Le Lorrain, Des corps dans l`atelier

Transcription

Le Lorrain, Des corps dans l`atelier
Neuvième Nocturne du musée Rodin
Des corps dans l’atelier
Avec François Marthouret et Charles Gonzalès
Mercredi 15 mai 2013 à 19h
Charles
A l'extrémité de la longue rue de l'Université, tout près du Champ-de-Mars, en un vrai coin de
province désert et monastique, se trouve le Dépôt des Marbres.
Dans une vaste cour envahie par l'herbe, dorment de lourds blocs grisâtres, offrant par places
des cassures fraîches d'une blancheur givrée. Ce sont les marbres que l'Etat tient en réserve
pour les sculpteurs qu'il honore de ses commandes.
Sur l'un des côtés de cette cour, s'alignent une dizaine d'ateliers qui ont été concédés à
différents statuaires. Petite cité artistique merveilleusement calme, qui semble un béguinage
d'un genre nouveau.
Rodin occupe deux de ces cellules. L'une abrite sa Porte de l'Enfer moulée en plâtre et
saisissante dans son inachèvement. Il travaille dans l'autre.
Je le revois, Rodin, pétrissant dans la glaise de petites ébauches rapides.
François
C'est un jeu que j’aime particulièrement dans l'intervalle des soins plus patients que je donne à
de grandes figures. Ces esquisses lancées d'un jet me passionnent, parce qu'elles me
permettent de saisir au vol de beaux gestes dont la vérité fugitive pourrait échapper à une
étude plus approfondie, mais plus lente.
Ma méthode de travail est singulière.
Dans mon atelier circulent ou se reposent plusieurs modèles nus, hommes et femmes.
Je les paie pour qu'ils me fournissent constamment l'image de nudités évoluant avec toute la
liberté de la vie. Je les contemple sans cesse, et c'est ainsi que je me suis familiarisé de longue
date avec le spectacle des muscles en mouvement.
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Le nu qui pour les modernes est une révélation exceptionnelle, et qui, même pour les
sculpteurs, n'est généralement qu'une apparition dont la durée se limite à la séance de pose, est
devenu pour moi une vision habituelle.
Charles
A cette époque-là les modèles sont alors couramment payés un franc de l'heure, c'est-à-dire
environ trois euros d'aujourd'hui. La pose ordinaire de quatre heures coûtera environ cinq
francs pour les artistes mais seulement trois pour les écoles d'art, à la condition toutefois que
celles-ci emploient le modèle régulièrement. La photographie, en passe de se démocratiser,
commencera ensuite à concurrencer sérieusement les modèles vivants, au moins dans certains
ateliers privés.
En 1901 l’on recense entre 800 et 850 modèles professionnels, très souvent d'origine
italienne. Ils résident essentiellement dans les quartiers de Saint-Victor à Paris. Les femmes,
de préférence avec des formes généreuses, sont alors payées cinq francs, 40 €uros actuels,
pour une séance de quatre heures et les hommes, moins recherchés, quatre francs pour la
même durée.
François
On ne trouve pas de cuisse de nymphe à moins de un franc de l'heure, alors qu'un Jupiter
olympien peut se négocier autour de quinze sous, mais un modèle mâle pose à tout âge tandis
que la beauté d'un modèle féminin est forcément éphémère. Les nobles vieillards à grandes
barbes blanches restent toujours recherchés afin d'incarner quelques Dieux, alors que les
femmes aux formes fluettes ou bien celles qui évoquent les rondeurs à la Rubens doivent
nécessairement être assez jeunes !
Charles
Avant la séance de pose, il n'est semble-t-il pas rare de demander au modèle de bien vouloir
faire un brin de toilette...
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François
L'Atelier est toujours muni d'un paravent avec peignoir afin que le modèle puisse se dévêtir en
toute "pudeur" et hors des regards, une estrade ou une table tournante sans oublier un
radiateur d'appoint avec parfois quelques éclairages complètent l'équipement.
Charles
Cette connaissance coutumière du corps humain, que les anciens Grecs acquéraient à
contempler les exercices de la palestre, le lancement du disque, les luttes au ceste, le pancrace
et les courses à pied et qui permettait à leurs artistes de parler naturellement le langage du nu,
Rodin se l'est assurée par la présence continuelle d'êtres humains dévêtus qui vont et viennent
sous ses yeux. Le Maître arrivé ainsi à déchiffrer l'expression des sentiments sur toutes les
parties du corps.
François
Le visage est généralement considéré comme le seul miroir de l'âme, la mobilité des traits de
la face nous semble l'unique extériorisation de la vie spirituelle. En réalité, il n'est pas un
muscle du corps qui ne traduise les variations intérieures. Tous disent la joie ou la tristesse,
l'enthousiasme ou le désespoir, la sérénité ou la fureur... Des bras qui se tendent, un torse qui
s'abandonne sourient avec autant de douceur que des yeux ou des lèvres.
Charles
Rodin suit du regard ses modèles; il savoure silencieusement la beauté de la vie qui joue en
eux; il admire la souplesse provocante de telle jeune femme qui s'incline pour ramasser un
ébauchoir, la grâce délicate de telle autre qui étire ses bras en soulevant sa chevelure d'or audessus de sa tête, la nerveuse vigueur d'un homme qui marche, et quand celui-ci ou celles-là
donnent un mouvement qui lui plaît, il demande que cette pose soit gardée. Alors vite il prend
son argile.., et une maquette est bientôt sur pied; puis avec autant de promptitude, il passe à
une autre qu'il façonne de même.
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Certain soir, quand la nuit eut commencé à feutrer l'atelier de traits d'ombre, et tandis que les
modèles se rhabillaient derrière des paravents, je m'entretins avec le maître de sa méthode
artistique.
« Ce qui m'étonne chez vous c'est que vous agissez tout autrement que vos confrères. Je
connais beaucoup d'entre eux et je les ai vus au travail.
Ils font monter le modèle sur le piédestal qu'on nomme la table et ils lui commandent de
prendre telle ou telle pose. Le plus souvent même ils lui plient ou lui allongent les bras et les
jambes à leur guise, ils lui inclinent dressent le torse et la tête suivant leur désir, tout à fait
comme s'il s'agissait d'un mannequin articulé. Puis ils se mettent au travail.
Vous, au contraire, vous attendez que vos modèles prennent un attitude intéressante, pour la
reproduire.
Si bien que c'est vous qui paraissez être à leurs ordres plutôt qu'eux aux vôtres
François
Je ne suis pas à leurs ordres, mais à ceux de la Nature.
Mes confrères ont sans doute leurs raisons pour travailler comme vous venez de le dire. Mais,
en violentant ainsi la Nature, et en traitant des créatures humaines comme des poupées, ils
risquent de produire des œuvres artificielles et mortes.
Quant à moi, chasseur de vérité et guetteur de vie, je me garde d'imiter leur exemple. Je
prends sur le vif des mouvements que j'observe, mais ce n'est pas moi qui les impose.
Même lorsqu'un sujet que je traite me contraint à solliciter d'un modèle une attitude
déterminée, je la lui indique, mais j'évite soigneusement de le toucher pour le placer dans
cette pose, car je ne veux représenter que ce que la réalité m'offre spontanément.
En tout j'obéis à la Nature et jamais je ne prétends lui commander. Ma seule ambition est de
lui être servilement fidèle.
Charles
Pourtant ce n'est point la Nature telle quelle que vous évoquez dans vos œuvres.
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François
Si fait, telle quelle!
Charles
Vous êtes obligé de la changer...
François
En aucune façon ! Je me maudirais de le faire !
Charles
Mais enfin, la preuve que vous la changez, c'est que le moulage ne donnerait pas du tout la
même impression que votre travail !
François
C'est juste! Mais c'est que le moulage est moins vrai que ma sculpture.
Car il serait impossible à un modèle de conserver une attitude vivante pendant tout le temps
qu'on mettrait à le mouler. Tandis que moi je garde dans ma mémoire l'ensemble de la pose et
je demande sans cesse au modèle de se conformer à mon souvenir.
Il y a mieux.
Le moulage ne reproduit que l'extérieur; moi je reproduis en outre l'esprit, qui certes fait bien
aussi partie de la Nature.
Je vois toute la vérité et non pas seulement celle de la surface.
J'accentue les lignes qui expriment le mieux l'état spirituel que j'interprète. »
Charles
Tout en parlant Rodin me montrait sur une selle près de moi une de ses plus belles statues, un
jeune homme à genoux qui lève vers le ciel des bras suppliants. Tout son être est tiré par
l'angoisse. Le corps se renverse. Le thorax s'enfle, le cou se tend avec désespoir, et les mains
sont comme projetées vers quelque être de mystère auquel elles voudraient se raccrocher
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François
« Tenez! J'ai accusé la saillie des muscles qui traduisent la détresse. Ici, ici, là... j'ai exagéré
l'écartèlement des tendons qui marquent l'élan de la prière...
Charles
Mais vous dites vous-même que vous avez accusé, accentué, exagéré. Vous voyez donc bien
que vous avez changé la Nature.
François
Eh bien non! Je ne l'ai pas changée.
Ou plutôt, si je l'ai fait, c'était sans m'en douter sur le moment même. Le sentiment, qui
influençait ma vision, m'a montré la Nature telle que je l'ai copiée...
Si j'avais voulu modifier ce que je voyais, et faire plus beau, je n'aurais rien produit de bon.
Je vous accorde que l'artiste n'aperçoit pas la Nature comme elle apparaît au vulgaire, puisque
son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les apparences.
Mais enfin le seul principe en art est de copier ce que l'on voit. N'en déplaise aux marchands
d'esthétique, toute autre méthode est funeste. Il n'y a point de recette pour embellir la Nature.
Il ne s'agit que de voir !
Oh! Sans doute, un homme médiocre en copiant ne fera jamais une œuvre d'art : c'est qu'en
effet il regarde sans voir, et il aura beau noter chaque détail avec minutie, le résultat sera plat
et sans caractère. Mais le métier d'artiste n'est pas fait pour les médiocres et à ceux-là les
meilleurs conseils ne sauraient donner le talent.
L'artiste au contraire voit c'est-à-dire que son œil enté sur son cœur lit profondément dans le
sein de la Nature.
Voilà pourquoi l'artiste n'a qu'à en croire ses yeux. »
Charles
De tous les cadres, enveloppes et limites – généralement non perçus et certainement jamais
questionnés – qui enferment et « font » l’œuvre d’art, tels l’encadrement, la marquise, le
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socle, le château, l’église, la galerie, le musée, le pouvoir, l’histoire de l’art, l’économie de
marché et bien d’autres, il en est un dont on ne parle jamais, que l’on questionne encore
moins et qui pourtant, parmi tous ceux qui encerclent et conditionnent l’art, est le tout
premier, plus nécessaire encore à l’artiste que la galerie et le musée. De toute évidence, il
préexiste aux deux. L’un et les autres sont entièrement liés. Ils sont les deux jambages du
même édifice et d’un même système. Mettre en question l’un, le musée ou la galerie par
exemple, sans toucher à l’autre c’est – à coup sûr – ne rien questionner du tout. Toute mise
en question du système de l’art passe donc inéluctablement par une remise en question de ce
dont nous allons évoquer ce soir, comme un lieu unique où le travail se fait, tout comme du
musée comme lieu unique où le travail se voit. Remise en question de l’un et de l’autre en tant
qu’habitudes, aujourd’hui habitudes sclérosantes de l’art.
Je veux parler de l’atelier de l’artiste !
François
Oh ! mon premier atelier ! je ne l'oublierai jamais ; j'y ai passé de durs moments.
Mes ressources ne me permettant pas de trouver mieux, je louai près des Gobelins, rue
Lebrun, pour 120 francs par an, une écurie, qui me parut suffisamment éclairée, et où j'avais
le recul nécessaire pour comparer la nature avec ma terre, ce qui a toujours été pour moi un
principe essentiel dont je ne me suis jamais départi.
L'air y filtrait de toutes parts, par les fenêtres mal closes, par la porte dont le bois avait joué ;
les ardoises de la toiture, usées par la vétusté ou dérangées par le vent, y établissaient un
courant d'air permanent. Il y faisait un froid glacial ; un puits creusé dans l'un des angles du
mur, et dont l'eau était proche de la margelle, y entretenait en toutes saisons une humidité
pénétrante.
Aujourd'hui encore, je ne comprends pas comment j'ai pu y résister !...
C'est là que je fis mon Homme au nez cassé.
Comme opiniâtreté dans l'étude, comme sincérité dans l'exécution du modelé, je n'ai jamais
fait plus ni mieux; je travaillais autant que je le pouvais ; je ne pensais guère qu'à cela; les
esquisses, les figures, les morceaux finis, tapissaient les murailles ; l'atelier tout entier était
encombré d'œuvres en train ; mais, comme je n'avais pas d'argent pour faire mouler tout ce
que je faisais, je perdais chaque jour un temps précieux à couvrir mes terres de linges
mouillés ; malgré cela, j'avais à chaque instant des accidents sous l'action de la gelée ou de la
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chaleur; des blocs entiers se détachaient, des têtes, des bras, des genoux, des lambeaux de
torses tombaient ; je les retrouvais en morceaux sur les carreaux qui couvraient le sol.
Quelquefois, je pouvais en recueillir des fragments. Vous ne sauriez croire ce que j'ai perdu
ainsi.
Charles
L’Atelier ! Lieu du travail, lieu privé, lieu fixe de création d’objets obligatoirement
transportables, premier cadre, première limite dont tous les autres vont dépendre,
physiquement, architecturalement !
L’Atelier !
L’atelier parisien de la fin du siècle dernier, lieu assez vaste, une grande hauteur sous plafond
de 4 m minimum, parfois avec loggia, afin d’augmenter la distance du point de vue à l’œuvre.
Les accès permettent l’entrée et la sortie de grands travaux. Les ateliers pour sculpteurs sont
au rez-de-chaussée, ceux pour peintres aux derniers étages. Enfin, l’éclairage est naturel et
généralement diffusé par des verrières qui sont orientées vers le nord afin d’en recevoir la
lumière la plus douce et plate à la fois.
François
L’atelier de l’artiste américain, d’origine plus récente, n’est cependant pas généralement
construit spécialement, ni suivant certaines normes, mais est en majorité bien plus vaste que
l’atelier européen, pas forcément plus haut, mais beaucoup plus long et large, trouvant son
lieu dans d’anciens « lofts » récupérés. La lumière naturelle joue ici un rôle bien moindre que
la superficie et le volume. L’électricité éclaire l’ensemble, jour et nuit si nécessaire. D’où
d’ailleurs, une certaine adéquation entre les produits sortant de ces « lofts » et leur «
placement » sur les cimaises ou les sols des musées modernes éclairés eux aussi jour et nuit
par l’électricité.
Charles
L’atelier de ce type influence également les endroits qui servent d’ateliers aujourd’hui en
Europe et qui peuvent être soit une ancienne grange à la campagne, soit un vieux garage ou
autre local commercial en ville. Dans l’un et l’autre cas, on voit déjà les rapports
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architecturaux qui s’opèrent de l’atelier au musée, l’un s’inspirant de l’autre et inversement,
ainsi que d’un type d’atelier à l’autre. Certains mêmes transforment une partie de leur atelier
en hall d’exposition, ou des conservateurs qui rêvent de musées sous forme d’ateliers
permanents !
François
L’atelier est un lieu d’expérience dont seul l’artiste pourra juger, puisque aussi bien ne sortira
de son atelier que ce qu’il voudra bien en laisser sortir.
C’est ici que le critique d’art, l’organisateur d’expositions, le directeur ou conservateur de
musée, pourront venir choisir parmi les œuvres présentes et présentées par l’artiste celles qui
figureront dans telle ou telle exposition, telle ou telle collection, telle ou telle galerie, tel ou tel
ensemble.
Charles
L’Atelier c’est aussi et peut-être même avant tout le lieu sacré où le modèle vient poser pour
l’artiste!
Rodin parle...
François
Un jour.., je ne puis y penser sans avoir le cœur navré et aujourd'hui en vous parlant d'elle,
cela me bouleverse ; ce sera toujours une douleur pour moi.., je dus changer d'atelier.
Produisant beaucoup, celui que je quittais était encombré d'essais de toutes sortes, difficiles et
lourds à manier. À la fin de la journée, alors que nous étions tous extrêmement fatigués, sans
me prévenir, mes deux déménageurs d'occasion prirent la figure, un par la tête, l'autre par les
pieds ; ils firent quelques pas; l'armature balança, fouetta ; la terre tomba d'un coup.
Entendant le bruit du choc, j'accourus d'un bond ; ma pauvre bacchante était morte...
Devant le modèle qui vient dans mon atelier pour poser je travaille avec autant de volonté de
reproduire la vérité que si je faisais un portrait ; je ne corrige pas la nature; je m'incorpore en
elle; elle me conduit. Je ne puis travailler qu'avec un modèle. La vue des formes humaines
m'alimente et me réconforte. J'ai pour le nu une admiration infinie, un culte.
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Mon Atelier devient alors un lieu sacré !
L’Atelier de la plénitude !
Charles
Comment n'être pas ému par la vision de ces épidermes clairs, nacrés, satinés, à fossettes
comme ceux des enfants, transparents, et l'exquise souplesse des tissus cellulaires, de ces
corps dans tout l'éblouissement de beauté ? Pour trouver le modèle qui convient, l’Artiste
quelquefois est aidé par le hasard.
François
On me dit : « Faites un homme de bataille, hardi, passionné, inexorable. » Je cherche, je ne
trouve pas !
Charles
Picasso, lui au contraire disait, « Je ne cherche pas, je trouve ! »
Ces espagnols !
François :
Un matin, on frappe à l'atelier ; je vois entrer un Italien accompagné par un de ses
compatriotes, qui avait déjà posé pour moi. C'était un paysan des Abruzzes arrivé la veille de
son pays natal, et qui venait se proposer comme modèle.
En le voyant, je fus saisi d'admiration ; cet homme fruste, hirsute, exprimait dans son allure,
dans ses traits, dans sa force physique, toute la violence, mais aussi tout le caractère mystique
de sa race.
Je pensai immédiatement à un Saint Jean-Baptiste, c'est-à-dire à un homme de la nature, un
illuminé, un croyant, un précurseur venu pour annoncer un plus grand que lui.
Le paysan se déshabille, monte sur la table tournante comme s'il n'avait jamais posé; il se
campe, la tête relevée, le torse droit, portant à la fois sur les deux jambes, ouvertes comme un
compas. Le mouvement était si juste, si caractérisé et si vrai que je m'écriai : « Mais c'est un
homme qui marche ! » Je résolus immédiatement de faire ce que j'avais vu.
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Charles
On avait alors l'habitude, quand on examinait un modèle, de lui dire : « Marchez » c'est-à-dire
de lui faire porter tout l'équilibre du corps placé droit sur une seule jambe ; on croyait ainsi
trouver des mouvements plus harmonieux, plus élégants, et donner ce qu'on appelait « de la
tournure ». La seule pensée de placer l'aplomb d'une figure sur les deux jambes apparaissait
comme un manque de goût, un outrage aux traditions, presque une hérésie.
François
J'étais déjà volontaire, entêté. Je pensais seulement qu'il fallait absolument que je tisse
quelque chose de bien ; car, si je ne traduisais pas mon impression aussi exactement que je
l'avais reçue, ma statue serait ridicule, et tout le monde se moquerait de moi. Je me promis
donc de la modeler avec toute ma volonté, et de me rapprocher de la nature, c'est-à-dire de la
vérité.
C'est ainsi que j'ai fait successivement L'Homme qui marche et le Saint Jean-Baptiste. Je n'ai
fait que copier dans mon Atelier le modèle que le hasard m'avait envoyé.
Charles
À ce moment, quelqu'un entra dans l’Atelier, je me retirai dans une pièce voisine où je vis
plusieurs études que le Maître avait faites pour préparer le buste définitif d'un homme d'État
célèbre. Comme je connaissais bien le modèle, je prenais un intérêt extrême aux diverses
interprétations d'une physionomie particulièrement mobile et caractéristique. Dans l'une
d'elles, l'œil incisif, pénétrant, avait une flamme d'une lumière spéciale, celle du modèle
lorsque, après avoir réfléchi, il allait agir avec toute l'intensité d'une volonté rapide.
Rodin rentra.
François
Vous regardez mes bustes... voici mon dernier !
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Charles
Il enleva les linges mouillés qui enveloppaient la terre. Elle était superbe; mais l'œil avait une
impression de pensée réfléchie, également juste, mais dont l'expression me semblait se
rapprocher des sentiments de l'homme intime plus que de ceux de l'homme public.
Pourquoi, mon cher Maître, pas l’œil de cette autre buste ?
François
Vous le trouvez bien ?
Charles
Oui, je l'ai vu, et dans des circonstances tragiques.
François
Vous avez peut-être raison. Je le ferai peut-être dans une nouvelle étude; mais, pour celle-là,
c'est impossible; il ne s'accorderait pas avec l'ensemble de mes modelés. À des harmonies
différentes, il faut des unités différentes et je les recherche ici, dans mon Atelier.
Charles
En remontant le temps…Les peintres de la Renaissance étaient considérés comme de simples
artisans. Ils travaillaient dans un atelier souvent financé par un mécène. Ces ateliers étaient à
la fois un lieu de création mais aussi un lieu d'apprentissage pour ceux qui voulaient devenir
artistes.
A Florence à la fin du XVème siècle, il y avait 40 ateliers où on apprenait tous les domaines
artistiques.
Chaque apprenti avait un maître qui lui donnait différents travaux pour son apprentissage. Il
s'agissait surtout de préparer le support, les couleurs et les pinceaux.
Il y avait essentiellement trois supports :
- le bois, sur lequel on peignait avant que l'on ne peigne sur des toiles
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- le mur, sur lequel on peignait une fresque.
- le retable, c'est la partie arrière d'un autel qu'on trouvait dans un église.
L'autre tâche, plus compliquée pour les apprentis, était de préparer la peinture.
François
Dans la Renaissance, on utilisait des ingrédients qu’on mélangeait pour fabriquer les couleurs
: azurie broyé, outremer, brun d’Espagne, terre de sienne brulée, terre verte, sinople, stil de
grain pour laque jaune, carmin…
Néanmoins, il fallait un autre élément pour que ce mélange puisse être peint : du jaune d’œuf
pour faire la tempéra ; il servait de liant entre la peinture et les couleurs.
Mais le jaune d’œuf séchant trop vite, les peintres utilisèrent ensuite de l’huile car elle séchait
moins vite pour pouvoir faire des retouches.
Enfin, les apprentis préparaient les pinceaux. Ils étaient fabriqués avec les poils de la queue
d'hermine, d'écureuil ou de porc, et de la soie blanche.
De nos jours pour fabriquer des pinceaux, on utilise encore deux matières de la Renaissance :
la soie et le porc.
Charles
Les apprentis aidaient et facilitaient donc le travail des maîtres. Ils apprenaient
essentiellement en les regardant travailler. En réalité plus un apprenti était sérieux et moins ils
préparaient le travail du maitre pour l'aider ! Il fallait entre 5 et 10 ans pour qu'un apprenti
devienne un artiste.
En 1568, Benvenuto Cellini écrit ses Traités de l'orfèvrerie et de la sculpture, ses Principes
d'après lesquels on doit apprendre le dessin qui témoignent de son amour d'humanisme pour
l'anatomie mais aussi de son regard de sculpteur !
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François
Tu feras copier dans notre Atelier à ton élève un de ces magnifiques os des hanches qui ont la
forme d'un bassin et qui s'articulent si admirablement avec l'os de la cuisse... Quand tu auras
dessiné et bien gravé dans ta mémoire ces os, tu commenceras à dessiner celui qui est placé
entre les deux hanches : il est très beau et se nomme sacrum...
Tu étudieras ensuite la merveilleuse épine du dos que l'on nomme colonne vertébrale... Elle
est composée de vingt-quatre os qui s'appellent vertèbres... Tu devras avoir plaisir à dessiner
ces os, car ils sont magnifiques. Le crâne doit être dessiné sous tous les sens imaginables afin
qu'il ne puisse sortir du souvenir. Je veux aussi que tu te mettes dans la tête toutes les mesures
de l'ossature humaine, afin que tu puisses ensuite la revêtir plus sûrement de sa chair, de ses
muscles et de ses nerfs, dont la divine nature se sert pour assembler et lier cette incomparable
machine... Tu resteras jour et nuit dans l’Atelier jusqu’à y trouver la vérité, travaillant sans
cesse, et ce lieu se transformera en Paradis de la recherche, de l’exactitude, de la précision et
de l’art !
Charles
Michel-Ange!
Travailleur acharné, infatigable, ne quittant son antre de travail que rarement!
Il écrit à son frère Buonarroto, à Florence...
1er février 1507...
François
... Sache que vendredi soir, à 21 heures, le Pape Jules est venu me voir chez moi à l’Atelier où
je travaille et qu'il est resté près d'une demi-heure à regarder tandis que je travaillais ; puis il
m'a donné sa bénédiction et il est parti ; il a paru satisfait de ce que je fais. Il me semble donc
qu'il nous faut grandement remercier Dieu; ce que je vous prie de faire et de prier pour moi.
Il a semblé beaucoup aimé mon endroit et m’a posé beaucoup de question sur la façon de
travailler, ici!
Au bout de deux ans, et tous mes frais déduits, il ne me reste plus que deux ducats et demi.
Je suis logé dans une mauvaise chambre; j'ai acheté un seul lit où nous dormons à quatre, mes
trois aides et moi.
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Je me porte bien et j'ai terminé la cire de ma figure. La semaine prochaine je commencerai à
faire la forme par dessus et je pense qu'en vingt ou vingt-cinq jours elle sera faite ; puis je
donnerai ordre de la couler et, si tout se passe bien.
Ma figure n'est venue que jusqu'à la taille; le reste de la matière, soit la moitié du métal, est
resté dans le fourneau, n'ayant pas fondu ; pour l'en retirer, il me faut faire démolir le
fourneau, ce que je fais, et je le ferai refaire dans la semaine ; la semaine prochaine, en
coulant par dessus pour finir de remplir le moule, je pense pouvoir réparer au mieux ce
malheur, mais ce ne sera pas sans grande inquiétude et labeur et dépense.
Le pape m'ayant demandé de ne pas partir avant qu'elle ne soit en place, me voilà bien
embarrassé. J'attendrai donc encore dans l’Atelier toute cette semaine et si rien ne se passe je
partirai de toute façon en dépit de l'injonction du pape.
Charles
La statue fut mise en place le 21 février 1508, mais elle fut détruite moins de quatre ans après;
Alphonse d'Este la fit fondre pour faire une pièce d'artillerie qu'il appela par dérision la
Giulia. La tête avait été épargnée, mais elle a disparu.
Les relations de Michel-Ange avec le pape Jules II sont connues pour leur caractère orageux.
Ainsi Jules II avait commandé à Michel-Ange la peinture de la voûte de la chapelle Sixtine.
Michel-Ange fit tout pour rejeter le projet, alléguant que ce n'était pas son art. Mais le pape
s'obstina. Michel-Ange s'enferma dans la chapelle, comme dans un Atelier, avec quelques
manœuvres et décida de peindre, non seulement la voûte, mais les murailles.
Il commença ce travail gigantesque mais en souffrit terriblement.
Il écrit à son père :
François
Je suis dans un grand abattement d'esprit : il y a maintenant un an que je n'ai pas reçu un sous
du pape; je ne lui demande rien, parce que mon œuvre n'avance pas assez, pour me paraître
mériter une rémunération.
Cela tient à la difficulté du travail, et à ce que ce n'est point là ma profession. Ainsi, je perds
mon temps sans résultat. Dieu m'assiste!
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Charles
Le pape s'irritait de ses lenteurs et de son obstination à lui cacher son travail. Leurs caractères
orgueilleux s'entrechoquaient comme des nuages d'orage. Un jour, Jules II lui ayant demandé
quand il aurait fini la chapelle, Michel-Ange lui répondit, selon son habitude :
François
Quand je pourrai. Je ne quitterai cet Atelier que lorsque j’aurai pu terminer ma tâche! On ne
quitte pas son Atelier tant que le travail n’est pas fini!
Charles
Le pape, furieux le frappa de son bâton, en répétant : « Quand je pourrai ! Quand je pourrai !
» Michel-Ange courut chez lui et fit ses préparatifs pour quitter Rome. Mais Jules II lui
dépêcha un envoyé, qui lui apporta 5oo ducats, l'apaisa aussi bien qu'il put, et excusa le pape.
Michel-Ange accepta les excuses. Souvent l’argent est un bon moteur pour terminer une
oeuvre, non?
Mais le lendemain, ils recommençaient. Le pape finit, un jour, par lui dire avec colère : « Tu
as donc envie que je te fasse jeter en bas de ton échafaudage? » Michel-Ange dut céder; il fit
enlever l'échafaudage, et découvrit l'œuvre, le jour de la Toussaint 1512.
A tenir, pendant des mois, la tête renversée pour peindre la voûte de la Sixtine, Michel-Ange
sortit de ce travail brisé.
François
A faire ce travail, il m'est déjà venu un goitre, comme l'eau fait aux chats en Lombardie ou en
tout autre pays qui soit, et, par force, mon ventre pointe vers mon menton.
Ma barbe rebrousse vers le ciel, mon crâne s'appuie sur ma bosse, et ma poitrine est devenue
semblable à celle d'une harpie, cependant que mon pinceau, s'égouttant sur ma figure, l'a
couverte d'un somptueux carrelage.
Les lombes me sont rentrées dans la panse, et, par contrepoids, mon cul est devenu l'échine.
Mes pas vont au hasard, sans être guidés par mes yeux.
Par devant, ma peau s'allonge, par derrière, à force d'être plissée elle se ratatine, et je me tends
comme un arc de Sorie.
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C'est à cause de cela que mon jugement, fruit de mon intelligence, jaillit, fallacieux et erroné,
car on tire mal avec une barbacane tordue.
Désormais, Giovanni, défends ma peinture morte et mon honneur, car je me trouve ici en un
lieu qui ne me convient pas, et je ne suis pas peintre.
Charles
Plusieurs siècles après en France, à Marly-le-Roy, Aristide Maillol, occupe successivement
trois habitations ; la première, une maisonnette, située à flanc de coteau, au bord d'un sentier
bocager, composée de trois pièces, dont l'une servait d'atelier, devint bientôt trop petite. Un
nouvel atelier fut alors construit de l'autre côté du sentier, sur un terrain planté d'arbres, «
payé trois francs le mètre, il y a de cela trente-cinq ans. La seconde s'élevait au bord de la voie
ferrée, mais d'aspect banal et bourgeoisement distribuée, elle n'était pas pour le retenir
longtemps. Quant à la troisième, il la fit bâtir lui-même, sur son terrain et d'après ses plans, «
Je suis très architecte » par un maitre-maçon et quelques ouvriers.
François
L'atelier qui s'y trouvait déjà fut transformé en une vaste salle à manger-parloir que vint
flanquer un corps de logis à un seul étage et dont les piliers carrés, rappelant ceux des
métairies catalanes, supportent l'avant-toit. Enfin, en face de cette demeure et séparé d'elle par
le champêtre sentier, un atelier, moins étendu que le premier, occupe aujourd'hui l'extrémité
d'un petit jardin et sa terrasse à pic sur la rue d'où les passants aperçoivent de hautes figures
de plâtre et de bronze, abritées sous un hangar de fortune.
Des arbres touffus, des lierres et des plantes grimpantes enveloppent l'habitation d'aspect
simple et coquet: c'est bien le cadre qui convient à une vie d'artiste.
Charles
Lorsqu'on vient le surprendre, à la fin de sa journée de travail, on le trouve dans son atelier, le fameux atelier d'où l'artillerie allemande devait, en 1914, écraser Paris... Un atelier? Une
cabane, plutôt, de cinq mètres sur quatre, trois fois trop petite pour les œuvres qui
l'encombrent et entre lesquelles il faut se glisser avec la prudence d'un chat. Maillol n'aime
pas les grands ateliers. Le plancher s'en va en charpie et la lumière entre par un panneau vitré
17
du toit et par les deux baies ouvertes dans les murs. Nulle recherche; pour tout confort, une
cloche qui, l'hiver, combat bravement l'humidité de l'atmosphère et du sol.
François
Un divan, deux chaises de jardin, des rayons chargés de bustes et de figurines poudrés de
poussière de plâtre, deux ou trois selles, un tonneau et des caisses retournées. Dans un coin,
un chevalet, une palette, de longs rouleaux de toile à dessiner; dans l'autre un étroit bureau
couvert de papiers auxquelles je ne répond que rarement. Avec une petite horloge villageoise
en faïence à fleurs, c'est là tout l'ameublement.
Contre le poêle, sur une des deux chaises, une chatte blanche a fui des lieux moins sûrs et,
avec délices, dort en rond, en montrant le triangle de corail rose de sa petite gueule renversée.
Charles
Il travaille sans modèle. Il consulte simplement un grand fusain, exécuté la veille, d'après le
nu.
Il dit s’en explique...
François
« Nous cherchons des formes dans la nature mais nous en tirons une composition pour arriver
à la beauté.
La beauté est innée chez l'homme. Dans mon pays, un paysan, un marin
regardent les jeunes filles qui passent sur la plage ; il pense : « Voilà la plus belle» et il ne se
trompe pas...
Charles
Antoine Bourdelle!
François
L'atelier du génie!
Antoine Bourdele écrit à son fils Pierre Bourdelle, peintre, qui vit aux Etat-Unis...
18
Charles
23 octobre 1927.
Mon cher Pierre,
J'ai eu par des amis d'Amérique de tes nouvelles et elles m'ont fait espérer. L’on m'a dit un
très grand bien de tes grandes décorations à fresque.
La base de ton art ce sera le foyer, la chaleur familiale bien établie.
L'ennemi de la grandeur affectueuse, mon cher Pierre, l'ennemi du bonheur à deux, à trois,
c'est les petites, toutes petites contrariétés. Les légères discussions répétées, c'est le ver qui
ronge la trame de l'étoffe du bonheur et de l'entente.
Créez-vous un parler aimable, jamais entre vous deux de paroles aigries; tous nous faisons de
faux gestes, il faut s'adresser l'un à l'autre avec l'intonation douce comme on parle à un petit
toutou de huit jours, pataud et divin. Pas de brusqueries et pas de promesse, si petite soit-elle,
oubliée, non tenue.
Un bon foyer, Pierre, c'est le bon sol pour le grand arbre.
Il faut instituer et mériter l'un envers l'autre une confiance entière.
Rendre une âme sereine, heureuse, est le plus beau chef-d'œuvre. Faites tous deux votre
possible pour faire sœurs vos pensées. Tant mieux si vos goûts concordent.
C'est par les gestes du cœur que tu dessineras ton âme.
L'art est la base du cœur. La structure d'un mur, la haute tenue d'un visage, on les apprend par
la noble tenue de chacun de nos jours.
Il n'y a plus de fin à l'affection profonde lorsque l'on peut constater, à chaque heure, que vous
vivez en pensant à créer le plus possible de bonheur. Au lieu de s'effacer par l'habitude, vos
images grandissent toujours dans l'amour du foyer, et cette œuvre-là, cette bonté si simple qui
est la volupté des Astres, les humains, hélas ! la connaissent bien peu!
En dehors de ce modèle, sachez-le, il n'y a que cendres, fruits âpres, pleins de gravier et
d'affreuses rancœurs...
De la tendresse, de l'amitié, de l'entente des goûts, et les fleurs du travail trameront du
printemps sans grisailles.
Le soleil de l'activité fait mûrir les fruits des penseurs.
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On peut croire à des vies futures, tu en crées par le tressage des pensées. Le travail est un
avenir que l'on tresse au passé d'hier; les heures s'enlacent aux heures en arabesques de
couleurs.
Il n'y a rien de comparable à l'appel du total des labeurs nobles accomplis. La pensée des
talents, les éclairs de génie forment les corbeilles divines.
Tu respireras dans le temps au-delà de l'espace étroit; quand tu retourneras ton regard sur ta
vie, tu verras tes ouvrages purs.
... Il n'y a pas de limites à celui qui crée chaque jour sur le modèle d'architecture.
L'ordre partout, l'élan dans la mesure, le feu illuminé de bien, la vérité aux constructions des
gestes, les plans serrés des grands essors du cœur, les contours hauts des pensées
bienveillantes, les profils vérifiés, pleins, droits, en place, clairs de toutes joies d'amour, voilà
l'atelier du Génie...
Antoine Bourdelle.
François
25 mai 1889
Je t'assure, Théo,que je suis bien ici et que provisoirement je ne vois pas de raison du tout de
venir en pension à Paris ou environs. Lorsque je ne travaille pas dehors, je reste dans mon
sublime Atelier, aussi pauvre que je le suis!
Une petite chambre à papier gris vert pâle avec deux rideaux vert d'eau à dessins de roses très
pâles, ravivée de minces traits de rouge sang.
Ces rideaux, probablement des restes d'un riche ruiné et défunt, sont fort jolis de dessin. De la
même source provient probablement un fauteuil très usé, recouvert d'une tapisserie tachetée à
la Monticelli, brun, rouge, rose, blanc, crème, noir, bleu myosotis et vert bouteille; à travers la
fenêtre barrée de fer, j'aperçois un carré de blé dans un enclos, une perspective à la Van
Goyen, au-dessus de laquelle le matin je vois le soleil se lever dans sa gloire.
L’Atelier idéal!
Avec cela - comme il y a plus de trente chambres vides - j'ai une autre chambre encore pour
travailler.
Le manger est comme ci comme ça. Cela sent naturellement un peu le moisi, comme dans un
restaurant à cafards de Paris ou un pensionnat. Ces malheureux ne faisant absolument rien,
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pas un livre, rien pour les distraire qu'un jeu de boules et un jeu de dames n'ont d'autre
distraction journalière que de se bourrer de pois chiches, de haricots et lentilles et autres
épiceries et denrées coloniales par des quantités réglées et à des heures fixes.
La digestion de ces marchandises offrant de certaines difficultés, ils remplissent ainsi leurs
journées d'une façon aussi inoffensive que peu coûteuse.
Mon cher frère - c'est toujours entre-temps du travail que je t'écris - je laboure comme un vrai
possédé, j'ai une fureur sourde de travail plus que jamais. Cet endroit me pousse à travailler
plus qe jamais!
Et je crois que ça contribuera à me guérir. Peut-être m'arrivera-t-il une chose comme celle
dont parle Eugène Delacroix...
Charles
« j'ai trouvé la peinture lorsque je n'avais plus ni dents ni souffle »
François
...dans ce sens que ma triste maladie me fait travailler avec une fureur sourde - très lentement
- mais du matin au soir sans lâcher - et - c'est probablement là le secret - travailler longtemps
et lentement. Qu'en sais-je, mais je crois que j'ai une ou deux toiles en train pas trop mal,
d'abord le faucheur dans les blés jaunes et le portrait sur fond clair, ce sera pour les vingtistes
si toutefois ils se souviennent de moi au moment donné, or ce me serait absolument égal,
sinon preférable, qu'ils m'oublient.
Charles
Que rajouter de plus sinon la dernière lettre que Vincent portait sur lui le 29 juillet 1890 à
l’âge de 37 ans, jour où il se suicida en se tirant un coup de pistolet.
Auvers-sur-Oise...
21
François
Mon cher frère,
Merci de ta bonne lettre et du billet de 50 francs qu'elle contenait. Puisque cela va bien, ce qui
est le principal, pourquoi insisterais-je sur des choses de moindre importance, ma foi, avant
qu'il y ait chance de causer affaires à tête plus reposée, il y a probablement loin.
Les autres peintres, quoi qu'ils en pensent, instinctivement se tiennent à distance des
discussions sur le commerce actuel.
Eh bien, vraiment, nous ne pouvons faire parler que nos tableaux. Mais pourtant mon cher
frère, il y a ceci que toujours je t'ai dit et je le redis encore une fois avec toute la gravité que
puissent donner les efforts de pensée assidûment fixée pour chercher à faire aussi bien qu'on
peut - je te le redis encore que je considérerai toujours que tu es autre chose qu'un simple
marchand de Corot, que par mon intermédiaire tu as ta part à la production même de certaines
toiles, qui même dans la débâcle gardent leur calme.
Car là nous en sommes et c'est là tout ou au moins le principal que je puisse avoir à te dire
dans un moment de crise relative. Dans un moment où les choses sont fort tendues entre
marchands de tableaux d'artistes morts et d'artistes vivants.
Eh bien, mon travail à moi, j'y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié - bon - mais tu
n'es pas dans les marchands d'hommes pour autant que je sache, et tu peux prendre parti, je le
trouve, agissant réellement avec humanité, mais que veux-tu ?
Charles
La solitude indispensable au travail d’Edward Munch est son seul luxe; mais elle implique des
sacrifices, notamment le renoncement à toute distraction que beaucoup recherchent pour se
distraire.
Munch ne vit que pour son travail et fait tout pour se protéger contre les intrusions du monde
extérieur.
Il occupe une maison dont il attache si peu d'importance aux choses extérieures de la vie et
qui depuis des années refuse même toute aide domestique. Munch prépare lui-même son
frugal repas sur un petit réchaud; il se chauffe à l'électricité ou au moyen de quelques bûches
jetées dans le poêle. Les portraits des ceux accrochés en haut des murs doivent contempler
avec perplexité et désapprobation la drôle de vie de ce rejeton d'une vieille famille.
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Salle à manger, salon ou chambre à coucher, toutes ces pièces sont en fait son atelier avec ici
des tableaux accrochés ou là posés contre les murs, ou encore des dessins et des aquarelles
fixés avec des punaises aux parois, car la pensée de son travail ne le quitte jamais. Munch
disait…
François
« Vous savez, il y a des peintres qui collectionnent des tableaux, j'en connais même un qui a
toute une galerie de peintures impressionnistes. Il en a besoin pour son travail. Je comprends
ça fort bien. Moi, j'ai besoin de mes propres tableaux. Je dois les avoir autour de moi si je
veux pouvoir travailler. »
Charles
C'est une des raisons pour lesquelles Munch a tant de mal à se séparer de ses œuvres. À la
question d'un ami lui demandant pourquoi il vendait si peu, Munch répondit:
François
« Mes prix sont trop élevés ».
Charles
Ces prix étaient censés décourager tout acheteur, car Munch ne craignait rien tant qu'un
acquéreur prêt à débourser de telles sommes. C'est ainsi qu'il a failli perdre un tableau dont il
ne voulait à aucun prix se défaire, à cause d'un amateur qui ne rechignait pas à payer une
somme exorbitante.
Munch se montra fort réjoui et soulagé lorsqu'en fin de compte la transaction n'eut pas lieu. Il
devait négocier l'achat d'un tableau pour un musée qui lui proposait une somme considérable,
mais Munch resta inflexible
23
François
« Non, ce n'est pas une question d'argent. »
Charles
Munch possédait donc de nombreuses toiles de toutes les époques de sa production. Il s'était
fait construire deux baraques dans son jardin qui étaient remplies de tableaux. L'une était un
grand hangar en bois qui pouvait également servir d'atelier. Les tableaux y étaient accrochés
jusque sous le toit, d'autres entassés contre les murs ou gisaient à même le sol.
Année après année, les tableaux restaient accrochés aux parois de ces étranges ateliers à ciel
ouvert, debout ou couchés à même le sol, en été au soleil, en hiver au contact de l'épaisse
couche de neige qui recouvrait l'espace intérieur. On soulevait un tableau renversé dans la
neige, et l'on découvrait un merveilleux nu, une étude pour l'une des grandes compositions.
Il parlait d'une exposition en plein air. Par une journée d'hiver étincelante de neige, sur les
murs extérieurs des bâtisses de son grand jardin, des tableaux les uns contre ou par-dessus les
autres, ruisselants de couleur, gorgés de soleil, brillaient ici d'un éclat incomparable, dans une
véritable débauche de lumière. Une plénitude de couleurs d'une chaleur toute estivale en plein
cœur de l'hiver nordique! Inoubliable. Et tandis qu’il allait d'un tableau à l'autre, il se mit à
neiger, la splendeur colorée s'estompa, puis disparut sous la couche de neige qui adhéra à la
surface des toiles. Munch, pataugeant dans la neige, dégageait tantôt tel tableau tantôt tel
autre avec un petit balai.
Il disait
François
« Non, non, ils ont l'habitude ».
Charles
Puis il les rangea un par un dans les remises, et ce fut la plus belle exposition Munch que l’on
pouvait voir !
24
François
Ma façon de travailler est radicalement différente de celle d'autres artistes qui, posant une
toile sur leur chevalet et après y avoir passé des heures ou des jours, la rangent comme étant
terminée. Moi, je peux travailler à certains tableaux pendant des années et des années.
Charles
On lui demandait la date d'un certain paysage. Il réfléchissait, puis répondait…
François
« Cette toile, j'ai dû la commencer il a une quinzaine d'années en Norvège, à Kragerö, mais je
continue d'y travailler. »
Charles
C'est pour cette raison que Munch gardait ses tableaux, parce qu'il y travaillait encore et
encore.
Il faut se l'imaginer arpentant ses ateliers, allant d'un tableau à l'autre, agité, fiévreux,
insatisfait, sortant celui-ci ou celui-là, le scrutant, trouvant ici ou là encore des changements à
y apporter !
Une sorte d’Atelier comme une salle des pas perdus ou retrouvés !
François
L'atelier de Nicolas de Staël tient du puits, de la chapelle et de la grange par ses proportions
démesurées, sa blancheur austère et son atmosphère d'activité intense, mais recluse. Les
visiteurs qui, non prévenus, y pénétrent se trouvent dès le seuil en perte d'équilibre, leur
habitude de voir se trouve déjouée, quelque chose en eux se dégonce, et les plus prompts au
commentaire se trouvent momentanément à court de mots. Quelques toiles gigantesques,
véritables entreprises de maçonnerie par les masses de couleurs appliquées à la truelle,
retiennent à distance. Les plans se dressent, se juxtaposent; des murailles s'entrechoquant dans
quelque frénésie de cataclysme, tomberaient sur le spectateur si l’artiste n'avait réussi à les
maintenir dans une attitude de grand éloignement, de solitude. L'homme n'habite pas dans ces
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édifices qu'une sombre grandeur anime, mais toute la nostalgie s'y porte et le désir va vers
eux.
Charles
C'est la ville, la construction, l'entreprise de plus d'un jour, l'amour des cités, des murs vivants
transformés peu à peu par les vents du large, pluies, l'air chargé de sel et de fumées, où
pendent, frissonnantes et fastueuses, d'immenses loques çà et là gonflées de soupirs, appels
vers quelque splendeur rageusement cherchée. Les couleurs sont toujours belles, la matière
magnifique, et certaines conjonctions de plans à l'endroit d'où surgit une parcelle de rouge, si
minime à côté des grandes surfaces composées de gammes de vert et d'ivoire, constituent pour
l'œil une fête délicieuse. La couleur est toujours dépensée avec une générosité peu commune,
gaspillée même. Les épaisseurs parfois considérables à travers lesquelles percent des couches
premières ne peuvent qu'ajouter à la richesse et à la transparence de la matière.
François
Le luxe et la démesure vraiment très personnels de Nicolas de Staël s'y révèlent.
L’artiste est à l'échelle de ses toiles, de très haute taille, une tête noble où des yeux mongols
projettent un regard gris étonnamment présent, œil de l'homme qui « voit » avant et plutôt
qu'il ne pense, matériel par son air de grand enfant spontané, rusé et obtus.
L'obtusité se manifeste dans les formes de certaines de ses toiles, généralement celle de taille
moyenne, qui n'arrivent pas toujours à s'élancer, à s'aérer, mais restent retenues et confuses,
enchevêtrées dans une sorte de lourdeur préhistorique : elles tirent vers le bas.
Sur un des murs de l'atelier se trouve une série de tableaux minuscules, de couleurs vives, et
qui ne sont pas sans le plus étroit rapport avec les toiles de grandes dimensions, comme si le
peintre excellait surtout dans les extrêmes.
Tout autres sont les peintures plus anciennes, véritable lutte « pour en sortir ». Des
imbrications tortueuses, des lignes épaisses, des couleurs terreuses, bien que très différenciées
dans leurs valeurs, des grilles, derrière lesquelles le peintre s'est débattu pendant de longues
années pour arriver peu à peu à un agencement plus libre, à des couleurs plus filtrées et plus
lumineuses.
Nicolas de Staël écrità Jacques Dubourg depuis Antibes, en décembre 1954...
26
Charles
« Lorsque dans mon Atelier qui est mon paradis un jour et mon enfer un autre, là où je passe
la plus part de mon temps, je me rue sur une grande toile de format, lorsqu'elle devient bonne,
je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance
dans la force qui garde, malgré tout, son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et
cela me met toujours dans des états lamentables de découragement. Je n'arrive pas à tenir, et
même les toiles de trois mètres que j'entame et sur lesquelles je mets quelques touches par
jour, en y réfléchissant, finissent toujours au vertige.
Mon Atelier en réalité est mon lieu de vertige!
C’est exactement dans l’Atelier que je fixe mes vertiges.
Je ne maîtrise pas dans le sens vrai du mot, s'il a un sens, et je voudrais passer ce cap là, je
voudrais arriver à frapper plus à bon escient, même si je frappe aussi vite et aussi fort,
l'important c'est de calmer tant qu'on peut jusqu'au bout. Je suis à Antibes pour essayer de
varier dans ce sens et à fond. Si vous m'aidez, je ne monterai à Paris qu'en juin pour exposer
les meilleures chez vous ».
François
Dans son numéro du vendredi 18 mars, en page 4 consacrée aux faits divers - entre une auto
tombée à la mer à La Napoule et le meurtre d'un danseur de ballet du marquis de Cuevas,
“Nice-Matin” rend compte en ces termes de la mort de Nicolas :
"À Antibes
le peintre Nicolas de Staël
se jette du haut de la terrasse
de son atelier!
François
En arrivant dans l’Atelier de Giacometti, 46 rue Hippolyte-Maindron dans le quatorzième
arrondissement de Paris, on a l'impression qu'il n'y a personne derrière cette porte grise, aux
vitres poussiéreuses ; une vieille étoffe empêche de voir à travers la fenêtre de ce petit atelier.
On pousse la porte. Entre de hautes sculptures blanches, inachevées ou à demi-détruites, sous
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une lampe électrique qui éclaire très violemment le mur aux couleurs passées rose et jaune,
près d'un petit divan couvert de journaux, de livres et de quelques toiles posées contre le mur,
Giacometti, silencieux, assis sur un haut tabouret, en train de sculpter une figure en terre
glaise. Il sait quel est l'objet de la visite, et tente aussitôt de le différer.
Charles
Ce n'est pas le moment. Cela n'a jamais été moins le moment qu'aujourd'hui. Vous tombez
mal. Peut-être cela ira parfaitement dans huit jours... Je travaille à ces figures depuis des mois.
Je vais y travailler pendant tout l'hiver. Mais si j'ai quatre ou cinq sculptures dans six mois ou
si je n'ai rien, cela m'est assez égal Que ça rate ou que ça réussisse, c'est la même chose : je
gagne à tous les coups.
Ah! non, n'écrivez pas cela.
François
Pourquoi ?
Charles
Parce qu'écrit ça a un sens différent. Dans mon Atelier tout reste provisoire. Tout ! Si on
parle, la phrase avant et la phrase après rendent ça ambigu. Que ça aille très bien ou très mal,
c'est la même chose. Ou plutôt : cela ne va très bien que parce que cela va très mal.
François
Il sort un instant. Je retire mon manteau : il fait chaud. J'ai l'impression qu'il me faudra assister
à un combat: celui de Giacometti avec lui-même.
Je reconnais, sur le divan, un portrait de sa femme Annette et des natures mortes de flacons :
ceux-ci semblent posés depuis des centaines d'années sur la table de travail, couverts de
poussière. Il revient et continue…
28
Charles
Non, ce n'est pas que je doute...
François
Non, je le sais, Giacometti ne « doute » pas. Il sait ce qu'il fait, ou, plutôt il connaît
exactement les difficultés de son entreprise, il ne se le cache pas. Il les affronte tous les jours
dans cet Atelier, ne défait pas aujourd'hui ce qu'il il a fait la veille, comme il serait trop facile
de le dire, il voit les contradictions inhérentes à la nature des choses. Ses contradictions ne
sont pas celles qu'il voit, permanentes, dans la réalité même : et c'est elles qu'il veut
communiquer.
Il me raconte ses débuts : comment il n'est resté à l'Ecole des Beaux-Arts de Genève que trois
jours parce que le professeur voulait l'obliger à mettre des « volumes » dans la tête d'après
nature qu'il lui avait fait faire; et que sa sculpture, mince comme une feuille, n'épaississait que
grain par grain ; comment il se disputa avec son professeur, avec l'Ecole des Arts et Métiers
de la même ville, parce que ce dernier voulait lui faire mettre un «fond noir » derrière son nu,
alors que Giacometti ne voyait «pas plus d'ombre sur le fond que sur le visage du modèle ». Il
me parle de son père, Giovanni Giacometti, peintre impressionniste suisse qui, en 1921, lui fit
visiter Venise, où le jeune Alberto ne voulut pas rater une seule peinture de Tintoret ;
Florence, où il vit pour la première fois une sculpture égyptienne.
Comment en 1922, son père l'envoya à Paris, où Bourdelle enseignait à la Grande Chaumière.
Il y travailla quatre ans.
Charles
Dès le début, c'est curieux, l'idée d'une sculpture pas peinte me semblait absurde. Je faisais
venir le modèle chez moi, et je peignais le plâtre d'après nature. j'ai voulu le montrer à
Bourdelle : mais quand je l'ai porté à l'atelier, il y a eu un tel hurlement de dégoût parmi les
autres élèves que j'y ai renoncé.
François
Poser pour Giacometti dans son Atelier relevait de l'épopée. D'une concentration à toute
épreuve, il souffrait mal que son modèle relâche une attention qu'il voulait immobilité totale.
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Or, les séances se révélaient souvent sans fin. Et l’Atelier se transformait lieu d’écart et de
solitude sans fin !
Annette, sa femme, qui eut sa part de séances ininterrompues, Diego, son frère, et d'autres en
firent à leur tour les frais...
Son nouveau et préoccupant problème: comment recréer sur une surface plane l'effet que
produit réellement un visage existant en trois dimensions!
Charles
L'art m'intéresse beaucoup mais la vérité m'intéresse infiniment plus.
Il confiait aussi:
En travaillant je n'ai jamais pensé au thème de la solitude... Pas plus d'ailleurs qu'à l'angoisse
existentielle.
Les artistes d'aujourd'hui veulent seulement exprimer leur subjectivité, au lieu de copier
fidèlement la nature. A force de chercher l'originalité, ils passent à côté. A force de chercher
du nouveau, ils répètent ce qui a déjà été fait.
Ce qui m’intéresse c’est le moment de l’Atelier où toutes les incertitudes, tous les doutes,
toutes les recherches se font et se défont dans ce lieu de toutes les perditions qu’est l’Atelier
et que nul autre que celui qui le hante et le réinvente ne peux mieux comprendre et saisir !
François
L’atelier !
Premier cadre de l’œuvre, sorte de filtre qui fait passer l’œuvre d’un abri à un autre. L’œuvre,
produite en atelier, qui ne peut être conçue qu’en tant qu’objet manipulable à l’infini et par
quiconque. Pour ce faire et dès sa production en atelier, l’œuvre se trouve ainsi isolée du
monde réel. Cependant, c’est quand même à ce moment-là, et à ce moment-là seul, qu’elle est
le plus proche de sa propre réalité. Réalité dont elle n’arrêtera pas ensuite de s’éloigner pour
parfois même en emprunter une autre que personne, pas même celui qui l’a créée, n’a pu
imaginer et qui pourra lui être complètement contradictoire !
Charles
Le Lorrain, magnifique sculpture réalisée par Rodin !
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Ce monument, commandé à Rodin en 1889, est une représentation plus traditionnelle d’un
peintre, identifiable par sa palette, juché sur un haut piédestal qui a pour vocation d’expliquer
d’une façon allégorique son activité. Se trouve t’il dans son Atelier, quel est cet Atelier…Les
effets lumineux qui caractérisent la peinture de Claude Gellée dit le Lorrain, né en1600 et
mort en 1682 sont évoqués par le haut-relief représentant Apollon et les chevaux du soleil qui
semblent jaillir du socle et ne sont pas sans rappeler les Chevaux d’Apollon que Robert Le
Lorrain réalise en 1737 pour les écuries de l’hôtel de Rohan à Paris.
Rodin réalisa ce Monument en commençant par le socle dont les reliefs sont travaillés avec de
la terre sur une armature de bois jusqu’aux retouches effectuées après l’installation à Nancy,
ville natale du peintre, dans les jardins de la Pépinière, à la suite de critiques du public surpris
par le parti adopté par Rodin.
François
De nombreuses toiles représentent un atelier d'artiste, parfois avec l'auto-portrait de l'artiste…
Hans Burgkmair l'ancien : L'empereur Maximilien dans l'atelier de Burgkmair, vers 15141516, gravure sur bois
Jan Vermeer : L'Art de la peinture ou Allégorie de la peinture ou L'artiste dans son atelier,
vers 1665, Vienne, Kunsthistorisches Museum
Charles
Georg Friedrich Kersting : Caspar David Friedrich dans son atelier, 1819, Berlin, Alte
National galerie
Carl Spitzweg : Le Portraitiste, 1854, Schweinfurt, collection Georg Schäfer
François
Gustave Courbet : L'atelier de l'artiste, 1855, Paris, Louvre
Camille Corot : Jeune femme à la mandoline pensive dans l'atelier, 1870, Paris, Louvre
Charles
Henri Fantin-Latour : Un atelier aux Batignolles, 1870, Paris, Musée d'Orsay
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Adolph Menzel : Le mur de l'atelier, 1872, Hambourg, Kunsthalle
François
James Ensor : Nature morte dans l'atelier, 1889, Munich, Neue Pinakothek
Dieter Roth : Installation, 2013 Moma de New-York
Charles
C’est quand l’œuvre est dans l’atelier et seulement à ce moment qu’elle se trouve à sa place !
François
Une contradiction fatale pour l’œuvre d’art, dont elle ne se remettra jamais, puisque sa fin
implique un déplacement dévitalisant quant à sa réalité propre, quant à son origine. L’œuvre
exposée est donc totalement étrangère à son lieu d’accueil, musée, galerie, collection…, d’où
le dilemme sans cesse grandissant entre les œuvres et leur place et non leur placement ! Cet
abîme est cependant partiellement colmaté par le système qui nous fait accepter à nousmêmes, public, créateur, historien, critique et autres, la convention du musée, de la galerie,
comme cadre neutre inéluctable, lieux uniques et définitifs de l’art. Lieux éternels en fonction
de l’éternité de l’art !
Charles
L’œuvre se fait donc dans un lieu bien précis, mais dont elle ne peut tenir compte, alors que,
par bien des aspects, non seulement ce lieu la commande et la forge, mais encore est l’unique
endroit où l’art a lieu. Nous arrivons donc à la contradiction suivante qu’il est impossible
d’une part, et par définition, de voir une œuvre dans son lieu, et que d’autre part, c’est le lieu
qui lui sert d’abri et dans lequel on va pouvoir la regarder qui la marquera, l’influencera, bien
plus encore que le lieu dans lequel elle a été faite et dont elle a été exclue.
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L’alternative ! ou bien l’œuvre est dans son lieu propre, l’atelier, et n’a pas lieu pour le public,
ou bien elle se trouve dans un endroit qui n’est pas son lieu, le musée, et alors a lieu pour le
public.
L’œuvre passe donc, et ne peut exister qu’ainsi puisque l’empreinte de son local d’origine l’y
prédestine, l’Atelier, paradoxalement plus clos encore, et qui est celui du monde de l’art. D’où
peut-être l’impression de cimetière donnée par l’alignement des œuvres dans les musées.
L’auteur Jean Genet disait que son théâtre était fait pour se jouer sur le sol des cimetières afin
de mieux convoquer les absents, peut-être en est-il de même pour les œuvres d’art ?
François
Dans le musée, l’œuvre qui y aboutit y est indéfiniment, à la fois à sa « place » et en même
temps à « une place », qui n’est jamais la sienne. À « sa place », puisqu’elle y aspirait tout en
se faisant, mais qui n’est jamais la « sienne », puisque aussi bien cette place n’a pas été
définie par l’œuvre qui s’y trouve, ni l’œuvre faite précisément en fonction d’un lieu qui lui
est par force a priori concrètement et pratiquement inconnu.
La question se pose par exemple pour l’œuvre de Monet !
Certaines toiles doivent, plus de soixante-dix ans après leur création, être emmurées puis
environnées d’une douce couleur saumon d’une part, à Paris, et que d’autres, à Chicago,
soient encadrées d’énormes moulures et juxtaposées à d’autres œuvres d’artistes
impressionnistes, d’autre part ?
Le lieu définitif de l’œuvre doit-il être l’œuvre elle-même ?
Cette sensation que l’essentiel de l’œuvre se perd quelque part de son Atelier à son lieu
d’exposition pose le problème et la signification de la place de l’œuvre. Ce qui se perd, ce qui
disparait c’est la réalité de l’œuvre, sa « vérité », son rapport avec son lieu de création,
l’atelier !
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Charles
Un artiste, a répondu à ce questionnement, Constantin Brancusi, photographié dans son
Atelier de Voulangis, en région parisenne, en 1922 par le même Edward Steichen dont les
prises de vue du Balzac, entre autres, de Rodin, restent inoubliables !
En légua une grande partie de son œuvre sous la réserve expresse qu’elle soit conservée telle
qu’elle dans l’atelier même qui l’a vu naître ! Brancusi coupait court d’une part à toute
dispersion du travail considéré, ainsi qu’à toute spéculation sur l’œuvre, et donnait de surcroît
à tout visiteur le même point de vue exactement que le sien propre au moment de la
production.
L’œuvre reste visible telle qu’elle fut produite.
Alors que toute la plus grande production de l’art d’hier et d’aujourd’hui est non seulement
marquée, mais procède de l’usage de l’atelier comme lieu essentiel parfois même unique de
création !
La question reste sans réponse…
Des corps dans l’atelier jusqu’aux yeux du visiteur qui écoute, pour reprendre l’expression du
frère de Camille Claudel, Paul, le chemin est énigmatique et la transformation comme les
vagues d’une mer venant s’échouer sur les rochers de la côte…
La vie de l’œuvre reste sans réponse, la vie dans l’atelier secrète et la vie de l’Artiste si belle
et si difficile…
François
Je t'ai rencontrée par hasard,
Ici, ailleurs ou autre part,
Il se peut que tu t'en souviennes.
Sans se connaître on s'est aimés,
Et même si ce n'est pas vrai,
Il faut croire à l'histoire ancienne.
Je t'ai donné ce que j'avais
De quoi chanter, de quoi rêver.
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Et tu croyais en ma bohème,
Mais si tu pensais à vingt ans
Qu'on peut vivre de l'air du temps,
Ton point de vue n'est plus le même.
Cette fameuse fin du mois
Qui depuis qu'on est toi et moi,
Nous revient sept fois par semaine
Et nos soirées sans cinéma,
Et mon succès qui ne vient pas,
Et notre pitance incertaine.
Tu vois je n'ai rien oublié
Dans ce bilan triste à pleurer
Qui constate notre faillite.
« Il te reste encore de beaux jours
Profites-en mon pauvre amour,
Les belles années passent vite. »
Et maintenant tu vas partir,
Tous les deux nous allons vieillir
Chacun pour soi, comme c'est triste.
Tu peux remporter le phono,
Moi je conserve le piano…
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