citoyenneté, mais sur l’identification à une communauté» (Ferretti, dans Gagné (dir.), 2006 : 107). Voici donc le cœur du Canada français : ce n’est pas une nation qui a été fondée dans une volonté consciente de conserver de manière nationaliste sa culture, ses mœurs et sa langue, c’est plutôt une nation qui, après avoir constaté que les principaux outils de la société moderne lui seront désormais bloqués, a pris ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 18 le seul chemin possible pour assurer sa reproduction sociétale : la survivance. Cette communauté nationale fondée sur les institutions davantage sociales que politiques ne tombera que lorsqu’il sera possible pour la population canadiennefrançaise d’exprimer la volonté de se réapproprier l’État national par des revendications politiques qui ne s’adresseront plus au cadre «Canadien français», mais bien au cadre strictement étatique de cette société, soit l’État québécois. Cette réappropriation commence au tournant de la Deuxième Guerre mondiale, pour prendre son envol au cours de la société duplessiste, notamment par les mouvements syndicaux et les milieux artistiques et s’est concrétisée, pour sonner la mort du Canada français, avec la Révolution tranquille. Un héritage pour le Québec contemporain Après avoir posé un regard sur le caractère moderne et institutionnalisé du Canada français, nous aimerions émettre quelques commentaires et soulever certaines questions découlant de cette lecture de type freitagienne que nous venons de faire. Des «retombées» de cette lecture peuvent être soulignées dans un premier temps pour la compréhension du rôle de l’Église au Canada français, des retombées qui peuvent aussi nous permettre de réfléchir à d’autres périodes historiques de la société québécoise, comme par exemple la Révolution tranquille et la société contemporaine. En premier lieu, les apports freitagiens nous donnent surtout la chance de réfléchir au rôle de l’Église catholique au Canada français en terme institutionnel. En abordant la religion catholique de cette manière, nous sommes conscients que nous marquons d’une certaine façon un biais institutionnel. Autrement dit, en concevant la religion catholique essentiellement par ses institutions, n’en arrivonsnous pas à questionner la foi des Canadiens français? Y a-t-il eu, comme le prétend Louis Rousseau, une religion civile au Canada français, c’est-à-dire un réel engouement pour la religion qui ne soit pas du à la force des institutions? ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 19 (Rousseau, dans Gagné (dir.), 2006 : 25) Nous devons répondre par la négative à cette question. Est-il possible qu’une société entière, en moins de trente ans (18401870), change de manière radicale ses mœurs les plus profondes, passant d’une société relativement sécularisée au temps des Rébellions à une société hautement religieuse au temps de l’ultramontanisme? Ces changements ont eu lieu, comme nous l’avons vu, parce que c’était la seule porte de sortie possible pour assurer la régulation sociétale. La survivance n’a pas été, de manière consciente, voulue et désirée : c’était la seule option possible. Nous pensons plutôt comme Gilles Gagné que «le Canada français, formé dans des institutions religieuses, sortira alors de la religion simplement en sortant de ces institutions d’encadrement social.» (Gagné, dans Gagné (dir.), 2006 : 77) La Révolution tranquille sonne ainsi la fin du Canada français. Alors que ce dernier était tout entier tourné vers la définition de la nation en termes culturels, les transformations culturelles et sociétales des années 1960 ont consacré une définition de la nation davantage étatique. Plus directement, nous pouvons dire que le contrôle de l’identité collective «va migrer de la scène religieuse vers la scène politique. C’est à l’État québécois qu’ils [les Canadiens français devenant ainsi des Québécois] vont alors demander d’assumer l’identité collective.» (Lemieux, dans Gagné (dir.), 2006 : 36) Ainsi, nous pensons que l’analyse du Canada français peut nous être utile pour mieux comprendre cette période de mutation sociétale. Nous ne pourrons pas ici présenter une analyse d’inspiration freitagienne de la Révolution tranquille comme nous venons de la faire concernant le Canada français, bien de ce serait hautement intéressant, mais nous pouvons tout de même dire qu’il y a plusieurs filiations, en terme de régulation institutionnelle, entre ces deux «sociétés». Comme le mentionne Joseph Yvon Thériault, il est possible de comprendre le «modèle québécois» adopté lors des années 1960 à l’aune d’un regard sur le Canada français. Suivons-le : «le modèle québécois, mélange tripartite de l’interventionnisme politique, d’un corporatisme civique et d’un libéralisme économique, est héritage du Canada français parce qu’il conserve la trace d’une institutionnalisation de la société civile qui s’est réalisée par le clergé.» (Thériault, dans Gagné (dir.), 2006 : 265) Ce n’est là, nous le ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 20 comprenons, qu’un des aspects possibles de comparaison entre le Canada français et la Révolution tranquille. La fin du Québec moderne? Les retombées de cette lecture du Canada français en terme de modernité bloquée nous aident-elles à mieux comprendre le passage au Québec, suivant la terminologie freitagienne, au mode de reproduction décisionnel-opérationnel? Une chose semble claire cependant, c’est que l’analyse du caractère moderne du Canada français évacue toute possibilité de comprendre cette société comme étant traditionnelle. Mais, que signifie la Révolution tranquille en termes freitagiens? S’agit-il du passage à la postmodernité ou bien de la réalisation complète du deuxième cycle du mode de reproduction politico-institutionnel? Nous ne pourrions pas ici répondre de manière détaillée à ces questions, mais nous pouvons y laisser une intuition qu’il s’agirait de démontrer ultérieurement : le passage à la postmodernité pourrait s’être effectué aux débuts des années 1980, sous trois dénominations : l’adhésion pour les dirigeants politiques québécois à l’idéologie néolibérale et le processus politique menant à l’Accord de libre échange (ALE) qui en découle, l’échec du référendum de 1980 et le rapatriement de la Constitution canadienne en 1982. On constate là un affaiblissement politique dans les instances de régulation sociétale, dans les mouvements sociaux d’une part (la défaite du OUI a eu pour conséquence de délégitimer le politique pour une partie importante de la population) et dans les institutions d’autre part (la Charte des droits qui délégitime officiellement le politique), au profit de la sphère technicoéconomique (valorisée avec le néolibéralisme). Comme le dit Gilles Gagné, «le fait que la "modernisation" devienne sous nos yeux l’eau sucrée dont on baptise le vinaigre des rationalisations technocratiques que l’on administre aux retardataires, de l’intérieur ou de la périphérie, nous indique que les idéaux modernes du progrès social peuvent être retournés comme un gant et mobilisés dans une escalade d’efficacité technique sans horizon ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 21 humain.» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 67) Ce sociologue est catégorique : «ce qui est en jeu aujourd’hui, dans la question de la modernité, c’est son héritage» (Ibid). L’héritage de ce Québec actuel aux prises avec les tourments qu’apporte cette possibilité postmoderne se trouve encore et surtout au Canada français. Les intentions initiales de l’exercice que nous avons voulu faire se situent exactement là, dans la démonstration de la pertinence d’un regard sur une société que l’on disait traditionnelle et repliée sur elle-même mais qui nous apparaît dès lors hautement moderne, avec ses problèmes distincts il est bien vrai. Le Canada français a consenti, tout comme la Révolution tranquille, au fait que sa régulation sociétale et, donc, sa survie sociétale, passât par une appartenance à des institutions religieuses d’abord et ensuite étatiques. C’est cette appartenance qui est aujourd’hui remise en question et qui consacre le danger de dériver vers l’impasse d’une globalisation technico-économique qui évacue d’un même coup l’héritage moderne de cette société. Le Canada français, faisant face à la tourmente de la survivance, avait bien compris que son avenir se situait surtout dans une appartenance institutionnelle à ses principales instances de régulation sociétale. Saurons-nous, contemporains aux prises avec cette volonté technico-économique qui veut délégitimer l’appartenance institutionnelle, renverser cette tendance et avoir la même volonté de résistance politique que nos ancêtres? Conclusion : présence et pertinence de Michel Freitag En définitive, nous insistons sur la nécessité et la pertinence de combiner une théorie générale de la société (comme celle de Michel Freitag) à une analyse théorique d’une société particulière (la société québécoise par exemple). Notre travail a été certes de mieux comprendre le Canada français, mais il a surtout permis, nous croyons, de démontrer l’originalité de l’application de la sociologie freitagienne à l’objet d’analyse que représente la société québécoise. Ce travail permet aussi de s’inscrire en faux face à l’absence actuel d’un grand projet de recherche sociologique unificateur et pertinent pour saisir les transformations ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 22 actuelles des sociétés contemporaines. Comme le demande Éric Bédard dans la présentation de Paroles d’historiens, «cette absence de paradigme unificateur, sinon de grand programme de recherche, doit-elle nous inquiéter?» (Bébard, dans Bédard (dir.), 2006 : 20) Cet historien est optimiste, mais il se questionne. Pour terminer, nous nous questionnerons nous aussi, avec l’autre grand sociologue québécois accompagnant Michel Freitag, Fernand Dumont : «Ceux qui ont abandonné leurs pays pour s’intégrer dans une autre contrée n’oublient jamais le déchirement de l’identité qui s’ensuivit; quitter la culture du peuple pour une autre entraîne une tragédie analogue. Elle brouille les conventions les plus répandues quant aux productions de l’esprit. Dans mon enfance et mon adolescence, j’ai connu ce que l’on dénomme la culture populaire. Le passage à l’école, à la science, m’aura laissé une persistante inquiétude dont j’ai fait problème d’école et de science. J’ai eu beau m’enfoncer plus avant dans les sentiers de l’abstraction, toujours il m’a semblé que j’abandonnais en route quelque question essentielle, que mon devoir étant de ne pas laisser oublier ce que le savoir veut laisser à l’ombre sous prétexte d’éclairer le monde.» (Dumont, 1997 : 12) Espérons que nous arriverons à convaincre que c’est en ayant les deux pieds plantés dans un lieu, que se soit dans une théorie générale ou dans la pertinence d’une culture, que le regard critique et historique sur le monde reste possible. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 23 Bibliographie Bébard, Éric et Goyette, Julien, (2006) Paroles d’historiens. Anthologie des réflexions sur l’histoire du Québec, Montréal, PUM, 481 pages. Dagenais, Daniel (1999) «La famille de la société canadienne-française» dans Société, n° 20-21, pp. 39-56. Dumont, Fernand (1993), Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 393 pages. Dumont, Fernand (1997), Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 268 pages. Ferretti, Lucia (1999), Brève histoire de l’Église catholique au Québec, Montréal, Boréal, 203 pages. Filion, Jean-François (2006), Sociologie dialectique, Québec, Éditions Nota bene, 333 pages. Freitag, Michel (1986), Dialectique et société 2. Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction formels de la société, Montréal, Éditions SaintMartin, 443 pages. Freitag, Michel (2002), L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Montréal, Éditions PUL, 433 pages. Gauvreau, Micheal (2008), Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides, 457 pages. Gagné, Gilles (dir.) (2006), Le Canada français. Son temps, sa nature, son héritage, Québec, Éditions Nota bene, 321 pages. Gagné, Gilles (1996), «Tradition et modernité au Québec : d’un quiproquo à l’autre» dans Mikhaël Elbaz, Les frontières de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec, Sainte-Foy, PUL, pp. 65-81. Lahaise, Robert (2000), Expansion canadienne et repli québécois, Montréal, Lantôt Éditeur, 254 pages. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 24 Linteau, Durocher, Robert (1989), Histoire du Québec contemporain. De la Confédération à la crise (1867-1929), Montréal, Boréal compact, 758 pages.