Effritement et recomposition du sens dans les sociétés postmodernes

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Effritement et recomposition du sens dans les sociétés postmodernes
Effritement et recomposition du sens dans les sociétés postmodernes
Marie Gagné
Les sociétés traditionnelles proposaient à leurs membres une cosmogonie qui permettait
d’intégrer l’univers, la société et l’individu dans une trame significative, laquelle était partagée
par l’ensemble de ces derniers. Cet ordre symbolique englobant semblait indiquer de l’extérieur
comment organiser la vie sociale et individuelle. Avec l’effritement grandissant du sens collectif,
lequel s’amorce avec la période moderne pour s’affirmer pleinement à la postmodernité, il revient
désormais à chaque individu de se composer un microcosme personnel. Ce dernier est beaucoup
plus libre d’aménager le déroulement de sa destinée selon ses propres valeurs et aspirations.
Toutefois, malgré cette plus grande liberté, le contenu de ces constructions symboliques et
identitaires dépend toujours du milieu social auquel l’individu appartient.
***
Les philosophes grecs de la période classique, aux environs des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ,
postulaient que le cosmos possédait un ordre, qu’il était mû par une signification qui se révélait à celui qui
le contemplait. Ils recherchaient les principes premiers et les lois universelles permettant de fournir une
explication générale du fonctionnement de l’univers. Ceux-ci croyaient ainsi parvenir à la vérité en se
montrant attentifs au cosmos, dont la stabilité était maintenue et préservée par des forces impersonnelles de
la nature. Au sein de la sphère politique, les citoyens grecs, qui remettaient en question la stricte conformité
de la langue et de la réalité, cherchaient à établir des vérités fondamentales par le dialogue et le débat. Le
pouvoir politique n’était désormais plus le privilège d’un seul homme, mais un jeu d’équilibre auquel
participaient l’ensemble des citoyens, dans le cadre d’un processus de définition des règles de la cité.
Semble-t-il qu’au sein des sociétés contemporaines, la poursuite de cet idéal de vérité se soit évanouie.
Les systèmes symboliques traditionnels, qui attribuaient un sens à l’univers, en fonction desquels était
orientée la vie d’une société et des hommes qui la composaient, ont largement disparu sans être remplacés.
Comme les Grecs, nous discutons de nos opinions et de nos (in)certitudes dans d’incessants débats.
Cependant, nous avons en bonne partie renoncé à atteindre un consensus et à établir une vision unifiée du
monde, partagée par la majorité.
Avec l’essor de la modernité s’amorce l’effritement des anciens univers de sens. Parmi d’autres
facteurs, le développement de la pensée scientifique contribue graduellement à éroder les cosmogonies
anciennes alors que l’expansion du marché capitaliste entraîne l’embrouillement des hiérarchies sociales
traditionnelles. L’éclatement du sens autrefois partagé collectivement mène à une redéfinition des valeurs
et à une multiplication des options de vie : dans la postmodernité, la recherche de la vérité est
essentiellement devenue une entreprise individuelle. Celle-ci n’étant plus définie collectivement, l’individu
doit plonger en lui-même pour trouver la sienne propre, ce qui entraîne un relativisme des valeurs, toutes
considérées équivalentes moralement. Ce vacuum normatif incite les sujets sociaux en quête de repères à se
comparer à autrui, afin de confirmer leur identité. Ainsi, malgré une plus grande autonomie morale, ces
derniers éprouvent toujours le besoin de valider leurs choix auprès des autres. De même, si les classes
sociales de la modernité – lesquelles offraient auparavant un cadre de vie normatif – se sont désormais
fractionnées en de multiples classifications professionnelles, appartenances socioéconomiques et
sous-groupes culturels, le milieu social dans lequel s’insèrent les individus n’a pas complètement cessé
d’exercer une influence sur leur posture identitaire.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, mai 2008 Volume 15, numéro 1
Dans le cadre de cet article, je déclinerai mes propos en quatre temps. Je tenterai d’illustrer dans les
trois premières sections le déclin progressif de l’ordre significatif depuis les sociétés traditionnelles, en
passant par la modernité jusqu’à l’époque actuelle. Dans la dernière partie, je montrerai la persistance de
l’influence du milieu social sur la construction de l’identité malgré l’indétermination grandissante du sens
collectif.
1. L’ordre significatif des sociétés prémodernes
La recherche de sens des Grecs telle qu’évoquée dans l’introduction est un exemple parmi tant d’autres.
Il est même un peu particulier, puisque les Grecs parlementaient entre eux pour établir un consensus. Dans
la plupart des sociétés traditionnelles 1 , les individus sont symboliquement soudés par le partage d’une
cosmogonie collective, c’est-à-dire un récit mythique relatant la création de l’univers. Celle-ci semble
découler de l’ordre même des choses puisqu’elle est le fait d’une puissance supérieure. Cette cosmogonie
partagée par la majorité offre un ensemble d’indications explicatives sur le sens la vie.
1.1 La référence au passé comme mode de structuration du temps
Ces sociétés se fondent sur la valorisation du passé et la répétition des traditions comme mode de
reproduction. Les mythes, par exemple, en ce qu’ils visent à relater les origines du monde, constituent une
réponse métaphorique et collective aux questionnements existentiels, de même qu’ils permettent de gérer le
changement dans le cadre d’un exercice d’interprétation rétrospective des événements. Ainsi, les éléments
dépourvus de signification ou menaçants pour le maintien de l’ordre social sont intégrés au système
symbolique existant. En ce sens, le mythe restitue l’origine et le sens de l’événement « en amont » de ce
dernier (Dumont, 1994). Même s’il paraît immuable aux sujets de la société, le mythe est adapté en
fonction des conditions changeantes de la vie sociale et des facteurs extérieurs afin de maintenir intacte
l’identité du groupe (Freitag, 1986). Les rituels sans cesse repris visent à reproduire et à commémorer les
origines du monde décrites dans le mythe (Dumont, 1994). Bref, les hommes s’inscrivent dans un temps
cyclique où le passé, le présent et le futur se confondent, ou autrement dit, où le futur est en quelque sorte
vécu comme un perpétuel retour en arrière. Les mythes proposent un univers global de sens, ils constituent
une grille d’interprétation du monde qui est acceptée par la majorité.
1.2 La structure sociale conçue comme une nécessité d’ordre divin
Les sociétés traditionnelles cherchent à reproduire dans leurs structures et leurs hiérarchies l’ordre
cosmique, ce qui leur assure une certaine cohésion (Dumont, 1994). La répartition des rôles sociaux au sein
de la société est vue comme le résultat d’une volonté extérieure. Chacun reçoit à sa naissance une place
déterminée dans l’ordre social, laquelle est généralement vécue comme un donné que les individus
cherchent peu à contester. « Nos ancêtres pensaient faire partie d’un ordre qui les dépassait. […] L’ordre
divin assignait et justifiait aussi la place de chacun dans la société : son rôle, son statut, et le sens qu’il doit
donner à sa vie » (Taylor, 2006 : 25).
Autrement dit, les rôles s’inscrivent dans une totalité signifiante et cohérente, une « dramaturgie
sociale », dont la vérité semble émaner d’une source transcendante (Dumont, 1994). Les sociétés
traditionnelles sont ainsi assez peu mobiles, puisque chaque rôle est associé à une position spécifique dans
la société, laquelle se fonde elle-même sur un ordre cosmique. En fonction de cette hiérarchie jugée
légitime, l’individu accepte le rôle qui lui est dévolu par la société et s’efforce de l’accomplir de son mieux.
1
Procédons à quelques spécifications sur l’emploi des termes. Par sociétés prémodernes ou traditionnelles, sont englobées
l’ensemble des sociétés humaines n’étant pas effectivement entrées dans la modernité, dans une perspective dichotomique «
d’avant » et « d’après » (ce qui explique l’aspect tautologique de la définition proposée). Cette catégorie inclut autant les sociétés
faiblement structurées politiquement, telles les Amérindiens, que les sociétés possédant un organe de pouvoir centralisé chargé
d’appliquer les « lois » et les sanctions qui en découlent, telles que les royaumes par exemples. À l’encontre d’autres auteurs, Michel
Freitag (1986) notamment, je ne distingue pas ici ces deux types de sociétés, distinction non nécessaire pour la démonstration de
mes propos.
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Il est possible d’observer cette logique à l’œuvre dans l’Occident médiéval européen, époque où « l’homme
ne se voyait pas comme une personnalité autonome, il appartenait à un ensemble dans lequel il devait
remplir sa fonction. Dans la société féodale, les rôles sociaux étaient précis et absorbaient totalement
l’individu. Ils étaient considérés comme sa vocation (vocation). Une force supérieure appelait l’homme à y
répondre et à l’accomplir dans sa totalité. Ses capacités personnelles étaient mobilisées pour la réalisation
la meilleure possible de sa destinée sociale » (Gourevitch ; dans Terrail, 1990 : 26).
1.3 Une définition précise des rôles sociaux
Le déroulement de l’existence quotidienne semble ainsi organisé en fonction de cette trame
significative. Le statut social s’accompagne d’un ensemble de fonctions cristallisées dans un rôle, lequel est
socialement défini. Ainsi, en fonction de son appartenance familiale, de son genre, de son âge, l’individu
sait de quelle manière se comporter. Les caractéristiques associées aux rôles sociaux sont connues de tous
et dépendent peu de l’individu qui les performe, ce qui laisse relativement peu de place à la subjectivité –
bien que, dans une certaine mesure, ce dernier ait évidemment la possibilité de le réinterpréter. « Dans les
sociétés anciennes, ce que nous pourrions appeler l’identité de la personne était largement déterminé par sa
position sociale. Autrement dit, le principe qui donnait sens à la reconnaissance de la personne était dans
une certaine mesure défini par la place qu’elle occupait dans la société » (Taylor, 1992 : 64). L’identité de
l’individu est pour ainsi dire attachée au statut social qu’il possède, elle se confond presque totalement avec
les rôles sociaux que ce dernier campe. La personne ne possède guère d’identité propre : elle se reconnaît et
reconnaît les autres essentiellement à travers son statut, lequel est hérité à la naissance2.
2. Indétermination du sens et de l’action dans les sociétés modernes
L’époque moderne se caractérise par un changement profond dans les idées – autant au sujet de
l’interprétation des phénomènes naturels, des fondements transcendantaux de la société que de la nature de
l’homme –, de même que dans l’organisation concrète de la société. Parmi les mutations les plus notables
qui marquent la modernité, laquelle émerge aux alentours du XVIIe siècle en Europe, notons l’émergence
de la science comme mode d’appréhension de la réalité, l’essor de l’État de droit qui suppose des individus
libres et égaux, l’affirmation d’une économie de marché, l’industrialisation qui entraîne des modifications
sans précédents dans l’environnement matériel des hommes et la Réforme protestante qui implique un
rapport personnalisé à Dieu (Freitag, 2004). La modernité s’édifie sur deux principes qui sous-tendent
l’ensemble des transformations évoquées : la répudiation de la tradition et la montée de l’individu.
Ainsi, à propos des Grecs, Jean-Pierre Vernant affirme : « Devant les dieux comme devant les autres
membres de sa cité, l’homme grec n’existe qu’ès qualités. En tant qu’Athénien ou que Spartiate, je suis
mon nom, ma généalogie, ma réputation. Je suis le visage que j’offre aux autres […]. Lorsque je participe
aux cultes de ma cité, c’est comme membre de telle circonscription (dème), comme titulaire de telle charge,
etc. Difficile par conséquent, pour un Grec, voire impossible, de se demander qui il est véritablement, en
lui-même, sous l’écorce sociale. Car il n’y a nulle part de place pour cette façon de se voir et de
s’analyser » (Vernant, 1989 : 87). Ainsi, la science moderne contribue à éroder les significations, alors que
l’essor du capitalisme multiplie les possibilités formelles de l’action.
2.1 La récusation de la tradition
e
Entre autres facteurs, le développement de la science moderne à partir du XVII siècle entraîne le
démantèlement des visions traditionnelles du monde. Avec la multiplication des découvertes scientifiques
invalidant les croyances anciennes, les hommes cessent graduellement de faire intervenir des principes
2
La définition rigide des rôles et des statuts sociaux permet notamment d’atténuer les questionnements de la conscience et de
déterminer en large partie la destinée des individus (Dumont, 1994). Le spectre des choix de vie est ainsi limité par le statut et le rôle
assignés à l’individu en fonction de son appartenance familiale.
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surnaturels qui, auparavant, conféraient un sens au monde et réglaient l’organisation de la société. Ces
croyances ne leur apparaissent plus légitimes, tout comme les détenteurs du pouvoir qui y puisent la source
de leur légitimité. Les hommes des Lumières contestent ainsi « le caractère prétendument sacré de l’ordre
naturel et de l’ordre social » et soumettent à la raison critique la pertinence des coutumes et des traditions
(Simard, 1988). Les penseurs modernes comme René Descartes refusent explicitement les idées transmises
par la tradition, en font tabula rasa selon sa formule consacrée, afin de repenser le monde et la société. Plus
globalement, la transition à la société moderne se caractérise par la prise de conscience et l’objectivation de
la tradition. Les hommes de la modernité prennent réflexivement conscience du caractère construit et
historiquement contingent de la culture, laquelle se pose désormais en face d’eux comme un projet à
élaborer3 (Simard, 1988).
Dans la modernité, la religion est reléguée au sein de la sphère privée. L’univers de la vie collective et
individuelle se fragmente en différents domaines atomisés fonctionnant de façon relativement indépendante
l’un de l’autre. Le potentiel de régulation de la religion dans les différentes sphères de l’économie, de la
politique, de la culture et de la société est désormais réduit. Alors qu’auparavant la religion englobait ces
différents secteurs et en déterminait largement le principe de fonctionnement interne, ces derniers
acquièrent leur autonomie.
2.2 L’incapacité de la science à fournir une vision signifiante de la réalité
Or, la science se préoccupe moins de saisir le « pourquoi » des choses que de définir le « comment ».
La disqualification des systèmes symboliques par la raison scientifique provoque un épuisement du sens
(Dumont, 1994). Auparavant, le monde possédait une signification, car il était aux yeux des hommes la
création d’une puissance transcendante. Ce qui devait arriver arrivait, tel que planifié dans les desseins de
ou des Dieu(x). Le fonctionnement de la nature, l’organisation de la société, le sort d’un individu étaient
interprétés comme la manifestation d’une volonté supérieure. Ainsi, les catastrophes naturelles, les aléas de
la vie, la maladie ou les épidémies étaient généralement considérées comme la punition individuelle ou
collective à une faute commise4.
Depuis le développement de la connaissance scientifique, les choses « sont » et « se passent », elles ne «
signifient » plus. Celle-ci réduit et fragmente le sens, elle brise les significations qui permettaient
auparavant d’apercevoir le monde comme une totalité (Dumont, 1994). La science a invalidé la pertinence
des significations traditionnelles, sans pour autant offrir de réponses aux questions existentielles, proposer
de système de valeurs et de code de conduite, délimiter les domaines du bien et du mal ou permettre à
l’individu de se représenter l’univers de la vie comme un tout unifié. Quelle mission avons-nous à
accomplir sur terre ? En fonction de quelles valeurs orienter nos conduites ? Quelle est la signification de
notre vie quotidienne ? Autant de questions auxquelles la science ne peut et ne prétend par ailleurs pouvoir
répondre. « La modernité rompt avec le sacré en ce qu’elle remet aux hommes euxmêmes et à leurs
capacités propres le soin de rationaliser le monde où ils vivent, et maîtriser, par la pensée et par l’action, les
tendances au chaos » (Hervieu-Léger, 1993 : 107).
3
Dans la sphère politique, ce refus de la tradition et la croyance en une raison universelle modifie le mode de légitimation du
pouvoir. Dans la modernité, le pouvoir s’enracine désormais dans la volonté manifestée par le peuple, dont chaque élément est
réputé posséder la raison et être motivé par la recherche identique du bien. Dès lors, l’État accède à la capacité de légiférer,
c’est-à-dire que son pouvoir ne consiste plus à faire respecter les lois énoncées par la tradition, mais à les élaborer (Freitag, 2002).
Ainsi, les hommes de la modernité n’ont pas complètement cessé de croire en des principes universaux censés gouverner l’ensemble
de la société.
4
Par exemple, les Sumériens, peuple de la Mésopotamie, 3 000 ans av. J.-C, pensent que le monde « a été modelé par les dieux à
partir d’une matière préexistante unique. Et les mêmes dieux assurent en quelque sorte la gestion de ce grand corps. Par le fait, ils
décident de notre destin. Ce destin, les sages de Babylone le lisent et le déchiffrent dans les "signes" des choses » (Bottéro, 1992 :
32). Ainsi, ces derniers pratiquent l’aruspicine, c’est-à-dire la lecture de l’avenir dans les entrailles d’animaux sacrifiés.
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Bref, si l’interprétation scientifique permet la compréhension des processus physiques et biologiques de
la nature – laquelle toutefois est toujours provisoire et régulièrement remise en cause par les
développements incessants de la science elle-même –, elle n’offre en outre pas de signification capable
d’orienter concrètement la vie des hommes et de lui donner un but.
2.3 La libre détermination de l’action et le foisonnement des options
Avec l’essor du capitalisme bourgeois naît aussi l’initiative personnelle, ce qui n’était pas possible dans
les structures sociales antérieures, où le rôle social d’un individu ainsi que les droits et les obligations qui
lui étaient associées fixaient quasi définitivement sa position dans la société. Les changements proprement
modernes de l’identité relèvent donc de l’abolition des anciennes distinctions juridiques particularistes
(celles caractéristiques des régimes féodaux par exemple), lesquelles sont remplacées par un droit
universaliste : désormais les droits et privilèges des individus ne sont plus déterminés par un statut social
particulier. En leur qualité d’Hommes également doués de la raison, tous les individus disposent des mêmes
protections et prérogatives citoyennes. D’abord revendiquée par les bourgeois propriétaires et octroyée à
ces derniers, la citoyenneté est graduellement étendue à l’ensemble des membres de la société. Tous sont
désormais considérés libres et égaux.
Par ailleurs, l’apparition d’un marché du travail – lequel implique la liberté formelle de choisir sa
profession – induit un changement fondamental dans la façon dont le statut des individus est fixé, puisque
celui-ci n’est désormais plus déterminé par l’appartenance à une lignée familiale ou un rang social hérité,
mais par l’exercice d’un emploi. Comme le note Max Weber, « la professionnalisation […] constitue un
des processus essentiels de la modernisation, c’est-à-dire le passage d’une "socialisation principalement
communautaire" où le statut est hérité à une "socialisation d’abord sociétaire" où le statut social "dépend
des tâches effectuées et des critères rationnels de compétence et sa spécialisation" » (Weber, dans Dubar,
2000 : 131). Désormais, les individus peuvent échapper à leur condition sociale d’origine et se mouvoir au
sein de la hiérarchie des statuts sociaux.
Autre changement : les comportements motivés par des valeurs et justifiés par le souci d’agir
conformément à des principes culturels sont progressivement substitués par des actions accomplies afin de
parvenir le plus efficacement à un but, selon une logique purement utilitariste, ou capitaliste. L’acteur
rationnel réfléchit sur les moyens optimaux à employer pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixé. Avec le
développement de la rationalité, « l’action comme déduction des principes ou comme fidélité à un ordre du
monde est de moins en moins concevable » (Dumont, 1994 : 34). Celle-ci s’est en bonne partie affranchie
des anciens mythes collectifs, elle se déploie librement sans référence aux valeurs communes qui fondaient
autrefois les sociétés 5 . Le sens de l’agir ne provient plus d’une vérité extérieure, mais d’une logique
intrinsèque fondée sur des normes de rendement et d’efficacité.
2.4 L’apparition du concept d’identité
La possibilité formelle qu’a l’homme de « se créer » donne ainsi lieu à un nouvel idéal moral
privilégiant un rapport authentique à soi-même, dans la mesure où l’identité de ce dernier n’est plus
déterminée d’emblée (Taylor, 1994). Cette nouvelle conception de l’identité individuelle à la fin du XVIII
siècle suppose que chaque individu possède sa personnalité propre et est doté d’une intériorité. « On
pourrait parler d’une identité individualisée, particulière à ma personne et que je découvre en moi-même.
Cette notion apparaît en même temps qu’un idéal : être fidèle à moi-même et à ma propre manière d’être »
(Taylor, 1994 : 44).
e
5
Chaque société sélectionne certaines valeurs afin de se donner une représentation unifiée d’elle-même et de proposer une
finalité à ses membres. Évidemment, cette représentation de la société idéale ne recoupe jamais toutes les situations de la vie
concrète, qui peuvent entrer en contradiction avec celle-ci, même dans les sociétés prémodernes. Aucune société n’est ainsi
parfaitement cohérente. Toutefois, la participation sociale des sociétés traditionnelles semblait et était effectivement, pour une
large part, déterminée par la culture
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Cette quête d’authenticité s’enracine dans l’idée selon laquelle chaque être humain possède une
connaissance intuitive de ce qui est bien ou mal, c’est-à-dire qu’il est muni d’une voix interne qui l’informe
du juste et du bon. Cette nouvelle conception de la personne diffère des anciennes morales, lesquelles
postulaient qu’une source extérieure, Dieu par exemple, était nécessaire pour indiquer à l’individu quels
étaient le bien et le mal. Désormais, la vérité ne trouve plus dans un principe extrinsèque à l’homme, mais
se loge à l’intérieur même de ce dernier et à laquelle il peut accéder grâce à sa raison (Taylor, 1994). Il
s’agit là de tout un renversement de la conception philosophique de la personne humaine !
2.5 La persistance des modes de vie bien définis
Toutefois, cet idéal moderne de liberté, d’égalité et d’engendrement intérieur ne sera pas pleinement
réalisé. D’autres institutions – notamment les classes sociales et la famille – vont remplacer les anciennes
structures sociales et proposer aux individus un mode de vie bien défini au sein de la sphère privée. Les
repères culturels vont continuer à fournir aux individus des valeurs et des modèles de comportement à
adopter selon leur position sociale. Pour plusieurs sociologues, cette époque correspond ainsi à une
« première » modernité, c’est-à-dire une modernité non pleinement achevée ou accomplie (Beck, 2001;
Bauman, 2006). Ainsi, les institutions de la modernité présentent un caractère de solidité et de stabilité :
elles encadrent les routines quotidiennes et confèrent des significations aux actions humaines (Bauman,
2006). Dans ce contexte, les individus savent clairement comment se comporter dans le moment présent,
tout comme leur futur est largement balisé d’avance.
Autrement dit, « l’identité » continue à aller de soi pour la majorité des individus, qui la reçoivent pour
ainsi dire déjà définie par la société. En fait, les différences de genre dans la modernité sont même
exacerbées par une conception particulière de la famille : le modèle de l’homme pourvoyeur et de la femme
ménagère, modèle dont l’apparition est permis par l’existence d’un marché du travail. Ces rôles sexuels
fortement différenciés vont offrir un cadre stable pour l’identité, auquel les individus vont se référer pour se
comporter. « Dans la vie conjugale par exemple, quand l’homme et la femme rentraient dans le mariage,
l’institution prévoyait des rôles : ils savaient ce qu’ils avaient à faire, ils rentraient dans des "vêtements
sociaux" qui les définissaient » (Kaufmann, 2006 : 179).
Cette réalité a été bien décrite par Peter Berger et Thomas Luckmann, selon lesquels la société propose
à ses membres un réservoir de rôles sociaux en quelque sorte déjà prédéfinis, qui sont intériorisés dans le
cadre du processus de socialisation (Berger, 1966). Sont associées aux différents rôles des caractéristiques
qui appartiennent à la réalité objective, c’est-à-dire socialement définie et partagée. Ainsi, les individus
peuvent puiser dans ce répertoire une identité presque entièrement constituée, laquelle est supposée garantir
l’adéquation de leurs comportements aux situations sociales auxquelles ils sont confrontés (Berger, 1966).
3. La postmodernité ou le plein achèvement de la modernité
Pour plusieurs auteurs, depuis la Seconde Guerre mondiale, nous nous sommes en quelque sorte
progressivement affranchis des institutions que la modernité avait créées, pour entrer dans une ère de
profonde individualisation. « […] Nous sommes les témoins oculaires d’une mutation sociale qui a lieu à
l’intérieur de la modernité, et au cours de laquelle les hommes sont libérés des formes sociales de la
civilisation industrielle – classe, couche sociale, famille, statut sexuel des hommes et des femmes […] »
(Beck, 2001 : 158). L’époque actuelle correspondrait véritablement à la dissolution des rôles sociaux
définis collectivement.
À une position particulière dans la structure sociale et économique n’est plus associée une culture
déterminée, avec son système de représentations, de valeurs et de modèles d’agir (Ehrenberg, 1995; Beck,
2001). Avec l’universalisation de la scolarité, l’avènement du travail salarié protégé par l’État-providence
et les possibilités de mobilité sociale et géographique, l’existence n’est plus vécue comme l’appartenance à
une classe mais bien comme un destin personnel. Ainsi, le meilleur accès à l’éducation et l’élévation du
niveau de vie dont bénéficient l’ensemble des membres de la société nivellent et liment les différences
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associées aux anciennes classes sociales, provoquent « un refoulement des orientations, des modes de
pensées et des styles de vie traditionnels » (Beck, 2001 : p. 175). L’augmentation des salaires et la
consommation marchande multiplient les choix de vie possibles. « Nous sommes en effet progressivement
sortis d’une société dans laquelle les clivages sociaux structuraient les affrontements politiques,
définissaient les différences entre style de vie et organisaient collectivement les identités personnelles […]
pour entrer dans une société d’individus » (Ehrenberg, 1995 : 14).
Le désir des femmes d’accéder au marché du travail bouleverse les représentations traditionnelles :
hommes et femmes ne se conforment plus aussi nettement aux anciens rôles sexuels, désormais considérés
contraignants, surtout par les femmes. Les individus de la postmodernité réinventent leur vie commune
selon des schémas variés qui ne correspondent plus au modèle standard de la famille où papa travaille et
maman s’occupe des enfants. Bref, avec la transformation des formes traditionnelles des classes sociales et
de la famille, l’existence des hommes n’est plus prédéterminée, mais semble relever de décisions
personnelles (Beck, 2001).
Le nombre de mécanismes sociaux qui favorisaient des automatismes de comportements ou
d’attitudes a largement diminué au profit de normes incitant à la décision personnelle, qu’il
s’agisse de recherche d’emploi, de vie de couple, d’éducation, de manière de travailler ou de se
conserver en bonne santé : dans ces domaines et dans d’autres encore, nous sommes incités à être
responsables de nous-mêmes. La vie était pour la plupart vécue comme un destin collectif, elle est
aujourd’hui une histoire personnelle. Chacun, désormais, indubitablement confronté à l’incertain,
doit s’appuyer pour lui-même pour inventer sa vie, lui donner un sens et s’engager dans l’action
(Ehrenberg, 1995 : 18).
Bref, pour ces auteurs, l’individu n’est plus comme auparavant déterminé par l’appartenance à une
classe et inséré dans un rôle social auquel il peut difficilement échapper. Avec la disparition des repères
culturels traditionnels et les nouvelles possibilités de mobilité sociale qu’offre la société capitaliste
industrielle, l’individu serait amené à déterminer lui-même ses propres codes de conduite.
3.1 La saisie personnelle du sens
Non seulement la façon de se comporter, mais également le sens à donner à ses actions n’est plus fixé
socialement. Il revient maintenant à l’individu de construire son propre code de significations et de trouver
sa place dans la société6. Pour qualifier ce phénomène, Dumont parle de dédoublement de la culture : telle
qu’elle se présente actuellement, celleci n’est désormais plus capable de conférer une signification au
déroulement de l’existence quotidienne. Dans la société postmoderne, les microcosmes personnels tendent
à remplacer les anciens espaces de sens collectifs. « […] Chacun a rempli le vide en réorganisant autour de
luimême un véritable microcosmos, structure personnelle qui se donne à la conscience comme extérieure et
plus ou moins universelle, qui confère le sens du réel, du beau et du juste. Chacun vit désormais dans son
petit univers » (Kaufmann, 1988 : 40).
Évidemment, plusieurs individus continuent d’invoquer Dieu ou de se référer à des normes morales
suprêmes afin de justifier leurs comportements, sans que cela signifie que ces dogmes religieux soient
acceptés intégralement et endossés par la majorité. En effet, chacun tend en fait à se recomposer un sens à
sa mesure et à aménager son propre système symbolique dans un montage individuel du croire, un «
6
Il me semble que cette indétermination du sens se traduit au niveau social par l’abandon des valeurs et idéaux universels de
justice, de progrès et de vérité qui justifiait l’édifice politique moderne. Pour Freitag, l’État de droit universaliste classique s’est
graduellement transformé en un système organisationnel et décisionnel afin d’intervenir dans un nombre croissant de domaines de
la vie sociale. L’État s’est décomposé en une multitude d’organismes, de régies, d’agences, de comités et autres, selon une logique
de résolution de problèmes visant à répondre ad hoc aux demandes spécifiques adressées par ses différents partenaires sociaux. La
référence à une Raison universelle servant de fondement a priori à la pratique politique a été substituée par la référence à un critère
d’efficacité pragmatique évaluant a posteriori les résultats obtenus dans le cadre de la poursuite d’objectifs particuliers (Freitag,
1989).
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bricolage syncrétique » (Hervieu-Léger, 2001). L’être social qui ne reçoit plus en héritage un système de
sens et de normes sous-jacentes – que cet héritage symbolique soit sciemment contesté, ou simplement
délaissé parce que moins adapté à une situation sociale donnée – est responsable de l’élaborer lui-même. En
l’absence de croyances et de pratiques communes qui donnent un sens à l’existence, il revient à l’individu
de construire son propre code de significations et de trouver sa place dans l’univers. Bref, l’individu
amalgame différentes croyances et symboles dans une mosaïque composite, il crée ses propres mythes qu’il
agence dans un montage personnalisé.
Maintenant qu’il revient à l’individu de rechercher à l’intérieur de soi la vérité qui n’est plus reçue tout
faite de la tradition et de définir son identité qui n’est plus « pré-programmée » par les rôles et les statuts
qu’il incarne, le désir d’affirmer son authenticité s’est constitué en idéal moral (Taylor, 1992). Ce souci
d’authenticité apparu avec la modernité s’affirme davantage dans la postmodernité. En témoigne la
prolifération des ouvrages de psychologie populaires supposés accompagner l’individu dans ce parcours de
découverte identitaire7. Alors que l’individu se pliait à des prescriptions imposées de l’extérieur dans la
société traditionnelle, il obéit maintenant à une norme d’intégrité. À ce sujet, Ulrich Beck parle de
l’émergence d’une « nouvelle éthique fondée sur le principe des "devoirs vis-à-vis de soi" » (Beck, 2001 :
211), qui consiste à demeurer fidèle à soi-même et à ses convictions. Il faut désormais que l’individu sache
reconnaître, écouter et affirmer auprès des autres ses sentiments, à défaut de quoi il risque de se renier
lui-même.
3.2 La relativisation des valeurs
Comme il a été illustré, l’ancien assentiment collectif sur les valeurs auxquelles il faut adhérer s’est
dissolu. Les sujets postmodernes ne croient plus collectivement en une vérité universelle, transcendante à
l’homme, et ne cherchent pas non plus à en établir une. La disparition d’une culture collective qui conférait
un sens au monde conduit à une relativisation des valeurs et à un relâchement des normes auxquelles
l’homme des sociétés traditionnelles était tenu de se conformer. En effet, celui qui dérogeait au code
collectif subissait la réprobation des autres et se voyait imposer des sanctions sociales, voire l’exclusion.
Dans la société postmoderne, un nouveau régime de vérité s’instaure : les sujets sociaux questionnent
désormais la prétendue capacité d’une institution religieuse ou d’une autorité supérieure à déterminer « le
croire vrai » (Hervieu-Léger, 2001). Les façons moralement acceptables de se comporter ne relèvent plus
strictement d’un code collectif : les individus ne conçoivent plus les valeurs qui encadrent l’action comme
une affaire de société, mais davantage comme une morale personnelle qu’ils se sont fixés.
Pour que l’homme soit reconnu dans ce qu’il a d’original, il doit lui-même autoriser la différence des
autres qui révèlent leur personnalité propre. L’individu engagé dans une quête de vérité intérieure et de
réalisation de soi accepte qu’un autre individu endosse des valeurs différentes, dans la mesure où cette
vérité est précisément personnelle. Le respect de l’égalité de l’autre implique qu’on tolère des façons
différentes d’agir (« C’est son choix »), sans pourtant y adhérer soi-même. Autrement dit, les principes
auxquels adhère un individu n’ont pas à ses yeux une valeur universelle qu’il pourrait légitimement
imposer à autrui. Pour décrire ce phénomène, Charles Taylor utilise le terme de « subjectivisme moral » :
« chacun a le droit d’organiser sa vie en fonction de ce qu’il juge vraiment important et valable » (Taylor,
1992 : 26).
La liberté que l’individu revendique et consent à autrui ne signifie pas pour autant qu’il cesse de porter
des jugements moraux sur les actes commis par les autres. Seulement, il ne tente pas de contraindre l’autre
à adopter son propre point de vue. L’individu moderne et de façon encore plus marquée, l’homme
postmoderne, semble relativement indifférent à la façon de se comporter de l’autre, tant que les agissements
7
À titre d’exemples : Cessez d’être gentil, soyez vrai. Etre avec les autres en restant soimême de Thomas d'Ansembourg; Victime
des autres, bourreau de soi-même de Guy Corneau, Décodez votre identité : les 8 questions essentielles pour trouver votre place
dans le monde de Larry Ackerman.
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de celui-ci ne portent pas préjudice à sa liberté. Ce qui ne l’affecte pas ne le concerne pas. Comme le
souligne Pierre Manent :
« L’homme de la démocratie moderne a le sentiment très vif que personne n’a le droit de
l’empêcher de chercher son bien selon l’idée qu’il s’en forme souverainement. En même temps, il
pense sincèrement qu’il n’a nul droit de contraindre son voisin à mener cette recherche comme il le
fait lui-même, à évaluer comme lui les choses du monde, à penser comme il pense […] La
revendication subjective de mon égal fait passer au second plan, si elle ne l’annule pas
complètement, la revendication objective du bien ». (Manent, 1994 : 257)
Dans la mesure où ils disposent du droit à penser par eux-mêmes et à agir librement, plusieurs individus
manifestent une réticence croissante à respecter des prescriptions sociales contraignantes8.
3.3 À la recherche d’une identité
Or, bien que nous soyons de plus en plus libres dans notre capacité à choisir nos valeurs et nos modes
de vie, lesquels ne nous apparaissent plus comme des normes universelles, nous ne cessons pas pour autant
de définir notre identité par rapport à autrui (Taylor, 1992). La définition de soi et l’affirmation de son
identité se font toujours par rapport à l’autre, particulièrement lorsque l’individu s’inscrit dans une
démarche d’introspection et cherche à dégager ce qui fait de lui un être original. L’individu, dépourvu de
modèles reconnus unanimement sur lesquels il peut se baser pour sélectionner ses valeurs et élaborer son
mode de vie, cherche à conforter ses choix auprès d’autrui (Dumont, 1994). De là sans doute le succès des
nouveaux mouvements religieux et des sous-cultures – punk, rap, granola, etc. – auprès des jeunes
adolescents ou des individus dont l’identité est plus ou moins définie solidement9. L’appartenance à ces
groupes facilite le processus de construction identitaire, elle constitue en quelque sorte un raccourci en
fournissant à ceux qui y adhèrent un mode de vie et une reconnaissance d’emblée. En effet, définir qui nous
sommes peut constituer une lourde tâche, source d’insécurité et de stress. Les sujets sociaux s’inspirent
ainsi des autres pour orienter leur conduite et forger leur identité, en fonction des circonstances, des
rencontres sociales et des groupes culturels qu’ils côtoient plus ou moins longtemps.
Bref, dans la postmodernité, la discussion avec les pairs et le recueil de leur vision du monde contribue
au travail de formation identitaire, même chez ceux qui aspirent à l’expression individualisée de leur être.
« Ces mêmes individus qui revendiquent de conduire eux-mêmes leur cheminement spirituel et qui font
primer l’authenticité de cette quête personnelle sur toute forme d’alignement obligé sur les "vérités" dont
les institutions religieuses se déclarent dépositaires n’ont pas liquidé pour autant tout besoin d’échanger
avec les autres et de témoigner de leurs expériences » (Hervieu-Léger, 2001 : 138). Dans l’échange
intersubjectif et le partage « dialogique » de son expérience, la personne recherche la validation de ses
propres modes de croire en fonction desquels elle agit (Taylor, 1992).
La quête d’authenticité propre à l’époque contemporaine suscite chez la personne le besoin de dire ce
qu’elle est à la fois afin de marquer sa différence et d’obtenir une reconnaissance. L’individu clame et
réclame son droit à la différence. Ce phénomène est particulièrement évident dans les émissions télévisées
du type Claire Lamarche où les invités livrent en public leurs expériences personnelles, souvent atypiques
ou caractérisées par la marginalité et la souffrance. « Le reality-show rappelle en permanence que c’est en
étant reconnu pour l’autre qu’on trouve le sentiment d’exister » (Ehrenberg, 1995 : 170). L’accès à la
parole publique devient un moyen de revendiquer sa différence et de la faire reconnaître, de la faire
accepter par autrui.
8
L’individu qui s’engage dans un processus personnel de définition de soi et d’attribution du sens au monde est réfractaire à se
voir imposer une norme. En somme, chacun considère être libre de mener sa vie et de poursuivre son bonheur comme il l’entend,
conformément à sa propre définition de ce qui est bien et valable.
9
À cet égard, le phénomène de contestation contre la fermeture de la station radiophonique Choi Radio X de Québec est assez
révélateur. Plusieurs jugeaient ainsi que le « gouvernement » n’a pas à intervenir à ce sujet. Le droit de Jeff Fillion d’exprimer «
librement » ses idées et le fait que les auditeurs n’ont qu’à syntoniser un autre poste si ses propos les dérangent sont deux autres
arguments qui étaient fréquemment invoqués.
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4. Le milieu social : un facteur déterminant dans la construction du sentiment de soi
Ainsi, l’ordre social se fait de moins en moins « gênant » pour l’individu. Or, la prétendue liberté du
sujet postmoderne est en partie illusoire : ce dernier dispose effectivement d’une plus grande marge de
manœuvre pour déterminer ses valeurs et ses actions, mais il n’est jamais complètement affranchi de son
milieu social, lequel continue d’agir sur ses façons d’agir et de penser.
4.1 Le rapport au travail et les relations conjugales comme modalité d’expression de l’identité
En considérant le travail et les relations amoureuses comme des lieux privilégiés d’expression de
l’identité de l’individu, il est possible de remarquer que celle-ci continue à varier selon le milieu social des
individus. Plusieurs travaux empiriques indiquent en effet que l’orientation au travail, c’est-à-dire le sens
qui lui est accordé, le type de gratifications obtenues et les aspirations professionnelles entretenues varie en
fonction de l’appartenance socioprofessionnelle des individus. Les relations conjugales semblent également
se structurer différemment en fonction du milieu social : la signification du couple dans la définition de soi,
la valorisation des rôles parentaux, le mode de division des tâches ainsi que le degré d’autonomie
personnelle exigé varient selon les ressources monétaires, culturelles et sociales dont disposent les
conjoints.
Pour les individus qui occupent une position moyenne-supérieure dans la hiérarchie sociale, le travail
comme les relations amoureuses doivent permettre l’épanouissement de soi. Ces derniers exigent de leur
activité professionnelle et de leur conjoint qu’ils contribuent à leur bonheur personnel, sinon ils quittent
leur emploi ou mettent fin à leur relation. Ils cherchent à atteindre un équilibre entre les différents domaines
de leur existence, et veillent à ne pas se laisser engloutir par l’un comme par l’autre (Bellah et al., 1985;
Baethge, 1994). Pour les membres des milieux populaires toutefois, la vie professionnelle ne semble pas
représenter un pôle identitaire très puissant : l’orientation au travail est de type instrumental, c’est-à-dire
que celui-ci est essentiellement envisagé comme un moyen de gagner un salaire pour se réaliser ailleurs
(Goldthorpe, 1972).
Par ailleurs, les membres des classes populaires ou ouvrières non qualifiées ne semblent pas
ambitionner d’améliorer de façon marquée leur condition professionnelle. Assez fréquemment même, ces
derniers semblent accepter leur condition sociale avec une certaine résignation (Hoggart, 1970). Une
recherche menée au Québec indique que les représentations de l’avenir sont liées à la position sociale des
individus (Mercure, 1995), ce que confirme une étude statistique canadienne, laquelle illustre que le statut
social influence le sentiment de contrôle de sa destinée, lequel s’élève corollairement en fonction du degré
de scolarité (Milan, 2006). L’emploi qu’occupe un individu a également un effet sur le niveau de maîtrise
qu’il a l’impression d’exercer sur sa vie : l’indice de contrôle des individus titulaires d’un poste de directeur
ou exerçant une profession est supérieur à celui de ceux qui occupent un emploi de col bleu ou qui sont
inactifs. Logiquement, l’indice de contrôle des individus qui ont un faible revenu est moindre que celui des
répondants dont le revenu est plus élevé (Milan, 2006 : 13).
De même, la façon de concevoir ses relations conjugales diffère selon les ressources matérielles et
symboliques que possèdent les individus : ainsi, plus celles-ci sont limitées, plus le couple et la famille
acquièrent une importance centrale dans la définition de soi. La famille n’est pas valorisée de la même
façon selon l’appartenance sociale des individus : « l’accent mis sur la vie familiale est encore plus
prononcé quand les possibilités de se réaliser "ailleurs" sont relativement minces » (Kellerhals et al., 1982 :
93; Kellerhals et al., 1994). Ceci est particulièrement vrai pour les femmes possédant une formation
socioprofessionnelle peu élevée. Pour celles-ci, dont les perspectives de carrière sont peu prometteuses, la
vie conjugale et familiale peut représenter une façon d’acquérir un statut social valorisant. Pour les femmes
plus scolarisées, le choix de se marier et d’avoir des enfants peut au contraire compromettre les possibilités
d’avancement professionnel et constituer une entrave à la poursuite de leurs objectifs individuels. Les
partenaires semblent également exiger mutuellement l’un de l’autre qu’ils renoncent à leur autonomie
individuelle pour se centrer sur le couple (Delâge, 1987; Kellerhals, 1982; Schwartz, 2002). Finalement,
ces derniers adhèrent plus fréquemment au modèle conjugal traditionnel de l’homme-pourvoyeur et de la
femme ménagère – comme quoi la multiplicité des choix de vie qu’offre la postmodernité ne s’effectue
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, mai 2008 Volume 15, numéro 1
jamais hors de tout ancrage social.
4.2 Une identité personnelle variable selon les milieux sociaux
Il est évidemment impossible de nier que les ouvriers et les bourgeois ne constituent plus des blocs
culturels homogènes et antagonistes et que le niveau de vie de l’ensemble des individus des sociétés
occidentales a progressivement augmenté. Si j’admets volontiers que la postmodernité permet une plus
grande mobilité et oblige les individus à une plus grande prise en charge de leur destinée, il me semble
toutefois que l’origine et le statut social des individus de notre époque n’ont pas complètement perdu de
leur influence sur les possibilités que ceux-ci s’autorisent à envisager. Certains individus sont mieux
pourvus en ressources que d’autres pour assurer leur promotion sociale, lesquelles sont attribuables à leurs
capacités personnelles bien sûr, mais aussi à leur milieu social d’origine.
Chaque sujet social intériorise un ensemble d’attitudes et de significations véhiculées dans son milieu
(lieu de travail, famille, quartier, groupe d’intérêts, communauté étudiante, communauté religieuse, etc.),
lesquelles constituent le substrat de sa pensée et influencent sa façon de concevoir le monde10. Ainsi, les
milieux sociaux suggèrent des conceptions et des représentations à leurs membres, que ces derniers
intègrent et perpétuent, tout en contribuant à les modifier. Autrement dit, la manière dont les individus
gèrent subjectivement leur destin est toujours au moins partiellement influencée par la position où ils se
situent dans la société.
5. Conclusion
J’ai tenté de mettre en lumière dans cet essai l’affirmation d’une tendance séculaire, celle de
l’émancipation grandissante du sujet par rapport aux anciennes déterminations sociales. Il ne faudrait
toutefois pas se méprendre : le milieu social continue toujours d’exercer sur les individus une influence
indéniable sur la construction de leur identité, tel qu’exposé.
La sociologie théorique possède souvent un vilain défaut, celui de généraliser sans nuance les
innovations sociales d’un groupe culturel particulier pour les ériger en principes fondateurs d’une époque11.
Ce qui est souvent décrit comme étant des tendances générales concernent en premier lieu une certaine
catégorie d’individus, assez souvent ceux appartenant aux classes économiques supérieures ou aux élites
intellectuelles. Ces constatations sont par la suite appliquées à l’ensemble de la société. Ce travers concerne
plusieurs théories postmodernes, lesquelles, en tentant de dégager ce qui est spécifique aux sociétés
actuelles, occultent la permanence de l’influence de la position sociale sur la constitution de l’identité
individuelle.
Bref, il a été illustré qu’avec la disparition des grands systèmes de signification et des normes sociales
qui en découlent, les individus ont à se recomposer un sens et une vie à leur mesure. Afin de guider leur
comportement et d’effectuer leurs choix, ils puisent à la fois en eux-mêmes, à la recherche de leur
authenticité, et auprès des autres, qui servent de modèles à imiter ou à éviter. Dans le cadre de ce processus
de construction identitaire, les individus recherchent l’opinion des autres sans vouloir leur imposer la leur
propre. En effet, les multiples valeurs endossées coexistent de façon relativement pacifique entre des
individus qui admettent qu’il n’existe pas de mode unique de concevoir la réalité.
Mais, faut-il le rappeler encore, ces derniers ne se réinventent jamais complètement. Tous s’inscrivent
dans un milieu social qui modèle leurs représentations et indique une orientation à leurs actions. Disons que
l’appartenance socio-économique ne détermine jamais complètement l’horizon de pensée et d’action d’un
10
Sans que cette influence soit toujours consciemment revendiquée par les individus eux-mêmes.
Défaut auquel j’ai partiellement échappé, il faut le concéder. En effet, je le répète, la définition succincte des sociétés
prémodernes faite dans la première section ne prétend certainement pas englober et décrire toutes les variations culturelles
existantes. Elle se fonde néanmoins sur l’existence de plusieurs caractéristiques partagées empiriquement par maints groupes
sociaux. Une telle simplification – forcément imparfaite –, visait avant tout à mettre en évidence le caractère distinctif de la
modernité et de la postmodernité, dans une perspective idéale-typique.
11
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, mai 2008 Volume 15, numéro 1
individu, mais qu’elle constitue un cadre de possibilités dans lequel s’insèrent les variations individuelles.
Je conclus en soulevant une difficulté posée par cette nouvelle conception de l’individu libre et
responsable de son destin. De plus en plus, les problèmes rencontrés par les individus sont interprétés en
termes d’insuffisance personnelle et non d’injustice ou de condition sociale défavorable. Les sujets sociaux
de la postmodernité se considèrent effectivement de plus en plus responsables de leur réussite ou de leurs
insuccès, insuccès qui se traduisent souvent sous la forme de maladies psychologiques ou de consommation
de drogues, par exemple (Ehrenberg, 1995). Cependant, une lecture exclusivement individuelle de ce qui,
en fait, relève en bonne partie de malaises sociaux (c’est-à-dire la confusion normative et la pression à la
performance de notre société, conjuguées à la persistance des inégalités structurelles) peut mener à une
érosion encore plus prononcée de la solidarité sociale, déjà éprouvée par la montée de l’individualisme et le
souci excessif de soi.
Marie Gagné
Candidate à la maîtrise en sociologie
Université Laval
***
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