Brest, l`article - Crisco
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Brest, l`article - Crisco
Pour une définition énonciative de l'enclosure vrai Dominique LEGALLOIS CRISCO Université de Caen Article paru dans les actes du colloque (décembre 2001) les marqueurs linguistiques de la présence de l'auteur, ERLA, Université de Brest, publié dans D. Banks, Les marqueurs linguistiques de la présence de l'auteur, L’Harmattan, 2005 Examen de la notion d'enclosure Les réflexions sur la place de l’énonciateur dans l'activité de langage, permettent de revenir sur un type d'emploi particulier d'expressions modales que la linguistique a peu traité et qu'elle nomme de façon encore confidentielle, enclosure. Le terme d'enclosure est une traduction de Riegel et Kleiber du mot hedges employé par G.Lakoff pour désigner un ensemble de mots "dont le rôle est de rendre les choses plus floues ou moins floues1 ". Depuis 1972, quelques définitions plus précises sont heureusement apparues, définitions que j'examinerai et que je critiquerai au regard du fonctionnement de vrai employé en antéposition au nom comme adjectif modal marqueur d'une évaluation. Analyser la notion d'enclosure ou bien étudier les occurrences en emplois enclosifs, pose un problème que l'on ne peut ignorer : en effet, une définition intensionnelle et extensionnelle arrêtée n'existe pas, non plus qu'une conception consensuelle, ce qui oblige à poser une pétition de principe quant à la pertinence de la classe des enclosures. Malgré tout, et puisque certaines réflexions font déjà références en la matière, il est légitime de poser comme sujet d'étude, le fonctionnement apparemment semblable d'entités linguistiques ; pour preuve, par exemple, la place récurrente et systématique de l'adjectif vrai dans tous les articles consacrés à l'enclosure. Aussi, peut-on accorder au regard de cette place, une valeur protoypique à l'adjectif vrai ainsi que le statut privilégié d'illustration du fonctionnement général de la classe. Par ailleurs, je propose l'expression "fonction enclosive" (ou fonctionnement enclosif) pour désigner la spécificité de l'incidence des ces emplois. Il faut évidemment 1 Lakoff, 1972, p.195 - 1 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 reconnaître que cette expression repose sur la même pétition de principe inhérente à la pertinence de la classe, mais elle permet cependant de distinguer ce fonctionnement de ceux, plus traditionnels, de qualification ou d'expansion. Deux exemples d'emploi enclosif : 1- Mais, comme ils sortaient, Jésus-Christ, qui avait attendu le père, insulta toute la famille, en gueulant que c'était une vraie honte, de fourrer un pauvre vieux dans ces sales histoires, pour le voler bien sûr. (Zola, La terre, 1887) 2 - En rentrant dans ma chambre, je suis prise d'une sorte de honte et d'un grand découragement... il ne faudrait jamais réfléchir sur l' amour. (Mirbeau, Journal d'une femme de chambre, 1900).) De façon intuitive, on identifie dans ces deux occurrences d'enclosures (vrai / une sorte de) une incidence modale marquant une évaluation subjective. La classe des enclosures, telle qu'elle est constituée par les différentes analyses, est assez hétérogène puisqu'elle comporte aussi bien des adverbes (littéralement, véritablement, vraiment, presque, déjà, comme, etc.), des adjectifs (vrai, véritable, authentique, etc.), des syntagmes nominaux (une sorte de, une espèce de, etc.), des syntagmes prépositionnels (par excellence, d'une certaine manière, etc.), ou encore, pour F.Rastier, des constructions syntaxiques telles que X est le Y de Z (le Concorde est le TGV des avions). Notons encore, et toujours de façon intuitive, des fonctionnements enclosifs moins réguliers et donc plus exceptionnels, qui témoignent certainement du caractère ouvert de la classe ; par exemple, la relation synonymique entre les adjectifs vrai, véritable et authentique, adjectifs régulièrement en emploi enclosif, favorise très certainement cet emploi peut courant de véridique généralement postposé au nom : 3 - j'ai connu une fille au cœur profond ; une fille sérieuse à l'âme sûre, de peu de paroles, aux regards constants, une véridique femme (E.Dujardin, les lauriers sont coupés, 1924). Avant de proposer une analyse de l'adjectif enclosif vrai, je vais dans un premier temps présenter et critiquer les conceptions sémantique et énonciative de l'enclosure. A la lecture des différentes conceptions du phénomène, deux types d’approche se dégagent très rapidement : une conception essentiellement sémantique, et une conception que je qualifierai d'énonciative, dans laquelle d'ailleurs je m'inscrirai mais avec quelques réserves et aménagements. - 2 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 1 la conception sémantique La fonction sémantique de l'enclosure, comme le conçoit R.Landheer2, se divise en une fonction paradigmatique (Kleiber et Riegel3) et une fonction syntagmatique (Landheer4 et Rastier5). 1.1 fonction sémantique paradigmatique de l'enclosure Pour Kleiber et Riegel, dans le cadre d'une caractérisation de la notion de flou en grammaire, cadre précurseur de la grammaire cognitive et de la sémantique du prototype, "l'opposition tranchée X est un Y / X n'est pas un Y est à remplacer par X est un Y à un certain degré"6. De là, les enclosures "sont des prédicats modificateurs de prédicats qui […] mettent en relief les composantes sémantiques des prédicats qu'ils modifient [...]. Dans le cadre de la logique floue, les enclosures deviennent des prédicats qui transforment la fonction d'appartenance à une classe"7. Pour "vrai", par exemple 4 - Jean, le fils du boulanger, est un vrai poisson "le rôle de l'enclosure "vrai" est de saisir certaines propriétés métaphoriques du prédicat modifié. "Vrai" asserte les connotations du prédicat qu'il enclôt et présuppose la négation du sens dénotatif"8. Ainsi, vrai présuppose que Jean n'est pas un poisson, et que Jean possède quelques propriétés qui ne suffisent pas à lui conférer l'appartenance à quelque degré que ce soit à la catégorie des poissons. 2 R.Landheer, 1993. G.Kleiber et M.Riegel, 1978. 4 R.Landheer, 1993 5 F.Rastier, 1987. 6 G.Kleiber et M.Riegel, 1978, p.92. 7 ibid.p.93. 8 Ibid., p.98. 3 - 3 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 Il y a deux problèmes inhérents à cette analyse : d'abord, la confusion entre jugement métalinguistique et enclosure. Il est vrai que la composition d'une classe d'objets peut être jugée plus ou moins floue, mais ce phénomène est indépendant de celui de l'enclosure qui intervient non pas dans les énoncés d'appartenance mais dans ceux de caractérisation, de qualification. Autrement dit, dans 5 - la baleine est une sorte de poisson cet énoncé est faux du point de vue de la taxinomie animale, mais mon intention est tout autre que taxinomique : je caractérise par poisson la baleine, pour expliquer à un enfant ce qu'est cet objet. Il n'y a, dans cette phrase, ni métaphore, ni classification, ni emploi du mot poisson comme étiquette d'une catégorie, mais une sorte d'appréhension synthétique d'un objet. Cette appréhension se montre la plus adéquate et la plus pertinente dans un contexte particulier. Par ailleurs, il y aurait de façon problématique un emploi antiphrastique de vrai enclosif, qui signifierait justement que l'appartenance n'est pas vraie. Or, interprétativement, nous n'avons pas l'impression d'une telle antiphrase. De plus la suspension du sens dénotatif qui serait la fonction de vrai se réalise pleinement même sans l'emploi de l'enclosure : 6 - Tu verrais, Jean, le fils du boulanger, c'est un poisson. L'emploi de l'enclosure n'est pas nécessairement lié à la métaphore dans la mesure où la relation métaphorique entre deux items n'exige pas une modification particulière : l'emploi de vrai ne me paraît pas moins enclosif dans l'exemple 1 (qui n'est pas métaphorique) que dans l'exemple 4. La présence de vrai doit donc s'expliquer autrement. 1.2 fonction sémantique syntagmatique de l'enclosure Chez Rastier et Landheer, la problématique sémantique de l'enclosure est inhérente à celle du texte. Autrement dit, le problème n'est plus vu sous l'angle de la catégorisation. L'enclosure fait donc l'objet d'un examen syntagmatique : elle constitue "une instruction contextuelle pour neutraliser des traits inhérents, centraux et pour actualiser en même temps des traits afférents, considérés normalement comme étant plus périphériques, ce qui amène à un renversement hiérarchiques des traits sémantiques"9. 9 R.Landheer, 1993, p.378. - 4 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 Ainsi, vrai suspend l'incompatibilité qui définit l'allotopie entre sémèmes. On peut très raisonnablement rapprocher cette définition de celle de Kleiber et Riegel : l'incompatibilité, dont le caractère contextuel est manifesté plus fortement, s'exerce sur l'axe horizontal du texte. Les problématiques que je ne reprends pas, sont exactement les mêmes. J'apporterais une critique générale à ces deux conceptions sémantiques de l'enclosure : il est tout a fait dommageable pour cette conception de l'enclosure de laisser en suspend la question de l'énonciateur, de l'énonciation et de la subjectivité qui ne semble jouer aucun rôle décisif pour ces analyses. Une vision purement sémantique de la modification que semble opérer l'enclosure se montre trop étroite par rapport aux observations que nous allons faire au sujet du geste énonciatif du locuteur. De plus, la définition de l'enclosure se révèle chez Kleiber & Riegel et Landheer, trop dépendante à la fois d'une conception immanente du sens, et d'une conception de la signification conçue comme l'ensemble des conditions d'appartenance à une classe d'objets. Une sémantique plus flexible, telle que celle qui est exposée dans Legallois (2000), permettrait d'abandonner les fonctions de levée d'incompatibilité ou de correction de catégorisation indue. Enfin, la méthode d'investigation des études présentées brièvement ici, est tout à fait critiquable. En effet, elle porte systématiquement au mieux, sur des phrases inventées et donc sans contexte, au pire, sur des syntagmes ; on comprend très bien dans ce cas l'oubli total des paramètres énonciatifs. 2 la conception énonciative de l'enclosure Cette conception est assez éparse, informelle dans la mesure où elle prend racine dans des analyses qui n'ont pas directement l'enclosure pour objet. Néanmoins, se dessinent des caractéristiques fortes ; chez M.Noailly : "Certains adjectifs (simple, pur, vrai, véritable, faux, franc, plein) disent en antéposition si la dénomination qui va suivre est réellement pertinente ou pas"10 I.Tamba souligne à propos des énoncés figurés, 10 M.Noailly, 1999, p.102. - 5 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 « l'importance de l'énonciation qui crée une […] valeur référentielle ; importance soulignée par des marqueurs énonciatifs tels que : vrai, littéralement, qui signifient : je dis vraiment (à la lettre) ce que je dis". L'énonciateur prévient par là toute question remettant en cause son dire (plutôt que ce qui est dit) » 11. Deux aspects retiennent l'attention : - 1) la justification de l'acte énonciatif - 2) L'adéquation, la conformité (en tous cas avec vrai et véritable) entre la caractérisation et l'emploi du SN. 2.1 La notion de confirmation La justification de l'acte énonciatif semble assez évidente, à condition que l'observation porte sur des énoncés réels et que le contexte soit suffisamment large pour qu'on puisse apprécier ce mouvement argumentatif ; par exemple : 7 - Quelquefois les paysans les chassaient, d'autres les laissaient dormir dans leur grange, une autre femme leur servit un vrai repas, avec des plats chauds qu'ils avalèrent, comme les tomates, sans même comprendre ce qu'ils mangeaient, l'oreille tendue vers les bruits du dehors, continuant par habitude à grelotter… (C.Simon, l'acacia, 1989) Dans l'exemple 7) comme dans 1), il y a acte de justification de l'énonciation du narrateur (7) ou du personnage (1 - où on peut reconnaître du style indirect libre) qui permet, en quelque sorte, de dé-problématiser un dire qui serait contestable ; cette justification s'effectue grâce au regard réflexif de l'énonciateur, non pas sur l'énoncé lui même, mais sur sa production, l'énonciation. Le regard réflexif consiste en une confirmation du dire, un dire qui constitue un véritable engagement : devancer toute contestation possible, toute mise en doute du dire émanent d'un énonciataire réel ou virtuel. D'ailleurs, et même si cela ne constitue pas une preuve irrécusable, la réfutation de ces énoncés montre que l’enjeu est l’acte énonciatif : 8 - non, vous ne pouvez pas dire qu'il s'agit d'une honte / d'un repas. Et c'est, dans une certaine mesure, pour prévenir cette réfutation qu'il y a emploi de l'enclosure, ce qu'I.Tamba a très bien vu à mon sens. D'ailleurs, tous les emplois de vrai (même non enclosifs) sont produits dans l'objectif de confirmer quelque chose, par exemple un fait : 11 I.Tamba, 1981, p.142 ; c'est l'auteur qui souligne. - 6 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 9 - Ne soyez pas cambriolables. Méfiez-vous. Un vrai plombier peut en cacher un faux. Jureriez-vous sous serment que cet inspecteur en est véritablement un ? (J-L Benoziglio, Cabinet portrait, 1980). Un vrai plombier désigne une personne qui se confirme être ou que l'on confirme être réellement (selon une logique du vrai et du faux, de conformité avec la réalité), un plombier. L'expression il est vrai que + P atteste également la validité d'un fait en le confirmant (d'où parfois l'effet de concession exprimée par cette construction). De même quand je dis : 10 - A.Lupin est le vrai coupable je confirme ce qui était jusqu'à là une suspicion, une hypothèse. La notion argumentative de confirmation est inhérente à vrai adjectif antéposé au nom ou constituant un régime d'impersonnel ; l'adverbe vrai possède également un rôle sémantique de confirmation. Contrairement à des expressions comme au sens littéral, littéralement, au sens lacanien du terme, métaphoriquement parlant, qui indiquent une réflexion explicite de l'énonciateur, on ne perçoit pas avec une sorte de, vrai, véritable, de réflexions épilinguistiques ; l'enclosure vrai, si elle confirme bien l'énonciation, la confirme de façon synthétique, globale, sans prendre en compte des relations sémiotiques entre signe et sens. C'est un point essentiel, je pense, dans une définition générale de l'enclosure. 2.2 la notion de paradoxe La prédication apparaît dans ce que j'appellerai un paradoxe, c’est à dire dans un contexte explicite ou non, où elle est donnée comme n'allant pas de soi, et devant - pour cette raison - être confirmée ou justifiée. Il y a une résistance a priori, une doxa, un ensemble de jugements intersubjectifs, de pratiques discursives ou peut être du bon sens commun, qui font que la prédication subjective de l’énonciateur est problématisée. Par exemple, la caractérisation par repas dans 7) constitue un enjeu discursif parce que dans le contexte de restriction, le mot repas est sujet à discussion, à débat – il ne va pas de soi. De même, pour vraie honte (exemple 1), l’emploi du mot honte est confirmé par le personnage énonciateur, alors qu’on imagine très bien que ce mot n’est pas consensuel, qu’il ne s’impose nullement. - 7 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 Le paradoxe peut prendre plusieurs formes qui ne sont pas aisées à définir, mais je pense en avoir cerné deux au moins : - - paradoxe dans la mesure où la prédication est inattendue dans la situation (c'est le cas des emplois sentis comme métaphoriques, c'est à dire paradoxaux dans le sens premier du terme, s'écartant d'une doxa, d'une façon commune de concevoir et de parler des objets). C'est la vision de la métaphore développée dans Legallois (2000) ou dans Détrie (2001) qui proposent une définition de ce phénomène non pas en termes d’écart ou d’incompatibilité sémantique, mais comme sentiment d’extranéité au regard de l’interdiscours d’une thématique. - - Paradoxe lorsque la prédication ne va pas de soi, qu'elle n'est pas évidente ou qu’elle est douteuse (exemple 7). En contexte de guerre, de pénurie, la notion de repas est problématique, d’où la justification de repas, à la fois par l’enclosure (qui confirme l’énonciation) mais aussi, ici, par le développement du texte. Le paradoxe, dans la mesure où il constitue un terreau favorable à la contestation, doit être neutralisé. C'est donc cette énonciation paradoxale qu'il s'agit de confirmer, à l'aide de l'enclosure vrai. Dans cette optique, l'idée de neutralisation dans la perspective sémantique de l'enclosure, est déplacée du champ lexical et textuel, au champ énonciatif. A noter que la notion de paradoxe employée ici n'est que provisoire en attendant qu’un recensement exhaustif de tous les contextes de manifestations de l'enclosure vrai soit fait. Elle semble parfois trop puissante pour caractériser certains emplois ; par exemple, une prédication radicale, ou voulue comme telle, généralement dans les contextes épidictiques où il s'agit de louer (un vrai saint !) ou d'insulter (un vrai con !) peut faire l’objet d’une confirmation. En ce cas, c’est la radicalité de l’énonciation que l'on justifie, radicalité pouvant être discutée. Le rôle paradoxal n’est donc pas systématique, mais n'en est pas moins manifeste à travers les exemples proposés plus haut. En outre, il faudra examiner comment cette notion s'intègre dans une étude générale sur l'enclosure. 3 - la notion de vérité pragmatique - 8 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 Afin d'annuler toute contestation ou doute sur l'énonciation en raison de paramètres paradoxaux, l'énonciateur doit confirmer une vérité, la vérité de l'énonciation. La notion de vérité est sous-jacente, évidemment à vrai, mais aussi à l'idée d'adéquation ou de correspondance à une désignation. Pourtant je critiquerai cette théorie naturelle de la vérité comme correspondance, qui tend à considérer qu'une chose est vraie si elle coïncide avec un état réel. La théorie naturelle de la vérité pousse ainsi à considérer que le syntagme [N est un vrai X] consiste à faire de N un représentant typique de X. Autrement dit, N correspond à une certaine idée de X. Il y a une façon pragmatique, non dualiste, de définir la vérité, une façon non plus fondée sur la correspondance ou l’adéquation entre mot et chose, mais sur la pertinence du dire ou du dit. Cette conception est implicite, par exemple, dans la théorie de l'argumentation dans la langue où la valeur d'un énoncé est définie en fonction de l'enchaînement qui le lie à l'énoncé suivant. D'une manière générale, cette définition pragmatique de la vérité est liée à une conception de la langue comme construction de la réalité et non comme représentation ; je propose, à la suite d’une certaine tradition philosophique, notamment la philosophie pragmatique et néo-pragmatique américaine12, de définir comme vrai ce qui est énoncé comme devant être pris en compte, ou ce qui est énoncé pour déterminer les conduites ou les croyances de soi ou celles des autres. Par exemple chez Peirce : "Si la Vérité est quelque chose de public, cela doit signifier que toute personne quelle qu'elle soit finirait en dernière analyse par l'accepter comme fondement de sa conduite si elle poursuivait son enquête assez bien13. Ou "la vérité pragmatique réelle est la vérité telle qu'elle peut et doit être utilisée comme guide pour la conduite"14. Il semble qu’il s’agisse bien de ce type de vérité que confirme l’enclosure vrai : garantir, authentifier la pertinence de l’énonciation pour que celle-ci soit donnée comme pouvant être prise en compte (l’énonciataire est tenu d’évaluer, de considérer 12 Voir par exemple, R.Rorty 1995 ; particulièrement le chapitre « une vérité sans correspondance avec la vérité ». 13 Ch.Peirce, 1978, p.43 14 Ms.684, p.11, 1913, cité par Cl.Tiercelin, 1993, p.111 - 9 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 pleinement l’énonciation, y compris dans ses effets). L’énonciateur engage ainsi son énonciation (il dit vraiment ce qu’il dit, cf. I.Tamba, 1981). Je propose donc de voir dans l'enclosure vrai, un marqueur confirmant la vérité pragmatique de l'énonciation. Cette vérité est affirmée en fonction de la validité empirique de la connaissance par rapport au contexte ; en 1- Mais, comme ils sortaient, Jésus-Christ, qui avait attendu le père, insulta toute la famille, en gueulant que c'était une vraie honte, de fourrer un pauvre vieux dans ces sales histoires, pour le voler bien sûr. (Zola, La terre, 1887) l'emploi tel que le manifeste l'énonciation est vrai dans la mesure où il est pertinent, où il convient à caractériser l'intentionnalité du personnage dans le contexte : l'énonciation de honte n'est donc pas abusive. Encore une fois, ce n'est pas le sémantisme du mot qui convient, mais son énonciation. La correspondance entre désignation et objet n'est qu'un effet de sens : si l'énonciateur confirme la pertinence de son dire, c'est que l'objet correspond à la caractéristique dénotée par la désignation. Mais il reste encore à définir l'emploi du mot énonciation. 4 - l'énonciation comme mode fictionnel: Il faudrait considérer le pouvoir subjectif du fait énonciatif, ce qui a rarement été traité en linguistique. L'énonciation me semble être un véritable acte de création d'un monde subjectif. Prenons deux exemples, l’un métaphorique, l'autre non : 11 - Mais l' estomac ! ... rien ne peut être comparé à ses souffrances ; car, avant tout, la vie ! Pons regrettait certaines crèmes, de vrais poèmes ! Certaines sauces blanches, des chefs-d' oeuvre ! Certaines volailles truffées, des amours ! ( Balzac. Le cousin Pons, 1847) 12 - les criminels allaient du palais à la place de Grève. Il menait son propre convoi, tenant dans sa main la main du garçon Topinard, le seul homme qui eût dans le cœur un vrai regret de la mort de Pons. ( Balzac. Le cousin Pons, 1847) La caractérisation par poème ou par regret, est une caractérisation ad hoc, instantanée. C'est également un jugement synthétique de la part du personnage (style indirect libre) ou du narrateur. La modalité épistémique ou subjective évidente dans ces exemples, - 10 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 peut être paraphrasée par l'expression je trouve que ; cette paraphrase est impossible dans les emplois non enclosifs comme 10' - A.Lupin est le vrai coupable > * je trouve qu'A.Lupin est le coupable Je trouve que Topinard est le seul homme qui eût dans le cœur un vrai regret de la mort de Pons. Sans s'intéresser précisément à la sémantique de trouver, il est possible de risquer une analogie avec l'emploi juridique : lorsqu'on trouve un trésor, on en devient l'inventeur. De l'invention à la création, il n'y a qu'un pas à franchir, pas que me permet d'ailleurs le sens ancien (XVe) d’inventeur : le mot désigne en moyen français une personne qui imagine, donne pour réel quelque chose15. Il s'agit bien de cela dans les exemples ci-dessus : le locuteur, par son énonciation crée, rend présent une caractérisation ; il se pose comme le créateur, le découvreur, il institue un fait discursif dont il est le seul responsable et qui constitue ainsi un paradoxe ; et j'opposerai ainsi institution ou présentation, c’est à dire création propre de l'énonciateur dans l'assertion d'une prédication 13 - Paul est un vrai médecin : bien que sans diplômes, il a réussi à guérir sa grandmère à restitution ou re-présentation (acte où il s'agit d'exprimer une vérité déjà constituée) 14 - Paul est un vrai médecin, il a ouvert un cabinet médical. O.Ducrot était parvenu à une conclusion semblable dans son examen de l'expression je trouve que + P en parlant de prédication originelle et de prédication seconde16. L'énonciation est donc ici également l'acte mimésique qui actualise une fiction (au sens de création), fiction inhérente à l'énonciateur et non à une volonté extérieure (doxa, réalité). Parce qu’il est parfois polémique, parfois nullement envisageable dans un contexte précis, parfois incongru, le mot constitue l’enjeu énonciatif, la propriété de l’énonciateur sous son contrôle exclusif. Pour cette raison, il ne peut subsister aucun effet polyphonique dans le dire de l’énonciateur ; par exemple, l’emploi de vrai dans 14 l’homme est un vrai loup pour l’homme 15 Ricoeur fait remarquer "qu'il faut restituer au beau mot "inventer" son sens lui-même dédoublé, qui implique à la fois découvrir et créer" P.Ricoeur, 1975, le Seuil, p.287. 16 O.Ducrot, 1980. - 11 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 fait perdre, à cette phrase, son statut de proverbe. L’exemple 14 devient alors un énoncé dont la responsabilité et l’origine incombent au seul énonciateur ; il y a alors une sorte d’appropriation ou d’usurpation fictive de la responsabilité de l’énoncé. Conclusion : Dans ce travail, j'ai voulu montrer que vrai ne pouvait être un signal de métaphore qui ainsi suspendrait certains traits pour en actualiser d'autres : on a vu que vrai était également employé dans des énoncés non métaphoriques. La raison en est que la distinction figuré non figuré est arbitraire en sémantique. De nouvelles perspectives sur la métaphore (Schulze, Legallois, Détrie) revendiquent au contraire un fonctionnement régulier de ce phénomène. Par ailleurs, lorsque l'enjeu discursif est l'énonciation, vrai est enclosif ; il ne l'est pas lorsque l'enjeu est le dit. Ainsi il y aurait un continuum entre ce que Cadiot et Nemo17 appellent logique de conformité (lorsque la prédication peut être complément de la construction "je trouve que") et la logique d'appartenance à une classe. Ce continuum qui reste encore à démontrer, pourrait se définir par un pôle où l'énonciation est présentée comme paradoxale, individuelle et fictive, en face d'un autre pôle où l'énoncé consiste à re-présenter un état du monde et où l'énonciation n'est plus l'enjeu. Le rapport présentation / re-présentation pourrait constituer un fil conducteur dans l'examen général de l'adjectif vrai antéposé. Si on part de l'idée que vrai est une enclosure, on peut supposer que cette classe fonctionnelle permet au locuteur de moduler sa responsabilité dans acte fictionnel, une création qui vaut le temps de l'effet de l'énonciation. Ce serait assurément un des traits définitoires de l'enclosure. Il reste à préciser les différences entre enclosures : vrai par rapport à véritable, une sorte par rapport à une espèce, etc., ainsi que le fonctionnement de l'enclosure par rapport à celui des adjectifs médiatifs (une soi-disant honte, un présumé coupable), etc., ou par rapport aux marques explicitement épilinguistiques (au sens littéral du terme18) , et ainsi, valider ou non la pertinence de cette classe fonctionnelle. 17 P.Cadiot & F.Némo, 1997. - 12 -Dominique Legallois. Colloque ERLA 2001 AUTIER-REVUZ J. (1995) Ces mots qui ne vont pas de soi : boucles réflexives et noncoïncidences du dire, Tomes 1 et 2, Paris, Larousse CADIOT P. et NEMO F. (1997) « Analytique des doubles caractérisations », Sémiotiques, 13, p.123-143. DETRIE C. (2001) Du sens dans le processus métaphorique, Paris, Honoré Champion, 2001 DUCROT O. (1980) « Je trouve que » in les mots du discours, Paris, Minuit JULIA C. (1997) Les gloses de spécification du sens : études des représentations épilinguistiques de la sémantique naturelle, Thèse de doctorat, Université de la Sorbonne nouvelle, Paris III KLEIBER G. et RIEGEL M. (1978) Les grammaires floues, in La notion de recevabilité en linguistique, Klincksieck, Paris, p.67-124 LAKOFF G. (1972) Hedges : a study in meaning criteria and the logic of fuzzy concepts, CLS 8, p.183-228 LANDHEER R. (1993) « Enclosures, isotopie et prototypie », in XXe Congrès international de linguistique et de philologie romanes, T.1, section 1, la phrase, p.369379 LEGALLOIS D. (2000), Pour une sémantique indexicale de la métaphore – application à un corpus : Internet dans le témoignage des utilisateurs, thèse de doctorat, Université de Caen-Basse Normandie. NOAILLY M. (1999) L’adjectif en français, Paris, Ophrys PEIRCE Ch.S. (1978) Ecrits sur le signe, Paris, le Seuil RASTIER F. (1987) Sémantique interprétative, Paris, PUF RICOEUR P. 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