Trois essais sur Camus Jean Sarocchi 2013

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Trois essais sur Camus Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
Jean Sarocchi
2013
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Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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Table des matières
Trois essais sur Camus ........................................................................................................... 3
L’Aurore ................................................................................................................................ 4
Camus à contre-Plotin ? ........................................................................................................ 15
Ni absurde ni révolte ni amour .............................................................................................. 24
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Trois essais sur Camus
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Trois essais sur Camus
AVANT-PROPOS
Année 2013. Centenaire de la naissance d’Albert Camus. Déferlante de
colloques, interviews, articles, livres, recensions, émissions télévisées ou radiophoniques.
Toulouse où je réside ne manque pas d’apporter son jet à ce flux d’hommages. Je ris encore
d’avoir été l’heureuse victime à la Médiathèque José Cabanis d’un « sufoco » (ce mot du
patois oranais se rencontre dans les Carnets), victime heureuse, dis-je, parce que ce samedi de
février où j’y fus exclu d’une table ronde et prié de m’asseoir parmi les auditeurs il faisait
tiède et beau, quel plaisir ce fut de quitter en catimini cet amphi sans fenêtres, d’ôter sitôt
dehors la courageuse cravate dont je m’étais adorné cependant que mes concitoyens, actifs ou
passifs, se condamnaient à broyer du noir sous un éclairage funèbre.
J’eus cependant l’occasion, en cette année 2013, de parler de Camus dans trois
colloques, deux fois, à Nice puis Marseille à l’invitation de Jean-François Mattéi, une autre
fois sur ma demande, bien accueillie par Fernando Gomes, à Evora. Soucieux de m’épargner
les stéréotypes ordinaires, donc les redites, je décidai de confronter Camus à des penseurs
avec lesquels il avait été de mèche ou avait eu maille à partir et avec lesquels sa relation ne
me paraissait pas suffisamment élucidée. Nietzsche ? Le sujet du colloque étant « l’aurore »
il me parut intéressant – et c’était, je crois, original – de considérer l’œuvre de Camus en
référence à Aurore –Morgenröte – et par-delà cet ouvrage à l’aurore nietzschéenne. Le sujet
de Marseille – « l’absurde, la révolte, l’amour » - m’engagea, au prix d’un zeste d’effronterie,
à un retournement critique : « ni absurde, ni révolte, ni amour », pour lequel je me ménageai
le concours de Plotin que Camus avait étudié pour son Diplôme d’études supérieures. Et
comme mon intérêt pour Plotin ne se refroidissait pas, l’automne venu je résolus de
poursuivre en Lusitanie ma réflexion phocéenne et d’insister à nouveaux frais sur l’allergie
de Camus, mitigée d’une réelle attirance, au philosophe alexandrin.
Ces trois petits essais marqués du même millésime ont mûri dans le même climat
intellectuel et sur la même ramille d’ironie. Je peux les rassembler en faisceau. Que le lecteur
ne s’étonne pas de voir Nietzsche et Plotin, par le biais de Camus, entés sur la même souche.
Il faudrait n’avoir de l’auteur d’Aurore qu’une vue bien superficielle pour ne pas avoir
découvert dans son œuvre un frémissement religieux et mystique.
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Trois essais sur Camus
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L’Aurore
Dès que j’appris que je n’étais pas exclu d’un colloque niçois consacré à Camus
et que ce colloque avait pour sujet « l’aurore » l’idée me vint qu’en cette ville que son nom
incluait, qui l’avait inclus à quatre reprises, où il avait écrit les parties III et IV d’Ainsi parlait
Zarathoustra, l’auteur de L’Aurore ne pouvait manquer d’être inscrit au programme, d’autant
qu’avait paru chez Gallimard, en 2009, un attrayant opuscule, signé Patrick Mauriès, intitulé
Nietzsche à Nice.
« nietszchéen de gauche » ?
Il n’est évidemment pas question de revenir sur
l’innutrition nietzschéenne du jeune Camus. D’autres s’y sont intéressés. Tout au mieux puisje jeter un caillou dans la mare de l’Opinion quand elle s’évertue à imaginer qu’il existe des
« nietzschéens de gauche », individus aussi vraisemblables que l’hircocerf des scolastiques ou
le cercle carré de Spinoza, si l’on ne préfère rappeler ici, évidemment plus topique,
l’étiquetage de « Camus fasciste », dans les Cahiers du communisme, janvier 1953, par un
larbin du Parti qu’il me plaît de nommer, en déformant à peine sa navrante identité, Corniaud,
et que Camus étrilla en deux pages étincelantes de verve1. Osé-je, au prix d’une brève
digression, considérer, tant c’est aujourd’hui à la mode, que la notion de « mariage
homosexuel » relève de la même prostitution du langage2 et de la même inepte fantasmagorie.
Rien ne serait plus facile – mais passons – de montrer que quand Camus est nietzschéen il
n’est pas « de gauche » quand il est « de gauche » il n’est pas nietzschéen.
Charles du Bos Thomas Mann
Le sujet du colloque étant donc l’aurore il me parut que
ne pas se dérober à l’aborder sans faux-fuyant serait presque une garantie d’originalité. Mais
je résolus de réduire encore l’angle de vue en cédant pour la circonstance à la vive émotion
que déclenchaient en moi quelques pages du Journal de Charles du Bos. C’est l’année 1933.
Du Bos reçoit la visite de Thomas Mann. Celui-ci l’interroge sur les « motifs » de sa
« vénération », lui catholique, pour Nietzsche ; son hôte les lui expose avec, écrit-il, « un
bondissement joyeux ». Le 22 février Du Bos, qui prépare une de ses leçons, note :
« l’aphorisme final d’Aurore me revint en mémoire, je le relus avec plus d’amour que jamais
/…/ le lire à mes auditeurs serait pour moi la cime, et la cime enivrante, de toute cette
leçon »3. Thomas Mann, suprêmement intelligent, pose sa question en amateur d’âmes, sans
marquer d’excessive surprise : n’aura-t-il pas mis en garde tout lecteur de Nietzsche contre
une lecture naïve au premier degré ? « Celui qui prend Nietzsche au pied de la lettre, celui qui
le croit, est perdu » ; sa lecture exige « ruses, ironies et réserves » ; la passion qui lie
Nietzsche aux objets de sa critique, est une « passion sans signe algébrique défini, le négatif
ne cessant d’alterner avec le positif ». Nietzsche avertit lui-même à mainte reprise, par
exemple dans l’aphorisme 113 de Humain trop humain II où ce qu’il dit de Sterne peut lui
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« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Cet admirable apophtegme de Camus devrait
instruire tout être qui se mêle de penser et, en France, de parler français. Mais n’ai-je pas entendu à « France
Culture », ce jour d’avril qui pourtant n’est pas le premier, un des invités de marque dire par trois fois sans esprit
de farce : « s’avérer faux » ? Eh bien, « nietzschéen de gauche », cela s’avère faux. « Nietzschéisme de
gauche », ironise Philippe Sollers, « ces deux mots se dissolvent dès qu’ils sont prononcés ».
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Bacon, dans son Novum Organum (paragraphe 43), se plaint des « dénominations pernicieuses et impropres qui
assiègent l’entendement humain ». Nous sommes en état de siège Méfions-nous, dirait Nietzsche, de « la flûte
socialiste des attrapeurs de rats »..
3
A quelques pages de là il relève l’aphorisme 285 du Gai Savoir, Excelsior !, qui invite à élever une digue pour
soi-même s’élever, et l’on pense aux digues, « peut-être trop hautes », de la Préface à L’Envers et l’endroit.
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être reversé presque sans restriction, qu’il est un maître de l’équivoque. Catholique de la race
de Charles du Bos je n’hésite pas à confesser pour l’auteur de L’Antéchrist sinon une
« vénération » du moins une fervente gratitude (coupée parfois d’impatience) que je dirais à
double entrée, d’une part le créditant d’avoir par une critique radicale qu’on ne peut surpasser
nettoyé le christianisme de toutes ses scories voire purgé le monde du christianisme, d’autre
part – et ici je me sépare de du Bos et me fie au tact subtil de Thomas Mann – persuadé qu’au
bout du compte il n’aura peut-être voulu le déconstruire qu’au bénéfice d’un hyperchristianisme, et c’est ainsi que l’interprète un Fabrice Hadjadh, dégoûté des récentes
édulcorations ou falsifications de l’Evangile, convaincu que L’Antéchrist « est
potentiellement plus chrétien que tout ce qu’on pourra jamais tirer d’un catéchisme des
années 70 ». Mais jeune lecteur de Nietzsche, grisé, enivré, Camus, qui n’est pas chrétien et
qui n’a pas été mis en alerte par le grand écrivain allemand, se livre à une lecture au premier
degré, naïve, roturière, incapable de ruses, ironies et réserves. Et c’est ainsi, on s’en doute,
qu’il a lu Aurore.
L’aphorisme 575
Le dernier aphorisme d’Aurore qui a pour titre « les aéronautes de
l’esprit » file la métaphore de successives tribus d’oiseaux – on penserait au Simorgh du
mystique °Attar - se risquant plus loin, toujours plus loin vers une terre inconnue. Il aura
frappé, semble-t-il, nombre d’esprits chez lesquels l’exigence intellectuelle n’était pas
disjointe d’une aspiration de l’âme : Plotin ou saint Augustin seraient mieux habilités à en
suivre et savourer le prophétique essor que Deleuze ou Foucault. Stefan Zweig, en 1925,
évoque des oiseaux prophètes (se souvient-il de l’admirable « oiseau-prophète » de
Schumann ?), mais ce n’est pas une aurore qu’ils annoncent, c’est le crépuscule de l’Europe.
Mauriac, en 1931, dans son roman Ce qui était perdu le fait lire (tronqué) (imprimé en
italiques) par Hervé à sa femme Irène, malade : « /…./ Où voulons-nous aller ? Voulons-nous
franchir la mer ? Où nous entraîne cette passion puissante ? De nous peut-être aussi on dira
quelque jour que gouvernant toujours vers l’ouest nous espérions atteindre une Inde
inconnue, mais c’était notre destinée d’échouer devant l’infini. Ou bien, mes frères, ou
bien ? »
La traversée d’Aurore ?
Sa traversée d’Aurore aura-t-elle conduit Camus à flamber
d’allégresse quand il parvint enfin, s’il ne la découvrit pas d’emblée (car il n’est pas rare de
commencer la lecture d’un livre par sa dernière page), à cette évocation optative des
astronautes de l’esprit ? Je vais montrer que c’est assez peu probable. Mais il me faut d’abord
interroger les éléments que l’on peut recueillir de la traversée elle-même. Or s’il est facile et
superflu tant c’est facile de souligner combien le sujet d’Aurore, tel que le précise l’Avantpropos (rédigé plus tard), Selbstaufhebung der Moral, « Auto-dépassement de la Morale »,
trouvait chez l’auteur de Noces un esprit tout préparé à l’acquiescement et à l’écholalie (dans
L’Eté encore, « nous vivons pour quelque chose qui va plus loin que la morale »), la tâche
d’évaluer les effets que peut avoir produit sur Camus, sur son œuvre, la traversée d’Aurore,
mise à part de ses multiples traversées de l’œuvre de Nietzsche, excède mes possibilités et
sans doute celles de n’importe qui. Au mieux serait-il opportun, si cela n’a pas été encore fait,
si c’est faisable, d’examiner sur l’exemplaire d’Aurore qu’il eut en main les marginalia, notes
ou simples balafres de crayon qui formeraient un tracé en pointillé d’assentiments forts ou
même de réserves, comme le fit Nietzsche pour la Morale sans obligation ni sanction de
Guyau. La seule citation référée à Aurore dans les Carnets n’intéresse aucunement mon sujet
(« Ne passe jamais sous silence, ne dissimule jamais ce que l’on peut penser contre tes
propres pensées /…/ »). On peut du moins avancer sans grand risque d’erreur qu’il prit grand
plaisir à la première partie de l’ouvrage où la critique du christianisme est aussi futée et
affûtée qu’elle le sera dans L’Antéchrist. Et je relève par ailleurs, tout à trac, quelques
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Trois essais sur Camus
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aphorismes qui l’auront probablement retenu. Ainsi le cent-quatorzième, La connaissance de
celui qui souffre, a dû émouvoir en lui le jeune tuberculeux aspirant à s’élever au-dessus de sa
vie comme de sa profonde souffrance, puis jouissant de « la première aurore », traduit Henri
Albert, d’une guérison, mais – ce détail, on le verra, a son importance – Nietzsche a écrit
Dämmerschein, ce n’est pas l’aurore, ce n’est que la première lueur grise de l’aube4. Je relève
aussi, parce qu’il s’en sera peut-être souvenu quand il écrira La Chute, l’aphorisme 133 sur
l’acte de sauter à l’eau pour tenter un sauvetage, celui sur la suppression souhaitable des
mendiants (185) qui a pu filtrer jusqu’à ce « grand chrétien » (dans La Chute encore)
confessant que l’approche d’un mendiant est toujours désagréable, l’aphorisme 192 où Pascal
est déclaré « le plus grand de tous les chrétiens » (Camus écrira :« le plus grand de tous »), les
aphorismes 211 et 511 contre ceux qui rêvent l’immortalité. On en piquerait ainsi des dizaines
dont il est plausible sinon probable qu’ils l’auront touché, voire marqué, fécondé, ou même
morigéné, comme ceux (179, 201) qui soulignent l’indécence de s’occuper de politique. Tel
ne semble pas le dernier. Non, rien ne laisse imaginer qu’à l’instar de du Bos Camus, exalté,
exultant, ait eu envie de le lire et relire. Rien, pour autant que ma mémoire soit fiable, ne
laisse entrevoir dans son œuvre quelque allusion que ce soit à ces astronautes de l’esprit.
Morgenröte
Or que cet aphorisme soit auroral, même si le mot-talisman, Morgenröte ,
ne s’y trouve pas, il n’est pour s’en convaincre que de le prolonger par l’aphorisme 343 du
Gai Savoir où Nietzsche entrevoit, par-delà le crépuscule qui endeuille le monde après
l’événement de la mort de Dieu, « une espèce de lumière nouvelle, difficile à décrire, comme
une espèce de bonheur, d’allègement, de sérénité, d’encouragement, d’aurore » ; et il bisse :
nous autres, esprits libres, à cette nouvelle que le Dieu ancien est mort « nous nous sentons
illuminés d’une aurore nouvelle » ; surgit alors une image marine dont les affinités avec celle
des aéronautes sont patentes : « Enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile » ;
« la mer, notre mer, s’ouvre de nouveau devant nous, et peut-être n’y eut-il jamais une « mer
aussi ouverte ». Image de l’aurore et image de la mise à la voile sont à l’évidence coalisées.
L’aurore, chez Nietzsche, éclaire, empourpre nombre de ses aphorismes ou de ses
versets lyriques. Elle a, dirais-je, de beaux jours devant elle, voire des jours boréaux – wir
sind Hyperboreen. Ses harmoniques sont profuses, forte sa charge symbolique, et d’abord sa
beauté singulière qui fait vibrer le système sensoriel. Elle est si envoûtante, enveloppante,
dédaignant les fuseaux horaires, cosa mentale plus que phénomène naturel, que les aéronautes
de l’esprit à la pointe extrême de L’Aurore peuvent gouverner – steuernd – vers l’ouest sans
que s’éveille le moindre soupçon qu’ils s’écartent, au contraire, du soleil levant.
Pas d’aurore chez Camus
Chez Camus l’aurore textuelle n’existe guère plus que la
navigation ailée, l’aéronef qui en annoncerait ou plutôt en éveillerait les premiers feux.
Etonnante éclipse, presque totale, du moins dans les récits, essais ou éditoriaux. On le
comprendrait de son double infidèle, Clamence, qui vit au jour le jour de débauche en
débauche dans un pays de « songe d’or et de fumée », une ville dont les canaux concentriques
sont une métaphore des cercles de l’enfer, où la chute a lieu à l’aube sous un ciel livide et
bientôt floconneux, où la seule lumière « rouge » est celle, à l’antipode de l’aurore
inespérable, d’une vulgaire boîte de nuit, où l’Inde inconnue se rabat sur des vitrines de
putains . Il faut s’y résigner, si Camus a traversé L’Aurore (comment ? page à page, avec la
patience d’un ruminant ? en diagonale ? en survol ? lassé quelquefois par les redondances, la
ratiocination ?), l’aurore de Nietzsche, lueur atmosphérique ou spirituelle, ne traverse, ne
caresse pas, ou que très peu, sa mappemonde de textes de fiction ou de frissons. Ne s’en est
pas aperçu le Japonais Kurumada, excusable puisque ressortissant d’une nation qui vénère
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Dictionnaire Bertaux/Lepointe : demi -jour, pénombre, clarté douteuse, crépusculaire. Nullement auroral.
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Amaterasu déesse du soleil levant, où le grand quotidien de Tokyo s’appelle Asahi,
« l’Aurore ». Dans son manga Saint Seiya (ou « Les Chevaliers du Zodiaque ») Kamyu
(Camus), un des douze chevaliers d’or, fidèles d’Athéna, dispose d’une arme terrifiante, et
c’est l’Aurore. Mais le véritable Camus ne décroche pas cette arme, ou c’est rarissime, de son
bâti de signifiants. Il y a le « matin du monde » comme on le lit dans L’Eté, les dix heures du
matin (heure de naissance de Nietzsche) qui lancent Patrice Mersault ingambe vers la villa de
Zagreus, il y le « jour » qui glisse sous la verrière où Meursault prend patience, résigné à
enterrer sa mère, l’ »aube » où il sait qu’ils viennent pour la cérémonie de décapitation. Mais
Camus et ses personnages préfèrent le crépuscule, la nuit. L’enfant prodigue est de retour le
soir, le puîné part «avant la fin de la nuit ». Midi cependant, sans doute sous l’influence du
grand Midi de Nietzsche, -« ô pensée de midi »- est l’heure climatérique où la pensée trouve
son assise et son ascendant. D’aurore, point. Même « la maison devant le monde », où les
libéralités du soleil sont profuses, ne rosit que par le prénom d’une des trois grâces parmi
lesquelles s’ébroue Patrice Mersault. Camus aura-t-il eu la bouche scellée ou la plume figée
par la célèbre phrase de L’Electre -« cela a un très beau nom, femme Narsès, cela s’appelle
l’aurore » - de ce Giraudoux dont il méprisait en 1940 la grâce byzantine, les songeries de
l’intelligence? L’aurore, cela serait-il pour lui un trop beau nom, un nom pour écrivains
bourgeois, normaliens, pétainistes, symbolistes ou épigones du symbolisme ? Un de ces mots
précieux dont Le premier Homme dira qu’on n’en avait pas plus l’usage dans le quartier
pauvre que de la vaisselle de Quimper ou du grès flambé des Vosges ? Aussi l’on s’étonnerait
presque de trouver dans L’Exil d’Hélène la locution « à l’aurore de la pensée grecque » si ce
n’était précisément qu’une locution, une facilité d’écriture, le texte par ailleurs s’ouvrant sur
un nocturne et se fermant sur l’exaltation de la pensée de midi. On peut signaler encore, cette
fois dans le registre des sense data, une aurore non nommée telle mais évoquée par périphrase
descriptive dans la partie de chasse du Premier Homme : « L’horizon vert rosissait puis virait
d’un seul coup au rouge /je souligne /, le soleil apparaissait ». Hypothèse : aura-t-il été fasciné
par et focalisé sur les dernières paroles de Zarathoustra : « Voici mon matin, mon jour qui
commence, lève-toi donc, lève-toi, ô grand Midi ! » ?5 Darwinisme lexical : le matin aura
absorbé l’aurore.
Les trois aurores de L’Homme révolté
Toutefois si l’aurore – le signifiant (or-or) dont
l’effulgence syllabique n’est à l’évidence pas la même que celle de Morgenröte (« matin
rouge ») – s’absente de ses fictions, de ses proses lyriques, de ses éditoriaux, il se manifeste
par trois fois exceptionnellement dans un texte lui-même aussi exceptionnel par les
dimensions et la contention de l’écriture que La Peste où ce n’est pas sur une aurore mais
« l’aube d’une belle matinée » que se rouvrent enfin les portes de la ville délivrée du fléau et
où la dernière image associée à Rieux solitaire est celle du ciel nocturne étoilé ; ce texte, c’est
L’Homme révolté. Or par trois fois c’est dans les parages sinon sous l’égide voire sous la
dictée de Nietzsche que l’aurore y est évoquée. « La nuit splendide où il se complaît », est-il
dit d’André Breton, « annonce peut-être en effet ces aurores qui n’ont pas encore lui, et les
matinaux de René Char, poète de notre renaissance » : c’est exactement, après que Nietzsche
méridien a été évoqué en contrepoint du minuit surréaliste, la citation du Rigveda –« il y a tant
d’aurores qui n’ont pas encore lui » - placée en épigraphe à Aurore. Dans la cinquième et
dernière partie de L’Homme révolté on peut lire : « Au cœur de la nuit européenne, la pensée
solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore ». Cette civilisation est celle – on
s’en doute - dont L’Exil d’Hélène célébrait l’aurore avec la ferveur d’un Zarathoustra. Enfin
le dernier alinéa de l’ouvrage, qui rassemble en strette Nietzsche premier nommé, puis
5
« Dies ist mein Morgen, mein Tag hebt an : herauf nun, herauf, du groszer Mittag ! »
« Voici mon aube, mon jour qui se lève » est une traduction clairement fautive ; pire encore : « Voici mon aube
matinale, ma journée commence ».
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Trois essais sur Camus
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désignés par périphrase Marx, Lénine et les « sacrifiés de 1905 », tous convoqués par un
Ulysse sous cape à tendre l’arc de la vraie maîtrise, exalte une « joie étrange », quadripartie,
dont la pièce la plus honorable, aussi la seule délectable, est « l’ancienne et la nouvelle
aurore ». Ancienne ? La grecque, certes, celle d’Ithaque. Nouvelle ? Annoncée « peut-être »
d’abord (première occurrence), attendue ensuite (la seconde), ici enfin (la dernière) comme
advenue.
Aucune de ces phrases n’existerait sans inhalation préalable du rouge phosphore
nietzschéen. Aucune d’elles n’est indigne de celles que l’on trouve dans la bouche d’or de
Zarathoustra ou dans les aphorismes du Gai Savoir. On peut, on doit même les aimer pour
leur charme incantatoire, leur vertu orphique, leur ferveur optative. Mais elles sont écrites sur
une autre portée que celle où s’écrit la partition historico-politique du livre. Ce sont des
talismans qui permettent à un auteur en difficulté de compenser par la métaphore une aporie
de la pensée. (Camus aurait-il vraiment cru, enivré par les lendemains de la Libération – mais
non ! il a vite déchanté !- à une nouvelle aurore de « l’ignoble Europe » délivrée de ses
démons ?). Le brûlant Schaudern nietzschéen vient à la rescousse d’une espérance et d’une
foi mal étayées. Et ici la critique de Jeanson et de Sartre, quelque répugnante que soit leur
arrogance, n’est pas sans fondement. Les matinaux de René Char annoncent-ils « notre
renaissance » ? Le 11 mai 1985 celui-ci confiera à Jean Pénard : « Un jour ou l’autre nous
ouvrirons les portes sacrées comme à Constantinople en 1453 ». La renaissance, serait-ce
donc le mouvement Ennahda ? Mais lorsque Camus écrit L’Homme révolté la France se
réveille des ténèbres hitlériennes, l’Algérie malgré le lugubre épisode de Sétif semble promise
à de sûrs lendemains français, la nuit islamique, qui n’est pas celle de Jessica, ne menace pas
encore de s’étendre sur le continent européen. Relues en avril 2013, dans une France où il
n’est plus guère question pour nos pétulants Hamlets d’hémicycle que de Taubira or not
Taubira, ces phrases, que cerne plutôt que sertit un essai soutenu, grevé de savoirs
douloureusement concoctés et continûment grave de ton, risquent de ne paraître que les
braises d’un feu débile, relayant mal celles de Nietzsche, sublimes versets ou aphorismes
sibyllins, toujours intempestifs et de là fulgurants. « L’ancienne et la nouvelle aurore » ? Avec
un grain de malice on lirait ici le ouf ! de soulagement d’un écrivain parvenu enfin à l’orée du
boyau d’encre de l’écriture – « l’ancienne », ce serait le souvenir d’un rescapé de La Peste, la
nouvelle, le bondissement joyeux hors de L’Homme révolté. L’une et l’autre, la seconde
surtout, terraquées, cadastrées, tandis que les aurores de Nietzsche, celles des astronautes ou
aéronautes de l’esprit, astrales, sidérantes, sont par-delà le bien et le mal.
Les aéronautes de l’esprit
Voyons maintenant si et comment cette aurore que dit sans
la dire le dernier aphorisme d’Aurore, celle, augurale, prophétique, plurielle (aéronautes) que
j’ai prise avec Charles du Bos pour allume-mèche de ma réflexion, apparaît dans les textes de
Camus : peu, discrètement, même dans ceux, lyriques ou politiques, qui laisseraient entrevoir
dans un indéfinissable lointain le cap de la plus haute espérance. C’est que l’espérance la plus
haute, celle du surhomme (übermensch), thème fatalement élitiste, celle-là que symbolisent
les aéronautes de l’esprit, vol ou navigation vers des contrées encore non découvertes, Camus
ne s’y est guère livré. Le héros présomptif de L’Homme révolté, à la dernière page de l’essai,
n’est pas l’Ulysse de Dante (si nietzschéen avant l’heure) : « nous choisirons Ithaque »,
Ulysse n’est ni Taji ni Achab, moins encore Zarathoustra, il ne peut oser qu’un périple autour
de sa land-locked Méditerranée et enfin le retour en son île. Camus, quand il stylise le
tropisme qui lui est propre, n’imagine en effet qu’un retour (à Tipasa) ; Clamence ne se
hasarde pas plus loin que « d’une île à l’autre ». Et s’il veut élire un homme exemplaire
Camus choisira l’Antoine des Thibault, cet « homme moyen » qui avance « au milieu de tous,
sur le même chemin /…/, vers un avenir inconcevable ». « Inconcevable » : c’est une très
faible lueur, si même c’en est une. Il est vrai qu’Antoine, rescapé de la première guerre
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Trois essais sur Camus
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mondiale, aurait des raisons de soupçonner que c’est le « dernier homme » de l’aphorisme 49
d’Aurore, non les surhommes espérés de l’aphorisme 575, qui se profile sur l’horizon d’une
Europe épuisée.
Melville
Où Camus frôle l’inspiration augurale de cet aphorisme, l’optatif d’une
aurore prometteuse du meilleur et radieusement plurielle, c’est quand il écrit dans le sillage de
Melville. Déjà la clausule de La Halte d’Oran ou le minotaure –« galères prêtes à cingler vers
des îles de soleil »- ouvrirait les espaces sans limites de la grande aventure, mais ce faux
départ a lieu « au milieu de la journée » et les îles de soleil, on s’en doute, ne seront au mieux
que des Cyclades ou des Sporades. La Mer au plus près, où Roger Grenier voit justement ses
pages « les plus poétiques », est la prose lyrique où Camus croise au plus près des
Encantadas. Le branle y est donné à la Battery par l’eau du baptême « noire et pourrie » et il
s’agit d’appareiller vers un ailleurs au plus loin de cette eau baptismale, au plus loin de la
culture et des religions instituées, cinglant sur la « grande mer /…./ ma religion avec la
nuit ». Pas d’aurore prévue au terme de cette équipée nautique, pas d’abordage prévu à une
« Inde inconnue » ; « sans répit courons à notre perte » exclut l’espérance de nouveaux
soleils. Certes, Camus a épousé la cause de Taji ou d’Achab, héros nietzschéens en quête
d’aurore et à jamais déçus, mais là où l’aurore paraît enfin – et c’est une aurore chrétienne,
l’aurore de la rédemption (saint Hippolyte appelait le Christ « l’Orient des Orients ») -, le
corps de Billy Budd tournant « dans la lumière grise et rose /je souligne/ du jour qui grandit »
(Billy ascended and ascending took the full rose of the dawn), il triche (« ne pas tricher »,
pourtant, s’enjoignait-il dans Noces)-, brouille par son commentaire la signification patente de
cette Ascension aurorale.
Cette image, ce symbole, cette eschatologie, ce poème en prose (qui peut faire penser
au Simorgh d’°Attar) qu’est l’aphorisme 575, même les textes de Camus les plus inspirés par
Nietzsche, les plus farcis d’évidents motifs nietzschéens n’en offrent l’équivalent. Camus a
pu, non sans candeur, imaginer, à Sidi Madani par exemple, une confrérie d’écrivains liés par
un même amour de l’écriture, capables de dire « nous » sans hypocrisie ; les imaginait-il
envolés dans un vol éperdu vers « le point où jusqu’à présent tous les soleils déclinèrent et
s’éteignirent » ? L’approximation la moins frivole, la moins décevante de cet aphorisme, on
peut la trouver dans Noces – « ces barbares qui se prélassent sur des plages, j’ai l’espoir
insensé qu’à leur insu peut-être ils sont en train de modeler le visage d’une culture où la
grandeur de l’homme trouvera enfin son vrai visage ». Ce qu’il y aurait de Nietzsche auroral,
ici, ce serait le ton dubitatif (« espoir insensé ») (« peut-être »), ce double piano qui exténue
l’audace. Ou dans Noces à Tipasa qui se termine par évoquer « toute une race, née du soleil et
de la mer, /…/ qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages adresse son
sourire complice au sourire éclatant de ses ciels ». Mais ces barbares ne sont pas des
aéronautes, ils restent rivés au rivage, se prélasser trahit le laisser-aller du farniente à
l’antipode du vouloir, du désir puissant que souligne l’aphorisme. Au chapitre De la
béatitude involontaire (Ainsi parlait Zarathoustra, III) Nietzsche écrivait : « Mes enfants, je
veux les voir dressés au bord de la mer » - « am Meer dastehen – (rien à voir avec les
barbares qui se prélassent ni la race qui adresse un sourire), et chacun d’eux (ils ne constituent
pas un agglomérat) est « un phare vivant de vie invincible –ein lebendiger Leuchtturm
unbesiegbaren Lebens. Les barbares, notait Nietzsche par ailleurs (aphorisme 429), sont plus
heureux mais nous ne « voulons pas le sable, nous voulons le feu et la lumière ». Un fragment
d’Aurore, cité à plusieurs reprises par Jean-François Mattéi, constate qu’ « un âge de barbarie
commence », sans que ce constat ait rien de prometteur. Ce qui répond le mieux à
l’aphorisme dernier d’Aurore, chez Camus, ce serait, citée dans son diplôme, une phrase de
Plotin sur l’âme qui, ouvrant ses ailes, tant qu’il y a quelque chose au-dessus de ce qui lui est
présent monte naturellement plus haut.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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L’aurore des créateurs, du créateur
Il est donc certain que si cet aphorisme 575 invite
à espérer que pourrait poindre dans le futur l’aurore collective d’une humanité enfin guérie de
la mort de Dieu et méritant sans aucun secours venu d’ailleurs sa propre glorification par le
vœu réalisé de se surpasser elle-même, une telle aurore ne se laisse entrevoir sur aucune des
laisses textuelles de Camus. Mais peut-on croire que Nietzsche ait jamais cédé à l’illusion
d’un avenir où l’espèce humaine se surpassant deviendrait une collectivité de surhommes ?
Certes les références en faveur de cet …optimisme (mais l’optimisme selon lui est infâme,
l’optimiste un décadent) ne manquent pas. Exemple (Le Gai Savoir, aphorisme 125) : nous
avons tué Dieu, nos successeurs appartiennent à une histoire plus haute que ne fut jamais
toute histoire ». Mais les exemples dans le sens contraire ne manquent pas non plus, et
l’aphorisme 49 qui exclut clairement l’hypothèse d’un accès de l’humanité à un ordre
supérieur ne prévoit guère de lendemains que ceux du dernier homme. L’accès - auroral – à
un plus haut niveau d’humanité n’est réservé qu’à une élite – les happy few – de Stendhal (les
susdits trente oiseaux du Simorgh), cela transpire dans les énoncés autarciques, solipsistes de
Nietzsche, cela ne concerne qu’une élite souvent restreinte à lui-même, rien que lui. Il n’y
aura pas « d’autres oiseaux » qui voleront plus loin » ; ou pour dire plus juste il y en aura,
comme le pressent Zarathoustra dans La Salutation, mais il y en a, il y en a eu, Nietzsche le
reconnaît au hasard de ses pensées dispersées et disparates – ainsi l’aphorisme 551 déplore-til que les poètes ne veuillent pas « redevenir ce qu’ils furent peut-être autrefois : des
visionnaires » ; ou bien l’aphorisme 96, à la question « qu’-est-ce qui adviendra alors ? »,
répond : « faisons plutôt en sorte que l’Europe rattrape ce qui, en Inde /…/ ». C’est, comme
l’affirme René Char par le trou de son omphalon vauclusien, Baudelaire qui au
mécontentement de Nietzsche postdate et voit juste : der höhere Mensch ? l’homme
supérieur ? Un phare. Les phares. Que sont alors « mes enfants /…/ phare vivant de vie
invincible » ? L’Avant-propos d’Aurore, rédigé à l’automne 1886, après avoir cité en exergue
– je le rappelle – le Rigveda – « il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui » - nous intéresse
au seul auteur d’Aurore persuadé, mais sur le mode interrogatif qui reflète la clausule « ou
bien, mes frères, ou bien ? », qu’il aura « son matin à lui, sa propre rédemption, sa propre
aurore ?... » -seinen eignen Morgen, seigne eigne Erlösung, seine eigne Morgenröte ?... »
L’aurore nietzschéenne est l’autore du créateur. Schaffen, créer, en langue allemande
s’appareille à schiffen, naviguer. Les aéronautes, il est loisible et licite d’identifier à des
nautoniers : « enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile » (Gai Savoir,
aphorisme 343) – endlich dürfen unsre Schiffe wieder auslaufen. Les Luft-Schiffahrer des
Geistes sont des Schafferer. Les créateurs enfantent. Camus pouvait lire dans Aurore
(aphorisme 552) : « Y a-t-il un état plus sacré que la grossesse ? » Zarathoustra s’écriera (II,
Les Iles bienheureuses) : « Pour que le créateur soit lui-même l’enfant nouveau-né, il faut
qu’il ait la volonté d’être celle qui enfante, avec les douleurs de l’enfantement » ; (Du pays de
la culture) « je n’aime donc plus que le pays de mes enfants » ; (III, De la béatitude
involontaire ) « car on n’aime au fond que son enfant et son œuvre ». Mais quel enfant y a-til, pour Nietzsche, autre que son œuvre ? Le motif insiste encore dans Le Crépuscule des
idoles : « pour qu’il y ait la joie éternelle de la création /…/ il faut aussi qu’il y ait les
douleurs de l’enfantement ». Or cette aurore-ci, qui se lève sur l’écrivain en travail, dans les
douleurs de la grossesse, il est certain que Camus, créateur, et par là aéronaute de l’esprit,
« höhere Mensch », en a mainte fois éprouvé la lueur exaltante. En témoigne cette lettre à
Char du 25 février 1952 : « dix heures par jour à ma table /…/ Mais l’accouchement est long,
difficile, et il me semble que l’enfant est bien laid ». La Préface à L’Envers et l’endroit
confesse que « l’exécution » (puerpérale, non capitale) est « une longue peine ».
L’enfantement d’une œuvre est aussi l’enfantement de soi. Mersault, héros de La Mort
heureuse, avait « enfanté dans la douleur » un être neuf. On ne peut douter que l’évocation de
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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l’enfance dans Le Premier Homme ne soit la mise au monde par l’écriture romanesque d’un
homme nouveau, d’un premier homme. Camus s’est éprouvé parturient, créateur. Mais
…cela, pour lui, ne s’appelle pas l’aurore ?
Un texte de Carnets III
Eh bien, si. Il aura une fois au moins associé l’aurore, telle
quelle, à la « puissante douceur » (je cite l’aphorisme 473) de la paternité. Au prix de
surdéterminer sans doute – mais je m’en arroge le droit en toute rigueur – le récit d’un rêve
dont accouche le tome III des Carnets, j’ose avancer le soupçon que pour Camus comme pour
Nietzsche l’enfantement, l’enfant avenu sont éclairés d’une lumière aurorale. Dans ce rêve
qu’il dit itératif Camus qui marche au supplice aperçoit ses enfants ; son fils Jean « se dirige
vers un coin et je dis en le voyant (mais ce sentiment n’est pas entier en moi, plutôt comme
une aurore, une sorte de découverte ravie et angoissée) : « Et puis lui recommencera » ». Le
mot « aurore » se faufile ici, intrus doublement (dans un rêve et une parenthèse), mais il a
lieu, et ce qui se dit du fils charnel peut se dire aussi des enfants livresques si l’on pense que
chaque livre dont on se délivre, dont l’exécution chaque fois capitale aura été « une longue
peine », est une prolongation de soi, un recommencement de soi.
Le psaume 110
« Entouré de tous côtés », écrivait Nietzsche à Lou Andreas-Salomé,
« par des aurores, mais pas par des aurores imprimées » - ni, on le suppose, par des aurores en
brouillons – il pressent « une possibilité dorée à l’horizon de toute /sa/ vie future ». Cette
possibilité ouvre elle-même un horizon de conjectures possibles. Or parmi les aurores qui,
imprimées, ne le sont qu’en désespoir de cause – le texte conservé étant à peu près
indéchiffrable - il en est une, locus desperatus du psaume 110 (ou 109 vulgate), qu’il faut
remercier Henri Meschonnic d’avoir sauvée et surexposée dans un mot à mot talismanique :
« Dès la matrice de l’aurore /mé-réhém mishehâr/ pour toi la rosée /le-khâ tal/ de tes enfances
/yaldutêy-kha/ »6. A ce verset mystérieux qui donne comme la quintessence de tout ce que
Nietzsche a pu méditer et élaborer sur la parturition physique ou spirituelle celui-ci ne se sera
sans doute jamais intéressé ni en philologue ni en philosophe, et à Camus non plus je ne sache
pas qu’il ait inspiré, si seulement il l’a lu, la moindre réflexion. L’un et l’autre ne sont-ils pas
déterminés à préférer toujours aux aurores bibliques, dont la lueur ne semble pas les toucher,
celle aux doigts de rose de cet Homère que La Généalogie de la dit « nature toute d’or « ?
Eh bien je veux, non sans audace, non sans péril, au risque d’errer (mais Aurore nous avise
qu’il est des fautes de jugements dont la vie tire un heureux parti), fort de la « possibilité
dorée » dont Lou Salomé reçoit le présage, et à la faveur des aphorismes 568 et 573, suggérer
une aurore et une autre aurore possibles, pour Nietzsche et pour Camus.
Aphorisme 573
Commençons par l’aphorisme 573. Lou Andreas-Salomé le cite en
exergue du second chapitre de son ouvrage Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres,
intitulé : « Ses métamorphoses ». Le voici : « Changer de peau .- Le serpent périt lorsqu’il ne
peut pas changer de peau. De même les esprits que l’on empêche de changer d’opinions
cessent d’être des esprits ». Déjà dans Humain trop humain (I, 637) on pouvait lire : « Nous
nous avançons poussés par l’esprit d’opinion en opinion,/…/ en nobles traîtres de toutes
choses ». Or Lou rapporte dans ce chapitre, et le reprendra dans ses conclusions, un étrange
propos, mi-sérieux mi-facétieux, du penseur de l’éternel retour : « Oui, la course commence et
se poursuit …., mais jusqu’où ? Où court-on quand toute la route a été parcourue ? Si toutes
les combinaisons étaient épuisées, qu’adviendrait-il ? Et comment ? Ne devrait-on pas revenir
à la foi ? A la foi catholique ? » Et d’ajouter : « En tout cas l’achèvement du cercle serait plus
probable que le retour à l’immobilité ». Tirant parti de cette confidence faite à Lou, fort de
6
Merci à Jacques Dumarest dont le savoir d’hébraïsant m’a ici secouru.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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l’aphorisme du serpent, portant sur la triviale impiété moderne ou post-moderne un diagnostic
de parfait mépris Philippe Sollers à la dernière page de sa biographie romancée de Nietzsche
représente « M.N ». écoutant pensif dans le coin d’un salon, au val d’Aoste, Benoît XVI qui
interprète la sonate en ut mineur de Mozart. Converti ? Non. Mais papiste par la musique sans
laquelle le monde serait une erreur, et quelle musique serait plus réconciliatrice que celle du
« génie serein, enthousiaste, tendre et amoureux de Mozart » quand l’interprète une main
pontificale ? Cette espèce d’aurore - Nietzsche rallié par la plus lumineuse des musiques à un
pape qui ne soit pas César Borgia - n’est pas, en ce crépuscule cacophonique de l’Europe,
improbable. (Le vieux pape auszer Dienst, « hors service » de Zarathoustra, d’ailleurs, n’est-il
pas sympathique ? N’est-il pas un höherer Mensch en sursis ?) Et Camus ? La « divine
liberté » respirant dans l’œuvre de Mozart lui aura inspiré, pour le second centenaire de sa
naissance, un « remerciement » qui est sa dernière chronique à l’Express, et quoique son goût
ne le porte ni vers la sonate ni, comme on le voit dans La Chute, vers la tiare rien ne nous
interdit d’imaginer qu’au seuil du troisième millénaire, après qu’un Pape a triomphé sans
autres armes que spirituelles du totalitarisme soviétique, il se fût senti pour « le Romain » de
l’indulgence et eût virtuellement consenti à écouter avec autant d’émotion que Don Juan la
sonate Köchel 457 interprété par Josef Ratzinger. « Il faut pardonner au pape »…
Aphorisme 568
« Poète et oiseau .- L’oiseau Phénix montra au poète un
rouleau embrasé qui se carbonisait : « Ne t’effraye pas, dit-il, c’est ton œuvre ! Elle n’a pas
l’esprit de l’époque et moins encore l’esprit de ceux qui vont contre l’époque : par conséquent
il faut qu’elle soit brûlée. Mais c’est là un bon signe. Il y a maintes espèces d’aurores ». C’est
donc une aurore concevable que l’embrasement du rouleau des œuvres et l’on aurait tort de la
refuser à Nietzsche, même si durant ses dernières saisons de santé mentale il ait brûlé (amourpropre, quand tu nous tiens !) d’être publié. Cet embrasement n’a pas eu lieu – on s’en félicite
– mais c’est le cerveau de Nietzsche qui est entré en combustion. A la fin d’Un Roi sans
divertissement « il y eut », écrit Giono, un « énorme éclaboussement d’or /…/ C’était la tête
de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers ». Nietzsche se flattait d’être un
explosif - ich bin ein Dynamit ; dans une lettre à Gast il se targue d’avoir réalisé avec Ecce
Homo « le plus haut superlatif de la dynamite ». Un mois plus tard à peine, et c’est un
Fukushima cérébral. « Un jour », écrit Andler, « Dionysos et le Crucifié se fondirent en lui
…De foudroyantes lueurs s’unirent dans une coulée de feu qui le submergea ». Le dernier
aphorisme d’Aurore dardait « une pensée /…/ qui « s’élance » /…./ « au-dessus de notre tête
et de l’impuissance de notre tête ».
….. « La tête pleine d’or c’est l’automne qui tombe » (Georges Saint-Clair) …..
Sacrifizio dell’ intelletto
Impuissance ? Cela s’achève peut-être en un tête-à-cœur. Dans
le temps de sa lucidité impérieuse, arrogante, Nietzsche affectait le plus haut mépris pour le
sacrifizio dell’intelletto. Le voici rendu à une humilité de catastrophe. Une idée prodigieuse
mais probablement farfelue quoiqu’elle puisse être autorisée par Nietzsche lui-même
encourageant les jugements erronés s’ils favorisent la vie et par l’ami Overbeck qui crut sa
folie simulée – Camus étant assez sensible à ce soupçon pour le noter et ajouter qu’ »à la
clinique de Iéna » il parle « lucidement de tout avec Overbeck pendant de longs moments » ce serait que, pareil enfin à l’un ou l’autre de ces idiot(e)s –salos, salê – ou yourodivyj (fous
du Christ) bien connus de la tradition érémitique il ait consenti consciemment,
consciencieusement, à paraître un hébété ou, comme il dit une fois du Christ, un idiot.
Toutefois, quand même aurait-il cessé d’être soi, il lui est échappé quelques phrases qui
trahissent une transmutation des valeurs plus hardie que la plus hardie qu’il ait pu concevoir
et qui l’appareille, en de brefs instants, aux hésychastes. Deux réflexions, deux traits d’une
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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étrange lumière méritent d’être ici produits. A sa sœur qui lui tend un livre : « N’ai-je pas,
moi aussi, écrit de beaux livres ? » (Camus a noté qu’il parlait à la clinique « lucidement de
tout /…/ sauf de ses œuvres »). Carbonisés ? Non Et pourtant oui en un certain sens :
carbonisé l’orgueil à la fois lucide, rieur et délirant avec lequel il en faisait le panégyrique
dans Ecce Homo. Une autre fois, apercevant une petite fille dont le fixent les yeux étonnés il
pose la main sur sa tête : « N’est-ce pas l’image de l’innocence ? »
Ainsi le changement de peau du serpent Nietzsche serait complet. Faisant, de gré ou (c’est
plus que probable) de force le sacrifizio dell’intelletto il s’est dépouillé de son épiderme
chatoyant, électrique, sismique de penseur, il a renoncé à cette arrogante virtuosité de verbe
qui en faisait un prodige de psychologue critique, de moraliste de l’immoralité, de poète
dionysiaque et de fondateur d’une religion irréligieuse et il est entré, au prix d’une
capitulation équivalant à une décapitation, dans cet abêtissement que recommandait Pascal,
délivré du souci obsédant. « Le philosophe doit-il perdre la tête ? » questionnait en l’an 2000
Jean Maurel. Oui. Soleil cou coupé.
Et Camus ? A-t-il envisagé une calcination de ses œuvres qui serait préface à une
aurore ? A-t-il perdu sa tête en sorte qu’elle tombe, selon le conseil des hésychastes, dans son
cœur ? Il faut d’abord souligner combien la métaphysique du feu, sinon l’image de l’aurore, le
tisonne. Dans sa Conférence d’Upsal il rappelle l’anecdote de Nietzsche allumant la nuit sur
les montagnes qui dominent le golfe de Gènes de grands incendies de feuilles, et faisant de
cette anecdote métaphore imagine notre époque comme « un de ces feux dont la brûlure
insoutenable réduira sans doute beaucoup d’œuvres en cendres ! » Une telle nuit, et ce serait
aussi bien un crépuscule, prépare une espèce d’aurore. Cela est assez clairement dit aux
dernières lignes de la Préface à L’Envers et l’endroit qui vouent virtuellement tout l’œuvre
antérieur à l’ecpyrose – « je continue de vivre avec l’idée que mon œuvre n’est même pas
commencée », dans l’espoir, ajoutons, de ce qu’il est licite avec Nietzsche de nommer une
espèce d’aurore : ce serait « retrouver /…/ les deux ou trois images simples et grandes sur
lesquelles le cœur /je souligne/, une première fois, s’est ouvert ». Simulacre d’autodafé,
corollaire d’un acte de foi. « Une première fois » : Le Premier Homme, au contraire de « La
Chute », le plus affreusement crépusculaire des récits de Camus où s’étiole et s’éteint dans les
vicissitudes et la société des derniers hommes (ceux qui forniquent et lisent les journaux) un
individu à jamais voué aux brouillards et aux flocons, au contraire mais dans la consécution et
en conséquence de La Chute, est le roman auroral de la première fois, une postérité du soleil,
le jour levant d’un premier matin du monde, comme l’indique au hasard d’une page exaltée
l’horizon vert qui rosit et vire au rouge cependant que se nourrit dans la chaleur d’une
heureuse connivence le cœur des camarades en partance pour la chasse. Alors se trouve trahie
– noble traîtrise – l’intelligence combative, orgueilleuse, tyrannique du « roi de la vie ».
« Une aurore indécise et différente » Aussi n’est-il pas insensé d’interpréter à la lumière de
l’humilité, de la « clairvoyante humilité », comme disait Thérèse d’Avila, la phrase
énigmatique, en marge du Premier Homme, qui aura été l’allume-feu de ce colloque :
«Affrontés à …. dans l’histoire la plus vieille du monde nous sommes les premiers hommes –
non pas ceux du déclin comme on le crie dans /…/ journaux mais ceux d’une aurore indécise
et différente ». Cette convocation de l’aurore, à cette date (indécise mais sûrement tardive),
dans les marges de ce roman tout autre que La Peste, après que La Chute, le plus nietzschéen
de ses textes par ses ambiguïtés, ses ironies et ses ruses, a mis en scène dans les malebolge
d’Amsterdam le nihilisme et ses derniers hommes, ne peut être une simple reprise par Camus
des aurores de L’Homme révolté, d’autant que flambe déjà le crépuscule sanglant de l’Algérie
française. L’interpréter à la lumière de l’humilité, dis-je. Mieux vaudrait dire de l’amour,
dont Camus se propose de faire le signe ascendant de sa troisième période créatrice. « Nous
sommes les premiers hommes – non pas ceux du déclin » ? Ceux du déclin, ce sont les
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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derniers hommes dont La Chute, avec son faux prophète, a offert le prototype. Or Nietzsche –
je l’ai assez souligné – laisse indécidable, dans ses aphorismes ou versets contradictoires, si
l’avenir est à de successives aurores de « Grandeur humaine toujours croissante » (La Volonté
de puissance) ou si l’humanité (il s’agit pour lui de l’Europe) s’enfonce dans la décadence.
Nous savons aujourd’hui (voir supra) que c’est la décadence qui débobine en ces temps de
débâcle spirituelle, du moins en France, son rouleau de culpabilités, de pitiés hypocrites et de
falsifications. J’avais relevé, voilà environ une décennie, le contresens grossier, si grossier
que désopilant, dans un numéro de la revue Epochè, commis sur la bunte Kuh (la « vache
bariolée ») de Zarathoustra par des interprètes frauduleux ou effarés, repris dans une pieuse
recension du Monde, qui autorisait ces suppôts du dernier homme à faire de Nietzsche contre
l’évidence un apologiste du métissage culturel. Au moment où Camus risque cette prophétie
d’un lever d’aurore s’amorcent en France les « trente Glorieuses », comme les appelle l’esprit
sans esprit de la Boutique. Certes, ce n’est pas de cela, pour lui, qu’il s’agit. Il ne s’agit pas
non plus, ce semble, il ne peut plus s’agir, avec ce « nous /…/ les premiers hommes », des
jeunes « barbares », ses frères de « race », dont il attendait jadis la fécondation d’une nouvelle
culture méditerranéenne et la réanimation de l’Europe moribonde. Je hasarde – et qu’elle soit
« indécise », « différente » conforte l’hypothèse – que cette aurore signifie, pour lui-même et
pour « nous » - rescapés non seulement de l’idéologie mais aussi de la nostalgie insulaire
(celle qui boucle L’Homme révolté) - l’accès à une façon de vivre, c’est-à-dire de penser, qui
soit, répudiés l’orgueil et la démesure, le vœu augustinien de passer toute mesure, par
humilité, dans l’amour. De cela Le premier Homme est une première approche, en cela une
aurorale naissance - naître (il faudrait ici invoquer Hannah Arendt) y est axial, crucial.
Aurore indécise, différente …celle qui éclaire enfin l’élévation de Billy Budd ? Celle de
l’Orient des Orients ?.... Ou bien, mes frères, ou bien ?...
Aphorisme 575 d’Aurore.
Nous autres aéronautes de l’esprit .- Tous ces hardis oiseaux qui s’envolent vers des espaces
lointains, toujours plus lointains,- il viendra certainement un moment où ils ne pourront aller
plus loin, où ils se percheront sur un mât ou quelque aride récif – bien heureux encore de
trouver ce misérable asile ! Mais qui aurait le droit d’en conclure qu’il n’y a plus devant eux
une voie libre et sans fin et qu’ils ont volé aussi loin qu’on peut voler ? Pourtant, tous nos
grands maîtres et tous nos précurseurs ont fini par s’arrêter, et quand la fatigue s’arrête elle ne
prend pas les attitudes les plus nobles et les plus gracieuses : il en sera ainsi de toi et de moi !
D’autres oiseaux voleront plus loin ! Cette pensée, cette foi qui nous anime, vole à l’envi avec
eux, elle va toujours plus loin, plus haut, elle s’élance tout droit dans l’air, au-dessus de notre
tête et de l’impuissance de notre tête, et du haut du ciel elle voit dans les lointains de l’espace,
elle voit des troupes d’oiseaux bien plus puissants que nous qui s’élanceront dans la direction
où nous nous élancions, où tout n’est encore que mer, mer, et encore mer ! – Où voulons-nous
donc aller ? Voulons-nous franchir la mer ? Où nous entraîne ce désir puissant, qui prime
pour nous tout autre plaisir ? Pourquoi ce vol éperdu dans cette direction, vers le point où
jusqu’à présent tous les soleils déclinèrent et s’éteignirent ? Di ra-t-on peut-être un jour que
nous, nous aussi, gouvernant toujours vers l’ouest, nous espérions atteindre une Inde
inconnue ,- mais que c’était notre destinée d’échouer devant l’infini ? Ou bien, mes frères, ou
bien ?-
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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Camus à contre-Plotin ?
« Les voilà aujourd’hui déchiffrant péniblement des pages mystiques de Plotin ou de
Porphyre » : Camus n’est pas brocardé par ce propos du jeune Baudelaire se moquant de luimême, sous le masque de Samuel Cramer, dans La Fanfarlo. Il n’est pas compromis non plus
avec le Klestakoff du Revizor dont il se plaît à trisser la formule hauturière et aussi frivole que
fanfaronne –« je sens qu’il va falloir s’occuper de quelque chose d’élevé » - dans La Halte
d’Oran ou le Minotaure où il souligne avec une âpreté joviale pimentée d’humour que sur les
boulevards d’Oran on n’agite pas « le problème de l’être ». Il l’agita, lui, sur les bancs de
l’Université d’Alger, déjà peut-être dans la classe d’hypokhâgne, et l’on ne peut se défendre,
à lire ce trait assez féroce sur les Oranais (d’aucuns lui en voulurent), du soupçon qu’il y a
quelque fierté patricienne, chez ce rejeton de la plèbe algéroise parvenu aux études
supérieures et persuadé de sa vocation philosophique, à se distinguer de la masse des
leucémiques de la pensée.
C’est lui, selon toute vraisemblance, qui choisit pour son Diplôme d’études supérieures
un sujet aussi ambitieux que Néo-platonisme et Christianisme, choisissant ainsi de se mesurer
avec deux des grands astreignants de l’esprit européen, que dis-je, de l’esprit universel.
Cette chose très élevée dont il s’occupa une année durant on serait tenté de croire qu’une fois
l’épreuve passée avec une mention un peu mieux qu’honorable il s’en serait désintéressé pour
passer à d’autres choses. Or tel n’est pas, me semble-t-il, le cas. Néo-platonisme et
christianisme, nommément Plotin et saint Augustin, l’ont exercé, attirance et répulsion, bien
au-delà de la circonstance universitaire, et comme l’un et l’autre dans l’histoire de la pensée
non moins que dans la vérité de leurs feux croisés si incompatibles soient-ils ont partie liée, il
n’est pas surprenant que l’attirance ou la répulsion ressenties par Camus les concernent à la
fois l’un et l’autre différemment ou indifféremment. Je fais le pari de croire que leur trace,
dans son œuvre, se laisse découvrir bien au-delà des ouvrages où elle est évidente, bref qu’il
n’en finit jamais avec eux ou, si cette assertion paraît trop imprudente, qu’il n’est jamais
illicite de chercher dans L’Homme révolté ou La Chute quelque trace de l’ancienne lecture
des Confessions ou des Ennéades.
Ce qui est sûr, c’est que dans cette région de la planète intellectuelle que je nomme la
Camusie une persévérante erreur est commise à propos de Camus concernant la relation qu’il
entretient avec les unes ou les autres. Erreur en symétrie : s’agissant de saint Augustin ou du
christianisme, on jure ses grands dieux qu’il se tient à distance, allergique et rebelle à toute
sympathie7 ; s’il s’agit de Plotin l’on prétend au contraire qu’il fut un temps plotinien sinon de
stricte observance du moins de discrète et fugace allégeance. « Nous ne voulons pas voir »,
écrivait Chestov, parce que cela n’est pas admis, ou bien parce que notre âme ne l’accepte
pas ». Telle est la coercition exercée par l’Opinion, ou la dérobade d’un intellect déconnecté
du mystère. Or ce refus de voir est ici de grave conséquence : c’est s’interdire de comprendre
comment le génie littéraire de Camus ne serait pas ce qu’il est sans l’insistance en son for
intime d’un insoluble débat sur les modes contrastés de la tentation et du refus avec le penseur
de l’Un-Bien et le penseur du Dieu trinitaire.
« A contre-Plotin » est donc un titre-pétard qui exigera des nuances. Commençons par le
Diplôme : à l’évidence néo-platonisme et christianisme, Plotin et Augustin y sont examinés
avec sympathie. Que « l’homme grec » y soit préféré à l’homme chrétien, cela transpire, mais
très discrètement. Le philosophe alexandrin cependant y est salué – c’est la clausule d’un
chapitre à lui dévolu – dans des termes exquis (empruntés ? peu probable) - « Plotin sent en
7
Se reporter à mon travail sur « Camus chrétien ? »
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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artiste et pense en philosophe, selon une raison toute pénétrée de lumière et devant un monde
où l’intelligence respire » - dont l’on chercherait en vain l’équivalent pour saluer en l’évêque
d’Hippone le penseur et l’écrivain. A la fin de l’année 1938 Camus note dans un Carnet :
« reprendre travail sur Plotin. Thème : la Raison plotinienne », etc. Cette reprise n’aura pas
lieu sinon quelques notations furtives, mais l’avoir souhaitée indique assez que les Ennéades
n’auront pas été pour lui seulement une excursion universitaire. Mais voici Noces ….
L’exposé idéal, selon mon dessein, consisterait à montrer comment Noces s’écrit à
contre-Plotin (ou à contre-Augustin, c’est tout comme), comment Le Mythe de Sisyphe, où se
découvre l’ambition philosophique, redouble, mais avec des atténuations, le non à Plotin,
comment L’Homme révolté qui pourrait être, avec l’insistant motif de l’unité, un
retournement, excluant la première hypostase manque la conversion plotinienne et par là le
réalisme politique, comment enfin La Chute où de Plotin apparemment plus rien ne subsiste
serait de tous les textes de Camus le moins infidèle aux Ennéades par la chute dans le
bourbier de la matière qui y est décrite comme l’inéluctable effet de l’oubli de l’Un-Bien.
Mais un incident de lecture a perturbé ce sage programme : L’Ordre libertaire est une ode à
Camus dont j’eusse fait volontiers l’éloge si sur néo-platonisme et christianisme Michel
Onfray ne révélait pas imprudemment ou impudemment des talents d’escroc et de faussaire,
décidé à ne pas voir ce qui n’est pas admis (par l’Opinion) ou à voir ce que son âme accepte
alors que cela n’est pas. J’ai donc ajouté à mon programme une petite réfutation de son Plotin
imaginaire tel qu’à l’en croire il ne pouvait que plaire à Camus, et du coup je me suis avisé de
dire succinctement les vrais motifs qu’avait Camus d’acquiescer à quelques propositions du
vrai Plotin. (Cette année 2013 paraît le livre de Michael Parayre, Michel Onfray une
imposture intellectuelle, cependant que Serge Tribolet, dans son livre Plotin et Lacan tient
Onfray non pour un militant camouflé en faux philosophe).
Les trois pages de L’Ordre libertaire dévolues à Camus lecteur de Plotin sont si
constamment erronées que c’en est presque un miracle et, pour des lycéens de classe
terminale, un modèle de ce que peut le parti pris contre l’évidence . Le titre qui les coiffe,
plotinien donc communiste, est une déduction menteuse ; l’idée que Noces serait un « exercice
de style plotinien » ne résiste pas dix secondes à l’examen ; conséquemment que Plotin y soit
choisi contre Augustin est une coquecigrue, Camus les refusant – c’est aussi clair que le jour
- l’un et l’autre. Mais il est moins facile de lire que de délirer.
Plotinien donc communiste ? On sait que Camus entre au Parti à l’instigation de son
ami Claude de Fréminville, dans le temps qu’il lit les Ennéades ou au moins des travaux
érudits sur les Ennéades. Plotin voulait fonder à l’instar de Platon une cité idéale qu’il eût
appelée Platonopolis. Cette Platonopolis, rêvée sinon réalisée, est l’argument de Michel
Onfray. O combien spécieux ! Nul moins communiste, par tout ce qu’on sait de lui, que
Plotin, nulle cité en sa conception moins communiste que sa Platonopolis : fils de famille dans
son Egypte natale, à Rome vivant chez Gémina, épouse puis veuve de l’empereur Trébonien,
familier d’un autre empereur, Gallien, et de sa femme Salonine, ayant pour auditeurs de ses
cours des médecins, des hommes d’affaires, des sénateurs, n’ayant pour la foule des
travailleurs manuels que mépris8 il est patent que sa cité idéale eût été exclusivement
aristocratique, la plèbe n’y étant admise que pour le service. Onfray continue par énumérer
vingt-et-une « thèses » des Ennéades séduisantes, à son avis, pour Camus : exact pour
quelques-unes d’entre elles, faux ou douteux pour la plupart, et nombre d’entre elles
déformées ou même falsifiées. Deux exemples ici suffiront : « le plaisir réside dans l’ataraxie
totale » : total contre-sens et sur la pensée plotinienne et sur la libido camusienne. Etre
8
Ennéade II, 9.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
16
heureux ce serait « posséder la vie des sens et raisonner correctement »9 : mais pour Plotin le
bonheur ne se trouve nullement dans la vie des sens et le raisonner – to logistikon – est le plus
bas degré de la performance intellectuelle ; quant à imaginer que là serait pour Camus le
bonheur, quelle galéjade ! « Plotin » - termine Onfray – « agit en fer de lance méditerranéen
d’un Platonopolis solaire et dionysien » : solaire et dionysien, oui, c’est bien ainsi que l’on
peut décrire Noces, mais à l’antipode de Platonopolis et en manière de courtois pied-de-nez à
Plotin.
Echappons à ces simplifications trompeuses. L’auteur de L’Ordre libertaire ne
présente un Camus fervent de Plotin que pour souligner son allergie à Augustin. La réalité,
pour autant qu’elle s’inscrive dans une alluvion de textes, est beaucoup plus complexe. Dans
une lettre de fin 1934 ou début 1935 Camus sermonne son ami de Fréminville : « Je pense
tout d’un coup au divertissement pascalien. Non, Pascal ne se divertit pas avec Dieu. C’est
une phrase. Et, au pis-aller, mieux vaut se divertir avec Dieu qu’avec le Bien ou l’Idée pure.
Ne tourne pas si résolument le dos à tout ce qui ressemble à du divin ». Le Dieu de Pascal est
le Dieu d’Augustin – cela ne fait nul doute – qui semble ici disqualifier les grandes notions
du néo-platonisme. Mais par ailleurs Pascal et Plotin sont loin d’être incompatibles, comme
en témoigne cette remarque du Diplôme - « En une certaine mesure la Raison plotinienne est
déjà le cœur de Pascal » - et comme on peut l’inférer d’un texte de 1933 (Camus est en
hypokhâgne) dont l’exergue est emprunté aux Pensées, où Claudel est mentionné comme un
« maniaque de l’Unité » et où se trouve citée l’Ennéade I, 6 (Du Beau) à propos de
l’architecture de la maison mauresque : « l’être extérieur de la maison /…./ n’est que l’idée
intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité
son être indivisible ». L’art dans la communion respire Plotin sur le mode approbatif par le
vœu d’unité qui s’y affirme et sur le mode déceptif par l’aveu final d’un échec à la réaliser
dans l’ordinaire d’une expérience sensible et intellectuelle condamnée écrit-il aux
« dualités ».
Plotinien cela dit, et contre Augustin si l’on veut, mais surtout contre la gnose chrétienne,
Camus l’est en 1936 ou 1938, le restera, même distrait des Ennéades, sur quelques points qui
se résument en ceci 10: « ils méprisent le créé et notre terre », ils prétendent à une « terre
nouvelle » ; quelle erreur que de « mépriser le monde, mépriser les dieux et toutes les beautés
qui sont en lui » ! que de haïr la nature corporelle ! Il faut paisiblement aimer, écrit le
philosophe, jusqu’à « la beauté des pierres » - to kallos tôn lithôn. Cela concédé, Noces est à
l’évidence un exercice de polémiste lyrique contre Plotin ou, il n’importe, Augustin. Je l’ai
montré ailleurs11. Il suffit ici de rappeler le passage : « Et sans doute cela ne peut suffire. Mais
à cette patrie de l’âme tout aspire à certaines minutes. « Oui, c’est là-bas qu’il nous faut
retourner ». Cette union que souhaitait Plotin, quoi d’étrange à la retrouver sur la terre ? »
Autant dire, poliment mais fermement : « cause toujours » - c’est le titre d’un film – ou (titre
d’un autre film) : « cause toujours, tu m’intéresses ».
Le Mythe de Sisyphe est une autre contestation de Plotin mais dans le plan philosophique
et sous les auspices de plusieurs philosophes modernes eux-mêmes contestés, notamment
Chestov et son Pouvoir des clefs. J’ai pris le parti de regarder d’abord, parce que le non à
Plotin s’y déclare sans modération, le grand chapitre de L’homme absurde. Tout ce qui est dit
9
On lit bien, dans l’Ennéade I, 4 (« Du Bonheur »), « l’homme a la vie complète quand il possède non
seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner »… « et l’intelligence véritable » ; en scotomisant ce
membre de phrase Onfray élimine, consciemment ou non, la perspective plotinienne des degrés ascendants et de
l’accomplissement de soi dans un mouvement de transcendance par-delà et les sens et le raisonner.
10
Ennéade II, 9.
11
Ni absurde ni révolte ni amour (colloque de Marseille en juin 2013).
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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de cet homme absurde contrarie l’idée que se font les Ennéades de l’homme en souci de
s’unifier et indexé sur l’Un-Bien au mépris des illusoires biens de ce monde. Je me contente
de prélever dans l’exposé, pour chacun des personnages conceptuels choisis par Camus,
quelques formules. Don Juan ? « Ethique de la quantité » ; « l’homme absurde multiplie ce
qu’il ne peut unifier ». Le comédien ? « Morale de la quantité »12 ; « s’appliquer de tout son
cœur à n’être rien ou à être plusieurs » ; « le même et pourtant si divers » ; « tant d’âmes
réunies par un seul corps » ; « multiplication hérétique des âmes », que condamne l’Eglise. Le
conquérant ? « Entre l’histoire et l’éternel j’ai choisi l’histoire » ; l’action, non la
contemplation ; la chair, non l’âme ; « il n’y a qu’une victoire et elle est éternelle. C’est celle
que je n’aurai jamais ». Le créateur ? « Pour un homme détourné de l’éternel l’existence n’est
qu’un mime démesuré » ; « un univers inépuisable en quantité » ; « la multiplication d’une
expérience » ; « couvrir d’images ce qui n’a pas de raison » ; les « visages successifs et
multiples que sont les œuvres » ; « toute pensée qui renonce à l’unité exalte la diversité. Et la
diversité est le lieu de l’art ». Est-il besoin de relever dans les Ennéades cent énoncés dont
ceux de L’homme absurde prennent d’instinct sinon délibérément le contre-pied ?
C’est que l’homme absurde se marque par tenir « un raisonnement absurde ». Qu’est-ce
que le raisonnement absurde ? Un raisonnement flibustier qui arraisonnant la raison lui
arrache ses prétendus pouvoirs d’éclairer l’ordre des choses et le jeu des causes, bref de
conférer un sens à ce qui échappe incessamment au sens. Dès 1933 – il avait vingt ans –
Camus dans La Philosophie du siècle écrivait ceci à propos de Bergson dont il recensait,
déçu, Les deux Sources de la morale et de la religion : « Sa philosophie me paraissait la plus
belle de toutes, car elle était une des rares avec celle de Nietzsche, qui refusât tout à la
Raison ». A peu près au moment où le vétéran Lukacs, inféodé à Staline, déplore la
« destruction de la raison » le jeune auteur du Mythe s’emploie avec passion à la destituer de
sa majuscule c’est-à-dire de son impérieuse prétention à rendre compte. Or ces philosophes
avec lesquels il entre en débat lui plaisent pour autant qu’ils dénoncent chacun à sa manière
cette prétention mais le déçoivent parce qu’il n’en est aucun qui enfin ne fasse le « saut », se
référant à Dieu ou aux Essences, sauvant ainsi l’universelle rationalité. Tel est Chestov,
coupable – c’est à lui seul que s’applique ce brocard - d’un « tour /…/ de jongleur », Chestov
qui plus que nul autre s’est intéressé à Plotin, notamment dans Le Pouvoir des clefs qui
emprunte aux Ennéades plusieurs exergues et développements. Or que dit Chestov de Plotin ?
Que la philosophie, selon celui-ci, est to timiotaton, « ce qu’il y a de plus précieux »(citation
bissée, trissée, épinglée en épigraphe), et que cette confiance en la philosophie, soit en la
Raison, n’est pas recevable. Et c’est bien ce que pense Camus. Mais Chestov, parvenu au
terme de son essai, découvre avec jubilation qu’en Plotin la sévère patience, l’austère rigueur
du philosophe cèdent enfin la place, exaiphnès (« soudain »), à l’élan, l’ivresse mystique :
c’est le saut, et par là tout est sauvé, tout est sauvé de la raison dans l’au-delà de la raison, par
la contemplation de l’Un-Bien. Où Camus, condamnant Chestov et à travers lui Plotin, ne voit
que subterfuge, tour de jongleur.
Un raisonnement absurde avait préparé L’homme absurde par la réfutation de toutes
les espérances de la philosophie, quelles que soient ses modalités, qui tente de réconcilier
l’homme avec son destin par la fiction de l’Intelligible ou de l’Un. Le refus de l’Un y est
explicite par deux fois, et de Plotin sous couvert de Parménide. Sur la première occurrence je
me suis déjà exprimé 13. La seconde intervient dans une contestation de Husserl. La
phénoménologie, écrit Camus, nous appâte en produisant une description du réel multiforme,
de l’inépuisable vécu (le vécu de l’homme absurde), mais se trahit et nous déçoit en le
doublant par des « essences » qui sont une autre manière de saut, de salut. Il conclut alors :
12
En 1945 paraîtra Le Règne de la quantité, un des livres majeurs de René Guénon. Ce « règne » est désastreux,
évidemment.
13
Loc. cit.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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« Si Parménide précipitait la pensée dans l’Un » - on remarque la nuance péjorative du verbe
précipiter (c’est le retournement de la conversion en procession) – avec Husserl « la pensée se
jette dans le polythéisme abstrait » - abstrait, au contraire du polythéisme naturel, luxuriant de
Noces ; la psychologie, note-t-il encore, se continue (s’oublie) dans la métaphysique. S’ensuit
une nouvelle vague réflexive, Husserl (penseur abstrait) et Kierkegaard (penseur religieux)
sont également incriminés, la « nostalgie » les pousse à faire le saut (autant dire à trouver une
planche de salut), à instituer une raison bifur (humaine et divine), et c’est alors qu’apparaît,
trois fois nommément, Plotin. « On croit toujours à tort que la notion de raison est à sens
unique. Au vrai, si rigoureux qu’il soit dans son ambition, ce concept n’en est pas moins aussi
mobile que d’autres. La raison porte un visage tout humain, mais elle sait aussi se tourner vers
le divin. Depuis Plotin qui le premier sut la concilier avec le climat éternel, elle a appris à se
détourner du plus cher de ses principes qui est la contradiction pour en intégrer le plus
étrange, celui, tout magique, de participation. Elle est un instrument de pensée et non la
pensée elle-même. La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ». Fait unique dans
l’essai, indice peu contestable que la relation entretenue par Camus avec Plotin est elle-même
unique, et complexe, une note bipartie intervient ici, suscitée par la phrase où apparaît son
nom :
« A. – A cette époque, il fallait que la raison s’adaptât ou mourût. Elle s’adapte. Avec Plotin,
de logique elle devient esthétique. La métaphore remplace le syllogisme.
B.- D’ailleurs ce n’est pas la seule contribution de Plotin à la phénoménologie. Toute cette
attitude est déjà contenue dans l’idée si chère au penseur alexandrin qu’il n’y a pas seulement
une idée de l’homme, mais aussi une idée de Socrate ».
Le texte avec la note rappelle l’esquisse schématique du Carnet et en-deçà le Diplôme. La
raison, indiquait le Carnet, il est « intéressant de considérer son jeu dans l’histoire à un
moment où elle doit s’adapter ou périr » ; il y en a deux, « l’une éthique, l’autre esthétique » ;
« creuser : l’image plotinienne comme le syllogisme de cette raison esthétique. L’image
comme la parabole ».
Contre Plotin, ici ? C’est pour le moins ambigu. La façon même dont il est introduit dans la
trame du discours, l’adjonction assez maladroite de cette note étrangement duelle signifient
un attrait non moins qu’un refus, et ce refus, là où il est le plus clair, se mitige cependant
d’une sorte d’éloge – il « sut concilier ». S’il est évident que Plotin est condamné, pour le
même motif dirimant que Husserl ou Kierkegaard, Jaspers ou Chestov, il semble doté - ce
n’est pas sur ceux-ci un mince avantage - du don de la raison « esthétique » et en conséquence
de l’écriture métaphorique. N’est-ce pas ce que soulignait l’admirable formule tantôt
rappelée : « Plotin pense en artiste et sent en philosophe … » ? De plus il serait avant l’heure
un phénoménologue et le serait sans trahir l’expérience de l’individu donc du multiple, c’està-dire celle de l’homme absurde : « une idée de l’homme, mais aussi une idée de Socrate » ;
Chestov, par le côté de lui où il satisfait l ‘essayiste du Mythe, opposait avec insistance tis
anthropos à o anthropos , cette ultima realitas (j’ajoute) qui chez Duns Scot déjà faisait pièce
aux universaux.
Mais, quelles que soient les circonstances atténuantes, c’est tout de même un refus, poli,
discret, subtil, qui est signifié ici par la trame énonciative au philosophe des hypostases: « se
tourner vers le divin », n’est-ce pas s’évader de la condition humaine ? Et quel crédit faire à la
mystique de l’Un si elle est portée par le principe « magique » de participation ? Déjà dans
son Diplôme où il examinait la pensée de Plotin avec le plus bienveillant des regards Camus
avait faufilé cette remarque critique : « Le principe de contradiction pourrait jouer s’il
s’agissait d’une création, mais sous la catégorie de procession c’est à un autre principe qu’il
faut faire appel, fort semblable /…./ à ce principe de participation que M. Lévy-Brûhl attribue
seulement aux mentalités primitives ». Un primitif, Plotin ? Enfin, la remarque hasardée dans
le Diplôme jette un soupçon sur l’ensemble du système et qu’elle soit reproduite, presque telle
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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quelle (sauf la référence à Lévy-Brühl), dans l’essai redouble le soupçon. Un énoncé encore –
« la raison sut apaiser la mélancolie plotinienne »- joue étrangement sur la double corde de
l’éloge spécieux ( « la raison sut ») et de l’insinuation critique : Plotin était-il donc
mélancolique ? Mauvaise réclame. Camus se laisse ici influencer par Henri Gouhier, or on
peut avec Pierre Hadot 14 corriger ce diagnostic funeste à la réputation du sage15. Citons
maintenant la phrase entière : « De même que la raison sut apaiser la mélancolie plotinienne,
elle donne à l’angoisse moderne les moyens de se calmer dans les décors familiers de
l’éternel » : nul doute, il s’agit, par un pieux mensonge métaphysique, de se consoler. « La
pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie », « nostalgie d’unité » (noter que la nostalgie
n’est aucunement un thème plotinien, pas plus qu’elle n’instruit le discours d’un Husserl ou
d’un Kierkegaard), mais le monde, étant ce qu’il est, à jamais la déçoit.
« Ma nostalgie d’unité ». Si l’Un, ou le Bien, achevées les épreuves universitaires,
n’apparaissent que rarement dans les textes de Camus, et je puis avancer qu’après Le Mythe
ils n’apparaissent plus du tout, la nostalgie d’unité, elle – cette menue monnaie de l’Un, trop
grosse coupure qui désormais n’aura plus cours – ne cessera de le hanter, et il constatera à
mainte reprise que cette nostalgie n’est pas satisfaite, ni dans sa propre vie ni dans les utopies
politiques. Qu’elle ne soit pas satisfaite dans sa propre vie, on peut s’en apercevoir à tel
accent de déploration : « J’erre parmi des débris, je suis sans loi, écartelé ». C’est écrit au
printemps 1959, comme le bilan d’une vie dont le terme, qu’il ne sait pas (le sent-il ?), est
tout proche. C’est l’aveu que l’on aura vécu à l’envers de la conversion. Mais l’aveu n’invitet-il pas à penser que l’idée de la conversion ne cesse pas de hanter un homme éparpillé,
honteux de s’être fourvoyé dans la région de la « dissemblance » (anomoiotès) ?
Quels indices d’une inspiration plotinienne se laisseraient-ils deviner, pareils à la lumière
rémanente d’un astre lointain, dans son œuvre, par-delà Le Mythe de Sisyphe ? Ici, rien que
des conjectures, le plaisir de soupçonner plutôt que le dessein d’asséner quelque certitude que
ce soit. Il y a cependant fort à parier que L’Homme révolté, faisant de l’aspiration à l’unité
son thème majeur, se souvienne des Ennéades, et il est possible de lire La Chute comme une
Ennéade inversée, une parabole plotinienne sur le Mal. Là une utopie « relative » tente de se
substituer aux utopies déceptives, ici ogni speranza è lasciata, l’ »un » de la ténébreuse
dissipation se substitue à l’unité.
Dans L’Homme révolté l’unité n’est plus ce qu’elle était dans Le Mythe. De nostalgie
métaphysique (même si subrepticement elle le reste) elle est devenue sous les projecteurs de
l’Histoire revendication, réclamation, on se bat pour elle, elle est voulue par tous ceux qui
veulent changer l’homme, le monde, la société : « désir forcené » hélas, que devrait assigner à
de justes et claires limites, pour exorciser les fausses et funestes solutions d’une révolte
déviée, la « pensée de midi », ouvrière d’une révolte authentique. Or de celle-ci s’il n’est pas
de références probantes dans le cours de l’Histoire politique, il en est dans l’’histoire de l’art.
Le chapitre « Révolte et art » de L’Homme révolté est le spectaculaire retournement de la
thèse du Mythe. « Toute pensée qui renonce à l’unité », y lisait-on, «exalte la diversité. Et la
diversité est le lieu de l’art ». Dix ans plus tard Camus assure au contraire que l’artiste
recherche l’unité et quelquefois la trouve, à preuve les grands romans, notamment celui de
Proust et singulièrement sa dernière partie, « Le Temps retrouvé », où se « rassemble un
monde dispersé ». Cette exaltation de l’art unifiant est-elle plotinienne ? On serait enclin à
14
Voir Plotin ou la simplicité du regard, Folio essais, 1997.
Incident significatif ; au colloque de Marseille en juin 2013, après mon intervention Maurice Weyembergh,
cependant philosophe averti et sagace, imputait à Plotin une dépression dont avait été victime son disciple
Porphyre. Excellent interprète de Camus, M. Weyembergh le rejoignait d’instinct, en l’occurrence, par évoquer
une faiblesse, évocation qui tînt lieu d’un discret discrédit..
15
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Trois essais sur Camus
20
dire oui, et l’on se souviendra de l’Ennéade Du Beau citée jadis par l’étudiant pour mettre en
valeur « l’être indivisible » de la maison mauresque. Mais pour Plotin le labeur ascétique de
l’artiste n’est absolument louable que s’il entre dans le mouvement de conversion, s’il est
métaphore ou aspect (voir la même Ennéade) d’un travail sur soi de grattage, de
dépouillement comparable à celui du sculpteur, s’il vise à travers l’œuvre belle le Beau
transcendant et par-delà celui-ci l’Un-Bien. Or on ne trouve dans L’Homme révolté aucune
indication de cette sorte. « La pensée de midi » illustre la seule transcendance dont Camus
dans les parerga de l’ouvrage se soit fait le librettiste : «horizontale », la nomme-t-il. Alors
que voit-on enfin ? un Airbus A 380 au « midi de la pensée » décolle du sol des tristes réalités
vers le ciel des utopies dites relatives pour atterrir dans l’île d’Ulysse et propose, promet aux
grands aéronautes de l’esprit mêlés aux meurtriers délicats l’ « embrassons-nous Folleville »,
le baiser Lamourette de l’universelle réconciliation.
Si l’on jugeait L’Homme révolté à la lumière de saint Augustin qui y est nommé une fois
pour servir à Marx de caution déplorable l’on dirait qu’il y a en Camus, fort ému jadis par
Julien Sorel, un émule, ici de Julien d’Eclane, entendez un pélagien têtu sinon forcené. Pour
en juger à la lumière de Plotin il faut rappeler avec celui-ci – et l’Ennéade IX, l’ultime,16 le
marque très clairement dès ses premières lignes– que les « uns » - pour exemples le chœur, le
troupeau, l’animal, le corps, la beauté, l’âme - ne sont fondés en leur unité qu’ordonnés,
subordonnés à l’Un ; ainsi l’âme ne s’accomplit-elle que si elle est « comme un cercle
tournant autour de l’Un », et ne peut s’accomplir qu’ainsi tout ce qui procède de l’âme
individuelle ou d’une collectivité d’âmes. Transcendance dans l’immanence, suggérait
Husserl, plus près de Plotin par une telle formule que Camus ne le fut jamais.
Déchéance dans l’immanence, cela pourrait être la formule condensée de La Chute. Si la
météorologie plotinienne entraîne les adeptes du philosophe dans les régions de plus en plus
lumineuses de l’Intelligence parachevée dans le Bien la météorologie de La Chute nous
maintient sans relâche dans le mauvais fixe des cercles infernaux, dans les orbes du Mauvais.
Ce récit pourrait donc s’interpréter comme le graphique de la descente vers le plus bas degré
de l’être. L’Un y est désigné, il faut en convenir, dans une langue tout autre que celle des
Ennéades mais – je l’ai assez dit – nonobstant la distance galactique qui sépare ces deux
étoiles alpha de l’Intelligence tout ce qui s’énonce, à l’article de l’achèvement suprême, dans
la langue de saint Augustin peut être traduit dans celle de Plotin. Ici l’Un s’appelle l’Agneau
mystique, « Il n’y a plus d’Agneau », profère Clamence, en langue plotinienne plus d’Un,
conséquemment les « uns » sont voués à la fragmentation, à la dispersion, à la dissolution ;
s’agissant de l’homme, l’ « un » de l’individu coordonné en unité se désagrège en l’ « un » de
« la créature solitaire, errant dans les grandes villes » - c’est l’antipode de l’essor tout spirituel
du seul vers le Seul. J’ai déjà montré17 comment la description de cet antipode pourrait se
souvenir des pages les plus subtilementt drastiques et dramatiques de Plotin sur la matière et
la déchéance –sphalma, ptôma - dans la matière.
A contre-Plotin ? On ne finira donc pas sans inquiéter ce « contre ». L’étudiant que
Plotin ne laisse pas d’intéresser en ses vingt ans, le jeune écrivain qui intitulant sa première
œuvre L’Envers et l’endroit se souvient peut-être d’une « réalité qui n’ait ni envers ni
endroit » comme la suggère le philosophe, l’agrégé présomptif qui pour son Mémoire aura lu
quelques Ennéades et plusieurs ouvrages les concernant, le brillant essayiste de Noces qui
répudie Plotin mais non sans lui rendre un furtif hommage puis le retrouve pour le contester
encore mais encore le saluer dans Le Mythe de Sisyphe, imagine-t-on parce qu’il n’en parle
plus par la suite qu’il l’aura oublié ? Que Plotin, après qu’il a découvert Simone Weil pour
laquelle Platon est tout et Plotin par Platon absolument éclipsé, s’éloigne de sa ligne de mire,
16
17
Selon le classement de Porphyre.
Loc. cit. «Ni absurde ni révolte ni amour … »
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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je le crois, mais j’aurais peine à croire que rien ne subsiste en palimpseste dans ses écritures
de mainte formule lumineuse des Ennéades. Pour exemple L’Enigme, dans le recueil L’Eté,
s’achève sur une évocation transparente du mythe de la caverne que suit la métaphore d’une
vérité « soleil enfoui », la Préface à L’Envers et l’endroit souligne en son dernier alinéa
l’urgence de « se rapprocher de son propre centre » : certes ce centre, selon la pensée de
Plotin, on ne l’atteint pas par le retour vers « deux ou trois images simples et grandes »,
comme dit cette même Préface, « sur lesquelles le cœur une première fois s’est ouvert », il
faut au contraire pour l’atteindre renoncer à quelque image que ce soit au bénéfice de la nue
simplicité - aplôsis ; mais s’il est un soleil enfoui n’est-il pas, ce centre, convertible en l’UnBien qu’indiquent les Ennéades ?
L’âme humaine, selon les Ennéades , est en trois âmes. Camus avait une âme toute vouée
à l’Aphrodite plébéienne, procédant vers les plus bas niveaux de la matière (quoique
assaisonnée de sentiments tendres et flairant un peu le hidalgo) ; il avait l’âme d’un héritier de
la philosophie des Lumières, c’est celle qui se prête au rêve fuligineux d’une « transcendance
horizontale » dont se nettoie le héros de La Chute ; mais son âme ou la partie de son âme qui
avait contact avec l’Esprit, non seulement il ne pouvait pas plus s’en départir qu’aucun
homme, mais fût-ce à son corps défendant (ce corps auquel il avait eu un temps l’impudence
d’accorder toute sa foi) il ne lui fut jamais et lui était de moins en moins infidèle à mesure que
les expériences de la libido érotique et celles de l’aïkido politique se révélaient insuffisantes
ou décevantes. Comment Simone Weil l’aurait-elle bouleversé s’il n’avait pas été lui-même
en attente de quelque Absolu incommensurable aux savoirs positifs ou aux spasmes sexuels ?
Comment aurait-il pensé contre l’Opinion au risque de subir ses foudres s’il n’y avait pas eu
en lui une graine de prophète ? Qu’il soit, dès L’Homme révolté, sur un chemin de conversion
plotinienne sinon chrétienne, l’on en aurait si on veut maint indice, et son Jonas, son Daru,
épris ou meurtris de solitude, ne sont pas trop éloignés d’une vocation monastique. Sartre
humiliait, du haut de sa suffisance bourgeoise et de sa compétence de normalien, un « petit
truand » algérois qui selon lui ignorerait l’art de penser. Mais Camus l’eût volontiers mouché
par, l’eût-il eu en tête, cette seule phrase de Plotin : « Penser, c’est se mouvoir vers le Bien, en
le désirant, le désir engendre l’Intelligence ». A cette Intelligence l’auteur de la Critique de la
raison dialectique, infecté par son impétigo de raisonneur, n’avait guère accès, celui de
L’Eté s’y abreuvait ne serait-ce que par la Beauté dont il a le pressentiment quand il l’appelle,
dans un autre département, je crois, que celui de la Vénus vulgivaga (même s’il semble ne
jurer que par elle), « la beauté d’Hélène ».
A contre-Plotin ? Tout contre Plotin ? S’il va à contre-Plotin en suivant Platon c’est
dans l’infidélité lui rester fidèle par un retour vers le maître du maître. Y va-t-il lui préférant
en dernier ressort saint Augustin ? Je ne le pense pas. Si la philosophie des Ennéades et celle
des Confessions ne sont évidemment pas compatibles quand on s’arrête aux catégories
fondamentales et au plan rien que conceptuel l’un et l’autre penseurs se conjuguent, se
conjoignent quand il s’agit de se tirer du bourbier de ce monde (quelques beautés que l’on y
célèbre) et de s’exhausser jusqu’à l’Intelligence dirait l’un, d’être exaucé par l’Esprit-Saint
dirait l’autre, en sorte que l’on s’approche du point suprême de l’accomplissement de soi. On
se tromperait gravement sur Camus, on manquerait son complexe intellectuel (« ce n’est pas
si simple, ce n’est pas si simple ! » s’est-il une fois écrié) si on le bloquait dans les assertions
frondeuses des Noces et du Mythe. « Nous ne procédons que de l’Un », « y a d’l’Un », « on
ne pense qu’au moyen de l’Un », « le signifiant Un n’est pas un signifiant entre autres »,
« l’Un /…/ est du côté du Père », modulera Lacan dans l’un de ses Séminaires18. L’Un
travaillait Camus : de là le cas intéressant, l’originalité puissante d’une œuvre où la politique
n’est pas seulement éclairée par un souci moral, comme il est trivial de le dire, mais soulevée
18
Séminaire XIX, Ou pire.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
22
par et même subordonnée en dernier ressort à une intuition mystique. Camus en 1953
reconnaissait à saint Augustin, dans une lettre à Monseigneur Duval, « des grandeurs qui nous
surpassent tous » ; «l’homme et l’artiste », écrivait-il encore, « sont parmi les plus grands ».
Cela, ne l’aurait-il pas affirmé avec la même force de Plotin ?
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
23
Ni absurde ni révolte ni amour
CAMUS A L’ECOLE DE PLOTIN
… «mais apprendre avant tout que les hommages inconditionnels envers les personnes
sont quelque chose de ridicule » … - etwas Lächerliches sind -(Nietzsche, Aurore, aphorisme
167)
Préambule
Nein, nein, dreimal nein », ce triple « non », qui est infligé par Zarathoustra
au devin de la grande lassitude, me voici l’infligeant à ce devin de notre dernier siècle qui sut
bien, comme l’en félicitait son maître Jean Grenier, faire le diagnostic du nihilisme et, ajoutéje, sinon en trouver du moins en chercher avec passion le remède. Nein à l’absurde, nein à la
révolte, nein à l’amour, voilà ce que dans une langue autre que celle de Nietzsche il se peut
dire à Camus par la médiation de Plotin.
(Vaut-il la peine de rappeler que dans un bref synopsis Camus résumait son grand
projet littéraire en trois périodes, la première négative sous les trois formes romanesque,
dramatique et idéologique ? C’est son triple nein).
L’Insolent, titre d’un livre récemment paru du Marseillais Maxence Caron, me sera, si
frivole soit-elle, une excuse pour célébrer Camus dans la cité phocéenne sur le mode de
l’affrontement voire de l’effronterie, dans l’idée que la tiède pluie de trop copieux éloges
risquerait à la longue de gâter son image et qu’un bon coup de vent étésien lui restituerait un
profil plus saillant.
Pour donner à ces trois ni une armure j’ai recours à l’un des deux penseurs que dans sa
jeune audace il avait choisis d’étudier pour son Diplôme d’études supérieures. Plotin et saint
Augustin, une année durant, sont deux auteurs qu’il a lus, traduits (toujours pour le premier)
ou non (pour le second), avec attention et dont relever la trace sur toute son œuvre, sans qu’on
puisse avec précision définir ce qu’il doit plutôt à l’un ou à l’autre, mériterait une enquête
subtile. Il est presque évident, sans pousser plus loin, qu’il doit à Plotin sa fervente et
philosophique insistance sur la beauté du monde ou la nostalgie de l’unité. J’y reviendrai
peut-être. Mais une autre idée ici me sollicite. Je soupçonne que tendu à l’extrême pour mener
à bien et à la mention « bien » (sinon mieux) la tâche universitaire il aura par après, pour un
temps du moins, dans un mouvement de détente jeté aux orties et le penseur platonicien et le
penseur chrétien qui l’avaient intéressé certes mais l’avaient aussi condamné à une recherche
érudite contraire à son génie. Etudiant docile, respectant les us, il ne parle dans son Mémoire
du néoplatonisme ou du christianisme que dans les termes les plus si l’on peut dire objectifs
(objectivité du discours universitaire). Mais, pour cette âme de feu, quelle contrainte ! Se
décharger sera un acte de santé mentale. J’ai montré jadis à des étudiants comment Noces était
une nasarde à saint Augustin. Je peux de même – et vais le faire – montrer que c’est un piedde-nez à Plotin. Il les nargue l’un et l’autre, continue de les narguer dans Le Mythe de Sisyphe.
Une façon expéditive mais assez probante de montrer comment ces deux essais sont antiplotiniens serait de leur opposer, formules à formules, précisément le Mémoire : c’est l’envers
et l’endroit. Et comment ne pas au moins soupçonner que l’étudiant scrupuleux qui a fort bien
noté « ce n’est pas l’apparence que Plotin recherche mais plutôt cet envers des choses qui est
son paradis perdu » ne se moque pas discrètement du philosophe quand il fait dire par
Mersault à Marthe après l’acte d’amour « bonjour, apparence » ? Quelques pages plus loin,
« viens ici, apparence », c’est Zagreus qui s’affiche lecteur de Nietzsche au déni de Plotin.
Or il me faut constater que tel ou tel interprète de Camus qui n’aurait aucune hésitation à
relever dans Noces, sinon dans Le Mythe, maint et maint énoncé offensant pour l’évêque
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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d’Hippone, s’il s’agit de Plotin découvre dans le même essai, mû par on ne sait quelle piété,
un Camus plotinien beaucoup plus qu’il ne l’est et même quand il est patent qu’il ne l’est pas.
Assurément jamais Camus n’aura réagi aux Ennéades comme le fait Gide, exaspéré, dans son
Journal (26 novembre 1924) : « Plongé dans les Ennéades de Plotin. Tous ceux qui détournent
l’homme de la vie me deviennent ennemis personnels ». J’aurai loisir de dénoncer en cette
algarade une conception imbécile de la vie, dont il est fort à craindre que Camus n’ait pas été
indemne. Il est insoupçonnable d’une telle répulsion déclarée avec tant de haine. Mais
comment approuver Roger Grenier quand le passage de L’Eté à Alger où se trouve nommé et
cité Plotin l’autorise, croit-il, à hasarder que Camus aurait, « sollicitant un peu le philosophe
des Ennéades », trouvé dans la terre, la mer, le soleil algériens, « la patrie de l’âme et même
l’Un » ? Je montrerai qu’en l’occurrence le philosophe des Ennéades n’est pas sollicité un
peu, mais contrarié beaucoup, et que ne s’en apercevoir pas c’est tout ignorer du néoplatonisme. Même erreur, aggravée jusqu’à la balourdise, chez Michel Onfray qui au prix
d’une inattention passionnée se pourvoit en faveur d’un Camus plotinien d’une batterie
d’arguments tous captieux. Passons sur la déduction aberrante « plotinien, donc
communiste », comme si la cité idéale dont rêvait Plotin faufilé dans l’aristocratie sénatoriale
et ami de l’empereur Gallien avait le moindre rapport avec le parti du front populaire 19 !
« L’histoire », notait avec regret Paul Valéry, « ne s’inquiète pas des problèmes de
similitude. » Plotin aurait écrit « contre les chrétiens, donc contre Rome » ? La déduction
malavisée se corse ici d’une erreur : c’est contre les gnostiques, non les chrétiens, que fut écrit
le Traité 33, et il suffit de lire attentivement son Mémoire où Augustin et Plotin sont abordés
avec estime pour exclure l’idée que Camus y aurait joué celui-ci contre celui-là. Noces où il
secoue avec brio les chaînes du discours universitaire et de la révérence obligée se prononce
également contre les Ennéades et contre les Confessions. L’essai n’est nullement un
« exercice de style plotinien » - lequel style, finement philosophique, tout en approximations
subtiles, serait plutôt celui de Jean Grenier. Enfin énumérant avec une méticulosité scolaire
mais quelques omissions et mainte inexactitude les « thèses plotiniennes » qui, prétend-il,
séduisent Camus mais dont la moitié pour le moins sont à l’opposite de ce que Camus ressent
et exprime Onfray hasarde en manière d’épitomé : « Tipasa comme exercice plotinien de
l’union avec l’Un-Bien ». Eh bien non ! De quelque Tipasa qu’il s’agisse, surtout s’il s’agit de
Noces à Tipasa, l’ »exercice » se déroule à contre-Plotin, disons en langue de Gide à contreplongée de Plotin. De ce cliché bien-pensant d’un Camus plotinien c’est hygiène mentale que
se délivrer. C’est peu dire qu’il aura pris « des libertés avec le texte du philosophe
alexandrin », il aura, pour dire vrai, pris la liberté d’être philosophe à Tipasa tout autrement
que l’alexandrin.
Culture et éternité
Il commence à écrire ses Carnets à peu près au moment où il
commence à travailler à son Mémoire. Certaines notations donneraient à croire qu’il est, à
Plotin ou Augustin, converti. Ainsi définit-il la culture comme « l’exercice de notre sens le
plus intime qui est celui de l’éternité ». Il la définit aussi comme le « cri des hommes devant
leur destin ». La première définition est plotinienne ou augustinienne (ne lui a pas échappé au
Livre IX des Confessions le vœu sublime « o si viderent internum aeternum »), la deuxième
rappelle le Notschrei nietzschéen. Toutes deux – est-il besoin de le dire ? – à l’antipode de ce
qu’aujourd’hui les bedeaux intellectuels et les instances de pouvoir désignent
frauduleusement de ce nom. (Nietzsche épinglait « le service répugnant des idoles de la
culture moderne », jugeait que « la culture et l’Etat /…/ sont antagonistes »). A-t-il, n’a-t-il
pas encore lu, quand il écrit ces phrases, Le Déclin de l’Occident ? N’importe. Il se fait de la
19
Plotin le « communiste » contre Platon l’aristocrate ? Allons donc ! Avec Platonopolis, Plotin, aussi familier
des grands de ce monde que l’était l’auteur de La République, reprend en fidèle disciple le projet de celui-ci.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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culture l’idée la plus haute, incompatible avec l’esprit mercantile ou l’idéologie festive du
dernier homme. Et l’on trouve dans ce tout début des Carnets d’autres notations qui semblent
transpirer Plotin ou Augustin : « La beauté est insupportable. Elle nous désespère, éternité
d’une minute que nous voudrions pourtant étirer tout le long du temps » ; ou : « Le chant du
monde s’élève et moi, enchaîné au fond de la caverne, je suis comblé avant d’avoir désiré.
L’éternité est là et moi je l’espérais ». Enfin n’est-ce pas un reflet de la conversion telle que
les Ennéades la proposent, cette suggestion que Gisors, le vénérable sage marxiste de La
Condition humaine, « sait que nous tendons incessamment vers Dieu et qu’en cela nous le
considérons comme un but immuable à atteindre » ?
La culture contre la culture
Mais dès son premier livre publié, dès le titre - L’Envers et
l’endroit - Camus semble persifler une pensée de Plotin : « que dire d’une réalité si simple
qu’elle n’ait ni envers ni endroit ? » Compliqués en effet, ces petits essais, et comme ils
évoquent la vie pauvre et le concret de situations prosaïques il se peut qu’ils dénoncent par le
contraste, sans mot dire, sans même y penser précisément, une philosophie aristocratique et,
au regard d’un apprenti communiste, éthérée. Ce regard, qui n’aura été que brièvement celui
d’un jeune communiste, reste durant des années, dirais-je jusqu’à l’heure critique du
Malentendu, un regard converse de celui qui imposait à l’étudiant respect, vénération pour
des étoiles alpha - des « phares », eût dit Baudelaire - de la pensée. A vrai dire il n’est pas
certain que les piques ou plutôt le nein résolu, fanatique, aux inspirations célestes de Plotin
soient une réaction juvénile aux contentions du labeur estudiantin. Nietzsche, Gide (le
Nietzsche français) avaient été, dans le loisir studieux et passionné, d’excellents maîtres de
répulsion à la « culture » telle qu’on l’entend dans les Universités. L’un et l’autre offraient à
Camus des modèles de ruades contre le savoir aliénant couplées avec une soif inextinguible
de savoir désaltérant. Ils jugeaient bon, l’un et l’autre, le second surtout – Nourritures
terrestres ! – de se plaire, par la grâce d’une culture raffinée, à se soustraire par feinte à la
culture au bénéfice de plaisirs tout autres que culturels mais relevés par la culture. Telle était
leur duplicité, telle, la duplicité de Camus leur épigone, duplicité dont ils jouaient en
comédiens consommés, Camus à cet égard démontrant dans Noces qu’il ne leur est pas
inférieur. Ainsi le même qui prononce, avec un accent qu’on soupçonne religieux, que la
culture est « l’exercice de notre sens le plus intime qui est celui de l’éternité » n’hésite pas,
émule fervent de Nathanaël, à jeter la culture aux orties, à rejeter tout autre maître que la
Nature, à offenser l’œil austère de Platon, de Plotin, voire de Nietzsche même en affichant
avec une superbe impertinence qu’il n’a pas « besoin de parler de Dionysos pour dire qu’/il/
aime écraser les boules de lentisques sous /son/ nez ». A quoi Plotin lui rétorquerait, s’il en
était besoin, qu’il faut avoir beaucoup lu, entendu, appris, en bon élève d’une tradition
culturelle, pour faire la figue (je parle en dialecte cagayous) à Dionysos.
Un pays « sans leçons » ?
On peut dans Noces, qui sera éminemment mon texte de
référence, où dans l’hydromel d’un lyrisme exubérant se glisse le felfel d’un pamphlet, relever
par jeu mais en faveur d’une culture de l’éternité (dont les violentes dénégations de Camus
sont tout de même une approbation subreptice : n’espère-t-il pas, cet orphelin né à la veille du
premier grand casse-pipe du vingtième siècle, réaliser, au prix d’une feinte sauvagerie, d’une
virulence ornée, une ktêma eis aei , une œuvre dont l’on parlera à Marseille le 15 juin 2013 ?)
une dénégation insolente de ce qui fit de Plotin ce que l’on sait et sans quoi Camus ne serait
pas. « Nous ne cherchons pas de leçons », est-il claironné. Plotin fut un maître, et quel ! Sa
vocation lui vint d’un maître, Ammonius Saccas, et quel si on l’en croit ! Camus ne manqua
point de maîtres. Par affectation, par volonté de présenter une Algérie barbare radicalement
autre que l’Europe civilisée il affirme dans Noces qu’il n’y « a rien ici pour qui voudrait
apprendre, s’éduquer ou devenir meilleur », que « ce pays est sans leçons ». Il est cependant,
ce pays, infesté d’instituteurs comme Louis Germain ou Daru héros de L’Hôte, de professeurs
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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comme René Poirier ou Jean Grenier. A deux d’entre eux Camus a rendu un hommage
éclatant. Ainsi ce déni des leçons (vous ne les cherchez pas, mon cher, parce que vous les
avez déjà trouvées !) signale un étudiant frondeur qui en a reçu de fort bonnes et s’en est
trouvé bien, assez bien pour oser avec brio cette fanfaronnade. Aussi ce « nous » est-il
spécieux : de la condition de jeune barbare heureux dont il espère le miracle d’une nouvelle
culture délestée des humanités il s’est lui-même affranchi, il est passé du côté de
l’Intelligence, de Plotin, et celui-ci pourrait lui infliger que c’est l’Intelligence dans Noces qui
est aux commandes, elle seule ayant le pouvoir d’illuminer et d’exalter la chair et la pierre.
Quelque vingt ans plus tard, préfaçant Les Iles lues à vingt ans, « Les Iles, écrit-il, « venaient
en somme de nous initier au désenchantement ; nous avions découvert la culture ». C’en était
donc fini de « notre heureuse barbarie », précise-t-il. Or à vingt ans il avait déjà cessé d’être
un barbare et d’être heureux. Mais surtout - faut-il le répéter avec Plotin, dont il n’a pas, sur
ce point, entendu la leçon ? – le bonheur du barbare ne peut jamais être qu’un bonheur
inchoatif, primitif, mal dégrossi, ensommeillé. Qu’est-ce qu’un bonheur que l’Esprit n’aurait
pas fertilisé de conscience ? Il faut ne plus être un barbare pour prétendre que la barbarie est
heureuse. Martha, disciple alors orageuse et désespérée de Plotin (à son corps défendant), le
criera – ce seront ses derniers mots – dans la scène pénultième du Malentendu : le bonheur
des cailloux n’est pas nul, mais, au plus bas degré de la « procession », un degré encore endessous de celui des barbares, il est « stupide ». Oublions seulement – ici elle est à l’opposite
des Ennéades, mais aussi de Noces – qu’elle aura, à l’acmé du nihilisme dans son amère
exaltation, prétendu que « c’est le seul vrai bonheur ».
Plotin, un maître actuel
L’espièglerie de sanctionner Camus par Plotin, d’opposer à
l’absurde, la révolte et l’amour (tel que l’Algérois l’entend) la sagesse du philosophe
mystique demande, à titre gracieux, la mise entre parenthèses de l’abîme qui sépare la
civilisation romaine du troisième siècle de la civilisation eurafricaine du vingtième. Ce que
Plotin désignait par diaphora tou periechontos, différence de milieu (d’ambiance, dans
l’acception la plus large), peut être invoqué contre mon dessein si l’on pose en principe que
l’ensemble des déterminations affectives et mentales d’un âge n’est pas traduisible dans la
langue d’un autre. A quoi il est aisé de répondre que les Ennéades, ce Nouveau Testament du
platonisme complété par l’évangile selon saint Porphyre sont un de ces chefs-d’œuvre qui
transcendant le temps parlent à tout homme éveillé à la vie de l’Esprit. Les voici rééditées,
texte bilingue, dans la collection des « classiques en poche », traduites et minutieusement
commentées chez Flammarion. René Garrigues en 1998 publie : Plotin aujourd’hui, sous-titre
« Plotin ou l’enchantement du monde ». On découvre une inspiration plotinienne chez le
cinéaste Tarkovski. Le physicien Bernard d’Espagnat considère que de tous les anciens c’est
encore Plotin, « avec son Un inconnaissable /…/ à la fois la source et l’étoffe suprême du
monde », qui est « le moins incompatible avec les conditions que la physique actuelle pose à
la métaphysique ». Il n’est guère croyable que Camus en le choisissant (avec saint Augustin)
pour un travail strictement universitaire ait eu quelque velléité d’en faire son maître à penser,
moins encore son maître de vie, même s’il lui doit sans doute une confirmation de son amour
du monde et aussi un doute sur le caractère absolu de cet amour. Mais il est vrai que Plotin,
par effet rétroactif, relu avec attention, lui ferait entendre que ce qu’il a l’aplomb de
présenter, s’agissant de l’absurde ou de la révolte, comme des « évidences » ne l’est que pour
un homme situé daté qui assume en sa subjectivité le lourd héritage d’une Europe mal remise
des hécatombes de la première guerre mondiale et de la peste consécutive de culpabilité.
Nein nein nein
Ni absurde (la négation), ni révolte (le positif), ni amour. Ces trois
concepts correspondent chez Camus, on le sait, à trois étapes de son évolution intellectuelle et
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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de son parcours d’écrivain ou, comme il se plaisait à dire, d’artiste. Dans la souvenance d’un
poème de Yeats on serait tenté d’insinuer qu’absurde et révolte sont fomentés par la haine (ou
ses vicaires) qui trouve aisément ses modes d’expression, cependant que l’amour, chose
divine, échappe presque aux prises de l’écriture. « J’ai deux amours », chantait Joséphine
Baker. Camus lui aussi – c’est l’évidence même si on veut donner sens à ce projet qu’il se
fixa – a deux amours : celui dont Le Premier Homme en son premier état est l’amorce et qui
est censé succéder, les congédiant, à l’absurde et à la révolte, n’est évidemment pas le même
que celui qu’exaltait déjà l’égotiste Amour de vivre. C’est erôs toujours, mais l’erôs de la
pleine maturité, conjurés les démons, se colore d’agapê, l’autre, qu’attisent et affligent
absurde et révolte, serait plotinien s’il ne se détournait pas résolument de l’epistrophè
plotinienne, si, distrait du désir d’éternité, il ne se crispait sur le bonheur charnel, éphémère,
immédiat. Cependant l’erôs plébéien (Aphroditè pandémos) persévère jusqu’au bout – le
sismogramme de la page ultime du Premier Homme le signifie assez - et Plotin aurait cent
raisons de s’attrister d’une pareille opiniâtreté, chez un homme si intelligent, à mépriser
l’Intelligence (Nous) au bénéfice de passades ou de passions qui l’exilent du royaume.
Absurde ? Révolte ? Ces notions, ces affects n’auraient pour l’auteur des Ennéades aucun
sens. L’absurde, alogon, atopon, paralogon, c’est une épithète qui disqualifie des
raisonnements erronés, rien de plus ; la révolte, ce serait pour Plotin s’il y eût seulement
songé une basse revendication égalitaire de « la foule méprisable » - pas de pitié pour
Spartacus ! -, quant à la justifier dans le plan métaphysique par la conviction ancrée en Camus
que « depuis vingt siècles la somme totale du mal n’a pas diminué dans le monde », on ne le
peut qu’à méconnaître que le mal « se montre nécessairement pris dans les liens de la beauté
comme un captif chargé de chaînes d’or », c’est-à-dire que si énorme que soit « la somme
totale du mal » il est impuissant, il n’est qu’un esclave assujetti à l’ordre et l’harmonie
cosmiques, aussi incapable de dénouer ses liens de beauté que le soleil d’Héraclite (voir
L’Exil d’Hélène !) de transgresser ses bornes. J’aurai à reparler de la beauté, comment non ?
maillée qu’elle est, chez Camus, avec l’absurde, la révolte et l’amour, et avec eux oublieuse, à
tort, de la leçon mystique de Plotin.
Je m’en tiendrai pour instruire Camus par Plotin sur ces trois points de l’absurde, de
la révolte et de l’amour, à quelques pages de Noces et du Mythe de Sisyphe, à des remarques
succinctes sur L’Homme révolté, à un regard sur La Chute, à une évaluation de l’extase de la
femme adultère, à un mot enfin sur la Préface aux Poésies de René Char.
Noces
Noces, que j’examine d’abord, s’abreuve au vin de Nietzsche ou de Gide, sinon
de Montherlant. J’ai montré naguère à un groupe d’étudiants comment c’est un pamphlet
lyrique contre saint Augustin, je dirais aussi bien, et c’est ce qu’il me faut dire ici, contre
Plotin, l’un et l’autre coupables au regard de ce jeune homme bouillonnant de sève d’avoir
préféré aux vérités que l’on peut toucher une idéalité mensongère. Amusons-nous avec le
maître d’Ammonius et de Porphyre à raturer d’une plume sereine et suzeraine non l’essai en
sa totalité quoiqu’aux yeux d’un néo-platonicien il le mériterait mais telle ou telle phrase
consciemment ou inconsciemment, frondeuse, offensive, subversive. –« Vous reçûtes, Camus,
la mention Bien avec 14/20 à votre Diplôme. On ne vous infligera pas une mauvaise note
pour la prose subséquente, ces impertinentes Noces, parce qu’elle se montre prise dans les
liens de la beauté, mais sachez que vous avez mal raisonné et surtout que vous avez ignoré,
semble-t-il, qu’il est un bel étage de l’Intelligence où s’abolissent les raisons ». A pousser un
peu plus loin la facétie on imaginera Ammonius ou Porphyre, sinon Plotin, recyclés en
professeurs algérois. En termes d’époque et d’école on appellerait aujourd’hui déconstruction
cet art malicieux, auquel s’exerça Derrida sur Platon avec une subtilité toute rabbinique, de
prendre un texte phrase à phrase au guet-apens de la critique. A l’arrière-plan de ce jeu
espiègle s’impose la certitude que tout dépend toujours d’un regard, d’un point de vue, et –
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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cela doit être concédé au philosophe Deleuze - que des optiques et des options conséquentes,
en philosophie comme ailleurs, il est vain de discuter.
Noces à Tipasa
Fervente, obstinée célébration du monde et des voluptés de ce monde,
nulles pages ne le, ne les chantent mieux que Noces à Tipasa. Plotin n’aurait ici rien à
reprendre si Camus n’insistait avec une sorte de fanatisme sur l’idée évidemment erronée que
hors de ce monde il n’est point de salut, ignorant ou feignant d’ignorer que le monde n’est
qu’un reflet. « Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages tout nous paraît futile » ?
Il est futile de s’attacher au soleil, aux baisers, aux parfums, sauvages ou non, quand on a
compris que ces biens contingents, ces éphémères convoitises, ces émotions fragmentées nous
flouent si nous y restons englués, n’étant que les amorces de la vraie et vitale délectation.
« Jamais je ne m’approcherai assez du monde » ? Mouvement régressif, tropisme négatif,
recul anthropologique, entropie. Cette descente qu’il nomme procession Plotin l’équilibre par
le lucide, salubre mouvement inverse : c’est en nous déprenant du monde, en nous retournant
vers l’Ame du monde et l’Intelligence qui l’illumine que nous allons d’approximation en
approximation vers l’au-delà du monde, cela seul qui peut combler notre désir. « Un seul
amour en ce monde, étreindre un corps de femme » ? Erôs plébéien, vulgaire, inintelligent.
L’erôs a vocation à passer de l’amour des corps à l’amour des âmes, de l’Ame, de
l’Intelligence et au-delà de celle-ci de l’Un. Camus a sûrement lu le Traité 50, De L’Amour :
dès la première page Plotin y déplore que l’on dégrade dans le plaisir sexuel et des actes aussi
honteux que laids l’attirance vers la Beauté archétype, et ce disant il ne vise pas que la
sodomie car toute copulation selon lui, si ce n’est pour engendrer dans la beauté, est une faute
– amartia. Camus oserait-il lui décocher : « Imbécile, celui qui a peur de jouir » ? Imbécile
plutôt, rétorquerait Plotin, celui qui se targue de jouir ne sachant pas (Traité 38) que le comble
de la jouissance est au-delà des « chatouillements du corps ». « Jouis ! », dit l’hédoniste ;
« j’ouïs », réplique l’ironiste ; seul en vérité celui qui a bien entendu l’impératif ou plutôt
l’optatif de jouissance, c’est-à-dire qui s’en est fait une conception et une pratique
intelligentes, se met en état de pleinement la vivre, à quoi il faut ajouter que celle des
mystiques l’emporte infiniment, selon maint témoignage, sur celle des fornicateurs auxquels il
serait sage d’enseigner que l’érotisme, comme l’athéisme, est aristocratique. Dans une note de
L’Eté à Alger le tonnelier Vincent qui, s’il désire une femme cherche à coucher avec puis dit,
le coup tiré : « ça va mieux », est donné par Camus pour un modèle de vie simple et saine. A
la lumière de Plotin cette satisfaction triviale est le plus bas, le plus épais degré de la
jouissance. Et, pour enfoncer le clou, ajoutons que Gide, ici contesté parce que ses pratiques
libidinales seraient celles d’un « compliqué », d’un « cérébral », goûte sans le moindre doute
un plaisir plus fin, plus exquis, plus intense que celui du rude tonnelier, précisément parce
que son plaisir est nappé, tout comme celui de Camus, d’intelligence.
Le Vent à Djémila
Dans Le Vent à Djémila le refus de la « conversion », déjà si patent
dans Noces à Tipasa, se fait encore plus explicite. Le catéchisme libertin commande de
s’attacher « au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le ciel qui dure ». Or c’est
en se détachant de ce sort – car la plupart des hommes vivent d’une vie fantomatique 20,
ombres d’hommes plutôt qu’hommes – c’est en se vouant à la contemplation du ciel des
20
Traité 38, 15 : « Qui donc en voyant cette Vie multiple, cette Vie totale, cette Vie
première, cette Vie unique, ne voudrait trouver sa joie à être en elle et ne mépriserait toute
autre vie ? Car toutes les autres vies, celles d’ici-bas, ne sont qu’obscurité, elles sont
mesquines, troubles, sans valeur, impures, et elles souillent les vies pures. Et si tu regardes
vers ces vies inférieures, tu ne pourras plus voir, tu ne pourras plus vivre ces Vies pures d’en
haut /…/ »
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
29
Intelligibles que l’on a quelque chance d’entrer dans la vraie vie, par là de rendre son propre
sort moins calamiteux, et d’éveiller à cette vraie vie, par l’exemple, les hommes fourvoyés
dans un semblant de vie. « Que m’importe l’éternité » ? C’est renier la définition que l’on se
donnait naguère de la culture. C’est outrager le Traité 45 où Plotin s’exalte jusqu’à l’ivresse
intellectuelle pour dire que l’Eternité est une vie totale, la vie infinie. Et on pense au mot
admirable du Marseillais Suarès : « pour aimer vraiment la vie il faut la vouloir éternelle ».
L’Eté à Alger
Dans L’Eté à Alger la contestation de Plotin, qui y est nommé, salué d’un
… pied-de-nez courtois et incontinent quitté, porte au paroxysme le choix de la procession au
mépris de la conversion. Jean-François Mattéi a commenté le passage dans son excellente
conférence cannoise du 15 janvier 2010 (Albert Camus les noces avec le monde) où il était
tenu par la circonstance de ne rien dire qui ne fût élogieux. Nous serons moins indulgent.
Heurtons-nous d’abord à tel ou tel constat fièrement résigné – « comment ce peuple sans
esprit saurait-il alors habiller de mythes l’horreur de sa vie ? », « ici l’intelligence n’a pas de
place /…/ cette race est indifférente à l’esprit » -, heurtons-nous à telle ou telle assertion
fougueuse, frondeuse – la vie « n’est pas à construire, mais à brûler. Il ne s’agit pas alors de
réfléchir et de devenir meilleur ». Il faudrait au contraire, instruit par Plotin, soumettre à la
réflexion afin de se rendre meilleur le désir brûlant de la Beauté hypostase de l’Esprit. « Des
peuples nés pour l’orgueil et la vie » ? « Une certaine intensité de vie » ? Quelle prétention
que de s’imaginer plus vivant, vif ou vivace que le commun des hommes de toute race et de
toute nation ! Quelle pauvre « vie » que celle qui misant sur la chair se voue à l’échec,
ignorante de la vie infiniment plus intense que mènent les sages, l’âme tournée vers le Bien !
(Ce serait occasion ici, au prix d’un frivole trait d’esprit, de convertir – Camus l’avait-il lu à
cette date ? – le mot de Chamfort : «les sages ont duré, les passionnés ont vécu » ? en parodie
expiatoire : les sages ont duré, les passionnés font de l’urée).
Plotin cité
Et voici l’alinéa où est cité, nommé, discrètement nargué Plotin. Après qu’il a
énuméré quelques « certitudes pour une vie d’homme » Camus se rappelant la leçon du
philosophe concède : « Et sans doute cela ne peut suffire ». Suit alors, au prix d’un « mais »
de mitigation, d’un déictique mémoriel – « mais à cette patrie de l’âme tout aspire à certaines
minutes » - une évidente référence (révérence) aux Ennéades redoublée par une citation :
« Oui c’est là-bas qu’il nous faut retourner » -pheugômen dè philèn és patrida (Traité Du
Beau) -, là-bas, ekei (là-haut, dans l’Esprit, dans le Bien), loin de la chair et de ses farcesattrapes, par-delà même la raison et ses lacets de raisonnements. Camus convient-il que ces
« minutes » de grâce seraient, lâchés les faux biens du corps, un éveil à soi ? Non, il va leur
préférer, une vingtaine de lignes plus bas, le « soleil de deux heures ». Tout l’alinéa, une fois
Plotin cité puis nommé, n’est plus, ou plutôt ne voudrait plus être qu’un brillant persiflage
dont l’économie est simple : il s’agit d’inverser en direction de la patrie charnelle le fléchage
des Ennéades vers l’Intelligible et l’Un21. De là une batterie d’énoncés subversifs dont le
branle est la question insidieuse : «Cette union que souhaitait Plotin, quoi d’étrange à la
retrouver sur la terre ? », question impertinente qui se continue et s’aggrave d’un hardi
détournement de sens : « L’Unité s’exprime ici en termes de soleil et de mer », où l’un des
maîtres-mots des Ennéades, honoré de la majuscule de règle, est basculé du bel étage au ras
du sol. Unité ? Ici, ici seulement. Le décalque malicieux, pervers, du philosophe, pourrait se
découvrir dans cet alinéa presque à chaque ligne. La dénégation de sa philosophie y est
insistante et patente. Un exemple : l’éternité par deux fois est ici travestie, étriquée :
« J’apprends / anti-leçon !/ qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas d’éternité hors de la
courbe des journées » ; « Qu’appellerais-je éternité sinon ce qui continuera après ma mort ? »
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
30
- cela n’est pas absolument faux, mais combien restrictif ! Et d’abord pourquoi ne pas dire
que c’est aussi ce qui a commencé avant ma naissance ?
Plotin réplique Il n’est aucune des phrases imprudentes ou impudentes de cet alinéa qui ne
soit réfutable par les Ennéades. S’agit-il de l’éternité ? Traité 45 : « l’éternité est Dieu luimême se montrant et se manifestant tel qu’il est » ; « l’Eternité est la vie infinie ». Retrouver
sur la terre l’union que souhaitait Plotin ? Ce n’est pas seulement « étrange », quoi qu’en
pense le bouillant essayiste, c’est fallacieux, c’est un leurre : bien pauvre est la terre d’ici-bas
si on la disjoint de la Terre de là-haut, de la Terre-en-soi (Traité 38), et l’union alors qu’on
prétend « retrouver » n’est qu’une pauvre copie de l’union de l’âme et de l’Esprit l’un et
l’autre unis par le Bien. « L’Unité s’exprime ici en termes de soleil et de mer » ? Ce serait
une formule acceptable si analogique, processive et offensive elle n’a pas plus d’efficace, si
on l’expose à ce qu’est véritablement l’Unité dans le système de Plotin, qu’un pétard mouillé.
« J’apprends qu’il n’est pas de bonheur surhumain » se corrige par la certitude que le bonheur
humain rien qu’humain n’est même pas le bonheur et qu’on ne l’atteint que dans le
mouvement de conversion à l’Esprit et l’espérance de l’extase. Les vérités « idéales »
(guillemets de dérision), « je n’ai pas assez d’âme pour les comprendre » ? Camus ne se
reconnaît donc qu’une âme animale. La patrie de cette âme, serait-ce où il y a sang et soleil ?
Mais non, à l’antipode de cette spécieuse patrie, qui est l’engluement dans la boue du monde,
la patrie plotinienne se découvre à l’âme qui se sent (se sait) exilée dans ce monde charmeur
mais illusoire et prend son essor vers les biens essentiels qui émanent du Bien.
Il serait donc superflu de défendre, de rassurer Plotin contre cette grenaille
d’énoncés imprudents, impudents. Il prend ici sa revanche - justice immanente ! –en ceci que
leur concaténation mal réglée laisse transparaître comme un émoi de collégien turbulent qui
se complaît à braver le maître mais enchaîné à son refus comme un prisonnier dans la caverne
de Platon se découvre incapable de sérieusement le réfuter. (On imagine Sartre le polluant
d’une encre rouge de « caïman »). (On suggère à Onfray de le relire d’un regard non
prévenu). Je soupçonne que, subtil comme il l’est, non allergique aux pollens transcendants
du néo-platonisme, Camus dans le temps même qu’il fronde le philosophe sent bien qu’il
n’est pas de taille dans cette joute spirituelle à l’emporter, que ses foucades sont les feu-follets
d’un orgueil juvénile, qu’il se délivre ainsi sur le mode imaginaire de ses humiliations
physiologiques – un poumon abîmé – et sexuelles – une épouse qui se drogue et le trompe -,
enfin qu’il n’ignore pas cependant qu’il exalte le corps contre l’âme et rabat l’éternité sur
l’étirement des jours que seule se satisfait ainsi une âme basse, l’âme la meilleure aspirant à
une hyper-vie hors du corps et de « la courbe des journées ». Examiner à la loupe les ratés de
cette agression lyrique exigerait une analyse serrée, méticuleuse et les vertus intellectuelles
d’un stylisticien que l’on se défend d’être. On se contentera d’indiquer des maladresses
flagrantes : le recours par quatre fois à un « mais » de tangage logique , la confusion entre le
« cœur » et l’âme », les emprunts à Pascal (« sensible au cœur », « faire la bête ») qui
dispensent de vraies raisons, les sauts de carpe d’un argument à l’autre dans le tourbillon
mental, le commentaire à la diable d’énoncés disloqués (« il est bien connu »… « pour ceux
qui » … « je ne voudrais pas » … «mais enfin » … »tout ce qui »… ») qui entrechoquent le
didactisme et l’égotisme.
La vie la beauté
Dans l’alinéa suivant l’exaltation entêtée de la « vie » produit un
nouveau blasphème : « la vie d’un homme s’accomplit sans le secours de son esprit ». C’est
évidemment faux, redisons-le, à la lumière des Ennéades, fausseté dont le texte même de
Noces est au dam de son auteur une éclatante démonstration : il n’y a de vie à hauteur
d’homme, où l’homme s’accomplisse, que si l’esprit la consacre et la couronne. A ce contresens trivial Plotin a cent fois répliqué par l’évidence que la vie en vérité donc en intensité,
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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celle qui assure le bonheur maximal et constant (relisons le traité Du Bonheur), quelles que
soient les épreuves, est l’apanage du sage –« Un tel être ne vit pas ? – Si, il vit » ; certes, il se
prive des plaisirs du corps mais il les compense largement par « les plaisirs liés à la présence
du bien » ; « le sage est présent à lui-même, son plaisir est donc stable ». Le blasphème se
répète dans Le Désert, au péril d’une assertion impudente, fallacieuse, sur les faces de la
peinture toscane : « de ces faces figées dans des lignes éternelles »(l’éternité n’est plus que
matière picturale) « ils ont à jamais chassé la malédiction de l’esprit ». Piero della Francesca,
Giotto chassant l’esprit ? Alogon, paralogon ! Le premier, à supposer qu’il n’ait pas été
chrétien, est un sublime artiste de l’espace et de la géométrie spiritualisés, l’autre … Et
encore : « Plongée dans la beauté, l’intelligence fait son repas de néant ». Incohérence et
incongruité des images : l’intelligence ne plonge dans la beauté, dans le système de Plotin,
que si la Beauté l’éveille à l’Intelligence, et loin de faire son repas de néant, une fois éveillée
à la Beauté elle néantise tout ce qui n’est pas la Beauté, devenant commensale des élus de
l’Un-Bien. Cette assertion scandaleuse, Camus la dément dans son Diplôme où il écrivait
justement que Plotin « transporte » l’ »extrême émotion qui saisit l’artiste devant la beauté du
monde /…./dans le monde intelligible », Plotin la dément cent fois, louant (Traité 33) ceux
que « l’image de la beauté sur un visage » transportent « dans l’intelligible », affirmant sans
se lasser que l’âme (Traité 52) « parce qu’elle veut s’élever vers le Bien, méprise les choses
d’ici-bas » , voyant, poursuit-il, « les belles choses qui sont dans l’univers sensible, elle n’a
pas confiance en elles, parce qu’elle voit qu’elles sont dans des chairs, dans des corps,
qu’elles sont souillées par le lieu où elles séjournent actuellement ». Dans Noces, qui est un
hymne à la « splendeur », les chairs, les corps algériens sont si évidemment beaux que l’on
peut s’y fier et que leur beauté n’a même pas à être dite. Beauté du visage ? Il ne s’y arrête
pas. Mais dans Le Désert il déclare la beauté des paysages, « insupportable » et dans Djémila
salue « le beau visage du monde » sans insinuer que pour l’auteur des Traités l’insupportable
est en vérité support d’une élévation vers l’au-delà du sensible et que le visage du monde
n’est beau que par la grâce de l’Intelligible dont il est un reflet. Même insulte, plus flagrante
encore, à la sagesse plotinienne dans cet énoncé qui se présente – ô effronterie ! - comme un
enseignement : « le monde est beau, et hors de lui, point de salut /…./ l’esprit n’est rien ».
C’est ton esprit frondeur, tu le sais, cher Camus, joyeux drille, qui a capacité de proférer ce
mensonge. Le monde enseigne que sa beauté ne serait rien, ne serait pas sans l’Esprit, elle lui
vient gracieusement de l’Esprit à travers l’être et l’agir de l’Ame.
A quoi bon quoi bon multiplier les occurrences ? Chacun des textes de Noces trame la
répudiation, consciente ou pas, l’expectoration des Ennéades et s’expose à être mouché par
celles-ci. Citons encore, pour faire péter le bouchon : « une intelligence sans dieu qui l’achève
cherche un dieu dans ce qui la nie » ou : « qu’ai-je à faire d’une vérité qui ne doive pas
pourrir ? » Autant suggérer que la sagesse de Plotin, qui met Dieu au-dessus de l’Intelligence
et celle-ci conséquemment dans la dépendance de Dieu, qui met en garde contre la
prostitution de l’intelligence à quelque dieu subalterne et captieux, qui sait la Vérité
dispensatrice des formes heureusement imputrescible, serait absurde, qu’il faudrait contre elle
se révolter, bref qu’elle est haïssable.
Noces et la révolte
Ni absurde, ni révolte, ni amour. J’ai opposé avec Plotin au cyclone
de l’amour plébéien (charnel) qui abat tous les préjugés sur la plage sensuelle de Noces les
hautes pressions de l’erôs indexé sur l’Un-Bien. Cependant l’absurde et la révolte déjà y
fermentent, y fomentent le refus virulent de la sagesse (ou de la sainteté). On lit dans l’alinéa
où le nom de Plotin se faufile : « Tout ce qui exalte la vie accroît en même temps son
absurdité ». Cette phrase sentencieuse est, avant l’heure, un résumé du Mythe de Sisyphe.
Dans Le Désert l’idée qu’ « il faut » se résigner à la mort excite un haut-le-cœur : « Mais non,
ma révolte avait raison ». « Ma révolte », dans cet alinéa, est trissé . Elle est ici solitaire,
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
32
égotiste, encapsulée dans l’absurde, motivée par le scandale de l’inéluctable mort personnelle.
Ce motif semblerait puéril à Plotin : « on t’assassine », écrit-il, « tu as ce que tu veux » (Traité
33).
Mais l’hédonisme fatalement narcissique de Noces, même si Camus y convoque un
peuple, une « race », se dépasse dans L’Homme révolté en une vaste réflexion historique et
politique ; au « moi » immoral, au « nous » tribal se substitue un «ils » de sound and fury et
un « nous » de « communisme plotinisant » comme l’on dirait avec Olivier Todd si rien
n’était plus incompatible que Plotin et le communisme. Mais cela excède mon propos, et je
me défends aussi d’insinuer qu’à la lumière ou plutôt à la fumée de l’Holocauste les belles
phrases du Traité de la Providence auraient sans doute reçu quelque atténuation. Qu’il suffise
ici de dire que la notion de révolte n’a aucun sens dans un monde intelligible qui est pure
raison, où la révolution de ces dieux que sont les astres est ordonnée selon de beaux rythmes,
éternellement.
L’absurde et le mythe
Quant à l’absurde … Il est temps d’ouvrir Le Mythe de Sisyphe.
En exergue, une citation de Pindare – « ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais
épuise le champ du possible » - qui est si l’on veut pichenette aux Ennéades. Ton âme est
immortelle, répliquerait Plotin (que relaient Spinoza et Bergson), aspire donc – c’est ton lot –
à la vie immortelle, sinon tu restreins tristement le champ du possible. Le bref avertissement
qui suit cet impératif effronté, où l’on apprend que la « sensibilité absurde » est « éparse dans
le siècle », relativise le propos : c’est en effet un mal du siècle, dont la philosophia perennis
peut s’abstraire. Que ce soit un mal du siècle et qu’à en produire le diagnostic ou à l’illustrer
par un récit Camus se soit révélé insurpassable, le prodigieux succès de L’Etranger, qui est Le
Mythe en roman, l’atteste. Mais cet absurde qui ne s’impose qu’à une certaine « sensibilité » à
un certain moment de l’humanité, il nous le refile comme une évidence universalisable par
glissement du « je » subjectif non pas à un « nous » conjoncturel mais à l’ « homme » en
général, passant de l’analyse des cas à l’énoncé globalisant.
Le suicide
La première partie de l’essai – Un raisonnement absurde – s’ouvre sur une
phrase provocante : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le
suicide », ce problème étant selon Camus celui de la valeur de la vie. Ineptie pour Plotin dont
la pensée à ce sujet peut se résumer ainsi : le suicide n’est pas un problème philosophique, ce
n’est pas un problème, c’est une solution, peu raisonnable. Il lui a consacré le plus court de
ses Traités, une page dissuasive, mitigée par ailleurs (fin du Traité 46, Du Bonheur) d’une
concession de tonalité stoïcienne : le mieux est de quitter la partie au moment marqué par la
nature, mais l’on est maître d’en décider soi-même. « Si vous vous plaignez tant de ce monde
vous n’êtes pas forcés d’en rester citoyens ». Cependant (Traité 38) « si quelqu’un est dégoûté
de cette vie qui est mélangée de mort, c’est précisément d’une telle vie qu’il est dégoûté, et
non de la vie véritable ». Convient-il ici de tenir compte de l’actualité nationale ou
internationale, révoltes arabes, victimes de la « pénibilité » du travail et du sadisme des
employeurs ? Mais le problème alors n’est pas philosophique, il est social, et politique . A
cette pesante réflexion inaugurale sur la valeur de la vie qui flue jusqu’à l’estuaire de l’essai
s’oppose comme un purgatif astringent le laconisme, la sobriété, la santé de Plotin dont le
« tout est bien », au contraire de celui du laborieux Sisyphe, s’illumine du Bien au-dessus de
tout. « Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue » est une alternative absurde, atopon,
alogon, paralogon. A ou substituons oui, le oui de l’aurore grecque de la philosophie, le oui
sacré de l’enfant.
Le mythe de l’absurde Commençons par la fin : « tout est bien », s’écrie Sisyphe par le
truchement de Sophocle corrigé par Camus. La sagesse étêtée du mythique portefaix oublie
que tout est bien si tout procède du Bien. Le « destin est une affaire d’hommes », « il n’y a
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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pas de destinée supérieure » : il y a un destin pour l’homme fourvoyé dans les affaires de ce
bas monde et assujetti aux astres ; il y a une destinée pour l’homme que son âme supérieure
attire vers les intelligibles. « L’origine de tout ce qui est humain » n’est pas « tout humaine »,
« la nuit n’a pas de fin » ? Mais non, une lumière est là, « dans notre dos », comme le
soulignera L’Enigme. « Il faut imaginer Sisyphe heureux » ? (C’est la clausule de l’essai).
Non, ce n’est pas imaginable s’il n’a pas saisi que son bonheur ne dépend pas du bien qui est
en lui mais du Bien au-delà de toutes les images qu’il peut se faire ou qu’on peut se faire de
lui. On suffoquerait de rire à constater qu’il n’est pas une de ces formules péremptoires qui ne
soit réfutable par Plotin. Amusons-nous à en épingler et repriser quelques autres, et celle-ci
d’abord, mise en valeur par Comte-Sponville22 : « Sur le plan de l’intelligence, je puis donc
dire que l’absurde n’est pas dans l’homme /…/, ni dans le monde, mais dans leur présence
commune » : le plan de l’intelligence exclut la notion d’absurde, le monde est ce qu’il doit
être, l’homme devrait être ce qu’il est mais son drame est d’être tiraillé vers le bas en même
temps qu’il est tiré vers le haut. Corrigeons donc : « sur le plan de l’intelligence, je puis donc
dire que l’absurde n’est pas /…/, mais que l’homme et le monde sont l’un à l’autre
appareillés ». Camus était mieux inspiré quand, dans Le Désert, il célébrait en Florence le lien
« qui, au monde, unit l’homme » ou dans Retour à Tipasa : « non, ce n’était pas moi qui
comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence que de lui à moi faisait naître
l’amour ». Il l’était moins quand vers sa trentième année (Carnets II) il hasardait : « La plus
grande économie qu’on puisse réaliser dans l’ordre de la pensée c’est d’accepter la nonintelligibilité du monde – et de s’occuper de l’homme »23. A quoi Plotin rétorquerait
qu’accepter la non-intelligibilité du monde n’est pas d’un penseur économe mais ladre et
ignorant que le monde si divers et déconcertant soit-il est ordonné par l’Intelligence, que
s’occuper de l’homme sans le situer à sa juste place dans l’universelle économie c’est –
comme on le constate aujourd’hui – lui préparer ainsi qu’au monde, sous le « verbiage
humanitaire », des lendemains de catastrophe. « Dans un univers soudain privé d’illusions et
de lumières, l’homme se sent un étranger » : soudain, exaiphnès, c’est, dans les Ennéades le
retournement de l’âme tout à coup délivrée du mal, saisie par l’Esprit. Le sage, qui sait que
l’univers est une réalité divine, ne s’y sent nullement un étranger. Loin qu’il y soit privé,
comme on le lit ensuite, « des souvenirs d’une patrie perdue » il n’en perd nullement mémoire
et la regagne par un patient et ardent labeur de conversion (anagôgè, anabasis), jusqu’à
soudain joindre l’Un. « Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut
frapper à la face de n’importe quel homme » ? Il le peut, ou peut ne pas (ce ne pas est sûr
selon le sentiment et dans l’enseignement de Plotin). « Nostalgie d’unité » ? Ah ! nous y
voici. Elle est « un fait » : bravo ! Plotin se cache-t-il ici derrière la coulisse ? On le
soupçonne. On en a même, si l’on se souvient de Noces et des turbulences qu’y semble
susciter son nom, la garantie par l’ébranlement de secousses démonstratives qui succèdent à
cette météorite tombée des Ennéades. On trouve d’abord la remarque insignifiante que la
nostalgie d’unité ne serait pas « immédiatement apaisée ». Qui l’a jamais prétendu ? Plotin
non pas, à l’évidence, qui insiste à mainte reprise sur l’inévitable effort de vertu si l’on veut
aller jusqu’au bout de la conversion. Un « gouffre », continue l’essayiste, sépare-t-il « le
désir de la conquête » ? : deux termes, l’un relevant de la spéléologie, l’autre de la stratégie,
également excessifs. Pourquoi ensuite substituer au nom de Plotin subreptice celui de
Parménide et continuer « la réalité de l’Un (quel qu’il soit) » - citation scolaire – par « l’unité
22
« L’absurde dans Le Mythe de Sisyphe, dans Albert Camus et la philosophie (PUF, 1997).
Noter dans le même ouvrage (préfacé par Anne-Marie Amyot et Jean-François Mattéi) le
texte de Pierre Caussat : Le prélude d’une pensée : Métaphysique chrétienne et néoplatonisme.
23
« S’occuper de l’homme », voilà bien, malgré qu’il en ait, Camus humaniste.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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totale », locution qui dégoutte des Ennéades (V, 8 : notre moi, quand il parvient à être un avec
l’Esprit, « est en même temps Un et Tout » ; VI, 5 : « en étant dans l’unité avec toutes les
autres choses /…./ nous sommes Un et Tout ») ? Pour marquer contre ces philosophes, espère
Camus, et Platon compromis avec eux, un point décisif. Mais la « ridicule contradiction »
qu’il dénonce (l’esprit qui affirme l’unité prouverait « par son affirmation même sa propre
différence ») n’en est pas une : la différence est une déférence, l’esprit se conjoint à l’Esprit
en affirmant l’Esprit ; le désir d’Unité est déjà Unité ; dirigeant l’esprit vers l’Un nous
sommes tout près de le saisir par une sorte d’atteinte, notre élan c’est la prolepse d’un toucher,
la tendance du regard est la vision. Donc pas de « cercle vicieux ». Un peu plus loin la pensée
que « l’intelligence aussi me dit donc à sa manière / mauvaise manière !/ que ce monde est
absurde » se heurte à la certitude plotinienne que l’intelligence au contraire, si elle ne se renie
pas, est indexée sur l’Intelligence, lumière éclairant le monde jusque dans ses banlieues les
plus sensibles et ses aspects les plus déroutants. « La raison aveugle a beau prétendre que tout
est clair /…/ » ? La raison n’est aveugle que pour des taupes qui se mêlent de penser ; il ne lui
revient pas de tirer tout au clair mais de tirer l’âme vers le lieu de vision où tout le devient. On
constate, à scruter ces pages offensives, que par un truquage plus ou moins habile (une sorte
de fondu-enchaîné) des points de sensibilité absurde se changent en évidence intellectuelle.
Enfin les philosophes convoqués pour conforter l’idée que la raison est « dérisoire » –Jaspers,
Chestov, Kierkegaard, Husserl– ne méritent d’être recrutés que par leur commune (et très
diverse) contestation de la « méthode classique de la raison » (la « raison de la philosophie »
comme la rabroue Nietzsche dans son Crépuscule des idoles) ; Chestov, par exemple,
reproche à Plotin de dissoudre à la faveur de sa théodicée le caprice dans le principe, Jaspers
lui en veut d’ignorer le tragique des situations-limites, mais nul d’entre eux ne charge la
notion d’ »absurde », si tant est qu’ils l’abordent, du poids de noire signifiance dont l’accable
Camus. « Bien pauvres », écrivait l’auteur de Noces, « sont ceux qui ont besoin de mythes ».
Le mythe de Sisyphe, sous le regard d’un Plotin redivivus, ne serait-il pas le mythe de
l’absurde ? Ne serait-il pas aussi plausible que plaisant d’ajouter aux Ennéades un Traité où
ce Plotin, après lecture du Mythe et avec la caution s’il lui en prenait fantaisie de Humain,
trop humain , se livrerait au plaisir, « aussi loin qu’il y a du rire dans le monde », de
s’esclaffer à l’idée que « le monde n’est qu’un immense irrationnel »? Geloion ! (Cette
épithète d’esclaffement échappe mainte fois au philosophe mystique).
Rétractations ?
Quand j’entrepris cette dissertation espiègle il me vint à l’idée de
continuer Noces et Le Mythe, où le néo-platonisme est plus qu’égratigné, par La Chute, où
Camus fait amende honorable, et L’Exil et le royaume dont le premier récit me semblait écrit
en clef de Plotin, le dernier, péri- ou para-chrétien (La Pierre qui pousse), en clef d’Augustin.
Il n’entre pas dans mon propos, sauf au prix d’une courte digression, de montrer que le mort
(Plotin assassiné par Mersault ou Meursault entre Tipasa le Chenoua et la montagne
sisyphéenne) saisit le vif, que Plotin ne cesse d’inspirer par certains de ses thèmes un
amoureux du monde, de ce monde24 dont la beauté, cent fois célébrée, l’exalte, un amoureux
aussi de l’unité qui dans L’Homme révolté s’avère un correctif voire un drastique contre les
tentations de la pensée totalitaire. Il se peut dire même que si Le Mythe de Sisyphe dans ses
développements est un démenti continu du plotinisme le destin du héros malheureux tel que le
décrivent les dernières pages ressemble en négatif à celui de l’âme selon les Ennéades qui se
porte parfois soulevée par l’Un jusqu’à la cime extatique d’elle-même mais retombe
fatalement dans les nécessités de la vie empirique. Cependant Camus s’est nettement
démarqué, au moins dans L’Enigme, du motif conducteur de son essai de jeunesse : « Où est
24
Noter dans le Diplôme cette belle formule, qu’on peut juger personnelle, qui rend très justement compte de tout un aspect
de Plotin : « Méditation de solitaire, amoureux du monde dans la mesure où il n’est qu’un cristal où se joue la divinité ».
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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l’absurdité du monde ? /…/ comment ai-je pu parier sur le non-sens » - cela transpire la
rétractation -mais il continue, comme pour la mitiger en déclarant que «cette absurdité » il la
connaît « trop pour supporter qu’on en disserte sans nuances ». Quant à la révolte, qui fut le
motif conducteur d’une vaste réflexion sur les errements dramatiques de la modernité, les
catastrophes collectives qu’elle eût, selon l’auteur, évitées, elle n’est plus, une décennie aval,
qu’une tentation funeste à laquelle il convient personnellement de ne pas céder : le brouillon
du Premier Homme exprime le vœu de « vieillir et de mourir sans révolte », ce qui trahit
sinon le rejet de la pensée-maîtresse de L’Homme révolté au moins la répudiation des fanfares
bruyantes de Noces, elles-mêmes il est vrai tempérées par l’aveu : »au cœur de ma révolte
dormait un consentement ».
Pour qui s’engage sur le chemin de Plotin (ou d’Augustin) le Bien ou l’Un ou le Père
est aussi certain que n’importe laquelle des réalités les plus communément sensibles. Il suffit
d’ouvrir au Vrai son vasistas intime. Il n’est aucun de nous, même le plus bassement charnel,
le plus tristement enfoncé dans l’épaisse jouissance physique, le plus asservi aux démons de
la convoitise, qui ait pouvoir d’éliminer absolument l’étincelle divine qui à son insu l’attire
vers le haut. Nous sommes tous amphibies - « les âmes sont amphibies », écrit Plotin - mais
certains le sont plus que d’autres, « entre oui et non » les distend à l’extrême. Camus fut de
ceux-là. Quand il prend avec une vigueur effrontée le parti de l’erôs plébéien (Aphroditè
pandémos, Vénus vulgivaga) contre l’erôs mystique il n’a pas oublié l’écharde dans sa chair
que fut la flèche vers l’invisible dardée par l’auteur des Ennéades – celle-ci seule (Plotin
l’avait dans son carquois de métaphores) mérite d’être lancée du « trait le plus dur et le plus
libre ». « Reprendre travail sur Plotin », se prescrivait-il (en 1938 il est vrai, encore braisé par
ses lectures d’étudiant). Je crois que c’est Plotin qui le reprit, qui même jamais, fût-ce au fort
de ses turbulences libidinales, ne le lâcha. En ce sens il aura été, plus que « l’étranger », un
étranger, non pas en ce monde, mais sur la ligne de partage de deux mondes – anô et katô –
se heurtant à lui-même et se rendant inassimilable aussi bien aux hommes de la cité séculière
qu’à ceux de la Cité divine. Certes il avait choisi – son héros Clamence l’en raillera - d’être
cet individu dérisoirement moderne qui fornique et lit (pire, écrit dans) les journaux mais une
part de lui, la part plotinienne (celle du peintre Jonas dans sa soupente ou de Janine sur la
terrasse de Laghouat), aspirait à une vie plus pleine, plus intense, plus déliée des hasards de
l’histoire et des agrégats sociaux. Est-ce le souvenir des Ennéades qui l’inspire quand il note
(Carnet I), comme affranchi de l’erôs énergumène : « renoncer à cette servitude qu’est
l’attirance féminine » ou (Carnet 2) : « la sexualité ne mène à rien /…./ seule la chasteté est
liée à un progrès personnel » ? Examinons, pour évaluer son éventuelle conversion à Plotin,
du moins ses progrès vers Plotin, l’idée axiale de L’Homme révolté, puis La Femme adultère
en ses deux épisodes décisifs, , enfin la Préface à René Char qui, à la date où elle est écrite,
mérite d’être enrôlée parmi ses textes testamentaires.
L’Homme révolté
C’est une évidence que L’Homme révolté a été voulu et élaboré, n’a
pu être voulu et élaboré que dans un monde meurtri par deux guerres mondiales et où si le
fascisme à svastika a été éliminé le fascisme à marteau faucille continue de faire ses ravages.
Tant et tant de morts, outre sa passion singulière, inspirent à Camus un maillage de la
politique avec l’éthique tel que l’attentat y soit rarissime, ponctuel et payé par le terroriste au
plus haut prix, tel que soit exclue à jamais et dans tous les cas la peine capitale. J’ai pu
feuilleter son exemplaire des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre, à mainte
page souligné ou annoté. La page sur le bourreau a retenu, on le sait, particulièrement son
attention, et ce n’est pas au crédit du penseur de la contre-révolution. Mais que n’a-t-il médité
(s’il l’a seulement lu) le passage du Traité I de la Providence où Plotin montre que la
convenance et la beauté de l’univers admettent, exigent une part de mal : ainsi le bourreau - o
dèmios ponèros - quoiqu’il soit un mal –cheirô – n’altère pas une ville bien administrée, il est
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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bon qu’il y soit, il y est à sa place. Broutille, dira-t-on. Pas si sûr25 ! Baste, allons à l’essentiel.
L’Homme révolté en son insistance véhémente sur l’unité propose enfin une parole « de
courage et d’intelligence » qui serait à l’enseigne d’Ithaque une première escale vers le monde
comme les Ennéades le voient. Mais ce n’est qu’une première étape seulement, on pouvait
s’en douter à l’épigraphe liminaire, car vouer avec Hölderlin « son cœur à la terre grave et
souffrante », se lier « à elle d’un lien mortel », enfin afficher avec opiniâtreté, à l’article de
« la pensée de midi », que « le monde reste notre premier et notre dernier amour », c’est rester
fort en-deçà de l’itinéraire spirituel que les Ennéades nous prescrivent, c’est chercher encore
l’unité, même si l’on est averti contre ses simulacres et ses succédanés mortifères, même si
l’on y sent avec tout grand romancier un besoin métaphysique, ailleurs que dans l’élévation
unanime vers le lieu transcendant, hors Histoire, où l’Un est aussi le Tout, et « refuser d’être
dieu », de s’endieuser, dirait Jean de la Croix, refuser que chacun dise à l’autre qu’il est
potentiellement Dieu, Plotin dirait l’Esprit, c’est manquer la Forme éternelle de l’homme et la
seule vraie chance d’une fraternité , Plotin dirait philia, que la discorde (neikos), inévitable
sur la terre où Ulysse tue comme tant d’autres, ne cesse de démentir et d’outrager. Ces
« luttes » qu’il s’agit de partager (plus loin il est question de « combats ») - le verbe partager
jouissant depuis quelques lustres d’une aura philanthropique et d’une cléricale onction son
emploi ici devient par un pervers effet rétroactif un rien comique -, seront-elles, ces luttes, des
matches de foot, des tournois de bridge, des parties de pétanque, des concours de tir à
l’arc,…. ou des compétitions de missiles ? Ce n’est pas pour avoir méprisé le catéchisme de
Netchaiev (dont Sartre enfiellé se fit volens nolens le jobard), c’est pour avoir oublié la leçon
des Ennéades que finalement Camus avec sa pensée de midi rien que terraqué manque le
midi éternel sans la considération duquel il ne peut y avoir de justice quotidienne.
La Chute, ou la leçon tristement apprise ?
L’épigraphe de L’Homme révolté est empruntée à La Mort d’Empédocle, également
celle de L’Eté. Si Camus avait voulu trouver chez Hölderlin une inspiration plus accordée au
plotinisme que n’a-t-il porté son attention sur le grand poème Archipelagus où l’archipel,
multiple et cependant Un, est appelé Père, où s’exprime le vœu qu’un peuple aimé des dieux
ne soit qu’Un seul esprit commun à tous, où l’Esprit de la Nature est à la veille de reparaître,
où l’on devine déjà au-dessus des coteaux dominant les cités, resplendissant, le céleste parvis
de la joie, où enfin l’âme espère trouver ce repos (c’est presque le dernier mot) que le Traité
38 lui promet, ramenée de toute errance, dans la lumière du Bien ? Quelque chose
d’appareillé à ce grand poème se rencontre dans un alinéa de La Chute : l’archipel grec n’y
est pas nommé Père, mais tel qu’il est décrit en sa lumière et ses claires délinéations, s’offrant
à une petite odyssée jubilante, il est une merveilleuse expression du multiple rassemblé en une
totalité harmonieuse quand c’est l’Esprit procédant de l’Un qui l’engendre. Mais, on le sait,
25
Cette remarque est évidemment incorrecte. Dans notre démocratie où la liberté de penser va de soi la liberté d’exprimer sa
pensée va moins de soi. Il est des propos qu’on doit éviter d’exposer en public à l’instar de ses fesses. Sollicité de collaborer
à un numéro de la Revue Alternatives Non-violentes sur « l’engagement de Camus contre la peine de mort » j’eus la
franchise d’adresser au maître d’oeuvre, François Vaillant, pour lui épargner une mauvaise surprise, quatre pages extraites de
mon Camus le juste ? Celui-ci, lecture faite, me signifia, avec une exquise courtoisie, que ma contribution ne lui paraissait
pas souhaitable. Je ne signalerais pas cet incident s’il n’était symptomatique, entre mille autres hélas, d’une société où la
moindre dissidence par rapport à certains dogmes est frappée d’exclusion, où le débat ouvert n’a aucune chance, sur les sujets
brûlants, d’avoir lieu ailleurs qu’à huis-clos.
On me dira que le titre même de la Revue exclut des façons de penser comme la mienne. Mais l’exécution de
Mohamed Merah avant le meurtre ignoble de la petite Myriam Monsonego, la prompte exécution de Tony Meilhon après le
dépeçage avéré de la jeune Laetitia Perrais auraient été des actes indiscutablement plus humains que le laxisme ou les
ergotages d’une prétendue justice. Alternatives non-violentes ? Ce fut une extrême violence par laxisme que de laisser en vie
un fanatique qui aura supprimé sept vies dont celles de trois enfants. Ce fut une extrême violence morale et sociale que de
permettre à un assassin abject de chicaner sa vie avec des hommes de loi qui n’auraient pas dû souffrir son impudence plus
d’un demi-quart d’heure.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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dans La Chute cette image toute plotinienne est fugitive, presque intruse. Si le récit peut se
lire dans la clef de Plotin c’est pour autant qu’il met en scène le malheur de la créature déchue
quand elle n’est plus que l’ombre ou le déchet d’elle-même dans un peuple d’ombres et dans
un pays fantasmatique. Ainsi La Chute apparaît comme un envers de l’exaltation frondeuse de
Noces, la leçon de Plotin y est entendue dans sa version négative, dans l’épreuve d’un monde
déserté par l’Esprit, où l’amour n’a plus lieu, où le héros privé d’energeia succombe à la
fatigue, incapable d’envisager la moindre velléité de conversion. Le bar de Mexico-City est
une espèce de caverne de Platon ; « la Hollande est un songe » : la description de ce songe
ressemble de façon frappante à celle que fait Plotin des êtres fantomatiques fourvoyés dans la
matière elle-même fantôme, êtres délébiles, frêles et privés de consistance, chacun d’eux un
mensonge qui tombe – empîpton – sur un mensonge26. S’y ajoute dans une autre séquence une
description du Zuydersee telle qu’on la croirait volontiers inspirée par celle de la matière
plotinienne (Traités 51, 25 ou 26) : ce en quoi il n’y a pas de forme du tout, le sans limite et
sans mesure, fantôme fragile et effacé, non-être –mè on – essentiellement non-être. Et voici le
Zuydersee : un paysage négatif, un enfer mou , aucun éclat, espace incolore, vie morte,
« l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ». Au début de la séquence suivante la
description se complète : mer morte, ou presque, « on ne sait où elle commence, où elle
finit ». C’est donc quand il s’agit de figurer la région de l’extrême dissimilitude, à l’antipode
absolu du vrai lieu où l’âme puisse s’élever par la considération des formes jusqu’au Beau et
au Bien, suggérés par contraste sans être désignés dans le flash sur l’archipel grec, que
probablement sans y prendre garde Camus, dans cette œuvre au noir où il répudie les trop
faciles et fragiles certitudes de Noces, semble s’assimiler, la prêtant à son héros négatif, la
leçon du grand alexandrin
La Femme adultère Mais n’aura-t-il pas au moins une fois réveillé en son âme de créateur un
souvenir des pages les plus lumineuses du Plotin mystique dont il se sera fait alors
incidemment le disciple, dotant un de ses personnages, tout différent du héros de La Chute
ensorcelé par son sinistre démon, du désir le plus excellent, celui qu’inspire le démon Erôs
quand il vous entraîne au plus loin des amours prosaïques ?
L’expérience de Janine sur la terrasse du fort de Laghouat est tout autre que celles,
dionysiaques et littorales, charnelles et déchirantes, dont se flatte dans Noces un héros
confondu avec l’auteur, prolongées dans quelques séquences de La Mort heureuse puis,
succinctes, de L’Etranger, évoquées sur le mode d’une nostalgie poignante par Martha dans
Le Malentendu, puis L’Eté … Dans son Séminaire XX, celui où il aborde selon les plus subtils
méandres et les insinuations les plus scabreuses la question de la femme, Lacan ne manque
pas de souligner que celle-ci est plus douée que l’homme pour l’expérience mystique. Bien
avant qu’il le dise Camus l’a senti, c’est à Janine, non à Jan (ce terrien, ce nostalgique de la
casa), qu’il délègue l’audace de transgresser les routines de la banalité quotidienne. Plotin
soupçonnait, en cela plus subtil que Platon, que l’âme la plus réceptive à l’influx divin est
d’essence féminine.
Mais l’expérience extatique de Janine, si elle est d’un autre ordre que les
tressaillements de sympathie cosmique éprouvés par Camus ou ses vicaires fictionnels, reste
26
Comment ne pas évoquer ici mythe platonicien de la caverne ? Et ne pas signaler l’ouvrage récemment paru de JeanFrançois Mattéi : La Puissance du simulacre ? J’ajoute, puisqu’il s’agit avec La Chute et avec le Traité 26 de Plotin
d’une perspective sur l’humanité descendue au plus bas degré de la « procession », abrutie dans le sommeil de la débauche au
mépris de la vertu et dans le songe de la vie substitué à la vie véritable, que le rassemblement à Toulouse, place du Capitole,
ce même 15 juin à 14 heures dans le moment même où je prononce ces phrases, d’un régiment d’ombres mouvantes
condamnées à la « dix-neuvième marche des fiertés LGBT », m’emplit d’une gaieté insurrectionnelle : hasard objectif,
humour noir.
Jean Sarocchi 2013
Trois essais sur Camus
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fort éloignée de l’extase plotinienne. Comment s’en étonner ? Janine n’est pas Gémina, elle
ne travaille pas dans le haut-de-gamme de la philosophie mystique, elle ne s’est pas préparée
à l’extrême par de préalables exercices spirituels sous la direction d’un maître éprouvé, bref
elle n’est qu’une petite bourgeoise, épouse d’un commerçant assez rustre et falot, avec au
fond d’elle-même un désir essentiel qu’elle n’est pas instruite à conduire vers le vrai lieu de la
satisfaction, celui-ci n’étant pas à la merci de circonstances et d’un site. Elle monte deux fois
sur la terrasse du fort. La première fois, c’est dans la lumière de l’après-midi, une lumière,
est-il précisé, « de plus en plus vaste », et le recueillement de tout en Un semble un instant se
signifier par « le ciel entier » qui retentit « d’une seule note éclatante et brève ». Comme si
elle percevait, en ce bref laps de temps, l’harmonie universelle. (Dans le Traité I De la
Providence le son parfait est le son unique fait de tous les sons). Ultime échelon avant la cime
mystique ? Mais ce n’est pas ici l’heure du grand Midi qui fait tressaillir Zarathoustra, c’est
cinq heures, las cincos de las tardes, l’heure où s’écroule dans l’arène le torero cher à Lorca,
c’est, déjà pressenti, le crépuscule du soir. Et surtout Janine n’est pas seule, la fuite sublime
qui est la fine pointe des Ennéades, la fuite de monè eis monon, lui est interdite. Son balourd,
son rustaud de mari l’accompagne. Cette première expérience, quel qu’en soit le charme, ne
relève, tout bien pesé, que du tourisme, sans qu’y fasse défaut l’illusion, mère de l’exotisme,
que le « royaume » et les « seigneurs » sont quelque part sur la planète ( ici au Sahara) ailleurs
que là où l’on est et près de qui l’on est. La seconde expérience a une autre portée, se joue sur
une autre portée. Elle ne relève pas du sight-seeing, des triviales corvées touristiques. Elle est,
dans son branle, une fuite, une fuite de la seule –monè – vers … quoi ? L’extase dont elle est
alors le sujet – c’en est une, indubitablement –semble, du moins par ses effets psychiques, un
de ces trophées du rigoureux dévêtement de soi et d’absolue coïncidence avec l’Un
innommable et sans modes dont Plotin se fit le génial interprète : Janine oublie « la longue
angoisse de vivre et de mourir », « il lui sembl/e/ que le cours du monde /vient/ alors de
s’arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillir/a/ plus ni ne mourr/a/ ». O temps,
suspends ton vol ? Le vol est suspendu, parce qu’elle vole par-delà le temps. L’affect de la vie
triviale, séculière, routinière, toujours hantée du mourir, est congédié. On peut comprendre
qu’elle accède, en cet instant extatique, délié des longueurs pourquoi ne pas dire des
langueurs de la condition charnelle, à une autre vie, d’une autre teneur, est-ce l’Ame du
monde, est-ce au-delà de l’Ame du monde, frôlé, l’Esprit, asymptote de l’Un ? Du moins estelle requise par « le désir » en « son être le plus profond ». Comparée à celles de Noces –
Djémila, Alger, Tipasa ( la ville morte, les plages, le « désert » toscan) – cette description se
lit volontiers comme leur envers au bénéfice d’une conversion plotinienne. Ce n’est pas le
cas, cependant. L’expérience est nocturne alors que l’acheminement vers le point suprême se
fait selon Plotin de moins de lumière à plus de lumière, du soleil sensible au soleil intelligible
et enfin au centre irradiant. Ajoutons entre parenthèses que les astres selon Plotin sont une
écriture qu’il invite à déchiffrer tandis que le déchiffrage suggéré à Janine est celui, sur le
désert comme une immense page lors de sa première visite au fort, des signes comme
alphabétiques dessinés par les dromadaires. Cette extase qui l’emplit et la contente au sens le
plus extrême n’est pas celle que célèbre en un élan mystique le dernier Traité des Ennéades.
Janine ne se sépare pas de la chair du monde et de sa propre chair. La chute des étoiles,
guirlande, giration, « feux à la dérive », ne signifie-t-elle pas, outre la fatale brièveté de
l’expérience, un mouvement converse de celui qui attire l’âme vers le plus haut d’elle-même,
vers le Bien par-delà tous les biens contingents ? Janine éprouve un orgasme cosmique : ce
n’est qu’un orgasme, ce n’est que le monde. Son ventre se colle au parapet ; ce parapet n’est
pas un vieux parapet rimbaldien, mais il n’est pas non plus, quoique belvédère sur les vastes
hauts plateaux, le dernier échelon avant le terme. Certes sa jouissance en ce moment
extatique est incomparablement plus intense et gratifiante que celle de (pour le dire avec
Schopenhauer) la ridicule corvée du coït, mais ce n’est encore, à mille voluptés-lumière de
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Trois essais sur Camus
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celle d’une Thérèse d’Avila, qu’une jouissance sensuelle et obscène. Par après elle retourne à
la couche conjugale, résignée à reprendre cette pauvre vie qui pour le commun des mortels et
des magazines est, au ras des vicissitudes prosaïques, la seule vie. Il faut tout de même
interpréter une fois encore, après tant d’interprètes, et autrement peut-être, ses derniers mots.
Si l’on s’en tient à l’acception triviale il s’agit après une passade avec l’univers d’apaiser un
mari dont on imagine mal d’ailleurs, au vu de ses capacités intellectuelles ou spirituelles, qu’il
ait pu craindre d’avoir été trompé. Mais « ce n’est rien », bissé, enveloppant « mon chéri » où
l’on ne peut guère entendre qu’un réflexe affectif, est susceptible de recevoir une autre
signification. « En cet abîme », écrivait Tauler, « l’esprit ne sait plus rien de rien ». Ce
qu’énonce le disciple de Maître Eckhart Plotin l’a ressassé : parvenu par-delà l’Intelligence
même et l’Etre même au point suprême l’âme se sent privée de toute capacité d’expression, ce
Tout-Un dont elle goûte la saveur, ce Bien, ce n’est rien, moins que rien, un zéro, si on essaie
de le traduire dans la langue de la tribu car aucun mot, aucune locution des mortels ne peut le
rendre. Camus aura-t-il ici, sur le mode négatif, dans le brou d’une parole de petite
bourgeoise effarée, hystérique sinon mystique, suggéré que le cerneau de l’expérience
(l’Ame du monde ressentie jusque dans la vulve) se dédouble et que le meilleur, indicible,
plus essentiel que le sacré, plus gratifiant que la religion de la nuit, ce serait ce rien, l’ombre
du Bien qu’à son insu l’héroïne désigne ? Alors la leçon de Plotin se serait ici insinuée.
Tel n’est pas le cas, on peut le constater à la lecture de la très belle Préface aux
Poésies de René Char. Certes « notre patrie », écrit Camus, et hors d’elle, ajoute-t-il, nous
souffrons d’exil, n’y est plus un lieu, une terre, une vallée d’oliviers, une Ithaque, c’est une
« vérité perdue » - la vérité que garde la mère mais qui au plus secret de l’âme, fût-elle âme
de femme pauvre et illettrée, serait peut-être la même Vérité que par métaphore au Traité 38
découvre sans relâche l’Esprit errant dans la plaine où se réalisent toutes les formes de la
Vie ? Mais, cédant enfin la parole à son ami dont il fait le plus limpide et véridique des
truchements Camus nous invite à croire avec lui que notre patrie, cette vérité perdue, est
« terre et murmure au milieu des astres impersonnels ». Terre encore, la même terre vers
laquelle se tourne obstinément l’homme révolté (celle dont Claudel dans le retournement
désespéré de sa quatrième Grande Ode dit conserver « le goût entre les dents »), et les
mêmes astres que Janine a vu descendre et s’immobiliser sur l’horizon du désert. Nein, nein,
nein, jusqu’au bout Camus aura été cet homme révolté qui dit non à Plotin, ou à Augustin
dont il me plaît de rappeler le Tractatus in Johannis Evangelium où il invite le lecteur, en
manière d’envoi scandé par les jussifs transcende ou transi, à passer outre, à conduire son
âme par-delà les corps célestes et par-delà même l’âme, vers cela que Plotin désignait comme
le Bien ou l’Un. Mais Camus aura-t-il persisté à dire non à Plotin ? Au non très significatif
qu’il lui inflige dans Noces il n’y aura par la suite aucun écho. Claudel ne se retourne vers la
terre et l’épouse nocturne que dans une brève bouffée de rébellion contre le Royaume de Dieu
et la Grâce attestés autrement par tout son poème. Chez Camus les échappées vers un ailleurs
que le matin du monde ou la nuit constellée sont rares et à mesure qu’il se rapproche de son
propre centre doivent moins à l’auteur des Ennéades qu’à celui des Confessions. N’en
doutons pas : un penseur qui n’aura reconnu « l’absurdité de l’absurde » que pour se
commettre aux complexités de l’Histoire et confesser sa « religion » de la mer et de la nuit ne
mérite pas d’être admis dans la constellation néo-platonicienne. Certes il a compris
(L’Enigme) que Paris, si admirable soit-il, n’est qu’une caverne où s’agitent des ombres et
qu’il faut le fuir pour se retourner, loin de la moisissure urbaine, vers la lumière, mais de la
caverne du monde – « le monde, une caverne et un antre » (Traité 6) - aura-t-il tenté de
s’échapper ? La lumière vers laquelle il veut se retourner est-ce celle du soleil sensible ?
celle du soleil intelligible enfoui dans les recès de l’âme ? Ce n’est assurément pas l’éclatante
lumière –augè – du Bien. S’il semble quelquefois dans le frémissement de sa prose lyrique
être porté sur la vague de l’Esprit plotinien à la vérité ce serait plutôt la leçon de Platon qu’il
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Trois essais sur Camus
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suit quand dans L’Exil d’Hélène, avec un éloge de celui-ci succinct mais décisif – « Platon
contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe » - il met en valeur la beauté qui est « audessus » de l’histoire … oui, mais non pas au-dessus d’Hélène, et la « contemplation du
monde » qu’il préfère à « la tragédie de l’âme » l’instruit si peu à dépasser le monde qu’il se
rabat sur Ulysse refusant l’immortalité que lui offre Calypso (avec, omet Camus, l’éternelle
jeunesse) et choisissant « la terre de la patrie » tandis que pour Plotin la vraie, la seule
véritable patrie est délestée de la terre. Dans le Traité Un (Du Beau) Ulysse se dérobe en effet
aux charmes illusoires de Circé ou de Calypso, mais ce n’est pas pour changer de lieu
terrestre, c’est, laissant navire, royaume et toutes les beautés visibles, pour disposer son
regard intérieur au voyage vers le Père, ekei, là-bas. A la vérité la leçon de Plotin, qu’il refuse
avec une amoureuse véhémence dans les lendemains de son travail d’étudiant, il semble bien
qu’elle s’efface à mesure qu’il évolue dans sa vie intellectuelle et sa carrière d’écrivain,
conséquemment il ne s’y heurte, ne s’y dérobe plus. Se souvient-il, dans sa dénégation
obstinée de l’immortalité de l’âme, que Plotin pensait tout au contraire que l’âme ne peut
périr ? Se rappelle-t-il parfois, dans le feu et la fumée des tracas et des altercations du
journalisme engagé, cette fébrilité du polupragmonein, le peu de cas que faisait Plotin de la
politique , comment la seule qu’il pratiqua fut celle de proximité (les orphelins dont il a le
souci dans la maison de son amie Gémina), d’arbitrage (si pondéré qu’il ne se rendit jamais
détestable à aucun parti) ou de semences de contemplation lancées dans l’arène publique par
le biais de disciples ? Comme on est loin d’Alger Républicain ou de Combat ! Il faut
souligner enfin que la découverte des écrits de Simone Weil fut pour Camus déterminante,
qu’il ne serait pas infondé de distinguer dans sa vie intellectuelle et spirituelle, distinction
aussi éclairante que celle des trois saisons dites absurde révolte amour, un avant et un après
L’Enracinement . Or il est remarquable que Simone Weil, fervente platonicienne, donc préchrétienne (ou simplement chrétienne comme elle professa de l’être), était une si fervente
élève de Platon27 qu’elle se dispensa des leçons de Plotin. C’est par elle qu’au prix d’une rude
ascèse coupée de maint orage sensuel Camus va s’avancer sur le chemin de l’epistrophè, de la
conversion.
27
Ayant lu Camus « avec attention » Michel Onfray dans les 552 pages d’un livre intitulé L’Ordre libertaire ne
cite Simone Weil que trois fois, et ces trois occurrences sont anecdotiques, futiles.
Est-il besoin d’un commentaire ?
Sous-titre du livre : « La vie philosophique d’Albert Camus ». Pas la moindre mention des visites fréquentes de
Camus au domicile de Simone Weil, dont l’une, sans doute singulièrement recueillie, à la veille de la réception
du prix Nobel : cela n’était-il pas un des actes significatifs de sa « vie philosophique » ?
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